sortir de la grande nuit: essai sur l'afrique décolonisée · 2018-04-21 · manière...

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AchilleMbembe

Sortirdelagrandenuit

Suivid’unentretienavecl’auteur

2013

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Présentation

Ladécolonisationafricainen’aura-t-elleétéqu’unaccidentbruyant,uncraquementàlasurface,lesigned’unfuturappeléàsefourvoyer?Danscetessaicritique,AchilleMbembemontreque,au-delàdescrisesetdeladestructionquiontsouventfrappélecontinentdepuislesindépendances,denouvellessociétéssontentraindenaître,réalisantleursynthèsesurlemodeduréassemblage,delaredistributiondesdifférencesentresoietlesautresetdelacirculationdeshommesetdescultures.Cetuniverscréole,dontlatramecomplexeetmobileglissesanscessed’uneformeàuneautre,constituelesoubassementd’unemodernitéquel’auteurqualified’«afropolitaine».Ilconvientcertesdedécryptercesmutationsafricaines,maisaussi

delesconfronterauxévolutionsdessociétéspostcolonialeseuropéennes–enparticuliercelledelaFrance,quidécolonisasanss’autodécoloniser–,pourenfiniraveclarace,lafrontièreetlaviolencecontinuantd’imprégnerlesimaginairesdepartetd’autredelaMéditerranée.C’estlaconditionpourquelepasséencommundevienneenfinunpasséenpartage.Écritdansunelanguetantôtsobre,tantôtincandescenteetsouvent

poétique,cetessaiconstitueuntexteessentieldelapenséepostcolonialeenlanguefrançaise.Pourensavoirplus…

Lapresse

«Lecinquantenairedesindépendancesafricainess’esttraduitde

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manièreprévisibleparuneprofusiond’essaisconsacrésaugrandcontinent.LepluspénétrantestSortirdelagrandenuit,d’AchilleMbembe,théoriciendela“postcolonie”.Partantdela“volontédevie”qu’exprimaladécolonisation,l’auteuresquissel’“énormetravailderéassemblage”desstructuresdelapenséeencoursenAfrique.D’uneplumeardente,souventpoétique,englobantdanssaréflexiontouslestraitsdel’Afriquecontemporaine,ilinterrogeaupassagelaFranceetsonproprepays,leCameroun.»LACROIX

L’auteur

AchilleMbembe,néauCamerounen1957,estprofesseurd’histoireetdesciencespolitiquesàl’universitédeWitwatersrand(Johannesburg)etdirecteurderechercheauWitwatersrandInstituteforSocialandEconomicResearch(WISER).IlenseigneégalementaudépartementdefrançaisàDukeUniversity(États-Unis).

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DumêmeauteurLesJeunesetl’ordrepolitiqueenAfriquenoire,L’Harmattan,Paris,1985.Afriquesindociles.Christianisme,pouvoiretÉtatensociétépostcoloniale,Karthala,Paris,1988.LaPolitiqueparlebasenAfriquenoire.Contributionsàuneproblématiquedeladémocratie,avecJean-FrançoisBayartetComiToulabor,Karthala,Paris,1992.LaNaissancedumaquisdansleSudCameroun.1920-1960:histoiredesusagesdelaraisonencolonie,Karthala,Paris,1996.Delapostcolonie.Essaisurl’imaginationpolitiquedansl’Afriquecontemporaine,Karthala,Paris,2000.Johannesbourg.TheElusiveMetropolis,avecSarahNuttall,DukeUniversityPress,Durham,2008.

CollectionCetouvrageaétéprécédemmentpubliéen2010auxÉditionsLaDécouvertedanslacollection«Cahierslibres».

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Copyright

©ÉditionsLaDécouverte,Paris,2010,2013.ISBNnumérique:978-2-7071-7768-1ISBNpapier:978-2-7071-7664-6Compositionnumérique:Facompo(Lisieux),mai2013.Cetteœuvreestprotégéeparledroitd’auteuretstrictementréservéeàl’usageprivéduclient.Toutereproductionoudiffusionauprofitdetiers,àtitregratuitouonéreux,detoutoupartiedecetteœuvreeststrictementinterditeetconstitueunecontrefaçonprévueparlesarticlesL335-2etsuivantsduCodedelapropriétéintellectuelle.L’éditeurseréserveledroitdepoursuivretouteatteinteàsesdroitsdepropriétéintellectuelledevantlesjuridictionscivilesoupénales.

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Sivousdésirezêtretenurégulièrementinformédenosparutions,ilvoussuffitdevousabonnergratuitementànotrelettred’informationbimensuelleparcourriel,àpartirdenotresitewww.editionsladecouverte.fr,oùvousretrouverezl’ensembledenotrecatalogue.

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Àl’amiPaulGilroy,ouvreurd’imaginaire.Etenmémoirededeuxpenseursdudevenirillimité,FrantzFanonetJean-MarcÉla.

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«Ceuxquicampentchaquejourplusloindulieudeleurnaissance,ceuxquitirentchaquejourleurbarque sur d’autres rives, savent mieux chaquejourlecoursdeschosesillisibles;etremontantlesfleuves vers leur source, entre les vertesapparences, ils sont gagnés soudain de cet éclatsévèreoùtoutelangueperdsesarmes.»

Saint-JohnPerse,Neiges,IV,inExil.

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TableAvant-proposIntroduction

Ledemi-siècleRessaisirlesensprimitifdeladécolonisationOùallons-nous?DémocratisationetinternationalisationNouvellesmobilisations

1-Àpartirducrâned’unmort.Trajectoiresd’unevieFragmentdemémoireLerepastragiquePuissancedusimulacreÉloignementÀl’oréedusiècle

2-DéclosiondumondeetmontéeenhumanitéDumondeentantquescènedel’histoireHaïtietleLibéria:deuxfaillesRaceetdécolonisationdusavoirNaissanced’unepenséemondeLadoublestructured’impuissanceetd’ignorance

3-Sociétéfrançaise:proximitésansréciprocitéLedéclind’unenationfigéeLiquiderl’impensédelaracePourunpartagedesingularitésetuneéthiquedelarencontre

4-LelonghiverimpérialfrançaisDécrochageetdiscordancedestempsFrémissementsd’expressionspluriellesByzantinesquerellesDésirdeprovincialisationColonialismeetmaladiesposthumesdelamémoire

5-Afrique:lacasesansclésAnciennesetnouvellescartographiesLelointainetlalonguedistance

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Informalisationdel’économieetdiffractiondupolitiqueMilitarismeetlumpen-radicalisme

6-Circulationdesmondes:l’expérienceafricaineProfondesrecompositionssocialesLuttessexuellesetnouveauxstylesdevieAfropolitanismePasseràautrechose

ÉpilogueEntretienavecAchilleMbembe-«LaFrançafrique?Letempsestvenudetireruntraitsurcettehistoireratée»

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Avant-propos

Il y a un demi-siècle, la plus grande part de l’humanité vivait sous le jougcolonial, une forme particulièrement primitive de la domination de race. Sonaffranchissementconstitueunmomentclédel’histoiredenotremodernité.Quecet événement n’ait guèremarqué de son empreinte l’esprit philosophique denotre tempsn’est, ensoi,guèreuneénigme.Tous lescrimesn’engendrentpasnécessairement des choses sacrées. De certains crimes dans l’histoire, il nerésultaquesouillureetprofanité,lasplendidestérilitéd’uneexistenceatrophiée,bref, l’impossibilité de « faire communauté » et de réarpenter les chemins del’humanité.Delacolonisation,peut-ondirequ’ellefutjustementlespectacleparexcellencedel’impossiblecommunauté–tétaniqueconvulsionenmêmetempsque vain sifflement ? Le présent essai ne s’attaque qu’indirectement à cettequestion,dontl’histoirecomplèteetdétailléeattendd’êtreécrite.Sonobjetcentralest lavaguedesdécolonisationsafricainesduXXesiècle.Il

ne s’agira pas ici d’en retracer l’histoire ni d’en faire la sociologie – encoremoins la typologie.Ce travailaétéaccompliet,àquelquesdétailsprès, ilyatrès peu à y ajoutera. Il s’agira encore moins de dresser, ici, le bilan desindépendances. La décolonisation est un événement dont la significationpolitique essentielle résida dans la volonté active de communauté – commed’autres parlaient autrefois de volonté de puissance. Cette volonté decommunautéétaitl’autrenomdecequel’onpourraitappelerlavolontédevie.Elleavaitpourbutlaréalisationd’uneœuvrepartagée:setenirdeboutparsoi-mêmeetconstituerunhéritage.Encetâgeblasé,marquéaucoinducynismeetde la frivolité et où tout se vaut, de tels mots pourraient ne susciter quericanement.Àl’époque,beaucoupétaientpourtantprêtsàgagerleursviespourl’affirmation de tels idéaux. Ceux-ci n’étaient en effet des prétextes ni pouresquiverleprésentnipoursedéroberàl’action.Aucontraire, telunaiguillon,ils servaient à orienter le devenir et à imposer, par la praxis, une nouvelleredistribution du langage et une nouvelle logique du sens et de la vie. Lacommunauté décolonisée cherchant à s’instituer sur les décombres de lacolonisation, cette dernière n’était perçue ni comme un destin ni comme unenécessité. En démembrant la relation coloniale, le nom perdu remonterait à la

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surface,pensait-on.Lerapportentrecequiavaitété,cequivenaitdesepasseretcequiallaitvenirseraitrenversé,rendantpossiblelamanifestationd’unpouvoirpropre de genèse, une capacité propre d’articulation d’une différence et d’uneforcepositive.À la volontéde communauté s’ajoutaient la volontéde savoir et le désir de

singularité et d’originalité. Le discours anticolonial avait, pour l’essentiel,épousélepostulatdelamodernisationetlesidéauxdeprogrès,ycomprislàoùilen esquissait une critique – que celle-ci fût explicite (cas deGandhi) ou non.Cette critique était animée par la quête d’un futur qui ne serait pas écrit àl’avance ; qui mêlerait traditions reçues ou héritées, interprétation,expérimentationetcréationdeneuf,l’essentielétantdepartirdecemonde-ciendirectiond’autresmondespossibles.Aucœurdecetteanalysesetrouvaitl’idéeselon laquelle la modernité occidentale avait été imparfaite, incomplète etinachevée.Laprétentionoccidentaleàrécapitulerlelangageetlesformesdanslesquellesl’événementhumainpouvaitsurgir,ouencoreàexercerunmonopolesurl’idéemêmedufutur,n’étaitqu’unefiction.Lenouveaumondepostcolonialn’étaitpascondamnéàimiteretàreproduirecequiavaitétéaccompliailleursb.L’histoireseproduisantchaquefoisdefaçonsingulière, lapolitiquedufutur– sans laquelle il n’y avait pas de décolonisation pleine – exigeait que soientinventées de nouvelles images de la pensée. Cela n’était possible que si l’ons’astreignait à un long apprentissage des signes et des modalités de leurrencontreavecl’expérience,letempspropredeslieuxdelaviec.Lemélangedesréalitésquiprévautaujourd’huiinvalide-t-ilcespropositions

et leur enlève-t-il leur densité historique, voire leur actualité ? Ladécolonisation–sitantestqu’unconceptaussiouvertpuisseeffectivementfairesigne–nefut-ellequ’unfantasmesansépaisseur?Nefut-ellefinalementqu’unaccidentbruyant,uncraquementàlasurface,unepetitefêlureexterne,lesigned’unfuturappeléàsefourvoyer?Ladualitécolonisation/décolonisationa-t-elleseulementunsens?Entantquephénomèneshistoriques, l’uneneseréfléchit-elle pas dans l’autre, n’implique-t-elle pas l’autre, comme les deux côtés d’unmêmemiroir?Tellessontcertainesdesquestionsques’efforced’examinercetessai. L’une de ses thèses est que la décolonisation inaugura le temps de labifurcation vers d’innombrables futurs. Ces futurs étaient, par définition,contingents. Les trajectoires suivies par les nations nouvellement affranchiesfurent, en partie, la conséquence des luttes internes aux sociétés considéréesd.Cesluttesfurentelles-mêmesfaçonnéesparlesformessocialesanciennesetlesstructureséconomiqueshéritéesdelacolonisation,lestechniquesetpratiquesde

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gouvernement des nouveaux régimes postcoloniaux. Dans la plupart des cas,ellesaboutirentà lamiseenplaced’uneformededominationquecertainsontqualifiéede«dominationsanshégémoniee».L’essai s’ouvre sur un registre délibéremment narratif et autobiographique

(chapitre 1). L’on y raconte comment le moment postcolonial proprement ditcommença,pourbeaucoup,paruneexpériencededécentrement.Aulieud’agircommeunsigneintensifquiforcel’ex-coloniséàpenserparetpourlui-même,et au lieu d’être le lieu d’une genèse renouvelée du sens, la décolonisation –surtoutlàoùellefutoctroyée–pritl’allured’unerencontrepareffractionavecsoi-même:nonpointlerésultatd’undésirfondamentaldeliberté,quelquechoseque le sujet sedonne et qui devient la sourcenécessairede lamorale et de lapolitique, mais une extériorité, une greffe apparemment dénuée de toutepuissance de métamorphose. L’on propose ensuite un parcours double. Leschapitres3et4traitentdecequ’ilfautbienappelerl’«occupantsansplace»,enl’occurrence la France contemporaine. En tant que forme et figure, acte etrelation, la colonisation fut, à biendes égards, une coproductiondes colons etdescolonisés.Ensemble,maisàdespositionsdifférentes,ilsforgèrentunpassé.Mais avoir un passé en commun ne signifie pas nécessairement l’avoir enpartage. L’on examine ici les paradoxes de la « postcolonialité » chez uneanciennepuissancecolonialequidécolonisasanss’autodécoloniser(chapitre3).Lesdisjonctionsetramificationsdecegestefontl’objetd’uneattentiondansleprésent, notamment par le biais d’une impuissance apparente à écrire unehistoirecommuneàpartird’unpassécommun(chapitre4).Dans les chapitres 2 et 5, l’on s’attaque à ce que l’on considère comme le

paradoxecentraldeladécolonisation:dédoublementstérileetréitérationsèched’une part, et de l’autre prolifération indéfinie (termes que l’on emprunte àGillesDeleuzef).Car,à s’en teniràunecertaineexpérienceafricaine, l’undesprocessusenclenchésau lendemainde ladécolonisationauraété ladestructiontantôt patiente et en sous-main, tantôt chaotique, de la forme État et desinstitutions héritées de la colonisation. L’histoire de cette démolition n’a pasencoreétésaisiecommetelledanssasingularité.Désormaisvaisseauxplusoumoins libres, les nouvelles nations indépendantes – à la vérité greffeshétérogènes de fragments à première vue incompatibles et conglomérats desociétésautempslong–ontreprisleurcourse.Àtoutrisque.Cettechevauchée– succession de drames, de ruptures imprévues, de déclins annoncés, sur fondd’uneformidableasthéniedelavolonté–sepoursuit,lechangementprenanticilescontoursd’unerépétition,plusloinlaformed’éclairssansconséquenceset,

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plusloinencore,l’apparencedeladissolutionetdelaplongéedansl’inconnuetl’imprévu–l’impossiblerévolution.Pourtant,lavolontédeviedemeure.Unénormetravailderéassemblageesten

cours,vaillequevaille,surlecontinentafricain.Sescoûtshumainssontélevés.Iltouchejusqu’auxstructuresdelapensée.Audétourdelacrisepostcoloniale,unereconversiondel’espritalieu.Destructionetréassemblagesontd’ailleurssiétroitement liés que, l’un isolé de l’autre, ces processus deviennentincompréhensibles.À côté dumonde des ruines et de ce que l’on a appelé la« case sans clés » (chapitre 5) s’esquisse une Afrique en train d’effectuer sasynthèse sur le mode de la disjonction et de la redistribution des différences.L’avenir de cette Afrique-en-circulation se fera sur la base de la force de sesparadoxes et de sa matière indocile (chapitre 6). C’est une Afrique dont lacharpentesocialeetlastructurespatialesontdésormaisdécentrées;quivadansledoublesensdupasséetdufuturàlafois;dontlesprocessusspirituelssontunmélangedesécularisationde laconscience,d’immanenceradicale(soucidecemondeetsoucidel’instant)etdeplongéeapparemmentsansmédiationdansledivin ; dont les langues et les sons sont désormais profondément créoles ; quiaccorde une place centrale à l’expérimentation ; dans laquelle germent desimagesetdespratiquesdel’existenceétonnammentpostmodernes.Quelque chosede fécond jaillirade cetteAfrique-glèbe, immense champde

labour de lamatière et des choses, quelque chose susceptible d’ouvrir sur ununivers infini, extensif et hétérogène, l’univers des pluralités et du large. Cemonde-africain-qui-vient, dont la trame, complexe etmobile, sans cesse glissed’uneformeà l’autreetdétourne toutes les langueset lessonoritéspuisquenes’attachant plus guère à aucune langue ni son purs ; ce corps enmouvement,jamaisàsaplace,dont lecentresedéplacepartout ;cecorpssemouvantdansl’énorme machine du monde, on lui a trouvé un nom – afropolitanisme –,l’AfriqueduSudenétantlelaboratoireprivilégié(chapitre6).

Johannesbourg,4août2010

CetessaiestlefruitdelonguesconversationsavecFrançoiseVergès.Ilreprend,parfoisverbatim,desréflexionsdéveloppéesaucoursdesdixdernièresannées,àchevalentrel’Afrique, laFranceet lesÉtats-Unis,souslaformed’articlesdansdesrevues(LeDébat,Esprit,Cahiersd’étudesafricaines,LeMondediplomatique),denotesdecours,séminairesetateliers,oud’interventionsdanslapresseafricaineetautresmédiasinternationaux.Jevoudraisexprimermagratitudeàceuxetcellesquiontprovoqué, encouragé, nourri ou accueilli ces réflexions : PierreNora,OlivierMongin, Jean-Louis

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Schlegel,MichelAgier,DidierFassin,GeorgesNivat,PascalBlanchard,NicolasBancel,AnnalisaOboe, Bogumil Jewsiewicki, Thomas Blom Hansen, Arjun Appadurai, Dilip Gaonkar, JeanComaroff,JohnComaroff,PeterGeschiere,DavidTheoGoldberg,LaurentDubois,CélestinMonga,YaraEl-Ghadban,Anne-CécileRobert,AlainMabanckouetIanBaucom.L’ouvrage a été écrit durantmon long séjour auWitwatersrand Institute for Social andEconomicResearch(WISER)àJohannesbourg,oùj’aibénéficiédusoutiendemescollèguesDeborahPosel,JohnHyslop,PamilaGupta,IrmaDuplessisetSarahNuttall.J’aiégalementbénéficiédescritiquesdans le cadre du Johannesburg Workshop in Theory and Criticism (JWTC) qu’animent KellyGillespie,JuliaHornberger,Leigh-AnnNaidoo,EricWorby,TawanaKupeetSuevanZyl.FrançoisGèze, Béatrice Didiot, Pascale Iltis et Johanna Bourgault des Éditions La Découverte ontmerveilleusement accompagné le processus de fabrication du livre, et n’ont pas hésité à partagerleursintuitions.

Notedel’avant-propos

a.LirelasynthèsedePrasenjitDUARA(dir.),Decolonization.PerspectivesNowandThen,Routledge,Londres,2004.

b.DilipP.GAONKAR(dir.),AlternativeModernities,DukeUniversityPress,Durham,2001.c.FabienÉBOUSSIBOULAGA,LaCriseduMuntu,Présenceafricaine,Paris,1977.d.Jean-FrançoisBAYART,L’ÉtatenAfrique,Fayard,Paris,2006(1989).e.RanajitGUHA,DominanceWithoutHegemony,HarvardUniversityPress,Cambridge,1998etPartha

CHATTERJEE,TheNationandItsFragments,PrincetonUniversityPress,Princeton,1993.f.GillesDELEUZE,Logiquedusens,Minuit,Paris,1969,p.44.

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Introduction

Ledemi-siècle

Lecolonialismefutloind’êtreunefuséed’or.Statuegéantedevantlaquelle,apeurées ou fascinées, les multitudes venaient se prosterner, il dissimulait enréalité un énorme creux. Carcasse de métal sertie de joyaux splendides, ilparticipaitparailleursde laBêteetdu fumiera.Lentbrasierdispersantpartoutsespanachesde fumée, il chercha à s’instituer à la fois comme rite et commeévénement;commeparole,gesteetsagesse,conteetmythe,meurtreetaccident.Et c’est en partie à cause de sa redoutable capacité de prolifération et demétamorphose qu’il fit tant trembler le présent de ceux qu’il s’était asservis,s’infiltrant jusque dans leurs songes, remplissant leurs cauchemars les plusaffreux,avantdeleurarracherd’atroceslamentationsb.Lacolonisation,quantàelle, ne fut pas qu’une technologie, ni un simple dispositif. Elle ne fut pasqu’ambiguïtésc. Elle fut aussi un complexe, un échafaudage de certitudes, lesunes plus illusoires que les autres : la puissance du faux. Complexemouvantbien entendu, mais aussi, et à bien des égards, échangeur fixe et immobile.Habituée à vaincre sans avoir raison, elle exigea des colonisés non seulementqu’ilschangentleursraisonsdevivre,maisaussiqu’ilschangentderaison–desêtres en écart perpétueld. Et c’est en tant que telle que la Chose et sareprésentation suscitèrent la résistance de ceux qui vivaient sous son joug,provoquantindocilité,terreuretséductionàlafois,ainsique,icietlà,quantitésd’insurrections.C’est de la décolonisation en tant qu’expérience d’émergence et de

soulèvement que traite cependant ce livre. Il est une interrogation sur lacommunauté décolonisée. Dans les conditions de l’époque, le soulèvementconsistaen trèsgrandepartieenuneredistributiondes langages.Cenefutpasseulementlecaslàoùilfallutpasserparlesarmes.PriscommesouslefeuduParaclet, lescolonisés,àdiversniveaux,semirentàparlerdiverses languesenlieu et place de la langue unique. Dans ce sens, la décolonisation représente,

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dans l’histoire de notre modernité, un grand moment de dé-liaison et debifurcationdeslangages.Désormaisiln’yaplusniorateurnimédiateuruniques.Plusdemaîtresanscontremaître.Plusd’univocité.Chacunpeuts’exprimerensaproprelangue,etlesdestinatairesdecespropospeuventlesrecevoirdanslaleur.Les nœuds ayant été défaits, il n’y a plus désormais qu’un immense faisceau.Dans l’esprit de ceux qui s’en acquittèrent, décoloniser ne voulut jamais direrepasser, en un temps différent, les images de la Chose ou ses substituts.Toujours le dénouement avait pour but de clore la parenthèse d’un mondecomposé de deux catégories d’hommes : d’un côté, les sujets qui agissent, del’autre, les objets sur lesquels l’on intervient. Il visait une radicalemétamorphose de la relation. Les anciens colonisés créeraient désormais leurtemps propre, tout en construisant le temps dumonde. Sur le terreau de leurstraditions et de leurs imaginaires, et adossés à leur long passé, ils pourraientdésormais se reproduire dans leur histoire propre – elle-même illustrationmanifestede l’histoirede l’humanité tout entière.L’on reconnaîtrait désormaisl’Événement à la manière dont tout commencerait à nouveau. Au jeu de larépétitionsansdifférence,auxforcesqui,dutempsdelaservitude,cherchèrentàépuiserou à clore ladurée s’opposerait désormais lepouvoird’engendrement.C’estcequeFrantzFanonappelait,dansunlangageprométhéen,lasortiedela«grandenuit»d’avantlaviee,tandisqu’AiméCésaireévoquaitledésir«d’unsoleilplusbrillantetdepluspuresétoilesf».

