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SOUVENIRS DE ROUMANIE (1939-1941) Attaché de l'air en Roumanie du mois d'octobre 1938 au mois de juillet 1941, j'ai vu un peuple de nature gaie, dévoré d'inquié- tude à la déclaration de la Guerre Mondiale, pleurer la défaite française, se mobiliser face à ses ennemis héréditaires, les Hon- grois, les Russes, pour tenter d'éviter le sort de la Tchécoslovaquie tel que le Diktat de Prague l'avait imposé, accepter ensuite sans combat l'occupation de son territoire par les Allemands, leur abandonner toute son économie, chasser son roi par une révolution sanglante après avoir perdu cette fois, toujours sans combat, un tiers de son territoire et la moitié de sa population, laisser passer les troupes allemandes qui se rendaient dans les Balkans pour écraser ses alliés, puis, misant à faux et se trompant sur le résultat final de cette guerre, s'allier sans discernement aux Allemands pour combattre la Russie, voulant éviter ce qu'il estimait être la pire des solutions pour lui : être placé sous la domination russe. J'ai été à même de suivre tous les événements de très près et de pouvoir secrètement renseigner mon pays et nos Alliés. C'est pour remercier les nombreux Roumains qui m'avaient témoigné une amitié si profonde que j'écris ces quelques pages. Grâce en partie à eux, cette France qu'ils chérissaient a pu être présente à la Victoire. Puisse la Roumanie à son tour être délivrée du joug qui l'accable 1 Le 9 juin 1941 partait de Bucarest vers le 2 e Bureau de l'Etat- Major du Ministère de l'Air à Vichy, le télégramme suivant : La guerre est certaine entre VAllemagne et la Russie à très brève échéance : en principe le 17 juin. Prière ne tenir aucun compte des renseignements contraires fournis par les Affaires étrangères et par la Guerre. LA REVUE N» 20 3

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Page 1: SOUVENIRS DE ROUMANIE...2016/11/04  · SOUVENIRS DE ROUMANIE (1939-1941) Attaché de l'air en Roumanie du mois d'octobre 1938 au mois de juillet 1941, j'ai vu un peuple de nature

SOUVENIRS DE ROUMANIE (1939-1941)

Attaché de l'air en Roumanie du mois d'octobre 1938 au mois de juillet 1941, j 'a i vu un peuple de nature gaie, dévoré d'inquié­tude à la déclaration de la Guerre Mondiale, pleurer la défaite française, se mobiliser face à ses ennemis héréditaires, les Hon­grois, les Russes, pour tenter d'éviter le sort de la Tchécoslovaquie tel que le Diktat de Prague l'avait imposé, accepter ensuite sans combat l'occupation de son territoire par les Allemands, leur abandonner toute son économie, chasser son roi par une révolution sanglante après avoir perdu cette fois, toujours sans combat, un tiers de son territoire et la moitié de sa population, laisser passer les troupes allemandes qui se rendaient dans les Balkans pour écraser ses alliés, puis, misant à faux et se trompant sur le résultat final de cette guerre, s'allier sans discernement aux Allemands pour combattre la Russie, voulant éviter ce qu'il estimait être la pire des solutions pour lui : être placé sous la domination russe.

J'ai été à même de suivre tous les événements de très près et de pouvoir secrètement renseigner mon pays et nos Alliés. C'est pour remercier les nombreux Roumains qui m'avaient témoigné une amitié si profonde que j'écris ces quelques pages. Grâce en partie à eux, cette France qu'ils chérissaient a pu être présente à la Victoire. Puisse la Roumanie à son tour être délivrée du joug qui l'accable 1

Le 9 juin 1941 partait de Bucarest vers le 2 e Bureau de l'Etat-Major du Ministère de l 'Air à Vichy, le télégramme suivant :

La guerre est certaine entre VAllemagne et la Russie à très brève échéance : en principe le 17 juin. — Prière ne tenir aucun compte des renseignements contraires fournis par les Affaires étrangères et par la Guerre.

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IJ marquait la fin d'une mission de trente mois, et de huit mois d'un travail acharné, sur lequel les notes suivantes apporteront quelques lumières.

Septembre 1939. — L a France était en guerre et la guerre était à la porte de la Roumanie. De la malheureuse Pologne, vite écrasée, des hordes au vague aspect militaire déferlaient sur la Roumanie et arrivaient harassées à Bucarest. Parmi elles la mission de l 'Air française et l'attaché de l'air français à Varsovie.

Je reçus à cette époque dans mon bureau de l'Ambassade la visite d'un jeune et très sympathique Anglais qui me dit être arrivé avec son avion personnel comme journaliste en Roumanie. Il venait à vingt deux ans d'être nommé attaché de l 'Air à l'Ambassade d'Angleterre avec le grade de lieutenant-colonel sans avoir jamais fait de service militaire. Il me demanda pour ses débuts un concours que je lui accordai aussitôt. Notre premier travail en commun voulut qu'aidé par l'attaché de l'air français à Varsovie, nous nous occupions des Polonais de l'armée de l'air à récupérer pour pouvoir les diriger aussitôt que cela serait possible sur l'Europe. L'Angle­terre voulait prendre tous les Polonais, le gouvernement français en réclamait aussi. Notre bonne entente avec l'attaché de l 'Air anglais, évita bien des heurts et ce fut là le commencement d'un travail en commun qui dura toute la guerre malgré de longues séparations et qui fut extrêmement efficace.

