deleuze spinoza

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  • 8/14/2019 Deleuze Spinoza

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    DELEUZE - SPINOZA - 24/01/78

    Aujourdhui on fait une pause dans notre travail sur la variation continue, on fait un retourprovisoire pour une sance lhistoire de la philosophie, sur un point trs prcis. Cest comme

    une coupure, la demande de certains dentre vous. Ce point trs prcis concerne ceci: quest-ce quune ide et quest-ce quun affect chez Spinoza? Ide et affect chez Spinoza. Dans lecourant de mars, la demande de certains dentre vous, on fera aussi une coupure sur le

    problme de la synthse et le problme du temps chez Kant.a me fait un effet curieux de revenir lhistoire. Je voudrais presque que vous preniez cemorceau dhistoire de la philosophie comme une histoire tout court. Aprs tout, un philosophece nest pas seulement quelquun qui invente des notions, il invente aussi peut-tre desmanires de percevoir. Je procde presque par numrotage. Je commence surtout par desremarques terminologiques. Je suppose que la salle est relativement mlange. Je crois que,de tous les philosophes dont lhistoire de la philosophie nous parle, Spinoza est dans unesituation trs exceptionnelle: la manire dont il touche ceux qui entrent dans ses livres na pas

    dquivalent. Peu importe que vous layez lu ou pas, je raconte une histoire. Je commence pardes avertissements terminologiques. Dans le livre principal de Spinoza, et qui sappellelthique, cest crit en latin, on trouve deux mots: affectio et affectus. Certains traducteurstrs bizarrement traduisent de la mme manire. Cest une catastrophe. Ils traduisent les deuxtermes, affectio et affectus, par affection. Je dis que cest une catastrophe parce que, quandun philosophe emploie deux mots cest que, par principe, il a une raison, surtout que lefranais nous donne aisment les deux mots qui correspondent rigoureusement affectio et affectus, et cest affection pour affectio et affect pour affectus. Certains traducteurs traduisentaffectio par affection et affectus par sentiment, cest mieux que de traduire par le mme mot,mais je ne vois pas la ncessit de recourir au mot sentiment alors que le franais dispose dumot affect. Donc, quand jemploie le mot affect a renvoie laffectus de Spinoza, quand jedirai le mot affection, a renvoie laffectio.Premier point: quest-ce que cest une ide? Quest-ce que cest une ide pour comprendremme les propositions les plus simples de Spinoza. Sur ce point Spinoza nest pas original, ilva prendre le mot ide au sens o tout le monde la toujours pris. Ce quon appelle ide, ausens o tout le monde la toujours pris dans lhistoire de la philosophie, cest un mode de

    pense qui reprsente quelque chose. Un mode de pense reprsentatif. Par exemple, lide dutriangle est le mode de pense qui reprsente le triangle. Du point de vue toujours de laterminologie, il est trs utile de savoir que depuis le Moyen Age cet aspect de lide estnomm ralit objective. Dans un texte du XVIIe sicle ou davant, quand vous rencontrezla ralit objective de lide cela veut dire toujours: lide envisage comme reprsentation de

    quelque chose. Lide, en tant quelle reprsente quelque chose, est dite avoir une ralitobjective. Cest le rapport de lide lobjet quelle reprsente.Donc, on part dune chose toute simple: lide, cest un mode de pense dfini par soncaractre reprsentatif. a nous donne dj un tout premier point de dpart pour distingueride et affect (affectus), parce que on appellera affect tout mode de pense qui ne reprsenterien. Quest-ce que a veut dire, a? Prenez au hasard ce que nimporte qui appelle affect ousentiment, une esprance par exemple, une angoisse, un amour, cela nest pas reprsentatif. Ily a bien une ide de la chose aime, il y a bien une ide dun quelque chose despr, maislespoir en tant que tel ou lamour en tant que tel, ne reprsentent rien, strictement rien.Tout mode de pense en tant que non reprsentatif sera nomm affect. Une volition, unevolont, elle implique bien, la rigueur, que je veuille quelque chose, ce que je veux, cela est

    objet de reprsentation, ce que je veux est donn dans une ide, mais le fait de vouloir nestpas une ide, cest un affect parce que cest un mode de pense non reprsentatif. a marche,

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    ce nest pas compliqu.Il en conclut immdiatement un primat de lide sur laffect, et cest commun tout le XVIIesicle, on nest mme pas encore rentr dans ce qui est propre Spinoza. Il y a un primat delide sur laffect pour une raison trs simple qui est que pour aimer il faut avoir une ide, siconfuse soit elle, si indtermine soit elle, de ce quon aime. Pour vouloir il faut avoir une

    ide, si confuse, si indtermine soit elle, de ce quon veut. Mme lorsquon dit, je ne saispas ce que je sens, il y a une reprsentation, aussi confuse quelle soit, de lobjet. Il y a uneide si confuse. Il y a donc un primat la fois chronologique et logique de lide sur laffect,cest--dire des modes reprsentatifs de la pense sur les modes non reprsentatifs. Il y auraitun contresens tout fait dsastreux si le lecteur transformait ce primat logique en rduction.Que laffect prsuppose lide, cela surtout ne veut pas dire quil se rduise lide ou unecombinaison dides. Nous devons partir de ceci, que ide et affect sont deux espces demode de pense qui diffrent en nature, irrductible lun lautre, mais simplement pris dansune telle relation que laffect prsuppose une ide, si confuse soit elle. a, cest le premier

    point.Deuxime manire moins superficielle de prsenter le rapport ide-affect. Vous vous rappelez

    quon est parti dun caractre tout fait simple de lide. Lide cest une pense en tant quereprsentative, cest un mode de pense en tant que reprsentatif, et en ce sens on parlera de laralit objective dune ide. Seulement une ide na pas seulement une ralit objective,suivant aussi la terminologie consacre elle a aussi une ralit formelle. Quest-ce que laralit formelle de lide une fois dit que la ralit objective cest la ralit de lide en tantquelle reprsente quelque chose : la ralit formelle de lide, dira-t-on, cest alors l adevient beaucoup plus compliqu et du coup plus intressant , cest la ralit de lide en tantquelle est elle-mme quelque chose.La ralit objective de lide de triangle, cest lide de triangle en tant que reprsentant lachose triangle, mais lide de triangle, elle est elle-mme quelque chose; dailleurs, en tantquelle est quelque chose, je peux former une ide de cette chose, je peux toujours former uneide de lide. Je dirais donc que non seulement toute ide est ide de quelque chose direque toute ide est ide de quelque chose, cest dire que toute ide a une ralit objective, ellereprsente quelque chose , mais je dirais aussi que lide a une ralit formelle puisquelleest elle-mme quelque chose en tant quide.Quest-ce que a veut dire, la ralit formelle de lide? On ne va pas pouvoir continuer

    beaucoup plus loin ce niveau, il va falloir mettre a de ct. Il faut juste ajouter que cetteralit formelle de lide, a va tre ce que Spinoza nomme trs souvent un certain degr deralit ou de perfection que lide a en tant que telle. Chaque ide a, en tant que telle, uncertain degr de ralit ou de perfection. Sans doute ce degr de ralit ou de perfection est li lobjet quelle reprsente, mais a ne se confond pas: la ralit formelle de lide, savoir la

    chose quest lide ou le degr de ralit ou de perfection quelle possde en soi, cest soncaractre intrinsque. La ralit objective de lide, savoir le rapport de lide lobjetquelle reprsente, cest son caractre extrinsque; il se peut que le caractre extrinsque et lecaractre intrinsque de lide soient fondamentalement lis, mais ce nest pas la mme chose.Lide de Dieu et lide de grenouille ont une ralit objective diffrente, savoir: elles nereprsentent pas la mme chose, mais en mme temps elles nont pas la mme ralitintrinsque, elles nont pas la mme ralit formelle, savoir que lune vous le sentez bien a un degr de ralit infiniment plus grand que lautre. Lide de Dieu a une ralit formelle,un degr de ralit ou de perfection intrinsque infiniment plus grand que lide de grenouille,qui est lide dune chose finie.Si vous avez compris a, vous avez presque tout compris. Il y a donc une ralit formelle de

    lide, cest--dire que lide est quelque chose en elle-mme, cette ralit formelle cest soncaractre intrinsque et cest le degr de ralit ou de perfection quelle enveloppe en elle-

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    mme.Tout lheure, quand je dfinissais lide par sa ralit objective ou par son caractrereprsentatif, jopposais immdiatement lide laffect en disant que laffect cest

    prcisment un mode de pense qui na pas de caractre reprsentatif. Maintenant je viens dedfinir lide par ceci: toute ide est quelque chose, non seulement est ide de quelque chose

    mais est quelque chose, cest--dire a un degr de ralit ou de perfection qui lui est propre. Ilfaut donc que, ce second niveau, je dcouvre une diffrence fondamentale entre ide etaffect. Quest-ce qui se passe concrtement dans la vie? Il se passe deux choses Et l, cestcurieux comme Spinoza emploie une mthode gomtrique, vous savez que lthique se

    prsente sous forme de propositions, dmonstrations, etc., et en mme temps, plus cestmathmatique, plus cest extraordinairement concret. Tout ce que je dis et tous cescommentaires sur ide et affect renvoient aux livres II et III de lthique. Dans ces livres deuxet trois, il nous fait une espce de portrait gomtrique de notre vie qui, il me semble, est trstrs convaincant. Ce portrait gomtrique, a consiste nous dire en gros que nos ides sesuccdent constamment: une ide chasse lautre, une ide remplace une autre ide, parexemple linstant. Une perception, cest un certain type dide, on verra pourquoi tout

    lheure. Tout lheure javais la tte tourne l, je voyais tel coin de la salle, je tourne, cestune autre ide; je me promne dans une rue o je connais des gens, je dis bonjour Pierre, et

    puis je me tourne, et puis je dis bonjour Paul. Ou bien cest les choses qui changent: jeregarde le soleil, et le soleil petit petit disparat et je me trouve dans la nuit; cest donc unesrie de successions, de coexistences dides, successions dides. Mais quest-ce qui se passeaussi? Notre vie quotidienne nest pas faite seulement des ides qui se succdent. Spinozaemploie le terme automaton; nous sommes, dit-il, des automates spirituels, cest--dire quecest moins nous qui avons des ides que les ides qui saffirment en nous. Quest-ce qui se

    passe aussi, part cette succession dides? Il y a autre chose, savoir: quelque chose en moine cesse pas de varier. Il y a un rgime de la variation qui nest pas la mme chose que lasuccession des ides elles-mmes. Variations, a doit nous servir pour ce que nous voulonsfaire, lennui cest quil nemploie pas le mot Quest-ce que cest que cette variation? Jereprends mon exemple: je croise dans la rue Pierre qui mest trs antipathique, et puis je ledpasse, je dis bonjour Pierre, ou bien jen ai peur et puis je vois soudain Paul qui mest trstrs charmant, et je dis bonjour Paul, rassur, content. Bien. Quest-ce que cest? Dune part,succession de deux ides, ide de Pierre et ide de Paul; mais il y a autre chose: sest opreaussi en moi une variation l, les mots de Spinoza sont trs prcis, aussi je les cite: (variation) de ma force dexister , ou autre mot quil emploie comme synonyme, visexistendi , la force dexister, ou petentia agendi , la puissance dagir et ces variationssont perptuelles.Je dirais que pour Spinoza il y a variation continue et exister cela veut dire a de la force

    dexister ou de la puissance dagir. Comment est-ce que a se raccroche mon exemplestupide, mais qui est de Spinoza, bonjour Pierre, bonjour Paul? Lorsque je vois Pierre qui medplat, une ide, lide de Pierre, mest donne; lorsque je vois Paul qui me plat, lide dePaul mest donne. Chacune de ces ides par rapport moi a un certain degr de ralit ou de

    perfection. Je dirais que lide de Paul, par rapport moi, a plus de perfection intrinsque quelide de Pierre puisque lide de Paul me contente et lide de Pierre me chagrine. Lorsquelide de Paul succde lide de Pierre, il convient de dire que ma force dexister ou que ma

    puissance dagir est augmente ou favorise; lorsque, au contraire, cest linverse,lorsquaprs avoir vu quelquun qui me rendait joyeux, je vois quelquun qui me rend triste, jedis que ma puissance dagir est inhibe ou empche. A ce niveau, on ne sait mme plus si onest encore dans des conventions terminologiques ou si on est dj dans quelque chose de

    beaucoup plus concret.Je dirais donc que mesure que les ides se succdent en nous, chacune ayant son degr de

