spinoza - gueroult ou deleuze

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  • 7/29/2019 Spinoza - Gueroult Ou Deleuze

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    Groupe d'tudes "La philosophie au sens large"

    anim par Pierre Macherey

    (26/11/2008)

    SPINOZA 1968(Gueroult ou/et Deleuze)

    Entre autres bouleversements, lanne 1968 a reprsent un tournant crucial pour

    le dveloppement des tudes spinozistes en France, auxquelles elle a donn une dcisiveimpulsion : ce tournant a t marqu par la publication quasi simultane de deuxouvrages, Spinoza, t. I, Dieu, aux ditions Aubier-Montaigne (coll. Analyse et raisonsdirige par M. Gueroult), premier tome de la somme monumentale que Gueroult seprparait consacrer Spinoza et reste inacheve suite la publication en 1974 dunsecond volume consacr Lme dont la rdaction tait acheve en 1968 mais dont lamise en circulation avait t diffre, et Spinoza et le problme de lexpression, publipar Deleuze aux ditions de Minuit (coll. Arguments dirige par K. Axelos). Ces deuxouvrages faisaient passer au premier plan de lattention du public intress par lesquestions philosophiques un auteur, Spinoza, qui, depuis les commentaires fondateurs deLon Brunschvicg, Victor Delbos et dAlbert Rivaud, publis dans la priode qui a prcd1920, navait donn lieu aucune exposition vraiment significative en France, lexception des Etudes spinozistes dAndr Darbon, parues aux PUF en 1946 et du petitlivre dAlain, sign du nom dEmile Chartier, Spinoza, paru aux ditions Mellote en 1949.Au dbut des annes soixante, les tudes spinozistes, en France, auraient mme tcarrment en panne, si navaient t publis ce moment deux importants ouvrages deSylvain Zac, Lide de vie dans la philosophie de Spinoza (PUF, 1963) et Spinoza etlinterprtation de lcriture (PUF, 1965), qui nont cependant, sur le moment, intressque quelques rares spcialistes. Les tudiants qui avaient se confronter cet auteurentre tous difficiles, dont la pense est, pour reprendre ses propres termes, aussidifficile que rare , pouvaient alors utiliser deux cours ronotyps de Ferdinand Alqui,Nature et vrit dans la philosophie de Spinoza , et Servitude et libert selon Spinoza,tous deux diffuss par le C.D.U. (s. d.) dans la srie des Cours de la Sorbonne :ceux-ci donnaient de la doctrine une prsentation remarquable par sa clart, Alqui a tun trs grand pdagogue, de loin prfrable au fastidieux Les origines cartsiennes du

    Dieu de Spinoza de P. Lachize-Rey, qui, depuis sa parution en 1932 tenait encore lieude vulgate spinoziste dans les milieux universitaires. Est noter dans cette numration,qui na pas la prtention dtre exhaustive, labsence presque complte de tout ce quiconcerne la dimension proprement politique de la pense spinoziste, qui demeuraitpratiquement ltat de terra incognita, lexception toutefois des travaux demeursconfidentiels de Madeleine Francs et de Marianne Schaub. Dans un genre plus latral etmoins frquent, celui concernant les problmatiques de rception, il faut encoresignaler, pour ne ngliger rien dimportant, le livre de P. Vernire, Spinoza et la pensefranaise avant la rvolution, paru aux PUF en 1954, qui lucidait certaines desconditions dans lesquelles la pense de Spinoza avait t, ds la fin du XVIIe sicle,massivement rejete ou refoule en France, o, la diffrence de ce qui sest pass enAllemagne, elle na connu aucune postrit notable, lexception peut-tre de Taine

    auteur de De lintelligence, et o ladoption dune position antispinoziste en philosophieparaissait aller de soi. Et cest pratiquement tout, un moment o Descartes, le

    http://stl.recherche.univ-lille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/Machereypresentation.htmlhttp://stl.recherche.univ-lille3.fr/index.htmlhttp://stl.recherche.univ-lille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/Machereypresentation.html
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    philosophe national du cogito, reprsentant exemplaire de la lgendaire clart franaise,occupait encore le terrain de manire dominante, voire mme crasante, relguant dansson ombre ceux qui taient catalogus comme des cartsiens , tiquette appliqueindistinctement des auteurs aussi diffrents, voire mme disparates, dans leur esprit etdans leur manire dcrire que Spinoza, Malebranche ou Leibniz. Dans ce contexte, lesdeux livres de Gueroult et de Deleuze ont fait leffet dun tremblement de terre, en

    conformit avec leur stratgie argumentative qui, sous une forme particulirementtranchante, - ces deux auteurs avaient en commun de ne pratiquer ni la diplomatie ni lanuance -, se proposait de remettre en cause un certain nombre de certitudes acquises, etpar l de rvler sous un tout nouveau jour un penseur rfractaire aux orthodoxies, cequi explique pour une part que linstitution philosophique lait, aprs Cousin et Saisset,relgu dans ses marges. En 1968, grce aux efforts concomitants de Gueroult etDeleuze, la philosophie de Spinoza faisait un retour fracassant : elle cessait dtreconsidre comme une curiosit ou une anomalie, laquelle ne pouvait tre consacr, distance, quun intrt antiquaire, et elle pouvait mme tre prise comme une cldintelligibilit dcisive pour les problmes du prsent, abords dans la proximit et danslurgence.

    Ceci a eu lieu en plein dans la priode marque par lentreprise des

    structuralismes, avec lanti-humanisme thorique qui la cimentait, sur fond de rejet desphilosophies de la conscience et du sujet ; et on naura garde doublier, naturellement,que cette priode fut aussi celle o samora llan dune rvolte idologique, partiedAllemagne et de France, qui fit croire un temps que lre de la socit bourgeoiseallait tre dfinitivement rvolue. Il y a l sans doute autre chose que le hasard dunerencontre circonstancielle : la marque dune ncessit, on dirait presque dune logique,qui, sub specie aeternitatis, a confr cette poque son essentielle cohrence, dont lafigure continue simposer alors mme quelle parat avoir t dfaite, au moment otriomphent, actuellement, au nom dune tout autre logique, les valeurs ractives,essentiellement juridiques, de lanti-anti-humanisme. Que ce soit dans ces conditions trsparticulires que la philosophie de Spinoza ait retrouv en France une actualit, il y auraitl, sans doute, matire alimenter une rflexion sur le devenir propre des philosophies

