l’ordre de marshall. la construction des subjectivités
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© Kwami Edem Afoutou, 2021
L’Ordre de Marshall. La construction des subjectivités dans l’espace éwé au Togo
Thèse
Kwami Edem Afoutou
Doctorat en anthropologie
Philosophiæ doctor (Ph. D.)
Québec, Canada
L’Ordre de Marshall. La construction des subjectivités dans l’espace éwé au Togo
Thèse
Kwami Edem AFOUTOU
Sous la direction de :
Frédéric Laugrand, directeur de recherche
ii
Résumé
La construction des subjectivités dans les espaces postcoloniaux reste une thématique assez
complexe à explorer du fait de la coexistence en leur sein, de multiples sources de
normativité. Dans l’espace éwé au Sud-Togo, l’individu évolue dans un environnement où il
est à la fois sollicité par les normes de son traditionnel univers culturel, celles de la modernité
mondialisée, mais aussi des sphères normatives plus structurées comme le christianisme, la
Franc-maçonnerie, etc. La présente recherche s’est penchée sur les conditions de possibilités
d’une subjectivité catholique dans un tel contexte. Cette question est problématisée dans
l’association initiatique catholique, l’Ordre de Marshall. Par une démarche ethnographique
et sur la base d’une approche interprétative, j’ai montré que pour se construire comme sujets
chrétiens, les membres de l’Ordre de Marshall s’engagent dans un effort pour établir des
connexions entre des situations paradoxales à première vue. Un tel mode de subjectivation
s’inscrit dans la logique du fonctionnement généralement attribué aux des ontologies
analogiques qui mobilisent une série de polarités dans leurs organisations du mobilier du
monde. La subjectivité marshallienne émerge tant, dans la quête de la réflexivité que dans la
recherche de la socialité. Au même moment où elle est résolument engagée dans la quête des
savoirs qui régissent le monde, une telle subjectivité se plaît à organiser ces savoirs en un jeu
de secrets bien protégés, source d’écarts différentiels entre les individus. La subjectivité
catholique marshallienne se déploie entre une transcendance à laquelle elle se voue
entièrement et une immanence radicale qui donne sens aux engagements du sujet dans
l’Ordre. Enfin, alors qu’elle convoite une sorte d’autonomie, une telle subjectivité se
construit dans un assujettissement à Dieu et à sa Parole, aux entités angéliques, aux saints et
saintes, mais aussi, dans une certaine soumission aux ainés de l’Ordre. De même,
l’identification des chrétiens à Dieu reste influencée par ce contexte marqué par la dichotomie
Dieu\Satan. D’où l’idée centrale de cette thèse, le sujet catholique marshallien se construit à
travers un ensemble de pratiques paradoxales, dues à l’évolution de son histoire particulière.
La conversion au christianisme dans cette perspective implique une logique, tout aussi
paradoxale. Elle entraîne l’idée d’une continuité de soi, en même temps qu’une
transformation progressive de son être, suivant l’idéal chrétien.
iii
Abstract The construction of subjectivities in postcolonial areas remains a fairly complex theme to
explore due to the coexistence within them of the domination of multiple sources of
normativity. In the area occupied by the Ewe ethnic group in South Togo, the individual
evolves in an environment where he is both challenged by the standards of his cultural
universe, those of the globalized modernity, but also those of more structured spheres such
as Christianity, Freemasonry, etc. The present research has examined the possible influences
of Catholic subjectivity in such a context, problematizing the question in the Catholic
initiatory association called the Order of Marshall. Using an ethnographic approach and on
the basis of an interpretative method, I have shown that, in order to build themselves as
Christian subjects, the members of the Marshallian Order are engaged in an effort to establish
connections between situations that appear paradoxical at first. Such a mode of subjectivation
is in line with the logic of the operation generally attributed to analogic ontology. The latter
mobilizes a series of polarities in the way it organizes the world’s furniture. Marshallian
subjectivity emerges both in a quest for reflexivity as well as in the search for sociality. At
the same time as it is resolutely engaged in the quest for the knowledge that governs the
world, this knowledge is organized into a game of well-protected secrets, which become a
source of differential status between individuals. Marshallian Catholic subjectivity unfolds
between a transcendence to which the individual is entirely devoted and a radical immanence
that gives meaning to the subject’s commitments in the Order. Finally, while it covets a kind
of autonomy, such subjectivity is built in a subjugation to God and His Word, to angelic
entities, to saints, but also a certain submission to the elders of the Order. The very
identification of the individual with God seems to take its meaning only in this context
marked by the dichotomy of God versus Satan. Hence the central idea of this thesis, the
Marshallian Catholic subject is built through a set of paradoxical practices, due to the
evolution of its particular history. Conversion to Christianity, from this perspective, implies
a logic, just as paradoxical. It leads to the idea of a continuity of self, at the same time as a
gradual transformation of one's being following the Christian ideal.
iv
TABLE DES MATIERES
RÉSUMÉ .................................................................................................................................. II
LISTE DES CARTES-ILLUSTRATIONS ET SCHÉMAS .............................................................. IX
LISTE DES SIGLES ET ACRONYMES ........................................................................................ X
REMERCIEMENTS ................................................................................................................ XII
INTRODUCTION GÉNÉRALE .................................................................................................... 1
PARTIE I LES BALISES THÉORIQUES ET DÉFINITION DES CONCEPTS DE LA RECHERCHE . 25
CHAPITRE 1 : LA PROBLÉMATIQUE ET LE CADRE CONCEPTUEL ........................................ 25
Introduction .................................................................................................................... 25
1-1. Les quêtes identitaires et le christianisme en Afrique ..................................... 26
1-1.1. Le Christianisme comme aliénation identitaire : le paradigme de la rupture..... 26
1-1.2. Les réponses face à la désubjectivation induite par le christianisme ................. 36
1-1.3. Le christianisme et les paradigmes de la continuité, de la transition et de la transformation. .............................................................................................................. 42
1-1.4. Interroger et analyser la subjectivité catholique au Sud-Togo ........................... 49
1-2. Revue de la littérature et recension d’ouvrages clés ....................................... 52
1-2.1. Christianisme et identité dans une perspective historique ................................. 52
1-2.2. Christianisme et subjectivité .............................................................................. 54
1-2.3. De la spiritualité traditionnelle, comme racine du christianisme éwé................ 57
1-2.4. Pertinence scientifique et sociale de la recherche .............................................. 60
1-3. Le cadre conceptuel de la recherche et définition de concepts opératoires .. 61
1-3.1. Subjectivité et vérité dans la pensée de Michel Foucault ................................... 61
1-3.2. La formation identitaire entre l’imaginaire et le symbolique ............................. 68
1-3.3. La ritualité comme modalité d’observation des enjeux identitaires ................... 73
1-3.4. La subjectivation et cohabitation du christianisme avec les traditions locales .. 78
1-3.5. La dialectique de la tradition et de la modernité ................................................ 83
1-3.6. Les rapports sociaux de sexe, le genre comme mode de structuration du sujet . 88
1-3.7. Le tournant ontologique et les différentes catégories de subjectivités ............... 93
v
1-3.8. Une approche interprétative et figurative ........................................................... 98
Conclusion ..................................................................................................................... 101
PARTIE II L’UNIVERS CULTUREL DE RÉFÉRENCE ............................................................ 103
CHAPITRE 2 : LA COSMOLOGIE AJATADO DANS LE CONTEXTE SOCIOCULTUREL ÉWÉ ET LA
FABRIQUE DES SUBJECTIVITÉS TRADITIONNELLES ........................................................... 103
Introduction .................................................................................................................. 103
2-1. La cosmologie ajatado et la construction des sujets ...................................... 104
2-1.1. Cosmologie et ontologie, clarification théorique ....................................... 104
2-1.2. Brève histoire des communautés éwé .............................................................. 105
2-1.3. La pensée religieuse éwé entre transcendance et immanence .......................... 109
2-2. Béance et pluralité de la personne éwé ........................................................... 112
2-2.1. La construction des subjectivités autour de la géomancie : l’homo quaerens . 112
2-2.2. La composition de la personne éwé autour de la réalité de l’ancestralité ........ 117
2-2.3. Une cosmologie multiontologique ? ................................................................ 121
2-3. Les repères de la cristallisation d’une ontologie analogique ........................ 128
2-3.1. La tendance à l’appariement dans la cosmologie éwé ..................................... 128
2-3.2. Le réseau des dieux terrestres et les autres composantes du système religieux130
2-3.3. D’autres caractéristiques principales ................................................................ 132
2-4. Deux modalités de construction de la subjectivité traditionnelle ................. 135
2-4.1. Les étapes de la formation du sujet dans les couvents Afa .............................. 136
2-4.2. La formation du sujet dans les couvents du vodu ............................................ 137
Conclusion ..................................................................................................................... 143
CHAPITRE 3 : LA MÉTHODOLOGIE DE LA RECHERCHE .................................................... 144
Introduction .................................................................................................................. 144
3-1. Les objectifs de la recherche ............................................................................ 144
3-1.1. La question principale ...................................................................................... 144
3-1.2. Des questions subsidiaires ................................................................................ 145
3-1.3. Objectif principal de la recherche .................................................................... 145
3-1.4. Les objectifs secondaires .................................................................................. 147
3-2. Le groupe cible .................................................................................................. 150
vi
3-2.1. Les raisons du choix de ce groupe ................................................................... 150
3-2.2. L’Ordre, sa création et sa mission .................................................................... 150
3-2.3. Structure et expansion de l’ODM..................................................................... 152
3-3. Les techniques d’investigation empirique ...................................................... 153
3-3.1. L’ethnographie multi-intégrative ..................................................................... 153
3-3.2. La technique d’observation participante .......................................................... 154
3-3.3. L’entretien comme conversation ...................................................................... 155
3-3.4. L’étude des sources écrites et audiovisuelles ................................................... 156
3-3.5. Positionnement linguistique ............................................................................. 156
3-4. Analyse critique réflexive, ethnographie chez soi et identité multiple......... 157
3-4.1. Réflexivité et introspection .............................................................................. 157
3-4.2. Intersubjectivité et production du savoir anthropologique ............................... 158
3-5. Méthode d’analyse des données et présentation des résultats ...................... 159
3-5.1. Une première analyse depuis le terrain : une double itération ......................... 159
3-5.2. La deuxième étape d’analyse ........................................................................... 161
Conclusion ..................................................................................................................... 164
PARTIE III ANALYSE ET RÉSULTATS DE LA RECHERCHE ................................................ 165
CHAPITRE 4 : SE CONSTRUIRE PAR LA TRANSACTION AVEC LES ENTITÉS INVISIBLES. LA
SUBJECTIVITÉ MARSHALLIENNE À TRAVERS LES RITUELS D’INITIATION ET D’INSTITUTION
............................................................................................................................................ 165
Introduction .................................................................................................................. 165
4-1. La ritualisation de l’espace et du temps dans l’ODM ................................... 165
4-1.1. L’arrangement de l’espace du rituel ................................................................. 166
4-1.2. Temporalité biblique et spiritualité cosmique .................................................. 173
4-2. La dynamique de l’invisible dans la construction de la subjectivité ............ 178
4-2.1. Les épreuves initiatiques comme une mise à mort de l’ancien soi .................. 178
4-2.2. La connaissance comme une des modalités de la subjectivité marshallienne. . 183
4-2.3. Une subjectivité en connexion avec le monde invisible .................................. 188
4-2.4. Le diable dans le temple : la combativité spirituelle comme modalité d’être .. 192
4-3. Unité de soi et l’identification aux mystères chrétiens .................................. 196
vii
4-3.1. L’unité de soi la subjectivité marshallienne ..................................................... 196
4-3.2. La constitution du sujet par l’identification à Jésus Christ et aux entités angéliques ................................................................................................................... 199
4-3.3. La poursuite de l’idéal d’une subjectivité magnétique..................................... 209
4-3.4. Constitution symbolique de soi : institué en vue de devenir ............................ 213
Conclusion ..................................................................................................................... 219
CHAPITRE 5 : SE CONSTRUIRE PAR LA TRANSACTION AVEC LES ENTITÉS INVISIBLES. LA
FONCTION STRUCTURANTE DU SECRET INITIATIQUE : HIÉRARCHIE, POUVOIR, ET
SUBJECTIVITÉ ..................................................................................................................... 220
Introduction .................................................................................................................. 220
5-1. Le renforcement du statut personnel sur la base de la culture du secret .... 221
5-1.1. Le marshallien à travers la dynamique du silence, du secret et du sacré ......... 221
5-2. L’assujettissement comme mode de subjectivation ....................................... 227
5-2.1. Pouvoir des ainés, la masculinité et la féminité en jeu dans L’ODM .............. 227
5-2.2. L’identité marshallienne et la dynamique de changement des statuts ............. 234
5-3. La création des réseaux de socialité humaine par la pratique du secret ..... 236
5-3.1. Solidarité interne dans L’ODM et poursuite des commodités de la modernité 236
5-3.2. La problématique de la fraternité universelle et de la fraternité clanique ........ 241
Conclusion ..................................................................................................................... 244
PARTIE IV L’AGENTIVITÉ DES VIVANTS ET DES MORTS .................................................. 245
CHAPITRE 6 : LA SUBJECTIVATION ÉTHIQUE DANS L’ODM ............................................ 245
Introduction .................................................................................................................. 245
6-1. De la discipline comme technique de ‘fabrique’ des individus-objets ......... 246
6-1.1. La discipline du mariage .................................................................................. 246
6-1.2. Des dispositions anti-idolâtriques pour façonner l’être chrétien ...................... 251
6-2. La réalité de la subjectivation par la pratique discursive au Sud-Togo ...... 255
6-2.1. La flexibilité dans la pratique pastorale de l’Église ......................................... 256
6-2.2. Le cas d’une auto-construction à partir du rapiéçage des forces en présence .. 259
6-2.3. Désenchantement et retour à la religion traditionnelle ..................................... 262
6-3. La subjectivation sur la base d’une pédagogie éthico-religieuse .................. 265
6-3.1. Encadrer les jeunes pour en faire des sujets moraux ........................................ 265
viii
6-3.2. Former des sujets utiles à la société africaine .................................................. 268
Conclusion ..................................................................................................................... 271
CHAPITRE 7 : L’AGENTIVITÉ DES VIVANTS ET DES MORTS. LA MORT COMME UNE
MÉTAPHORE DE LA VIE ET DU LIEN SOCIAL ....................................................................... 272
Introduction .................................................................................................................. 272
7-1. L’a-subjectivation et la transsubjectivation dans l’expérience de la mort . 272
7-1.1. Le rituel ouvrant la porte du monde mystique aux défunts de l’ODM ............ 273
7-1.2. La transsubjectivation et les conditions d’une interaction avec le mort. ......... 276
7-2. L’occasion de la mort comme le lieu de renforcement du lien social ........... 280
7-2.1. Aspiration des vivants aux rites et honneurs posthumes .................................. 280
7-2.2. Les rites funéraires, comme lieu de renouvellement du contrat social ............ 284
7-2.3. Les rites funéraires, comme lieu de démarcation des visions du monde ......... 287
Conclusion ..................................................................................................................... 290
CONCLUSION GÉNÉRALE.................................................................................................... 291
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ..................................................................................... 307
ANNEXES ............................................................................................................................ 332
ix
Liste des Cartes-illustrations et schémas
CARTE 1 : LE TOGO EN AFRIQUE DE L'OUEST : .............................................................................................................. 4 CARTE 2 : LE TOGO ET LES RÉGIONS QUI LE COMPOSENT SOURCE PNUD 2011 ................................................................... 4 CARTE 3 : L'AIRE CULTURELLE AJATADO, SES POPULATIONS ET LANGUES ......................................................................... 106 Liste des Illustrations :
ILLUSTRATION 1: LES PRÊTRES TRADITIONNELS EN TORSE NU PHOTO KEA ....................................................................... 139 ILLUSTRATION 2: UN EXEMPLE DE SOL MOSAÏQUE ...................................................................................................... 168 ILLUSTRATION 3: KPATIMA, HYSOPE LOCALE SERVANT À FAIRE LA PURIFICATION, PHOTO KEA ............................................. 170 ILLUSTRATION 4:LE NOM DIVIN DANS LE TRIANGLE ÉQUILATÉRAL. .................................................................................. 203 ILLUSTRATION 5:L’ŒIL DIVIN, OMNISCIENT ............................................................................................................... 203 ILLUSTRATION 6: DES OFFICIERS DE L’ODM (PHOTO KEA) .......................................................................................... 216 ILLUSTRATION 7:DES OFFICIERS SUPÉRIEURS DE L’ODM (PHOTO KEA) .......................................................................... 216 ILLUSTRATION 8: DES DAMES DE L’ODM (PHOTO KEA) ............................................................................................. 217 ILLUSTRATION 9:DES OFFICIERS SUPÉRIEURS DE L’ODM (KEA) .................................................................................... 217 ILLUSTRATION 10 : L’HOMME À LA BOUCHE BARRÉE (PHOTO KEA) ............................................................................... 223 ILLUSTRATION 11:UNE PRESTATION DURANT DES OBSÈQUES. (PHOTO D’ARCHIVE DE L’ODM) ........................................... 281 ILLUSTRATION 12: LES MEMBRES DE L’ODM SE PREPARANT A LEUR RITUEL AUTOUR D’UNE TOMBE. (PHOTO D’ARCHIVE) ........ 281
Liste des schémas SCHÉMA 1: LE « SCHÉMA L » (SCUBLA 2011) ............................................................................................................ 71 SCHÉMA 2 : RÉCAPITULATIF DE LA PROBLÉMATIQUE ET DES OBJECTIFS ............................................................................ 149 SCHÉMA 3: SCHÉMA RÉCAPITULATIF DE L'ANALYSE DES DONNÉES .................................................................................. 162 SCHEMA 4:SCHEMA RECAPITULATIF DE L'ANALYSE DES DONNEES (SUITE) ........................................................................ 163 SCHÉMA 5:SCHÉMA DÉCRIVANT LES DIFFÉRENTS STATUTS INITIATIQUES CHEZ LES DAMES .................................................. 231 SCHÉMA 6: SCHÉMA DES DEGRÉS ET STATUTS INITIATIQUES DES CHEVALIERS COMPRENANT LES STATUTS EXCEPTIONNELS. ....... 232
x
Liste des sigles et Acronymes
CFA : Franc de la Communauté Financière Africaine
EEPT : L’Église Évangélique Presbytérienne du Togo
HAAC : Haute Autorité de l’Audiovisuel et de la Communication du Togo
KEA : Kwami Edem AFOUTOU
NMG : Nordeutsche Missionsgesellschaft, Missions de l’Allemagne du Nord
ODM : Ordre De Marshall
OCI : Conférence de l’Organisation Islamique
RPT : Rassemblement du Peuple Togolais
SDN : Société Des Nations
SMA : Société des Missions Africaines
SVD : Société du Verbe Divin
UE : Union Européenne
UEMOA : L’Union Monétaire Ouest-Africaine
xi
À Nayatou, ma regrettée maman
xii
Remerciements
Mes remerciements vont surtout à la Congrégation des pères eudistes de l’Amérique du Nord.
Pour m’avoir ouvert ses portes, m’offrant les conditions idoines qui ont rendu possible la
réalisation de ce travail.
Mes remerciements vont également à Frédéric Laugrand, le promoteur de ce travail, pour son
soutien et ses encouragements, au long de ces années de travail.
Le Noble Ordre de Marshall au Togo n’avait jamais ouvert ses portes à aucune personne non-
initiée. Je voudrais leur témoigner ma reconnaissance pour leur confiance. J’espère n’avoir
pas trahi celle-ci par le traitement qui est ici fait des données recueillies au sein de leur
sanctuaire secret.
Merci à vous toutes et tous, qui m’avez aidé à rendre ce travail lisible et compréhensible pour
les éventuels lecteurs. Vos conseils, votre lecture attentive, vos apports techniques et
intellectuels m’ont rendu meilleur.
1
INTRODUCTION GÉNÉRALE
Une capture globale et historique de la vie du sujet au Togo
La question de départ Ce travail de recherche explore les effets humains et sociaux produits par la réalité de
l’enchevêtrement entre les traditions africaines et la modernité globalisée. Les pays du
continent africain semblent vivre de façon permanente dans une sorte de liminalité qui
s’explique par la fluidité même de la réalité d’une modernité aux contours insaisissables.
Dans ce contexte particulier, je voudrais me focaliser sur la question particulière des
subjectivités qui constituent en soi un thème très vaste en anthropologie. En tenant compte
de l’histoire récente des peuples d’Afrique, ma présente démarche cherche à rendre compte
de la problématique de la conversion chrétienne comme un espace de construction et de
réarticulation des identités. Cette réflexion s’intéresse au christianisme africain, mais surtout
au catholicisme qui est l’une de ses plus anciennes variantes en tant qu’espace où le jeu
d’affirmation des aspects de soi se confronte à celui d’une conception universaliste des
idéaux humains et humanistes de la doctrine chrétienne. Pour problématiser ces faits sociaux,
je vais tourner le projecteur sur les populations habitant l’espace éwé au Sud-Togo, et
l’occurrence sur les membres de l’Ordre de Marshall1, une société initiatique catholique à
propos de laquelle je reviendrai plus tard.
Les premiers missionnaires catholiques se sont formellement établis chez les Éwé
dans les années 1890. Ils ont été précédés sur le terrain par des protestants de la mission de
Brême. Au vu de la présence du christianisme chez les Éwé, la question qui va m’occuper
tout au long de ce travail est celle-ci : après presque cent cinquante ans de présence du
christianisme et de l’éducation de type occidental au Sud-Togo, quels sont mécanismes par
lesquels les individus se constituent-ils sujets catholiques ? Et quelles sont les caractéristiques
principales d’une telle subjectivité ? Sur le plan tradition éwé, la personne conçue comme
plurielle en elle-même et ontologiquement relationnelle, comme j’aurai à le démontrer dans
1. Je m’y référerai dans ce document en utilisant le sigle ODM.
2
les lignes qui vont suivre. En circonscrivant le sujet catholique dans le contexte éwé et en le
décrivant dans sa situation d’aujourd’hui, ce travail veut repérer des lieux de continuité, mais
aussi de rupture chez des individus plongés dans leur univers culturel de référence. Ces
ruptures avec le passé, analysées ensemble avec ce qui constitue des points de continuité
représentent des indices de changement ou de transformation de soi. La personne est perçue
comme le résultat de ses décisions, de ses choix faits en fonction de ses intérêts, de ses peurs
et de ses anxiétés dans le cadre plus général des défis liés à son milieu culturel et
socioéconomique. Pour saisir la réalité du sujet togolais sans laquelle le sujet catholique
togolais ne saurait être compris, cette introduction générale est écrite pour servir de cadre
géographique et historique du Togo, le site qui a accueilli la présente recherche.
Le Togo : peuplement et organisation socioreligieuse
Situé en Afrique de l’Ouest, le Togo est l’un des plus petits pays du continent. Il
s’étend sur une superficie de 56.785 km2, mesurant en longueur 600 km, sur une largeur
variable par endroit atteignant un maximum de 70 km. Il se situe entre le Ghana à l’ouest, le
Bénin à l’est, le Burkina Faso au nord et est bordé par l’océan Atlantique au sud, sur 50 km
de largeur qui lui donne une ouverture certaine sur le monde. Divisé en cinq grandes régions,
le pays est habité par une mosaïque de populations estimées à une quarantaine, avec parfois
de véritables grands ensembles coexistant aux côtés d’autres, beaucoup plus modestes (cf.
Gayibor 2013).
Beaucoup plus diversifiée, la partie septentrionale du pays est composée de diverses
populations, de Moba, Mossi, Konkomba, Temberma, Kabyè, Kotokoli, Bassar, Lamba,
entre autres. L’islam est surtout pratiqué par les populations du centre, mais aussi nord du
pays. La partie méridionale, en revanche, se distingue par une homogénéité relative de son
peuplement. Quelques minorités ethniques comme les Adangbé, les Akposso, les Akébou,
les Ifè et les Fon-Mahis, etc., entourent le grand peuple Aja-éwé. Ces derniers font partie de
l’ensemble Ajatado qui constitue un collectif beaucoup plus étendu. Ajatado fait référence à
un système de pensée fondée sur une cosmovision homogène des peuples éwé, aja, xwla,
ayizo, gèn, sahwe, xweda, fon, gun, dont Pazzi (1979) a été le premier à en souligner l’unité
culturelle. Dans ce vaste ensemble, je m’attarderai surtout sur l’ontologie éwé. Les Éwé
constituent la majorité de la population du Sud-Togo, et ils vivent de part et d’autre des
3
frontières ouest et est du Togo. L’intérêt manifesté pour l’ontologie éwé est justifié dans la
mesure où celle-ci constitue l’univers de référence pour la plupart des adhérents de l’Ordre
de Marshall dont il sera essentiellement question dans cette thèse. La langue qui unit les
ajatado est le Gbe (Gayibor 1985, 2013).
S’agissant de religions pratiquées au Togo, il faut noter qu’en 2015, les statistiques
montraient que 50% de la population pratiquent les diverses religions traditionnelles, contre
35% de chrétiens toutes variantes confondues et 15% de musulmans2. Le sud du pays est
majoritairement chrétien alors que les 15 % de musulmans sont majoritairement représentés
dans les provinces centrales et du nord. En dépit de l’avancée constatée en faveur d’une plus
grande réception faite en faveur des religions du monde que sont l’islam et le christianisme,
les pratiques ancestrales restent toujours ancrées dans l’imaginaire social et collectif comme
en témoignent les statistiques. Comme résultat de cette cohabitation, il n’est pas rare
d’assister à des tiraillements pouvant aboutir à un problème de superposition de rituels.
Même si la vie quotidienne est généralement marquée par une certaine coexistence pacifique
de différents systèmes normatifs, il faut souligner le fait que l’occasion des cérémonies de
mariages et des rites funéraires constituent surtout les moments particuliers au cours desquels
peuvent être observées des conflits dus à une cohabitation de systèmes religieux très
différents dans leur nature. Ces conflits traduisent souvent le dilemme des populations face
à toutes ces options du religieux à elles offertes. Comprise comme lieu de transmission et de
pratiques, sur la base d’expériences existentielles (Kuakuvi 2011: 13), le fait religieux-en
dépit des difficultés que ce terme peut parfois poser-reste aujourd’hui, un fait social
incontournable quand il s’agit de comprendre les dynamiques sociales en Afrique.
2. https://www.cath.ch/newsf/togo-12000-eglises-chretiennes-pour-65-millions-dhabitants/
4
Carte 1 : Le Togo en Afrique de l'Ouest :
Sources : www.grafika24.com/wp-content/uploads/2017/10/Togo-West-Africa
Carte 2 : Le Togo et les régions qui le composent Source PNUD 2011
NB : La présente enquête concerne la région maritime et la région des plateaux où vivent les Éwé.
5
Le temps de la colonisation et de la christianisation L’Angleterre fut la première force étrangère à imposer sa domination politique sur
une partie des tribus éwé, en l’occurrence les Anlo, situés aujourd’hui dans le Ghana
(Marguerat 1993: 32). Pendant ce temps au XIXe siècle, le littoral Sud du territoire qui sera
appelé Togo plus tard, était un lieu de refuge pour des populations qui voulaient échapper
aux taxes et aux contrôles des douaniers français installés à l’est, au Dahomey (actuel Bénin),
ainsi qu’aux Britanniques installés à l’ouest, à Gold Coast (actuel Ghana). En effet, l’enjeu
commercial de ces puissances coloniales était le contrôle du commerce de tabac et de l’alcool
dans cette zone de l’Afrique. Parce que le littoral togolais est resté pendant longtemps une
zone de contrebande, les Britanniques avaient bien voulue l’annexer pour mieux sécuriser
leur commerce. Mais faute d’avoir eu l’autorisation de leur gouvernement, ce territoire a fini
par leur échapper (François 1993). Comme conséquences de la longue tergiversation des
Britanniques, les Allemands réussirent à imposer, le 5 juillet 1884 leur protectorat au roi de
Togoville, dont le territoire couvrait toute la côte togolaise. L’accord stipulait en substance
que : « le Roi Mlapa de Togo, désireux de protéger le commerce légitime qui est, dans ce
pays, principalement fait par des commerçants allemands, et d’assurer à ceux-ci une totale
sécurité pour leurs vies et leurs biens, demande la protection de Sa Majesté, l’empereur
allemand, afin d’être capable de maintenir l’indépendance de son territoire […] » (Marguerat
1993: 425).
L’installation officielle des Allemands au Togo a entériné la division des populations
et donc des familles qui circulaient librement jusque-là, avant le début de la colonisation
(Lawrance 2007a). Les Éwé sont désormais répartis entre trois colonies : le plus grand groupe
dans le Togoland sous l’hégémonie allemande; un deuxième groupe dans le Dahomey sous
tutelle française et le reste dans la Gold Coast britannique. Jusque-là, les frontières n’étaient
pas encore vraiment officielles. Progressivement, par une politique de conquête et de
soumission des populations de l’hinterland, allaient se dessiner et se confirmer les frontières
du Togoland. En 1897, Lomé a été choisi comme la capitale du Togoland et toutes les limites
du pays sont dessinées vers 1900 (Cornevin 1973).
Pour arrêter les compétitions entre les puissances européennes présentes dans cette
Afrique de plus en plus convoitée, l’empereur allemand Bismarck convoque une conférence
dite « Conférence de Berlin » dont les discussions vont s’étendre de novembre 1884 à février
6
1885. Les raisons qui ont poussé les nations européennes à convoquer ladite conférence sont :
la nécessité de mettre en place des conditions favorables au développement du commerce ;
celle de discuter de la nécessité d’introduire la civilisation dans les régions d’Afrique ; celle
d’assurer à toutes les nations européennes une navigation fluide sur les rivières importantes
comme le Congo et le Niger ; éviter les incompréhensions et disputes qui pourraient
éventuellement émerger du fait de l’occupation des côtes africaines et enfin de travailler au
bien-être matériel et moral des populations autochtones (cf. Akinwumi 2008: 13). Si cette
conférence est restée historique, c’est bien parce qu’elle a été l’officialisation de la division
arbitraire du continent africain avec comme conséquences l’apparition des frontières
complètement artificielles qui ne reposent que sur les intérêts des colonisateurs.
Les conséquences de cette conférence sur les populations furent douloureuses en
général et très dommageables pour l’identité éwé. Des familles ont été séparées, avec des
terres cultivables se retrouvant de part et d’autre des frontières. Les dukõwo, les
communautés éwé, habituées à des migrations saisonnières se retrouvèrent soumises à des
tracasseries douanières. Pour Lawrance (2007a: 32), les différences dans le style de
gouvernance coloniale vont radicalement changer la conception traditionnelle du pouvoir
chez les Éwé. Alors que traditionnellement les dukowo avaient à leur tête un groupe d’anciens
qui gouvernaient par délibération collégiale (cf. Awoonor 1974), le style allemand
d’administration coloniale, plutôt centralisé impactera fortement ce modèle démocratique
éwé. Les Allemands divisèrent et à s’imposèrent dans la méconnaissance totale et le mépris
des formes d’autorité locale. En ce qui concerne les Britanniques, plus respectueux des
structures locales, leur administration coloniale a souvent procédé à un regroupement des
communautés sous un chef canton devenant la personne le contact avec les autorités
administratives. Cette pratique faisant le cœur de la fameuse politique britannique de
l’indirect rule. Quoi qu’il en soit, le phénomène de la colonisation a contribué à bouleverser
les règles traditionnelles de la succession au sein de différentes communautés traditionnelles
au Togo. Cette situation a créé des conflits de dynasties dans plusieurs communautés
ethniques, continuant aujourd’hui encore d’alimenter des rancœurs. Confronté à la Première
Guerre mondiale, le nouvel équilibre engendré par la colonisation eu des conséquences
fâcheuses sur le processus social né des rencontres coloniales.
7
La Première Guerre mondiale et ses conséquences au Togo Ayant perdu la guerre, l’Allemagne perd aussi ses colonies africaines que sont la
Namibie, la Tanzanie, le Cameroun et le Togo. Les Allemands sont chassés du Togo par les
alliés, en l’occurrence les Anglais et les Français. Libéré de la présence allemand, le
Togoland fut alors partagé entre la Grande-Bretagne et la France. En attendant que des
décisions soient entérinées au Conseil de la Société Des Nations (SDN), l’administration du
pays fut confiée aux Britanniques entre 1914 et 1920. Le 28 juin 1919, le traité de paix signé
à Versailles mit un terme définitif aux hostilités. Contre l’attente des Allemands qui
souhaitaient que le Togoland restât une zone neutre, toutes leurs colonies, sans exception,
leur furent retirées; ils furent contraints de renoncer à leurs possessions outre-Atlantique,
comme le stipule l’article 119 du Traité. Les pays vainqueurs établirent les termes du Traité
furent entérinés par le Conseil de la SDN et en mars 1921, cessa le régime d’administration
provisoire que la Grande-Bretagne assurait jusque-là (Napala 2012).
L’entreprise chrétienne débutée depuis les années 1848 par les missionnaires
protestants, et en 1890 par les missionnaires catholiques, allemands fut déboutée, prenant une
autre trajectoire après la Guerre. Les efforts missionnaires déployés jusque-là, finirent par
connaître un grand bouleversement. L’édifice colonial en général, et la mission chrétienne
en particulier furent ébréchés à cause des querelles identitaires désormais affichées par les
protagonistes de la colonisation. Les colonisés se rendirent compte que les identités
nationales des missionnaires primaient sur leur identité chrétienne (Napala 2012). Les
missionnaires allemands furent sommés de rentrer chez eux et « il a fallu organiser la relève
dans des conditions difficiles » (Agbobly-Atayi et Gbedemah 2011: 41). Des dix stations
missionnaires dont disposait la Mission de Brême, il ne leur resta qu’une seule, celle
d’Atakpamé. Cette mission chrétienne allemande n’a pas pu survivre à la mort de
l’administration coloniale. Aussi, quand les missionnaires allemands furent chassés, leurs
différentes écoles fermèrent leurs portes par manque de moyens financiers. Traitant du cas
des missionnaires catholiques allemands qui ont été déportés dès octobre 1917, Degbe (2018:
319) affirme que : « les missionnaires (tous de nationalité allemande) déportés, sont détenus
en Angleterre dans des camps de prisonniers et traités comme tels, aussi bien les religieux et
religieuses, y compris les pasteurs protestants, et sans oublier les laïcs ».
8
En ce qui concerne la relève, du côté des protestants, neuf pasteurs autochtones furent
consacrés. Ils travaillèrent avec l’appui extérieur pour fonder ce qui était alors appelé l’Église
éwé. Avec l’intégration d’autres populations autres que éwé, elle devint, l’Église
Évangélique, Presbytérienne du Togo ( E.E.P.T) (Maditoma 2009). Quant aux catholiques,
la Société des Missions africaines de Lyon (SMA) prit la relève des missionnaires catholiques
allemands de la Société du Verbe Divin (SVD). Dans un premier temps, les nouveaux
missionnaires avaient privilégié l’expansion du catholicisme vers le nord du pays, jusque-là
préservé contre la christianisation sur la base d’un accord que les Allemands avaient signé
avec les tribus musulmanes. Les missionnaires français qui prirent la relève, changèrent de
cap dans le projet d’évangélisation, en axant désormais leurs actions sur les trois priorités
suivantes : favoriser le développement de la jeunesse et de l’école, travailler à asseoir les
bases de la famille chrétienne et, enfin, faire émerger un clergé autochtone (Agbobly-Atayi
et Gbedemah 2011: 57).
D’abord sous la domination coloniale allemande, les populations togolaises s’étaient
vues tour à tour sous le joug des Anglais dès 1914, puis des Français par suite du Traité de
paix de 1919. Le Togoland étant divisé en deux, les Britanniques adjoignirent leur part à leur
colonie de la Gold Coast, alors que la part des Français devint ce qui est connu aujourd’hui
comme le Togo. Ce deuxième partage du pays qui suivi l’imposition des frontières en 1885
causa à son tour, d’énormes problèmes sur les modes de vie des populations. Les colonisés
qui avaient appris à parler allemands se devaient entre autres choses, de changer de langue,
en se mettant à l’école de la langue française. De l’allemand et de l’éwé comme les deux
langues officielles durant la colonisation allemande, les populations passèrent dans un
premier temps à l’anglais, avant de se voir imposer la langue française.
Ces quelques points évoqués ici n’ont pas pour but de faire une histoire exhaustive
du Togo. Ils cherchent simplement à planter un cadre général qui permettrait de comprendre
le contexte historique dans lequel s’insère la présente recherche. Dans la problématique de la
recherche, je détaillerai certains éléments que j’ai survolés dans ce bref rappel historique.
Dans les lignes qui vont suivre, je vais essayer de parcourir la marche de l’histoire en me
focalisant sur l’époque contemporaine afin d’y déceler les événements qui ont impacté la
construction des subjectivités.
9
La trajectoire de la production des sujets dans la modernité sociopolitique au Togo
La question de la formation du sujet durant la période coloniale
La colonisation a signé au Togo la naissance de l’État-nation avec l’agrégation de
différentes populations dans le même ensemble géographique appelé le Togoland. Cette
entreprise, devenue réalité, s’est imposée sous le coup d’expéditions militaires durant la
colonisation allemande de 1884 à 1914. Nouvellement constitué comme entité, le Togo a fait,
sous la colonisation, l’expérience d’une nouvelle forme d’autorité politique dans la gestion
des affaires de la cité. Les changements intervenus dans la conception de la territorialité et
du pouvoir administratif allaient faire naître progressivement, un sentiment d’identité
nationale qui a amplement pris appui sur l’unité et l’identité éwé dont la langue a été
notamment valorisée par la colonisation allemande (Lawrance 2007a: chp 5). Si une
différence notable peut être faite entre les différents systèmes coloniaux : allemand,
britannique et français, il est aussi facile de s’entendre sur ce qui leur était commun, à savoir,
la remise en question de l’autorité traditionnelle au profit d’une administration coloniale
centralisée.
Dans la nouvelle structure étatique, le sujet n’avait plus de compte à rendre à la
chefferie traditionnelle, devenue plutôt une instance de pouvoir symbolique sous les
Allemands. Sous la colonisation française, elle a été réduite à un simple organe de perception
de taxes et d’impôts. En milieu éwé, l’autorité traditionnelle se transmet uniquement par
dynastie familiale. Pour s’imposer désormais comme la seule force légale, le pouvoir colonial
commença à nommer arbitrairement des chefs traditionnels dans des familles non royales, au
grand mépris des critères dynastiques. Lawrance (2007a) donne une illustration de cette
situation sous la colonisation française avec la politique du Gouverneur Bonnecarrère dans
les années 1925. Ce dernier prit sur lui de changer la famille régnante à Anécho, entraînant
des conséquences désastreuses, autant pour l’administration française que pour les
populations. Aussi, une nouvelle figure, apparaît dans l’organisation sociale au Sud-Togo.
Ce sont les « yovofia », c’est-à-dire les chefs blancs, terme pour désigner les autorités
traditionnelles nommées par le pouvoir colonial (Lawrance 2007a: 47). Soixante ans après
les indépendances, des rancunes de cette période persistent encore dans plusieurs familles.
10
En dépit du mépris que les administrations coloniales successives ont affiché à l’égard
des institutions traditionnelles, ce principe de la dynastie, en ce qui concerne la chefferie
traditionnelle a encore de beaux jours devant lui. Cette situation continue d’alimenter des
luttes engendrées généralement par la volonté du pouvoir absolu de la part des tenants de
l’administration politique postcoloniale. Comme conséquence de la difficulté de
positionnement des deux formes d’autorité, à savoir, la chefferie traditionnelle et
l’administration postcoloniale, la première est encore au Togo à chercher son identité et ce
qui devrait être sa mission. Alors que certains individus continuent de s’identifier au pouvoir
traditionnel, d’autres n’y voient qu’un symbolisme appartenant à un passé dépassé. Ce qui
est à retenir de la période coloniale, c’est la nouvelle norme sociale qu’elle a représentée aux
yeux des populations, contribuant à asseoir une « politique centralisée de la modernisation
des années 1950 et 1960 » (Chauveau et al. 2001: 146).
Tous les États coloniaux étaient porteurs d’une idéologie moderniste et universaliste
dont le socle et la référence étaient le capitalisme et la Déclaration universelle des droits de
l’homme. Les nouvelles colonies devaient se convertir à ces idéaux universels qui vont
provoquer la mutation des consciences collectives. Paradoxalement, les États coloniaux qui
avaient au XVIIe siècle érigé la Charte des droits humains comme un principe universel de
respect et de liberté étaient les mêmes à dévoyer cet universalisme au XIXe siècle par le biais
de l’entreprise coloniale, bafouant les droits des peuples à disposer d’eux-mêmes. La
colonisation affirme la supériorité du capitalisme et le droit des sociétés capitalistes de
regarder les peuples dominés par le truchement de l’ethnologie, sans que la réciproque soit
possible. D’ailleurs, ces derniers n’avaient même pas le droit de faire valoir leur propre
regard sur eux-mêmes. Or, celui qui contrôle la production des symboles contrôle aussi la
production des subjectivités (Rey 1986). Dans le sillage de la colonisation et des nouvelles
normes qu’elle imposait, un certain nombre de réalités culturelles se sont trouvées redéfinies.
Parlant de redéfinitions de réalités socioculturelles, la politique de germanisation du
Togo fut aussi une politique qui a sapé de la masculinité locale (Garrat 2012). Les hommes
se sentaient émasculés, parce qu’ils étaient soumis à la punition corporelle publique. Par
11
ailleurs, les ouvertures faites aux femmes dans la tradition3 ont été complètement fermées
par une administration coloniale exclusivement masculine. Les sacrifices humains, les
exécutions sommaires de personnes accusées de sorcellerie, étaient prohibés et devinrent des
crimes punis par les tribunaux coloniaux allemands. La colonisation fut aussi une prédation
économique, conformément au mode de production capitaliste. Au cours de la dépression
économique de 1929, les commerçantes du grand marché de Lomé, communément appelées
« nanas-Benz » du fait de leur réussite économique, se soulevèrent en 1933 contre
l’administration française trop vorace à leurs yeux et trop encline à augmenter les impôts et
à multiplier les taxes (Aduayom 1984 ; Lawrance 2003). Ces quelques faits rappelés ici vont
déterminer l’orientation que prendront les événements durant la période postcoloniale.
Le postcolonialisme et la sécurité du sujet, la remise en cause des Églises missionnaires Le Togo a accédé à l’indépendance en 1960 à la suite des luttes menées par des
mouvements nationalistes. Cette nouvelle donne eut pour conséquences de contribuer à
remettre en question les Églises coloniales, provoquant un sentiment de total désarroi chez
les chrétiens (Maditoma 2009). Le christianisme et la colonisation avaient introduit dans
l’univers traditionnel des peuples, de nouvelles références auxquelles les gens avaient adhéré
bon gré mal gré. En mettant en avant la préférence nationale, les mouvements nationalistes
togolais avaient semé le doute dans les esprits et beaucoup de ceux qui avaient adhéré au
christianisme se posaient de nouveau la question des traditions abandonnées, notamment la
relation au culte des ancêtres si central à la religiosité et à l’identité traditionnelle éwé. Les
Églises dites indépendantes prirent de l’essor dans beaucoup d’autres contextes africains et
c’est le cas des pays voisins du Togo. Prenant en compte les besoins des Africains, ces Églises
renouèrent avec la spiritualité africaine (Gwata 2001).
3. Sandra Greene (1996 :100), dans son Gender, Ethnicity, And Socail Change on the Upper Slave Coast, affirme que durant le XVIIIe siècle, les femmes éwé se positionnaient contre l’hégémonie masculine en s’appuyant sur les institutions religieuses centrales aux communauté Éwé-Anlo. Elles finirent dans ce sens par briser les règles l’endogamie par lesquelles les hommes contrôlaient leur vie maritale. En outre, Spieth (2009) fait mention des épisodes liés à une relative autonomie financière des femmes qui peuvent disposer de leur propre champ, l’exploiter et en vendre les produits sans en rendre compte à leurs partenaires.
12
Dans le contexte togolais, aucune véritable effervescence d’Églises indépendantes
n’avait été notée, à cause de la nature particulière du régime politique postcolonial. À part
les Églises missionnaires qui étaient tolérées, tout autre regroupement de quelque nature que
ce soit faisait l’objet d’une étroite surveillance. D’ailleurs, à l’aube des années 80, les
tentatives de pénétration des premiers mouvements pentecôtistes avaient été purement et
simplement repoussées et les centres de cultes interdits (Noret 2004). Ceci a eu pour
conséquences d’avoir empêché l’émergence de mouvement de reconstruction identitaire au
Sud-Togo, contrairement à la dynamique sous régionale.
Toutefois, si aucune Église chrétienne indépendante n’est d’origine togolaise en cette
période, il n’en demeure pas moins que les populations togolaises ont adopté des Églises
fondées, soit au Bénin, soit au Nigéria ou encore au Ghana. C’est le cas de Faith Tabernacle
qui arrive du Ghana en 1921 et qui fit circuler de nouvelles idées parmi les chrétiens de Lomé.
Les adeptes de ce culte renièrent la foi missionnaire. Sortis du protestantisme et du
catholicisme, ils revendiquaient par exemple la polygamie. Ils furent très agressifs,
moquèrent et taxèrent les prêtres et les pasteurs de n’avoir aucun pouvoir de guérison,
contrairement à eux qui pouvaient guérir sans utiliser des médicaments fabriqués par les
humains (Lawrance 2007b). C’est aussi le cas de l’Église Aladura fondée au Bénin en 1941
par Samuel Oschoffa, ainsi que le christianisme céleste. Ces deux mouvements religieux
avaient fait des adeptes au Togo. Toutes ces Églises qui ont tenté d’allier la tradition africaine
et le christianisme étaient convaincues que les besoins ontologiques des Africains
trouveraient difficilement une réponse dans le christianisme tel que les missionnaires
l’avaient enseigné. Des personnes déclarées catholiques ou protestantes ont souvent recours
à ces Églises pour y chercher la guérison.
Le christianisme missionnaire qui s’est installé chez les Éwé à l’aube de l’ère
coloniale est très vite apparu trop abstrait, ne répondant pas aux préoccupations ontologiques
et psychologiques des convertis. La riche symbolisation qui caractérisait la religion
traditionnelle n’avait pas son répondant dans la nouvelle religion. Devant cette situation, une
remise en cause devint inévitable pour les églises missionnaires. L’Église Évangélique
Presbytérienne du Togo (EEPT) redéfinit alors sa théologie, opérant un changement de
paradigme dans la façon de conduire sa mission. Une évaluation a été faite et l’EEPT adopte
une nouvelle devise : « Tout l’Évangile pour tout l’homme ». Sur le plan liturgique, des
13
adaptations devant permettre aux fidèles d’être chez eux dans L’Église ont été faites : « le
bilan de la première phase de l’évangélisation permit à l’Église de constater qu’il règne un
décalage entre son discours religieux et les attentes des fidèles. En effet, la théologie héritée
de la mission mettait l’accent sur le salut de l’âme et sur le paradis, tandis qu’elle négligeait
les réalités terrestres vécues et établissait ainsi une opposition entre le spirituel et le matériel »
(Maditoma 2009: 102).
L’Église catholique au Togo opéra des réformes dans son orientation théologique, en
adoptant, à l’instar des autres Églises catholiques africaines, une démarche d’inculturation
par laquelle le christianisme devait se réconcilier avec la culture africaine4. Cette orientation
théologique est inscrite dans la formation des prêtres catholiques. C’est au milieu de ces
incertitudes qu’a finalement émergé un régime politique totalitaire qui aggrava les sentiments
d’insécurité, instaurant la terreur comme mode de gouvernance.
Le totalitarisme postcolonial et le contrôle de la production symbolique
La période postindépendance a été marquée au Togo par le régime militaire du général
Eyadéma Gnassingbé. Il avait instauré un culte de la personnalité auquel devaient participer
toutes les couches sociales y compris les Églises chrétiennes locales. Arrivé au pouvoir en
janvier 1967 à la faveur d’un coup d’État militaire, il a instauré un règne sans partage jusqu’à
sa mort en février 2005. Lui-même protestant de religion, il avait créé des conditions pour
contrôler les Églises chrétiennes installées au Togo. Il avait par exemple son mot à dire dans
la désignation des modérateurs de l’Église protestante. Quant à l’Église méthodiste du Togo,
le pouvoir la contrôlait par l’entremise de Monsieur Mivedor, un cacique du régime qui s’était
fait élire vice-président laïc de son Église. Ce dernier jouait sur son doble statut d’homme
d’État et d’Église pour envoyer au chef de l’État des messages de soutien au nom de l’Église
(Toulabor 1993). Cette instrumentalisation des Églises n’a pas manqué de soulever des
résistances ici ou là.
4. La problématique de cette recherche abordera amplement cette question de l’inculturation.
14
Monseigneur Bernard Oguki-Atakpah, évêque du diocèse d’Atakpamé fut
véritablement le premier à émettre publiquement une opposition franche à ce pouvoir en
place : « Il a été la première personnalité d’envergure à dénoncer publiquement les dérives
autoritaires du dictateur au début des années soixante-dix. Il fut la véritable bête noire
d’Eyadéma, ce qui lui valut d’être vilipendé, pourchassé par le pouvoir politique, menacé de
mort et finalement rappelé pour quelque temps au Vatican afin d’avoir la vie sauve »
(Assogba 2018: 60). Avec la disparition de cet Évêque qui a marqué la résistance du
christianisme, le régime tenta en vain de s’immiscer dans la désignation des évêques. Le chef
de l’État a envoyé des militaires empêcher l’ordination de monseigneur Philippe Kpodzro,
Évêque d’Atakpamé, parce qu’il s’est offusqué de n’avoir pas été consulté avant cette
nouvelle nomination. Pour asseoir son pouvoir totalitaire, il devenait impérieux pour ce
régime d’absorber ou de complètement aplatir la société civile, afin qu’elle n’émette pas un
son de cloche autre que celui du pouvoir.
Parce que les premières résistances ont été brisées, il s’en est suivi une période de
compromission donnant lieu à ce que Toulabor (1993: 281) a conceptualisé comme
« l’œcuménisme éyadémistique », du nom du président de la République. Cette période a été
caractérisée par une instrumentalisation des religions présentes au Togo pour célébrer
l’utopie sociétale d’unité qu’il voulait mettre en place au prix d’une dissolution des
différences. Lors des manifestations politiques et « liturgiques » organisées à l’occasion de
ces cultes dits œcuménistes, toutes les religions étaient alors convoquées et devaient chacune
à son tour, dans la même salle de la maison du Parti unique, célébrer ces rites propres, afin
de louanger le « timonier national » et le « guide éclairé » qu’était le chef de l’État. Ce culte
était rendu au président par toute la nation, dans les chants et les danses. Toutes les
organisations étaient concernées, y compris les écoles et collèges publics et privés. Avec une
seule chaîne de télévision et une chaine de radio diffusant les images et les louanges du « père
de la nation ». Avec ces idéaux véhiculés, et les libertés individuelles contrôlées, le profil du
citoyen idéal est celui qui ne pense que comme le gouvernement voudrait qu’il pense.
Pour réussir cet idéal, diverses formes de symbolismes étaient convoquées afin que
toutes les sensibilités y trouvent leur compte. Les symbolismes ésotériques, maçonniques et
rosicruciens arboraient le mausolée construit en souvenir d’un accident d’avion duquel le
président était sorti indemne (Cf. Toulabor 1993). Je reviendrai largement sur cette question
15
d’accointance de l’ésotérisme maçonnique avec le cercle politique togolais et les réseaux
d’intérêts internationaux. Ce phénomène a pris ces dernières années une importance capitale
qui mériterait d’être prise en considération dans toutes les études qui veulent examiner le fait
religieux au Togo.
Pendant que se jouait ce scénario dont la conséquence directe consistait à étriquer
l’esprit du Togolais à l’intérieur du pays, se cristallisait aussi sur tout un autre plan, la
politique capitaliste libérale mondiale qui a fragilisé et isolé complètement l’individu.
Finalement, le changement à la tête de l’État en 2005, à la suite de la mort du chef de l’État
ne modifia pas profondément la donne. Le pouvoir revint à un de ses fils et les leviers du
pouvoir restent entre les mains de la même famille politique. La liberté d’expression est certes
plus grande, mais les individus continuent de n’avoir aucun contrôle, ni sur leur propre liberté
d’expression, ni sur l’action gouvernementale. Continuant de subir les affres du néo-
libéralisme, les citoyens s’adonnent à toutes sortes d’interprétations et de construction de
sens, afin de s’expliquer leur pénible existence quotidienne.
Le Néo-libéralisme économique et politique : la problématique des forces invisibles Durant cette période postcoloniale la politique totalitaire pratiquée par le régime en
place a monopolisé le pouvoir d’État depuis des décennies, en tentant de contrôler la
production de l’identité collective. Au-delà de cette dimension politique, c’est aussi le secteur
de l’économie (l’expansion du marché et sa régulation juridique) qui a influencé la
structuration des individus, en sapant la réalité du communautarisme (Beauchemin 2007). Le
boom économique que l’agriculture d’exportation, basée sur le café, le cacao et le coton avait
créé s’est évanoui et les populations là aussi se devaient de se reconvertir dans d’autres
secteurs économiques, notamment l’agriculture de subsistance (Lawrance 2003 b). En plus
de ce changement économique, les institutions de Bretton Woods initient dans les années 80,
un plan de réformes macro-économique basé essentiellement sur des valeurs du XIXe siècle
européen; des valeurs « rationalistes, individualistes et utilitaristes » qui vont contribuer à
creuser les inégalités sociales (Coussy 2001: 281). Le modèle économique ainsi initié a
précipité l’entrée des économies africaines dans la mondialisation en accélérant une
privatisation des secteurs comme l’éducation et la santé, autrefois contrôlés par l’État. Aussi,
16
en 1994, le franc CFA, la monnaie commune utilisée par les pays de l’Union Monétaire
Ouest-Africaine (UEMOA) a été dévaluée sans que les mesures d’accompagnement prévues
aient été implémentées au Togo. Le fait que le pays agonisait déjà sous des sanctions des
pays de l’Union Européenne (UE) pour déficit de démocratie précipita le processus de
fragilisation de ses institutions. Le niveau de paupérisation s’est aggravé dans le pays laissant
les populations à elles-mêmes, forçant la jeunesse à prendre la route de la migration. Ce
versant économique de la mondialisation s’est complété la décennie d’après avec la
généralisation du modèle démocratique.
En juin 1990, lors de la conférence des chefs d’État d’Afrique et de France, le
président français, monsieur François Mitterrand avait prononcé un discours que l’histoire a
retenu comme le « discours de la Baule ». Dans le sillage de l’effondrement du mur de Berlin
et des vagues de liberté qui ont soufflé sur le monde, la France a annoncé le conditionnement
de son aide publique au développement, à la bonne gouvernance et à la démocratisation des
pays africains. En dépit de ce discours et pas si longtemps après, les gouvernements français
successifs reculèrent face à la déliquescence des intérêts de la France. Les régimes
autocratiques en déboire furent restaurés et protégés, comme ce fut le cas du Togo sous la
présidence de monsieur Chirac (Assogba 2004). Le contexte de libéralisation politique a eu
pour conséquence aussi de libérer la parole politique. Celle-ci a donné lieu à l’émergence
d’un pluralisme politique que les Églises chrétiennes dans leur posture d’organisations de
sociétés civiles ont accompagné (Damome 2018).
Contrairement à ses voisins comme le Bénin, le Ghana et le Burkina Faso, la transition
démocratique au Togo a été très compliquée et parsemée de multiples soubresauts. Le régime
trentenaire qui présidait aux destinées du pays s’est maintenu bon gré mal gré au pouvoir
grâce à des modifications fantaisistes de la loi fondamentale et au verrouillage des
institutions.
Le libéralisme politique mal articulé, conjugué avec le libéralisme économique dur
ont laissé exsangue l’économie du Togo. N’ayant plus d’avenir sur place, beaucoup de jeunes
émigrèrent hors du pays comme je l’ai souligné plus haut. Même s’il s’avère que le processus
de démocratisation a échoué, il a tout de même permis un certain bouleversement social,
permettant des avancées dans plusieurs domaines. Dans le secteur des médias par l’exemple,
il a été mis sur pied l’Association Togolaise pour la Liberté́ de la Presse (ATLP). Une telle
17
organisation a contrebalancé le monopole détenu jusque-là par l’État et ses seuls organes
d’information (Iwata 2000). Les Églises chrétiennes de façon générale, et l’Église catholique
en particulier, ont eu à jouer un rôle majeur dans cette transition démocratique en prenant
une part active à la Conférence Nationale Souveraine des forces vives tenue dans les années
1990. En 2009, la médiation de l’Église catholique a été nécessaire pour amener la classe
politique togolaise complètement divisée à entamer un énième dialogue national.
Ce contexte économique et politique particulier a eu à altérer la configuration sociale
et identitaire du pays, se traduisant par une paupérisation grandissante. Le désengagement de
l’État des secteurs comme l’éducation et la santé va fragiliser la vie sociale dans un pays où
la population sous le seuil national de la pauvreté est estimée à 53,5 %5. C’est d’ailleurs la
réalité de presque toutes les grandes villes africaines. Dans le même temps, persista sur le
terrain la réalité que Ashforth (2000) a désignée par le concept d’insécurité spirituelle, le fait
que les populations attribuent la compréhension de leurs malheurs quotidiens à l’action des
forces invisibles. En partant de cette notion d’insécurité spirituelle, Hounkpati (2008) avance
en étudiant le cas de la ville de Lomé que les incertitudes de la vie urbaine s’y déclinent en
termes de violence, de maladies et de chômage. Ces incertitudes sont directement interprétées
par ceux qui les vivent comme étant provoqués par des « forces invisibles » selon les
conclusions auxquelles est arrivé l’auteur qui s’étonne de ce qu’il appelle irrationalité au
cœur de la vie urbaine. Devrait-on conclure à une irrationalité? Si l’imaginaire sorcellaire
reste en effet une réalité fortement ancrée dans la vie du peuple, il faudrait aussi faire attention
dans l’analyse qui en est faite. Alors que Assogba (2007: 32) affirme que « les intentions ou
les rationalités sont plurielles », Asamoa (1955) traite de la thématique de la spiritualité
propre à l’Afrique et Zempleni (2018) défend une rationalité autre.
Au centre de la spiritualité africaine se trouvent ces forces invisibles qui sont
d’ailleurs constitutives de l’ontologie africaine. Plusieurs auteurs ont démontré la permanente
tendance des Africains, quelle que soit la couche sociale à laquelle ils appartiennent, à
accorder une grande importance au rôle des agents humains invisibles dans l’interprétation
qu’ils font des événements auxquels ils sont exposés. Cette tendance est contraire à la pensée
5. http://loeildafrique.over-blog.com/2018/06/togo-la-cartographie-2017-de-la-pauvrete-est-connue.html
18
occidentale qui réduit tout, à des causes impersonnelles comme le souligne Geschiere (1995).
Cette étiologie spécifique, Zempleni (2018) l’a appelée « paradigme persécutif » ou « la
communication projective persécutive ». Étudiant la spécificité des maladies mentales au
Sénégal dans les années 60, l’auteur a noté que les raisons que les malades et de leur famille
donnaient pour expliquer l’état des patients évoquaient une éventuelle persécution venant des
ennemis. Ces derniers sont souvent des membres proches de la famille. Ces conceptions
témoignent de la défiance qui caractérise le lien social exacerbé par la peur des
représentations des phénomènes métaphysiques. Une telle étiologie alimente les rivalités que
se livrent les Églises et les adeptes de la religion traditionnelle en vue d’apporter des solutions
qui pourraient pacifier les individus.
Le mouvement pentecôtiste togolais qui s’investit dans le champ des médias privés et
est très actif sur ce terrain. Plutôt que de se focaliser sur un hypothétique salut entièrement
orienté vers le futur, elles changent de paradigmes pastoraux en devenant plus attentives aux
besoins spirituels de leurs fidèles, supposés être entièrement satisfaits dans le Saint-Esprit.
Pour ce faire, ces nouveaux mouvements pentecôtistes charismatiques méprisent les efforts
d’inculturation déployés par les Églises missionnaires, reprenant à leur compte, tout en le
renforçant, le discours qui a disqualifié la culture africaine à l’orée de l’évangélisation
(Meiers 2013). Tout ce qui relève de la tradition étant démoniaque, il faut absolument s’en
débarrasser pour pouvoir faire advenir le Royaume de Jésus. Des néo-pentecôtistes
perçoivent Satan et ses actions partout; ce qui justifie et nécessite que le chrétien soit en mode
permanent de combat spirituel. Ceci laisse entrevoir un sujet chrétien vigilant et même
anxieux, prêt à affronter ses ennemis qui œuvrent dans l’invisible pour lui nuire. Le pamphlet
d’Afolabi, le rédacteur en chef du Magazine Maranatha à Lomé, en dit beaucoup sur cette
omniprésence de Satan auquel il réfère dans cet écrit : « le tyran est au pouvoir dans la vie de
beaucoup d’hommes et de femmes machiavéliques, il s’est imposé par la ruse […] Son
programme démagogique nous atteint et nous envahit par la télévision, le cinéma, la rue et
une certaine presse qu’il tient. Satan est un menteur, un trompeur » (cf. Noret 2004: 14). Ce
combat contre le diable est le quotidien du chrétien, indépendamment de la variante du
christianisme auquel il appartient.
Le salut de Dieu n’est cependant pas la seule solution qui s’offre au croyant.
Dépourvu des avantages de l’économie coloniale à cause de l’effondrement des prix des
19
produits d’exportation, inséré dans une économie globale extrêmement fluctuante et privé de
la solidarité clanique traditionnelle, l’individu cherche à remobiliser dans le contexte local et
international, des réseaux de solidarité, comme stratégie pour juguler la crise économique
permanente. Du fait de sa connexion internationale, le pentecôtisme tend à jouer sur ces deux
registres qui s’offrent à lui : être un médiateur du salut de Dieu dans son environnement
immédiat et être un maillon dans la chaîne qui relie l’individu aux réseaux pentecôtistes
internationaux.
Les médias audiovisuels comme lieu de structuration d’un idéal subjectif
Contrairement aux pays environnants, le pentecôtisme togolais n’a pas fait l’objet
d’une étude systématique. Les études de Maditoma (2009) et Noret (2004) s’accordent sur
les deux traits majeurs du pentecôtisme togolais, à savoir, son hypermédiatisation et son lien
avec les enjeux politiques locaux. Le climat politico-religieux comme je l’ai décrit plus haut
a été fait de morosité, de tentative de contrôle et de compromission des associations et
organismes locaux dans le pays. Jusqu’à la veille de l’ouverture démocratique en 1990, seules
des Églises conventionnelles étaient officiellement acceptées au Togo et la première Église
pentecôtiste à s’y installer fut l’Église des Assemblées de Dieu. Elle demeure d’ailleurs
encore aujourd’hui, la plus grande, avec plus de 750 lieux de cultes. Les Églises pentecôtistes
charismatiques longtemps tenues en marge et obligées d’opérer en catimini finissent par se
démultiplier à la faveur de la liberté religieuse proclamée dans le sillage de la transition
démocratique. Les principales de ces Églises sont : l’Église Biblique de la vie profonde,
l’Église du Ministère de la Foi, Zion-To en pleine croissance, le Ministère des Amis du
Christ, l’Église Praise-Chapel, le Dangerous Prayer-Center et les Winners Chapel.
En 2017, les archives de la Haac, la Haute Autorité de l’Audiovisuel et de la
Communication du Togo indiquaient officiellement 33 stations de radios religieuses, dont 3
d’obédience musulmane et 30 se réclamant du christianisme. Sur les 5 chaines de télévision
privées que compte le pays, 3 sont religieuses. Le pasteur Luc Russel Adjaho, fondateur d’à
peu près une trentaine de centres de prières, tous rattachés à Zion-to, c’est-à-dire la Montagne
de Sion, détient à lui seul, deux radios, une télévision, un centre de santé et une école. Il
modifie ainsi en sa faveur, l’équilibre que l’on observait sur la scène pentecôtiste en raison
20
de cette percée technologique (Noret 2004). La compétition que se livrent les pasteurs
pentecôtistes dans le paysage religieux togolais est sans merci, avec des attaques
personnelles, des prédications qui s’inscrivent généralement dans la ligne de la théologie de
la prospérité, assortie de promesses d’accomplissement de signes et de miracles. Ce
phénomène de connivence très marquée entre religion et média est certes documenté ailleurs
en Afrique (Comaroff 2012 ; Etherington 1996 ; Rangers 2008) mais le cas togolais révèle
certaines particularités qui méritent d’être soulignées.
L’espoir qu’ont suscité la transition démocratique, la liberté religieuse et de la parole
a été très vite déçu au Togo. L’ancien parti au pouvoir, le Rassemblement du Peuple Togolais,
(RPT) s’est transmué en un nouveau parti appelé Unir. Il a su manœuvrer pour garder le
pouvoir en grignotant sur la liberté d’expression acquise en 1990. Les nombreuses stations
de radios privées ne survivent aujourd’hui qu’en vendant leurs plages horaires aux
programmes des Églises pentecôtistes. L’étude très fouillée de Damome (2018) est à cet effet
très significative. Il révèle que dans le contexte de la faible économie du Pays, les radios
privées sont obligées de vivre de la charité des Églises qui en retour bénéficient d’un temps
d’antenne pour faire passer leurs messages et annonces. Si en 2017 les médias privés ont
travaillé à diversifier leurs sources de revenus, il n’en demeure pas moins que « le secteur
religieux participe encore en moyenne à hauteur de 30 % aux revenus annuels des stations
togolaises » (Damome 2018: 6). Ces radios sont le principal canal par lequel l’idéologie
chrétienne promue par les pentecôtistes est divulguée parmi les populations. À défaut de
mener des revendications politiques pour améliorer son sort, le peuple se console dans la
recherche de solutions miracles pour sortir de la misère, se protéger des sorciers et surtout
découvrir des voies et moyens par lesquels Satan chercherait à annihiler l’existence des uns
et des autres. Les hommes politiques togolais sachant que le peuple est réceptif au langage
religieux; savent où aller pour les trouver et communiquer avec lui. Noret (2004) rapporte
par exemple qu’en 2003 un leader de l’opposition, maître Yaovi Agboyibo, lui-même
catholique, avait voulu organiser une journée de prière avec un pasteur pentecôtiste.
L’objectif de cette journée était de faire passer un message politique de mobilisation du
peuple contre le régime en place. Cette instrumentalisation politique était fondée sur la prise
de conscience du rôle éminemment structurant des médias au Togo.
21
Ces médias sont aussi des lieux d’éducation sexuelle et morale à partir des films
diffusés à la télévision et des histoires racontées par des radios. Pour fidéliser les
téléspectateurs, les chaînes diffusent en permanence des films issus de la grande distribution
assurée par Noollywood, la fameuse industrie cinématographique nigériane. Cette industrie a
produit de véritables acteurs devenus des stars mondiales. Ces films produits généralement
en anglais sont traduits simultanément par des pasteurs en langue éwé pour être sûrs
d’atteindre surtout les couches populaires togolaises qui en raffolent. Des leçons de vies,
tirées de ces films sont destinées à évangéliser les populations. La deuxième particularité des
médias togolais tient au fait qu’il existe une continuité avérée entre la culture traditionnelle
éwé et les programmes des médias dont la plupart sont installés dans la capitale, Lomé.
L’audiovisuel au Togo est en effet un terrain propice pour observer la manière dont la
tradition et la modernité cohabitent. Fréquemment, prêtres et guérisseurs traditionnels ou
ceux qu’on appelle les tradipraticiens s’offrent des plages horaires sur les médias. Pour
vendre leurs services aux populations, ceux-ci tentent de les convaincre que les maux dont
elles souffrent proviennent des attaques sorcellaires dont eux seuls détiennent les remèdes.
La pluralité religieuse au Sud-Togo se décline en termes de la présence des
différentes variantes du christianisme, des religions traditionnelles, de l’islam et des groupes
ésotériques, etc. Ces différentes entités fournissent chacune un cadre spécifique
d’interprétation du réel avec à la clé des remèdes aux divers problèmes qui peuvent affecter
la condition humaine. Je ne me suis pas beaucoup penché sur l’islam dans cet exposé parce
qu’il n’est pas beaucoup pratiqué dans le sud Togo, le site que couvre cette enquête.
Toutefois, il faut signaler qu’en 1997, avec la politique de la diversification des bailleurs de
fonds, le Togo adhéra à l’OCI, la Conférence de l’Organisation Islamique.
La production contrôlée du sujet chrétien à travers le financement étranger
En ce qui concerne la thématique du financement des Églises, il faut entre autres faire
appel à Derroitte (1993) qui a analysé la situation financière très peu reluisante des Églises
africaines. Partant de la prise de position de théologiens africains publiée dans des revues
spécialisées, il signale trois sortes de dépendances qu’expérimentent les Églises africaines.
Une dépendance idéologique qui fait qu’elles ont du mal à se départir du modèle colonial,
22
une dépendance en ressources humaines et une dépendance financière qui constitue la plus
vicieuse des trois, étant « le symbole même de l’aliénation » des Églises d’Afrique (Derroitte
1993: 40). La situation particulière du Togo reflète bien celle qui est décrite ici.
Habituellement financés par Rome, les séminaires sont étroitement surveillés pour ne pas
s’éloigner du modèle voulu par le Saint-Siège. Les prêtres formés dans les séminaires sont
des gardiens du modèle ecclésial de subjectivation. Face à l’affaiblissement des aides, les
Évêques se tournent vers les fidèles et les personnes de bonne volonté pour que ces derniers
soutiennent financièrement et matériellement les séminaires. Lors d’une récente sortie de la
conférence des Évêques du Togo6, ceux-ci tendaient la main aux fidèles, face aux défis de la
« diminution des subsides accordés par le Saint-Siège », d’une part, et « du coût de vie du
pays »7, d’autre part. Une telle situation peut-elle laisser entrevoir une certaine autonomie du
clergé local et une certaine réforme de formation des prêtres, qui prenne en compte les enjeux
et défis locaux ? Comme un haut lieu de subjectivation, destinés à produire le modèle
archétypal du chrétien, les séminaires constituent en effet, un enjeu important où se joue la
préservation du modèle ecclésial de production des subjectivités.
La situation est plus ou moins similaire dans le pentecôtisme togolais connecté à des
réseaux externes (Noret 2004). Cependant, l’esprit néolibéral de ce mouvement le dispose
partout où il est implanté à se créer des opportunités de financement et d’affaire qui font que
leur rapport à l’argent est beaucoup plus souple que celui des Églises missionnaires (Haynes
2012).
Ce dernier point sur le financement des Églises met fin à cette introduction générale.
La présente introduction générale s’est employée à brièvement présenter le site de la présente
recherche qui est le Togo dans sa particularité géographique et historique. En m’inscrivant
dans la trajectoire du sujet togolais, j’ai mobilisé des concepts aussi variés que la production
du sujet sous la colonisation et durant la période postcoloniale, en insistant sur des moments
significatifs de la trajectoire de la vie sociopolitique du Togo. Ces « moments » significatifs
6. Dans une déclaration publiée à l’issue de la 122ème Session ordinaire, tenue du 15 au 18 octobre 2019 à Daluag, dans le diocèse de Dapaong. (Source : cf. la note suivante). 7. https://www.vaticannews.va/fr/afrique/news/2019-10/togo-non-au-financement-douteux.html
23
qui influent et modifient substantiellement le soi sont par exemple l’impact de l’audiovisuel
ainsi que le financement étranger des Églises. Ces divers concepts évoqués dans cette
introduction générale se présentent donc comme des maillons permettant de relier le soi
catholique que cette recherche veut décrire et comprendre au soi local in situ.
Cette recherche vise à mieux comprendre l’identité catholique dans l’espace éwé,
décrivant les mécanismes par lesquels advient l’individu en tant que sujet. Pour ce faire,
plusieurs concepts opératoires sont mobilisés, en l’occurrence ceux de subjectivité et de
vérité, de paradoxe de la subjectivation, de technologie de soi, de consistance éthique du
sujet, en référence à Michel Foucault. Pour bien saisir l’univers de référence des Éwé, je
convoquerai les termes de la discussion sur les ontologies. En plus de cette introduction et de
la subséquente conclusion générale, le présent travail est structuré en trois grandes parties.
La première partie est composée d’un chapitre. Ce premier (1er) chapitre de la thèse va
s’employer à présenter et à définir les concepts opératoires mobilisés pour le travail. La
deuxième partie est composée de deux chapitres dont le premier (2e chapitre de la thèse)
mettra le projecteur sur l’univers éwé qui est la référence culturelle des membres de l’Ordre
de Marshall, l’association initiatique dans laquelle je problématise la question de la
subjectivité catholique. Le troisième (3e) chapitre de cette thèse traitera de la méthodologie
mobilisée pour finaliser cette étude. Quant à la troisième et dernière partie de la thèse, elle
comportera quatre chapitres à travers lesquels vont être présentés les résultats
ethnographiques de la recherche. À cet effet, le quatrième (4e) chapitre de la thèse traitera
des rituels d’initiation et d’institution dans leur pouvoir de production de subjectivités, le
cinquième (5e) chapitre se penchera sur la question du secret initiatique comme lieu de
structuration des subjectivités, le sixième (6e) chapitre s’emploiera à présenter la question de
la subjectivation éthique et le septième ( 7e) et dernier chapitre traitera de la question de la
mort, comme lieu d’une certaine continuité de l’agentivité du sujet.
24
Conclusion
Tout au long de cette introduction générale, j’ai essayé de présenter un tableau général
du Togo sur le plan géographique et historique et socio-politique. Aussi, à travers l’histoire
moderne du pays, ai-je surtout essayé de montrer le contexte dans lequel se fait la
construction du sujet, tout en décrivant les différentes trajectoires que cette construction a
suivies. Dans le cadre de la modernité togolaise, j’ai insisté sur la réalité de la pluralité
normative qui caractérise la vie sociale, cadre de la construction du sujet. La trajectoire de la
construction des subjectivités au Sud-Togo a l’avantage de mettre en avant certaines
caractéristiques générales des personnes vivant dans le contexte du Togo. La particularité du
sujet catholique marshallien que se propose de décrire le présent travail émergera de ces
considérations générales. Une telle démarche est une façon de creuser des sillons qui
permettent de comprendre les conditions de possibilité et le profil du sujet marshallien qui
émergera de l’analyse des données recueillies. Le marshallien est non seulement assujetti aux
mêmes influences, mais il est aussi astreint à des rituels particuliers ainsi qu’à une discipline
de vie que lui dicte son appartenance à une association initiatique catholique. Avant
d’aborder les différentes parties énoncées dans cette introduction, le prochain chapitre va
s’atteler à définir les balises théoriques qui encadrent et conceptuels autour desquelles est
bâtie l’approche de recherche adoptée dans le cadre de cette thèse.
25
PARTIE I LES BALISES THÉORIQUES ET DÉFINITION DES CONCEPTS DE LA
RECHERCHE
Chapitre 1 : La problématique et le cadre conceptuel
Introduction
Ce chapitre expose les contours théoriques de la recherche en cours. Il n’y a pas de
recherche sans une problématique et toute recherche s’enracine dans un champ théorique
dans lequel d’autres chercheurs se sont inscrits. En ce qui concerne la problématique de la
recherche, ma démarche va tourner autour des thématiques aussi importantes que le
christianisme africain, la conversion et tout le débat tournant autour des questions de la
subjectivité, surtout dans le catholicisme. Dans quelle mesure pourrait-on avancer que le
christianisme aliène, ou transforme ou encore permet la continuité de soi ? Ce
questionnement me permettra de dégager les objectifs de la recherche, de faire une revue de
la littérature autour du thème de la recherche et de dégager la pertinence de ce travail de
réflexion.
Je dresserai le cadre théorique de la recherche en me laissant guider par la thématique
de la subjectivité. Je fais appel ici à la pensée de Michel Foucault, mais aussi aux débats qui
ont structuré les notions de l’imaginaire et du symbolique en anthropologie. Entre
l’imaginaire et le symbolisme, lequel est premier quand il s’agit de la fabrique des
subjectivités ? Dans quelle mesure les rituels jouent-ils aussi un rôle important quand il s’agit
de façonner les sujets ? Enfin, j’aborderai la question des subjectivités, dans le cadre des
études du genre et des ontologies. Ce sont des courants conceptuels de grande importance en
anthropologie sociale. Ces différents champs sondés peuvent apparaître éclectiques, mais en
réalité ils sont connectés les uns aux autres par l’invariant commun qu’est la question de la
fabrique ou de la déstructuration des subjectivités.
26
1-1. Les quêtes identitaires et le christianisme en Afrique
Entre le christianisme et l’identité africaine y a-t-il eu « rupture » ou « continuité » ?
C’est la question de fond qui a occupé les anthropologues du christianisme africain.
Transportée sur d’autres terrains, cette discussion a généré de nouveaux paradigmes comme
ceux de la « transition » et de la « transformation » qui ont fini par enrichir la réflexion sur la
conversion et le devenir des subjectivités.
1-1.1. Le Christianisme comme aliénation identitaire : le paradigme de la rupture
Le discours sur le christianisme en Afrique rime presque toujours avec le sentiment
de domination ou d’affront impérialiste et son corollaire de la perte du monde connu. Ceci
se justifie dans la mesure où, dès l’origine, le christianisme est entré sur le continent africain
en même temps que la colonisation (Akron 2008 ; Boulaga 1981 ; Ela 2016 ; Mbonimpa
1996). Cela suffit de facto pour légitimer le soupçon que le christianisme est un instrument
idéologique de la colonisation. Il est presque impossible aujourd’hui de parler du
christianisme sans penser à l’impérialisme : « […] le Dieu qu’allègue ce christianisme dans
l’exercice de sa domination symbolique comme son fondement ne souffre-t-il pas, dans sa
représentation d’une tare partisane, qui en fait nécessairement “le Dieu des autres” » ?
(Boulaga 1981: 8).
Pour l’anthropologue Laburthe-Tolra (2006: 326), le judéo-christianisme confère
« forcément » une identité de type dynamique qui blesse et brise l’identité de l’autre. De la
brisure d’identité, il en a d’ailleurs été question aussi pour les tout premiers chrétiens qui
étaient des juifs. Poussés par leur foi en l’événement de la résurrection, ils se sont distanciés
peu à peu du Temple de Jérusalem, du sacrifice annuel, du Sabbat, alors que ces institutions
étaient les fondations de l’identité juive. C’est cette caractéristique du christianisme qui est
rejetée par des intellectuels africains. Les premières analyses du christianisme par l’élite
africaine, avant les indépendances, ont consisté en un rejet pur et simple de cette brisure dont
est porteuse la religion chrétienne, exacerbée par certains comportements des missionnaires.
Les premières et les plus virulentes attaques sont venues des écrivains comme Beti (1972,
1976) et Oyono (1956) qui ont directement établi une corrélation entre christianisme et
colonisation. Ces critiques vont même donner lieu à des expressions blasphématoires avec
Akare (1981). Pour ce dernier, il n’est pas question d’identifier l’homme noir à aucune des
27
religions venues de l’extérieur. Le Noir n’a pas de religion, le christianisme est pour
l’Israélien comme l’islam est pour l’Arabe et l’hindouisme pour l’Asiatique. Dans la
première génération de la littérature africaine, le rejet du christianisme s’est conjugué avec
le mépris de la foi chrétienne, voire l’accusation de racisme au sein de l’Église (Sulzer of
Winterhur 1984). Rabémananjara résume bien la préoccupation de cette première génération
d’élite africaine quand il estime que l’Occident, par la colonisation et la christianisation,
manifeste une volonté délibérée de vider les Africains d’une valeur essentielle, de les
dépouiller d’une qualité qui leur appartient de façon authentique et de transférer à la place
une essence étrangère (cité par Ela 1963: 61). La colonisation est une force de domination et
d’inhibition de la subjectivité africaine. Indépendamment du message du Christ, le
christianisme est destiné à toute culture, mais malheureusement, il a endossé l’économie
capitaliste coloniale qui est un contre-exemple du principe même de l’altérité. Léonardo Boff,
parlant du cas du Brésil, écrivait que l’effet de l’impérialisme culturel qui conduit à
l’acculturation est non seulement la domination de l’espace et du corps, mais aussi la défaite
de l’âme à travers la non-reconnaissance de l’autre comme personne (cf. Akron 2008). Or
l’altérité suppose la reconnaissance de l’autre en tant qu’autre, radicalement différent de moi
et que je dois accepter comme « un mythe » dont on se doit de faire l’herméneutique (Quellec
et Sergent 2017: 21). Ces soupçons et accusations vont atteindre leur paroxysme dans les
années 80, période au cours de laquelle ces critiques apparues dans la littérature vont être
reprises et développées dans des milieux universitaires et même dans les milieux ecclésiaux.
Partant de la situation socio politique et économique de l’Afrique, Mveng (1985: 80)
évoque une double crise concernant le rapport que le christianisme entretient avec l’Afrique.
Une crise de « dépersonnalisation » du sujet africain et celle liée à la trahison des
missionnaires vis-à-vis de l’Évangile, rendant désormais impossible ce qui aurait dû être une
rencontre constructive. Pour l’auteur, la personne africaine rencontrée par les missionnaires
était en rupture avec les racines historiques de sa personnalité. Elle était isolée et en perte de
sécurité, elle n’existait pas au moment de cette rencontre. Le verdict est sans appel, l’auteur
parle de la pauvreté anthropologique de l’Africain, qu’il analyse non pas comme un état, mais
une situation historique. Il ne faut pas s’attendre à moins de pessimisme quant au diagnostic
du pasteur Kä (1991). Ce dernier a bâti sa philosophie africaine à partir des réflexions
théoriques élaborées par Arendt (1988). Pour la philosophe juive, le propre de la condition
28
humaine est l’action, c’est-à-dire la faculté d’entreprendre du neuf. En partant de là, Kä
estime au regard de la situation de la faillite générale de l’Afrique que c’est justement cette
faculté d’agir qui a été annihilée dans l’être africain par la dramatique histoire que le
continent a expérimentée. Cette histoire a engendré chez l’être africain, de multiples
pauvretés, à la fois matérielle, sociologique culturelle et religieuse. Dans cette perspective,
Kä dresse un tableau tout aussi sombre du sujet africain nourri au quotidien par des
imaginaires mythologiques qui l’éloignent du réel. Pour sortir de cette crise dans laquelle est
englué le sujet africain, l’auteur propose un nouveau projet éthique qui doit viser le
renouvellement anthropologique consistant à passer du primat du subconscient, à celui de la
conscience.
Toutes ces analyses partent d’une vision holistique du christianisme considéré comme
une force globale, comme une machine impérialiste qui déstructure les identités avant de les
restructurer à sa manière. C’est d’ailleurs après tout, le soupçon qui vise toutes les structures
qui revendiquent le statut de l’universel : « l’universalisme n’est-il pas un universel qui s’est
trahi en se satisfaisant de lui-même et devenant dominant » s’est interrogé François (2008:
146) ? Né dans la culture orientale et s’exprimant à partir des idiomes de la culture
occidentale, le christianisme qui a subi un formatage dans son essence par son contact avec
la philosophie grecque, devenant ainsi par une force d’acculturation pour les peuple non-
occidentaux (Ela 2003). Le christianisme est un message, un style de vie dont le contact avec
d’autres cultures entraîne des changements dans les modèles culturels initiaux de ces
dernières (Comby 2005). Le christianisme missionnaire devra, à cet effet, résoudre la
contradiction qu’il porte en lui-même : prêcher un message universel tout en véhiculant un
mode de vie occidental (Pirotte 2006). Ce reproche adressé au christianisme est, pourrait-on
affirmer, la cause de la méfiance que certains adoptent à son égard.
Si la critique est adressée au christianisme comme système religieux, elle ne vise pas
moins les missionnaires qui ont incarné ce système dans la vie de tous les jours. Comme
l’affirme Ayegboyin (2008: 42.), autant les colons ont dominé les institutions politiques,
autant les missionnaires régnaient en maîtres dans les missions. Ces derniers ont fait preuve
d’un certain autoritarisme que « certains prêtres africains, formés à la bonne école, endossent
tout aussi allègrement, sans se demander s’il est rentable à long terme pour l’enracinement
du témoignage » (Sastre 1963: 23). Cette domination réelle et symbolique s’est traduite par
29
l’opposition des missionnaires à certaines façons de vivre des Africains, jugées non
conformes à la culture occidentale. Dans le cas des Twana de l’Afrique du Sud par exemple,
Comaroff Jean & Comaroff John (1991: 244-251) ont avancé que c’étaient justement les
points de différences culturelles des Twana remarqués par les missionnaires qui ont fait de
ces derniers des êtres inférieurs. C’est d’ailleurs pourquoi dans la logique des missionnaires,
ces différences culturelles devraient être éradiqués si les indigènes veulent faire partie du
monde chrétien. Dans la perspective de Jean et John Comaroff, même si on peut parler au
départ, d’une divergence des points de vue entre les indigènes et les missionnaires, il faut
craindre que les impositions que ces derniers ont mises en place dans le cadre de la « long
conversation » que constitue le processus de conversion finiront par coloniser la conscience
des indigènes. En effet, parmi les missionnaires, nombreux étaient ceux qui concevaient la
rupture totale avec la culture africaine comme une condition sine qua non pour réaliser le fait
chrétien. Toute conversion dans cette perspective devra alors entrer dans la perspective d’une
tabula rasa de la cosmologie autochtone. Dans la section suivante, je montrerai concrètement
comment s’est joué ce drame identitaire dans l’histoire de la christianisation chez les Éwé.
Échos de cette rupture dans l’entreprise missionnaire chez les Éwé
Dans la perspective des missionnaires, la conversion chrétienne se devait d’être « a
complete break with the past » comme l’a rapporté Meyer (1998b: 316), à propos des
pentecôtistes ghanéens. Le christianisme est présenté comme une façon d’embrasser une
nouvelle subjectivité, mais aussi une certaine façon d’entrer dans la modernité selon ce qu’en
écrit Asad (1996). La conversion au christianisme devait être pour les Éwé une démarche
consistant essentiellement à accéder à la lumière divine agissant dans l’intériorité humaine
(Meyer 1992, 1996). La formation de la subjectivité chrétienne était donc au cœur du projet
de la christianisation. À la suite de Dumont (1983); Mauss ([1938] 1985a), la réflexivité est
apparue comme une conséquence de la christianisation. L’exigence que l’être humain cultive
un baromètre interne lui permettant de mesurer une certaine vision de lui-même avec une
forme de conscience indépendante des règles sociales est la conséquence du fait de se
constituer chrétien a repris Cannell (2006).
Amener les Éwé à s’ouvrir à l’anthropocentrisme a été la tâche particulièrement
significative menée par les missionnaires protestants du Nordeutsche Missionsgesellschaft
30
(NMG), communément appelés des missionnaires de Brême. Cette entreprise s’est révélée
intense vu la culture de base et l’histoire particulière des Éwé. Embrasser une nouvelle
subjectivité pouvait s’entendre pour les missionnaires piétistes. Mais entrer dans la modernité
était une option pour laquelle ils étaient plus que réservés. Pour les missionnaires du NMG,
la modernité devait se traduire par le rejet d’une certaine ontologie éwé d’une part et, d’autre
part, ne devait surtout pas signifier l’accès des Éwé à la jouissance des commodités et
matériels mondains. Pour Meyer (1996), cette posture des missionnaires était une façon
d’enfermer les Éwé dans leur univers, ne pas leur permettre de se prévaloir d’une culture
allemande réservée aux élites. Pour mieux saisir les impacts de la christianisation des Éwé,
il convient de remonter comme le conseillent Comaroff Jean & Comaroff John (1991) au
contexte de la congrégation responsable de leur évangélisation. À cet effet, deux faits majeurs
sont à retenir en ce qui concerne l’identité de ces missionnaires de Brême qui ont fait asseoir
les bases du christianisme en pays éwé.
Les études de Meyer (1996) montrent que durant le 18e siècle, le développement
socio-économique de l’Allemagne avait ruiné les bases de l’économie traditionnelle du pays.
La modernisation avait sacrifié ceux qui travaillaient dans l’artisanat, l’élevage et
l’agriculture. Ce changement économique avait ainsi créé une classe d’individus très
vulnérable qui avait du mal à trouver leur place dans la nouvelle Allemagne. Beaucoup de
ceux qui avaient été ruinés ont exilé dans les villes et c’était justement dans cette tranche de
la population qu’étaient recrutés les missionnaires piétistes. Ces derniers avaient développé
un sentiment de méfiance contre la modernité. Devenus missionnaires, ils promurent la vie
intérieure et des valeurs conservatrices comme l’essentiel de la vie chrétienne, en conformité
avec leur spiritualité piétiste.
Par ailleurs, en ce qui concerne leur représentation du monde, les piétistes avaient une
conviction dualiste de la réalité. Alors que Dieu est bon et a créé tout ce qui est bon, Satan
lui est responsable des malheurs de ce monde. Il est l’instigateur principal des religions
populaires et, par conséquent, de la religion traditionnelle éwé. Cette dernière, comme la
langue éwé d’ailleurs, devait être débarrassée de ses impuretés et être élevée à la civilisation
pour qu’elle soit digne du Grand Dieu de qui viennent les véritables biens. C’est vers lui que
doivent se tourner les peuples du monde (Meyer 1992). Ces points, c’est-à-dire la réserve des
31
missionnaires vis-à-vis de la modernité et leur dualisme conceptuel constitueront les points
qui vont alimenter les malentendus nés de la rencontre entre les Éwé et la mission chrétienne.
Le dualisme des missionnaires aura pour conséquence de générer une conception
dichotomique de la notion du mal. L’étiologie traditionnelle éwé fait souvent référence aux
ancêtres. La conception des maladies, de certaines façons de mourir, spécialement, mourir
par accident, sont généralement interprétés comme une vengeance punitive des ancêtres :
« Offenser gravement le clan en se rendant coupable d’un inceste, en étant parricide ou
fratricide, etc.[…] déclenche une intervention punitive de la part des défunts » écrivait
Agossou (1972: 113) à propos des Fon qui, comme les Éwé, partagent la même cosmologie
ajatado. En cas d’accident, un rituel est réalisé pour exorciser le mal et empêcher la
reproduction de la même mauvaise expérience (Rosenthal 1998 ; Surgy 1988). L’activité
missionnaire a introduit dans la cosmologie éwé une nouvelle façon de concevoir l’origine
du mal. Il est désormais lié à un personnage dénommé « Satan ». Pour désigner cette nouvelle
réalité, dans le dictionnaire éwé-allemand publié en 1905-1906, le pasteur allemand Dietriech
Westermann (1875-1956) emprunta le terme abosam aux Akan, voisins des Éwé. Le terme
Abosam, qui était utilisé pour désigner un monstre de la forêt ou encore un sorcier mâle,
devient une nouvelle réalité avec laquelle les Éwé devront désormais apprendre à vivre. Cet
apprentissage a été très vite incorporé dans l’imaginaire des nouveaux chrétiens. Ils ont fini
par attribuer à Satan toute la réalité sociale traditionnelle éwé. Ainsi, les non-convertis ou
ceux qui appartiennent à Abosam étaient appelés Abosamtowo par opposition aux convertis
qui sont de vrais enfants de Dieu (Meyer 1992, 2002). C’est donc toute la vie sociale et la
conception religieuse qui la soutenait qui entrèrent dans la catégorie du diable mise en place
par l’effort d’évangélisation. Cette dichotomisation marquera pour toujours le christianisme
éwé. Même quand les missionnaires catholiques arrivèrent officiellement en 1892, soit
presque quarante ans après les protestants, ils héritèrent le dialecte des Anlo-Éwé, choisi par
leurs prédécesseurs protestants. Ils pratiquèrent la même politique de rejet de l’éwéïté, c’est-
à-dire ce qui fait l’essence même de la personne éwé et de sa culture. En fondant de nouvelles
stations au-delà des frontières de la zone éwéphone comme à Atakpamé, les missionnaires
catholiques contribuèrent aussi à étendre au-delà de ses limites la géographie de la langue
éwé.
32
Pour récapituler, je dirais que dans un premier temps, les missionnaires étaient
porteurs d’une dichotomie conceptuelle bien marquée entre le bien et le mal. En venant chez
les Éwé elle s’est appliquée à leur réalité sociale, ainsi tout ce qui est chrétien entre dans la
catégorie du bien et tout ce qui relève du paganisme appartient à la catégorie du mal et de
Satan. Il faut donc inclure dans cette dernière catégorie, les rituels traditionnels éwé, l’oracle
Afa qui a servi jusqu’ici à identifier la personne. Il y a là, un glissement important qui s’opère
dans l’herméneutique de soi. Le sujet traditionnel qui se converti au christianisme rejette
comme satanique la tradition qui a contribué à faire de lui la personne qu’il a toujours été.
J’ai suffisamment présenté plus haut des arguments allant dans le sens de la
subjectivité comme inhibition de l’essence africaine. Je voudrais surtout insister ici sur les
conséquences de cette inhibition sur la conceptualisation de la famille qui s’est
considérablement rétrécie. Ce glissement a eu pour conséquence de faire émerger une
conception nucléaire de la famille par opposition à la conception traditionnelle très étendue.