Dans une atmosphère troublante, les jours passaient. Les Rou­mains devenaient de plus en plus craintifs et de plus en plus silen­cieux à mesure que les défaites s'accumulaient. L a campagne de Norvège, l'occupation du Danemark, puis l'invasion et la défaite de la France leur firent comprendre que l'heure du désastre était aussi prochaine pour eux. Mais de qui seraient-ils la victime ?

De bouche à oreille, on se passait une vieille prophétie qui annonçait la mort de la Grande Roumanie lorsque la famille Bran-covan abandonnerait la direction d'un important hôpital qu'elle avait fondé à 70 km de Bucarest. Or, l'Etat venait de se saisir de cet hôpital.

Pendant cette triste période quelques officiers de PEtat-Major roumain recevaient notre attaché militaire ainsi que moi-même. Eux aussi étaient inquiets, prostrés, avaient peu de renseignements à nous donner, n'osaient exprimer une opinion.

C'est alors que je retrouvais un ancien et très bon ami roumain

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que j'avais connu en France — nous l'appelions Trajan. Il venait d'être mis « sur la Touche » par le Roi en raison de son amitié pour le Général Antonesco soupçonné d'avoir des sentiments gardistes.

Antonesco, grand opposant au régime, subissait depuis de nom­breuses années les outrages, vexations et vengeances d'hommes cupides, attaqués par lui, qui depuis dix ans avaient mis la Rou­manie en coupes réglées à leur profit. Il chercha à s'entendre avec les anciens éléments gardistes de Codréanu qui disaient vou­loir refaire la moralité du pays et qui ne voulurent pas plus tard accepter malgré leur amitié pour les allemands le diktat de Vienne qui dépeça la Roumanie.

A peine au pouvoir, il fut trahi par les légionnaires dont la masse était communisante ; il dut briser leur Révolution et fut, à la même époque débordé par de nouvelles exigences allemandes, presque quotidiennes.

Etait-il sincère et joua-t-il la carte allemande jusqu'au bout, malgré les fléaux qui en résultaient, pour sauver son pays du péril Russe ? Les Allemands lui retirèrent rapidement leur confiance, ce qui laisse planer le doute sur les intentions réelles du Gonducator qui était avant tout un grand patriote et un grand général.

Dans une période aussi troublée nul ne savait plus où était l'intérêt de son pays et ce n'était pas un paradoxe de voir d'anciens sympathisants gardistes souhaiter la défaite de l'Axe. Trajan était veuf. Il avait eu une grosse fortune, hélas dissipée, dont il avait fait profiter ses innombrables amis. Ne parlait-on pas encore des fastueux dîners qu'il donnait où les femmes trouvaient sous leur serviette une perle ou un diamant ? Trajan avait vu se fermer beaucoup de portes devant lui pour ne pas déplaire au Roi. Il venait souvent me voir chez moi et j'allais chez lui. Il avait l'esprit toujours aussi vif, un profil de médaille, une gaieté débordante, mais paraissait souvent préoccupé. Un jour de novembre 1940 il me fit cette confidence :

— Tous mes amis m'ont laché par peur. Tu es le seul à m'avoir conservé intacte ton amitié, ce sera entre nous à la vie à la mort. Jamais je n'aurai un secret pour toi. Nous allons bientôt faire une révolution, nous chasserons le Roi incapable, le Général Antonesco prendra le pouvoir. Nous allons vers des événements très graves. Tais-toi, attends, tu sauras.

Tourmenté, j'écoutais encore ces paroles d'un homme en qui j'avais pleine confiance et je les méditais, lorsque je fus

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appelé par l'Ambassadeur de France qui désirait me parler. Je me rendis aussitôt à cette convocation. L'accueil fut glacial. — J'ai appris, me dit l'Ambassadeur, que vous voyez Mon­

sieur Trajan que le Roi a chassé de son poste. Je vous interdis de le rencontrer à nouveau.

J'essayais de faire comprendre à notre représentant officiel que l'intérêt de rencontrer Monsieur Trajan n'était pas nul. Qu'au cas où une révolution éclaterait en Roumanie, i l serait adroit de rester bien avec lui, mais l'ambassadeur ne voulut pas en convenir.

En ce même mois de novembre 1940, un jeune Prince sportif que je connaissais bien, décédé depuis ou massacré, je n'ai pu le savoir, demanda à me parler. A peine entré dans mon bureau en se cachant, i l vérifia que toutes les portes étaient bien fermées et me demanda s'il pouvait me confier un secret qui le bouleversait, ajoutant que je ne devais communiquer ce secret à aucun membre de l'Ambassade de France ni jamais révéler son nom. Le Prince, tremblant d'émotion, soit parce qu'il pensait trahir son pays au profit de la France son autre mère, soit parce qu'il envisageait toutes les conséquences du fait qu'il allait me reporter, me dit cette simple phrase :

— Je peux vous affirmer, le tenant de la meilleure source que la Roumanie a décidé d'entrer en guerre à côté de l'Allemagne contre la Russie dans six mois environ. Faites votre devoir et ne me parlez plus jamais de cela.

J'ai souvent revu ce Prince dans les salons et ne lui ai posé aucune question. Nos yeux se croisaient avec un sourire. Nous respections tous les deux notre pacte de silence et je comprenais que rien n'était à changer dans sa déclaration.

Me voici donc au début du mois de novembre 1940, possédant deux lourds secrets d'une importance considérable car j'estimais qu'ils se complétaient. Depuis cette époque, tous mes instants furent consacrés à recouper ces renseignements, à essayer d'en connaître les détails, à les faire connaître aussi à nos Alliés seuls capables de les exploiter pour le moment.