    qui constitue leur histoire vritable, cest--dire sur ce mouvement qui, au-del desformes apparemment arrtes de leur composition littrale, auxquelles sarrte lhistoirede la philosophie telle quon la pratique ordinairement, dtermine les conditionshistoriques de leur reproduction, en les propulsant vers dautres temps que celui de leurproduction initiale, auquel semblait les vouer univoquement la signature de leur auteur.Bref, Spinoza, sorti de la poussire des archives o on avait cherch lensevelir, passaitsoudainement, au prsent, pour le reprsentant exemplaire de ce que peut tre unervolution de pense, remise en question radicale des modes de spculation en usage : un moment o ce qui faisait rupture impressionnait particulirement, et ceci dans tousles domaines, le retour au premier plan de cette grande figure philosophique injustementnglige, laquelle tait restitue son exceptionnelle importance, suivant lexempledonn prs de deux sicles plus tt en Allemagne par la Spinozarenaissance, semblaitaller dans le sens du grand bouleversement gnral alors en cours, ce qui, en offrant unecaisse de rsonance inattendue ltude de questions acadmiques qui paraissaient nepouvoir intresser que des spcialistes avertis, tait une manire de rintgrer laphilosophie la dynamique de la vie sociale.

    Cet effet de sidration, les deux ouvrages de Gueroult et de Deleuze lont produitensemble, de faon convergente, en dpit de ce qui les opposait sur le fond : on peutmme avancer que la simultanit de leurs approches manifestement divergentes etdissonantes a encore renforc limpression que chacune aurait pu susciter avec ses forcespropres, impression amplifie par leur rencontre, qui les a amenes ragir lune surlautre comme si elles se faisaient cho malgr leurs diffrences. Bien sr, cetteconcidence ntait pas prmdite, elle navait pas t ourdie par un conspirateur habileet inspir qui en et anticip et calcul les consquences : mais cela ne faisait quecharger dun supplment de signification le fait quelle ait eu lieu, en donnant penser

    quelle avait t appele par une conjoncture thorique et pratique laquelle elleconvenait si parfaitement, laquelle elle tait si miraculeusement adapte, quelle

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    paraissait en constituer lexpression exacte ou adquate serait-on tent de dire enlangage spinoziste. Pour mesurer la porte de lvnement, avec ses dimensionscomplexes et mme antagoniques, il faut donc que nous examinions, premirement enquoi ces deux lectures de Spinoza diffraient irrcusablement, et deuximement en quoi,en dpit de ces diffrences, elles en sont nanmoins venues paratre sapparenter,comme si elles se rejoignaient aux extrmes, sur le modle des deux infinis chez Pascal.

    Commenons par prciser ce qui faisait loriginalit du projet poursuivi parDeleuze dans son livre sur Spinoza et le problme de lexpression, dont il ne faut pasoublier quil reprenait le contenu dune tude mene au dpart dans un but acadmique,puisquil sagissait dune thse secondaire de doctorat, qui avait t soutenue sous letitre Lide dexpression dans la philosophie de Spinoza , paralllement la thseprincipale, parue, galement en 1968, aux Presses Universitaires de France, Diffrence etrptition, qui relevait du genre, non de lhistoire de la philosophie, mais de laphilosophie gnrale, et a lanc la rputation de Deleuze en tant que philosophe partentire : et le fait que Deleuze ait accompagn louvrage dans lequel il dveloppait titrepersonnel une position philosophique originale dune tude historique consacreprcisment Spinoza tait charg dune signification particulirement forte. Ce qui

    spcifiait immdiatement la dmarche de Deleuze, historien de la philosophie philosopheet philosophe historien de la philosophie, ctait le choix, en vue de rendre compte desenjeux fondamentaux de la pense de Spinoza, de la problmatique de lexpression : partir du concept systmatique dexpression, lui-mme replac dans son histoire queDeleuze faisait remonter lAntiquit, au Moyen-ge et la Renaissance, il se proposaitde recomposer la philosophie de Spinoza selon ses trois dimensions, ontologique (lathorie de la substance, qui explique comment celle-ci sexprime univoquement danslinfinit des formes dtre que sont ses attributs), pistmologique (la thorie de lide,qui explique comment la pense sexprime adquatement travers ses propresdterminations, sans avoir se mesurer un ordre de ralit qui lui serait extrieur), etenfin anthropologique ou politique (la thorie du mode fini, qui explique commentlexpression premire de la substance travers ses attributs, en donnant lieu une

    expression seconde de ceux-ci dans les modes que sont les choses singulires, institueles conditions dune auto-rgulation qui se communique lorganisation des affectshumains) ; ces trois dimensions de lexpression taient exposes dans les trois partie delouvrage : Les triades de la substance, Paralllisme et immanence, Thorie dumode fini.

    Rendre compte de la philosophie de Spinoza en termes dexpression, luireconnatre une expressivit, en liaison avec une certaine conception de ce que Deleuzeappelait lui-mme lexpressionnisme en philosophie, ctait manifestement instituer unetoute nouvelle figure du spinozisme, dcale par rapport au modle de rationalitdmonstrative auquel il est expressment soumis dans sa lettre mme, et le faireapparatre comme instaurateur dun nouveau rationalisme (SPE, p. 134). Le terme expressionnisme fait tout dabord penser un mouvement esthtique, issu au dbutdu XXe sicle des recherches de peintres franais et allemands, puis tendu la crationlittraire et lart nouveau du cinma, qui a mis en avant, en lopposant la subtilitdimpressions disperses sur un plan horizontal o elles paraissent se trouver en tatdapesanteur, la vhmence frappante, et comme verticale, de lexpression, rvle parla violence crue du geste et du cri, qui exposent, au prix de dformations ordonnes plusou moins systmatiquement, les traits particulirement saillants de la ralit et de la vie,dans une atmosphre de terreur ou dhorreur, de bruit et de fureur : Artaud et Bacon,auxquels Deleuze sest beaucoup intress par ailleurs, relvent pour une part de cettetendance.Et, tout de suite, on est amen se demander : quest-ce que Spinoza et sonprojet dune thique scientifiquement dmontre, conduisant mthodiquement lasynthse thorique et pratique de la sagesse et de la batitude, ont voir avec ces excset cette dmesure ? Que faut il entendre par la formule expressionnisme enphilosophie ? Cette formule est-elle apte rendre compte adquatement de la tentative

    qui appartient en propre Spinoza, ou bien dtourne-t-elle le sens effectif de cettetentative, au prix de torsions et de dformations du type de celles qui caractrisent

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    prcisment une dmarche de type expressionniste dont le style serait alors imputable,non Spinoza, mais Deleuze lui-mme ?