Le témoignage suivant de Monseigneur Cessou, administrateur de la mission catholique8
durant la colonisation française, permet de mieux saisir ce que les Éwé mettent sous le
concept traditionnel de la famille: « Une fois casé et en possession d’emploi ou d’un métier
lucratif, le Togolais fait venir ce qu’il appelle sa “famille”, vocable qui comprend parents,
amis, gens de même village […] » (Degbe 2013: pp. 269-270). Une telle façon de concevoir
la famille ne rentrait pas du tout dans la logique occidentale des missionnaires. Les Éwé qui
sont devenus membres de l’assemblée chrétienne au temps des piétistes recevaient
formellement des instructions de ne léguer leur héritage qu’aux parents proches, c’est-à-dire
ceux qui sont reconnus par les liens de sang. Pour leur inculquer entre autres, ce nouveau
sens de la famille, les collaborateurs locaux des évangélistes sont envoyés en Allemagne,
puis insérés dans des familles où ils apprennent à vivre la vie de famille à la manière
occidentale (Meyer 2002: 185). Il était interdit aux nouveaux convertis de participer aux fêtes
organisées par les membres de leur famille et leurs anciens compagnons qui ne se sont pas
convertis à la foi nouvelle. Cette stratégie visait à couper les chrétiens de leur terroir et de la
logique relationnelle qui caractérisait jusque-là leur culture. Tout se passait comme si pour
8. 1921-1945
33
intégrer les néophytes à la nouvelle socialité chrétienne, il fallait nécessairement saboter la
socialité traditionnelle : « By preaching and teaching in standard Ewe, and through the
formulation of Ewe history and customs, the mission aspired to turn the various separate ewe
‘tribes’ into one ‘people’ united in the Ewe mission church » (Meyer 1996: 211).
En arrachant le néophyte à sa communauté culturelle, la mission se donnait le devoir
de créer une nouvelle socialité qui devait servir de cadre institutionnel pour le sujet chrétien
en devenir, car « il n’y a pas de sujet sans être ensemble [...] Il ne peut y avoir de sujet qui ne
soit institué » comme l’écrit Meiers (2013: 219). La nouvelle famille chrétienne semble
vouloir s’élaborer sur les cendres de l’ancienne communauté culturelle, toujours conçue dans
un rapport dialectique, du moins dans l’entendement des missionnaires. C’est ce phénomène
que Laurent (2013) a désigné par le binôme « affiliation-désaffiliation » dans le cadre du
pentecôtisme chez les Mossi du Burkina Faso. Affiliation à de nouveaux réseaux sociaux et
désaffiliation envers les parents, voisins, amis qui vous sollicitent (Laurent 2013 : 35). Une
fois le converti isolé symboliquement de sa communauté d’origine, par ce processus de
nucléarisation de ses relations initiales, commence alors l’étape de la « fabrique » du sujet
chrétien dont le projet éthique est de faire émerger un individu dont la singularité est affirmée,
avec une conscience réflexive développée. C’est la réalisation de ce que Legendre (1994: 78)
a appelé un « rapport subjectif de soi à soi ».
Toujours dans cette ligne de la conversion qui se conçoit comme rupture avec la
spiritualité éwé, il faut noter que les missionnaires avaient interdit les « bruyantes »
célébrations de mariage au cours desquelles les coups de feu étaient tirés en l’air. La mission
a interdit les promesses que se faisaient des familles de marier leurs enfants quand ils en
auront l’âge. Les missionnaires partaient aussi en guerre contre la polygamie courante dans
la culture éwé. Quant au mariage chrétien, il est célébré après deux annonces publiques qui
devaient permettre aux missionnaires de s’assurer que les partenaires n’avaient rien à cacher.
Sur un plan strictement personnel, chaque dimanche les fidèles devaient se rendre à l’Église
et avant de recevoir la communion, on exigeait d’eux qu’ils s’entretiennent avec le
responsable de la communauté qui devait statuer s’ils étaient dignes ou non de communier
en fonction de leurs comportements au cours de la semaine précédente (cf. Meyer 1996: 205).
Ces mesures disciplinaires participaient en fait à la réalisation d’un objectif global, établi par
la mission à savoir, travailler à faire émerger un nouveau sujet en conformité avec le nouvel
34
ordre sociétal que la colonisation et la mission voulaient mettre en place. Quelles ont été les
conséquences de toutes ces disciplines chrétiennes sur la subjectivité éwé ?
Le projet d’autonomisation de la personne a débouché sur un sentiment accru de
culpabilité du fait que désormais, l’individu perçoit la source du mal, non plus comme avant,
dans le sentiment des ancêtres, mais aussi en lui-même. Avec le christianisme, le mal est
internalisé et le chrétien doit le confesser, l’avouer. Foucault (1994b) ne disait-il pas du
christianisme par son insistance sur la confession a contribué à faire de l’Occident, une
société qui ne se fait que par l’aveu? Tout péché doit être avoué, surtout ceux liés à l’idolâtrie
et, bien entendu, aux déviances morales (Vilaça 2015a: 210). Cette exigence de l’aveu, les
pratiques piétistes (Meyer 2002), en avaient fait écho. En même temps qu’elle apparaît
normale, cette l’exigence de l’aveu, venant des piétistes étonne à plus d’un titre quand on sait
que le sacrement de pénitence faisait partie des pratiques chrétiennes que la Réforme avait
préalablement rejetées. Quoi qu’il en soit, la pratique de la confession a été une « technique
de pouvoir » (Foucault 2001a) utilisée par les piétistes pour le contrôle des consciences dans
le cadre de la première évangélisation chez les Éwé. Elle met en branle un processus
d’autonomisation radicale qui est caractéristique du projet chrétien. En dévoilant sa mémoire
et son subconscient, le sujet devient le créateur de sa personnalité spirituelle et sacrée
(Werbner 2011: 189). Le rituel de la confession prend toute son importance dans le contexte
d’une mission chrétienne qui était partie en croisade contre les rituels traditionnels et les
festivals collectifs. Vilaça (2015a) montre dans son étude chez les Wari la place de la
confession et son importance dans le processus de la production de la subjectivité chrétienne
dans le cadre de la conversion.
Pour réussir une telle entreprise, la création des écoles de type occidental a été un
moment très important, surtout en ce qui concerne les missionnaires catholiques. La création
d’écoles a été la stratégie majeure de la mission catholique du Verbe Divin dont la base était
à Steyl, aux Pays-Bas. À la fin de la colonisation allemande, la mission catholique disposait
de deux cents écoles avec un nombre total de 7479 élèves. Ces écoles étaient des laboratoires
dans lesquels les missionnaires cherchaient à faire émerger chez les enfants scolarisés une
nouvelle conscience de soi. L’école de type occidental, du simple fait de son existence, avait
porté un coup dur au mécanisme de la solidarité traditionnelle. Les enfants qui contribuaient
à grossir la main-d’œuvre locale n’étaient plus désormais disponibles du fait de leur présence
35
à l’école toute la semaine (Degbe 2018). Contrairement aux protestants dont la ligne
éditoriale et pastorale visait à faire un équilibre entre le local et le global, le programme
d’enseignement des missionnaires catholiques entrait beaucoup plus dans la perspective
d’une germanisation des populations9. Au nombre des activités qui étaient inscrites au
programme de l’enseignement, il y avait : l’apprentissage de la grammaire allemande, la
morphologie et la syntaxe allemande permettant de saisir le génie allemand, le catéchisme en
langue allemande et en éwé et les chants allemands dont le contenu était de nature à impacter
la psychologie des enfants (Degbe 2018: 191-192).
Ces efforts des missionnaires protestants comme catholiques ont fini par engendrer et
faire cohabiter deux types de sociétés. Il y avait d’une part les chrétiens dont le nombre
augmentait et formait petit à petit la socialité chrétienne et, d’autre part, les autres, restés non-
convertis et qui étaient appelés païens ou abosamtowo. La colonisation et l’école chrétienne
avaient introduit une ligne de démarcation entre des lettrés et ceux qui n’étaient pas allés à
l’école du Blanc. Enfin, devenait perceptible aussi les partisans de l’ancien ordre et ceux du
nouvel ordre (Kuakuvi 2011). Cette division sociologique faisait écho au chaos intérieur des
populations convertis au christianisme. Ils étaient devenus des sujets déchirés entre le soi
ancien et le soi nouveau, entre le soi ancestral et le soi propre, entre le soi traditionnel et le
soi chrétien.
L’entreprise missionnaire participait au dessein avoué de faire entrer les populations
indigènes dans la civilisation occidentale devenue le baromètre de l’humain. Pendant la
période coloniale, les administrateurs coloniaux et les missionnaires chrétiens se côtoyaient,
ils étaient unanimes à propos de la disqualification de la culture africaine face à
l’universalisme dont ils étaient porteurs. Déclarées diaboliques par les missionnaires, les
divinités éwé ont fini par être assimilées au personnage de Satan et par acquérir une présence
réelle aux côtés du vrai Dieu chrétien (Meyer 2008). Telle est de façon globale la première
approche de l’analyse du christianisme africain. L’Église universelle va-t-elle enregistrer « le
9. Formés dans la pensée du nationalisme romantique de Herder (2000), les missionnaires du NMG tenaient conformément à son projet philosophique visant à maintenir un équilibre entre l’affirmation d’un universalisme ainsi que la nécessité de respecter la singularité de chaque peuple. Dans leur aventure missionnaire chez les Éwé, cette posture philosophico-théologique orienta les activités missionnaires.
36
besoin d’affirmation de la personnalité africaine qui se fait jour dans tous les domaines ? »
s’interrogeait Ela (1963: 65).
1-1.2. Les réponses face à la désubjectivation induite par le christianisme
Résistance théorique
Comment prendre en compte la personnalité africaine dans le projet missionnaire ?
Les élites africaines à la veille du Concile Vatican II avaient pris soin de définir les contours
de celle-ci en vue d’offrir une plateforme de réflexion aux pères synodaux (Hebga 1963).
Une telle initiative faisait partie de ce que Boulaga (1981) a appelé la résistance théorique.
Elle doit prendre la forme d’une réflexion sur l’inculturation comprise comme la « réelle
incarnation » du message de Jésus-Christ en sol culturel non occidental (Neckebrouck 2005:
507). Par l’inculturation, le message du Christ doit trouver ses idiomes d’expression dans la
culture africaine. Le projet d’inculturation apparaît comme une exigence morale et un devoir
que tout Africain devra faire sien en face d’un christianisme dominateur :
Nous avions donc à exiger du christianisme qui nous sollicitait qu’il entrât dans la trame en mouvement de notre liberté la plus concrète, et prit la forme du « pouvoir africain », de son autodétermination retrouvée et rectifiée. Nous ne pouvons exempter de l’examen, ni l’« évangile », ni la conception de Dieu sous peine d’entériner et de reconduire aussitôt la certitude et la prétention de l’universel qui font corps avec les discours et les pratiques, les institutions et les modes de vie d’une civilisation impérialiste (Boulaga 1981: 9).
Toutefois, cette question de l’inculturation comprise à la fois comme ouverture aux cultures
africaines, mais aussi aux valeurs universelles, divise les experts. Si l’on est d’accord sur la
nécessité d’inculturer le message évangélique, la manière dont elle doit se faire rassemble
moins les assentiments. Meyer (1992) et Neckebrouck (1994); (2005) posent la
problématique de la validité de l’inculturation, distinguant l’inculturation par le bas, de
l’inculturation par le haut. La première désigne, à la base, le filtre par lequel les populations
reçoivent et transforment spontanément le message de l’Évangile. Cette inculturation des
peuples est à distinguer de ce que Meyer (1992: 119) nomme « Africanization from above »,
une inculturation pensée par des intellectuels. Le modèle de la traduction entre pleinement
dans cette perspective. Celui-ci pose comme non négociable l’universalité du message
37
chrétien qui s’insère dans les cultures autochtones. Le modèle de la traduction du message
évangélique est celui qui est officiellement défendu par l’Église catholique à travers les écrits
des papes. Dans ce sens l’exhortation Evangelii nuntiandi du pape Paul VI parle d’une
« généreuse évangélisation de la culture10[ ...] ». Quant à l’encyclique Redemptoris missio de
Jean Paul II (1990), elle invite à redonner l’initiative aux communautés11. La position
commune de ces encycliques est que la transcendance de la Révélation par rapport aux
cultures doit rester sauve12.
À côté de ce modèle de traduction, il faut signaler un autre modèle d’inculturation qui
est défendu par les experts africains comme Boulaga (1981); Ela (1963, 2003, 2016);
Kabasele lumbala (2011); Mbonimpa (1996). Etc. C’est le modèle anthropologique qui
« tient les cultures et les religions comme également incommensurables » (Labbé 2006: 214).
Pour ce courant, la Révélation que Dieu a faite de lui-même n’est pas une force qui vient du
dehors pour s’insérer dans une culture; elle est une force immanente aux cultures et qui
devrait orienter le travail missionnaire dans le but d’y faire émerger la vérité contenue en
elle. Cette prise de position théorique tient à l’honneur, aussi bien l’Évangile que la
spiritualité africaine. Sastre (1963: 23) préconise par exemple que la « Bonne Nouvelle de
Jésus, l’Évangile, puisse être rencontrée aussi dans le testament des ancêtres africains, sans
rejeter ce que l’Occident a produit comme théologie. » Il continue en précisant que ce qui
fait la quintessence de la quête spirituelle de l’Africain, c’est qu’il « recherche comme
instinctivement une vision plus unifiante du monde », vision encore en partie informulée et
qui se rapprocherait de celle que sa culture lui a inoculée.
Pour d’autres théologiens plus catégoriques encore, c’est le caractère sans cesse
mouvant même de la culture qui rend l’enracinement culturel de l’Évangile problématique.
Ces théologiens sont d’avis que la perspective inculturationniste doit prendre en compte les
mutations par lesquelles passent les traditions locales. Celles-ci ne constituant en dernière
analyse qu’une composante d’un contexte culturel plus large, intégrant d’autres éléments
10. Nº 20. 11. Cf. le nº 54. 12. Lire à cet effet, les paragraphes 5 à 7.
38
comme l’urbanisation, la modernisation et, dans une certaine mesure la sécularisation
(Neckebrouck 2005).
Pour récapituler ce qui a été dit jusqu’à présent, il convient de noter que chez les
auteurs qui appellent la culture africaine à la résistance, ce n’est pas tant le message du
christianisme qui est rejeté, mais sa médiation occidentale qui se mue en domination
systématique, échouant de prendre en compte l’altérité africaine. Cette discussion continue
d’être alimentée aujourd’hui par des intellectuels de tout bord de pensée. Cependant, la
bataille ne se limite aucunement sur le plan de la réflexion; elle déborde le cadre purement
cognitif, en donnant lieu sur le terrain à des initiatives pragmatiques.
La formation des Églises chrétiennes africaines comme résistance pratique
Devant le refus des Églises missionnaires restées sourdes aux besoins des Africains,
la résistance de ces derniers a pris une forme pratique se traduisant par la mise en place de
structures capables de parler à l’âme africaine. Ces structures indépendantes ont vu le jour
un peu partout en Afrique. Elles reposent sur le principe du syncrétisme, reprenant à leur
compte des mythes tirés de l’univers biblique, tout en laissant de côté des formulations
théologiques développées en Occident au XIXe siècle. Au nombre de celles-ci, il y a la
théologie du péché originel et l’insistance sur la culpabilité, ces tendances soupçonnées de
créer chez les fidèles « l’angoisse de la rédemption » (Ela 2003: 39-40). La plupart de ces
structures ecclésiales ont vu le jour durant la période coloniale et elles ont surtout pris au
sérieux les besoins de guérisons, des préoccupations liées à des questions comme la
sorcellerie, le destin, les rêves, toutes ces réalités qui prennent une place importante dans la
représentation du monde que se font les Africains. Ces réalités constituent des zones a-
colonisables devant lesquelles le christianisme missionnaire est resté sans réponse
satisfaisante.
Au nombre des plus importantes et des plus anciennes de ces structures ecclésiales de
résistance fondées par des Africains pour les peuples d’Afrique peuvent être mentionnées,
l’Église de Jésus-Christ sur la terre, du prophète Simon Kimbangu. Elle est créée au Congo
en 1921 et reconnue officiellement depuis 1959. Elle compte autour de 12 millions de
personnes à travers le monde. L’Église Harris fondée en Côte-d’Ivoire en 1913 faisait alors
presque 2 % de la population ivoirienne. L’Église Aladura, fondée par Samuel Oschoffa
39
autour 1921, elle est répandue dans les pays du golfe de Guinée, notamment au Togo, au
Bénin, au Nigéria et comprend aujourd’hui des milliers de personnes (Cf. Gwata 2001: 161).
La Lumpa Church fondée en 1955 par Alice Lenshima en Zambie. Toutes ces Églises
africaines indépendantes, de tendance pentecôtiste, valorisent par exemple la vision qui
répond au besoin de divination pratiquée dans les religions traditionnelles africaines. Elles
disposent aussi des sacramentaux comme l’eau bénite, des cierges en couleur, des objets
tangibles remis aux fidèles et destinés à les pacifier. L’histoire fera apparaître aux côtés de
ces Églises de première génération, d’autres Églises de tendance pentecôtiste à la stature et
au message beaucoup plus complexe. Ces dernières « s’accordent sur le principe d’accorder
comme renaissance le baptême de l’Esprit-Saint. Le don des langues ou la glossolalie devient
la qualité des fidèles inspirés de l’Esprit, tandis que d’autres possèdent le don d’interpréter
ces manifestations divines » (Laurent 2009: XXV).
De cet ensemble assez hétérogène d’Églises pentecôtistes, Lado (2008: 63) en a
distingué trois catégories. Il y a d’abord les Églises qui entrent dans la catégorie du
pentecôtisme classique. Ce sont des mouvements généralement nés en Amérique du Nord et
qui assurent ce que l’auteur appelle « la mondialisation religieuse » du fait qu’ils s’implantent
en Afrique comme sur tous les autres continents. Le plus connu de ces mouvements est
l’Église des Assemblées de Dieu, fondée en 1914 aux États-Unis et implantée un peu partout,
surtout en Afrique de l’Ouest. Dès les années 1921, elle pénétra au Burkina Faso et c’est de
là qu’elle entra au Togo par le nord dès 1936. Le Burkina Faso est devenu la plaque tournante
de l’Église des Assemblées de Dieu qui s’est déployée de là, dans le reste de la sous-région
(Laurent 2009 ; Noret 2004). Le flux migratoire et les réseaux de communication existants
entre les pays de cette partie de l’Afrique ont rendu facile le développement du pentecôtisme
classique. Par ailleurs, les liens historiques entre le monde anglo-saxon et les pays
anglophones comme le Ghana et le Nigéria ont contribué aussi à accélérer l’expansion du
pentecôtisme. D’autres Églises d’origine africaine, comme la Christ Apostolic Church,
fondée au Ghana en 1939, par le pasteur Peter Amin ont aussi vu le jour dans ce cadre.
On note ensuite, les Églises néo-pentecôtistes qui foisonnent depuis les années 1970-
1980, rompant avec le pentecôtisme classique. Pour prêcher l’Évangile de la prospérité, elles
investissent, le domaine de la technologie des médias. Ce qui est frappant avec cette catégorie
c’est que le néo-pentecôtisme constitue une régression en matière de revendication
40
identitaire. Ces mouvements, parfois importés, parfois créés par des Africains, reprennent
un discours qui met à l’index la culture africaine, la taxant par exemple d’être porteuse de
malédictions dont il faut se débarrasser si l’on veut être sauvé. C’est ce que constate avec
beaucoup d’étonnement Meiers (2013: 172) qui a étudié le cas du groupe transnational
chrétien appelé Ministère chrétien du combat spirituel. Ce ministère est fondé au Congo-
Kinshasa par le couple Olangi-Wosho et est aussi très actif parmi les Congolais de la diaspora
en Belgique. Pour l’auteure, « les sociétés africaines se sont réappropriées les catégories de la
mission civilisatrice par laquelle elles ont été disqualifiées » (172).
On note enfin les mouvements charismatiques œcuméniques, catholiques et
protestants qui sont aussi des variantes pentecôtistes présentes en Afrique, et à propos
desquels il est écrit qu’ils : « ont surtout emprunté au pentecôtisme classique la centralité de
l’expérience personnelle des dons de l’Esprit-Saint (surtout la revalorisation du charisme de
guérison) par le biais du baptême dans l’Esprit. » (Lado 2008: 64). Toutes ces structures, à
leur manière, rivalisent pour répondre aux besoins spécifiques des Africains. Elles le font soit
par le biais du syncrétisme dans lequel sont alliés tradition et christianisme, soit en exorcisant
ce qui dans la tradition est incompatible avec leur vision du christianisme.
L’analyse de cette double résistance, théorique et pratique, a donné lieu à une
littérature florissante en anthropologie sur le syncrétisme ou ce que l’on peut appeler le
paradigme des hybrides. Des auteurs divers ont rendu compte de cette réalité par des concepts
évocateurs du branle-bas permanent dans lequel se trouve le christianisme en terre africaine
à la sortie de la colonisation. Bastide (1970: 101) définit le syncrétisme comme un
rassemblement des pièces « d’histoire mythique, de deux traditions différentes, en un tout qui
reste ordonné par un même modèle significatif. » Toutefois, à propos de ce concept, Augé
(2008: 19-20) estime qu’il doit être manipulé avec beaucoup de précautions dans le contexte
ouest-africain. Pour lui, « le paganisme africain » fonctionne non pas en faisant des synthèses,
mais plutôt de manière à « additionner, à allonger la liste des dieux », accueillant la nouveauté
avec tolérance. Cette prise de position ne donne-t-elle pas raison à ceux qui estiment que la
conversion au christianisme n’a jamais atteint la racine de l’Africain et qu’au contraire, le
Dieu de la Bible n’a fait juste qu’entrer dans le panthéon des dieux africains? Les 50% de la
41
population togolaise13 qui continuent de pratiquer les religions traditionnelles à travers le
pays en 2020 sont, à n’en point douter, un fait de résistance pratique face au message des
autres religions du monde.
De l’analyse et de la description du christianisme africain, le bricolage émergé comme
concept descriptif ; il avait été initialement formulé par Lévi-Strauss (1962). Le principe du
bricolage repose sur un double mouvement. D’une part, la décomposition et, d’autre part, la
recomposition du réel par l’imaginaire. Cette décomposition peut intervenir à la suite d’un
tragique de l’histoire comme cela a été le cas des esclaves déportés en Amérique. C’est aussi
le cas du tragique de la colonisation qui a vu la déstructuration de nombre de rituels
autochtones. Quant à la recomposition, deuxième mouvement du processus du bricolage, elle
est une façon parfois désespérée de colmater la brèche, de restructurer le système décomposé
(Bastide 1970). Un changement de signification accompagne ce transfert et le sens
qu’acquiert alors l’objet bricolé est dicté par les logiques de l’univers d’accueil : « Comme
si l’insertion de matériaux bricolés dans le projet du bricoleur, sans détruire la nature de ces
matériaux, leur faisait dire, par leur nouvel arrangement, autre chose que ce qu’ils disaient
avant » (cf. Bastide 1970: 100). Ainsi « rapiéçage », « bricolage » ou « bris-collage », «
hybridité ou métissage », ces concepts traduisent soit le malaise africain face au
christianisme, soit ils disent le génie de cette Afrique dominée qui fait montre de stratégies
de résistance pour se réinventer, donnant naissance à de nouveaux mythes et à « l’invention
de nouvelles mémoires destinées à fixer, à nommer, à dire et à transmettre l’essentiel de ce
que j’appelle l’événement postcolonial » notait Mbembe (1988: 12). En reprenant ce terme
de bricolage dans ses études du christianisme en Afrique, Mary (2000) signifie l’initiative
africaine face au sentiment de vide dont les cultures africaines font l’expérience quand elles
se voient happées par l’offensive du christianisme.
Parfois stéréotypé, le débat sur ce sujet peut vaciller entre résistance et ruse
symbolique. L’analyse donne lieu alors à des oppositions binaires, parfois simplistes
comme : authenticité/duplicité, inversion/perversion, etc. La résistance théorique et pratique
face à un christianisme qualifié de « bourgeois et dominateur » (Boulaga 1981: 68), nous
13.https://www.cath.ch/newsf/togo-12000-eglises-chretiennes-pour-65-millions-dhabitants/
42
situe aux antipodes du rejet systématique comme l’avait fait la première génération des élites
africaines. La résistance est plutôt une forme d’accueil du christianisme sous réserve de sa
conversion aux valeurs africaines. Ce mouvement est un prélude à un autre qui ne sera pas
moins significatif : le christianisme comme une force de libération. Jusqu’ici, nous avons
passé en revue une littérature qui considère le christianisme comme une force venue
supprimer l’identité africaine. Il est conçu comme le lieu d’arrachement de soi, de brisure et
de violence ontologique issues de la rencontre du dogme chrétien avec les univers
autochtones. En changeant ce paradigme analytique et en se focalisant sur la pratique des
acteurs, le christianisme se présente sous un nouveau joug.
1-1.3. Le christianisme et les paradigmes de la continuité, de la transition et de la
transformation.
Deux positions en général se confrontaient dans la littérature sur la conversion au
christianisme en Afrique : les tenants d’une théorie intellectualiste et ceux d’une approche
plus intégrale appelant à prendre en compte l’influence des structures sociales dans l’analyse
de la conversion. L’approche intellectualiste représentée surtout par Horton (1975a, 1975b);
Horton & Peel (1976) postule deux principales thèses.
La première thèse stipule que les individus confrontés à de nouveaux défis impliquant
des changements sociaux puisent dans leurs références culturelles antérieures pour y faire
face. Par référence culturelle, Horton entend la cosmologie. Celle-ci est composée dans sa
structure de deux sphères superposées, celle des esprits qui gèrent le domaine du microcosme
de la vie ordinaire et celle de l’Être suprême qui gère les événements liés au macrocosme.
Ceci implique que chaque cosmologie contient en elle-même la matrice de son futur
développement, de sorte que même en l’absence des religions du Livre ces cosmologies
traditionnelles auraient évolué vers la reconnaissance de l’Être suprême, dont la notion est
déjà présente en germe en leur sein. La deuxième thèse de cette théorie veut que les
populations choisissent ou rejettent les propositions des religions du monde en fonction de
leurs liens avec la nature et le contenu des cosmologies traditionnelles. Ces postulats, quelle
que soit la manière dont ils sont formulés n’affirment à la fin qu’une seule chose : il y a une
continuité entre les cosmologies africaines et les religions du monde.
43
Ces postulats sont rejetés par d’autres africanistes qui ont relevé leur inconsistance.
Le plus connu des opposants est Fisher (1973). Il estime que Horton a, d’une part, surestimé
les éléments de la cosmologie traditionnelle qu’il croit retrouvés dans les religions du Livre.
D’autre part, il a sous-estimé l’habilité des Africains à défendre par eux-mêmes la pureté des
religions importées. Pour leur part, Comaroff Jean & Comaroff John (1991: 250) reprochent
à la théorie intellectualiste d’opérer avec un concept de conversion un peu trop européanisé,
incapable de rendre compte du phénomène du syncrétisme qui colore à la fois le style
culturel, la pratique des rituels, l’identité sociale et la dialectique « of invasion and riposte,
of challenge and resistance » qui a cours par exemple chez les Tswana, tribu sud-africaine
qu’ils ont étudiée. En reprenant les termes de Ficher, Mary (1998) aussi rejette la thèse
intellectualiste qui affirme en définitive que le christianisme n’apporte pas forcément une
nouveauté radicale aux sociétés africaines et que ces dernières, sans l’intervention de
l’évangélisation, allaient de toutes les façons, converger nécessairement vers le Dieu
chrétien :
De toute façon, comme le souligne avec force Fisher, le développement des potentialités inscrites dans la matrice cosmologique africaine ne pouvait contenir le principe d’allégeance exclusive à un Dieu unique et personnel, un apport spécifique des religions du Livre […] Comment concevoir le glissement d’une entité divine neutre moralement à un Dieu impliqué moralement dans les affaires du monde sans une transformation du monde, sans une transformation profonde des schèmes d’interprétation du mal, du malheur et de la maladie (de la persécution sorcellaire à la culpabilité) et sans une mutation corrélative des catégories de la personne (Mary 1998: 18) ?
En dépit de cette prise de position contre Horton, il faut tout de même admettre que la
continuité entre le christianisme et la cosmologie traditionnelle ne peut pas être totalement
évacuée de la réalité de la conversion. C’est la conclusion à laquelle sont arrivés Laugrand
& Oosten (2010) à la suite de leurs travaux chez les Inuit de l’Arctique au Canada. Sans
rejeter la transformation qui a cours avec l’adoption du christianisme, ils affirment la
persistance de la continuité sans laquelle, on ne peut réellement pas parler de transformation.
Retraçant par exemple le phénomène onirique assez fréquent dans la vie quotidienne chez les
Inuits, ces auteurs établissent un lien de cause à effet entre le fait que ce phénomène devienne
une composante essentielle dans la pratique religieuse des Inuits convertis au christianisme :
44
« After the adoption of Christianity, Inuit began to experience visions of angels, Jesus, God,
or Satan. But in these visons and dreams, old patterns were retained […] » (Laugrand et
Oosten 2010: 241). Les autochtones viennent donc au christianisme avec leur identité
profonde, avec leurs schèmes de pensée qui ont toujours structuré leur relation au monde.
Laugrand (2012) affirme par exemple que le terme inuit de siqqitirniq, que les chasseurs
emploient surtout au sujet des caribous, signifie « descendre de la montagne pour rejoindre
la mer gelée », en d’autres termes, traverser l’estran. Ce terme évoque ainsi, beaucoup plus
un processus, un déplacement ou un passage négocié qu’autre chose. Il ressort de là que la
conversion est un processus complexe de transition qui dispose de suffisamment d’espace
pour diverses formes de continuités. En se convertissant au christianisme les Inuits n’ont pas
cessé d’adhérer à leur propre cosmologie. Au contraire, ils voient même dans certains
missionnaires de potentiels shamans. Ce cas inuit peut éclairer la situation des Éwé. Il apporte
de façon générale une perspective intéressante au débat sur la conversion en Afrique.
La perspective libératrice postule que le message évangélique est une source de
transformation et de vie pour l’Afrique (Akron 2008). Ce faisant, les acteurs africains,
indépendamment du sens ou du non-sens du christianisme, font montre de leur capacité d’agir
en prenant un certain contrôle sur les forces sociales qui embrigadent leur vie : « loin d’être
le mouvement d’abolition de soi craint par les théologiens de l’inculturation, le christianisme,
sans être dépouillé de son concept, sera pris à l’envers, décomposé, puis revêtu du masque et
du bric-à-brac ancestral » (Mbembe [2013] 2015: 150). Sous l’action des acteurs, le
christianisme est vécu comme une source de libération ou un outil de reconstruction dont
l’Afrique se saisit pour reconstruire son identité. La libération vise un changement
socioculturel. Les aspects socioculturels de la culture africaine qui ne sont pas porteurs de
vie et de respect de la personne humaine sont identifiés, décriés et rejetés comme abjects,
alors que les aspects positifs en sont élevés comme chemins de l’Évangile. Cette vision du
christianisme attire tous ceux qui se sentent abusés par les structures économiques et
politiques traditionnelles, et tous ceux qui ont peur de la sorcellerie, mal invisible qui a le
pouvoir d’amenuiser la vie des personnes. Quel a été l’écho de ce mouvement au Sud-Togo ?
Quelle a été la part de l’agentivité éwé au cours de la christianisation au point de ne pas
réduire le christianisme à son seul aspect de domination ?
45
La conversion au christianisme comme transition et transformation des Éwé
Le terme dzimetrↄtrↄ signifie conversion chez les Éwé : étymologiquement, ce terme
vient de dzi qui désigne le cœur, de me (la forme contractée de eme qui signifie l’intérieur de
quelque chose) et de trↄ qui veut dire changement, transformation, ou se « tourner dans le
sens de », « tourner son regard ». Trↄ, est aussi le nom éwé pour désigner une puissance
tutélaire et trõwo (pl.) désignent les nombreuses puissances tutélaires qui peuplent la
cosmologie religieuse éwé. Quand les humains meurent, ils sont faits ancêtres, leur esprit
matérialisé par le Togbui-Zikpui, la chaise ancestrale peut finir par devenir trↄ, une entité
divinisée. Les Éwé désignent justement leurs divinités par le terme trↄ ou ils emploient le
terme Vodu qui est d’origine fon. Pour les Éwé, trↄ évoque aussi l’idée de changement et ce
nom donné aux divinités s’explique par leur nature capricieuse. Elles disent une chose
aujourd’hui et demain exigent le contraire de ce qu’ils ont dit le jour précédent (Rivière
1981). Pour Surgy (1988: 50), trↄ souligne aussi le mouvement du corps, le fait de « se
retourner vers ». Les Éwé diront par exemple ɣeʋetrↄ pour dire que le soleil a changé de
direction, soulignant la manière dont le soleil descend du Zénith les après-midis. Le terme
trↄtrↄ évoquerait alors l’idée d’un processus, d’une transformation qui se fait dans le temps.
Le concept éwé de la conversion nous place donc dans une perspective de transformation qui
se fait par un processus qui s’étale sur une période indéterminée. La conversion est accueil
d’un changement intérieur qui provoque le sujet à s’inscrire dans une permanente
herméneutique de soi.
Que le concept éwé de la conversion ait cette connotation morale de retournement du
cœur n’est pas vraiment surprenant. En effet, comme je l’avais mentionné plus haut, l’œuvre
la plus importante de la mission protestante de Brème fut d’avoir initié chez les Éwé la
codification et la standardisation du dialecte des Éwé-Anlo qui deviendra la langue
d’évangélisation et, plus tard, la langue d’enseignement dans les écoles de la mission
(Gayibor [1997] 2013). J’avance l’idée que ce concept de dzimetrↄtrↄ n’existait
probablement pas avant la christianisation puisque traditionnellement, on ne se convertissait
pas à une divinité, on héritait plutôt des divinités ancestrales, procédant par addition comme
l’a souligné (Augé 2008). Le concept dzimetrↄtrↄ a certainement été introduit par la mission
protestante allemande dans la langue éwé pour les besoins de la mission. Le concept véhicule
46
donc une idée de processus et de transformation dans le temps, même si en pratique les
missionnaires avaient œuvré dès le départ pour la rupture avec la réalité éwé.
S’il est généralement admis une différence conceptuelle en matière de conversion
entre les catholiques et les protestants (Van Deer Veer (1996), les missionnaires catholiques
du Verbe Divin qui s’installèrent à partir de 1892 sur le littoral bâtirent leur projet pastoral
en adoptant l’effort linguistique déjà fourni par la mission protestante. Ils adoptèrent la
langue éwé comme langue de mission et fonctionnèrent avec la traduction protestante de la
Bible. D’ailleurs jusqu’à ce jour, il n’existe toujours pas de traduction catholique éwé de la
Bible. La diffusion linguistique des termes religieux inventés par les piétistes protestants a
favorisé l’établissement d’une véritable idéologie particulière qui a marqué à bien des égards
le christianisme éwé.
Se détourner des divinités locales (trↄwo) pour accueillir l’évangile afin de renouveler
sa vie intérieure était le projet de conversion défini par les missionnaires. Cependant, du point
de vue des acteurs, se convertir au christianisme a été surtout une façon de rompre avec
l’ordre social traditionnel tout en se positionnant pour profiter des projets de la colonisation
(Lawrance 2000). Les récits de la conversion au christianisme des communautés éwé
regorgent d’histoires de projets parallèles portés par ces néophytes. La capacité de mener des
projets culturels implique nécessairement et presque toujours « un rapport de pouvoir »
comme le rappelle Ortner (2006b: 148), et c’est bien dans ce contexte de pouvoir que
s’élabore aussi la résilience éwé.
Meyer (1996: 207) rapporte les propos de Hermann Nyalemegbe, un associé local de
la mission protestante qui donne les différentes raisons pour lesquelles selon lui, les Éwé se
convertissaient au christianisme. Pour lui, les Éwé se convertissaient au christianisme pour
toutes les raisons sauf celles qu’espéraient les missionnaires. Ils se convertissaient pour des
raisons liées à la guérison et à l’accès aux soins médicaux que prodiguaient les missionnaires.
Leur conversion pouvait être expliquée aussi par une ferme volonté de se détourner des trↄwo
les divinités traditionnelles soupçonnées d’être responsables de la mort de leurs enfants. Ces
divinités conservatrices pour la plupart du temps interdisaient aux gens d’utiliser les
nouveaux objets modernes. Par ailleurs, ceux qui n’étaient pas chrétiens avaient une position
marginale dans le contexte de l’économie coloniale. Les missionnaires, disposant de
nouvelles techniques agricoles, jouaient en même temps auprès des chrétiens le rôle de
47
moniteurs d’agriculture. Sur le plan des rituels, la façon de s’habiller des chrétiens et surtout
le modèle du mariage en blanc était devenu le rêve de plusieurs. En ce qui concerne les
funérailles, là aussi il était avantageux de se constituer chrétien, parce que le coût financier
des funérailles chrétiennes est relativement moins élevé, comparé aux funérailles
traditionnelles qui duraient plusieurs jours. De façon générale, le fait que les chrétiens se
permettaient une attitude très positive et libérée vis-à-vis des règles coutumières, défiant les
tabous sans en mourir, était autant de raisons qui attiraient les indigènes au christianisme.
Les Éwé ne poursuivaient donc pas d’autres buts que leurs intérêts propres par-
devers la formalité chrétienne, « son folklore et ses magies » (Mbembe 1988: 11). L’utopie
sociétale connaissait déjà une profonde évolution sur cette côte des esclaves surtout avec la
présence de ceux qu’on appelait « les Brésiliens14 ». C’étaient des anciens esclaves revenus
vivre sur l’ancienne côte des esclaves qu’ils considéraient comme leur maison. Du fait de
leur séjour en Amérique, ils avaient été mis en contact avec le christianisme. Ils contribuaient
à entretenir la flamme du christianisme allumé par les premiers itinérants de la foi. En
dernière analyse, les Éwé avaient saisi le christianisme comme un moyen qui leur était offert
pour s’émanciper dans le cadre de la société coloniale comme l’a écrit Meyer (2002: 207):
« It was evident that the Christians were the group able to profit most in colonial society ».
Dans cette approche libératrice et restauratrice du christianisme, guérison et adoration
ne sont pas séparées comme la théologie et la pratique des Églises missionnaires le laissaient
entendre. Ces dernières avaient attiré à la conversion les Éwé, par l’école et la médecine;
cependant, un malentendu subsistait, s’agissant de la conception du salut qu’avaient les uns
et les autres. Dans l’approche libératrice, le salut devient palpable et ne renvoie pas à un « au-
delà » hypothétique. Un discours qui ne fait qu’insister sur la croix, le péché est incapable de
mettre en évidence la force libératrice du message chrétien affirme Ela (2016: 84-85). La
libération, tel qu’elle est comprise et vécue par les mouvements pentecôtistes sur le terrain,
induit créativité et courage face aux aspects négatifs de la culture africaine.
14. C’est la vague des anciens esclaves qui avaient travaillé dans les plantations en Amériques et identifiés comme originaires de la côte des esclaves eux-mêmes; les sujets de mixture ontologique pèseront dans l’accueil du christianisme sur cette côte ouest-africaine.
48
Dès ses débuts, la conversion au christianisme a suscité beaucoup de méfiance de la
part des populations, méfiance vis-à-vis des missionnaires et leur projet de dzimetrↄtrↄ. On
comprend pourquoi les missions dans leur ensemble se sont toutes tournées vers la création
d’écoles pour asseoir les bases d’une identification nouvelle, plutôt destinée aux jeunes
générations. En parlant d’école comme lieu d’individuation, Marie & Vuarin (1997)
appellent à la prudence en mettant en avant le rôle ambivalent que l’école a joué dans ce
processus de conversion. Pour eux, les Africains ont récupéré aussi l’école pour renforcer et
nourrir la logique traditionnelle. Les communautés traditionnelles, loin de lutter contre
l’école comme une entité qui vide la solidarité communautaire de sa substance en la privant
de mains d’œuvre, l’ont comprise comme un lieu emblématique où se déroulent les enjeux
de la modernité. Chaque communauté s’arrangeait pour y envoyer un délégué qui devra plus
tard assumer pour la communauté la responsabilité d’en constituer la sécurité sociale (p.254).
Finalement, ce tour d’horizon permet de constater l’étendue et la complexité de ce
champ de la conversion. La théorie d’André Mary semble y mettre une nuance : « là où la
conversion semble être une négociation dans le cadre des contraintes, la dimension
expérientielle et l’enjeu des processus des identités collectives et individuelles se mesurent
mieux » (Mary 1998: 19). Cependant, poursuit-il, là où la conversion est appréhendée comme
une rupture inscrite sur une ligne d’évolution comme cela semble être le cas au Sud-Togo, la
conversion apparaît « plus complexe, incertaine, ambivalente, ménageant continuité et
discontinuité, adhésion et malentendu, docilité et ruse » (Mary 1998: 19). C’est sans doute
cette complexité que Keane (2007) démontrera plus tard en estimant qu’au-delà de la
rencontre du missionnaire et du sujet qui reçoit le message évangélique, c’est la
rencontre de deux mondes et de deux logiques. Et c’est la différence entre ces deux
mondes qui fait parfois apparaître le christianisme comme une nouvelle catégorie à
laquelle font face des peuples autochtones. La conversion comme processus de
transformation semble être la tendance des études anthropologiques modernes que mènent
plusieurs auteurs comme Cannell (2006), Hefner (1993), Laurent (1995), Mary (1998, 1999)
pour ne citer que ceux-là.
49
1-1.4. Interroger et analyser la subjectivité catholique au Sud-Togo
Quelle que soit la conclusion à laquelle on arrive sur la base de la réflexion menée
ici, le constat que l’entreprise chrétienne a pris des allures apparentes de succès sur le
continent africain est presque une évidence. Des travaux comme ceux de Afe Adogame
(2008); Rangers (2008) décrivent, au sujet de l’Afrique, une constante progression du nombre
de chrétiens. Cette tendance est confirmée par les récentes statistiques qui font état d’une
augmentation de populations chrétiennes en Afrique, dépassant pour la première fois les
chrétiens en Amérique latine. Une publication du Centre pour l’étude du christianisme
mondial du Cordon Conwell Theological seminar15 de Boston dans le Massachusetts a établi
que le nombre de chrétiens serait aujourd’hui de 631 millions en Afrique contre 601 millions
en Amérique latine. Par ailleurs, l’annuaire pontifical statistique de l’Église catholique publié
en 2018 qui fait état d’une hausse légère des catholiques dans le monde met en exergue la
situation en Afrique où vivent 17 % du nombre des baptisés catholiques dans le monde. La
République du Congo seule comptant 44 millions de catholiques, suivie des 28 millions au
Nigéria. La vitalité de l’Église catholique sur le continent africain se remarque aussi par la
progression des vocations au sacerdoce ministériel contre la baisse générale constatée en
Amérique et Europe16. Et cette tendance devrait s’accentuer dans les années à venir.
Cette croissance du nombre de chrétiens en Afrique pourrait être appliquée mutatis
mutandis au Togo dont le Sud est dominé par le christianisme. La présence chrétienne se veut
expansionniste tant par le prosélytisme des mouvements pentecôtistes, que par la vitalité des
Églises institutionnelles ou missionnaires. Cet apparent essor du christianisme africain laisse
parfois apparaître un double dysfonctionnement. D’une part, la réalité montre que la « pureté
» que le christianisme a toujours exigée en prônant la rupture radicale avec la coutume et la
spiritualité africaines n’est pas un grand un succès. Car les besoins ontologiques que les
convertis au christianisme expriment ne trouvent pas toujours satisfaction dans les offres de
ce dernier (Cf. Laburthe-Tolra 2010). Ces insatisfactions donnent parfois lieu à un
15. https://www.riposte-catholique.fr/archives/146647 16.https://www.vaticannews.va/fr/eglise/news/2018-06/eglise-statistiques-augmentation-nombre-catholiques.html
50
« atermoiement » ou une hésitation de la part des convertis, se traduisant par la tentation d’un
retour aux traditions (Laurent 2013: 23). Le recours aux rituels traditionnels pour résoudre
des ennuis devient lui-même générateur d’angoisse et de remords chez le chrétien qui a le
sentiment d’avoir été infidèle à Dieu. Ce sentiment se généralise aujourd’hui plus qu’hier
avec l’avènement des nouveaux chantres du « christianisme bourgeois » considéré comme
une super culture qui s’impose par une domination symbolique, ayant tout à enseigner aux
autres cultures rencontrées (Boulaga 1981: 69). Les nouveaux mouvements pentecôtistes
s’inscrivent généralement dans cette ligne (Lado 2008). Dans ce contexte, afin d’être efficace
et apporter une réponse réelle aux besoins et anxiétés de ses fidèles, l’Église catholique a
initié un vaste programme d’inculturation liturgique en entreprenant des initiatives
d’adaptation rituelle aux besoins de l’identité autochtone. Dans ces rituels de type nouveau,
des symbolismes issus de la religion traditionnelle sont introduits aux pratiques liturgiques
propres de l’Église afin de répondre aux exigences de sens des fidèles catholiques.
L’atermoiement dont fait preuve le chrétien africain et sa quête de symbolisme
pouvant résoudre les désordres existentiels auxquels il fait face le poussent non seulement
vers la spiritualité traditionnelle, mais aussi vers d’autres propositions spirituelles et
religieuses. C’est le cas notamment des confréries ésotériques comme la Franc-maçonnerie,
la Kabbale, la Rose-Croix, l’Eckankar. Ces ordres ésotériques ont non seulement suscité et
continuent de susciter de nos jours un engouement et une fascination, mais aussi le soupçon
et la méfiance chez les élites et les populations de façon générale. Rêvant d’intégrer les
réseaux internationaux d’intérêts de tout genre, les élites des pays africains qui venaient
d’accéder à l’indépendance ont utilisé ces mouvements comme des leviers pour leurs affaires.
La conséquence de ces choix est que très tôt, les jeunes Églises missionnaires africaines se
sont retrouvées en concurrence avec des loges maçonniques. Celle-ci tend à s’accentuer au
point de reproduire le bras de fer historique qui a caractérisé les relations de l’Église
catholique avec les loges maçonniques aux XVIIe et XVIIIe siècles en Europe (Baigent 2009
; Gabut 2005).
‘Le Noble Ordre de Marshall’ (ODM), le groupe cible dans lequel je problématise
l’objet de cette recherche est un ordre fondé entre autres pour servir de rempart contre
l’avancée des sociétés ésotériques en Afrique de l’Ouest. En effet, durant les cinq dernières
années, plusieurs conférences épiscopales en Afrique de l’Ouest, notamment celle du Togo,
51
du Bénin et de la Côte d’Ivoire ont dû écrire des lettres pastorales pour interpeller leurs fidèles
et souligner l’incompatibilité entre le catholicisme et les sectes ésotériques. Ce qui explique
l’invitation adressée à l’Ordre de Marshall par plusieurs évêques pour s’établir dans leur
diocèse, afin d’offrir aux élites catholiques de rester à l’intérieur de l’Église. C’est le cas par
exemple de l’évêque du diocèse d’Agboville en Côte d’Ivoire qui a sollicité l’établissement
de l’ordre dans son diocèse en 2016. Cette responsabilité a été confiée à la structure qui a fait
l’objet de mes études.
Les allées et venues de chrétiens africains signalées plus haut dans le cadre du
pentecôtisme africain sont surtout liées, pourrait-on croire, à la religiosité populaire.
Cependant, force est de constater que dans les cercles spirituels fréquentés par les élites, ce
même besoin de mobilité se manifeste, traduisant certainement une quête de sens. Alors que
la population générale s’adonne au pentecôtisme pour réaliser cette quête de sens, les
catégories élitistes de la population quant à elles se tournent vers les mouvements ésotériques.
Cette mobilité générale constatée pourrait être traduite comme une recherche de réussite
sociale à même d’inscrire les acteurs concernés dans le mouvement d’une modernité souvent
conjuguée avec la religion chrétienne. Cette insécurité ontologique ou spirituelle, doublée
d’une absence totale de l’État sur le plan social et économique a été appelée « modernité
insécurisée » par Laurent (2013: 20).
Cette réalité de besoins identitaires et ontologiques soulève de sérieuses
interrogations sur la subjectivité de ces populations converties au christianisme. Et ce travail
de recherche veut donc explorer la problématique de l’identité des populations du Sud-Togo
qui sont converties au catholicisme. Elle entend explorer la complexité du processus de
formation de la subjectivité catholique dans le contexte de « la pluralité des normes » (Winter
2001) où les traditions africaines cohabitent dans un étrange enchevêtrement avec la
modernité. Celle-ci se décline sous les traits du christianisme, du capitalisme, des sciences et
un certain imaginaire de consommation véhiculé par les médias (Bernault et Tonda 2000).
Cette préoccupation rappelle entre autres le débat sur la complexité de la coexistence des
ontologies et leur enchevêtrement sur un même site (Vilaça 2015b). En amont de la présence
des ontologies se pose la problématique de la fabrique ou de la constitution-reconstitution de
l’humain en société (Legendre 1994), et notamment, celle du processus subjectif de
l’identification. L’enchevêtrement de la logique de la religion autochtone, de la rationalité
52
moderne et du christianisme entraine aussi celui des pratiques rituelles dont la coexistence
n’est pas toujours pacifique. Après ce tour d’horizon qui a exposé les grandes lignes de la
problématique liée à la question de la constructions des subjectivités, il convient de regarder
comment la question générale des identités est traités par la réflexion scientifique.
1-2. Revue de la littérature et recension d’ouvrages clés
Cette revue de la littérature se veut thématique, reprenant majoritairement, les auteurs
qui ont travaillé dans l’univers culturel éwé. Parmi eux, j’ai directement opté pour des œuvres
qui ont exploré la subjectivité traditionnelle et qui ont un certain intérêt pour la présente
recherche. Le premier thème que cette revue de la littérature aborde a trait à la façon dont les
historiens togolais ont traité la question du christianisme et de l’identité dans leurs œuvres.
Le deuxième thème aborde la question du christianisme et de la subjectivité, débordant les
frontières éwé et convoquant un ou deux auteurs extérieurs. Le dernier thème sera consacré
à la spiritualité traditionnelle éwé en lien avec le christianisme.
1-2.1. Christianisme et identité dans une perspective historique
Du catholicisme, de sa mission et des problèmes identitaires, il en a surtout été
question dans les travaux des historiens togolais. Ces derniers ont notamment abordé dans le
cadre de la description de l’histoire générale du Togo, des aspects de l’identité chrétienne.
Le livre de référence en la matière est un ouvrage en 4 volumes, dirigé par le professeur
Gayibor (2011b). C’est surtout les volumes 3 et 4 de cet important travail de mémoire qui
sont pertinents pour ma recherche. Le troisième volume raconte les péripéties de la rencontre
coloniale avec l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne et le quatrième met l’accent sur
l’agentivité des Togolais face à l’ordre colonial et le christianisme.
Agbobly-Atayi & Gbedemah (2011) y ont apporté un précieux éclairage sur les
stratégies mises en place par les missionnaires durant la première évangélisation. L’école et
les centres de santé ont constitué les principaux moyens par lesquels les missionnaires ont
attiré leurs premiers adeptes au christianisme. L’école a en effet joué un rôle crucial dans la
formation des identités durant l’ère coloniale. La question de l’éducation durant l’ère
coloniale a été bien documentée par plusieurs auteurs dont Lawrance (2000) et Lange (1998)
53
qui offrent de précieuses informations sur ce sujet. Meyer (1999: 11) pour sa part affirme que
les enseignants formés par les missionnaires ont joué le rôle de modèle de vie chrétienne
durant la période de la christianisation. Dans un ouvrage récent consacré à la mission
catholique de 1886-1921, Degbe (2018: 191) précise que l’école, en donnant une nouvelle
identité, a été aussi un facteur de démarcation sociale. Elle créa de facto, un déséquilibre
familial et social entre les lettrés et les non-lettrés, entraînant la réduction de la main-d’œuvre
locale en contribuant au réajustement de la solidarité traditionnelle.
La question des identités a été reprise par Napala (2014), mais elle l’a abordée, en
analysant l’impact des nationalismes européens sur l’identité des missions protestantes et
catholiques au Togo. Les politiques de la culture initiées par les différents ordres coloniaux
ont explicitement marqué leur préférence nationaliste dans la conduite de la mission
d’évangélisation. Avant la guerre, l’administration allemande exigeait la présence allemande
dans la mission au Togoland. Cette même logique sera appliquée par les Français, dans les
années 1920, après la guerre. Chassés, les missionnaires allemands ont été remplacés par des
missionnaires français, quand ceux-ci prirent la responsabilité de la colonie. Ces politiques
successives de la culture, conjuguées avec les stratégies de la mission, en l’occurrence
l’école, finiront par avoir un impact sur l’émergence du nationalisme togolais. En formalisant
et en standardisant un dialecte local pour en faire la langue de l’enseignement, les
missionnaires avaient contribué à former une élite éwé qui s’est affirmée, en s’opposant à la
division de leur pays après de la Première Guerre. Ce faisant, ils avaient témoigné d’un réveil
nationaliste (Lawrance 2000)
Les intérêts des auteurs n’ont pas concerné que les Églises missionnaires. Certains se
sont aussi penchés sur le pentecôtisme au Togo. Dans une perspective historique, Balo (2001)
décrit la naissance et les méandres par lesquels est passé le mouvement pentecôtiste entre les
années 1980 et l’an 2001. Noret (2004) aussi aborde le sujet du pentecôtisme en reprenant
les caractéristiques du pentecôtisme togolais, les comparant aux autres mouvements de la
sous-région. Le premier point à retenir de son étude est la connexion étroite entre le religieux
et le politique, le deuxième, est la place importante des médias comme moyens
d’évangélisation. Bien que l’auteur n’ait pas abordé les traditionnels problèmes des identités,
il n’a pas manqué de révéler le lien étroit entre le pentecôtisme togolais et ceux du Ghana et
du Nigéria qui est la plaque tournante du pentecôtisme en Afrique de l’Ouest. Après ce tour
54
d’horizon dans l’histoire du christianisme au Sud-Togo, je vais à présent, considérer un
aspect qui a un lien plus direct avec la thématique de cette recherche : la question des
subjectivités et du christianisme.
1-2.2. Christianisme et subjectivité
Les études qui ont été consacrées à la subjectivité au Sud-Togo ont toutes procédé à
un parti pris méthodologique qui les a poussées à se consacrer à une analyse partielle de la
question. Au-delà des travaux des pionniers comme ceux de Spieth (2009) Awoonor (1974)
Nukunya (1969), Rivière (1981) etc., traitant le système religieux traditionnel, d’autres
études plus récentes ont exploré la manière dont le christianisme a influencé la fabrique des
sujets éwé dont Meyer (1996, 1998,1999, 2002, 2008); Greene (1996); Daswani (2011) etc.
Ayant mené une ethnographie sur l’histoire de l’évangélisation des Éwé, avec les
missionnaires du NMG, l’anthropologue néerlandaise, Birgit Meyer, insiste notamment sur
la transformation que cette rencontre a produite sur l’imaginaire éwé. Le livre de Meyer
(1999) constitue l’une des études anthropologiques les plus fouillées qui aient été jamais
faites à propos de la christianisation des Éwé. Ses travaux ont le mérite, non pas de fournir
des données historiques, mais de rendre compte de l’attraction que le pentecôtisme exerce
sur les Éwé Péki, vivant au sud-ouest du Ghana. Les Éwé Péki partagent la même histoire
que les dukowo, c’est-à-dire les autres communautés éwé. Durant l’ère précoloniale, le roi de
Péki avait tenté une centralisation des dukowo sous son règne. Ce rêve sera complètement
anéanti avec la Conférence de Berlin de 1884 qui établit finalement des frontières entre les
dukowo éwé. C’est en tenant compte de cette histoire commune que certains aspects du
christianisme, tel qu’ils sont vécus aujourd’hui, méritent qu’on s’y attarde.
Meyer (1999) part de deux constats, celui du discours sur le pentecôtisme qui insiste
sur la réalité de Satan, justifiant les pratiques de délivrance, et le constat du positionnement
critique du mouvement pentecôtiste vis-à-vis des traditions africaines. Le néo-pentecôtisme
affiche une certaine répugnance pour les cultures quelles qu’elles soient, comme l’avaient
fait les Églises missionnaires durant la christianisation. Toute personne constituée par une
socialisation de la culture traditionnelle en Afrique a vu essaimer en elle le mal, le mal-être, la
malédiction estiment les interlocuteurs pentecôtistes du Congo interrogés par Meiers (2013).
Pour pouvoir vivre comme un sujet chrétien, l’Africain se doit de se défaire du masque
55
traditionnel dont il est revêtu et qui est la source de tous ses problèmes. Il n’en fallait pas plus
pour que Meiers (2013: 172) arrive à la conclusion que : « Les sociétés africaines se sont
réappropriées les catégories de la mission civilisatrice par laquelle elles ont été disqualifiées.
Et elles en ont reproduit les différentiations identitaires et les inégalités sociales en les
accentuant ». Cette tournure curieuse que prend le fait religieux chrétien dans le contexte
postcolonial en Afrique constitue la trame à partir de laquelle l’auteure s’est interrogée sur la
fabrique de l’humain dans nos sociétés contemporaines.
Comment expliquer ce paradoxe qui pousse les chrétiens africains à embrasser une
religion qui méprise a priori leur tradition ? Et comment en sortir ? Chez les Éwé, Birgit
Meyer, explique ce paradoxe par l’action des premiers missionnaires de NMG. Ces derniers
ont fait un travail d’inculturation, comprise surtout dans le sens de traduction, « translating
the Devil ». Comme le titre du livre l’indique, ils ont traduit la réalité de Satan dans la culture
éwé. L’insistance sur le dualisme Dieu/Satan est un héritage lié au contexte historique de
l’Allemagne du Nord, lieu de provenance des missionnaires explique-t-elle. Devenus malgré
eux agents de civilisation chez les Éwé, les piétistes ont inauguré un processus
d’évangélisation à travers lequel s’est joué et se joue encore toute la question de la
compréhension du christianisme. La préoccupation des Éwé pour les forces occultes d’une
part, et l’identification de ces forces à Satan donnent à mieux comprendre aujourd’hui
l’imaginaire de ces Éwé convertis au christianisme. En incorporant les divinités locales dans
l’univers diabolique, l’imaginaire éwé s’est inscrit dans la logique d’un combat permanent
contre le sorcier, vu désormais comme le diable. Or ce combat contre le diable est en même
temps un combat contre soi-même, puisque ce qui est identifié comme diable fait partie de
soi.
L’aspect le plus intéressant de cette étude est le fait d’avoir mis l’accent sur la capacité
d’agir des Éwé durant leur évangélisation. Au moment où les missionnaires œuvraient pour
tourner les Éwé vers leur transformation intérieure, ces derniers embrassaient le christianisme
comme un moyen pouvant leur permettre d’entrer dans le nouvel ordre social initié par la
colonisation. Chez les Éwé, l’expression « nku vu »17 est utilisée pour dire la civilisation
17. Expression voulant littéralement dire « les yeux sont ouverts » est la métaphore utiliser pour signifier la civilisation.
56
nouvelle, à laquelle la conversion donne accès Meyer (1999: 8). Alors que ces missionnaires
concevaient la conversion comme une rupture avec la culture locale et une renonciation à soi,
les Éwé, sans forcément être contre cette rupture, voyaient plutôt dans le christianisme une
occasion offerte pour œuvrer à la réalisation de leur projets sociaux.
Ces conclusions auxquelles est arrivée Meyer dans ses travaux sur le pentecôtisme
éwé au Sud-Ghana constituent un point d’appui important pour ma propre réflexion. Ses
résultats ont servi de base pour une comparaison avec mon propre terrain qui se situe chez
les Éwé au Sud-Togo et dont l’évolution a suivi une autre trajectoire. Mais déjà, je peux
relever quelques points de divergence entre les travaux de Meyer et la présente recherche. Le
premier point est lié au fait que nos études ne portent pas sur les mêmes variantes du
christianisme. Alors que Meyer (1999) a étudié le pentecôtisme chez les Éwé du Ghana, la
présente réflexion se concentre sur le catholicisme des Éwé du Togo. À la différence du
pentecôtisme qui est un mouvement libéral en ce qui concerne sa structure, le catholicisme
est une Église avec une autorité centralisée, régulant les pratiques et le discours des acteurs.
Le deuxième point de divergence concerne la nature de la capacité d’agir des premiers
chrétiens éwé qu’elle a soulignée. Je trouve un peu unidirectionnelle et simpliste cette
capacité d’agir qui est décrite comme établissant une rupture avec la tradition et embrassant
la civilisation et le christianisme. L’auteure estime que les convertis étaient complètement
tournés vers la quête de la modernité et ceci, contre le souhait des missionnaires piétistes
dont la spiritualité prescrivait de la modération en tout.
Tout en reconnaissant une telle capacité d’agir, mes propres découvertes vont plus loin. Mes
travaux démontrent que l’agentivité des Éwé devant le christianisme est plus complexe
qu’elle ne paraisse. Elle est à la fois recherche des commodités de la modernité, tournant
l’individu vers l’avenir et, en même temps, attachement à une certaine continuité de soi par
laquelle s’exerce l’identification à une certaine spiritualité africaine. Pour moi, la thèse de
l’action missionnaire par laquelle la réalité du diable a été traduite dans la culture éwé
n’explique que partiellement ce que l’on peut appeler le christianisme éwé. C’est aussi et
surtout une certaine persistance de la spiritualité traditionnelle éwé qui détermine et donne
sa couleur au christianisme local. Pour saisir le sens de cette spiritualité éwé, je me propose
de m’intéresser cette fois-ci à des africanistes qui ont étudié les Éwé.
57
1-2.3. De la spiritualité traditionnelle, comme racine du christianisme éwé
Il existe un grand nombre d’ethnographies explorant l’univers culturel éwé. Les
travaux de Spieth (2009), missionnaire allemand du NMG, constituent à cet égard, le socle
et la référence première de toutes ces recherches sur les Éwé. Il fournit aux chercheurs, une
source importante d’information de première main sur la culture éwé. Il faudra attendre les
décennies 1960-1980, pour voir émerger d’autres travaux, non moins consistants, sur
l’identité éwé. Au nombre des études de la deuxième génération, figurent entre autres,
Nukunya (1969), Surgy (1971, 1980, 1988), Awoonor (1974), Rivière (1981), Agblemagnon
(1984), etc. Les travaux de cette deuxième génération confirment le sérieux et la scientificité
avec laquelle Spieth a recueilli et traité ses données ethnographiques. Je voudrais souligner
trois points importants de la spiritualité éwé que partagent tous ces auteurs.
Le premier dénominateur commun qu’ils dégagent est la question de l’existence de
Mawu, le dieu suprême qui règne sur tout le panthéon éwé. Impersonnel et vivant dans la
transcendance, Mawu n’exige aucun culte et se fait assister de Bomenɔ, la Mère universelle.
Chez les Éwé, la plupart des divinités semblent vivre en couple. Il va émerger du principe de
leur appariement sexué une domestication de la nature qui donne une idée de la centralité du
système matrimonial éwé exploré par Nukunya (1969), Surgy (1980), Rivière (1990) et
Greene (1996). En passant en revue des thématiques spécifiques comme la structure de la
parenté, le lignage, le mariage, la famille et le changement social, Nukunya (1969) a décrit
ce qui fait le noyau de la culture éwé, immortalisée dans une monographie réalisée au
lendemain des indépendances. Après analyse de l’influence du christianisme sur la culture
éwé, en l’occurrence chez les Anlo, il a conclu que l’impact du christianisme n’a pas été très
significatif, en ce qui concerne un domaine aussi central que la vie matrimoniale; les Éwé
continuant la pratique de la polygamie par exemple. L’influence de Mawu ne s’arrête pas là,
sur la question des couples. C’est aussi Mawu qui façonne et détermine le destin éwé. Du fait
de son l’éloignement, il a institué une multitude de divinités et d’esprits désincarnés
permettant d’assurer la médiation entre les humains et lui. Ces intermédiaires sont dotés
d’une capacité d’agir qui constitue la garantie de leur survie. Car les divinités inefficaces
finissent complètement abandonnées et marginalisées dans la broussaille.
Le deuxième point que ces œuvres offrent sur la spiritualité éwé et qui apporte à
plusieurs égards, un éclairage à l’analyse de mes propres travaux est la conception plus ou
58
moins homogène de la subjectivité éwé. Dans cette perspective, ce sont les études
ethnographiques de Rosenthal (1998) font autorité. Professeur associée d’anthropologie à
l’Université de Michigan-Flint, Judy Rosenthal offre à travers son livre, une monographie
richement fournie sur le processus par lequel se construit la personne dans la communauté
religieuse traditionnelle gorovodu. À travers les huit chapitres de cet ouvrage, l’auteure a
explicitement étudié la personne éwé dans le culte de gorovodu. Le nom de goro désigne la
noix de cola, principale nourriture de cette divinité. L’auteure met en exergue la manière dont
la mémoire collective de l’esclavage s’est transformée en acte de réparation. Une réparation
qui se mue en divinité chez les Éwé dont les ancêtres s’étaient investis dans l’esclavagisme.
Le gorovodu représente donc l’esprit des esclaves du nord, revenant par la transe pour habiter
le corps des descendants de leurs anciens maîtres et de leurs anciennes maîtresses. Cette
possession est recherchée dans la mesure où elle est bénéfique pour la communauté. À travers
la transe, les adeptes du gorovodu peuvent entrer dans le monde mystérieux des dieux et avoir
accès à la connaissance de certaines plantes utiles dans la guérison des maladies. Par la
description de rituels de gorovodu, y compris la danse, la transe, la possession, Rosenthal
fournit des informations précieuses, concernant les dimensions éthique et religieuse de la vie
socioculturelle éwé. Quant à la dimension thanatologique, elle a surtout été systématisée par
Surgy (1988), qui fait une distinction entre les mauvais morts dont les âmes errent à la
recherche d’un corps et les bons morts qui ont trouvé la paix. La mort sanctionne et sa
survenue est liée aux choix prénataux que les individus font, avant de venir dans le monde
matériel. L’ouvrage apporte des détails importants sur la vie après la mort, le devenir des
âmes, les compositions du monde, ainsi que composantes de la personne éwé.
En terme d’évaluation et de critique anthropologique, il faut admettre que Rosenthal
pèche d’être resté à un niveau descriptif, sans suffisamment connecter son ethnographie aux
grands thèmes qui structurent l’anthropologie en matière de subjectivité. Bien que l’auteure
parle par exemple du rôle qu’a joué le gorovodu durant la période coloniale, elle n’a pas par
exemple engagé son analyse sur la question de la capacité d’agir des acteurs du gorovodu.
Quoique mes propres analyses du monde éwé puisent beaucoup chez elle, ces analyses
entreront en conversation avec l’anthropologie du christianisme, en faisant appel à aux
théories anthropologiques de la subjectivité. Un autre aspect particulier et important que
l’auteure a abordé dans son ouvrage sans l’approfondir est la fonction sociale du secret. Elle
59
décrit le phénomène de la transe, tout en affirmant que certains aspects de cette pratique ne
sont pas de nature à être révélés, sans toutefois donner le rôle que joue le secret dans un tel
environnement. À la différence de son approche, je donne, pour ma part, une place importante
aux aspects de l’inconnu et du secret dans ma propre démarche, en montrant comment le
secret participe à la construction du sujet catholique. En cela, la spiritualité traditionnelle éwé
trouve une continuité dans la façon dont fonctionne l’Ordre de Marshall aujourd’hui au Sud-
Togo.
Le dernier point commun sur lequel insiste les anthropologues qui ont travaillé sur la
cosmologie éwé est le dualisme traditionnel de la pensée éwé. Ce dualisme postule que tout
ce qui existe dans ce monde a son fondement dans amedzofe, le monde éloigné, la patrie des
humains. Spieth (2009) et Surgy (1988) ont souligné cet aspect de la pensée éwé. Ces deux
auteurs peuvent d’ailleurs être mis en perspective avec Meyer (1999) qui a souligné la
présence de la dichotomie Dieu/Satan dans la pratique chrétienne éwé. Et c’est là que se
positionnent les résultats de mes propres travaux. Le dualisme traditionnel éwé traduit
l’importance que revêt le monde invisible dans la construction du sujet. C’est le rapport avec
ce monde qui crée et justifie la géomancie, devenue constitutive du sujet. La géomancie est
étroitement liée au besoin de la personne de se connecter avec le mystère de l’invisible où se
trouve la vérité de son être. Et pour ma part, c’est cette réalité de la culture éwé, ce dispositif
analogique en terme ontologique qui offre la clé de compréhension du christianisme éwé.
Cette revue montre les directions prises par les différentes études citées. À ma
connaissance, il n’y a pas une étude systématique récente qui ait exploré la question de la
fabrique des subjectivités, de façon exhaustive comme cela se fait par la présente entreprise.
L’approche adoptée ici prend en compte la cosmologie traditionnelle et d’autres facteurs
contemporains, dictant leurs normes à l’individu. Ces multiples facteurs, chacun pour sa part,
participent au mécanisme de structuration des catholiques éwé, à part entière. Cette étude
procède à une analyse intégrale de la construction des subjectivités, en établissant une
conversation entre les données locales recueillies et les cas étudiés par des anthropologues
du christianisme à travers le monde.
60
1-2.4. Pertinence scientifique et sociale de la recherche
Ce travail de recherche se veut une contribution scientifique originale qui permet de
saisir la question de la subjectivité au Sud-Togo, et en l’occurrence la subjectivité chrétienne
catholique. Saisir sur le plan ethnographique, la société togolaise telle qu’elle se présente
aujourd’hui dans sa dimension religieuse me fera dépasser la dichotomie
synchronie/diachronie (Lesser 1978: 160) pour saisir en quoi les envies et les attirances de la
communauté catholique d’aujourd’hui s’expliquent non seulement par son histoire, mais
aussi par les contingences de la vie présente. Cette recherche est probablement la première
étude systématique qui vise à rendre compte, sur le plan anthropologique, de la compétition
acharnée et ouverte qui caractérise le « marché du religieux » togolais18. Cette recherche
s’engage dans une analyse qui intègre les systèmes normatifs que sont la tradition éwé, le
contexte socio-économique, le christianisme et « ses prostaglandines » c’est-à-dire les ordres
ésotériques qui ont émergé dans son sillage avant de s’en affranchir (Toulabor 1993: 277).
L’avantage direct de cette étude est qu’elle éclaire un phénomène social contemporain. Elle
n’est pas dénuée non plus d’intérêt social et politique. La grande tentation de la politique
libérale est de tenir séparé le champ de la religion, considéré comme un domaine privé, de
celui de la politique qui occupe l’espace public. Or comme l’affirme Mahmood (2009: 58) :
« toute forme de politique présuppose et requiert un type particulier de sujet, lequel est
produit par toute une gamme de pratiques disciplinaires qui sont au cœur du dispositif de
régulation de n’importe quel système politique moderne ». Si les pratiques politiques ont le
pouvoir de produire un type particulier de sujet et qu’inversement, c’est le sujet qui conçoit
et met en place les programmes de politiques, alors la finalité sociale de cette recherche
devient évidente. Identifier les éventuelles subjectivités locales pourrait non seulement aider
à élaborer de subséquentes politiques de développement, mais aussi servir de base pour
définir des objectifs de l’éducation nationale.
18.https://www.fss.ulaval.ca/anthropologie/anthropoblogue/linvention-de-soi-et-le-marche-du-religieux-au-sud-togo
61
1-3. Le cadre conceptuel de la recherche et définition de concepts opératoires
En partant du fait que l’objectif de cette thèse vise la description située et une
meilleure compréhension de la subjectivité catholique au Sud-Togo, la réflexion présente va
explorer un ensemble de thématiques et de concepts relatifs à la problématique qui nous
occupe. Je m’attacherai à définir les notions de personne, de subjectivité, et de sujet. Évoquer
ces notions engage le chercheur à convoquer un éventail assez large de domaines et une
méthodologie plurielle, afin de cerner le problème comme un fait social total. C’est la même
logique qui m’a amené à élaborer un cadre conceptuel qui fait appel à plusieurs auteurs dont
le point commun est d’avoir contribué à la grande discussion sur la nature et le devenir des
subjectivités. Le critère de sélection des théories convoquées ici est leur capacité à faire écho
des pratiques sociales et cultuelles de l’Ordre de Marshall (ODM), au sein duquel s’est
déroulé mon travail ethnographique.
Dans cette perspective, après la définition des concepts clefs de la recherche, je vais
aborder quelques aspects du débat sur l’articulation à faire entre le symbolique et l’imaginaire
dans la construction des identités individuelles et collectives. Étant donné que les pratiques
des membres de l’ODM sont essentiellement focalisées sur les rituels, je ferai un
développement sur les thèmes centraux de la ritualité en lien avec la notion de la construction
des subjectivités. Après ces thématiques plutôt techniques, j’inscrirai ma réflexion dans la
droite ligne de ce qui fait le cœur du débat sur la personne chrétienne en anthropologie du
christianisme, en ne manquant pas de le connecter à la tension qui existe entre la tradition et
la modernité. Cette dernière dialectique peut se mesurer dans le champ des rapports de sexe
et du genre, sachant que l’ODM évolue dans un milieu chevaleresque très hiérarchisé,
situation propice à une certaine rivalité propre aux structures de ce genre. Je terminerai ce
tour d’horizon en évoquant la très importante question de la fabrique des sujets dans les
ontologies, réalité qui n’est paradoxalement pas si perceptible, pourtant partout présente dans
les expériences sociologiques qui se donnent à voir sur mon terrain de recherche.
1-3.1. Subjectivité et vérité dans la pensée de Michel Foucault
Les notions de sujet, subjectivité et subjectivation
À partir des années 1980, la préoccupation première de la philosophie de Michel
Foucault a été de lier l’étude de la thématique du sujet à celle de la vérité. Comment la vérité
62
contribue-t-elle à façonner l’être du sujet ? Pour ce faire, l’auteur commence par remettre en
cause la philosophie du sujet, tel qu’elle était conçue par la modernité, sous l’inspiration du
courant cartésien. Dans son cours du 6 janvier 1982, Foucault (2001b: 19) déclarait que :
Je crois que l’âge moderne de l’histoire de la vérité commence à partir du moment où ce qui permet d’accéder au vrai, c’est la connaissance, elle-même et elle seule. À partir du moment où, sans qu’on ne lui demande rien d’autre, sans que son être de sujet ait à être modifié ou altéré pour autant, le philosophe (ou le savant ou simplement celui qui cherche la vérité) est capable de reconnaître, en lui-même et par ses seuls actes de connaissance, la vérité et peut avoir accès à elle.
Pour commencer sa philosophie du sujet, Foucault se positionne à l’opposé du sujet
cartésien qui est anhistorique, solipsiste, auto constitué, libre, achevé et compris comme
universel. En définissant les objectifs de cette recherche, j’ai eu à souligner les deux moments
importants de la conception du sujet chez Foucault. Il y a tout d’abord, le sujet-objet, produit
à partir de techniques au travers desquelles, les individus sont objectivés et produits à partir
de ce que l’auteur appelle « le bio-pouvoir » qui inclue une technologie de pouvoir sur le
corps, avec un dressage disciplinaire, visant un assujettissement et un contrôle de la vie des
populations, par les institutions de pouvoir dans le cadre de la modernité (Foucault 2019:
218). Dans ce sens, les modes de subjectivation désigneraient les moyens par lesquels le
pouvoir, qu’il soit institutionnel ou simplement individuel investit le sujet (Foucault 1975)
L’école, la prison, l’asile, et l’hôpital sont autant de lieux où sont produits des sujets
objectivés. À l’école par exemple, l’intégration des règles de la grammaire produit un type
donné de sujet objectivé. De même, l’objectivation du sujet se réalise quand l’individu est
introduit à faire une distinction objective en lui-même entre le fou et le sain d’esprit, entre le
malade et l’individu en bonne santé.
La deuxième catégorie de sujet a trait à l’individu-sujet produit, non plus à travers un
mode d’objectivation, mais en tenant compte des rapports du sujet a vis-à-vis de lui-même.
Toutefois, tout rapport à soi est aussi lié à une maitrise et donc à un pouvoir qui subjugue et
assujettit le sujet (Foucault 2001a). Le terme « subjectivité » désigne chez Foucault, ce
rapport singulier du sujet à lui-même. La subjectivité est « la manière dont le sujet fait
l’expérience de lui-même, dans un jeu de vérité où il a rapport à soi » (Foucault in Revel
2002: 61). Si dans la philosophie foucaldienne, les subjectivités sont conçues comme
63
historiques, la méthodologie pour en rendre compte tient aux conditions même de possibilité
de production des sujets à travers l’histoire. La subjectivation dans ce sens n’est alors que le
processus de la constitution du sujet à travers le temps. Dans le cadre des rapports que le sujet
peut avoir avec lui-même, l’écriture de soi sur soi-même, pour soi comme cela était pratiqué
dans les monastères, constitue par exemple des procédés de subjectivation. Les directeurs de
conscience accompagnaient leurs protégés par une méthode exégétique de connaissance de
soi. Le discernement permet au sujet de dissiper en lui les illusions, de reconnaître et de
déjouer les tentations suggérées à l’âme et au cœur de l’individu par le diable. Le modèle
exégétique que le sujet s’applique à lui-même met en exergue toute l’importance de
l’obéissance d’une part et, d’autre part, celle de la dynamique d’une vie intérieure assujettie,
typique de la spiritualité chrétienne. Et c’est là, tout l’enjeu du maître de la vérité : « Sa
fonction est herméneutique. Par rapport à l’aveu, son pouvoir n’est pas seulement de l’exiger,
avant qu’il soit fait, ou de décider, après qu’il a été proféré ; il est de constituer, à travers lui
et en le décryptant, un discours de vérité » (Foucault 1994b: 128). Cette tendance à sonder
l’intérieur de l’âme est à l’opposé par exemple de ce que rapporte Mahmood (2009: 56) dans
ses travaux sur les femmes du Mouvement des mosquées en Égypte dont elle dit qu’elles
« n’ont pas pour objectif premier la découverte de leurs désirs ou sentiments ‘profonds’, ni
l’établissement d’une relation personnelle avec Dieu », mais plutôt un souci de soi qui vise
essentiellement à les rendre aptes à s’adapter au modèle pieu du Prophète de l’islam. La
subjectivité comprise comme le rapport de l’individu à lui-même et à son moi intérieur serait
alors synonyme du concept de la personne tel qu’il est pensé et rendu par Mauss (1938). Au
départ, la racine latine persona, traduisait l’idée de masque rituel ou masque d’ancêtre. Pour
ce personnage, était important le statut social, se déclinant sous le nom, le surnom, le rôle et
le rang, par lequel l’individu pouvait rentrer en relation avec sa communauté. Ce sens n’était
pas trop différent du concept grec πρόσωπον, qui non seulement avait le même sens de
personnage, mais véhiculait tout aussi bien, une connotation utopique de soi, c’est-à-dire, la
personne qu’on voudrait être, le soi idéal. À travers évolution et révolution dans l’histoire,
comme dans la culture, le concept de personne a fini par désigner, sous l’influence du
christianisme, l’individu dans sa nature nue, ou encore une entité métaphysique de personne
morale. Le concept de personne a pris le sens moderne qu’il a aujourd’hui, c’est-à-dire, une
catégorie fondamentale de la conscience humaine, désignant le « moi » dans la pensée de
64
Kant et de Hume (Mauss 1938: 281). Même s’ils sont partis de perspective différente, il faut
souligner que Mauss (1938) et Foucault (2001b) arrivent à un point commun. Tous deux
insistent sur la notion de l’intériorité personnelle comme une catégorie de l’humain, que le
christianisme a contribué à faire émerger.
Dans son rapport à lui-même, l’individu-sujet se construit en s’assujettissant à une
vérité qui dépasse sa seule conscience de sujet. Il reconnaît cette vérité et celle-ci inspire ses
choix quotidiens. Dans le cours du 17 janvier 1982, Foucault revient sur le rapport du sujet à
la vérité et distingue deux formes de sujet vrai. Le sujet qui opte pour la vérité, par choix
personnel et comme style de vie, comme c’est le cas chez le philosophe et le sujet à qui la
vérité s’impose du dehors, comme c’est le cas chez le croyant qui se construit à partir de la
Révélation. Pour connaître la Parole, le sujet est appelé à la pratique de l’Askêsis, une
constitution de soi par l’ascèse (cours du 24 février 1982). Dans la perspective des techniques
de soi, l’auteur établit dans son cours du 14 janvier 1981, une correspondance entre «
technique de soi » ou « technologie de soi », dont il dit que ce sont des « pratiques, de
procédures réfléchies, élaborées, systématisées qu’on enseigne aux individus de manière
qu’ils puissent, par la gestion de leur propre vie, le contrôle et la transformation de soi par
soi, atteindre à un certain mode d’être » (Foucault 2014: 37). La question de la subjectivité
chez Foucault ne peut pas être dissociée de la notion de epimeleia heauto en grec, rendue
comme le « souci de soi » qui constitue la téléologie de la quête de soi. Dans son intérêt pour
la généalogie de la subjectivité, du moins en Occident, Foucault montre en effet, que durant
l’Antiquité, le précepte delphique gnôthi seauton, « connais-toi toi-même » traduisait une
grande préoccupation liée au bioûn, qui veut dire : « passer sa vie, et qui se rapporte à la
manière de vivre cette vie, la manière de la mener, de la conduire, la façon dont elle peut être
qualifiée d’heureuse ou de malheureuse. » (Foucault 2014: 36).
Les pratiques du sujet dont il est question s’opérationnalisent concrètement par un
processus précis. Dans un premier temps, les pratiques entraînent le sujet dans la
déconstruction, le provoquant à « désapprendre », et à se situer de façon critique vis-à-vis des
structures existantes et de tout ce qu’il a toujours reçu des autres. Les pratiques spirituelles
fournissent au sujet des armes qui lui permettent de se mettre dans une permanente posture
de combat spirituel, constituant pour lui une sorte de thérapie. Si le souci de soi mène à la
souveraineté sur soi-même et à la maitrise de soi, pour garder cette maitrise devant les
65
épreuves de la vie, les pratiques spirituelles comme la médiation et la mémorisation
deviennent une façon d’avoir à portée de main « un équipement de discours vrais » capables
de porter le sujet en temps de crise (Foucault 2001b: 479). Dans un deuxième temps, ces
pratiques établissent un lien entre la morale et la mort : « au sommet de ces exercices se
trouve la fameuse meletê thanathou. Elle ne consiste pas en un simple rappel, même insistant,
qu’on est destiné à mourir. Elle est une manière de rendre la mort actuelle dans la vie »
(Foucault 2001b: 484). La mort offre par anticipation la possibilité d’un regard rétrospectif
sur la vie.
La technologie de soi pose aussi le problème du telos qui constitue l’horizon vers
lequel chemine l’individu. Dans son cours du 3 mars 1982, Foucault précise la différence du
telos auquel aboutit le paganisme et celui auquel destine l’ascèse chrétienne : il me semble
que dans l’ascèse chrétienne, on va trouver, donc, un mouvement de renonciation à soi qui
passera, comme moment essentiel, par l’objectivation de soi dans un discours vrai. Il me
semble que dans l’ascèse païenne, dans l’ascèse philosophique [...] il s’agit de se rejoindre
soi-même comme fin et objet d’une technique de vie, d’un art de vivre, il s’agit de se rejoindre
soi-même avec, comme moment essentiel, non pas l’objectivation de soi, dans un discours
vrai, mais subjectivation d’un discours vrai. » Quant à la formation de la subjectivité
chrétienne proprement dite, elle passe dans un premier temps par une référence à un au-delà,
qui justifie l’objectivation de soi évoquée plus haut. Dans un deuxième temps elle passe par
une opération de conversion et enfin par le fait qu’il existe une vérité authentique qui
constitue le socle de cette subjectivité (Foucault 2014: 255). Au vu de tout ce qui vient d’être
annoncé, deux autres points importants méritent d’être soulignés chez Foucault, les notions
du paradoxe de la subjectivation et celle de la substance éthique.
Les deux moments importants du sujet foucaldien, à savoir l’individu-objet, advenant
par des techniques de domination et l’individu-sujet, par des techniques de soi, permettent à
l’auteur d’élaborer sa notion de paradoxe de la subjectivation. « Ce qui constitue le sujet dans
un rapport à soi, déterminé, ce sont des techniques de soi historiquement repérables,
lesquelles composent avec les techniques de domination elles aussi, historiquement datables.
Du reste, l’individu-sujet n’émerge jamais qu’au carrefour d’une technique de domination et
d’une technique de soi » (Foucault 2001b: 507). Cette notion et les deux moments qu’elle
implique seront très importants dans la description de la subjectivité marshallienne. Le sujet
66
acquiert la substance de son identité et de son agentivité à travers l’ensemble des processus
et des conditions par lesquelles il est assujetti. Cela pose tout l’enjeu de l’autonomie du sujet.
Celle-ci n’est pas à comprendre comme une absence d’intrusion du Tiers, dans la constitution
du sujet, mais plutôt comme une façon d’assumer cette aliénation (David 2013).
Quant à la notion de la « consistance éthique », elle désigne la part du soi qui constitue
le noyau évoqué dans le jugement éthique de soi, « une certaine expérience de lui-même qui
détermine son rapport au corps, aux autres, au monde » (Foucault 2014: 308). Foucault estime
par exemple qu’au Moyen Âge, le désir et la chair étaient la substance éthique alors que dans
les temps modernes ce sont les sentiments qui constituent la part du soi la plus concernée par
la morale du sujet. La consistance éthique, comme d’ailleurs la notion de subjectivité qu’elle
induit, varie en fonction des époques et des lieux. L’analyse de la subjectivité marshallienne
va se faire principalement selon ce modèle foucaldien qui exige une grande attention à
l’évolution de la capacité du sujet dans l’histoire.
Un aperçu de la notion d’agentivité
Le choix de la tradition foucaldienne pour définir la notion de subjectivité m’est dicté
par l’analyse pointue qu’a faite l’auteur de la subjectivité chrétienne. L’étude de la
subjectivité apparaît alors comme une réponse au besoin de renouvellement d’une
anthropologie qui privilégiait la structure au détriment de l’individu, au point de passer aux
yeux d’autres scientifiques comme une discipline antihumaniste. L’émergence de cette
nouvelle anthropologie a débuté avec le poststructuralisme dans lequel l’intuition du sujet est
revenue en force contre une trop grande tendance à tout expliquer par la structure. Le sujet
est compris par Pierre Bourdieu (1990) comme ayant intériorisé le monde extérieur,
développant ainsi des habitus. Dans la même veine, pourraient être cités d’autres auteurs
comme Giddens (1991); Sahlins (2002) qui ont apporté leurs touches particulières à la
question du sujet sans pour autant théoriser explicitement le concept d’agentivité,
l’équivalent en français du terme anglais agency, défini comme :
Agency can be virtually synonymous of power people have at their disposal, their ability to act on their own behalf, influence other people and event and maintain some kind of control on their own life. Agency in this sense is relevant for both, domination and resistance. People in position of power “have”- legitimately or not- what might be thought of as “a lot of agency” but the dominated too always
67
have certain capacities and sometimes very significant capacities, to exercise some sort of influence over the ways in which events unfold. Resistance then is also a form of “power-agency” and by now we have well developed a theoretical repertoire for examining it (Ortner 2006a: 143-144).
Cette citation est typique des premières générations de la compréhension d’agentivité
qui ont abordé la question en termes binaires de domination et de résistance. La thématique
de l’agentivité comprise comme la capacité d’agir de l’individu a beaucoup varié à travers
les domaines particuliers d’études sociales qui en ont fait leur paradigme analytique. Pour
Foucault, dont l’intérêt était d’étudier l’histoire des modes de subjectivation, la capacité
d’agir est l’ensemble des aptitudes et qualités dont fait preuve l’individu en se constituant
sujet d’action rationnelle par l’appropriation d’un procédé de subjectivation. Agentivité et
éthique sont liées dans la pensée foucaldienne. L’éthique étant les différentes manières pour
l’individu agissant d’opérer des choix comme un agent, mais aussi comme un sujet moral (in
Revel 2002). Et il faut aussi retenir que ces aptitudes et qualités ne peuvent pas être dissociées
du contexte historique et culturel qui les a produites. Le sujet rendu capable de la
connaissance acquiert une forme d’agentivité que la phase de la spiritualité ne lui
reconnaissait pas. C’est surtout dans les études de genre que la déconstruction de cette notion
interviendra surtout avec Butler (2004). L’évolution de la notion deviendra avec Mahmood
(2009: 37) « non pas comme un simple synonyme de la résistance aux rapports de
domination, mais un produit de rapports de subjectivation spécifiques ». Pour elle,
l’agentivité ne peut pas être définie a priori, mais doit émerger des différentes façons dont
les individus habitent et réinventent les normes auxquelles ils sont exposés. Dans le contexte
des rapports sociaux de genre chez les Iteso de l’Uganda, Karp (1988) souligne la réalité de
ce qu’il appelle le paradoxe de l’agentivité. Selon l’auteur, les femmes Iteso livrent leur corps
aux esprits, pour que ces derniers les possèdent. En évoluant dans le culte de ces esprits, elles
finissent par se doter d’un pouvoir religieux qu’elles utilisent comme un levier social pour
retrouver un contrôle sur leur vie. Cette même forme de paradoxe d’agentivité des femmes a
été documentée chez les Éwé-Anlo, par Greene (1996). Elle rapporte que les femmes Anlo
ont utilisé les cultes de la divinité Yewe, pour renforcer leur capacité d’agir, afin de se libérer
d’un système de mariage endogamique dans lequel les pères imposaient des conjoints à leurs
filles. Ces façons différentes qu’ont les individus de se rapporter aux normes, aux autres et à
eux-mêmes sont les modes de subjectivation que cette réflexion se donne pour tâche de faire
68
émerger dans le contexte éwé et catholique du Sud-Togo. La spécificité de la capacité d’agir
du sujet catholique au Sud-Togo pourra devenir plus claire au fil de la discussion que je vais
développer au cours de ce travail. Cette thématique présente forcément des dimensions
symboliques dont je vais à présent discuter les termes.
1-3.2. La formation identitaire entre l’imaginaire et le symbolique
La question de la formation des identités culturelles est l’un des socles sur lesquels
l’anthropologie et la psychologie se rencontrent et se complètent. Avant de plonger dans le
vif du sujet, il nous faut visiter certains concepts clés comme le symbolique et l’imaginaire
qui appellent d’autres concepts secondaires avec lesquels ils forment le champ sémantique
de la personnalité. Dans un premier temps, il y a lieu de distinguer le symbole du symbolique
et je voudrais le faire en me positionnant dans le domaine du don.
La pratique du don existe dans toutes les sociétés et elle est révélatrice de
symbolisme, car au-delà de la matérialité de l’acte du don, c’est l’alliance qui est célébrée.
Le don est le symbole de l’alliance avec l’idée que le symbole est chargé de l’affectif et du
collectif (Mauss [1950] 2002). Dans l’Esquisse d’une théorie générale sur la magie de Mauss
(1902-1903), on retrouve la même forme d’analyse ; le mana : « est aussi un feuilleté à
plusieurs niveaux ; force et puissance, sens et cause. L’important, c’est de suivre ces niveaux
ou ces fils ensemble. Alors on voit que tout fait social, même le plus anodin, le plus
négligeable en apparence, est fait d’une superposition de réseaux de significations, mais
toujours au moins deux » (Mauss in Tarot 1998: 27). Là où Mauss a constitué un dépassement
vis-à-vis de Durkheim, c’est quand il applique la linguistique dans le traitement du symbole.
Le symbolisme religieux insiste-t-il se saisit dans le lien indissoluble qui existe entre toutes
les expressions d’une société à un moment donné où le savoir, les valeurs et les croyances
constituent un système. Lorsque le symbole fait sens pour une collectivité, il devient le
symbolique, se définissant comme : « Ensemble de symboles, institués, donnés, hérités,
formant système et pour cela susceptibles d’être étudiés selon les méthodes de la linguistique
structurale. Mais on le sait, et les linguistes le découvrent chaque jour davantage, le sens
d’une proposition, d’un terme, d’un symbole, ne peut pas être pleinement établi
indépendamment de son usage. Il dépend, à chaque fois, d’une dimension pragmatique et
69
contextuelle » (Caillé 1998: 20). Cet aspect systémique du symbolique est convoqué à
l’analyse de la subjectivité africaine dans la complexité de sa composition.
Passons à présent au second ensemble de concepts ayant trait au monde de
l’imagination, de l’image et de l’imaginaire. L’imagination est restée longtemps reléguée en
arrière-plan parce que jugée capricieuse et incapable de donner accès à la réalité. Pourtant
Duméry (2006) avance qu’en matière de culture, tout a commencé non par la rationalité qui
se dit maîtresse d’elle-même, mais par des mise en récits et des mythes. Ainsi, entre l’image,
l’imagination, l’imaginaire se trouve un rapport à la subjectivité qui peut se définir de la
manière suivante :
L’image appartient en même temps au monde (perception de la chose) et à la subjectivité (particularité). Par l’imagination reproductive, l’esprit est perpétuellement à l’égard du réel, limité par l’épreuve sensible et subjective du réel (l’expérience du donné) : il est dans le monde. Au contraire, par l’imaginaire, c’est-à-dire par l’imagination créatrice, l’esprit découvre le sujet comme spontanéité. L’imaginaire réalise ici la subjectivité elle-même. Autrement dit, l’image et l’imaginaire (ou les deux fonctions de l’imagination) donnent deux concepts du sujet : le sujet comme finitude, comme point de vue particulier sur le monde, sous la dépendance de la sensibilité, et le sujet comme instituteur de monde, de nouveauté (Cournaire 2006: 27).