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    perfection, son degr de ralit ou de perfection intrinsque, celui qui a ces ides, moi, je necesse de passer dun degr de perfection un autre, en dautres termes il y a une variationcontinue sous la forme daugmentation-diminution-augmentation-diminution de la puissancedagir ou de la force dexister de quelquun daprs les ides quil a. A travers cet exercice

    pnible, sentez comment la beaut affleure. Cest pas mal, dj, cette reprsentation de

    lexistence, cest vraiment lexistence dans la rue, il faut imaginer Spinoza se baladant, et ilvit vraiment lexistence comme cette espce de variation continue: mesure quune ide enremplace une autre, je ne cesse de passer dun degr de perfection un autre, mmeminuscule, et cest cette espce de ligne mlodique de la variation continue qui va dfinirlaffect (affectus) la fois dans sa corrlation avec les ides et sa diffrence de nature avec lesides. Nous rendre compte de cette diffrence de nature et de cette corrlation. Cest vous dedire si a vous convient ou pas. Nous tenons tous une dfinition plus solide de laffectus;laffectus chez Spinoza, cest la variation (cest lui qui parle par ma bouche; il ne la pas dit

    parce quil est mort trop jeune), cest la variation continue de la force dexister, en tant quecette variation est dtermine par les ides quon a. Ds lors, dans un texte trs important de lafin du livre III, qui porte le titre de Dfinition gnrale de laffectus, Spinoza nous dit:

    surtout ne croyez pas que laffectus tel que je le conois dpende dune comparaison desides.Il veut dire que lide a beau tre premire par rapport laffect, lide et laffect sontdeux choses qui diffrent en nature, laffect ne se rduit pas une comparaison intellectuelledes ides, laffect est constitu par la transition vcue ou par le passage vcu dun degr de

    perfection un autre, en tant que ce passage est dtermin par les ides; mais en lui-mme ilne consiste pas en une ide, il constitue laffect.Lorsque je passe de lide de Pierre lide de Paul, je dis que ma puissance dagir estaugmente; lorsque je passe de lide de Paul lide de Pierre, je dis que ma puissance dagirest diminue. Ce qui revient dire que lorsque je vois Pierre, je suis affect de tristesse;lorsque je vois Paul, je suis affect de joie. Et, sur cette ligne mlodique de la variationcontinue constitue par laffect, Spinoza va assigner deux ples, joie-tristesse, qui seront pourlui les passions fondamentales, et la tristesse ce sera toute passion, nimporte quelle passionenveloppant une diminution de ma puissance dagir, et joie sera toute passion enveloppantune augmentation de ma puissance dagir. Ce qui permettra Spinoza de souvrir par exemplesur un problme moral et politique trs fondamental, qui sera sa manire lui de poser le

    problme politique: comment se fait-il que les gens qui ont le pouvoir, dans nimporte queldomaine, ont besoin de nous affecter dune manire triste? Les passions tristes commencessaires. Inspirer des passions tristes est ncessaire lexercice du pouvoir. Et Spinoza dit,dans le Trait thologico-politique, que cest cela le lien profond entre le despote et le prtre,ils ont besoin de la tristesse de leurs sujets. L, vous comprenez bien quil ne prend pastristesse dans un sens vague, il prend tristesse au sens rigoureux quil a su lui donner: la

    tristesse cest laffect en tant quil enveloppe la diminution de la puissance dagir.Lorsque je disais, dans ma premire diffrence ide-affect, que lide cest le mode de pensequi reprsente rien, laffect cest le mode de pense qui ne reprsente rien, je dirais en termestechniques que ce ntait quune simple dfinition nominale, ou, si vous prfrez, extrieure,extrinsque. La seconde, lorsque je dis, dune part, que lide, cest ce qui a en soi une ralitintrinsque, et laffect, cest la variation continue ou le passage dun degr de ralit unautre, ou dun degr de perfection un autre, nous ne sommes plus dans le domaine desdfinitions dites nominales, l nous tenons dj une dfinition relle, en appelant dfinitionrelle la dfinition qui montre, en mme temps quelle dfinit la chose, la possibilit de cettechose.Ce qui est important cest que vous voyez comment, selon Spinoza, nous sommes fabriqus

    en tant quautomates spirituels. En tant quautomates spirituels, il y a tout le temps des idesqui se succdent en nous, et suivant cette succession dides, notre puissance dagir ou notre

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    force dexister est augmente ou est diminue dune manire continue, sur une ligne continue,et cest cela que nous appelons affectus, cest a que nous appelons exister.Laffectus cest donc la variation continue de la force dexister de quelquun, en tant que cettevariation est dtermine par les ides quil a. Mais encore une fois, dtermine ne veut pasdire que la variation se rduise aux ides quil a, puisque lide que jai ne rend pas compte

    que sa consquence, savoir quelle augmente ma puissance dagir ou au contraire la diminuepar rapport lide que javais tout lheure, et il ne sagit pas dune comparaison, il sagitdune espce de glissade, de chute ou de hausse de la puissance dagir.Pas de problme, pas de question.Pour Spinoza, il va y avoir trois sortes dides. Pour le moment, on ne parle plus daffectus,de laffect, puisquen effet laffect est dtermin par les ides quon a, il ne se rduit pas auxides quon a, il est dtermin par les ides quon a; donc ce qui est essentiel, cest de voir un

    peu quelles sont ces ides qui dterminent les affects, tout en gardant bien prsent dans notreesprit que laffect ne se rduit pas aux ides quon a, il est absolument irrductible. Il est dunautre ordre.Les trois espces dides que Spinoza distingue, ce sont des ides affections, affectio. On va

    voir que laffectio, contrairement laffectus, cest un certain type dides. Il y aurait doncpremirement des ides affectio, deuximement il nous arrive aussi davoir des ides queSpinoza appelle des notions, et troisimement, pour un petit nombre dentre nous, parce quecest trs difficile, il arrive davoir des ides essences. Cest donc avant tout ces trois sortesdides.Quest-ce que cest quune affection (affectio)? Je vois littralement vos yeux qui tombentPourtant cest drle, tout a. A premire vue, et sen tenir la lettre au texte de Spinoza, ana rien voir avec une ide, mais a na rien voir non plus avec un affect. On avaitdtermin laffectus comme la variation de la puissance dagir. Une affection, cest quoi? En

    premire dtermination, une affection, cest ceci: cest ltat dun corps en tant quil subitlaction dun autre corps. Quest-ce que a veut dire? Je sens le soleil sur moi, ou bien, unrayon de soleil se pose sur vous; cest une affection de votre corps. Quest-ce qui est uneaffection de votre corps? Pas la soleil, mais laction du soleil ou leffet du soleil sur vous. Endautres termes, un effet, ou laction quun corps produit sur un autre, une fois dit queSpinoza, pour des raisons de sa physique lui, ne croit pas une action distance lactionimplique toujours un contact eh bien cest un mlange de corps. Laffectio cest un mlangede deux corps, un corps qui est dit agir sur lautre, et lautre recueillir la trace du premier.Tout mlange de corps sera nomm affection.Spinoza en conclut que laffectio tant dfini comme un mlange de corps, elle indique lanature du corps modifi, la nature du corps affectionn ou affect ; laffection indique lanature du corps affect beaucoup plus que la nature du corps affectant. Il analyse son exemple

    clbre, quand nous regardons le soleil, nous imaginons quil est distant de nous denvirondeux-cent pieds [Livre II, proposition 35, scolie]. a cest une affectio ou, tout du moins,cest la perception dune affectio. Il est clair que ma perception du soleil indique beaucoup

    plus la constitution de mon corps, la manire dont mon corps est constitu, que la maniredont le soleil est constitu. Je perois le soleil ainsi en vertu de ltat de mes perceptionsvisuelles. Une mouche percevra le soleil autrement.Pour garder la rigueur de sa terminologie, Spinoza dira quune affectio indique la nature ducorps modifi plutt que la nature du corps modifiant, et elle enveloppe la nature du corpsmodifiant. Je dirais que la premire sorte dide pour Spinoza, cest tout mode de pense quireprsente une affection du corps ; cest--dire le mlange dun corps avec un autre corps, ou

    bien la trace dun autre corps sur mon corps sera nomme ide daffection. Cest en ce sens

    quon pourrait dire que cest une ide-affection, cest le premier type dides. Et ce premiertype dides rpond ce que Spinoza nomme le premier genre de connaissance. Cest le plus