    Dans le texte de prsentation imprim sur la quatrime de couverture de sonlivre, Deleuze justifiait sa dmarche dans ces termes :

    La manire dont Spinoza comprend (cette notion thorique et pratique

    dexpression), lui donnant une structure nouvelle, est peut-tre au coeur de sa penseet de son style, et forme un des secrets de lEthique : livre double, compos dune partpar lenchanement continu des propositions, dmonstrations et corollaires, dautrepart par la chane violente et discontinue des scolies - livre deux fois expressif.

    Lide dexpression remplirait donc une fonction hermneutique, rvlatrice dun secret : sa lumire il deviendrait vident que le discours apparemment linaire etunivoque de lEthique se droule en fait sur deux plans la fois, lun manifeste, celui dela rationalit dmonstrative qui met en avant la ncessit ininterrompue de saprogression, lautre souterrain, celui qui fait place lvnmentialit des affects qui,dans les scolies, coupent transversalement cette progression de manire lui restituer,en une succession apparemment discontinue dclairs instantans, sa signification

    profonde, prparant ainsi la rconciliation finale du concept et de laffect qui constitue laleon essentielle du spinozisme telle que la rsumerait le concept dexpression. A partirde l on pourrait tre amen penser que le concept dexpression, littralement absentdu texte de Spinoza, du moins sous sa forme substantive, est y dcouvrir entre leslignes, puisquil permet, au lieu dy voir un bloc de sens dfinitivement arrt, dploysur un seul niveau, et ainsi offert lvidence dune toute premire vue, simplementconsquente avec elle-mme, de le lire sur plusieurs lignes, voire en arrire de celles-ci,en ddoublant son expression : la fonction systmatique assigne au conceptdexpression serait prcisment de rendre possible un tel ddoublement. Pourtant, cetteconception dun ddoublement fait problme : en mettant en corrlation un sensmanifeste, soumis la loi du rationnel, et un sens cach, soumis la loi de laffectif, elleparat ractiver une reprsentation analogique de lexpression, qui replace celle-ci dansune perspective de transcendance ; ainsi comprise, elle remettrait en question lacohrence de la dmarche philosophique telle quelle saffirme, - ctait le fil conducteurde la lecture que Deleuze fait de Spinoza -, de manire uniment positive sur un plan deradicale immanence. Pour que ce principe dimmanence soit respect, il faut doncrenoncer poursuivre la rvlation, en de du texte et de ce quil nonce littralement,dune secrte profondeur ouvrant en lui un abme de sens, du type de lAbgrundhglien, en lequel la ncessit intrinsque de sa structure serait finalement voue disparatre. Cest bien cette exigence que Deleuze semblait obir lorsquil dclarait quelEthique est un livre double..., deux fois expressif, ce qui signifiait que lexpression neremplit pas le rle dun double idal par rapport sa ralisation manifeste, mais est cequi seffectue doublement sur le plan mme de cette ralisation en confrant celle-cison allure propre, ce quon pourrait appeler son rythme ou son style. Le mouvement delexpression, pour autant quil constitue la cl de la lecture de lEthique, ne devrait donc

    pas se trouver en arrire des mots, comme une sorte dau-del de la signification qui enconstitue la condition ultime, la manire dune causa remota, dune cause loigne :mais il faut quil se dploie dans leur texture mme, la manire dune lettre vole oudune image dans le tapis que dissimulent lexcs, plutt que le dfaut, de leurmanifestation. Et ainsi, ce nest pas du ct du cach, mais au contraire de celui dumontr, du visible, et mme du trop visible, dune visibilit que son excs mme rendaveuglante, que se donnerait apprhender, prise au mot, lallure propre la dynamiquede lexpression.

    Une telle exigence parat cependant difficile satisfaire, car lide dexpression,comme telle, noccupe pas une position centrale dans le texte de lEthique considr lalettre o elle napparat quincidemment et latralement. Le substantif expressio ny aaucune occurrence, et lide dexpression est seulement suggre travers lemploi du

    verbe exprimere, qui, sous ses diverses formes lexicales (expressa, exprimatur,exprimere, exprimerem, exprimet, exprimit, exprimunt, exprimuntur), se trouve en tout

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    quarante-six fois dans lEthique, dont vingt-deux dans la premire partie, dix dans ladeuxime, neuf dans la troisime, aucune dans la quatrime et cinq dans la cinquime.On peut nanmoins soutenir que, si le concept dexpression, sous la forme substantiveexpressio, ne figure pas la lettre dans le texte de Spinoza, il y est prsent en acte, eten quelque sorte dynamis, par lintermdiaire de ces formes proprement verbales etnon nominales, qui indiquent, plutt quune ide statique, un schme deffectuation,

    insparable de la mise en oeuvre du fait mme dexprimer. Tel est le point de vuedfendu par Deleuze, qui, dans lIntroduction de son livre, insistait sur le fait que lidedexpression chez Spinoza nest objet ni de dfinition ni de dmonstration et ne peut pasltre (SPE, p.15), ce qui confirmait son point de vue le concept dexpression dans sonstatut doprateur thorique, et simultanment pratique, ne prsupposant pas unedtermination indpendante, invitablement abstraite, de son contenu : en consquence,lide dexpression naurait pas tre rflchie pour elle-mme pralablement, comme sielle avait valeur en soi en dehors de ses applications, mais ne pourrait tre saisie qutravers le mouvement qui la ralise dynamiquement sur le terrain mme o a exprimeou sexprime. En ce sens, il faudrait dire que, plutt quelle ne contient une philosophiede lexpression, la pense de Spinoza expose la philosophie au risque de lexpression oula constitue comme geste expressif. Et si cette expressivit en acte se donne