Avant tout il fallait agir avec une grande prudence et partir soi-même à la découverte. J'avais heureusement la chance d'avoir un avion. Malgré de grosses difficultés, j'avais pu le maintenir en état de vol et exceptionnellement le ministre de l'air m'avait auto­risé à continuer mon entraînement aérien. En principe je devais demander la veille l'autorisation de voler. En fait très vite j'arrivai

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à m'envoler sans rien demander et je ne communiquai jamais mon itinéraire malgré les ordres reçus. Presque tous les matins avec la complicité d'Air France je partais en avion à ras du sol et j'allais surveiller le trafic des voies ferrées et des grandes routes, de même que certains terrains d'aviation à quelques centaines de kilomètres de la capitale.

J'allais aussi voir et photographier la région de Focsani où les Roumains étaient censés faire de gros travaux pour y établir une ligne de repli, je surveillais les ponts, essayant de déceler des tra­vaux d'élargissement et de consolidation. Je contournais les villes pour ne pas être aperçu des nombreux espions, exception faite de Ja ville de Plohesti dont j'ai pu photographier toutes les raffineries et les puits de pétrole avec leurs points sensibles. Les pétroles intéressaient beaucoup le gouvernement français qui désirait leur destruction en cas d'occupation allemande. A retardement, j'ai pu faire parvenir au gouvernement français un important travail sur les pétroles et sur leur destruction possible par divers moyens. Ce travail avait été exécuté en coordination de tous les instants avec l'attaché de l'air anglais.

Puis un jour, un échelon avancé de l'armée allemande ayant occupé Bucarest, je reçus l'interdiction formelle de voler et la défense de me déplacer.

Dans la journée j'essayais d'aller prendre le pouls de la nation roumaine, de connaître ses craintes, d'apprendre un détail puis un autre qui m'ouvrait des horizons nouveaux.

J'essayais de connaître la pensée du Colonel Gestenberg, ami du Führer, venu dernièrement comme attaché de l'air mais qui représentait beaucoup plus que sa fonction officielle. J'avais pu savoir à ma grande joie qu'il m'avait fiché comme « Officier plou-tocrate aimant les salons et la danse, pas dangereux ». Quelle belle étiquette pour pouvoir travailler I

Je réussis aussi à me faire inviter à déjeuner par des Roumains chez qui je savais devoir rencontrer la Baronne von K., grande espionne et femme du monde dont on m'avait signalé l'arrivée dans la capitale ; souvent je me faisais emmener dans une voiture roumaine par mon ami Trajan pour aller chasser la bécasse. Ces chasses me permettaient de situer des formations allemandes tant aériennes que terrestres et souvent de les identifier. Je relevais les numéros et parfois les insignes sur les avions allemands qui nous survolaient. Je voyais beaucoup d'amis, des Roumains parmi

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eux certains qui évoluaient dans le cadre de l'air, des étrangers aussi, mais je n'avais pas de contact avec nos ennemis : les Français battus devaient rester dignes.

Plus mon travail avançait, plus j'étais certain de l'exactitude de mes renseignements. Le 9 novembre, timidement mais pour donner l'éveil j'adressais à l'Air à Vichy le télégramme suivant :

« D'après un renseignement personnel de très haute source mais non encore recoupé avec certitude, le Reich préparerait une attaque contre la Russie dans un avenir beaucoup plus proche que Von ne pouvait l'espérer. On signale en Moldavie des troupes allemandes sans tenir compte des susceptibilités russes. De graves difficultés ont surgi à cause de la Russie à la Conférence du Danube — Stop — La propagande communiste s'intensifie dans le pays. Le gouverne­ment est souvent impuissant contre les mesures illégales décidées par la police légionnaire. Des troubles sont à craindre. »

Guerre et révolution prochaines, voici les deux points sur les­quels je désirais attirer l'attention.

Le 9 novembre fut pour moi le début d'un travail passion­nant auquel j'allais consacrer toute mon énergie. Ce n'est que le 18 décembre 1940 que je pus confirmer mon télégramme du 8 novembre en câblant :

« Par télégramme du 9 novembre je vous signalais un renseigne­ment sur la préparation d'une attaque allemande contre la Russie. La réalité de ce renseignement m'a été confirmée par des personnes bien informées qui ajoutent que l'objectif d'attaque serait Moscou. Le flanc droit de l'opération serait appuyé défensivement aux Car-pathes et le Bas Seret où les Allemands dirigent un travail intensif de fortification. Les troupes allemandes en augmentation récente en Roumanie serviraient dans l'exécution de ce plan comme réserve stratégique en renfort pour le flanc droit. On ajoute que le Bas Seret va être équipé avec du matériel venant de la ligne Maginot. »

Très vite par la suite, nous assistions à Bucarest à l'arrivée des Généraux Hansen et Speidel à la tête des premiers éléments de l'armée allemande autorisée à venir former des cadres roumains. En fait ces deux généraux et leur suite étaient chargés d'exécuter les premiers travaux de Ja préparation allemande pour la campagne de Russie.

Dès que les Allemands furent à l'œuvre, la Roumanie dut sous la menace leur abandonner entièrement son économie puis accep­ter de céder la moitié de la Transylvanie à la Hongrie, la Dobroudja

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à la Turquie, la Russie s'étant emparée un peu plus tôt de la Bessarabie et de la Bucovine.

Le souverain fut jugé responsable de ces pertes de territoire. Tout s'évanouissait à la fois en Roumanie. En dernier espoir le souverain appela le général Antonesco. Il lui confia le gouverne­ment, lui demandant de sauver le pays. Mais quelques jours plus tard, le général Antonesco chassait le Roi et son amie Mme Lupescu. Il était aussitôt dans l'obligation de mater par les armes la révo­lution qui, maîtresse de Bucarest, se livrait aux pires excès.