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    bas. Pourquoi cest le plus bas? a va de soi que cest le plus bas parce que ces idesdaffection ne connaissent les chose que par leurs effets: je sens laffection du soleil sur moi,la trace du soleil sur moi. Cest leffet du soleil sur mon corps. Mais les causes, savoir cequest mon corps, ce quest le corps du soleil, et le rapport entre ces deux corps de tellemanire que lun produise sur lautre tel effet plutt quautre chose, je nen sais absolument

    rien. Prenons un autre exemple: le soleil fait fondre la cire et durcir largile. Ce nest pasrien, a. Cest des ides daffectio. Je vois la cire qui coule, et puis juste ct je vois largilequi durcit; cest une affection de la cire et une affection de largile, et moi jai une ide de cesaffections, je perois des effets. En vertu de quelle constitution corporelle largile durcit-ellesous laction du soleil? Tant que jen reste la perception de laffection, je nen sais rien. Ondira que les ides-affections sont des reprsentations deffets sans leurs causes, et cest

    prcisment cela que Spinoza appelle des ides inadquates. Cest des ides de mlangespares des causes du mlange.Et en effet, que, au niveau des ides-affections, nous nayons que des ides inadquates etconfuses, a se comprend trs bien puisque cest quoi, dans lordre de la vie, les ides-affections? Et sans doute, hlas, beaucoup dentre nous, qui ne font pas assez de philosophie,

    ne vivent que comme a.Une fois, une seule fois, Spinoza emploie un mot latin, qui est trs trange mais trsimportant, qui est ocursus. Cest littralement la rencontre. Tant que jai des ides-affections,

    je vis au hasard des rencontres: je me promne dans la rue, je vois Pierre qui ne me plat pas,cest en fonction de la constitution de son corps et de son me et de la constitution de moncorps et de mon me. Quelquun qui me dplat, corps et me, quest-ce que a veut dire? Jevoudrais vous faire comprendre pourquoi Spinoza a eu notamment une rputation trs forte dematrialiste alors quil ne cessait de parler de lesprit et de lme, une rputation dathe alorsquil ne cessait de parler de Dieu cest trs curieux. On voit bien pourquoi les gens sedisaient que cest du pur matrialisme. Quand je dis: celui-l ne me plat pas, a veut dire, lalettre, que leffet de son corps sur le mien, leffet de son me sur la mienne, maffectedsagrablement, cest des mlanges de corps ou des mlanges dmes. Il y a un mlangenocif ou un bon mlange, aussi bien au niveau du corps que de lme. Cest exactementcomme: je naime pas le fromage. Quest-ce que a veut dire?Je naime pas le fromage. aveut dire que a se mlange avec mon corps de manire ce que je suis modifi dunemanire dsagrable, a ne veut rien dire dautre. Donc il ny a aucune raison de faire desdiffrences entre des sympathies spirituelles et des rapports corporels. Dans je naime pas lefromage, il y a aussi une affaire dme, mais dans Pierre ou Paul ne me plat pas , il y aaussi une affaire de corps, cest du pareil au mme tout cela. Simplement pourquoi est-ce quecest une ide confuse, cette ide-affection, ce mlange.Cest forcment confus et inadquat

    puisque je ne sais absolument pas, ce niveau, en vertu de quoi et comment le corps ou lme

    de Pierre est constitu, de telle manire quelle ne convienne pas avec la mienne, ou de tellemanire que son corps ne convienne pas avec le mien. Je peux juste dire que a ne convientpas, mais en vertu de quelle constitution des deux corps, et du corps affectant et du corpsaffect, et du corps qui agit et du corps qui subit, ce niveau l je nen sais rien. Comme ditSpinoza, ce sont des consquences spares de leurs prmices ou, si vous prfrez, cest uneconnaissance des effets indpendamment de la connaissance des causes. Cest donc au hasarddes rencontres. Quest-ce qui peut se passer au hasard des rencontres?Mais quest-ce quun corps? Je ne vais pas dvelopper, a ferait lobjet dun cours spcial. Lathorie de quest-ce que cest quun corps, ou bien une me, a revient au mme, elle setrouve dans le livre II de lthique. Pour Spinoza, lindividualit dun corps se dfinit parceci: cest lorsque un certain rapport compos (jinsiste l-dessus, trs compos, trs

    complexe) ou complexe de mouvement et de repos se maintient travers tous leschangements qui affectent les parties de ce corps. Cest la permanence dun rapport de

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    mouvement et de repos travers tous les changements qui affectent toutes les parties linfinidu corps considr. Vous comprenez quun corps est ncessairement compos linfini. Monil, par exemple, mon il et la relative constance de mon il, se dfinit par un certain rapportde mouvement et de repos travers toutes les modifications des diverses parties de mon il;mais mon il lui-mme, qui a dj une infinit de parties, il est une partie des parties de mon

    corps, lil son tour est une partie du visage et le visage, son tour, est une partie de moncorps, etc. Donc vous avez toutes sortes de rapports qui vont se composer les uns avec lesautres pour former une individualit de tel ou tel degr. Mais chacun de ces niveaux oudegrs, lindividualit sera dfinie par un certain rapport compos de mouvement et de repos.Quest-ce qui peut se passer si mon corps est ainsi fait, un certain rapport de mouvement et derepos qui subsume une infinit de parties ? Il peut se passer deux choses: je mange quelquechose que jaime, ou bien, autre exemple, je mange quelque chose et je mcrouleempoisonn. A la lettre, dans un cas, jai fait une bonne rencontre, dans lautre cas, jai faitune mauvaise rencontre. Tout a, cest de la catgorie de locursus. Lorsque je fais unemauvaise rencontre, cela veut dire que le corps qui se mlange au mien dtruit mon rapportconstituant, ou tend dtruire un de mes rapports subordonns. Par exemple, je mange

    quelque chose et jai mal au ventre, a ne me tue pas; a a donc dtruit ou a a inhib,compromis un de mes sous-rapports, un de mes rapports composants. Puis je mange quelquechose et je meurs. L, a a dcompos mon rapport compos, a a dcompos le rapportcomplexe qui dfinissait mon individualit. a na pas simplement dtruit un de mes rapportssubordonns qui composait une de mes sous individualits, a a dtruit le rapportcaractristique de mon corps. Inversement quand je mange quelque chose qui me convient.Quest-ce que cest que le mal?, demande Spinoza. On trouve a dans la correspondance.Cesont des lettres quil envoya un jeune hollandais qui tait mchant comme tout. Cehollandais naimait pas Spinoza et lattaquait constamment, il lui demandait: dtes moi ce quecest pour vous que le mal. Vous savez quen ce temps-l, les lettres, ctait trs important, etles philosophes envoyaient beaucoup de lettres. Spinoza, qui est trs trs gentil, croit au dbutque cest un jeune homme qui veut sinstruire et, petit petit, il comprend que ce nest pas dutout a, que le hollandais veut sa peau. De lettre en lettre, la colre de Blyenbergh, qui tait un

    bon chrtien, gonfle, et il finit par lui dire: mais vous tes le diable! Spinoza dit que le mal, cenest pas difficile, le mal cest une mauvaise rencontre. Rencontrer un corps qui se mlangemal avec le vtre. Se mlanger mal, a veut dire se mlanger dans des conditions telles que unde vos rapports subordonns ou que votre rapports constituant est, ou bien menac oucompromis, ou bien mme dtruit.De plus en plus gai, voulant montrer quil a raison, Spinoza analyse sa manire lexempledAdam. Dans les conditions dans lesquelles nous vivons, nous semblons absolumentcondamns navoir quune seule sorte dides, les ides-affections. Par quel miracle on

    pourrait sortir de ces actions de corps qui ne nous ont pas attendus pour exister, commentpourrait-on slever une connaissance des causes? Pour le moment on voit bien que depuisque nous naissons nous sommes condamns au hasard des rencontres, alors a ne va pas fort.a implique quoi? a implique dj une raction forcene contre Descartes puisque Spinozaaffirmera trs fort, dans le livre II, que nous ne pouvons nous connatre nous-mmes, et nousne pouvons connatre les corps extrieurs que par les affections que les corps extrieurs

    produisent sur le ntre. Pour ceux qui se rappellent un peu Descartes, cest la proposition anti-cartsienne de base puisque cela exclut toute apprhension de la chose pensante par elle-mme, savoir cela exclut toute possibilit du cogito. Je ne connais jamais que les mlangesde corps et je ne me connais moi-mme que par laction des autres corps sur moi, et par lesmlanges.

    Cest non seulement de lanti-cartsianisme, mais cest aussi de lanti-christianisme.Pourquoi? Parce quun des points fondamentaux de la thologie, cest la perfection immdiate

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    du premier homme cr, ce quon appelle, en thologie, la thorie de la perfection adamique.Adam, avant de pcher, est cr aussi parfait quil peut ltre, et puis il y a lhistoire du pchqui est prcisment lhistoire de la chute, mais la chute prsuppose un Adam parfait en tantque crature. Cette ide parat trs drle Spinoza. Son ide, cest que ce nest pas possible; supposer que lon se donne lide dun premier homme, on ne peut se la donner comme celle

    de ltre le plus impuissant, le plus imparfait qui soit puisque le premier homme ne peutexister quau hasard des rencontres et des actions des autres corps sur lui-mme. Donc, supposer quAdam existe, il existe sur un mode de limperfection et de linadquationabsolue, il existe sur le mode dun petit bb qui est livr au hasard des rencontres, moinsquil ne soit dans un milieu protg, mais l jen ai trop dit. Quest-ce que ce serait, un milieu

    protg?Le mal, cest une mauvaise rencontre. a veut dire quoi? Spinoza, dans sa correspondance auhollandais, lui dit: tu me rapportes tout le temps lexemple de Dieu qui a interdit Adam demanger la pomme, et tu cites a comme lexemple dune loi morale. Le premier interdit.Spinoza lui dit: mais ce nest pas du tout a ce qui se passe, et Spinoza reprend toute lhistoiredAdam sous la forme dun empoisonnement et dune intoxication. Quest-ce qui sest pass

    en ralit? Dieu na jamais interdit quoi que ce soit Adam, il lui a accord une rvlation. Illa prvenu de leffet nocif que le corps de la pomme aurait sur la constitution de son corps lui, Adam. En dautres termes, la pomme est un poison pour Adam. Le corps de la pommeexiste sous un tel rapport caractristique [que la pomme] ne peut agir sur le corps dAdam telquil est constitu quen dcomposant le rapport du corps dAdam. Et sil a eu tort de ne pascouter Dieu, ce nest pas au sens de ceci quil aurait dsobi, cest quil na rien compris. aexiste aussi chez les animaux, certains ont un instinct qui les dtourne de ce qui est poison

    pour eux, il y en a dautres qui, sur tel point, nont pas cet instinct.Lorsque je fais une rencontre telle que le rapport du corps qui me modifie, qui agit sur moi, secombine avec mon propre rapport, avec le rapport caractristique de mon propre corps,quest-ce qui se passe? Je dirais que ma puissance dagir est augmente; elle est au moinsaugmente sous ce rapport-l. Lorsque, au contraire, je fais une rencontre telle que le rapportcaractristique du corps qui me modifie compromet ou dtruit un de mes rapports, ou monrapport caractristique, je dirais que ma puissance dagir est diminue, ou mme dtruite.