Il est beaucoup question de l’imaginaire des peuples chaque fois qu’il s’agit de se
pencher sur l’origine des sociétés humaines. Dans son ouvrage Totem et tabou, devenu un
classique dans les sciences sociales, Freud (1965) fait remonter l’origine de la société et des
institutions au meurtre du père par les enfants d’un clan. Ce meurtre collectif constitue non
seulement l’origine des institutions, mais il met aussi en exergue l’identification qui est l’une
des opérations par lesquelles se constitue le sujet humain. Habités par le remords de leur
crime, les enfants ont intériorisé ce père dont la voix est devenue celle de leur conscience.
Tout commence en effet à partir de ce « tréfonds narcissique de tout sujet » considéré comme
un acquis, le lieu à partir duquel se fait l’identification primaire au père (Legendre 1994: 71).
L’existence de cette singularité ou cet égo pourrait-on dire est la première condition de la
construction de l’identité. L’identification se situe dans l’ordre symbolique qui traite des
éléments entrant dans la composition de l’individu en tant que structure formelle subjective.
Dans la perspective ontologique, l’identification est définie comme : « le schème plus général
au moyen duquel j’établis des différences et des ressemblances entre moi et des existants en
70
inférant des analogies et des contrastes entre l’apparence, les comportements et les propriétés
que je m’impute et ceux que je leur attribue » (Descola 2005: 204).
C’est d’ailleurs ce que reprend en d’autres termes Laburthe-Tolra (2007: 1) quand il
écrit que la problématique centrale dans l’étude de l’identité religieuse se résume à deux
interrogations fondamentales que sont : « qu’est-ce qui définit l’homme en tant que tel? Cette
première question nous ramène au concept d’identification. La deuxième question est
« qu’est-ce qui le particularise? » Pour trouver ce qui particularise un individu, il faut le situer
dans un rapport aux autres, donc dans la relation. Alors que le processus d’identification
paraît beaucoup plus lié à un ordre idéel des choses, la relation semble se faire concrètement
à l’extérieur, sur la base des normes sociales (Descola 2005: 206).
Ces prises de position d’anthropologues reposent sans conteste sur le travail de
quelques pionniers dont Lévi-Strauss ([1950] 1968) et Lacan (1992) qui ont eu une
contribution significative en la matière. Ce dernier a su dépasser l’interprétation que le
premier a faite de l’intuition de Mauss ([1950] 2002) dans son Essai sur le don. Il y postulait
qu’au fondement de toute société humaine et de toute alliance, il y a le don et le contre-don;
en d’autres termes, l’obligation de rendre ce que l’on reçoit. Mauss reprenait ainsi à son
compte l’interprétation locale des Polynésiens chez qui il a mené son étude. La nécessité de
rendre selon l’auteur s’impose par le fait de la présence du hau, un esprit contenu dans l’objet
donné et qui force à rendre ce que l’on a reçu (Mauss [1950] 2002: 15.) Si le hau est déjà le
début d’une ouverture sur le « Tiers transcendant » nécessaire à toute formation identitaire,
cette intuition maussienne a été très rapidement inhibée par le développement ultérieur que
le structuralisme va faire de la théorie maussienne.
Le thème de l’échange repris et développé par Lévi-Strauss (1967) est réduit à
l’échange de femmes et de biens comme moyen de faire exister la société et d’assurer sa
cohérence. L’implication directe de la contribution du structuralisme est l’instauration d’un
mécanisme opératoire de réciprocité comme modèle de formation des identités culturelles.
Finalement, c’est grâce aux travaux psychanalytiques de Lacan qu’un dépassement de cette
réciprocité est devenu possible. Dans une étude comparée des deux modèles, celui de Lévi-
Strauss et celui de Lacan, Scubla dégage la nuance capitale qu’apporte Lacan et qui continue
de faire de nos jours l’unanimité en sciences sociales :
71
Au total, chez Lacan, le principe de réciprocité, loin d’être l’alpha et l’oméga des relations humaines, se trouve subordonné à quelque chose de plus puissant. Son schéma L révèle et assume la nécessité de réintroduire l’axe vertical de la transcendance qui, chez Lévi-Strauss, est parfois implicite, mais jamais reconnue, quand elle n’est pas déniée […] En effet, Lacan aborde les choses à partir de l’individu, mais son analyse structurale de la psyché individuelle ébauche une description du social plus riche, et sans doute aussi plus complète et plus juste, que celle de Lévi-Strauss (Scubla 2011: 263-264).
Le « schéma L » de Lacan, ci-dessous, laisse voir un premier axe a-a’, appelé aussi axe de
relation imaginaire dans la mesure où a, le moi du sujet est le reflet imagé de a’, ce dernier
étant le discours de l’autre. Il faut retenir que a-a’ sont du domaine de l’imaginaire, ou de la
ligne de la réciprocité, où l’ordre imaginaire « forme un combinatoire de signifiants
différenciés, distinguant un individu d’un autre » (Bastide 1971: 41). Cet axe de la réciprocité
est traversé par un autre axe A-S qui est l’axe du symbolique. Sur ce deuxième axe, A est mis
pour le Tiers transcendant et S pour le sujet de l’inconscient qui est l’équivalent du ça chez
Freud. Cet axe est celui du sacré qui gouverne et encadre l’axe de la réciprocité et où on voit
clairement que l’imaginaire est dominé par le symbolique.
Schéma 1: le « schéma L » (Scubla 2011)
Cette structure quaternaire a le mérite de réintroduire le sacré comme une condition
sine qua non pour accéder à la relation identitaire. L’identification, « l’opération par laquelle
le sujet se constitue », implique le rôle du Tiers constitutif qui fait la médiation entre le sujet
72
et l’image (Legendre 1994: 70). On peut ainsi dire que dans toutes les cultures, pour que
l’identité se constitue, il faut un discours normatif qui en garantit l’écart nécessaire.
Comment alors passer de la construction identitaire individuelle à la construction
collective? Dans ce domaine, les travaux de Barth (1969) ont été déterminants dans
l’élaboration des mécanismes de construction des identités sociales et ethniques. Elles ont
été étudiées et définies à l’intérieur de leurs propres limites et sur des critères d’échange de
valeurs et symboles partagés. Barth a insisté sur la réalité relationnelle de l’identité ethnique
dans laquelle les groupes prennent conscience de ce qui les distingue les uns des autres, de
ce qui fait l’écart entre eux. La réalité du Tiers, nécessaire dans la construction de l’identité
individuelle et collective prend le nom de « miroir » et Legendre (1994: 79) en distingue deux
sortes. Le miroir premier se réfère au fait que toutes les sociétés du monde, quelle qu’elles
soient ont produit un Tiers, qui est l’équivalent du Tiers divin occidental, garant de la division
pour le sujet institué. C’est grâce à ce premier miroir que la normativité a une prise sur le
sujet. Le « deuxième miroir » désigne un discours culturellement construit, visage local du
Tiers en question. Il est encore appelé « miroir majuscule », ayant une fonction structurante
pour le sujet. Cette nécessité du miroir dans la construction des identités est un enjeu sérieux
face au projet d’une « autonomisation radicale » du sujet moderne, risquant de déboucher sur
« des procédures instituées d’anéantissement » du sujet (Legendre 1994: 38). Le miroir
comme l’altérité n’aliène-t-il pas le sujet? Telle est la question introduite par Castoriadis et
al. (2002) qui évacuent toute forme d’aliénation dans leur conception de la subjectivité. David
(2013) estime par exemple que tout ce qui absorbe le sujet dans l’intersubjectivité est de
nature à le priver de sa capacité de créativité. Si le principe relationnel de l’identité semble
désormais être établi, d’autres questions voient le jour dans ce champ du savoir.
Dans la construction des identités, qu’est-ce qui est premier entre l’imaginaire et le
symbolique ? Pour les deux pionniers de ce débat, que sont Claude Lévi-Strauss et Jacques
Lacan, il n’y a aucun doute, le pouvoir affirmé du symbolique sur l’imaginaire est une
évidence, étant donné que toute la société est fondée sur le symbolisme. Le passage de la
nature à la culture correspond au passage du « continu » au « discontinu » dans la pensée
sauvage (Lévi-Strauss 1964). Aussi, l’ordre de l’imaginaire ne peut se déployer que par
l’ordre du symbolique, car un individu qui est par exemple la réincarnation d’un ancêtre est
attendu par la lignée pour manifester tel ou tel caractère de cet ancêtre. Pour ce qui est du
73
totémisme, encore appelé l’ âme extérieure, l’individu lié par e totem devra là aussi faire
montre du caractère de l’animal totémique, confirmant ainsi le primat du symbolique sur
l’imaginaire (Bastide 1971). Cependant, l’édifice de cette position classique a vu apparaître
des lésions dans ses murs. En effet, Godelier (2007) au contraire, a affirmé la prééminence
de l’imaginaire sur le symbolique :
Contrairement à Claude Lévi-Strauss qui affirme le primat du Symbolique sur l’Imaginaire et sur le Réel, je pense que c’est l’Imaginaire partagé qui, dans le court comme dans le long terme, maintient en vie les symboles […] Pris ensemble, l’Imaginaire et le Symbolique n’épuisent pas le contenu des réalités sociales que les humains produisent et reproduisent au cours de leurs existences. Car les rapports sociaux quel que soit leur contenu d’idéalités imaginaires et leurs dimensions symboliques, se construisent pour répondre à des enjeux qui eux, ne sont pas seulement imaginaires ni purement symboliques (Godelier 2007: 43).
Bien avant lui, d’autres auteurs ont laissé entendre que le symbolisme est un « imaginaire
collectivement structuré par des règles canoniques » qui sont de ce fait même opérationnels
(Thomas et Luneau 1977: 115). Pour saisir la dynamique interactionnelle entre l’imaginaire
et le symbolique, c’est vers les rites qu’il faut surtout se tourner. Ils sont des indices qui nous
informent sur la manière dont une communauté conçoit et organise sa relation au monde et à
autrui.
1-3.3. La ritualité comme modalité d’observation des enjeux identitaires
Du mot latin ritus, qui veut dire mise en ordre ou ordonnance, le rite est
fondamentalement lié à la vie des hommes; dans ce sens, des auteurs comme Freud (1965);
Girard (1972); Hocart (2005), entre autres, ont émis l’hypothèse de l’origine rituelle de la
société humaine. Je développerai l’une ou l’autre de leurs théories au cours de cette réflexion.
Autant les rites sont omniprésents dans le cadre de la vie sociale, autant il est difficile de leur
conférer une définition et d’en constituer une théorie qui requiert l’assentiment de tous. Dans
sa définition du rite, Turner (1972: 26) insiste sur l’opposition entre ce qu’il appelle « la
routine technologique » et le rite qui fait appel à des croyances en des êtres ou puissances
mystiques. Pour lui, le rituel est un ensemble de croyances et d’observances pratiquées par
un groupe cultuel donné. Le rite authentifie la croyance et en même temps l’entretient. En
partant d’autres imaginaires religieux, le rite peut précéder les croyances explicatives par
74
lesquelles on tente généralement d’en rendre compte (Eliade [1976] 2008 ; Hicks 2002 ;
Smith 1956). Quant à Yannick (2009: 11), il définit le rite comme une « séquence d’actions
symboliques codifiées et organisées dans le temps ». L’action symbolique a toujours renvoyé
chez Durkheim (1968) à la notion de croyance, de laquelle il n’a pas pu se départir, sans
doute à cause du contexte monothéiste prégnant de l’Occident chrétien où dans lequel il avait
évolué. Dans toute sa « raideur », comme action extérieure sans signification, caractère que
lui prêtent ces auteurs, le rite ne devient action symbolique, pétrie de sens que par la
« décharge » de sensation, d’affect ou d’émotion qu’il entraîne chez les acteurs (Hahn 2005:
104). Même si l’efficacité du rite est fondée sur le respect scrupuleux de la procédure établie,
donnant le fameux principe de ex opere operato (qui veut littéralement dire par l’action
opérée. Le rite est donc efficace juste par l’action que pose l’expert du rituel). Il n’en demeure
pas moins, cependant que la dimension sensationnelle des rites leur est aussi inhérente. Dans
ce sens, on trouve de façon générale au cœur du rite, et surtout en Afrique, le corps,
« l’instrument privilégié qui médiatise le sacré dans sa dimension immanente » (Thomas et
Luneau 1977: 203). On retrouve ici la thématique de la communication rituelle par la
médiation corporelle des acteurs qui voient inscrits dans la matérialité de leur corps, les
objectifs que la collectivité poursuit à travers le dispositif rituel mis en place : « les
communautés sont des champs d’action dramatique qui par le biais des rituels, se constituent
comme mises en scène symboliques dans les lieux d’expériences sensibles, créant ainsi un
système de communication et d’interaction ». (Wulf 2005a: 12).
Pour Descola (2005), les rites sont non seulement « une forme condensée des schèmes
d’interaction et de principes de structuration de la praxis », mais aussi en tant que cadre
d’intériorisation des modèles d’action, ils offrent pour analyse, les expériences vécues des
personnes, leurs affects qui sont autant de modalités pour saisir les modèles de relation et
d’interaction. Le rite nous plonge entièrement dans l’univers du symbole qui relie la personne
humaine au cosmos, tout en dévoilant l’identité de la communauté. Les rituels peuvent se
décliner sous d’autres terminologies en fonction de l’allure qu’ils prennent. Ainsi, quand ils
s’esthétisent ou se solennisent, ils deviennent des cérémonies (Chiffoleau 1990); le
cérémonial serait alors le produit de la codification des pratiques cérémonielles. Il est utile
de préciser que la codification du rite repose surtout sur son aspect extérieur.
75
Considérant la façon dont les rites ont été étudiés dans l’histoire des sciences
humaines et sociales, Wulf (2005b) a dégagé quatre approches différentes: la première aborde
les rituels dans le champ de la religion, du mythe et de la culture comme l’a fait Eliade ([1976]
2008). La deuxième approche part des rites pour analyser les structures sociales, c’est le cas
des travaux de Durkheim (1968); Van Gennep (1909). La troisième approche représentée par
Geertz (1973) interprète les rituels comme un texte dense à partir duquel se décode la
dynamique culturelle et sociale de la société. Et la quatrième approche a partie liée avec la
dimension performative et symbolique des rituels. Ce courant a été élaboré par des pionniers
comme Goffman (1973); Richard (1988); Turner (1982b). Je m’attarderai un peu plus
longuement sur cette dernière approche, vu la part importante qu’elle tient dans les rituels de
l’ODM.
Rite, performance et identité
Se fondant sur l’analogie avec le théâtre, le courant performatif considère le rituel
comme une forme sociale. Le terme performance est employé ici dans son sens sociologique,
de role playing dans le contexte des rituels Thompson (2003: 140). La performance
culturelle, qui au-delà du rituel fait appel à d’autres activités comme le théâtre, les carnavals
ou les processions, la poésie, etc., sont autant de moyens par lesquels une société produit une
explication de la vie telle qu’elle la conçoit (Turner 1982a). À travers des mises en scène
bien orchestrées, se fait un travail rituel, donc nécessairement symbolique, au cours duquel
la collectivité garantit et renforce la fertilité de ses membres, change ses garçons en de vrais
hommes ou ses filles en de vraies femmes, ou changent des gens ordinaires en shamans (cf.
Turner 1982a: 32). L’efficacité rituelle ne s’arrête pas là. Elle peut aussi avoir comme effet
d’harmoniser la représentation du monde d’une collectivité, d’agir sur le processus de
socialisation au sein de celle-ci et d’avoir une incidence sur la manière dont les acteurs
sociaux acceptent ou non les défis quotidiens auxquels ils font face.
Cette théorie comporte une double dimension : dans un premier temps, elle manifeste
une action, une performance qui vise à produire un effet sur la réalité; dans un deuxième
temps, elle souligne un rôle joué par des acteurs, comme au théâtre, où le « réel » et le
« prétendu », habituelles catégories opératoires dans la conduite humaine, conduisent à une
conception de la société, de la culture envisagée comme un processus toujours en
76
constitution. La capacité de l’homme à performer volontairement des rôles sociaux à sa
disposition devient synonyme de son pouvoir de faire naître la réalité socioculturelle
(Köpping et al. 2006). Dans les situations de désordre, les rituels prennent une importance
particulière. On attend d’eux alors d’eux qu’ils « compensent les expériences de perte liées à
la modernité : perte de sens de la communauté, de l’identité, de l’authenticité, de l’ordre et
de la stabilité dans le contexte par exemple de la montée de l’individualisme » (Wulf 2005b:
11).
Les structures hiérarchiques traditionnelles, le plus souvent liées à un ordre cosmique
dans lequel les choses et les êtres étaient connectés de façon systémique sont aujourd’hui
complètement discréditées laissant l’individu livré à lui-même. Cet individualisme ou
personnalisation accrue, le plus souvent considéré comme un acquis social, une libération
nécessaire qui doit se poursuivre, constitue pour certains l’un des malaises indéniables de la
modernité (Taylor et Melançon 1994). Ce malaise explique la résurgence de certains rituels
qu’on croyait définitivement morts, mais qui réapparaissent d’une manière ou d’une autre
sur la scène sociale, témoignant ainsi de l’extrême dynamisme des rites.
C’est justement ce contexte de la fragilité sociale qui justifie la place du rituel comme
lieu d’adaptation au changement; lieu où la collectivité cherche à se reconstruire une identité.
Toutefois, la problématique qui est au cœur de l’analyse du rituel aujourd’hui, ne consiste
plus tant à chercher comment les entités sont capables de s’adapter aux situations
changeantes, mais surtout à s’intéresser à la continuité, c’est-à-dire, la manière dont « les
entités restent elles-mêmes » dans un contexte où tout change et se transforme (cf. Köpping
et al. 2006: 24).
Le concept de la transformation fait appel à ceux de la temporalité et de la territorialité
rituelles pour lesquels les travaux de Gennep (1960) sur les rites de passage restent une
référence incontournable. En menant une étude documentaire sur les rites, l’auteur en est
venu à la conclusion que les rites de passage ont lieu durant certaines phases précises de la
vie comme la naissance, la puberté, le mariage et la mort. Les rites de passage sont
structurellement marqués par trois étapes que sont la séparation, la liminalité et
l’incorporation. Au cours de la séparation, une démarcation spatiale est initiée, coupant les
acteurs du rite de leur milieu habituel de vie, une fois qu’ils rentrent dans l’espace rituel. La
deuxième phase est celle de la liminalité, phase transitoire durant laquelle s’opère le
77
changement de l’état ancien vers le nouvel état que vise le rituel. Enfin, la troisième étape
des rites de passage est l’incorporation par laquelle l’individu est complètement intégré dans
son nouveau statut. Turner (1982a) revendique et développe cette structure à trois niveaux
dans son approche des rituels comme social drama. Revenant sur le thème de la liminalité,
il en établit une connexion claire avec la problématique identitaire :
In tribal societies and other pre-industrial social formations, liminality provides a propitious setting for the development of these direct, immediate, and total confrontations of human identities […] Liminality is, of course an ambiguous state, for social structure while it inhibits full social satisfaction, gives a measure of fitness and security; liminality may be for many the acme of insecurity, the breakthrough of chaos into cosmos, of disorder into order […] (Turner 1982a: 46).
Bourdieu (1982) relativise la réalité des rites de passage qui instaure un avant et un
après sans insister sur le plus important qui est selon lui, ce que la ligne sépare, « la division
qu’elle opère entre l’ensemble de ceux qui sont justiciables de la circoncision […] de ceux
qui ne le sont pas. » (p.58). À la place des rites de passage, l’auteur privilégie l’expression
les rites d’institution, mettant du coup en exergue le dualisme des rituels qui non seulement
garantissent la cohésion du groupe, mais aussi en consacrent la différence, les inscrivant dans
un ordre cosmologique pour les naturaliser efficacement. En assignant une identité et un rôle
à celui qui est institué, le pouvoir institutionnel lui impose des limites à ne pas franchir. Ce
pouvoir du rituel, Bourdieu en parle en termes « d’efficacité symbolique » c’est-à-dire la
capacité du rituel à agir sur le réel en agissant sur la représentation du réel (p.59).
Les rites de passage ne se limitent pas toujours aux événements de la vie. Le grand
passage des humains est aussi celui de la vie à la mort. Les conceptions sur ce passage varient
tout autant en fonction des cosmologies, situant ces pensées entre la désubjectivation radicale
du défunt et sa transsubjectivation transitoire. Dans son herméneutique de l’être, Heidegger
(1986: 291) précise qu’à la mort d’autrui, mort conçue comme une mutation de l’être au non-
être, il est possible de faire une expérience radicale de l’être. Pour lui, l’herméneutique de la
subjectivité se fait devant la mort : « La fin d’un étant [...] est le commencement de cet étant
comme simple étant là-devant ». Même si le philosophe considère que la mort est la
possibilité de la pure impossibilité de l’étant de se saisir en entier, il n’en demeure pas moins
que pour lui, le cadavre est « plus qu’une chose matérielle sans vie » (p.292). C’est un vivant
78
au négatif qui a perdu la vie. Les obsèques et les honneurs rendus au défunt témoignent du
statut du cadavre, porteur malgré tout d’une vie qui est immanente à l’être. De la conception
que les vivants se font du cadavre, dépendent leurs attitudes à son égard. Dans l’entre-deux
dans lequel se trouve un moribond persiste en lui une vie qui est immanence; une vie neutre
qui ne laisse plus de place pour le jugement moral concernant le bien ou le mal. La persistance
de la vie dans le moribond entraine la dévotion et le respect de la part de ceux qui l’entourent.
À travers les événements par lesquels passe l’individu, il y a une singularité propre à soi qui
se maintient : « the singularities or events constitutive of a life coexist with the accidents of
the corresponding life, but neither come together nor divide in the same way. » (Deleuze
1997: 5). Cette singularité de l’être va au-delà de la mort. Indépendamment du sujet ou de
l’objet auquel elle est reliée, cette vie impersonnelle attire la sympathie des autres. Même si
dans la biomédecine la tendance est à traiter le corps comme un objet, il est fréquent de
constater des gestes de respects, rendant au cadavre son statut de personne car : « l’objet
cadavre est sans cesse menacé par l’irruption du sujet. » (Hagerty 2014: 19).
J’ai ainsi fait un tour d’horizon théorique sur la formation des identités, à travers
l’imaginaire et un symbolisme qui s’exprime dans les rites. Jusqu’à présent, j’ai analysé les
concepts dans leurs formes pures. Dans les lignes qui vont suivre, je vais aborder ces concepts
à partir d’ethnographies ayant traité de la question de la rencontre du christianisme avec les
univers autochtones.
1-3.4. La subjectivation et cohabitation du christianisme avec les traditions locales
Le devenir des subjectivités autochtones dans le cadre de leur rencontre avec le
christianisme a donné lieu à une discussion assez élaborée en anthropologie du christianisme.
Tout est parti de la constatation de Leenhardt (1971) dans le cadre de ses études chez les
Canaques. Il pensait comme la plupart les Occidentaux que ce que la colonisation a apporté
aux Mélanésiens, à travers l’école et la mission, c’est la conscience de l’existence de l’âme.
Mais il s’est fait dire par le vieux Boesoou que ce que l’Occident a apporté à sa société, c’est
plutôt le corps, cette clôture qui limite la personne mélanésienne, en faisant d’elle un individu
autonome. La personne traditionnelle mélanésienne convertie au christianisme a été
conceptualisée comme « dividuelle » dans les études qui se sont consacrées à cette partie du
monde : « Far from being regarded as unique entities, Melanesian persons are as dividually
79
as they are individually conceived. They contain a generalized sociality within. Indeed,
persons are frequently constructed as the plural and composite sites of the relationships that
produced them » (Strathern 1988: 13).
Pris individuellement, les nouveaux convertis au christianisme viennent d’une
référence culturelle dans laquelle ils sont pensés comme constitués d’un ensemble d’éléments
épars entrant dans le montage de leur personne. C’est cette configuration spécifique de la
personne que Strathern a qualifiée de dividuelle ; un individu non individualisé, parce que
demeuré assujetti aux schèmes et aux catégories de sa communauté d’origine. Celle-ci inscrit
dans l’individu, et à des dosages divers, des éléments ontologiques et sociaux épars (Marie
et Vuarin 1997). Le concept « individu », évoque pour sa part, une centralisation de l’ego et
l’idée d’une autonomie de la personne dont la dimension intrapsychique est exaltée et les
frontières bien délimitées. Certains ont toujours présenté comme explicitement chrétienne,
l’exigence que l’être humain cultive un baromètre interne lui permettant de mesurer une
certaine vision de lui-même avec une forme de conscience indépendante des règles sociales
(Cannell (2006). Une telle assertion a été faite pour la première fois par Mauss ([1938] 1985a)
et reprise plus tard par Dumont (1983). La catégorie dividuelle ou relationnelle en revanche
suppose une conception de la personne dans laquelle, cette dernière apparaît comme multiple
et indissociable des relations à partir desquelles elle a été produite. La personne dividuelle
équivaut à la somme des liens sociaux par lesquels il se constitue sujet ; elle est sociale ou
elle n’est pas du tout : « le Mélanésien ne se concevait pas autrement que comme un nœud
de participations ; il était en dehors plus qu’au-dedans de lui-même, dans son totem, dans son
lignage, dans la nature et dans le social ; ce que le chrétien lui apprend, c’est de couper ces
altérités pour découvrir son identité » (Bastide 1971: 33).
Ces deux formes de subjectivités se présentent simultanément sur le site mélanésien.
Elles soulèvent la question liée à leur configuration et ordonnancement l’une par rapport à
l’autre. Pour examiner le statut de ces subjectivités, Barker (2014: 172) suggère que l’on
fasse surtout attention à la variante du christianisme qui joue le rôle d’institution structurante,
en considérant notamment la doctrine sur laquelle celle-ci insiste. De ces éléments dépendent
la spécificité des subjectivités produites, l’idéologie et la dynamique de genre prégnantes sur
le site soumis à l’étude. Pour Barker (2014) le christianisme est à la fois un et multiple, une
force globale qui a des teintes spécifiquement locales. Quant à Robbins (2004), il fait surtout
80
ressortir les problèmes moraux contemporains auxquels sont confrontés les Mélanésiens. Au
nombre de ceux-ci, les ravages liés au développement de l’individualisme qui s’est introduit
chez eux par le biais de la colonisation et son modus operandi que sont l’école et dans une
certaine mesure le christianisme. Robbins établit donc une sorte de hiérarchie (Vilaça 2015a)
à propos de la nouvelle configuration qui émerge à la suite de la rencontre des univers
autochtones avec le christianisme.
Loin de l’espace géographique mélanésien, les travaux de Descola (2005: 61) chez
les Achuar de l’Amazonie abordent la même préoccupation. Ce dernier va dans le sens de
l’analyse de Robbins, qualifiant de « désocialisation » le processus qui advient quand le
christianisme entre chez les autochtones. Privée de ses relations et faute d’exister par lui-
même, la subjectivité autochtone finit par s’évanouir pour céder la place à « une conscience
de l’individualité, inscrite dans un corps autonome ». Mais à la différence de Robbins, il
n’impute pas directement ce changement au christianisme per se, mais à la colonisation de
façon générale. Dans la même ligne, se basant sur la doctrine du christianisme, Mosko (2010)
soutient qu’il ne faille pas réduire le christianisme à une sorte de mécanisme instituant,
générant des personnes individuelles et autonomes comme le prétendent Robbins et d’autres
mélanésistes. Au sein du christianisme, circule tout aussi bien une logique d’individualisme
que dividualisme. Pour lui, le côté dividuel du christianisme est justement ce qui attire les
Mélanésiens à la doctrine chrétienne : « Indeed, Christianity was appealing to Melanesians
because it was suffised with a dividual logic that was recognizable to Papuan subjects - in
some ways Christianity was as relational and partible as the Melanesians supposedly were »
( Cf. Biakecki et Daswani 2015: 278).
Mosko prend ainsi à rebours la thèse de mélanésistes et des anthropologues qui leur
ont emboité le pas. La subjectivité que produit le christianisme de façon générale est
essentiellement dividuelle et relationnelle, car le sujet chrétien est ancré dans un réseau
relationnel : « relations between Christians and between them and their deity » (Mosko 2010:
217). C’est ce nexus de relations qu’on appelle dans la doctrine chrétienne, le corps mystique
du Christ auquel est incorporé le baptisé. Le corps mystique revendique un réseau de relations
qui existent entre Jésus et les chrétiens, puis les chrétiens entre eux, qu’ils soient déjà morts,
auquel cas il s’agit de la communion des saints, ou qu’ils soient encore vivants. Mosko
appelle aussi à faire une distinction entre l’individualisme moderne dans lequel l’individu se
81
présente de plus en plus comme un être en quête de possession tous azimuts et
l’individualisme tel que l’entend la doctrine chrétienne, s’apparentant beaucoup plus à une
idée de singularité. Les conversions dans ce sens ne consisteraient qu’à un changement
superficiel de certains aspects de soi et non en une métamorphose complète de la personne.
Robbins (2010) répondant à cette thèse de Mosko affirme qu’elle repose sur l’ignorance du
désordre et du déséquilibre social sans précédent que l’individualisme a introduit chez les
Mélanésiens par suite de leur adoption du christianisme.
D’autres anthropologues s’invitant dans ce même débat ont apporté des nuances
conceptuelles à partir de leur propre terrain. C’est le cas par exemple de la notion de fractal
person développée par Wagner (1991) en Papouasie. Selon cette perspective, la personne
n’est ni singulière (individuelle) ni plurielle (dividuelle) dans la mesure où ces catégories
introduisent un certain fixisme ; la personne est plutôt perpétuellement en train de se
constituer. Quant à Kelly (2011: 53), il souligne la dynamique en action dans sa description
des Yanomami. Les décrivant aussi comme des personnes fractales. Chez les Yanomami,
certaines composantes de la personne sont plus que d’autres susceptibles d’être volées par
des agents surnaturels. Dans une telle situation, le shaman est chargé de récupérer la partie
volée pour la réintégrer dans l’individu. La contribution majeure de Lipuma (1998) a été
aussi enrichissant ce débat. Ce dernier soutient la possibilité d’une multiplicité de modes de
subjectivités (individuel ou dividuel) disponibles sur un même site : tel ou tel autre mode
circule et devient pertinent à un moment donné de l’histoire. Chez les Wari en Amazonie,
Vilaça (2015a) démontre à la suite de Robbins que le christianisme est bel et bien générateur
d’une conscience individualiste, quoiqu’il soit aussi porteur des aspects dividualistes selon
les remarques de Mosko.
Au-delà de l’Océanie et de ces quelques américanistes cités, il faut aussi rendre
compte de cette discussion chez les africanistes. J’ai largement débattu de cette question dans
la problématique de cette recherche. Il faut tout de même rappeler ici que Meiers (2013), par
son ethnographie au Congo-Kinshasa avec les adeptes du Ministère du combat spirituel,
présente le cas typique où les fidèles convertis au pentecôtisme pensent que pour devenir de
vrais chrétiens, ils doivent cesser d’être de vrais Africains, se libérant de la socialité qui les
a constitués jusque-là comme des sujets. Contribuant à la discussion à partir de son terrain
chez les pentecôtistes au Ghana, Daswani (2011) fait remarquer que personne n’est
82
uniquement sujet autochtone et personne n’est uniquement sujet chrétien; pas plus que
personne n’est uniquement dividuel ou uniquement individuel. Ce sont les circonstances
pratiques qui déterminent les choix et les décisions pratiques que les individus font afin de
réaliser ce qu’ils portent comme aspiration. Pour ce dernier, la nature de la configuration
n’est pas fixe, mais plutôt oscillatoire entre le dividualisme et l’individualisme, présentant
parfois des compromis que le sujet négocie entre les deux pôles.
On retrouve là dans ce débat toute l’ambivalence du christianisme qui a incorporé en
son sein au cours de son histoire et dans la constitution de sa doctrine non seulement
l’héritage du judaïsme, mais aussi par exemple le mode de la pensée grecque. Cela peut
expliquer la tension permanente que vivent les chrétiens du Sud, déchirés par des conflits de
valeurs. Les travaux de Werbner (2011) menés en Afrique australe cherchent dans ce
contexte à donner du sens à cette ambivalence de la doctrine chrétienne. L’auteur affirme que
le dividualisme et l’individualisme contenus dans le christianisme ne sont pas des alternatives
qui s’excluent réciproquement, ils s’insèrent dans de nombreux autres paradoxes qui
caractérisent le message chrétien. Ce sont ces paradoxes qui ouvrent la possibilité du mystère
divin, compris comme des réalités profondes qui ne sont pas toujours entièrement saisissables
ou appréhendables par l’intelligence humaine.
C’est surtout Augé (2010) qui relativise ce débat sur le dividualisme et
l’individualisme. Pour lui, cette distinction n’a pas lieu d’être; il y a forcément une expérience
de relation de soi à soi qui est la base même des différentes individualités qu’on rencontre.
On ne peut donc pas refuser aux sociétés premières et encore moins aux sociétés africaines
ces expériences à moins de les exclure de l’humanité. Alain Marie (1997) s’est inscrit dans
cette ligne, déconstruisant cette ethnologie classique qui voyait partout hors de l’Occident,
des sociétés égalitaires et non hiérarchisées. Pour ce dernier, la sorcellerie, longtemps
considérée comme un instrument aux services de l’égalité sert plutôt l’inégalité, la hiérarchie
et les intérêts de classes. Tout en prohibant l’individualisme, la sorcellerie colporterait selon
lui, des valeurs individualistes qui témoignent donc de l’existence de cette réalité au cœur
des cultures traditionnelles africaines. En définitive, pour ces derniers auteurs, ce n’est pas
seulement toute subjectivité est singulière comme plurielle, et c’est ce que tente d’affirmer
Duméry (2006: 89) quand il écrit que : « L’identité de soi n’est ni solitaire ni uniforme : elle
83
est d’emblée, elle est consciemment-inconsciemment identité trempée d’altérité, identité-
plusieurs ».
Dans ce débat, le plus important à retenir est que les deux formes de subjectivités
décrites ici se côtoient dans les sociétés non occidentales. Une relation de soi à soi existait
certes, mais elle n’était pas une valeur encouragée et promue dans les sociétés traditionnelles
africaines. Ces dernières insistent sur l’expérience intersubjective et sur l’altérité dans la
construction des subjectivités et leur expression, alors que comme l’affirme Descola (2005:
61) la colonialité, par la « désocialisation » qu’elle infère, renverse la donne portant
l’insistance sur l’individualité et l’autonomie de la personne. Ce nouveau sujet est caractérisé
par une réflexivité critique vis-à-vis de la structure traditionnelle.
1-3.5. La dialectique de la tradition et de la modernité
La réflexion sur la dynamique des subjectivités autochtones dans leur rapports avec
le christianisme a lieu dans le cadre plus global des liens entre la tradition et la modernité. La
modernité est le type particulier des modes de vie ou d’organisation sociale qui sont apparus
en Europe au XVIIe siècle et qui ont fini par s’étendre partout sur le reste de la planète
(Giddens 1990). La modernité constitue désormais une part essentielle dans la destinée des
peuples non-occidentaux. Elle trouve ses sources de dynamisme dans deux éléments. D’une
part, elle se fait par un désenchâssement lié au temps et à l’espace, l’espace des relations
ayant franchi les limites du local pour devenir planétaire. D’autre part, elle apporte à l’être
moderne une certaine réflexivité capable de le distancier de ses pratiques quotidiennes. Cette
réflexivité coupe l’être traditionnel des relations qui l’ont toujours caractérisé.
Quant à la tradition19, Giddens (2003) la décrit comme axée sur la répétition, ne
laissant pas d’espace aux alternatives. Sous le régime de la tradition, le fondement de l’action
humaine est situé hors de l’individu, lui assurant une certaine stabilité une forme de certitude.
À contrario, la modernité situe quotidiennement l’individu dans un face à face dialectique
19. Sur cette thématique de la tradition, le courant herméneutique est beaucoup plus nuancé. Pour ce courant, en effet, la tradition n’est pas un bloc une modalité homogène de la temporalité, mais comporte en elle-même une dynamique de liminalité, se situant entre l’étrangeté et la familiarité, entre l’ombre et la lumière. C’est ce caractère liminaire qui permet de faire l’herméneutique de la tradition (Marinescu 2012).
84
entre ce que l’auteur appelle « ontological security and existential anxiety » (Giddens 1991:
35). La sécurité ontologique liée à la socialisation est conférée par la routine à laquelle est
soumis l’individu dès sa naissance. La confiance que l’enfant place dans les personnes autour
de lui dès l’aube de sa vie comptera beaucoup dans son équilibre émotionnel et plus tard
devant les situations difficiles de la vie. En conséquence, sortir l’individu de sa routine le
plonge dans l’anxiété qui n’a pas en tant que tel d’objet précis, mais est liée au système de
sécurité qui l’a toujours maintenu (Giddens 1991: 43). La réflexivité ou la conscience
pratique qui rend possible la modernité est accompagnée par l’insécurité; l’auteur parle en ce
sens de la modernité réflexive. Quand cette réflexivité s’accroit au point d’introduire de
grands changements, avec le recul de la tradition, ce que d’aucuns ont appelé la
postmodernité, Giddens parle alors de « modernité radicale ». Le cadre de la mondialisation
en est un exemple. Elle implique un processus de dé-traditionalisation, conçue comme le
bannissement de la tradition instaurée par les sociétés anciennes, mais aussi celle établie par
la modernité elle-même. La vie personnelle devient ainsi un projet ouvert dans lequel se
conjuguent de nouvelles exigences et inquiétudes (Giddens 2004).
Ce sont pratiquement ces mêmes réalités que convoque Bauman pour introduire ses
notions de tradition solide et de modernité liquide (Bauman et Haugaard 2008). Pour cet
auteur, la culture ou mieux encore la structure qui conférait autrefois une identité solide s’est
littéralement liquéfiée aujourd’hui : « Today culture consists of offers, not norms […] A
commendable and indeed a seemly quality in a society in which networks replace structures,
whereas the attachment/detachment game and an unending procession of connections and
disconnections replace ‘determining and fixing’ » (Bauman et Haugaard 2008: 125).
La modernité liquide reprend pratiquement les caractéristiques de la modernité
radicale quand elle s’emploie à universaliser non seulement l’individualisation et la
privatisation, mais aussi les soucis et les anxiétés qui accompagnent ces réalités. La
manifestation de la modernité en Afrique n’a pas été une exception en la matière. C’est par
le concept opératoire de la « modernité insécurisée » que Laurent (2013) rend compte de la
modernité tel qu’elle se manifeste aujourd’hui en Afrique, pointant du doigt un ensemble de
désordres et d’anxiétés psychologiques qu’engendre la mauvaise gouvernance ou
simplement l’absence de l’État. Cette absence provoque chez les acteurs africains une
inlassable recherche de lieux de soulagement. La modernité insécurisée est définie par trois
85
facteurs que sont : la rupture, l’atermoiement et la défiance. En ce qui concerne la rupture,
il faut comprendre que l’inscription des peuples au développement traduit leur aspiration à
la liberté, à « un autre style de vie, synonyme d’une conversion à un autre système de pensée »
(P.27). La condition paysanne, traditionnelle ou coutumière, qui représente l’identité
première est devenue à la suite de la colonisation et de la nouvelle utopie sociétale qu’elle a
induite, une condition arriérée et méprisée. Pourtant, cette condition traditionnelle, comporte
une part de soi dont le rejet devient problématique dans la mesure où elle génère une certaine
inquiétude ontologique. Cette dernière devient alors « consubstantielle de l’identité »
paysanne en quête de la modernité.
L’atermoiement constitue le deuxième moment de la modernité insécurisée. Elle
traduit une étape de questionnement et de souffrance qui caractérise souvent les situations
d’entre-deux : « Pris en tenaille entre ouverture des imaginaires de réussite et fermeture des
possibles socio-économiques, mais aussi politique, ils rêvent d’accéder à la consommation
et au luxe. » (Mazzocchetti 2013: 400). Ayant fait la rupture avec ce qui à ses yeux est devenu
détestable tout en ne réussissant pas de façon efficace à entrer dans ce que les puissants et les
médias lui font miroiter, l’individu embarque alors dans des formes de bricolages,
d’hybridités, et de métissage, comme autant de tentatives pour se rapprocher du modèle
désiré. Sur le terrain religieux, les Églises, souvent adeptes de l’orthodoxie, luttent contre ces
nouvelles identités hybrides qui sont d’ailleurs parfois vécues comme un échec par les
individus eux-mêmes. Cette position peut être rapprochée de celle de Ashforth (2000) qui
avait déjà développé la notion « d’insécurité spirituelle », qu’il lie au doute attaché à
l’interprétation du réel. La colonisation a sapé les bases de la conceptualisation du réel qui
donnait de l’assurance dans le monde traditionnel. Désormais confrontés, non seulement à
l’ignorance du cadre d’interprétation du réel qui est propre au système traditionnel, mais aussi
à l’ignorance des réalités du monde naturel tel que les explique la science, les populations du
Snake Parc en Afrique du Sud sombrent dans le doute, dans la peur et la perplexité devant
les entités invisibles. Cette double ignorance conjuguée avec d’autres facteurs génèrent l’«
insécurité spirituelle ». C’est alors qu’interviennent nombre de structures, religieuses ou
ésotériques, proposant et faisant miroiter le salut comme réponse à ces angoisses qui
déchirent ces individus qui sont comme perdus entre le monde traditionnel et le monde
86
moderne. Les zones urbaines sont particulièrement celles où l’on rencontre ces hommes et
femmes déçus de la conversion religieuse et de la « modernité mirage ».
Le troisième facteur à prendre en compte dans la définition de la modernité
insécurisée est la défiance. Elle se manifeste surtout dans ces zones urbaines où le lien social
est fondé sur la peur, la jalousie, le tout alimenté par un imaginaire sorcellaire. D’autres
chercheurs abondent dans ce sens. Dans sa description de la rumeur concernant le « vol de
sexe » qui circule de façon sporadique dans les grands centres urbains africains, Bonhomme
(2009) est revenu sur l’aspect de l’anonymat qui caractérise la vie urbaine en général,
constituant un dommage et un énorme paradoxe eu égard à l’état de l’interconnaissance des
centres ruraux. Le phénomène du « vol de sexe », « pointe la dangerosité potentielle d’un
certain type de situation propre à l’espace public urbain : un contact avec un inconnu qui
tournerait à la mauvaise rencontre. Et puisque la sorcellerie est toujours une affaire
d’interaction qui tourne mal, on peut dire que le vol de sexe n’est rien d’autre que la
sorcellerie du trafic urbain (Bonhomme 2009: 57). Telle est l’ambiance dans les villes
africaines. Avec le recul des certitudes de la tradition, les individus courent à la recherche de
nouvelles certitudes comme fondement de leur sécurité sociale. Ceci explique que
l’individualisme et les compétitions soient exacerbés. « Chacun dans son chacun »,
métaphore utilisée par Mazzocchetti (2013) pour désigner l’égoïsme qui sous-tend la lutte
pour le contrôle des ressources.
Cependant, si la conversion est rupture avec la tradition, cela n’empêche pas qu’il y
a une forme de continuité de cette dernière au cœur même de la modernité. L’imaginaire
sorcellaire qui prospère dans la modernité en Afrique est alors expliqué par l’échec d’une
mise en œuvre des termes de la modernité. On pourrait à juste titre se demander si cet
argumentaire de déficience socio-économique utilisé pour rendre compte de ces phénomènes
ne pêche pas par la tentation d’un retour des théories évolutionnistes. Prétend-on par exemple
que lorsque le cadre de la modernité deviendra fonctionnel à plein régime, alors les
continuités de la tradition qui se manifestent dans l’agentivité des esprits ancestraux et
l’imaginaire sorcellaire cesseraient pour autant ?
Pour Bernault & Tonda (2000), la problématique du rapport entre tradition et
modernité se pose autrement; et c’est la seconde approche. Pour ce courant, la tradition, en
l’occurrence, l’imaginaire sorcellaire, les croyances en l’occultisme sont perméables aux
87
influences des imaginaires de la modernité. La sorcellerie est un langage, une réalité qui
traverse les siècles; mais son contenu, le message dont elle est porteuse diffère en fonction
de la période au cours de laquelle se manifestent ses enjeux. Le langage sorcellaire dont il est
question en pleine modernité est en rupture totale avec les termes dans lesquels la sorcellerie
s’est manifestée dans les sociétés traditionnelles. Une sérieuse analyse du langage sorcellaire
aujourd’hui exprime plutôt une préoccupation résolument enraciné dans la modernité. Alors
qu’on constate de la part des nouveaux convertis au pentecôtisme un rejet des structures
traditionnelles, tel père est accusé d’être le mari de nuit de sa fille, « Si l’on s’interrogeait sur
les référentiels dominants des imaginaires de ceux qui inventent leur vie dans l’urgence et
dans la précarité, on se rendrait compte que l’argent, les marchandises ou les biens de
consommation ordinaire, de subsistance et de prestige en constituent la substance essentielle
» affirment Bernault & Tonda (2000: 10). La discontinuité avec la tradition est radicale avec
cette approche. Il y a certes, l’utilisation d’un langage traditionnel, mais celui-ci n’est qu’un
cadre dans lequel vient s’incruster un contenu radicalement nouveau qui n’a rien à voir avec
la tradition. L’horizon qui mobilise les populations en Afrique aujourd’hui n’est pas du tout
tourné vers le passé. On ne peut raisonnablement pas parler aujourd’hui d’une « re-
traditionalisation » de l’Afrique, mais plutôt d’une marche vers la consommation et le désir
d’accumuler pour soi.
Toujours dans ce rapport entre tradition et modernité, Gordon (2012) apporte un autre
son de cloche, affirmant, en s’Appuyant sur le cas de l’Afrique centrale qu’il y a une
continuité des esprits des ancêtres dans une modernité politique, alors que cette dernière a
toujours voulu s’en débarrasser. La colonisation se voulant séculaire, a tenté de supprimer la
présence des esprits dans l’arène politique et sociale, mais ce projet est un échec. Dans un tel
contexte, on ne peut vraiment pas parler de sécularisme qui ne soit contesté dans un sens ou
l’autre par l’agentivité des esprits invisibles africains. En somme, les conclusions auxquelles
arrivent les chercheurs dans ce domaine oscillent entre les paradigmes de continuité et les
paradigmes de discontinuité, prenant en compte les conditions historiques spécifiques de
chaque situation.
Le contexte dans lequel se déroule cette enquête est tissé d’une logique de
normativité plurielle. Il se pose dans ce même cadre la question de la cohabitation des
modalités de la temporalité et de la culture que sont la tradition et la modernité. Pour ma part,
88
ma position dans ce débat est qu’on ne peut pas établir une discontinuité étanche entre
tradition et modernité. Au cœur de la modernité surgissent des foyers d’expression des
traditions, qu’elles soient culturelles, religieuses, écologiques qui viennent souvent rappeler
leur survivance. Dans cet esprit, il vient à l’idée de citer Mbembe (1988) qui décrit la
résistance, l’accommodation et la ruse des populations africaines face à l’hégémonie du
système postcolonial. Ma propre position se situe là dans l’habileté des peuples à s’inventer
et à construire leur identité, en se servant de tous les outils qu’ils ont à leur disposition. L’un
des domaines dans lesquels cette dialectique tradition et modernité peut être observée est
celui des rapports sociaux de sexe qui restent un cadre structurant important pour les
individus.
1-3.6. Les rapports sociaux de sexe, le genre comme mode de structuration du sujet
L’une des caractéristiques qui sautent aux yeux de quiconque s’approche des
Chevaliers et Dames de Marshall est leur organisation en classes de sexe d’une part et, d’autre
part, le jeu complexe de relations hiérarchiques qui se donnent à voir surtout à l’intérieur de
chaque catégorie sexuée. Cette réalité m’amène à explorer les théories qui traitent des
questions de rapports sociaux de sexe et leur relation au jeu de pouvoir et de domination et
d’agentivité. Les rapports sociaux de classe renvoient à une façon particulière d’organiser le
social dans son lien avec l’ensemble des champs dont la pesanteur historique produit des
structures stables et du changement (Dunezat 2016: 183). Quant au concept du genre, il est
emprunté au domaine de la grammaire, le terme genre vient d’une racine qui signifie
‘produire’ ou ‘générer’ ; d’où son utilisation pour classifier, faire des catégories entre les
choses. En grammaire, le terme genre réfère à la distinction spécifique entre différentes sortes
de noms sur la base de la distinction de sexe ou l’absence de cette distinction dans l’objet
identifié (Connell 2011: 9). Appliqué à l’espèce humaine, le terme « genre » a servi dans un
premier temps, à distinguer entre le masculin et le féminin sur la base de la constitution
biologique. Cette façon de faire coïncider le genre et la différence sexuelle a été qualifiée de
correspondance homologique, et une telle approche est qualifiée de naturaliste (Mathieu
1991). Dans ce régime, ligne de pensée du catholicisme, le genre s’aligne sur le sexe et les
organes génitaux sont le principe de distinction du genre. Un individu de sexe mâle
correspond au genre masculin et un individu de sexe féminin au genre féminin.
89
L’hétéronormativité est la sexualité qui prévaut dans un tel régime et les travestis et les
homosexuels y sont perçus comme des pervers anormaux. Une telle utilisation du concept
est problématique face à la question de la transsexualité (Kassam 1996). La conception de
genre sur la seule base d’une dichotomie féminité/masculinité exclut toutes les autres
catégories de genre possibles. Phénomène désormais indéniable et documenté par nombre
d’ethnographies en diverses parties du monde comme Papouasie-Nouvelle Guinée, (Brunois
2007), aux Philippines, (Schlegel 1999), ou encore chez les autochtones du Canada (Saladin
d'Anglure 2006).
Dans les années 1970, les premiers mouvements de libération des femmes émergent
dans le cadre général de la prise de conscience des classes opprimées. Pour ce courant, les
rapports sociaux sont théorisés comme antagoniques et s’inscrivent dans le mouvement
marxiste tout en s’en distinguant. Ici, l’ennemi à abattre, ce n’est pas en tant que tel la classe
des privilégiés, mais le patriarcat qui est transversal des classes sociales « marxistes ». Il est
dynamique et producteur de catégories de sexes (Dunezat 2016). La déclaration de Beauvoir
(2017) devenue historique affirmant qu’on ne naît pas femme, on le devient, marque à jamais
le féminisme. La théorisation des rapports de sexe tient en trois points chez les pionniers de
ce mouvement. Le premier pose l’inséparabilité des deux sexes et préconise leur mise en
relation dans toute analyse concernant la thématique des rapports sociaux. Le deuxième point
rejette la démarche naturaliste en posant les rapports sociaux de sexe comme un fait social.
Enfin, le troisième point pose le travail domestique des femmes comme le lieu de leur
exploitation, loin des catégories définies par le marxisme dans son indexation du capitalisme
(Malbois 2011).
La deuxième génération de féministes, les constructivistes vont s’inscrire dans un
mouvement académique et activiste plus large, œuvrant dans le sens de la déconstruction
sociale (cf. Butler 2004). En littérature féministe constructiviste, l’utilisation du concept de
genre a fini par dépasser la correspondance homologique pour exprimer plutôt une relation
de pouvoir : « Gender relations are constructed in terms of the relations of power and
dominance that structure the life chances of women and men » précise Ostergaard (1992: 6).
Les auteurs de ce courant se sont inspirés de Michel Foucault (1954-1984). Ce dernier rejette
l’idée du pouvoir ou de la domination comme une chose possédée uniquement par les
puissants qui l’exercent sur les plus faibles. Le pouvoir est un ensemble de rapports de forces
90
stratégiques qui traversent les domaines de la vie, produisant des formes nouvelles de désirs,
d’objets, de relations et de discours (Faubion 1998). Par ailleurs le sujet, imaginé comme
conscience individuée, ne préexiste pas non plus aux rapports de pouvoir qui constituent
plutôt les conditions de sa production. Foucault distingue trois modes par lesquels les êtres
humains sont objectivement constitués en sujets. Le premier mode est celui par lequel les
recherches scientifiques produisent des connaissances objectives sur le sujet ; le deuxième
fait référence à la pratique qui consiste à faire une distinction entre le sujet normal et le fou.
Enfin, le troisième décrit la pratique des individus se constituant le sujet de leurs propres
désirs (Foucault 1994a). De théories ont été élaborées à partir de ces découvertes liée à l’idée
de l’absence du sujet dans leur déconstruction du genre. C’est notamment le cas dans
l’évolution théorique constatée chez Butler qui passe de la notion de performance, à celle de
performativité : « Gender is an act that brings into being what it names: in this context, a
“masculine” man or a “feminine” woman. Gender identities are constructed and constituted
by language, which means that there is no gender identity that precedes language […]
language and discourse do gender » (Butler et Salih 2004: 56).
L’idée est qu’une structure sociale émerge toujours des pratiques répétitives et est
instituée par elles. Les relations de genre telles qu’on peut les observer aujourd’hui ne sont
que le fruit de pratiques répétitives dans le temps. Si l’identité basée sur le genre est acquise,
elle peut aussi bien être déconstruite (Connell 1987). Ces théories ont permis de rendre
compte de phénomènes sociaux qui, comme celle du travestissement, sont autrement
inexplicables. Saladin d'Anglure (2006) revient largement sur cette question du troisième
genre qui constitue une construction sociale qui s’impose pour plusieurs raisons. Les
individus peuvent être travestis soit parce que la société veut les protéger contre une maladie
ou la mort prématurée, ou parce que c’est une façon spéciale de les préparer à s’allier aux
esprits dans le cadre du chamanisme (Cf. Saladin d'Anglure et Morin 1998). Dans ce
travestissement transitoire chez les Inuit canadiens, un garçon travesti depuis son enfance par
la société devait abandonner une fois la puberté, tout ce qui a fait de lui jusque-là une fille.
Entre le régime profane qui postule la correspondance homologique et le régime
constructiviste, il y a une troisième catégorie qui est la correspondance analogique. Elle est
analogique dans le sens où féminité et masculinité sont reliées par un terme symbolique. La
distinction biologique est la règle normale, mais le rôle joué par tel ou tel genre peut être
91
renversé indépendamment du sexe. Chez les Azandé par exemple, les garçons peuvent jouer
le rôle d’épouse en faveur des guerriers célibataires durant le temps de la guerre. On voit
dans cet exemple que le genre supplante le sexe (Malbois 2011).
Toutefois, au Sud-Togo, c’est le régime de la correspondance homologique qui
semble régner en général, porté à la fois par le christianisme et par la tradition culturelle
endogène. La division sociale du travail, la forme de l’architecture et de sculpture, certaines
performances rituelles sont basées sur les deux pôles principaux de genre que sont la féminité
et la masculinité. L’orientation spécifique des aspects clés de l’organisation sociale éwé se
joue autour de la catégorie de la différence sexuelle : la succession aux offices coutumiers
est patrilinéaire, le culte religieux tourne autour des ancêtres mâles et le droit d’héritage
s’inscrit dans la lignée du père. La différence sexuelle ou la dynamique sociale de genre se
retrouvent à tous les niveaux dans la cosmologie comme dans l’art éwé. Le ciel (masculin)
et la terre (féminin) sont en relation matrimoniale (Spieth 2009). Intégrer les oppositions
proprement sociales, telles que Masculin/Féminin, dans des séries d’oppositions cosmiques
est une manière de naturaliser ces relations estime Bourdieu (1982). Concernant les relations
entre homme et femme, Spieth (2009) fait remarquer que généralement, la place de la femme
n’est pas enviable en ce qui concerne les Éwé, mais il évoque en même temps aussi dans son
ethnographie des cas de soumission des hommes à leurs femmes dans le même contexte. Si
l’on s’accorde sur la réalité de l’asymétrie sociale entre l’homme et la femme en milieu éwé,
les interprétations divergent quand il s’agit d’en énumérer les causes. Greene (1996) évoque
le facteur de la colonisation comme cause du déséquilibre des relations homme/femme chez
les Éwé tout en tout mentionnant d’autres raisons historiques endogènes comme la pression
démographique durant la période précoloniale. Les femmes avaient par ailleurs saisi cette
opportunité pour briser les dispositions coutumières qui voulaient qu’elles ne se marient que
dans leur clan.
Les intellectuels africains en général confirment l’idée selon laquelle les rapports
matrimoniaux étaient plus ou moins équilibrés et que c’est la colonisation qui a fragilisé le
statut de la femme africaine. Caractérisée par un pouvoir politique essentiellement basé sur
la violence et une administration presque exclusivement masculine, la colonisation a fragilisé
la femme tout en sapant la masculinité locale (Mouiche 2008: 143). Cette hypothèse semble
se justifier du moins au Togo durant la colonisation allemande. En effet, comme le souligne
92
Garratt (2012), la politique de germanification du Togo a contribué à ébranler les bases de la
masculinité locale. D’une part, les hommes étaient souvent soumis à la punition corporelle.
Ils sortaient de ces séances complètement humiliés, émasculés. D’autre part, l’idéologie de
la colonisation allemande à l’égard des femmes, théorisée plus tard sous Hitler, est ramassée
dans la formule dite des trois K, Kinder , enfant, Küche cuisine et Kirche Église (Eccleshall
2003). La période de la colonisation française a elle aussi laissé émerger une nouvelle
dynamique des relations de genre, mais en laissant émerger un espace d’expression de la
capacité d’agir des femmes togolaises. Au cours de la dépression économique de 1929, les
commerçantes du Grand marché de Lomé, communément appelées les « nanas-Benz20 », du
fait de leur réussite économique, se soulevèrent en 1933 contre une administration française
trop vorace, encline à augmenter les impôts et complètement ignorante de la géographie du
sacré, tel qu’elle est définie dans la culture éwé. On ne déplace pas n’importe comment un
marché chez les Éwé ; quand le gouverneur français s’y est essayé, il a provoqué ce que
l’histoire connaît sous le nom de la Révolte des femmes de Lomé (Aduayom 1984 ; Lawrance
2003 a). Dans un mélange de revendication politique et de repositionnement des relations
sociales de sexes, les femmes s’en étaient prises à l’élite masculine locale en exécutant des
chants et danses liés au rituel traditionnel. Une telle performance était destinée à purifier la
ville de Lomé de sa violence masculine : « La révolte de 1933 fut empreinte d’une
extraordinaire originalité. Au cours des évènements, les femmes se firent remarquer par leur
participation massive et active. Cet apport des femmes au nationalisme togolais, on le
retrouvera tout au long de l’histoire de la décolonisation […] » (Aduayom 1984: 50).
Ce combat des femmes n’est pas achevé ; il continue aujourd’hui tel que le décrivent
Locoh & Thiriat (1995) qui signalent que sur un plan purement sociologique, la situation très
fragilisée des unions matrimoniales tourne souvent en défaveur des femmes. Les raisons de
divorces varient beaucoup au Togo et sont liées à des facteurs comme : le milieu d’habitat
du couple, le niveau d’instruction, l’infécondité, les spécificités ethniques et des problèmes
de violence. L’accélération des remariages constatée au cours des dernières années invite à
20. Ce surnom donné aux femmes du Grand marché de Lomé étant lié au fait que leur réussite commerciale leur permettait de circuler dans des véhicules de luxe de la marque automobile allemande Mercedes-Benz.
93
réfléchir sur son impact sur la situation de la femme21. Un retour relativement rapide dans un
ménage n’est-il pas l’indication de la fragilisation des femmes ? La question mérite d’être
posée, car le remariage est parfois une façon pour elles de trouver quelqu’un qui va les aider
à prendre soin des enfants issus du premier mariage. Bien souvent elles se retrouvent dans
les mêmes situations de fragilité de départ.
La présente recherche a exploré la dynamique des rapports sociaux de sexes en lien
avec la question de pouvoir dans le contexte religieux que m’a offert l’ODM. En définitive,
que ce soient la question de la rencontre du christianisme avec les traditions autochtones, ou
celle des traditions et de la modernité ou encore celle des rapports sociaux de sexe, toutes ces
thématiques ont en commun d’explorer des phénomènes sociologiques. Or pour mieux les
appréhender, une articulation doit pouvoir être faite entre ces derniers et les modèles
ontologiques qui les sous-tendent.
1-3.7. Le tournant ontologique et les différentes catégories de subjectivités
En ramenant la discussion dans le cadre du tournant ontologique, on découvre des
dimensions nouvelles à la problématique du sujet, préoccupation centrale dans cette
recherche. Les tenants du renouvellement épistémologique et analytique en anthropologie en
appellent au concept d’ontologie, se dissociant de l’universalisme naturel qui a sous-tendue
jusqu’ici la notion de sujet. Viveiros de Castro (2009), l’un des initiateurs du courant
ontologique invite les chercheurs à prendre au sérieux la pensée indigène qui doit elle-même
devenir capable de produire de nouveaux concepts (scientifiques ou non) qui interrogent les
catégories occidentales. Le concept d’ontologie se réfère dans la philosophie à l’essence des
choses. Le terme existe toutefois depuis longtemps dans le vocabulaire des anthropologues
comme en témoigne par exemple les travaux de Hallowell (1955). Il a été remis à jour par
Philippes par Descola (2005) qui le définit comme : « une manière d’être au monde que les
sociétés humaines ont inventée à tous les endroits de la terre et à toutes les époques et qui
définit une vision particulière des compositions du monde et des relations acceptables entre
21. « In 2004 United Nations report estimated that 20% of girls between 15 and 19 years of age were married, divorced or widowed » (OCDE, 2010 :272)
94
les humains et les non-humains » (Descola dans Lussault 2014: 14). Le courant ontologique
a pris un essor important avec l’effort de conceptualisation réalisée par Descola (2005). Dans
son cadre théorique, l’anthropologue Français propose une classification des cosmovisions
ou des manières d’être au monde en quatre ontologies, en fonction de la nature
organisationnelle de différents systèmes symboliques dans leur manière d’agencer nature et
culture. Descola en arrive donc à quatre ontologies que sont : l’animisme, l’analogisme, le
naturalisme et le totémisme. Ces matrices qui structurent la pratique et la perception du
monde sont médiatisées dans leurs rapports à l’altérité par deux principes. L’intériorité est
tout ce qui a trait au rapport à soi, recouvrant des réalités aussi diverses que l’esprit, la
réflexivité, les affects, les rêves, l’âme, bref tout ce qui a rapport à l’immatérialité ou à
l’énergie vitale de l’individu (Descola, 2005, p. 211). Le deuxième principe sur lequel se
fondent les ontologies est la physicalité qui « concerne la forme extérieure, la substance, les
processus physiologiques, perceptifs et sensori-moteurs, voire le tempérament ou la façon
d’agir dans le monde en tant qu’ils manifesteraient l’influence exercée sur les conduites ou
les habitus par des humeurs corporelles, des régimes alimentaires, des traits anatomiques ou
un mode de reproduction particulier » (Descola 2005: 211). Sur la base de ces deux principes,
l’auteur met en parallèle les quatre ontologies deux par deux, l’ontologie naturaliste se
juxtaposant avec l’ontologie animisme et l’ontologie totémique se situant en parallèle vis-à-
vis de l’ontologie analogique.
L’ontologie naturaliste est celle dans laquelle seuls les humains peuvent être des
sujets à proprement parler, parce qu’étant les seuls à avoir « une conscience de soi » qui est
la base de l’idée même de subjectivité (Descola 2005: 336). C’est cette conscience de soi qui
fonde l’autonomie morale et, par ricochet, la responsabilité, la liberté et le devoir qui sont les
attributs du sujet moderne. Dans le naturalisme cette intériorité de l’homme lui est unique.
Les animaux et les végétaux ne manifestant pas de conscience morale, sont exclus de la vie
civique et ne participent pas à la communauté des humains. Quant à l’ontologie totémique,
sa réalisation concrète exige d’acquérir des propriétés partagées avec une espèce végétale ou
animale qui est généralement l’ancêtre éponyme du groupe social ou d’un individu (Descola
2005: 265). Un groupe de sujets totémiste partage avec un groupe défini de non-humains un
ensemble de dispositions physiques et psychiques qui le distinguent des autres, contribuant
ainsi à en faire une classe ontologique. Un individu peut partager des propriétés de son
95
intériorité avec des non-humains, on espère parfois qu’il manifeste dans sa chair des
propriétés physiques du non-humain. En ce qui concerne l’animisme, c’est l’intentionnalité
qui fait aussi le sujet comme dans le naturalisme. Cependant, celle-ci n’est pas réservée aux
seuls humains. L’intentionnalité est partagée par une série de non-humains qui deviennent
par ce fait même des sujets, dotés de capacité d’agir. Le perspectivisme amérindien est à
comprendre dans cette perspective : « dire dès lors que les animaux et les esprits sont des
gens revient à dire que ce sont des personnes ; c’est attribuer aux non-humains les capacités
d’intentionnalité consciente et d’« agent », qui définissent la place du sujet. » (Viveiros de
Castro 1998: 444).
En nous situant pêle-mêle dans cette classification, la quatrième ontologie est
l’analogisme. Elle institue une double discontinuité entre humains et non-humains.
L’ontologie analogique part du principe que tout est différent du point de vue morale
(intériorité) et du point de vue physique (physicalité). Le monde est conçu comme un
foisonnement de singularités entre lesquelles est établi des corrélations qui prennent la
plupart du temps une forme d’analogie22. Car un monde uniquement composé d’une
multitude de singularités serait impensable et invivable, d’où la nécessité des corrélations. Si
la pensée analogique est universelle, ce procédé typique de la pensée est prépondérant dans
certaines parties spécifiques du monde. D’une façon formelle, l’auteur définit l’ontologie
analogique comme : « un mode d’identification qui fractionne l’ensemble des existants en
une multiplicité d’essences, de formes et de substance séparées par de faibles écarts, parfois
ordonnées dans une échelle graduée, de sorte qu’il devient possible de recomposer le système
de contraste initiaux en un dense réseau d’analogisme reliant les propriétés intrinsèques des
entités distinguées » (Descola 2005: 351). Les univers analogiques sont surtout caractérisés
par leur tendance à apparier, à associer, à trouver des ressemblances entre ce qui est en bas
et ce qui est en haut, entre le sec et l’humide, entre le chaud et le froid. La pensée analogique
22. On distingue deux types d’analogie, l’analogie propre et celle dite impropre. Dans le cas de l’analogie propre, cet adage latin est éclairant : « simpliciter diversa secundum quid eadem », ce qui veut dire : « un n’est pas l’autre, c’est différent, mais selon un certain rapport, c’est pareil ». Alors que dans le cas de l’analogie impropre ou métaphorique, ce sont les états et les qualités qui permettent de faire le rapprochement. Parler de la flamme qui anime quelqu’un, c’est se baser sur les qualités de la flamme pour établir la comparaison avec la personne en question. Cette femme est à cet homme ce que le soleil est à la lune par exemple. Sur ce sujet lire Breton (2016).
96
met ainsi en place des séries transitives permettant de relier des choses qui à priori, n’ont pas
de rapports entre elles23. Dans cette ontologie où « la frontière entre le même et l’autre est
d’une lumineuse simplicité » affirme l’auteur, « l’altérité est ici externe au sens purement
spatial [… ] » (Descola 2005: 518). Je reviendrai sur cette position de Descola en traitant de
façon particulière de l’univers éwé. Quoique les contours de l’analogisme soient difficiles à
préciser, l’auteur affirme néanmoins que :
Dans un régime analogique, les hommes et les animaux ne partagent pas une même culture, une même éthique, les mêmes institutions ; ils cohabitent au prix de multiples précautions, avec les plantes, les divinités, les maisons, les grottes, les lacs et toute foule de voisins bigarrés, au sein d’un univers clos où chacun, ancré dans un lieu, poursuit les buts que le destin lui a fixés, selon les dispositions qu’il a reçues en partage, accrochés bon gré mal gré à tous les autres par un écheveau de correspondances sur lesquelles il n’a pas de prise. (Descola 2005: 372).
En effet, dans l’univers clos de l’analogisme, tous les éléments séparés existent pour
une fin, selon ce que le destin a assigné à chacun. L’analogisme serait, selon le système de
partage du monde élaboré par Descola, l’ontologie prédominante en Afrique de l’Ouest.
Même si l’analyse anthropologique de l’auteur a été faite à partir des ethnographies limitées
à des pays comme la Côte-d’Ivoire, la Sierra Leone et les pays du Sahel comme le Mali, le
Niger, le Burkina Faso, il n’hésite pas à afficher une tendance à la généralisation qui
intègrerait toute l’Afrique occidentale, voire sub-saharienne dans cette forme de pensée. En
s’en tenant à ce cadre conceptuel descolien, les populations du Sud-Togo concernées par la
présente recherche seraient donc classables dans l’ontologie analogique. Que la pensée noire
ouest-africaine soit une pensée analogique, comme l’affirme Descola, n’est certainement pas
une affirmation si étrange et gratuite qu’elle pourrait le paraître. La grande tendance à la
symbolisation que la culture africaine sub-saharienne affectionne tant et qui illustre la sagesse
des anciens constitue une des preuves de cette forme de pensée. C’est sans doute ce besoin
constant de symbolisation qui est l’une des raisons qui expliqueraient l’attirance à
l’ésotérisme constatée dans ces parties d’Afrique. La réalité de l’ésotérisme est à comprendre
23. https://www.anthropologie-societes.ant.ulaval.ca/philippe-descola-livre-4-la-foret-des-achuar-comme-espace-anthropise-vers-une
97
ici non pas comme ayant trait à l’occultisme, mais plutôt comme l’art de dévoiler une vérité,
non pas à tout le monde, mais à des personnes, en fonction de leurs qualités (Faivre 1972).
La problématique de l’ésotérisme occupe une place importante dans cette recherche,
conformément à la réalité culturelle éwé riche de ses initiations secrètes. Dans ces
univers culturels : « tout se passe comme si l’univers se réduisait à un tissu de signifiants qui
se lisent un peu comme un thème géomantique que seuls les initiés peuvent comprendre
[…] » (Thomas et Luneau 1977: 54).
Pour Descola, les quatre ontologies, ainsi que les modes d’identification et de relation
qui les caractérisent ne s’excluent pas les uns les autres. J’avais déjà éclairé ces schèmes des
ontologies plus haut, les donnant comme des variables à partir desquels j’ai pu réaliser mes
objectifs. La grande question qui reste à régler, c’est la question de l’unité de la personne
autochtone quand on sait qu’il y a en elle une pluralité de composantes vitales intérieures et
extérieures engendrant une pluralité de relations. Pour Bastide (1971: 43), « l’unité de
l’individu ne peut se traduire par une formule, qui énumèrera les diverses espèces qui le
subsument ; c’est pourquoi d’ailleurs il reçoit plusieurs noms, chacun d’eux le rangeant à
l’intérieur d’une de ces catégories ». Alors que la logique des relations débouche sur la notion
de personne comprise comme une structure de relations, la logique des attributions laisse
entrevoir la notion de « l’individualité singularisée » comprise comme une structure de
classifications. Les différentes classes auxquelles participent un individu peuvent relever de
systèmes divers relevant du social, de l’écologie, de la cosmologie ou de la métaphysique.
C’est justement la combinaison de ces systèmes généraux qui fonde la singularité de
l’individu et participe à créer la différence entre lui et les autres. Dans les deux cas, que ce
soit dans ses relations ou en ce qui concerne les composantes de son identité propre, la
préoccupation de l’unité de l’individu ne peut-être que structurelle.
La présence ou la domination d’une ontologie ayant son propre mode d’identification
et de relation n’exclut pas la présence des autres modes. Ce qui produit des différences
culturelles, c’est justement les possibilités de combinaison qui existent à partir des éléments
présents dans un lieu donné : « Chacun est donc en mesure d’apporter des nuances et des
modifications à l’expression du schème localement dominant, engendrant des variations
idiosyncratiques [...] » (Descola 2005: 294). Ce modèle de changement hiérarchique postulé
par Descola est réfuté par exemple par Vilaça (2015b). Elle estime, en se fondant sur son
98
ethnographie chez les Wari, qu’on ne peut vraiment affirmer que les composantes qui
apparaissent par exemple chez les autochtones avec l’introduction du christianisme soient
préexistantes dans l’ontologie animiste Wari. Pour elle, avec le christianisme est apparu un
radical nouvel être au monde inscrivant une discontinuité entre l’ancien soi et le nouveau soi.
1-3.8. Une approche interprétative et figurative
Les anthropologues distinguent généralement trois manières dans la façon
d’approcher le terrain (Goulet 2011) : l’approche structurale qui consiste à rechercher des
lois ; j’ai écarté cette perspective dans le cadre de cette recherche, car elle m’obligerait à
minimiser la dimension subjective des personnes, ainsi que la dimension historique de leur
vie et de leurs institutions. Il y a ensuite la perspective interprétative, tradition dont le pionnier
est incontestablement Weber (1971). Cette deuxième perspective nécessite l’effort de
« maitriser les codes » de communication et de fonctionnement d’une collectivité (Goulet
2011: 115). Enfin, on note la perspective expérientielle par laquelle le chercheur fait
l’expérience d’une « immersion radicale », ce dernier ne tente plus de faire comme
l’indigène, mais il agit effectivement « en indigène » (cf. Sardan, 2008, p .195).
Comme précisé plus haut, l’objectif principal de cette recherche est d’examiner et
mieux comprendre la subjectivité catholique au Sud-Togo. Pour mener à bien ce projet, je
me positionne épistémologiquement dans une perspective éclectique consistant à combiner
différentes perspectives (de Sardan 2008). La perspective que j’adopte ici se situe à la
frontière de l’approche interprétative et expérientielle. Les rituels dont dispose l’Ordre de
Marshall sont comme un texte dense, porteur de sens qu’il faut découvrir en combinant le
symbolisme officiel, construit par l’Ordre, avec le point de vue des acteurs comme le suggère
Geertz : « our formulation of the peoples’ symbol systems must be actor-oriented. » (Geertz
(1973: 14).
Toute démarche méthodologique prend appui sur la nature du phénomène étudié. Ce
travail mobilise une perspective d’interprétation qui s’appuiera sur la perspective ontologique
discutée plus haut. L’ODM dispose essentiellement de rituels dont les symbolismes devront
être examinés afin de déterminer leur fonction psychique, symbolique, et leur nature
ontologiquement structurante. Généralement les rituels sont des creusets dans lesquels on
découvre la « rémanence culturelle » des sociétés ainsi que leurs liens sociaux (Yannick
99
2009). J’ai cherché à contextualiser et à comprendre ces fonctions sociales que les rituels de
l’Ordre de Marshall jouent dans le contexte des pratiques religieuses des membres de l’Ordre.
S’il est vrai que l’ODM confère officiellement un sens à chacun des nombreux rites dont il
dispose, il n’en demeure pas moins que plusieurs acteurs abordent ces rites avec un sens
subjectif. Dans cette perspective, j’ai rencontré lors de mon ethnographie des membres de
l’Ordre qui se posaient eux-mêmes des questions sur certaines de leurs pratiques, une fois
qu’ils les projettent dans le cadre ecclésiologique catholique. En d’autres termes, comment
le sens marshallien des rites peut-il s’insérer dans le système général de signification de
l’Église catholique ?
Turner (1972) affirme que le chercheur doit faire attention à distinguer au moins trois
niveaux de signification : le sens exégétique ou indigène, le sens opérationnel et, enfin, le
sens contextuel en tant qu’il prend en compte l’environnement général du rite. En analysant
les rituels de l’Ordre de Marshall, j’ai cherché à y découvrir comment les acteurs sociaux qui
les pratiquent y retrouvent ou croient y retrouver les normes et valeurs qui leur font sens et
répondent aux préoccupations qui sont les leurs. Toutefois, il faut noter que cette recherche
de sens est à relativiser, selon Boyer (1980: 50 ) dans une étude sur la construction des
subjectivités. Pour lui, le chercheur doit plutôt privilégier une analyse figurative du
discours tenu par les acteurs : « il s’agit de démontrer […] qu’une langue « métonymisante »
ne peut avoir qu’un effet d’évocation métaencyclopédique, qu’un discours « métaphorisant
» est nécessaire à la construction de l’identité d’un groupe ». Il existe ce souci d’analyse
figurative aussi chez Descola (2005: 208-209), pour qui la temporalité, la spatialisation et la
figuration constituent des modes secondaires à côté des modes fondamentaux que sont
l’identification et la relation. Ces catégories sont aussi employées dans l’analyse que je fais
des rituels de L’ODM.
L’adoption de cette approche interprétative ne me détourne pourtant pas d’une
attention aux émotions. Car les sujets étudiés ne séparent pas dans leur quotidien leur pensée
de leurs émotions; ignorer celles-ci dans les sciences sociales, c’est exclure un aspect
significatif du processus social, mais aussi comme du processus de recherche (Mekki-
Berrada et al. 2001). Ce qui distingue le rite d’une activité ordinaire est non seulement sa
dimension esthétique, mais aussi sa dimension dynamogénique. Saisir les questions
d’identité m’a amené à m’intéresser non pas seulement à la pratique des rituels et aux récits
100
que les acteurs font à partir de ces pratiques, mais aussi à l’observation et à la description des
émotions que ces rites entraînent chez les acteurs. Dans ce sens, les expressions corporelles
affichées ont été décryptées. Merleau-Ponty (1995: 273) décrit le rôle que le corps joue
comme réceptacle de l’interaction sociale : « énigme du corps, chose et mesurant de toutes
choses, clos et ouvert, dans la perception comme dans le désir - non pas deux natures en lui,
mais nature double : le monde et les autres deviennent notre chair ».
Tel que déjà mentionné, l’approche adoptée sera enrichie par des considérations
ontologiques. Étudier la personne au Sud-Togo exige une notion extensive par rapport à la
compréhension moderne de l’individu. La personne est en effet conçue en lien avec les
ancêtres, les esprits et même des végétaux et animaux dont la nature impose à l’individu un
régime alimentaire spécifique (Rosenthal 1998). Parler du devenir d’une telle réalité exige
un renversement épistémologique qui prend au sérieux les concepts émergeant du terrain
comme catégories de connaissance, même s’ils ne rentrent pas dans la logique et les grilles
de l’épistémologie dominante. Blaser affirme dans ce sens: « the trajectories and the projects
of various peoples around the world; their own stories about such trajectories and projects
play a role as well […] stories that are not easily brought into the fold of modern categories
» (Blaser 2013: 548). Cela implique de prendre ses distances avec l’épistémologie positiviste
qui tend à regarder de haut les représentations du monde indigène. Elle appelle à la prise au
sérieux des cosmologies locales face à la rationalité moderniste. J’ai donc utilisé cette
perspective pour rendre compte de la dynamique ontologique sur le site de ma recherche. Le
cadre de description des ontologies proposé par Descola (2005) m’a servi de langage
anthropologique pour traduire la réalité et les nuances de mon propre terrain.
101
Conclusion
Au départ de la présente réflexion se trouve la préoccupation de décrire et de
comprendre les mécanismes par lesquels se construit le sujet catholique au Sud-Togo, tout
en analysant ses caractéristiques principales. Il a été question de dérouler l’objet de la
recherche ainsi que les principaux concepts et cadre théorique mobilisés pour parvenir aux
objectifs que poursuit cette entreprise. Je suis parti des différentes conceptualisations du
christianisme en Afrique depuis les premiers analystes africains jusqu’aux africanistes
contemporains. Le christianisme est apparu tour à tour comme une entreprise aliénante contre
laquelle les Africains devraient se mobiliser tant sur le plan de la réflexion que de la pratique.
En changeant de paradigme de lecture, surtout en adoptant le paradigme des acteurs, le
christianisme apparaît comme un outil que les Africains ont repris à leur avantage, le maniant
de manière à se reconstruire une identité mise à mal par les différentes mésaventures qui ont
déferlé sur le continent. Tout au long cette réflexion, les concepts opératoires qui entrent dans
la compréhension de cette recherche ont été aussi abordés et définis. Ainsi les concepts de
continuité, de rupture, de transition et de transformation ont été situés par rapport au terrain
de la recherche. Alors que la revue de la littérature a été géographiquement circonscrite aux
ethnologies réalisées sur l’univers éwé, le cadre conceptuel a proposé une ouverture plus
large dans le domaine de l’anthropologie en considérant la question de la formation des
subjectivités.
Pour traiter de la question, j’ai opté pour un cadre conceptuel éclectique. J’ai mobilisé
dans un premier temps, le concept central de la subjectivité chez Michel Foucault, ainsi que
d’autres terminologies et expressions développées dans le champ lexical de ce concept de
départ. Dans la droite ligne de cette première mobilisation, j’ai aussi convoqué le vieux débat
sur les questions identitaires entre le symbolique et l’imaginaire, avant de m’intéresser à la
question de la ritualité et sa place dans les enjeux identitaires. Pour poursuivre dans le même
rythme, j’ai regardé comment se pose de façon générale, la question des subjectivités
chrétiennes en anthropologie en la traitant en lien avec la dialectique de la tradition et de la
modernité. Deux autres concepts, les rapports sociaux et les ontologies avec leurs catégories
de subjectivité ont été évoqués pour conclure ce champ. J’ai surtout conclu cette section en
précisant mes choix en qui concerne la perspective théorique dans laquelle devra s’inscrire
l’analyse des données de terrain. Mais avant d’en arriver à la méthodologie proprement dite,
102
je vais poursuivre l’analyse du sujet, en me concentrant sur le contexte éwé. Le prochain
chapitre explorera de façon concrète les conditions culturelles dans lesquelles se fait la
fabrique du sujet éwé, d’autant plus que celui-ci est appelé à se modifier en se convertissant
au christianisme.
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PARTIE II L’UNIVERS CULTUREL DE RÉFÉRENCE
Chapitre 2 : La cosmologie24 ajatado dans le contexte socioculturel éwé et la fabrique des subjectivités traditionnelles
Introduction
Durant l’ère précoloniale, l’univers socioculturel éwé recelait déjà de plusieurs
systèmes normatifs. Cependant, ceux-ci étaient assez proches les uns des autres pour soutenir
l’idée d’une unité culturelle éwé. La colonisation et le christianisme, tous deux, porteurs
d’idéologie à prétention universaliste, multiplieront les niches normatives au sein de l’espace
culturel éwé. La réalité africaine d’aujourd’hui reflète d’une façon générale l’histoire récente
de ce continent. Les acteurs sociaux africains dans ce contexte tendent tant bien que mal, à
construire leur identité à partir de ce qui s’offre à eux. Les normes à partir desquelles se
construisent les individus sont comme des modèles systémiques qui émergent des pratiques
quotidiennes qui finissent par acquérir un caractère de structure. Dans l’univers de référence
éwé, les sujets ont toujours été construits sur la base des modèles culturels, préexistant aux
individus. Cela ne veut surtout pas dire que les individus étaient dépourvus de toute
rationalité, mais simplement que cette rationalité est elle-même conditionnée par les facteurs
socioéconomiques, environnementaux et religieux. Ce qui me préoccupe au premier point en
faisant cette incursion dans la pensée éwé est d’y déceler les mécanismes traditionnels et les
différents modes de structuration du sujet. Cette analyse me permettra ensuite de mesurer
l’effet que la christianisation et la modernité ont eu sur le sujet catholique.
Je consacre ce chapitre entièrement au contexte culturel éwé que je mets en
perspective avec le cadre conceptuel des ontologies. Le sujet catholique ne peut être compris
24. Le terme « cosmologie » est employé ici pour désigner la globalité du système de la pensée éwé. La cosmologie stipule l’existence d’une hiérarchie des mondes. Ce chapitre va décrire la conception que se font les Éwé de leur univers et des différentes composantes qui le structurent.
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qu’en lien avec le sujet traditionnel qui permet d’en mesurer l’évolution. Ainsi, dans un
premier temps, je soumettrai la théorie des ontologies aux épreuves du terrain éwé afin de
déterminer la nature de cette cosmologie.
2-1. La cosmologie ajatado25 et la construction des sujets
2-1.1. Cosmologie et ontologie, clarification théorique
Le terme cosmologie au sens propre se réfère à la science du cosmos. Le terme est surtout
utilisé en référence aux récits qui décrivent l’origine et l’organisation du monde existant dans
tous les peuples. À partir de là, il est alors possible de parler de cosmologie akan, maori,
ajatado etc., c’est aussi dans le champ sémantique de la cosmologie qu’il faut comprendre le
terme ontologie qui traite de l’essence des choses en philosophie. Le terme a été introduit en
anthropologie par Descola (2005) qui l’utilise pour désigner une classification des
cosmovisions qu’il partagent en quatre ontologies : l’animisme, l’analogisme, le naturalisme
et le totémisme. En termes plus simples, l’ontologie est un système de propriétés qui définit
les manières d’être au monde. Se basant sur la littérature ethnologique africaniste, Philippe
Descola a rangé l’Afrique de l’Ouest dans les « îles et îlots » qui composent l’archipel
analogique (Descola 2005: 393-394). La visée de l’auteur est alors de souligner la césure
entre nature et culture, soubassement de la modernité et de ses sciences. Pour Descola, la
cependant, la supposée contingence de la nature et de la culture n’exclut pas de reconnaître
et de dégager des structures abstraites de cadrage permettant d’intégrer les expériences
quotidiennes des collectifs. En partant de la définition de l’ontologie chez Descola, des liens
étroits apparaissent avec la définition de la cosmologie, étant entendu que les ontologies sont
conçues dans des cadres plus englobants que sont les cosmologies. Parler de la cosmologie
ajatado, c’est surtout faire référence au système de pensée ou une cosmovision que partage
une bonne dizaine de peuples vivant entre Accra et Lagos, sur la côte ouest-africaine et dont
Pazzi (1979) et après lui, Gayibor (1985) ont circonscrit et identifié comme l’aire culturelle
25. Aja, lire Adja, qui veut dire peuple et Tado du nom de la capitale du royaume Ajatado (Gayibor 2013).
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ajatado. Dans ce vaste ensemble, je m’intéresse surtout à l’ontologie éwé qui constitue la
référence pour plupart des adhérents de l’Ordre de Marshall dont il sera essentiellement
question dans cette thèse.
2-1.2. Brève histoire des communautés éwé
Les Éwé peuplent majoritairement le Sud-Togo et autour d’eux gravitent des
minorités ethniques avec des coutumes sont plus ou moins proches. Les Éwé appartiennent
au grand groupe culturel ajatado. L’aire culturelle ajatado est délimitée à l’ouest par le fleuve
Volta que les Éwé appellent Amugan et à l’est par le fleuve Ouemé. Cette aire s’ouvre sur
l’Océan Atlantique au sud et borde au nord, les populations comme les Sa, les Ana et les
Akpafou, variablement entre 150 et 200 km à l’intérieur du Bénin, du Togo et du Ghana26
(Gayibor 2013). L’ensemble ajatado est composé de neuf groupes linguistiques, les aja, les
éwé, les fon, les ayizo, les sahwé, les xwéda, les guin, les xwla et les gun. Ils peuvent se
regrouper en deux grands ensembles, les Aja-Hwé, dont la cité historique est Tado et les Éwé
qui revendiquent Notsé comme leur cité historique. Éwégbe, leur langue, est une variante de
la langue Gbe. La langue éwé est elle-même fractionnée en plusieurs dialectes comme anlo,
ouatchi, danyi, bè, agou… plus ou moins compréhensibles les uns par rapport aux autres.
26. Voir la carte nº 3
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Carte 3 : L'aire culturelle ajatado, ses populations et langues
Capo (1988-1991)
Source : https://www.cs.mcgill.ca/~rwest/wikispeedia/wpcd/wp/p/Phla-Pher%25C3%25A1_languages.htm
À partir des mythes et légendes qui se transmettent depuis plusieurs générations et
sur la base d’une impressionnante documentation historique publiée à leur sujet, il est certain
que les Éwé ont émigré du Nigéria. Les données historiques actuelles ne permettent pas de
retracer la période qui a précédé leur présence sur la terre du Nigéria (Gayibor 2013). Ces
connaissances historiques situent les Éwé au pays yoruba, au Nigéria, autour du XIe siècle.
Ils partent du Nigéria, en prenant la direction de l’est. Par rapport aux étapes suivies, les
sources historiques les plus fiables s’accordent tout au moins sur l’étape de Kétou, un
royaume au Nigéria qu’ils ont dû fuir en raison de pressions guerrières (Gayibor 2011a ;
Spieth (1906); 2009). Le groupe fugitif élit domicile auprès des Alou à Azamè, localité qui
deviendra plus tard Tado, au XIe siècle. La désintégration de Tado au XVe siècle donnera
naissance à deux cités : Allada et Notsé, à l’ouest de Tado. D’autres traditions racontent que
les Éwé n’auraient pas passé beaucoup de temps à Tado et que Notsé, leur cité avait existé
aux côtés de Tado. Que l’escale à Tado soit attestée ou non, on retrouve les Éwé à Notsé, un
lieu considéré aujourd’hui encore comme leur berceau historique. À Notsé, d’autres groupes
migratoires comme des Dogbo, venus de Tado, les rejoignirent. Pour ce débat, se référer à
Quashie (2017). Vraisemblablement influencées par le christianisme, certaines légendes font
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remonter l’origine des Éwé à l’Égypte pharaonique, d’où ils ont migré vers le sud, en passant
par le Soudan, avant de s’installer au Nigéria (François 1993). Les ancêtres Éwé auraient
vécu ensemble en Égypte, avec des patriarches israélites énumérés dans la Bible. Ces récits
ont pris de l’importance tout récemment, comme en témoigne la réalisation d’une bande
dessinée, destinée à l’éducation des enfants éwé, mais qui s’inspire de ces légendes, en
reprenant grandes lignes de leurs affirmations27.
L’exode du peuple Éwé et l’occupation de l’Éwéland
Le destin des Éwé bascula dans leur cité de Notsé à cause d’un roi qui, une fois
parvenu sur le trône, avait manifesté sa volonté d’exercer un pouvoir absolu et centralisé. Le
roi faisait ainsi montre du désir d’exercer une forme de gouvernance contraire aux pratiques
coutumières en vigueur. Quelle était la conception de la royauté chez les Éwé ? Le souverain
de Notsé est appelé mawufia, ce qui veut dire le roi de Mawu28. Il est intronisé par mawuno,
le prêtre de Mawu, dont le culte est rattaché à la royauté. Le souverain portait aussi d’autres
titres comme anyigbafia, le prêtre de la terre ; le roi a un pouvoir surnaturel d’assurer la
fécondité des plantes en faisant tomber la pluie. Il portait aussi le titre de homefia, « roi de la
chambre », car il ne gouvernait pas. Ce sont ses conseillers qui sont chargés de la gestion
quotidienne des affaires de la cité. Quand un individu est pressenti roi, il est soumis à une
retraite de 16 jours au cours desquels, il reçoit l’essentiel des forces occultes et magiques qui
le rendront maître des éléments (Gayibor 2013).
Au XVIe siècle, cette organisation démocratique fondée sur l’équilibre et le partage
du pouvoir politique a subitement changé. Parvenu au pouvoir au cours du XVIe siècle, le roi
Agokoli tourne le dos aux règles démocratiques ancestrales qui ont assuré jusque-là, la survie
et le renom de son royaume (Gayibor 2011b ; 2013). Le désir du roi de fortifier son royaume,
en faisant construire des remparts de protection, l’amène à exiger de ses sujets des sacrifices
drastiques qui le feront passer dans la postérité comme un roi sanguinaire. Sa montée sur le
trône enclencha une vague migratoire qui va faire partir les différents lignages éwé, avec à
27. https://www.facebook.com/CultureEwe/videos/1815439735233465/ 28. Mawu est le nom donné au dieu suprême Éwé. Je reviendrai en détail sur les faits concernant cette réalité, quand je traiterai de la religiosité éwé.
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leur tête des leaders charismatiques dont le pouvoir ésotérique était bien reconnu de tous. Les
premiers à quitter Notsé après l’instauration de ce climat de terreur furent les Dogbo. D’autres
départs, simultanés ou successifs, s’en sont suivis autour de la fin du XVIe siècle et tout au
long du XVIIe siècle. Ce sont tous ces mouvements successifs de départ de la cité historique
Notsé que la postérité a appelés « l’exode éwé ».
Cette légende racontée oralement dans les tribus occidentales (les Éwé du Ghana), fut
mise par écrit par les premiers missionnaires allemands. Ces récits mis par écrit ont été
ensuite traduits en français. Très vite généralisés, ils sont devenus le mythe des origines.
Élément unificateur, ce mythe s’est imposé à tous les Éwé comme l’un des socles les plus
solides de l’identité éwé. La scolarisation, moyen principal de la mission chrétienne
d’évangélisation chez les Éwé, a beaucoup contribué à divulguer cette vision de l’histoire,
l’inscrivant dans les consciences des générations scolarisées (Agbobly-Atayi et Gbedemah
2011). Comme conséquence de cette uniformisation, toutes les vagues d’exodes finissent par
s’identifier à la première vague des Dogbo installés sur la Côte. Les missionnaires piétistes
allemands, ont non seulement contribué à uniformiser les légendes autour de l’exode éwé,
mais ils ont aussi choisi le dialecte anlo parmi d’autres, pour en faire la langue de
l’enseignement pour toutes les autres communautés (Lawrance 2000). Ces éléments, la
langue, le mythe ont joué un grand rôle dans la formation de l’identité éwé. Celle-ci constitua
plus tard, un levier important dans la lutte anticoloniale qui a abouti aux indépendances.