Mais revenons aux Allemands. Qu'attendaient-ils alors de la Roumanie ? Que le gouvernement ramenât le calme au plus vite car le temps pressait. En effet Hitler venait de décider d'aller aider les Italiens dans leur campagne contre la Grèce et d'assurer son aile droite et ses arrières en occupant par les moyens qu'il faudrait la Bulgarie, la Grèce et la Yougoslavie. Le but final encore inavoué étant ensuite la guerre contre la Russie.

Des troupes très nombreuses venant des autres fronts traver­sèrent en hâte la Roumanie. Les Allemands et les Roumains niaient absolument l'entrée des troupes allemandes en Bulgarie. Les attachés militaires et de l'air furent priés de ne pas sortir de chez eux pendant 48 heures. Certains sortirent tout de même et ne perdirent pas leur temps...

Le 4 janvier 1941 je pouvais déjà envoyer le télégramme sui­vant :

« Les troupes allemandes de Roumanie auraient pour premier but d'imposer la paix aux Grecs en obtenant des bases maritimes d'où s'exercerait la guerre sous-marine en Méditerranée contre le pétrole.

Actuellement VAllemagne chercherait à obtenir le libre passage en Bulgarie, elle espère une non-intervention de la Turquie tranqui-lisée par les promesses de von Papen.

Au cas où la Bulgarie appuyée par la Russie refuserait le passage, l'attaque se déclencherait contre la Russie. »

Au mois de février je complétais ce télégramme par un autre signalant qu'un officier roumain m'annonçait pour le 21 février le passage de l'armée allemande en Bulgarie.

Le 4 mars j'adressai à l 'Air une note où j'exposais ainsi la situation :

« Décelées dès l'arrivée de la mission militaire allemande à Bucarest, les intentions premières du Reich n'ont pu échapper, malgré les bruits quotidiens et nombreux lancés par une propagande tendancieuse.

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C'est ainsi que nous avons pu voir la Mission préparer l'arrivée d'un imposant groupement de forces terrestres et aériennes, puis l'Etat-Major de ce groupement établir un dispositif de passage en Bulgarie avec une couverture à VEst.

« Depuis quelques jours les troupes allemandes sont passées au sud du Danube, commençant leurs manœuvres en les conduisant avec vigueur. S'il est difficile de connaître encore le nombre des divisions qui ont pénétré actuellement en territoire bulgare, on peut toutefois affirmer que ce nombre est important et qu'il augmente avec rapidité. »

Suivirent des détails précis sur le mouvement des troupes, de l'aviation, sur les cantonnements, la sécurité, les objectifs qu'ils avaient présentés, sur les travaux très importants en cours sur les terrains d'aviation qui certainement n'avaient pu être engagés que pour des buts futurs inavoués.

Pendant cette campagne des Balkans qui débute, les Allemands prennent en Roumanie des mesures de défense. Us exigent le départ des attachés militaires britaniques qui m'ont prévenu depuis quelques jours de ne plus leur rendre visite pour éviter leur propre sort et qui me font confiance pour l'avenir. L'attaché militaire français doit lui aussi gagner en hâte la Syrie après la découverte de certains papiers trouvés à la Charité qui le mettent en cause au sujet d'un plan anglo-français de destruction des pétroles roumains. A l'ambassade de France c'est la crise. L'Ambas­sadeur qui ne faisait confiance qu'au Roi et qui n'avait jamais joué que sa carte, est entièrement coupé du gouvernement roumain.

Le Général Antonesco, le conducator ne veut pas le voir. Aussi suis-je appelé souvent à l'Ambassade où on me demande

d'aller voir mon cher ami Trajan devenu personnage très important et d'obtenir de lui les renseignements que réclame le gouvernement français, dût-il aller voir pour cela le Général Antonesco.

Trajan continuait à me voir souvent et s'empressait de répondre à tous les désirs officiels que je lui exprimais. Notre amitié restait aussi sincère, aussi complète, mais plus discrète. Du fait du chan­gement de régime survenu, le gouvernement français fut obligé de rappeler son ambassadeur et désigna pour le remplacer un nou­veau ministre, homme charmant, qui mit assez longtemps avant de pouvoir rejoindre son poste.

Au point de vue militaire les jours filaient vite bien qu'encore trop lentement pour les Allemands. Après les luttes sévères et san­glantes l'armée grecque était vaincue. Il fallait maintenant imposer la

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volonté d'Hitler à la Yougoslavie. A la manière allemande un ulti­matum fut adressé. Accepté le soir, les Yougoslaves, se reprenant, le refusaient dans la nuit. Je n'ai jamais compris pourquoi Trajan vint me voir tardivement à mon bureau le jour même de ce refus yougoslave. Il était troublé, inquiet et me dit simplement : « Cette nuit Belgrade sera détruite par l'aviation allemande ».

Souhaitait-il que je renseigne ? Etait-il profondément écœuré du sort qu'allait subir Je peuple yougoslave si sympathique et cou­rageux, seul ami fidèle des Roumains ?

Que pouvait faire la France ? La France occupée dont j'étais l 'attaché à Bucarest, la France libre vers laquelle allait tout mon cœur.

Il était dix-huit heures quand Trajan quitta mon bureau ; dès qu'il fut parti, je me dirigeai avec précaution vers la demeure de mon ami l 'attaché militaire de Yougoslavie à Bucarest. Sans lui révéler l'origine de mon renseignement, je lui exposai mes craintes pour la nuit suivante. Il n'avait même plus le temps matériel de prévenir par les voies normales son gouvernement, mais devant moi i l rédigea un message en code chiffré, appela Belgrade au téléphone et put le dicter rapidement.