    Nous retrouvons l nos deux affects affectus , fondamentaux: la tristesse et la joie.Pour tout regrouper ce niveau, en fonction des ides daffection que jai, il y a deux sortesdides daffection: ide dun effet qui se concilie ou qui favorise mon propre rapportcaractristique.Deuxime type dide daffection: lide dun effet qui compromet ou dtruitmon propre rapport caractristique. A ces deux types dides daffection vont correspondre lesdeux mouvements de la variation dans laffectus, les deux ples de la variation: dans un casma puissance dagir est augmente et jprouve un affectus de joie, dans lautre cas ma

    puissance dagir est diminue et jprouve un affectus de tristesse. Et toutes les passions, dansleurs dtails, Spinoza va les engendrer partir de ces deux affects fondamentaux: la joiecomme augmentation de la puissance dagir, la tristesse comme diminution ou destruction dela puissance dagir. Ce qui revient dire que chaque chose, corps ou me, se dfinit par uncertain rapport caractristique, complexe, mais jaurais aussi bien dit que chaque chose, corpsou me, se dfinit par un certain pouvoir dtre affect. Tout se passe comme si chacun denous avait un certain pouvoir dtre affect. Si vous considrez des btes, Spinoza sera trsfort pour nous dire que ce qui compte dans les animaux, ce nest pas du tout les genres et lesespces; les genres et les espces cest des notions absolument confuses, cest des idesabstraites. Ce qui compte, cest: de quoi un corps est-il capable? Et il lance l une desquestions les plus fondamentales de toute sa philosophie (avant il y avait eu Hobbes et

    dautres) en disant que la seule question, cest que nous ne savons mme pas de quoi un corpsest capable, nous bavardons sur lme et sur lesprit et nous ne savons pas ce que peut un

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    corps. Or, un corps doit tre dfini par lensemble des rapports qui le composent, ou, ce quirevient exactement au mme, par son pouvoir dtre affect. Et tant que vous ne saurez pasquel est le pouvoir dtre affect dun corps, tant que vous lapprendrez comme a, au hasarddes rencontres, vous naurez pas la vie sage, vous naurez pas la sagesse.Savoir de quoi vous tes capable. Pas du tout comme question morale, mais avant tout comme

    question physique, comme question au corps et lme. Un corps a quelque chose defondamentalement cach: on pourra parler de lespce humaine, du genre humain, a ne nousdira pas quest-ce qui est capable daffecter notre corps, quest-ce qui est capable de ledtruire. La seule question, cest ce pouvoir dtre affect. Quest-ce qui distingue unegrenouille dun singe? Ce ne sont pas des caractres spcifiques ou gnriques, dit Spinoza,cest quils ne sont pas capables des mmes affections. Donc il faudrait faire, pour chaqueanimal, de vritables cartes daffects, les affects dont une bte est capable. Et pareil pour leshommes: les affects dont tel homme est capable. On sapercevrait ce moment-l que, suivantles cultures, suivant les socits, les hommes ne sont capables des mmes affects. Il est bienconnu quune mthode avec laquelle certains gouvernements ont liquid les IndiensdAmrique du sud, a a t de laisser sur les chemins o passent les Indiens des vtements de

    gripps, des vtements pris dans les dispensaires parce que les Indiens ne supportent paslaffect grippe. Mme pas besoin de mitrailleuse, ils tombaient comme des mouches. Il va desoi que nous, dans les conditions de vie de la fort, on risque de ne pas vivre trs longtemps.Donc, genre humain, espce humaine ou mme race, Spinoza dira que a na aucuneimportance tant que vous naurez pas fait la liste des affects dont quelquun est capable, ausens le plus fort du mot capable, y compris les maladies dont il est capable. Cest vident quecheval de course et cheval de labour cest la mme espce, ce sont deux varits de la mmeespce, pourtant les affects sont trs diffrents, les maladies sont absolument diffrentes, lacapacit dtre affect est compltement diffrente et, de ce point de vue l, il faut dire que uncheval de labour est plus proche dun buf que dun cheval de course. Donc, une cartethologique des affects, cest trs diffrent dune dtermination gnrique et spcifique desanimaux.Vous voyez que le pouvoir dtre affect peut tre rempli de deux manires. Lorsque je suisempoisonn, mon pouvoir dtre affect est absolument rempli, mais il est rempli de tellemanire que ma puissance dagir tend vers zro, cest--dire quelle est inhibe. Inversement,lorsque jprouve de la joie, cest dire lorsque je rencontre un corps qui compose son rapportavec le mien, mon pouvoir dtre affect est rempli galement et ma puissance dagiraugmente et tend vers quoi?Dans le cas dune mauvaise rencontre, toute ma force dexister (vis existendi) est concentre,tendue vers le but suivant: investir la trace du corps qui maffecte pour repousser leffet de cecorps, si bien que ma puissance dagir est diminue dautant.

    Ce sont des choses trs concrtes.Vous avez mal la tte et vous dites: je ne peux mme pluslire.a veut dire que votre force dexister investit tellement la trace migraine, a implique deschangements dans un de vos rapports subordonns, elle investit tellement la trace de votremigraine que votre puissance dagir est diminue dautant. Au contraire, quand vous dites:

    je me sens bien, et que vous tes content, vous tes content aussi parce que des corps se sontmlangs avec vous dans des proportions et des conditions qui sont favorables votre rapport; ce moment-l, la puissance du corps qui vous affecte se combine avec la vtre de tellemanire que votre puissance dagir est augmente. Si bien que dans les deux cas votre pouvoirdtre affect sera compltement effectu, mais il peut tre effectu de telle manire que la

    puissance dagir diminue linfini ou que la puissance dagir augmente linfini.A linfini? Est-ce que cest vrai? videmment non, puisque notre niveau les forces dexister,

    les pouvoirs dtre affect et les puissances dagir sont forcment finis. Seul Dieu a unepuissance absolument infinie. Bon, mais dans certaines limites, je ne cesserai de passer par

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    Ce quil comprend, cest les bonnes rencontres, les mauvaises rencontres, les augmentationset les diminutions de puissance. L, il fait une thique et pas du tout une morale. Cest

    pourquoi il a tant marqu Nietzsche.Nous sommes compltement enferms dans ce monde des ides-affection et de ces variationsaffectives continues de joie et de tristesse, alors tantt ma puissance dagir augmente,

    daccord, tantt elle diminue; mais quelle augmente ou quelle diminue, je reste dans lapassion parce que, dans les deux cas, je ne la possde pas, je suis encore spar de mapuissance dagir. Alors quand ma puissance dagir augmente a veut dire que jen suisrelativement moins spar, et inversement, mais je suis spar formellement de ma puissancedagir, je ne la possde pas. En dautres termes, je ne suis pas cause de mes propres affects, et

    puisque je ne suis pas cause de mes propres affects, ils sont produits en moi par autre chose: jesuis donc passif, je suis dans le monde de la passion.Mais il y a les ides-notion et les ides-essence. Cest dj au niveau des ides-notion que vaapparatre une espce dissue dans ce monde. On est compltement touff, on est enfermdans un monde dimpuissance absolue, mme quand ma puissance dagir augmente, cest surun segment de variation, rien ne me garantit que, au coin de la rue, je ne vais pas recevoir un

    grand coup de bton sur la tte et que ma puissance dagir va retomber.Vous vous rappelez quune ide-affection, cest lide dun mlange, cest--dire lide duneffet dun corps sur le mien. Une ide-notion ne concerne plus leffet dun autre corps sur lemien, cest une ide qui concerne et qui a pour objet la convenance ou la disconvenance desrapports caractristiques entre les deux corps. Si il y a une ide telle on ne sait pas encore siil y en a, mais on peut toujours dfinir quelque chose quitte conclure que a ne peut pasexister , cest ce quon appellera une dfinition nominale. Je dirais que la dfinitionnominale de la notion cest que cest une ide qui, au lieu de reprsenter leffet dun corps surun autre, cest dire le mlange de deux corps, reprsente la convenance ou la disconvenanceinterne des rapports caractristiques des deux corps.Exemple: si jen savais assez sur le rapport caractristique du corps nomm arsenic et sur lerapport caractristique du corps humain, je pourrais former une notion de ce en quoi ces deuxrapports disconviennent au point que larsenic, sous son rapport caractristique, dtruit lerapport caractristique de mon corps. Je suis empoisonn, je meurs.Vous voyez que, la diffrence de lide daffection, au lieu dtre la saisie du mlangeextrinsque dun corps avec un autre, ou de leffet dun corps sur un autre, la notion sestleve la comprhension de la cause, savoir, si le mlange a tel ou tel effet, cest en vertude la nature du rapport des deux corps considrs et de la manire dont le rapport de lun descorps se compose avec le rapport de lautre corps. Il y a toujours composition de rapports.Lorsque je suis empoisonn, cest que le corps arsenic a induit les parties de mon corps entrer sous un autre rapport que le rapport qui me caractrise. A ce moment-l, les parties de

    mon corps entrent sous un nouveau rapport induit par larsenic, qui se compose parfaitementavec larsenic; larsenic est heureux puisquil se nourrit de moi. Larsenic prouve unepassion joyeuse car, comme le dit bien Spinoza, tout corps a une me. Donc larsenic estjoyeux, moi videmment je ne le suis pas. Il a induit des parties de mon corps entrer sous unrapport qui se compose avec le sien, arsenic. Moi je suis triste, je vais vers la mort. Vousvoyez que la notion, si on pouvait y arriver, cest un truc formidable.On nest pas loin dune gomtrie analytique. Une notion, ce nest pas du tout un abstrait,cest trs concret: ce corps-ci, ce corps-l. Si javais le rapport caractristique de lme et ducorps de celui dont je dis quil ne me plat pas, par rapport mon rapport caractristique moi, je comprendrais tout, je connatrais par les causes au lieu de ne connatre que des effetsspars de leurs causes. A ce moment l, jaurais une ide adquate. De mme, si je

    comprenais pourquoi quelquun me plat. Jai pris comme exemple les rapports alimentaires,il ny a pas changer une ligne pour les rapports amoureux. Ce nest pas du tout que Spinoza

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    conoive lamour comme de lalimentation, il concevrait tout aussi bien lalimentationcomme de lamour. Prenez un mnage la Strinberg, cette espce de dcomposition desrapports et puis ils se recomposent pour recommencer. Quest-ce que cest que cette variationcontinue de laffectus, et comment a se fait que certaine disconvenance convienne certains?Pourquoi certains ne peuvent vivre que sous la forme de la scne de mnage indfiniment

    rpte? Ils en sortent comme si a avait t un bain deau frache pour eux.Vous comprenez la diffrence entre une ide-notion et une ide-affection. Une ide-notion estforcment adquate puisque cest une connaissance par les causes. Spinoza emploie l, nonseulement le terme de notion pour qualifier cette deuxime sorte dide, mais il emploie leterme de notion commune. Le mot est trs ambigu: est-ce que a veut dire commune tous lesesprits? Oui et non, cest trs minutieux chez Spinoza. En tous cas, ne confondez jamais unenotion commune avec une abstraction. Une notion commune, il la dfinit toujours commececi: cest lide de quelque chose qui est commun tous les corps ou plusieurs corps deux au moins et qui est commun au tout et la partie. Donc, il y a srement des notionscommunes qui sont communes tous les esprits, mais elles ne sont communes tous lesesprits que dans la mesure o elles sont dabord lide de quelque chose qui est commun

    tous les corps. Donc ce nest pas du tout des notions abstraites. Quest-ce qui est commun tous les corps? Par exemple, tre en mouvement ou en repos. Le mouvement et le repos serontobjets de notions dites communes tous les corps. Donc il y a des notions communes quidsignent quelque chose de commun deux corps ou deux mes. Par exemple, quelquunque jaime. Encore une fois les notions communes, a nest pas abstrait, a na rien voiravec des espces et des genres, cest vraiment lnonc de ce qui est commun plusieurscorps ou tous les corps; or, comme il ny a pas un seul corps qui ne soit lui-mme plusieurs,on peut dire quil y a des choses communes ou des notions communes dans chaque corps.Do on retombe sur la question: comment est-ce quon peut sortir de cette situation qui nouscondamnait aux mlanges?