    principalement lire dans la premire partie de lEthique, propos du rapport de lasubstance ses attributs, dont la comprhension impulse toute la trajectoire spculativepoursuivie dans lensemble de louvrage, cela ne signifie pas que son action, ainsicommence, sachve lorsque cessent dtre expressment ou explicitement noncs,dans les parties suivantes, les mots qui lnoncent : mais on peut supposer, cestlhypothse dveloppe ensuite par Deleuze, que cette action se poursuit dans lesprofondeurs de largumentation, dont elle continue animer la progression jusqu sonterme. Ainsi serait justifie une lecture de lEthique la lumire de lide dexpression,qui, leffleurant de biais, en fait ressortir des traits ordinairement inaperus quelle clairelatralement, un peu de la manire dont sont clairs les tableaux du Caravage.Lorsquon en examine de plus prs le dispositif, il apparat que lide dexpressionprojette sur le texte un triple faisceau, en tant que problme de lexpression , en tant

    que logique de lexpression , et en tant que voie de lexpression .Il y a un problme de lexpression. Le fait que la thse de doctorat prsenteinitialement sous lintitul Lide dexpression dans la philosophie de Spinoza ait tensuite publie sous le titre Spinoza et le problme de lexpression nest certainementpas sans signification. Il indique que, plutt quelle ne donne son contenu dfini une

    ide pouvant tre isole et considre thoriquement pour elle-mme, la notiondexpression forme lenjeu dun problme, dont le traitement est insparable ducontexte thorique et pratique lintrieur duquel il se situe ou, comme on dit, se pose,au sens dune position dans lespace. Si on peut dire que Spinoza, qui ne sest pasintress lide dexpression en tant que telle, en sorte quelle constitue une sortedimpens de sa philosophie, sest pourtant confront au problme de lexpression, cesten tant que celui-ci remplit la fonction dun oprateur structurel qui intervient partoutdans son ordre puisquil le constitue dans son intgralit : cest ce titre quil fixe lesorientations dune exprience de pense quil dirige du plus profond delle-mme, dansla forme dune thorie en acte ou de ce que Deleuze appelle, dans le petit livre quil aultrieurement consacr Spinoza, une philosophie pratique.

    Il y a aussi une logique de lexpression (cf. le dveloppementconsacr cettelogique de lexpression et son histoire dans SPE, p. 53 et sq.). Il y aurait toute unetude faire propos de lusage que Deleuze fait du terme logique, lorsquil parledune logique de lexpression, dune logique de la sensation, ou dune logique dusens, qui sont en fait dautres logiques, trangres celle des logiciens au sens strict.Cest en pensant cette autre logique que Deleuze crit : La philosophie de Spinoza estune logique (S P E, p. 114). Cette logique consiste dans le fait que lexpression,plutt quelle ne donne son objet une ide, correspond une certaine manire depenser, une certaine manire de former des ides : celle-ci les soustrait des rapports

    danalogie et dminence qui installent entre la pense et ce quelle pense une relationextrieure de convenance ou de conformit, en elle-mme porteuse dquivocit. La

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    logique de lexpression, telle que Deleuze la comprend partir de Spinoza, est donc unelogique de limmanence, du point de vue de laquelle la chose est pense comme elle est,parce que lacte par lequel elle est pense ne se distingue en rien de celui par lequel elleest produite ou se produit rellement. Lexpression na rien voir avec une dsignationou une reprsentation : lexprim ne pouvant tre dissoci de lacte travers lequel ilest exprim, exprimer est tout sauf disposer des images ressemblantes et muettes la

    surface dun tableau, une leon dont Deleuze se souviendra lorsquil regardera, avec sesyeux de philosophe et de spinoziste, les tableaux de Bacon. En consquence,selon uneformule reprise Leibniz, la connaissance devient une espce de lexpression (SPE, p.10) : en effet, lexpression rend compte la fois de la manire dont les choses seproduisent dans la ralit et de celle par laquelle elles sont connues dans la pense, lapense tant elle-mme une forme de la ralit, une chose , ct de toutes lesautres. Sil y a lieu de parler ici de logique, cest parce que cette manire de pensercorrespond une certaine manire de distribuer les ides et de les corrler entre elles,suivant un schme expressif, schme ternaire ou triadique (SPE, p. 21) ; ce schmeinterpose toujours, entre lexprim et lexprimant, lacte dexprimer ou lexpressioncomme telle, qui, dynamiquement, pose les conditions de ce quils sont en eux-mmesen tant quexprim et exprimant, et, simultanment, pose les conditions de leur relation ;

    ds lors cette relation na plus rien voir avec un rapport indicatif ou reprsentatif, quiprendrait au contraire la forme dune relation deux termes.

    Enfin, il y a une voie de lexpression. Lexpression montre une voie parce lide laquelle elle correspond na pas seulement une fonction thorique : la figure de laconnaissance quelle instaure, avec la logique qui lui est propre, abolit toute distancevis--vis de ses objets et ainsi, avec une identique puissance, intgre ceux-cidynamiquement au mouvement qui les propulse dans le sens de laccomplissement deleur nature. Concevoir la ralit comme nature au point de vue de lexpression, cestsenfoncer au plus profond de son ordre et ainsi sunir absolument elle, suivant unedmarche dont les enjeux ne peuvent tre seulement spculatifs, puisque lexpression,insparable de llan qui correspond au fait de sexprimer, est un acte, et ne peut seconcevoir quen acte, sur le modle de llan vital bergsonien. Parti dune tude suivie de

    la manire dont fonctionne dans le texte de lEthique une logique de lexpression,Deleuze en arrivait ainsi montrer comment cette logique, qui nest pas seulement unemanire de raisonner sur la vie ou son propos puisquelle exprime la logique mmede la vie, dbouche sur une thique, au sens fort du terme, qui prend la forme dunrgime de vie, dun vritable thos. Philosopher, en ce sens, ce nest pas vaticiner ausujet de lexpression ou son propos, mais cest suivre la voie de lexpression, participer son mouvement en tant que celui-ci constitue la forme par excellence de la vie.