Le gouvernement yougoslave surpris fit appelé l 'attaché de l 'Air français à Belgrade que l'on savait lié d'amitié avec l'attaché de l 'Air allemand. Cet attaché allemand affirma quelques instants plus tard à l 'attaché français que ces bruits venant de Bucarest étaient stupides, que la Yougoslavie devait compter sur l'amitié allemande et tout le monde s'en alla apaisé.

Le lendemain matin, i l ne restait rien de la ville de Belgrade. l 'Aviation allemande était passée par là.

Depuis cette terrible destruction, certains représentants de Pays favorables aux Alliés, ayant appris que la population aurait pu être sauvée, venaient me voir presque chaque jour. En secret, je recevais la visite de l'Ambassadeur de Yougoslavie et surtout de l'Ambassadeur de Turquie. « Alors cette campagne de Russie, où en est-elle ? Pouvez-vous nous donner quelques espérances ? »

Des espérances, j'en donnais, certes, et même des détails de plus en plus précis qui, par le canal de ces deux ambassadeurs amis, parvenaient aux Alliés. Mais les Alliés avaient-ils confiance dans ces renseignements ? Je n'ai jamais pu avoir de certitude à ce sujet, bien que le gouvernement de Sa Majesté' le Roi d'Angleterre m'eut décerné et fait remettre après la guerre à son Ambassade de Paris

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la cravate du British Empire pour services rendus à son pays !

A mesure que nous approchions du dénouement mon ami Trajan venait me voir plus souvent. Gêné parfois pour parler, i l allait à mon tableau noir, prenait un bâton de craie et exposait des plans... puis les effaçait. Ces plans étaient ceux que l'armée allemande et l'armée roumaine faisaient de concert.

Sortant d'une de ces réunions à deux, je bondis chez l'attaché militaire américain arrivé depuis quelques mois à Bucarest.

Agissant comme Trajan, j'allais à mon tour à son tableau noir et je lui disais mon trouble en pensant que la Roumanie pourrait bien s'allier aux Allemands pour une campagne de Russie, que si cet événement arrivait, on pouvait concevoir une attaque qui aurait pour but d'arriver au Caucase et aux pétroles de Batoum. Bref avec toutes les précautions qui s'imposaient je présentais mes renseignements comme des idées venant de moi. J'indiquais non seulement l'intérêt mais les buts de cette campagne hypothétique et les moyens dont pouvaient disposer les Allemands alliés aux Roumains. L'attaché américain n'eut pour moi que de grands sou­rires... un peu méprisants.

« Je ne crois rien de toutes ces fables » fut son dernier mot. J'ai retrouvé en 1945 cet officier devenu Général : i l commandait une base américaine à Marseille. Je n'ai pas eu la cruauté de lui rappeler cette visite que je lui avais faite à Bucarest. Aimable i l me donna une place en avion pour gagner Paris où je devais me rendre.

Nous voici arrivés au printemps dans ce pays à qui rien n'a été épargné. Au mois d'avril la Yougoslavie a été écrasée, les signes manifestes de guerre prochaine s'accumulent bien que toujours démentis par le gouvernement roumain.

Hitler craint que l'intervention de plus en plus active des Etats-Unis dans la guerre n'impose à l'Allemagne cette guerre longue dont elle ne voulait pas et pour pouvoir durer le Reich va être amené à mettre la main sur les blés de l'Ukraine, à étendre aussi ses conquêtes jusqu'aux pétroles s'il le faut. Hitler doit se dépêcher maintenant, car i l est en retard sur ses projets.

En conséquence, il devient de plus en plus urgent pour moi de renseigner et je dois le faire d'autant plus que le nouveau Ministre de France et le nouvel Attaché militaire ne croient pas eux non plus à cette guerre qui est toute proche. Les difficultés pour correspondre augmentent. Des amis roumains de l'Etat-Major m'ont prévenu

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que les Allemands étaient en possession de tous les chiffres fran­çais. J'ai bien reçu dernièrement un nouveau code, mais est-il secret celui-là ? Personne ne peut m'éclairer et je ne peux rien demander.

Grâce à quelques notes que j 'ai pu ramener à travers l'Alle­magne en guerre, je peux aujourd'hui retracer quelques souvenirs qui donnent je crois une idée assez exacte des événements qui se rapprochent très vite.

24 avril 1941. — Dans un important rapport que je résume ici, j'écrivais : L a misère grandit dans tout le pays. Le pain et la viande de boucherie n'existent plus guère. La farine de maïs demeure le seul aliment dans les campagnes et même dans les villes.

La ligne générale de la politique roumaine reste la fidélité à l'Axe dont elle attend des bénéfices territoriaux en cherchant à oublier que c'est l'axe qui a livré la moitié de la Transylvanie à la Hongrie et le « Quadrilatère » en Dobroudja à la Bulgarie.

Les Allemands font de grands préparatifs de guerre en Bucovine et en Moldavie. Ces régions difficilement défendables contre un ennemi qui voudrait porter ses armées jusqu'aux Carpathes sont équipées en base de départ par une action offensive rapide qui doit être menée par l'Allemagne et la Roumanie. Elle doit com­mencer au plus tôt le 15 mai, au plus tard le 1 e r juillet.

Il est difficile de cacher ces préparatifs, mais la propagande allemande est si bien faite que les bruits qu'elle lance influencent encore un grand nombre de personnes qui se refusent à voir et à entendre une vérité qui pourtant s'impose de plus en plus.