    L, les textes de Spinoza sont trs compliqus. On ne peut concevoir cette sortie que de lamanire suivante: quand je suis affect, au hasard des rencontres, ou bien je suis affect detristesse, ou bien de joie en gros. Quand je suis affect de tristesse, ma puissance dagirdiminue, cest--dire que je suis encore plus spar de cette puissance. Quand je suis affectde joie, elle augmente, cest--dire que je suis moins spar de cette puissance. Bien. Si vousvous considrez comme affect de tristesse, je crois que tout est foutu, il ny a plus dissue

    pour une raison simple: rien dans la tristesse qui diminue votre puissance dagir, rien ne peutvous induire dans la tristesse former la notion commune dun quelque chose qui seraitcommun aux corps qui vous affectent de tristesse et au vtre. Pour une raison trs simple,cest que le corps qui vous affecte de tristesse ne vous affecte de tristesse que dans la mesure

    o il vous affecte sous un rapport qui ne convient pas avec le vtre. Spinoza veut dire quelquechose de trs simple, cest que la tristesse, a ne rend pas intelligent. La tristesse, on est foutu.Cest pour a que les pouvoirs ont besoin que les sujets soient tristes. Langoisse na jamaist un jeu de culture de lintelligence ou de la vivacit. Tant que vous avez un affect triste,cest que un corps agit sur le vtre, une me agit sur la vtre dans des conditions telles et sousun rapport qui ne convient pas avec le vtre. Ds lors, rien dans la tristesse ne peut vousinduire former la notion commune, cest--dire lide dun quelque chose de commun entreles deux corps et les deux mes. Cest plein de sagesse ce quil est en train de dire. Cest poura que penser la mort, cest la chose la plus immonde. Il soppose toute la tradition

    philosophique qui est une mditation de la mort. Sa formule, cest que la philosophie est unemditation de la vie et non de la mort. videmment, parce que la mort, cest toujours une

    mauvaise rencontre.Autre cas. Vous tes affect de joie. Votre puissance dagir est augmente, a ne veut pas dire

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    que vous la possdiez encore, mais le fait que vous soyez affect de joie signifie et indiqueque le corps ou lme qui vous affecte ainsi, vous affecte sous un rapport qui se combine avecle vtre et qui se compose avec le vtre, et a va de la formule de lamour la formulealimentaire. Dans un affect de joie, donc, le corps qui vous affecte est indiqu commecomposant son rapport avec le vtre et non pas son rapport dcomposant le vtre. Ds lors,

    quelque chose vous induit pour former la notion de ce qui est commun au corps qui vousaffecte et au vtre, lme qui vous affecte et la vtre. En ce sens, la joie rend intelligent.L on sent que cest un drle de truc parce que, mthode gomtrique ou pas, on lui accordetout, il peut le dmontrer.Mais il y a un appel vident une espce dexprience vcue. Il y aun appel vident une manire de percevoir, et bien plus, une manire de vivre. Il faut djavoir une telle haine des passions tristes, la liste des passions tristes chez Spinoza est infinie,il va jusqu dire que toute ide de rcompense enveloppe une passion triste, toute idedorgueil, la culpabilit. Cest un des moments les plus merveilleux de lthique. Les affectsde joie, cest comme si ctait un tremplin, ils vous font passer travers quelque chose quonaurait jamais pu passer sil ny avait que des tristesses. Il nous sollicite de former lide de cequi est commun au corps affectant et au corps affect. a peut rater, mais a peut russir et je

    deviens intelligent. Quelquun qui devient bon en latin en mme temps quil devientamoureux a sest vu dans les sminaires. Cest li en quoi? Comment quelquun fait des

    progrs? On ne fait jamais des progrs sur une ligne homogne, cest un truc ici qui nous faitfaire des progrs l-bas, comme si une petite joie l avait dclench un dclic. A nouveauncessit dune carte: quest-ce qui sest pass l pour que a se dbloque ici? Une petite joienous prcipite dans un monde dides concrtes qui a balay les affects tristes ou qui est entrain de lutter, tout a fait partie de la variation continue. Mais en mme temps, cette joie nous

    propulse en quelque sorte hors de la variation continue, elle nous fait acqurir au moins lapotentialit dune notion commune. Il faut concevoir a trs concrtement, cest des trucs trslocaux. Si vous russissez former une notion commune, sur quel point votre rapport de vousavec telle personne ou avec tel animal, vous dites: enfin jai compris quelque chose, je suismoins bte quhier. Le jai compris quon se dit, parfois cest le moment o vous avezform une notion commune. Vous lavez forme trs localement, a ne vous a pas donntoutes les notions communes. Spinoza ne pense pas du tout comme un rationaliste chez lesrationalistes il y a le monde de la raison et il y a les ides. Si vous en avez une, videmmentvous les avez toutes: vous tes raisonnable. Spinoza pense qutre raisonnable, ou tre sage,cest un problme de devenir, ce qui change singulirement le contenu du concept de raison. Ilfaut savoir faire les rencontres qui vous conviennent. Quelquun ne pourra jamais dire quest

    bon pour lui quelque chose qui dpasse son pouvoir dtre affect. Le plus beau, cest de vivresur les bords, la limite de son propre pouvoir dtre affect, condition que ce soit la limite

    joyeuse puisquil y a la limite de joie et la limite de tristesse; mais tout ce qui excde votre

    pouvoir dtre affect est laid. Relativement laid ce qui est bon pour les mouches nest pasforcment bon pour vousIl ny a plus de notion abstraite, il ny a aucune formule qui est bonne pour lhomme engnral. Ce qui compte, cest quel est votre pouvoir vous. Lawrence disait une chosedirectement spinoziste: une intensit qui dpasse votre pouvoir dtre affect, cette intensit lest mauvaise (cf. les crits posthumes). Cest forc: un bleu trop intense pour mes yeux, on neme fera pas dire que cest beau, ce sera peut-tre beau pour quelquun dautre. Il y a du bon

    pour tous, vous me direz Oui, parce que les pouvoirs dtre affect se composent. Asupposer quil y ait un pouvoir dtre affect qui dfinisse le pouvoir dtre affect delunivers entier, cest bien possible puisque tous les rapports se composent linfini, mais pasdans nimporte quel ordre. Mon rapport ne se compose pas celui de larsenic, mais quest-ce

    que a peut faire? videmment, moi, a fait beaucoup, mais ce moment l les parties demon corps rentrent sous un nouveau rapport qui se compose avec celui de larsenic. Il faut

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    savoir dans quel ordre les rapports se composent. Or si on savait dans quel ordre les rapportsde tout lunivers se composent, on pourrait dfinir un pouvoir dtre affect de luniversentier, ce serait le cosmos, le monde en tant que corps ou en tant qume. A ce moment l, lemonde entier nest quun seul corps suivant lordre des rapports qui se composent. A cemoment l, vous avez un pouvoir dtre affect universel proprement parler: Dieu, qui est

    lunivers entier en tant que cause, a par nature un pouvoir dtre affect universel. Inutile dedire quil est en train de faire un drle dusage de lide de Dieu.Vous prouvez une joie, vous sentez que cette joie vous concerne vous, quelle concernequelque chose dimportant quant vos rapports principaux, vos rapports caractristiques. L,alors il faut vous en servir comme dun tremplin, vous former lide-notion: en quoi le corpsqui maffecte et le mien conviennent-ils? En quoi lme qui maffecte et la mienneconviennent-ils, du point de vue de la composition de leurs rapports, et non plus du point devue du hasard de leurs rencontres. Vous faites lopration inverse de celle quon faitgnralement. Gnralement les gens font la sommation de leurs malheurs, cest mme l quela nvrose commence, ou la dpression, quand on se met faire des totaux : oh, merde, il y aceci, et il y a cela Spinoza propose linverse: au lieu de faire la sommation de nos tristesses,

    prendre un point de dpart local sur une joie condition quon sente quelle nous concernevraiment. L-dessus on forme la notion commune, l-dessus on essaie de gagner localement,dtendre cette joie. Cest un travail de la vie. On essaie de diminuer la portion respective destristesses par rapport la portion respective dune joie, et on tente le coup formidable suivant:on est assez assur de notions communes qui renvoient des rapports de convenance entre telet tel corps et le mien, on va tenter alors dappliquer la mme mthode la tristesse, mais onne pouvait pas le faire partir de la tristesse, cest--dire quon va tenter de former desnotions communes par lesquelles on arrivera comprendre de manire vitale en quoi tel et telcorps disconviennent et non plus conviennent. a devient non plus une variation continue, adevient une courbe en cloche.Vous partez des passions joyeuses, augmentation de la puissance dagir; vous vous en servez

    pour former des notions communes dun premier type, notion de ce quil y avait de communentre le corps qui maffectait de joie et le mien, vous tendez au maximum vos notionscommunes vivantes et vous redescendez vers la tristesse, cette fois-ci avec des notionscommunes que vous formez pour comprendre en quoi tel corps disconvient avec le vtre, telleme disconvient avec la vtre.A ce moment l, vous pouvez dj dire que vous tes dans lide adquate puisque, en effet,vous tes pass dans la connaissance des causes. Vous pouvez dj dire que vous tes dans la

    philosophie. une seule chose compte, cest les manires de vivre. Une seule chose compte,cest la mditation de la vie, et la philosophie a ne peut tre quune mditation de la vie, etloin dtre une mditation de la mort, cest lopration qui consiste faire que la mort

    naffecte finalement que la proportion relativement la plus petite en moi, savoir la vivrecomme une mauvaise rencontre. Simplement on sait bien que, mesure quun corps sefatigue, les probabilits de mauvaises rencontres augmentent. Cest une notion commune, unenotion commune de disconvenance. Tant que je suis jeune, la mort cest vraiment quelquechose qui vient du dehors, cest vraiment un accident extrinsque, sauf cas de maladie interne.Il ny a pas de notion commune, en revanche cest vrai que quand un corps vieillit, sa

    puissance dagir diminue: je ne peux plus faire ce que hier encore je pouvais faire; a, a mefascine, dans le vieillissement, cette espce de diminution de la puissance dagir. Quest-ceque cest quun clown, vitalement? Cest le type qui, prcisment, naccepte pas levieillissement, il ne sait pas vieillir assez vite. Il ne faut pas vieillir trop vite parce que cestaussi une autre manire dtre clown: faire le vieux. Plus on vieillit et moins on a envie de

    faire des mauvaises rencontres, mais quand on est jeune on se lance dans le risque de lamauvaise rencontre. Cest fascinant le type qui, mesure que sa puissance dagir diminue en