    A la base de la dmarche de Gueroult, comme de celle de Deleuze, il y avait lavolont de mettre en vidence la singularit radicale de lentreprise philosophique deSpinoza, singularit qui, elle seule, justifie lintrt quon peut lui porter : cet intrt,en mme temps quil rejette la tentation de la banaliser, prvient aussi celle de la

    marginaliser en tirant argument des traits qui la distinguent et la rendentincommensurable toute tradition identifiable, donc la rendent littralementextraordinaire. Extraordinaire, la doctrine de Spinoza ltait, certes, aux yeux deGueroult, mais moins par dfaut que par excs dordre, ce qui en faisait la plussystmatique de toutes, la mieux adapte aux exigences de la mthode structurale, quiexige que, au lieu de se contenter de la considrer de lextrieur en adoptant sur elle unpoint de vue dtach, on en pntre lorganisation intime, on la voie en quelque sorte delintrieur, en pratiquant en consquence son gard, sur fond daveugle vidence, unetotale adhsion, ntant possible de comprendre Spinoza quen voyant les chosescompltement son point de vue, donc en tant jusquau bout spinoziste : et cest cect jusquau-boutiste de la dmarche de Gueroult, sa radicalit, son extrmismemagistral, qui la rendaient remarquable et la dclaraient de manire fracassante lattention, en faisant dun commentaire doctrinal de la premire partie de lEthique,exercice acadmique premire vue convenu, une somme philosophique part entire,issue de la parfaite communication, voire mme communion, entre la pense de

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    Gueroult, auteur du commentaire, et celle de Spinoza, auteur de la chose commente, cequi ne stait jamais vu, du moins ce point.

    De la reconnaissance de son exceptionnalit, quil partageait avec Gueroult,Deleuze tirait la conclusion que la philosophie de Spinoza, qui ne se comprend que si ellese pratique en acte, est elle-mme une philosophie pratique , cest--dire unephilosophie pour la vie et dans la vie. Gueroult ne voyait pas les choses exactement de la

    mme faon : il considrait en effet que, pratiquer la philosophie de Spinoza, cestavant tout entrer dans son systme argumentatif et dmonstratif, sexercer le fairefonctionner intgralement, la fois en bloc et en dtail, en cdant sa rigueur propre eten sabstenant de toute initiative malencontreuse susceptible den dvier le cours. Pourcaractriser sommairement ce qui distinguait leurs deux dmarches, on peut donc direque, alors que, au point de vue de Deleuze, la philosophie de Spinoza reprsentait parexcellence ce que peut tre une philosophie pratique, aux yeux de Gueroult, ellereprsentait, toujours par excellence, ce que peut tre une philosophie thorique, cest--dire une philosophie qui exploite dans labsolu toutes les consquences pouvant tretires de la capacit de raisonner, au sens o raisonner, cest tirer des consquences partir de prmisses, prmisses sur lesquelles on sabstient alors de sinterroger en vueden prouver le bien-fond, car les enchanements quils rendent possibles suffisent les

    justifier. Dans les deux cas, tait requis un complet engagement dans la philosophiespinoziste, mais, pour lun et lautre, cet engagement ntait pas de mme type, dodcoulait une notable diffrence, sinon une divergence, dapproches.

    Cette diffrence tait dabord une diffrence de styles : pour rendre compte de lamanire singulire de procder propre Deleuze, nous venons dutiliser la mtaphoredes clairages latraux, avant la lettre expressionnistes , pratiqus par la peinturecaravagesque ; dans le livre de Gueroult, brille une tout autre lumire, quon peut direznithale, celle dune rationalit qui, partir de sa source premire, pntre partout, serpand dans toutes les portions du champ quelle irradie, sans y laisser subsister aucunezone dombre. Louvrage de Gueroult portait en exergue la formule extraite du scolie dela proposition 23 de la cinquime partie de lEthique, que dailleurs Deleuze citait etcommentait galement dans lIntroduction de Spinoza et le problme de lexpression :

    mentis oculi, quibus res videt observatque, sunt ipsae demonstrationes ( les yeux dontlesprit se sert pour voir les choses et les observer ne sont autres que lesdmonstrations ). Lutilisation de la mtaphore de la vision pour rendre compte delactivit de connaissance est un topos traditionnel du discours philosophique ; maisSpinoza en effectue une reprise dcale qui en modifie la signification et la porte sur lefond : dans lusage ordinaire quon en fait, cette mtaphore sapplique lesprit en tantque tel, qui est cens, la manire dun il suprme, regarder et apercevoir tout ce quise prsente lui comme tant connatre, ce qui du mme coup lui confre la matrisede ses oprations, qui sont places sous sa responsabilit et quil garantit de sonautorit ; mais, dans la formule de Spinoza, ce sont les oprations mme de lesprit, lesdmonstrations, qui voient , sans avoir pour cela tre places sous une autoritsouveraine, extrieure leur ordre, qui les manipulerait ou les contrlerait, et dont ellesne seraient que des manations. En dautres termes, lesprit, qui nest rien de diffrentde ses oprations, ne leur prexiste pas et na dautre ralit que celle quelles luiconfrent. Cest cette thse que Gueroult mettait systmatiquement en uvre danslensemble de son commentaire, commentaire de part en part dmonstratif, o leraisonnement tait cens dployer le rseau de ses ncessits sans avoir recourir unprincipe premier de lgitimation, ce qui constitue si lon veut la version thoriciste ouintellectualiste du plan dimmanence deleuzien :

    Lunique voie lgitime pour entrer dans la doctrine est de sassocier au processusdmonstratif qui seul, selon elle, peut produire la vrit On suivra donc lauteur dansla marche gntique de ses penses, selon lordre dductif impos celles-ci par lesexigences intimes de la raison. (S D, p. 14)

    Comprendre la philosophie de Spinoza, conformment aux exigences intimes dela raison , donc en participant celles-ci le plus troitement possible, en partageant leurintimit, ce ntait rien dautre, au point de vue de Gueroult, que suivre la gomtrie

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    prolixe (la formule est de Spinoza) de son systme, en se laissant emporter par lapuissance structurelle de son organisation, sans rien lui ajouter, et sans rien en laisserchapper non plus : le systme, tout le systme, rien que le systme, telle aurait pu tresa devise exgtique.