Quelles ont été les grandes étapes de cet exode ? L’histoire raconte que quand ils sont
partis de Notsé, les migrants prirent la direction de Gamé, où ils s’installèrent
momentanément. En quittant Gamé, ils se divisèrent en trois grands groupes correspondant
aujourd’hui encore aux trois ensembles éwé (Verdon 1981: 465). Le premier groupe, les
Dogbonyigbo, prirent la direction sud vers la mer, avec à leur tête Wenya et son neveu Fia
Sri (Greene 1996). Ils fondèrent des localités comme Tsévié, Bè, To-go29, Keta, Anloga,
Afifé, etc. Ces localités sont très vite devenues des centres régionaux (Spieth 2009). Certaines
29. Toago ou To-go signifie selon les traditions : « l’autre côté de l’étendue d’eau », ou bien « l’autre flanc » ou encore « sur le coteau » de la colline. Quelle qu’en soit la traduction, c’est cette localité qui sous la colonisation allemande, dès 1884, donnera son nom au pays entier. La localité appelée, Toago existe encore aujourd’hui, sous l’appellation francisée, Togoville.
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traditions associent à ce groupe, les Ouatchi qui occupent le sud-est du Togo, ainsi que les
futatowo, ceux qui habitent la plage.
Les deux autres groupes prirent la direction de l’ouest avant de se séparer en deux.
L’un de ces sous-groupes se dirigea vers les régions montagneuses au nord-ouest, vers la
plaine de Danyi. Ce sont les Éwé-Domé ou todzitowo, ceux qui habitent les montagnes. Ils
fondèrent des centres comme : Kpalimé, Adéta, Agou etc. Le dernier groupe s’orienta vers
le sud-ouest et s’installa près de la rivière Volta; ils sont connus comme les Éwé-Tonu, ceux
qui habitent le long du fleuve. Les variations linguistiques perceptibles aujourd’hui, dans les
différents dialectes éwé sont dues aux influences ultérieures des différents groupes ethniques
avec lesquels, ils ont été en contact au cours de l’histoire. Malgré ces influences et évolutions
diverses, les Éwé partagent une unité dont parle ainsi un éminent savant Éwé : « The Ewe
have struck to and continue to share common cultural systems. This unity of life among the
Ewe, which is part of the genius of Ewe culture, manifests itself in the drums, music and
dance, system of worship, gods, conception on the world, and ritualistic patterns » (Awoonor
1974: 15).
Contrairement à leurs voisins, les Ashanti et les Akwamu, les Éwé n’ont jamais
constitué un grand royaume dans le paysage politique de l’Afrique de l’Ouest avant l’ère
coloniale (Meyer 2002 ; Verdon 1981). Ils ont été soumis à de dures épreuves, directement
liées aux besoins du marché de la traite esclavagiste. Avec raison, l’histoire nomme justement
cette partie de l’Afrique où vivent les Éwé, la « côte des esclaves » (Hamberger 2011: 41),
parce qu’elle été la région la plus lourdement touchée par ce commerce (in) humain. Au-delà
de ces considérations, ce qu’il faut surtout retenir du mythe éwé des origines, c’est que
l’histoire de ce peuple repose sur l’aspiration à la liberté et la lutte contre la tyrannie,
catalysant du même coup tensions et migrations forcées.
2-1.3. La pensée religieuse éwé entre transcendance et immanence
Les missionnaires de l’Allemagne du Nord ont écrit des œuvres littéraires et réalisé
des ethnographies de la tradition éwé. Ces œuvres continuent d’être aujourd’hui, pour les
chercheurs, une source importante de documentation, car elles livrent des informations de
première main sur la coutume éwé et les rapports au monde que ce peuple a développés avant
la colonisation. La première ethnographie éwé a été publiée dès 1906 sous le titre, Die Ewe-
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Stämme30, écrit en allemand et en éwé par Jacob Spieth. Cette riche monographie a été
complétée en 1911 par Die Religion der Eweer in Süden-Togo et plus tard, en 1936, il y a eu
la publication de Die Glidyi Ewe in Togo par Westermann (cf. à ce sujet Nukunya 1969: 15-
17). L’ensemble de ces œuvres est très vite devenu la mémoire écrite de ces communautés
éwé, à l’origine de tradition orale. Cependant, des suspicions justifiées peuvent parfois
subsister à l’égard de ces sources. Ces auteurs peuvent être accusés de parti pris dans la
mesure où ils étaient engagés dans l’œuvre d’évangélisation chrétienne. Dans quelle mesure,
ces auteurs étaient-ils au-dessus de tout soupçon de manipulation de leurs écrits? N’étaient-
ils pas mus par un intérêt idéologique qui les forçait à avoir une vision partielle de la réalité
qu’ils rapportaient ? Ces soupçons ont été vite levés par des spécialistes togolais qui ont
récemment revu et traduit en français le livre de Spieth. En effet, les éditeurs de la nouvelle
traduction du livre, Nicoué Gayibor, agrégé d’histoire et Amétépé Ahadji, germaniste, ont
fait remarquer dans la préface de leur traduction de 2009 que l’auteur a échappé « Aux pièges
récurrents des Européens de l’époque, pour lesquels de telles études n’étaient que prétexte
pour reproduire l’idéologie de la grandeur et de la supériorité de la civilisation judéo-
chrétienne qui serait le modèle par excellence, proposé par la force, aux autres populations
des mondes qu’ils étaient parvenus à dominer » (Spieth 2009: 10). Il n’est cependant pas
possible de dédouaner complètement ces littératures d’un eurocentrisme, ne serait-ce
qu’inconscient. Il faut pourtant rappeler ici ce que dit Mbembe dans ce sens, à savoir que : «
l’Afrique n’existe qu’à partir d’une bibliothèque coloniale qui s’immisce et s’insinue partout
y compris dans le discours qui prétend la réfuter, au point où, en matière de tradition ou
d’authenticité, il est sinon impossible du moins difficile de distinguer l’original de sa copie,
voire de son simulacre (Mbembe [2013] 2015: 142).
Une fois précisées ces préoccupations liées à la fiabilité des sources, il faut rappeler
que la pensée religieuse éwé définit l’existence de Mawu, l’être suprême qui a tout créé et
qui vit dans l’au-delà. Thomas & Luneau (1977: 142 ) écrivent que la pensée religieuse en
Afrique noire se tient dans le paradoxe. Dieu habite à la fois dans l’éloignement et dans la
30. Les communautés éwé, ouvrage publié avec le financement du département colonial du Ministère allemand des Affaires étrangères. Une vaste monographie bilingue (éwé et allemand) de 1042 pages et 72 photos.
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proximité; il ne peut pas se comprendre hors de ce paradoxe : « toute conception religieuse
qui s’efforcerait de situer l’homme en face de Dieu, en ne tenant pas compte de ces deux
moments de la démarche nous semble amputer la réalité vécue et par là même, la rend
partiellement inintelligible ». Cette double étape qui marque la théologie africaine trouve des
échos chez les Éwé.
En considérant le terme « Mawu » par lequel Dieu est désigné en éwé, le suffixe wu
traduit l’idée de grandeur absolue, de ce qui est insurpassable ou encore incomparable. Pour
Gilli (2016), la signification exacte du préfixe Ma n’est pas claire. Surgy (1988: 22) le traduit
comme une marque de négation ; ce qui donnerait au terme mawu, le sens de celui que
personne ne peut surpasser. Pour les Éwé, le Dieu créateur vit dans l’au-delà, loin des
humains. Dieu n’est pas le ciel même, mais il a sa demeure dans « dzi me », au ciel ; il vit
dans « alilin ve tame », au-dessus de l’atmosphère ou du monde. Bien sûr, cette partie du ciel
qui est la demeure de Mawu, n’est pas visible et reste indescriptible. La justification mythique
de cet éloignement est rendue par différents récits. Chez les Ouatchi par exemple, le récit a
une connotation morale. Mawu s’est retiré, loin des mortels, par suite de leur méchanceté
qu’il avait du mal à supporter. Il part habiter alors dans le secret et le lointain (didife), là où
les querelles humaines ne pourront plus l’atteindre (Gilli 2016). Cet éloignement trouve un
autre fondement chez l’ethnologue français, Surgy (1988). Il rapporte quant à lui un récit qui
met plutôt en exergue l’impossible cohabitation de Mawu avec les humains. Au
commencement, c’est-à-dire au temps d’indifférenciation au cours duquel le ciel et la terre
étaient très proches l’un de l’autre, les humains abusaient de la proximité du ciel. Les femmes
cognaient le ciel de leur pilon alors que les hommes avaient pris l’habitude de transformer le
ciel en un torchon qu’ils utilisaient pour nettoyer leurs mains sales. Ils allaient jusqu’à
découper des morceaux du ciel qu’ils utilisaient comme ingrédients dans la préparation de
leurs aliments. De tels comportements ont fini par agacer Mawu; las de ces manques de
respect, il s’est éloigné de la terre.
Ce nécessaire éloignement institue la réalité de la transcendance ; Mawu est connu
comme l’insurpassable. Même s’il a toujours fait partie de la pensée éwé, Mawu ne faisait
pas l’objet d’un culte particulier : « Avant que les missionnaires n’arrivent dans le pays, le
nom de Dieu « Mawu » s’était répandu dans toutes les communautés, aussi bien à l’intérieur
qu’à l’extérieur du peuple éwé » (Spieth 2009: 379). C’est dans un tel principe de
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transcendance que prend sens la subjectivité et la théologie éwé. La conception de l’homme,
ainsi que la pertinence des divinités qui peuplent l’espace religieux éwé sont façonnées par
cet éloignement de Mawu. Cet éloignement, convoque l’idée de « de rapports nécessaires et
intentionnels qui ne sont pas obligatoirement temporels ou spatiaux » entre Mawu et les
autres existants et c’est là le principe de base de l’analogisme comme mode d’établissement
de correspondance (Faivre 1972: 1305). En attendant d’analyser en quoi l’ontologie éwé
répond aux critère de l’analogisme, regardons en quoi et dans quelle mesure on peut affirmer
que la conception éwé de l’homme trouve sens dans la transcendance de Mawu, le Dieu
suprême éwé ?
2-2. Béance et pluralité de la personne éwé
2-2.1. La construction des subjectivités autour de la géomancie : l’homo quaerens31
Dans la constitution de son être profond, l’homme éwé est un montage ou un
assemblage d’éléments divers qui prennent sens dans le creuset culturel éwé. La personne est
conçue comme un trou ou une cavité, do en éwé. Dans le processus de la constitution de la
personne, c’est dans cette cavité que sont progressivement assemblés les différents éléments
qui entrent dans sa composition. La langue éwé traduit bien cette conception de l’être. Quand
l’Éwé dit par exemple : « quelque chose se passe en moi, il dira ‘quelque chose se passe dans
mon trou’32 » (Rosenthal 1998: 176 Traduction Kea). Le trou traduit l’idée du vide, de la
béance que l’individu éprouve dans son existence, au point d’être dans une permanente quête
de lui-même. Chez les Éwé, l’idée de calomnier ou de ruiner la réputation de quelqu’un, se
dit amedomegbeble ; ce qui veut littéralement dire, la destruction du trou de quelqu’un. Ces
expressions montrent que le noyau, le centre de la personne, c’est son do, c’est-à-dire son
trou, sa cavité. Aussi, le terme éwé dodome exprime-t-il le milieu ou le centre de quelque
chose. Cette vision de soi et du monde transparaît dans l’art éwé. Ce n’est certainement pas
un hasard si le vodu éwé est souvent représenté la bouche ouverte et le ventre vide. Cette
31. Homme en recherche 32. « Something is happening in my hole ».
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façon de représenter le vodu laisse apparaître un phénomène de projection, une façon de
transférer hors de soi des composantes de son monde intérieur pour conférer une existence
aux êtres spirituels (Steichen 2004). Dans cette perspective, do revient dans plusieurs autres
expressions comme dans les noms et prénoms que portent les Éwé. Les prénoms Edo ou Dovi
sont par exemple donnés aux enfants qui naissent après des jumeaux, considérés chez les
Éwé comme des êtres sacrés (Nukunya 1969). Apedo qui veut littéralement dire, « le trou du
pays natal ou de la patrie » peut aussi désigner un individu, marquant ainsi le lien de ce
dernier avec les ancêtres de sa lignée (Gayibor 2013: 89).
Dans la description qu’il a faite de ce qu’il appelle les « îles et îlots » qui composent
l’archipel analogique dans le monde, Descola (2005: 393-394) souligne que l’une des
caractéristiques de cet univers est « la préoccupation constante pour la conservation d’un
équilibre sans cesse menacé entre les pièces constitutives des individus ». Chez les Éwé, le
trou, véritable fond de son l’être, entre dans la constitution de son identité profonde. La
personne éwé est, par ailleurs, conçue comme une entité référencée à un soi idéal qui vit dans
amedzofe, le monde des origines. La place et l’existence de l’individu se situent entre un idéel
qui subsiste dans le monde des origines et un réel se trouvant dans le kodzogbe, le monde
visible. Celui-ci doit toujours s’inspirer du modèle qu’est le premier. Tout individu est
supposé avoir vécu dans le monde mythique ou le monde des origines, avant d’atterrir dans
le monde présent (Spieth 2009 ; Surgy 1980). Le monde invisible est celui dans lequel sont
définies toutes les figures archétypales appelées à se reproduire dans le monde visible. Ces
événements archétypaux sont des éléments universels qui préexistent aux individus. Les
mêmes éléments peuvent entrer dans la constitution de plusieurs personnes, sans pour autant
en faire des individus identiques. Ces derniers se distinguent les uns des autres par leur
ordonnancement (Bastide 1971).
L’impératif d’exister en conformité avec un idéal supposé met en mouvement
l’imagination des Éwé. L’individu doit sans cesse chercher à connaître le mystère qu’il
représente dans le présent. Ce mystère est en tout lié à ce qu’a été son existence prénatale
dont il devra reproduire les termes dans le monde ici-bas. On voit là, un des principes de
l’analogie : « L’idée fondamentale des analogies est que ce qui se trouve en bas est comme
ce qui se trouve en haut » (Cf. Santamaria 2011: 14). C’est ici que le lien se fait entre le trou
au sein de l’être et la quête ontologique qui caractérise la personne éwé, faisant d’elle un
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homo querens, un humain en recherche permanente du mystère qu’il constitue à lui-même.
L’homme éwé est à la recherche du programme primordial qui définit sa vie dans ce monde
visible. L’individu se comprend comme ayant été écrit à partir d’un texte originel et sa vie
ici-bas se doit de se dérouler selon les paragraphes de ce texte archétypal. La définition de
l’individu se dévoile progressivement avec l’aide du bokõnõ, le prêtre de la divinité Afa. Le
besoin ontologique de vivre en fonction du programme primordial justifie la primauté et la
centralité de la divination Afa dans la religion éwé (Rosenthal 1998). Le devin précise à
l’individu des bouts de sa vie qu’il ignore. Comme maître des profondeurs, il est capable de
lui signifier s’il s’est écarté ou non du modèle universel qui le définit en tant qu’être.
Évoquant l’intention d’un sujet qui s’adresse au devin dans le contexte africain, Bastide
(1971: 34-35) écrit : « ce qu’il lui demande, c’est telle condition, étant donné ce qui va lui
arriver : s’il part en voyage, ce voyage se passera-t-il bien ? S’il est marié, aura-t-il un enfant,
etc. En un mot, ce qu’il cherche, c’est dirions-nous sa définition diachronique […] Il se trouve
sous la dépendance de ce qu’il appelle son Destin, et qui est une suite d’événements, qui sont
pour lui les paroles des Dieux sur son être ». Cette pensée de Bastide permet de mesurer la
pertinence de la géomancie dans la construction de soi, tant dans la routine de la vie
quotidienne que dans les crises qui imposent de renégocier le sens de la vie. Dans cette
perspective, Rosenthal (1998: 157) parle de la personne éwé en termes de « geomantic
body », soulignant ainsi comment la loi de la divinité Afa se révèle progressivement non
seulement dans la construction objective du corps, mais aussi dans la compréhension
subjective que l’individu a de sa personne. L’individu n’est alors pas constitué de substances
fixes, au contraire il est le fruit d’une fluidité qui se qui se fait, voire se défait progressivement
par la médiation de la géomancie. Cette fluidité de la personne éwé se rapproche des attributs
de la personne kuranko dont rend compte Jackson (1990) en Sierra Leone. En effet, la
personne, morgoye est définie comme un individu sociocentrique et relationnel plutôt
qu’égocentrique et les toutes les composantes qui entrent dans sa constitution disposent d’une
agentivité et d’une volonté qui s’imposent à l’individu. Ces redéfinitions de la personne
africaine introduisent « un brouillage des frontières ontologiques » qui remettant en question
l’exception dont l’Afrique a toujours semblé faire cas en ce qui concerne les rapports entre
humains et non-humains comme l’a constaté Descola (2005: 64).
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Chez les Éwé, il revient au devin de faire connaître la volonté et les exigences, parfois
capricieuses des différents agents qui entrent dans la définition de la personne. On comprend
pourquoi, même convertis au christianisme, de nombreux Éwé ressentent la nécessité de
consulter le devin dans le but de se comprendre et de déterminer quelle direction prendre
dans la vie. Dans ces conditions, la solution qu’offre le christianisme ne semble pas assez
convaincante pour nombre d’entre eux. Le contenu du texte originel qui définit l’individu est
appelé kpoli; c’est l’étoile particulière sous laquelle naît un individu. Le kpoli est une
combinaison particulière de paroles (légendes, contes et proverbes), d’êtres vivants (plantes
et animaux) et d’autres propriétés (couleurs) induisant des comportements spécifiques chez
l’individu. Les personnes partageant le même kpoli ont les mêmes traits de personnalité, les
mêmes forces et faiblesses, une certaine relation spécifique avec certaines divinités, légendes
et chants. Dans la vie concrète, un individu qui pose un acte extraordinaire, que ce soit dans
le bien comme dans le mal, se voit par exemple être demandé : « kpoli kae ne te o ? »
signifiant quel est ton kpoli pour que tu agisses ainsi ? Quel texte ou destin te caractérisant
pour que tu en arrives là ?
Le système de divination Afa est en tout composé de 256 combinaisons dont 16 duga
ou signes majeurs et 240 edu ou duvikle, signes mineurs. Koudolo (1991: 11) offre dans son
étude du système Afa, de précieux renseignements permettant de se faire une idée sur la
participation de l’homme au cosmos : « Dans les 256 signes d’Afa, chaque signe est un code
de connaissances se composant de 16 proverbes, 16 légendes ; les indications particulières
donnent dans l’ensemble 4.096 complexes poétiques ». Aussi, ces signes sont-ils liés à l’un
ou l’autre des éléments matériels fondamentaux à partir de la création, à savoir : l’eau, l’air,
le feu et la terre. Ils sont aussi liés spirituellement à des éléments comme les étoiles, les
roches, les plantes, les animaux, les oiseaux, les insectes. C’est à partir de calculs de
probabilité que sont découverts le signe et la composition d’une personne. Ce processus est
continu et se déploie à des étapes spécifiques de la vie des individus. Naissants avec l’un ou
l’autre de ces signes, ces derniers reçoivent des indications précises qui sont des interdits ou
des lois, Sè, définissant le destin de chaque personne. Le respect scrupuleux des termes du
destin permet aux individus de mettre à profit tout le potentiel de vie qui est le leur, en lien
avec le signe particulier qui les définit. Le Sè se présente généralement comme la défense de
consommer des plantes ou animaux qui entrent dans la composition de la personne. Toute
116
l’importance de l’altérité dans la pensée éwé émerge là, dans cet interdit de consommer le
même, l’identique.
Cette tendance d’allier l’archétypale transcendantal et le typique historique se
rapproche modèle des horoscopes qui dressent le profil des individus en fonction du jour de
leur naissance et de la position des astres. Cependant, dans la tradition éwé, le signe ou
l’étoile sous laquelle naît un individu n’est pas lié au jour de la naissance ni à une quelconque
influence astronomique, mais elle est plutôt liée au choix prénatal fait par l’individu comme
Fortes (1987) l’a souligné chez les Tallensi du nord-est du Ghana voisin. Avant de quitter le
monde des origines, l’individu est supposé avoir fait la promesse de respecter les termes de
son programme, notamment le type de vie et de mort qu’il expérimentera une fois rendu dans
le monde visible. Ce serment solennel prononcé devant Mawu et devant Bomenõ, la Mère du
jardin, est appelée Gbetsi. On dira d’un homme qui meurt subitement par exemple « que son
Gbetsi l’a tué » (Spieth 2009: 455).
Les rapports sociaux de sexe eux-mêmes sont très influencés par la référence à
l’existence prénatale. Chaque homme et chaque femme à travers les enjeux de la vie
sociologique continuent d’avoir son partenaire mythique et imaginaire qui intervient dans les
affaires de son couple ici-bas :
Les Evhé en effet, associent à tout être humain un conjoint invisible appelé dzogbemesrô, c’est-à-dire le conjoint (srô) de dzogbe, ou conjoint du lieu ou du temps de l’origine, le suffixe gbe étant un déterminatif de lieu ou de temps. Pour l’homme, il s’agit d’une dzogbemesi (épouse du dzogbe) ; et pour la femme d’un dzogbemetsui (mari de dzogbe) (Surgy 1980: 74).
Un Éwé, homme ou femme qui traverse une situation d’affliction peut se faire dire par
exemple que la cause de ses malheurs est liée au fait qu’il ne prend pas suffisamment soin de
son conjoint des origines. De même, des conjoints dans le monde visible peuvent dans leur
relation, offenser le conjoint invisible d’un partenaire. Des rituels de réconciliation sont alors
prescrits dans ce cas, pour réparer le tort et contribuer ainsi à résorber la crise qui trouble la
tranquillité conjugale (Spieth 2009 : 57). Cette conception référencée du monde visible au
monde invisible instaure dans la pensée éwé, un dualisme traditionnel qui dressera le lit au
dualisme chrétien sur lequel insisteront plus tard les missionnaires de l’Allemagne du Nord,
117
désignés ici par l’acronyme NMG, (Nordeutsche Missionsgesellschaft dans leur mission de
christianisation auprès des Éwé.
Dans cette perspective, il est plus que jamais important de noter que le mythe n’est
pas juste une histoire que l’on raconte aux enfants autour du feu. L’implication des mythes
éwé dans la vie de l’individu, comme dans celle de la communauté et ses rituels confère une
force et une vie insoupçonnées aux mythes (Schlegel 1999). Les éléments immatériels que
sont le do, le kpoli, le Sè, le gbetsi, ne sont pas les seules composantes de la personne éwé.
D’autres éléments viendront s’assembler dans le trou de l’individu, pour former le réseau
relationnel constitutif de son être.
2-2.2. La composition de la personne éwé autour de la réalité de l’ancestralité
Deux âmes sont à l’œuvre dans la personne éwé, jouant chacune des rôles bien précis.
Le ku-luvho ou le luvho de mort est l’équivalent de l’esprit dans la pensée occidentale. Il a
trait à la dimension imaginative de l’individu, le mettant en lien avec la mémoire collective,
le langage et le monde ancestral. La deuxième âme est agbe luvho ou luvho de vie qui
représente l’âme vitale, siège des sentiments et des attachements divers. Mais comment
fonctionnement-ils ? « Rendus solidaires l’un de l’autre, ils maintiennent entre eux une
tension vibrante au sein de laquelle, comme par modifications apportées dans une membrane
élastique, prend forme, du vivant de l’individu, un contenu relevant partout, plus ou moins,
de l’objectif et de l’imaginaire » (Surgy 1988: 31). Dans la composition de la personne éwé,
agbe luvho est un pôle objectivant qui permet à l’individu d’avoir une conscience de son
existence, et c’est ici que se joue toute la question de la subjectivité éwé. Toutefois, cette
prise de conscience se fait dans une tension permanente avec le ku luvho qui représente le
pôle imaginaire de l’âme qui fixe l’individu dans une permanente relation avec le monde des
origines. On voit là toute la fonction de l’imagination « comme une faculté d’accès à la
réalité, à « plus » de réalité comme si la faculté imaginale était la seule à pouvoir révéler le
monde dans toutes ses densité et complexité éventuelles » (Fleury 2006: 10).
À la mort de l’individu, il se produit une séparation de ces deux principes, l’âme ou
l’esprit vital retourne dans le monde des origines chez Mawu. Sauf si la mort est intervenue
brutalement, par accident ou par toute autre mort violente causée par une tierce personne.
Dans ce cas, l’âme rôde sur terre longtemps encore, cherchant à se greffer sur les vivants
118
pour absorber une part de leur vitalité. Les activités de telles âmes constituent un danger
permanent pour les vivants, si des rituels ne sont pas rapidement offerts pour corriger la
situation. La réalisation d’un sacrifice créera alors un cadre de paix autant pour le mort que
pour les vivants (Surgy 1988).
À la mort d’une personne, une fois la séparation faite, l’esprit va au tsiefe, le monde
des esprits. C’est le palier le plus bas dans le cosmos, tel qu’il est imaginé par les Éwé.
Invisible et imaginaire, le tsiefe est situé au cœur même de la terre, dans un espace contrôlé
par Mawu, le Dieu Suprême. C’est aussi là au tsiefe où le soleil rentre les soirs avant d’en
ressortir chaque matin. Le rôle de ce dernier est d’aller rapporter à Mawu, les événements
dont il a été témoin sur terre. C’est aussi au tsiefe que se replie « la lune à la fin de son cycle
» (Surgy 1988: 23). Lors des différents rituels pratiqués par les Éwé, c’est de là que sont
convoqués les esprits ou les mânes des ancêtres qui viennent s’entretenir avec les vivants.
Malgré la séparation et la distinction qui peuvent exister entre eux, c’est l’association de ces
deux éléments qui forment la conscience de la personne. L’état de l’âme humaine, défini par
la distance entre les deux pôles constitutifs de son âme est désigné comme noli. Une âme
dont le principe vital est incapable de retourner chez Mawu est appelée nolivoê, mauvais noli,
alors que dans le cas contraire c’est un nolinyui, un bon noli.
Une fois que l’esprit vital ou l’âme de la personne retourne chez Mawu, elle se met
au service de la vie, puisque c’est du monde des origines que partent les individus destinés à
naître. L’esprit vital de la personne décédée devient un parrain qui contribue à l’envoi
d’autres individus, destinés à naître dans le monde visible. Dans cette activité de parrainage,
le défunt est transformé en amedzõtõ ou simplement dzõtõ. Même séparés, les deux pôles de
l’âme restent une conscience pleine avec des désirs et des interdits connus chez les Éwé
comme les lois ancestrales. Comme on peut le remarquer, l’individu n’est donc jamais conçu
comme singulier ou autonome : « En plus des esprits constitutifs de son âme individuelle, un
être humain digne de ce nom est donc pourvu d’un esprit complémentaire, appartenant à l’un
de ses ascendants défunts et pouvant être partagé par plusieurs personnes » (Surgy 1988: 41).
La présence du dzõtõ dans la vie d’un individu rend ce dernier complètement soumis aux
vouloirs de cet ascendant. Le plus grand désir des ancêtres est l’unité et la paix entre leurs
descendants (Nukunya 1969). C’est pour cette raison qu’à la fin de l’année, on procède à la
confession des péchés devant le togbui Zikpui, la chaise ancestrale qui symbolise la présence
119
des ancêtres dans la communauté. À cause de ce culte basé sur la vénération du trône
ancestral, des Éwé avaient été assimilés à l’animisme (François 1993). L’animisme a été
défini au XIXe siècle sur le principe que des entités naturelles et surnaturelles non-humaines
(animaux, plantes ou objets) possèdent une « âme » et des intentions semblables à celles de
l’homme33.
Le dzõtõ devient le protecteur et le surveillant de l’individu qu’il a contribué à faire
entrer dans le monde. Il lui imprime des caractères physiques et moraux au point qu’il est
courant de dire chez les Éwé que c’est l’ancêtre qui est revenu dans le nouveau-né. Le rite
par lequel on détermine le dzõtõ de l’enfant est le dzõtõdede. Il arrive qu’on scrute le corps
du nouveau-né, à la recherche de signes révélateurs de l’identité de son dzõtõ. Un nouveau-
né dont on n’a pas encore déterminé l’ancêtre tutélaire peut souvent tomber malade, on dit
alors que son dzõtõ le trouble. L’état de santé instable est interprété comme un appel à aller
découvrir l’origine d’un enfant. Une femme enceinte aura par exemple recours au devin pour
déterminer les composantes immatérielles de son enfant qui va naître et ainsi, déterminer par
avance, son identité profonde et son destin. Le but de cette démarche est de savoir les règles
et interdits que les parents devront observer pour le bien de leur progéniture. Le dzõtõdede
intervient durant la grossesse ou au plus tard quand l’enfant a quatre mois. Le prêtre, après
avoir identifié l’ancêtre qui revient dans l’enfant, prescrira des sacrifices à performer et
précisera éventuellement les interdits alimentaires dont la non-observance perturbera
l’existence du sujet. Il indiquera comment la future maman devra vivre la grossesse et quelles
sont les plantes spécifiques qui devront par exemple, entrer dans la toilette du bébé. Cette
toilette spéciale fait aussi partie de l’identité de l’individu. Ce dernier est très vite soumis à
des interdits, si la vie et la mort de celui qui l’a incarné exigent que soient prises certaines
précautions, afin d’éviter que des drames expérimentés par l’ancêtre ne se reproduisent dans
la vie du protégé. Dans une thèse récente sur les populations Agotimé qui partagent une
33. Dans une interview récente intitulée « Les leçons de l’animisme », publiée dans le numéro 25, Hors-série de la Revue Sciences Humaines, de juillet-Aout 2020, Descola est revenu sur cette notion. Il insiste pour expliquer que plutôt qu’une religion, l’animisme est un mode d’identification, une façon de concevoir la relation entre soi et l’autre. L’animisme attribue à tous les êtres humains, et non-humains le même genre d’intériorité, de subjectivité, d’intentionnalité, plaçant la différence du côté des propriétés et manifestations physiques. Ce qui n’est pas tout à fait le cas chez les Éwé.
120
certaine vicinité et histoire commune avec les Éwé, Adedzi (2019) plaide pour une
intégration de ces mesures rituelles et des techniques traditionnelles de guérison dans le
système de la santé publique au Togo.
Le culte des ancêtres est une réalité que les Éwé partagent avec beaucoup de peuples
en Afrique de l’Ouest et notamment ceux partageant l’aire culturelle ajatado. Adoukonou
(1980), signale par exemple chez les Fon, une cérémonie appelée cyodohoun. Se déroulant
tous les vingt-cinq ans, cette cérémonie constitue des funérailles collectives au cours
desquelles, les morts qui ont bien vécu sont élevés au rang d’ancêtres ou de vodu. Ils peuvent
à ce titre, jouer le rôle de dzõtõ. Les chaines de compositions qui définissent l’humain
débouchent sur des singularités qui sont souvent les conditions de possibilités d’une analogie.
Comme l’a affirmé Descola, « dans une ontologie analogique en effet, l’ensemble des
existants est tellement fragmenté en une pluralité d’instances et de déterminations que
l’association de ces singularités peut emprunter toutes sortes de voies » (Descola 2005: 460).
La combinaison des éléments qui entrent dans la constitution d’une personne peut
parfois donner lieu à une substance ontique problématique. Totem en éwé se dit eko, terme
qui sert aussi à désigner le cou, la partie du corps humain qui porte la tête. Parfois les totems
exigés par un kpoli, le texte à partir duquel est écrite la personne, se révèlent si ardus à mettre
en œuvre, que toute l’existence de l’individu s’avère être une impossibilité pratique. Quand
de telles circonstances se présentent, la coutume éwé offre des possibilités de kpoligbagba,
à savoir un rituel performé dans le but de briser ou de réarranger le kpoli qui complique la
vie de l’individu. Ainsi donc, les éléments constitutifs d’une personne peuvent subir un
réajustement, les parents ont la possibilité de faire annuler l’essence du dzõtõ de leur enfant.
Ledit rituel traduit alors le rejet pur et simple de l’ancêtre qui a parrainé la naissance. Cela
intervient surtout, quand la réputation d’un dzõtõ est entachée ou simplement, s’il se révèle
que pendant sa vie terrestre, celui-ci a été victime d’une étrange maladie. Cependant, ce
réaménagement est impossible quand il s’agit d’un dzõtõvodu, c’est-à-dire si l’ancêtre
tutélaire est une divinité (Rosenthal 1998). Il faut se rappeler que le sacré est indissociable
de l’identité éwé. La littérature anthropologique établit une symétrie entre la personne et le
sacré : « Si en effet, l’homme à la fin de sa vie doit être nommé vodun par la communauté
clanique et lignagère, nous savons maintenant qu’il en est lui-même, déjà de son vivant, le
projet. Il est ce que chacun porte au plus intime de lui-même. Il est l’entéléchie du gbêto »
121
Adoukonou (1980: 305). J’ai déjà évoqué plus haut la symétrie qui existe entre la personne
éwé, conçue comme une cavité, do, dans laquelle s’assemblent les différentes composantes
de son être et le vodu, souvent représenté par le ventre béant et la bouche ouverte, comme
exprimant l’étonnement devant un mystère. Comme chez plusieurs peuples africains sub-
sahariens, la personne éwé réalise son unité en intégrant la pluralité des réseaux d’éléments
qui participent à la constitution. Ces derniers établissent un lien entre le sujet et le groupe,
le cosmos et le sacré (Thomas et Luneau 1977). Ce qu’il faut retenir ici est l’idée d’une
fluidité ontologique dans la définition de la personne éwé, car les différentes composantes
qui entrent dans la constitution de la personne ne sont pas fixes. Elles peuvent être remaniées
sur la base de performances rituelles. Ainsi, la ritualité, dans la mesure où elle fait partie
intégrante de l’identité éwé, ne peut être séparée de la définition de la personne.
Même si elle dispose d’une conscience objective, la personne éwé présente ce que
Bastide (1971: 39) appelle, les deux « anti-principes d’individuation » que sont d’une part, la
pluralité de la personne et d’autre part, sa fusion dans son environnement. Ces
caractéristiques placent l’ontologie éwé aux antipodes de l’ontologie naturaliste dans laquelle
l’autonomie du sujet est une valeur cardinale. Dans la description des composantes de la
personne éwé, j’ai énuméré des éléments aussi diversifiés que des animaux, des plantes, des
roches, des légendes, des chants et des proverbes, etc. Au vu de sa constitution, la personne
a un côté matériel et un côté poétique, immatériel. C’est la combinaison de ces éléments qui
constitue le lieu de l’édification de la personnalité, ainsi que les conditions de « sa formation
psychologique et pédagogique » (Koudolo 1991: 19).
Jusqu’ici, l’analyse de la cosmologie éwé milite plus vers l’authentification de la
présence d’une analogie. Cependant, la nature des composantes de la personne laisse
entrevoir aussi des possibilités du totémisme. Qu’en est-il ?
2-2.3. Une cosmologie multiontologique ?
Il convient de signifier que dans le développement que Descola a fait de la théorie des
ontologies, il affirme la non-exclusivité de la prédominance d’une ontologie en un temps et
en un lieu. À ce propos, il écrit : « L’animisme, le totémisme, l’analogisme ou le naturalisme
peut en effet s’accommoder de la présence discrète des autres modes à l’état d’ébauche,
puisque chacun d’eux est la réalisation possible d’une combinaison élémentaire dont les
122
éléments sont universellement présents » (Descola 2005: 293-294). À cette étape, l’analyse
cherche à montrer la possibilité des autres ontologies présentes dans la cosmologie éwé.
La présence d’une forme de totémisme ?
La caractéristique géomantique de la personne éwé, comme l’a décrit Rosenthal
(1998), présente des rapports avérés entre l’individu et son environnement immédiat. Ce
dernier a un rapport particulier avec des animaux, des plantes, des légendes, des proverbes,
des roches, etc. À cette étape de la réflexion, une chose est certaine, c’est qu’avec toutes ces
caractéristiques de la cosmologie éwé décrites jusqu’ici, il est impossible de la catégoriser
comme une cosmologie naturaliste. Cette dernière établit une claire discontinuité entre les
humains et les non-humains, quant à leur intériorité34. Quant à la possibilité du totémisme,
l’idée se révèle beaucoup plus probable.
L’ontologie totémique postule « une hybridation recherchée et assumée », entre les
humains et les non-humains (Descola 2005: 265). Ce partage d’identité peut être soit
substantiel, se faisant par le sang, la chair et la peau, soit par contamination d’essence
ontologique. Cette deuxième modalité totémique semble être celle qui prévaut chez les Éwé
si l’on s’en tient aux propos de l’expert culturel qu’est Amouzou, l’informateur principal de
Rosenthal (1998). Pour lui, ce n’est pas seulement un ancêtre-humain qui peut s’incarner
dans une personne, mais aussi un animal, une plante, une divinité, même des objets sacrés
comme le togbui zikpui, la chaise ancestrale. Cette dernière, symbole de la présence des
ancêtres, peut aussi parrainer l’envoi d’un individu dans le monde. Tous ces non-humains
pouvant entrer dans la constitution d’un individu ont en commun le fait qu’ils sont des entités
sacrées ou sacralisées. D’où leur nom commun de vodudzõtõ c’est-à-dire, le vodu comme
esprit ou puissance pouvant parrainer une naissance (Rosenthal 1998: 179). L’une ou l’autre
de ces entités divinisées fait unité avec l’âme de la personne à naître. C’est le cas de
dzakpadzõtõ, la divinité de crocodile qu’Amouzou mentionne comme une des possibilités
pouvant entrer dans la constitution d’un individu. Dans ce cas, l’individu en question sera
interdit de manger de la viande de crocodile, parce qu’étant un crocodile lui-même. Dans la
34. Pour des détails sur ce sujet, se référer au 2e paragraphe de la page 130.
123
même ligne, une Logosi, la femme de l’arbre qu’on appelle logo, doit manifester les qualités
reconnues à l’arbre dont elle est l’épouse. Elle doit être aussi grande, aussi forte. (Cf.
Rosenthal 1998: 180).
L’idée d’une continuité entre les humains et les non-humains traverse d’un bout à
l’autre la pensée religieuse éwé. Par exemple, une légende de la divination Fa raconte
l’origine mythique de cette divinité, par le phénomène d’une métamorphose qui atteste le
confort imaginaire dans lequel se complaisent les peuples qui partagent les mythologies liées
au système religieux de Afa. Cette légende, dramatique en ce qui concerne son issue, raconte
en effet que Ahydègoui était le fils de Mèto-Lonkfi, chef de tous les féticheurs et Adjè, était
sa première femme. Atteint d’une maladie qui fait qu’il ne pouvait pas parler, Ahydègoui
prononça le premier mot de sa vie le jour où son papa lui donna un coup, pour le corriger à
la suite d’une peccadille. Après avoir fait comprendre à son père qu’il ne peut dire qu’un seul
mot à chaque coup, il invita donc ce dernier à augmenter l’intensité de sa punition afin de
pouvoir tenir une bonne conversation. Le père acquiesça à la demande de son fils, déversant
sur lui un grand nombre de coups. Se trouvant à l’article de la mort, Ahydègoui dit à son
père : « À la vérité, je disparaitrai, mais ne périrai point. Je vais me transformer en un jeune
palmier (Fadè) qui naîtra près de ta case. Aie grand soin de le bien arroser, pour qu’il
grandisse rapidement. Avec ses amandes, (azètèki) tu prédiras l’avenir en faisant mon Jeu, le
Jeu de Fa, car je prends le nom de Fa » (Trautmann 1940: 19-20). Cette légende qui explique
l’origine de la divinité Afa confirme une tendance totémiste de la pensée éwé, renforçant ainsi
les suppositions de Rosenthal (1998). Elle témoigne clairement d’une conception établissant
une continuité d’intériorité et de physicalité entre les humains et les non-humains, en tant que
principe constitutif de la personne, caractéristique des univers totémiques. Ladite légende et
les détails qu’elle fournit convoquent, par ailleurs, l’idée d’une circularité d’essence d’un
existant à l’autre. Ceci donne lieu aux deux formes d’hybridité qui ont généralement cours
dans le totémisme ontologique, à savoir le partage de la même substance entre humains et
non-humains, de même que le partage de l’identité d’essence. Cependant, même si le
totémisme est attesté ici, comme un mode identificatoire pour un ensemble de personnes ou
comme l’écrit Descola (2005: 293), « des façons de schématiser l’expérience » prévalant dans
certaines situations historiques, il constitue une partie et non le tout dans la définition de la
personne éwé. D’ailleurs, c’est avec une extrême précaution que Rosenthal (1998) utilise le
124
terme totémisme, dans la description qu’elle fait d’une des classes totémiques du système
religieux éwé Gorovodu : « the protagonist of the Turukpe Medzi legends cannot eat papaya,
dogs, snakes, the little black night bird, red beans, or roasted corn, for these foods and fauna
are Turukpe Medzi. Such prohibitions are classically totemic; that is, they are rules of
exogamy in matters of eating » (Rosenthal 1998: 160). Elle range ainsi, le phénomène dans
les manifestations classiques du totémisme sans pour autant conclure à la prévalence du
totémisme chez les Éwé.
Il existe plusieurs formes de totémisme : le totémisme individuel, le totémisme
collectif, le totémisme sexuel, etc. Néanmoins, le point commun entre toutes ces formes de
totémisme, est le fait qu’il « existe entre les humains et des non-humains, une communauté
de propriétés partagées et suffisamment stables pour être transmises à travers les générations.
» (Descola 2005: 265). Dans ce qui peut être appelé le totémisme éwé, il y a certes, un lien
avéré de filiation entre la personne et son totem, mais il n’existe pas en tant que tel, de
regroupements sociaux ou d’organisations claniques sur la seule base du totémisme, dans la
mesure où ces propriétés ne sont pas automatiquement transmises aux générations futures.
Une configuration totémique présente chez une personne ne prend pas forcément le dessus
sur les autres composantes. Elle n’est en dernière analyse qu’une composante parmi d’autres.
Dans le contexte régional de l’Afrique de l’Ouest, et plus précisément en Sierra Léone,
Jackson & Karp (1990: 19) précisent ce qui suit dans l’introduction à leur ouvrage collectif :
« Given the view that the attributes of personhood (morgoye) are distributed into the worlds
of ancestors, fetishes, bush spirits, the divine creator and totemic animals, it follows that any
one of these categories can act as though endowed with intentionality and generosity and will
».
Ce cas des Kuranko de la Sierra Leone éclaire celui des Éwé. La composante
totémique de l’individu possède une agentivité au même titre que les autres composantes et
il sera problématique de réduire la personne éwé au système totémique, pas plus qu’elle ne
peut pas être ramenée à l’ancêtre tutélaire seul. Chez les Éwé, le totémisme constitue, certes,
une réalité, mais il ne dit, ni le tout de la personne, ni le tout de l’ontologie éwé. La relation
au totem est l’une des nombreuses composantes entrant dans la personne. C’est une des
possibilités que s’offrent les Éwé, dans leur façon d’entrevoir la composition du monde, ainsi
que les relations entre les humains et les non-humains. Contrairement au naturalisme qui
125
postule une discontinuité avérée entre l’intériorité des humains et les non-humains, les trois
autres ontologies, l’analogisme, le totémisme et l’animisme établissent soit des continuités,
soit des corrélations directes entre les existants. Par ailleurs, chez les Éwé, la chaine d’êtres
qui définit la personne est secrète et ne doit en aucun cas être divulguée sous peine de rendre
l’individu vulnérable vis-à-vis de ceux qui auront ainsi accès à la vérité ontologique qui
définit sa personne (Rosenthal 1998).
Pour conclure cette réflexion sur la possibilité du totémisme ontologique chez les
Éwé, je pourrais avancer que le totémisme constitue, certes, une réalité, mais il ne dit pas tout
de la personne éwé. Celle-ci est diversement unie à des non-humains, à la façon d’une
mosaïque. Le totémisme s’ajoute donc à l’analogisme comme des possibilités que s’offrent
les Éwé et au-delà d’eux, la cosmologie ajatado, dans leur façon d’entrevoir la composition
du monde, ainsi que les relations entre les humains et les non-humains. Quant au naturalisme,
j’ai estimé qu’il est le plus improbable, dans la mesure où il existe une continuité avérée que
cette cosmologie établit entre la nature et la culture. Reste à débattre de la possibilité d’une
quatrième ontologie, l’animisme.
La cosmologie éwé comme de l’animisme ?
En reprenant les critères d’intériorité et de physicalité, l’animisme, comme ontologie
est « l’imputation par les humains à des non-humains, d’une intériorité identique à la leur ».
Cette disposition humanise les plantes, et surtout les animaux, puisque l’âme dont ils sont
dotés, leur permet non seulement de se comporter selon des normes sociales et les préceptes
éthiques des humains, mais aussi d’établir avec ces derniers et entre eux des relations de
communication (Descola 2005: 229). Dans l’animisme, chaque existant garde sauve sa
physicalité propre, en vue des relations spécifiques au cosmos : « Le passage de l’animal à
l’humain et de l’humain à l’animal est une constante des ontologies animiques : le premier
dévoile l’intériorité, tandis que le second est un attribut du pouvoir dont on crédite certains
individus, chamanes, sorciers, spécialistes de rituels, de transcender à leur gré la discontinuité
des formes pour prendre comme véhicule des espèces animales avec lesquelles ils
entretiennent des relations privilégiées » (Descola 2005: 241).
Cette métamorphose à double sens n’est pas étrangère à la pensée éwé et spécialement
en ce qui concerne les rhétoriques et légendes à propos de adze, la sorcellerie. Celles-ci
126
racontent que adzetↄ, la sorcière ou le sorcier, a la forme « de grandes lucioles » qui brillent
pendant la nuit. Lorsque quelqu’un l’attrape, elle reprend sa forme humaine (Spieth 2009:
629). Ce double mouvement de l’humain à l’animal et de l’animal à l’humain, est aussi attesté
dans l’ethnographie de Surgy (1988: 258). Dans l’imaginaire éwé, le sorcier ou la sorcière
est comme un oiseau qui se déplace dans les airs. Il peut aussi se métamorphoser en animal
féroce pour sucer le sang et manger les organes humains, dévorer les animaux domestiques
et les récoltes des personnes à qui il s’en prend. « Si d’aventure un chasseur parvient à tuer
cet animal, on retrouve peu après, le coupable mystérieusement mort chez lui, affligé des
mêmes blessures ». Aujourd’hui encore dans le Sud-Togo contemporain, la croyance en la
sorcellerie reste une réalité à laquelle la grande majorité des personnes adhère ; l’idée du
sorcier se métamorphosant en hibou (Gilli 2016) est populairement admise, sans nullement
apparaître comme une superstition d’une autre époque. La peur et l’émotion que suscite la
simple vue d’un tel oiseau ou le fait d’entendre pendant la nuit, le cri strident qui le caractérise
rend bien compte de l’identification que les Éwé établissent entre cet animal et le sorcier
humain.
Mis à part le cas spécifique de la métamorphose du sorcier en hibou ou en luciole, les
Éwé n’accordent généralement pas aux animaux le statut de sujet. La subjectivité du hibou
est à cet effet transitoire. Le seul moment durant lequel ces animaux partagent le statut de
sujet avec les humains, c’est lorsque la pensée éwé estime qu’un humain, par la magie de la
sorcellerie, s’est temporairement métamorphosé en animal. Ceci est d’autant plus vrai, dans
la mesure où, quand un être humain, détenteur d’un pouvoir spécial, se métamorphose en
oiseau, sa conscience humaine cesse d’habiter son corps humain. C’est la raison pour
laquelle, c’est pendant la nuit, au moment où les interactions entre humains sont supposées
se ralentir, que s’opère le transfert de la conscience humaine, vers le corps du hibou. Aussi
longtemps que la conscience humaine du sorcier sera dans l’oiseau, le corps humain du
sorcier demeurera inanimé. La conscience du sorcier doit retourner dans son corps avant le
lever du jour, pour permettre à ce dernier de reprendre ses relations avec les humains.
Or dans l’animisme, le statut de sujet accordé au non-humain n’est pas lié à un
phénomène de transfèrement sporadique de conscience, il est permanent. Pour les Indiens de
l’Amérique, dont la cosmologie est généralement définie comme animiste, les non-humains
auxquels les humains attribuent le statut de sujets « pensent exactement ‘comme eux’, mais
127
que cela, loin d’exprimer une convergence référentielle universelle, est exactement la raison
des divergences de perspective » comme l’a écrit Viveiros de Castro (2009: 160). Or c’est
tout le contraire chez les Éwé. La façon dont les humains perçoivent les autres sujets, en
l’occurrence les animaux, est différente du regard qu’ils ont sur eux-mêmes. Le bélier, le coq,
le léopard, le crocodile et certains poissons, spécialement, la silure noire, (adewui), sont
considérés dans le culte vodu comme des animaux sacrés. Les rapports que les humains ont
avec ces derniers reposent sur leurs valeurs propres, conditions indispensables pour une
production symbolique dans le champ social. Dans le système cultuel vodu par exemple, les
qualités des animaux interviennent : « le coq est un symbole du vodu parce qu’il est puissant
et combatif par ses pattes et sa ‘tête’, et aussi parce que son chant ‘cocorico’ serait un cri de
puissance. Dans les danses des vodusi, on imite ses frappements d’ailes. » (Gilli 2016: 127-
128). Ce qui intéresse les Éwé en tant que tels, ce sont les caractéristiques propres de
l’animalité du coq. Celles-ci sont convoquées, par une opération analogique ou comparative,
générant des symbolismes du culte vodu.
Malgré l’effectivité d’un totémisme ontologique et d’un aspect avéré, mais tout aussi
limité de l’animisme, la pensée analogique semble mieux s’appliquer à la pensée éwé, prise
comme totalité. C’est aussi la conclusion à laquelle est arrivée l’anthropologue italien. Gilli
(2016: 389) estime que la pensée éwé est analogique, plutôt que logique et que la vérité est
recherchée de manière intuitive, « à travers un mouvement d’identification avec tout
l’univers, dans les analogies et associations ». Faut-il le rappeler, la simultanéité des principes
analogique, totémique et animiste n’a rien de surprenant. Pour Descola (2005: 293-294),
chacun des quatre modes ontologiques comme matrice structurant la pratique « peut en effet,
s’accommoder de la présence discrète des autres modes à l’état d’ébauche ; chacun d’entre
eux est la réalisation possible d’une combinaison élémentaire dont les éléments sont
universellement présents ».
En gardant en tête que l’objectif de ce chapitre est de montrer en quoi l’univers
traditionnel constitue un système normatif autonome, disposant de ses propres outils de
formation du sujet, je vais à présent souligner quelques caractéristiques fondamentales du
mode analogique dans cette perspective.
128
2-3. Les repères de la cristallisation d’une ontologie analogique
L’appariement, le goût pour la hiérarchie et les sacrifices constituent les
hypothétiques caractéristiques des ontologies analogiques selon le modèle de Descola
(2005). Dans quelle mesure la réalité de la culture éwé s’articule-t-elle avec les mécanismes
opératoires que véhiculent lesdits concepts ?
2-3.1. La tendance à l’appariement dans la cosmologie éwé
L’appariement désigne l’opération par laquelle des éléments épars sont mis en chaîne
et rapprochés ; il met en relation les innombrables singularités imaginées dans les contextes
analogiques. Mawu, l’être suprême chez les Éwé n’est surtout pas à assimiler avec le Dieu
du christianisme. Avec ce dernier, les croyants peuvent entrer personnellement en relation.
Mawu est quant à lui une entité impersonnelle et, même si tout vient de lui, on ne lui adresse
pratiquement pas de culte. Les Éwé pensent et rangent leurs divinités en couple. Aux côtés
de Mawu lui-même, se trouve Bomenõ ou ñolimenõ, la mère du bome, le jardin dans lequel
la création a pris forme. C’est de leur union que sont engendrés les esprits qui peuplent la
cosmologie éwé. Elle reçoit directement son pouvoir de Mawu pour organiser la création et
la vie des individus (Spieth 2009 ; Surgy 1980).
Il existe entre Mawu et les humains, toute une gamme de trõwo, des divinités qui
constituent des intermédiaires aux pouvoirs illimités entre lui et les humains. Les Éwé
disposent d’un nombre impressionnant de ces trõwo qui sont soit au ciel, les dzimawuwo, soit
sur la terre, les anyimawuwo. Respect et vénération leur sont voués par les individus et les
collectivités. Parmi les divinités du ciel, il y a anyivo, l’arc-en-ciel, parfois comparé au boa,
grand serpent vénéré par les Éwé de l’intérieur, comme une divinité qui donne des perles
précieuses, véritables trésors et signe de richesse dans la société traditionnelle. Le soleil,
considéré comme l’œil du ciel, est habité par un certain nombre d’esprits des morts; on se
tourne vers lui, les bras étendus, pour offrir des sacrifices. Le sommet du culte rendu aux
éléments célestes culmine dans la vénération de So, la divinité de la foudre ou du tonnerre.
L’adhésion à cette divinité très répandue est commune à tous les peuples de la côte ouest-
africaine. So est une divinité-famille qui vit avec sa femme et leur fils. Ils se distinguent par
leurs manifestations très scrutées par les Éwé. Deux moments importants sont à noter dans
la manifestation de ce couple : il y a d’une part, le coup de tonnerre, généralement bruyant
129
qui détruit tout sur son passage et qui frappe humains et non-humains. Cette manifestation
typique et autonome est attribuée à la divinité mâle, Sogble, connu aussi comme Sotsu, c’est
le fils de Mawu. Très puissant et très « technique », ce dernier assure la protection des
forgerons, punit les malfaisants, sauve les guerriers et donne aux jeunes gens la force du
travail. Le deuxième moment de sa manifestation correspond à l’apparition de l’éclair
lumineux, généralement calme qui précède la pluie. Cette manifestation est attribuée à Sodza,
encore appelée Mawunõ ou Sonõ, la femme de Sogble. Le suffixe nõ, chez les Éwé signifie
mère, et comme telle, l’un de ses rôles est de calmer la colère de son mari Sogble, lors de son
grondement, afin qu’il ne détruise pas les humains. Elle est aussi chargée de veiller sur la
maison, elle fournit la pluie et assure la croissance des plantes dans les champs (Spieth 2009:
61).
Ces conceptions sont précieuses pour informer sur les rapports entre masculinité et
féminité dans la cosmologie de ces peuples. Les aspects du ciel reflètent souvent le climat de
relation dans le couple céleste. Un ciel nuageux sans soleil est généralement interprété par
les Éwé comme des scènes de ménage entre Sogble et Sodza. Quant à Sowli, l’enfant du
couple, il est divinité qui rend riche et est est identifié aux cauris, signe de richesse dans
l’économie traditionnelle. Il transforme les fruits du travail des cultivateurs, haricot, grains
et arachide en vrai cauris. Serviteur de Mawu, on voit en lui, la divinité qui travaille à
l’épanouissement et à la réussite professionnelle des individus. La divinité Dzia, le ciel, est
masculine et fertilise Anyia, la terre, sa compagne (Koudolo 2005: 92).
La dimension anthropomorphique de l’expérience religieuse éwé apparaît ici dans
tout son éclat. Hautement sexué, le panthéon éwé véhicule une certaine conception de la vie
sociale dans laquelle la réalité du couple et celle de la famille revêtent une importance
capitale et incontournable. C’est au vu de cela que se comprend l’absence de rituel de passage
de l’enfance à l’âge adulte chez Les Éwé. On devient adulte quand on remplit les exigences
sociales du mariage. Pour les hommes, comme pour les femmes, ces exigences se traduisent
en termes de capacités à faire vivre sa famille (Koudolo 2005). Se marier et fonder une
famille constituent les conditions de survie des communautés humaines. Pour les Éwé, le
passage à l’âge adulte signifie surtout d’assumer les fonctions de production et de
reproduction, comme conditions d’accès à la vie adulte.
130
En analysant l’organisation sociale éwé, la vie imaginative semble se dégager comme
une dimension prépondérante. Les Éwé transfèrent à la nature des modèles appartenant
d’abord à des catégories sociales. Cette socialisation de la nature a été mise en exergue chez
les Achuar de l’Amazonie : « En dotant la nature de propriétés sociales, les hommes font plus
que lui conférer des propriétés anthropomorphiques, ils socialisent dans l’imaginaire, le
rapport idéel qu’ils établissent avec elle. Cette socialisation dans l’imaginaire n’est pourtant
pas complètement imaginée : pour exploiter la nature, les hommes tissent entre eux des
rapports sociaux, et c’est le plus souvent la forme de ces rapports sociaux qui leur servira de
modèle pour penser leur rapport à la nature » (Descola 1986: 401). Kuakuvi (2011) affirme
le rôle d’intermédiaire que les divinités éwé jouent entre Mawu et les collectifs humains. Les
non-humains trouvent leur place dans ces interactions cosmiques. Dans le système vodu, les
divinités sont souvent considérées comme des intermédiaires plénipotentiaires de Mawu.
Elles ont une pleine agentivité et ne cherchent pas à toujours avoir recours à Mawu avant
d’agir, de punir ou de gratifier. Elles disposent d’un pouvoir autonome qui leur confère une
agentivité libre et, souvent, leur jugement est sans appel. Après les entités célestes vers
lesquelles les Éwé lèvent leurs yeux, viennent les anyimawuwo, les divinités qui siègent sur
terre.
2-3.2. Le réseau des dieux terrestres et les autres composantes du système religieux
Il faut noter que ce sont les trõwo qui sont encore appelés vodu35chez les Éwé. Le
terme vodu désigne un ensemble de divinités de la nature. Mais le vodu désigne aussi une
religion et une philosophie de vie qui s’expriment par un art. Les poteries éwé reflètent dans
leurs formes, mais aussi dans la façon dont elles sont fabriquées, la vision que les potiers ont
de leur monde spirituel (Aronson 2007). Les divinités terrestres participent directement à la
35. L’écriture du terme « vodu » varie en fonction des auteurs et même des lieux. Généralement, le vodu haïtien s’écrit « vaudou » et le vodu africain s’écrit « vodou », une francisation du terme. On écrit aussi « vodun » pour garder la prononciation de la langue fon du Bénin, berceau de ce culte. Dans ce travail, j’adopte l’écriture vodu, correspondant beaucoup plus à la prononciation des Éwé du Togo; cependant, je respecterai l’orthographe du terme chez les différents auteurs dans les citations que j’utilise dans ma présentation. Que le lecteur ne soit donc pas surpris des différentes orthographes du terme à travers cette œuvre.
131
vie et au bien-être des humains. Ce sont des esprits habitant les montagnes, les cavernes, les
sources et les fleuves, organisés en un ensemble hiérarchisé.
À la tête des dieux terrestres se trouve la terre nourricière vénérée comme mianõ,
notre mère. L’eau, le vent, le feu, voire un élément aussi inorganique et dangereux comme
la variole… sont tous autant de vodu. Véritables agents, les divinités éwé sont des gardiens
de l’ordre social, capables de neutraliser les déviants de la communauté. Parmi ces divinités,
il y en a qui sont très anciennes et très populaires, ce sont des puissances que les ancêtres
fondateurs ont toujours invoquées et qu’on appelle les Togbui-vodu, c’est le cas de Sogble,
Hébiesso, Sakpaté. D’autres, cependant sont des divinités liées à la tribu. Par rapport aux
premières, celles-ci sont moins importantes. Il y a enfin des divinités personnelles que l’on
appelle dzo, feu, qui relèvent plutôt de la magie. Dzo est une force secrète que certains
individus acquièrent, leur permettant soit de se protéger dans des situations de danger ou
qu’ils utilisent pour anéantir leurs ennemis. La détention de ces sortilèges fait de leurs
possesseurs des sorciers-guérisseurs ou simplement des gens extrêmement dangereux,
prompts à faire du mal aux autres. La peine de mort existait dans les communautés éwé à
l’encontre des individus jugés coupables d’une mauvaise utilisation de leur pouvoir. Cette
puissance de la magie se loge dans une multitude d’objets dont la seule vue trouble les Éwé.
Il en est ainsi des cauris qui ont longtemps servi de monnaie dans l’économie traditionnelle
et qui sont devenus indispensables dans la fabrication de plusieurs dzo. C’est aussi le cas des
cornes d’animaux sauvages, des épis de maïs… autant d’objets qui assemblés avec des
plantes, suscitent la peur et le sentiment de vulnérabilité chez des personnes (Spieth 2009) .
Henare (2006), suggère à tout ethnographe de prendre en compte ces genres d’objets
chargés de puissances en eux-mêmes. Une considération analytique de ces objets repose sur
le fait qu’ils peuvent disposer d’un pouvoir conceptuel et heuristique pour l’anthropologue.
Dans ce sens, le concept du « fétichisme » s’appliquerait bien à cette dimension des pratiques
traditionnelles religieuses éwé. Ce qui fonde la spécificité des objets justifiant aussi en même
temps leur « efficacité magique » est, non pas les matériaux dont ils sont faits, mais plutôt,
la façon dont ils sont perçus par les utilisateurs (Surgy 1994: 60). Le fétichisme n’est qu’un
aspect du système religieux éwé. Il répond aux besoins en protection des humains, face aux
dangers des ennemis et de l’environnement, toujours menaçant, parce que jamais assez
maîtrisé. Le système religieux éwé ne peut pas être réduit à cet aspect fétichiste. Il existe
132
aussi chez les Éwé une magie qui est utilisée dans le domaine du sacré et qui est appelé Aka.
Utilisé contre l’injustice dans les procès publics, Aka permet de désigner le coupable d’un
acte répréhensible. La description du système religieux éwé ainsi faite a dégagé bien des
aspects qui jouent un rôle important dans la modernité religieuse éwé.
2-3.3. D’autres caractéristiques principales
Une des particularités du système religieux éwé est sa grande ouverture aux éléments
étrangers. La question des emprunts est soulignée dans la plupart des études réalisées sur les
Éwé. Spieth (2009) indique que les Éwé reçoivent chez eux, des divinités étrangères
provenant de toute part, en l’occurrence des pays Asante, Akwamu, situés à l’ouest, mais de
l’est, des pays yoruba et du Dahomey. La réception du christianisme par les Éwé s’est inscrite
dans cette attitude d’ouverture et de tolérance vis-à-vis des divinités étrangères. Les auteurs
ne s’entendent pas sur ce qui est typiquement éwé et ce qui ne l’est pas, s’agissant du
panthéon éwé. Alors que Gilli (2016) et Spieth (2009) font de Nyibla et de Yewe des divinités
typiquement éwé, Greene (1996) les traite comme des divinités étrangères. Du moins, elle en
parle comme des divinités individuelles qui auraient été introduites chez les Éwé-Anlo. Une
fois introduites, elles ont fini par prendre racine dans la vie sociale et collective (Greene
1996: 81). Des différences existent aussi en ce qui concerne leur sexe. Pour Gayibor (2013),
le Nyiblin chez les Bè, les Aflao et les Togoville, est féminin alors que celui des Anlo est
masculin. Même si ce sont des divinités reçues d’ailleurs, elles n’ont jamais constitué une
menace pour l’identité éwé, durant la période précoloniale. L’ouverture d’esprit qui
caractérise la religiosité éwé explique la constante tendance de ce collectif humain à
rechercher pour lui, la divinité la plus puissante. La conséquence directe de cette tendance
est la hiérarchisation des divinités en fonction de leur efficacité, dans la gestion des
problèmes humains. Une divinité impuissante qui échoue à protéger ses adeptes voit son
sanctuaire être abandonné par les humains, laissant le couvent complètement envahi par les
herbes (Gilli 2016). C’est dire dans ce cas précis que l’agentivité humaine contrôle celle des
non-humains. Les premiers ne se soumettent aux seconds qu’à condition de leur efficacité.
À chaque fois qu’ils ont été exposés aux contact avec d’autres peuples, les Éwé ont
eu à manifester ce que Geschiere & Meyer (1999) ont désigné comme une dialectique
d’ouverture et de fermeture de l’imaginaire. Autant les Éwé ont accueilli des divinités
133
conciliables avec leur système de représentation et de conceptualisation de l’univers, autant,
ils ont aussi fait montre de fermeture à certains aspects du naturalisme trop éloignés de leur
système de pensée. On retrouve chez les Éwé, un culte de vénération des esprits étrangers.
Le culte du vodu-tchamba, par exemple, célèbre la mémoire des esclaves aux origines
inconnues. Capturés ou achetés dans les territoires du nord, ces esclaves étaient, soit
maintenus dans le pays éwé, soit vendus durant la traite négrière. Dans cette expression, le
terme tchamba désigne le nord dans sa généralité et le vodu-tchamba fait référence à tous les
esprits venus au nord du Togo (Hamberger 2009 ; Vannier et Montgomery 2016). Le culte
tchamba est établi sur le même principe que celui de Gorovodu à propos duquel Rosenthal
(1998: 23) a écrit : « Ewe say that the Gorovodu order is precisely a northern form of
worship ». Les Éwé acceptent, dans le cadre du culte vodu et par le biais de la transe, de se
laisser posséder par ces esprits du nord. Durant des rituels, ils livrent leur corps, comme lieu
d’actualisation et de célébration de la mémoire d’esclavage. Les Éwé avaient autrefois
possédé les tchamba comme esclaves et, maintenant, les esprits tchamba viennent les
posséder. Ces cultes ne se présentent-ils pas comme une réparation communautaire et
mémorielle à l’égard des tchamba? Il y a une complexité relationnelle à explorer dans ces
rites dans lesquels les anciens maîtres se constituent sujets de leurs servants. D’ailleurs,
l’enjeu tel qu’il est orchestré dans le rituel laisse apercevoir un vécu sociologique actuel. Les
terres cultivables les plus riches sont majoritairement dans le sud et les populations du nord
y affluent pour les travaux champêtres. Elles sont accueillies et intégrées dans les
communautés éwé (Rosenthal 1998).
L’ouverture de l’imaginaire éwé avait été soulignée par la toute première
ethnographie à caractère scientifique réalisée chez les Éwé. (Spieth 2009: 379) écrivait
alors : « Ce qui vient de l’étranger comme ce qui est mystérieux » a toujours profondément
impressionné les Éwé. La réalité d’emprunt reste importante dans l’analyse des mécanismes
de la constitution des subjectivités éwé, dans la mesure où ces éléments extérieurs participent
aussi du sujet. Dans cette perspective, et comme l’a souligné Mbembe ([2013] 2015: 142-
143), le monde n’est plus une menace; au contraire, il devient un « réseau d’affinités » qui
fait que l’identité n’est jamais une identité toute faite, plaquée dans le marbre ; mais une
identité en devenir qui se nourrit à la fois des différences entre les Noirs, tant du point de vue
ethnique, géographique que linguistique et des traditions héritées de la rencontre avec le tout-
134
Monde. C’est avec ces emprunts qui s’intègrent aux structures locales que se fait la
construction du sujet typiquement éwé.
Une autre caractéristique de la religion éwé est la centralité de la divinité Afa, qui
signifie fraicheur ou bonheur. Dans la description que j’ai faite de la personne éwé, cette
centralité a été démontrée. Je reviens sur ce culte ici en tant que la géomancie est un dispositif
analogique. Afa est un système de connaissances pratiques, philosophiques, religieuses et
divinatoires qui repose sur la divination pratiquée à l’aide de noix sacrées de palmier à huile
(Koudolo 1991). C’est un système ésotérique très complexe avec un riche symbolisme de
chiffres, de connaissance mathématique, psychologique et biologique. Afa vient de mawufe,
le pays de Dieu, le pays Yoruba qui se situe à l’est. Le mythe de la création éwé est clair,
l’humain vient de Dieu et c’est ce dernier qui l’envoie dans le monde, lui assignant une
mission spécifique qu’il doit découvrir et accomplir (Spieth 2009). Le Bokõnõ, le prêtre de
la divinité Afa, pratique l’art divinatoire en jetant les noix sacrées issues du palmier; celles-
ci symbolisent Afa. Le Bokõnõ jouit du respect dû au shaman : « Sa figure est entourée d’une
auréole mystique et est considérée comme le père des hommes. Il empêche le malheur et
montre le chemin de l’avenir » comme le souligne Koudolo (1991: 12). C’est lui qui reçoit
l’oracle des dieux, pour le faire connaître à la communauté. Quand un Éwé consulte le
Bokõnõ, il ne le fait pas pour avoir une révélation sur son avenir, mais le grand souci du
consulteur est d’être tenu informé des intentions des ancêtres et des divinités qui « se trouvent
en position d’intervenir dans la genèse des événements ou d’en modifier le cours », précise
Surgy (1988: 197). Le Bokõnõ est un véritable maître du temps, il sait déterminer le passé, le
présent et le futur pour éclairer une situation de maladie ou tout autre malheur, survenant
dans la vie d’une personne ou de la collectivité. Les Éwé dressent toujours leurs oreilles à
ses oracles. La réalité de la divination fait partie intégrante de la pensée éwé et, sans surprise,
l’un des champs de bataille sur lesquels les Églises chrétiennes divergent avec leurs fidèles
est la tendance de ces derniers à avoir recours aux prédictions et oracles de Afa.
La centralité de l’oracle Afa dans l’organisation sociale éwé pose la question de son
origine. Certains interlocuteurs de Rosenthal (1998) ont estimé que Afa est l’essence même
de l’éwéité, l’identité éwé et à ce titre, ils estiment qu’il ne peut pas être un emprunt. Pour
d’autres auteurs comme Bastide (1971), la géomancie pratiquée sur la côte ouest-africaine et
au Madagascar est d’origine arabe, mais intégrée dans la pensée locale, au point d’acquérir
135
un statut traditionnel. Je choisis personnellement, cette dernière hypothèse. Afa ne peut
effectivement pas être à l’origine, une institution éwé. Il existe certes une version de
géomancie qui est typiquement éwé qu’on appelle le Dzissa. Les Éwé ont dû être initié à ce
culte pendant leur séjour parmi les Yoruba. On retrouve d’ailleurs cette divinité sous le nom
de Ifa chez les populations Ifè, qui bordent par le nord, le territoire éwé. L’autobiographie de
Assogba (2018) illustre comment ce culte peut avoir de l’importance dans la vie d’in
individu. Pour rappel, les Ifè, comme les Éwé, sont tous sortis du pays Yoruba, avant
d’immigrer vers l’ouest. Ce qui me fait dire que les Ifè, comme les Éwé ont dû être initiés
aux secrets de Afa dans le creuset yoruba où ils ont séjourné avant leurs vagues migratoires
respectives.
Les trõwo, les vodu et Afa sont autant d’institutions qui ont pour fonction de relier les
humains aux non humains et surtout à Mawu. Ces institutions religieuses jouent aussi le rôle
de mécanismes structurants dans la formation des sujets et je vais dans les lignes suivantes,
montrer comment fonctionnent ces mécanismes.
2-4. Deux modalités de construction de la subjectivité traditionnelle
J’ai décrit jusqu’ici les points communs qu’on retrouve chez un sujet éwé. Au-delà
de ces caractéristiques, entrant dans le profil type du sujet éwé, il faut noter qu’il existe des
subjectivités particulières et cloisonnées, appartenant à des systèmes normatifs exclusifs. Les
couvents religieux traditionnels en constituent des modèles. Ils disposent de leur mécanisme
propre de constitution du sujet, insistant sur tel ou tel aspect de la personne. Les codes, les
tabous alimentaires et le son de tam-tam de telle ou telle divinité diffèrent, sur bien des points,
de telle autre. Le message et le son émis par tel système religieux, ne peut pas mettre en émoi
le sujet appartenant à tel autre, encore moins à un non-initié. Le système traditionnel éwé
recèle de nombreux champs de formation subjective, laissant entrevoir une sorte d’élitisme
religieux. Je présente ici les grandes étapes de la formation dans les couvents Afa et Vodu.
Dans un cas comme dans l’autre, seuls les initiés ont accès aux mystères et secrets que cache
leur environnement et l’accès aux oracles des divinités; ce qui leur confère des privilèges de
classes.
136
2-4.1. Les étapes de la formation du sujet dans les couvents Afa
Dans le cadre du culte Afa, l’initiation au rang de Bokõnõ, le prêtre devin, comporte
cinq degrés par lesquels l’initié doit passer. Il doit successivement devenir bokõvi, Alugbédé,
dzogbana, tõ-bokõnõ et enfin Togbui-bokõnõ. Le passage de alugbédé au grade de dzogbena
consiste à prendre un bain lustral auprès d’un palmier dont les noix constituent la matière du
culte Afa. Pour sacraliser les noix que le futur Bokõnõ utilisera dans les divinations, on offre
des sacrifices à ces noix, une façon de les rendre sacrées et personnelles. Ces sacrifices sont
faits du sang de volailles, des parties de leurs intestins, du poisson fumé avec des grains du
haricot et du manioc. Les sacrifices sont des moyens « d’instituer une continuité opératoire
entre les singularités » qui caractérisent les univers analogiques (Descola 2005: 401). Une
prière de bénédiction de l’initié est faite et le devin livre certains secrets de la divination au
nouveau prêtre.
C’est une initiation qui peut aussi commencer tôt dans la vie, comme à l’âge de quatre
mois, dans une interaction entre la maman et le devin. Dans ce cas, l’enfant porte déjà autour
du bras Amako, un bracelet qui le distingue comme futur prêtre. Devenu adolescent, le bokōvi
est admis à l’école traditionnelle où il mettra environ un an pour maitriser les edu, qui sont
au nombre de seize. Ce sont des signes secondaires du système Afa, Il mettra trois autres
années pour étudier et maitriser les duga, les grands signes qui sont au nombre de 240.
L’étude de base dure en moyenne six ans et le futur devin peut commencer à pratiquer la
divination tout en continuant à se perfectionner et à maitriser les 256 signes du système. Afa
a un lien étroit avec l’environnement, la connaissance de la pharmacopée, l’histoire ethnique
et religieuse du groupe. Ces éléments sont des connaissances indispensables pour que le futur
devin soit un homme de son temps, une élite de sa génération. Mais c’est seulement entre 30
et 40 ans que le devin devient plus ou moins autonome, tout en travaillant encore sous la
supervision d’un plus ancien. Un devin de 89 ans, estimant avoir encore du progrès à faire,
confia à Koudolo (1991: 16) que « l’étude du système d’Afa ressemble aux étapes
secondaires, universitaires et académiques. Lui, il en est seulement à l’étape universitaire ».
Il souligne ainsi le nombre d’années qu’il faut pour maîtriser ce processus d’apprentissage.
Les femmes peuvent devenir Bokõnõ, mais elles ne progressent pas beaucoup et restent
souvent au grade de bokõvi. Elles se chargent généralement de l’éducation humaine des
enfants de la cour et de la formation des futures épouses des bokõnõ.
137
2-4.2. La formation du sujet dans les couvents du vodu
La deuxième modalité de construction particulière du sujet est celle qui a lieu dans
les couvents vodu comme celui de Hébiesso. La formation de la subjectivité dans le champ
d’action des différentes divinités y est beaucoup plus courte, comparée à ce qui se fait dans
les couvents Afa. Les candidats à l’initiation dans les couvents vodu sont des individus qui
reçoivent un appel d’un vodu particulier. Chaque individu en entrant dans ce monde est
porteur d’un Sè, d’un destin particulier que Rosenthal (1998: 157) a appelé, « the personal
law ». Le Sè de chacun peut le conduire à adopter un vodu particulier. Le vodu lui-même est
un grand mystère, il est « ce qui est indéterminé sur le plan de la connaissance » et c’est pour
cette raison que l’initiation se justifie (Gilli (2016: 24). L’initiation introduit progressivement
l’initié dans ce monde mystérieux. Pour appeler ses adeptes, le vodu utilise plusieurs
astuces qu’on peut regrouper en deux catégories. La première approche est caractérisée par
la sérénité de l’appel, c’est le saisissement pacifique. En découvrant par exemple l’ancêtre
qui se cache derrière sa naissance, l’enfant hérite le vodu que cet ascendant a vénéré quand
il vivait sur terre. Dès que le consensus est fait sur l’identité de l’ascendant en question, on
consacre l’enfant au vodu particulier de son ascendant. Il peut aussi arriver que lors d’une
festivité, ou lors d’une danse ou encore de l’intronisation d’un vodu particulier dans une
maison quelconque, un individu se laisse attirer par la cérémonie et demande à devenir adepte
du vodu en question.
Le deuxième type d’approche est plutôt chaotique. Le chaos est à comprendre au sens
où il signifie désordre, faille, « le fait de ne pas être à sa place dans le monde, le fait ne pas
être en-son-temps » (Thomas & Luneau (1977: 69). Cette initiation par le chaos se manifeste
le plus souvent par une rencontre violente du vodu avec le futur initié : une situation de
maladie incurable comme, par exemple, quand la croissance biologique normale d’un enfant
est bloquée. On trouve chez Koudolo (1991), le cas d’un enfant de 3-4 ans dont les cheveux
ne poussent pas normalement, et qui doit par conséquent aller consulter le vodu. C’est en
somme une situation de peur, de faiblesse, d’anxiété qui pousse l’individu, dans une
recherche de salut. Un événement dramatique de la vie amène un individu à prendre
conscience de son besoin de salut et le pousse finalement en contact avec le vodu qui finira
par lui venir en aide. En cela, le désordre est la première étape, dans la survenue d’une
138
nouvelle subjectivité. Il peut aussi s’agir d’un individu qui découvre avoir été sauvé par un
vodu dans une terrible situation où il aurait pu perdre la vie.
Dans les deux cas, que ce soit la mise en contact pacifique ou chaotique, la divination
par Afa demeure la médiation par laquelle l’accès à la volonté des dieux devient disponible
et connaissable pour l’individu. Devenir vodusi, adepte de vodu, exige de passer par une
initiation dont les étapes les plus significatives sont : hudō ou la réclusion, hufōfō, le réveil,
et tudede, la cérémonie de sortie et de réjouissance. Ces étapes rentrent dans la droite ligne
de l’analyse élaborée par Van Gennep (1909) qui a fixé trois moments dans les rites de
passage. L’anthropologie contemporaine les représente par : la séparation, la transition et
l’incorporation (Cf. Haviland et al. 2011: 326).
Une fois franchi le seuil de hukpamé, c’est-à-dire la clôture du vodu, le hunvi, le
candidat ou la candidate est désormais séparé de ses parents. Il est surtout loin de son cadre
habituel de vie laïque qu’il avait menée jusque-là. Peut-être même qu’il a été spectateur
depuis son bas âge de ces cérémonies sans en avoir été un véritable acteur. Mais une fois
rendu dans le couvent du vodu, il change de statut. S’il n’est pas encore un authentique
vodusi, c’est-à-dire un adepte à part entière, il n’est pas non plus le laïc qu’il a toujours été.
Cette étape de séparation va se poursuivre avec l’entrée du candidat dans le hetekpo, qui
durera sept jours (Koudolo 1991: 47), ce lieu est encore appelé hudō, le nid du vodu. C’est
généralement une petite case située dans l’enceinte du hu, l’autre nom de vodu. Gilli (2016:
159) explique que c’est la raison pour laquelle le prêtre vodu est appelé aussi hunō, ceci veut
dire celui qui habite le hu. Le hudō est un no man’s land. Le hunvi s’y positionne de façon
marginale, tant physiquement que psychologiquement (Hicks 2002: 129). Durant les sept
jours que dure la première étape de la réclusion, le hunvi, pourrait être comparé au fœtus en
gestation ou à un petit oiseau dans son nid, recevant sa nourriture ; d’où le terme hudō, qui
veut dire le nid du vodu. C’est une période de vulnérabilité au cours de laquelle le novice
devient, sur le plan spirituel, une proie facile aux esprits malveillants. En ce moment précis,
il n’a plus d’identité, il se trouve dans un entre-deux identitaire. Cette période est aussi un
test très sensible pour le vodu en question, il y joue toute sa crédibilité. Si par malheur, un
hunvi meurt à cette étape, le vodu concerné, son prêtre et son couvent se trouvent à jamais
décrédibilisés. C’est au cours de cette étape que se fait la remise en question, puis la mise à
mort symbolique de l’ancienne subjectivité du novice. Les brimades sont nécessaires pour
139
faire naître l’humilité chez les novices, en provoquant l’anéantissement de son ancienne
personnalité. On lui coupera entièrement les cheveux, qu’il soit homme ou femme et il
circulera désormais torse nu partout.
Illustration 1: les prêtres traditionnels en torse nu Photo KEA
Cette période de réclusion est marquée par une grande insécurité au point que l’étape
suivante sera appelée, amefogbe ou hufōfō, résurrection, réveil ou relèvement.
Si cette nouvelle étape met fin sociologiquement à la phase que le novice a passée
dans le hudõ, elle signifie symboliquement aussi la fin de l’existence inauthentique qu’il a
menée jusqu’alors : « le vodusi oubliera alors le temps qui a précédé son « réveil », car,
lorsqu’il l’a vécu il était inconscient et comme un nouveau-né, il ne peut plus se souvenir des
mois de gestation… le hufōfō donne naissance à celui qui jusqu’ici n’était qu’un fœtus et,
par-là, le consacre comme « vivant » comme « nouveau, authentique et fort » (Gilli 2016:
161-162). Cette nouvelle subjectivité, considérée désormais comme authentique exige aussi
un nouvel environnement et de nouvelles conditions de vie. Le novice sort de la liminalité
pour entrer dans l’étape de l’incorporation ou de l’agrégation. Le nouveau vodusi reçoit au
cou, le voduka, la corde du vodu, un symbole qui manifestera désormais son appartenance
radicale au vodu. Il reçoit par la même occasion, de nouveaux interdits qui constitueront la
140
nouvelle éthique, réglementant ses relations avec son environnement et avec les autres. Cette
étape de hufōfō atteint son paroxysme avec le sacrifice d’un coq dont la gorge est tranchée
avec les doigts et dont quelques gouttes de sang sont versées sur les doigts et les orteils du
novice. On arrachera la langue du coq pour la déposer sur la tête du vodusi, et le reste du coq
coupé en petits morceaux est préparé et mangé par la petite assistance, témoin de la
cérémonie. Après avoir chassé la subjectivité première du vodusi, cette dramatisation du
rituel vise à instituer une nouvelle personne, « entièrement transcendante »; la nouvelle
identité est supérieure à l’ancienne a écrit Bloch (1997: 17) . L’alliance avec le vodu est ainsi
scellée par ces rites consécratoires et par le repas de communion qui s’en suivent. Pour un
certain courant anthropologique, nous sommes là, au cœur de l’acte primordial, supposé être
l’acte de fondement de toute société. Dans cette perspective, Scubla (1998: 56) rappelle que :
« Le symbole originel, c’est la victime que l’on se partage et qui nous lie ». Cette dernière
étape est aussi nécessaire pour que la subjectivé nouvelle prenne racine dans la communauté.
Dans l’assistance festive, on notera le hunō, le prêtre du vodu, le husō, l’assistant du
prêtre et les membres de la famille du vodusi, nouvellement initié. Dans le couvent, on fait
tout ce qui est nécessaire pour maintenir la nouvelle personnalité, un nom nouveau est
donné au vodusi ; la nouvelle personne ne sera jamais l’ancienne, car même si la vitalité
première, l’ancien soi, a été récupérée, elle est désormais dominée par la nouvelle subjectivité
transcendante acquise. Le nouveau « je » émerge essentiellement au travers d’une pédagogie
performative (Meiers 2013). Cette étape finit dans une réjouissance au cours de laquelle, les
autres vodusi, formant le collège des initiés, se réjouissent d’accueillir un nouveau membre
en leur sein. L’initiation et la transformation de l’être du vodusi continuera progressivement
au sein du collège de ses pairs. Les sept premiers jours de réclusion n’ont été finalement
qu’une étape mystique qui devra se poursuivre avec d’autres formes d’apprentissage. Après
l’étape de hufōfō, commence une longue période d’apprentissage au cours de laquelle le
vodusi apprend le vodugbe, une nouvelle langue, que seuls les initiés parlent. À partir de cet
instant précis, il n’est plus autorisé à parler la langue des laïcs. Outre cette langue, c’est aussi
par des chants sacrés et la danse que la pédagogie traditionnelle cherche à lui inculquer, jour
et nuit, le sens du renouveau ontologique dont il est porteur. Les chants qu’il apprend sont à
cet effet éloquents. Koudolo (1991: 53) rapporte les paroles typiques d’un de ces chants :
« Meku eye matsi dzome, Sovi Agbade la dem le eme o, Nana kplōm do eyata nye mate nuatsi
141
eme o. » Ce qui se traduit ainsi : « Je suis mort, je suis demeuré dans le feu, Sovi Agbade36
va me sauver de là. Nana me suit, c’est pourquoi je ne peux pas y être abandonné ».
Comme j’ai eu à le souligner plus haut, grande est l’importance que revêt la
dimension de l’imagination chez les Éwé. On comprend alors pourquoi le mécanisme
traditionnel de subjectivation valorise autant tout apprentissage qui met en jeu l’imaginaire
chez les nouveaux vodusi. Les chants et les danses auxquels sont soumis les candidats sont
destinés à convertir leur imaginaire, pour que naisse la subjectivité sacrée du vodusi. Comme
l’écrit Godelier (2007: 27), c’est « l’imaginaire partagé qui dans le court, comme dans le long
terme, maintient en vie les symboles ». La nouvelle langue et les chants constituent les
moyens pédagogiques par lesquels le vodusi est introduit dans les secrets très préservés de sa
confrérie. Pour Koudolo (1991: 54), « l’éducation conventuelle explique finalement aux
adeptes prédestinés par le vodu, les différentes techniques de domination de la nature et de
la société ». Au nombre de ces techniques de maitrise de l’environnement et de la vie en
général, l’adepte du vodu reçoit les moyens de guérir des maladies, d’attirer la foudre et de
résoudre des conflits compliqués, etc. Ces différents apprentissages consacrent l’identité du
vodusi et le séparent définitivement des autres laïcs. Le vodusi accomplit à la fin de son séjour
dans l’enceinte du vodu, le vodududu. Il jure solennellement de ne jamais rien révéler des
secrets reçus, sous peine de se voir anéantir par le vodu. Les chants, la langue nouvelle, le
nom nouveau, les préceptes éthiques nouveaux, la découverte des secrets de la vie et de
l’environnement sont destinés à agir sur la psychologie et sur l’imaginaire du vodusi. Et c’est
en rapport avec cet imaginaire que la nouvelle subjectivité doit prendre forme.
Le temps plus ou moins long de séjour dans le hukpame finira par le Tudede, une
cérémonie festive populaire, qui prolonge la première fête célébrée en cercle restreint. Cette
cérémonie marque la sortie du couvent et elle dure plusieurs jours. Les vodusi subissent
encore des épreuves difficiles, destinées à sanctionner leurs conduites durant les jours passés
au couvent. Ces épreuves ont lieu, soit secrètement dans la forêt, soit publiquement. À l’issue
de ces épreuves, des sacrifices sont faits, les vodusi reçoivent un bain rituel et ils changent le
pagne qu’ils ont porté depuis le début de leur initiation. Les anciens initiés ont une
36. C’est le nom du vodu particulier à qui s’adresse le chant de l’initié
142
participation très active dans ces cérémonies de sortie d’une nouvelle promotion. La fin
officielle de l’initiation est marquée par l’exécution des danses rituelles et d’action de grâce.
Cette section réservée au mode de subjectivation éwé laisse apparaître une forte
tendance de l’ontologie éwé à constituer ses élites par le moyen des initiations. Celles-ci
privilégient une pratique de dissimulation de vérités supposées garantir un rapport plus
harmonieux à soi, aux autres et à son environnement. Dans quelle mesure ce mode particulier
de fabrique des élites influence-t-il la manière dont les élites sont perçues et formées dans la
société moderne? L’analyse des données recueillies tentera de répondre à cette question.
143
Conclusion
Il existe, malgré la diversité des systèmes normatifs subsistant dans l’univers culturel
éwé, une unité qui cimente tous ces ensembles. L’homme éwé se définit en relation étroite
avec le cosmos. Pour vivre en harmonie avec le cosmos, il l’a hominisé et humanisé. Le
système religieux éwé, en se donnant Mawu, le dieu suprême, comme un être lointain et
transcendant, a en même temps fait naître de nombreuses autres divinités qui participent à la
vie quotidienne. Ce système religieux n’a finalement pas d’autres horizons que la réalisation
de l’humain. En ce qui concerne la subjectivité éwé, il faut retenir qu’elle est plurielle, tout
en ayant une unité structurelle, tant dans ses composantes propres que dans les relations qui
la définissent. La personne apprend à s’identifier notamment à tout l’environnement qui
l’entoure, mais surtout à l’ancêtre qui est supposé parrainer sa naissance dans le monde
visible. Les rituels traditionnels tendent non seulement à clarifier l’identité de cet ancêtre,
mais ils accompagnent l’individu durant toute son existence. La tendance de cette cosmologie
à multiplier des frontières entre les existants et à ensuite trouver des termes de connexions
entre ceux-ci, sa tendance à la hiérarchisation de ces existants, sa propension aux sacrifices
et à l’ésotérisme entre autres raisons, m’ont amené à conclure à un fonctionnement
analogique de la pensée éwé. J’ai aussi évoqué la possibilité de qualifier cette cosmologie de
multiontologique, vu les tendances, quoique limitées, du totémisme et de l’animisme. En fait,
ces deux ontologies peuvent trouver sens, par le fait même du fonctionnement analogique
par lequel les Éwé opèrent une identification avec tout de leur univers. Par-dessus toute cette
analyse subsiste la grande question liée aux conséquences de la grande ouverture de
l’imaginaire éwé. Qu’est-ce que cette ouverture a eu comme conséquence sur ces Éwé dans
leur rencontre avec le christianisme, mais aussi avec la modernité ? Pour tenter de répondre
à ces interrogations, le prochain chapitre va se pencher sur la méthodologie, c’est-à-dire le
procédé scientifique par lequel j’ai exploré, analysé et rendu compte de mon objet d’étude.
144
Chapitre 3 : La méthodologie de la recherche
Introduction
Au regard de tout ce qui vient d’être discuté sur le plan théorique à propos du sujet,
et sur le plan historique concret de la réalité togolaise en général et éwé en particulier, il
convient dans ce chapitre de formuler des objectifs de cette recherche. Après avoir une fois
encore poser la question départ à partir de laquelle seront formuler l’objectif principal et les
objectifs spécifiques que poursuive cette recherche, je vais fournir des détails sur le terrain
sur lequel va se déployer la recherche, en traitant respectivement du groupe cible, des
techniques d’investigation et des matériels à réunir pour réaliser une telle recherche. Je
préciserai par quelles procédures ces matériels ont été traités et analysés.
Je me propose par ailleurs de discuter brièvement de ma propre réflexivité, vu que
mes travaux ont été réalisés dans le cadre d’une enquête chez soi. Une réflexion critique de
cette démarche sera une occasion de prendre conscience de mes propres limites dans la
production du savoir anthropologique, visée par cette recherche.
Dans cette perspective, ce chapitre va se décliner en quatre sections. La première va
donner des détails sur le groupe cible, la deuxième apportera des détails par rapport aux
techniques d’investigation qui ont été utilisées sur le terrain. La troisième section prendra en
compte l’analyse critique réflexive de ma démarche et la dernière section traitera des étapes
de l’analyse des données.
3-1. Les objectifs de la recherche
3-1.1. La question principale
Après cent cinquante ans de présence du christianisme et de l’éducation de type
occidental au Sud-Togo, par quels mécanismes spécifiques l’individu se constitue-t-il sujet
catholique, dans l’Ordre de Marshall d’une part, et quelles sont les caractéristiques d’une
telle subjectivité d’autre part ?
145
3-1.2. Des questions subsidiaires
1. En partant du postulat qui fait de la conversion au christianisme un processus
complexe de transition, disposant de suffisamment d’espace pour diverses formes de
continuités (Laugrand 2012), je me propose de répondre à la question subsidiaire
suivante : quels sont les différents modes de subjectivation, qui ont cours, tant dans
l’ODM que dans le contexte du catholicisme au Sud-Togo, contribuant à façonner les
individus ?
2. L’individu converti au christianisme est repérable à la lisière des contraintes de la
tradition et de la modernité marquées par différents systèmes normatifs. À partir de
cet enchevêtrement, la réflexion en cours va s’intéresser à cette autre préoccupation :
par quels modes d’identification et de relation le sujet marshallien s’intègre-t-il dans
cet environnement complexe ?
3. Enfin, dans quelle mesure peut-on dire que les sujets catholiques appartenant à
l’ODM sont de réels acteurs dans le cadre de la pluralité religieuse qui s’offre à eux,
et, surtout, dans le contexte d’une Église catholique rigidement structurée ?
3-1.3. Objectif principal de la recherche
o Décrire et comprendre mieux la subjectivité catholique au Sud-Togo
Deux aspects émergent quand il s’agit d’étudier la personne. Il y a dans un premier
temps, un aspect objectif, en tant que l’individu est fabriqué en fonction des règles de la
société. C’est à un tel individu-objet auquel s’intéresse Foucault (1975) dans son ouvrage
Surveiller et punir dans lequel il détaille comment les institutions comme la prison, l’école,
et les hôpitaux par leurs règles cherchent à structurer les individus selon un modèle objectif.