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    fonction du vieillissement, son pouvoir dtre affect varie, il ne sy fait pas, il continue vouloir faire le jeune. Cest trs triste. Il y a un passage fascinant dans un roman de Fitzgerald(Le numro de ski nautique), il y a dix pages de toute beaut sur le ne pas savoir vieillirVous savez, les spectacles qui sont gnants pour les spectateurs eux-mmes.Le savoir vieillir cest arriver au moment o les notions communes doivent vous faire

    comprendre en quoi les choses et les autres corps disconviennent avec le vtre. Alors,forcment, il va falloir trouver une nouvelle grce qui sera celle de votre ge, surtout passaccrocher. Cest une sagesse. Ce nest pas la bonne sant qui fait dire vive la vie, ce nest

    pas non plus la volont de saccrocher la vie. Spinoza a su mourir admirablement, mais ilsavait trs bien de quoi il tait capable, il savait dire merde aux autres philosophes. Leibnizvenait lui piquer des morceaux de manuscrits pour dire aprs que ctait lui. Il y a deshistoires trs curieuses ctait un homme dangereux, Leibniz.Je termine en disant qu ce second niveau, on a atteint lide-notion o les rapports secomposent, et encore une fois ce nest pas abstrait puisque jai essay de dire que ctait uneentreprise extraordinairement vivante. On est sorti des passions. On a acquis la possessionformelle de la puissance dagir. La formation des notions, qui ne sont pas des ides abstraites,

    qui sont la lettre des rgles de vie, me donnent la possession de la puissance dagir. Lesnotions communes, cest le deuxime genre de connaissance. Pour comprendre le troisime, ilfaut dj comprendre le second. Le troisime genre, il ny a que Spinoza qui y soit entr. Au-dessus des notions communes vous avez remarqu que si les notions communes ne sont pasabstraites, elles sont collectives, elles renvoient toujours une multiplicit, mais elles nensont pas moins individuelles. Cest ce en quoi tel et tel corps conviennent, la limite ce enquoi tous les corps conviennent, mais ce moment l, cest le monde entier qui est uneindividualit. Donc les notions communes sont toujours individuelles.Au-del encore des compositions de rapports, des convenances intrieures qui dfinissent lesnotions communes, il y a les essences singulires. Quelles diffrences? Il faudrait dire lalimite que le rapport et les rapports qui me caractrisent expriment mon essence singulire,mais pourtant ce nest pas la mme chose. Pourquoi? Parce que le rapport qui me caractrise ce que je dis l nest pas absolument dans le texte, mais a y est presque , cest que lesnotions communes ou les rapports qui me caractrisent concernent encore les partiesextensives de mon corps. Mon corps est compos dune infinit de parties tendues linfini,et ces parties entrent sous tels et tels rapports qui correspondent mon essence. Les rapportsqui me caractrisent correspondent mon essence mais ne se confondent pas avec monessence, car les rapports qui me caractrisent sont encore des rgles sous lesquellessassocient, en mouvement et en repos, les parties tendues de mon corps. Tandis quelessence singulire, cest un degr de puissance, cest--dire ce sont mes seuils dintensit.Entre le plus bas et le plus haut, entre ma naissance et ma mort, ce sont mes seuils intensifs.

    Ce que Spinoza appelle lessence singulire, il me semble que cest une quantit intensive,comme si chacun de nous tait dfini par une espce de complexe dintensits qui renvoi son essence, et aussi des rapports qui rglent les parties tendues, les parties extensives. Si

    bien que, lorsque jai la connaissance des notions, cest--dire des rapports de mouvement etde repos qui rglent la convenance ou la disconvenance des corps du point de vue de leurs

    parties tendues, du point de vue de leur extension, je nai pas encore pleine possession demon essence en tant quintensit. Et Dieu, quest-ce que cest? Lorsque Spinoza dfinit Dieu

    par la puissance absolument infinie, il sexprime bien. Tous les termes quil emploieexplicitement, [par exemple] degr, degr en latin cest gradus, et gradus a renvoie unelongue tradition dans la philosophie du Moyen Age. Le gradus, cest la quantit intensive, paropposition ou par diffrence avec les parties extensives. Donc il faudrait concevoir que

    lessence singulire de chacun ce soit cette espce dintensit, ou de limite dintensit. Elle estsingulire parce que, quelle que soit notre communaut de genre ou despce, nous sommes

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    tous des hommes par exemple, aucun de nous na les mmes seuils dintensit que lautre. Letroisime genre de connaissance, ou la dcouverte de lide dessence, cest lorsque, partirdes notions communes, par un nouveau coup de thtre, on arrive passer dans cettetroisime sphre du monde: le monde des essences. L on connat dans leur corrlation ce queSpinoza appelle de toute manire on ne peut pas connatre lun sans lautre , et lessence

    singulire qui est la mienne et lessence singulire qui est celle de Dieu, et lessencesingulire des choses extrieures.Que ce troisime genre de connaissance fasse appel , dune part, toute une tradition de lamystique juive, que dautre part a implique une espce dexprience mystique mme athe,

    propre Spinoza, je crois que la seule manire de comprendre ce troisime genre, cest desaisir que, au-del de lordre des rencontres et des mlanges, il y a cet autre stade des notionsqui renvoie aux rapports caractristiques. Mais au-del des rapports caractristiques, il y aencore le monde des essences singulires. Alors, lorsque l on forme des ides qui sontcomme de pures intensits, o ma propre intensit va convenir avec lintensit des chosesextrieures, ce moment l cest le troisime genre parce que, si cest vrai que tous les corpsne conviennent pas les uns avec les autres, si cest vrai que, du point [de vue] des rapports qui

    rgissent les parties tendues dun corps ou dune me, les parties extensives, tous les corpsne conviennent pas les uns avec les autres; si vous arrivez un monde de pures intensits,toutes sont supposes convenir les unes avec les autres. A ce moment, lamour de vous-mme,est en mme temps, comme dit Spinoza, lamour des autres choses que vous, est en mmetemps lamour de Dieu, est lamour que Dieu se porte lui-mme, etc. Ce qui mintressedans cette pointe mystique, cest ce monde des intensits. L, vous tes en possession, nonseulement formelle, mais accomplie. Ce nest mme plus l joie. Spinoza trouve le motmystique de batitude ou laffect actif, cest--dire lauto-affect. Mais a reste trs concret. Letroisime genre, cest un monde dintensits pures.

    DELEUZE - SPINOZA - 25/11/80

    Cest trs curieux quel point la philosophie, jusqu la fin du XVIIe sicle, finalement nousparle tout le temps de Dieu. Et aprs tout, Spinoza, juif excommuni, nest pas le dernier nous parler de Dieu. Et le premier livre de son grand ouvrage, lthique sappelle De Dieu.Et tous, que ce soit Descartes, Malebranches, Leibniz, on a limpression que la frontire entrela philosophie et la thologie est extrmement vague.Pourquoi est-ce que la philosophie sest-elle tellement compromise avec Dieu? Et ce, jusquaucoup rvolutionnaire des philosophes du XVIIIe sicle. Est-ce que cest une compromissionou bien quelque chose dun peu plus pur? On pourrait dire que la pense, jusqu la fin du

    XVIIe sicle, doit beaucoup tenir compte des exigences de lglise, donc elle est bien forcede tenir compte de beaucoup de thmes religieux. Mais on sent trs bien que cest beaucouptrop facile; on pourrait dire galement que, jusqu cette poque, elle a un peu son sort liavec celui dun sentiment religieux.Je reprends une analogie avec la peinture parce que cest vrai que la peinture est pntre avecles images de Dieu. Ma question cest: est-ce quil suffit de dire que cest une contrainteinvitable cette poque? Il y a deux rponses possibles. La premire cest que oui, cest unecontrainte invitable lpoque et qui renvoie aux conditions de lart cette poque. Ou biendire, un peu plus positivement, que cest parce quil y a un sentiment religieux auquel le

    peintre, et bien plus la peinture, nchappent pas. Le philosophe et la philosophie nychappent pas non plus. Est-ce que a suffit? Est-ce quon ne pourrait pas faire une autre

    hypothse, savoir que la peinture cette poque a dautant plus besoin de Dieu que le divin,loin dtre une contrainte pour le peintre, est le lieu de son mancipation maximum. En

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    dautres termes, avec Dieu il peut faire nimporte quoi, il peut faire ce quil ne pourrait pasfaire avec les humains, avec les cratures. Si bien que Dieu est investi directement par la

    peinture, par une espce de flux de peinture et que, ce niveau, la peinture va trouver uneespce de libert pour son compte quelle naurait jamais trouv autrement. A la limite nesopposent pas le peintre le plus pieux et le mme en tant quil fait de la peinture et qui, dune

    certaine manire, est le plus impie, parce que la manire dont la peinture investit le divin estune manire qui nest rien dautre que picturale, et o la peinture ne trouve rien dautre queles conditions de son mancipation radicale.Je donne trois exemples: le Greco Cette cration, il ne pouvait lobtenir qu partir desfigures du Christianisme. Alors cest vrai que, un certain niveau, ctaient des contraintessexerant sur eux, et un autre niveau lartiste cest celui qui Bergson disait cela du vivant,il disait que le vivant cest ce qui tourne les obstacles en moyens , ce serait une bonnedfinition de lartiste. Cest vrai quil y a des contraintes de lglise qui sexercent sur le

    peintre, mais il y a transformation des contraintes en moyens de cration. Ils se servent deDieu pour obtenir une libration des formes, pour pousser les formes jusqu un point o alorsles formes nont plus rien voir avec une illustration. Les formes se dchanent. Elles se

    lancent dans une espce de Sabbat, une danse trs pure, les lignes et les couleurs perdent toutencessit dtre vraisemblables, dtre exactes, de ressembler quelque chose. Cest le grandaffranchissement des lignes et des couleurs qui se fait la faveur de cette apparence: lasubordination de la peinture aux exigences du christianisme.Autre exemple : une cration du monde Lancien Testament leur sert une espce delibration des mouvements, une libration des formes, des lignes et des couleurs. Si bien que,en un sens, lathisme na jamais t extrieur la religion: lathisme, cest la puissance-artiste qui travaille la religion. Avec Dieu, tout est permis. Jai le vif sentiment que pour la

    philosophie a a t exactement la mme chose, et que si les philosophes nous ont tellementparl de Dieu et ils pouvaient bien tre chrtiens ou croyants , ce ntait pas sans uneintense rigolade. Ce ntait pas une rigolage dincrdulit, mais ctait une joie du travailquils taient en train de faire.De mme que je disais que Dieu et le Christ ont t pour la peinture une extraordinaireoccasion de librer les lignes, les couleurs et les mouvements des contraintes de laressemblance, de mme pour la philosophie Dieu et le thme de Dieu a t loccasionirremplaable de librer ce qui est lobjet de la cration en philosophie, cest dire lesconcepts, des contraintes que leur aurait impos la simple reprsentation des choses.Cest au niveau de Dieu que le concept est libr parce quil na plus pour tche dereprsenter quelque chose; il devient ce moment l le signe dune prsence. Pour parler enanalogie, il prend des lignes, des couleurs, des mouvements quil naurait jamais eu sans cedtour par Dieu. Cest vrai que les philosophes subissent les contraintes de la thologie, mais

    dans des conditions telles que, de cette contrainte, ils vont faire un moyen de crationfantastique, savoir ils vont lui arracher une libration du concept sans mme que personnene sen doute. Sauf dans le cas o un philosophe va trop fort ou trop loin. Peut-tre est-ce lecas de Spinoza?Ds le dbut, Spinoza sest mis dans des conditions o ce quil nous disait navait plus rien reprsenter. Voil que ce que Spinoza va nommer Dieu, dans le livre premier de lthique, vatre la chose la plus trange du monde. a va tre le concept en tant quil runit lensemble detoutes ces possibilits A travers le concept philosophique de Dieu, se fait et a ne pouvaitse faire qu ce niveau , se fait la plus trange cration de la philosophie comme systme deconcepts.Ce que les peintres, ce que les philosophes ont fait subir Dieu reprsente, ou bien la peinture

    comme passion, ou bien la philosophie comme passion. Les peintres font subir une nouvellepassion au corps du Christ: ils le ramassent, ils le contractent La perspective est libre de