Le 29 avril je recevais la visite de Trajan à l'Ambassade même. Elle donna lieu à l'envoi immédiat d'un télégramme que je résume ainsi : ,

« Un des plus fidèles collaborateurs du Général Antonesco avec qui je suis lié d'une vieille et profonde amitié m'a tenu hier les propos suivants au cours d'une conversation privée où se liaient sans doute quelques idées personnelles à des renseignements de première source.

1° La guerre russo-allemande est certaine. L'Allemagne atta­quera V U. R. S. S. vers le 15 juin. La Roumanie reprendra la Bes­sarabie, mais se refuse à se faire un ennemi définitif de la Russie en attaquant le territoire russe.

2° Les Allemands ne paraissent pas vouloir aller à Suez en pous­sant leur avantage actuel dans les Balkans à travers la Turquie

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puis la Palestine. Ils vont se réorganiser dans les Balkans avec un temps d'arrêt dans leurs opérations.

L'attaque de Suez si elle doit se faire, se fera par l'Egypte. 3° L'attaque de la Russie peut du même coup donner au Reich

les blés de V Ukraine, les pétroles de Mossoul par le Caucase, la Perse et l'ouverture de la route des Indes.

Il est probable que la Turquie accordera sans combat à l'Alle­magne tout ce que celle-ci désire en Europe. »

Tentant une nouvelle rencontre avec l'Attaché militaire amé­ricain, je motivais cette visite par la nécessité de lui remettre une étude que je venais de faire pendant la dernière campagne balka­nique pour lutter contre les chars dans la guerre moderne. Je pro­posais la construction rapide par l'Amérique d'un avion antichar, blindé en partie, pour permettre l'emplacement d'un canon à tir rapide de 75 ne pouvant tirer que dans l'axe de l'avion mais dans tous les azimuts nécessaires. Le Commandant américain prit cette étude, me promit de l'envoyer, mais je constatai qu'il était tou­jours dans le même esprit quant à une prochaine campagne ger­mano-russe. Une petite consolation pour moi à retardement : Les Américains construisirent et armèrent très vite un avion tel que je l'avais demandé et c'est avec cet avion que les colonnes allemandes sur routes furent pulvérisées pendant leur retraite au cours de la campagne d'Italie.

Devant l'impossibilité de faire accepter mon point de vue au représentant de la France, je continuai presque chaque soir à ren­seigner l'Ambassadeur de Turquie tandis que l'Ambassadeur de Yougoslavie avait été éjecté de Roumanie par les Allemands. Vers la France mes télégrammes allaient devenir de plus en plus précis et de plus en plus nombreux. J'en énumère quelques uns.

2 e r mai. — La réfection des ponts a été terminée le 29 avril. Le Colonel Gestenberg annonce la marche sur Moscou prochaine avec 100 divisions, déjà en Pologne. Il est confirmé que la participation roumaine à cette campagne serait limitée à l'occupation de la Bessarabie. Confirmé également que le Reich désire s'emparer de V Ukraine et mar­cher sur Mossoul par le Caucase, l'Iran et menacer la route des Indes pendant que continuerait la campagne d'Egypte vers Suez.

L'attaché de l'Air d'Espagne nouvellement accrédité à Bucarest croit que l'Espagne s'emparera de Gibraltar lorsque Suez sera sur le point de tomber.

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Mon travail quotidien fut trouvé sans doute trop efficace par les Allemands. Le 7 mai en effet, le Ministre de l'air à Vichy me prévenait par télégramme que les Allemands exigeaient mon rappel et que je devais envisager ma relève dans un bref délai.

Pourrais-je attendre la date du 15 juin pour quitter la Roumanie et où pouvoir diriger mes pas ? J'acceptai l'offre de rejoindre le Levant sachant que je n'y parviendrais pas, mais que je pourrais ainsi retarder l'heure de mon départ. Il fallait que je fusse présent ici au jour J.

3 juin. — L'Armée roumaine est mobilisée par ordre individuel et est en place face à l'Est.

Ordre a été donné de fermer les écoles pour le 15 juin, les enfants des villes devant être envoyés à la campagne. 500 avions allemands sont arrivés en Moldavie. Une véritable psychose de guerre a envahi le pays.

6 juin. — Un ami sûr a pu voir les dernières mesures de prépa­ration à la guerre prises par le gouvernement roumain et l'Etat-Major. Elles s'échelonnent du 5 au 15 juin. Il paraît presque certain qu'entre le 15 et le 30 juin une décision sera prise par le Reich envers la Russie pour occuper V Ukraine et la Bessarabie, soit par entente, soit par les armes.

7 juin. — Les conditions posées par l'Allemagne à la Russie pour une solution pacifique sont inacceptables. L'Allemagne exige d'occuper le territoire russe jusqu'à la Volga et impose à la Russie l'évacuation des Pays Baltes et de la Finlande. La date d'entrée en guerre est toujours prévue vers le 15 juin.

Que vais-je faire pendant les quelques jours précédant ]' « Evé­nement » attendu ? Je dois me cacher et ne pas attirer l'attention sur moi.

J'avais depuis la déclaration de la guerre, à mon Etat-Major un Commandant adjoint, brillant aviateur et camarade de la guerre de 14. Il habitait la Roumanie depuis de longues années, s'était marié dans le pays avec une Roumaine et parlait fort bien le roumain. Sachant que sa femme avait une propriété sur les confins de la Bessarabie, je lui demandai s'il voulait tenter la chance d'aller voir ce qui se passait sous le prétexte de visiter ses terres. Courageusement mon adjoint prit le train et partit. Les difficultés qu'il rencontra furent très grandes, mais il revint assez rapidement et me fit une description affolante de tout ce qu'il avait vu. « Mais c'est déjà la guerre là-bas, me dit-il, aucune illusion à se faire. »

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J'invitai le nouvel attaché militaire français à venir entendre la narration qu'allait recommencer une deuxième fois pour lui mon adjoint et je lui dis en camaraderie confiante : ce sont là des renseignements qui concernent l'armée de terre. Vous allez les prendre à votre compte et les transmettre. Mais dès qu'il connut ce tableau effarant qu'avait vu mon voyageur, l'attaché militaire n'en crut pas un mot et s'emporta contre mon adjoint.