Il s’agit de retrouver chez l’individu, l’ensemble des caractères distinctifs, des qualités et le
rôle, bref, les représentations que la société voudrait voir en l’individu. C’est dans ce sens
qu’il faut comprendre la racine grec persona qui veut dire masque; celui que la personne
présente au monde (Jackson et Karp 1990). En ramenant ces discussions dans le cadre plus
précis de la réflexion en cours, il s’agit de voir comment les mécanismes disciplinaires mis
en place dans le cadre de la pratique religieuse catholique contribuent à construire les
croyants. Le deuxième aspect qui s’impose dans l’étude de la personne est la dimension
146
subjective de l’individu. Foucault (1994b) a développé cette dimension dans le 1er tome de
l’histoire de la sexualité. Comment l’individu est amené à parler de lui-même, comme tel, à
se considérer et s’expliquer, à non pas seulement à lui-même, mais à d’autres. D’où
l’importance de la confession, ou de l’aveu qui occupe une place importante dans la survenue
de la subjectivité chrétienne. L’implication directe de cette deuxième dimension sur la
situation en cours, c’est qu’il n’y a pas de sujet catholique générique, un soi catholique
universel, figé dans du marbre et valable partout. La description que je fais du sujet catholique
au Sud-Togo met en exergue la rationalité de l’acteur et vise à explorer les motivations et les
pratiques religieuses qu’il privilégie dans la pratique de soi. Ces motivations sont aussi
enracinées dans des facteurs conjoncturels actuels comme la réalité sociopolitique et
économique locale. Toutes ces dimensions de la vie sociale constituent, certaines plus que
d’autres, des facteurs instituants pour l’individu. Ce contexte togolais, visiblement saturé par
une pluralité de normes, fait apparaître le caractère transitionnel de l’organisation et des
structures sociales au Sud-Togo. Ce contexte est donc pris au sérieux dans son ensemble dans
ce travail de recherche qui vise en arrière-fond à décrire l’état de configuration née du
croisement de la tradition avec le christianisme et la modernité. Comme je le démontrerai
plus loin, la personne éwé traditionnelle est une personne plurielle en elle-même et
ontologiquement relationnelle. En circonscrivant le sujet catholique dans l’ODM et en le
décrivant dans sa situation d’aujourd’hui, ce travail se donne comme objectif de le décrire en
situ, en repérant dans sa culture des lieux de rupture qui sont en dernière analyse des indices
de changement ou de transformation de la personnalité (Beaud et Weber 2010: 308). Ce
travail repérera aussi des lieux de continuité de la personnalité dans la modernité religieuse
au Sud-Togo.
En somme, l’objectif principal de cette recherche consiste à mobiliser les
mécanismes opératoires instituants, tant dans la tradition locale et dans le christianisme, que
dans la modernité sociale et politique du contexte actuel du Togo, afin de mieux comprendre
les processus de construction du sujet catholique.
147
3-1.4. Les objectifs secondaires
o Identifier les techniques de pouvoir et les autres mécanismes structurants qui
contribuent à instituer le sujet.
Pour décrire les mécanismes de construction du sujet, j’ai identifié les techniques de
pouvoir qui contribuent à imprimer en lui une identité objective, conforme à l’idéal chrétien
catholique. La subjectivation chrétienne se fait par l’aveu, et l’objectivation par un discours
vrai, comme l’affirme Foucault (1994b: 110), « L'aveu de la vérité s'est inscrit au cœur des
procédures d'individualisation par le pouvoir », au point où la société occidentale est devenue
une « société avouante ». Comment ces techniques de pouvoir rencontrent-elles les
mécanismes de subjectivation proprement éwé, mais aussi ceux mis en place par l’ODM ?
Ce dernier fonctionne sur la base du secret initiatique, offrant à ses adhérents de poursuivre
une vérité cachée et organisée sous des codes et des formes de connaissances stratifiées,
délivrées au fur et à mesure de l’avancement initiatique. Identifiant ces mécanismes de
pouvoir et leurs interactions permettra de contribuer à faire émerger la dimension objective
du sujet marshallien. Il faut toutefois noter que lorsqu’un groupe social est en recherche de
sécurité et de valorisation, il cherche le plus souvent à se construire une identité nouvelle
différente de l’ancienne, en mobilisant des facteurs symboliques. Ces derniers sont beaucoup
plus empruntés à la situation ancienne qu’à la nouvelle (Neckebrouck 1994). Cependant,
l’identité en construction est résolument tournée vers l’avenir, vers quelque chose de
radicalement nouveau qui n’est pas contenu dans la tradition comme l’ont fait remarquer
Bernault & Tonda (2000).
o Analyser la dynamique sociétale afin d’y détecter les mécanismes d’identification
qu’opèrent les individus aussi bien dans la performance des rituels que dans leurs
interactions au sein de l’ODM, ainsi que dans la vie sociale en général.
Il s’agit ici essentiellement de regarder comment les personnes converties au
catholicisme s’inventent comme sujets et réinventent un catholicisme propre à leur milieu.
Les rituels marshalliens se déroulent par un processus de transaction entre humains et non-
humains, impliquant de la part des participants un processus d’identification. Les non-
148
humains impliqués dans les transactions rituelles sont surtout des êtres invisibles qui se
présentent sous différentes formes dans l’imaginaire des marshalliens et marshalliennes. Il
s’agit de Dieu, des anges, et des saints, de Satan et ses démons, ayant des qualités qui varient.
Dans le cadre de la spiritualité marshallienne, ce sont soit des entités angéliques réunies sous
l’autorité du Saint-Esprit de Dieu, soit des esprits mauvais. Dans une perspective plus
globale, ce travail s’engage dans une analyse de la dynamique ontologique et sociologique
qui explique et justifie les choix qu’opèrent les individus. Surgy (1980) avait déjà affirmé le
rôle très important des personnages virtuels dans l’imaginaire éwé. Le christianisme aura
contribué à redynamiser cet imaginaire.
o Enfin, ce travail se propose de repérer les conditions dans lesquelles les individus
exercent leur agentivité qui fait d’eux des acteurs dans le contexte de la modernité
togolaise aujourd’hui.
En se faisant coopter dans l’ODM, les membres deviennent porteurs de projets émancipateurs
propres à eux, une sorte d’utopie sociétale. Le concept d’utopie est à comprendre ici au sens
de l’utopisme sociologique forgé en 1516 par Thomas More. Le terme grec οὐ-τόπος est
rendu en français par utopie ; dans cette étymologie, οὐ traduit « l’absence de », et τόπος, «
lieu ». Littéralement donc, utopie signifie « en aucun lieu ». Le terme désigne une réalité
idéale et sans défaut. Foucault (2009 : 10) écrit que l’utopie est « un lieu hors de tous les
lieux ». Contrairement à la conception commune et ordinaire du terme évoquant l’idée de
quelque chose d’illusoire, une chimère, un rêve irréaliste, l’utopisme comme concept
philosophico-anthropologique désigne une énergie motrice ou un certain élan au cœur des
dynamiques sociales : «The core of utopia is the desire for being otherwise, individually and
collectively, subjectively and objectively » (Levitas 2013: xi). Ceux qui s’ouvrent à
l’initiation marshallienne au Sud-Togo s’ouvrent aussi à cette perspective utopique. La
conversion au christianisme comprise et interprétée comme une façon d’embrasser la
modernité est établie dans l’anthropologie du christianisme (Asad 1996 ; Cannell 2006 ; Van
Deer Veer 1996). Dans cette perspective, Asad (1996: 265) parle par exemple de la
conversion, non pas seulement comme une façon de produire de nouvelles subjectivités, mais
aussi un moyen d’entrer dans la modernité supposée être « une vie meilleure ».
149
Schéma 2 : Récapitulatif de la problématique et des objectifs
Schéma récapitulatif de la problématique et des objectifs
Problématique de l’identité du sujet catholique et ses mécanismes de construction
Question principale de recherche
Quelle est l’identité du sujet catholique et par quel
mécanisme se construit-il ?
Objectif principal de la recherche
Décrire la subjectivité au Sud-Togo
Question subsidiaire nº1 Quels sont les différents modes de subjectivation disponibles dans le contexte du catholicisme au Sud-Togo qui contribuent à façonner les individus?
Objectif secondaire nº1 Identifier les techniques de pouvoir et
les autres mécanismes structurants qui contribuent à construire le sujet
Question subsidiaire nº2
Dans un environnement marqué par la pluralité normative, quels sont les modes d’identification et de relation du sujet ?
Objectif secondaire nº2
Analyser la dynamique sociétale afin d’y détecter les mécanismes d’identification
et de relation des individus
Question subsidiaire nº3 Dans quelle mesure le sujet catholique est-il un acteur rationnel dans une Église aussi structurée, avec une autorité centralisée comme le catholicisme ?
Objectif secondaire nº3
Repérer les conditions dans lesquelles les individus exercent leur agentivité
150
3-2. Le groupe cible
3-2.1. Les raisons du choix de ce groupe
Pour rendre compte de ce Mbembe (1988) a appelé la résilience des Africains face au
christianisme et à la colonisation, beaucoup d’africanistes se sont concentrés sur l’étude des
mouvements pentecôtistes classiques ou les mouvements néo-pentecôtistes importés des
États-Unis (cf. par exemple Comaroff 2012 ; Rangers 2008 ; Sulzer of Winterhur 1984). Les
Églises missionnaires, le catholicisme en l’occurrence, ont été souvent considérées comme
des variantes classiques du christianisme dont la théologie et la pratique ont été assez
documentées et n’ont véritablement aucun renouveau à faire valoir. Cette recherche prend le
contre-pied de cette pensée et cherche à rendre compte de la dynamique de construction des
subjectivités au sein de l’Église catholique considérée rigide et ultra structurée. Pour
problématiser la question de la construction des subjectivités dans le catholicisme au Sud-
Togo, j’ai choisi le Noble Ordre de Marshall (ODM), l’une des deux plus grandes confréries
catholiques présentes au Togo, avec l’ordre de Saint John. Mais pourquoi l’ODM et non pas
une autre association? Le choix typique de cet ordre m’est dicté par la haute considération
du secret qui entoure leurs pratiques. Or le champ religieux togolais est marqué par d’autres
organisations spirituelles, dites ésotériques, qui tiennent aussi en haute estime la pratique du
secret. Ces phénomènes sont jusqu’ici inexplorés par les chercheurs. L’ésotérisme est devenu
sur le continent africain une réalité incontournable du fait de son lien presque occulte avec le
pouvoir politique et économique. Cerner le sujet catholique au Sud-Togo exige une prise en
compte de cet environnement global dans lequel le catholicisme évolue. C’est justement en
cela que L’Ordre de Marshall (ODM) satisfait une telle exigence. Quelle est la nature de cet
Ordre?
3-2.2. L’Ordre, sa création et sa mission
Mon attention s’est focalisée sur le « Noble Ordre de Marshall » une association
initiatique catholique au Sud-Togo. C’est une confrérie chevaleresque catholique
d’inspiration africaine, présente dans le paysage chrétien togolais depuis les années 1940.
L’Ordre a célébré ses quatre-vingts ans d’existence au Togo en 2017. Il se définit comme
une confrérie « à secrets », une société initiatique et spirituelle qui tient les non-initiés, les
autres catholiques, comme les non-catholiques, à distance de leurs travaux et rituels.
151
Ce furent 13 jeunes hommes enthousiastes de l’Église Catholique Saint-Paul de
Sekondi (Ghana) qui ont eu l’idée en 1926 de créer une société amicale catholique qu’ils
choisirent alors d’appeler le « Noble Ordre de Marshall ». Le nom « Marshall » est donné à
la nouvelle organisation, par imitation des Chevaliers de Colomb, dont le nom fait référence
au navigateur Christophe Colomb (1451-1506). En donnant le nom de Marshall à leur Ordre,
les fondateurs voulurent immortaliser le nom de sir James Marshall, pasteur anglican,
converti au catholicisme romain en 1857 (cf. Archive003 2015). Il arriva à Cape Coast, une
ville portuaire du Ghana, en 1873 comme fonctionnaire colonial, en qualité de Chief
Magistrate and Judicial assessor. Il devint plus tard Chief justice responsable du Nigeria et
du Gold Coast. C’est grâce à ses démarches et à ses contacts qu’il fit venir les premiers
prêtres de la Société des Missions africaines (SMA) pour l’évangélisation d’Elmina et de ses
environs. Dès ses débuts, l’ODM s’est donné comme objectif d’inculquer à ses membres des
notions « de loyauté et de fidélité vis-à-vis de l’Église et de l’État » (Archive005 1929:
Troisième Article, pargraphe a). Les membres de l’ODM reçoivent une formation qui les
aide à se prendre en charge spirituellement. Ils sont sensibilisés à la solidarité du groupe dans
lequel ils apprennent à faire prévaloir l’unité, la fraternité et le sens de l’Église, qu’ils font
vœu de défendre en cas de nécessité. L’une des formes que prend cette défense de l’Église
est de se constituer comme rempart contre les ordres ésotériques.
En effet, durant les cinq dernières années, plusieurs conférences épiscopales en
Afrique de l’Ouest, notamment celle du Togo, du Bénin et de la Côte d’Ivoire, ont dû écrire
des lettres pastorales pour souligner l’incompatibilité entre le catholicisme et les sectes
ésotériques. Pour freiner l’avance de ces dernières, certains évêques catholiques font appel à
l’ODM, afin d’offrir aux élites catholiques, un cadre spirituel capable de satisfaire leurs
attentes. Se calquant sur le modèle des Chevaliers de Colomb à plusieurs égards, du moins
dans ses débuts, l’ODM garde des traits de ressemblance avec cette origine, même si l’Ordre
s’est transformé à travers l’histoire. Les chevaliers de Colomb avaient été mis sur pied dans
une Amérique qui nourrissait de la méfiance envers l’Église catholique jugée tyrannique pour
avoir persécuté en Europe ceux qui ont émigré vers le nouveau continent (Kauffman 1939).
152
3-2.3. Structure et expansion de l’ODM
La confrérie franchit des frontières du Ghana pour s’installer à Lomé, au Togo le 20
décembre 1937 avant de se répandre dans d’autres villes comme Kpalimé, Vogan, Aného,
Tsévie, Atakpamé, Dapaong. L’ODM est aussi répandu dans plusieurs pays de la sous-région
ouest-africaine dont le Bénin, le Libéria, la Sierra Leone, la Côte d’Ivoire. Il est aussi
implanté à Londres par les émigrés ghanéens. Son siège suprême se trouve au Ghana et est
dirigé par un conseil suprême dont le rôle est d’animer toutes les commanderies existantes et
d’autoriser l’implantation de nouvelles qui doivent voir le jour. L’ODM est plutôt une
organisation urbaine et élitiste, même si ses membres se défendent de tout élitisme. Il
comporte trois regroupements différents en son sein : d’abord les Chevaliers, c’est-à-dire les
membres de sexe masculin, regroupés en des structures de base qu’on appelle Conseils.
Ensuite les Dames dont les unités de base sont appelées Cours. Ces deux premières catégories
sont séparées et régies par des constitutions propres. Elles évoluent de façon parallèle, même
s’il arrive de les voir ensemble au cours de certaines cérémonies officielles. Il faut noter que
l’espace rituel marshallien est un espace de non-mixité. Les hommes et les femmes se
côtoient sans jamais se mélanger. Enfin une troisième catégorie au sein de l’ODM est celle
qui regroupe les jeunes. La structure de base de cette catégorie composée de filles et de
garçons de 9 à 25 ans est appelée Conseil/Cours.
Ces diverses structures de base parsemées dans des villes du Togo et du Bénin
forment la structure suprarégionale qu’on appelle l’État Togo-Bénin dans l’organigramme
général de l’ODM. C’est l’État Togo-Bénin qui a fait l’objet de mon enquête
anthropologique. Elle comptait au moment de l’enquête à peu près 1230 membres. Cette
unité semi-autonome s’est détachée de l’administration suprême de l’Ordre en 2010 pour
gérer l’ODM dans les pays francophones que sont le Togo, le Bénin (Cotonou) et la Côte
d’Ivoire (Agboville) depuis peu. L’État Togo-Bénin est à son tour composé de 4 régions dont
chacune est composée d’une douzaine de Conseils et Cours, avec des adultes ayant 25 ans
minimum. Les régions sont aussi composées d’un nombre varié de regroupements des jeunes,
ayant entre 9 et 24 ans. Les devises autour desquelles se rassemblent les différentes catégories
sont les suivantes. « Unité - Charité – Fraternité » pour les Chevaliers, « Unité-Charité-
Service » pour les Dames, et « Servir Dieu et les Hommes » pour les jeunes. L’identité
marshallienne se définit autour des rites de passage qui vont de l’initiation aux rites
153
funéraires, en passant par les rites d’institution et des cérémoniels pour la guérison, la paix
et la lumière. Ces différents rites sont analysés dans le cadre de ce travail.
3-3. Les techniques d’investigation empirique
3-3.1. L’ethnographie multi-intégrative
Pour recueillir les données et procéder à leur analyse, j’ai opté pour une ethnographie
intensive, intégrant dans une unité totalisante les différents univers de référence et de
socialisation des personnes étudiées. Ces univers de référence encore appelés « scènes
sociales » sont les lieux où les interactions prennent sens pour les acteurs (Beaud et Weber
2010: 303). Ma présence sur le terrain a pris en compte ces divers univers de référence dans
lesquels se déroulent les interactions du sujet catholique pour permettre une compréhension
totale de ce dernier.
Le premier univers exploré est celui de l’Église catholique, en l’occurrence l’Ordre
de Marshall. J’ai pu m’intéresser à sa configuration, à son histoire et à ses pratiques rituelles.
Bien que mon enquête ait couvert l’État Togo-Bénin, j’ai limité mon observation aux activités
de l’Ordre dans le Sud-Togo, notamment dans les villes comme Lomé, Kpalimé, Tsévié, qui
sont des localités où la culture éwé est dominante. J’ai eu des occasions de rencontrer toutes
les commanderies concernées à diverses occasions. En effet, les membres de toutes ces unités
de base se rassemblent pour des séances de formation, de prière en leur temple sis au cœur
de Lomé, la capitale du Togo. Le temple de l’ODM est le lieu régulier affecté pour leurs
travaux. Mais ce temple est aussi le lieu de réunion ordinaire de la Commanderie nº 5, la plus
ancienne de toutes les commanderies ainsi que celui de la Cour nº 8, la première
commanderie féminine. En dehors des rassemblements divers auxquels j’ai pu participer au
temple, j’ai eu à me déplacer pour visiter d’autres Conseils et Cours dans les villes de Lomé,
Tsévié et Kpalimé qui sont, comme je l’ai dit, des villes éwéphones. La culture éwé et sa
langue m’ayant servi de référence pour mes démarches analytiques.
Le deuxième univers exploré est le contexte traditionnel des Éwé qui constituent le
principal cadre culturel dominant au Sud-Togo. C’est l’ontologie à partir de laquelle se
cristallisent les relations sociales, les significations et représentations qui normalement
préexistent aux individus. L’acteur social, sujet à des normes et valeurs de sa société, ne peut
154
entreprendre aucun projet social sans prendre en comptes ces déterminismes sociaux qui ont
contribué à faire de lui un sujet social. Ceci ne fait pas de cet acteur une marionnette, mais
plutôt, un agent qui crée et réponde à l’évolution de la société (MacDonald et al. 2005).
Enfin le troisième univers exploré est celui du contexte socioreligieux global au Sud-
Togo, notamment la dynamique des groupes ésotériques dont la présence influence pour une
large part l’ODM qui se définit officiellement en opposition notamment à la Franc-
Maçonnerie. Le sujet de l’ODM ne peut donc pas être étudié et compris sans une certaine
prise en compte de toutes ces configurations qui permettent de saisir le sujet catholique et
l’environnement immédiat avec lequel il interagit. J’ai séjourné deux fois sur le terrain : de
juin 2017 à janvier 2018 puis en janvier et février 2019. Au cours de ces deux phases, j’ai
combiné plusieurs techniques pour collecter mes données empiriques.
3-3.2. La technique d’observation participante
L’observation participante, comme l’expression l’indique, vise deux activités
contenues dans la même technique : une participation qui exige une implication sociale et
une observation qui demande une certaine distance : « It is a strain to try to sympathize with
others and at the same time strive for scientific objectivity” (Kathleen M. Dewalt 2000: 262).
Cette technique a constitué l’essentiel de ma démarche ethnographique.
L’Ordre de Marshall, tout en m’autorisant à participer à ses cérémonies, a mis des
restrictions à cette participation. Je n’avais pas le droit de prendre des photos ni de réaliser
des vidéos lors des rituels secrets l’Ordre. Dans la mesure où j’étais admis comme un
chercheur et non un initié régulier, j’avais un statut particulier, celui du chercheur à qui on
réservait une place d’où il pouvait faire ses observations et prendre ses notes sans entrave.
« Observer un événement suppose de restituer au moins en partie, la série des événements,
au moins les plus proches, qui permettent de comprendre ce que font les individus et ce qu’ils
savent et pensent de ce qu’ils font et de ce que font leurs partenaires » (Beaud et Weber 2010:
306). Ce n’était pourtant pas juste une simple observation. Celle-ci se muait de temps en
temps en participation, car les officiers me faisaient appel par moment en ma qualité de prêtre
155
catholique37 pour assurer tel ou tel service liturgique en l’absence de l’aumônier-prêtre. Des
tâches comme la bénédiction des objets et des personnes reviennent à ce dernier dans le
déroulé des rituels. Ce dernier est officiellement affecté par l’évêque catholique du diocèse
où est implanté l’Ordre. Mon implication personnelle a été limitée durant la performance des
rituels propres de l’Ordre. En revanche, durant les réunions de formation qui sont des
moments moins solennels, et au cours des séances qu’ils appellent l’after-labor, ces fêtes de
retrouvailles organisées après chaque réunion, ma participation a été pleine et effective. Il
n’y avait pas dans ces circonstances de différence entre les initiés et moi et ces occasions ont
été celles au cours desquelles j’ai fait la connaissance de plusieurs figures clés de l’Ordre.
Cependant, toute observation ne se comprend mieux que si elle est suivie par des entretiens
qui donne la parole et la possibilité aux enquêtés de mettre une parole et des sentiments sur
les gestes qu’ils posent durant les différents rituels et les liens qu’ils établissent entre leurs
pratiques et les défis de leur propre vie quotidienne.
3-3.3. L’entretien comme conversation
La recherche a privilégié l’entretien comme conversation, l’idéal étant « de
déclencher une dynamique de conversation plus riche que la simple réponse aux questions,
tout en restant dans le thème » (de Sardan 2008: 59). Les conversations ont porté sur des
thèmes aussi variés que les motivations qui poussent les membres à entrer dans un tel Ordre,
les pratiques religieuses chrétiennes, les rites de l’ODM, le rapport avec la Franc-
Maçonnerie, la gestion de la mort et les rites funéraires, la solidarité, le mariage, les relations
homme-femme; l’ancestralité, la tradition en général. Ces thématiques ont été définies à
partir de la réalité du contexte local : « Interviewing must be conducted in conjunction with
traditional community studies that elucidate context, determine the issue to be covered in the
interviews, and make the interview materiel intelligible » (Levy et Douglas 2000: 335). Pour
compléter la description des rituels que j’ai faite, j’ai mené 25 entretiens-conversation avec
des membres de l’ODM, toutes catégories confondues. J’ai aussi mené une dizaine de
37. Je suis en effet, prêtre catholique appartenant à la famille des prêtres missionnaires eudistes. J’ai été ordonné depuis 2006. Je reviendrai sur l’impact de mon statut sur la recherche en traitant de la dimension réflexive de la recherche un peu plus bas dans le chapitre sur la méthodologie.
156
conversations informelles hors des catégories de la population cible avec des prêtres de la
religion traditionnelle éwé et des francs-maçons qui m’ont aidé à raffiner mes entretiens avec
mes sujets catholiques de l’enquête. Si les thèmes que je viens d’énumérer ont servi de guide
à l’entretien, c’est aussi les pratiques des uns et des autres qui ont orientées et soutenues mes
conversations. Pour autant, les pratiques n’ont pourtant pas inhibé la nécessité de recueillir
des données objectives sur les interviewés : « cherchez à obtenir le maximum de données
objectives; les caractéristiques sociales de l’enquêté, le cadre de l’entretien qui permettent de
contrôler le point de vue subjectif » (Beaud et Weber 2010: 194).
Si la plupart de mes interlocuteurs de l’ODM se sont laissé entraîner dans ces séances
de conversation, se proposant pour certains de communiquer une partie de leur histoire,
d’autres en revanche ont décliné l’offre préférant évoquer, le serment qu’ils ont fait de ne
jamais rien révéler à personne sur l’Ordre. Les entretiens ont été enregistrés et ont été
attentivement écoutés et transcrits.
3-3.4. L’étude des sources écrites et audiovisuelles
Mes observations sur le terrain ont été transformées en données par la description que
j’en ai faite, et les interviews réalisées ont été retranscrites. Ces données, descriptions et
transcriptions sont complétées par un ensemble de documentations appartenant à l’ODM que
j’ai analysées et archivées (Archive001 2017 ; Archive002 2017 ; Archive003 2015 ;
Archive004 2017 ; Archive005 1929 ; Archive006 2017 ; Archive007 2017). En plus de ces
documentations, le temple de l’Ordre et les pièces artistiques qui décorent ses murs, des
témoignages personnels rédigés par certains membres, des textes de formation et
d’enseignement donnés aux membres par des officiers qualifiés, sont entrés dans l’analyse et
la discussion de ce travail. J’ai aussi collecté de la documentation liée aux pratiques
pastorales de l’Église catholique locale. Ces documents font cas des adaptations faites pour
se conformer aux besoins des fidèles sur le terrain, entrant dans la ligne de la production
faites dans le cadre de l’inculturation.
3-3.5. Positionnement linguistique
La traduction du symbolisme rituel est aussi en réalité une traduction linguistique.
Originaire du Togo, j’appartiens à la minorité ethnique les Fon-Mahi qui ont immigré de
Savalou au Bénin vers le Togo au XVIIIe siècle. Ils vivent aujourd’hui éparpillés dans de
157
grands centres ruraux des environs de la ville d’Atakpamé. Même si je ne suis pas Éwé, je
comprends, je lis, et j’écris la langue éwé que j’ai apprise dans mon cursus éducatif. J’ai
d’ailleurs mené cette enquête en parlant soit l’éwé, soit le français. Cette habileté linguistique
sur le terrain a certes constitué un grand avantage pour moi dans le sens où elle m’a permis
d’entrer en connexion avec les participants et d’établir avec eux une relation de confiance
dans laquelle ils étaient à même de me communiquer leur impression et leur sens de qui ils
sont. Les sessions chez les Dames de Marshall se sont déroulées beaucoup plus en éwé alors
que tout se passait exclusivement en français chez les Chevaliers. Les données que j’ai
collectées en éwé ont été traduites en français. Je suis conscient qu’il est généralement admis
que toute traduction implique non seulement des choix, mais elle est aussi un
appauvrissement de la représentation du monde en traduction. En combinant ici traduction
linguistique et culturelle, je privilégie une dynamique de circulation ou de fluidité entre
l’univers éwé et l’univers chrétien.
3-4. Analyse critique réflexive, ethnographie chez soi et identité multiple
3-4.1. Réflexivité et introspection
Je ne saurais faire cette analyse réflexive sans évoquer la notion « d’objectivation
participante » (Bourdieu 2003: 44). Différente de « l’observation participante », elle se donne
pour objet d’explorer « non, l’expérience vécue du sujet connaissant, mais les conditions
sociales de possibilité de cette expérience […] ». L’objectivation participante vise
l’observation de l’observant et l’objectivation du monde social qui l’a produit en tant
qu’ethnologue et qui influence l’anthropologie consciente ou inconsciente qu’il engage dans
sa pratique. Dans cette perspective, je voudrais souligner deux événements importants qui à
mon avis ont influencé mon choix d’étudier cette problématique liée à la subjectivité
autochtone face au christianisme.
À l’âge de 12 ans, j’ai quitté mes parents et joignis un internat dirigé par des prêtres
où vivait un parterre d’adolescents et de jeunes comme moi venant des quatre coins du Togo.
Six années durant j’ai été exposé à la diversité culturelle de mon pays grâce aux soirées
récréatives au cours desquelles nous nous constituions en groupes folkloriques sur la base de
nos cultures de provenance. Exposé à une telle diversité culturelle, je peux estimer
158
aujourd’hui que se dessinaient en moi en ce moment déjà, les bases de mon engagement en
anthropologie. Le deuxième fait tout aussi important est lié au fait que, devenu prêtre
catholique en 2006 et affecté à une paroisse à Abidjan, en Côte d’Ivoire, j’ai été très vite
confronté à des problèmes devant lesquels je me sentais démuni. Pourtant, j’avais été formé
à la théologie à l’Université Catholique de l’Afrique de l’Ouest (UCAO) où l’enseignement
était orienté sur le paradigme de l’inculturation. J’ai notamment rencontré dans mon
ministère des situations de fidèles catholiques qui traversant des crises existentielles ou
sociales, s’expliquaient leur mal en se positionnant dans une étiologie liée à la persécution
sorcellaire. Le constat de l’enchevêtrement de la tradition et de la modernité dans la pratique
du christianisme africain ne pouvait pas être plus clair. Cependant, ces situations n’étaient
pas uniquement observées parmi les populations non instruites; les élites aussi convoquaient
sans cesse les forces invisibles dans leurs discours sur le réel. Cette réalité a fini par me
convaincre qu’il y a une rationalité différente de la rationalité occidentale et qui est propre à
nos peuples d’Afrique (Ela 1983). Le choix de mon sujet s’inscrit dans cette trajectoire, la
quête de la compréhension d’une telle rationalité et son expression dans l’univers du
christianisme. Voilà l’une des raisons pour lesquelles j’ai choisi d’étudier ce thème parmi les
miens.
3-4.2. Intersubjectivité et production du savoir anthropologique
Mener une rétrospection réflexive, c’est prendre conscience que le chercheur, muni
de perspectives théoriques est engagé dans « une entreprise intersubjective » par
l’ethnographie menée sur le terrain (Jacobs‐Huey 2002). Mon enquête a été une entreprise
intersubjective dans le sens où j’ai été en contact avec d’autres subjectivités, qui ont une
représentation particulière du sens de leur engagement catholique, à la fois identique et
différente de la mienne. Ces différences étaient assez prononcées pour en faire la catégorie
anthropologique, « the others », dans cette communauté de croyants supposés partager les
mêmes expériences religieuses. Je jette ici un regard critique sur ma propre pratique de
terrain, mais aussi un regard sur la construction progressive du savoir anthropologique à
partir de la manière dont j’ai négocié mes identités multiples.
Sur le terrain, j’étais l’ethnographe formé dans une université occidentale, un prêtre
catholique africain formé dans une université catholique africaine et, enfin, j’étais originaire
159
du Sud-Togo, le site sur lequel se déroulait l’enquête. Je me situe ici dans ce que la tradition
anglo-saxonne appelle la « Native Ethnography ». C’est une ethnographie chez soi ou en
terrain familier, comprise comme : « the works of indigenous people who have become
professional anthropologists and who write about their own culture in one of the major
literary languages of the world » (Bernard 2011: 413). Le concept « native » utilisé en
anthropologie a été déconstruit entre autres par Appadurai (1988) qui l’avait soupçonné de
colporter un imaginaire colonial. Appliqué à une réalité ou à une personne, le concept renvoie
alors à l’idée d’une certaine authenticité, le lien à une place spécifique et des thématiques
particulières. Cependant, l’ethnographie sur mon terrain familier ne me prédispose pas à
apporter plus de données authentiques que d’autres anthropologues étrangers qui ont travaillé
au Sud-Togo.
Traditionnellement en anthropologie, il est admis que ce qui fait « voir et entendre,
c’est la surprise » (Beaud et Weber 2010: 276). Cette surprise est généralement offerte par le
dépaysement dans le cadre de l’enquête régulière; mais en ce qui concerne l’enquête chez
soi, l’ethnographe obtient ce dépaysement par la distanciation qu’il observe vis-à-vis de son
objet d’étude. Tout en s’alignant sur cette disposition canonique de la discipline, Narayan
(1993) n’hésite pas à la questionner, soulignant que le chercheur, porteur de multiples
identités peut tout aussi avoir des marqueurs identitaires qui font sens et connexions avec les
participants de l’enquête, tandis que d’autres de ces marqueurs sont de nature à souligner des
disjonctions dans les interactions avec eux.
Ce travail comporte donc des limites liées à mon double statut de prêtre et chercheur.
Ce statut a pu avoir des incidences sur la nature des conversations que j’ai eues avec certains
de mes interlocuteurs. J’ai cependant réduit ce risque en développant des entretiens
informels, il n’en demeure pas moins que ce risque était réel et a pu d’une manière ou d’une
autre, biaiser quelque peu les résultats de cette étude, sans en affecter la scientificité.
3-5. Méthode d’analyse des données et présentation des résultats
3-5.1. Une première analyse depuis le terrain : une double itération
Pour le traitement des données, j’ai opté pour une analyse par théorisation ancrée
(Paillé 1994). J’ai d’abord fait un premier séjour de terrain de juin 2017 à janvier 2018, suivi
160
d’un second en janvier et février 2019. Le premier fait que je dois signaler dans cette méthode
d’analyse est la question d’itération qui désigne dans le contexte de l’enquête de terrain, le
va-et-vient permanent du chercheur dans la construction de son savoir (de Sardan 2008).
Comme conséquence d’une itération concrète, mes allées et venues m’ont permis déjà sur le
terrain, de découvrir par tâtons les personnages clés de l’enquête pour en établir la liste au
fur et à mesure de la progression de l’enquête. Cette étape a constitué déjà sur le terrain la
première étape d’une analyse descriptive qui a abouti une adaptation de mon sujet à la réalité
du terrain. En quittant la ville de Québec au début du mois de juin 2017 pour le Togo, j’avais
en main un projet tout bâti qui avait pour titre: « Le catholicisme chez les Éwé du Togo entre
différence sexuelle et défis de la dynamique de genre ». Je cherchais alors à regarder de près
comment les relations de genre ont évolué par suite de l’adoption du christianisme par les
Éwé du Togo. Pour cette question, j’avais choisi de travailler avec l’ODM à cause de la
configuration mixte du groupe et avec l’idée que je pourrais y observer le dynamisme des
rapports entre hommes et femmes dans un contexte catholique. Mais en fin de compte, sur le
terrain, les premières analyses que j’ai faites à partir de mes observations et entrevues m’ont
conduit à l’évidence de la règle de la non-mixité rituelle en ce qui concerne les Chevaliers et
Dames de l’ODM. Ils constituent deux catégories bien cloisonnées dont la valence
différentielle sexuelle constitue certes une réalité, mais pas assez riche et régulière pour me
donner de la matière ethnographique consistante. Dans le même temps, mes observations ne
tournaient essentiellement qu’autour des performances rituelles et interventions des
personnes interrogées revenaient sans cesse sur les thématiques liées à l’invisible comme
l’une des directions vers laquelle s’orientaient les rituels de l’Ordre. Quelques-unes des
thématiques qui existaient en mode secondaire dans mon projet de thèse ont fini par acquérir
une place centrale, reléguant à l’arrière-plan l’accent initial de mon projet qui était
l’interaction hommes-femmes au Sud-Togo. C’était pour moi une façon authentique
d’expérimenter ce qu’a écrit Olivier de Sardan : « Une problématique initiale, peut, grâce à
l’observation se modifier, se déplacer, s’élargir. L’enquête n’est pas le coloriage d’un dessin
préalablement tracé, c’est l’épreuve du réel auquel une curiosité préprogrammée est
soumise » (de Sardan 2008: 51).
161
3-5.2. La deuxième étape d’analyse38
Dès mon retour du terrain, j’ai procédé à la transcription totale de mes entrevues
réalisées sur le terrain pour les transformer en un premier bloc de données. À ce bloc s’est
ajouté un deuxième constitué des notes de terrain, la description faite à partir des observations
effectuées des différentes performances rituelles. Enfin un troisième bloc de données est
constitué de l’ensemble de documentations appartenant à l’Ordre et que j’ai eu à mentionner
plus haut. À partir de l’ensemble que constituent la transcription des entrevues, la description
faite des observations et les informations recueillies des archives de l’ODM, j’ai procédé à
une codification des données. Cette opération de codification a consisté dans un premier
temps à donner des pseudonymes aux personnes avec lesquelles je me suis entretenu, et dans
un deuxième temps, repérer les logiques transversales communes à mes différentes données.
Ces logiques ont abouti à de grandes catégories que j’ai ensuite mises en relation entre elles.
Les concepts obtenus à travers cette opération ont été intégrés et modélisés donnant les
théories qui décrivent les caractéristiques de la subjectivité catholique en tant qu’elle
appartient à l’Ordre de Marshall.
38. Voir les Schémas 3 et 4 récapitulatifs du processus de l'analyse et traitements des données, p.160 et 161.
162
Schéma 3: Schéma récapitulatif de l'analyse des données
Codification initiale
Catégories descriptives Catégories
conceptuelles
Les raisons d’affiliation à
l’ODM
Les motivations
liées aux pratiques
rituelles du sujet
catholique
Raisons d’ordre purement
religieux
Raisons d’ordre humain
Raison d’ordre matériel
Maitrise de la relation avec l’autre
monde
Recherche de réseaux d’affiliation et
de solidarité
Raisons d’ordre matériel, liées au
besoin d’entrer dans la modernité
confisquée
Les effets recherchés ou
supposés des pratiques
rituelles
Effets psychiques contribuant à la
fabrique des sujets de l’ODM) : le rite
de l’initiation
Les effets dynamogènes contribuant
à l’apaisement psychique et
ontologique des sujets
Attachement aux honneurs
posthumes et les implications
sociales des obsèques
Les effets de
l’expérience
rituelle sur le sujet
catholique
Le rituel d’initiation de l’ordre
Le rituel d’institution
Les rites funéraires
Les pratiques disciplinaires
Projets éthique et politique de
l’engagement religieux du sujet
catholique
Agentivité et
conditions de
possibilité d’une
subjectivité
éthique
Consolidation du mariage et
de l’éducation chrétienne des
enfants
Construction de citoyens
idéals pour l’État.
163
Schéma 4:Schéma récapitulatif de l'analyse des données (suite)
Traitement des données
Les motivations
Transaction avec le monde invisible et importance de la
connaissance mystique comme lieu de
construction de soi
Construction de soi
autour du secret et
toute la question de
pouvoir et de la
hiérarchie
Subjectivité éthique
par diverses formes
d’agentivité
Trans-subjectivité et
l’agentivité
des morts
Intégration, modélisation et théorisation
Les propriétés de la subjectivité marshallienne :
une subjectivité gnoséologique, hermétique et
éthique, se construisant dans la dialectique et le
paradoxe
164
Conclusion
À travers ce chapitre, j’ai exposé les grandes lignes de ma démarche ethnographique.
Après avoir formulé la question de la recherche et les objectifs qui y correspondent, j’ai
brièvement présenté l’Ordre de Marshall, ses structures, son histoire et son extension dans le
temps. J’ai ensuite traité de ce qui fait le cœur de la collecte des données du terrain, exposant
les thèmes qui ont guidé mes entretiens avec les sujets de l’enquête, tout en décrivant les
conditions dans lesquelles j’ai pratiqué l’observation des rituels de l’ODM. J’ai aussi pris
soin de mener une réflexion sur mon propre positionnement dans cet univers de pluralité
linguistique. J’ai ensuite exposé les conditions dans lesquelles cette étude anthropologique
m’a permis de faire une analyse de l’analyseur que je suis moi-même, afin d’être conscient
de mes propres interférences et des limites possibles qu’elles supposent vis-à-vis de la
recherche. En dernière analyse, pour arriver à la construction de ce savoir anthropologique,
j’ai eu à préciser les différentes étapes par lesquelles je suis passé pour analyser et transformer
mes données recueillies sur le terrain.
165
PARTIE III ANALYSE ET RÉSULTATS DE LA RECHERCHE
Chapitre 4 : Se construire par la transaction avec les entités invisibles.
La subjectivité marshallienne à travers les rituels d’initiation et d’institution
Introduction
La transaction, comme concept mobilisé ici pour rendre compte du catholicisme éwé
illustre la manière dont l’ontologie analogique se déploie concrètement. En son sein, les
frontières de l’humain vont jusqu’aux confins du cosmos et c’est bien ce à quoi le lecteur
doit s’attendre à expérimenter tout au long de ce chapitre qui se focalise sur les rituels
d’initiation et d’institution dans l’ODM. L’initiation dans l’ODM vise à faire naître un certain
type de sujets catholiques qui trouvent dans les expériences rituelles un accomplissement de
leur être profond. En quoi ces deux rituels renforcent ou modifient-ils la perception que les
acteurs ont d’eux-mêmes en se constituant membres de l’Ordre? Comment les acteurs du
rituel s’identifient-ils avec Dieu, les esprits, bienveillants ou malveillants, les saints ou les
innombrables créatures qui peuplent l’imaginaire marshallien ?
À travers l’analyse des différentes étapes de l’initiation ainsi que de quelques aspects
du rituel d’institution, je vais mettre en exergue les effets psychiques et structurants des
rituels en question, en décrivant le profil du sujet catholique qui en émerge. L’approche
structurelle de l’étude des rites me permettra de mener cet effort de description. Cette
approche va concrètement faire ressortir du rituel, les dimensions de l’espace et du temps,
tout en prêtant une attention particulière à l’action symbolique, aux objets, aux langages
corporels et verbaux ainsi qu’à la musique. La constitution du sujet se fait à travers le rituel
d’initiation de l’ODM comportant neuf étapes.
4-1. La ritualisation de l’espace et du temps dans l’ODM
L’initiation des membres de l’ODM passe par leur ouverture de ces derniers à une
nouvelle conception du temps et de l’espace. C’est au moment de la performance du rituel
166
que l’acteur rentre dans cet espace et ce temps, différents de ceux qui ont cours dans sa vie
ordinaire, créant ainsi les conditions du liminaire (Arsenault 1999). Les catégories du temps
et de l’espace de l’ODM ne sont pas fondamentalement étrangères à celle de la doctrine
chrétienne. Cependant, leur symbolisation peut parfois les faire apparaître ainsi étrangère.
4-1.1. L’arrangement de l’espace du rituel
Les rituels sont la meilleure façon de saisir la dynamique à partir de laquelle les
humains innovent, préservent et transforment leur monde social. Les rituels rentrent dans la
même catégorie que toutes les représentations ou mises en scène dont regorgent les cultures
(Gebauer et Wulf 2004). Il existe à l’endroit de ceux qui veulent se constituer membres de
l’ODM, un rituel de réception ou d’initiation, nécessaire au démarrage d’une telle aventure.
L’initiation n’est pas juste un acte symbolique posé en faveur du néophyte. C’est plutôt : « un
ensemble de rites et d’enseignements oraux, qui poursuit la modification radicale du statut
religieux et social du sujet à initier. Philosophiquement parlant, l’initiation équivaut à une
mutation ontologique du régime existentiel. À la fin de ses épreuves, le néophyte jouit d’une
tout autre existence qu’avant l’initiation : il est devenu un autre » (Eliade [1976] 2008: 12).
Dans les normes, il n’existe dans l’Église catholique qu’une et unique initiation, c’est
celle qui se réalise dans le baptême, la communion et la confirmation, appelés à juste titre
des sacrements d’initiation parce qu’ils sont conçus pour donner naissance au sujet
catholique. Dans le baptême, le chrétien est plongé dans la mort du Christ pour ressusciter
avec le Christ. De facto, il devient ex opere operato un nouvel être. Cette vie reçue au
baptême se renforce dans les autres sacrements d’initiation que sont l’Eucharistie et la
confirmation. L’initiation dans l’ODM apparaît comme une réactualisation et une extension
des symbolismes contenus dans le baptême chrétien, destinés à faire naître chez les hommes
et femmes qui adhèrent à l’ODM, une conscience catholique beaucoup plus affirmée. Dans
cette perspective, l’initiation n’est jamais finie; elle continue jusqu’à la mort. C’est la
problématique de cette mutation ontologique, incluant la dimension psychique du sujet dont
il va être question tout au long de ce chapitre.
Utilisant un modèle spatio-temporel pour rendre compte de son analyse des rituels,
Gennep (1960) a fait remarquer que tous les rituels qui célèbrent le franchissement d’un seuil,
en prônant un changement ontologique et social suivent trois phases. Ce sont, la séparation,
167
la liminalité et l’intégration, comme j’ai eu à le développer dans le chapitre réservé au cadre
théorique de cette recherche. Ce qui frappe d’entrée de jeu dans l’initiation marshallienne,
c’est en effet la division spatiale qui se révèle à travers l’arrangement de ce que j’appelle un
espace de « travail rituel » et un espace de réclusion. L’espace de travail est l’endroit où les
représentations scéniques s’allient à l’efficacité rituelle pour donner naissance à des sujets
sociaux (Turner 1982b). Cet espace de travail rituel est situé au rez-de-chaussée du temple
de l’ODM, sis au cœur de la ville de Lomé.
Le jour prévu pour l’initiation, de treize nouvelles recrues, étaient déjà installées dans
la salle, celles qui forment la classe des initiées appartenant à la branche féminine de l’ODM,
puisque cette initiation précise les concernait. Les participantes étaient en effet loin d’être un
groupe homogène. Vu la hiérarchisation qui caractérise tous les ordres de ce type, on pouvait
distinguer à partir des décors qui arboraient les costumes bleu foncé que ces Dames portaient,
symbolisant leurs grades, les différentes classes hiérarchiques. Il y avait donc dans cette
assistance d’initiées, des hauts officiers, des officiers et les Dames de première classe. Cette
dernière catégorie constituait la majorité de cette Cour nº5 qui se prépare à accueillir de
nouveaux membres. L’unité locale des Chevaliers est appelée « Conseil » et celle des Dames
est désignée par le terme « Cour ». La disposition des initiées dans la salle était faite suivant
des critères de la hiérarchie des Dames qui composaient l’assistance. L’étymologie du terme
ordre, ordo en latin qui suggère l’idée de rang, d’arrangement, met en exergue ici la nature
même de l’organisation Marshall, très hiérarchisée à la manière d’une armée avec des
officiers supérieurs, des officiers de rang et des initiés de base. Assises dos contre le mur et
formant un rectangle ouvert sur un côté, elles laissèrent un espace en leur sein. L’espace vide
créé par la disposition particulière de l’assemblée fait penser à un podium qui accueillerait
les novices prêtes à se produire en spectacle.
Dans ce décor, tout respire le symbolisme. La décoration en mosaïque39 du plancher
de la salle revêt une signification que Brother Ed, du haut de ses vingt années d’expérience
dans l’ODM, devenu expert du rituel et mon principal informateur m’expliqua en ces termes :
« Nos salles de Conseil et de Cours sont peintes ainsi pour que nous sachions qu’en suivant
39. Voir l’illustration nº 7
168
le blanc, nous allons dans la blancheur immaculée, mais en suivant le noir, nous allons dans
les ténèbres ». Cette décoration du plancher dans les couleurs du damier n’est pas anodine.
Appelée aussi le pavé mosaïque, cette décoration semble être la première annonce de la
dualité doctrinale qui sous-tend la spiritualité de l’ODM. Les oppositions binaires, retrait du
monde/rencontre avec Dieu ténèbres/lumière, céleste/terrestre qui reviennent très souvent
dans les textes de l’ODM se retrouvent exprimées dans ces mosaïques de forme rectangulaire
et qui sont aussi à l’image de la salle elle-même. Il ne faut pas perdre de vue que les univers
analogiques raffolent de ces genres de polarités qu’ils mobilisent dans leur représentation du
monde. Même si la polarité noir/ blanc n’est pas typiquement éwé, ce point précis de la
pensée chrétienne épouse la pensée analogique éwé.
Illustration 2: Un exemple de sol mosaïque
Source : http://acarpediem56.canalblog.com/albums/symbole/photos/32177295-pavmosaique_wbnb.html
De même, pour la tradition chevaleresque, comme pour le symbolisme maçonnique,
les formes rectangulaires et octogonales renvoient à des symbolismes qui ont leur sens dans
les sources aussi lointaines que « les données pythagoriciennes » (Rivière 1992a: 143). Au
fond de cette salle était dressé un autel en bois, sur lequel étaient posés un crucifix de taille
moyenne qui symbolise la mort et la résurrection de Jésus; ainsi qu’un bouquet de fleur de
169
lys blanc, utilisée souvent dans les pratiques rituelles de l’ODM. Je reviendrai plus tard sur
la signification que revêt cette fleur. Cette salle où sont rassemblés les membres de l’ODM
est un espace absolument fermé aux non-initiés qui ne peuvent en aucune façon y être admis,
sinon à titre exceptionnel comme ce fut le cas pour moi en tant que chercheur. D’ailleurs,
l’ensemble du temple est un site exclusivement réservé aux activités de l’ODM et seuls les
initiés sont autorisés à y entrer. Exceptionnellement pour des raisons techniques, par exemple
de rénovation, les non-initiés peuvent y être admis. Mais en temps normal, nul n’y est accepté
à moins d’être initié.
Accepté dans l’assistance au titre de chercheur, j’ai profité du fait que la cérémonie
n’avait pas encore véritablement commencé pour demander à ma voisine la plus proche, des
informations sur le symbolisme de ces fleurs dont j’ai commencé à remarquer la présence un
peu partout dans le temple. Il s’agissait de sister40 Hermance, 76 ans, une aînée, avec
l’expérience de 35ans dans l’Ordre. Elle répondit en me chuchotant rapidement à l’oreille
que « le lys blanc est le symbole de l’immortalité dans l’Ordre ». Ce commentaire de sister
Hermance ouvre une parenthèse sur le rapport des membres de l’Ordre avec les non-humains,
spécialement les plantes. Le rapport de l’ODM aux plantes ne se limite pas uniquement à la
fleur de lys. En effet, tout autour du temple est plantée une espèce locale d’hysope appelée
kpatima, dont les vertus de purification sont connues et recherchée, tant dans la tradition éwé,
que dans l’expérience marshallienne. L’eau du kpatima infusé est utilisée pour faire de
l’ablution au retour du cimetière, supposé être le lieu possible de contact avec des esprits
impurs. Il n’y a pas dans l’ODM un rapport aux plantes accordant à ces dernières le statut de
sujet, au point de dire qu’humains et non-humains forment une sorte de socialité floristique
(Hartigan 2019). Il est toutefois, évident que la vie des individus dans le contexte éwé ne peut
pas se passer des plantes, dont les vertus sont quotidiennement convoquées, de sorte qu’on
peut légitimement parler d’« immersion » des humains dans leur environnement, une vision
sociocosmique de l’espace, une sorte d’« action réciproque entre sujet et environnement,
corps et espace, vie et milieu » Coccia (2016: 54).
40. Dans l’ODM, les Dames se désignent entre elles, « sister » et les Chevaliers, « brother », gardant les termes anglais, vestige de l’origine anglophone de l’organisation, mais aussi marque de l’influence actuelle de la culture anglo-saxonne. Le commandement central de l’Ordre se trouve encore au Ghana.
170
Illustration 3: Kpatima, hysope locale servant à faire la purification, Photo KEA
Cette plante, le kpatima se retrouve dans la plupart des maisons au Sud-Togo à cause de ses
supposées vertus. Partout dans le Sud-Togo, la vie des humains avec les plantes est plus
fusionnelle qu’avec les animaux par exemple. Mes enquêtes dans l’univers culturel éwé
m’ont ouvert les yeux sur ce que peut être une pareille interaction. C’est le sens de ce que
Apedo, un homme de 35 ans, originaire de la localité Agou et un cultivateur très impliqué
dans la vie culturelle de son milieu m’a appris sur ce sujet :
Les premiers jours de l’entrée d’un enfant dans le monde, une bonne partie du cordon ombilical reste attachée au nombril de l’enfant. Une fois que ce bout se détache de lui-même après un temps, il sera récupéré et planté non loin de la maison en même temps qu’un arbre fruitier, le manguier, l’oranger, le citronnier ou même le cocotier. Quand l’enfant grandit et atteint l’âge de comprendre, on lui montre l’arbre comme lui appartenant, il devra en prendre soin toute sa vie. Il arrive qu’on le plante même au champ, plus loin de la maison, mais forcément sur un terrain dont on est propriétaire. Toute sa vie, l’enfant aura une relation spéciale avec cet arbre; il le montrera à ses ascendants quand il en aura; ces derniers auront eux-mêmes leur propre partenaire dans le paysage du village.
171
Cet encart sur les rapports des humains aux végétaux permet de faire un lien avec ce qui a
été développé plus haut sur les composantes de la personne éwé incluant des végétaux. Cette
parenthèse peut être fermée ici pour retourner à la ritualisation de l’espace dans le temple de
l’ODM.
À l’opposé de la salle des travaux se trouve un espace aménagé pour les novices à
l’extérieur, dans la cour du temple : c’est l’espace de réclusion. Entourées par des sentinelles
féminines qui portaient des étendards marqués des insignes de l’ODM, des impétrantes au
visage grave étaient assises dans cet espace de réclusion; elles ignoraient où allait les mener
cette aventure d’initiation en passe de démarrer dans les minutes à venir. Des trois initiations
que j’ai suivies durant le temps de mon séjour de terrain, j’ai constaté que toutes catégories
de personnes aux statuts sociaux différents venaient se faire initier. Mais l’ODM se réservait
le droit de choisir en fonction des critères moraux et financiers. Se constituer Chevalier ou
Dame de Marshall exige que les adhérents contribuent financièrement à de nombreuses
activités inscrites au programme de l’ODM. Une fois que les candidats manifestent leur désir
de rentrer dans l’Ordre, une enquête est menée en catimini sur leur moralité. La vie dans
l’ODM est encadrée par des enquêtes secrètes qui commencent avant le recrutement et
s’étalent sur toute la durée de la vie initiatique. L’enquête préliminaire est la première
démarche qu’effectue l’ODM, quand un candidat présente une demande d’intégration.
Brother Ed l’explique en ces termes : « Ce qui précède l’initiation, c’est une enquête pour
s’enquérir de la moralité du candidat. Quand les informations sont réunies, alors une entrevue
est faite avec le candidat pour lui présenter des informations pratiques liées à l’Ordre. On te
demande quels sont les ordres auxquels tu appartiens, catholiques ou non. On te présente le
budget des cotisations exigées ». L’acceptation des impétrants dans l’Ordre dépend du
résultat de l’enquête préliminaire. Celle-ci est destinée à rassembler des éléments sur la
réputation sociale du candidat. Aucune formation préalable ne leur est offerte dans le but de
les préparer pour l’initiation sinon quelques rencontres destinées à régler des détails pratiques
de celle-ci.
Le fait que les candidats à l’initiation soient séparés, tenus à l’écart de la salle des
travaux, le lieu sacro-saint du temple, révèle une vérité importante. La distance à parcourir
entre l’espace de réclusion et la salle des travaux est à l’image de la distance qui sépare le
statut actuel des candidates de celui auquel elles aspirent. Ce statut nouveau vise à faire des
172
membres de l’ODM, des chrétiens adultes, assumant toutes les responsabilités attendues
d’eux. C’est la distance habituelle entre l’accompli et l’inaccompli d’une vie, la distance à
parcourir d’un état de désordre à un état d’ordre. Il y a, déjà ici, une incertitude générant chez
les novices une certaine tension liée au positionnement et au sérieux qui entourent le rituel.
Cette tension qui accompagne souvent l’aventure vers l’inaccompli est le lieu d’une
régression où l’individu est considéré comme retournant à un état fœtal (Gilli 2016 ; Thomas
et Luneau 1977). Quelque chose de cette angoisse liée à l’inconnu était perceptible sur les
visages des candidates en réclusion. Elles n’avaient, en effet, aucune idée de ce qui va se
passer dans cette cérémonie d’initiation qu’elles vont vivre. Pourtant, l’enjeu du rite n’est pas
de tourmenter l’être humain, mais plutôt de l’apaiser en prenant en compte ses angoisses
existentielles (Oliviéro et Orel 1991).
Les quelques anciens initiés, hommes et femmes, que les novices ont rencontrés avant
la cérémonie d’initiation ne pouvaient pas les informer sur le contenu de ce rituel d’initiation,
à cause du serment qu’ils avaient fait lors de leur propre initiation de ne révéler à personne,
quoi que ce soit de leur propre parcours initiatique. Par ailleurs, ces secrets entretenus par les
membres de l’Ordre sont sujets à toutes sortes de rumeurs qui finissent par habiter l’esprit
des candidats, contribuant à les crisper. Dans un échange informel à la fin de la cérémonie
d’initiation avec la candidate Marjo, 35 ans, nouvelle recrue dans l’ODM, elle me confia :
« Au départ, j’étais remplie de peur; certains m’avaient découragé à l’idée de m’engager dans
cet Ordre en disant que c’est des Francs-maçons. Effectivement quand la cérémonie a
commencé je n’aimais pas trop l’ambiance jusqu’au moment où je vous ai vu en soutane41;
cela m’a rassuré, je me suis dit que si un prêtre est ici, ça ne doit pas être si bizarre que ça. »
L’une des accusations que les rumeurs font circuler sur l’ODM concerne la pratique de
l’occultisme. Je reviendrai ultérieurement sur ce phénomène de la dynamique du secret et des
rumeurs. C’est précisément le souvenir de ces rumeurs qui nourrissait les incertitudes des
candidates proposées à l’initiation. Il n’est pas exagéré de dire que cet espace de réclusion
41. La candidate parlait de moi. L’ODM a une stricte éthique de tenues qui prescrit une manière spécifique de s’habiller aux différents participants; selon leur code, les prêtres se devaient d’être en soutane noire. Comme je n’en avais pas une, j’ai été exceptionnellement autorisé à mettre une soutane blanche.
173
d’où sortent les candidates pour se rendre dans la chambre des travaux constitue une sorte de
tombeau où est enterré l’ancien soi des novices. Qu’il s’agisse d’une initiation des Chevaliers
ou des Dames, l’organisation spatiale reste identique. Se débarrassant de leur ancien soi ici,
ils renaîtront à une nouvelle identité là-bas, dans la salle des travaux. Le but premier de
l’ODM est d’« inculquer à ses membres les notions de loyauté et de fidélité vis-à-vis de l’État
et de l’Église, d’honorer, de défendre, de promouvoir et vivre la foi catholique » (Archive005
1929: troisième Article, a et b). Pour atteindre ses buts, l’ODM recrute uniquement parmi les
sujets catholiques, baptisés et pratiquant la religion sur une base quotidienne, car c’est bien
l’idéal catholique que l’ODM vise à incarner chez ses membres. La conception de l’espace
dont j’ai discuté appelle à son tour une nouvelle notion, celle du temps, car, pour Izard (2010),
l’espace et le temps sont entremêlés; l’anthropologie de l’espace ne peut être séparée de
l’anthropologie du temps.
4-1.2. Temporalité biblique et spiritualité cosmique
La conception traditionnelle de la temporalité au Sud-Togo comme chez tous ces
peuples qui partagent la vie avec les esprits invisibles n’est pas séquentielle. En faisant
intervenir les esprits du passé qui viennent façonner le présent et le futur, le temps historique
et séquentiel se trouve de façon permanente disloqué (Behrend 2013). La rencontre du
christianisme avec les Éwé est aussi ouverture de ces derniers à une forme spécifique de
régime temporaire. À un moment donné dans le déroulement du rituel d’initiation, les
candidats seront éveillés à la temporalité biblique. Escande écrit à propos de la temporalité
biblique: « Le livre sacré instaure le temps, sa propre temporalité, et explore les régimes
temporels qu’il propose aux humains de vivre, de la création jusqu’à la fin des temps, en
passant par tous les temps intermédiaires de la liturgie et de la vie quotidienne » (Escande
2006: 217).
Plutôt qu’une temporalité linéaire qui situe le sujet entre un passé, un présent et un
futur, la temporalité biblique se déroule entre « un accompli et un inaccompli » (Escande
2006: 225). Durant l’initiation, les novices voient inscrit sur une banderole affichée devant
eux, le message suivant qui était libellé en latin : « Tempus fugit, memento moris » ; ce qui
veut dire, « le temps s’envole, souviens-toi que tu meurs » (ma traduction). Le chrétien est
appelé, non seulement à cette dimension du temps qui le projette dans l’au-delà de
174
l’inaccompli, mais sa relation au temps historique est particulière. Celui-ci donne lieu à une
organisation particulière et ritualisée du temps calendaire.
Ce que je peux appeler une « année marshallienne » est la période cyclique faite de
rencontres mensuelles marquées soit par des rituels réguliers, soit par des rituels plus
solennels, désignés par des rituels cérémoniels. Ainsi, aux mois de février, mars, mai et
septembre, les rencontres qui ont par exemple lieu chez les Chevaliers sont appelées
« Conseils réguliers ». Ils sont subdivisés en trois moments, avec une introduction et une
conclusion dites rituelles, dans le sens où celles-ci établissent une communion entre les
humains et les entités célestes. Entre ces deux moments se trouve un espace de travail
ordinaire au cours duquel sont discutées des préoccupations d’intérêts communs et
administratifs. C’est sous ce modèle régulier que se déclinent les autres rituels cérémoniels
qui apportent chacun sa spécificité en fonction des attentes des participants. Chaque mois de
janvier, l’ODM procède à un rituel de protection en faveur des familles. En avril et en
décembre, le rituel est performé pour la paix et la lumière; en juin, c’est pour la purification
et la guérison; et en août, le rituel est orienté pour la guérison des malades. Chaque mois
d’octobre, ce sont les structures de l’ODM qui sont renouvelées par l’organisation des
élections. En novembre est organisé un rituel appelé « Conseil de tristesse » au cours duquel
les défunts de l’année sont remémorés et transférés du registre des vivants aux registres
d’honneur. Enfin en décembre, on procède au rituel d’institution au cours duquel les
nouveaux élus qui ont reçu des mandats à électifs exercer et sont installés. Au cours de ce
mois, on procède à la collation des grades accordés aux plus méritants, dépendant surtout de
leur niveau d’implication dans les activités de l’Ordre. Cette temporalité ritualisée s’impose
à toutes les commanderies de l’ODM partout où elles existent, mettant en symbiose l’action
rituelle de toutes les structures de l’Ordre.
La détermination des dates est faite en tenant compte de la position des astres,
notamment la lune et le phénomène de l’équinoxe. C’est à partir du même principe que dans
l’Église catholique, on détermine la période de la Pâques par exemple. Conformément à la
logique de l’ODM, le savoir initiatique est une expertise très protégée. L’expert qui détient
le savoir sur la programmation annuelle des activités de l’Ordre m’a été présenté par l’une
des plus éminentes figures de l’Ordre que j’ai eu la chance de rencontrer au temple de la ville
de Lomé. Cette personnalité parlait ainsi:
175
Do you see this man here42 ? He prepares our schedule of meetings from January to December. He has formats and the formulas. Me I don’t know… He uses the catholic calendar and the mystical directions to determine which month we have to meet. And the meetings are held in the same day everywhere. So, as we go into meeting in September, he has prepared the schedule for next year, for us for the sisters and for our junior order. So, we will operate together […] So that the Spirit moves together. Everywhere we have the branch Ghana, Liberia, Sierra Leone, Togo, Cote d’Ivoire, London. That’s where the prayers work because we should be united […] this is something I’m going to inherit from him; he is the only person who does that.
Pour les membres de l’Ordre de Marshall, le temps et l’espace sont rythmés par le
sacré. Cette double ritualisation donne lieu à une spiritualité cosmique. Le cosmos, lieu des
entités spirituelles, exerce des pouvoirs sur les humains (Ingold 2011). La relation des
membres de l’ODM à ces entités impacte aussi leurs attitudes vis-à-vis de leur espace
immédiat de vie, mais aussi vis-à-vis du cosmos de façon générale.
La ritualisation de l’espace a pour conséquence celle des mouvements. La
circumambulation, c’est-à-dire la loi de la circulation, repose dans l’ODM, sur des principes
stricts. De façon générale, les profanes circulent indifféremment, sans aucune règle, sauf
quand ils sont pris dans les voies publiques de circulation avec leurs voitures où ils ont un
code de la circulation à respecter. Dans l’ODM, les initiés observent une loi de circulation
leur indiquant de toujours mouvoir dans le sens contraire du mouvement de l’aiguille d’une
montre. La gauche et la droite, par leurs étymologies, évoquent déjà un jugement de valeur
attribuant ce qui est néfaste à la gauche, sinistrorsum en latin a donné sinistre, désignant ce
qui est de mauvais présage. La droite, dextrorsum, évoque en revanche une idée positive et
bénéfique pour l’humain. Quand j’ai posé la question sur le sens d’une telle prescription
rituelle à Brother Ed, 58 ans, père de famille, avec 20 ans d’expérience dans l’ODM, il m’a
laissé entendre ceci : « Dans la salle des travaux, les entités angéliques invoquées se
déplacent dans la même direction, de droite vers la gauche et faire le mouvement contraire
met les humains en disharmonie avec elles. Ce qui risque de les faire partir puisqu’elles ne
42. Désignant un vieil homme assis juste à côté de lui et qui avait voyagé avec lui depuis Accra, au Ghana dans le cadre des festivités du 80e anniversaire de l’ODM au Togo.
176
peuvent s’accommoder d’un tel désordre ». Au-delà du fait de la nécessité d’harmonie entre
la polarité gauche/droite et qu’elle suppose, renvoie aux propriétés analogiques, cette
interprétation entraîne une autre conséquence. Elle montre en partie, comment la question
des esprits, transversale à toute cette réflexion, reste une construction émique servant de cadre
de compréhension ou d’interprétation du fait social de façon générale. Les esprits africains,
ou du moins marshalliens, viennent fournir une explication à la problématique générale de la
circumambulation existante dans plusieurs traditions spirituelles. Dans le symbolisme
maçonnique par exemple, la même circulation sinistrocentrique est expliquée ainsi : « Le
Temple est orienté vers l’Est et la lumière ou le Soleil se lève à l’Orient, passe par le Midi et
se couche à l’Occident. La circulation sinistrocentrique va donc à la rencontre du soleil. Dans
cette circumambulation on entre par la droite et l’on sort par la gauche […] » (Boucher 2011:
141). D’autres pratiques marquent aussi la sacralité de l’espace et du temps dans l’ODM,
c’est le cas de l’interaction directe avec lesdites entités habitants les quatre points cardinaux
symbolisant la totalité de l’univers. La précédente citation du Chevalier Suprême en parlant
des « directions mystiques » fait directement référence à cette particulière cosmovision de
l’ODM. Celle-ci a généré dans l’ODM une spiritualité mystique marquée par des attitudes et
des actes concrets, à partir du positionnement du marshallien dans cet univers.
L’Ordre dispose en effet d’une pratique spirituelle appelée « le signe d’Orient »;
celle-ci s’exécute lors des rites cérémoniels et funéraires pour exprimer la bonne volonté et
l’affection à tous les êtres sur terre (Archive002 2017: 30). Les participants aux rituels
cérémoniels de l’ODM sont alors invités à se mettre debout et à se tourner, les bras étendus
horizontalement vers l’est, dans un premier temps. Cette direction revêt une grande
importance mystique, puisque c’est le lieu du soleil levant qu’est le Christ. Cette réalité, du
Christ comme lumière, l’évangéliste saint Jean en parle notamment dans le prologue de son
Évangile43 dont la parenté avec la pensée gnostique est avérée. Les membres de l’ODM
reconnaissent ainsi, « Le pouvoir calorifique, guérisseur, rafraîchissant, producteur et
calmant du spectre solaire » (Archive002 2017: 30). Aussi, le Grand-Chevalier, présidant les
travaux de l’Ordre, est-il toujours assis, faisant face à l’est. Avec une telle posture orientée,
43. « La lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres de l’ont pas arrêtée ». Cf. Évangile de Jean, chapitre 1, 5.
177
les Chevaliers invoquent et convoquent les puissances et les entités angéliques qui peuplent
l’orient. Ils envoient par la même occasion à ces êtres identifiés à l’Orient, leurs bénédictions
et affections. Les participants se tournent ensuite vers le sud, le lieu de la mer que le soleil
réchauffe, pour le même échange plutôt spirituel que métaphysique. Ils se tournent vers le
nord, identifié comme le lieu des plantes qui reçoivent l’énergie du soleil pour produire toute
sorte de ressources alimentaires pour la terre. Toujours dans la même posture des yeux fermés
et des bras étendus, ils se tournent enfin vers l’ouest, le lieu où le soleil se couche, laissant la
terre se refroidir pour recevoir la visite des forces cosmiques. « It is a powerful rite » m’a
confié le Grand Chevalier suprême, le premier animateur mondial de l’Ordre. Cette ouverture
à la spiritualité cosmique, observable dans les pratiques de l’ODM n’est pas marginale dans
le catholicisme romain. Pour Cerbelaud (1984: 285), certains pères de l’Église ont très tôt été
tentés par la spiritualité cosmique dans laquelle l’humain et le cosmos ne font qu’un. Saint
Augustin a vu par exemple que dans le nom d’Adam en grec, on peut déceler les initiales des
quatre points cardinaux : le A pour Anatolè, (l’est), le D pour Dusis, (l’ouest), A pour Arktos
(le nord) et le M pour Mésembria, (le sud). Et quand on procède à la gématrie du nom
d’Adam, la valeur totale des lettres qui le composent est 46 qui est l’année de la construction
du Temple de Jérusalem. Ce qui laisse entendre une allusion aux élus de Dieu dispersés aux
quatre coins de la terre. On retrouve la même intuition du cosmique chez le célèbre jésuite
Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), sans pour autant que ces sensibilités aient conduit
l’Église à une grande conscience cosmocentrique. Les interprétations des mythes fondateurs
de la Bible ont plutôt donné naissance à une pensée chrétienne très anthropocentrique dans
laquelle l’humain est responsable de la nature (Vaillancourt 2002). Ce positionnement du
christianisme va de pair avec l’épistémologie naturaliste et positiviste occidentale qui postule
une nette séparation de la nature et de la culture (Descola 2005).
À cet effet, cette spiritualité de communion avec les entités cosmiques, fondant le
modèle d’unité métaphysique entre les humains et les esprits invisibles mérite d’être
interrogée. Lors de mon enquête, ce que j’ai trouvé concernant ladite spiritualité, c’est
l’évidence naturelle de l’existence de ces êtres invisibles avec lesquels les membres de
l’Ordre disent être entrés en communion. Personne ne s’interrogeait sur leur existence; ils
existent vraiment dans l’imaginaire de ces hommes et femmes et toute la vie spirituelle tourne
autour de ce présupposé. En attendant de préciser un peu plus tard dans ce chapitre la nature
178
de ces entités cosmologiques, on peut d’ores et déjà retenir que ce sont des êtres angéliques
et bienfaisants qui peuplent en partie le monde invisible. La pensée traditionnelle africaine
suppose l’existence des esprits invisibles habitant d’autres sphères de l’univers et se mêlant
de la vie sociale des humains (Gordon 2012 ; Thomas et Luneau 1977). Ce cadre traditionnel
a sans doute dressé le lit à une conception chrétienne qui se veut une ouverture totale sur
l’invisible. L’horizon du monde invisible dans lequel est introduit le néophyte et qui constitue
une dimension importante dans l’organisation du savoir initiatique dans l’ODM n’est donc
pas une nouveauté radicale pour la pensée africaine. Le rôle de l’imaginaire, compris comme
imagination créatrice fonde la subjectivité. Ici, le sujet est « instituteur de monde, de
nouveauté » (Cournaire 2006: 27). Paradoxalement, pour accéder pleinement à ce savoir, le
néophyte devra pouvoir laisser derrière lui l’ancien soi qui l’a toujours caractérisé.
4-2. La dynamique de l’invisible dans la construction de la subjectivité
4-2.1. Les épreuves initiatiques comme une mise à mort de l’ancien soi
L’initiation est menée par une équipe de hauts officiers appelés officiers initiateurs.
Ce sont généralement des experts rituels désignés par leurs pairs pour assurer la réception de
nouveaux candidats. Ce sont des personnages qui ont fait leurs preuves en ce qui concerne la
maîtrise du savoir initiatique, en l’occurrence, les règles procédurales établies dans le cadre
des rituels. L’initiation marshallienne peut être scindée en deux parties, l’initiation de base
et l’initiation permanente qui s’en suit. L’initiation de base comporte trois étapes
fondamentales dont chacune est faite de rites particuliers destinés à élever graduellement le
statut ontologique de l’impétrant; et dans chacune des étapes, trois degrés sont conférés,
faisant au total les neuf degrés qu’acquiert l’individu à la fin de l’initiation de base. Le
Chevalier ou la Dame de Marshall devra évoluer pour mériter d’autres degrés plus tard, au
fur et à mesure qu’il démontrera une bonne maîtrise du savoir initiatique et respectera le code
éthique que lui propose l’ODM. Ainsi, la subjectivité que confère l’ODM est acquise dans
un processus initiatique continue. Les degrés dont sont progressivement gratifiés les
candidats au cours de leur évolution dans l’ODM correspondent aussi à des statuts ou formes
concrètes sous lesquels se décline la subjectivité en construction. Avec les neuf degrés
caractéristiques de l’initiation de base, la subjectivité marshallienne est déjà mise en place.
179
Du 10e degré jusqu’au 23e degré correspondant au statut du directeur suprême de l’ODM, la
subjectivité ainsi mise en place est approfondie, travaillée et développée par l’entremise des
rites d’institution.
La première étape de l’initiation de base vise à faire émerger un sujet réflexif, un
individu-sujet entièrement tourné vers la vie intérieure. Pour atteindre cet objectif,
l’impétrant doit apprendre la valeur du silence. Les Chevaliers et les Dames de Marshall
doivent apprendre à se taire; faisant tout le long de l’initiation, le serment de garder le silence
sur les secrets qui appartiennent à l’Ordre de façon générale. Partout où le christianisme est
entré, il a travaillé à faire émerger des individus tournés vers la vie intérieure où le croyant
rencontre Dieu. Pour atteindre un tel résultat, il est nécessaire de faire mourir en soi l’homme
ancien. À cet effet, les candidats seront soumis à deux épreuves. Jung reconnaît aux épreuves
de type initiatique une valeur significative dans le processus « d’individuation » des
personnes sociales (cf. Eliade [1976] 2008: 281), car en ce domaine, épreuve et expérience
se confondent. De son étymologie latine ex-perire, le terme « expérience » exprime la
traversée du péril; toute épreuve devient dans ce sens, un lieu de désubjectivation ou de
rétraction subjective comme l’a écrit Meiers (2013: 218). C’est d’ailleurs aussi ce que l’on
appelait « les procédures d’épreuve » dans la pratique de la subjectivation à l’école
socratique, comme l’écrit Foucault (1994a: 81). Les épreuves avaient dans cette perspective,
un double rôle, permettre l’acquisition de vertus et mesurer le point où se trouve l’individu.
Dans l’ODM, la première épreuve à laquelle seront soumis les candidats est le
bandage des yeux qui représente à la fois une expérience métonymique et symbolique.
Alignés en file indienne, les novices arrivent sur la scène, les yeux complètement bandés.
Leur seul point d’appui étant leur main droite posée sur l’épaule de celui qui se trouve devant
eux. La file est ouverte au-devant et fermée à l’arrière par deux initiés, jouant le rôle de gardes
et chargés de conduire les candidats de leurs lieux d’isolement jusqu’au milieu de la salle des
travaux. Dans une démarche saccadée, le cortège fait trois fois le tour de l’autel dressé au
milieu de la salle, avant de se positionner en demi-cercle. Pour donner le sens de cette
épreuve, la Noble Dame, 56 ans, ayant derrière elle, une vingtaine d’années d’expérience et
élue par ses paires pour présider la vie de la section des Dames, proclame à l’endroit des
impétrantes :
180
Mesdames, l’œil est le plus délicat, le plus beau et le plus utile organe du corps humain. C’est une pièce maîtresse de l’œuvre de Dieu, la fenêtre de l’âme. Vous avez été temporairement privées de son usage; ceci pour symboliser les ténèbres dans lesquelles marchent toutes celles qui ne sont point guidées par la lumière de la foi et les enseignements de la Sainte Église catholique. Ce faisant, nous avons aussi empêché toute distraction, afin de vous permettre de réfléchir sur la première exigence de notre Noble Ordre, la non-divulgation des secrets.
Privés de leur vue, les candidats vivent concrètement une expérience capable de leur
faire comprendre la leçon que l’ODM voulait leur donner. Cette même symbolique est aussi
utilisée dans la Franc-maçonnerie, à la différence que le candidat à l’initiation est seul et doit
se dépouiller de tous les métaux qu’il porte sur lui et qui brillent d’un « éclat trompeur »
(Caillet 2008: 14). Les yeux toujours bandés, les candidats sont disposés devant l’autel où ils
doivent pour la première fois prononcer un serment. Ils écoutent attentivement les termes et
le contenu du serment qu’ils doivent prononcer, leur faisant promettre de ne jamais rien
révéler des dispositions rituelles de l’Ordre, de ne rien partager de leur propre expérience.
Une fois ce serment fait, l’officier initiateur passe devant chacun, et du revers de sa main,
donne une tape sur la bouche des candidats, tout en murmurant ces paroles dans le creux de
leurs oreilles : « non-divulgation des secrets ». Ce geste éminemment symbolique, est destiné
à imprimer dans l’âme des candidates le principe fondamental de l’ODM qui consiste à
apprendre à se taire. Cette déclaration de la Noble Dame expliquant aux novices le rite des
yeux bandés : « nous avons aussi empêché toute distraction, afin de vous permettre de
réfléchir », permet de saisir cet aspect structurant du rituel d’initiation. L’Ordre veut éveiller
les novices au sens de la vie intérieure dont la discipline du silence absolu est la condition.
La rencontre ultime de l’humain avec Dieu dans le christianisme passe par le mystère du
silence.
Ils se retirent de la salle, les yeux toujours attachés avant d’y revenir pour la deuxième
épreuve. Celle-ci consiste à faire subir aux candidats, un test oral sur leur connaissance de la
doctrine de l’Église. L’une des missions que l’ODM assigne à ses membres est la défense de
l’Église et nul ne peut efficacement le faire sans une bonne maîtrise de la doctrine catholique
(Archive005 1929: Article 3, premier paragraphe). Le scénario est bien préparé par l’équipe
qui assure l’initiation; l’objectif étant surtout de créer de l’embarras chez les candidates,
dramatiser leur supposée ignorance, afin de leur montrer qu’ils doivent se mettre à étudier
pour mieux maîtriser le catéchisme de l’Église catholique. Pour tester leur connaissance,
181
diverses questions leur sont adressées. Elles vont des plus sérieuses aux plus
« farfelues » : « qu’est-ce que la grâce sanctifiante? », « Comment appelle-t-on la sage-
femme qui a aidé la Vierge Marie durant l’accouchement? », « Combien d’anges étaient
venus adorer l’Enfant Jésus dans la nuit de sa naissance? », « Où étaient le Père et le Saint-
Esprit lorsque Jésus se faisait crucifier? », etc. Ce deuxième test participe d’une dramatisation
savamment orchestrée par l’équipe de l’initiation. Tout est fait pour créer un climat très
sérieux afin de ne pas donner aux candidats inscrits dans ce processus d’initiation,
l’impression qu’ils sont simplement venus prendre part à une partie de jeu. Un sentiment
d’échec, de honte est recherché chez les candidates et pour le faire naître, les experts du rituel
s’entendent au préalable avec certaines anciennes initiées.
La mise en scène avait été savamment orchestrée avant que les néophytes ne soient
admises dans la salle. Des réponses à des questions qui allaient être posées aux novices
avaient été données à des initiées. Celles-ci se sont levées au moment où les novices se
trouvaient dans l’embarras, pour donner les réponses justes aux questions posées. L’objectif
d’une telle manœuvre est de montrer aux candidats qu’ils atterrissent dans une société
catholique élitiste et savante et qu’ils devront faire des efforts pour se laisser instruire eux
aussi. Sister Adèle, 54 ans qui fut, ce qu’on appelle dans l’ODM, Passée Noble Dame, dans
le sens qu’elle avait elle-même eu à exercer la responsabilité de la gestion d’une cellule de
base, m’a raconté cette anecdote au sujet de cette épreuve :
Lors d’une cérémonie d’initiation chez les Dames, devant une candidate qui a donné une réponse fausse, la Noble Dame qui présidait alors l’initiation se tourne vers l’assemblée des initiées pour demander, toujours dans l’esprit de la mise en scène élaborée à l’avance : ‘qui a coopté une telle dame avec tant de lacunes ?’ Alors la marraine de la candidate, celle qui s’est portée garante pour son entrée dans l’Ordre, s’est levée dans l’assistance pour déclarer : ‘ma candidate m’a honnie, je ne savais pas qu’elle était aussi ignorante!’
Une fois que la preuve est établie que les candidats ont échoué à répondre aux
questions, vient alors la phase d’humiliation formelle. Toute l’assistance des initiés présente
à l’initiation s’est mise à huer les novices : « honte à vous! honte à vous! ». Ce traitement
étrange, pour le moins, est surprenant. Selon les explications fournies par les experts du rituel,
l’humiliation et l’affliction émotionnelle sont recherchées chez les novices, disent-ils afin de
182
casser leur ego. Ce n’est pas toujours que les candidats acceptent de passer à travers de telles
épreuves initiatiques. Des témoignages reçus font état du fait que certaines personnes,
frustrées par de telles humiliations ne sont jamais revenues dans l’Ordre, une fois leur
initiation achevée. Une fois ces épreuves franchies, la première étape s’achève là pour les
candidats qui deviennent des Chevaliers du 3e degré. Jusqu’ici, les étapes de l’initiation sont
les mêmes, autant chez les Chevaliers que chez les Dames. Chez les premiers, une fois que
les novices sont faits chevaliers de 3e degré, l’initiation sera suspendue et les candidats seront
renvoyés à des séances de formation plus approfondie. Celle-ci sera désormais bâtie sur une
conscience de soi, marquée par le fait que l’on ne sait rien en qui concerne les mystères
divins. C’est là aussi un des effets que les épreuves du rituel devraient faire naître chez les
candidats.
Chez les Dames en revanche, l’initiation se fait d’un trait et la période d’épreuve se
prolonge un peu plus. Une fois que le constat de leur manque de connaissance est établi, les
novices en processus d’initiation sont renvoyées une fois encore à l’espace de réclusion. Juste
avant leur départ de la salle des travaux, la Noble Dame présidant l’initiation les informe
qu’elle va devoir consulter la classe des initiées pour décider du sort qui devra leur être
réservé à la suite de leur piètre prestation. Sonnées et sous l’effet de la surprise liée à ce
traitement inattendu, elles sortent encore sous la huée du groupe. La plupart d’entre elles ne
s’attendaient pas à un tel traitement. Elles étaient loin de s’imaginer que l’initiation pouvait
être aussi dégradante pour elles, du moins l’épreuve qu’elles venaient de subir. En les
rejoignant pour observer leur état d’esprit, j’ai constaté certaines, visiblement choquées et en
pleurs, alors que d’autres, prirent spontanément la parole pour justifier leur manque de
réactivité par le fait qu’on ne leur avait pas laissé le temps nécessaire pour réfléchir aux
questions qu’on leur posait. D’autres encore me demandèrent d’intervenir auprès de la Noble
Dame pour qu’elles ne soient pas recalées.
Ces larmes qu’elles laissaient couler de leurs yeux ne sont-elles pas le signe du deuil
et de la mort? N’est-ce pas déjà une façon de faire le deuil de leur ancien soi ? Cette mort
symbolique était beaucoup plus soulignée dans les anciens rituels de l’ODM, m’avait signalé
Brother Ed : « Dans les anciens rituels de l’Ordre, on mettait les novices dans des cercueils
qu’on fermait pour illustrer leur mort symbolique, l’ignorance et l’insouciance de la vie
spirituelle qui caractérisaient ce qu’ils ont été jusque-là ». À un moment donné où le sens du
183
symbolisme lié au cercueil n’était plus partagé, parce que devenu répulsif et insupportable
pour les novices, une révision du rituel a fini par donner place aux épreuves dont nous venons
de parler. Après cette première étape, si les candidats n’ont pas encore atteint le neuvième
degré44 qui fera d’eux des chevaliers à part entière, ils ne sont pas non plus ces novices qu’ils
étaient avant le début de leur initiation. Au sortir de ces épreuves qui ont insisté sur la
connaissance, il apparaît clairement que l’une des dimensions les plus significatives de cette
subjectivité marshallienne en formation est en lien avec la gnoséologie.
4-2.2. La connaissance comme une des modalités de la subjectivité marshallienne.
Dans son cours du 6 janvier 1981 sur l’herméneutique du sujet, Foucault (2001b: 16-
17) lie deux notions fondamentales qui sont le sujet et la vérité, traitées dans le cadre de la
pratique de soi. Et c’est dans ce sens qu’il faut aussi comprendre ce que ce l’auteur appelle «
spiritualité », reposant sur trois postulats. Le premier est que la connaissance n’est jamais
donnée au sujet de plein droit. Ensuite, le sujet n’a ni le droit, ni la capacité d’avoir accès à
la vérité. Pour cela, il faut qu’il se modifie, se transforme, se déplace, et devienne autre que
lui-même pour accéder à la vérité. Il ne peut pas y avoir de vérité sans une conversion ou
sans une transformation du sujet. Enfin, la vérité illumine, le sujet, lui donne la béatitude et
la tranquillité de l’âme. L’acte de la connaissance en tant que tel ne donne pas accès à la
vérité, elle doit être accompagnée de la transformation du sujet. Dans ce parcours, sont
étroitement liées l’exigence de recherche de la vérité et les pratiques de la spiritualité
comprise comme « les transformations nécessaires dans l’être même du sujet qui vont
permettre l’accès à la vérité ». (Foucault 2001b: 18).
Ce cadre défini par l’auteur de l’herméneutique du sujet éclaire la spiritualité de
L’ODM, car la connaissance fait partie intégrante de la subjectivité catholique marshallienne.
Toute la stratégie de la collation des grades tourne autour de l’acquisition d’une certaine
connaissance protégée par le secret initiatique. Dans l’ODM, le secret pose tout l’enjeu de la
protection de la connaissance. Il cache la vérité au sujet, exigeant de ce dernier un art de vivre
qui va se décliner sous forme d’exercices (askêsis) dans lesquels le sujet se modifiera. Objet
44. Pour avoir une idée précise sur les statuts initiatiques et les grades des Dames et Chevaliers de l’ODM, se référer respectivement aux Schémas nº5 et nº 6.
184
d’une quête permanente de la part des membres de l’ODM, la connaissance représente une
part significative de l’idéal subjectiviste que se représente le Marshallien. Cette insistance de
l’ODM sur l’expérience de Dieu, organisée sous forme de séquences de connaissances vers
lesquelles doivent tendre les membres de l’Ordre les rapproche de l’ère gréco-romaine. En
effet, pour affronter le réel, les individus avaient besoin « d’un équipement de discours vrais
», ces dogmata, principes théoriques ou encore ces veridica dicta, selon l’expression de
Lucrèce étaient recherchées pour ce qu’elles étaient Foucault (2001b: 379).
C’est ainsi que les choses sont vécues dans l’ODM, au point que je peux affirmer sans
l’ombre d’un doute que la connaissance constitue une modalité de la subjectivité
marshallienne. Ici, se croisent et se chevauchent initiation et ésotérisme défini par Faivre
(1972: 1304), comme la « doctrine suivant laquelle une science ne doit pas être vulgarisée,
mais communiquée à des adeptes connus et choisis en raison de leurs qualités ». Pour cet
historien des religions, ce n’est pas tant la transmission qui fait le lien entre initiation et
ésotérisme, mais plutôt la transmutation qui participe à l’armature universelle des rites
initiatiques. C’est donc à cet aspect, c’est-à-dire, à cette modalité « gnoséologique » de la
subjectivité marshallienne que je vais maintenant prêter une attention particulière. Le génie
de l’ODM repose essentiellement sur le fait d’avoir élaboré des codes spécifiques qui
participent à la dynamique interactionnelle des initiées. C’est la protection de ces codes
initiatiques qui justifie le rituel d’initiation parfois décriée par les autres catholiques qui n’en
voient pas le bien fondé. C’est ce que rapporte Brother Pac :
Je discutais avec un monsieur qui critiquait l’Ordre et sa tendance au secret, il était mal à l’aise avec le terme « initiation » que nous utilisons. Alors, je lui ai fait comprendre que chaque jour de sa vie, il passait par une initiation puisque le terme veut simplement dire accéder à une connaissance. Un enfant est initié à manger, un sevrage est une initiation, le baptême est une initiation.
C’est aussi dans ce sens qu’est employé le terme mystagogia, c’est-à-dire initiation,
à propos des trois premiers sacrements de l’Église catholique que sont le baptême,
l’eucharistie et la confirmation. Ils dévoilent des aspects du mystère divin que doit acquérir
le chrétien. Ils permettent à l’initié de s’élever vers le Dieu Unique et les amènent à
l’illumination intérieure qui modifie radicalement le régime ontologique de l’initié (Andia
2016: 201).
185
L’idée que la connaissance puisse construire le sujet est elle-même fondée dans la
Bible. C’est surtout la littérature johannique qui en fait souvent mention : « Or la vie
éternelle, c’est qu’ils te connaissent toi, le seul Vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-
Christ45 ». Pour Saint Jean, le salut apporté par Jésus-Christ équivaut au gnôsis, à la
connaissance. Malgré cette orientation et cette définition du salut par saint Jean, la première
communauté chrétienne s’est toujours méfiée des mouvements gnostiques qui tendent à
transposer dans « l’acte de connaissance lui-même, les conditions, les formes et les effets de
l’expérience spirituelle » (Foucault 2001b: 18). Parce que l’acte de connaissance est la
finalité spirituelle de la gnose, celle-ci a eu dans le passé, du mal à s’articuler avec le
christianisme qui postulait la modification de l’être comme condition d’accès à la vérité. La
gnose a été la source de plusieurs hérésies dans l’histoire chrétienne. Le dernier avatar du
mouvement gnostique dont l’Église a cru se débarrasser au 14e siècle était le mouvement
cathare. Pourtant, des élans gnostiques continuent de surgir ici et là à travers l’histoire
(Hureaux 2015). Je distingue ici la gnose comme connaissance intérieure et salvatrice
suscitée directement par Dieu, du gnosticisme qui est un système de pensée qui s’est
historiquement appuyé sur la gnose en prenant une orientation spécifique donnée. Le terme
gnose est utilisé « pour définir une conception de la connaissance, indépendamment des
époques décrites comme « connaissance des mystères divins réservés à une élite » (Hureaux
2015: 29-30).
Dans mon entretien avec le Grand Chevalier suprême de l’Ordre, ce dernier est revenu
sur la progression que fait le chevalier dans l’ODM, en expliquant comment chaque étape de
l’évolution du sujet est associée à un symbolisme de couleur, de responsabilité et de niveau
de connaissance. Le sommet de l’évolution initiatique est associé à la sagesse et à la
connaissance. Les étapes sont harmonisées avec un choix judicieux de couleurs, avec un
symbolisme spécifique :
Au 9e degré, on reçoit la couleur brune sur le costume; le brun, c’est la couleur de la terre, les gens marchent sur la terre. Cette étape est celle de l’organisation, de la gestion et de la croissance du sujet. On te signifie que tu n’es rien, que tu dois être un organisateur, que tu dois travailler pour la société. Tout le monde te
45. Évangile de Jean, 17,3.
186
demande des services. Voilà pourquoi nous commençons avec la couleur brune. Au 11e degré, tu portes la couleur violette et c’est le mouvement vers le leadership. Après quoi vient le bleu sur lequel rien n’est inscrit, le bleu est symbole de l’inspiration, de l’espérance, de la paix et de l’amour. Quand tu es député46, tu portes le bleu, mais dès que tu vas au 12e degré, on met une couleur verte autour du bleu; le vert apporte rafraichissement. C’est à ce niveau qu’on a une idée claire de comment diriger le groupe. À partir du 11e degré, le sujet devient un officier dans l’Ordre. Quand tu passes cette responsabilité de leader, tu commences à mettre le rouge, qui traduit le martyr, être prêt à mourir pour l’Ordre. Le jaune, c’est pour la sagesse et le conseil. Celui qui porte le jaune doit pouvoir rechercher la connaissance et la sagesse. Tu deviens la référence auprès de qui viennent se nourrir ceux portent le brun.