RessaisirlesensprimitifdeladécolonisationSortirde lagrandenuitd’avant lavie requéraitunedémarcheconscientede

«provincialisationde l’Europe». Il fallait,disaitFanon, tourner ledosàcetteEurope, celle qui « n’en finit pas de parler de l’homme tout en lemassacrantpartoutoùellelerencontre,àtouslescoinsdesespropresrues,àtouslescoinsdumonde».CetteEurope,quijamaisnecessadeparlerdel’homme,ajoutait-il,«noussavonsaujourd’huidequellessouffrancesl’humanitéapayéchacunedesvictoiresdesonespritg».CetteEurope-là,Fanonneproposaitpasseulementdenepasla«suivre»:ilproposaitdela«quitter»parcequesonjeuétaitarrivéàsa fin. Le temps de passer à « autre chose » était arrivé, affirmait-il. D’où lanécessité de reprendre la « question de l’homme ». Comment ? Enmarchant« tout le temps, la nuit et le jour, en compagnie de l’homme, de tous leshommesh».C’estcequifaisaitdelacommunautédécoloniséeunecommunauté

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enmarche,unecommunautédemarcheurs,unevastecaravaneuniverselle.Chezd’autres, cette vaste compagnie universelle pouvait s’obtenir non en sedésapparentantdel’Europe,maisenposantsurelleunregarddesollicitudeetdecompassionetenluiréinsufflantlesupplémentd’humanitéqu’elleavaitperdui.Par-delà la compilation des détails historiques, ce sont ces significations

primitives de l’événement qu’il faut savoir ressaisir. Elles se trouvent dans lamatièremêmedel’expériencecoloniale,danslalangue,leverbe,lesécrits,leschants, les actes et la conscience de ses protagonistes, et dans l’histoire desinstitutions dont ils se dotèrent, ainsi que la mémoire qu’ils forgèrent de cesévénementsj.Ilfautcomprendrequelesoulèvement(notammentarmé)organisépourmettreuntermeàladominationcolonialeetàlaloidelaracequienétaitlepilier n’eût guère été possible sans la production consciente, de la part desinsurgés,d’unpouvoirétrange–sublimeillusionoupouvoirdusonge?–,d’unepuissance énergétique et incendiaire, d’une structure d’affects faite de raisoncalculatriceetdecolère,defoietd’opportunisme,dedésirsetd’exaltation,demessianisme, voire de folie, et sansune traductionde ce feu en langage et enpraxis:lapraxisdusurgissement,dujaillissement,del’émergencek.Renverserles vieux liens de sujétion et occuper une nouvelle place dans le temps et lastructuredumonde, telétait l’horizon.Etsi,aucoursdecettemontéevers leslimites,l’explicationaveclamortdevaits’imposer,surtoutnepointmouriràlamanièred’un ratoud’unanimaldomestique,prisaupiègedans labasse-cour,auxécuries,àl’étable,souslemarteauou,simplement,enpleinairl!Pour bien des acteurs de l’époque, il s’agissait bel et bien d’un combat

manichéenm. Interprétation de la vie et préparation à lamort, la lutte pour ladécolonisationrevêtit,enmaintesoccasions,l’allured’uneprocréationpoétique.Chezleshérosdelalutte–dontsesouvientenparticulierlechantpopulaire–,elle exigea le dessaisissement de soi, une étonnante capacité d’ascèse et, danscertainscas,letressaillementdel’ivresse.Lacolonisationavaitenserréunepartimportanteduglobedansun immenseréseaudedépendanceetdedomination.Le combat pour y mettre un terme prit, en retour, une allure planétaire.Mouvement de repotentialisation, certains l’imaginèrent commeune fête de ladélivrance universelle, la remontée de l’homme au plus haut degré de sesfacultéssymboliques,àcommencerparlecorpstoutentier,agitérythmiquementen ses membres et en sa raison par le chant et la danse – rire strident etsurabondance de vie. C’est ce qui conférait au combat anticolonialiste sadimensionàlafoisoniriqueetesthétique.Cinquanteansaprès,quelles traces,quellesmarques,quels restesdemeurent

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decetteexpériencedesoulèvement,delapassionquil’habita,decettetentativede passage de l’état de chose à l’état de sujet, de la volonté de reprise de la«questiondel’homme»?Ya-t-ilvraimentquoiquecesoitàcommémoreroufaut-il,aucontraire,toutreprendre?Reprendrequoi,pourquoi,commentetdansquellesconditions?Dansquellesnouvelleslangue,cultureetparole,auseindece chaos nébuleux du présent ? Si, comme l’avait dit Frantz Fanon, lacommunautédécolonisée sedéfinit par sa relation au futur, l’expérienced’unenouvelle formedevieetunrapportneufavec l’humanitén,quidoncdéfiniraànouveaulecontenuoriginalpourlequeluneformenouvelledoitêtrecréée?S’ilfaut entreprendre de nouveau l’extraordinaire voyagevers un nouveaumonde,aumoyendequelnouveausavoirsefera-t-il?Bref,commentredonnerdelavieà ce qui n’est plus qu’une statue ? Ou, matière apparemment inerte et sujetdésormaisencombrant,faut-ilsimplementladéboulonner?Car, un demi-siècle plus tard, en lieu et place d’une véritable reprise de

possessionde soi et à la placede l’instance fondatrice, quevoit-on ?Unblocapparemmentsansviequitémoignedetoutsaufdelaformed’uncorpsvivantetjoyeux,disparaissantsousunedoublenappedecolèreetdefétiches.Quelquesobjets scintillent au milieu d’un fleuve qui rebrousse chemin. Et, au fond ducône, d’illisibles gisements en attente de fouilles. Pourquoi l’Afrique est-elletrouéeet forée?Pourquoicetteplénitudedans la lourdeuretcebruitqui sanscesse devance le sujet et semble le noyer dans un innommable état ? Et cettefureur qui enveloppe le calme apparent des choses, n’échappant tantôt à samuettegénéalogiequepours’affaisserdeplusbelledans levide?Àquand lachoseouvragée?Oùallons-nousdonc?Restauration autoritaire par-ci, multipartisme administratif par-là, ailleurs

maigresavancéesaudemeurant réversibleset, àpeuprèspartout,niveaux trèsélevésdeviolencesociale,voiresituationsd’enkystement,deconflitlarvéoudeguerreouverte,surfondd’uneéconomied’extractionqui,dansledroitfildelalogiquemercantilistecoloniale,continuedefairelapartbelleàlaprédation:telest le paysage d’ensemble. Tourbillon destructeur à la vérité, que ce soit à lapetitesemaineoubrusquement,audétourdetantdedésastres–ceàquoiilfautajouter l’affairement sans but, l’improvisation chronique, l’indiscipline, ladispersionet legaspillage,etunpesantd’indignité,deméprisetd’humiliationplus tenaces encore qu’à l’époque coloniale. Dans la plupart des cas, lesAfricainsnesonttoujourspasàmêmedechoisirlibrementleursdirigeants.Tropde pays restent à la merci de satrapes, dont l’objectif unique est de rester aupouvoiràvie.Ducoup, laplupartdesélections sont truquées.Onsacrifieaux

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aspectsprocédurauxlesplusélémentairesdelaconcurrence,maisl’ongardelecontrôlesur lesprincipaux leviersde labureaucratie,de l’économie,et surtoutde l’armée, de la police et des milices. La possibilité de renverser legouvernement par la voie des urnes n’existant pratiquement pas, seulsl’assassinat, larébellionoulesoulèvementarmépeuventcontredireleprincipedelacontinuationindéfinieaupouvoir.Manipulationsélectoralesetsuccessionsdepèreenfilsaidant,l’onvit,defacto,sousdeschefferiesmasquées.

Oùallons-nous?Cinq tendances lourdes circonscrivent l’avenir, parant l’horizon immédiat

d’uneclôtureorageuse.Lapremièreestl’absenced’unepenséedeladémocratiequiserviraitdebaseàunevéritablealternativeaumodèleprédateurenvigueuràpeu près partout. La deuxième est le recul de toute perspective de révolutionsociale radicale sur le continent. La troisième est la sénilité croissante despouvoirs nègres. Cette situation rappelle, toutes proportions gardées, lesdéveloppements qui prévalaient au XIXe siècle, lorsque, faute de pouvoirnégocier à leur avantage la pression externe, la plupart des communautéspolitiques s’autodétruisirent dans d’interminables guerres de succession. Laquatrièmeestl’enkystementdepansentiersdelasociétéetl’irrépressibledésir,chez des centaines demillions de personnes, de vivre partout ailleurs dans lemonde plutôt que chez eux – volonté générale de fuite, de défection et dedésertion ; rejet de la vie sédentaire faute de pouvoir dire la résidence ou lerepos. À ces dynamiques structurelles s’en ajoute une autre :l’institutionnalisation des pratiques du racket et de la prédation, des spasmesbrusques,desémeutessanslendemainqui,àl’occasion,tournentfacilementàlaguerredepillage.Cettesortedelumpen-radicalisme–àlavérité,violencesansprojetpolitiquealternatif–n’estpasseulementportéeparles«cadetssociaux»,dont l’« enfant-soldat » et le « sans-travail » des bidonvilles constituent lestragiques symboles. Cette sorte de populisme sanglant est aussi mobilisée,lorsqu’il le faut, par les forces sociales, qui, étant parvenues à coloniserl’appareil d’État, en ont fait l’instrument d’enrichissement d’une classe, ousimplementuneressourceprivée,oubienencoreunesourced’accaparementsentous genres. Quitte à utiliser l’État pour détruire l’État, l’économie et lesinstitutions, cetteclasseestprêteà toutpourconserver lepouvoir, lapolitiquen’étantd’ailleursà sesyeuxqu’unemanièredeconduire laguerrecivileou la

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lutteethniqueetracialepard’autresmoyens.Mais c’est sur le plan culturel et de l’imaginaire que les transformations en

courssontlesplusvives.L’Afriquen’estplusunespacecirconscrit,dontonpeutdéfinirlelieu,ouquicacheraitpar-deversluiunsecretouuneénigme,ouencorequel’onpeutborner.Silecontinentestencoreunlieu,ils’agitbiensouventetpourbeaucoupd’un lieudepassageoude transit.C’est un lieu en trainde sedénouer autour d’un modèle nomade, transitaire, errant ou asilaire. Lasédentarité tend à y devenir l’exception.LesÉtats, là où il en existe, sont desnœudsplusoumoinsjuxtaposésquel’onchercheàenjamber;deséchangeursetdesespacesdepassage.Culturedufrayage,donc–surtoutpourceuxquisontenroute pour ailleurs. Pourtant, que d’obstacles à surmonter dans un mondedésormaiscernédehaiesethérissédemurailles.Pourdesmillionsdecesgens,laglobalisationnereprésenteguèreletempsinfinidelacirculation.Elleest letempsdesvillesfortifiées,descampsetdescordons,desclôturesetdesenclos,des frontières sur lesquelles on vient buter, et qui, de plus en plus, servent destèleoud’obstacletombal–lamorttracéeàmêmelapoussièreoulesflots;lecorps-objet jeté là, gisant devant le vide. L’Afrique est désormais enmajoritépeuplée de passants potentiels. Confrontés au pillage, à maintes formes derapacité,àlacorruptionetàlamaladie,àlapiraterieetàmaintesexpériencesdeviol,ilssontprêtsàsedétournerdulieunatal,dansl’espoirdeseréinventeretde se réenraciner ailleurs. Quelque chose est en train de jaillir, bouillonnant,violent,durouetqueconstitueledésœuvrementdesforcesvivesducontinent,lafuite forcenée devant la terrible alternative : rester là, dans l’éclat dudessèchement,etcourirlerisquededevenirdelasimpleviandehumaine,ousedéplacer,s’enaller,àtoutrisque.Ces brusques observations ne signifient pas qu’il n’existe aucune saine

aspiration à la liberté et au bien-être en Afrique. Ce désir peine cependant àtrouverun langage,despratiqueseffectives,et surtoutune traductiondansdesinstitutionsnouvellesetuneculturepolitiqueneuve,oùlaluttepourlepouvoirn’estplusunjeuàsommenulle.Pourqueladémocraties’enracineenAfrique,ilfaudraitqu’ellesoitportéepardesforcessocialesetculturellesorganisées;desinstitutionsetdesréseauxsortistoutdroitdugénie,delacréativitéetsurtoutdesluttes quotidiennes des gens eux-mêmes et de leurs traditions propres desolidarité. Mais cela ne suffit pas. Il faut aussi une Idée dont elle serait lamétaphorevivante.Ainsi,enréarticulantparexemplelepolitiqueetlepouvoirautourdelacritiquedesformesdemort,ouplusprécisémentdel’impératifdenourrirles«réservesdevie»,onpourraitouvrirlavoieàunenouvellepensée

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de la démocratie dans un continent où le pouvoir de tuer reste plus oumoinsillimité, et où la pauvreté, la maladie et les aléas de tous genres rendentl’existence incertaine et précaire. Au fond, une telle pensée devrait être unmélanged’utopieetdepragmatisme.Elledevraitêtre,denécessité,unepenséedecequivient,del’émergenceetdusoulèvement.Maiscesoulèvementdevraitallerbienau-delàde l’héritagedescombatsanticolonialisteet anti-impérialistedontleslimites,danslecontextedelamondialisationetauregarddecequis’estpassédepuislesindépendances,sontdésormaisévidentes.En attendant, trois facteurs décisifs constituent des freins à une

démocratisationducontinent.D’abord,unecertaineéconomiepolitique.Ensuite,un certain imaginaire du pouvoir, de la culture et de la vie. Et, enfin, desstructures sociales dont l’un des traits saillants est de conserver leur formeapparente et leurs déguisements anciens tout en se transformant sans cesse enprofondeur.D’unepart, la brutalité des contraintes économiquesdont les paysafricainsontfaitl’expérienceaucoursdudernierquartduXXesiècle–etquisepoursuit sous la férule du néolibéralisme – a contribué à la fabrication d’unemultitude de « gens sans-parts », dont l’apparition sur la scène publiques’effectue de plus en plus sur le mode du tumulte ou, pis, de tueries lors deboufféesxénophobesouàl’occasiondesluttesethniques,surtoutaulendemaind’élections truquées, dans le contexte des protestations contre la vie chère, ouencoredanslecadredesguerrespourl’accaparementdesressourcesrares.Pourla plupart déclassés des bidonvilles, déscolarisés, privés de toute certitude deprendre épouse ou de fonder une famille, ce sont des gens qui n’ontobjectivementrienàperdre,quidesurcroîtsontpeuouproustructurellementàl’abandon – condition de laquelle ils ne peuvent souvent échapper que par lamigration,lacriminalitéettoutessortesd’illégalismes.C’estuneclassede«superflus»dontl’État(làoùilexiste),voirelemarché

lui-même, ne savent que faire ; des gens que l’on ne peut guère vendre enesclavage comme aux débuts du capitalisme moderne, ni réduire aux travauxforcéscommeàl’époquecolonialeetsousl’apartheid,ouencoreentreposerdansdes institutions pénitentiaires comme aux États-Unis. Du point de vue ducapitalismetelqu’ilfonctionnedanscesrégionsdumonde,ilsconstituentdelaviandehumaineployantsouslaloidugaspillage,delaviolenceetdelamaladie,livréeàl’évangélismenord-américain,auxcroisésdel’islametàtoutessortesdephénomènes de sorcellerie et d’illumination. D’autre part, la brutalité descontrainteséconomiquesaaussividédetoutcontenuleprojetdémocratiqueenréduisantcelui-ciàunesimpleformalité–unartificesanscontenuetunrituel

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dénuéd’efficacité symbolique.À tout cela, il convientd’ajouter, commeon lesuggérait à l’instant, l’incapacité à sortir du cycle de l’extraction et de laprédation dont l’histoire, d’ailleurs, date d’avant la colonisation. Ces facteurs,prisensemble,pèsenténormémentsurlesformesqueprendlaluttepolitiqueenmaintspayspostcoloniaux.À ces données fondamentales s’ajoute l’événement qu’aura été la grande

diffractionsocialecommencéeaudébutdesannées1980.Cettediffractiondelasociétéaconduitàpeuprèspartoutàuneinformalisationdesrapportssociauxetéconomiques, à une fragmentation sans précédent du champ des règles et desnormes,etàunprocessusdedésinstitutionnalisationquin’apasépargnél’Étatlui-même. Cette diffraction a également provoqué un grand mouvement dedéfectiondelapartdenombreuxacteurssociaux,ouvrantlavoieàdenouvellesformes de la lutte sociale – par le bas, une lutte sans pitié pour la survie etcentréeautourdel’accèsauxressourcesdebase;et,parlehaut,lacourseà laprivatisation. Aujourd’hui, le bidonville est devenu le lieu névralgique de cesnouvellesformesde«sécessions»sansrévolution,d’affrontementssouventsanstêteapparente,detypemoléculaireetcellulaire,etquicombinentdesélémentsde la lutte des classes, de la luttes des races, de la lutte ethnique, desmillénarismesreligieuxetdesluttesensorcellerie.Pour le reste, la faiblesse des oppositions est connue. Pouvoir et opposition

opèrent en fonction d’un temps court marqué par l’improvisation, lesarrangementsponctuelset informels, lescompromiset compromissionsdivers,lesimpératifsdeconquêteimmédiatedupouvoiroulanécessitédeleconserveràtoutprix.Lesalliancessenouentetsedénouentconstamment.Mais,surtout,l’Afriquedemeureunerégiondumondeoùlepouvoir,quelqu’ilsoitetsouslesceaudusatrape,sedoteautomatiquementd’immunité.Leschosessonteneffetsimples.Lepotentatestuneloienlui-même.Saloi,enbiendescas,estcelledel’extractionetdel’accaparementet,éventuellement,dumeurtre.Lourdeossatureécrasanteetnoueuse,ilapourfonctiondetisserunlienfunèbreentrelavieetlaterreur.Enprenantlamortpourlavieetenmaintenantlesdeuxtermesdansunrapportd’échange aussi infernalquequasi permanent, il peut ainsi renouveler,presque à volonté, des cycles prédatoires dont chacun enfonce chaque foisdavantage l’Afrique dans le midi dionysiaque de ce que Bataille appelait la«dépense».

Démocratisationetinternationalisation

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La décolonisation de l’Afrique ne fut pas seulement une affaire africaine.AussibienavantquependantlaGuerrefroide,ellefutuneaffaireinternationale.Biendespuissancesexternesnel’acceptèrentqueduboutdeslèvres.Certainesopposèrentunrefusparfoismilitantà l’impératifd’unedécolonisationquiailledepairavecladémocratisationou,à l’exempledel’Afriqueaustrale,undegrésubstantieldedéracialisation.Danssonpré-carré,laFrancedesannées1950et1960 recourut, le cas échéant, à la corruption et à l’assassinato. Aujourd’huiencore,elleestconnue,àtortouàraison,poursonsoutienleplustenace,leplusretors et le plus indéfectible aux satrapies les plus corrompuesdu continent etaux régimesqui, justement, ont tourné le dos à la cause africaine. Il y a deuxraisons à cela : d’une part, les conditions historiques dans lesquelles se sonteffectués la décolonisation et le régime des capitations qu’ont cimenté lesaccordsinégaux«decoopérationetdedéfense»signésdanslesannées1960;d’autre part, l’infirmité révolutionnaire, l’impotence et l’inorganisation desforcessocialesinternes.Lesaccordssecrets–dontcertainesclausestouchaientau droit de propriété sur le sol, le sous-sol et l’espace aérien des anciennescolonies–n’avaientpaspourobjectifdeliquiderlerapportcolonial,maisdelecontractualiser et de le sous-traiter à des fondés de pouvoir indigènes. Loind’être de simples jouets entre les mains d’un prestidigitateur, ces derniersdisposaientcependantd’uneautonomierelativedontilssurentparfoisjouer,aupointdes’être,undemi-siècleplustard,constituésenvéritable«classe»dontlestentaculessontdésormaistransnationales.LesÉtats-Unisnes’opposentpeut-êtrepasactivementàladémocratisationde

l’Afrique. Cynisme, hypocrisie et instrumentalisation suffisent largement – encore que, moralisme, évangélisme et anti-intellectualisme à part, denombreusesinstitutionsprivéesaméricainesapportentunappuimultiformeàlaconsolidation des sociétés civiles africaines. Un fait majeur du demi-siècle àvenir sera la présence, en Afrique, de la Chine – puissance sans Idée. Cetteprésenceapparaîtsinoncommeuncontrepoids,dumoinscommeunexpédientàl’échange inégal si caractéristique des relations que le continent africainentretient avec les puissances occidentales et les institutions financièresinternationales.Pourlemoment,larelationaveclaChinenesortpourtantpasdumodèledel’économied’extraction–modèlequi,ajoutéàlaprédation,constituelabasematérielledestyranniesnègres.Ilnefautdoncpass’attendreàcequelaChine soit d’un grand secours dans les luttes à venir pour la démocratie.L’influencedel’autrepuissancemontante,l’Inde,estpourl’instantdérisoireendépitde laprésenceenAfriqueorientaleetaustraled’unediasporasolidement

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établie.Quantàl’AfriqueduSud,ellenepeutpas,àelletouteseule,promouvoirla démocratie en Afrique. Elle n’en a ni les moyens, ni la volonté, ni lesressourcesd’imagination.Dureste,elledoitd’abordapprofondir ladémocratiechezelleavantdepenseràlapromouvoirchezd’autres.Faceàl’absencedeforcessocialesinternescapablesd’imposer,aubesoinpar

laforce,unetransformationradicaledesrapportssociauxetéconomiques,ilestnécessaired’imaginerd’autresvoiespourunepossiblerenaissance.Ellesserontlongues et sinueuses. Les lignes de pression semultiplient pourtant, même sielles s’accompagnent de formes perverses de reterritorialisationp. Bientôt, ilfaudrasortirdel’alternativeperverse:fuiroupérir.Ceàquoiilfaudraitarriver,c’est une sorte de « New Deal » continental collectivement négocié par lesdifférentsÉtatsafricainsetparlespuissancesinternationales–un«NewDeal»enfaveurdeladémocratieetduprogrèséconomiquequiviendraitcompléteretcloreunefoispour toutes lechapitredeladécolonisation.Survenantplusd’unsiècle après la fameuse conférence de Berlin qui inaugura la partition del’Afrique, ce « New Deal » serait assorti d’une prime économique à lareconstructionducontinent.Maisilcomporteraitégalementunvoletjuridiqueetpénal,desmécanismesdesanction,voiredemiseauban,dontlamiseenœuvreserait nécessairement multilatérale, et dont l’inspiration pourrait être trouvéedans les transformations récentesdudroit international.Cela impliqueraitqu’àl’occasion des régimes coupables de crimes contre leurs peuples puissent êtrelégitimementdéposésparlaforceetlesauteursdecescrimespoursuivisdevantla justice pénale internationale. La notion de « crimes contre l’humanité »devrait elle-même faire l’objet d’une interprétation étendue qui inclue nonseulement les massacres et les violations aggravées des droits humains, maisaussidesfaitsgravesdecorruptionetdepillagedesressourcesnaturellesd’unpays. Il va de soi que des acteurs privés locaux ou internationaux pourraientégalementêtreviséspardetellesdispositions.C’estàceniveaudeprofondeurhistorique et stratégique qu’il importe désormais d’envisager la question de ladécolonisation,deladémocratisationetduprogrèséconomiqueenAfrique.Ladémocratisation de l’Afrique est d’abord une question africaine, certes. Ellepasse,biensûr,parlaconstitutiondeforcessocialescapablesdelafairenaître,delaporteretdeladéfendre.Maiselleestégalementuneaffaireinternationale.

Nouvellesmobilisations

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Pourledemi-sièclequivient,unepartiedurôledesintellectuels,desgensdeculture et de la société civile africains sera justement d’aider d’une part à laconstitution de ces forces par le bas et, d’autre part, à internationaliser la«questiondel’Afrique»,dansledroitfildeseffortsdesdernièresannéesvisantà mutualiser la sécurité et le droit international et qui ont vu l’apparitiond’instances juridictionnelles supra-étatiques. Encore faut-il aller au-delà de laconception traditionnelle de la société civile, celle héritée directement del’histoiredesdémocratiescapitalistes.D’unepart,ilfauttenircomptedufacteurobjectifqu’estlamultiplicitésociale–multiplicitédesidentités,desallégeances,desautoritésetdesnormes–,et,àpartird’elle,imaginerdenouvellesformesdeluttes,demobilisationetdeleadership.D’autrepart, lanécessitédelacréationd’une plus-value intellectuelle n’a jamais été aussi pressante. Cette plus-valuedoit être réinvestie dans un projet de transformation radicale du continent. Lacréationdecetteplus-valueneserapasuniquementl’œuvredel’État.Elleestlanouvelle tâche des sociétés civiles africaines. Pour y parvenir, il faudra à toutprix sortir de la logique de l’humanitarisme, c’est-à-dire de l’urgence et desbesoins immédiats qui, jusqu’àprésent, a colonisé le débat sur l’Afrique.Tantque la logique de l’extraction et de la prédation qui caractérise l’économiepolitique des matières premières en Afrique n’est pas brisée, et avec elle lesmodes existants d’exploitation des richesses du sous-sol africain, l’onenregistrerapeudeprogrès.La sortede capitalismeque favorise cette logiquealliefortbienmercantilisme,désordrespolitiques,humanitarismeetmilitarisme.Cettesortedecapitalisme,onenvoyaitdéjàlesprémissesàl’époquecolonialeavec le régimedes sociétésconcessionnaires.Or, toutcedont il abesoinpourfonctionner,cesontdesenclavesfortifiées,descomplicitéssouventcriminellesau cœur des sociétés locales, le minimum possible d’État et l’indifférenceinternationale.Ladécolonisationsans ladémocratieestunebienpiètreformedereprisede

possession de soi, fictive.Mais, si lesAfricains veulent la démocratie, c’est àeuxd’enimaginerlesformesetd’enpayerleprix.Personnenelepaieraàleurplace.Ilsnel’obtiendrontpasnonplusàcrédit.Ilsaurontnéanmoinsbesoindes’appuyer sur de nouveaux réseaux de solidarité internationale, une grandecoalitionmoraleendehorsdesÉtatsréunissanttousceuxquicroientque,sanssapartafricaine,notremondenonseulementserapluspauvreencoreenespritetenhumanité,maisquesasécuritéseraplusquejamaisgravementhypothéquée.

Notedel’introduction

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a.YamboOUOLOGUEM,LeDevoirdeviolence,LeSerpentàplumes,Paris,2003.b.AchilleMBEMBE,LaNaissancedumaquisdansleSud-Cameroun.1920-1960:histoiredesusages

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d.CheikhHamidouKANE,L’Aventureambiguë,10/18,2003.e.FrantzFANON,LesDamnésdelaterre,LaDécouverte,Paris,2003(1968),p.301.f.AiméCÉSAIRE,LesArmesmiraculeuses,Gallimard,Paris,1970,p.15.g.FrantzFANON,LesDamnésdelaterre,op.cit.,p.302.h.Ibid.,p.303-304.i.LéopoldSÉDARSENGHOR,Chantsd’ombre,Seuil,Paris,1956etGaryWILDER,«Race,Reason,

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Press,Berkeley,1985.l.Surcethèmed’unemortlibrementacceptée,lireNelsonMANDELA,LongWalktoFreedom, Little

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Àpartirducrâned’unmort.Trajectoiresd’unevie

«Lanuitdumondereste[…]àpensercommeundestinquinousadvientendeçà du pessimisme et de l’optimisme. Peut-être la nuit du monde va-t-ellemaintenant vers son minuit. Peut-être cet âge va-t-il maintenant devenirpleinement temps de détresse. Mais peut-être pas, encore pas, toujours pas,malgré l’incommensurable nécessité, malgré toutes les souffrances, malgré lamisère sans nom, malgré l’incessante carence de repos et de paix, malgré ledésarroicroissant.»AinsiparleHeideggerdansuntexteintitulé«Pourquoidespoètesa?».Dansceslignes,Heideggerdiscuteetprolongel’élégiedeHölderlinintitulée«PainetVin»,s’efforçantnotammentderépondreàsaquestion:«Etpourquoidespoètesentempsdedétresse?»Parcequele«tempsdedétresse»estlong,Heideggerestimequemêmelaterreur,«prisepourelle-mêmecommecausepossibled’unvirage,nepeut rien tantqu’iln’yapasde revirementdesmortels».Or,poursuit-il,«iln’yaderevirementdesmortelsques’ilsprennentsitedansleurêtrepropre».Etdeconclure:«Êtrepoèteentempsdedétresse,c’est alors : chantant, être attentif à la trace des dieux enfuis », partir del’«essentiellemisèredel’âge»,alorsmêmeque,«pluslanuitdumondevaverssonminuit, plus exclusivement règne l’indigence, de sorte que son essence sedérobe»,etsestracess’effacent.Maisencorefaut-ilnepasenténébrerl’individuencélébrantlabeautédumal

etlesmythologiesquicherchentprécisémentàenrégimenterl’esprit,ainsiquelefitHeideggerlui-mêmedanssonrapportauprojetnazi.Encorefaut-ilrésisteràlacomplicitéparenchantement,etsavoirversquoinotrechantestenroute,etquelleestsonappartenancedansle«destindelanuitdumonde».