Nous étions le 9 juin. Ecoute fermée du côté de l'attaché mili­taire, j'allai voir aussitôt notre nouveau ministre et le mis au courant du voyage de mon adjoint et de la situation telle qu'elle m'apparaissait. Il me répondit simplement : « Pourquoi voulez-vous que je vous crois ? Les Affaires Etrangères viennent de me dire tout le contraire. — « Mais, ils vous mentent aux Affaires Etrangères 1 » Le ministre, lui non plus, ne croyait pas à la guerre !

Hors de moi, je rentrais en hâte à mon bureau, je libellais et j'expédiais aussitôt le télégramme suivant qui était un cri d'alarme et qui libérait ma conscience.

« La guerre est certaine entre l'Allemagne et la Russie à très brève échéance, en principe le 17 juin. Prière ne tenir aucun compte des renseignements contraires fournis par les affaires Etrangères et par la Guerre. »

Je venais de prendre toutes mes responsabilités de façon grave, mais le motif et les conséquences en valaient la peine. Satisfait de mon initiative si contraire aux mœurs diplomatiques, j'acceptais par avance le sort qui pouvait m'être réservé si je me trompais, mais j'étais trop sûr de moi pour pouvoir me taire.

Nous verrons plus loin les conséquences de ce télégramme. Dési­reux de rentrer dans ma coquille en attendant le dénouement, je ne reprenais ma plume que le 15 juin et envoyais ce télégramme :

« Des pluies extrêmement abondantes ont fait repousser au 21 juin le début de Vattaque contre la Russie qui devait commencer le 17 juin. »

Ce télégramme eut aussi son histoire à Vichy, car ceux qui me suivaient et qui me croyaient furent mis dans le plus grand embar­ras par ceux qui ne croyaient pas au conflit. Mes amis attendirent dans l'émotion la date du 21 qui leur rendit la confiance et l'espoir.

J'étais moi-même encore sous le coup d'un grand énervement lorsque Trajan entra dans mon bureau. C'était le 20 juin dans la matinée. Il me confirma la guerre pour le lendemain et comme il craignait un bombardement de Bucarest par l'aviation russe il

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me dit de faire ma valise et d'emmener aussitôt ma famille à Sinaïa dans les Carpathes, ville où le corps diplomatique allait être appelé à se rendre.

Je refusai ce départ, Trajan insista et me dit : « Je te télépho­nerai vers 17 heures pour te dire si tu dois partir ».

A 17 heures je recevais un coup de téléphone et la voix de Trajan me conseilla amicalement d'aller prendre un peu d'air frais à Sinaïa.

Sitôt notre conversation terminée, j'allais demander à notre Ministre de me recevoir pour une communication urgente.

« Bien souvent, lui ai-je dit, on m'a conseillé de faire ma valise dans ce pays et je ne l'ai jamais faite. Je vous préviens que ce soir je la fais de façon à pouvoir mettre mes enfants et ma femme à l'abri car la guerre est pour demain matin, on craint de gros bom­bardements aériens à Bucarest dès cette nuit.

Le Ministre, homme très aimable qui admettait qu'on pût avoir des idées autres que les siennes, fut assez troublé mais il mit gentiment fin à notre conversation en m'offrant un pari. « Il n'y aura pas de guerre demain matin. »

A 5 heures, je fus réveillé par un coup de téléphone. « Ici le Ministre — Mon cher ami pouvez-vous venir me voir de suite, j 'a i perdu. » J'arrivai au plus vite à l'Ambassade. Notre repré­sentant me raconta comment il avait été convoqué à quatre heures du matin par les autorités roumaines pour le mettre au courant de l'entrée en guerre de la Roumanie à côté de l'Allemagne contre la Russie. La bataille était déjà commencée.

Tout le corps diplomatique devait en hâte gagner Sinaïa et occuper les villes réquisitionnées par le gouvernement.

Le Ministre ajouta « Cher ami je ne veux plus d'autre attaché militaire auprès de moi que vous. Partout où je serai nommé je vous appellerai. En attendant, puisque vous êtes prêt, veuillez partir avec votre famille à Sinaïa et y préparer le cantonnement de l'Ambassade. Je demanderai à Madame de Sevin de bien vou­loir organiser tout Je plan matériel, de diriger la popote commune puisque vous avez un si bon cuisinier... Il faut faire vite car à dix heures tout le monde doit être parti ».

Vers huit heures nous arrivions à Sinaïa, où nous logions près du Palais ce qui nous permit de nous entretenir souvent avec le jeune Roi Michel qui lui aussi avait été prié par le Général Antonesco de gagner son Palais de Sinaïa. Le sort était jeté. Il allait falloir main­tenant préparer notre départ sur la France, car toutes les voies

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possibles d'évasion s'étaient fermées. Le 23 juin j'envoyais mon dernier télégramme :

« Les troupes roumano-allemandes sont parties à l'attaque sur la Bessarabie et la Bukovine en concordance avec tous les renseigne­ments envoyés par mon poste depuis le mois de novembre au sujet du problème russe. Stop. Le conflit germano-russe peut donner toutes les espérances, il fait entrevoir la délivrance de la France. Les conséquences peuvent être telles que des victoires allemandes soient sans lendemain. Les troupes allemandes vues ici partent pour cette campagne sans moral. Le conducator a pris le commandement de l'armée germano-roumaine avec la promesse d'un front défensif pour l'armée roumaine, une fois le Dniestr atteint. »

De Sinaïa et de Bucarest notre départ était préparé, i l eut lieu vers le 15 juillet, par le train à travers la Roumanie, la Hongrie, l'Allemagne, la Suisse, pour aboutir à Lyon le 21 juillet 1941.