    Cette exigence a t indiscutablement novatrice et fconde, et cest ce quiexplique que les premiers lecteurs de Gueroult aient suivi avec enthousiasme sa

    dmarche qui leur produisait leffet dune soudaine rvlation : de l leffet de ruptureproduit par son impressionnant, son formidable commentaire, qui est restincontournable pour toute la suite des tudes spinozistes. En effet, avec lui, pour lapremire fois peut-tre dans lhistoire des lectures de lEthique, ouvrage mythique qui,ds quil a t connu, a donn lieu des interprtations innombrables, ce qui ne veutcependant pas dire quil ait t tudi vraiment fond comme il le mritait, passait aupremier plan la considration du dispositif dmonstratif qui lui donnait son armature.Dans Bouvard et Pcuchet, encyclopdie pathtique de la btise humaine, Flaubertraconte que les deux personnages de son roman se sont un certain moment confronts ce monument de la rationalit philosophique, dont la hauteur de vue les a rapidementdcourags : le professeur de philosophie de la bourgade voisine, qui leur avait prt sonexemplaire du livre, leur avait lui-mme suggr de sauter les dmonstrations, ce qui,

    selon lui, leur en faciliterait la comprhension, une comprhension qui, bien sr, leur achapp bien quil lait poursuivie avec lnergie du dsespoir. Tout se passe comme siles commentateurs les plus savants et les plus avertis de Spinoza staient inspirs de cemme conseil, et staient contents de piquer et l dans les noncs des propositionsde lEthique quelques formules qui leur paraissaient faire suffisamment sens par soi, sansprter attention au fait que, ainsi extraites de leur contexte argumentatif, alors mmeque Spinoza avait soign tous les dtails de celui-ci avec la plus grande minutie, elles setrouvaient vides de la plus grande partie de leur contenu. Avant Gueroult, personne,semble-t-il, et non seulement en France, lexception peut-tre de Lewis Robinson,navait prt srieusement attention au fait que lEthique est compose ordinegeometrico, selon lordre des gomtres , en ralit selon un modle emprunt auxLivres dEuclide qui, dailleurs, au temps de Spinoza, avait perdu une grande partie de

    son actualit pour la recherche en mathmatiques, et que lessentiel de sesenseignements passe par une prise en compte scrupuleuse des enchanements textuelsmis en place partir de ce modle, dont la fonction, pour tre rhtorique, - car il fautbien admettre que les dmonstrations de lEthique ne prouvent rien dans labsolu etque le discours philosophique ne peut tre purement et simplement identifi au discoursmathmatique -, nen est pas moins consubstantielle au contenu intellectuel quellevhicule : les dmonstrations qui accompagnent les propositions nont en effet passeulement pour fonction den lgitimer formellement lnonc, un effet dont la validitpeut tre conteste, comme cela vient dtre suggr ; mais, en leur assignant une place lintrieur du rseau argumentatif qui se dploie travers lensemble de louvrage, ellesen fixent la porte et la signification. Le grand apport de Gueroult a t de donner lireSpinoza intgralement dans son texte, un objectif qui aurait d demble aller de soi, etqui pourtant navait jamais t respect de faon aussi scrupuleuse, ce qui,effectivement, est la cause de la plus grande partie des distorsions et des mprises dontsa pense a pu faire lobjet.

    En adoptant ce parti, Gueroult donnait sa dmarche une envergure, une force,une puissance sans pareilles, dont la mise en uvre, effectue sur un ton hautain etddaigneux, nallait pas cependant sans une certaine agressivit. En effet, son soucipermanent, on pourrait presque parler dune obsession, tait de restituer la pensespinoziste sa puissance dmonstrative propre, en la dbarrassant des innombrablesscories dont une masse dinterprtations abusives lavait encombre. Trahison !Trahison ! , cette invective ne cessait de revenir tout au long de lexpos, qui revtaiten consquence les apparences dun rituel dexorcisme, destin expulser les influencesmalignes qui, un moment ou un autre, taient venues altrer la puret rationnelle dela doctrine, alors mme que celle-ci, soutenue et mme pousse par linexorable

    ncessit de sa dynamique interne, appelle par dfinition une fidlit sans faille :

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    Pour chapper demble aux erreurs les plus graves et les plus rpandues de lacritique, pour se retrouver dans le labyrinthe de ses interprtations contradictoires, - supposer quon veuille perdre son temps sy risquer, - laffirmation spinoziste,primordiale, de la totale intelligibilit des choses, spcialement de labsoluecomprhensibilit de Dieu, offre le plus sr des fils dAriane. (S D, p. 13)

    Une fois admise la possibilit de tout voir au point de vue de Dieu, ce qui seraitlintuition sminale du spinozisme authentique, et dlivrerait la cl de toute sa logiquedoctrinale, il ne resterait plus en consquence qu se placer soi-mme ce point de vuepour en restituer la rationalit interne : Spinoza ayant prtendu occuper la place de Dieu,Gueroult en tirait la conclusion quil lui fallait lui-mme occuper cette place, pour voir partir de l, avec les yeux de lesprit que sont les dmonstrations de lEthique, enparticipant lintimit de la raison, se drouler dans toute sa rigueur une structureargumentative laquelle, une fois admises ses prmisses de base, il ne serait pluspossible de se soustraire, moins de cder des inspirations malignes qui, vainementdailleurs, essaient den troubler lorganisation en la distrayant de son ordre.

    Linconvnient dune telle attitude tait double. Dune part, entre la rigueurdmonstrative et la rigidit doctrinale, il ny avait que lpaisseur dun ongle : Gueroult

    construisait, avec une nettet et une violence imparables, une image dogmatique de lapense de Spinoza, qui amenait interprter la formule du prambule de la secondepartie de lEthique par laquelle est dfini lobjectif assign la philosophie, conduirecomme par la main la batitude suprme , dans le sens dune sorte de marche force,accomplie sous contrainte davantage que dans le contexte de libre ncessit appel parune vritable thique ; sans sen rendre compte peut-tre, Gueroult tait en train, dansson commentaire du De Deo, de fabriquer une orthodoxie, avec toutes les consquencesredoutables qui en drivent. Mais, ce qui tait peut-tre plus proccupant encore, laposture intransigeante adopte par Gueroult avait pour corrlat, voire mme pourcondition, ce que lui-mme nhsitait pas caractriser comme un acte de foi, forme deconviction originelle non soumise comme telle un examen rationnel :

    Le rationalisme absolu, imposant la totale intelligibilit de Dieu, est donc pour le

    spinozisme le premier article de foi. (S D, p. 12)

    Ce qui lamenait, la fin du livre, ayant men bien sa tche dlucidation despoints difficiles du systme pris un un, faire la dclaration suivante :

    On peut donc estimer que, dans le cadre du systme, les difficults sont surmontespour lessentiel. Certes, on peut rejeter ce cadre et avec lui le spinozisme en entier.Notre propos, toutefois, ntait pas ici dinstruire un tel procs, mais seulement dedterminer exactement la doctrine du De Deo, et dans quelle mesure elle rpond auxproblmes internes qui surgissent de sa structure. (S D, p. 412)