FragmentdemémoireJuillet. Je suisbiennéun jourde juillet, alorsque lemois tiraitvers sa fin,

danscettecontréed’Afriquequel’onnomma,tardivement,le«Cameroun»,en

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souvenir de l’émerveillement qui saisit les marins portugais du XVe sièclelorsque, remontant le fleuveauxenvironsdeDouala, ilsnepurent s’empêcherd’ynoterlaprésenced’unemultitudedecrustacés,etbaptisèrentl’endroit«RiodosCamaroes»,c’est-à-direla«rivièredescrevettes».J’aigrandiàl’ombredecette contrée sansnompropre,puisque,dansun sens, celuiqu’elleporten’estqueleproduitdel’étonnementd’unautre–uneméprise,faut-ildire,lexicale?Àlalisièredel’unedesnombreusesforêtsduSud,j’aipassébeaucoupdetempsàl’ombred’unvillagedontlenomestsansnom–beaucoupdetempsàl’ombredeseshistoires,desesgens.Detouscesgens,jemesouviensencore.Aussibiendeceuxetcellesquisontdécédéspendantmonadolescencequedeceuxetcellesquimoururentplustard,enmonabsence,puisquejesuisparti.Jeconnaisencoreleurs noms, et je revois leurs visages. J’entends encore le bruit du tam-tamannonçant le passage de l’un ou de l’autre de cemonde à l’autre. Je dis bien«passage»puisquecesont lesmotsquemapropremèreutilisaitpournepasavoiràprononcerceterribleAutrequ’estla«mort».Toutcela,jel’aiconnuencevillage.Je me souviens aussi des deuils et des funérailles, des histoires que l’on

racontaitencescirconstances:detelouteldontonavaitrencontrél’ombre,unjour aveuglant, dans les champs où il avait l’habitude de travailler. Et de telautre, dont le double, remonté des entrailles de la terre, revenait déambuler,couper le bois, recueillir le vin de palme, visiter la demeure une fois la nuittombée, refaisant ainsi le chemin jamais closqui, depuis toujours, est supposémener de vie à trépas et vice versa, dans une sorte d’épiphanie magique quilaissaitmonesprittotalementéblouidepeuretd’extasetoutàlafois.Jerevoisles tombes sous l’auventdescases,ou sur lebordduchemin, commedanscecimetièreabandonné,aucentreduvillage,justeenfacedelaconcessionduchef,aumilieud’arbresetd’unoudedeuxpalmiersaccusantdéjàlepoidsdel’âge,prèsdescocotiers etde la chapelle, etoù,un jour, leCaterpillarquiprocédaitaux travaux de réfection de la route faillit ouvrir une sépulture, dérangeantquelques vieux os d’homme, les dispersant et les laissant traîner le long ducaniveau, pareils à des objets égarés, jetés devant nos yeux, semblables à deshaillons.Puis il y avait les rituels, à l’exemple de ces veilles, neuf nuits durant et

parfois plus, puisqu’il était de coutume de protéger, contre les brigands et lesvendeurs d’ossements humains, les cadavres fraîchement enterrés. Nuits de lapeur,jelejure,surtoutlorsqueleschienssemettaientàaboyer,ouqu’unepluiediluvienne ou une armée de fourmis sauvages s’abattaient sur le village,

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dérangeant le sommeil des poules, obligeant moutons, chèvres et cabris àgambader de plus belle, trouant les ténèbres d’éclairs terrifiants, et faisantremonterlamémoireloindansletemps,auxjoursd’avantlacivilisation.J’ai aussi en mémoire l’école de la mission catholique, entre l’église et le

dispensaire,nonloinducimetièrederrièrelesmanguiersetavantlabananeraie,oùreposaientjenesusjamaiscombiendecorps,sousdespierrestombalesquiressemblaientàd’interminablestumulusplusoumoinsrectilignes,maisenfaitéparpillésdansl’espace,surlapentedecequiressemblaitàunecollineaupiedde laquelle coulait un ruisselet. Certains jours, le soir venu, alors ques’accomplissait la nuit, lente et constellée, je pouvais me représenter cessépulturesquej’avaisvuesàmidipendantquelesécoliersjouaientaufootball.Et,silencieusement,jemedemandaiscommentjepourraisjamaisconstruireundiscours sur ces sépultures, avec leurs traits si secs sous la faux du soleil, siévidents de leur couleur ocre, ces sépultures si drapées dans leur rouleaud’ombrequ’ellesmerendaientmélancolique,meremplissaientdetristesseetdepitié,commesi,déjààcetâge,toutlepasséétaitperdu,l’infiniducielobstrué,etlafindumondeaucoin.Aujourd’huiencore,alorsqu’ilyeuttantd’autresmarques,jenem’explique

nicommentnipourquoicetextevertigineux,jeveuxdirecettechosequiarriveàtoutlemondeetqu’onappellelamort,commenttoutceladevintsiinséparablede ces jours de transhumance, dans les parages de mon adolescence, et dusouvenirerrantquej’enaigardé.Jenesaisistoujourspaspourquoilesténèbresde lanuit,masqueopaqueetpourtantsipénétrable,meremplirentchaquefoisd’une indescriptible frayeur, avec leur cohortede luciolesdontonne cessadenousrépéterqu’ellescouvaientchacuneunfantôme,avecleurschantslugubresdehiboux,occupés,nousdisait-on,àdévorerlaviandedesautres,ceschantsaugoûtderouille,salésdescorruptionsdelasorcellerie,cettesortededilapidation,deconsommationperverseetdémesurée,quisurvivaitauxdéchiruresdujouretauxâgesdumonde,commelecrânedescavernes.Décembre. Chaque nuit, le brouillard descendait sur la brousse et, au petit

matin,venaitmouiller lessentierspareilsàdesnavireséventrés,acculéssur laberge. Il annonçait Noël, cette autre séquence du calendrier chrétien, puisquepour beaucoup de gens de ce village les légendes siffleuses du christianismeétaient devenues, depuis au moins les années 1930, ce labyrinthe de tous lespossiblesgrâceauquell’horizonlui-mêmeétaitramenéàlaportéedenostêtes.IlyavaitaussiPâques,précédé,chaqueannée,parledimanchedesRameauxetd’interminables chemins de croix : le Carême, bien évidemment, la prière, la

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pénitence, leschantsmonotonesdesvieilles femmesânonnant leStabatMaterenmilieud’après-midi,lesquatorzestations,lacrucifixionetl’ensevelissement,Judas,Pilate,leGolgothaetlaRésurrection.Je n’étais pas pieux. Mais, pendant longtemps, le crucifix ne cessa de

m’intriguer. Je ne comprenais pas, en effet, pourquoi, alors que l’homme étaitclouéaubois,remuéenprofondeurparlapeine,lasoif,lasouffranceetlafièvre,dumoinsjel’imagine,pourquoileChristnebavaitpasàlapoupe,pourquoilesupplicié, soumis à cette monstrueuse torture, n’avait pas ses sens déréglés,pourquoinecrevait-ilpasdanssonbondissement,nes’affaissait-ilpas,neruait-ilpasdanslafolie,pourquoi,aumilieudecetteterreurextrême,n’avait-ilpaslesyeux exorbités et usés, pourquoi ne pleurait-il pas, pourquoi n’était-il pasméconnaissable et défiguré, pourquoi avait-il un visage si serein, au point desourire, au point de dégager cette espèce de lueur magique qui donnait à sacouronned’épinesetàsastatueunairdesottise,etrisquaitdefairedesamortetdesonnomdevulgairessobriquets?Jenesavaisquefaireduchristianisme,lorsque,bienplustard,unsoirdansla

bibliothèquedespèresdominicains, jemis lamain,presqueparhasard, surunlivre du théologien péruvien Gustavo Gutierrez intitulé Théologie de lalibérationb.LePéruvienm’aidaàrepenser lechristianismecommemémoireetlangagedel’insoumission,récitdel’affranchissementetrapportàunévénement,peu importe qu’il fût symbolique, hyperbolique, mythique ou historique – lamort et la résurrection d’un homme né à Bethléem et crucifié au bois, sur leGolgotha,autermed’unéprouvantcalvaire,parlapuissancepublique.Ilm’aidaaussià leconcevoircommeunrécitcritiquedespotentatsetdesautorités,unepoétique sociale, un songe subversif et un souvenir partisan, l’actuation d’unlangage(propreetfiguré)surlesensdelavie.Mais,davantageencore,ilmefitcomprendrequel’au-delàdelamortmérited’êtrepenséensoi,commepréalableàtoutehabitationdumondehistorique.Ainsisecreusal’existence,aucoursdecesannées-là,pareilleàunhorizonde

sable,aumilieud’unefouledesignesaussiéphémèresqu’éternels.Pourautantquejemesouvienne,jen’eusjamaisenvienid’enchanterlesjours–qui,alors,ne semblaient guère se bousculer –, ni de les enterrer dans de vieux livres, nimêmedelesenfermerdansletemps,qui,depuislors,n’acessédesedéplacer,àun point tel que j’en suis à me demander, en supposant qu’aujourd’hui toutrecommence,sivraimentjeferais,mieuxqu’autrefois,profitdechacunedecesénigmes.Ordonc,toutcecin’estqu’unepartieinfime,unfragmentd’imagesausujetd’unpassédontlesindicessontsinombreux,lesglissementssifurtifs,que

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toutrécityperdnécessairementdesasûreté,làmêmeoùl’oublietlenon-ditnepeuventquegagnerenautorité.J’aigrandidanscettecontréeausujetdelaquelleilyauraitencoretantdechosesàraconter.Et,cequim’atenulieud’identité,jeledoisentrèsgrandepartieàcequej’aivécudanscepaysausouvenirduqueltoujoursjemerapporte,leplusprèspossibledulieuquimevitnaîtreetdesesémois.Puis,unjour,jesuisparti.

LerepastragiqueNédanslafouléedesindépendances,jesuisdonc,dansunelargemesure,le

produit du premier âge du postcolonialisme – de son enfance et de sonadolescence.J’aigrandienAfriqueàl’ombredesnationalismestriomphants.Àl’époque, la dette, l’ajustement structurel, le chômage de masse, la grandecorruptionetlagrandecriminalité,lesrapinesvoirelesguerresdeprédationnefaisaientguèrepartiedel’expérienceordinaire–oudumoinsn’avaient-ilspaslemême degré d’intensité qu’aujourd’hui.Dansmon pays natal en particulier, ilétaitquestionde la luttecontreceque l’onappelaitalors la« rébellion»et le«terrorisme».C’est qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale émergea à Douala,

principale ville du pays, un mouvement anticolonialiste dont l’indépendanceimmédiateconstituaitl’unedesprincipalesrevendicationspolitiquesc.Trèsvite,l’idée de liberté, d’autoconstitution et d’autogouvernement prit corps et serépandit dans toutes les couches sociales, du moins dans le sud du pays. Larépression coloniale s’étant intensifiée au courant de l’année 1955, lemouvement d’indépendance fut acculé à une lutte armée à laquelle il n’étaitguèrepréparé. Il fut défaitmilitairementpar laFrance,qui enprofitapour, aumomentdeladécolonisation,léguerlepouvoiràsescollaborateursindigènesd.Ceux des dirigeants nationalistes qui avaient pris le maquis furent exécutés.Leurs dépouilles mortelles furent déshonorées et on les enterra à la sauvette,commes’il s’agissaitdebanditsdegrandchemin.Ce futnotamment lecasdeRubenUmNyobè,dontl’assassinatpréfiguraitceluidetantd’autres–PatriceLumumba,AmilcarCabral,EduardoMondlane, la longue listedes

martyrsafricainsdel’indépendancee.Ceuxd’entreeuxquiavaientempruntélescheminsdel’exilfurent,pourlaplupart,pourchassésetassassinés,àl’exemplede Félix Moumié. D’autres encore poursuivirent la lutte armée durant lapremièredécenniedel’indépendance.Ilsfurentappréhendés.Certains,àl’instar

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d’Osendé Afanaf, furent décapités. D’autres, à l’exemple d’Ernest Ouandié,firentl’objetd’uneexécutionpubliqueautermed’unemascaradejudiciaireg.Cette lutte armée, d’abord dirigée contre la puissance coloniale, mais qui

revêtit,unefoisl’indépendanceformelleproclaméeen1960,lescaractéristiquesd’une guerre civile, fut affublée du qualificatif de « terrorisme » par notregouvernement, qui entendait par là lui dénier toute signification morale etpolitique.Ainsicelui-cipouvait-ilsuspendrelaloi,proclamerunétatd’urgencepermanent,afinprécisémentd’enveniràboutpardesmoyensextralégaux.Poureffacer de la mémoire de la nation les événements liés à la lutte pourl’indépendance, les noms des principaux protagonistes du mouvementnationalistefurentbannisdudiscourspublic.Longtempsaprèsleurexécution,ilétait interdit de les citer en public, de se référer à leurs enseignements ou degarderpar-deverssoi leursécrits.Toutsepassaitcommes’ilsn’avaient jamaisexistéetcommesileurlutten’avaitétéqu’unebanaleentreprisecriminelle.Cefaisant, le nouvel État indépendant entendait échapper à l’injonction adresséeautrefoisàCaïn:«Caïn,qu’as-tufaitdetonfrèreAbel?»Auchevetdel’Étatindépendantgît,parconséquent,lecrâned’unparentmort.Matanteavaitétél’épousedePierreYémMback.Cedernierfutassassinéen

même temps queRubenUmNyobè le 13 septembre 1958, dans lemaquis deLibel-li-Ngoy,danslesenvironsdeBumnyébel.PierreYémMbackétait lefilsuniquedeSusanaNgoYém.C’estellequi,longtempsaprèslamortdesonfils,s’occupadelaveuvedeYém–matante–etdesesenfants.Danslapluspuretraditionafricaine,jeconsidéraisSusanacommemagrand-mère.Demêmequelaplupartdesgenshumblesdecheznous,savieavaitétéunesuited’épreuvesetdeluttes,lesunestoujoursplusdifficilesquelesautres.Maiscettelongueviedeluttesn’avaitguèreentamésabeautéphysique,encoremoinsdomptésonesprit,mêmesi le lotdepeinesqu’elle avait enduréesavait laissédans soncœurdestracesdemélancolie.Cettetristessemêléeàladouleuretàl’espérance,j’enfusplusieursfoisletémoinlorsque,parexemple,ellesemettaitàchanterleschantsquiavaientrythmélaluttepourl’indépendance.Certainsjours,audétourd’unetâche domestique, je l’entendais chanter toute seule les chants de lamentation.J’imagine que, commeUm avait été privé de funérailles après samort et sonenterrementàlasauvetteaucimetièredelamissionpresbytérienned’Éséka,ceschantsservaientàaccompagnersonombreetà luiouvrir lavoied’unpossiblerepos, en compensation de l’inqualifiable injustice dont il fut la victime aprèsson trépas. Très tôt, je compris que ces chants témoignaient de deux choses.D’unepart,ilsparlaientdudeuilcommeduvis-à-vis,duprotagonisteultimede

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laplainteetdelaconsolation.D’autrepart,ilsfaisaientsigneàunévénement,àun surgissement dans lequel finalement s’était joué un évanouissement. Telleétaitaudemeurantl’énigmedontUmfutlamanifestation,ouplusprécisémentlaparabole,ouencorelemystère.C’estdoncmagrand-mèrequi,àtraversseschantsdelamentations,melança

sur les traces d’un homme disparu, dont la mémoire, ensevelie sous lesdécombresdes interditsetde lacensured’État, était, je ledécouvrisplus tard,écrite, commephonétiquement, par-deversunoubli officiel dont l’excédent designification, manifeste, constituait à lui seul un aveu. Parce que, dans l’actemême d’oublier – fable officielle qui menaçait de le signer à jamais dansl’inexistence et de l’exiler dans le chaos de l’innommé –, quelque chose étaitresté d’Um. Dans l’inconscient de cette contrée d’Afrique que l’on nommatardivementleCameroun,sonnometletextequeconstituaitsamortn’avaientpas disparu. Mais l’État nègre ne reconnaissait ni cette mort ni aucune dettequantàcenom.J’étaisloind’imaginer,àl’époque,quetoutgraphème–lamortd’Umétant legraphèmepar excellence– était d’essence testamentaire.Etquedansl’actemêmed’oublierUm,detenirundiscoursdesurplombàsonsujet,dedire qu’il n’était « rien », le pouvoir nègre dévoilait paradoxalementl’irremplaçabilité du mort, tant il est vrai que l’on ne défait que ce qui étaitpréalablementconstitué.J’ai beau faire la part des choses, je crois que si je me suis tant éloigné

spirituellementdemonpaysnatalsanspourautantcesserdem’ensoucier–sanspourautantqu’ilcessedemesoucier–,c’estentrèsgrandepartieenraisondeson refus de reconnaître l’existence de ce crâne. Cette affaire de refus desépulture et de bannissement des morts tombés lors des luttes pourl’indépendanceetl’autodétermination,cetacteoriginairedecruautéàl’encontredu « frère », tout cela devint très tôt non seulement l’objet principal demontravail académique, mais aussi le prisme par lequel, je m’en rends compteaujourd’hui,ma critique de l’Afrique – en tant que lieu abritant le crâne d’unparentmort–apriscorpsets’estdéveloppéeh.En inaugurantsavieparmi lesnationsparunrefusdesépultureauparentmort,monpaysnatalnemanifestaitpasseulementsavolontédefonderunordrepolitiquebasésurlerefusradicaldel’humanitédel’adversairepolitique.Ilmarquaitsapréférencepourunepolitiquede la cruauté en lieu et place d’une politique de la fraternité et de lacommunauté. Il sacrifiait l’idée d’une liberté pour laquelle on a lutté à celled’uneindépendancequelemaître,danssamagnanimité,abienvouluoctroyeràsonex-esclave.

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PuissancedusimulacreDumoinsest-ceainsiqueleschosesm’apparaissentaujourd’hui.Car,durant

ma jeunesse, le discours officiel n’avait de mots que pour « l’ordre et ladiscipline», le«développementautocentré», l’«autosuffisancealimentaire»,« la paix et l’unité nationale ». Variées étaient les techniques pour nous faireassimilercecatéchisme.À titred’exemple, tous lesenfantsscolarisésdevaientchanterl’hymnenationalchaquematin:

ÔCameroun,berceaudenosancêtres,Vadeboutetjalouxdetaliberté,Commeunsoleiltondrapeaufierdoitêtre,Unsymboleardentdefoietd’unité,

Quetoustesenfantsdunordausud,Del’estàl’ouestsoienttoutamour,Teservir,quecesoitleurseulbut,Pourremplirleurdevoirtoujours;

Chèrepatrie,terrechérie,Tuesnotreseuletvraibonheur,Notrejoie,notrevie,Àtoil’amouretlegrandhonneur.

Nousapprenionsà lechanteravecferveur, le torsebombéet le timbreclair,face au drapeau tricolore flottant.Nous savions qued’autres pays avaient leurdrapeau.Mais le nôtre, dans ses flambants vert, rouge et jaune, frappé d’uneétoile,étaitleseul,àvraidire,quenousnousdevionsd’honorer.Chaqueannée,lafêtenationaleétaitcélébréepatriotiquement.Nousparticipionsavecentrainaudéfilé. Il était entendu que, de passage devant la tribune officielle, nousmarchions au pas, tels de petits soldats, les banderoles tenues bien haut,célébrantleslouangesdupotentatetvouantnotrevieàlanation.C’estque,cheznous, la nation et le potentat ont toujours été la même chose. Le potentatengendraitlanation,etcettedernièrenetenaitquegrâceàsonpotentat,qui,ducoup,enétait le«Père», le«Guideéclairé», le«Bâtisseur infatigable», le«GrandTimonier»,le«PremierPaysan»etle«PremierSportif».«Unseulpeuple,unseulparti,unseulChef»,proclamaitd’ailleurslesloganofficiel.Ilavaittantbesoind’êtreaimé,notrepotentat!Etnous,lepeupletoutentier,

l’aimions autant que faire se pouvait. Par exemple, sa figure décorait tous lesespacespublics.Ilarrivaitqu’ellenousaccompagnedanslesdemeuresprivées.Chaque grande place publique, chaque carrefour important, chaque avenue et

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boulevardmajeurs, le stadenationalde football– tout cequi comptaitdans lepays portait automatiquement son nom. Sa face honorait notre monnaienationale, lui octroyant sa véritable valeur. Tous les cinq ans, à la veille dechaquescrutinprésidentiel, le«Guideéclairé»recevait,detoutesles«forcesvives » du pays, d’innombrables « motions de soutien ». À travers ce geste«spontané»,nousl’implorionsdesefairedenouveaunotrecandidatuniqueàl’élection.Et, tous les cinq ans, au termedu congrèsdenotre seul grandpartinational,ildéclaraitd’unevoixforte,etsouslesacclamationsdupeuple:«Ehbien,j’accepte!J’accepte!J’accepte!»Ilacceptatantdefoisque,pendantplusdevingtans,magénérationneconnuteffectivementqu’unseulpartietunseulchef « régulièrement élu » avec des scores approchant chaque fois 99% desvoixi.Puissancedusimulacre,nousétionsdoncdécolonisés,maisétions-nouspour

autant libres ? L’indépendance sans liberté, la liberté sans cesse ajournée,l’autonomie dans la tyrannie, telle était, je le découvris plus tard, la signaturepropredelapostcolonie,levéritablelegsdecettefarcequefutlacolonisation.L’on ne s’en rend peut-être pas compte aujourd’hui, mais, à tout compter,l’Afrique n’hérita pas grand-chose de toutes les années coloniales. Dansmonpaysnatalenparticulier,iln’yavaitpresquepasd’infrastructureslourdes.Deuxou trois ponts construits par les Allemands. À peine quelques écoles,dispensaires et hôpitaux. Presque pas de routes goudronnées, voies ferrées ouaérodromes.Unoudeuxportspouracheminer lecacao, lecoton, labanane, lebois,lecafé,l’huiledepalmeverslaMétropole.Pasdemuséenational.Pasunseulthéâtrenational.Pasuneseuleuniversité.Uneélitepeunombreuse.Aussi,notregouvernementn’avaitdecessedenousrappelerquenouspartionspresquede rien, qu’il fallait donc tout construire, et que pour cela nous avions besoind’ordreetdediscipline–cequenous,lesécoliers,chantions,unefoisdeplus,gaiement:

Camerounais,réveille-toi,Prendstesoutils,vaviteàtonchantier,Queletravailsoitladureloi,DuCamerountoutentier(bis).

Nousavionsbesoind’ordreetdediscipline.Ducoup,tout,oupresquetout,secomptaitparun.L’unitéàtoutprix,telleétaitlaloi.Nousn’avionspasbesoindeplusieurs partis politiques. Un seul suffisait, faute de quoi c’était la « guerretribale ». Même chose pour les organisations civiles, les syndicats, la radio,

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l’Université,lesjournaux–unseulquotidien,avec,chaquematin,enmédaillon,la figure du « Guide éclairé », accompagnée de sa « pensée du jour » : unlumineux extrait de ses innombrables discours. Tout désaccord, toute opinionnon officielle, toute dissidence réelle ou supposée – la « subversion » – sepayaient au prix le plus élevé.Nous avions nosRobben Island –Mantoum etTcholliré,parexemple–,oùcertainspassèrentdeux,voiretroisdécenniesdansle plus total anonymat. Des lois draconiennes datant de l’époque colonialepermettaient en effet de suspendre le droit à tout instant et d’instaurer l’étatd’urgence afin d’« étouffer dans l’œuf » toute tentative de rébellion et de«mettrehorsd’étatdenuirelespêcheurseneautrouble».Onlecomprendbien,onabeauêtreindépendant,onnepeutpastoutdécoloniseràlafois.

ÉloignementJe ne saurais dire aujourd’hui comment, de ce minable théâtre du pouvoir,

nousparvînmesàfaireplusquedesmots.J’aitrèstôtquittémonpaysetn’ysuisplusjamaisretourné–dumoinspouryvivreetytravailler.J’avaiscommencémes études universitaires dans mon pays. Je les ai terminées à Paris commed’autress’envontàLondresetàOxford.Depuisl’époquedesFanon,CésaireetSenghor, il en a toujours été ainsi. Pendant quelques années, j’ai doncassidûment arpenté ces lieux : les amphithéâtres, lesmusées, les librairies, lesbibliothèqueset lesarchives,lesconcerts, lesrueset lescafés.J’ai luetapprisdes maîtres de l’époque. Au contact rapproché des gens, en voyageant, j’aidécouvert un vieux pays orgueilleux, conscient de son histoire – qu’il tendd’ailleursàglorifieràtoutpropos–etparticulièrementjalouxdesestraditions.Sans son apport sur le plan de la philosophie, de la culture, des arts et del’esthétique,notremondeseraitsansdoutepluspauvreenespritetenhumanité.Mesannéesparisiennesm’ontégalementpermisdecomprendrequelavieillesseà elle seule ne rend ni les peuples ni les États nécessairement raisonnables etencore moins vertueux. Chaque vieille culture – et notamment les vieillescultures colonisatrices – cachederrière lemasquede la raison et de la civilitéunefacenocturne.CettefacenocturnedelaFrance,j’enavaisconscienceavantmêmed’arriver

danscepays.LaFrancen’avait-ellepasjouéunrôleéminentdanscetteaffairedecrânedemort–etdoncderefusdesépultureetdebannissementdesmortstombés lors des luttes pour l’indépendance et l’autodétermination dans mon

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pays?Sapolitiqueafricainenemontrait-ellepassuffisammentqu’ilnesuffitpasde«décoloniser»;encorefaut-ilvéritablements’autodécoloniser?Satraditiond’universalismeabstraitnecontredisait-ellepas,paradoxalement,safoidansledogme républicaind’égalitéuniverselle?Par rapport àPariset à laFrance, jemesuisdonctoujoursconsidérécommequelqu’undepassage,enroutepourunailleurs (un passant).Mais, enmême temps, certainesmanières de penser, deraisonner et d’argumenter me sont devenues familières. Du point de vue del’esprit, j’aifinipardevenirunhabitant,unhéritierdepar l’acclimatationà lalangue,auxgoûtsetauxmœursdupays,etlasocialisationàcertainsaspectsdesa culture savante. Des archives du savoir et de la pensée humains se sontouvertes àmoi. Je les aidévorées àunpoint tel qu’aujourd’hui jemeconçoissincèrement commeun légitimeayantdroit de ce patrimoine. Fanonn’avait-ilpasditquec’estdumondedanssonensemblequenousseronsleshéritiers?NewYorkn’estpasseulementlamétropoleparlaquellejesuisvraimententré

auxÉtats-Unis.Elleestaussicelleparlebiaisdelaquelle,pourlapremièrefois,j’ai commencé àme faire une idée dumonde et suis allé, en instantané, à sarencontre.Danscetœcoumèneglobalqu’estNewYork,j’aipucontempler,pourla première fois, concrètement, le visage de l’universel – celui que chantait lepoèteSenghor.NewYorkavaitunvisagefortdifférentdeParis.Jenem’ensuisrendu compte que plus tard – l’universel à la française s’exprime dans unlangagefinalementnarcissique.ÀNewYork,jedécouvrispourlapremièrefoisunemétropole fondéesur la loide l’hospitalité.Tout, là-bas,semblait inviteràl’ouverture,aularge,àcequidoitvenir:legrouillementdespeuples,desracesetdeshumanités,lacacophoniedesvoix,lebariolagedescouleursetdessons.Je retrouvai, iciplusqu’iln’enavait été lecasàParis, cedoublede l’Afriquequ’estl’Amériqueafricainenoire–lamusiquenoire,uneintelligentsianoire,lefantôme vivant de l’esclave par-delà l’Atlantique, sa présence au début de lamodernitéen tantquesigne insurrectionnelqui,danssa radicalité,necessederappelerque,pourcequiestdelaliberté,iln’yaquedesayantsdroit.Etque,tantquecelle-cin’aurapasétéétendueàtous,onpourraparlerdetoutsaufdedémocratie.Puis il y avait cette extraordinaire collusion des cultures qui, sans doute,

faisaitdecettevillelamétropoleparexcellencedel’optimisme,delafoiensoi-mêmeetencequivient–unaveniroù,toujours,quelquechosedenouveauestàcréer.Etpuis,tout,là-bas,laissaitpenserque,auxmargescommeaucentre,ilyavaitdelaplacepourtouteslesvoix–qu’iln’yavait,enprincipe,pasdesans-parts,maisseulementdesayantsdroit.Àyregarderdeprès,voilàeffectivement

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ce qui faisait de New York plus qu’une ville – une Idée au rendez-vous del’esprit, de lamatière et desmondes. Je dois dire deNewYork comme Idée,comme signe et comme utopie qu’elle me séduisit, littéralement.Mon travailintellectuel en fut profondément stimulé. Pour la première fois de ma vie, jepouvais entendre distinctement la clameur desmondes, l’écho bruissant de larencontredesnationsdontparlait,unefoisdeplus,lepoèteSenghor.Jevoulus,moiaussi,êtrepartieprenantedecetteépiphanie.Dois-jepréciserque,cedisant,jen’oubliepasque,danscettemêmemétropole,unNoirpeutêtrecribléd’unequarantaine de balles par la police pour s’être trouvé aumauvais moment aumauvais endroit ? Et que, pour des centaines de milliers de descendantsd’esclavesdansleNouveauMonde,laprisonaviteremplacélaplantation.