La modalité gnoséologique de la subjectivité marshallienne telle qu’exposée ici n’a
rien à voir avec ces hérésies gnostiques historiques. Les membres de l’ODM ne manquent
aucune occasion pour témoigner de leur fidélité à l’Église catholique, même si les
symbolismes utilisés par l’Ordre, se rapprochent de ceux des mouvements gnostiques. Le
qualificatif gnoséologique que j’applique à cette modalité du sujet marshallien se justifie dans
la mesure où la construction du sujet dans l’ODM est organisée autour de la quête d’un certain
savoir qui construit le sujet, lui donnant le pouvoir de nommer Dieu et d’attirer ses largesses
en vue d’une existence heureuse. Il faut noter ici que dans l’ODM, si la connaissance est
importante, elle n’occulte pas la définition des moyens spirituels pour accéder à la vérité
suprême qu’est Dieu lui-même. La nature du savoir en jeu dans l’ODM tient essentiellement
d’une certaine manipulation d’éléments encyclopédiques qui ne sont finalement pas
spécifiques à l’ODM. Ce phénomène de la manipulation des connaissances est aussi
caractéristiques des analogismes à en croire Plantin (2011) selon qui les correspondances
entre les existants, mises en place par les univers analogiques sont protégés parce que
précieuses. En tirant les conclusions de cette position, connaissance et secret seraient donc
liées de façon naturelle dans l’analogisme.
En ce qui concerne la nature de ce savoir formel au cœur de l’ODM, il faut retenir
qu’il est transmis à travers des « cours de psychologie mystique pour un développement
spirituel »47. Ces cours se composent d’un ensemble de leçons réparties en cinquante
46. Le terme renvoie ici aussi au terme anglais deputy, l’adjoint au Grand Chevalier. 47. Titre d’un cours de formation pour les plus avancés dans l’Ordre.
187
exercices, regroupés dans le but d’assurer le développement personnel et le développement
de la foi chez les membres. Ces cours sont une reprise et une réorganisation scientifique de
la spiritualité catholique. Ils visent une conversion de regard et d’existence en assurant la
santé, la joie de vivre chez les pratiquants des exercices. Les grandes thématiques qui sont
abordées dans ces cours visent principalement les objectifs suivants : bannir la peur
existentielle, aider le priant à entrer en lui-même, moyen de communier avec la présence
divine dans sa conscience, montrer la voie par laquelle les apprenants peuvent s’attirer de
l’énergie divine, éduquer la respiration rythmique pour une autodiscipline progressive, et
enfin, favoriser le magnétisme personnel par la maitrise de la « matière » ou du corps. Dans
un des manuels de formation pour formateurs de l’ODM, on peut lire par exemple : « En
pratiquant comme il faut, la respiration rythmique, nous pouvons atteindre la quatrième
dimension mystique, communément appelée le monde merveilleux. Si nous parvenons à cette
réalisation mystique, il devient plus aisé de communiquer avec le subconscient. Il s’ensuit
une forte relation entre la respiration et la pensée » (Abrégé du cours de psychologie mystique
pour les instructeurs, p .13).
Ce savoir protégé par des secrets, faisant l’objet d’initiation, est plutôt de l’ordre de
« la technologie de soi », définie comme : « des procédures réfléchies, élaborées,
systématisées qu’on enseigne aux individus de manière [à ce] qu’ils puissent, par la gestion
de leur propre vie, le contrôle et la transformation de soi par soi, atteindre un certain mode
d’être (Foucault 2014: 37). La poursuite de ce savoir traduit explicitement chez les membres
de l’ODM, le désir de se construire et de devenir un sujet autre que celui qu’on a toujours
été. Ce savoir, en fin de compte, n’est rien d’autre que la spiritualité chrétienne, centrée sur
un Dieu en trois personnes, le Père, le Fils et l’Esprit-Saint. Dans ce sens, le Pape Benoît
XVI, lors d’une audience générale, le 18 avril 2007, portant sur les pères d’Orient, Clément
d’Alexandrie et Origène qui étaient de fervents artisans de la gnose chrétienne, déclarait ceci
: « La gnose authentique est un développement de la foi, suscité par Jésus-Christ dans l’âme
qui est unie à lui. » (Cité par Hureaux 2015: 29). Le savoir marshallien incorpore les mythes
bibliques qui sont le fondement de la doctrine chrétienne, notamment ceux traitant de la
188
conception de la personne48. Les cours mystiques de l’ODM, visent à « corriger la tendance
malsaine » qu’ont les humains à se conformer plutôt aux convoitises de la chair que de suivre
l’Esprit. La connaissance transmise par l’Ordre est encyclopédique, dans le sens où les cours
mystiques renvoient souvent à des références bibliographiques comme celles du pasteur
Peale (2016) ou encore de De Pawlowski (1971). La thématique au centre de ces ouvrages
est le développement personnel de l’individu. Boyer (1980: 48), estime que d’une façon
générale c’est là, une des caractéristiques du savoir initiatique. Ce qui sépare l’initié du
profane n’est pas un corps de connaissances spécifiques : « l’initiation ne transmet pas de
connaissances, mais des procédures nouvelles de traitement du savoir acquis. » Ce constat
reste vrai dans l’organisation initiatique marshallienne où l’individu semble être à la
recherche d’une clé de lecture et d’interprétation de l’autre monde.
4-2.3. Une subjectivité en connexion avec le monde invisible
Créer l’harmonie entre le monde visible et le monde invisible, entre ce qui est en haut
et ce qui est en bas, c’est aussi là une des manifestations de l’analogisme. La motivation
première des individus qui se font initier comme membres de l’ODM consiste à trouver une
spiritualité qui les projetteraient au-delà de leur être et au-delà du monde physique. Détenir
la clé de lecture et de compréhension de l’autre monde, rendre compte de la riche dynamique
interrelationnelle avec les non-humains dont l’agentivité est certaine constitue pour les
chrétiens de l’ODM, le leitmotiv qui soutient leur engagement. Brother Kondo, avec ses 72
ans d’âge, avec ses 27 années de parcours initiatique dans l’ODM affirme ainsi les
motivations qui sont les siennes :
J’étais membre de la Rose-Croix49 dans laquelle j’étais au 10e degré avant d’en sortir. J’en étais sorti parce que les enseignements dispensés, notamment sur Jésus qu’on présentait simplement comme un grand maître, n’étaient pas conformes à ma foi. Pour moi, la divinité de Jésus n’est pas à questionner. Je les ai quittés pour rentrer dans l’Ordre de Marshall. J’ai beaucoup appris dans la
48. Cf. surtout les premiers chapitres du livre de la Genèse. 49. La Rose-Croix ou fraternité louable de la Croix de Rose, est probablement une création autour de 1614, de Johann Valentin Andrea, un diacre Luthérien. Le groupe repose sur un mythe selon lequel, on aurait découvert dans la tombe de Christian Rosenkreutz, le personnage mythique du groupe, cent vingt ans après sa mort, des secrets, des formules magiques, des conseils de règle de vie (Faivre 1972).
189
Rose-Croix avant de venir dans Marshall. C’est la recherche de la spiritualité, le désir de connaître les réalités de l’autre monde et d’être en relation avec Dieu, qui poussent vers de tels groupes. L’Église n’enseigne pas ces choses ouvertement, il faut rentrer dans un ordre comme Marshall pour les connaître. Le monde qui se donne à voir n’est pas le seul qui existe. Entends-tu des expressions comme : amea, ame le eme50 ou encore amea ehoame nto51? Ces expressions dédoublent l’homme en parlant d’un seul homme. C’est le monde visible et le monde invisible. C’est l’invisible qu’on apprend à voir dans l’Ordre de Marshall.
La structure classique des rituels d’initiation démontre que les initiés sont
généralement mus par une situation de life-crisis (Bonhomme 2006 ; Gilli 2016). Ici en
revanche, c’est la curiosité et l’attrait du mystère qui poussent les membres de l’ODM à se
faire initier. Cette tendance est aussi caractéristique de la culture éwé comme Spieth (2009:
379) l’avait souligné. Tout ce qui vient de « l’étranger comme ce qui est mystérieux a toujours
impressionné profondément les Éwé ». Le monde invisible est, d’une part, peuplé de forces
négatives innombrables comme des entités démoniaques, mais aussi des esprits humains,
véritables agents disposant de pouvoir maléfique. Ce sont ces derniers qui sont impliqués
dans l’imaginaire sorcellaire. Le monde invisible, d’autre part, est fait de forces positives
comme des entités angéliques avec lesquelles les marshalliens coopèrent à plus d’un titre.
Alors qu’ils combattent les premières, ils cherchent à se concilier la faveur des secondes.
C’est ici qu’apparaît toute la pertinence des travaux de Meyer (1992) sur la double
satanisation de la réalité culturelle éwé. L’étiologie éwé liait par exemple le mal à
l’insatisfaction d’ancêtres, morts de mort violente (Surgy 1988). Ce sont ces derniers qui sont
source de maladies, d’accidents et même de sècheresse dans le pays éwé. Les différents
rituels éwé avaient le pouvoir de résoudre les malentendus générés par les esprits des morts,
mécontents de leur progénitures, en offrant toute une gamme de réparations possibles. En
introduisant chez les Éwé la figure de Satan, ce sont tous ces esprits qui ont été satanisés en
devenant responsables de tout ce qui est mauvais dans le monde. Ainsi, se trouve renforcer
toute la dynamique de la réalité invisible qui est devenue une composante centrale du
50. Cette expression en langue éwé veut littéralement dire : « en celui-là, il y a l’homme ». Cette expression est utilisée pour signifier l’humanité incorporée d’un individu. En poursuivant l’analyse, on peut dire que chez les Éwé, il n’existe d’homme vrai, que celui qui fait preuve d’humanité. 51. Cette autre expression veut dire littéralement en éwé : « celui-là fait l’homme », pour dire de l’individu dont on parle qu’il est généreux et sympathique.
190
christianisme éwé. Si les premiers missionnaires étaient eux-mêmes porteurs d’une
dichotomie conceptuelle qui comprend le monde comme habité par deux forces antagonistes,
Dieu et Satan, leur mission auprès des Éwé a fait exploser cette réalité. Les Éwé ont compris
Dieu comme cette force qui est appelée à vaincre les divinités et les esprits devenus entre-
temps source de la mort et du malheur (Meyer 1992).
C’est bien cette réalité qui continue de façonner et de motiver les choix de ceux et
celles qui sont membres de l’ODM. C’est la conviction qu’il existe une dimension
mystérieuse, parallèle à la vie présente, que cette dernière ne peut pas être comprise sans la
première, qui met réellement en mouvement les marshalliens et marshalliennes. Encore une
fois, nous avons là le fondement même de l’analogisme. Dans le monde analogique, les
existants sont discontinus les uns vis-à-vis des autres, toutefois les séries de corrélations par
lesquelles ils sont rattachés les font apparaître parfois comme des chaines d’être continus
(Descola 2005).
Le terme ‘mystère’ vient du mot grec Mustokos. Il a un double sens : un sens objectif
qui a trait au mystère, c’est-à-dire ce qui est caché, la réalité mystérique elle-même. Il a aussi
le sens subjectif de ce qui est caché et qui devient objet de recherche et de révélation (Andia
2016: 197). Le christianisme lui-même véhicule ce sens du mystère. On retrouve dans la
Bible, le mystère caché à la raison humaine et révélé par Dieu à Moïse au Sinaï. Brother
Kondo parle de recherche de « spiritualité » comme étant la raison qui l’a poussé à devenir
marshallien. Spiritualité est à comprendre ici dans le sens foucaldien « du prix à payer pour
avoir accès à la vérité » (Foucault 2001b: 17). Spiritualité et savoir initiatique font ici sens
comme moyen de connaître Dieu, mais aussi, et surtout comme moyen de vivre en paix dans
ce monde visible, en anticipant les possibles coups qui pourraient venir du monde invisible.
C’est donc dans cette ambiance et sous le poids de la pression générée par le monde invisible
que se fait la construction de l’individu-sujet. Cette raison immatérielle de la construction de
soi est souvent revenue dans bien des témoignages que j’ai eus l’occasion de recueillir. La
dynamique de l’invisible est partout manifeste sur le continent africain, notamment à travers
les pratiques discursives, elles-mêmes, fruit de l’imaginaire populaire tel que cela a été décrit
par Bernault & Tonda (2000: 5) :
Rumeurs de meurtres diaboliques, politiciens accusés d’utiliser associations secrètes et « médicaments » pour assurer leur succès, psychoses urbaines
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d’enlèvement d’enfants ou de jeunes femmes victimes de démembrements rituels [...] Il n’est pas de conversation, d’émissions de radio ou de presse populaire en Afrique qui ne se fait écho de peurs de convoitises liées à la magie, la sorcellerie et la violence quotidienne des forces occultes.
C’est aussi cette tendance qui se fait voir chez les membres de l’ODM, quand ils
recherchent et cultivent la réalité de l’invisible. La relation à l’invisible devient la part
indispensable pour que le monde visible ait un sens. Toutefois, la pratique du secret au sein
de l’ODM en a fait une cible privilégiée de rumeurs folles, l’associant à des réseaux occultes.
Un séjour passé avec les membres de l’Ordre sur des montagnes de Danyi, à peu près à 180
kilomètres à l’ouest de Lomé, à l’occasion des obsèques d’un des leurs, m’a permis de
constater par moi-même certaines réactions négatives des populations vis-à-vis d’eux. Ils
étaient accusés d’avoir sacrifié leur membre défunt qu’ils étaient venus enterrer. Dans la
procession qui menait les foules de la maison mortuaire vers l’Église où devaient être
célébrées les obsèques, une Dame de l’Ordre avait titubé et voulait s’appuyer sur un monsieur
qui ne marchait pas très loin. Dans un geste de colère, mélangé de peur, celui-ci se dégagea,
en déclarant à la Dame, « ne me touche pas! » Cet incident faisant suite à la déclaration
publique de la maman du défunt qui interrogeait son fils décédé, « Est-ce pour mourir que tu
es entré dans l’Ordre ? » Ces réactions et déclarations témoignent de l’imaginaire populaire
suspicieux vis-à-vis de l’Ordre.
Bien qu’étant une association reconnue officiellement par l’Église catholique,
plusieurs chrétiens catholiques affichent une certaine méfiance envers l’ODM. Il y a un
imaginaire social au Sud-Togo qui est très hostile aux « hommes en noir »; et c’est ainsi que
s’habillent les chevaliers, mais aussi les francs-maçons. Brother Pac, 40 ans, l’un des plus
jeunes figures montantes dans l’Ordre, avec sa dizaine d’années d’expérience a partagé avec
moi son incompréhension vis-à-vis de ces accusations. Pour lui, les accusations sont d’autant
plus injustes quand elles viennent des prêtres catholiques : « Les rumeurs sont difficiles à
gérer, surtout quand elles viennent des prêtres, car l’ODM a des prêtres en son sein. Je vois
mal quand des prêtres n’arrivent pas à nous comprendre [...] Quant à la méfiance que les
autres laïcs affichent à notre égard, je dirai que chacun a sa façon de voir les choses. Déjà le
costume noir que nous portons nous attire des soupçons ».
Bonhomme (2009) a élaboré la géographie de la rumeur en Afrique en faisant une
distinction entre le ragot et la rumeur. Selon lui, le premier est lié à la réalité de la sorcellerie
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conçue traditionnellement comme une crise de la parentèle et traduisant la désintégration du
lien social. Alors que le réseau de propension du ragot se réduit souvent à la parentèle, la
rumeur, quant à elle, a pour point d’ancrage la ville, lieu par excellence de l’anonymat et de
l’impersonnalité. Or l’ODM est une organisation chrétienne et exclusivement urbaine. À ce
titre, il participe pleinement à cette dynamique urbaine du soupçon occulte. L’ODM fait
partie à la fois de la solution à l’anonymat urbain, tout en étant objet d’interrogation et de
critiques dans la ville.
Pour résumer cette réflexion sur la question de la subjectivité en lien avec le monde
invisible, je peux simplement affirmer que celui-ci constitue un des miroirs fondamentaux à
partir duquel se construit le marshallien. La réalité de l’invisible façonne l’individu,
détermine ses choix et ses combats dans le monde présent. Le monde invisible est l’autre
polarité dont le monde visible a besoin pour que les individus rendent compte du monde qui
les entoure. Pour mieux saisir le rapport des marshalliens avec le monde invisible, je vais à
présent me pencher sur leur interaction avec les non-humains malveillants que sont les êtres
spirituels que les membres de l’Ordre conçoivent comme peuplant cet univers immense.
4-2.4. Le diable dans le temple : la combativité spirituelle comme modalité d’être
La deuxième étape du rituel d’initiation de l’ODM confère au Chevalier en
constitution, trois nouveaux degrés à franchir. Ces derniers s’ajouteront aux trois premiers,
reçus à la première étape de l’initiation. Au sortir de la première étape, les candidats ont été
faits Chevaliers ou Dames du troisième degré. La combativité spirituelle constitue la
dimension de la subjectivité mise en exergue au quatrième degré qui ouvre cette deuxième
étape. Les candidats sont établis en combattants spirituels au travers d’un rite très simple.
L’aumônier de l’ODM, généralement le prêtre que le diocèse affecte à son service, est appelé
pour remettre aux candidats en initiation leur arme de combat. Celle-ci n’est rien d’autre
qu’un chapelet que celui-ci enroule autour de leurs mains jointes. Au-delà de l’acte ainsi
posé, c’est l’explication fournie par l’officier initiateur qui donne tout son sens à ce rite.
Celui-ci affirme en substance aux Chevaliers naissants que l’Ordre dans lequel ils s’apprêtent
à entrer s’inscrit dans la longue histoire des chevaliers catholiques du 12e siècle. Ceux-ci
étaient en croisade contre les ennemis de l’Église et les ont vaincus (Cf. Lamy 1997 ; Rivière
1992b). Si les épées que portent les gardes dans l’assemblée rituelle renvoient à cette période,
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elles sont surtout une métaphore du combat auquel sont invités les membres de l’ODM
aujourd’hui. Ce symbolisme de l’épée traverse aussi la Bible. C’est l’arme que portent les
chérubins, ces anges chargés de garder l’arbre de la vie dans le livre de la Genèse52. Aussi
retrouve-t-on ce symbolisme dans le Nouveau Testament, où par exemple la Parole de Dieu
est comparée à une épée tranchante qui sépare et juge les sentiments et les pensées du cœur53.
L’épée que portent les grades marshalliens assume tous ces sens.
Le combat spirituel de l’initié vise essentiellement un ennemi qui n’est ni visible, ni
physique, ce sont surtout des entités spirituelles malveillantes. C’est la raison pour laquelle
le combat est mené non plus avec des épées, mais avec la prière. Cette modalité du sujet
chrétien reste sans conteste l’une des plus manifestes, parce que répondant aux besoins créés
par la perspective historique de la première évangélisation au Sud-Togo, comme j’en avais
parlé plus haut. Le marshallien est un combattant et cela, il le démontre toujours lors des
rencontres mensuelles qui sont appelées Conseils réguliers.
L’imaginaire du diable est l’une des représentations spirituelles les mieux partagées
dans l’ODM. L’entrain affiché par les membres de l’Ordre lors des rituels de combats
spirituels et les affirmations des uns et des autres corroborent ce fait. En effet, le Conseil
régulier constitue le cadre spirituel dans lequel s’insèrent les différents travaux de l’ODM à
savoir : l’initiation, l’installation, l’élévation et les prières cérémonielles. Cet ensemble de
rituels « fait appel aux forces angéliques mises au service de l’humanité par Dieu, pour le
progrès, le bonheur et le développement spirituel […] l’objectif qui leur est assigné est
d’influencer en bien le cours de la vie de tous les hommes […] » (cf. Le Rituel du Noble
Ordre de Marshall, p .4.). Pour créer les conditions de réalisation de cette communion avec
Dieu, il existe un rite qui est exécuté durant le Conseil régulier ; il est destiné à créer les
conditions du « verrouillage spirituel de la salle des travaux ». Ce verrouillage se réalise par
ce que Bourdieu (1982: 63) appelle la « force illocutionnaire » du Grand Chevalier ou de la
Noble Dame d’une part, et par des actions rituelles précises d’autre part. En effet, c’est par
un ordre ferme que le Grand Chevalier ou la Noble Dame, énonce cet avertissement solennel
au début des cérémonies :
52. Genèse 3, 24. 53. Hébreux 4,12.
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« Je suis sur le point d’ouvrir le Conseil ou (la Cour s’il s’agit des Dames) […] du
Noble Ordre des Chevaliers de Marshall. Que toute personne non qualifiée de rester dans la
salle se retire dès à présent ». (Rituel du Noble Ordre de Marshall, p.6.). La deuxième partie
de cet énoncé solennel appelant les personnes non qualifiées à se retirer mérite qu’on s’y
attarde. À qui s’adresse ainsi le Grand Chevalier ou la Noble Dame? Dans la salle, personne
ne peut s’imaginer un seul instant que cet énoncé vise des personnes humaines étrangères;
car, des dispositions sont toujours prises pour qu’il n’y ait jamais des intrus dans ces genres
de rencontres. Tous les participants disposent par exemple d’un mot de passe qu’ils
chuchotent dans les oreilles des gardes postés à la porte de la salle au début de chacune des
rencontres afin de s’assurer que tous les participants soient effectivement des membres de
l’Ordre.
Dans l’imaginaire des marshalliens comme dans celui des chrétiens au Sud-Togo, le
Satan est sur toutes les lèvres. Le personnage d’Abosam est devenu une réalité aussi présente,
autant que Dieu lui-même (Meyer 1992, 2002). Satan est identifiable aux « forces
indésirables appelées à quitter la salle du Conseil » (le Rituel du Noble Ordre de Marshall,
p.7). Ces forces sont considérées par les Marshalliens comme étant autant à l’intérieur des
participants qu’à l’extérieur d’eux. D’où des pratiques spirituelles et rituelles pour les
chasser. Dans un premier temps, il s’agit pour le candidat de s’adonner à des exercices qui
consistent à écarter, surtout durant la durée du rituel, les pensées négatives et les sentiments
mondains pouvant surgir en soi pour troubler le bon déroulement de la cérémonie.
L’exhortation que fait l’adjoint au Grand Chevalier va dans ce sens :
Chevaliers mes frères, n’allez pas à Dieu Tout-Puissant avec le cœur plein de malice. Si vous n’êtes pas en règle avec votre conscience, ou si vous vous sentez plein de rancune contre un frère ou qui que ce soit ici-bas, n’allez jamais vers le trône de la grâce sous quelque prétexte que ce soit. Les chrétiens se doivent de rompre avec la rancune, le don à contrecœur, le caractère vindicatif. Ces phénomènes de dysharmonies sont les attributs du démon et concourent à la destruction du genre humain. En conséquence, mes frères, n’oubliez jamais cette exhortation (Rituel du Noble Ordre de Marshall, p.6).
On voit là, un mode de présence du démon, intrinsèquement lié au psychique et à la
conscience individuelle de chacun des membres de l’ODM. Les participants doivent faire
tout ce qui est possible pour se soustraire de l’influence d’un tel ennemi. Par la rancune, le
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caractère vindicatif et la charité imparfaite, le chrétien joue le jeu du démon lui donnant prise
en son cœur. Par son étymologie grecque, le terme diabolos, qui a donné diable en français,
signifie le diviseur. Si l’action rituelle commence par le réajustement de la conscience morale
et du psychique de l’individu, elle se poursuit par deux rites dont le but est de confronter
l’ennemi commun, Satan. Autant Mawu est omniprésent et agit aussi bien à l’intérieur de
l’humain qu’à l’extérieur, dans l’ordre social, autant Abosam est conçu avec les mêmes
attributs. Les confessions et la pensée positive pratiquées sont des moyens d’éradiquer ses
influences intérieures.
À l’externe, on procèdera d’abord et avant tout au rite d’encensement. Un officier
verse de l’encens sur un brasier très vif contenu dans un encensoir, laissant s’échapper une
impressionnante quantité de fumée qui remplit rapidement la salle. Le capitaine des gardes
passe alors à travers les coins et recoins de la salle et dans les rangées des participants. Ce
rite donne visiblement à ces derniers, un sentiment de communion avec Dieu, même s’il n’est
pas rare de constater quelquefois des risques de suffocation dus à une très grande quantité de
fumée. La salle des travaux est hermétiquement fermée pour se conformer aux commodités
de la climatisation; ce qui provoque la concentration de la fumée dans la salle. L’encensement
est suivi de l’aspersion de l’eau bénite, faisant en sorte qu’au moins une goutte tombe sur
chaque participant. Ces deux rites exécutés, des gardes armées d’épées sont postées aux
points stratégiques de la salle des travaux, avant de procéder à un exorcisme avec la prière
de saint Antoine dont la formule est la suivante : « Voici la croix du Seigneur, fuyez
puissances ennemies! Le lion de la tribu de Juda, le rejeton de David a vaincu Alléluia!
alléluia! alléluia! »
Ces deux signes, l’encens et l’eau bénite, sont appelés dans l’Église des
sacramentaux. Ce sont des symboles de la grâce de Dieu accordée aux humains pour les aider
dans leur vie de tous les jours. Ces signes n’ont de sens et de valeur que parce que les
participants partagent le même imaginaire dans lequel sont attestées et partagées ces valeurs:
« Je pense que c’est l’Imaginaire partagé qui dans le court comme dans le long terme,
maintient en vie les symboles » (Godelier 2007: 43). Comme objet rituel, l’encens est
polysémique. Il sert à chasser les démons autant qu’il porte, par la fumée qui s’y dégage, la
prière des croyants vers Dieu. Cependant, dans l’ODM, la signification accordée à
l’encensement tient beaucoup plus de l’ordre de l’exorcisme qu’autre chose. Malgré
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l’ampleur accordée à cet aspect, le combat spirituel n’est pas la finalité du sujet. La lutte
menée vise des objectifs beaucoup plus nobles à atteindre.
4-3. Unité de soi et l’identification aux mystères chrétiens
4-3.1. L’unité de soi la subjectivité marshallienne
À partir du 5e degré de l’initiation, les valeurs nouvelles devant être incorporées par
les Chevaliers commencent à émerger. L’une des valeurs fondamentales du nouvel être
marshallien est la prise de conscience d’être appelé à faire unité. Cet objectif de l’ODM est
traduit dans les devises de chacune des composantes de l’Ordre. Pour les Chevaliers, c’est «
Unité-Charité-Fraternité », alors que les Dames se reconnaissent dans « Unité-Charité-
Service ». Pour réussir cette étape, les candidats sont soumis à un rite particulier vécu sous
la forme d’une mise en scène. Le pouvoir communicationnel d’une telle procédure de
représentation des valeurs sociales a été évoqué plus haut.
Lorsque les candidats sont de nouveau introduits dans la salle des travaux, les officiers
initiateurs leur distribuent des brindilles d’un balai fabriqué à partir des fibres de feuilles de
palmier. Ils leur demandent de briser ces brindilles; ce qu’ils font sans difficulté. Après cela,
ils leur remettent des balais d’où proviennent les brindilles qu’ils venaient de briser, en leur
donnant la même instruction, celle de briser cette fois-ci des balais qu’ils avaient entre leurs
mains. Ils n’arrivèrent pas à le faire malgré l’insistance de l’initiateur en chef qui leur
demandait de s’efforcer à le faire. L’officier initiateur leur déclara alors qu’ils venaient par
cet exercice de démontrer la force de l’union. Les brindilles sont au balai, c’est ce que sont
les membres à l’ODM. La force et la résistance du balai dépendent de la qualité des brindilles
rassemblées. Plus les membres de l’Ordre sont unis, plus ils sont forts et peuvent réaliser
leurs idéaux communs.
Cet impératif d’unité est capital pour l’Ordre; le rite du 6e degré se poursuit sur ce
thème de l’unité. La mise à mort rituelle donne naissance à une vie d’identification au Christ.
« La mort initiatique est indispensable au « commencement » de la vie spirituelle. Sa fonction
doit être comprise par rapport à ce qu’elle prépare : « la naissance à un mode d’être supérieur.
» (Eliade [1976] 2008: 18). Pour signifier cette dialectique de la mort et de la résurrection,
le rite du 6e degré fait appel à la mort primordiale dans laquelle sont plongés tous les
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chrétiens, la mort de Jésus-Christ sur la croix. Un groupe d’initiés entre alors dans la salle
des travaux pour mimer le chemin de la croix devant les candidats. L’un des acteurs portant
une croix est conduit à travers insultes et bastonnades jusqu’à la crucifixion. L’initiation
renforce et actualise ainsi la mise à mort et la résurrection de Jésus, événement central du
christianisme signifié dans les sacrements chrétiens du baptême et de l’eucharistie. Cet acte
primordial de la mort et de la résurrection de Jésus-Christ constitue avec le mystère de
l’incarnation, le cœur de la doctrine chrétienne. La subjectivité chrétienne se situe dans cet
entre-deux : entre le mystère de l’incarnation par lequel, Dieu entre dans l’histoire, en prenant
la condition humaine, d’une part, et le mystère de la mort et de la résurrection, dans lequel
les croyants vivent dans l’espérance d’une résurrection physique, à cause de la rédemption,
opérée par Jésus, d’autre part (Cannell 2006). À partir de ce moment, les chrétiens sont
appelés à se construire en ayant devant les yeux, le modèle généré par ce Dieu, devenu
humain, tout en étant rivés sur une espérance qui appartient à un au-delà. Foucault (2001b) a
fait de cet au-delà, l’une des spécificités du sujet chrétien, à l’opposé de la téléologie d’une
pratique gréco-romaine axée sur la réalisation de soi.
Selon le récit du livre de la Genèse, premier livre dans l’ordre de présentation de la
Bible, la création a jailli du Tohu-Bohu, mot hébreu signifiant le chaos originel qui couvrait
la terre avant la création. Constitué chrétien, le croyant est appelé, comme le Christ auquel il
s’identifie, à être capable de faire naître la vie et l’ordre à partir du chaos de sa propre
existence (Cf. Peterson 2018: 56). À partir du chaos symbolique que son initiation met en
place, le marshallien devra apprendre tout au long de son existence comme initié, des valeurs
positives comme l’unité dont il a besoin pour vivre l’idéal marshallien. Après tout, c’est là le
sens étymologique du terme latin ritus, qui a donné rite en français : « ordonnance» ou « mise
en ordre » (Cuisenier 1998: 10). En se soumettant aux nombreux rites de l’Ordre, l’initié
apprend à ordonner sa propre vie.
Cette unité à laquelle est appelé chaque membre de l’ODM ne peut pas être vécue
sans un certain arrachement à soi, le renoncement à un égo érigé en absolu. Le chemin de la
croix et la mort de Jésus représentent le modèle archétypal qui fonde le renoncement du
chrétien. La subjectivité chrétienne se situe donc entre les renoncements à l’absoluité des
désirs de l’individu d’une part, et l’acceptation des grâces de l’Esprit-Saint, source d’unité,
de joie et d’amour d’autre part. On découvre ici, à travers ces mises en scène, la pédagogie
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marshallienne enfouie sous les apparences du secret et aux allures ésotériques: faire découvrir
à ses membres une foi adulte vécue et assumée sans complexité, ni ignorance. La collation
de ce 6e degré est scellée par une prestation de serment à la fin de laquelle le candidat déclare
être tenu par ces promesses « en conscience jusqu’à la mort », de ne rien révéler de ce qu’il
vit. À la dernière étape par laquelle sont attribués aux candidats les 7e, 8e et 9e degrés, se
déroulent des rites plutôt simples confirmant le statut du nouvel être qui vient d’émerger.
Comme lors du baptême catholique, la pureté de la nouvelle humanité sortie des eaux
baptismales est signifiée par le rite du voile blanc. De même au 7e degré de l’initiation, les
candidats sont revêtus de surplis blanc pour signifier leur pureté. Une pureté qui exprime le
renouvellement ontologique dont ils sont objet. Au 9e degré, le rituel insistera sur le statut de
l’humilité dont doit témoigner en permanence le Chevalier. Il portera à cet effet sur son
costume un sautoir brun de la même couleur que la terre nue, évoquant l’idée de l’humus.
Brother Ed précise ainsi le symbolisme de la couleur brune : « à l’exemple de la terre brune
qui sans cesse s’efforce de produire des fruits et d’assurer la vie des plantes », le Chevalier
du 9e degré, par son engagement et son service, devra montrer « une capacité élevée
d’organisation et de gestion » dans les tâches qui lui seront confiées.
Au terme de la description des étapes constitutives de l’initiation marshallienne et
leurs impacts psychiques sur les personnes, une caractéristique des rituels retient l’attention.
Elle concerne la dimension de représentation qui est véhiculée par ces rituels de passage.
Dans les mises en scène, les rôles joués par les acteurs sont souvent si proches de la réalité
sociale qu’il est difficile d’en faire la distinction (Richard 1988). Quand ces représentations
sont des actualisations des expériences du passé, les participants construisent des
significations subjectives en fonction de ce que chacun perçoit et comprend de ce qui se
déroule sous ses yeux (Turner 1982b). D’une façon générale, les représentations que
s’autorisent les rituels procèdent par inversion. Les phénomènes de la vie quotidienne et les
processus matériels les caractérisant se retrouvent complètement inversés dans le processus
rituel. Dans l’initiation par exemple, ce n’est pas la naissance et la croissance qui mènent à
la pleine existence, mais plutôt la mort et la faiblesse (Bloch 1997). Les épreuves et les
humiliations inscrites au cœur du rituel d’initiation de l’ODM participent ainsi aux invariants
liés à toute notion d’initiation. La mort et l’initiation vont de pair comme en témoigne le jeu
de mots entre leur racine grecque : teleîsthai = être initié et teleuthân = mourir (Eliade
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[1976] 2008: 240). Pour transmettre la vie nouvelle au sujet de l’ODM, le rituel fait passer le
candidat par une mort symbolique signifiée par des épreuves. Dans ce genre de processus, la
mort n’a de sens que parce qu’elle ouvre sur un surcroît de vie; le chemin vers celle-ci reste
cependant semé d’embûches.
4-3.2. La constitution du sujet par l’identification à Jésus Christ et aux entités
angéliques
Dans leurs études menées chez les Twana en Afrique du Sud, Comaroff Jean &
Comaroff John (1991: 244-251) affirment que le processus de christianisation des Africains
a fait apparaître, au point de départ, des discordances entre ces derniers et les missionnaires.
Ils estiment cependant que ces résistances de départ vont finir par se dissoudre devant la
longue conversation que constitue le processus de christianisation qui finira par coloniser la
conscience africaine. Les résistances au christianisme au Sud-Togo ont été traduites par
exemple par l’empoisonnement de missionnaires de la Société des Missions africaines, par
des prêtres de la religion ancestrale de la ville d’Atakpamé, marquant ainsi l’opposition
radicale de ces derniers à l’entreprise chrétienne (Degbe 2018). Sur le plan de la construction
des subjectivités catholiques notamment, les politiques missionnaires ont fini par engendrer
des résultats tendant à justifier cette colonisation des consciences soupçonnée les Comaroff.
Les efforts d’évangélisation qui visaient essentiellement à tourner l’homme africain vers son
intériorité semblent avoir porté des fruits quand on considère les pratiques prisées par
l’ODM. La préoccupation pour la vie intérieure se décline sous deux principales formes,
témoignant à la fois de la fidélité aux schémas missionnaires, mais aussi de l’ingéniosité des
Africains, introduisant leur propre sensibilité dans les choix qui s’offrent à eux. Même si les
exercices spirituels pratiqués dans l’ODM tendent à développer la communion de l’individu
avec Dieu. Dans L’ODM, le moyen privilégié pour entrer en communion avec Dieu est « la
procession invocatoire ».
L’identification à la Trinité et aux esprits angéliques par la procession invocatoire
Chaque rencontre au sein de l’ODM est vécue comme une rencontre entre le monde
invisible et le monde visible, dans la mesure où en se réunissant, les membres de l’ODM
invoquent les « entités angéliques », les invitant à se joindre à eux. Cette invocation se fait
200
par le moyen de la procession invocatoire. Une phase préparatoire précède la procession
proprement dite et est exécutée par les officiers supérieurs, les premiers à faire leur entrée
dans la salle. Une fois sur place, ils procèdent à ce qu’ils appellent la procession préliminaire,
défilant autour de l’autel, ils établissent ainsi une atmosphère spirituelle qui donne le ton à
tout ce qui va se faire par la suite. Le rituel de l’Ordre précise dans ce sens que c’est : « Un
hommage rendu au Souverain Suprême, Notre Seigneur Jésus-Christ, sous la protection de
Dieu, sous qui se tient le Conseil […] cela donne […] le signal d’entrée des forces angéliques
de lumière dans la salle de Conseil » (Archive004 2017: 5).
Une fois ce décor spirituel planté, les autres initiés font leur entrée dans la salle des
travaux. Le premier objectif recherché dans cette ambiance spirituelle est l’établissement
d’un climat d’harmonie générale entre les humains et les esprits angéliques qui sont alors
invoqués. Pour Descola (2005), l’ordre, la symétrie, et l’harmonie sont constamment
recherchés dans les univers analogiques, dans leur effort d’établir des corrélations entre les
polarités qu’ils mobilisent. Dans ce sens, le rite en lui-même prend place comme une série
transitoire, un canal par lequel le monde visible et le monde invisible communique.
Ici dans le contexte de l’ODM, cette harmonie externe et rituélique ne signifierait
rien si elle ne s’ordonnait pas à l’harmonie intérieure des personnes présentes. Pour réaliser
celle-ci, un rite est exécuté, invitant les participants à un examen de conscience. Cet exercice
spirituel fait écho comme je l’ai mentionné plus haut à l’exhortation du Grand Chevalier
adjoint qui proclame de vive voix aux autres membres de ne jamais se présenter devant Dieu
avec des malices dans le cœur. Cet avertissement contre les pensées impures vise sur le plan
spirituel à prévenir le croyant contre une régression morale, voire ontologique, qui serait
induite par la malice, la rancune et la vengeance, etc. Cet avertissement est donc un antidote
au chaos intérieur (Cf. Peterson 2018) et à la disharmonie qui empêcheraient de recevoir les
bienfaits que le rituel est supposé apporter aux participants. Les processionnaires se doivent
en processionnant, d’avoir en eux « un mode de pensées positives (Archive004 2017: 7).
L’effet du rituel est renforcé par le cadre physique dans lequel il se déroule : une salle sans
la lumière de l’électricité où brillent des dizaines de cierges allumés, tenus en main par tous
les participants du rituel.
Le rite de la procession invocatoire débute avec le positionnement des
processionnaires rangés en quatre ou cinq lignes et chantant vigoureusement un hymne
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adressé à l’Esprit-Saint : « Viens Esprit-Saint, envoie sur nous, ces doux rayons qui
s’épanchent de ton trône éclatant. Ô viens Père des indigents, Ô toi, source de notre
abondance, viens remplir nos cœurs d’amour ». Le cortège processionnel fait trois fois le tour
de l’autel en l’honneur des trois Entités de la Trinité. Les acteurs humains chantent, et
processionnent, rythmant leurs pas sur cet hymne qu’accompagne une musique
d’harmonium. Leur message de louange et de demande, adressé à Dieu et aux esprits
angélique fait descendre ces derniers pour combler leurs attentes. Cette transaction entre le
monde présent et l’autre monde constitue le cœur du rituel : « Il y a lieu de nommer rituel,
en toute rigueur, le cérémonial dont le protocole a pour fin d’articuler la communication entre
acteurs sociaux dont certains sont des êtres qui ont pour lieu propre ce monde-ci : les êtres
humains et d’autres, des êtres dont le lieu propre est l’autre monde, quelle que soit la figure,
imposante ou familière, qu’en ce monde-ci prenne leur apparence » (Cuisenier 1998: 14).
Dans l’ODM, la procession apporte de la solennité et de l’esthétique aux rituels qui
deviennent pour ainsi dire des cérémonies (Chiffoleau 1990: 73). Quant au cérémonial, ce
sont des « ensembles de rubriques54 donnant l’indication détaillée des gestes à accomplir,
pour donner de la solennité au rite » (Cuisenier 1998: 11). Les processions marshalliennes
rentrent dans cette optique; elles apportent de la solennité au rituel régulier de l’ODM. La
communication rituelle entre les humains, vivant dans ce monde et les entités régnant sur
l’autre est la mystique ultime de l’Ordre de Marshall. C’est essentiellement ce que l’Ordre
offre à ceux et celles qui viennent frapper à sa porte dans un contexte social marqué par
beaucoup d’inégalités.
La présence des entités angéliques dans la salle des travaux anticipe celle de la Trinité.
Celle-ci va être matérialisée à la fin de la procession par la formation du « Triangle divin ».
Trois gardes croisent leurs épées de façon à former un triangle qui matérialise le Dieu
Trinitaire. Cette présence divine est manifestée par ce triangle, moment de communion
mystique intense entre les acteurs présents. Le triangle équilatéral a très tôt été utilisé pour
exprimer la puissance créatrice du Dieu, un et trine dans la pensée chrétienne (Auber 1884).
À partir de ses trois côtés et trois angles égaux, l’iconographie catholique inscrivait le
54. Les rubriques sont les actes, les gestes et les postures prescrits à l’officiant et dont l’observation stricte garantit la validité de l’action rituelle.
202
tétragramme en son centre. C’est ainsi que la Trinité créatrice est attribuée comme patronne
à ceux qui exerçaient le métier d’architecte et de maçon (Barbier de Montault 1979). Ces
symbolismes continuent de figurer dans l’iconographie de l’ODM malgré la méfiance que
certains catholiques affichent vis-à-vis d’eux, du fait que certains de ces symboles, comme
l’œil divin, ont été récupérés par la Franc-maçonnerie. L’œil divin y est nommé le « Delta
lumineux » en référence à la lettre D en grec, représentée par un triangle (Boucher 2011:
116).
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Illustration 4:le nom divin dans le triangle équilatéral.
Source : https://www.famillechretienne.fr/foi-chretienne/histoire-de-l-eglise/le-christianisme-religion-du-progres-42291
Illustration 5:L’œil divin, omniscient
Source : https://africathisday.com/2014/04/11/read-how-secret-societies-control-the-world/
L’œil représente l’acuité de l’œil du Tout-Puissant ; il découvrira en nous les secrets les plus cachés. On rappelle au marshallien que partout où il est l’œil de Dieu le voit.
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La procession invocatoire telle qu’elle est exécutée est à la fois joyeuse, mesurée et
extrêmement sérieuse. J’ai été impressionné par l’expression rayonnante et ravissante du
visage des participants. Leurs pas vibraient en cadence sur le rythme de cet hymne
emblématique adressé à l’Esprit-Saint. Ce ravissement sur leur visage traduit l’extase à
laquelle ils étaient parvenus dans la performance du rituel. Ce ravissement et ce bonheur que
j’ai constatés aussi bien chez les Chevaliers que chez les Dames de Marshall lors de la
procession invocatoire se confirment par la déception et la grande tristesse de nombres
d’entre eux lorsqu’à certaines occasions, et compte tenu parfois de l’exiguïté de la salle des
travaux, le nombre de personnes pouvant former le cortège de la procession est
raisonnablement réduit afin d’assurer la fluidité de mouvements.
Dans ce rituel, c’est une véritable communication qui s’instaure entre les interacteurs
du rituel cérémoniel. Il est intéressant de constater que dans la procession invocatoire, les
émotions et les expressions corporelles sont convoquées et élevées au rang de mode de
communion avec Dieu. Cette modalité de communion avec le sacré est en continuité avec la
culture africaine en général et la culture éwé en particulier. Rosenthal (1998: 143) rapporte
ces paroles d’un de ses informateurs: « Oh that turning-of-the year ceremony in the village
was really something! So many vodus came, so many hosts were possessed, and the
drummers were excellent! ». Possession, transe, dance et musique participent à la dynamique
de la religion traditionnelle vodu au Sud-Togo. Si la conscience des participants au rituel de
l’ODM n’est pas modifiée par la manifestation des entités angéliques et par Dieu, comme
c’est souvent le cas dans le culte vodu, au moins l’ambiance festive créée lors de la procession
invocatoire se rapproche de l’ambiance traditionnelle de la communion entre les humains et
le sacré. Ce mode de communion avec le sacré par la danse, impliquant des mouvements
corporels, des chants et la musique est un mode de communion au sacré qui est tout aussi
valable que le mode du silence et du calme que prescrit généralement la tradition spirituelle
occidentale (cf. Bryon-Portet 2016). Les documents et la formation donnée aux Chevaliers
et Dames ne cessent de mentionner que le sommet des cérémonies rituelles de l’ODM est la
procession invocatoire au terme de laquelle Dieu descend et s’unit aux processionnaires.
Avant d’aborder dans la section suivante, la deuxième modalité par laquelle les
participants communient et s’identifient à Dieu et aux esprits angéliques, il convient de faire
une description des différentes postures possibles qu’ils adoptent au rituel au terme de la
205
procession invocatoire. En effet, une fois qu’est réalisé le nombre de tours que le cérémonial
prescrit de faire autour de l’autel, les processionnaires se disposent de manière à représenter
des figures vivantes qui sont en elles-mêmes des symbolismes spirituels très significatifs pour
l’imaginaire collectif marshallien. Sur la base des explications reçues de Brother Ed, que je
restitue ici le mieux possible puisque je n’ai pas eu accès au document officiel qui explique
ces symbolismes, il faut essentiellement noter qu’aux mois d’avril et décembre, les
marshalliens prient pour la paix, la lumière, la guérison des frères malades et pour leurs
morts. Ils finissent la procession invocatoire en formant un demi-cercle autour de l’autel.
Cette figure en demi-cercle ou en arc ou encore en courbe représente « un courant incurvé de
force spirituelle déversant un flot important de lumière spirituelle ; cette force réveille les
émotions et peut provoquer la guérison ». L’énergie divine présente dans la salle des travaux
pénètre dans cette chaîne humaine par l’ouverture créée pour revigorer, guérir et illuminer
les participants.
Partout où il est présent, l’Ordre prie pour la protection des familles, durant le mois
de janvier. Pour ce faire, à la fin de la procession invocatoire, les processionnaires forment
un cercle autour de l’autel. Selon les explications qui m’ont été fournies par l’expert du rituel
qu’est Brother Ed, la figure du cercle « symbolise une forteresse, la circonférence du monde
». Cela a un lien avec le symbole de l’Ordre, représenté par le globe terrestre dans lequel est
incrustée la croix du Christ. Enfin, au mois de juin, quand ils prient pour la purification, les
processionnaires finissent en se disposant en lignes parallèles. « Elles sont des lignes sans
fin, des lignes de force, signifiant que nos désirs couleraient abondamment et sans fin, à
jamais, dans cette vie et après ». Le plus important est qu’en ce moment précis marquant la
fin de la procession, les participants sont appelés à disposer leur être, leur corps et leur esprit
pour entrer dans cette communion mystique avec toutes ces entités qui peuplent le monde
invisible et auxquelles ils s’identifient. Dans ces conditions, quelle place fait-on alors au
silence et à la vie intérieure que les missionnaires avaient indiqués comme le seul moyen
d’accès valable à Dieu ?
206
La subjectivation par le développement d’une conscience réflexive individuelle
Dans la partie précédente, j’ai décrit la subjectivité marshallienne dans ses différentes
transactions avec le monde invisible. À présent, je voudrais décrire comment l’individu se
construit en dilatant les frontières de son ego à travers le jeu d’une relation intérieure avec
Dieu par le silence. À vrai dire, la communion et l’identification à Dieu et aux entités
angéliques par la procession invocatoire est un exercice spirituel parsemé de moments de
silence. Le moment le plus significatif de recueillement que vivent les participants lors de la
procession invocatoire est celui qui marque la fin de la procession, lorsque les différentes
postures décrites en haut sont adoptées par les participants. Pour intérioriser les nombreuses
faveurs spirituelles qui ont été libérées dans la salle des travaux par la procession invocatoire,
les participants au rituel sont alors invités à un exercice de respiration : « Mettez votre main
gauche le long de votre corps, placez la paume de la main droite sur la pointe du cœur, sur la
partie gauche de la poitrine; fermez les yeux; respirez profondément pour emmagasiner en
vous l’énergie et expirez ensuite » (Archive004 2017: 8).
L’interprétation que fournit le manuel de l’Ordre affirme que du moment où les
participants inspirent de l’air, ils emmagasinent en eux-mêmes l’énergie divine présente dans
la salle. Leur expiration est un partage ou mieux une diffusion de cette énergie stockée, non
seulement sur leur famille et ceux pour qui le marshallien prie en ce moment, mais aussi sur
l’ensemble des humains, sans considération de l’endroit où ils se trouvent. Le marshallien vit
en lien avec les humains qui sont dispersés sur le globe terrestre. Il vit en réseaux avec les
entités spirituelles de l’autre monde. Ainsi se confirme ce qu’affirme Wulf (2005b: 17) quand
il écrit que « Ce qui est fondamental pour le rituel, c’est la foi dans « le caractère
transcendantal et sacré de la communauté ». La doctrine catholique de la communion des
saints et des vivants est ainsi actée dans la pratique ritualiste de l’ODM. Cela pourrait
d’ailleurs être le soubassement d’une écologie spirituelle qui vise à faire prendre conscience
aux humains qu’ils ne sont pas seuls sur terre. Comment ne pas penser à la récente encyclique
de François (2020), le Pape actuel, invitant les chrétiens à être sensible à cet aspect de la
spiritualité chrétienne ?
Ces mouvements de retour sur soi font d’ailleurs écho aux préoccupations majeures
de la première mission d’évangélisation et de conversion. Si dzimetrↄtrↄ, la conversion est
207
retournement du cœur, le phénomène nécessite une démarche qui tourne les individus vers le
« dzime », l’intérieur du cœur ou simplement vers la vie intérieure. C’est dans cet espace où
le Dieu chrétien est supposé l’attendre. C’est depuis le lieu de cette intériorité que se
redéploye la vie relationnelle d’amour avec Dieu et le prochain. Faire émerger une
conscience individuelle dans la perspective chrétienne ne rentre donc pas dans la logique de
l’individu-roi, esseulé tel qu’il est conçu par la modernité. Le soi chrétien est plutôt une
singularité qui se fait chemin vers une double altérité. C’est l’établissement d’une relation
avec Dieu en qui le chrétien retrouve les autres avec qui il partage la même humanité. C’est
ce mouvement d’intériorité prescrite par la spiritualité chrétienne qui crée une forme de
subjectivité unique que plusieurs auteurs ont désignée comme typiquement chrétienne
(Dumont 1983 ; Mauss [1938] 1985b). Même si elle est contestée, cette position de Mauss
se justifie dans une certaine mesure. La rencontre entre le Dieu chrétien et l’individu est
personnelle. La doctrine chrétienne ramène l’individu à une certaine prise de conscience de
sa liberté et de sa dignité en tant que personne autonome et capable de Dieu.
Pour atteindre cet objectif dans les sociétés colonisées, les missions chrétiennes ont
œuvré dans un premier temps à détacher l’individu de sa socialité mécanique première afin
de le faire exister par lui-même comme identité individuelle. L’identité ainsi affirmée entre
en interrelations conscientes avec d’autres identités. L’Ordre de Marshall comme association
religieuse est un exemple typique d’association d’individualités organiques se joignant pour
poursuivre les mêmes buts. Le catholicisme pratiqué par l’Ordre de Marshall a une valeur
structurante assez significative. L’individu est appelé à mener des combats contre lui-même
et contre les forces qu’il pense en opposition à l’idée qu’il se fait de sa conversion. Pour les
membres de l’Ordre, le retrait du monde s’impose afin de rencontrer Dieu dans le silence. À
chaque rassemblement, le Grand Chevalier proclame entre autres ces paroles : « Nous
sommes encore venus ici pour nous retirer et entrer en silence afin de nous entretenir avec
Dieu dans nos cœurs, renforcer nos âmes pour pouvoir lutter contre le monde matériel.
Chaque Chevalier sait que son corps est la demeure ou le temple du Dieu vivant; qu’il vit, se
meut et qu’il a son existence en Dieu et que Dieu se meut en lui ».
Chaque assemblée rituelle est une retraite, loin des bruits du monde afin de retrouver
le silence et le calme du temple et expérimenter la rencontre avec le Dieu vivant à l’intérieur
du marshallien. Cette expérience spirituelle de subjectivation offre une certaine assurance au
208
catholique marshallien et lui donne des armes pour lutter contre les forces maléfiques
invisibles qui menacent la vie sociale de façon générale. Les exercices spirituels mis à la
disposition des membres de l’ODM contribuent donc à centrer l’individu sur lui-même. Ces
prières sont en elles-mêmes des mécanismes, enclenchant un processus de subjectivation et
de transsubjectivation traduisant le développement réflexif de la personne. Tout le débat sur
la subjectivité chrétienne dont j’ai fait écho dans le cadre conceptuel de ce travail trouve tout
son enjeu ici. Il est évident que les personnes non-occidentales ne sont pas privées de la
dimension réflexive avant la rencontre avec le Christianisme. « Il est évident, surtout pour
nous, qu’il n’y a jamais eu d’être humain qui n’ait eu le sens, non seulement de son corps,
mais aussi de son individualité spirituelle et corporelle à la fois » écrivait (Mauss 1938: 265).
La spiritualité chrétienne apporte donc le développement de cette dimension particulière de
la personne, et ceci au détriment du masque ancestral et des relations de celle-ci avec son
environnement.
Pour revenir à l’ODM, il faut souligner que la fin de l’initiation de base ouvre les
candidats à une période illimitée d’initiation mystique assurée par la pratique et la maitrise
des exercices spirituels proposés aux candidats. C’est le cas typique de l’exercice du «
magnétisme personnel » qui est une forme particulière du développement de la conscience
personnelle particulièrement prisée par les marshalliens. Les pratiques de soi marshalliennes
s’inscrivent dans ce sens, dans la logique de la notion de epimeleia heauto en grec, qui donne
en français le « souci de soi », constituant la téléologie de la quête de soi. Cette notion de
souci de soi est développée dans le troisième volume l’histoire de la sexualité où Foucault
(1994a: 71) définit en quoi consiste ce qu’a représenté ce concept sous le régime de la
philosophie spirituelle : « S’occuper de soi n’est pas une sinécure. Il y a les soins de corps,
les régimes de santé, les exercices physiques sans excès, la satisfaction aussi mesurée que
possible des besoins. Il y a les méditations, les lectures, les notes qu’on prend sur les livres
ou sur les conversations entendues et qu’on relit par la suite, la remémoration des vérités
qu’on sait déjà, mais qu’il faut s’approprier mieux encore ». Si le souci de soi marshallien
vise le salut en Jésus-Christ, projetant l’individu dans l’au-delà, comme pour tous les
chrétiens, il a aussi une portée historique qui doit se manifester ici-bas.
209
4-3.3. La poursuite de l’idéal d’une subjectivité magnétique
Du magnétisme, il en est souvent question dans l’Ordre de Marshall. C’est le pouvoir
ou l’énergie positive comparable à l’électricité dont le contact avec un autre corps peut
produire des effets positifs comme la guérison. Le magnétisme se matérialise souvent, soit
par l’imposition des mains, soit par la proximité d’un être doté de cette énergie. Les évangiles
recèlent d’exemples d’un tel flux d’énergie, sortant de Jésus et remettant sur pied ceux et
celles qui s’approchaient de lui. Saint Luc, médecin de son état et auteur d’un des quatre
évangiles du Nouveau Testament, est particulièrement sensible à ce fait. Il rapporte, entre
autres, que les foules se pressaient autour de Jésus pour le toucher parce qu’une force sortait
de lui et les guérissaient tous55. De façon particulière, il rapporte le cas de la femme
hémorroïsse56 qui toucha Jésus et fut guérie de son hémorragie; alors se rendant compte
qu’une force était sortie de lui, Jésus demanda : « Qui m’a touché ? »
Dans le Noble Ordre de Marshall, les exercices spirituels, mais surtout la procession
invocatoire, constituent les médiations principales par lesquelles le fluide de guérison
émanant de Dieu vient remplir la salle du conseil. « Elle [la procession invocatoire] est
destinée à l’établissement d’un courant magnétique dans la salle du conseil ». (Archive004
2017: 8)
Ce fluide qui envahit la salle est supposé guérir les participants présents, ainsi que
leurs connaissances et parents qui leur sont unis par la pensée. Ce fluide se répand aussi dans
les environs immédiats du temple de Marshall situé dans le quartier Lom-Nava. Même si la
procession invocatoire a lieu dans un espace clos, il fait naître une aura qui investit la salle
des travaux, contamine l’espace environnant immédiat et lointain, à la dimension de la ville
et du pays en établissant un lien direct avec l’espace cosmique. La conception marshallienne
de la géographie du sacré semble illimitée comme je l’ai montré au début de ce chapitre. Le
voisinage immédiat du temple de Marshall est peuplé de musulmans. Brother Ed se plaît
souvent à rapporter les témoignages de leurs voisins musulmans qui disent sentir chez eux,
l’effet bienfaisant des rituels de l’Ordre. Mes enquêtes ne m’ont pas permis de corroborer ce
55. Luc 6,19 56. Luc 8,45
210
témoignage. Le parapluie magnétique déployé par le rite de la procession invocatoire et les
exercices spirituels de l’ODM ont non seulement le pouvoir de guérir, mais aussi celui de
développer la personnalité magnétique des participants. Ces derniers deviennent, eux-
mêmes, des canaux ou des sources d’énergie, dispensant des libéralités divines dans leur vie
de tous les jours. Comme un aimant, une personnalité magnétique attire les bienfaits de Dieu,
il attire les humains capables de l’aider dans différentes situations de la vie, et des
opportunités favorables dont il a besoin pour mener une vie prospère. Brother Ed, me confia
un témoignage dans ce sens :
Après 6 mois de présence dans l’Ordre, mon cousin qui était alors le Grand Chevalier m’avait demandé de faire un bilan. Je lui ai dit que ce qu’on apprenait dans l’Ordre me plaisait bien, mais que les exigences de l’Ordre dérangeaient mon business. Au moment où j’étais entré dans l’Ordre, il y avait eu beaucoup de décès. En ce temps, je venais de laisser mon métier d’enseignant pour ouvrir mon propre business de mercerie et de tissus pour costumes. Je me devais de fermer très souvent ma boutique pour aller aux veillées funèbres marshalliennes. Étant seul, je perdais beaucoup d’argent à cause du temps que je passais dans ces veillées et enterrements. Mon mentor m’a dit alors de confier au Seigneur mon business, de lui dire que pour son nom je fermais la boutique et surtout qu’il fasse en sorte que ce que j’aurais dû vendre durant la période de fermeture, qu’il me permette de le faire avant ou après. Cette astuce a marché 5/5 et j’ai même eu à faire ce témoignage parmi les frères. Donc à cette heure où je suis en train de parler avec toi, ma boutique est fermée et je sais que ce que j’aurai dû vendre en ce moment-ci, je le vendrai une fois que j’aurai rouvert. Je fais même le double de mes affaires parfois.
Ce témoignage et d’autres allant dans ce sens abondent chez les membres de l’Ordre
et confirment le désir de ces derniers de se doter d’une subjectivité aimantée. Celle-ci est
supposée non seulement d’attirer les opportunités de toutes sortes, mais encore de briser les
frontières de l’humain qui devient alors doté de nouvelles énergies qui accroissent son
potentiel ontologique; une sorte d’homme augmenté. Le magnétisme personnel, pour celui
qui le développe lui permet d’avoir une certaine quiétude, une maîtrise devant les dangers.
C’est la motivation qui permet de se surpasser pour être loyal à l’ODM. La prière dite de «
magnétisme personnel » permet à celui qui s’y adonne de traverser des situations périlleuses.
L’orant est porté vers une introspection qui l’aide à prendre conscience de la présence de
Dieu en lui et c’est cette présence qui lui garantit une réalisation intégrale de sa personne, de
ses vouloirs, tant sur le plan spirituel que matériel. C’est le sens du témoignage de Sister
211
Livia, un haut officier, 30 ans de parcours initiatique parmi les Dames. Pour elle, Marshall
est une affaire de famille; ses parents étaient membres de l’Ordre comme son mari et ses
deux enfants :
J’ai eu des problèmes au travail et j’étais allée voir nos hauts officiers qui m’ont donné des affirmations à pratiquer; des affirmations que je devais mettre en pratique dès le réveil avant même que je ne mette les pieds à terre à 6 h du matin. Quand j’ai observé tout cela, la situation s’est décantée. Ces affirmations, je continue de les utiliser encore aujourd’hui. Elles ne sont pas toutes données dès que tu entres dans l’Ordre, tu les reçois en fonction de ton avancement. Si tu rentres dans l’Ordre aujourd’hui on te donnera ce qu’il faut, en deuxième année aussi tu en recevras et ainsi de suite […] ce sont les cours mystiques qui se donnent par degré d’appartenance dans l’Ordre.
Ce que Sister Livia appelle affirmation, ce sont des énoncés positifs, répétés plusieurs
fois jusqu’à ce qu’ils impactent le subconscient. Elles sont de facto un pouvoir
d’individuation remarquable. La pratique spirituelle consistant à faire des affirmations a pour
but d’écarter ce qui est nuisible et d’attirer la grâce. Ces affirmations sont surtout basées sur
des principes et méthodes de la psychologie positive; elles visent entre autres le
développement personnel et aident à « rechercher en l’homme l’inconnu qui n’est qu’en lui
[…] » De Pawlowski (1971: 15). Ces moyens entrent dans la variété des processus de
transsubjectivation inhérente au christianisme et perpétuent le travail d’individuation
inauguré par les missionnaires depuis le XIXe siècle. Un exemple d’exercice de magnétisme
personnel qui met en jeu les techniques respiratoires est le suivant : « Asseyez-vous sur une
chaise confortable […] Respirez lentement en remplissant pleinement, en premier lieu, la
partie inférieure des poumons, ensuite, sans laisser fuir l’air, la partie intermédiaire et
finalement la partie supérieure des poumons; la dernière étape nécessite un léger relèvement
des épaules. Après quatre secondes, expirez lentement » (Archive001 2017: 12).
Cet exercice est accompagné de paroles positives et pour Brother Ed, c’est un
exercice qui « permet de recharger la batterie du corps humain, et de capturer l’énergie
positive universelle en circulation dans le monde ». Appelée magnétisme personnel, cette
prière exige que l’orant soit tourné vers l’est, le lieu du soleil levant; le lieu d’où provient
l’énergie qui envahit l’univers. L’ODM dispose de plusieurs dizaines d’exercices spirituels
et mystiques de cette teneur, donnés aux membres de l’Ordre en fonction de leur évolution.
212
La réussite de l’initiation permanente dépend du sérieux manifesté par chaque individu
durant cette phase, des combats quotidiens auxquels il doit faire face et du désir qu’il a de
progresser dans la vie spirituelle. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre les grades qui sont
conférés aux membres de l’Ordre pour sanctionner le parcours de chacun.
L’initiation de base finit au 9e degré; à partir du 10e degré jusqu’au dernier, le 23e,
commence un processus de subjectivation qui tourne autour de la capacité du sujet à
embrasser une croissance spirituelle basée sur la responsabilité et l’engagement personnel.
Dans cette perspective, la collation des grades est une pédagogie destinée à éveiller, à
éduquer le désir de grandir et de se surmonter, dépassant les limites de sa propre existence.
La progression en grade signifie aussi une plus grande exposition au savoir initiatique et
mystique. Brother Charles est un chevalier junior de 21 ans qui venait d’être institué Grand
Chevalier de la section jeunesse de l’ODM. Contrairement aux Dames et Chevaliers qui sont
séparés en deux groupes distincts, la section des jeunes est mixte. Visiblement avide de
grimper rapidement les échelons et surtout de découvrir graduellement le savoir que l’Ordre
transmet à ses membres, Brother Charles affirmait : « Je suis sûr qu’un jour j’évoluerai et
rien ne sera plus un secret pour moi. Je désire tellement maîtriser ces choses, mais quand je
pose des questions, on me demande d’attendre plus tard. » Le système des grades est en ce
sens un système de production et de gestion du désir d’être plus ou simplement le désir d’être
autrement. L’idéal de sujet que le marshallien poursuit est la métamorphose en un être
magnétique.
La grande question que soulèvent ces pratiques est la suivante : les participants
croient-ils en Dieu ou en une magie que produirait leur rituel ? Le magnétisme tel que conçu
dans l’Ordre ne fonctionne pas comme de la magie. Dans l’ODM, on est bien convaincu que
la pensée positive a quelque chose à voir avec la foi. Ce n’est certes pas la foi en des
propositions dogmatiques, mais l’adhésion élémentaire en la vie : L’individu doit apprendre
à attirer vers lui les bienfaits de Dieu contenus dans cette vie en laquelle il croit fermement.
Cette foi en la vie n’est pas dissociable de l’ouverture à Dieu, de qui vient tout don de
guérison. On trouve par exemple chez Selberg (1995) une analyse qui intègre sans les opposer
magnétisme et don de Dieu. Pour lui, ces deux catégories sont parfaitement coordonnées dans
les récits de guérison que rapporte la Bible. La répétition de ces exercices de magnétisme
transforme l’orant en un être magnétique. Brother Maxime, avec ses 12 ans d’expérience
213
dans l’ODM témoigne dans ce sens qu’un jour, en entrant dans un bureau pour rencontrer
une personnalité, celle-ci lui demanda dès son entrée s’il était membre d’un Ordre. Cette
question laisse entendre que cette personnalité aurait ressenti un effet du magnétisme produit
par Brother Maxime lui-même. Ici, la spiritualité apparaît d’abord comme un apprentissage,
un devenir dans lequel s’inscrivent des candidats. Cet apprentissage modifie progressivement
l’être et sa vision du monde. Celui-ci apprend à opérer un ensemble d’actions sur son corps,
son âme et sa pensée, lui permettant de modifier son être afin d’atteindre le bonheur. Ce
faisant, il s’inscrit dans un processus de technologie de soi.
Aussi, à chaque rituel d’initiation, des exemples et des témoignages sont donnés pour
inviter les nouveaux Chevaliers à prendre ce chemin de construction de soi. Pour inciter les
plus jeunes à les pratiquer, Brother Marcus, l’un des plus anciens de l’ODM, du haut de ses
trente années et plus dans l’ODM fit ce témoignage personnel pour montrer ce que la prière
du magnétisme personnel peut changer dans la vie du croyant. C’était à la fin d’une initiation.
Invité à donner une exhortation à l’endroit des initiés, il déclara : « Me trouvant à deux cents
kilomètres de ma maison, par une malheureuse manœuvre, j’ai laissé la clé de ma voiture à
l’intérieur et les portières se sont bloquées. Ayant pratiqué mes exercices spirituels, j’ai reçu
en mon esprit une image d’une petite clé de sardine, et me retournant, j’en trouve une à terre.
Je l’ai ramassée et enfoncée dans la serrure de la portière et elle s’est ouverte ». Pour Brother
Marcus, le fait d’avoir pu se tirer d’affaire dans une telle circonstance est lié à sa pratique des
exercices de magnétisme personnel. Ma réflexion ici ne vise pas à porter un jugement de
valeur sur la probabilité ou non de ce témoignage. Elle vise plutôt à attirer l’attention sur les
effets de ces exercices mystiques, en lien avec les exigences de silence, les techniques
respiratoires de concentration de l’individu sur lui-même en vue de rencontrer Dieu en soi et
de devenir autre. Le système de gradation qui a cours dans l’Ordre engendre des rapports
d’interaction basés sur la hiérarchisation qui à son tour est un facteur de structuration des
individualités formées.
4-3.4. Constitution symbolique de soi : institué en vue de devenir
La hiérarchisation est l’une des caractéristiques structurelles de l’ODM et des ordres
ésotériques d’une façon générale. La Franc-maçonnerie a été par exemple structurée dès
l’origine en 1738 en trois degrés, Apprentis, Compagnon et Maître (Baigent 2009 ; Caillet
214
2008 ; Chapard 2015). On distingue chez les chevaliers de Colomb, qui ont inspiré à plusieurs
égards l’ODM, quatre niveaux de hiérarchisation dont le plus haut degré est le grade du
Chevalier suprême (Kauffman 1939).
L’ODM comporte quant à lui 23 différents degrés auxquels sont associés des niveaux
de responsabilité dans l’Ordre. Cette multiplication de soudaine des degrés interpelle tout en
justifiant la modélisation descolienne qui postule que la pensée analogique raffole de cette
organisation. Elle consiste à ranger le mobilier du monde du plus simple au plus complexe.
Ici cette organisation est faite autour de l’expérience et du savoir initiatique. L’initiation dans
l’Ordre de Marshall est une démarche qui concerne toute la vie, car le savoir auquel ouvre
celle-ci ne finit jamais, elle va, se complexifiant, tout en libérant le sujet. Une fois l’initiation
de base terminée, le Chevalier entreprend une longue série de formations sanctionnée par des
grades. L’avancement dans l’Ordre dépend en partie du progrès dont les individus font
preuve dans l’acquisition du savoir auquel ils sont exposés. Pour évoluer, les Chevaliers du
9e degré se doivent de passer l’examen de base, le « lower degree », leur permettant de
poursuivre leur ascension dans l’Ordre. En réussissant à cet examen, le Chevalier devient un
frère du 10e degré, éligible au poste d’adjoint au Grand chevalier. Pour les élections, le comité
des anciens présente trois postulants parmi lesquels un seul sera choisi. Celui qui est élu
adjoint au Grand Chevalier devient automatiquement un Chevalier du 11e degré. Les frères
qui n’ont pas eu la chance de passer sur le siège du commandement, après quelques années
sont élevés à titre honoraire au poste auquel ils n’ont pas pu avoir accès. Ces postes sont entre
autres, ceux du Grand Chevalier, du Passé Grand Chevalier, de Grand Conseiller, du Passé
Grand Conseiller57. Leur promotion intervient après un test qui vérifiera leurs aptitudes. Tous
les candidats élus aux différents postes reçoivent solennellement une investiture au cours de
laquelle ils prennent connaissance du contenu de leur charge. Ceci représente un honneur aux
yeux de leurs pairs, car désormais ils auront des privilèges associés à leur rang.
Dans la vision de Bourdieu (1982), toute investiture, que ce soit celle du chevalier,
du député ou du président de la République, est une entreprise structurante et ambivalente.
Elle fait connaître le statut élevé des uns et par ce fait même méconnaît celui des autres. Lors
57. Cf. les différents degrés correspondants aux statuts des membres de l’Ordre aux pages 235 et 236.
215
d’une séance qui a vu l’installation d’une nouvelle Noble Dame, un des officiers qui a acquis
son statut par voie honorifique a exprimé en ces termes et avec beaucoup d’émotion sa
frustration à ce qu’elle ressentait comme mépris dans la façon dont elle était traitée : « Je ne
comprends pas que nous ayons été initiées toutes ensemble et qu’il existe tant de
discrimination entre nous, juste parce que nous autres ne sommes pas passées par le siège.
On refuse de nous donner les rituels; quand on demande, au plus on nous offre une copie,
vraiment je ne comprends pas […] ».
Cependant, si les statuts de l’ODM mettent sur un même piédestal ceux qui ont le
même degré ou le même grade, qu’ils soient passés sur le trône ou non, la pratique
quotidienne et le protocole accordent une légitimité plus grande à ceux et celles qui « sont
passés sur le siège », c’est-à-dire ceux qui ont déjà concrètement exercé une responsabilité
de commandement dans l’Ordre. Tout un panel de « passé-ceci, passé-cela » existe dans
l’Ordre, donnant des titres comme : « passée noble Dame », « passé Grand Chevalier » ou «
passé Grand Conseiller ». Ces statuts vont avec leurs accoutrements et signes distinctifs.
216
Illustration 6: Des officiers de l’ODM (Photo KEA)
Illustration 7:Des officiers supérieurs de l’ODM (Photo KEA)
217
Illustration 8: Des Dames de l’ODM (Photo KEA)
Illustration 9:Des officiers supérieurs de L’ODM (KEA)
218
Dans l’Ordre de Marshall, toute institution a une valeur ontologique qui tire sa
pertinence même du statut conféré : « Deviens ce que tu es » pourrait-on avancer; telle est la
magie performative de tous les actes d’institution écrivait Bourdieu (1982: 61). L’auteur
montre ainsi que le rite d’institution a partie liée avec l’identité des individus choisis et
consacrés qui s’efforcent de se conformer à l’idée qu’ils se font du statut qui leur est conféré
et à l’idée que les autres s’en font. Toute élévation à de hautes responsabilités dans l’Ordre
ouvre l’accès à un pouvoir symbolique du fait de la reconnaissance partagée de l’autorité qui
en confère le mandat. Toute légitimité est fondée sur la transversalité des assentiments, plus
cette transversalité est large, plus la légitimité est forte. Le moyen de faire émerger celle-ci
est d’assurer que les valeurs qui fondent l’ODM soient partagées par tous les membres.
219
Conclusion
Ce chapitre a porté sur la subjectivité marshallienne au Sud-Togo, dans un cadre qui
a surtout pris en compte la performance des rituels d’initiation et d’institution. J’ai montré
dans un premier temps que les néophytes qui se présentent à l’Ordre pour se faire initier sont
éveillés à une conscience ritualisée du temps et de l’espace qui les ouvre à une spiritualité
cosmique. Celle-ci induit une autre prise de conscience, à savoir qu’ils ne sont pas seuls dans
le monde. Parmi les entités invisibles qui les environnent, certaines sont indésirables et ils
doivent apprendre à mener des combats spirituels pour les repousser, alors que d’autres,
beaucoup plus favorables, les aident à expérimenter une existence meilleure sur terre. À la
tête des entités positives se trouvent la Trinité sainte, le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Pour
bien s’ouvrir à ce monde, les membres de l’Ordre sont appelés à s’engager sur la voie de la
recherche de la vérité. Et pour ce faire, ils doivent apprendre à mourir à leur ancien soi. Le
rituel de l’initiation, telle qu’elle déroule par les épreuves, soumet les impétrants à une
modification ontologique qui passe par les symbolismes de la mort et de la résurrection
présentifiés par le rituel d’initiation. Le désir d’un marshallien en fin de compte, c’est
d’arriver à se bâtir comme un être magnétique, capable de capter les bienfaits dont le Créateur
a bien voulu doter ses créatures et d’éloigner ce qui fait du mal. Ces pratiques de soi se
réalisent par des moyens concrets, mobilisant la maitrise d’un capital symbolique que le sujet
acquiert par l’exercice de diverses responsabilités et de changement de grade, sur la base de
connaissances spécifiques. Dans cette perspective, le soi magnétique marshallien doit être
envisagé avant tout comme un soi gnoséologique. Tout au long de ce parcours, J’ai par
ailleurs montré en quoi la pensée marshallienne s’inscrit dans l’analogisme par son insistance
à multiplier les termes hiérarchiques de son organisation, mais aussi par des pratiques
religieuses qui instituent des transactions entre le monde visible et le monde invisible. En
cela les rituels de l’Ordre jouent bien leur rôle de dispositifs de connexion.
220
Chapitre 5 : Se construire par la transaction avec les entités invisibles. La fonction structurante du secret initiatique : hiérarchie, pouvoir, et
subjectivité
Introduction
À la fois, craint et haï, voire recherché, le secret constitue une réalité qui a joué un
rôle éminent dans toutes les civilisations à diverses époques. Dans le chapitre précédent, j’ai
traité de la valeur du silence comme le moyen de construire une subjectivité réflexive. Il
s’agit plus ici de montrer la place et les effets de la retenue de la parole dans une perspective
intersubjective, aussi bien à l’intérieur de l’ODM que dans les rapports des membres avec le
monde extérieur. Le secret en lui-même est un mode d’affiliation et de quête identitaire. Ce
chapitre verra se déployer toute la réalité foucaldienne du paradoxe de la subjectivation tel
que développé dans le cadre théorique. Pour Foucault (2001b: 316), si l’ascèse chrétienne
vise la renonciation à soi, elle passe par un moment important qui est celui de l’aveu ou de
la confession. C’est « le moment où le sujet s’objective lui-même dans un discours vrai ».
Quel place le secret marshallien tient-il dans ce cadre chrétien qui tend à produire une «
société singulièrement avouante » comme l’écrit Foucault (1994b: 110) ? Comment ce
typique processus de subjectivation chrétienne cohabite-t-il avec un mode de subjectivation
éwé qui produit ses sujets par le secret ?
Pour examiner les aspects sociologiques du secret et l’articulation qu’ils entretiennent
avec la construction de la subjectivité marshallienne, je vais dans un premier temps examiner
les influences de la culture du secret initiatique au sein de l’ODM, en insistant sur la manière
dont le secret façonne les interactions internes, tout en renforçant les écarts hiérarchiques qui
sont constitutifs de l’Ordre de Marshall. Dans un deuxième temps, j’analyserai comment le
besoin de se constituer en groupe est un moyen de survie dans un contexte socioéconomique
où le capitalisme global dicte souvent ses lois de prédation contre les populations ancrées
dans le local.
221
5-1. Le renforcement du statut personnel sur la base de la culture du secret
La logique du silence et du secret agit dans une double perspective dans l’ODM. Dans
un premier temps, elle crée ad intra, un dynamisme structurant, car le secret établit une
logique de hiérarchisation entre les membres de l’Ordre, en rendant possible le sentiment de
confiance entre ceux qui partagent. Dans un deuxième temps, et contrairement à l’impact
positif qu’il peut avoir, le secret favorise ad extra, un climat de suspicion à l’égard du groupe.
5-1.1. Le marshallien à travers la dynamique du silence, du secret et du sacré
L’initiation dans l’Ordre de Marshall est ponctuée de serments de non-divulgation
des informations concernant les rituels auxquels sont soumis les impétrants. Dans l’initiation,
ces serments interviennent souvent à la fin de différents stades précis de la cérémonie et ont
quelque chose à voir avec le sacré. D’ailleurs, les deux termes en question partagent la même
racine latine, sacramentum. C’est ce caractère sacré du serment qui en garantit le respect. Il
existe, en effet, des classes d’initiés constituées sur la base des promotions ayant passé
ensemble les épreuves initiatiques ou possédant simplement les mêmes grades. Chaque classe
d’initiés doit observer un devoir de silence vis-à-vis de la promotion qui vient après elle, de
telle sorte que chacun ait une chance de vivre la magie du rituel, quand viendra son tour de
s’y soumettre. C’est de cette façon que la transmission est protégée et assurée au sein d’un
Ordre où ceux qui savent sont séparés de ceux qui ne savent pas par le moyen du silence.
Dans ce sens, le silence devient un secret, compris comme l’action de dissimuler des réalités
par des moyens négatifs ou positifs. La fonction sociale du secret est de démarquer :
Il structure la société selon le principe de l’inclusion et de l’exclusion en dressant des barrières entre ceux qui savent et qui ont accès à un savoir et à des informations et ceux qui ignorent le secret pour lesquels de telles informations demeurent inaccessibles. Le secret établit d’un côté, une barrière entre des groupes ou des systèmes de communication. De l’autre côté, la garantie de garder le secret ouvre, voire crée un espace de communication à l’intérieur d’un groupe de personnes qui sont « dans le secret. » (Kaiser 2004: 1).
Si l’ODM revendique des secrets, ceux-ci sont de l’ordre de ce que Simmel (1991) a appelé
secret négatif, au sens où il n’existe que de nom. La nature du serment est d’orienter dans
une certaine direction un mode de relation avec les profanes. Le serment est prêté dans le but
222
de préserver et de dissimuler les informations aux non-initiés et pour ce faire, le secret doit
être gardé et géré vis-à-vis des profanes. Mais qu’est-ce que l’ODM protège par ses secrets?
La question m’avait occupé précédemment, quand je traitais de la nature du savoir initiatique.
Un savoir qui n’est cependant pas si secret dans la mesure où la majeure partie du savoir
marshallien est constituée de l’enseignement officiel de l’Église catholique. Celui-ci est
repris, organisé et complété par des modules sur la connaissance du développement personnel
qu’on retrouve dans des ouvrages publiés et disponibles sur le marché, avec l’appui des
maisons d’édition bien connues. En plus de ces connaissances doctrinales et livresques,
l’ODM dispose d’un certain nombre de codes secrets qui sont communiqués à l’impétrant
durant l’initiation. Brother Ed les résume en ces termes : « Il y a chez nous une image
révélatrice du statut du silence, un homme dont la bouche est barrée par un cadenas58,
symbolisant le silence. Nous avons des signes secrets pour nous faire reconnaître de nos
frères; la façon de nous introduire quand nous sommes à la porte d’un des nôtres, la posture
dans une foule et notre façon de nous serrer la main […] » Parmi les signes de reconnaissance
dont dispose l’Ordre, figure aussi un certain langage particulier. Il existe des réponses
typiques à des questions parfois anodines qui reflètent en dernière analyse, le désir des
interlocuteurs de se prouver l’un à l’autre qu’ils ont le privilège de faire partie d’une
organisation élitiste. Détenir un mot de passe, connaître la réponse spécifique à une question
donnée, permettent de repérer un initié dans une foule de personnes et dans des circonstances
particulières. Même si le savoir que protège le secret au sein de l’Ordre n’en est pas
véritablement un, l’hypothèse de la réalité d’un secret existant suffit à jouer un rôle
rassembleur et à créer un effet identificatoire entre les marshalliens et leur Ordre.
Les sociétés secrètes initiatiques comme l’ODM, contrairement aux sociétés secrètes
politiques, ne dissimulent pas tout de leur existence. Ces regroupements ne gardent
véritablement « secrets » que leurs cérémonies auxquelles le « profane » ne peut assister et
les signes de reconnaissance qui permettent aux affiliées de se reconnaître (Hutin 2007: 4).
Par le rituel d’initiation auquel il se soumet, le marshallien devient dépositaire des codes
secrets évoqués par Brother Ed. Les codes secrets de l’Ordre se déploient au fur et à mesure
58. Voir l’illustration nº 10
223
de l’avancement de l’impétrant et ils définissent les frontières entre « nous » et « eux » et
l’ODM tire sa force de cette stratégie du secret. Aussi, celui-ci doit-il être protégé coûte que
coûte. Chaque fois que les membres de l’ODM doivent sortir de leur temple pour rentrer chez
eux, leur regard croise l’image de « l’homme à la bouche barrée » qui leur rappelle leur devoir
de silence. Affichée à la sortie du temple, cette image célèbre cette déclaration de l’apôtre
saint Jacques dans la Bible : « si l’on pense être quelqu’un de religieux sans mettre un frein
à sa langue, on se trompe soi-même, une telle religion est sans valeur »59. Telle est la légende
inscrite au bas de l’affiche.
Illustration 10 : L’homme à la bouche barrée (Photo KEA)
La finalité du secret est avant tout la protection et le renforcement des relations
internes essentielles aux types de sociétés qui en font leur fondement. On peut affirmer que
cette finalité n’est rien d’autre que « la confiance réciproque de ses éléments » (Simmel 1991:
64). Quand le danger menace à l’extérieur, les sociétés offrent une protection spéciale à leurs
membres. Des situations similaires dans l’histoire corroborent cette analyse. Kauffman
(1939) fait remonter par exemple la naissance des Chevaliers de Colomb à un contexte
59. Épitre de saint Jacques I, 26
224
étatsunien où les catholiques constituaient une minorité méprisée et soupçonnée d’être des
suppôts du Pape. Le contexte n’était pas seulement fait de persécution sociale, la crise
économique des années 1870 avait fait effondrer le système de sécurité sociale : « In
America, where there was an even stronger individualistic ethic than in Europe, middle-and
lower-class Anglo-Saxons, as well as various immigrant groups, organized themselves into
hundreds of fraternal organizations ranging from ritualistic Masonic-like societies to
temperance and literary groups » (Kauffman 1939: 9). Né dans un tel contexte, l’Ordre des
Chevaliers de Colomb offrait une assurance sociale à ses membres, surtout aux familles de
ceux qui venaient à mourir. Les organisations secrètes, politiques ou initiatiques émergent
souvent comme une stratégie de la part d’acteurs sociaux se trouvant dans une situation
extérieure désastreuse.
Cette remarque remet en question les théories qui présentent l’utilitarisme religieux
comme une spécificité de la mentalité religieuse africaine. Tchonang (2013: 258) affirme à
propos des religions africaines qu’: « Aucune gratuité n’est au cœur de la démarche
religieuse. Le sujet doit sans cesse quêter un bien-être entièrement et radicalement
subordonné à une relation utilitariste avec les forces naturelles ou surnaturelles ». Pour lui,
en effet, la survenue de l’homme nouveau africain doit forcément passer par la transformation
de cet aspect de l’être africain s’il veut devenir le sujet chrétien ouvert sur l’horizon
eschatologique qui est le propre du christianisme. Mon propre point de vue relativise un tant
soit peu ce jugement. Car l’utilitarisme, s’il est attesté, n’est pas le propre des religions
africaines dans lesquelles existent aussi des expériences de l’adorcisme qui postule une
communion du sujet avec le sacré. Pour un individu qui fait une expérience d’adorcisme,
l’existence quotidienne est transformée. Un tel individu se trouve être comblé de signes
visibles et concrets de la béatitude, des bénédictions et largesses matérielles de la divinité qui
l’habite. C’est donc réellement une épiphanie du transcendant dans le sujet (Thomas et
Luneau 1977). Que le cadre de la religion soit utilisé comme stratégie de survie n’est pas
propre aux sociétés africaines; une initiative utilitaire peut parfois bien s’accommoder d’une
recherche de vérité en vue d’une construction authentique de soi. Pour Tonda (2011), toute
prise de position qui tend à réduire le christianisme africain à une juste pratique utilitaire est
un jugement téméraire, fruit d’un dualisme plutôt caractéristique de l’histoire occidentale.
225
Comme je l’ai montré en analysant la culture éwé, l’immanence est elle-même une logique
qui découle de la transcendance.
Deux raisons ont présidé à la fondation de l’ODM en 1926, en pleine période de la
colonisation des pays africains. Les bases de la solidarité traditionnelle avaient été sapées par
une logique coloniale trop sure d’elle-même et repoussant comme abjecte toute organisation
sociale locale. Dans cette perspective, la mise en route de l’ODM par de jeunes gens visait
à offrir une certaine protection à une jeunesse catholique tentée de plus en plus par le modèle
de la Franc-maçonnerie. Ce modèle maçonnique d’affiliation, basé sur le secret, apparaissait
alors très attractif pour les jeunes. Le supposé mystère caché et protégé par le secret fascinait,
comme il continue de fasciner certaines sensibilités aujourd’hui encore. Offrir une protection
contre l’anonymat urbain induit par la réalité coloniale et dans le même temps, lutter contre
l’influence de la Franc-maçonnerie ont été les deux facteurs historiques qui ont entrainé la
création de l’ODM dans la forme des sociétés secrètes. Or toute recherche d’affiliation est
aussi une quête d’identité, une affirmation de sa liberté et une transcendance de l’individu
par rapport au système social existant (Nefontaine 2013). Là où l’exotérisme catholique a du
mal à convaincre l’élite africaine, « l’ésotérisme marshallien » apparaît comme une
alternative pour les sensibilités attirées par la mystification dissimulatrice. La loi du silence
est un invariant fondamental des sociétés secrètes; en cela, la sagesse marshallienne s’inscrit
dans un symbolisme universel.
Comme l’a décrit Jamin (1977) pour les sociétés Sénoufo au nord de la Côte d’Ivoire
et kikuyu au Kenya, plus un sage est hissé au plus haut de la hiérarchie sociale, plus il doit
faire preuve de retenue de la parole pour continuer de mériter son statut de sage. De même,
dans le contexte traditionnel éwé, la construction des figures du bokõnõ, le prêtre traditionnel,
et du vodussi, l’adepte d’un vodu a aussi lieu dans des conditions imposant le recours au
secret comme un impératif distinguant les impétrants du monde profane. Chez les Éwé,
l’élitisme sociétal ne se conçoit que sur un fond de secret. La retenue de la parole comprise
surtout comme dissimulation d’information est promue dans l’ODM et participe pour ainsi
dire au jeu du pouvoir. La Dame ou le Chevalier perché haut dans la hiérarchie de l’Ordre
doit être une femme ou un homme de retenu. Brother Kondo qui avait dans le chapitre
précédent résumé la démarche spirituelle du marshallien à la recherche de l’invisible a été
sans équivoque à propos de cette nécessité de savoir tenir sa langue. Pour faire le lien avec
226
le monde invisible, objet de la quête du marshallien, savoir tenir sa langue est le moyen royal.
Avec sa réputation d’homme de silence, il m’a rappelé sa vision et sa position vis-à-vis de
cette réalité :
Tu étais dans la salle la dernière fois quand le Grand Chevalier parlait de moi me désignant comme le ‘Passé Grand Chevalier qui ne parle pas’. Il est vrai que dans ma famille nous ne sommes pas de grands parleurs, mais j’ai aussi appris à garder le silence. C’est très important, j’ai appris la patience. Une religieuse avec qui je travaillais m’a dit un jour, ‘tu es d’une patience inouïe’. Je sais que c’est dans Marshall, que j’ai appris tout ça; la maitrise de soi. Pour atteindre ces niveaux, il faut se mettre à l’écoute des grands. Quand moi j’étais rentré dans l’Ordre, je me suis mis à l’école de Brother [un tel], un frère décédé maintenant. Il m’avait accepté, je lui rendais visite. J’avais trouvé en lui un homme de silence. Quand il avait quelque chose à dire, il le disait et se taisait et tu ne trouvais rien à redire.
Pour Brother Kondo, le silence est associé au sacré et c’est en quelque sorte ce
qu’exprime Bryon-Portet (2016: 121) reprenant une pensée de Rudolph Otto qui affirme que
l’art occidental ne dispose que de deux moyens directs pour faire référence au numineux : «
l’obscurité et le silence ». Ces deux éléments entrent aussi en ligne de compte dans les rituels
de l’ODM, surtout lorsqu’il s’agit de rendre hommage aux morts. Le « Conseil de tristesse »
est un rituel de l’ODM qui a lieu au mois de novembre. L’objectif est de rendre hommage
aux défunts de l’année. Dans une salle du Conseil où la lumière est arrêtée, les participants
au rituel sont invités à observer du silence et à visualiser Jésus-Christ, les mains tendues, en
train d’accueillir ceux et celles qui sont morts durant l’année. C’est le seul rituel de l’Ordre
qui ne finit pas dans l’agape fraternelle. Juste à la fin de la cérémonie, tous se dispersent en
silence. Le silence est donc le moyen par lequel les humains accueillent l’innommable, le
mystère de la mort ou le mystère tout court. En cela, le silence et le sacré se joignent. Pour
récapituler, la valeur du silence au sein de l’ODM contribue dans un premier temps à
l’individuation des personnes entrant dans l’Ordre de Marshall.
Le deuxième moment correspond à la phase durant laquelle ce silence exigé du
marshallien se mue en secret. Les différentes promotions ou classes de Chevaliers et Dames
gardent précieusement la forme de savoir propre contre les oreilles indiscrètes des classes
inférieures. En devenant un secret ou une dissimulation, la parole retenue démarque et
renforce le statut des uns à l’égard des autres. Le secret inclut en excluant, « dressant des
barrières entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas » entre le civil et le profane; entre
227
celui qui a la lumière et celui qui est dans l’obscurité (Bryon-Portet 2016: 119). Un tel sens
d’organisation donne nécessairement lieu à une conception hiérarchisée de la vie et de la
cohabitation sociales. Les ainés y détiennent l’initiative du pouvoir; le savoir étant dispensé
en gradation, dans le respect des différentes classes de l’Ordre. Toutefois, le serment de la
non-divulgation que font les marshalliens est aussi un serment d’unité du groupe contre les
non-initiés. La dynamique du secret transcende le cadre de la vie marshallienne,
conditionnant les rapports que les membres de l’Ordre entretiennent avec le monde extérieur.
5-2. L’assujettissement comme mode de subjectivation
5-2.1. Pouvoir des ainés, la masculinité et la féminité en jeu dans L’ODM
Traitant de la procédure devant produire la « vérité du sexe » dans les anciennes
civilisations telles que dans la Chine, le Japon, Rome ou les sociétés arabo-musulmanes,
Foucault (1994b: 108) a évoqué le rôle incontournable et fondamental du « maître détenteur
des secrets ». Seul ce dernier pouvait « transmettre sur le mode ésotérique et au terme d’une
initiation où il guide, avec un savoir et une sévérité sans faille, le cheminement du disciple ».
C’est dans cet esprit qu’il faut comprendre le rôle des aînés dans l’ODM. Le pouvoir des
aînés façonne la manière dont se construisent les individus. L’avancement du Chevalier ou
la Dame de Marshall dépend entre autres critères, de l’appréciation favorable qu’en donnent
les aînés. La règle numéro 2 du code éthique de l’Ordre stipule : « un Chevalier doit toujours
se comporter avec déférence envers tout frère aîné, non seulement dans la chambre de
Conseil, mais aussi en tout lieu, afin de manifester partout la plus stricte observance des
principes d’une discipline absolue parmi les membres de l’Ordre » (Archive005 1929: code
éthique, deuxième règle, troisième paragraphe).
Un tel article n’est pas que déclaratif; il constitue un outil performatif majeur dans la
manière dont les identités se construisent à travers les rapports qu’entretiennent les membres
de l’Ordre entre eux. En effet, pour évoluer dans l’ODM et gagner en grade et donc en
autorité, il faut avoir trouvé faveur auprès des aînés. À partir du 10e degré qui est la phase
qui correspond à l’étape où le candidat entame son initiation permanente, son évolution est
soumise non pas seulement, à ses mérites, mais aussi à la décision arbitraire des anciens.
Cette évolution se fait de deux manières. La première consiste à être élu à un poste pour en
228
assumer la responsabilité de façon concrète. Quoique les postes disponibles soient limités,
cette voie initiatique est perçue comme le plus authentique moyen de maturité initiatique
dans l’ODM. Être élu adjoint au Grand Chevalier ou accéder à un tout autre poste de
responsabilité, élève rapidement l’initié à un degré supérieur. Dans le même temps, il faudrait
des mois ou même quelques années à un initié qui n’a pas été désigné pour présenter sa
candidature, afin d’accéder au même grade conféré à celui qui a été promu sous l’instigation
des anciens. Cette façon d’accéder au grade supérieur sans passer par l’exercice d’une
responsabilité est désignée dans l’Ordre comme la voie honorifique » et elle constitue la
seconde voie de maturation initiatique.