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    toute contrainte de reprsenter quoi que ce soit, et cest la mme chose pour les philosophes.Je prends lexemple de Leibniz. Leibniz recommence la cration du monde. Il demandecomment est-ce que Dieu cre le monde. Il reprend le problme classique: quel est le rle delentendement de Dieu et de la volont de Dieu dans la cration du monde.Supposons que ce Leibniz nous raconte ceci: Dieu a un entendement, bien sr un entendement

    infini. Il ne ressemble pas au ntre. Le mot entendement serait lui-mme quivoque. Ilnaurait pas quun seul sens puisque lentendement infini ce nest absolument pas la mmechose que notre entendement nous qui est un entendement fini. Dans lentendement infini,quest-ce qui se passe? Avant que Dieu ne cre le monde, il y a bien un entendement, mais ilny a rien, il ny a pas de monde. Non, dit Leibniz, mais il y a des possibles. Il y a des

    possibles dans lentendement de Dieu, et tous ces possibles tendent lexistence. Voil quelessence cest, pour Leibniz, une tendance lexistence, une possibilit qui tend lexistence.Tous ces possibles psent daprs leur quantit de perfection. Lentendement de Dieu devientcomme une espce denveloppe o tous les possibles descendent et se heurtent. Tous veulent

    passer lexistence. Mais Leibniz nous dit que ce nest pas possible, tous ne peuvent paspasser lexistence. Pourquoi? Parce que chacun pour son compte pourrait passer

    lexistence, mais eux tous ne forment pas des combinaisons compatibles. Il y a desincompatibilits du point de vue de lexistence. Tel possible ne peut pas tre compossibleavec tel autre compossible.Voil le deuxime stade: il est en train de crer une relation logique dun type compltementnouveau: il ny a pas seulement les possibilits, il y a aussi les problmes de compossibilit.Est-ce quun possible est compossible avec tel autre possible?Alors quel est lensemble de possibles qui passera lexistence? Seul passera lexistencelensemble de possibles qui, pour son compte, aura la plus grande quantit de perfection. Lesautres seront refouls.Cest la volont de Dieu qui choisit le meilleur des mondes possibles. Cest une extraordinairedescente pour la cration du monde, et, la faveur de cette descente, Leibniz cre toutessortes de concepts. On ne peut mme pas dire de ces concepts quils soient reprsentatifs

    puisquils prcdent les choses reprsenter. Et Leibniz lance sa clbre mtaphore: Dieucre le monde comme on joue aux checs, il sagit de choisir la meilleure combinaison.Et le calcul dchecs va dominer la vision leibnizienne de lentendement divin.Cest une cration de concepts extraordinaire, qui trouve dans le thme de Dieu la conditionmme de sa libert et de sa libration. Encore une fois, de mme que le peintre devait se servirde Dieu pour que les lignes, les couleurs et les mouvements ne soient plus astreints reprsenter quelque chose dexistant, le philosophe se sert de Dieu, cette poque, pour queles concepts ne soient plus astreints reprsenter quelque chose de pralable, de donner toutfait. Il ne sagit pas de se demander ce que reprsente un concept. Il faut se demander quelle

    est sa place dans un ensemble dautres concepts. Chez la plupart des grands philosophes, lesconcepts quils crent sont insparables, et sont pris dans de vritables squences. Et si vousne comprenez pas la squence dont un concept fait partie, vous ne pouvez pas comprendre leconcept. Jemploie ce terme de squence parce que je fais une espce de rapprochement avecla peinture. Si cest vrai que lunit constituante du cinma cest la squence, je crois que,toutes choses gales, on pourrait le dire aussi du concept et de la philosophie.Au niveau du problme de ltre et de lun, cest vrai que les philosophes dans leur tentativede cration conceptuelle sur les rapports de ltre et de lUn, vont rtablir une squence. Amon avis, les premires grandes squences dans la philosophie, au niveau des concepts, cestPlaton qui les fait dans la seconde partie du Parmnide. Il y a en effet deux squences. Ladeuxime partie du Parmnide est faite de sept hypothses. Ces sept hypothses se divisent en

    deux groupes: trois hypothses dabord, quatre hypothses ensuite. Ce sont deux squences.Premier temps: supposons que lUn est suprieur ltre, lUn est au-dessus de ltre.

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    Second temps: lUn est gal ltre.Troisime temps: lUn est infrieur ltre, et drive de ltre.Vous ne direz jamais quun philosophe se contredit; vous demanderez telle page, dans quellesquence la mettre, quel niveau de la squence? Et cest vident que lUn dont Platon nous

    parle, ce nest pas le mme suivant quil est situ au niveau de la premire, de la seconde ou

    de la troisime hypothse.Un disciple de Platon, Plotin, un certain niveau nous parle de lUn comme origine radicalede ltre. L, ltre sort de lUn. LUn fait tre, donc il nest pas, il est suprieur ltre. a,ce sera le langage de la pure manation: lUn mane de ltre. Cest dire que lUn ne sort

    pas de soi pour produire ltre, parce quil sortait de soi il deviendrait Deux, mais ltre sortde lUn. a cest la formule mme de la cause manative. Mais quand on sinstalle au niveaude ltre, le mme Plotin va nous parler en termes splendides et en termes lyriques de ltrequi contient tous les tres, ltre qui comprend tous les tres. Et il lance toute une srie deformules qui auront une trs grande importance sur toute la philosophie de la Renaissance. Ildira que ltre complique tous les tres. Cest une formule admirable. Pourquoi est-ce queltre complique tous les tres? Parce que chaque tre explique ltre. Il y aura l un doublet:

    compliquer, expliquer.Chaque chose explique ltre, mais ltre complique toutes les choses, cest dire lescomprend en soi. Alors ces pages de Plotin, ce nest plus de lmanation. Vous vous dites quela squence a volu: il est en train de nous parler dune cause immanente. Et, en effet, ltrese comporte comme une cause immanente par rapport aux tres, mais en mme temps lUn secomporte par rapport ltre comme une cause manative. Et si lon descend encore, on verrachez Plotin, qui pourtant nest pas chrtien, quelque chose qui ressemble beaucoup unecause crative.Dune certaine manire, si vous ne tenez pas compte des squences, vous ne saurez plus dequoi il nous parle au juste. A moins quil ny ait des philosophes qui dtruisent les squences

    parce quils veulent faire autre chose. Une squence conceptuelle ce serait lquivalent desnuances en peinture. Un concept change de ton, ou, la limite un concept change de timbre. Ily aurait comme des timbres, des tonalits. Jusqu Spinoza, la philosophie a essentiellementmarch par squences. Et dans cette voie les nuances concernant la causalit taient trsimportantes. La causalit originelle, la cause premire est-elle manative, immanente,crative, ou encore quelque chose dautre? Si bien que la cause immanente tait prsente detout temps dans la philosophie, mais toujours comme thme qui nallait pas jusquau bout desoi-mme.Pourquoi? Parce que ctait sans doute le thme le plus dangereux. Que Dieu soit traitcomme cause manative, a peut aller parce quil y a encore distinction entre la cause etleffet. Mais comme cause immanente tel quon ne sait plus trs bien comment distinguer la

    cause et leffet, cest--dire Dieu et la crature mme, l a devient beaucoup plus difficile.Limmanence, ctait avant tout le danger. Si bien que lide dune cause immanente apparatconstamment dans lhistoire de la philosophie mais comme rfrne, maintenue tel niveaude la squence, nayant pas de valeur et devant tre corrige aux autres moments de lasquence, et que laccusation dimmanentisme a t, pour toute lhistoire des hrsies,laccusation fondamentale: vous confondez Dieu et la crature. a, cest laccusation qui ne

    pardonne pas. Donc la cause immanente tait l constamment, mais elle narrivait pas sefaire un statut. Elle navait quune petite place dans la squence des concepts.Spinoza arrive. Il a t prcd sans doute par tous ceux qui avaient plus ou moins daudaceconcernant la cause immanente, cest--dire cette cause bizarre telle que, non seulement ellereste en soi pour produire, mais ce quelle produit reste en elle. Dieu est dans le monde, le

    monde est en Dieu. Dans lthique, je crois que lthique est construite sur une premiregrande proposition quon pourrait appeler la proposition spculative ou thorique. La