Àl’oréedusiècleJe suis arrivé en Afrique du Sud la dernière année du XXe siècle. J’avais

littéralementsouslesyeuxunpaysfracturé,couvertdesstigmatesdelaBête,ledieu-au-cul-de-chèvreauquel,idéologiedelasuprématieblancheoblige,certainsvouèrenticiunculte,desdécenniesdurant.Ilétaitévidentquequelquechosedeparticulièrementabjects’étaitpasséici,etavaitsuscitéunerésistancenonmoinsfarouche. Du dieu-au-cul-de-chèvre on pouvait encore voir l’effigie dans lepaysage, dans l’architecture, dans lamanière dont les villes furent construites,danslesnomsdesruesetdesavenues,lesstatues,lesmanièresdeparlerdesunsetdesautres,leshabitudesconscienteset,surtout,inconscientes.Leplusgraveeneffet,c’étaientlesscarificationsmentalesquel’onpouvaitdécelercheztous,NoirsetBlancs,MétisetIndiens–ycomprischezceuxquiprétendaientavoiréchappésainsetsaufsàladémence.Nuldouteque,danslemaelströmquefutl’apartheid – et, avant lui, les quelques siècles d’ensauvagement racial –, tousavaient perdu, à des degrés divers, plus qu’un brin de décence.Malgré millepetits gestes de compassion réalisés au jour le jour dans les rapports entremaîtres et serviteurs, dans les églises, les mouvements de résistance et lesamitiésinterracialesrenduesfragilesparlesinégalitésetlecontexterépressif,unmuropaquelesséparait. Ilsavaientété littéralementcoupésde touteproximitéhumaine,c’est-à-diredelacapacitéd’imaginercequecelavoulaitdired’avoir,quelque part, quelque chose en commun. Le pays était jonché de tasd’immondices,demoignons–cemélangedestupéfiantebeautéetdelaideurdel’espritsicaractéristiquedeslieuxqueledémonhumaina,àunmoment,choisi

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d’habiter.Beaucoup de Blancs ne savaient plus où ils avaient été durant toutes ces

années obscènes. Tout se passait comme s’ils venaient de sortir tout droit del’asile. D’autres ne voulaient rien savoir. Pas même le nom du pays qu’ilshabitaient et dont, théoriquement, ils étaient à présent les citoyens. Expatriésmentaux, ils ne cessaient de se raconter des histoires. Bien que vivant ici, ilsappartenaient en vérité à un « ailleurs », l’Europe, qu’ils s’étaient efforcés dereproduireici,presqueàl’identique,commeautrefoislescolonsanglaissurlesbords duPotomac.Lepouvoir politique leur ayant échappé, la plupart d’entreeuxcherchaientàtoutoublierleplusvitepossible,àserefaire,vaillequevaille,un semblant de vie. Ils voulaient bien regarder l’avenir,mais ne savaient plusguère comment se situer par rapport au présent et au passé. D’autres encorevoulaienttoutfairecommesirienn’avaitchangé,commesitoutétaitdemeurélemême,ouencorecommesitoutavaitchangébientropvite.Ilsessayaientdeseconvaincrequ’ilsétaientrestéslesmêmes.Seulletempsavaitfui,passantpar-dessusleurstêtes,presqueàleurinsuj.Certains jours, j’avais le sentiment de m’être retrouvé dans un casino

funéraire.Jen’oublieraijamaiscesnomsdesrues,desplaces,desavenuesetdesboulevards,desmontagnes,deslacsetdesjardins,desbarrages,desmonumentset des musées. De quoi étaient-ils le manteau obscur ? Quelles « partieshonteuses » de ce pays cachait le fait d’aller tous les matins au bureau enlongeant l’avenue Vorster ; d’aller prier à une église située sur le boulevardVerwoerd,dedéjeunersur la rueBothaetdedînernon loinducarrefourde laPrincesse Anne ? Fallait-il considérer ces signes comme le symbole de lamédiocrité dont se nourrit toute forme de racisme et demimétisme colonial ?Pourquoi tantderésistanceàcréeretà inventerpoursoi-même?Pourquoi lesavoirlaisséspresquetousenplaceaprèslafindel’apartheid?Pourquoinepasavoir rassemblé dans unmusée toutes ces statues aux pieds d’argile, tous ceschevaux, généraux, trafiquants d’or, monuments et signaux de la démenceraciale?Presquedixansaprèsl’abolitionduracismeinstitutionnel,unesortedepuanteur émanait donc encore du cercueil, insidieuse. La ségrégation racialeavait été officiellement abolie. Mais l’esprit du racisme s’était déplacé ets’énonçaitdésormaisend’autreslangues.L’Afrique du Sud que je découvrais était toutefois également un pays aux

innombrablesenclaves:lepaysdelaconcaténationdesmondes,desnationsetdes systèmes. Typique de cette concaténation des mondes est le Gauteng, larégionlaplusricheducontinent.C’est iciqu’estsituéeJohannesbourg, laplus

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moderne, la plus puissante et la plus racialement mixte des métropolesafricaines.Depuis ledébutdesannées1990,cette immenseville-régionfondéepar desmigrants venus de diverses parties dumonde en 1896 à la suite de ladécouvertedesminesd’orduWitwatersrandestdevenuelanouvellefrontièreducontinent.AucoursdudernierquartduXXesiècle,l’écroulementdel’apartheidet le passage à la démocratie aidant, de nouvelles vagues de migrants enprovenancedurestedel’Afriquesontvenuess’ajouteràcecomplexesocialeturbaindéjàfortbariolé.Danscettemini-NewYork,mini-SãoPauloetmini-LosAngeles à l’échelle de l’Afrique, l’on retrouve aujourd’hui presque toutes lesnationalitésdumonde.Beaucoupsontoriginairesdepaysenguerre,diviséscontreeux-mêmesouen

proie à l’incurie et à la gabegie d’élites prédatrices et (ou) séniles. Si certainssont en quête de refuge, d’autres viennent dans l’espoir d’échapper à dessituationsdemisèrechroniqueetdecorruptionendémique.Nombreuxsontceuxqui,entrésillégalementdanslepays,mènentdepuislorsuneexistenceprécaireet quasi clandestine, soumis à un harcèlement permanent des autorités sud-africaines et sans cesse menacés d’arrestation et de déportation. Cette«immigrationaubasdel’échelle»s’estdéveloppéeparallèlementàuneautre,faitede cadres africainshautementqualifiés etd’élites, que l’on retrouvedansdes domaines aussi variés que la finance, les médias, télécommunications etnouvellestechnologies,lesuniversités,lescabinetsinternationauxd’expertiseetles grandes firmes commerciales.À ne s’en tenir qu’à la surface, tout sembleindiquerqu’esten traindenaîtreàJohannesbourg,pour lapremièrefoissur lecontinent, une forme de fusion culturelle inédite, sous-bassement d’unemodernitéafropolitainek.La présence des étrangers en terre sud-africaine n’est pas nouvelle.Comme

dans le reste du continent avant la colonisation, les migrations y étaientcourantes. Le brassage des populations à la faveur des guerres, des échangescommerciaux,des transactionsd’ordre religieuxoudesalliancesétait la règle.L’essaimageétaitlaformedominantedelamobilité.«Fairesociété»consistaitessentiellementà«faireréseau»,àtisserdeschaînesdeparentéetànouerdesdettes, que cette parenté et cesdettes soient réelles ou fictives.C’est la raisonpour laquelle, loin de constituer des unités closes, les entités ethniques sud-africaines sont si enchevêtrées, aussibien sur leplanculturel, linguistiquequeterritorial, puisque des rapports étroits les unissent non seulement entre elles,mais aussi à leurs pairs du Mozambique, du Zimbabwé, du Botswana, duLésotho ou du Swaziland. L’immigration européenne à partir du XVIIe siècle,

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l’importationde lamain-d’œuvre serviledans la régionduCap, l’implantationdesIndiensdansleNatalaudébutduboomsucrier,voiredesChinoisaudébutde l’ère industrielle dans leWitwatersrand, tout cela a largement contribué àfairedel’AfriqueduSudunpaystransnational,mêmesi,l’apartheidaidant,ilnes’est jamais reconnu comme tel.Ce caractère transnational ira s’accentuant aucoursdelapremièremoitiéduXXesiècleavecl’affluxdesJuifs,puis,àpartirdumilieu des années 1970, avec l’arrivée des ex-colons portugais fuyant leMozambique et l’Angola, des ex-colons rhodésiens après l’indépendance duZimbabwéetdesminoritésenprovenanced’Europedel’Est.Aufond,depuisladécouvertedesminesdediamantdeKimberleyetsurtoutdesminesd’ordansleWitwatersrandàlafinduXIXesiècle, lesfrontièresréellesdel’AfriqueduSuds’étendentduCapauKatanga,lesapportseuropéenetasiatiquedilatantencoredavantage l’identité de ce pays et lui assignant une dimension transversale,transnationale et pluriculturelle que peuvent revendiquer bien peu de nationsmodernes.Pourcréeretaugmentersesrichesses,l’AfriqueduSudatoujoursdépendudu

travaildesétrangers.Àl’époquedel’industrialisation,unepartieimportantedelamain-d’œuvredans lesmines était recrutée dans toute l’Afrique australe.Àl’intérieurdupays,letravailsaisonnieretmigrantaluiaussiconstituél’unedestechnologiesclésduprocessusdeprolétarianisation.Dépossédésdeleursterreset déchus de leur citoyenneté, lesNoirs sud-africains étaient relégués dans lesbantoustans,sortesderéservesindigènesoùlaluttepourlareproductionsocialeétait des plus sévères. Ils ne pouvaient séjourner que temporairement dans lavilleblanche.L’institutiondulaissez-passerpermettaitdecontrôlerleurmobilitéau sein d’une économie capitaliste où la race produisait la classe, tout enbloquant autant que possible l’émergence de la conscience dumême nom.Letravailsaisonnieretmigrant,d’unepart,etlarélégationdesNoirssud-africainsdans les réserves,de l’autre, contribuèrentde façondécisive à l’implosiondesstructures familiales urbaines. Les liens communautaires furent atrophiés. Laculturedupetitentreprenariatetdel’initiativeindividuellefutbriséelorsquelalibertédefairedupetitcommercenefutpasabolieparlaloi.PourlesNoirssud-africains,lafindel’apartheidfutsynonymed’accessionde

plein droit à la ville. Le démantèlement des lois racistes rendit possibles leslibertés de mouvement et de résidence. Mais, fait capital, il fut également àl’origine d’un double mouvement migratoire, interne et externe, auxconséquences sociales et politiques potentiellement explosives. Sur le planinterne, le régime d’apartheid commença à s’écrouler dès le début des

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années1980,aumomentprécisoù,lacrisedereproductiondanslesbantoustanss’aggravant, l’Étatracisten’étaitplusenmesuredescellerhermétiquementsesfrontières internes, de contrôler la mobilité des Noirs, d’intensifier leurexploitationparlecapital,toutenaffermissantlaségrégationraciale.C’estalorsqu’unemassedegenssanstravail,àpeineéduquésetsouventsansautremoyendesurviequelapetiteprédation,semitàquitterlescampagnesetàsedéverserdanslapériphériedesgrandscentresurbains,rendantdèslorsquasiimpossibletout effortdeplanificationurbaine,défigurant aupassage lesprincipalesvillessud-africaines,provoquantlafuitedesclassesmoyennesblanchesetnoiresdansdes quartiers résidentiels (suburbs) ou dans des enclaves protégées par descompagniesprivéesdesécurité,etouvrantlavoieàdespratiquesdesurviequiaccordentuneplaceprivilégiéeaucrime.La formidable lutte pour les ressources qui, jusque-là, était difficilement

contenue dans les bantoustans, s’étendit au contexte urbain, où arrivèrent,presqueaumêmemoment,desmilliersd’immigrantsillégauxenprovenancedureste du continent. Du coup, les Noirs sud-africains se retrouvèrent, pour lapremièrefois,facenonplusàleursoppresseursd’hier,maisàd’autresmigrants(pour laplupartmieuxéduquésqu’eux,disposantd’unepratiquede laville ethabitués à ne rien attendre de l’État) venus d’autres pays d’Afrique et aveclesquelsilsentrèrentimmédiatementencompétition,notammentdanslesecteurinformel,espaceprivilégiéducombatpourlasurvie,ouencoredansledomainedu logement, de l’emploi, voire simplement pour l’occupation d’un boutd’espacedansdescampsdefortunequin’ontcessédes’agrandir.Cescampsdelapauvretés’étendentàpertedevueetceinturenttouteslesgrandesmétropolesd’Afrique du Sud. Zones où se mêlent le non-droit, la maladie, la mortprématuréeet la luttesanspitiépoursubsister, ilsconstituentdespoudrièresetmenacentobjectivementlastabilitédupays.Tempsdelafinetdelaréinvention,telleestdonclasignificationpolitiqueet

culturelle du présent sud-africain. Or l’on ne peut réinventer que si l’on saitregarderàlafoisenarrièreetenavant.Car,làoùcequiadébutédanslesangs’achèvedans lesang, leschancesde recommencementsontamoindriespar lahantise de l’horreur du passé. Il est difficile de réinventer quoi que ce soit enreconduisant tout simplement, contre autrui, la violence qui fut autrefoisdéployéecontresoi. Iln’yapas,defaçonautomatique,de«bonneviolence»quidevraitsuccéderàune«mauvaiseviolence»l’ayantprécédée,ouquidevraiten tirer sa légitimité. Chaque violence, la bonne comme la mauvaise, vienttoujours consacrer une disjonction.Réinventer le politique dans les conditions

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post-appartheidobliged’abordàsortirdelalogiquedelavengeance,quecelle-cisoitounonrevêtuedesoripeauxdudroit.Cela dit, la lutte pour sortir d’un ordre inhumain des choses ne saurait se

dispenserdecequel’onpourraitappelerlaproductivitépoétiquedelamémoireet du religieux. Le religieux et la mémoire représentent ici la ressourceimaginaire par excellence. Le religieux s’entend non pas seulement commerapport au divin,mais aussi comme« instance de la cure » et de l’espérance,dans un contexte historique où la violence a touché non seulement lesinfrastructuresmatérielles,maisaussilesinfrastructurespsychiques,àtraversledénigrement de l’Autre, l’affirmation selon laquelle il n’est rien. C’est cediscours–parfoisintériorisé–surlerienquiestinterrogéparcertainesformesdureligieux,laviséefinaleétantdefaireensortequeceuxquiétaientàgenouxpuissentenfin«seleveretmarcher».Danscesconditions,laquestionàlafoisphilosophique, politique et éthique est de savoir comment accompagner cette«montée enhumanité»–montée auboutde laquelle ledialogued’hommeàhomme redevient possible et remplace les injonctions d’un homme face à sonobjet.L’expérience sud-africaine montre que l’injonction de « se lever et

marcher»–ladécolonisation–s’adresseàtous,ennemisetopprimésd’hier.Lapseudo-libérationconsisteàcroirequ’ilsuffitde tuer lecolonetdeprendresaplace pour que le rapport de réciprocité soit restauré. L’Afrique du Sud nouspermetdepensercequi,danslapolitiquedelavengeance,nefaitquereproduirelecomplexedeCaïn.Celadit, lesoucideréconciliationàlui toutseulnepeutguèresesubstitueràl’exigenceradicaledejustice.Pourqueceuxquihierétaientàgenouxetcourbéssouslepoidsdel’oppressionpuissentseleveretmarcher,ilfaut que justice soit faite. On n’échappera donc pas à l’exigence de justice.Celle-ci implique la délivrance de la haine de soi et de la haine de l’Autre,conditionpremièrepourpouvoir revenir à lavie.Elle impliqueégalementquel’onselibèredel’addictionausouvenirdesapropresouffrance,quicaractérisetoute conscience victimaire. Car se libérer de cette addiction est la conditionpourréapprendreàparlerunlangagehumainet,éventuellement,créerunmondenouveau.Restelaquestiondelamémoire.Dansl’AfriqueduSudcontemporaine,elle

seposedanslestermesd’unpassédouloureux,maisaussigrosd’espérance,quel’ensemble des protagonistes essaie d’assumer comme une base pour créer unfuturnouveauetdifférent.Celasupposequesoitmiseànulasouffrancequel’oninfligeaautrefoisauxplusfaibles;quelavéritésoitditesurcequifutenduré;

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quel’onrenonceàladissimulation,aurefoulementetaudéni–étapepremièredans le processus de reconnaissance mutuelle de l’humanité de chacun et dudroitdechacundevivreenlibertédevantlaloi.Unegrandepartiedutravaildemémorialisation se traduit, par exemple, par l’ensevelissement dans les règlesdesossementsdeceuxquipérirentenluttant;l’érectiondestèlesfunérairessurles lieux mêmes où ils tombèrent, la consécration de rituels religieux tra-ditionnalo-chrétiensdestinésà«guérir»lessurvivantsdelacolèreetdudésirdevengeance,lacréationdetrèsnombreuxmuséesetdeparcsdestinésàcélébrerlacommunehumanitédetous,lafloraisondesarts,et,par-dessustout,lamiseenœuvredepolitiquesderéparationvisantàcomblerdessièclesdenégligence(untoit,uneécole,uneroute,uncentredesanté,de l’eaupotable,de l’électricité).Le travail demémoire est, ici, inséparable de laméditation sur lamanière detransformer en présence intérieure la destruction physique de ceux qui ont étéperdus,rendusàlapoussière.Entrèsgrandepartie,méditersurcetteabsenceetsurlesvoiesderestaurersymboliquementcequiaétédétruitconsisteàdonnertoutesaforcesubversiveà lasépulture.Mais lasépulture, ici,n’estpas tant lacélébrationdelamortensoiquelerenvoiàcesupplémentdevienécessaireaurelèvementdesmorts,auseind’uneculturenouvellequis’efforcedefaireuneplacetantauxvainqueursqu’auxvaincus.

Noteduchapitre1

a. Martin HEIDEGGER, « Pourquoi des poètes ? », in ID., Chemins qui ne mènent nulle part,Gallimard,Paris,2006(1962).

b.GustavoGUTIERREZ,Théologiedelalibération,LumenVitae,Bruxelles,1971.c. Richard JOSEPH, Le Mouvement nationaliste au Cameroun, Karthala, Paris, 1986 et Achille

MBEMBE,LaNaissancedumaquisdansleSud-Cameroun,op.cit.d.Jean-FrançoisBAYART,L’ÉtatauCameroun,PressesdelaFNSP,Paris,1985(2eéd.).e. Lire Ruben UMNYOBÈ, Le Problème national camerounais, L’Harmattan, Paris, 1984 ; et ID.,

Écritssousmaquis,L’Harmattan,Paris,1989.f.OsendéAFANA,L’Économiedel’Ouestafricain.Perspectivesdedéveloppement,FrançoisMaspero,

Paris,1966.g.MongoBETI,MainbassesurleCameroun,LaDécouverte,Paris,2010(1972).h.LireenparticulierAchilleMBEMBE,Afriques indociles.Christianisme,pouvoiretÉtatensociété

postcoloniale,Karthala,Paris,1988;ID.,LaNaissancedumaquisdansleSud-Cameroun,op.cit.etID.,Delapostcolonie.Essaisurl’imaginationpolitiquedansl’Afriquecontemporaine,Karthala,Paris,2000.

i.AbelEYINGA,Mandatd’arrêtpourcaused’élections,L’Harmattan,Paris,1978;et,ID.,Cameroun1960-1990.Lafindesélections,L’Harmattan,Paris,2000.

j.AntjieKROG,LaDouleurdesmots,ActesSud,Paris,2004.k. Sarah NUTTALL et Achille MBEMBE (dir.), Johannesburg. The Elusive Metropolis, Duke

UniversityPress,Durham,2008.

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Déclosiondumondeetmontéeenhumanité

Ladécolonisationafinipardevenirunconceptdejuristesetd’historiensa.Cene fut pas toujours le cas. Aux mains de ces derniers, cette notion s’estappauvrie.Sesmultiplesgénéalogiesontétéoccultées,etleconceptaperdudelateneurincendiairequimarquapourtantsesorigines.Souscetteformemineure,ladécolonisationdésignesimplementletransfertdupouvoirdelaMétropoleauxanciennes possessions coloniales au moment de l’indépendance. Esquissé audébutdesannées1940,cetransfertdepouvoirestgénéralementlerésultat,soitde négociations pacifiques et de compromis entre les élites politiques desnouveaux pays indépendants et les anciennes puissances coloniales ; soit laconséquenced’uneluttearméeayantaboutiàlafindeladominationétrangère,àladéfaite,voireàl’évictiondescolonsetàlarepossessionduterritoirenationalparlenouveaupouvoirautochtoneb.

Dumondeentantquescènedel’histoireDéclinéesousmaintesdésignationsaulongdesXIXeetXXesièclesafricains,la

décolonisation fut pourtant une catégorie politique, polémique et culturellepleine.Souscetteformemajeure,ladécolonisations’apparentaitàune«luttedelibération»ou,commelesuggéraitAmilcarCabral,àune«révolutionc».Enunmot,cetteluttevisaitlareconquête,parlescolonisés,delasurface,deshorizons,desprofondeursetdeshauteursdeleurvie.Audétourdecettelutte,quiexigeaunénormeeffortpsychiqueetdescapacitésextraordinairesdemobilisationdesmasses,lesstructuresdelacolonisationdevaientêtredémantelées,denouveauxrapportsentrelesujetetlemondeinstitués,etlepossibleréhabilité.Prissouscetangle, le concept de décolonisation est un raccourci. Il renvoie à la difficileproblématiquede la reconstitutiondu sujet, de ladéclosiondumondeet de lamontéeuniverselleenhumanité,etc’estàévoquerlesgrandeslignesdecetrajetquel’ons’attachedanslapremièrepartiedecechapitre.