Adieu chère Roumanie et chers Roumains qui nous avaient si bien aidés et aimés.

Quelques jours après notre départ Trajan, tombé subitement malade, fut soigné par des médecins roumains ; un célèbre médecin allemand vint le voir en consultation. Il exigea contre l'avis des médecins roumains qu'on lui enlevât un rein.

Quelques heures après Trajan était mort. A-t-i l été tué sur ordre ? C'est possible, on l'a dit, je n'ai pas eu de preuve. Les Allemands lui reprochaient son amitié avec l'attaché de l 'Air français.

A son enterrement à Bucarest quelques jours après, une main pieuse avait envoyé une grande couronne au nom de l'attaché de l 'Air français.

Aucun geste ne pouvait m'aller plus au cœur.

Sitôt débarqué à Lyon après un difficile voyage à travers les pays ennemis, je gagnais Vichy et allais me présenter au Général Bergeret, Ministre de l 'Air, que j'avais prévenu de mon arrivée.

Bergeret m'attendait et me reçut un bout de papier à la main. Il me donna l'accolade. « Tu es le seul à nous avoir annoncé

cette guerre et à avoir sans défaillance soutenu notre moral. Voici ton télégramme du 9 juin. Comme style diplomatique on ne fait pas mieux, mais j 'ai senti que tu avais derrière toi quelque chose de si fort que j 'ai été trouver l'Amiral Darlan avec ton télégramme. Je peux te dire que c'est ce télégramme qui a arrêté les pourparlers

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avec les Allemands et qui a fait décider d'une politique de résis­tance à l'envahisseur.

Va voir l'Amiral Darlan, i l t'attend. » Ces paroles étaient pour moi la récompense des efforts fournis

pendant deux ans et elles sont restées gravées dans ma mémoire. J'arrivai au bureau de l'Amiral Darlan qui me demanda de lui dire mon impression sur la guerre. Je ne lui cachai pas que l'Alle­magne était perdue. Comme l'armée de Napoléon, l'armée alle­mande après de grandes victoires devrait périr dans les steppes russes et je citai les raisons de mon jugement. L'Amiral Darlan me demanda encore si je saisissais la gravité de mes dires. Sur l'assurance que mes mots étaient bien pesés, i l me donna l'ordre de lui remettre un rapport secret dans la soirée même, ce que je fis. Ce rapport se terminait par ces lignes :

« La campagne russo-allemande demande à l'Allemagne un effort beaucoup plus long que celui envisagé : l'usure augmente donc rapidement et dans une mesure sans doute inquiétante.

Le Russe se bat mieux qu'on ne le croyait, il se bat pour un idéal et sait mourir. Au point de vue stratégique le commandement russe a déjoué les premiers projets allemands.

L'armée allemande a des succès certains, elle en aura encore, mais il paraît douteux qu'elle puisse remporter rapidement une vic­toire définitive en U. R. S. S. L'armée allemande court le risque de se noyer dans l'immensité russe pleine d'embûches de toutes sortes.

Au cas où elle échapperait à ce péril menaçant, l'Allemagne ne paraît plus capable en ce moment d'organiser sérieusement les terri­toires conquis ces derniers jours ou à conquérir encore.

Lecture faite, l'Amiral me serra la main, me remercia et sembla soucieux.

Par hasard i l y a quelques années j 'a i eu connaissance de l'étude faite en 1955 par M . Russell Brooks, Consul général américain, sur l'Amiral Darlan. Cette étude parut dans l ' U . S. Navy Institut Pro-cedings et fut reprise dans les numéros d'octobre et de novembre 1955 des Écrits de Paris. M . Russel Brooks avait été mêlé de très près aux affaires d'Afrique du Nord en 1942. En 1941, il était Consul à Casablanca. Son livre est un témoignage vivant qui jette sur les événements une lumière de vérité. J'ai été heureux d'y lire les lignes suivantes :

« A Vichy Henri Moysset, Ministre sans portefeuille, fut le

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premier à s'opposer ouvertement aux protocoles de Paris qui avaient été signés par Darlan après sa visite à Berchtesgaden. Ces proto­coles comportaient de très sérieux avantages politiques pour la France et un préambule avec clause additionnelle très importante en échange de certaine aide accordée aux Allemands en Syrie, en Tunisie et à Dakar. Moysset savait par l'Attaché de l 'Air français à Bucarest que les Allemands étaient sur le point de déclarer la guerre à la Russie. Convaincu qu'ils ne pouvaient triompher, il se montra hostile aux accords. Aidé par Bergeret, Ministre de l 'Air et par Bouthillier, Ministre des Finances, Moysset amena Darlan à désavouer les protocoles qui étaient morts au mois de juin. »

Sans avoir eu l'honneur de connaître M . Henri Moysset, aujour­d'hui disparu, je suis fier de la confiance qu'il m'accorda et qui permit en partie les résultats que nous espérions tous : la pré­sence de la France tout entière à la Victoire.

X . D E SEVIN.