Pour être élu, il appartient aux aînés de sélectionner parmi tous les initiés, de
potentiels candidats qui seront soumis à un vote général. Sollicitée, l’assemblée des initiés
élira parmi les candidats présentés par les aînées, un candidat au poste à pourvoir.
Généralement, entre deux Chevaliers qui ont le même grade, celui qui a déjà exercé un
mandat électif bénéficie toujours d’un certain privilège et d’un honneur par rapport à un autre
qui n’en a pas exercé. Dans l’ODM, le statut de fait est donc plus valorisé que le statut
honorifique. Ceux qui ont accédé à leur grade par honneur sont habituellement désignés
comme des gens qui ne sont pas « passés sur le siège ». Ne pas exercer un leadership dans la
structure organisationnelle de l’Ordre, ne donne pas par exemple droit à conduire une
assemblée rituelle.
Les jeunes initiés apprennent à se construire à l’école des plus anciens qui détiennent
indéniablement une certaine légitimité liée à leur autorité d’aînés. Dans son cours du 13
janvier 1982, Foucault (2001b: 58) affirmait ceci à ce propos du rôle des aînés: « On ne peut
pas se soucier de soi sans passer par le maître, il n’y a pas de souci de soi sans la présence
d’un maître. Mais ce qui définit la position du maître, c’est que ce dont il se soucie, c’est du
souci que celui qu’il guide peut avoir de lui-même ». Dans l’ODM, les aînés, Chevaliers
comme Dames, observent, conseillent, guident, prennent des sanctions, et attendent, s’il le
faut, de leurs plus jeunes disciples qu’ils affichent du respect et manifestent leur volonté
d’apprendre et de progresser dans l’Ordre. Ce fonctionnement garantit un mode de
subjectivation qui opère par l’assujettissement. La volonté d’évoluer dans l’Ordre se traduit
par l’assiduité et le sérieux des membres quant à leur participation aux différents rendez-vous
et activités initiés par l’ODM. Le pouvoir que détiennent les aînés est structurel dans le sens
229
où il s’exerce, non pas comme un pouvoir donné individuellement à chacun, même si cet
aspect ne peut pas être complètement occulté, mais surtout comme un pouvoir détenu par
l’ensemble des aînés réunis dans l’organe appelé « le comité d’ordre ». Les hauts officiers
siégeant dans ce comité apparaissent comme des érudits, détenteurs du savoir mystique de
l’Ordre. Toutefois, la réalité du droit d’aînesse dans l’ODM est moins liée à l’âge qu’au statut
des personnes considérées comme aînés. Même si l’exercice du droit d’aînesse se fait de
façon discrète, son influence est malgré tout réelle, entière et déterminante dans l’évolution
des impétrants.
Cette forme de subjectivation qui intègre et assume la sujétion à un tiers réconcilie là
aussi la spiritualité de l’ODM avec la philosophie antique où chaque école disposait de cette
figure chargée de prendre sur lui, le souci de soi du disciple. Ainsi, le maïeuticien était la
figure du maître à l’École de Socrate, le chef de l’école chez les épicuriens, le modèle chez
Épictète ou encore le correspondant chez Sénèque (Foucault 2001b). Ce point précis nous
situe à la lisière de la philosophie antique et du « moment cartésien » qui fait du sujet un
réceptacle de la connaissance, sans qu’il ait besoin de transformation préalable (Foucault
2001b: 19). Visiblement, le sujet marshallien n’est pas dans ce sens un sujet moderne dans
le sens cartésien, puisque non seulement, il s’engage dans la transformation de son être, mais
il le fait en s’assujettissant à des maîtres, détenteurs de la vérité qu’il cherche. C’est ici
qu’intervient tout l’enjeu du paradoxe de la subjectivation qui désigne le fait que l’individu
n’émerge comme sujet qu’au carrefour d’une technique. L’individu-sujet n’émerge qu’au
carrefour d’une technique de domination et d’une pratique de soi. Mahmood (2009); Mekki-
Berrada (2018) ont élaboré sur cette question de subjectivation dans des espaces collectifs
normés où les individus s’objectivent dans des pratiques discursives.
Brother Pac, un des jeunes qui connaît un parcours initiatique fulgurant estime par
exemple qu’il a fallu qu’il entre dans l’ODM pour apprendre « la valeur, le droit d’aînesse
[…] ce respect voué au plus ancien ». Une telle déclaration marque un relatif recul du pouvoir
des aînés tel qu’il a existé dans la société traditionnelle éwé. Contrairement à leurs voisins,
les Éwé sont en effet, reconnus pour avoir développé dans l’histoire, une organisation sociale
basée beaucoup plus sur le pouvoir partagé entre les aînés, qu’un pouvoir centralisé en la
personne d’un roi (Awoonor 1974).
230
La réalité qui frappe tout observateur qui s’intéresse à l’ODM est l’impressionnante
subdivision des membres en une multiplicité de classes, facilement reconnaissables dans la
manière dont les uns et les autres s’habillent. L’organisation mise en place par l’ODM montre
une multiplicité de statuts sanctionnant le cheminement des initiés. Les grades vont chez les
Chevaliers vont d’une échelle de 1 à 23 degrés. Cette multiplication des différentes formes
de statuts observables chez les Chevaliers est plutôt atténuée chez les Dames. L’organisation
structurelle est beaucoup plus simplifiée chez les Dames de l’Ordre une fois que les
candidates ont franchi l’initiation de base. À partir du moment où la candidate est reçue
comme Dame de Marshall, elle évolue en étant élue à tel ou tel poste de responsabilité. Ces
postes ne donnent pas droit à des grades ou à des degrés comme cela est de coutume chez les
Chevaliers. Les schémas comparatifs suivants montrent ces différences organisationnelles
entre les Dames et les Chevaliers.
231
Schéma 5:Schéma décrivant les différents statuts initiatiques chez les Dames
21e degré Passée Grande
Dame
20e degré Grande Dame
19e degré Grande Dame adjointe
18e degré Membre du comité permanent
17e degré Noble Dame régionale
16e degré Noble Dame régionale adjoitne
15e degré Passée Noble Conseillère
14e degré Noble Conseillère
13e degré Passée Noble Dame
12e degré Noble Dame
11e degré Noble Dame adjointe
Examen obligatoire du « lower degre » ouvrant sur l’initiation permanente
Du 1er au 9e degré Initiation constituant la Dame de Marshall
232
23e degré Directeur suprême
22e degré Directeur suprême
adjoint
21e degré Passé Grand Chevalier suprême
20e degré Grand Chevalier suprêmeLe grand gestionnaire international de l'Ordre
19e degré Grand Chevalier suprême adjointPassé Grand Chevalier d'État
18e degré Membre du comité permanent
Grand Chevalier d'État adjointGrand Chevalier d'État
17e degré Grand Chevalier régional
16e degré Grand Chevalier régional adjoint
15e degré Passé Grand Conseiller
14e degré Grand Conseiller
13e degré Passé Grand Chevalier
12e degré Grand ChevalierLe gestionnaire de l'unité de base
11e degré Grand Chevalier adjoint
Examen obligatoire du « lower degre » ouvrant sur l’initiation permanente
Du 1er au 9e degré Chevalier de base
Schéma 6: Schéma des degrés et statuts initiatiques des Chevaliers comprenant les statuts exceptionnels.
233
Cette différence d’approche suscite des interrogations. Connell (1987); (2011) a
formulé l’hypothèse de la masculinité hégémonique désignant la tendance des hommes à
instaurer des relations de compétition entre eux, tout en établissant des relations
asymétriques avec les femmes, comme une façon normale d’être homme. Dans le contexte
d’un milieu chevaleresque comme celui de l’ODM, les relations de compétition instaurées
entre les différentes classes d’initiés tirent leur légitimité des structures normatives locales,
d’une part, tout en s’insérant d’autre part dans une logique religieuse qui tend à les justifier.
Jamin (1977: 96) notait dans ce sens que « la ruse de raison initiatique » consiste
précisément, sous le sceau du secret et du silence à « dissimuler des rapports de forces et
de pouvoir […] » de façon à les rendre incontestables. Même si l’objet de cette recherche
en dernière analyse n’a pas été de mesurer la valence différentielle sexuelle, il est cependant
intéressant de revenir sur la déclaration de Sister Livia qui affirmait :
Au départ, quand moi j’étais rentrée dans l’Ordre, les hommes venaient à nos rencontres, ils avaient la possibilité de venir assister à nos prestations. Mais le contraire n’était pas assuré. Je ne sais pas si c’est parce que l’on dit que les hommes sont les chefs de famille, qu’ils sont le sommet, qu’ils se comportaient ainsi. À un moment donné, les femmes aussi leur ont appliqué la réciproque, leur interdisant d’assister à leur rencontre.
Une telle déclaration donne un aperçu des tensions possibles qui peuvent subsister
dans un milieu chevaleresque promouvant bravoure et courage comme les vertus prescrites
au Chevalier. Ces valeurs, qui sont aussi des traits de la masculinité traditionnelle éwé (cf.
Afoutou 2015), se retrouvent désormais évangélisées et présentées comme des qualités
spirituelles du Chevalier de Marshall. Mes propos ne visent toutefois pas à essentialiser la
problématique de la compétition, la rangeant du côté des hommes comme si ces derniers
portaient en eux des ADN de domination alors que les femmes seraient du côté de l’égalité
et de la coopération. D’ailleurs, la rétention d’information, comme moyen d’instaurer des
relations asymétriques existe aussi bien chez les Dames que chez les Chevaliers qui, au-
delà de la multiplicité des positions que contient leur structure, font montre d’une cohésion
très solide de leur groupe.
234
5-2.2. L’identité marshallienne et la dynamique de changement des statuts
Les statuts que confère l’ODM démarquent les individus, les uns des autres. Les
deux schémas, 5 et 6, descriptifs de l’évolution initiatique des Chevaliers comme des
Dames permettent de saisir la logique de la structuration hiérarchique de l’ODM. De leur
analyse, la conclusion peut être établie que les statuts que portent les individus jouent un
rôle important dans la construction de leur propre identité et dans la façon dont ils entrent
en relation et influencent les autres. Ces statuts, informés par des normes en vigueur dans
l’ODM, apparaissent comme des cadres qui structurent en dernière analyse les individus
qui y ont accès. Aussi, ces derniers essaient-ils du mieux qu’ils peuvent d’incarner les
attentes liées au mandat qui leur est confié. Les uniformes des Chevaliers et des Dames à
travers la couleur, les inscriptions et les décorations apposées sur les sautoirs traduisent ces
écarts importants qui fixent la place de chacun, ainsi que le devoir et l’honneur auxquels il
a droit dans l’Ordre.
La démarcation sociale est capitale, car l’équilibre d’une société en général repose
sur le respect des écarts instituant des statuts de père, du fils, de la mère, de la fille, non
seulement dans la famille, mais dans la société entière. Par exemple pour Girard (1972:
76), les différents épisodes de violence relatés dans la tragédie grecque ont en commun le
fait de la suppression des écarts entre les individus: « l’Ordre culturel, en effet, n’est rien
d’autre qu’un système organisé de différences. Ce sont les écarts différentiels qui donnent
aux individus leur « identité » leur permettant de se situer les uns par rapport aux autres ».
L’insistance sur les écarts et la hiérarchisation se révèle d’autant plus importante quand il
s’agit des univers analogiques. Loin de signifier une absence de cohésion, ce besoin de
distinguer et de sérier est la première condition de réalisation de l’harmonie dans la mesure
où toute la chaîne d’éléments hiérarchiques dans ces univers est soumise à « une totalité
transcendante à ses parties » (Descola 2005: 397). Cette affirmation de Descola peut
d’ailleurs s’enraciner dans ce qu’avait déjà constaté Bastide (1971) dans sa contribution à
la philosophie africaine quand il écrivait que l’Africain se définit d’abord par sa position,
il est fils cadet ou fils aîné; ces statuts définissant l’individu en lien avec l’Ordre social
dans lequel il est inséré. Dans l’ODM, les différents écarts entre les Chevaliers organisent
la hiérarchisation sur la base de la distribution du savoir initiatique. L’accès à ce savoir est
un réel pouvoir aux mains des plus gradés comme cela se passe généralement dans les
235
sociétés initiatiques de ce genre : « en effet, ici peut-être plus qu’ailleurs, savoir tenir sa
langue, c’est savoir tenir sa place et distribuer celle des autres. Cela pourrait être une de
ces lois du silence qui autorise la confiscation et l’accumulation des savoirs et des pouvoir-
dire et qui implique la mise en œuvre de savoir et de devoir-taire » (Jamin 1977: 61).
Dès lors, la question des préséances est d’une grande importance et renvoie à la
raison d’être même de l’ODM. D’une façon générale, les relations interpersonnelles sont
démocratiques dans l’ODM dans la mesure où les différentes classes d’initiées se
mélangent et la fraternité intergénérationnelle est une réalité. Cependant, ce climat de
fraternité initiatique qui y prévaut ne peut gommer le poids de la hiérarchie ni le pouvoir
des aînés. Un grand nombre de personnes est attaché à ces réalités; et cela ajoute à une
complexité relationnelle qui est difficilement dissimulable sous les apparences de
l’ambiance joviale affichée au premier abord. Dans l’ODM, quand il s’agit de se disposer
ou de s’aligner lors d’une cérémonie, le protocole de l’Ordre prévoit que les plus hauts
dignitaires, c’est-à-dire les plus gradés clôturent les rangs. Plus le Chevalier est gradé, plus
il est classé en arrière-position; c’est dans ces contextes surtout que surgissent les
malentendus sur qui a préséance sur l’autre. Il arrive, même si ce sont des cas isolés, des
querelles de préséance. Un officier de tel degré refusant de céder des honneurs à un tel
autre officier.
Les nouveaux statuts auxquels accède le Chevalier ou la Dame sont réglés sur une
mandature d’une durée de deux années. Cependant, l’expérience d’exercice de
responsabilité laisse un impact considérable sur la personne qui l’a exercée. Une fois un
nouveau statut acquis, l’individu change sa façon de s’habiller, en ajoutant de nouveaux
décors à ses accessoires; c’est souvent la couleur de ces derniers qui change. Ce qui est
constitutif de sa nouvelle subjectivité est aussi l’exigence qu’a l’individu de se conformer
à un rôle modèle vis-à-vis de ses camarades.
Les conflits liés aux statuts naissent habituellement non pas seulement de la
distinction que l’Ordre établit entre les statuts acquis par titularisation et ceux acquis par
honneur, mais ils sont surtout liés au fait que certains avantages soient accordés aux
premiers au détriment des seconds dans la pratique de tous les jours. Les malentendus liés
à la gestion des statuts surgissent aussi quand un Chevalier ou une Dame se fait élire dans
l’organe exécutif central de l’ODM, appelé le Comité permanent. Y être élu est un honneur
236
qui donne lieu à un changement automatique du statut. Du fait de son passage à une
responsabilité régionale, l’élu trouve son statut renforcé sur le plan local. Dans le cadre de
cette promotion, une cérémonie d’élévation est organisée pour rendre hommage à celui ou
celle qui a bénéficié d’une telle reconnaissance régionale. L’individu ainsi promu change
aussitôt de décoration et jouit à partir de ce moment-là de privilèges et d’honneurs attachés
à son nouveau statut. Tous ces écarts doivent être respectés par les marshalliens, car le non-
respect du protocole et des dispositions de l’Ordre constitue selon Brother Ed « un désordre
qui dérange les principes d’un Ordre mystique ». Si l’ordonnancement et les dispositions
prévues par l’Ordre ne sont pas respectés tant dans l’exécution des rituels que dans le
déroulement du protocole, alors ce sont les fondements mystiques mêmes de l’Ordre qui
sont ainsi menacés. Dans les lignes qui vont suivre, je vais m’attarder sur la notion de la
solidarité telle qu’elle est conçue et vécue concrètement dans l’Ordre en mettant un accent
particulier sur les enjeux et les intrications socio-économiques de l’engagement des
marshalliens.
5-3. La création des réseaux de socialité humaine par la pratique du secret
Si tout désir d’affiliation est en même temps recherche d’identité, il faut retenir par
ailleurs que la raison d’être de l’ODM est aussi d’offrir à ses membres du soutien dont ils
ont besoin à travers les soubresauts d’une vie sociale marquée par l’insécurité sociale.
Cependant, la pratique de la solidarité ne manque pas de susciter quelques interrogations.
5-3.1. Solidarité interne dans L’ODM et poursuite des commodités de la modernité
L’un des objectifs que s’est assigné l’ODM est « de porter assistance aux membres
et à leurs familles en cas de besoin et d’urgence […] »60. Plus que jamais, ce besoin de
solidarité reste d’actualité dans un contexte togolais où l’inflation économique affecte
négativement la vie sociale. J’ai explicité plus haut, la situation socioéconomique togolaise
qui ne diffère que peu de celle des autres pays d’Afrique où est installé l’ODM. La
60. (Archive005 1929: troisième Article)
237
déliquescence socioéconomique a fait apparaître dans les rapports sociaux toutes sortes de
tactiques de survie que les individus ont mises en place afin de pouvoir affronter la dure
réalité de la vie quotidienne. Car au sommet de l’État se pratique un clientélisme qui tend
à devenir une pratique normale. Ceux qui soutiennent le parti au pouvoir sont les plus
favorisés dans l’accès aux ressources et services étatiques par exemple. Il n’est pas exagéré
de parler d’une prise en otage de l’État et de ses services par certains des réseaux
d’individus. Accéder à ces services devient un privilège au point de contraindre les citoyens
à n’avoir pas d’autres voies de sortie que de tisser des connexions avec ces réseaux ayant
un accès privilégié à ces ressources très convoitées, parce que mal distribuées. L’ODM
pour sa part, se veut un réseau de charité et de solidarité qui attire des chrétiens d’un certain
profil. Sister Adèle fait mention ici du cas concret de l’intervention sociale de l’ODM dans
la vie familiale d’un membre défunt : « Il y a une famille qui a fait un témoignage dans ce
sens. Leur papa, marshallien est mort en 1978 et depuis ce temps, ses frères marshalliens
ne les ont jamais délaissés. Ils venaient aider la veuve à prendre soin de ses enfants,
pourtant elle n’était pas membre de l’Ordre. Cette proximité et ce témoignage ont fait que
plus tard, devenus adultes, les enfants de cette famille se sont engagés dans l’Ordre ».
Le besoin de participer à une socialité chrétienne forte telle que développée par
l’ODM est souvent fondé sur une recherche justifiée de ressources pouvant contribuer à
desserrer le goulot d’étranglement qu’est la situation socioéconomique. Pris en tenaille, les
acteurs sociaux togolais déploient des stratégies de survie afin de s’adapter à leur situation.
Bréda et al. (2013: 10-11) soulignent la nécessité de « prendre au sérieux » les « capacités
d’adaptation, les tactiques, les esquives, les résistances, les ruses, les bricolages, les
stratégies […] » qui sont autant de réactions de survie que des communautés ont
développées face à la « modernité insécurisée ». Dans cette perspective, l’ODM constitue
un réseau de compétences mises à la disposition des membres de l’Ordre qui peuvent y
accéder lorsque le besoin se fait sentir. Sans autre forme de tracasserie, un appel
téléphonique ou l’utilisation d’un code secret, capable de révéler l’identité marshallienne
de l’acteur suffit pour obtenir un rendez-vous rapide, soit dans un service public ou privé.
À la question, qu’est-ce que l’Ordre vous apporte concrètement ? Brother Pac répond : «
Dans l’ODM, il y a des charismatiques, des médecins, des banquiers, des responsables
administratifs… Dans les soucis que nous traversons, il y a cette solidarité qui est en jeu.
238
Au cas où je suis victime d’une attaque des sorciers par exemple, je sais à quel frère
m’adresser dans l’Ordre ».
Dans le paysage social togolais, plusieurs de ces réseaux existent, qu’ils soient
religieux ou séculaires et ils ont un accès réel ou supposé aux ressources et services de
l’État. Ils offrent une réponse concrète au besoin d’affiliation des individus et offrent une
certaine assurance en permettant « une production imaginaire de biens collectifs » selon
l’expression de Laurent (2009: X). Cette forme d’assurance sociale est fondée sur la base
de la confiance qu’ont les individus, qu’en cas de besoin, les autres sont là pour leur porter
secours. Les biens matériels dont disposent les riches constituent des ressources
stratégiques symboliques sur lesquels comptent les plus pauvres, pourvu qu’un lien
organique ou mécanique les lie ensemble. Ce lien symbolique est célébré dans l’ODM.
Dans l’avant-dernière étape de l’initiation de base, c’est-à-dire au 8e degré, le rituel célèbre
les valeurs de charité et de fraternité, dimensions très importantes dans le projet spirituel
et social qu’offre l’ODM. Les nouveaux Chevaliers entrent ainsi dans une nouvelle
socialité qu’ils ne devront jamais trahir.
L’ODM dispose de 7 principes sacro-saints, appelés les « 7 points de l’Ordre »,
constituant le code éthique de l’association. Parmi ceux-ci, une majorité de cinq points
traite de la thématique de la fraternité. Par ailleurs, rentrer dans l’Ordre de Marshall offre
et à bien des égards, le sentiment d’être partie prenante de la modernité. Le code très
moderne de la tenue vestimentaire de l’ODM est l’une des commodités qui reflètent cette
modernité. Pour les cérémonies officielles, les Chevaliers sont habillés en costume-cravate,
souliers noirs et chemise blanche. Leurs cadets, c’est-à-dire les Chevaliers juniors, sont en
pantalon de ville de couleur noire, chemise et costume blancs, avec des souliers noirs.
Quant aux Dames, elles sont en jupe et veste de couleur bleue assortie, des chaussures de
couleur blanche alors que leurs cadettes juniores sont en robe bleue et chaussures noires
avec des bas blancs et un bonnet bleu. Il y a d’autres uniformes pour diverses autres
circonstances.
De pareils accoutrements tranchent avec les normes locales de s’habiller telles que
Deleuze (2018) les a documentées dans une récente thèse sur le Togo. Un tel code
vestimentaire projette l’ODM dans un univers occidental dénotant un imaginaire de
réussite sociale. C’est ainsi que s’habillent les officiels du gouvernement, des hommes
239
d’affaires, mais aussi les particuliers dans les espaces urbains lors des grands événements.
Brother Cyr, alors le plus haut dignitaire local de l’ODM avec ses 32 années d’expérience
initiatiques, faisait cette remarque sur la tenue vestimentaire des Chevaliers, confirmant
ainsi l’orientation moderniste de l’ODM. Elle confirme également la volonté de ses
membres de se positionner comme des acteurs porteurs d’un projet de modernité et de
réussite dans l’arène sociale :
Nous disons que nous voulons attirer de hautes personnalités dans l’ODM, des gens qui pourraient représenter des ressources qui aideront nos enfants à trouver du travail. Mais comment voulez-vous réussir un tel pari si vous apparaissez mal vêtus lors de nos sorties? Les yeux sont sur nous et si voulez qu’ils nous prennent au sérieux, soignez la façon dont vous vous présentez.
Cette déclaration de Brother Cyr à l’endroit de ses frères Chevaliers traduit
l’imaginaire moderniste que les marshalliens ont d’eux-mêmes, entraînant par la même
occasion la problématique de la culture matérielle du succès, ainsi que le régime de
subjectivation dans lequel s’inscrivent les marshalliens et marshalliennes. Il est important
que les membres de l’ODM fassent montre de leur réussite sociale en la matérialisant par
leur manière de se présenter. Dans leur dossier sur les nouvelles figures de la réussite en
Afrique, Banégas & Warnier (2001: 10) définissent ainsi l’articulation entre la réussite
matérielle et le mode de subjectivation des acteurs : « Ce que donnent à voir ces nouvelles
figures de réussite, c’est un rapport de bon aloi avec les arrières-mondes qui se projettent
sur la peau, l’apparence, la corpulence, le vêtement, la parure et le cadre de vie ». Leur
analyse qui part du cadre théorique foucaldien a l’avantage d’éclairer la politique de
cooptation pratiquée par l’ODM. Dans ce contexte social très fluctuant où « les trajectoires
d’accumulation » à partir desquelles se font et se défont les différentes figures de réussite
sociale, il est impérieux pour l’ODM de prendre sa place au soleil, de se montrer à travers
les apparats, traduisant leur accès aux ressources de la modernité (Banégas et Warnier
2001). Ce faisant, ils relèvent le défi d’attirer en leur sein, tous ceux qui sont en quête d’une
identité sociale prestigieuse. Entrer dans la religion équivaut alors à entrer dans la «
contemporanéité post (moderne), constitutive et constituante de la magie unique […] du
capitalisme global » (Tonda 2011: 56). En analysant l’inscription des pentecôtistes dans «
l’affiche de la sape », ce mouvement du bien habillé, très établi de part et d’autre du fleuve
240
Congo, Tonda en est venu au concept du « contentieux matériel » colonial. Ce phénomène
a « produit le vêtement, les chaussures, les chapeaux, ainsi que la ‘propreté du corps’
comme signes et vecteurs d’humanisation et de civilisation de la « race africaine » (Tonda
2011: 52). Cette donnée coloniale est perceptible dans la façon dont l’Ordre perçoit et
planifie sa stratégie de conquête du monde extérieur. La nécessité de bien apparaître est
fondée sur la volonté d’attirer des candidats qui peuvent à leur tour apporter une plus-value
aux membres de l’Ordre. L’ODM est à la recherche de chefs d’entreprise et de décideurs à
même de fournir « du travail à nos enfants » pour reprendre l’expression de Cyr. L’ODM
est ainsi rangé en ordre de bataille pour le renforcement de ses capacités, en termes de
réseaux d’influence sur le plan sociopolitique. Ce positionnement social de l’Ordre, le
place en directe concurrence avec les autres réseaux d’influence, notamment la Franc-
maçonnerie qui attire les jeunes cadres des milieux d’affaires et des milieux professionnels
en raison des ressources humaines importantes dont elle recèle.
À vrai dire, la double appartenance décriée plus haut comme abjecte par Brother
Nicaise n’est pas si étrangère à l’ODM. Brother Émile, membre de l’ODM, n’exclut
d’ailleurs pas que certains membres de l’ODM soient en catimini des membres de la Franc-
maçonnerie. Il explique que certains, pour avoir accès à des marchés financiers et à des
postes de responsabilité, se laissent tenter par l’initiation maçonnique : « Il n’y a aucune
association chrétienne dont les objectifs soient aussi bien définis que ceux de l’ODM.
Pourtant, il y a tellement d’hommerie aussi dans cet Ordre », a poursuivi Brother Émile se
voulant positif, avant d’ajouter que les préoccupations humaines et matérielles prennent
toutes leurs places dans la construction du Royaume de Dieu. Cela n’est certainement pas
si anormal que cela puisque, Jésus lui-même en enseignant à ses disciples la prière du «
Notre Père », a lié les deux dimensions, celle du règne de Dieu et celle du souci du pain
quotidien, a-t-il conclu. Si l’ODM prêche et insiste sur le règne de Dieu, ses membres, tout
en recevant ce message, ne se ferment pas aux opportunités qui leur permettent de se
positionner dans une société qui fait miroiter la modernité tout en mettant des blocages
pour en jouir concrètement. Les affiliations qui se tissent ici et là comme des stratégies de
cohésion en vue d’accéder aux ressources limitées et mal distribuées posent un problème
par rapport à la nature de la solidarité vécue dans ces circonstances. Dans cette perspective,
on peut se demander quelle articulation peut exister entre la solidarité interne pratiquée par
241
les membres de l’ODM et la solidarité universelle à laquelle appelle la doctrine sociale de
l’Église catholique?
5-3.2. La problématique de la fraternité universelle et de la fraternité clanique
La solidarité et la bienfaisance pratiquées à l’intérieur de l’ODM posent un sérieux
problème conceptuel à la notion de la solidarité chrétienne fondée sur l’égalité et la dignité
des personnes tel qu’exprimées par la doctrine sociale de l’Église (cf. Roger 2012). L’un
des textes les plus connus du Nouveau Testament traitant de la solidarité est celui dit, du «
Bon Samaritain »61. Cette parabole enseignée par Jésus a été suscitée par un légiste qui lui
demanda : « Qui est mon prochain ? », en d’autres termes, comme personne appartenant à
une communauté humaine précise, envers qui suis-je obligé ? Pour répondre à cette
question, Jésus raconte la parabole du Bon Samaritain. Les Juifs anciens du temps de Jésus
considéraient les populations vivant dans la zone de Samarie comme des hérétiques,
pratiquant un judaïsme impur, comparé à ce qui était prescrit et pratiqué autour du Temple
de Jérusalem. Le récit rapporte les mésaventures d’un individu attaqué et laissé pour mort
par des bandits. Alors que les membres de la classe sacerdotale, guidés par les interdits de
leurs lois, passèrent sans porter secours à l’homme blessé, c’est un Samaritain jugé
hérétique qui se laissa toucher par les besoins de la victime. Il intervient, soigne le malade
et le tire hors du danger. La parabole loue le geste de cet homme qui n’avait a priori, aucun
lien, ni familial, ni religieux, avec le blessé. Jésus alors retourne la question au légiste venu
le voir : « qui a été le prochain de l’homme tombé entre les mains des bandits? » C’est celui
qui a fait preuve d’humanité envers l’homme blessé a répondu le légiste. À la fin de la
parabole, Jésus renvoie son interlocuteur au même geste de solidarité.
Cette parabole que je viens de résumer, laissant de côté les considérations
théologiques majeures qui lui sont liées, constitue le paradigme de l’empathie chrétienne.
Les critères définissant celui envers qui est obligé le disciple du Christ ne préexistent pas
aux situations. L’action empathique manifestée envers celui qui est dans le besoin est en
61. Luc 10, 25-37
242
fin de compte l’unique critère qui crée le prochain. Le christianisme postule une solidarité
universelle sans d’autres critères que le besoin de la personne en situation de manque.
Lévinas (1987: 63) reprend ce principe pour en faire la base de sa réflexion
philosophique pour fonder la solidarité humaine. Pour lui, en effet, alors que la civilisation
moderne nous apprend à énoncer la pensée à partir du « je », le cogito ergo sum, c’est le «
tu » de la rencontre qui doit être considéré comme le lieu de ma véritable subjectivité. La
situation de manque dans laquelle se trouve l’autre appelle ma responsabilité; le visage de
l’autre est abstrait; cette « abstraction du visage » exprimant sa nudité, renvoie à la présence
en lui de l’Autre62, cet Inconnu de qui il tire son être et sa dignité. La responsabilité du
sujet le rend otage de l’autre et ceci de façon absolue. Ceci fait dire à Neusch (1994: 393)
« qu’il y a chez Levinas un a priori, à savoir que la fraternité entre tous les êtres est possible.
Mais la vraie fraternité n’est ni sentimentale ni biologique. Elle est éthique », dans le sens
où elle relève de la décision libre d’intervenir pour soulager l’autre. L’un des points de
désaccord que les critiques de l’ODM retiennent et évoquent régulièrement contre l’Ordre
est lié à ce principe. Brother Pac est revenu sur les malaises que les autres catholiques et
chrétiens en général ressassent vis-à-vis de l’ODM. Il tente d’y répondre en ces termes :
Ce que les gens ne comprennent pas c’est que tant qu’on appelle une association un ordre, c’est une famille, quand un frère est malade, c’est moi qui suis malade. Les gens nous en veulent à cause de cette solidarité, on nous taxe de sectaires. Ceux qui veulent nous découvrir, nous leur laissons le temps de venir nous découvrir […] Quant à la méfiance que les autres laïcs affichent à notre égard, je dirai que chacun a sa façon de voir les choses. Déjà le costume noir que nous portons nous attire des soupçons.
Pour Brother Pac, la règle de solidarité vécue dans l’ODM est à l’image de ce qui
se passe dans les familles biologiques humaines normales. Normalement, ce qui fait une
famille, c’est que les membres se soucient les uns des autres, et c’est ainsi que vivent les
membres de l’ODM. Cependant, le problème évoqué par les pourfendeurs de l’Ordre reste
entier. Cette forme de solidarité qui fait la force de l’ODM est aussi ce qui fait sa faiblesse
62. Tandis que « l’autre » avec un « a » minuscule désigne l’altérité du « tu » humain, l’« Autre », avec « A » majuscule renvoie au Transcendant présent en l’humain.
243
vis-à-vis des autres chrétiens et surtout de l’idéal évangélique. Pourquoi créer une
association catholique qui fonctionne sur la base d’une solidarité sélective ? Les pratiques
de l’ODM sont jugées trop semblables à celles de la Franc-maçonnerie qu’il combat. Cette
dernière se présente comme un mouvement philanthropique tout en pratiquant une
solidarité sectaire. Le journal hebdomadaire Jeune Afrique dénonçait ce fait à propos de la
Franc-maçonnerie qu’il décrit comme un « espace de socialité sélective auquel on accède
par cooptation [...] un lieu d’entraide et de pouvoir occulte, bien loin de ses principes
philanthropiques »63. Cette solidarité maçonnique ne manque pas d’être attaquée par la
conférence des évêques du Togo qui, dans une lettre pastorale64, reprend des points déjà
énoncés par la conférence des évêques allemands en 1983. Les évêques du Togo
écrivent que « L’engagement très fort qui lie les Maçons entre eux et qui donne
l’impression d’une forte fraternité devient un piège et une menace pour l’initié qui veut
s’en délier ». Les membres de l’ODM se disculpent de ces accusations car chez eux,
l’engagement et le désengagement sont libres. En outre, pour les membres de l’Ordre, la
solidarité interne n’exclut pas la solidarité externe. La première est même la condition de
réalisation de la seconde. L’ODM participe à toutes actions charitables visant à soutenir la
vie de l’Église locale. Souvent des évêques et des prêtres s’appuient sur les marshalliens
pour aider des couches les plus vulnérables de leur diocèse. Leur intenter un procès pour
solidarité sélective serait peut-être oublier que c’est l’une des organisations dont
l’appartenance coûte extrêmement chère aux adhérents. Les cotisations régulières
annuelles par personne peuvent avoisiner les 70 euros65. Sans compter les investissements
dans le vestimentaire et des déplacements pour diverses occasions qui restent à la charge
de chacun. Le prix à payer pour être membre de l’Ordre fait que ces dernières années, les
aînés analysent à la loupe les revenus des candidats à l’initiation, afin d’être sûr qu’ils
pourront respecter les implications financières de leur futur engagement.
63. http://www.jeuneafrique.com/dossiers/les-francs-macons-au-pied-du-mur/ 64. https://www.ce-togo.org/lettres-communiques/message-de-la-conference-des-eveques-du-togo-sur-la-franc-maconnerie-et-autres-sectes-factions-seditieusesassembleesconventitucules-para-maconniques/ 65. Soit un peu plus de 100 $ canadiens, alors que revenus moyen par habitant par/an est de 540 US$. Cf. http://www.journaldunet.com/business/salaire/togo/pays-tgo
244
Conclusion
Une double préoccupation m’a conduit à travers l’élaboration de ce chapitre. La
première a été de décrire comment le climat de silence et la retenue de la parole dans
l’ODM participe d’un modus operandi à partir duquel l’Ordre est envisageable comme un
collectif cohérent répondant au besoin identitaire d’affiliation des Africains. La deuxième
préoccupation a été de m’intéresser, conformément aux objectifs de cette recherche, à la
façon dont la pratique de la culture du secret constitue en elle-même un mode de
subjectivation par lequel se font le modelage et le remodelage des personnes. Cette
subjectivation spécifique offre l’occasion d’apprécier la duplicité du secret. Par le secret,
les détenteurs du savoir initiatique se trouvent être hissés au sommet de la hiérarchie et
ceux qui aspirent à ce pouvoir leur sont assujettis. La démarcation que produit la culture
du secret déborde les frontières internes de l’Ordre pour s’imposer à l’extérieur. Une telle
culture du secret sépare les initiés qui ont les codes et la connaissance initiatique, des non-
initiés ou des profanes. À l’heure de la domination numérique où les frontières entre la vie
privée et la vie publique sont devenues minces et floues, les profanes, non contents d’être
exclus, pourfendent les initiés au nom de la transparence devenue valeur suprême de la
démocratie. Comme mode de subjectivation, le secret reste cependant très fragile. Cette
situation va nous amener à nous tourner vers un le mode de subjectivation fondé sur
l’éthique, définie généralement comme la morale en situation. C’est l’ensemble de ces
modes qui structure et garantit l’identité d’un solide sujet marshallien jusqu’au jour de sa
mort.
245
PARTIE IV L’AGENTIVITÉ DES VIVANTS ET DES MORTS
Chapitre 6 : La subjectivation éthique dans l’ODM
Introduction
En général, deux pôles constituent le continuum d’une subjectivité : la matière et la
forme, incluant les aspects liés aux statuts de la personne. Le dernier chapitre a traité de la
forme de la subjectivité marshallienne en insistant sur l’importance que les uns et les autres
accordent à leurs statuts dans l’échelle des grades prévus par l’organigramme de l’ODM.
Dans ce chapitre, je vais m’étendre sur la dimension éthique de la subjectivité, dans la
mesure où les dispositions morales et les techniques disciplinaires de l’Ordre et de l’Église
catholique tendent d’une façon générale à former dans l’individu une âme sainte, conforme
à l’idéal du sujet chrétien. Au même titre que la parole, je range les valeurs morales et
éthiques dans la constitution immatérielle de l’individu tel qu’il est conçu au Sud-Togo. La
dimension éthique de la subjectivité marshallienne témoigne d’une disposition intérieure
plutôt stable, condition du salut du Chevalier.
La problématique qui va m’occuper tout au long de ce chapitre est la description du
processus de la formation du sujet comme projet éthique. Le marshallien est pris entre la
discipline spécifique de l’ODM fondée d’une part, sur la morale chrétienne et d’autre part,
sur la dynamique traditionnelle qui se manifeste à travers des formes spécifiques de
structures familiales et sociales. Pour réaliser cet objectif, je vais montrer dans un premier
temps comment les techniques disciplinaires mises en place au sein de l’ODM, et d’une
façon générale dans l’Église catholique du Sud-Togo visent à faire émerger des sujets
loyaux et fidèles, tant à l’Église qu’à l’État. Je montrerai dans un deuxième temps comment
dans ce contexte empreint de la moralité catholique, la valeur du mariage hétérosexuel et
monogamique constitue une technique de subjectivation, parfois en contradiction avec les
mentalités traditionnelles locales. Aussi, ouvrirai-je ma réflexion à bien d’autres formes de
disciplines. Je terminerai enfin par la thématique de la subjectivation par le discours, en
246
montrant comment la Parole de Dieu constitue le paradigme à partir duquel le marshallien
se réinvente chaque jour comme sujet catholique par l’appropriation qu’il en fait.
6-1. De la discipline comme technique de ‘fabrique’ des individus-objets
Dans son ouvrage surveiller et punir, Foucault (1975) a traité de la fabrique de l’individu
comme objet. Il analyse comment sont produits des individus à partir de la discipline
pratiquée et imposée dans des lieux emblématiques comme la prison, les internats et les
hôpitaux. Dans cette section, je démontre comment l’Église Catholique forme ses sujets
par diverses techniques disciplinaires.
6-1.1. La discipline du mariage
Il existe une subjectivité chrétienne qui se veut préconstituée et universelle, à
laquelle les chrétiens sont appelés à correspondre. Le prototype de cette subjectivité est
déterminé par trois éléments que sont : le rapport à un modèle transcendantal et authentique
qui se situe dans l’au-delà; la nécessité d’une conversion en direction de ce modèle et enfin,
un cadre discursif considéré comme la vérité fondamentale et socle sur lequel est bâtie cette
subjectivité chrétienne (Foucault 2014). Tout effort d’évangélisation est en même temps
effort d’entrainer les peuples vers un tel modèle par la conversion. Entièrement acquis à
cette perspective, du moins formellement, l’ODM a mis en place, en son sein « des
techniques de soi » (Foucault 2001b). Celles-ci sont des procédures systématiques par
lesquelles se fait la transformation progressive de soi, et dans le cas de l’ODM, sous le
contrôle des aînés. Bien élaborées, ces techniques de soi sont enseignées aux individus de
manière qu’ils puissent prendre, par la gestion de leur propre vie, le contrôle de leur être,
afin d’atteindre l’idéal d’eux-mêmes. Tout projet visant le renouvellement de soi est un
projet éthique dans un double sens. Dans un premier temps, le marshallien, tel qu’il est, ne
se pense pas comme un être achevé, mais plutôt comme une conquête. Le vrai sujet
marshallien se situe à l’horizon, il est à naître. J’ai démontré cette vision plus haut en
parlant de la volonté du marshallien de devenir un être magnétique. Ce projet de
constitution de soi est éthique dans un deuxième sens. Il est une remise en question de soi,
247
non seulement à partir de la morale chrétienne, mais se fait dans d’une permanente interface
et tension avec la subjectivité traditionnelle.
L’Ordre de Marshall est une association réservée « aux catholiques pratiquants et
communiants ». Pour prétendre à une initiation dans cet Ordre, il faut être de bonne
moralité et n’avoir jamais été « condamné pour abus de confiance » (Archive005 1929:
septième Article). L’expression « pratiquant et communiant » dans cet article de la
constitution de l’ODM dit beaucoup sur les attentes de l’Ordre vis-à-vis de ses membres.
Dans l’Église catholique, l’une des conditions phares, donnant accès à la table sainte,
appelée communément communion ou Eucharistie est le mariage monogamique et
hétérosexuel. Tout désir d’entrer dans l’ODM est subordonné à une enquête de moralité
qui vise à vérifier si l’impétrant respecte toutes les conditions morales et financières
requises. Le témoignage suivant de Brother Évariste, dans la cinquantaine, membre de
l’Ordre depuis 4 ans, montre comment fonctionne concrètement cette discipline :
J’ai toujours dit à ma femme qu’elle devait remercier le Bon Dieu parce qu’à un moment donné je suis rentré dans l’Ordre de Marshall, sinon en voyant un certain nombre de comportements qu’elle affiche quelquefois, j’aurais déjà pris une seconde épouse. Je pense que l’Ordre m’aide à bien vivre, l’Ordre m’a discipliné. Si je fais une telle chose et qu’on diligente une enquête contre moi, je serai jeté dehors. Ces enquêtes existent et aboutissent à des suspensions. Si des faits pareils arrivent dans l’Ordre, on fait une enquête préalable puis le concerné est convoqué, on lui demande d’arrêter son comportement déviant. Si la personne refuse, alors on lui adresse une lettre de suspension.
Au-delà du fait que c’est la peur d’être sanctionné par l’Ordre qui retient Brother
Évariste de prendre une seconde épouse, la raison pour laquelle cette éventualité effleure
son esprit est éloquent. Il s’agit pour lui de « donner une leçon à sa femme » dont les
comportements sont jugés intolérables à certains moments. Cette prise de position
m’amène à dire que la rigueur disciplinaire mise en place par l’Ordre pour sélectionner ses
membres est liée au contexte traditionnel particulier du Togo.
Il y a quelques années, une journaliste et anthropologue américaine, Druckerman
(2009) a affirmé que les hommes togolais sont les plus infidèles au monde. Cette assertion
a provoqué de retentissantes réactions dans le pays. Dans cet étrange classement, le Togo
est suivi par le Cameroun et la Côte d’Ivoire en Afrique, avec la Russie et la Norvège en
248
tête du peloton en Europe. Les variables utilisées par l’auteur pour arriver à cette
conclusion sont discutables. Dans sa méthodologie, elle considère les hommes vivants en
polygamie comme étant infidèles à leur épouse. Cependant, malgré les insuffisances
méthodologiques de l’ouvrage, il a le mérite de révéler le contraste saisissant qui existe
entre le modèle chrétien du mariage fondé sur l’exclusivité d’un partenaire et le modèle du
mariage traditionnel qui autorise la polygamie. D’ailleurs, le Togo continue de conserver
dans son code de la famille, l’option de la polygamie pour les partenaires alors que celle-
ci ne figure pas par exemple dans le code ivoirien. Ces faits traduisent une certaine
persistance de la mentalité polygamique dans le contexte togolais et expliquent en même
temps, la position presque hystérique qu’affiche l’ODM vis-à-vis d’elle. Les dispositions
et la discipline que l’Ordre impose à ses sujets dans ce domaine ne sont que le reflet de la
position radicale de l’Église catholique qui voit dans la polygamie un véritable contre-
projet. Cette discipline trace une directive claire pour ceux et celles qui sont dans l’Ordre
et veulent y évoluer. Elle se révèle très sélective dans l’ouverture aux personnes qui
souhaitent y entrer. Au Togo, il existe trois différentes sortes d’union qui sont : le mariage
coutumier, le mariage civil et le mariage religieux. Chacun d’eux a son importance en
fonction des différents aspects de la vie. En marge de mon ethnographie sur l’ODM et dans
l’effort de saisir l’environnement socioculturel dans lequel évolue l’Ordre, j’ai eu la chance
de rencontrer une activiste de la cause des femmes, madame Ita Almeida, 63 ans, membre
de la société civile togolaise. Son analyse sur la situation matrimoniale au Togo éclaire le
contexte social dans lequel évolue l’ODM. Elle affirmait que :
Parmi les trois mariages, seul le mariage civil est constitutif de droit. Mais il n’a aucune valeur sur le plan sociologique. C’est le mariage coutumier qui est constitutif des reconnaissances sociales et sociologiques. Le mariage religieux s’inscrit beaucoup plus sur le plan spirituel, c’est vous et votre Dieu. On peut donc résumer en disant que le mariage religieux, c’est vous et votre Dieu, le mariage civil, c’est vous et l’État, et le mariage traditionnel, c’est vous et la communauté dans laquelle vous vivez. Vous ne pouvez en aucun cas refuser l’un d’entre eux. Le mariage religieux te donne droit à aller à la table sainte.
En jouant sur le mariage religieux et en faisant un prérequis pour adhérer à l’Ordre, l’ODM
fait ainsi la promotion du mode d’être chrétien. Cette promotion vise une population dans
laquelle les valeurs peuvent souvent se contredire, voire s’annuler dans les cas extrêmes.
249
Dans le cadre du mariage religieux, si la fidélité et l’exclusivité du partenaire constituent
les valeurs absolues promues par l’Église catholique, lesdites valeurs ne sont que relatives
au vu de la culture et de la loi civile qui régit le mariage au Togo. Le code de la famille
offre la possibilité aux hommes et uniquement à ceux-ci d’avoir le choix entre la polygamie
et la monogamie. Cette disposition juridique moderne est fondée sur les diverses pratiques
traditionnelles du pays éwé. Ces pratiques exigent de la femme une fidélité exclusive vis-
à-vis de l’homme, tout en donnant à ce dernier la permission de contracter plusieurs liens.
La « légitimité toujours reconnue à l’amour des garçons » est quelque chose dont témoigne
Foucault (1994a: 255) dans l’ère gréco-romaine, même s’il en reconnaît le déclin progressif
dans le temps. Dans le mariage traditionnel éwé, cette légitimité de l’amour masculin garde
encore vie dans les mentalités, même si elle est secouée par la vision du christianisme et
de la modernité. Dans cette perspective, la fidélité comme valeur existe certes, mais elle ne
s’accommode pas d’une exclusivité pour l’homme et pour la femme comme l’exige le
christianisme. Cette permission octroyée aux hommes sur le plan coutumier contribue à
relativiser la compréhension catholique de la valeur de la fidélité conçue comme
exclusivité, influençant la conception que les couples contemporains se font de la vie
matrimoniale.
Dans un contexte où modernisation et christianisation sont enchevêtrées, les
individus négocient leur identité sexuelle en se basant sur les critères, non plus seulement
du sexe, mais aussi de l’espace. Ils dessinent ainsi sur le plan social, une géographie des
valeurs qui se situe entre les espaces publics et semi-publics (cf. Hirsch 2009). Dans
l’espace public se rencontrent des chrétiens mariés selon la loi de l’Église, éduquant leurs
enfants selon l’idéal chrétien. De la conformité à cet idéal découle une respectabilité sociale
dont sont friandes les élites. Les espaces semi-privés en revanche sont caractérisés par des
comportements qui relèvent plutôt de la permission qu’octroie la tradition aux hommes de
ne pas s’en tenir à l’exclusivité d’une partenaire. Cet espace est généralement celui où l’on
remarque le phénomène dit du « deuxième bureau ». Cette expression désigne le
phénomène qui consiste à avoir une ou des maîtresses. La valeur de la fidélité dans cette
perspective est la capacité qu’a l’homme de tenir séparés les deux espaces, afin d’éviter le
chevauchement de l’un sur l’autre. Il est important que l’espace semi-public n’envahisse
pas l’espace public. La société peut encore tolérer un homme qui a une maîtresse, mais elle
250
ne tolère absolument pas que cette dernière prenne la place de l’épouse officielle qui seule
doit occuper l’espace public.
C’est justement contre cette fragilisation des valeurs sociales, surtout celle de la
fidélité, que s’élève l’ODM. La déclaration suivante confirme le profil des hommes que
recrute l’ODM. Ces derniers sont tenus de faire de l’incorporation des valeurs
matrimoniales chrétiennes leur primauté : « Je suis dans l’Ordre avec ma femme. À cause
de l’Ordre, j’ai une stabilité dans mon couple, je suis souvent parti de la maison. Il y a des
choses qu’un homme marié ne devrait pas faire et j’y tiens » soutient brother Pac. La
discipline et les enquêtes de moralité sur les candidats visent à s’assurer que les futurs
Chevaliers et Dames soient disposés à embrasser totalement les valeurs chrétiennes, sans
chercher à les négocier. Celles-ci doivent être expérimentées d’abord et avant tout au sein
de l’ODM. Les constitutions de l’Ordre interdisent formellement qu’un Chevalier séduise
la femme ou la fille d’un frère. (Archive005 1929: codes éthique, sixième règle). Ces
dispositions sont centrales à la subjectivité marshallienne et dessinent surtout les contours
de l’identité sexuelle des membres, ainsi que l’orientation générale de la parenté.
Idéalement, l’ODM offre par ses différentes structures, la possibilité d’accueillir les
différents composants de la famille. Alors que la section des Dames accueille la femme du
Chevalier, la section des jeunes est là pour conférer une identité chrétienne aux enfants de
la famille.
L’identité n’est jamais statique, elle se fait et se défait à travers les événements
qu’expérimentent les individus. Aussi l’identité sexuelle fondée sur les valeurs de fidélité,
d’exclusivité et d’indissolubilité du mariage constitue l’horizon éthique vers lequel sont
entrainés les marshalliens et marshalliennes. Le comité des sages se penche régulièrement
sur les déviations et situations difficiles dans les couples. Cet organe a à sa disposition, un
ensemble de sanctions qui vont de la réprimande sévère à une exclusion définitive, en
passant par des suspensions ou des mises en garde à l’encontre des coupables. La
fréquentation régulière de la table sainte et de la confession est scrutée et soumise à des
vérifications. L’Église catholique togolaise dispose de ce qu’on appelle le « carnet de
baptême ou le « livret de catholicité » signé chaque année, lors des confessions pascales.
Ce carnet est un véritable témoin du chrétien, appelé à s’acquitter du denier de culte annuel.
Dès l’annonce d’un décès par exemple, la seule manière dont dispose l’Église pour savoir
251
si tel ou tel chrétien a été engagé de son vivant est d’avoir recours à ce carnet dans lequel
sont consignées des informations sur le profil participatif de chaque chrétien. Il arrive, sur
la base d’informations fournies par le carnet de catholicité que l’Église refuse des services
de funérailles à des personnes jugées piètres dans leurs pratiques religieuses.
Ce sont là des disciplines, des formes de contrôle et des directives qui sont autant
de techniques de soi qui visent le perfectionnement moral et spirituel du sujet catholique.
Les différents faits analysés ici nous placent au croisement des concepts foucaldiens de
gouvernementalité et technologie de soi. Les variantes définitions que donne Foucault du
concept de gouvernementalité décrivent le pouvoir institutionnel exercé par les
gouvernants sur les autres. Il ne faudrait cependant, pas perdre de vue que le concept de
gouvernementalité peut aussi être étroitement lié à celui de la technique de soi : « J’appelle
"gouvernementalité" la rencontre entre les techniques de domination exercées sur les autres
et les techniques de soi » (Foucault in Revel 2002: 40).
Si la discipline matrimoniale est l’une des mesures phares dans la fabrique des
sujets, il ne faut pas perdre de vue que ce sont tous les aspects de la vie qui sont concernés
par une codification du comportement des personnes. Aussi, la question de la construction
des subjectivités par le perfectionnement des comportements pose-t-il la problématique de
la liberté du sujet. Cette question de l’autonomie sera traitée dans la conclusion générale
de cette étude.
6-1.2. Des dispositions anti-idolâtriques pour façonner l’être chrétien
Jusqu’ici, je suis en train d’explorer les mécanismes disciplinaires à partir desquels
l’Église construit ses sujets dans le Sud-Togo. La pratique de la discipline pour faire
émerger le sujet est une pratique typiquement propre à l’Église. Elle l’a généralisée en
l’introduisant dans les écoles de type occidental : « La discipline scolaire provient de la
discipline ecclésiastique ou religieuse; elle est moins instrument de coercition que de
perfectionnement moral et spirituel, elle est recherchée pour son efficacité, parce qu’elle
est la condition nécessaire du travail en commun, mais aussi pour sa valeur propre
d’édification et d’ascèse » affirme Dekker (1996: 263).
La conception du mariage n’est pas le seul espace où s’affrontent l’Église
catholique et la cosmologie ajatado à laquelle appartiennent les Éwé. L’autre lieu de
252
confrontation est celui du culte des ancêtres que les Éwé appellent le Togbui-zikpui. Le
terme veut littéralement dire la « chaise ancestrale » ou bien « le siège ancestral ». Dans ce
culte, les Éwé révèlent leurs sentiments et leur dépendance totale vis-à-vis des esprits de
leurs défunts, spécialement ceux qui sont considérés comme des héros. La chaise ancestrale
à laquelle s’identifient les descendants d’un clan ou d’une famille symbolise la continuité
de la présence des ancêtres. Bien qu’objet inanimé, cette chaise en bois est dotée
d’agentivité et les nouvelles générations affirment qu’à travers le culte rendu à la chaise,
leur ancêtre qui vit quelque part continue de leur accorder ce dont ils ont besoin. Et c’est
bien là, dans le désir des Éwé d’attribuer une intentionnalité à cette chaise que réside la
discorde avec le catholicisme.
Sur ce plan, l’Église impose aux catholiques d’examiner désormais leurs pratiques
traditionnelles à l’aune de la Parole de Dieu, seule capable de leur fournir la lumière.
L’essentiel de la position de l’Église catholique face à la tradition est contenu dans un
document produit par le Bureau d’Étude de la Religion Traditionnelle Africaine (BERTA
2011). En proposant aujourd’hui encore sa propre lecture des coutumes, l’Église affirme au
sujet de Togbui-zikpui : « L’esprit d’adoration qui anime le culte au Togbui-zikpui et des
ancêtres n’est pas conforme à l’enseignement de la Bible, ‘tu n’auras pas d’autres dieux
devant moi’ Ex 20,3) » (BERTA 2011: 24). Plutôt qu’une identification avec leurs ancêtres,
l’Église instruit ses fidèles à une meilleure connaissance de la communion des saints, le
culte chrétien qui célèbre la relation avec les ancêtres dans la foi. Plutôt qu’une communion
avec l’esprit des ancêtres autour de la chaise, elle oriente ses fidèles vers une plus grande
adhésion à la commémoration de tous les fidèles défunts le 2 novembre. Par ces exemples,
il apparaît que s’opère ici un déracinement de l’individu par rapport à ses repères dans le
monde. Personne n’est une abstraction; tout humain se saisit dans le monde à travers ses
réseaux de connexion à la terre, aux morts et aux vivants. Boulaga (1981: 81) écrivait : «
Il ne dépend de personne d’être né ici ou là, d’avoir eu de tels ancêtres, et c’est dans la
référence à eux que se dévoile l’origine inaccessible de notre vie qui s’anticipe hors de
nous, dans l’extériorité radicale de ses éléments constitutifs, mais qui a l’autorité d’un
fondement […] ».
Un autre objectif de cette discipline mise en place par l’Église catholique est lié à
la reconstruction du sujet lui-même. En traitant de la personne éwé, j’avais montré qu’elle
253
est construite entre autres, à partir du système religieux vodu et du système de géomancie,
dénommée Afa, pratiqué sur toute la côte, en l’occurrence au Bénin où il est appelé Fa,
ainsi qu’au Nigéria où il est connu sous le nom de Ifa. La géomancie est le dénominateur
commun de la personne dans cette partie du monde dont Pazzi (1979) a souligné l’unité
culturelle. En traitant de la subjectivité traditionnelle éwé, j’ai montré qu’il préexiste à
l’individu, un texte ou une vérité liée à ce dernier, appelé Kpoli. La personne se construit
au quotidien, dans la découverte progressive de cette vérité, avec l’aide du bokõnõ, le prêtre
de la divinité Afa. En gardant en mémoire ce qui fait la trame de la thèse de (Foucault
2001b, 2014) concernant les sociétés occidentales, à savoir, la vérité qui construit le sujet,
il devient facile d’établir un lien entre le sujet occidental et le sujet éwé, tous engagés dans
la quête de la vérité. Agblemagnon (1984: 31) résume ainsi la démarche du prêtre de la
religion traditionnelle éwé qui offre à l’individu, la vérité qui le fait exister : « Dans
l’interprétation que le bokõnõ eve ou le balalawo du Nigéria donne de ce du 66, il y a une
véritable interprétation de texte qui renvoie à un système entièrement oral, à un système de
cosmogonie, de métaphysique, de croyance, de rituels et de mythes. Ainsi toute
l’intelligence des figures du Fa (faduwo) se trouve dans ce système oral dont seuls les
initiés ont la clef ». Le kpoli de chaque individu détermine quels éléments du cosmos qui
entrent dans la composition de son être, quels interdits alimentaires, il doit observer et
quelle orientation doit prendre sa vie pour expérimenter un équilibre avec le cosmos dans
lequel il vit. L’humain chez les Éwé est total et cosmique, car l’individu s’identifie à tout
l’univers, faisant ainsi sens de ce que Thomas & Luneau (1977: 38) ont appelé l’éthique
africaine subsaharienne visant « l’homme dans sa dimension presque cosmique d’homme
total », justifiant une fois encore la tendance analogiste de sa pensée. La discipline
chrétienne a pourfendu aussi ce processus ancestral, dans son projet de singularisation
l’individu.
La fonction structurante des mythes ne fait aucun doute dans les sciences sociales.
Ce que fait le christianisme est justement de favoriser le surgissement de nouveaux mythes
66. Le terme éwé « Du » renvoie aux signes ou aux figures à partir desquelles le prêtre traditionnel interprète le texte qui régit chaque personne. Cf. le chapitre 1 de la deuxième partie pour plus de détails.
254
existentiels à partir de la vérité biblique. Les chrétiens rejettent la pratique traditionnelle
éwé consistant à aller consulter une divinité Afa, qui garantissait jusque-là la vérité de
l’individu. Dans le document du BERTA, l’Église oppose le Christ et Afa, affirmant que :
« Afa prétend détenir la vérité, connaître le chemin conduisant au bonheur […] or Jésus dit
en Jn 4,6-7 : « Je suis le chemin, la Vérité et la Vie. Nul ne vient au Père que par moi; Dieu
s’oppose au devin. Is 44,25 [...] » (BERTA 2011: 60-61). Même si des aspects positifs des
pratiques religieuses liées à Afa sont reconnus par l’Église, il faut admettre en définitive
que ce que vise le christianisme ici comme dans le mariage et le culte des ancêtres, c’est
un remplacement, une conversion à la vérité biblique. Cette dernière représente pour le
christianisme une vérité unique et éternelle à partir de laquelle, le sujet catholique atteindra
sa pleine stature de sujet chrétien. L’effort d’évangélisation dans cette perspective semble
porter des fruits.
La contamination de la mythologie éwé par des récits bibliques est un fait qui se
développe encore aujourd’hui. Les Éwé relisent leurs propres histoires en y intégrant des
lieux et épisodes bibliques. Comme peuple, les Éwé se projettent dans l’histoire biblique
en faisant remonter leur origine dans le mythe de la dispersion survenue par suite des
événements bibliques de la Tour de Babel67 ou encore au temps de l’esclavage des Hébreux
en Égypte68. Ces relectures ne sont pas privées de légitimité d’autant plus que le roi des
Éwé lui-même les reprend dans ses discours officiels. Ces prises de position ne manquent
pas de provoquer la réaction fréquente des historiens togolais qui viennent rétablir la vérité
historique des textes fondateurs de l’identité éwé.69
Comme je l’ai montré jusqu’ici, L’ODM s’inscrit totalement dans la ligne de la
pureté des principes du christianisme, une pureté comprise comme le refus du mélange
avec la cosmologie autochtone (cf. Dumont 1983). Les membres de l’Ordre font partie de
ceux qui cherchent à embrasser totalement la foi, sûrs que la spiritualité chrétienne leur
67. Genèse 11, 1-19 68. Exode 1, 1- 69. https://www.togoactualite.com/supposees-origines-babyloniennes-des-eweprof-nicoue-gayibor-recadre-
togbui-agokoli-iv/
255
offre l’équipement dont ils ont besoin pour cheminer dans la vie. Pour cette catégorie de
chrétiens, les instructions reçues tous les jours et l’appartenance à un groupe structuré,
comme l’ODM, permettent de tenir bon dans le défi que suppose un tel engagement.
Certains des participants marshalliens disent se méfier de la tradition éwé. Sister Gisèle,
38 ans, donne ici ses sentiments à propos des us et coutumes éwé, surtout sa méfiance à
l’endroit des cérémonies de réception du nouveau-né :
J’ai fait la cérémonie du 8e jour de mes trois enfants, mais à partir du rituel traditionnel christianisé. J’ai un principe, je ne m’aventure pas dans ce que je ne connais pas. Le rituel traditionnel de la cérémonie de sortie d’enfant je m’en méfie, je ne sais pas quel impact il aura sur mes enfants plus tard. J’ai donc préféré appeler un prêtre pour lui demander comment l’Église demande de faire le rite de sortie de mes enfants. Il en était ainsi aussi durant mes propres rites de fiançailles, j’ai dû suivre le rituel traditionnel avec ses symbolismes, mais il y avait un prêtre catholique qui m’avait apporté son assistance.
Les faits analysés jusqu’ici montrent d’une part, un effort de la part de l’Église de convertir
les Éwé à son modèle universaliste et d’autre part, une pratique quotidienne des fidèles qui
tend à réconcilier christianisme et symbolismes traditionnels. Cela est d’autant plus vrai
quand il s’agit de vivre les rites de passage. La subjectivation exclusive par la Parole de
Dieu, idéal de l’ODM est-elle viable dans ces conditions ? Malgré des apparences de
réussite, il serait illusoire de conclure que l’influence qu’exercent les différentes techniques
disciplinaires aboutit toujours à des transformations complètes de la personne. La réception
de ces disciplines imposées par l’Église reste très nuancée comme je vais le montrer
maintenant à travers cet excursus qui franchit les limites de l’ODM, nous menant sur le
champ des pratiques catholiques au Sud-Togo.
6-2. La réalité de la subjectivation par la pratique discursive au Sud-Togo
Dans son cours du 3 mars 1982, Foucault (2001b: 317) affirme ceci à propos des
Grecs, « Faire sienne la vérité, devenir sujet d’énonciation du discours vrai : c’est, je crois,
le cœur même de l’ascèse philosophique ». Chez les Éwé, la place des mythes, des
proverbes, des chants et des récits, témoigne de l’importance des éléments immatériels,
dans la constitution de la personne. Agblemagnon (1984) a fait de cet aspect de la culture,
256
l’objet de son étude du peuple éwé caractérisé par l’oralité. Dans les lignes qui suivent, je
présente deux situations qui sont paradigmatiques de la façon dont les populations
négocient leur identité dans le contexte de l’expansion du christianisme.
6-2.1. La flexibilité dans la pratique pastorale de l’Église
Le discours officiel sur la pureté de la pratique chrétienne n’a jamais été une réalité
parfaite au Sud-Togo. La prétention chrétienne à l’exclusivité rituelle est un pari difficile
à gagner. Dans l’accompagnement des personnes, de la naissance à la mort, l’Église se sent
souvent obligée de faire appel aux rites traditionnels pour tenir son pari d’efficacité. Même
si le discours de la pureté continue d’être tenu par les responsables de l’Église, ces derniers
adaptent leurs pratiques pastorales, aux réalités locales de la tradition. Le père Assonvon,
62 ans, curé de paroisse dans l’archidiocèse de Lomé, avec qui j’ai beaucoup échangé est
à ce titre, un des pionniers et chantres de l’ajustement des pratiques catholiques dans
l’accompagnement des fidèles. Dans notre échange, il a évoqué comment il joint sa
connaissance de la tradition dans la gestion des situations qui lui sont rapportées :
La dernière fois une fidèle est venue me voir me rapportant que son fils traverse une crise. Son visage ne connait pas la paix70. Après avoir contacté en vain un prêtre psychologue, elle a voulu finalement se tourner vers la tradition, c’est-à-dire, aller voir les anciens de la famille de son fils pour que des rituels soient pratiqués afin que son fils retrouve la paix. Moi je lui ai dit que si elle prend cette direction, elle risque de déboucher sur des conséquences fâcheuses. Il ne faut pas confondre tradition et fétichisme. Si celui qui est responsable de l’exécution de ces rituels n’est pas pur, c’est-à-dire s’il est un adepte des fétiches, alors il risque d’enfoncer l’enfant. Alors je lui ai dit de prendre de l’eau bénite dans une calebasse qu’il va laisser sous la nuée, toute la nuit. Très tôt le matin l’enfant prononcera ses vœux sur cette eau en citant tous les noms qu’il porte. Il dira : « moi… je fais des invocations sur cette eau qui est vie et mort. À partir de maintenant, je ne veux plus faire ceci et je ne veux plus faire cela... ». On sait que nos ancêtres lors de leurs déplacements s’installaient toujours là où il y avait de l’eau, mais l’eau c’est aussi la mort; et la puissance de la parole est très importante. À partir de cet instant, le jeune doit s’engager et engager aussi sa volonté en prenant des résolutions fermes d’abandonner certains comportements. Il boira alors l’eau sur laquelle il aura prononcé des
70. Par cette expression, il faut comprendre que le jeune est surexcité et extrêmement agité. L’expression peut vouloir désigner aussi un enfant aux prises avec la délinquance juvénile
257
paroles. Cela est par exemple une adaptation pastorale pour éviter que nos fidèles entrent dans des connexions fétichistes que l’Église taxe de démoniaques.
Cet extrait a l’avantage de nous montrer quelques points fondamentaux dans la
construction des subjectivités au Sud-Togo. Le premier point est le désenchantement
auquel font souvent face ceux qui s’ouvrent à la religion chrétienne en temps de crise. Cette
dernière se révèle dans certains cas incapable d’apporter des solutions aux différentes crises
des fidèles comme dans l’exemple présenté ici. Du moment où les évangiles font écho d’un
Jésus qui est un Seigneur au pouvoir thérapeutique, les fidèles apprennent à lui présenter
toute sorte de situations malencontreuses, même celles qui ne relèveraient normalement
pas des affaires de la spiritualité. Dans le cas présent, un prêtre psychologue a même été
contacté sans réussir à donner satisfaction à la dame qui cherche une solution au problème
de son fils surexcité, en proie à la délinquance juvénile. Durant ces moments de life-crisis,
la tendance première du croyant est le retour à la religion traditionnelle qui reste pour de
nombreux chrétiens une alternative malgré la « satanisation » continuelle dont elle est
objet. Ce retour du chrétien africain à sa religion traditionnelle que Laurent (2009) a
identifié comme le moment d’atermoiement est vécu comme une souffrance
psychologique. Celle-ci se justifie par le fait que la conscience du croyant lui reprocherait
d’être infidèle à Dieu. Par ailleurs, la réaction du père Assonvon dans cet extrait traduit
également la méfiance de l’Église vis-à-vis de certaines pratiques que l’on range
communément dans les traditions.
Le deuxième point qu’il faut souligner ici et qui nous préoccupe au plus haut point
est la place centrale de la parole dans la construction des personnes. Comme le souligne le
père Assonvon, la puissance de la parole est très importante pour les Éwé, comme pour la
plupart des cultures ouest-africaines. Les Dogon du Mali par exemple, distinguent dans la
parole humaine, les éléments constitutifs du cosmos que sont l’eau, l’air, la terre, et le feu.
Ces éléments cosmiques qui rentrent dans la constitution du corps humain ont aussi un lien
direct avec la parole humaine. L’eau présente dans le corps rend la parole humide, lui
donnant de bien couler. Elle s’oppose à la parole brûlante ou ardente qui est plutôt le fruit
de la colère, suscitée par le feu. Le squelette dans le corps de l’homme correspondant à la
terre qui charpente le discours humain; c’est la terre qui donne sa signification et son poids
258
à la parole. Enfin, c’est surtout l’air contenu dans les poumons, « origine de la vibration
sonore » qui transporte la vapeur d’eau chargée de sons (Thomas et Luneau 1977: 49).
Au Sud-Togo, c’est surtout le couple parole/eau qu’on retrouve dans la plupart des
rituels. C’est l’exemple du dèfofo, qui veut dire prière, ou invocation. Chez les Éwé, il n’est
pas possible de parler de prière sans l’utilisation de l’eau. La prière va ensemble avec la
libation pratiquée au cœur de presque tous rituels traditionnels éwé. C’est aussi le cas entre
autres du tsitutu, qui veut littéralement dire cracher de l’eau, un rituel de bénédiction ou de
libération de l’individu qui ploie sous le poids d’une malédiction. D’une façon générale,
les Éwé de l’intérieur parlent du phénomène de enu le ame, qui peut se traduire par « être
piégé par sa bouche ». Pour les Éwé, le plus grand piège que la bouche puisse tendre à un
homme est le parjure. Les divinités punissent le parjure par une maladie spécifique qui
s’apparente à une indigestion chronique. Gbagba, 29 ans, artisan de son état est un Éwé de
la région d’Agou, il estime par exemple qu’une parole chaude, prononcée dans des
moments de colère engage hautement son auteur qui n’a pas le droit de la renier dans
n’importe quelle condition :
Quand dans une dispute un homme jure qu’il ne mangera plus jamais le repas que sa conjointe préparera ou qu’il déclare qu’il ne s’unira plus jamais à elle, une telle parole est très grave. Elle nécessite des rituels pour être effacée. Mais si cet homme passe outre ce qu’il a solennellement déclaré, à cause de ce parjure, il sera atteint d’une forme chronique d’indigestion, dont le premier signe est le gonflement démesuré de l’estomac. Pour en sortir, la victime devra reconnaître son parjure. Des feuilles médicinales spécifiques seront cueillies et mises dans une calebasse sur laquelle seront prononcées des paroles de bénédiction et de guérison. Ceux qui n’ont pas recours à ce remède y laisseront leur vie.
Chez les Éwé, la combinaison de l’eau, de la parole, et des plantes est à la base des
rituels de guérison. L’eau enfarinée qui est utilisée dans l’invocation des ancêtres afin
attirer leurs bénédictions sur la terre des vivants. En revanche, quand il s’agit de maudire
des ennemis et d’arrêter la machination, c’est une boisson forte qui est utilisée dans le rituel
de libation. En arrière-plan de la pratique pastorale ajustée du père Assonvon pour traiter
la crise du jeune homme, se cache une réalité une procédure bien enracinée dans les us et
coutumes locaux. En renvoyant ce jeune homme mal en point, à sa propre parole, en lui
259
demandant de formuler des vœux et de les prononcer sur l’eau, ce prêtre de l’Église
catholique intègre la pratique traditionnelle dans la pratique de l’Église. Il intègre la parole
de celui qui est en crise dans le processus de sa propre guérison. L’eau sur laquelle est
prononcée la parole est ensuite laissée toute la nuit au-dehors pour être arrosée de la nuée.
Celle-ci symbolise, non seulement le pouvoir attribué aux éléments du cosmos, mais aussi
la grâce divine. Ainsi enrichie et fécondée par la parole, l’eau consommée par le jeune
homme en crise est un sacrement nouveau, disposant de vertus thérapeutiques. Cet exemple
concret montre comment le catholicisme s’adapte au Sud-Togo, faisant appel aux
symbolismes de la tradition locale, tout en laissant entrevoir ce qui peut être appelé dans
cas d’espèce le catholicisme éwé. Ce constat confirme les observations de Barker (2014)
qui a souligné la double configuration du christianisme qui est à la fois universel et
particulier. La pratique du père Assonvon éclaire l’action pastorale initiée par les clercs
pour gérer les problèmes auxquels ils font face. Un autre aspect de la même réalité est la
question de l’adaptation des populations elles-mêmes. Cette adaptation de la part des
populations constitue des tentatives de recomposition identitaire sur la base de bricolages
opérés au quotidien.
6-2.2. Le cas d’une auto-construction à partir du rapiéçage des forces en présence
Issu lui-même de la culture éwé, dans laquelle les ancêtres occupent une place
importante, le père Assonvon relate ici comment les peuples essayent d’allier leurs ancêtres
et leur vie chrétienne en dépit de la position officielle de l’Église :
Une fois par an, ma famille se réunit au village. Entre temps j’ai dû faire le déplacement pour aller voir de près ce qu’ils font. Ils ont une chambre dans laquelle se trouve le togbui zikpui, entouré de beaucoup d’autres objets. Je leur ai demandé c’est quoi le togbui zikpi pour eux? Ils m’ont répondu que c’est tout simplement la matérialisation de la mémoire des ancêtres. La chaise est en effet, posée dans un contenant avec plein de cauris; ce qui témoigne que l’ancêtre auquel la chaise renvoie fut un ancêtre très riche; il a possédé beaucoup de biens matériels. On sort alors la chaise chaque année pour la montrer aux membres de la famille. Je leur ai demandé s’ils versent du sang là-dessus, ils m’ont dit non. Parce que s’ils le faisaient, ce ne serait plus de la tradition, mais du vaudouisme. Ils disent que quand ils se rencontrent, ils immolent une bête, mais n’aspergent pas la chaise avec le sang. Cet animal est préparé et tous partagent ce repas. Mais à la veille d’un tel festin, on fait le situtu, c’est-à-dire de la libation. Le situtu se fait de façon différente en fonction
260
des coutumes. Chez moi, on prend de l’eau qu’on laisse toute la nuit pour que la nuée du ciel tombe là-dessus. Très tôt le matin, tous se réunissent autour de cette eau dans laquelle on met des ustensiles de cuisine comme (afèkè, akomèdati et combo)71 dont la symbolique renvoie à l’unité. On prend ensuite un épi de maïs vidé de ses grains qu’on met dans le feu puis qu’on remet ensuite dans l’eau72. Ce geste veut dire que les situations conflictuelles qui existent entre certains membres sont désormais dissoutes dans l’eau. Autour de cette eau, la parole est donnée à tous ceux qui ont un grief contre leur frère ou leur sœur ou cousin. Ils exposent publiquement leurs griefs et ils prennent la résolution de ne plus en tenir rigueur. Alors l’offensant et l’offensé prennent de cette eau dans la bouche puis la recrachent dans le dos l’un de l’autre, puis s’embrassent en signe d’unité et de réconciliation. C’est alors seulement que l’on peut manger ensemble, puisque nul ne doit manger avec son ennemi. Là où se trouve la dimension chrétienne d’une telle démarche aujourd’hui, ce n’est qu’après ces confessions publiques que les chrétiennes et chrétiens du groupe iront aussi faire une confession sacramentelle à l’Église. En outre, une messe est demandée pour le repos de l’âme de ceux et celles qui sont décédés durant l’année. Aujourd’hui, ils ont bien arrangé la chambre où se trouve la chaise, et de surcroît ils ont déposé au-dessus de la chaise une croix, en se disant que le Christ est leur plus grand ancêtre.
Ici aussi, la parole de réconciliation vient guérir dans la famille « la parole malade » (cf.
Wénin 2005: 85). Les symptômes de cette parole malade se déclinent sous forme de
mensonge, de diffamation, de calomnie, et de tromperie, souvent à la source des conflits
familiaux. Les rencontres annuelles autour de la chaise ancestrale sont justement une
occasion pour épurer et guérir la parole. Le récit se termine par un geste de mélange de
genres qui veut qu’un crucifix soit placé au-dessus de la chaise ancestrale. Pour le moins
qu’on puisse dire, une telle initiative est de nature à amuser tout observateur. Elle
n’amusera pas du tout les tenants de la pureté de la doctrine chrétienne qui la tiennent
comme supra-culture qui doit à ce titre transcender tous les systèmes culturels dans lesquels
elle s’insère. Il n’en demeure pas moins que les populations à la base s’engagent dans ces
genres d’inculturation rituelle et non officielle pour donner un sens à leur existence. Tout
porte à croire que les membres de la famille du père Assonvon veulent bien être
71. Ce sont des ustensiles qui interviennent dans la préparation du plat local appelé akoumè, une pate préparée sur la base de la farine de maïs. 72. Comme chez les Dogon du Mali, ici aussi se retrouve encore le symbolisme du feu associé à la colère engendrant des conflits familiaux et l’eau qui apaise et calme les cœurs.
261
catholiques, mais ils ne veulent pas l’être en abandonnant leurs ancêtres. Cette façon de
faire appel à leurs ancêtres est une manière concrète à eux d’habiter la norme de l’Église.
Ils ne veulent pas être chrétiens sans le réseau ancestral qui a toujours donné sens à leur
vie. L’ancestralité est le fondement de la subjectivité éwé, et comme je l’avais affirmé plus
haut, celle-ci se construit aussi dans la quête de la vérité. Le rituel annuel décrit ici, et
auquel se soumet la famille du père Assonvon témoigne de cette centralité du lien aux
ancêtres qui exigent la vérité dans les relations entre ascendants. Pour que le vivre ensemble
soit possible, les offenses et les griefs doivent nécessairement être avouées, confessées. Les
ancêtres se constituent les vrais garants de l’aveu et de la réconciliation. On voit clairement
se pointer là, la dialectique de l’aveu, mais aussi du secret, comme des termes d’une
liminalité qui s’impose à l’individu.
Les officiels de l’Église n’accordent pas forcément leur bénédiction à un tel
processus d’inculturation spontanée. L’agentivité éwé prend toute sa valeur dans ce
contexte, révélant la nature des personnes humaines et non-humaines engagées dans une
telle transaction. Gousseïnov (2013: 193) écrivait dans ce sens que : « La décision de l’acte
(ce que l’on doit faire) n’est pas dissociable de l’individu agissant […] l’acte s’impose à
l’homme par sa singularité, par le fait irréductible qu’il est un acte accompli précisément
par un individu particulier ». Pour ceux qui pensent le christianisme comme un corpus déjà
constitué, ne tolérant aucune contamination externe, aucune pratique exotique, un tel
bricolage qui consiste à joindre le crucifix au togbui-zikpi, la chaise ancestrale est
inacceptable. Latour (1991) soulignait déjà en cela que le christianisme et la modernité
travaillent à l’élimination des hybrides. Dans la perspective des acteurs, un tel bricolage
constitue un acte porteur de sens et hautement éthique, dans la mesure où il s’inscrit dans
la quête du sens de la vie. C’est un acte émancipateur qui vise l’amélioration de soi,
conforme à la perception du monde des acteurs. Ceux qui posent de tels actes ne se réfèrent
pas forcément à la doctrine universelle du catholicisme pour mener leur projet, mais
accomplissent simplement les choses comme ils le ressentent. Dans la logique de
foucaldienne, nous sommes là en présence des techniques collectives de soi sur soi.
De la religion traditionnelle éwé au catholicisme tel qu’il est pratiqué par la
population au Sud-Togo, se dégage le primat de la parole humaine en tant qu’elle est
constitutive de la personne. Il existe chez le sujet catholique éwé, le besoin d’une
262
herméneutique permanente de soi à partir de la vérité de la parole humaine, de la parole
des ancêtres, mais aussi, finalement de la Parole de Dieu. Pour faire cette herméneutique
de soi, fondement ontologique de sa personne, le sujet puise dans les différents univers qui
se présentent à lui. L’individu qui débarque dans le christianisme arrive avec une brèche
ontologique assumée par la cosmologie ajatado, mais aussi une cassure orchestrée en lui
par l’histoire dramatique de l’esclavage et de la colonisation. C’est le besoin de combler
ce vide ontologique qui explique le recours aux ancêtres et ces tentatives de réconcilier le
christianisme et la spiritualité traditionnelle. Le chrétien recherche parfois inconsciemment
chez le prêtre ou chez le pasteur ce qui pourrait colmater cette brèche. Il ressent le même
besoin de définition de son être, mais aussi et surtout celle des événements qui lui
arriveront. À défaut d’être satisfait, il retourne au prêtre traditionnel qui pourrait l’aider à
réinterpréter son existence dans son déroulement normal. Pour Rosenthal (1998) de
nombreux chrétiens continuent de consulter des prêtres traditionnels afin de déterminer
l’orientation à suivre dans certaines situations précises de la vie, surtout en temps de crise.
C’est cette réalité qui amène le catholicisme à christianiser plusieurs symbolismes du
monde éwé. Cette opération est fluide et ne connaît pas de limite quand ce sont les croyants
eux-mêmes qui s’y livrent. Ces derniers essayent comme ils peuvent de plier le
christianisme pour qu’il rentre dans le moule de la vision et de la représentation éwé du
monde. Et c’est là une manifestation de l’agentivité des peuples face à l’universalisme
doctrinal du christianisme dont la validité n’est théoriquement pas négociable. Cet aspect
de rapiéçage n’est cependant pas la seule manière de vivre le christianisme. Au cours de
mes entretiens avec les prêtres traditionnels, il m’a été donné de relever une autre forme de
capacité d’agir, confirmant un retour radical à la tradition.
6-2.3. Désenchantement et retour à la religion traditionnelle
Je ne m’attarderai pas beaucoup sur ce cas qui m’apparaît surtout comme un aspect
secondaire quand je considère l’objet de ma recherche visant une meilleure compréhension
de la subjectivité catholique. À défaut d’un rapiéçage qui combine à la fois des éléments
du christianisme et de la tradition, certains acteurs chrétiens optent pour un retour définitif
à la religion de leurs ancêtres. C’est le cas de Togbui Anani, 65 ans, retraité du service des
télécommunications. Il a été mon informateur sur les questions liées à l’univers de la
263
religion traditionnelle éwé. Son histoire personnelle est celle d’une capacité d’agir qui
concerne un retour radical du christianisme à la religion traditionnelle.
Je travaillais dans une société de réseau téléphonique qui m’avait envoyé au Burkina Faso. Tout commença avec un rêve dans lequel je m’étais vu un jour assis sur une chaise devant la chambre de notre ancêtre, un kété sur l’épaule avec tout le décor d’un dignitaire traditionnel. Des femmes habillées traditionnellement venaient me rendre honneur. Ce rêve, je l’ai fait en 1994, mais ce que j’ai vu dans ce rêve s’est réalisé aujourd’hui. Mais quand j’avais fait ce rêve, en tant que chrétien et habité par l’idéologie colonialiste qui a traité nos traditions de satanique, je m’étais résolu à vite l’oublier puisque pour moi c’était satanique. Je me suis beaucoup promené de religion en religion, j’ai fait 7 religions différentes. J’avais même voulu entre temps devenir pasteur, mais au moment où je faisais ce rêve, j’étais bouddhiste pratiquant le yoga. Les mois qui ont suivi ce rêve, les esprits m’ont complètement dépecé, j’étais devenu très amaigri et je me suis promené dans tous les hôpitaux sans trouver de satisfaction. C’est alors que je me suis dit qu’il fallait retourner chez moi dans les traditions pour exposer mon problème. Mes refus persistants d’aller au village m’avaient complètement ruiné. Les esprits ont tout bousillé dans ma vie, ils m’ont attaqué mystiquement. Tu sais, la voiture de service que mon équipe utilisait, un pick-up de chantier garé quelque part a été écrasé par un titan73. Mes bracelets en argent, je les ai vendus à vil prix, ma moto, pareil. Des choses pareilles se sont succédé, des choses qui m’ont obligé à rentrer chez moi, juste avec 125 mille CFA74 en tout et pour tout. Quand je suis rentré chez moi, je n’ai pris aucun médicament avant d’être guéri. Je me rappelle que dans le rêve quelqu’un m’avait conduit chez les ancêtres pour aller les prier. Aujourd’hui j’exprime ces réalités à travers des chansons qui sont opposées à la conception chrétienne, j’exprime dans ces chansons que vodu n’est pas satanique. Si tu vois un monticule de terre quelque part comme vodu sache que ce n’est qu’un amas de terre érigée sur des herbes à vertus spécifiques. Jusqu’à présent, des esprits viennent me parler à l’oreille pour me montrer des remèdes basés sur des herbes pour guérir des maladies. À cause de cela, des anciens m’ont conseillé de quitter notre chambre conjugale pour dormir seul pour bien entendre ce qu’ils ont à me dire. Même la chaise ancestrale que nous vénérons, ce n’est qu’une chaise déposée sur des herbes. Mais une fois que tu y entres, tu sens une présence. Dans les premiers moments, j’ai manqué d’alcool pour faire mes libations. Mes frères qui étaient là avant mon arrivée ont fait de la résistance, ne voulant rien m’offrir. Aujourd’hui, j’ai beaucoup de bouteilles d’alcool que des gens sont venus offrir pour la présentation de leurs requêtes aux ancêtres.
73. C’est ainsi que sont désignés les véhicules poids lourd dont les premiers au Togo étaient de la marque Titan. 74. Équivalent à peu près 300 $ canadien.
264
Ce qui frappe au premier chef de ce témoignage de Togbui Anani, c’est l’agentivité
des esprits. Au dire de cet interlocuteur, les différents malheurs dans sa vie sont dus aux
esprits qui ont fini par le ruiner, l’obligeant à retourner aux pratiques ancestrales. La
décision de Togbui Anani ou plutôt le fait qu’il soit forcé par les esprits à retourner à leur
service met en lumière la radicalité d’un mouvement contraire à la conversion. Nous ne
sommes plus ici dans une attitude d’atermoiement comme Laurent (2009) l’a
conceptualisé, mais un désenchantement total, sous l’instigation des esprits qui prennent
ainsi leur revanche (Mbembe 1988). Togbui Anani se laisse convaincre par la réalité et la
force des traditions et en devient le chantre. Il blâme le christianisme d’avoir maltraité ses
traditions et s’engage à annoncer et proclamer l’identité éwé à travers ses chants.
Cependant, ce sur quoi il ne faudrait pas se méprendre est de considérer ce retour aux
traditions comme un retour au passé. J’ai été surpris de constater que les tenants des
pratiques traditionnelles éwé intègrent dans le champ de leur compétence, des questions
liées à la modernité. Les Avessi, ces gardiennes de la forêt sacrée de Bè, déclarent avoir
des rituels pour résoudre des problématiques aussi actuelles que le développement du
commerce, la réussite des études, voire l’obtention du visa pour ceux et celles qui veulent
voyager à l’extérieur du pays. Tout un mouvement philosophique s’inscrit aujourd’hui dans
cette tendance de la résurgence de la tradition éwé, se développant de plus en plus comme
une alternative dans la construction d’une identité jugée plus authentiquement africaine.
Élargir ainsi le cadre de cette enquête à l’univers traditionnel m’a permis de recueillir des
informations auxquelles je n’aurais autrement pas eu droit pour la simple raison que les
chrétiens pratiquants en général et encore moins les membres de l’ODM n’avoueront
jamais une connexion avec le vodu, si celle-ci existait.
À observer de près, la place importante que tiennent les promesses, les chants, le
secret, les interdits, mais aussi l’aveu, dans les techniques de la construction de la personne
marshallienne, il est aisé de se rendre compte de la continuité qui existe entre la subjectivité
traditionnelle éwé et la subjectivité catholique. Et ce, même si la capacité d’agir des
membres de l’ODM, tel que je l’ai montrée jusqu’ici, semble se positionner aux antipodes
d’un bricolage voire d’un retour au vodu. Le positionnement de L’ODM semble s’inscrire
dans la défense d’une orthodoxie doctrinale, même si leur praxis rituelle en particulier et
celle des chrétiens en général ont tendance à faire place au bricolage, au rapiéçage.
265
Le spectre de l’agentivité semble indiquer d’une part, une façon radicale d’habiter
le christianisme, consistant pour les individus à s’appliquer des techniques de
transformation de soi et rejetant la tradition éwé comme abjecte. À l’opposé de ce modèle,
se trouve le mouvement d’un retour, soit partiel, soit radical à la tradition éwé. Ceux-ci se
situent généralement en marge des religions du salut. Entre ces deux extrêmes, il y a le
groupe de ceux et celles qui essayent chaque jour de dresser un pont entre ces deux univers
qui se sont imposés à eux et dans lesquels ils puisent des ressources pour se construire
chaque jour. Ces diverses stratégies sont autant de modes de subjectivation adoptés par les
uns et les autres au Sud-Togo pour habiter la pluralité normative qui tisse ce contexte social.
Pour mieux observer le mécanisme du devenir de la personne, regardons de plus près ce
qui se passe dans l’autre entité de l’ODM, la section des jeunes.
6-3. La subjectivation sur la base d’une pédagogie éthico-religieuse
Jusqu’ici, je me suis montré discret à propos de la section des jeunes de l’ODM.
Ces derniers sont accueillis dans l’Ordre entre 9 et 16 ans et ils y militent jusqu’à l’âge de
26 ans, avant d’être intégrés dans les deux structures adultes que sont les Chevaliers ou les
Dames de Marshall. L’objectif des instructions données à ces jeunes est double : d’une
part, il s’agit d’éduquer leur désir pour les choses de Dieu, par la formation spirituelle et
d’autre part, faire d’eux des citoyens modèles, c’est-à-dire d’honnêtes serviteurs de l’Église
et de l’État.
6-3.1. Encadrer les jeunes pour en faire des sujets moraux
Le devoir assigné aux jeunes par l’ODM est de « servir Dieu en vérité, soutenir
leurs frères et sœurs, servir et honorer leurs tuteurs et parents et enfin, servir la patrie avec
honnêteté et droiture »75. Pour mener les jeunes vers cet horizon, l’organisation qui les
accueille se diffère dans sa structure de celle de leurs aînés. Contrairement aux Chevaliers
et aux Dames, l’entité qui regroupe les jeunes est mixte. Les filles et les garçons se côtoient
75. Prise de notes de terrain lors d’une formation destinée aux jeunes de l’ODM.
266
et partagent les responsabilités liées à la gestion de leur structure, observant toutefois, une
certaine séparation physique. Au sein des jeunes, les filles et les garçons constituent deux
catégories distinctes en fonction du sexe. Des valeurs modernes comme celles de la parité
et de l’égalité des sexes transparaissent quand on analyse la composition du bureau
directeur chargé de coordonner leurs activités. Ce bureau est composé d’une noble Dame,
d’un passé noble Dame, d’un Grand Chevalier et d’un passé Grand Chevalier avec leurs
adjoints respectifs. Ces personnes forment le noyau des jeunes officiers dans la structure
des jeunes. Au-delà du statut de ces personnes précitées, statut correspondant aux
responsabilités qu’elles exercent, les autres membres de ladite section ne se distinguent pas
les uns des autres. L’ODM n’a pas jugé opportun d’introduire parmi les jeunes des écarts
différentiels en ce qui concerne le statut initiatique, tous se nomment frères ou sœurs. Plutôt
que d’avoir des Chevaliers de premier ou deuxième degré, ces jeunes se distinguent en
parlant plutôt en termes de promotion de telle année ou de telle autre année.
Une délégation mixte d’instructeurs et instructrices issues des Chevaliers et Dames
adultes collaborent à leur encadrement. S’il y a une constante qui traverse le processus de
subjectivation dans l’ODM, c’est bien la technique d’identification et de conversion à un
modèle préconstitué, nécessitant un effort pour s’en rapprocher. Cette pratique confirme
les affirmations théoriques de Foucault (2001b, 2014) avancées dans le cadre théorique de
cette étude. Les membres de l’ODM établissent toute une panoplie d’intermédiaires entre
Dieu et eux-mêmes. Les Chevaliers adultes sont appelés à s’identifier à saint Antoine de
Padoue, les Dames à la Vierge Marie et la branche des jeunes à l’Enfant Jésus, tel que sa
vie a été relatée dans la Bible. Certains récits montrent Jésus à l’âge de douze ans, soumis
à ses parents et occupé déjà par des affaires de Dieu76. Ce modèle de l’Enfant Jésus guide
et inspire les jeunes de l’Ordre dans la construction de leur identité chrétienne.
Lors des assemblées rituelles, les encadreurs demandent à tour de rôle à leurs
protégés de préparer des réflexions sur des portions de la Parole de Dieu, tirée de la Bible.