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Très vite, il apparut cependant que la reconstitution d’un sujet doté d’unvisage, d’une voix et d’un nom propres n’était pas simplement une tâchepractico-politique. Elle supposait un énorme travail épistémologique, voireesthétique.L’onpensaitquepourse libérerunefoispour toutesdel’aliénationcoloniale,etpourseguérirdesblessuresinfligéesparlaloidelarace,ilfallaitseconnaître soi-même. La connaissance de soi et le souci renouvelé de soidevenaient, dès lors, les conditions préalables pour se déprendre des cadresmentaux, des discours et des représentationsque l’Occident avait utilisés pourfairemainbassesurl’idéedufutur.Entantquesigneetentantqu’événement,ladécolonisation elle-même était imaginée comme une manière de relation aufutur. Le futur, en retour, était l’autre nom de cette force qu’est la forced’autocréationetd’invention.Pourseressaisirdecetteforce, ilfallait,pensait-on, réhabiliter les formes endogènes du langage et de la connaissanced. Ellesseulespermettaientdesaisiradéquatementetderendreànouveaupensableslesnouvellesconditionsdel’expérience.Ilfallaitégalementforgerunepenséeàlamesuredumonde,unepenséecapablederendrecomptedelacommunehistoirequelacolonisationavait renduepossible.Ainsinaquit lacritiquepostcolonialedonttraiteladeuxièmepartiedecechapitre.Une théorie de la décolonisation en tant que telle, il n’en existe pas

véritablement.Pourexpliquerlesfaitscoloniauxetd’empire–etparricochetladécolonisation –, bien des approches classiques de l’impérialisme ont misl’accent sur les facteurséconomiques.Ainsi,Lénine faitvaloirque la fonctiondes colonies dans le développement historique du capitalisme est d’absorberl’excédent de capital métropolitain, que cet excédent prenne la forme desmarchandises,del’argentouqu’ils’exprimesouslaformedémographique–lasurpopulation. Selon cette logique, les colonies contribueraient, en tant quedébouchés, à différer la crise de surproductionquimenacerait de l’intérieur lemode de production capitalistee. Pour les théoriciens de la dépendance, ladivisiondutravailetlaspécialisation–contrainteetforcée–descoloniesdansla production dematières premières agricoles et industrielles constituent aussibien la formeque le contenudu rapport colonialproprementdit.Cesmatièrespremières sont produites à bonmarché, le bas coût du travail servant, commel’avait indiquéMarx lui-même, à élever les taux de profit. Cette division dutravail–etlaspécialisationquienestlecorollaire–n’auraitpasseulementétél’une des conditions de l’essor du capitalisme industriel, elle aurait posé lesconditions structurelles de l’échange inégal qui, depuis lors, caractérise lesrelations entre le centre et la périphérief. Les colonies ne constitueraient donc

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nullement des frontières extérieures. Loin de n’être que des exutoires, ellesseraientdesmaillonsessentielsdudevenir-mondeducapitalisme.La décolonisation, dans ce contexte, s’expliquerait aisément. Le travail

historiqueaccompliparl’impérialismecolonialauraitétédemettreenplacelesconditions structurelles d’un échange contraint et inégal entre le centre et lapériphérie.Cesconditionsdevaientêtretellesquetouteémancipationéventuelledevienne,danslesfaits,soitimpossible,soitextrêmementdifficile.Unefoiscetravail accompli, la forme proprement coloniale de la domination devenaitforcémentanachronique.Sonmaintiennesejustifiantplus,ellepouvaitcéderlepasàd’autresmécanismesd’exploitationetdedominationplusefficaces,moinsonéreux et plus rentables. L’impérialisme colonial n’aurait donc été, dans lalongue histoire du capitalisme, qu’un moment : celui au cours duquel, par lebiaisdel’expropriationdesindigènes,delatransformationdelaforcedetravailenmarchandise,de la spécialisationdes sociétéscoloniséesdans laproductiondematières premières bonmarché et de la sujétion politique et culturelle, lesdispositifs et conditions permettant la production et la reproduction du capitalsurlalongueduréeontétémisenplace.Mais,entantqueformed’expropriationoriginelledontlafonctionétaitd’institutionnalisersurlalongueduréelerégimede l’échange inégal et contraint, elle serait finalement un mode primitif devalorisationdesressourcesnaturellesetsocialesetdesforcesproductives,voireun fardeau pour les puissances métropolitaines, comme le suggère JacquesMarseille. Voilà pourquoi le passage à l’indépendance et à la souveraineténationale (c’est-à-dire à la forme État-nation) serait inévitable puisqu’elle nemettrait guère fin à la sujétion économique, politique et idéologique desanciennescolonies.Ladécolonisation,decepointdevue,constitueraitcertesundécouplage,mais néanmoins un non-événement. Dans tous les cas, elle auraitsurtout ouvert la voie au néocolonialisme, unemodalité des rapports de forceinternationaux qui mêle rente et coercition, la violence, la destruction et labrutalitéallantdepairavecunenouvelleformed’accumulationparextorsiong.De la mêmemanière qu’il y eut plusieurs âges de la colonisation, il y eut

plusieurs vagues de décolonisation. Les historiens distinguent généralementdeux âges du colonialisme. Le premier correspond à la période dumercantilisme.Ils’agitalorspour lespuissanceseuropéennesdeconquérirdesterritoires étrangers,de lesmarquer,d’établir avec lespopulations autochtonesdes liens de sujétion généralement légitimés par quelque idéologie de lasuprématie raciale, puis de les mettre au travail et leur faire produire desrichesses à la jouissance desquelles elles ne prennent qu’une part infime.

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Inauguréeparcequel’onaappeléles«grandesdécouvertes»,puisconsolidéepar le commerce des esclaves nègres, la période du mercantilisme marquel’entréevéritabledansunnouveau«tempsdumonde».Cetempssecaractérisepar l’enjambement des frontières, le brassage des monnaies, l’extension deszones d’échanges et de rencontres.Certes, lemorcellement ne disparaît point.Encoremoinslesdifférences,leshiérarchiesetlesinégalités.Maisunerelativeunitéetcohérencedumondeseconstruitprogressivement.Lesnouvellesformesde transgression des limites, mises en branle par le développement dumercantilisme, favorisent le passage d’une conception du monde en tantqu’énormesurfacecomposéedeblocsdifférenciésàuneconscienceduglobeentant que scène massive où se déroule désormais l’histoireh. Colonisation etdécolonisationparticipententièrementdecenouvelâgedelamondialité.Le second âge du colonialisme est une conséquence de la révolution

industrielle. Si le premier avait pour moteur l’économie de la traite et de laplantationets’estplusoumoinsachevéaveclesindépendancesdesÉtats-Unisetdel’AmériquelatineentreleXVIIIesiècleetlamoitiéduXIXesiècle,lesecondse caractérise par le double impératif d’accès aux matières premières etd’aménagement de débouchés pour les produits industrielsi. Les premièresvagues de décolonisation en Amérique latine se situent autour desannées 1880 et 1890, puis 1920. Elles coïncident avec l’âge d’or dupanaméricanisme.Projetà la foispolitiqueet idéologique, lepanaméricanismesedéfinitparoppositionauxdesseinshégémoniquesdesÉtats-Unis.L’undesesbuts est de mettre un terme à la politique américaine d’intervention dans lesaffaires de ses voisins.Ces vagues sontmarquées par des conflits – la guerreentre leMexique et lesÉtats-Unis (1846-1848), qui aboutit à l’annexionde lamoitié du territoiremexicain ; la guerre pour l’indépendance de Cuba (1895-1898) ; la révolution mexicaine (1910-1917) et la Première Guerre mondiale(1914-1918). Exception faite des vieilles possessions lusitaniennes duMozambiqueetde l’Angola, le restede l’Afriqueest l’épicentrede lasecondevague du colonialisme. Celle-ci se caractérise par la grande extraction. Elleprenddesformesdiversesetalliedesconsidérationsdémographiquesàd’autres,stratégiques,deprestige,etouvrelavoieàcequel’onaappelél’«impérialismemodernej».

HaïtietleLibéria:deuxfailles

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En tant qu’événement historique, la décolonisation est l’un des momentscharnièresdecequel’onpourraitappelernotremodernitétardive.C’estelle,eneffet,quisigne la réappropriationplanétairedes idéauxde lamodernitéet leurtransnationalisation.Dansl’expériencenègre,Haïtireprésentelelieupremieroùcetteidéemoderneprendcorps.Entre1791et1804,esclavesetanciensesclavessemettentdeboutetfondentunÉtatlibresurlescendresdecequi,quinzeansauparavant,étaitlacolonielaplusprofitableaumondek.DanssaDéclarationdesdroitsde1795,laRévolutionfrançaiseavaitaffirmélecaractèreinaliénabledudroitdespeuplesàl’indépendanceetàlasouveraineté.C’estHaïti,«filleaînéedel’Afriquel»,maiségalement«filleaînéedeladécolonisationm»,quioctroiepour la première fois à ce principe sa portée universellen. À travers un gestesouverain pur, les esclaves nègres donnent chair et contenu au postulat del’égalité de tous les êtres humains.Ce geste souverain est enmême temps unacte d’abolition dont la dimension historique a fait l’objet de maintscommentaires, mais dont le caractère phénoménal reste à déchiffrer. Car,d’abord, le concept de liberté si étroitement associé à l’expérience de lamodernitén’aconcrètementdesensqueparoppositionàlaréalitédel’esclavageet de la servitude. Or, ce qui caractérise au premier chef l’esclave, c’estl’expérience de scission et l’absence d’autonomie. L’émergence à la libertépasse,decepointdevue,parl’abolitiondecettescissionetlaréunificationdel’objetetduconcept.Danssonsensprimitif,ladécolonisationcommenceavecla libération des esclaves et leur affranchissement par rapport à une existencevile.Cetaffranchissements’opèreparunjeudeforcesancréesàlafoisdanslamatièreetdanslaconscience.Ils’agitd’abolircemomentaucoursduquellesois’estconstituécommeétantl’objetd’unautre;commenesevoyantjamaisquedans et à travers quelqu’un d’autre ; comme n’habitant jamais que le nom, lavoix, la faceet lademeured’unautre, son travail, savieet son langage.Cettepremièreabolitionviseàmettreuntermeàunerelationd’extraversion.À Haïti, les esclaves insurgés vont au combat. Il s’agit littéralement d’un

combatàmort.Pourrenaîtreàlaliberté,ilsvisentlamortdeleursmaîtres.Mais,enmettant en péril la vie de leursmaîtres, ilsmettent en jeu leur propre vie.C’estcequeHegel,danssonpropossur laservitudeet ladomination,appelaitl’«avérationparlamort».C’est«seulementparlamiseenjeudelaviequ’estéprouvéeetavéréelaliberté,précisait-il.L’individuquin’apasmissavieenjeupeut,certes,êtrereconnucommepersonne;maisiln’estpasparvenuàlavéritédecettereconnaissance,commeétantcelled’uneconsciencedesoiautonomeo».Lepassaged’uneconscienceabîméeàuneconscienceautonomeexigeque les

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esclavess’exposentetqu’ilsabolissentcetêtre-hors-de-soiquifaitprécisémentleur double. L’histoire postcoloniale d’Haïti montre cependant que cettepremièreabolitionnesuffitpaspourqueseproduise lareconnaissanceetpourques’établissent,entrelesanciensesclavesetlesanciensmaîtres,denouveauxrapportsdemutualité.Unesecondeabolitionestnécessaireetelleestbienpluscomplexe que la première dans la mesure où celle-ci ne représente au fondqu’une négation immédiate. Il ne s’agit plus simplement d’abolir l’Autre : ils’agitdes’auto-abolirensedélivrantdelapartservileconstitutivedesoietentravaillant pour l’accomplissement de soi en tant que figure singulière del’universel.Or,lalibérationdesesclavesn’aprécisémentpasaboutiàcetétatdemaîtrise.

Au contraire, négation sans autonomie, elle a conduit au redoublement, à denouvelles formes de servitude, activités de l’autre que l’on pratique par soi-même et contre soi-même. La servitude survit ainsi au processus d’abolition.L’émancipationayantproduitexactementl’inversedecequ’ellevoulaitêtre,lecôtéobjectaldel’existenceseposedanslapermanence.Lesretrouvaillesdesoiparsoi-mêmen’ontpaseulieu.Onobserveunprocessusquasisimilairedanscesecond lieuoù les idéesde

libertéetd’égalité,leprinciped’unenationalitéafricaineetd’uncorpspolitiquenègresouverainprennentcorps:leLibéria.Iciégalement,ils’agitd’uneaffaired’anciensesclaves.Lecommercedesesclaves,puisl’institutionesclavagisteentantque telle,sontabolisdans l’Empirebritanniquerespectivementen1807eten1834.LaguerrecivileauxÉtats-Unisouvrelavoieàl’Émancipation,puisàla période de la reconstruction des années 1860p. Cette période est égalementcaractériséeparunrenouveaureligieux.Cettenouvellephasede l’évangélismeprotestant a pour pierre angulaire la volonté de convertir l’Afrique auchristianisme.Elleprésentedesdimensionsàlafoisprophétiques,messianiquesetapocalyptiques.D’immensesespoirssontnourrisenrapportavecleprogrèsdel’Afrique et la régénération de la race nègre. Les Nègres affranchis quis’installentdanslacolonieduLibériasonteux-mêmesportésparlesouvenirduJubilée et l’image de l’Éthiopie qui, pense-t-on, étendra bientôt ses bras versl’Éternelq.C’est donc à la faveur du rapatriement des esclavesnoirs desÉtats-Unis en

Afriquedel’Ouestquesedéveloppe,ici,unimaginairedelasouveraineté,delanationetdelaliberté.C’estégalementauLibériaques’esquissentlespremièresréflexions critiquesmodernes concernant l’idéed’unenationalité africainequiformerait un corps politique et déboucherait sur la création d’un État nègre

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chrétien,moderneetcivilisé.Danslapenséeafricainedel’époque,cetÉtatestimaginécommelelieuuniqueoùlesanciensdescendantsd’esclaveséparpillésdans le NouveauMonde, race avilie et méprisée, trouveront paix et repos etpourrontdéterminerlibrementleurdestincollectif.L’émergenced’unÉtatnègreindépendantestunpasverslarégénérationmoraleetmatérielledel’Afriqueetsa conversion au christianisme. L’on estime alors que c’est là que serenouveleront les vertus créatrices du peuple noir. Ce dernier sera, pour lapremière foisdans l’histoiremodernede l’Afrique,confrontéà l’épreuvede laréalisationdesesvaleursdansunecitédontilassureraentièrementlacharge.EdwardW.Blydenestlepenseurquiauralepluscontribuéàlaréflexionsur

les nouvelles figures de la conscience nègre rendues possibles parl’établissementduLibériaaucoursdelasecondemoitiéduXIXesiècle.Pourlui,la souveraineté dans les conditions de l’époque signifie d’abord le « retour àsoi».Ceretours’effectuedanslesouvenirdessouffrancessubiesetenduréesautemps de la captivité et de la dispersion. Selon lui, ces souffrances sontcomparablesàcellesenduréesparlepeuplejuifr.Ellessontcellesd’uneracequelemalheuraurafrappéesansréserve,danssapureessentialités.L’émancipationsignifie, d’autre part, le surgissement de la singularité, pour autant que cettesingularité est réconciliée avec l’universelt. Cette expérience d’émancipationseraconfrontéeàd’innombrablesproblèmes.Laplupartdécoulentde lanaturebâtardedel’entreprise.LaDéclarationd’indépendance,chartesymboliquedelanouvellenation,neproposeaucuneidentificationavecl’AfriqueetlesAfricains.Le nouvelÉtat est la progéniture de la Société américaine de colonisation, unorganisme privé philanthropique. Le retour des exilés dans leur homeland estassimilé non au rétablissement des liens avec leurs parentés historiques etraciales,maisàuneexpatriation.Ilsauraientétésevrésde«laterrequilesavusnaître[…]danslebutdeformerdesétablissementscoloniauxdansunecontréebarbare»,l’Afriquedel’Ouest.Ledieuqu’invoquentlesnouveauxémigrantsetqu’ils disent être celui de leurs pères est en fait le Dieu chrétien ramenéd’Amérique. Contrairement au cas d’Haïti, la naissance de l’État nouveau neprocède pas d’un acte d’abolition, mais d’un geste philanthropique et d’unereconnaissance unilatérale. D’ailleurs, la Déclaration d’indépendance lacompareàune«décolonisationplanifiée»plutôtqu’àuneautolibération.Trèsvite,l’expériencebutesurlesquestionsderaceetdedémocratie.Lesémigrantsvenus d’Amérique se définissent par opposition aux « Aborigènes », qu’ilsentendent«civiliser»etdesquelsilscherchentàsedistinguerparlenombre,lesmodesdevie,voirelacouleuretunefoulededifférencesinternesetexternesqui

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font de la catégorie « nègre » tout sauf une entité cohérente – une catégoriepolémique.Haïti et le Libéria avaient en commun d’être, tous deux, des républiques

sorties toutdroitde l’expériencede laplantation.Leprocessusd’émancipationdont ils devinrent des signes dans la conscience nègre était frappé d’uneinfirmitéoriginaire.Ilavaitgardé,enlui-même,cequelquechosed’objectalquiavait toujourscaractérisé l’existencesous le régimede laplantation.D’où,parexemple, le pessimisme en rapport avec la possibilité d’une vie démocratiquedont on retrouve les marques y compris chez Blyden. Ces deux expérienceséchouèrent parce qu’elles étaient hantées, voire habitées par l’esprit de laplantation. Celui-ci ne cessa d’agir en elles comme une chosemorte, quelquechosecommeunos–redoublementetrépétition,maissansdifférence.

RaceetdécolonisationdusavoirDanslecontextecolonialproprementdit,cette«chosemorte»,ce«quelque

chosecommeunos», ce fut la race.Celle-cin’opéraitpasencoloniecommeelle opérait sous la plantation. Dans le cas de l’empire colonial français, lesmodèles de la pensée raciale avaient varié au cours du temps, et notammentdepuis le XVIIe siècle, quand d’importantes populations non blanches furentappelées à vivre sous l’autorité de la France. En dépit des variations, cesmodèlespartageaientcependant,depuislesLumières,troispostulats.Lepremierconcernaitl’appartenancedetouteslesracesàl’humanité.Ledeuxièmeaffirmaitque les races ne sont pas toutes égales même si, loin d’être immuables, lesdifférenceshumainessontsusceptiblesd’êtredépassées.Letroisièmemettaitenavant l’étroite relationqui existait entre la raceblanche, lanationet la culturefrançaisesu.Cettetensionentrerace,cultureetnationn’avaitpointétéentièrementeffacée,

niparlaRévolutionniparlerépublicanisme.CerteslaRévolutionavaitaffirméla primauté de l’égalité de tous et de la commune appartenance à la Citérépublicainesurtoutesautresformesdedistinctionsocialeouraciale.Mais,enmême temps, la France révolutionnaire n’avait cessé de faire de la différenceracialeunfacteurdedéfinitiondelacitoyennetév.Petitàpetit, la tensionentreununiversalisme ignorantde lacouleuretunrépublicanisme libéral frianddesstéréotypesraciauxlesplusgrossierss’étaitenracinéedanslascienceetdanslaculture populaire françaises au moment de l’expansion coloniale. Elle s’était

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exacerbée dans un contexte où l’impérialisme colonial avait pour fonction derevivifier la nation et le « caractère français » et de«diffuser les bienfaits denotrecivilisation».Audemeurant,lanécessitédediffusernotre«civilisation»nesejustifiaitqueparladistinctionnationaleentrelaFranceetsesAutresw.AucoursduXIXesiècle,lesmodèlesduracismepopulaireenFranceétaienten

partie liés à des transformations sociales de grande ampleur (telles que lacolonisation, l’industrialisation, l’urbanisation, la montée de la famillebourgeoise),quioctroyaientuncaractèred’urgenceàlaquestiondeladifférenceen général et à celle des différentes qualités raciales en particulier.Au dédainaristocratiqueàl’égarddessans-culottesdel’époquedelaRévolutionrépondaitalors, commeen écho, celui de ladémocratiebourgeoise à l’égarddes classeslaborieuses naissantes. La race était à la fois le résultat et la réaffirmation del’idéegénéraledel’irréductibilitédesdifférencessociales.Étaientendehorsdela nation tous ceux qui se situaient en dehors de ses caractères racialement,socialement et culturellement définis. Dans les colonies également, l’identiténationalevoirelacitoyennetéseconfondirentétroitementavecl’idéeracialedeblancheurx.OnaurabeauévoquerlesexpériencesdecitoyennetésmâlesetnonblanchesdelaMartinique,delaGuadeloupe,delaGuyane,delaRéunionetdesQuatre Communes du Sénégal, il ne s’agissait généralement que de quelquesmilliersd’individustriéssurlevoletdansunvastedominionpeuplédemillionsdesujets.Ilétaitpossibledeconstater,verslafinduXIXesiècle,quel’assimilationavait

échoué. Jusqu’aumilieu duXXe siècle, l’Empire était davantage un empire desujetsquedecitoyens.Lesindigènesdevaient,parconséquent,être«civilisés»danslecadredeleurdifférencepropre,celledesociétéssanshistoireniécriture,figéesdansletemps.Dansunelargemesure,ladécolonisationnefitqueratifiercetéchec.Elleconsacraitjuridiquementl’idéeselonlaquelletouslessujetsnon-Blancs de l’Empire ne pouvaient pas devenir des citoyens français. Entre lacitoyenneté et l’identité françaises s’est donc toujours trouvé la barrière de laracey, comme on en traitera également dans le chapitre suivant. Sur un autreplan, il a toujours existé, sur la longue durée, une relation étroite entre unecertaine expression du nationalisme français et une pensée de la différenceracialequemasqueleparadigmeuniversalisteetrépublicain.Enmêmetemps,ilatoujoursexistéégalementunemanièredel’universalismefrançais,quiestlui-même un produit de la pensée raciale. Dans la mesure où la France commenation et la civilisation française comme culture ont été en conflit permanentavecceuxquiontétédéfiniscomme«autres»,l’onnesauraits’étonnerdevoir

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àquel point la notiond’humanité et de libertédéfenduepar laRépublique esthistoriquement fondée sur une opposition racialisée entre les civilisés et lesprimitifsz. L’on ne devrait pas s’étonner non plus que le principal enjeu de lapenséedeladécolonisationfutladéclosiondumonde.L’onpourraitrésumerenunmotlaviséephilosophiquedeladécolonisationet

dumouvement anticolonialiste qui la rendit possible : ladéclosion dumonde.SelonJean-LucNancy, ladéclosion«désignel’ouvertured’unenclos, la levéed’uneclôtureaa ».L’idée de déclosion inclut celle d’éclosion, de surgissement,d’avènement de quelque chose de nouveau, d’épanouissement. Déclore, c’estdoncleverlesclôturesdetellemanièrequepuisseémergerets’épanouircequiétait enfermé. La question de la déclosion du monde – de l’appartenance aumonde, de l’habitation du monde, de la création du monde, ou encore desconditions dans lesquelles nous faisons monde et nous constituons en tantqu’héritiersdumonde–estaucœurdelapenséeanticolonialisteetdelanotiondedécolonisation.L’onpourrait dire qu’elle en estmême l’objet fondamental.Onlaretrouve,parexemple,chezFrantzFanon,pourquielleseconfondavecleprojet d’autonomiehumaineou encored’autocréationde l’humanité, ainsi quel’atteste la formule : « Je suismon propre fondementab. » En plus d’être uneinterrogation sans fin, la question de l’autonomie humaine n’est pas nouvelle.Elle est à la naissance de la philosophie dans la Grèce antique. Fairemonde,habiter lemonde,hériterdumonde,c’estalors,commelerappellentCorneliusCastoriadisouVincentDescombes,participerauprojetd’unehumanitéquiposeelle-mêmeetàpartird’elle-mêmelesprincipesdesaconduiteac.Lapenséefanoniennedeladéclosiondumondeestuneréponseaucontexte

de servitude, de soumission à desmaîtres étrangers et de violence raciale quicaractérisa la colonisation. Dans de telles conditions, comme d’ailleursauparavant sous l’esclavage, le concept de l’humain et la notion d’humanité,qu’unepartiedelapenséeoccidentaletientpouracquis,n’allaientpasdesoi.Defait,devant l’esclavenègreou lecolonisé, l’Europenecessadesedemander :« Est-ce un autre homme ? Est-ce un autre que l’homme ? Est-il un autreexemplairedumême?Oubienest-ilunautrequelemême?»Danslapenséede la décolonisation, l’humanité n’existe pasapriori. Elle est à faire surgir àtraversleprocessusparlequellecolonisés’éveilleàlaconsciencedelui-même,s’appropriesubjectivementsonmoi,démontelesenclosets’autoriseàparleràlapremière personne. En retour, l’éveil à la conscience de soi ou encorel’appropriationdesoivisentnonseulement laréalisationdesoi,maisaussi,demanièreplussignificativeencore,lamontéeenhumanité,unnouveaudépartde

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lacréation,ladéclosiondumonde.ChezFanon,cettemontéeenhumaniténepeutêtrequelerésultatd’unelutte:

laluttepourlavie.Laluttepourlavie–quiestlamêmechosequelaluttepourfaireéclore lemonde–consisteàforgercettecapacitéd’êtresoi-même,d’agirde soi-même et de se tenir debout par soi-même que Fanon compare à unsurgissement – surgissement des profondeurs de ce qu’il appelle « une régionextraordinairementstérileetaride»,cettezonedenon-êtrequ’est,àsesyeux,larace. Et donc, pour Fanon, sortir des régions stériles et arides de l’existence,c’est avant tout sortirde l’enclosde la race – enclosdans lequel le regarddel’Autre et le pouvoir de l’Autre cherchent à enfermer le sujet. C’est aussicontribuer à dissiper l’espace des claires distinctions, des séparations, desfrontières et des clôtures, et cheminer vers l’universel dont il affirmequ’il est«inhérentàlaconditionhumainead».Ilyadonc,danslaconceptionfanoniennedel’éclosiondumonde,unetripledimensioninsurrectionnelle,constitutionnelle,voirerésurrectionnelle,puisqu’elles’apparenteàunretouràlavie(anastasis),àla soustraction de la vie aux forces qui la limitaient. Chez lui, l’éclosion dumonde est la même chose que sa déclosion, si, après Jean-Luc Nancy, l’onentendpardéclosion ledémontageet ledésassemblagedes clos,des enclos etdesclôtures.Mais,pourqu’advienneladéclosiondumonde,ilfautquel’onsedéprennedesoiprécisémentdans lebutd’affrontercequivient,et,ce faisant,faire surgir d’autres ressources de la vie. C’est la raison pour laquelle le soifanonien est fondamentalement ouverture, distension et écart – l’Ouvert. L’onévoquait tantôt cette région aridede l’existencequ’est la race.ChezFanon, ladéclosiondumondeprésupposel’abolitiondelarace.Ellenepeutadvenirqu’àlaconditionquesoitadmiselavéritéselonlaquelle«leNègren’estpas.PasplusqueleBlanc»;«leNègreestunhommepareilauxautres,unhommecommeles autres », « un homme parmi d’autres hommes »ae. Ce postulat d’unesimilarité fondamentale, d’une citoyenneté humaine originaire constitue, auxyeuxdeFanon,lacléduprojetdedéclosiondumondeetduprojetd’autonomiehumainequ’estladécolonisation.Lethèmedeladéclosiondumondeoccupeuneplacedechoixchezd’autres

penseurs nègres. Tel est le cas de Léopold Sédar Senghor, chez qui ladécolonisationimpliquel’existenced’unsujetquicultivelesoucidecequiluiappartient en propre.Mais, ici également, ce qui nous appartient en propre etnousdéfinitenpropren’adesensquedanslamesureoùilestdestinéàêtremisencommun.Leprojetdel’en-commun,Senghorluidonnelenomde«rendez-vous du donner et du recevoir ». De cettemise en commun dépendent, à ses