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    proposition spculative de Spinoza, cest: il ny a quune seule substance absolument infinie,cest--dire possdant tous les attributs, et ce quon appelle cratures, ce ne sont pas lescratures, mais ce sont les modes ou les manires dtre de cette substance. Donc, une seulesubstance ayant tous les attributs et dont les produits sont les modes, les manires dtre. Dslors, si ce sont les manires dtre de la substance ayant tous les attributs, ces modes existent

    dans les attributs de la substance. Ils sont pris dans les attributs.Toutes les consquences apparaissent immdiatement. Il ny a aucune hirarchie dans lesattributs de Dieu, de la substance. Pourquoi? Si la substance possde galement tous lesattributs, il ny a pas de hirarchie entre les attributs, lun ne vaut pas plus que lautre. Endautres termes, si la pense est un attribut de Dieu et si ltendue est un attribut de Dieu oude la substance, entre la pense ou ltendue il ny aura aucune hirarchie. Tous les attributsauront mme valeur ds le moment o ils sont attributs de la substance. On est encore danslabstrait. Cest la figure spculative de limmanence.Jen tire quelques conclusions. Cest a que Spinoza va appeler Dieu. Il appelle a Dieu

    puisque cest labsolument infini. Quest-ce que a reprsente? Cest trs curieux. Est-cequon peut vivre comme a ? Jen tire deux consquences. Premire consquence: cest lui qui

    ose faire ce que beaucoup ont eu envie de faire, savoir librer compltement la causeimmanente de toute subordination dautres processus de causalit. Il ny a quune cause, elleest immanente. Et a a une influence sur la pratique. Spinoza nintitule pas son livreOntologie, il est trop malin pour a, il lintitule thique. Ce qui est une manire de dire que,quelle que soit limportance de mes propositions spculatives, vous ne pourrez les juger quauniveau de lthique quelles enveloppent ou impliquent. Il libre compltement la causeimmanente avec laquelle les juifs, les chrtiens, les hrtiques avaient beaucoup jou jusquel, mais lintrieur de squences trs prcises de concepts. Spinoza larrache toutesquence et fait un coup de force au niveau des concepts. Il ny a plus de squence. Du faitquil a extrait la causalit immanente de la squence des grandes causes, des causes

    premires, du fait quil a tout aplati sur une substance absolument infinie qui comprend toutechose comme ses modes, qui possde tous les attributs, il a substitu la squence unvritable plan dimmanence. Cest une rvolution conceptuelle extraordinaire: chez Spinozatout se passe comme sur un plan fixe. Un extraordinaire plan fixe qui ne va pas tre du tout un

    plan dimmobilit puisque toutes les choses vont se mouvoir et pour Spinoza ne compte quele mouvement des choses sur ce plan fixe. Il invente un plan fixe.La proposition spculative de Spinoza, cest a: arracher le concept ltat des variations desquences et tout projeter sur un plan fixe qui est celui de limmanence. a implique unetechnique extraordinaire.Cest aussi un certain mode de vie, vivre dans un plan fixe. Je ne vis plus selon des squencesvariables. Alors, vivre sur un plan fixe, quest-ce que ce serait? Cest Spinoza qui polit ses

    lunettes, qui a tout abandonn, son hritage, sa religion, toute russite sociale. Il ne fait rien etavant quil ait crit quoi que ce soit on linjurie, on le dnonce. Spinoza, cest lathe, cestlabominable. Il ne peut pratiquement pas publier. Il crit des lettres. Il ne voulait pas tre

    prof. Dans le trait politique, il conoit que le professorat serait une activit bnvole et que,bien plus, il faudrait payer pour enseigner. Les professeurs enseigneraient au pril de leurfortune et de leur rputation. Ce serait a, un vrai prof public. Spinoza est en rapport avec ungrand groupe collgial, il leur envoie lthique mesure quil lcrit, et ils sexpliquent eux-mmes les textes de Spinoza, et ils crivent Spinoza qui rpond. Ce sont des gens trsintelligents. Cette correspondance est essentielle. Il a son petit rseau. Il sen tire grce la

    protection des frres De Witt car il est dnonc de partout.Cest comme sil inventait le plan fixe au niveau des concepts. Cest mon avis la tentative la

    plus fondamentale pour donner un statut lunivocit de ltre, un tre absolument univoque.Ltre univoque, cest prcisment ce que Spinoza dfinit comme tant la substance ayant

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    tous les attributs gaux, ayant toute chose comme modes. Les modes de la substance, cest cequi est ltant. La substance absolument infinie, cest ltre en tant qutre, les attributs tousgaux les uns aux autres, cest lessence de ltre, et l vous avez cette espce de plan surlequel tout est rabattu et o tout sinscrit.Jamais philosophe na t trait par ses lecteurs comme Spinoza ne la t, Dieu merci.

    Spinoza a t un des auteurs essentiels par exemple pour le romantisme allemand. Or, mmeces auteurs les plus cultivs nous disent quelque chose de trs curieux. Ils disent la fois quelthique cest luvre qui nous prsente la totalit la plus systmatique, cest le systme

    pouss labsolu, cest ltre univoque, ltre qui ne se dit quen un seul sens. Cest lextrmepointe du systme. Cest la totalit la plus absolue. Et en mme temps, lorsquon lit lthique,on a toujours le sentiment que lon narrive pas comprendre lensemble. Lensemble nouschappe. On nest pas assez rapide pour tout retenir ensemble. Il y a une page trs belle deGoethe o il dit quil a relu dix fois la mme chose et quil ne comprend toujours paslensemble, et chaque fois que je le lis je comprends un autre bout. Cest le philosophe qui alappareil de concept parmi les plus systmatiques de toute la philosophie. Et pourtant, on atoujours limpression, nous lecteurs, que lensemble nous chappe et quon est rduits tre

    saisi par tel ou tel bout. On est vraiment saisi par telle ou telle partie. A un autre niveau, cestle philosophe qui pousse le systme des concepts le plus loin, donc qui exige une trs grandeculture philosophique. Le dbut de lthique commence par des dfinitions: de la substance,de lessence, etc. a renvoie toute la scolastique et en mme temps il ny a pas de

    philosophe autant que celui-l que lon puisse lire sans rien savoir du tout. Et il faut maintenirles deux. Allez donc comprendre ce mystre. Delbos dit de Spinoza que cest un grand ventqui nous entrane. a va bien avec mon histoire de plan fixe. Peu de philosophes ont eu cemrite darriver au statut dun grand vent calme. Et les misrables, les pauvres types qui lisentSpinoza comparent a des rafales qui nous prennent. Quil y ait une lecture analphabte etune comprhension analphabte de Spinoza, comment le concilier avec cet autre fait queSpinoza soit un des philosophes qui, encore une fois, constitue lappareil de concept le plusminutieux du monde? Il y a une russite au niveau du langage.Lthique est un livre que Spinoza considre comme achev. Il ne publie pas son livre car ilsait que sil le publie, il se retrouve en prison. Tout le monde lui tombe dessus, il na plus de

    protecteur. a va trs mal pour lui. Il renonce la publication et, en un sens, a ne fait rienpuisque les collgiens avaient dj le texte. Leibniz connat le texte.De quoi est fait ce texte. Il commence par lthique dmontre la manire gomtrique.Cest lemploi de la mthode gomtrique. Beaucoup dauteurs ont dj employ cettemthode, mais gnralement sur une squence o une proposition philosophique estdmontre la manire dune proposition gomtrique, dun thorme. Spinoza arrache a ltat dun moment dans une squence et il va en faire la mthode complte de lexposition de

    lthique. Si bien que lthique se divise en cinq livres. Il commence par dfinitions,axiomes, propositions ou thormes, dmonstrations du thorme, corollaire du thorme,cest--dire les propositions qui dcoulent du thorme, etc. Cest a le grand vent, a formeune espce de nappe continue. Lexposition gomtrique, ce nest plus du tout lexpressiondun moment dans une squence, il peut lextraire compltement puisque la mthodegomtrique, a va tre le processus qui consiste remplir le plan fixe de la substanceabsolument infinie. Donc un grand vent calme. Et dans tout a il y a un enchanement continude concepts, chaque thorme renvoie dautres thormes, chaque dmonstration renvoie dautres dmonstrations.

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    Deleuze : Spinoza09/12/1980La puissancele droit naturel classique.

    Les problmes de terminologie, d'invention de mots. pour dsigner un nouveau concept tanttvous prendrez un mot trs courant; ce sera mme l les meilleures coquetteries. Seulementimplicitement ce mot trs courant prendra un sens tout fait nouveau. Tantt vous prendrezun sens trs spcial d'un mot courant, et vous chargerez ce sens, et tantot il vous faudra unemot nouveau. C'est pour a quand on reproche un philosophe de ne pas parler comme tout lemonde, a n'a pas de sens. C'est tantt, tantt, tantt. Tantot c'est trs bien de n'utiliser que desmots courants, tantt il faut marquer le coup, le moment de la cration de concepts, par unmot insolite.Je vous ai parl la dernire fois de ce grand philosphe qui a eu de l'importance pendant larenaissance, Nicolas de Cuses. Nicolas de Cuses il avait cre une espce de mot-valise, ilavait contamin deux mots latins. Pourquoi? C'est une bonne cration verbale. A ce moment

    l on parlait latin alors il est pass par le latin, il disait: l'Etre des choses c'est le possest. a faitrien si vous n'avez pas fait de latin, je vais expliquer. Possest: a n'existe pas comme mot,c'est un mot inexistant, c'est lui qui le cre, ce mot, le possest. C'est un bien joli mot, c'est un

    joli mot pour le latin. C'est un affreux barbarisme, ce mot est affreux. Maisphilosophiquement l est beau, c'est une russite. Quand on cre un mot il faut qu'il xxxx xxxx,il y ade ratages, rien n'est fait d'avance.Possest c'est fait de deux termes en latin, posse qui est l'infinitif du verbe pouvoir, et est quiest la trosime personne du verbe tre l'indicatif prsent, il est. "Posse" et "est", ilcontamines les deux et a donne "possest". Et qu'est ce que c'est le possest? Le possest c'est

    prcisement l'identit de la puissance et de l'acte par quoi je dfinis xxxx xxxx. Donc je nedfinirais pas quelquechose par son essence, ce qu'elle est, je la dfinirais par cette dfinition

    barbare, son possest: ce qu'elle peut. A la lettre: ce qu'elle peut en acte. Bien.Qu'est-ce que a veut dire? a veut dire que les choses sont des puissances. Ce n'est passeulement qu'elles ont de la puissance, c'est qu'elles se ramenent la puissance qu'elles ont,tant en action qu'en passion. Donc si vous comparez deux choses, elles ne peuvent pas lamme chose, mais la puissance c'est une quantit. Vou aurez grace cette quantit trsspciale, mais vous comprenez le problmes que a cause, la puissance est une quantitd'accord, mais ce n'est pas une quantit comme la longueur. Est-ce que c'est une quantitcomme la force? Est-ce que a veut dire que le plus fort l'emporte? Trs douteux. D'abord ilfaudrait arriver dfinir les quantits qu'on appelle forces. Ce n'est pas des quantits commeon en connait, ce n'eSt pas des quantits dont le statut est simple. Je sais que ce n'est pas des

    qualits, a je le sais.LA puisance ce n'est pas une qualit, mais ce n'est pas non plus desquantits dites extensives. Alors mme si c'est des quantits intensives, c'est une chellequantitative trs spciale, une chelle intensive. a voudrait dire: les choses ont plus ou moinsd'intensit, ce serait a l'intensit de la chose qui serait, qui remplacerait son essence, quidfinirait la chose en elle-mme, ce serait son intensit. Vous comprenez peut-tre le lien avecl'ontologie. Plus une chose est intense, plus prcisement c'est a son rapport l'tre: l'intensitde la chose c'est son rapport avec l'tre. Est-ce qu'on peut dire tout a? a va nous occuperlongtemps.Avant d'en tre l, vous voyez quel contresens on est en train d'viter.Question: sur l'intensi et la chose(inaudible).Gilles: la question ce n'est pas ce qu'on croit, laquestion c'est comment on essaie de se

    dbrouiller dans ce monde de puissances. Quand j'ai dit intensit, si ce n'est pas a, a fait rienpuisque c'tait dj dtermin, ce type de quantits. e n'est pas a. On en est encore valuer

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    en quoi ce peut tre important de tenir un discours sur la puissance? une fois dit que les contresens que de toutes manires on est en train d'viter, c'est comprendre a comme si Spinozanous disait, et Nietzsche aprs, ce que les choses veulent c'est la puissance. Evidemment si laformule la