    La formule les problmes internes qui surgissent de sa structure , dont

    Gueroult se sert ici pour dfinir et dlimiter sa fonction dhistorien de la philosophie quinaurait pas intervenir sur le fond des questions philosophiques souleves par lesystme de pense quil tudie, parce que, dirait-on en langage wbrien, il se doit derespecter son gard un principe de neutralit axiologique, fait dune certaine manirecho la rfrence aux exigences intimes de la raison , rencontre prcdemment,qui justifie la ncessit de faire fonctionner le systme de lintrieur pour matriser aussiexactement que possible la porte relle de son message, qui na finalement dautreteneur que celle que lui apporte son mcanisme argumentatif, les seuls yeux capablesden saisir la nature et la porte ntant que ses propres dmonstrations, ce qui exclut a

    priori lintervention dun regard extrieur quel quil soit et do quil vienne. Mais, si cesdeux formules produisent un effet de rsonance, ce nest pas en unissantharmonieusement leurs voix, mais plutt en faisant apparatre entre elles un dcalage,

    symptme dun problme non rsolu : car, se rclamer des exigences intimes de laraison, pour autant que le terme intime ait un sens, ce nest pas seulement faireintervenir la ncessit formelle propre lorganisation structurelle dun systme de

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    pense dont la valeur de vrit se trouve rduite cette organisation, susceptible dtreconsidre de faon neutre et dsengage, mais cest sen remettre une puissancepropre de la pense, seule capable de mettre en place une telle organisation et denproduire la signification, cette production lui tenant lieu de validation. Bref, il ne devraitpas tre possible de traiter la philosophie de Spinoza comme une peinture muette sur untableau, en renonant par principe mthodologique en faire parler les structures : cest

    dailleurs ce que suggrait lui-mme Gueroult lorsquil donnait comprendre que ladoctrine spinoziste, non seulement est structure, comme lest en dernire instance toutsystme de pense digne dtre pris en compte par lhistorien de la philosophie, mais est,de tous, le plus structur, donc celui qui obit le mieux aux exigences dune rationalit enacte, ce qui, tout prendre, pourrait ntre rien dautre quun acte de foi. Se trouve icirvle lambigut de la dmarche de Gueroult, quil a par ailleurs tent de masquer enlaborant sa philosophie de lhistoire de la philosophie , baptise du nom ronflant etcreux de dianomatique , dans des crits quil avait eu la sagesse de garder pour luiet qui nont t publis quaprs sa mort : comment tre spinoziste , et ceci non dubout des lvres mais intgralement, en tant quhistorien de la philosophie, tout ensabstenant de ltre sur le plan mme de la philosophie, et en relguant lintuitionsminale dont drivent ou sont censs driver tous les raisonnements de Spinoza au

    statut dun acte de foi aveugle, au sujet duquel on sinterdirait toute prise deposition, toute tentative dvaluation ? Comment voir se drouler, selon sa ncessitpropre, la structure argumentative qui supporte la dmarche de Spinoza la fois dudedans et du dehors, en sy engageant totalement tout en sabstenant de prendreintellectuellement position son gard, et en laissant la question indfiniment ouverte ?De deux choses lune en effet : ou bien la doctrine de Spinoza se suffit elle-mme enraison de la puissance argumentative quelle recle, ce qui rend vaine la tentative de lasoumettre un examen indpendant de ses propres prsupposs ; ou bien elle nestquune construction qui obit ses rgles dorganisation interne, qui suffisent la fairetenir debout, sans que cela doive dtourner de sinterroger sur la nature, la significationet la porte de la dmarche qui a formellement permis de ldifier. Lorsque, beaucoupplus tard, en 1981, Alqui, lennemi jur de Gueroult, a publi son propre ouvrage sur Le

    rationalisme de Spinoza, qui est dailleurs nourri de la lecture de Gueroult sur lequel ilappuie la plus grande partie de ses interprtations des diffrents aspects du texte deSpinoza, il a eu beau jeu, en partant de llucidation structurelle du systme tablie parGueroult, de conclure que la rationalit formelle de son organisation na, en soi, rien derationnel, mais peut tre souponne dincomprhensibilit, si toutefois, en philosophe,on renonce sparer sa forme de son contenu.

    Les dmarches de Deleuze et de Gueroult taient donc bien diffrentes, aussi biendans leur esprit que dans leur forme. Et pourtant, au-del mme du fait quelles ontchronologiquement concid, elles se sont rencontres et pour une part associes danslesprit de ceux qui en ont assur la rception.

    Cette rencontre est atteste en tout premier lieu par le compte-rendu dtaill, il

    sagit dun texte philosophique part entire, que Deleuze a ralis du livre de Gueroultsous le titre Spinoza et la mthode gnrale de M. Gueroult (Revue de Mtaphysiqueet de morale, volume LXXIV, n4, octobre-dcembre 1969, p. 426-437). Deleuze yinsistait sur ce qui distingue radicalement la dmarche de Gueroult de tout ce qui estconnu gnralement sous le nom de commentaire : savoir son caractre structural-gntique , synthtique et non analytique. En dautres termes, lorganisation dusystme ne se prsente pas la manire dun ordre objectif, prendre ou laissercomme tel, mais elle se donne apprhender en train de slaborer, sous la forme dunepense en acte, au sens o Deleuze dfinit lui-mme ce type de pense : lire Spinoza,cest participer au mouvement dune pense en cours, vivante, et non dj toute faite, et prendre en consquence comme une simple hypothse intellectuelle qui pourrait tre volont, donc indiffremment, adopte ou rejete. En consquence, ce que dgage lecommentaire de Gueroult, ce ntait pas, selon Deleuze, une structure thorique neutresusceptible dtre identifie une construction formelle, mais une activit de penseprise sur le vif, dont rien ne subsiste si on se contente de la regarder distance : car elle

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    demande tre vue avec ses propres yeux , cest--dire ses raisonnements mmes,qui sont les expressions de ce qui vient dtre appel une pense en actesaccomplissant intgralement travers eux, sans quil soit besoin, ni mme dailleurspossible, dy ajouter quoi que ce soit en vue den comprendre le sens.