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yeux, la renaissance dumonde et l’avènement d’une communauté universellemétisse,régieparleprincipedupartagedesdifférences,decequiestunique,et,àcetitre,ouverteàl’entier.DanslecasdeFanoncommedansceluideSenghor,c’est du monde entier que nous sommes les héritiers. En même temps, lemonde–etdonccethéritage–sontàcréer.Lemondeestencréation,etnousavec.Hors de ce processus de création, de cocréation et d’autocréation, il estmuetetinsaisissable.C’estencontribuantàceprocessustriplequel’ongagneledroit d’hériter du monde dans son ensemble. Chez d’autres penseurs noirs, àl’instar d’Édouard Glissant, la déclosion consiste précisément à aller à larencontredumondeensachantembrasserl’indémêlabletissudesaffiliationsquiformentnotreidentitéetl’entrelacsderéseauxquifontquetouteidentités’étendnécessairementdansunrapportàl’Autre–unAutrequiesttoujours,d’emblée,là.Lavéritabledéclosiondumonde,c’estdonclarencontreavecl’entièretédecelui-ci,cequeGlissantappelleleTout-Monde.Encela,elleestavanttoutunepraxis de lamise en relation.Cette thématique de lamise en relation et cettequestion de l’entièreté sont également présentes chez Paul Gilroy, où ellesprennent les contours d’une nouvelle conscience planétaireaf. Chez GilroycommechezGlissant,leprojetn’estnilapartitiondumondenisadivision.Aucontraire,àlarecherched’uncentredoitsesubstituerlaconstructiondesphèresd’horizontalité. Il s’agit donc d’une pensée horizontale dumonde qui fait uneplacecentraleàuneéthiquedelamutualitéou,commelesuggèreGilroy,delaconvivialité,del’être-avecd’autresag.Dans la pensée noire, l’interrogation concernant la décolonisation (entendue

commeunmomentéminentduprojetdedéclosiondumonde)estindissociabledelaquestiondel’Europe.Lapenséedeladécolonisationest,àcetégard,uneconfrontation avec l’Europe, ce qu’elle dit être son telos, et, demanière plusprécise encore, avec la question de savoir à quelles conditions le devenir-européen pourrait être unmoment positif du devenir-monde en général. Dansl’histoire de la philosophie, les Européens ont eu tendance à se définir eux-mêmesde troismanières.D’unepart, ils ont insisté sur le fait que« l’histoiren’est pas d’emblée histoire de l’humanité ». Elle ne le devient que par « lepassage de l’histoire de l’Occident à celle de l’Europe et l’élargissement decelle-cienhistoireplanétaireah».D’autrepart,ilsontfaitvaloirquelepropredel’histoirede l’Europeestd’avoirplacé l’humanitéeuropéenne«àunehauteurqu’aucune autre forme d’humanité jusque-là n’avait atteinteai ». Que«l’humanitéeuropéenneaitpusetenirpourl’humanitéengénéral»etqu’elleaitputenirsesformesdeviepour«généralementhumaines»neseraitquela

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marqued’uneexigencederesponsabilité,voiredecapitanatuniversel.Cette vocation de capitanat, qui est également une volonté de puissance,

découleraitdesesdivershéritages,lechristianismeinclus.Jean-LucNancy,parexemple,ditduchristianismequ’ilest inséparabledel’Occident.«Iln’estpasquelqueaccidentquiluiseraitsurvenuetilneluiestpasnonplustranscendant.Il est coextensif à l’Occident comme Occident, c’est-à-dire à un certainprocessusd’occidentalitéconsistantjustementenuneformed’autorésorptionetd’autodépassementaj. » Dans les années 1930, Husserl expliquait déjà quel’Europesedéfinitparlaraisonetparsonuniversalité.PaulValéry,desoncôté,parlaitduVieuxContinentcommed’un«cap»–pointeavancéedelaterredanslamer–,etcommedecequiestàlatêteouestlatête,quiconduitetdomine,qui exerce une sorte de capitanat sur le reste. Il disait d’ailleurs de l’Europequ’elle est « la partie précieuse de l’univers terrestre, la perle de la sphère, lecerveaud’unvastecorps»,lecorpsdel’humanité,sapointefinale.Qu’il s’agissed’HusserloudeValéry, l’idéeétaitqu’en l’Europe l’universel

s’étaitinscritdemanièreirremplaçable,nonseulementdanslaraison,maisaussidans le singulier. De par cette inscription de l’universel dans la raison et lesingulier, l’Europe devenait la pointe avancée de l’esprit, mais aussi letémoignageuniquedel’essencehumaineetdu«propredel’homme».C’estencela que résidait son exemplarité – l’inscription de l’universel dans le corpspropre d’une singularité, d’un idiome, d’une culture et, dans les cas les plusobscurs, d’une race. L’Europe s’apparentant à une tâche philosophique, samissionétaitd’étendreleslumièresdelaraisonauservicedelaliberté.Chezlesmoins obtus, l’appartenance européenne se déclinait comme une ouverture àl’humanitétoutentière.Enfin, une certaine tradition philosophique a privilégié une manière de

réflexion sur l’idée d’Europe qui a pour point de départ ce qu’elle considéraitcomme les menaces, les dangers et les périls auxquels le principe européenauraitàfaireface.Lamenaceatoujoursétéreprésentéesouslafiguredel’Autrede l’Europe.Historiquement,cetAutrede l’Europeadeuxvisages.Comme lerappelle Marc Crépon, il apparaît d’abord sous la figure des « processus parlesquelsl’Europesefaitl’Autred’elle-même,ouencoredevientétrangèreàelle-mêmeak.L’altérité,c’estalorsl’altérationdel’identité,oudumoinsdecequiestproposé comme identité ». Chez Patocka, cette menace d’altération prendtoujours la forme d’une scission. Il distingue en particulier trois scissions, aucours du siècle passé, qui ont profondément affecté et continuent d’affecter leprincipeeuropéen.Lapremièreest lehiatusà l’intérieurde l’Europeentredes

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espaces culturels et politiques ouverts à cette vocation universelle et d’autrestentésparlereplisurlasingularité.Ladeuxièmeestcellequivoit«sedresserl’une contre l’autre, à l’intérieur de l’Europe, deux versions du principe derationalité»,dontl’une,radicale,estl’autrenomdutotalitarisme.Latroisièmeest « celle qui pervertit la vocation universelle de l’Europe » en dominationimpériale,colonialeounéocoloniale.Lesdeuxpremièresformesdescissionsontdes scissions à l’intérieur de l’Europe, tandis que la troisième participe d’uneséparation radicale entre l’Europe et les peuples non-Blancs. Ici, l’altérités’entenddoncdanslesensdesfrontièresspirituelles,géographiquesetraciales.L’Autre, ce sont les non-Européens qui s’opposent à nous. Et le statut de cetAutresertàénoncer lamenace.PourPatocka,donc, le triplepérilestceluidurefusde la rationalité, de l’excèsde rationalité et de la perversionduprinciped’universalité endominationuniverselle.Plus près denous, JacquesDerrida atentéderéaliserunesynthèseentrelapremièreetladeuxièmeapproche.Dansl’undesesdernierstextes,ils’interrogesurlesensqu’ilfautdonnerau

nom et au concept, et donc aussi au destin, de l’Europeal. L’Europe qu’il a àl’idée, il l’appelle « une autre Europe », une Europe « sans le moindreeurocentrisme»etqui,«sansrenoncerauréalismeetauxatoutsindispensablesd’une superpuissance économique, militaire, technoscientifique, puiserait danssamémoire,danssamémoireunique,danssesmémoireslespluslumineuses(laphilosophieelle-même,lesLumières,sesrévolutions,l’histoireouverteetencoreàpenserdesdroitsdel’homme),maisaussidanssesmémoireslesplussombres,les plus coupables, les plus repentantes (les génocides, la Shoah, lescolonialismes, les totalitarismes nazi, fasciste ou stalinien, tant d’autresviolencesoppressives)[…],trouveraitdanssesdeuxmémoires,lameilleureetlapire, la force politique » non pas d’une politique dumonde,mais de ce qu’ilappelleunepolitiquealtermondialiste.Derridaestdoncenquêted’uneEuropequiassocieraitlebienetlasouveraineté,c’est-à-direuneEuropequirésisteraitàla tentation consistant à réduire la communauté originaire des hommes à unecommunautéanimale,dont lechefseraitensommeunesortede loup. Ils’agitdonc d’uneEurope qui se poserait contre le principe de l’Homohomini lupus(cethommequin’estpasunhomme,maisunlouppoursonsemblable).Derridaest peut-être le seul penseur européen qui propose implicitement de relire labiographiedel’Europenonplussouslesignedelaraisonetdel’universel,maisà partir de la thématique du loup, c’est-à-dire du devenir-bête et du devenir-animal d’un souverain qui ne se détermine comme souverain qu’en tantqu’animal,etnes’instituecommesouverainqueparlapossibilitédedévorerson

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ennemi.Or, on retrouve cette façond’écrire la biographie de l’Europedans lecourantdepenséequel’onaappeléla«critiquepostcoloniale».Celle-ciplaidetantôtenfaveurd’une«provincialisationdel’Europe»,tantôtpoursadéclosion.

Naissanced’unepenséemondeOnpeut dire qu’il y a troismoments centraux dans le développement de la

pensée postcoloniale. Lemoment inaugural est celui des luttes anticoloniales.Cesluttessontprécédéesetaccompagnéesparlaréflexiondescoloniséssureux-mêmes,surlescontradictionsrésultantdeleurdoublestatutd’«indigènes»etde« sujets » au sein de l’Empire ; par un examen minutieux des forces quipermettent de résister à la domination coloniale ; par des débats autour desrapportsentrecequirelèvedesfacteursde«classe»etcequitientdesfacteursde « race ». Le discours de l’époque s’articule alors autour de ce que l’onpourrait appeler la politique de l’autonomie, c’est-à-dire, pour reprendre lestermes de Vincent Descombes, la possibilité de « dire je », d’« agir de soi-même », de se doter d’une volonté citoyenne et de participer, ce faisant, à lacréationdumonde.Vient ensuite un deuxièmemoment, que l’on situe généralement autour des

années1980.C’estlemomentdelagrandeherméneutique(hightheory),dontletemps fort est la publication par Edward Said de son œuvre maîtresse,L’Orientalismeam,qu’ilprolongeetexplicitequelquesannéesplustarddansTheWorld,theText,theCritic,puisCultureetimpérialismean.C’esteneffetEdwardSaid, un Palestinien apatride, qui pose les premières fondations de ce quideviendra progressivement la « théorie postcoloniale », comprise cette fois-cicomme une forme alternative de savoir sur la modernité et une disciplineacadémique à part entière.L’undes apports décisifs deSaid a été demontrer,contreladoxamarxistedel’époque,queleprojetcolonialn’étaitpasréductibleàunsimpledispositifmilitaro-économique,maisqu’ilétaitsous-tenduparuneinfrastructurediscursive,uneéconomiesymbolique,toutunappareildesavoirsdont laviolenceétaitaussibienépistémiquequephysique.L’analyseculturellede l’infrastructure discursive ou encore de l’imagination coloniale tout courtdeviendraprogressivementlesujetmêmedelathéoriepostcolonialeetsusciterades critiques sévères de la part des intellectuels de tradition marxiste etinternationaliste comme Aijaz Ahmed (In Theory : Classes, Nations,Literaturesao),ChandraTalpadeMohanty(ThirdWorldWomenandthePolitics

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ofFeminismap)ouencoreBenitaParry.Danslecontexteindien,troisautrespenseurscontribuerontàélargirlabrèche

ouverte par Said. Il s’agit d’abord d’Ashis Nandy (The Intimate Enemyaq),formulant la proposition que le colonialisme fut, avant tout, une affairepsychique ; qu’à ce titre la lutte contre le colonialisme fut à la fois une luttematérielle et mentale (mental war) et que, dans tous les cas, la résistance aucolonialismeetlenationalisme–soncorollaire–furentcontraintsd’opérerdansles termes préalablement définis par l’Occident. Bien avant les autres, c’estNandyquifacilitelepassagedeFanonenInde.Enmêmetemps,ilintroduitlapsychanalysedanslediscourspostcolonialtoutenouvrantundialogueentrececourantdepenséeetLaDialectiquedelaraisondeHorkheimeretAdornoar.Ilya, d’autre part, Gayatri Chakravorty Spivak, universitaire d’origine indienne,traductrice de Jacques Derrida (De la grammatologie), auteure d’un fameuxtexte devenu un classique, Les Subalternes peuvent-elles parler ?, et d’unesomme intitulée A Critique of Postcolonial Reasonas. Vient, enfin, HomiBhabha,éditeurde l’ouvragecollectifNationandNarration,commentateurdeFanon,etlui-mêmeauteurdeTheLocationofCultureat.C’estégalementaucoursdesannées1980-1990qu’unejonctioncommenceà

s’opérerentrelapenséepostcoloniale,d’uncôté,etplusieursautrescourantsauxgénéalogiesparticulières,del’autre.Qu’ilsuffised’enciterdeux,dontlemériteestd’offriruneassisehistoriographiqueàcequi, jusqu’alors,consistait surtoutenuneanalysedetexteslittéraires.Etd’abordles«subalternstudies»,courantde réflexion historique né en Inde et qui développe une critique del’historiographie nationaliste et anticoloniale tout en tentant de recouvrer lesvoixetcapacitéshistoriquesdesvaincusdeladécolonisation(paysans,femmes,caste des intouchables, marginaux, subalternes) par le biais d’une révision etd’une relecture sélective du marxisme (voir notamment Dipesh Chakrabarty,ProvincializingEurope).Àcauseduprivilègeaccordéaux«sans-voix»etaux«sans-pouvoir»,unebonnepartiede l’inspiration théorique initialede l’écoledessubalternstudiesprovientdeGramsci.Maisla«traduction»deMarxdansles contextes et les langages non européens vise avant tout à comprendrepourquoi, en Inde, la lutte anticoloniale déboucha non point sur unetransformationradicaledelasociété,maissurunesortede«révolutionpassive»caractérisée par la revanche du « communalisme », c’est-à-dire, en dernierressort,surunefiguredel’antination.Ilya,d’autrepart,unepenséeafromodernequisedéveloppesurlespourtours

de l’Atlantique, et qui prend d’ailleurs cette formation océanique et

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transnationalecomme l’unitémêmedesonanalyse (c’est lecasnotammentdePaulGilroyavecL’Atlantiquenoir).Cecourantdepenséeest le faitdesAfro-Britanniques, des Afro-Américains et des Afro-Caribéens. Sa préoccupationcentrale est la réécriture des multiples histoires de la modernité au point derencontreentrelesfaitsderaceetlesfacteursdeclasse.Danscetteperspective,cette pensée afromoderne s’intéresse aussi bien à la question des diasporasqu’aux procédures par lesquelles les individus sont assujettis à des catégoriesinfamantesquileurbarrenttoutaccèsaustatutdesujetsdansl’histoire.Telestnotamment lecasde l’enfermementdansunerace.W.E.B.DuBois(LesÂmesdupeuplenoirau)est,decepointdevue,lepenseurafroaméricainquiaanalysélemieuxleseffetsdu«sombrevoiledecouleur»danslequelontétéenfermésles gens d’origine africaine dans le Nouveau Monde. Il fait valoir qu’un tel«voile»nonseulementrecouvreceluiquiestobligéde leporter,maisencorerend ce dernierméconnaissable et incompréhensible, en proie à une « doubleconscience».C’estaussiuncourantdepenséetrèssensibleàlathématiquedela«libérationdesesprits»etdelamémoiredanslesconditionsdelacaptivité(lareligion,lamusiqueetlesartsperformatifsnotamment),àlaproblématiquedeladispersion (diasporas),ouencoreà cequeGlissant appelle la«poétiquede larelation».L’expérienceartistiqueetesthétiqueoccupeuneplacecentraledansles réflexions de ce courant. Traitant du chant des esclaves, « vieux chantsmystérieuxparlesquelsl’âmedel’esclavenoiraparléauxhommes»,W.E.B.Du Bois dit que « ceux qui marchaient dans les ténèbres, aux jours anciens,chantaient des chants de douleur – car leur cœur était las ». Ce motif de lamusique noire est repris par PaulGilroy, qui l’étend à l’analyse du jazz et dureggaeav.Sur le versant africain de l’Atlantique, le moment proprement postcolonial

s’origine dans la littérature. L’acte littéraire tient lieu sinon d’actepsychanalytique pur et simple, du moins de système de symbolisation dontl’intentionpremièreest lacure.Lelieudenaissancedecettelittératureestunestructured’épouvanteauseindelaquellel’Afriqueapparaîtsouslafiguredecequin’est jamaisparvenuà l’existenceetqui,en tantquetel,estprivéde touteforcedereprésentation,puisqu’ilest leprincipeparexcellencedel’obstructionetdufigement.N’étantjamaisvraimentnée,n’étantjamaissortiedel’opacitédunéant,ellenepeutpénétrerdanslaconscienceuniversellequepareffraction–etencore. En d’autres termes, elle est une réalité sans réel. À l’origine, l’actelittéraire africain est une réponse à cette exclusion qui est, en même temps,ablation, excision et péjoration. Dans le discours occidental, cette opération

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primitivededénégationopèreselonuntripleaxe.D’abordladénégationapparaîtcommeuneopérationdulangage.Elleestensuiteunemanièrederefoulement.Elleest,enfin,unepulsiondedestruction.L’Afriqueestunobjetdejouissanceetd’aversion. Elle s’apparente à l’objet anal. La jouissance que l’on en tire estd’abord celle de l’expulsion d’un excrément et d’un déchet.Cet objet anal nemanquepoint,cependant,nideprésencenid’image.Maisils’agitdelaprésenceetdel’imaged’untrouetd’uneruineoriginaire.C’estcetteruinequel’onporteàlafiguration.C’estégalementcetteruinequelalittératureporteraàlafiction,arguant du fait qu’une vérité demeure au-delà de la violence, même si cettevéritéaperdusonnom.Etc’estcenomqu’ilfautretrouver.Lediscoursafricainpostcolonial surgitdoncd’un«hors-monde»,decettezonesombreetopaquequedéfinitlenon-êtredonttraiteHegeldanssaRaisondansl’histoire.Ilsurgitde l’obscurité, du fin fond de la cale dans laquelle l’humanité nègre apréalablement été confinée dans le discours occidental. Dans l’histoire de lapenséeafricaine,lalittérature,lamusiqueetlareligionconstituentdesréponsesàcette forclusion, audésaveuet à ladénégationpar lesquels l’Afriquenaît aumonde.Cettenaissance a lieudansun espacenocturne.D’où,par exemple, laréponseproposéeparSenghor,souslaformed’unhymneorphique:le«chantd’ombre».Au déni d’humanité se superpose l’affirmation de l’altérité irréductible de

l’Africainetl’inscriptiondusigneafricaindansunestructuredeladifférencequiprésente des attributs psychotiques. L’anthropologie, sœur de la psychiatrie encolonie,constitueiciladisciplineparexcellencedecettelecturedel’Autrequel’onauraaupréalableprivéde la raison.Structurepsychotique,précisément,àcause de l’identification du continent à la folie et, de manière générale, à lamaladie sous ses deux formes : organique (à l’exemple de l’épilepsie) etpsychique (à l’exemple de la mélancolie)aw. Or donc, cette expérience de lanégativité est productrice de fiction.La fiction a pour but de sortir le sujet del’absenceetdunéantdanslesquelsilaétéconfiné.Dèssesorigines,lalittératureafricaineapourfonctiondeparerlemanquederéalitédontlesigneafricainaétéaffublé.Fautedetuerle«père»,ellelecharged’uneculpabilitéquiappelleunrepentir.Letroisièmemomentestmarquéparlefaitcentraldenotreépoquequ’estla

globalisation, l’expansiongénéraliséede la formemarchandise et samainmisesur la totalité des ressources naturelles, des productions humaines, bref surl’ensemble du vivant.Dans ces conditions, le texte littéraire à lui tout seul nepeutplusêtrelaseulearchivedeprédilection.Maislaréflexioncritiquesurles

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formescontemporainesd’instrumentalisationdelaviepeutgagnerenradicalitési elle consent à prendre au sérieux ces formations anciennes et récentes ducapitalismequefurentl’esclavageetlacolonisation.Onvoit,eneffet,comment,dans lamanière dont fonctionna le capitalisme colonial, le refus d’instituer lasphèreduvivant commeune limite à l’appropriationéconomique fut constant.L’esclavage fut, quant à lui, un mode de production, de circulation et derépartition des richesses fondé sur le refus d’institutionnalisation de quelquedomaine du « non-appropriable » que ce soit. De tous les points de vue, la«plantation»,la«fabrique»etla«colonie»ontétélesprincipauxlaboratoiresoù a été expérimenté le devenir autoritaire du monde tel qu’on l’observeaujourd’hui.Onlevoit,lacritiquepostcolonialeestuneconstellationintellectuelledontla

force et la faiblesse s’originent dans son éclatement même. Résultat de lacirculationdessavoirsentrediverscontinentsetautraversdediversestraditionsanti-impérialistes, elle est comme une rivière aux multiples affluents. Cettecritiquemet le doigt sur deux choses.Et, d’abord, ellemet à nu aussi bien laviolenceinhérenteàuneidéeparticulièredelaraisonquelefosséqui,danslesconditions coloniales, sépare la pensée éthique européenne de ses décisionspratiques, politiques et symboliques. Comment, en effet, réconcilier la foiproclaméeen l’hommeet la légèreté avec laquelleon sacrifie lavie, le travaildes colonisés et leur monde de significations ? C’est, à titre d’exemple, laquestion que pose Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialismeax.D’autre part, cette critique insiste sur l’humanité-à-venir, celle qui doit naîtreune fois que les figures coloniales de l’inhumain et de la différence racialeauront été abolies. Cette espérance dans l’avènement d’une communautéuniverselleetfraternelleesttrèsprochedelapenséejuive,dumoinstellequ’ellese donne à voir chez Ernst Bloch, voire Walter Benjamin – la dimensionthéologico-politiqueenmoins.Cettecritiques’efforceégalementdedéconstruirelaprosecoloniale,c’est-à-

dire lemontagemental, les représentations et formes symboliques ayant servid’infrastructureauprojetimpérial.Ellechercheàendémasquerlapuissancedefalsification–enunmot la réservedemensongeet les fonctionsdefabulationsans lesquelles le colonialismeen tantqueconfigurationhistoriquedepouvoiraurait échoué. Elle montre que ce qui passait pour l’humanisme européenapparut,chaquefois,danslescoloniessouslafiguredeladuplicité,dudoublelangage et, très souvent, du travestissement du réel. L’on sait aussi que lacolonisation ne cessa de mentir à son propre sujet et au sujet d’autrui. Les

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procéduresderacialisationducoloniséconstituaientlemoteurdecetteéconomiedumensongeetdeladuplicité.Laraceconstituaiteneffetlarégionsauvagedel’humanisme européen, sa Bête. La critique postcoloniale s’efforce donc dedémonter l’ossaturede laBête,dedébusquerses lieuxprivilégiésd’habitation.Plusradicalement,elleseposelaquestion:qu’est-cequevivresouslerégimede la Bête ? De quelle vie s’agit-il et de quel type de mort meurt-on ? Ellemontrequ’ilya,dansl’humanismecolonialeuropéen,quelquechosequ’ilfautbien appeler la haine inconsciente de soi.Le racisme en général et le racismecolonialenparticulierconstituentletransfert,surl’Autre,decettehaineetdeceméprisdesoi.Plusgraveencore,lafiguredel’Europedontlacolonie(etavantellela«plantation»souslerégimedel’esclavage)faitl’expérienceetdontelledevientpetitàpetitfamilièreestloind’êtrecelledelaliberté,del’égalitéetdelafraternité. Derrière le masque de l’humanisme et de l’universalisme, lescolonisés ne découvrent pas seulement un sujet très souvent sourd et aveugle.C’estsurtoutunsujetmarquéparledésirdesapropremortviacelledesautres.C’estégalementunsujetauxyeuxduquelledroitn’apresquerienàvoiraveclajustice,maisestaucontraireunecertainemanièredeprovoquerlaguerre,delaconduireetdelapérenniser.C’estenfinunsujetpourquilarichesseestsurtoutun moyen d’exercice du droit de vie et de mort sur les autres, comme onl’évoqueraunpeuplusloin.L’on sait donc, désormais, qu’en partie la rhétorique de l’humanisme et de

l’universalismeasouventservideparaventpourlaforce–uneforcequinesaitpasécouteretquinesaitpassetransformer.Unefoisdeplus,c’estFanonqui,mieuxquequiconque,rendcomptedecettesortedeforcenécropolitique,qui,entransitant par la fiction, devientmalade de la vie, ou encore, dans un acte deréversionpermanente,prendlamortpourlavieetlaviepourlamort.C’estlaraison pour laquelle la relation coloniale oscille constamment entre le désird’exploiter l’Autre (posé comme racialement inférieur) et la tentation del’éliminer, de l’exterminer. La troisième caractéristique de la critiquepostcolonialeestd’êtreunepenséedel’enchevêtrementetde laconcaténation.De ce point de vue, elle s’oppose à une certaine illusion occidentale selonlaquelle iln’yauraitde sujetquedans le renvoi circulaire etpermanent à soi-même, à une essentielle et inépuisable singularité. Au contraire, cette critiqueinsistesurlefaitquel’identités’originedanslamultiplicitéetladispersion;quele renvoi à soi n’est possible que dans l’entre-deux, dans l’interstice entre lamarque et la démarque, dans la co-constitu-tion. Dans ces conditions, lacolonisationapparaîtnonpluscommeunedominationmécaniqueetunilatérale