Ces commentaires sont présentés en assemblée plénière. Cette initiative a un double
objectif. D’une part, il s’agit de favoriser de la familiarité des jeunes avec la Parole de Dieu,
76. Luc 2, 41-52.
267
vérité suprême et socle de leur subjectivité (cf. Foucault 2001b). D’autre part, durant
l’exposé de leur commentaire sur la Parole de Dieu, les encadreurs en profitent pour les
former à la prise de parole en public. Ils s’assurent de leur propreté corporelle, de leur
manière de s’habiller, de leur diction, etc. Toutes ces observations culminent dans le fait
que les jeunes doivent faire preuve d’une grande harmonie dans les gestuels prescrits dans
l’exécution des rituels relevant de la branche des jeunes. Brother Éva revient ainsi sur
cette notion d’harmonie qui doit caractériser la vie des membres de l’ODM de façon
générale : « C’est dans l’ODM que j’ai appris la notion d’ordre. J’ai été aussi enfant de
chœur, mais la différence avec cette association, c’est qu’on prie plus dans l’ODM et cela
me change aussi ». Ce sont autant de valeurs que les encadreurs regardent, observent et
corrigent chez ces jeunes, s’il le faut. On retrouve ici toute la thématique foucaldienne de
l’individu-objet, formé à coup de disciplines et orientée vers une subjectivité préexistant
aux individus.
L’initiation dans la branche des jeunes suit pratiquement le même processus que
celle qui a lieu chez les adultes. Les jeunes sont soumis aux épreuves de connaissance
visant à les amener à prendre conscience qu’ils sont ignorants et doivent à ce titre s’ouvrir
aux enseignements de l’Ordre. Ils font des serments d’obéir à leurs tuteurs et à leurs
parents. Ils font aussi la promesse de ne rien révéler des secrets de l’Ordre, celle de le servir
dans la fidélité jusqu’à la mort. La rétention de la parole et les autres interdits, mais surtout
l’apprentissage du silence sont de nature à faire d’eux des personnes morales : « L’homme
moral est une personne retenue, modeste, capable de maîtriser l’appel de la chair, la
tentation du pouvoir, la soif de richesse, et de soumettre ses passions à la voix de la raison
» comme l’a écrit Gousseïnov (2013: 200).
La branche des jeunes constitue le creuset dans lequel sont formés les futurs
Chevaliers et les futures Dames de l’ODM. Si les aînés ont une place importante dans
l’Ordre de façon générale, leur place d’encadreurs dans la branche des jeunes est encore
plus prépondérante. Ces derniers sont soumis à une socialisation fondée sur un contrôle
absolu de la part de ces tuteurs ou encadreurs, aussi bien à l’intérieur, qu’en dehors de
l’Ordre, dans la société globale. Ces tuteurs interviennent même dans les familles de ces
jeunes quand c’est nécessaire, surtout à la fin des examens scolaires pour vérifier la
performance des leurs protégés. Comme c’est de coutume chez les Éwé, les sages parlent
268
aux jeunes par des proverbes. Un de ces tuteurs a fait lors d’une séance l’affirmation semi-
proverbiale suivante à l’égard des jeunes : « Que les jeunes se fassent petits pour apprendre
des adultes. L’enfant qui sait se laver les mains mange avec les adultes. » Cette déclaration
laisse entrevoir la perspective de contrôle du processus de subjectivation de ces jeunes par
leurs encadreurs. Comme je l’avais déjà souligné plus haut en exposant les activités des
adultes, cette forme de subjectivation traduit aussi un modèle de société auquel rêvent les
membres de l’Ordre. Singleton (2011: 199) écrivait à raison qu’« à chaque projet global,
son projet de socialisation particulier ». La pédagogie d’une subjectivation morale par le
contrôle répond bien au projet global de l’ODM qui est lui-même en conformité avec le
projet plus global de la subjectivité catholique. L’apprentissage du silence et de la prière
comme chemin d’éveil de conscience, la soumission et la docilité à la hiérarchie,
l’identification aux saints, à la morale et à la vérité évangéliques sont au cœur du modèle
de socialisation de l’ODM. Les sujets ainsi formés doivent pouvoir s’investir dans le champ
social où ils sont appelés à faire la différence en témoignant comme des disciples de Jésus-
Christ. C’est donc là que se fait le lien entre la dimension chrétienne de la subjectivité et la
dimension sociopolitique concrète.
6-3.2. Former des sujets utiles à la société africaine
Les chercheurs les plus critiques à l’égard de la subjectivité africaine, comme Kä
(1991); Mveng (1985) parmi d’autres, ont mené leur analyse en partant de la situation
globale actuelle des pays africains. Ils imputent la piètre performance des sociétés
africaines à une incapacité d’action des acteurs. Kane (2007 [1961]: 81) soutient par
exemple que « La civilisation est une architecture de réponse » aux défis auxquels sont
confrontés les humains dans un environnement donné. Ainsi, les situations de crise socio-
économique, sanitaire et éducationnelle observées presque partout en Afrique seraient liées
à une « faille ontologique » du sujet africain (Tchonang 2013: 258). Pour juguler cette crise
liée à la subjectivité défaillante, Kä (1991) préconise le changement du point d’ancrage de
celle-ci. Elle est appelée à trouver à partir d’un autre lieu, son point d’Archimède. Et pour
lui, la Parole de Dieu sera le lieu où sera enraciné le nouveau paradigme de l’humain.
C’est dans cette perspective que peut se comprendre l’objectif que s’est donné
l’ODM de faire des jeunes qu’il accompagne, de bons citoyens pour l’État. La chevalerie
269
selon les constitutions de l’ODM vise essentiellement le service loyal de l’Église et de
l’État : « L’Église a besoin de votre fidélité. Par votre exemple, montrez aux humains ce
que l’Église peut accomplir. L’État aussi a besoin de vous par cette lutte permanente entre
le bien et le mal » soulignait l’officier, Brother Marcus à l’endroit des jeunes, après une
séance d’initiation. Pour former des « individus utiles » pour la société, expression
qu’utilise Foucault (1975: dans le Panoptisme 3e partie ), rien n’est mis de côté. Les
encadreurs aînés ne se limitent pas au souci de la formation morale des jeunes, ils accordent
une attention particulière à leur performance académique. Ils veillent pour que les résultats
scolaires des jeunes soient objet de discussion ouverte afin de créer de l’émulation dans le
groupe, tout en encourageant les moins performants.
L’école a toujours été considérée comme le lieu de contact par excellence de
l’individu avec la modernité. Kane (2007 [1961]: 97) soulignait déjà dans le contexte de la
société coloniale qu’à l’école, « les générations nouvelles allaient apprendre à construire
des demeures, à soigner les corps à l’intérieur de ces demeures, comme savaient le faire les
étrangers ». Soixante ans après les indépendances, il ne vient à l’esprit de personne de
douter de la valeur de l’école et de sa place centrale dans la socialisation des individus en
vue de s’intégrer à un ordre mondial dans lequel les sociétés africaines sont entrées sans
l’avoir forcément choisi. Aujourd’hui plus qu’hier, « les hommes doivent apprendre à se
construire des demeures qui résistent au temps » (p.21).
Au-delà de ces aspects qui viennent d’être décrits, c’est surtout lors des assemblées
rituelles que sont surveillées de près, les aptitudes que l’ODM voudrait voir imprimer dans
les jeunes. L’acte rituel de l’ODM est généralement divisé en trois parties. L’introduction
et la conclusion sont des prières rituelles, qui encadrent la phase des travaux. À travers les
travaux apprennent toutes les techniques de fonctionnement d’une assemblée
administrative. Ils apprennent à prendre note, à rédiger et à amender les procès-verbaux
des réunions, ils tiennent un cahier de compte financier et apprennent à gérer leurs finances.
Celles-ci sont essentiellement constituées des contributions directes des membres. Avec
ces ressources, ils financent des projets à visée sociale. Les initiatives de générosité de
l’ODM ont pour objet d’éveiller la conscience des jeunes aux besoins de leurs congénères,
à les éveiller à l’intérêt général.
270
L’ouverture de ces jeunes au souci de l’intérêt général est une façon subtile de
prendre le contre-pied de ce que Tchonang (2013: 261) appelle le « grégarisme » ambiant
qui constitue un écueil sérieux dans le développement de l’Afrique. Par ce concept, l’auteur
explique que du fait de la fusion de l’individu dans le clan, le communautarisme en vient à
prendre le dessus sur toutes autres considérations chez l’individu: « la pression clanique et
tribale annihile la capacité de l’individu à s’ouvrir à l’universel » et l’individu est en
permanence porté à ne répondre qu’aux besoins de son groupe. Ce sont là, les revers d’une
subjectivité non individuée, présentée comme caractéristique des sociétés non-
occidentales. La solidarité interne et universelle à laquelle est formé le jeune marshallien
devient comme un antidote à la tendance très marquée des individus à ne penser qu’en
termes d’intérêts claniques. L’ODM ouvre l’esprit des jeunes aux besoins de leurs
congénères sans d’autres considérations que celle liée à la responsabilité qui revient à tout
chrétien de tendre une main secourable aux plus vulnérables.
Comme on le voit, les pratiques de soi des jeunes de l’ODM sont gérées et
encadrées par les aînés qui, en plus de leur propre souci de soi, portent le souci de soi des
jeunes. Avec l’objectif est de faire émerger, à partir du creuset marshallien, des sujets bien
solides dans leur conviction personnelle, mais qui s’inscrivent en même temps dans la
perspective de l’éthique sociale catholique.
271
Conclusion
Le chapitre précédent avait développé la question de l’ouverture de l’ODM à la
modernité. Cette ouverture à la modernité est perceptible dans la façon dont est menée la
fabrique de la subjectivité des jeunes de l’ODM. L’idée principale qui m’a guidé tout le
long de ce présent chapitre a été la capacité des acteurs à porter des projets culturels
émancipateurs dans un espace normé. J’ai démontré sur le plan matrimonial que la
discipline humaine qui consiste à choisir un seul partenaire et de lui être fidèle dans le
mariage chrétien est une expérience structurante qui a fini par s’imposer comme un idéal
dans une société sud-togolaise christianisée. Cependant, la polygamie reconnue à l’homme
par le droit coutumier et maintenue dans le code de la famille contribue à une certaine
relativisation de la valeur de la fidélité. Même si le champ des valeurs sociétales semble
être compartimenté, des passerelles y sont parfois perceptibles. Des efforts de lier la
tradition éwé à la doctrine catholique sont parfois déployés par des membres du clergé
catholique dans l’accompagnement pastoral du peuple. Ce dernier aussi, et de façon
spontanée, rapièce et bricole ses expériences religieuses dans lesquelles, ils concilient les
symboles et les sens de la tradition éwé avec le christianisme. Les expériences de ces
acteurs ne peuvent être mentionnées sans citer la capacité d’agir des esprits de la tradition
éwé qui ramènent dans les couvents vodu certains anciens chrétiens. Ces expériences
identitaires sont autant plongées dans la réalité ancestrale locale que dans la Bonne
Nouvelle que le christianisme annonce. La continuité de l’identité éwé dans le
christianisme semble dans ce cas, se cristalliser autour de la réalité de la parole qui constitue
le socle indéniable de l’architecture de la personne éwé. Pour donner une chance à sa vision
du monde de se perpétuer, l’ODM s’investit dans la formation de la nouvelle génération à
laquelle sont inculquées des valeurs qui font la fierté de l’Ordre. La discrétion, la prière, la
nécessité de croître moralement et intellectuellement, celle d’être loyal à l’Église et à l’État
sont au cœur du patrimoine éthique de l’ODM transmis aux jeunes générations. L’objectif
de l’éducation est d’éveiller la conscience de l’individu à la responsabilité de ses actions
qui en dernière analyse ne s’estompent pas à la mort du sujet.
272
Chapitre 7 : L’agentivité des vivants et des morts. La mort comme une métaphore de la vie et du lien social
Introduction
Traiter de la question de la subjectivité devrait logiquement s’arrêter aux frontières
de la vie avec la mort. D’une façon tout à fait raisonnable, on ne peut parler de sujet que
vivant. Les morts, pour le moins qu’on puisse dire, ne ressentent rien et n’ont pas
d’intentionnalité. Laissant de côté ce paradigme dominant et en s’intéressant un tant soit
peu aux manières dont les Éwé en général et les membres de l’ODM dans une certaine
mesure traitent leurs morts, le constat devient évident que la subjectivité se transporte au-
delà du spectre de l’existence limitée du vivant. Aussi existe-t-il une dynamique
transactionnelle entre les morts et les vivants d’une part, mais aussi entre les vivants eux-
mêmes à l’occasion de la mort d’autre part. En partant de ces considérations, il me sera
impossible de ne pas répondre à la problématique suivante : dans quelle mesure peut-on
parler de la subjectivité des morts ou en d’autres termes, peut-on en tant que tel parler d’une
agentivité des sujets décédés ? Dans quelles conditions l’agentivité des morts engage-t-elle
le sort des vivants ?
Ce chapitre va se borner à répondre à ces questions à travers trois grandes sections.
Dans un premier temps, je vais décrire les rites funéraires de l’ODM, afin d’y déceler la
vision de la mort qui s’y cache. Dans un second temps, je considérerai les possibilités d’une
intentionnalité chez les morts, avant de m’employer à démontrer que l’occasion de la mort
est pour les vivants, le lieu de renforcement du lien social et de l’évaluation de l’alliance
matrimoniale.
7-1. L’a-subjectivation et la transsubjectivation dans l’expérience de la
mort
Deux états paradoxaux semblent caractériser l’expérience de la subjectivité face à la
mort, une désubjectivation absolue ou une transsubjectivation complète, laissant entre les
deux états, un moment de liminalité.
273
7-1.1. Le rituel ouvrant la porte du monde mystique aux défunts de l’ODM
L’ODM fait la distinction entre un rituel simple et une cérémonie qui est un rituel
esthétisé (Chiffoleau 1990). Les célébrations funéraires en faveur d’un membre de L’ODM
constituent l’occasion d’une grande sortie et celle d’une prestation publique mettant en
scène l’ensemble des membres de l’Ordre. Chacune de ses sorties est une occasion
privilégiée pour faire une démonstration visant à marquer les esprits, dans le but avoué de
faire de potentiels nouveaux adhérents.
Les rites funéraires de l’ODM se déploient sur deux grands moments qui
convergent vers la volonté de l’Ordre d’introduire le défunt dans le monde mystique pour
lequel il a été initié. Pour rappel, Brother Kondo77 affirmait avec conviction que la
perception et l’appréhension des humains n’épuisent pas le réel, car derrière ce qui se laisse
voir, il y a d’autres réalités qui sont, elles, invisibles. Pour lui, comme pour ses frères et
sœurs, membres du Noble Ordre de Marshall, le vrai marshallien est orienté vers la réalité
qui se cache derrière ce monde physique. L’initiation marshallienne existe justement pour
aider les membres de l’Ordre à se lancer à la conquête de ce monde invisible. Les
Marshalliens reçoivent, à travers les enseignements de l’ODM, la clef indispensable pour
lire, interpréter et comprendre ce monde-là. Les rites funéraires constituent une phase
importante dans la poursuite de cet objectif, car c’est par leur intermédiaire que les défunts
peuvent enfin conquérir le monde mystique, objet premier de l’initiation. Rappelons ici
que la recherche de l’harmonie entre le monde visible et le monde invisible est une des
caractéristiques des ontologies analogiques qui se donnent comme tâche ultime d’établir
des séries de corrélations entre des existants dont les essences sont de prime à bord,
discontinues (Descola, 2005).
Le premier moment de la célébration funéraire a lieu durant la veillée funèbre. À
l’annonce d’un décès, une délégation de l’ODM se rend dans la famille pour présenter les
sympathies de l’Ordre et s’enquérir des intentions de la famille quant à l’organisation
pratique des obsèques. Une fois celle-ci élaborée, une large diffusion en est faite, car les
dispositions de l’Ordre veulent que la majorité des membres qui le peuvent participent aux
77. Cf. p.186.
274
différentes cérémonies prévues dans le cadre des obsèques. Depuis l’arrangement de la
chapelle ardente jusqu’à l’arrivée du corps, tous les détails sont vus et revus en fonction
des dispositions prévues par le rituel funéraire de l’Ordre, dont les dispositions sont suivies
à la lettre. Une de ces dispositions veut par exemple que dans la chapelle ardente, le
capitaine des gardes dresse un autel, avec des indications bien précises concernant son
positionnement : « Il sera dressé au chevet, à droite du corps exposé » (Archive007 2017:
3). Dans les jours qui s’écoulent entre la mort de l’individu jusqu’à son enterrement,
plusieurs veillées funèbres sont organisées, mais l’une d’entre elles est exclusivement
réservée à l’Ordre. Elle est appelée « veillée marshallienne ».
Au cours de cette soirée, les membres de l’ODM font une entrée solennelle, une
procession les conduit depuis un point indiqué jusqu’au lieu où se trouve la chapelle
ardente. Si celle-ci est assez grande pour pouvoir les accueillir tous, ils y entrent.
Autrement, juste les plus gradés y entrent et tout de suite, ils forment un cercle fermé autour
du défunt. Celui-ci est appelé « la chaîne des morts » et exécute alors le rite de la
purification du corps. L’expert désigné pour le présider fait usage de deux grands symboles
de l’Ordre. Le premier est la fleur de lys qui est très récurrente dans les rituels de l’ODM.
Selon les enseignements que l’Ordre donne à ses membres, les vertus de la fleur de lys sont
reliées à une légende qui raconte qu’elle aurait poussé à l’endroit où Jésus a été mis au
tombeau. Aussi, des Elle des vertus de courage et de volonté divine lui sont attribuées. Le
deuxième symbole utilisé dans ce rite de purification est l’eau bénite. L’officier asperge
trois fois le corps avec de l’eau bénite, en visant le front, le cœur et les extrémités des pieds
du défunt. Ces rites de purification convoquent l’idée que la mort est une souillure de
laquelle doit être tiré le défunt.
Après la purification, suivra la consécration, dont le symbole est l’encens. Ici aussi
le symbolisme du chiffre trois comme signe du divin est clairement manifeste. Pour
consacrer le corps sans vie du défunt, l’expert fait trois fois le tour du lit mortuaire en
encensant le corps. En traitant du combat spirituel que livre le marshallien contre le diable,
j’avais relevé l’utilisation de l’encens comme un sacramental utilisé pour éloigner l’esprit
malin. Ici, dans le cadre des rites funéraires, l’encens revient comme un signe de
consécration du corps sans vie du défunt. Le rite de la consécration du défunt est exécuté
dans le but d’éviter que le diable ne se saisisse de celui qui, même s’il n’a plus de nom,
275
conserve pour autant, toute sa singularité ontologique (cf.Deleuze 1997). La mort ayant
fragilisé le défunt, la nécessité de renouveler sa consécration devient impérieuse. Consacrer
veut littéralement dire introduire dans la sphère du sacré. En s’en tenant à la teneur des
prières marshalliennes, le rite de la consécration vise à éviter au défunt l’emprise du diable.
Ces deux éléments, l’eau bénite et l’encens sont largement mobilisés dans la liturgie
officielle de l’Église catholique. L’eau rappelle que le défunt avait une fois été baptisé.
Quant à l’encens, il est le signe du respect que l’Église offre aux défunts. Le rituel se
poursuit avec des rites et prières visant à demander à Dieu, clémence et pardon en faveur
du défunt. Cette première partie de la cérémonie se conclut avec un rite appelé « Signe
d’Orient ». C’est un rite qui a la pouvoir de mettre en relation les membres de l’Ordre avec
les entités invisibles bienfaisantes. Thomas & Luneau (1977) écrivaient dans ce sens qu’en
Afrique, la vie est inimaginable en dehors du vaste réseau cosmique auquel participent
activement les humains et les non-humains. Et c’est cela le principe même de l’analogisme
qui est une ontologie qui étend les frontières de l’humains aux confins du cosmos (Descola
2005). Dans cet ensemble, la place des ancêtres est primordiale et incontournable. Les Éwé
ont toujours vécu reliés à de multiples entités qui prennent une part importante dans la
construction de leur subjectivité (Hamberger 2011 ; Rosenthal 1998).
Ce rite dont j’ai déjà décrit les grandes étapes78 célèbre la communion cosmique
entre les êtres visibles et invisibles, des êtres imaginés comme habitant le cosmos.
Consistant à envoyer des flux d’énergie spirituelle à tous les êtres vivants, humains et non-
humains habitants du cosmos, ce rite mobilise l’imaginaire des participants, étant entendu
que dans la cosmologie éwé, l’individu s’identifie à tout l’univers (Gilli 2016). À travers
leur imagination et guidés par des indications précises, les membres de l’ODM invoquent
et convoquent les puissances, les entités angéliques et spirituelles qui peuplent l’Orient, le
Midi, le Nord et l’Occident. Nous sommes-là, au cœur de ce qui fait la quintessence de tout
rituel en tant que tel, la mise en relation avec le transcendant. Ici, il n’y a aucun doute, la
notion de transcendance renvoie surtout à Dieu, mais aussi à toutes « les forces supérieures
célestes ou les anges de lumière » (Archive004 2017: 3). La grande attraction que l’ODM
78. Se référer au paragraphe « temporalité biblique et spiritualité cosmique », au chapitre 4.
276
exerce sur les Éwé est liée entre autres à ces possibilités de mise en relation à l’ordre
cosmique sacré auquel ils adhèrent. La force des rituels de l’ODM est leur capacité à
assurer une ouverture à un au-delà qui fascine plus par ce qu’il cache que par ce qu’il
révèle.
Le deuxième moment fort du rituel funéraire se déroule le jour de l’enterrement. Le
rituel propre à l’ODM se déroule en marge de la liturgie de l’Église catholique, la
célébration de la messe, suivie de quelques rites accessoires marquant le grand passage.
Avant la messe, les membres de l’ODM se rassemblent autour du corps du défunt pour
exécuter des prières rituelles, suivies de la levée du corps et la procession vers l’Église. Le
point focal du rituel de l’ODM intervient après que le prêtre a terminé la mise en terre.
L’acte le plus significatif en est certainement le dépôt « des feuilles vertes » sur le cercueil
posé dans la tombe. Tous en uniforme, les membres de l’Ordre présents sur place entourent
la tombe de manière à ne pas laisser les profanes apercevoir la scène qui se déroule autour
de la tombe. Ici, la volonté de dissimuler est assumée et revendiquée, comme pour jouer
sur la corde sensible des témoins. Le propre du secret est qu’il donne à imaginer, comme
l’a écrit Brunel (1998). Une fois sûrs qu’ils se retrouvent entre eux, à tour de rôle, des plus
gradés jusqu’aux initiés de base, tous sans exception sont appelés pour performer « le rite
de la feuille verte ». Ces feuilles vertes ne sont rien d’autres que des feuilles de la fleur du
lys traduisant l’idée d’immortalité.
Les rites funéraires se poursuivent alors en dehors du cimetière, soit dans la maison
mortuaire, soit au temple. Une fois revenue dans la maison mortuaire, les membres de
l’Ordre se constituent en un cercle autour du lit mortuaire. En revanche, si le temple n’est
pas très loin du lieu d’enterrement, ils s’y rendent pour la même prière qui sera en ce
moment marquée par une exhortation invitant chacun et chacune à l’espérance, sachant que
pour le chrétien, la mort n’est pas le dernier mot dans la vie du croyant.
7-1.2. La transsubjectivation et les conditions d’une interaction avec le mort.
En les analysant, il est possible de dégager le fondement philosophico-théologique
qui sous-tend les rites funéraires chrétiens. Même si la désubjectivation du défunt reste une
réalité, il faut noter que dans le christianisme, le cadavre n’est ni un objet ni un sujet. Le
mort n’est pas simplement un corps-objet privé de vie, ni non plus un sujet doté
277
d’intentionnalité, mais il est tout cela en même temps. Pour reprendre les termes du
paradigme analytique de Turner (1972; 1982), le défunt semble se situer dans un entre-
deux. Aussi, chez les Éwé, l’humain est le fruit d’une dialectique : « Le jour de sa naissance
est également d’une certaine manière un jour d’enterrement » comme l’a souligné aussi
Agossou (1972: 108). Cette dialectique vie/mort dans laquelle s’inscrit l’individu dès sa
naissance persiste jusqu’en fin de vie, le jour de la mort devient également un jour de
naissance. La mort apparaît ainsi comme une sorte de seuil, un passage qui offre aux
vivants la possibilité d’une relation intersubjective continue avec les morts, transformés en
ancêtres. La première dimension de la liminalité qu’entraine la mort de l’individu est
fondée sur l’idée d’une négation de la subjectivité du défunt qui est désormais conçu
comme pure incapacité d’agir. Dans ce cas, la spiritualité de l’ODM fonctionne comme un
mécanisme de prise en charge. Face à l’impossibilité pour le défunt de prendre des
initiatives, la subjectivité des vivants prend le relai pour prier et intercéder pour celui qui
est réduit à une telle condition par la mort. Le déroulé des rites funéraires de l’ODM, avec
ses moments de purification et de consécration du corps traduit la réalité de l’a-subjectivité
ou de la désubjectivation du mort.
La doctrine chrétienne comme la culture éwé adhèrent à l’idée de la mort
biologique, comprise comme l’interruption définitive du mode existentiel de l’individu. La
personne morte ne se trouve plus en capacité de prier, ni de faire quelque action que ce
soit. Et c’est cette incapacité ontologique qui justifie une prise en charge, à la fois matérielle
et spirituelle de la part des vivants. La prière des vivants peut encore agir pour délivrer le
défunt, l’invocation de la miséricorde divine pouvant lui épargner la damnation. Toutes les
prières adressées à Dieu sont pour le défunt, parce que celui-ci est ainsi réduit à une
incapacité d’agir. L’agentivité se situe donc du seul côté des vivants. La prière suivante
que les membres de l’Ordre adressent à Dieu pour le défunt témoigne de cette prise en
charge spirituelle :
O Dieu dont le propre est d’être toujours miséricordieux et de pardonner, nous te prions humblement en faveur de l’âme de ton serviteur (Nom du défunt) que tu as invité ce jour à quitter ce monde. Nous te prions de ne pas livrer cette âme aux mains de l’ennemi ni de l’oublier pour toujours. Ordonne à tes anges de la prendre sous leur protection et de la porter au Paradis, notre patrie.
278
L’idée que les vivants interviennent par leurs prières en faveur d’un défunt en proie à la
désubjectivation est surtout catholique. Elle n’est pas toujours partagée par les autres
variantes du christianisme. La Réforme protestante a plutôt à cet égard, une interprétation
beaucoup plus rationaliste et radicale du message de Jésus, considérant inopportune toute
intervention en faveur du défunt (De Coster 1978). C’est aussi là, l’une des différences
fondamentales entre la spiritualité traditionnelle africaine en général et les religions du
salut. Alors que ces dernières se préoccupent du destin et du salut de ceux qui sont morts,
dans la religion traditionnelle africaine, ce sont plutôt les défunts qui portent le souci des
vivants. Une telle option est relativisée par le philosophe Ricœur (2007: 32), pour lui, une
ouverture trop marquée à l’au-delà fait courir aux vivants le risque d’une « relation
obsessionnelle » avec les morts. Le lien qui doit lier les vivants et les morts, estime-t-il, ne
devrait être qu’un « lien de mémoire ». Les cultures se devraient de maintenir les frontières
et ne jamais encourager une trop grande vicinité entre ces deux catégories qui apparaitrait
comme le refus des vivants de faire face au phénomène de la mort.
Les Africanistes comme Fortes & Dieterlen (1965); Gluckmann (1937) ont très tôt
souligné à propos de la spiritualité africaine qu’elle n’est pas basée sur le culte des morts.
Elle met plutôt l’accent sur les ancêtres considérés comme des vivants, participant à la vie
de leurs descendants. En effet, à travers toute l’Afrique francophone par exemple, les
élèves ont tous une fois déclamé le poème intitulé, « souffles » de Diop (1981) à propos
des morts. Ces poésies elles-mêmes sont nées à un moment où les sociétés traditionnelles
africaines avaient commencé leur mutation à la suite de leur confrontation avec la
colonisation. L’auteur raconte ainsi la conscience de l’Afrique au sujet de la mort :
Ceux qui sont morts ne sont jamais partis : Ils sont dans l’ombre qui s’éclaire Et dans l’ombre qui s’épaissit. Les Morts ne sont pas sous la terre : ils sont dans l’Arbre qui frémit, Ils sont dans le Bois qui gémit, Ils sont dans l’Eau qui coule, Ils sont dans l’Eau qui dort.
Ils sont dans la Case, ils sont dans la Foule : les Morts ne sont pas morts. Ceux qui sont morts ne sont jamais partis : Ils sont dans le Sein de la Femme, ils sont dans l’Enfant qui vagit, et dans le Tison qui s’enflamme.
Les Morts ne sont pas sous la Terre : Ils sont dans le Feu qui s’éteint, ils sont dans les Herbes qui pleurent, Ils sont dans le Rocher qui geint, ils sont dans la Forêt, ils sont dans la Demeure, Les Morts ne sont pas morts.
279
Tout naturellement, ces réalités ont une résonnance très forte chez les Éwé. La
question de l’agentivité des ancêtres et la place importante qui est la leur dans la conception
de l’individu sous-tend toute l’anthropologie éwé. Bokõnõ Kodjo, prêtre de la divinité Afa,
qui m’a servi de lien avec les adeptes de la forêt sacrée de Bè, m’a révélé les moyens dont
dispose la culture pour une interaction avec les défunts :
On utilise la technique du miroir dans lequel apparaît le mort, ou bien on entre en intimité avec le défunt dans la chambre. Mais c’est un rituel très exigeant. La vodoussi est livrée à elle-même pendant 7 jours sans manger ni boire. Elle est uniquement gérée par des esprits pendant ce temps, possédée par l’esprit ého, personne ne peut l’approcher. Généralement, ce sont les femmes qui s’adonnent à ce genre de rituel appelé homeyiyi79. Elles convoquent et s’entretiennent avec les défunts au cas où quelqu’un voudrait s’entretenir avec un parent décédé pour connaître sa volonté.
Des relents de cette spiritualité traditionnelle sont perceptibles dans la façon dont l’ODM
aborde certains de ses rituels. McPhail & Cordery (2019) ont eu raison d’affirmer qu’une
vision du monde ne change pas dans l’espace d’une nuit. En effet, dans l’ODM, il arrive
aussi que les vivants s’adressent directement à un défunt couché là, devant eux. C’est ce
qui se passe lors de la prière avant la mise en bière. En ce moment précis, le rituel prévoit
que l’Ordre retire le sautoir dont est revêtu celui ou celle qui s’en est allé servir dans le «
Noble Ordre céleste ». Pour retirer le sautoir préalablement mis au coup du cadavre,
l’expert du rituel engage une conversation avec lui en ces termes :
Frère, (nom, prénom), tu es rappelé par ton créateur pour le Noble Ordre céleste supérieur; tu as été investi de ton vivant avec ce sautoir dans le noble Ordre des Chevaliers de Marshall... j’ai maintenant l’insigne honneur de récupérer ton sautoir pour le mettre à l’abri. Je fais ceci au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit.
Pour le marshallien, le mort continue d’avoir donc une ouïe; les vivants lui
adressent la parole, lui demandant la permission de le toucher, d’opérer des actions rituelles
79. Ce qui veut littéralement dire entrer en chambre. Cette expression traduit l’idée d’une mise en quarantaine; une retraite spirituelle dans le jeûne.
280
sur lui. Au vu des pratiques rituelles et de l’affection que manifestent les vivants vis-à-vis
des morts, il apparaît alors que l’a-subjectivation du cadavre n’est que relative. Certes, la
mort met fin à un mode existentiel, mais cette fin est loin d’être celle des propriétés
ontiques du sujet. La propriété caractéristique d’un vivant est sa capacité d’agir, sa capacité
à poser un acte; et la mort a un pouvoir d’anéantissement sur le sujet, dans la mesure où
elle le rend inapte à l’action. Face à cet anéantissement contre lequel l’individu semble être
désarmé, le christianisme brandit un antidote qui est la croyance en la résurrection. La
doctrine de la résurrection postule que le croyant est protégé de la destruction totale et
assure sa continuité dans le monde de Dieu pour toujours. Une fois dans la béatitude et
complètement renouvelé dans sa nouvelle condition, le sujet redevient pure capacité
relationnelle. Toutefois, avant de prétendre à ces relations éternelles, le sujet doit déjà avoir
construit des relations sociales sur terre.
7-2. L’occasion de la mort comme le lieu de renforcement du lien social
Les rites funéraires, aussi bien dans les communautés éwé que l’Ordre de Marshall
ne constituent pas seulement une performance où de la séparation entre les morts et les
vivants, ils sont surtout un espace où s’origine et se renouvelle le lien social.
7-2.1. Aspiration des vivants aux rites et honneurs posthumes
Au-delà de leur croyance religieuse, l’autre motivation qui fonde l’engagement des
membres de l’ODM est leur désir de s’assurer de dignes funérailles à la fin de la vie. J’ai
281
décrit plus haut la richesse symbolique des rites funéraires propres à l’ODM. L’une des
caractéristiques de ces rites est leur dimension flamboyante et colorée80.
Illustration 11:Une prestation durant des obsèques. (Photo d’archive de l’ODM)
Illustration 12: Les membres de l’ODM se préparant à leur rituel autour d’une tombe. (Photo d’archive)
80. Illustration nº 11 et 12
282
Pour ces occasions, les marshalliens et marshalliennes arrivent habillés dans leur
uniforme, avec des accessoires comme épées et bannières portées par ceux et celle qui sont
institués pour le faire. Leur entrée dans la maison mortuaire se fait, les bras croisés au
niveau du bas ventre, rangés en ordre et marmonnant un hymne, sous le regard des
profanes.
Dans la tradition éwé, les obsèques sont censées sanctionner la vie d’un individu.
La nécessité absolue pour un individu d’avoir une descendance se justifie entre autres
raisons, par le fait d’avoir des personnes capables d’organiser pour lui de dignes funérailles
à sa mort. Dans la cosmologie ajatado, ce sont les enfants qui assurent la transformation
de leur défunt père en ancêtre divinisé (Adoukonou 1980 ; Gilli 2016) et l’horizon de la
mort apparaît complètement intégré aux choix de la vie quotidienne. En traitant des Éwé,
j’ai montré l’orientation démocratique de leur organisation sociale, cependant, leur vie
quotidienne est marquée par des jeux complexes fondés sur les statuts personnels des uns
et des autres. La mort semble être le lieu où est évaluée la valeur de chaque personne, sur
la base des choix opérés durant l’existence.
À cet effet, on trouve chez les Éwé, une classification des morts en fonction des
circonstances dans lesquelles la mort est intervenue. Il y a dans un premier temps, ceux qui
sont morts d’une bonne mort, afemeku ou kunyuie. Lorsque la mort est survenue à la
maison, alors que la personne est relativement avancée en âge et a laissé une descendance,
on parle d’une bonne mort. La coutume réserve à ces personnes la place la plus favorisée
au cimetière. Elles sont enterrées dans l’après-midi à l’heure où le soleil se couche et leur
tombe est marquée par une pierre tombale. Chez les Éwé-Anlo du Ghana, ces défunts sont
institués ancêtres par un rituel public appelé yofewõwõ, (Surgy 1988). Une deuxième
catégorie est constituée de ceux qui sont appelés les mauvais morts, amekukuvoê; ceux qui
sont morts de evhuku, c’est-à-dire, en versant leur sang. Comme l’a affirmé Gayibor (2013:
80), chez les Éwé, « Le sang humain ne doit jamais souiller le sol ». Le sang véhicule le
flux vital et les Éwé voient d’un mauvais œil la façon de mourir qui consiste à gaspiller
ledit flux. Pour Rosenthal (1998), kuvoê, ou la mauvaise mort ne désigne pas en tant que
telle la qualité morale du défunt, mais plutôt les conditions jugées mauvaises dans
lesquelles la mort a surgi. Sont considérés comme entrant dans cette catégorie, ceux qui
ont été brutalement arrachés à cette vie, alors qu’ils jouissaient encore d’une pleine vitalité.
283
Ce sont les accidentés de toutes sortes, ceux qui sont morts par une arme à feu, par suicide
ou noyade ou encore, tués par un couteau ou une machette, qu’il y ait eu versement de sang
ou non. Ils sont enterrés en plein jour pendant que le soleil est au zénith pour signifier qu’ils
sont morts d’une mort chaude. Ils sont enterrés dans le dzogbe qui veut littéralement dire
désert. C’est la partie broussailleuse, non entretenue du cimetière parce que la coutume
interdit d’y faire de la propreté. Les tombes qui y figurent ne sont pas distinctement
marquées (Surgy 1988).
Alors que la pénombre et la douce brise de l’après-midi appartiennent à ceux qui
sont morts d’une bonne mort, la chaleur et la lumière intense du soleil sont convoquées
pour séparer les défunts. Dans la culture éwé, c’est une bénédiction de vivre longtemps,
d’avoir une descendance nombreuse, de mourir chez soi et surtout d’avoir de grandioses
funérailles. Les Éwé recherchent donc l’honneur posthume, qui est finalement la sanction
qui témoigne du statut éthique et de la valeur sociale du défunt. Les funérailles sont une
occasion de honte ou occasion d’honneur. Les morts ne veulent surtout pas avoir honte
devant les vivants. Une grande assistance aux funérailles, ainsi que les lamentations qui
s’y expriment racontent quelque chose sur la capacité relationnelle du défunt. Elles disent
si celui-ci a été ou non, un acteur social important dans sa communauté.
La quête des honneurs posthumes que manifestent les membres de l’ODM plonge
ses racines dans cette réalité culturelle. L’ODM répond par la richesse symbolique de ses
rites funéraires, aux attentes de ceux et celles qui sont préoccupés par le souci de soi après
cette existence. Dans l’ODM, les honneurs posthumes ne constituent pas juste un droit lié
au fait d’avoir été initié, mais plutôt un mérite attaché à un engagement humain et financier
constant dans l’Ordre. Ceux et celles qui appartiennent à l’Ordre doivent lui démontrer leur
loyauté, en s’investissant humainement ou financièrement dans les projets communs. C’est
le prix à payer pour avoir droit aux honneurs posthumes auxquels ils aspirent. Le
témoignage suivant de Sister Adèle éclaire la dynamique interne qui est à l’œuvre dans
l’Ordre :
Il y avait un couple marshallien dont le monsieur avait vraiment beaucoup milité de son vivant. À sa mort, il a été enterré avec tous les honneurs possibles. Tout récemment, sa veuve aussi est morte. Alors nous avons été saisies; dans des cas comme ça, il faut tout de suite consulter la fiche personnelle de renseignements de celui qui est mort. Mais il nous était impossible de la
284
retrouver dans le cas de cette dernière. Nous nous sommes laissé dire que quand ce couple a été initié dans les années 70, la dame s’était retirée de l’Ordre juste après la première année. Malgré de multiples tentatives de ses sœurs de la faire revenir, elle refusa parce qu’elle aurait été blessée par un fait. Les enfants souhaitaient que l’Ordre enterre leur maman, comme cela avait été fait pour leur papa, mais jamais l’Ordre ne peut faire honneur à une femme qui de son vivant avait pris ses distances avec nous.
Dans la société traditionnelle éwé, les honneurs posthumes étaient liés à la droiture
et à la sagesse de l’individu dont le succès est traduit comme une bénédiction divine.
Aujourd’hui dans l’ODM, ceux et celles qui rêvent d’avoir accès à ces honneurs se doivent
de les mériter par leurs engagements. Les obsèques apparaissent d’une part, comme un
espace où se manifestent les exigences que les morts formulent vis-à-vis des vivants, mais
aussi, d’autre part, un espace où les vivants vérifient et évaluent les liens sociaux qui les
unissent les uns aux autres. L’Analyse des rites funéraires me conduit à la formulation de
deux théories sociales majeures sur L’ODM et par conséquent, sur la société éwé, en lien
avec la thématique de la mort.
7-2.2. Les rites funéraires, comme lieu de renouvellement du contrat social
En partant de la perspective de Mauss (1923) sur la place du don et de la réciprocité
dans les sociétés dites archaïques, il est possible de saisir les transactions qui se font entre
les vivants, quand la mort frappe la communauté. Tout se passe comme si les vivants
prenaient une plus grande conscience de la valeur de la vie quand ils sont confrontés à ce
que Deleuze (1997: 5) appelle « la mort universelle ». La mort de l’autre joue un rôle
radical dans l’expérience que l’individu fait de sa propre subjectivité comme l’affirme
Heidegger (1986). De ce que l’on ressent face à la mort d’autrui naissent des actes de
sympathie à l’égard de ceux que cette mort afflige directement.
Chaque décès représente dans l’ODM, une occasion pour témoigner de la solidarité
de l’Ordre à l’égard de la famille éplorée. Si les honneurs posthumes constituent des
ressources immatérielles et symboliques réservées au défunt, il existe aussi un soutien
matériel accordé à la famille. Une aide financière est accordée par L’ODM, sans que cela
n’exclue la participation personnelle des individus. Sister Adèle affirme en ce sens : « La
285
valeur de ce que nous donnons est fixe et connue de tous, c’est 100.000 franc cfa81. En plus
de cela, il y a les dons individuels et le soutien humain des frères et sœurs qui participent
aux préparatifs pratiques des funérailles. Chacun se sent soutenu dans l’épreuve de la mort.
» Dans cette perspective, l’Ordre représente une certaine assurance-vie dans un contexte
social difficile où rien n’est garanti. Des tactiques, des stratégies et ruses de toute sorte sont
développées par des individus pour arracher leur vie au poids que le destin fait peser sur
eux (Laurent 2013). L’élan de solidarité que l’événement de la mort suscite est le lieu d’un
véritable contrat social dans le sens où l’entend Caillé (2007: 50) : « Chacun sait que le
comportement de l’autre est réglé par la coutume et que celle-ci enjoint de choisir la voie
de l’honneur qui est celle de la générosité ».
Dans l’ODM, au-delà de l’honneur public rendu au défunt, au-delà de l’apport
matériel, c’est d’abord et avant tout, de la présence humaine aux côtés de ceux qui sont
éprouvés par la mort qui est exigée, puisque tous sont tenus d’être présents aux rites
funéraires. Cela signifie, se déplacer en personne, aller offrir ses sympathies, donner un
coup de main dans l’organisation pratique des obsèques, toutefois, une contribution
financière ou matérielle peut parfois remplacer cette présence humaine. En revanche, ce
qui est inconcevable lors d’un décès, c’est surtout de l’indifférence. Quand l’événement de
la mort frappe, nul n’a le droit de rester indifférent, car toute indifférence traduirait non pas
une attitude de neutralité, mais laisserait planer le soupçon d’une animosité larvée. La
contribution que chacun, qu’elle soit humaine ou matérielle est souvent basée sur l’attente
que le jour où l’on est confronté soi-même à une situation de deuil, la réciprocité
s’appliquera. Chacun s’attend à recevoir de la sympathie et de la solidarité humaine quand
la mort frappera à la porte de sa maison. C’est donc là le contrat non écrit qui régente les
comportements sociaux dans la société contemporaine au Sud-Togo.
Généralement, la fin des veillées funèbres est l’occasion où les familles éplorées
reçoivent la sympathie des amies et alliées. L’expression « familles, parentes et alliées »,
très peu utilisée en d’autres circonstances revient souvent dans le cadre des rites funéraires.
L’annonce du décès, ainsi que les mots de remerciements révèlent au grand jour le réseau
81. Ceci représente un équivalent d’à peu près 235 dollars canadiens.
286
de connexion de la famille éplorée. Cet extrait sur l’annonce du décès de Brother Nestor,
en dit quelque chose : « Les familles parentes, alliées et amies, profondément touchées des
marques de soutien et de sympathie que vous leur avez témoignées, lors du décès de leur
très cher et regretté... Vous renouvellent leurs sincères remerciements... ». Ce qui est
remarquable dans cette formule, c’est le terme « allié » qui désigne les personnes et familles
qui gravitent socialement et sociologiquement autour de la famille éplorée, prouvant ainsi
que la mort n’est jamais l’histoire d’une seule personne ou même d’une seule famille. Elle
est plutôt un lieu d’alliance. Le fait de réserver le terme « allié » à ces circonstances, au
cours desquelles les familles alliées se manifestent, traduit la tendance de la psychologie
populaire à nouer des alliances dans cette période sensible.
À la veillée funèbre, les amies et alliés se manifestent et cherchent à faire
remarquer leur présence et leur attachement à la famille éplorée. C’est le moment le plus
prisé pour ceux qui participent à un rite funéraire de se faire remarquer de celui qui pleure
un parent. Tous se mettent en rang, formant une longue file où chacun attend son tour pour
aller serrer la main à la famille qui a perdu un membre. Cette présence est matérialisée par
la main tendue qui semble être l’événement qui crée l’alliance, tout en instituant la dette
symbolique. Il ne faut toutefois pas tomber ici dans une interprétation marchande du
concept « dette » qui tient le receveur prisonnier du donateur, jusqu’à ce qu’il rembourse
ce qu’il a reçu. Au contraire, dans une perspective du renforcement du lien social, la dette
symbolique a ici une valeur positive, une forme de « contagion de la relation » comme l’a
conceptualisé Godbout (2007: 168). Celui qui prend l’initiative du don prend aussi le risque
de la confiance que le jour où il sera dans le besoin, le même soutien humain, matériel et
financier lui sera accordé, soit par le fait de la réciprocité, soit simplement, par la générosité
d’un tout autre individu qui crée le lien par son geste. La condition pour en bénéficier est
juste de pouvoir être identifiée comme un participant actif de ce jeu d’alliance qui fonde
l’expérience initiatique aussi bien dans l’ODM que dans la société éwé de façon générale.
Cette perspective de « dette positive » qui lie les membres de l’ODM entre eux et
transforme les obsèques en un espace de solidarité et de réciprocité constitue entre autres,
le ciment de l’identité marshallienne.
287
7-2.3. Les rites funéraires, comme lieu de démarcation des visions du monde
Dans la culture éwé, l’individu repose indifféremment sur les deux piliers
sociologiques que sont les familles paternelle et maternelle (Hamberger 2009 ; Surgy
1988). Les Éwé n’accordent aucun privilège à aucune lignée de filiation sur l’autre. Un
père ou une mère joue les mêmes rôles, aussi bien dans la procréation que dans l’éducation
d’un enfant. Quand un individu parle de sa famille, il se réfère généralement à ces deux
composantes, parfois très larges. À la mort d’une personne, des pourparlers s’engagent
entre ces deux entités familiales, chacune gardant sa spécificité propre et son indépendance.
Ce sont elles qui dans la mesure du possible fixent les dates et aplanissent les différends
qui pourraient exister dans la finalisation de l’organisation des obsèques. Les fréquents
malentendus autour des obsèques émergent généralement de l’échec des négociations entre
ces deux branches de la famille du défunt. Le cas de mort de Brother Kenny illustre bien
comment l’occasion de la mort peut être révélatrice, soit de tensions, soit d’excellents
rapports entre les différentes lignées auxquelles est rattaché un individu.
Brother Kenny fut un membre actif de l’ODM. Il est issu de deux familles royales
éwé. À sa mort, les deux familles en sont venues à se disputer le corps, chacune voulant
imposer l’endroit reposera où le défunt, et par conséquent, le rituel approprié pour effectuer
son passage de la vie dans l’au-delà. Le père de Kenny, mort depuis des années a été un
chef traditionnel dans sa région. Les oncles paternels de Kenny ont fait valoir, à la mort de
ce dernier, leur droit coutumier sur le corps, alors que la maman du défunt, encore vivante,
souhaitait enterrer son fils chez elle, dans son village, situé dans un autre canton. Faute de
s’entendre, cette situation conflictuelle a déteint sur le climat général des obsèques. La
situation était d’autant plus compliquée que l’ODM, sans prendre parti dans ce débat sur
le lieu de l’enterrement, avait lui aussi ses propres exigences.
En effet l’Ordre a toujours fait preuve d’un certain exclusivisme rituel. Quand un
des siens meurt, pour l’enterrement, l’Ordre le tout dernier rituel d’adieu doit être effectué
exclusivement par les membres de l’Ordre. Ces derniers sont appelés à fermer le cercueil,
après ce rituel. Cette exigence spécifique finit souvent par un conflit. Pour justifier leur
droit sur le corps de leurs frères et sœurs, Brother Pac me citait le proverbe éwé, « Ekovi
edi na kovi » c’est-à-dire, seul, celui qui partage la même coutume que le défunt a le droit
de l’enterrer. Cette citation de Brother Pac traduit l’état d’esprit des membres de l’Ordre
288
et suggère que le lien initiatique qui les unit doit être plus fort que celui qui les relie à leur
ethnie. L’exigence de l’Ordre à l’exclusivisme rituel se justifie donc par l’imaginaire de
cette forte appartenance commune que ne comprennent pas toujours les profanes. Face à
l’intransigeance de l’Ordre à écarter tout autre rite que le leur, les tenants de la tradition
mettent en avant l’appartenance naturelle du défunt à son clan ethnique, ayant ses propres
logiques et coutumes.
La mort est conçue chez les Éwé comme un voyage vers le tsiefe, le séjour des
morts. Pour ce voyage, il est important que le rituel approprié soit exécuté afin que le défunt
puisse disposer de moyens dont il a besoin pour la traversée. La conception éwé de la mort
comme un voyage implique que soit mis dans la tombe, des objets ayant appartenu au
défunt et qui sont jugés nécessaires pour le voyage de l’au-delà. Nommés apelika, ces
objets constituent souvent un point de désaccord entre l’ODM et la culture éwé. L’ODM
rejette ces pratiques qui n’entrent pas dans sa vision du monde. Sister Pascaline qui a
beaucoup vu ces choses parce qu’elle fut responsable des Dames attira mon attention sur
cette réalité : « Quand l’objet à mettre dans la tombe n’est pas clair, nous refusons. Les
familles veulent par exemple déposer dans la tombe le Afa82 du défunt. Nous refusons ces
pratiques. Mais aujourd’hui, nous préconisons la négociation avant l’enterrement ». Ces
négociations dont parle Pascaline permettent à l’Ordre de ne pas en venir à des situations
de violence physique avec les populations qui tiennent à leur pratiques ancestrales. L’ODM
fait toujours prévaloir le choix qu’a été celui du défunt de faire partie d’un Ordre dont il a
connu les principes et les avait acceptés de son vivant.
En définitive, ces conflits rituels ne sont en fin de compte que l’expression du
déchirement intérieur des peuples du Sud-Togo, partagés entre les différentes façons d’être
au monde qui cohabitent chez eux. Les rituels funéraires et le rituel du mariage semblent
être des terrains sur lesquels les conflits sont les plus à même d’émerger. Ceux-ci traduisent
82. Ici, le terme désigne non plus la divinité responsable de la géomancie elle-même, mais l’objet sacré le matérialisant que donne le prêtre traditionnel à celui qui le consulte. Cet objet est strictement personnel et doit suivre l’individu. Contrairement au vodu, il ne peut être hérité. Raison pour laquelle les Éwé le mettent dans le cercueil ou dans la tombe pour suivre le défunt. Cela démontre aussi que la subjectivité déborde le corps physique de l’individu et se continue à l’extérieur de lui. Ce refus de l’ODM traduit leur adoption sur ce plan concret de l’ontologie naturaliste, mais qui ne dit pas tout de leur représentation du monde.
289
souvent les difficultés inhérentes à la cohabitation de différentes ontologies sur un terrain
où elles ont été essaimées, tant par la colonisation, la christianisation et la modernité
mondialisée. Dans un environnement où les rituels traditionnels éwé et chrétiens n’ont
d’autres choix que de cohabiter dans presque tous les domaines, toute prétention à un
exclusivisme, quel qu’il soit ne peut que générer de vives tensions. Comme l’a souligné
Latour (1991), le christianisme a toujours affiché un certain mépris pour les hybrides,
compromettant les chances d’une cohabitation intelligente entre les ontologies en présence.
Considérés souvent comme un lieu de solidarité, parce qu’ils contribuent à rassembler des
communautés, les rituels peuvent être aussi un lieu de conflits et de confrontation, quand
la vision du monde des communautés n’est pas unifiée (Komter 2005). Dans le cas de la
mort de Brother Kenny, les rituels apparaissent plutôt comme des lignes de démarcation
qui séparent les différentes visions du monde présentes dans la cosmologie éwé.
290
Conclusion
Tout au long de ce chapitre, j’ai été guidé par le souci de décrire le destin du sujet
face au phénomène de la mort. Dans son acception biologique, la mort est conçue comme
l’interruption de l’existence, mettant fin à l’intentionnalité ou à la capacité d’agir du sujet.
Face à cela, l’Ordre a mis en place un ensemble de pratiques visant à prendre en charge ses
membres défunts. À travers l’action liturgique, les vivants accompagnent les défunts dans
leur voyage au cœur du mystère divin. Si les membres de l’ODM acceptent le sort que la
mort leur réserve, ils pensent aussi que la subjectivité ne s’évanouit pas pour autant avec
la mort. Ils ont aussi appris à regarder la vie qui persiste par-devers la mort. La
transsubjectivité du défunt est une conviction solidement ancrée dans la cosmologie éwé,
de la même manière qu’elle est un article de foi formulé par la doctrine chrétienne. Sur ce
point, les membres de l’ODM sont des sujets réconciliés avec eux-mêmes devant la réalité
de la mort. De l’action des morts sur les vivants, il en a été aussi question, car l’occasion
de la mort d’un individu reste pour les vivants un moment où ils renforcent le lien social
par le biais de l’affection qu’ils se témoignent les uns les autres. Interprétées à l’aune du
paradigme du don, les rites funéraires deviennent des lieux où s’origine et se renouvelle le
contrat social, le lieu de l’évaluation des relations matrimoniales, un lieu de vie pour la
communauté. La vie et la mort ne sont que deux pôles du continuum de la subjectivité.
291
CONCLUSION GÉNÉRALE
La question principale initiale sur laquelle repose la présente thèse doctorale est
ainsi libellée : après cent cinquante années de présence du christianisme et de l’éducation
de type occidental au Sud-Togo, par quels mécanismes spécifiques l’individu se constitue-
t-il sujet catholique, d’une part, et quelles sont, d’autre part, les caractéristiques de la
subjectivité construite dans le creuset de l’Ordre de Marshall ? L’objectif général que je
poursuis dans ce contexte est de décrire et de mieux comprendre la subjectivité catholique
marshallienne au Sud-Togo.
Les termes d’une subjectivité marshallienne
En faisant appel à différents auteurs qui ont traité de la thématique de la subjectivité
ou de l’identité, j’ai discuté à partir de la lecture de Michel Foucault et bien d’autres
auteurs, les théories qui permettent de saisir les contours d’un thème aussi complexe que
celui de la construction des subjectivités. Pour saisir la notion de subjectivité
marshallienne, j’ai mis en perspective plusieurs notions centrales au cadre conceptuel
foucaldien, dont les modes de subjectivation, le paradoxe de la subjectivation, le mode
d’assujettissement, la consistance éthique et la technologie de soi. Ces différents thèmes
sont des mécanismes de subjectivation sur la base desquels j’ai décrit, interprété et discuté,
la thématique du sujet catholique dans le contexte togolais, en vue de mieux le comprendre.
Je me suis attelé dans l’introduction générale à dresser une trajectoire de la formation des
subjectivités, en accordant une attention particulière à la culture et aux traditions des Éwé.
Dans cette perspective, j’ai consacré une part importante au mécanisme traditionnel de la
formation des sujets, tout en mettant en exergue, à travers l’histoire sociopolitique,
coloniale et postcoloniale du Togo, des épisodes normés qui ont eu un impact significatif
sur la formation du sujet. Le profil du sujet marshallien n’apparaît historiquement situé que
lorsque l’ensemble de cet environnement précis est pris en compte. J’ai dégagé des
mécanismes de formation de la subjectivité marshallienne, des valeurs stables,
292
caractéristiques de ce sujet. Ce sont ces valeurs stables que j’appelle ici des modalités de
la subjectivité marshallienne.
La modalité gnoséologique (en tant qu’elle est liée à la connaissance)
Ce que Foucault (2001b: 479) a écrit ce qui suit à propos des épicuriens : «
Connaître les principes qui régissent le monde, la nature des dieux, les causes des prodiges,
les lois de la vie et de la mort est, de leur point de vue, indispensable pour se préparer aux
événements possibles de l’existence ». Ce constat peut s’appliquer mutatis mutandis aux
Chevaliers et Dames de Marshall. En rappel, la substance, ou consistance éthique, est ce à
partir de quoi un individu se jauge et évalue sa valeur spirituelle. Le désir de connaître les
lois de la vie présente, et les réalités de l’au-delà sont une part importante du sujet
marshallien. De ce constat, j’ai établi que la première caractéristique, mais aussi la plus
régulière, en termes de son occurrence chez les uns et les autres est la modalité
gnoséologique. La connaissance de soi et du monde est étroitement liée au souci de soi
chez le sujet marshallien. Les efforts que déploie l’individu pour entrer dans la
connaissance des mystères qui entourent le quotidien ont pour but de réaliser le projet de
la vie bonne. Celle-ci est à comprendre dans le sens du terme grec bioûn, une vie qui a du
sens, « et qui se rapporte à la manière de vivre cette vie, la manière de la mener, de la
conduire, la façon dont elle peut être qualifiée d’heureuse ou de malheureuse » (Foucault
2014: 36).
La connaissance ou encore le déchiffrement des liens de correspondance entre les
existants est une des dimensions du sujet marshallien. Elle fait directement écho à la
coprésence sur le site, de différentes ontologies, avec les spécifiques représentations du
monde dont elles rendent compte. La connaissance dont il est question ici n’est pas
seulement celle qui se fonde sur l’approche scientifique du réel. Cette dernière n’étant
qu’une approche d’exploration du réel parmi tant d’autres. Pour les marshalliens et
marshalliennes, l’adhésion à la doctrine chrétienne est enrichie par une approche du réel
qui est informée par la tradition éwé. La réalité ainsi composée entraîne une façon
authentique de faire l’expérience de la réalité. À la suite de l’ethnologue Gilli (2016), qui
a totalisé une quarantaine d’années de terrain parmi les Éwé-Ouatchi, et à partir des
293
données empiriques sur les Éwé, j’ai eu à identifier la prédominance de l’analogisme
comme ce mode privilégié par lequel peuples éwé appréhendent le réel. Si dans leur rapport
à l’altérité, les ontologies sont médiatisées, d’une part, par l’intériorité, c’est-à-dire tout ce
qui a trait à soi, et, d’autre part, par la physicalité, ce qui recouvre cet en-soi, favorisant la
relation avec l’extérieur de soi, il faut comprendre l’analogisme comme « un mode
d’identification qui fractionne l’ensemble des existants en une multiplicité d’essences, de
formes et de substance séparées par de faibles écarts, parfois ordonnées dans une échelle
graduée, de sorte qu’il devient possible de recomposer le système de contrastes initiaux en
un dense réseau d’analogisme reliant les propriétés intrinsèques des entités distinguées »
(Descola 2005: 351). C’est là, dans la caractéristique de la pensée analogique à associer, à
apparier, ou à trouver des ressemblances entre ce qui se trouve en bas et ce qui se trouve
en haut, entre le monde invisible et le monde visible que se dessine son lien étroit avec la
connaissance (gnôsis). Dans les ontologies analogiques, la connaissance devient surtout, le
résultat du déchiffrement secret du réel. Ici, l’imaginaire du cosmique constamment présent
génère l’ordre, la symétrie et la perfection. Dans ces circonstances, la connaissance ne
consiste en rien d’autre qu’à identifier et à déchiffrer des ressemblances qui sont cachées,
à première vue (Plantin 2011 ; Santamaria 2011), d’où l’importance accordée au secret.
Non pas que le secret n’existe pas dans les autres ontologies, mais ici il acquiert une
importance sociale capitale, garantissant le pouvoir à toutes les échelles de la société.
L’analogisme autorise le jeu de l’ésotérisme qui n’est pas à entendre ici dans le sens de
l’occultisme. L’ésotérisme est à comprendre ici comme l’art de dissimuler tout en dévoilant
une vérité à des personnes, en fonction de leur qualité (Faivre 1972).
La présente analyse ne cherche pas pour autant à enfermer les Éwé, encore moins
les marshalliens dans un partage descolien du monde. Dans ce sens, mon analyse pourrait,
peut-être, se faire reprocher de reproduire une lecture trop colonialiste de la réalité
africaine. En traitant de la cosmologie éwé (cf. chapitre 2), j’ai en effet donné des exemples
qui illustrent la fluidité des frontières entre « les existants », montrant que les frontières ne
sont pas si étanches tel que supposé par le cadre descolien. J’ai dans ce sens souligné des
traits de totémisme dans la pensée éwé, ainsi que des bribes d’une réalité animiste. Même
si la porosité entre nature et culture est attestée, mais elle se justifie dans le système de la
théorie descolienne par le principe de la coprésence des quatre ontologies dans le même
294
univers cosmologique. Descola (2005) affirme en effet : « Rappelons aussi que les modes
d’identification sont des façons de schématiser l’expérience qui prévalent dans certaines
situations historiques, et non des synthèses empiriques d’institutions et de croyances.
Chacune de ces matrices génératives structurant la pratique et la perception du monde
prédomine certes en un temps et un lieu, mais sans exclusive ; l’animisme, le totémisme,
l’analogisme ou le naturalisme peut en effet, s’accommoder de la présence discrète des
autres modes à l’état d’ébauche puisque chacun d’entre eux est la réalisation possible d’une
combinaison élémentaire dont les éléments sont universellement présents. » (Descola
2005: 293-294).
Je reste convaincu que le modèle descolien rend bien compte d’un certain nombre
de réalités sociales actuelles dans la modernité du Togo et de l’Afrique. Et l’une de ces
réalités reste à n’en point douter, la fascination des peuples vis-à-vis de l’ésotérisme et de
tout ce qui a trait au mystère (Afoutou 2019). Comme j’ai eu à le montrer dans cette
réflexion (cf. chapitre 2), le mode de subjectivation par lequel la société éwé a toujours
produit ses élites est la voie initiatique secrète. Or dans les mutations qu’expérimentent les
sociétés africaines aujourd’hui, cette thématique du secret revient hanter l’interprétation
que l’imaginaire populaire fait des réalités contemporaines. Dans le contexte camerounais
par exemple, l’homosexualité est associée aux élites qui dans leur connexion avec les
ordres ésotériques renforcent ainsi leur pouvoir comme le montre Geschiere (2017). Une
lecture à partir du modèle descolien permet certainement de faire sens des réalités qui
subsistent sur le terrain, permettant de rendre compte de la construction du sujet dans le
cadre du secret et des jeux de pouvoir.
La spiritualité de l’ODM cède à la même tendance analogique qui établit des
correspondances entre des réalités conçues au premier abord, comme séparées. Elle
privilégie l’identification du croyant aux êtres angéliques et aux puissances positives
habitant le cosmos. C’est dans cette mesure qu’elle peut être qualifiée de cosmique,
cherchant à mettre en relation l’humain et le cosmos.
Du moment où la doctrine chrétienne a été exposée et clarifiée par les missionnaires
dès les débuts de l’évangélisation et au cours de l’histoire, l’on devrait s’attendre à ce que
le christianisme garde sa « pureté » dans les milieux où elle a été introduite. Cependant, le
constat général est que la réception de cette doctrine se fait dans une ambiance marquée
295
par un jeu complexe de sélections. Cette réception se fait par le schème culturel des peuples
qui, derrière l’empressement et l’accueil avec lesquels ils s’ouvrent au christianisme
soumettent obligatoirement et sans complaisance, celui-ci à un examen approfondi. Pour
montrer la complexité de la pratique religieuse catholique au Sud-Togo, j’ai mis en exergue
deux thèmes majeurs que sont, la question du diable et celle de la revanche des ancêtres.
Ce sont deux aspects de la vie sociale, intrinsèquement liés au contexte du catholicisme
éwé.
Meyer (1992, 1996, 1997, 1998 a, 2002) est revenue largement sur la réalité du
diable dans ses travaux sur les Éwé. Pour elle, la dichotomisation de la vie sociale éwé s’est
produite au début de la christianisation. La réalité du diable, introduite par les missionnaires
s’est imposée, intégrant dans sa définition des domaines et situations qui lui préexistent.
C’est le cas de adze, terme local pour dire la sorcellerie. Toujours persistante dans la
mentalité malgré la modernisation croissante de la société, la sorcellerie rend plus que
jamais actuelle la question du diable. La satanisation de la vie sociale éwé a commencé
quand les premiers convertis au christianisme ont désigné les non-chrétiens comme
abosamtowo, c’est-à-dire ceux qui appartiennent à Satan. Le point névralgique d’un tel
processus est qu’en rejetant comme diabolique ce qui n’est pas chrétien, les premiers Éwé
convertis au christianisme rejetaient ainsi, sans le vouloir, des aspects de leur propre
subjectivité. Une sorte de mépris de soi-même par lequel, les néophytes sont amenés à
rejeter les points forts d’un processus de socialisation qui a contribué à les constituer
comme sujet (cf.Meiers 2013). L’évocation régulière, et donc la forte présence du diable,
du malin ou encore de Satan dans le christianisme africain reste désormais marquée par ce
paradoxe à la fois, psychologique et ontologique. Plus un individu se rapproche de ce qui
est présenté comme authentiquement chrétien, plus il doit se tenir loin des pratiques
ancestrales qui sont supposées l’avoir construit comme sujet appartenant au terroir. Le
combat spirituel au centre de la pratique rituelle marshallienne témoigne du fait que les
membres de l’Ordre de Marshall prennent au sérieux la présence des non-humains,
considérés comme dangereux pour leur équilibre.
La dimension gnoséologique de la subjectivité marshallienne est associée à une
capacité d’agir spécifique. Celle-ci est fondée sur un imaginaire dualiste qui implique Dieu
et le diable, les deux forces régissant le monde invisible qui reste en dernière analyse,
296
l’objet de la conquête de l’initié. Pour survivre dans un tel monde, la religion en général,
et l’Ordre de Marshall en particulier est le lieu d’où sont enseignées des techniques de soi,
des pratiques de combat spirituel et des connaissances nécessaires sur l’ennemi à
combattre. Ce combat spirituel s’inscrit, non seulement dans le sens de la préservation de
soi, mais surtout dans le sens de la réalisation d’un art de vivre, dans l’esprit de ce qu’en
décrit Foucault (2014: 35) « qui implique toute une ascèse, une série d’exercices [...] essais
progressifs de plus en plus, jusqu’à ce qu’enfin, à travers toute cette série d’épreuves, on
finisse par reconnaître qu’on a atteint le statut ontologique l’on cherchait [...] ». La capacité
d’agir liée à la dimension gnoséologique du sujet ne se réduit donc pas, à la défense de soi
contre le diable. Elle est ouverture de son intériorité à Dieu, à travers des rituels et des
exercices spirituels. En partant de Comaroff Jean & Comaroff John (1991) qui ont estimé
qu’au-delà des résistances qui ont marqué le début de la christianisation, la conscience
africaine finira par être conquise, j’ai démontré que la prédiction de ces derniers est une
réalité, dans une certaine mesure et que la réalité de conversion, comme transformation de
soi, en vue d’une nouvelle version de soi est bien en cours dans l’ODM. Les initiés
poursuivent le projet d’une modification intérieure de leur être, en vue de devenir meilleurs.
Sans cette dimension de la subjectivité, il est impossible de parler de l’être chrétien. Dans
les débuts de la christianisation, Garratt (2012) a souligné le malentendu qui a existé d’une
part, entre la manière de célébrer des occidentaux vivant au Togo, qui se rassemblaient
autour d’une bougie, à l’intérieur des maisons, et d’autre part, les Africains occupant le
dehors avec leur tamtam et leurs chants de réjouissance. Mais aujourd’hui, la recherche du
silence et de l’intériorité est avérée chez les marshalliens. Se construire par des exercices
spirituels dans le silence, afin de développer l’intériorité comme espace de rencontre avec
Dieu, constitue une avancée significative du christianisme et un apport singulier à la
subjectivité éwé. D’ailleurs, cette dynamique intérieure qui fait du cœur humain le lieu de
la rencontre avec Dieu est présentée comme le génie spirituel, typique du christianisme,
comme l’ont souligné les études de Cannell (2006); Dumont (1983); Mauss ([1938]
1985b), etc.
Malgré cette volonté de conformité au génie du christianisme, il y a toujours,
remarquable chez les membres de l’Ordre, une forme de créativité qui est enracinée dans
le génie culturel local, tirant sa soif des besoins ontologiques du sujet traditionnel. Pour les
297
membres de l’ODM, le lieu de la communion ultime avec Dieu ne se trouve pas seulement
dans ces exercices de silence. Dans l’ODM, le rite le plus important est celui qu’ils
appellent « la procession invocatoire ». Considérée comme le sommet dans les pratiques
spirituelles de l’Ordre, celle-ci réconcilie spiritualité africaine et spiritualité chrétienne. À
travers cet exercice, le corps humain n’est pas ignoré, mais convoqué pour entrer en
communion avec les entités angéliques et avec le Dieu Trinité. Le climat de silence, d’une
part, et celui de la procession invocatoire, avec tout ce qu’elle implique de gestuels, d’autre
part, constituent à eux seuls un jeu d’antagonisme, formant le creuset dans lequel se forme
le sujet. Les rites et symboles chrétiens vécus en lien avec les imaginaires africains
témoignent en faveur du postulat foucaldien qui veut que le sujet se construise dans le
paradoxe ou dans l’antagonisme. La subjectivité marshallienne et la capacité d’agir du sujet
se construisent, à travers les mécanismes de l’assujettissement, matérialisés dans le cas
présent, par les contraintes et les exigences de la doctrine universaliste chrétienne, ainsi
que par des techniques de soi que l’individu choisit dans sa liberté.
Les sujets africains créent du neuf avec ce qui leur est présenté de la doctrine
chrétienne. Mbembe (1988) parle en ce sens de l’indocilité de l’Afrique des ancêtres face
au christianisme. À cet égard, l’ingéniosité éwé s’est brillamment déployée dans l’épisode
analysé au chapitre 6 concernant de la chaise ancestrale, le lieu de la rencontre entre
l’individu et l’ancêtre commun des clans éwé. En dernière analyse, l’image du crucifix au-
dessus de la chaise ancestrale traduit à elle seule, la complexité du mécanisme de la
formation des subjectivités dans le contexte du catholicisme au Sud-Togo. Alors que le
catholicisme cherche à plier les populations éwé pour qu’elles entrent dans la logique de
sa doctrine, ces dernières finissent par l’obliger à tenir compte de leur vision du monde.
Les rituels de guérison mis en place par le père Assonvon, dans la gestion des difficultés
psychiques d’un de ses fidèles démontrent suffisamment ce pouvoir d’agir éwé.
L’agentivité n’a pas besoin d’être consciente et directe pour être efficace. Singleton (2004:
146) illustre la possibilité pour des peuples de mettre collectivement en place, des
stratégies, c’est-à-dire une capacité d’agir populaire et inconsciente, sans que son caractère
soit irréfléchi et irrationnel. La dimension mystérieuse de l’objet à connaître, c’est-à-dire
le monde invisible et ses acteurs non-humains, engendre chez le sujet marshallien une
tendance permanente qui le situe de façon permanente dans un entre-deux.
298
Les autres modalités de la subjectivité marshallienne.
Les autres valeurs stables de la subjectivité marshallienne que je vais maintenant
traiter ne sont pas moins importantes que la première. Je les traite toutes dans cette section,
pour des raisons de convenances dans la présentation. De cet ensemble, il faut souligner la
modalité hermétique de la subjectivité éwé. Elle est fondée sur le fait que la connaissance
jugée vitale pour la constitution du sujet est soumise au principe de la dissimulation et du
dévoilement. La subjectivité marshallienne est ancrée dans une pratique ésotérique comme
j’ai eu à le souligner tout au long de mon exposé dans le chapitre 5. En procédant par
dissimulation et ouverture, l’ODM intègre là aussi l’individu dans une autre forme de
liminalité permanente. La connaissance qui fait objet de secret paraît inatteignable, au point
où l’initiation à laquelle adhère l’individu-sujet devient elle aussi un processus qui dure
toute la vie.
À vrai dire, cette modalité hermétique semble constituer une composante subjective
qui dépasse largement le cadre de l’ODM. Le succès des ordres ésotériques au Sud-Togo
dit beaucoup sur l’attractivité qu’exerce ce qui est caché et mystérieux sur les Éwé (Spieth
2009). Le mystérieux a toujours participé d’un jeu de commerce et de séduction tous
azimuts dans le monde éwé. Aussi, la pratique du secret, comme levier du pouvoir, ainsi
que la tendance à une hiérarchisation constituent-elles des marques relatives aux univers
analogiques (cf. chapitre 2). Dans l’ODM, c’est autour de ce critère d’accès au mystère ou
au secret que gravite toute la réalité du mode d’assujettissement. Plus le marshallien accède
à cette connaissance bien protégée, plus il gravit les échelons dans l’Ordre et renforce son
statut personnel. Les conditions d’accès à la connaissance sont ordonnées au respect des
aînés, à l’assiduité aux assemblées rituelles et humanitaires de l’Ordre.
Dans la mesure où les pratiques de l’Ordre ont essentiellement un caractère rituel,
le poids des rites dans la production des subjectivités est d’une grande importance. Les
rituels de l’Ordre introduisent les membres dans une nouvelle façon d’habiter l’espace et
le temps. L’insistance sur une spiritualité cosmique par laquelle l’individu s’identifie à
Dieu, aux anges, aux saints et à toutes les entités habitant l’espace cosmique témoigne une
fois encore, de la réalité, tant de l’analogisme que du paradoxe de la subjectivation. Alors
299
que la doctrine chrétienne et les exercices spirituels de l’Ordre tendent à développer chez
les membres, une conscience réflexive de soi, des rituels comme le signe d’Orient replacent
ces derniers au centre d’un réseau spécifique de socialité, composée des êtres humains,
mais aussi des entités dites divines imaginées. Ce besoin de socialité avec les non-humains
est l’une des marques fondamentales de la spiritualité africaine. Excepté qu’ici, dans
l’ODM, les esprits des ancêtres sont remplacés par des entités angéliques et par de
différents êtres imaginaires, habitant les quatre points cardinaux. Or chez les Éwé, la
spiritualité cosmique ne se fait pas qu’avec les esprits, elle inclut aussi le monde végétal.
La religion traditionnelle éwé a partie liée avec l’univers végétal. C’est la maitrise des
connaissances des vertus des feuilles qui fait la puissance et l’efficacité d’organisation du
vodu éwé. La dense connexion des Ajatado avec les végétaux pourrait d’ailleurs constituer
un champ d’exploration pour des études ultérieures. Il faut signaler que dans une thèse
récente Adedzi (2019) plaide pour une réconciliation des ontologies qui se traduirait par
une plus grande ouverture des pratiques médicales modernes à la médecine traditionnelle,
fondée sur les plantes, afin de mutualiser les compétences en vue du renforcement du
système de la santé publique au Togo.
Il existe chez les Éwé, une production imaginaire très riche qui se trouve être bien
accommodée par la spiritualité l’ODM. Le besoin de satisfaire l’imaginaire n’épuise pas à
lui seul l’expansion du phénomène de l’ésotérisme dans le pays. Des raisons liées aux
intérêts matériels et identitaires peuvent aussi être mentionnées pour justifier ce recours
collectif à une méthode basée sur la dissimulation. En effet, toute quête d’affiliation répond
sur le plan social à des besoins identitaires. Une affiliation liée au secret engendre une
socialité marquée par la sélection et la démarcation. La tendance à la dissimulation
qu’affichent les mouvements ésotériques ne manque pas de créer un climat de suspicion
générale à leur égard. C’est sur ces constats, en l’occurrence, sur la question de la
sorcellerie, que plusieurs anthropologues en sont venus à conclure à une désagrégation du
lien social en Afrique (Bonhomme 2009 ; Bréda et al. 2013). L’accumulation des
commodités de la modernité sera traduite dans une telle perspective, comme un signe de
sorcellerie, dans la mesure où les riches sont généralement soupçonnés, non seulement de
creuser les inégalités, mais aussi de verser dans des crimes sacrificiels (cf. Geschiere et
Meyer 1999).
300
Ayant fondé son modèle d’affiliation sur la même base ésotérique, l’ODM se doit
de se justifier. L’Ordre est sommé de répondre à la question liée à sa raison d’être. Pourquoi
en tant qu’association au sein de l’Église, organiser une affiliation si forte n’incluant qu’un
nombre limité de membres, alors que l’Église elle-même se veut un espace d’affiliation et
d’intégration de l’humanité ? Les membres de l’Ordre l’assurent, leur solidarité
apparemment clanique est au service de la solidarité universelle que prône l’Église
catholique. Les modèles d’organisations secrètes sont plus que jamais suspects dans une
ère où la transparence démocratique s’impose comme une vertu cardinale. Le flou récent,
intervenu dans la distinction vie privée/vie publique, sur les réseaux sociaux donne une
idée de la dictature qu’impose la valeur de la transparence à l’ère du numérique.
La troisième modalité de la subjectivité marshallienne est la modalité éthique.
Celle-ci est caractérisée par une capacité d’agir qui vise la réalisation de soi. Entrer dans
l’Ordre de Marshall ne peut pas être dissocié du projet de réalisation matérielle personnelle
de soi. L’ODM s’est toujours voulu un creuset de diverses compétences humaines,
destinées au service des membres de l’Ordre. Dans une Afrique marquée par l’absence de
l’État et où la distribution des ressources reste très déséquilibrée, l’affiliation à des réseaux
pouvant permettre l’accès aux services et aux biens communs est une stratégie positive de
survie. Dans l’ODM, la quête de recherche de sens est alliée à la poursuite des objectifs
utilitaires. Mbembé (2013: 13) permet de saisir cette Afrique qu’il décrit comme allant «
dans le double sens du passé et du futur à la fois; dont les processus spirituels sont un
mélange de sécularisation de la conscience, d’immanence radicale (souci de ce monde et
souci de l’instant) et plongée apparemment sans médiation dans le divin [...] ». L’ODM se
reconnaîtra pleinement dans cette description.
Ce constat ne va pas sans soulever la question de la finalité de la spiritualité
chrétienne, tel que Foucault l’a explicitée dans son cours de janvier 1982. Le telos ou la
finalité de la démarche chrétienne vise essentiellement le renoncement à soi, conformément
à cette parole de Jésus dans les évangiles : « Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il
renonce à lui-même, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive83 ». Il y a là, un désaccord
83. Cf. l’Évangile de Matthieu 16, 24.
301
profond entre le catholicisme doctrinal et le catholicisme pratique, tel qu’il est vécu au Sud-
Togo. Le souci de soi, « le souci du monde et de l’instant » pour reprendre les termes de
Mbembé, n’est jamais absent d’aucune pratique, quelle qu’elle soit. L’histoire des
chevaliers de Colomb, constitués comme un ordre initiatique dans le contexte de crise
socioéconomique au XIXe siècle, en dit long sur la nécessité de clarifier la question du telos
chrétien. Si l’on ne peut pas séparer la quête de sens et la quête matérielle, le christianisme
africain devra cependant faire attention pour ne pas inverser l’ordre d’importance de ces
valeurs sur l’échelle des valeurs. Par souci de vérité vis-à-vis du christianisme, il importe
que le Dieu chrétien ne devienne pas un simple moyen dans la quête du bien-être matériel.
C’est seulement dans les cas où cette inversion est avérée que l’on peut légitimement parler
d’utilitarisme religieux. Or ce n’est aucunement cette réalité que j’ai observée avec l’ODM.
La subjectivité éthique, c’est aussi la prudence que l’ODM affiche quand il s’agit de fixer
des règles pour de nouvelles recrues, dans un contexte de fragmentation des normes de la
doctrine morale chrétienne. La fidélité dans le mariage n’est pas par exemple frontalement
contestée, mais elle est réinterprétée et vécue en fonction d’une division conceptuelle de
l’espace.
L’enjeu de la construction éthique de la personne transcende les frontières de la vie
présente. Dans cette ligne, les cultures africaines sont connues pour avoir développé des
conceptions culturelles qui ouvrent de larges horizons à une dynamique des subjectivités
post-mortem. Après sa mort, le sujet se mue en ancêtre divinisé (Adoukonou 1980). Chez
les Éwé, un culte est rendu à ce dernier à travers le culte de la chaise ancestrale qui ne
manque pas d’être visitée par les familles. Ces visites se justifiant dans la mesure où la
bénédiction ancestrale est requise à toutes les étapes les plus décisives de la vie. La logique
du paradoxe émerge ici aussi, lorsqu’est prise en considération le devenir de la subjectivité
au-delà de la mort. Normalement un défunt n’a pas de capacité d’agir, et c’est dans ce sens
que les vivants prient et intercèdent pour lui. Le rituel funéraire est à ce regard, un rituel de
prise en charge spirituelle. Néanmoins, le défunt est parfois traité comme s’il disposait
toujours d’une ouïe attentive. Les Éwé ont toujours parlé à leurs morts, ils leur ont toujours
donné de la nourriture, pour ne pas susciter leur mécontentement. Les morts et les vivants
sont donc embarqués dans une aventure interminable. Dans l’ODM, l’occasion de la mort
est aussi un le lieu du renforcement du lien social qui unit les vivants entre eux. Cette action
302
positive en faveur de la communauté des vivants peut être mise au compte l’agentivité des
morts qui disposent de la capacité de renforcer l’énergie vitale qui circule dans le monde
des vivants. Ici, la mort est à l’égard de la vie, ce que la brousse est à l’égard du village,
simultanément, le domaine d’un pouvoir dangereux, mais aussi, celui des énergies vitales
sans lesquelles la vie communautaire serait risquée (Jackson et Karp 1990).
La question de l’autonomie ou d’aliénation d’une telle subjectivité
Après cette discussion critique de la subjectivité marshallienne au Sud-Togo, il
apparaît que le sujet catholique marshallien se construit dans une tension permanente.
Celle-ci joue un rôle catalyseur dans la formation de l’identité agentielle de l’individu. Pour
la subjectivité marshallienne, cette tension se situe dans un cadre constitué de paradoxes
aux termes oppositionnels, se juxtaposant les uns par rapport aux autres. La subjectivité
marshallienne se situe entre une intériorité créatrice de réflexivité et une extériorité
assumée par des rituels, projetant l’individu dans une exubérance corporelle. Elle se situe
entre une conscience individualiste et singularisée de soi et une exigence de socialité. Elle
se construit par un mode de subjectivation qui privilégie le secret, mais aussi par la
nécessité de confesser, et d’avouer la parole vraie, celle qui garantit la pérennité du lien
social. Elle s’inscrit dans une finalité visant le renoncement de soi, mais aussi une
réalisation sociale et matérielle de soi. C’est une subjectivité qui se construit entre Dieu et
le diable, entre les normes et les contraintes de la tradition éwé, mais aussi par une éthique
fondée sur la liberté, valeur suprême de la modernité. Enfin, le sujet marshallien est entre
la dissimulation et le dévoilement des connaissances, supposées régenter le monde. C’est
bien dans ces paradoxes que se construit la subjectivité marshallienne, soulevant ainsi la
question de la nature de l’agir d’un tel sujet.
Ici, l’autonomie n’est pas conçue en termes de conquête de liberté, supposant un
affranchissement total des individus vis-à-vis des institutions sociales. Le sujet autonome
ne se définit pas par une réflexivité pure, dépouillée de toute médiation symbolique,
condition de réalisation d’une société parfaitement autonome et authentique (Castoriadis
2007). L’autonomie du sujet catholique marshallienne n’entre pas dans le cadre sémantique
qu’impose le sens étymologique du terme « autonomie » qui veut que l’individu se donne
303
à lui-même les normes qui le conduisent. La subjectivité catholique marshallienne émerge
des normes sociales qui précèdent l’individu. La préexistence de ces normes n’empêche
pourtant pas l’individu de développer une originalité pratique et une façon propre à lui
d’habiter la structure sociale, tissée d’un réseau de normativités (Foucault 2001b ;
Mahmood 2009)84. Cette originalité d’être est la définition même de la capacité d’agir
marshallienne, en tant qu’elle émerge des antagonismes susmentionnés.
Les apports de cette réflexion
Avant d’aborder ces quelques points spécifiques qui constituent la contribution de
ce travail à l’avancée de la science, je tiens, une fois encore à rappeler qu’il comporte ce
des limites, comme je l’ai déjà souligné dans la section réservée à la réflexivité (cf. chapitre
3).
La réalité de la conversion n’échappe pas au paradoxe de la subjectivation. Elle
apparaît alors comme une continuité repérable dans l’un des termes du paradoxe que vit le
sujet. La notion de conversion chez les Éwé apparaît, d’une part, comme la continuité dans
le christianisme, des aspects de la culture éwé que sont, entre autres, la nécessité de la
socialité et de l’affiliation, le goût prononcé pour le mystère et le secret, une immanence
radicale se traduisant par la réalisation de soi comme projet humain, une certaine
expression corporelle actée par les rituels, le goût pour une spiritualité cosmique, etc. Ce
sont autant de modalités de l’ontologie éwé qui se manifestent sous un nouveau jour dans
la manière dont les membres de l’ODM vivent le christianisme aujourd’hui. Cependant, la
conversion n’est pas que continuité, elle est apparaît aussi comme une nouveauté radicale
(Vilaca 2015). Dans ce sens, le christianisme a apporté aux Éwé une nouvelle notion de
Mawu. Le Dieu chrétien n’a plus grand-chose à avoir avec la conception distancée que les
Éwé avaient de leur Mawu traditionnel, suprême et insurpassable. À la différence de Mawu
84. Mekki-Berrada (2018), discutant d’un autre espace religieux, en l’occurrence « l’islam comme tradition discursive, système de représentations et technologie de soi » (pp. 12-15), considère les modes de subjectivation comme « correspondant [en islam] moins à l’idéal moderniste du sujet individué, libéré de tout ancrage, qu’à des subjectivations où le sujet construit sa liberté à travers ses ancrages dans des espaces collectifs normés » (P. 11).
304
éwé, le Dieu chrétien est personnel et exige d’être adoré en son Fils Jésus-Christ et par
l’Esprit-Saint. Le christianisme a apporté aux Éwé, la conscience du diable (Meyer 1999),
non pas comme un mal extérieur, mais comme une force intériorisée et capable de faire
mouvoir le sujet vers telle ou telle direction. Ramené à une certaine réflexivité, le sujet
marshallien se cultive, au point de viser un développement magnétique de sa personnalité,
lui permettant d’attirer à lui, les bienfaits de Dieu. C’est entre ces deux pôles qu’est tiraillé
l’individu-sujet de l’Ordre de Marshall au Sud-Togo. Et ce n’est que là, dans cette tension
que se construit son identité de sujet catholique. Pour Keane (2006), inséré dans cette
irrévocable tension faite à la fois d’une transcendance anxieuse et d’une matérialité de
laquelle il ne peut échapper, le sujet moderne reste un sujet essentiellement troublé.
À partir de mes travaux, je constate que l’intensité du paradoxe Dieu/diable,
observé dans le christianisme éwé, que ce soit chez les pentecôtistes, comme chez les
catholiques éwé s’explique surtout par la tendance culturelle éwé à structurer la réalité
sociale, par la dialectique. Et cette tendance est caractéristique surtout des ontologies
analogiques qui mobilisent des séries de polarités dans l’organisation du mobilier du
monde. Elles ont une tendance à apparier, à associer, à trouver des ressemblances entre ce
qui est en bas et ce qui est en haut, entre le sec et l’humide, entre le chaud et le froid,
mettant ainsi en place des séries transitives qui permettent de relier des choses qui n’ont
pas à priori de rapports entre elles85. Les contingences historiques, comme l’action des
premiers missionnaires, ont apporté un élément nouveau à ce mécanisme culturel. La
conversion au christianisme, tout comme la construction des identités en général,
s’apparente donc à la créativité du poète qui part des mots existants dans le langage, les
combinant de manière à créer une nouveauté artistique (cf. David 2013: 441).
Les contours ainsi définis de la réalité de la conversion chrétienne au Sud-Togo
appellent par ailleurs, à repréciser le statut de l’universel que réclame le christianisme.
Comment concilier sur ce terrain particulier cette prétention de la doctrine chrétienne à
l’universalité, avec cette continuité affirmée de l’identité éwé, et par ricochet, africaine ?
85. https://www.anthropologie-societes.ant.ulaval.ca/philippe-descola-livre-4-la-foret-des-achuar-comme-espace-anthropise-vers-une
305
Comme je l’ai montré dans ce travail, la religiosité chrétienne populaire chez les Éwé ne
s’embarrasse pas du souci de l’orthodoxie doctrinale, ni de l’orthopraxie comportementale.
Elle n’est pas une praxis de principe, mais plutôt une praxis de sens. Ici encore, le crucifix
placé au-dessus de la chaise ancestrale (cf. chapitre 6) reste la métaphore permettant de
saisir l’habileté des populations à habiter les logiques dialectiques qui tissent leur
quotidien. Dans ce sens, la catholicité de l’Église ne peut pas être prise comme un fait
établi, mais plutôt comme une « tâche qui requiert décision de liberté et effort de lucidité
» (cf. Derroitte 1993: 69). C’est une tâche on the making, comme l’est la dynamique de
conversion que je viens de définir. La singularité éwé ouvre une brèche dans
l’universalisme, si ce dernier, sûr de lui-même, signifie positivité et homogénéité
prédéterminées.
En habitant et en se construisant par ce que l’épistémologie dominante conçoit
comme des binômes antagonistes, la subjectivité éwé démontre qu’elle a des ressources à
proposer pour sortir des contradictions dans lesquelles s’est empêtrée la pensée binaire. Ce
que dit le philosophe français François (2008: 147) est à cet égard révélateur. Pour lui, la
nature et la légitimité de l’universel « ne se révèlent que dans une situation de tension et
par affrontement; qu’il est toujours l’outil d’une lutte et d’un arrachement, que ceux-ci
soient intellectuels, sociaux, ou politiques ». C’est seulement à la condition d’incorporer
les multiples singularités du christianisme que la catholicité de l’Église deviendra vraiment
authentique.
Par cette ethnographie, l’anthropologie du christianisme en Afrique s’est enrichie
de l’étude de l’ODM, un groupe qui n’avait jamais été étudié. La politique du secret menée
par ce groupe lève le voile sur un phénomène généralisé et d’importance capitale dans les
sociétés africaines aujourd’hui. Ils sont très nombreux ces cercles à secrets dans lesquels
se joue loin du public, le destin des peuples. Même si ces cercles sont fermés par définition,
ils ne le sont pas assez pour que la « ruse » ethnographique ne puisse les pénétrer. Lors de
la présente recherche, des membres de la Franc-maçonnerie se sont proposés spontanément
pour répondre à mes questions. C’est dire que le secret de ces organisations est
contournable, pour peu que le chercheur se montre « objectif » dans ses études. La présente
réflexion offre à l’anthropologie africaine, une approche théorique et conceptuelle pour
traiter du sujet des organisations secrètes. Outre cette possible avenue, je m’intéresse à un
306
autre champ d’investigation que j’ai plus ou moins effleuré dans la présente ethnographie.
C’est celui de la relation des humains avec les plantes. Quelle identification est-il possible
d’établir, entre les humains et les non-humains que sont les plantes ? Voici ouvert, par cette
question suscitée inductivement au cours de la présente recherche doctorale, un autre
champ d’exploration anthropologique d’importance.
307
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Zempleni, A. (2018) Livre 2. Premières recherches sur les étiologies magico-religieuses en Afrique/Interviewer: F. Laugrand. Les possédés et leurs mondes, Anthropologie et Sociétés, Paris.
332
ANNEXES
Annexe 1 : Tables des participants
Les Dames de Marshall
Les actrices interrogées Âge Expérience exprimée en années passées dans l’Ordre
Noble Dame 56 ans 20 ans
Passée Noble Dame 72 ans 25 ans
Sister Marjo 52 ans Nouvelle recrue
Sister Hermance 76 ans 35
Sister Adèle 54 ans 15
Sister Livia 55 ans 30
Sister Gisèle 38 ans 15
Sister Pascaline 62 ans 28
Sister Nina 19 ans 3
Sister Brigitta 20 ans 5
Sister Tania 49 ans 8
333
Les Chevaliers de L’ODM
Les Acteurs interrogés
Le Chevalier Supreme 65 ans 42
Brother Ed 58 ans 20
Brother Pac 40 ans 9
Brother Eva 24 ans 17
Brother Evariste 42 ans 6
Brother Kondo 72 ans 27
Brother Charles 21 ans 7
Brother Maxime 52 ans 12
Brother Marcus 75 ans 34
Brother père Guy-Stéphane
36 ans 1
Brother Nicaise 58 ans 24
Brother Cyr 61 ans 32
Brother Père Émile 51 ans 10
Brother Joseph 20 ans 3
Brother Apelete 37 ans 12
334
Les personnes appartenant à d’autres univers de référence
Acteurs/Actrices Âge Statut social
Ita Almeida
63 ans Féministe et membre de la société civile togolaise
Gbagba
29 ans Artisan
Père Assonvon 62 ans Curé de paroisse
Bokõnõ Kodjo
54 ans Prêtre traditionnel
Apedo 35 ans Cultivateur
Togbui Anani 51 ans Retraité des services de télécommunication
Le groupe des Avessi 7
prêtresses
20 ans
Prêtresse traditionnelle