    Dans cet esprit, Deleuze accordait une particulire importance linterprtationpropose par Gueroult des huit premires propositions du De Deo, lun des passages les

    plus arides de toute lEthique, qui a donn lieu une quantit de controverses, dontlunique raison dtre, selon Gueroult, tait la lecture dfectueuse qui en tait faite, dontil proposait la rectification dfinitive. Que disent ces propositions ? Que sy passe-t-il ? Lathse de Gueroult, telle que Deleuze la dgageait, est que, effectivement, il sy passe, ausens fort de lexpression, quelque chose dinou : loin de se ramener lexpositiondhypothses formelles, nayant quune fonction prparatoire, celle de dblayer le terrainavant que ne commence la dduction proprement dite, - ce qui, si ctait rellement lecas, priverait cette dduction de son assise substantielle : cest en gros ce que Hegelreproche Spinoza -, elles font assister la construction gntique de lide de Dieu,obtenue par le biais du passage de la notion de substance un attribut celle desubstance une infinit dattributs :

    Cest dire quil ny a pas seulement dans le spinozisme une gense des modes partir de la substance, mais une gnalogie de la substance elle-mme, et que les huitpremires propositions ont prcisment pour but dtablir cette gnalogie. (G.Deleuze, Lle dserte et autres textes, d. de Minuit, 2002, p. 209)

    Ainsi, selon la lecture propose par Deleuze de la lecture de Spinoza effectue parGueroult, Dieu et son concept ne sont pas donns au dbut de lEthique, comme desentits massives, ni non plus poss comme des hypothses susceptibles de ntreadmises que formellement ; mais, si on sait bien les regarder, avec les yeux de lespritque sont les dmonstrations, on y voit Dieu et son concept se produire, en vrai enquelque sorte, suivant un processus dauto-constitution simultanment idel et rel quirsout lalternative traditionnelle de la structure et de la gense : prendrerigoureusement connaissance de la structure argumentative dploye travers les huitpremires propositions de lEthique, ce serait donc refaire le mouvement par lequel Dieului-mme, cest--dire ltre absolu ou la substance constitue dune infinit dattributs,suivant la dfinition complexe qui en est initialement propose, se fait tre, on seraitpresque tent de dire, en forant la langue, sest , au lieu simplement dtre, commequelque chose qui se contente dtre l, un Dasein, un tant ct des autres, donton ne comprend plus alors comment il peut tre dot des caractres de la substance, aunombre desquels la puissance agissante, la productivit, et ceci dans tous les genresdtre ou attributs qui constituent cette substance et qui sont une infinit, ce qui faitdelle la cause ncessaire et libre de tout ce qui existe, et non un tant suprme installdans une position surplombante par rapport tous les autres tants. Par l, lespinozisme chapperait dfinitivement aux dilemmes de lonto-thologie.

    Mais ce nest pas tout. En effet, si on sen tenait ce premier raisonnement, sen

    dgagerait la reprsentation dun Dieu dautant plus absolument crateur quil dtient lacapacit extraordinaire de se crer lui-mme, comme sil tirait son tre absolu du nant.Cest pour carter cette possibilit que Gueroult, selon Deleuze, avance une secondethse, qui est celle de la subordination de la puissance de Dieu son essence, dont elleest lexpression, ce qui du mme coup ramne les effets de cette puissance desproductions ncessaires ne rsultant pas, comme chez Leibniz, dun choix entre despossibles formels identifis pralablement par lentendement infini de Dieu. Cestpourquoi, en Dieu, qui produit tout ce quil est en lui de produire en vertu de sa nature,entendement et volont, dune part ne sont rien de diffrent, et dautre part sont, nonpas ses attributs ou ses propres, sur le plan de la nature naturante, mais, sur celui de lanature nature, ses productions ou ses modes, modes infinis travers lesquels seralise, immdiatement et mdiatement, son essence : le Dieu de Spinoza ne pense ni ne

    veut, au sens propre des termes, cest--dire quil nest ni un sujet daction ni un sujet depense, mais entendement et volont infinis, qui sont une seule mme chose, sont

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    globalement son uvre, les tout premiers effets de sa puissance par laquelle il exprimeen totalit son essence.

    On comprend alors ce qui suscitait ladhsion enthousiaste de Deleuze la leonquil dgageait du commentaire de Gueroult, alors mme que la figure de Spinoza quecelui-ci installe diffre considrablement dans son esprit et dans sa forme de celle quilavait lui-mme entrepris de dessiner. Si la thse de la subordination en Dieu de la

    puissance lessence, do se dduit celle de lidentit de lentendement et de la volont,et celle de lappartenance de ceux-ci, en tant que productions de la substance, au monderel dont ils sont des choses et rien de plus, lui paraissait dcisive, ctait en raisonde son esprit rsolument anticartsien. Or lanti-cartsianisme tait la cl de sa proprelecture de Spinoza. Cest donc lopposition Descartes qui constitue le point o serencontraient lintellectualisme thoriciste de Gueroult et le vitalisme expressionniste deDeleuze, en dpit de tout ce qui par ailleurs les sparait. Cest la raison pour laquelleleurs deux dmarches pouvaient se rejoindre, sinon se conjoindre, dans le contexte offert lpoque par le rejet quasi gnral des philosophies de la conscience et du sujet, dontle cogito cartsien constituait le paradigme. On peut estimer aujourdhui, avec le recul,quune telle orientation, en dpit de la stimulation quelle a apporte aux tudesspinozistes, tait aussi gnratrice de simplifications abusives, voire mme de graves

    distorsions : le rapport de Spinoza Descartes est beaucoup plus complexe que ne ledonnaient penser des lectures quon pouvait proposer de ceux-ci lpoque dustructuralisme, qui lavaient fait passer du statut dicne de la subjectivit triomphante celui de bouc missaire de toutes les drives provoques par le privilge indu accord la conscience. Cest pourquoi les lectures de Spinoza proposes par Deleuze et Gueroultet les effets considrables quelles ont produits apparaissent prsent comme situs etirrmdiablement dats de par la position singulire quils occupent dans lhistoire de lapense, ce qui nempche quils aient largement contribu changer la donne sur la plan la fois de la spculation philosophique et de la recherche en histoire de la philosophie,et interdit de les considrer comme purement et simplement prims, mais leur confre, distance, une indiscutable actualit.

    Pierre Macherey