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qui force l’assujetti au silence et à l’inaction.Au contraire, le colonisé est unindividuvivant,parlant,conscient,agissantetdontl’identitéestlerésultatd’untriplemouvementd’effraction,degommageetderéécrituredesoi.Cecidit,l’universalisationdel’impérialismenes’expliquepasseulementpar

laviolencedelacoercition.Defait,beaucoupdecolonisésacceptèrent,pourdesraisonsplusoumoinsvalables,dedevenirlescomplicesconscientsd’unefablequi les séduisit à plusieurs égards. L’identité du colonisé, comme celle ducolonisateur,seformeaupointd’intersectionentrel’ellipse,ledécrochageetlareprise. Ce vaste champ d’ambivalence et les attendus esthétiques de cetenchevêtrement, ses effets paradoxaux, tout cela a fait l’objet de maintesanalyses. La critique de l’humanisme et de l’universalisme européens dans lapensée postcoloniale n’est pas une fin en soi. Elle sert à ouvrir la voie à uneinterrogationsurlapossibilitéd’unepolitiquedusemblable.Lepréalableàcettepolitique du semblable est la reconnaissance de l’Autre et de sa différence,comme on l’évoquera également au chapitre suivant.Cette inscription dans lefutur,danslaquêteinterminabledenouveauxhorizonsdel’hommeparlebiaisde la reconnaissance d’autrui comme foncièrement homme, est un aspect decettepenséequel’onoublietropsouvent.OrelleestconstitutivedelaquêtedeFanon,duSenghordesŒuvrespoétiquesalorsqu’ilestprisonnierdansuncampallemand(leFrontStalag230),desméditationsd’EdwardSaidausoirdesavieou, plus récemment, des considérationsdePaulGilroy sur la possibilité d’unevie conviviale dans un monde désormais multiculturel et hétérogène(PostcolonialMelancholia). On retrouve les mêmes accents dans une grandepartiede lapenséeafro-américaine,parailleursconfrontéeà ladifficultédeseréapproprier les héritages de l’esclavage et du racisme, de les ordonner auservice de la résistancedes dominés sans toutefois tomber dans le piègede laracialisationetdelaglorificationdelarace.Onpeutdirequelapenséepostcolonialeest,àplusieurségards,unepensée-

mondemêmesi,audépart,ellen’utilisepasceconcept.Et,d’abord,ellemontrequ’iln’yaguèrededisjonctionentrel’histoiredelanationetcelledel’empire.Le Napoléon du rétablissement de l’esclavage et Toussaint Louverture, lereprésentantde la révolutiondesdroitsde l’homme,constituent lesdeuxfacesdelamêmenationetdumêmeempirecolonial.Lapenséepostcolonialemontrecommentlecolonialismelui-mêmefutuneexpérienceplanétaireetcontribuaàl’universalisationdes représentations,des techniquesetdes institutions (casdel’État-nation,voiredelamarchandisesoussesespècesmodernes).Ellenousditqu’au fond ce processus d’universalisation, loin d’être à sens unique, fut

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paradoxal, gros de toutes sortes d’ambiguïtés. D’ailleurs, pour ce qui est del’Atlantique,la«colonie»vients’ajouteràl’autreformationdupouvoirqu’estla«plantation»,unitécentraled’unâgeantérieurquel’onpourraitappelerl’âgede la protoglobalisation.La critique postcolonialemontre que notremodernitéglobaledoitêtrepenséebienenamontduXIXesiècle,àpartirdecettepériodeaucoursdelaquellelamarchandisationdelapropriétéprivées’effectuedeconcertaveccelledespersonnes,aumomentdelatraitedesesclaves.L’âgedelatraiteatlantiqueestaussiceluidesgrandesmigrations,mêmesicelles-cisontforcées.C’estl’âgedubrassageforcédespopulations,delascissioncréatriceaudétourdelaquellesurgitlemondecréoledesgrandesculturesurbainescontemporaines.C’estaussil’âgedesgrandesexpériencesplanétaires.CommelemontrentPaulGilroydansL’AtlantiquenoirouencoredeshistorienscommePeterLinebaughet Marcus Rediker (The Many Headed Hydraay), c’est le moment au coursduqueldeshommes,arrachésàlaterre,ausangetausol,apprennentàimaginerdescommunautésau-delàdesliensdusol,sortentduconfortdelarépétitionetinvententdenouvelles formesdemobilisationetde solidarités transnationales.AvantquelescoloniesnedeviennentlesgrandslaboratoiresdelamodernitéauXIXesiècle,la«plantation»préfiguraitdéjàunenouvelleconsciencedumondeetdelaculture.Àcôtédecesfacteurshistoriques,ilexisted’autresniveauxd’articulationde

nature théorique.C’estnotamment le cas làoùundialogue s’esquisseentre lapensée postcoloniale et la pensée afromoderne venue des États-Unis et desCaraïbesnotamment.Cettepenséeafromoderneestunepenséedel’entre-deuxetde l’entrelacement. Elle déclare que l’on ne peut véritablement en appeler aumondeque lorsque,par la forcedes choses, l’on a séjournéauprèsdes autres.Danscesconditions,«rentrerensoi»,c’estd’abord«sortirdesoi»,sortirdelanuitdel’identité,deslacunesdesonpetitmonde.Onadonciciunemanièredelirelemondequireposesurl’affirmationradicaledel’épaisseurdelaproximité,dudéplacement,voiredeladislocationaz.End’autres termes, laconsciencedumondenaît de l’actualisationde cequi était déjà possible enmoi,mais par lebiaisdemarencontreaveclavied’autrui,maresponsabilitéàl’égarddelavied’autrui et desmondes apparemment lointains et, surtout, de gens avec qui jen’aiapparemmentaucunlien–lesintrus.Maislacritiquepostcolonialeestégalementunepenséedurêve:lerêved’une

nouvelle forme d’humanisme – un humanisme critique qui serait fondé avanttoutsurlepartagedecequinousdifférencie,endeçàdesabsolus.C’estlerêved’une polis universelle et métisse. C’est ce que Senghor, dans son Œuvre

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poétique,appelaitdesesvœux–cette«renaissancedumonde»dontparle,parexemple, sa«Prière auxmasques».Pourque cettepolis universelle existe, ilfaut que soit reconnu à tous le droit universel d’hériter du monde dans sonensemble.Lapenséedelapostcolonie,parcontre,estunepenséedelavieetdelaresponsabilité,maisàtraversleprismedecequidémentlesdeux.Ellesesituedanslalignéedecertainsaspectsdelapenséenoire(Fanon,Senghor,Césaireetautres). Elle est une pensée de la responsabilité, responsabilité en tantqu’obligation de répondre de soi-même, d’être garant de ses actes. L’éthiquesous-jacenteàcettepenséedelaresponsabilitéestl’avenirdesoiausouvenirdece que l’on a été entre les mains de quelqu’un d’autre, au souvenir dessouffrancesquel’onaenduréesdutempsdelacaptivité,lorsquelaloietlesujetétaientdivisés.Enfin,lapenséepostcolonialen’estpasunepenséeantieuropéenne.Elleestau

contrairefilledelarencontreentrel’Europeetlesmondesdontellefitautrefoisses lointaines possessions. En montrant comment l’expérience coloniale etimpériale a été codifiée dans des représentations, des divisions disciplinaires,leursméthodologiesetleursobjets,ellenousconvieàunelecturealternativedenotremodernité à tous. Elle appelle l’Europe à vivre de façon responsable cequ’elleditêtre sesorigines, sonaveniret sapromesse.Si,comme l’a toujoursprétendu l’Europe, cette promesse a véritablement pour objet l’avenir del’humanitédanssonensemble,alorslapenséepostcolonialeappellel’Europeàouvriretàrelancersanscessecetavenir,defaçonsingulière,responsabledesoi,del’Autre,etdevantl’Autre.Celadit,l’Europen’estpluslecentredumonde.Sasouveraineté est devenue ancillaire. Le monde contemporain, décidément, esthétérogène,c’est-à-direconstituéd’unemultiplicitédenœudsrégisparladoublelogique de l’entrelacement et de la déliaison. Cette hétérogénéité impliquel’existenced’autresformesdevieetd’autresmodesdepenser,d’autrespossiblesdelavie.L’Autre,aujourd’hui,n’estplusceluiqueproduitetinventel’Europelorsqu’elleprendsurelle-mêmedesepensersouslesignedel’universel.C’estl’Autre à la fois de l’hétéronomie absolue et de la radicale proximité etsimilarité. Dans ce sens, la théorie postcoloniale a raison de dire que l’idéed’Europeest à la foisplus et autre choseque sonespace et sonpassé.Cequidéfinitl’Europeneluiappartientplusenpropre.Ducoup,l’universalitéicin’estplusquel’autrenomdudécentrement.Dèslors,lamenace,c’estleconfinementdansdesfrontièrescirconscritesàl’avance;l’obsessiond’ancrageaudétrimentdusoucipourlelargeetl’Ouvert.Ilyacequel’onpourraitappelerl’autobiographiedel’Europe,lafaçondont

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elle s’écrit elle-même et s’autodésigne. Au fond, cette autobiographie(autodésignation) n’est rien d’autre qu’un champ polémique. L’Europe,aujourd’hui,neconstitueplus lecentredumondesinonsurunmodefictif.Lecentre dumonde s’est déplacé ailleurs.Voilà le contexte dans lequel l’Europedoit relancer la productivité des métaphores par le biais desquelles elle s’estessayéeà sedireet àdire lemonde,à se faire Idée.Cette Idéedoit faire sanscesse l’objet d’une réinterprétation afin de ne pas être périmée. Nous devonsaccepter qu’elle soitmise en jeu par des lectures autres que la sienne propre.C’estàcetteconditionqu’elles’enrichiraetdeviendrauneforcedefascination.Mais lamesuredecette forcede fascination seranécessairement sa capacité àcontribueràladéclosiondumonde.UneEuropequi,toutenproclamanturbietorbisavocationuniverselle,seréinventesouslesignedelaclôturen’intéressepaslemondeetn’estd’aucunintérêtpourlui.Ilfautdoncréimaginerl’Europecommeunemultiplicitéquin’apasdelimite

externe, pas de dehors. C’est à cette condition qu’elle deviendra lemiroir dumondeetnonunfragment–significatifcertes–des innombrablesarchivesdumonde. Sa définition, l’Europe doit la trouver dans un jeu instable, toujoursautre,quidéjouetoutedéfinition–unecontre-écriturequirompttouteclôtureetqui, loinde fermer lepropos, seposesous la formed’unequestion inachevée,ouverte. Cette définition doit absolument laisser inscrire le tout-autre dans lalangue de l’être. Elle doit absolument faire place à l’absolument étranger sil’Europeveuttraiterautrementsesproprespossibilités.L’unedecespossibilités,c’est l’écriture de son autobiographie à partir de l’Autre, en réponse auxquestions qu’il lui adresse. Car c’est à partir de l’Autre que toute écriture dumonde, véritablement, fait événement.Au lieu de se poser en pointe finale del’humanité,l’Europedevraitdoncêtreattentiveàcequivient.Savocation–sicetermeaunsens–estdes’avancer,commeledisaitDerrida,exemplairementverscequin’estpaselle,cequisechercheouseprometaujourd’hui.UnetelleEuropedoitconcevoirsesfrontièrescommen’étantpasdonnées.Elledoitlaisservenir l’événement imprévisible.C’estàcetteconditionqu’ellecontribueraà ladéclosiondumonde.

Ladoublestructured’impuissanceetd’ignoranceRevenons,pour terminer,sur lacolonisationetsonaprès-vie,puisque telest

l’un des enjeux des débats contemporains sur la postcolonialité. En tant que

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formule générale de la domination, la colonisation créa une nouvelle structured’action et de sens, un nouveau régime d’historicité (ou,mieux, une nouvelleprosaïque).Ceprocessusdemiseenordreduchampdanslequelsedérouleraientdésormais les interactions entre dominants et assujettis coloniaux ne gommapoint l’ensembledes coutumes et logiques autochtonesqui lui préexistaient. Ilfut fondamentalement hétéronome. Si cette tentative d’invention de nouvellescoutumes fut à l’origine de nouvelles contraintes, elle libéra également denouvelles ressources et obligea les sujets coloniaux soit à chercher à en tirerprofit, soit à les contester ou les déformer, soit à faire tout cela sinonsimultanément,dumoinsparallèlementba.D’autrepart,l’onsaitquelacolonisationsedéfinissait,dansunelargemesure,

par des lignes de fuite. Du début à la fin, le régime colonial fut traversé defissures,defêlures,debrèches,qu’ilnecessadecolmateretdeboucher.Mêmelorsqu’il se transforma en appareil plus ou moins centralisé, il n’en était pasmoins travaillé par les logiques de la segmentarité. Dans la plupart des cas,chaque décision ne faisait souvent que déplacer ailleurs les lignes de fuite.Mondedemicrodéterminations, lemondecolonial reposaitaussisur lagestiondespetitesetgrandespeurs,laproductionetlaminiaturisationd’uneinsécuritépartagée aussi bien par les dominants que par les assujettis. Cette peurstructurelle et moléculaire découlait du fait que, toujours, quelque chose luiéchappait qu’il s’efforçait sans cesse de rattraper en édictant chaque fois denouvellesloisetdenouveauxinterdits.Et,mêmelorsqu’illerattrapait,iln’avaitjamais lacertitudequ’ils’agissaitdubonobjet.Lapeurpermanente–voire laparanoïa – avait également pour origine la double structure d’impuissance etd’ignorancesicaractéristiquedecemodededomination.Lesmaîtrescoloniauxne savaient presque jamais ce qui dans la simple imitation était en réalitéopposition;cequidansl’oppositionapparenten’étaitquesimpleinversion;ouencore ce qui, tout en ayant l’air d’une révolte proprement dite, relevaitfinalement d’une simple logique du désir. Du début jusqu’à la fin, le régimecolonialvécutdans le sentimentquequelquechosedes sociétésautochtones–peuimportaitl’échelle,latailleoulesdimensions–relevaitdel’inassignable.Cela dit, l’histoire de la colonisation n’est pas seulement une histoire

d’ambivalences et de contingences, de grands hasards et d’étonnantesrencontres,commetendàlefaireaccroireunecertainecritiquehistoriographiqueet sociologique–documentée, souvent érudite et, à l’occasion, ingénue. Il y adans les empires coloniaux du XIXe siècle des éléments de nouveauté, demodernité, voire dans certains cas de cohérence. Le dire ne signifie en rien

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minimiser les liens complexesqui se tissent entre l’administration coloniale etsessujets.Àdistancedelasuffisancepositiviste,ilfautdoncrelirel’histoiredel’Occident hors de l’Occident à rebours du discours occidental sur sa propregenèse,àreboursdesesfictions,desesévidencesparfoisvidesdecontenu,sesdéguisements, ses ruses et – cela vaut la peine de le répéter – sa volonté depuissance(qui,commeonvientdelesuggérer,estprofondémentencastréedansunestructured’impuissanceetd’ignorance).Car,au-delàdelacompilationdesdétailsempiriques,lacritiqueducolonialismeoudufaitimpérialn’aencorerienditducolonialismeetdel’impérialismetantqu’ellenes’estpasaffrontéeàcettevolonté de puissance et à la manière dont ses dimensions ontologique,métaphysique, théologique et mythologique font constamment l’objet devoilement.Entantquevolontédepuissance,laraisoncolonialeestuneraisonàla fois religieuse, mystique, messianique, utopique. La colonisation estinséparable des puissantes constructions imaginaires et des représentationssymboliques et religieuses à travers lesquelles la pensée occidentale a figurél’horizonterrestre.Ilyadoncplace,danslacritiquedessituationscolonialesetdes faits d’empire, pour une critique philosophique et éthique, et un examencirconstanciédecequi,danslachose,sedonnaitcommesonfeuintérieur.Àlapratique,ilarrivaeffectivementquecetteloiintérieuresoitdéformée,désajustée,dérangéeetsaclartéobscurcie.Maiscenefutqu’uneaffairedecoursetnonpasd’axiomatique.Or,commeonl’avu,cequil’animedel’intérieur,l’élanquilaporte,c’estentrèsgrandepartielarace.C’estcequi,aufond,régitsonlangage,ses schémas perceptifs, ou encore ses pratiques. «Vieux » ou « jeunes », lesmultiples répertoires et les différentes stratégies que les empires coloniauxmettentenplacedanslebutd’incorporerdespopulationshétérogènesdansuneseuleentitépolitiquetoutenmaintenantlesdistinctionsetleshiérarchiesn’ontdesensqueparrapportàl’incontournableréalitédelarace.Lacolonisationétaitégalementunsystèmedesignesquedifférentsacteursne

cessèrentdedéchiffreràleurmanière.Elleavaitsesmanièresdesereprésenteràelle-mêmesamythologie.Elleavaitdesmotspar lesquelselle s’autodésignait.Elle savait se déléguer dans des substituts indigènes qui la prolongeaient. Lerapportcolonialdedominationnefutnisimpleniunilatéral.Ilfuttissédecreux.Il avait toutefois une trame : la volontédepuissance et cequ’elle nousdit ausujetdesquestionsgénéralesdelaforceetdudroit,dudroitetdelajustice,delajusticeetdelaresponsabilité,delafragilitédelapuissance,bref,decequel’onappelaitautrefoisle«propredel’homme»etsesrapportsàsonsemblable.Parailleurs, ily eutdes forcesque la colonisation libéra, fluxde richesse, fluxde

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désirs et croyances ; le choc, l’étonnement, la séduction de la puissance etl’appel à l’assimilation. Colons et assujettis étaient investis aussi bien par lesdésirs, les croyances que par les intérêts. Loin de n’être que des complexespolitico-économiques, les différents régimes coloniaux furent aussi descomplexes de l’inconscient et, souvent, c’est à ce titre qu’ils laissèrentd’indélébiles traces dans l’imaginaire des colonisés. Et, malgré tout le poidsd’incertitude qui entoura leurs pratiques, ils ne furent pas que des pétardsmouillés.Ladominationcolonialefutcomparableàunétatdeguerrebb.Dansbiendes

cas, celle-ci prit la forme d’une guerre permanente et de basse intensité. Levainqueur cherchant chaque fois à prolonger indéfiniment le « rapport deconquérantàconquis»,l’onpeutdiredela«paixcoloniale»qu’ellenedifféraitdelaguerrequeparlefaitquel’undescampsétaitprivéd’armesbc,commeonl’évoqueraauchapitresuivant.Decetteconfrontation,lesindigènessortirentleplussouventrompus,défaitsetdéfigurés.Lescolonsrisquaient,quantàeux,den’ensortirqu’aprèsavoirdétruittoutcequ’ilsétaientenmesurededétruire.Cartoutepratiquecolonialeesthabitéeparunepulsioninterne:l’ivressedelaforce,unesombreémulationdetueret,s’illefaut,depérir.Au-delàdelarechercheduprofit,elleseconstruittoujourssurlacrêted’uneligneintense:lalignefroidede la force et de la destruction pure. Cette force, parfois aveugle, traverse ycomprisleslignesdefuitequ’audemeurantellesefaitfortd’investir.Telleestlanature de la volonté coloniale de puissance. Fondée sur le partage entre lapossessiondesarmesd’uncôtéetlaprivationdesarmesdel’autre,elleconsiste,dèslors,enlavolontédetoutremettreenjeu.Entantquetelle,cettevolontéestun pari sur la mort des autres et sur la sienne propre. Mais cette dernière,toujours,estsupposéepasserparcelledesautres–unemortdéléguée.Dans une humanité planétarisée, voilà précisément les questions qui nous

concernent au plus proche, dans l’énigme même de notre présent et dans sacapacité la plus propre d’avenir. C’est en effet en partie par le biais del’esclavage des Nègres et de la colonisation – et donc de ces questionsgénérales–ques’estforgéenotrelanguecommuneetquesesontjuxtaposésleshabitants de la terre, au sein d’une unité à la fois emblématique etproblématique. Et c’est à poursuivre l’interrogation autour de la question desconditionsd’unerencontreauthentiquequecesévénementsnousappellent.Cetterencontre commence non par l’oubli démesuré qui ferait de tous dessomnambules, non par un révisionnisme que cachent mal les appels aupositivismescientiste,maisparledépaysementréciproque.Lanécessitéd’untel

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dépaysement requiert à son tour l’élaboration d’une pensée qui soit, à la fois,profondément historique, philosophique et éthique –mémoire et antimémoire,militante et antimilitante, politique, antipolitique et poétique. Antimilitante sitant estque le rapport aupassé se transformeen tourdupropriétairedans sonjardin.Maispolitiquedanslamesureoùl’onvaconsciemmentàlarencontredupassé non seulement comme ce qui nous est présent, mais aussi comme laconditiondepossibilitédupartageetdel’en-commun,aussiinfinitésimalsoit-il.

Noteduchapitre2

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b.ProsserGIFFORDetW.M.RogerLOUIS (dir.),TheTransfer ofPower inAfrica.Decolonisation,1940-1960,YaleUniversityPress,NewHaven,1982.

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bb.SimoneWEIL,Œuvreschoisies,Gallimard,coll.«Quarto»,Paris,1999,p.419.bc.Ibid.,p.420.

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Sociétéfrançaise:proximitésansréciprocité

Pourquoi, en ce siècle dit de l’unification du monde sous l’emprise de laglobalisation des marchés financiers, des flux culturels et du brassage despopulations, la France s’obstine-t-elle à ne pas penser de manière critique lapostcolonie,c’est-à-dire,endernièreanalyse,l’histoiredesaprésenceaumondeet l’histoire de la présence du monde en son sein aussi bien avant, pendant,qu’après l’Empire?Quelles sont lesconséquencespolitiques, intellectuellesetculturellesdecettecrispationetquenousdit-elleausujetdeslimitesdumodèlerépublicain et de sa prétention à symboliser une manière d’universalisme ?Quelles sont les conditions intellectuelles qui pourraient faire en sorte que levieiluniversalismeàlafrançaisefasseplaceàcettealternativequel’onn’acesséderefouler:celled’unenationvéritablementcosmopolite,capabledeposerendestermesinéditsetpourlecomptedumondedanssonensemblelaquestiondeladémocratieàvenira?Afin de répondre à ces interrogations, l’on part de l’idée selon laquelle la

problématiquedeladémocratieàvenirestprofondémentliéeaudevenirdecetteinstitutionspécifiquequ’estlafrontièreb–ceparquoiilfautentendreaussibienle rapport entre la constitution du pouvoir politique et le contrôle des espacesque laquestionplusgénéralede savoirqui estmonprochain, comment traiterl’ennemietquefairedel’étranger.Ladifficultéquel’onéprouveà«répondrede»cestroisfiguresa,pourl’essentiel,partieliéeaveccequelesdémocratiesexistantes ont fait du problème de la race, comme on l’a vu au chapitreprécédent.Àforcedetenirpendantsi longtempslemodèlerépublicainpour levéhiculeachevédel’inclusionetdel’émergenceàl’individualité,l’onafiniparfaire de la République une institution imaginaire et à en sous-estimer lescapacitésoriginairesdebrutalité,dediscriminationetd’exclusion.La scène primordiale de cette brutalité et de cette discrimination a été la

plantation sous l’esclavage,puis lacolonie àpartirduXIXe siècle.Demanièretoutàfaitdirecte,leproblèmequeposentlerégimedelaplantationetlerégimecolonialestceluide la fonctionnalitéde la racecommeprinciped’exercicedu

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pouvoir et comme règle de la sociabilité. Dans le contexte d’aujourd’hui,convoquer la race, c’est appeler à une réflexion à propos dudissemblable, deceluioucelleavecqui l’onnepartagerienoutrèspeu–deceuxetcellesqui,tout en étant avec nous, à côté de nous ou parmi nous, ne sont, en dernièreanalyse, pas des nôtres. Bien avant l’Empire, la plantation et la colonieconstituaientun«ailleurs».Ellesparticipaientdu«lointain»etdel’étrangeté– d’un au-delà desmers. Et c’est presque toujours en tant qu’extrêmes limitesqu’elles apparaissaient dans l’imaginaire métropolitainc. Aujourd’hui, laplantation et la colonie se sont déplacées et ont planté leurs tentes icimême,horslesmursdelaCité(enbanlieue).Cedéplacementcomplique,plusqueparle passé, la définition des limites du dedans et du dehors et provoque, aupassage,uneremiseenquestiondescritèresdel’appartenance,«dès lorsqu’ilnesuffitplusd’êtrecitoyenfrançaispourêtreconsidérécommeunFrançais–etunEuropéen–àpartentière,ettraitécommeteld».Leprochainetlelointain,toutcommelacolonisation,lemondequ’elleacréé

etcequivientaprès,ducoups’enchevêtrent.Leparadoxedecetteprésenceestqu’elle reste largement invisible au moment même où s’observent l’étroiteimbrication de l’ailleurs et de l’ici, la généralisation de l’étrange, de sadissémination et de sa diffusion dans l’espace – tout cela ayant pourconséquence l’aggravation de la tension fondatrice du modèle républicainfrançais. Il s’agit non point de l’opposition entre universalisme etcommunautarisme (comme tend généralement à le penser l’orthodoxie), maisentre universalisme et cosmopolitisme (l’idée d’un monde commun, d’unecommune humanité, d’une histoire et d’un avenir que l’on peut s’offrir enpartage). Et c’est la réticence à transformer ce passé commun en histoirepartagéequiexpliquel’impuissancedelaFranceàpenserlapostcolonie.Cetargumentseradéveloppéendeuxtemps.D’abord,l’onferavaloirquele

problèmedeceuxqui,toutenétantavecnous,parminousouàcôtédenous,nesontfinalementpasdesnôtresendépitd’unpassécommunn’aétérésoluniparl’abolitiondel’esclavageniparladécolonisation.L’extensiondelacitoyennetéauxdescendantsd’esclavesoudesindigènesn’apasentraînéunetransformationprofonde de lamanière dont la France procède à la figuration politique de ladémocratie. Elle n’a pas non plus conduit à un renouvellement desmodalitésd’institutionimaginairedelanation.Telleest,audemeurant,l’aporieaucœurdela logique de l’intégration et de l’assimilation qui gouverne bien des débatspassésetactuelsconcernant laprésencedesétrangerssur le territoirenational,voirel’appartenancedescitoyensfrançaisnonblancsàlaRépublique.Laforme

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d’universalisme qui sous-tend l’idée républicaine semble, en effet, ne pouvoirpenser l’Autre (l’ex-esclave, l’ex-colonisé) « qu’en termes de duplication, dedédoublement jusqu’à l’infini d’une image narcissique » à laquelle sontassujettis celui ou celle qui en sont la ciblee. Malgré une riche traditionphilosophiqueconcernant les rapportsentre l’Autreet leMême, lesarchétypesde l’Autre dans la pensée française contemporaine sont encore très largementdépendantsdesfiguresdel’exotiqueoudecatégoriespurementessentialistes.

Ledéclind’unenationfigéeL’on vient d’affirmer que la décolonisation n’a pas mis un point final à la

questiondesavoirquefairedupassécommununefoisquecelui-ciaétéplusoumoinsdésavoué.L’onévoqueladécolonisationnonsanssavoirqueletermefaitl’objetdecontestation.Nombreuxsonteneffetceuxquisedemandentsi,aveclafin des tutelles formelles, tout a vraiment été remis en jeu, tout a vraimentrecommencé, au point où l’on puisse dire que les ex-colonies ont rouvert leurexistence et se sont mises à distance de leur état antérieur. Pour certains, laréponse à cette question est négative. Colonie, néocolonie, postcolonie : ils’agiraitdumêmethéâtre,desmêmesjeuxmimétiques,avecdesacteursetdesspectateursdifférents(etencore!),maisaveclesmêmesconvulsionsetlamêmeinjure.C’est,à titred’exemple, lepointdevuedesmilitantsanti-impérialistes,auxyeuxdesquelslacolonisationfrançaiseenAfriquen’ajamaisvraimentprisfin. Elle aurait simplement changé de visage, revêtant désormais mille autresmasques.Àl’appuidecette thèse, l’oncite,pêle-mêle, laprésencedebasesmilitaires

dansplusieurspaysd’ancienneoccupationfrançaisedelarégionetunelonguetraditiond’interventionsdirectesdanslesaffairesdecesÉtats,l’émasculationdeleursouverainetémonétaireà traversdesmécanismestelsquelaZonefrancetl’aideà lacoopération, lemaillageet laclientélisationde leursélitesà traversune panoplie d’institutions culturelles et politiques (cas des institutions de laFrancophonieoudubureauAfriquedel’Élysée),l’activismedesservicessecretset de divers réseaux affairistes, voire criminels, la participation directe à despolitiquesdelaviolence,voireàdesdynamiquesdenaturegénocidairef.Malgréle caractère parfois polémique de ces affirmations, il serait naïf de prétendrequ’ellessonttoutesinfondées.LaFrance,commetouteautrepuissancedanslemonde,estsoucieusedesesintérêtsidéologiques,stratégiques,commerciauxet

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économiques. Le primat de ses intérêts tant publics que privés commande, entrès grande partie, sa politique extérieure. Historiquement, elle a su exploiterl’avantage que lui conférait sa position d’ancienne puissance impériale pourcimenter, avec les classes dirigeantes francophones, des rapports inégauxmarquéstantôtdusceaudelabrutalité,tantôtdeceluidelavénalité.Cette forme de domination peu onéreuse, Alexis de Tocqueville la

recommandaitdéjàen1847pourlesArabes:«L’expérienceadéjàmontrémillefoisque,quelsquesoientlefanatismeetl’espritnatureldesArabes,l’ambitionpersonnelle et la cupidité avaient souvent encore plus de puissance dans leurcœuretleurfaisaientprendreaccidentellementlesrésolutionslesplusopposéesà leurs tendances habituelles, écrivait-il alors. Le même phénomène s’esttoujoursvuchezleshommesàmoitiécivilisés.Lecœurdusauvageestcommeunemerperpétuellementagitée,maisoùleventnesoufflepastoujoursdumêmecôté. »Et de réclamerunepolitiquequi, soit en flattant leur ambition, soit enleur distribuant de l’argent, fasse en sorte que « même ceux d’entre eux quimontraientlahainelaplusfurieusecontreleschrétiensprennenttoutàcouplesarmes pour eux et se tournent contre leurs compatriotesg ». En Afriquesubsaharienne,ce«retournementdesarmes»arevêtudesformesdiverses.Danslaplupartdescas,ils’inscrivaitdansunesimplelogiquedecorruptionmutuelle.Ducôtéafricain,lemoteurdelavénalitésetrouvaitalorsêtrelaconjonctiondedeuxpulsionsculturellesquiprécèdentlemomentcolonial:d’unepart,ledésirillimitéd’acquisitiondesbiensetdes richesses ; et, de l’autre, la reproductionsur le temps long de formes objectales de jouissance. En maintes autrescirconstances cependant, la relation prenait purement et simplement la formed’une panoplie d’attitudes racistes à peine cachées sous le manteau d’unpaternalisme de bon aloi. Puis, lorsqu’il le fallait, la France n’hésitait pas àrecouriràlaforcedirecte,voireàl’assassinat,pourpérennisersesintérêts.Aussibien leracismemâtinédepaternalismeetdeméprisque lacorruption

mutuelle,voirelejeudelaservilitéapparenteducôtédesélitesafricaines,toutcelaétaitprofondémentancrédansdesstructureshistoriquesd’inégalitéqu’unecivilitépresquecérémoniellemasquaitetratifiaitconstamment.Maisl’inégalitéconstituaitàlafoisuneformed’échangeetuneformededon.Danscejeudelasoumission, cérémonies, grâces, échanges, dons et contre-dons permettaient,d’une part, d’engendrer des dettes et, d’autre part, d’instituer des réseaux dedépendance réciproque que favorisait, au demeurant, une relativeinterculturalitéh. Cela dit, il serait erroné de réduire l’analyse des dynamiquespolitiquesetculturellesdessociétéspostcolonialesfrancophonesd’Afriqueaux

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seulsrapportsqueleursélitesentretiennentaveclaFrance.Defait,cesrapportseux-mêmesn’ont cessé de se transformer.Cette lente transformation a pris uncourserratiqueàlafaveurdelafaillitefinancièredenombred’États,puisdelagénéralisationdesguerresderapinedans l’ensembleducontinent,aucoursdudernier quart du XXe siècle notamment. Si les réseaux affairistes traditionnelsn’ontpasencoretotalementperduduterrain,ilsnepeuventcependantplusagircomme si l’Afrique était une « chasse gardée » de la France. Au nom dumaintiendesgrandséquilibresmacroéconomiques(disciplinefiscale,maîtrisedel’endettementpublicetdel’inflation),delalibéralisationdeséchanges,voiredelaluttecontrelapauvreté,lepoidsdesfonctionnairesinternationauxs’estaccrumême si, dans les faits, les réformes devant conduire à plus de compétitivités’enlisent. Les besoins de rééchelonnement de la dette, les processusd’ajustement structurel et les privatisations ont rendu inévitable une gestionmultilatéraledelacriseafricaineetdesguerresetcatastropheshumanitairesquiensontsinonlacause,dumoinslecorollaire.Ilenestrésultéunaccroissementde l’influence des institutions internationales (qu’elles soient financières, àl’instar de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international, ouspécialisées dans l’action dite humanitaire) et l’émergence d’une forme degouvernementalité que l’on a appelée, ailleurs, le « gouvernement privéindirecti».Ducoup,l’Afriquefrancophoneneconstitueplusle«domaineréservé»dela

France.Mêmedesorganismes telsque l’Agencefrançaisededéveloppement– autrefois l’un des outils privilégiés de la présence économique de ce pays enAfrique – sont désormais obligés de naviguer dans le sillage des institutionsmultilatérales de financement. Face aux contraintes qu’entraîne le choixd’appartenance à l’Europe, la France est désormais obligée d’allégerl’encombrant et dispendieux arsenal qui, longtemps, fit d’elle une « puissanceafricaine » à part entière.Comme à l’époque coloniale, les dividendes qu’elletiraitdecemodededominationapparaissentaujourd’hui toutà faitdérisoires.Plusfondamentalement,laFranceestentraindeperdre(ou,danscertainscas,adéjà perdu) une très grande partie de l’influence culturelle qu’elle exerçaitautrefois sur les élites africaines. Cette perte s’explique en partie par sonincapacitéàsoutenirlesmouvementsdedémocratisationet,enpartieaussi,parsapolitiqued’immigration.Iln’yaplus,aujourd’hui,unseulgrandintellectuelafricain disposé à célébrer, sans façons, les noces de la « négritude » et de la«francité»,commen’hésitaitpasàlefaireLéopoldSédarSenghorj.LesÉtats-Unis sont manifestement les principaux bénéficiaires de cette défection. Ils

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offrent,àcetégard,troisatoutsdontlaFrancenedisposeguère.Le premier, c’est leur capacité presque illimitée de capter et de recycler les

élitesmondiales.AucoursdudernierquartduXXesiècle,leursuniversitéssontparvenues à attirer dans leur giron presque tous les meilleurs intellectuelsafricains (ycompris ceuxd’entre euxqui avaient été formésenFrance),voiredesuniversitairesfrançaisd’origineafricaineauxquelslesportesdesinstitutionsfrançaises étaient restées ferméesk. Le deuxième est d’ordre racial. C’estl’immense réserve symbolique que constitue la présence auxÉtats-Unis d’unecommunauté noire dont les classes moyenne et bourgeoise sont relativementbien intégrées dans les structures politiques nationales et fort visibles sur lascène culturelle. Certes, ladite communauté continue de souffrir de diversesformesdediscrimination.Elleest,plusquetouteslesautres,fortementtouchéepar la pauvreté urbaine. Mais il n’est qu’à voir le nombre de gens d’origineafricainequi,àunmomentdonné,ontexercéoucontinuentd’exercerdehautesfonctionsauseindel’armée,dugouvernementfédéral,auSénat,auCongrès,àla tête d’importantesmunicipalités, voire à la Cour suprême, pourmesurer ladistancequi,surceplan,séparelesÉtats-UnisdelaFrance.Àbiendeségards,laglobalisationculturelledontlesÉtats-Unissontleferde

lanceest,dansdesdomainesaussivariésque lamusique, lamodeou lesport,constammentalimentéeparlesproduitsdelacréativitédesdiasporasafricainesinstalléesdanscepaysdepuisl’époquedelatraitedesesclavesl.Auxpremiersdéplacements forcés des siècles de l’esclavage ont succédé diverses autresvaguesmigratoiresenprovenancedesCaraïbes,puis,àpartirdesannées1960,de l’Afrique subsaharienne anglophone. À l’exception des Haïtiens, lesmigrations francophones sont, en revanche, récentes. La plupart sont liées auphénomène de la circulation des élites que la globalisation a accéléré. Ellescoïncident,d’autrepart, avec le tournant anti-immigration si caractéristiquedudernier quart de siècle européen – anti-immigration qui a alimenté enAfriquedes réactions de rejet de la France et de ce qu’elle représente, même si, parailleurs, les faits de la francophonie et de la colonisation française se trouventêtre des facteurs de différenciation parmi les Africains d’Amérique. D’autresmigrationssontlefaitdesdéscolarisésqui,grâceàleurespritd’entreprise,sonten traindechanger la facedecertainsquartiersdesgrandesvillesaméricaines(cas de Little Senegal à Harlem ou présence de restaurants éthiopiens etérythréensdanslesprincipalesmétropoles).Àcausedelaforteprésencedesgensd’origineafricaineauxÉtats-Unis,ilest

devenu impossible d’imaginer l’identité américaine sans référence à

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l’« Atlantique noir », c’est-à-dire sans une reconnaissance explicite desfondations transnationales et diasporiques de la nation américaine et de lapluralitédeseshéritagesm.Ainsis’opposentdeuxphilosophiesdelanationetdelaprésenceaumonde:d’uncôté,unimaginairedelanationenréférenceausolet donc conçu en termes de frontières et de territoires, et, de l’autre, unimaginaire en référence aux flux et donc largement déterritorialisé.Contrairement à ce qui s’est passé enFrance, l’impératif d’égalité requis pourfaire de chacun un sujet de droit et un citoyen à part entière n’a pasnécessairement conduit, aux États-Unis, à cette forme d’abstraction quereprésente le sacre juridique de l’individu – l’une des pierres d’angle de lafiction républicaine. Les politiques de discrimination positive (affirmativeaction)fontcertesl’objetdecontestations,maisellespermettentdegarantirunecertainevisibilitédesminoritésracialesetdesfemmesdansdifférentessphèresdelaviepubliqueetculturelle.Interviennent, enfin, les puissantes institutions philanthropiques (fondations,

Églisesetautres),dontcertainesdisposentdesiègessurlecontinent.Laplupartontpourcibles lesmilieuxuniversitaires, lesorganisationsde lasociétécivile,les médias, voire les décideurs (hommes politiques, hommes d’affaires). Àtraverslessubventionsqu’ellesdistribuent,lesprogrammesqu’ellessoutiennentetl’ethosqu’ellespromeuvent,cesinstitutionsjouentunrôleconsidérabledansl’«acculturationàl’américaine»desmilitants,hommesd’affaires,activistesetélites africaines en général. L’on pourrait résumer tout cela d’un mot :l’existencedestructuresdel’hospitalité.Ilnes’agitpasdesous-estimerlaréalitéde la violence raciale ou la persistance, aux États-Unis, de l’idéologie de lasuprématie blanche. Il ne s’agit pas non plus d’occulter les effets du tournantqu’areprésentéla«guerrecontreleterrorisme».Celadit,cesontcesstructuresde l’hospitalité qui font défaut à la France contemporainen. Leur absenceexplique,enpartie,sonincapacitéàpenserlapostcolonieet,au-delà,lemondecontemporain. Au contraire, ce sont ces structures qui rendent le modèleaméricain si attrayant aux yeux des élites mondiales. Un fossé culturelgrandissantsecreuseentrelesélitesafricaines,enparticulier,etlaFrance,dontlemodèleleurparaîtdeplusenplusdésuetauseind’uneEuropequiseconstruitsurlemodèled’uneforteresseo.Penchons-nous,àprésent,surlaquestiondelalanguetellequ’ellesedonneà

voirà travers lemiroirde la francophonie. Ici, il importedesedémarquerdesprincipaux arguments mis en avant dans le discours idéologique desnationalismes panafricains. Selon ce discours, les langues européennes parlées

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en Afrique seraient des langues étrangères imposées par la force à despopulations défaites et soumises. Elles représenteraient de puissants facteursd’aliénation et de division. En outre, elles ne se seraient imposées à laconscienceafricainequ’enévinçantetenmarginalisantleslanguesautochtoneset la somme des réflexions religieuses, politiques et esthétiques que celles-civéhiculaient. Sur un plan purement politique, la langue coloniale aurait pourfonction d’imposer la loi d’un pouvoir sans autorité à un peuple vaincumilitairement. Pour ce faire, elle ne doit pas seulement provoquer lamort deslangues autochtones qui lui résistent ou encore en effacer les traces. Elle doitaussi masquer sa propre violence en inscrivant celle-ci dans un système defictionsenapparenceneutres(humanisme,civilisation,universalisme).Telétantle cas, il ne pourrait y avoir de libération politique, économique outechnologiquequine s’accompagneraitpointd’uneautonomie linguistique.Enretour,l’émancipationculturelleneseraitguèrepossiblesansidentificationtotaleentrelanguesafricaines,nationafricaineetpenséeafricainep.L’on ne saurait nier les pouvoirs de la langue, notamment lorsque ceux-ci

s’exercent dans un contexte de rencontre imposée, d’expropriation et dedépossession,commecefutlecassouslacolonisation.Defait, ilyatoujours,danscegenredesituations,unéquivalent linguistiquedu«pouvoirdusabre»(razzias et destructions, tortures,mutilations, épurations et profanations). Celadit,leraisonnementnationaliste/panafricanistereposesurunesériedeméprises.Tout d’abord, il sous-estime le fait que, au terme de plusieurs sièclesd’assimilation progressive, d’appropriation, de réappropriation et de trafics, lefrançaisafinipardevenirunelangueafricaineàpartentière.Ceprocessusestfortdifférentdela«francisation»desdiversesrégionsdel’HexagonedonttraiteFernand Braudel dans son étude sur l’identité de la Franceq. Les langues,religionsettechniqueshéritéesdelacolonisationsontpasséesparunprocessusde vernacularisation – iconoclaste sans doute, et, par nombre de ses aspects,destructeur, mais aussi porteur de ressources nouvelles, tant sur le plan del’imagination,delareprésentationquedelapensée.Ensuite, loindevoir leurpouvoirdefigurationentravéoupiégé, leslangues

autochtonesonttiréprofitduprocessusdevernacularisationdufrançais.Decetentremêlement est en train de naître une culture créole caractéristique desgrandesmétropolesafricaines.Sur leplan linguistique, lacréolitéconsiste, ici,en une transformation figurative impliquant, inévitablement, une relativedéperdition, une dissipation, voire un obscurcissement de l’originaire. Cettedissipationalieuauseind’unfoisonnementdesobjets,desformesetdeschoses.

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Voilàpourquoi, surunplanépistémologiqueet culturel, créolité rime,nonpasavec la production mimétique et l’aliénation, comme tend à le faire croire lediscours africain du nationalisme culturel, mais avec vraisemblance, véri-similitude, onomatopée et métaphore. Maintenant, il s’avère que le discoursofficiel français sur la langue françaiseprésentedes similitudes avecceluidesnationalismespanafricains.PeuimportequelenombredesfrancophoneshorsdeFrancesoitaujourd’huisupérieuràceluidesFrançais;ouencorequelalanguefrançaisesoit,denosjours,plusparléehorsdeFrancequesurleterritoire.BiendesFrançais continuentd’agir etdepenser commes’ils enavaient l’exclusivepropriété.Ilstardentàcomprendrequelefrançaisestdésormaisunelangueaupluriel;qu’ensedéployanthorsdel’Hexagone,ils’estenrichi,s’estinfléchieta pris du champ par rapport à ses origines. La France ne s’étant guèredécolonisée–malgrélafindel’empirecolonial–,ellecontinuedepromouvoirune conception centrifuge de l’universel largement décalée par rapport auxévolutionsréellesdumondedenotretemps.L’unedesraisonsdecenarcissismeculturelestquelefrançaisatoujoursété

pensé en relation avec une géographie imaginaire qui faisait de la France le«centredumonde».Aucœurdecettegéographiemythique,lalanguefrançaiseétaitsupposéevéhiculer,parnatureetparessence,desvaleursuniverselles(lesLumières,laraisonetlesdroitsdel’homme,unecertainesensibilitéesthétique).Telleétaitsatâche,maisaussisonpouvoir:celuidereprésenterlapenséequi,semettant à distance d’elle-même, se réfléchit et se pense elle-même. Dans cetéclatlumineuxdevaitsemanifesterunecertainedémarchedel’esprit:cellequi,dansunmouvementininterrompu,devaitconduireàl’apparitiondel’«homme»etautriomphedelaratioeuropéenneetuniverseller.LaRépubliquedevaitainsiconstituer l’éclatantemanifestationdecettemissionetdesvaleursqui la sous-tendaient. Les noces de la République et de la langue furent telles que l’onpourraitdire:lalanguen’apasseulementcréélaRépublique(l’État),elles’estelle-même créée au travers de la République. Dans un acte detranssubstantiation,laRépubliqueadéléguésamissionàunsubstitut,lalanguefrançaise,quilareprésenteetlaprolonge.Ducoup,parlerouécrirelefrançaisdans sa pureté, ce n’est pas seulement dire sa nationalité, c’est pratiquer, defacto,une langueuniverselle.C’estpercer l’énigmedumonde,discourirsur legenrehumain.Ce rapportmétaphysique à la langue s’explique par la double contradiction

surlaquellereposel’État-nationfrançais.D’unepart,lesnocesdelalangueetdel’État trouventunepartiedeleuroriginedanslaTerreur(1793-1794).C’estde

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cette époque que date le réflexe du monolinguisme – cette idée typiquementnôtreselonlaquelle,lalanguefrançaiseétantune,indivisibleetcentréesurunenormeunique, tout leresten’estquepatois.End’autrestermes, ilyauraitunevoie–etuneseule–d’accèsausens.Cettevoienepourrait triompherquesurles ruines des autres langues. Il s’agit, d’autre part, de la tension, elle aussihéritée–dumoinsenpartie–delaRévolutionde1789,entrelecosmopolitismeet l’universalisme. Cette tension est au fondement de l’identité française.L’universalisme à la française n’est, en effet, pas l’équivalent ducosmopolitisme. Dans une large mesure, la phraséologie de l’universalisme atoujoursservideparaventàl’idéologiedunationalismeetàsonmodèleculturelcentralisateur : leparisianisme.Pendant longtemps, la langueaété l’enveloppede cette phraséologie de l’universalisme dont elle a, à la fois, manifesté etmasquélesaspectslespluschauvinistes.Letriomphedel’anglaiscommelanguedominante du monde contemporain devrait entraîner la prise de consciencequ’unenationalisationexcessivedelalanguefaitnécessairementdecelle-ciunidiomelocal,porteur,àcetitre,devaleurs…locales.L’autreraisondudéclindel’auradelaFranceenAfriqueetdanslemondeest

lescepticisme(aussibiendanslemondepostcolonialqu’enOccident),sinonledoute,àl’égarddetoutidéaluniversalisteabstrait.Lesluttesanticolonialesontradicalisé ce soupçon sur le plan pratique. Sur le plan théorique, la critiquepostcoloniale et la critique de la race (deux phénomènes intellectuels qu’enFrancel’oncontinuedeconfondreàtortavecletiers-mondisme)ontaccentuéledéfautdecrédibilitédenotreidéologie.Or,laréflexions’estlongtempsdéployéecomme si la critique postcoloniale de l’universalisme (pour ne citer qu’elle)n’avaitjamaiseulieu.Enprenantausérieuxcesdeuxcritiques,l’onauraitviteappris, d’une part, que les langues universelles sont celles qui assument leurcaractère « multilingue » ; d’autre part, combien le sort des grandes culturesmondialessejouedésormaisdansleurcapacitéàtraduirelesidiomesdulointainenquelquechosenonplusd’étrangeoud’exotique,maisdefamilier.Puisilyaeuletriomphe,dansmaintessphèresdelaculture,d’unesensibilité

cosmopoliteque favorise, en trèsgrandepartie, laglobalisation.Commeon lesait désormais, la globalisation consiste autant en un processus de mise enrelation des mondes qu’en un processus de réinvention des différences. À lalimite,l’undessuccèsdelaglobalisationestlesentimentqu’elledonneàchacunetàchacunedepouvoirvivrenonseulement leur fantaisie,maisaussidefairel’expérienceintimedeladifférencedansl’actemêmeparlequelonlasubsumeetlasublime.Autrementdit,ilyaunemanièrede«nous»quiprenddésormais

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formeàl’échelledumonde–defaçonprivilégiée–dansl’acteparlequell’onpartage les différences. La sublimation de la différence et son partage sontpossibles,parceque,ladistinctionentrelalangueetlamarchandises’étant,pourl’essentiel,effacée,communieràl’uneéquivautàparticiperàl’autre.Languedela marchandise, marchandise de la langue, marchandise en tant que langue,languesousl’espècede lamarchandise, languecommedésiretdésirde langueentantquedésirdemarchandise:toutcelaneconstitueplus,àlalimite,qu’uneseuleetmêmechose,unseuletmêmerégimedessigness.

Liquiderl’impensédelaraceLa discussion que l’on vient de développer conduit logiquement à une

premièreconclusion:laprésencedel’ailleursdansl’icietdel’icidansl’ailleursobligeàrelirel’histoiredelaFranceetdesonEmpire.Aujourd’hui,latentationdominanteestdelaréécrireenenfaisantunehistoiredela«pacification»,dela«mise en valeur de territoires vacants et sansmaîtres », de la « diffusion del’enseignement»,dela«fondationd’unemédecinemoderne»,dela«créationd’institutions administratives et juridiques », de la mise en placed’infrastructures routières et ferroviaires. Cet argument repose sur l’idéeancienneselonlaquellelacolonisationfutuneentreprisehumanitaireetqu’ellecontribuaà lamodernisationdevieilles sociétésprimitivesetagonisantes,qui,abandonnées à elles-mêmes, auraient peut-être fini par se suicider. En traitantainsi du colonialisme, l’on s’autorised’une sincérité intime, d’une authenticitédedépart,afindemieuxtrouverdesalibis–auxquelsl’onestseulsàcroire–àune conduite passablement immorale. Car, comme le soulignait SimoneWeil,« lacolonisationcommencepresquetoujourspar l’exercicedelaforcesoussaformepure,c’est-à-direparlaconquête.Unpeuple,soumisparlesarmes,subitsoudain lecommandementd’étrangersd’uneautrecouleur,d’uneautre langue,d’une tout autre culture, et convaincus de leur propre supériorité. Par la suite,commeilfautvivre,etvivreensemble,unecertainestabilités’établit,fondéesurun compromis entre la contrainte et la collaborationt ». Révisionnisme oblige,l’on prétend aujourd’hui que les guerres de conquête, les massacres, lesdéportations, les razzias, les travaux forcés, la discrimination racialeinstitutionnelle, les expropriations et toutes sortes dedestructions, tout cela nefut que la « corruption d’une grande idée » ou, comme l’expliquait autrefoisAlexisdeTocqueville,des«nécessitésfâcheusesu».

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Réfléchissantsurlasortedeguerrequel’onpeutetdoitfaireauxArabes,lemêmeTocqueville affirmait : « Tous lesmoyens de désoler les tribus doiventêtreemployés.»Etderecommander,enparticulier,l’interdictionducommerceetle«ravagedupays»:«Jecrois,dit-il,queledroitdeguerrenousautoriseàravager le pays et que nous devons le faire soit en détruisant les moissons àl’époquedelarécolte,soittoutletempsenfaisantdesincursionsrapidesqu’onnomme razzias et qui ont pour objet de s’emparer des hommes ou destroupeaux.»Comments’étonner,dèslors,qu’ilfinissepars’exclamer:«Dieunous garde de voir jamais la France dirigée par l’un des officiers de l’arméed’Afrique!»Laraisonenestquel’officierqui«unefoisaadoptél’Afriqueetenafaitsonthéâtre[y]contractebientôtdeshabitudes,desfaçonsdepenseretd’agir très dangereuses partout, mais surtout dans un pays libre. Il y prendl’usageetlegoûtd’ungouvernementdur,violent,arbitraireetgrossierv».Telle est, en effet, la vie psychique du pouvoir colonial. Il s’agit, non pas

d’une«grandeidée»,maisd’uneespècebiendéterminéedelalogiquedesracesausensdetraitement,contrôle,séparationdescorps,voiredesespèces.Danssonessence, il s’agitd’uneguerremenéenoncontred’autrespersonneshumaines,maiscontredesespècesdifférentesqu’ilfaudrait,aubesoin,exterminerw.C’estlaraisonpourlaquelledesauteurstelsqueHannahArendtouSimoneWeilontpu,aprèsavoirexaminéendétaillesprocédésdesconquêtesetdel’occupationcoloniales, conclure à une analogie entre ceux-ci et l’hitlérismex.L’hitlérisme,dit Simone Weil, « consiste dans l’application par l’Allemagne au continenteuropéen, et plus généralement aux pays de race blanche, desméthodes de laconquêteetdeladominationcolonialesy».Etdeciter,àl’appuidesathèse,leslettresécritesparHubertLyauteydepuisMadagascaretleTonkin.Que,sur leplanculturel, l’ordrecolonialaitétémarquédeboutenboutpar

ses ambiguïtés et ses contradictions est indiscutablez. La médiocrité de sesperformances économiques est aujourd’hui largement admiseaa. Encore faut-ildistinguer ses différentes périodes. Après s’être longtemps appuyée sur lessociétés concessionnaires – dont on ne nie plus aujourd’hui la brutalité et lesméthodes de prédation –, la France vécut longtemps dans l’illusion qu’ellepouvait bâtir son empire à peude frais (empire-on-the-cheap)ab.Les colonisésdevaient financereux-mêmes leurpropreservitude.Elleavait,dès1900, rejetél’idée de programmes d’investissement dans les territoires coloniaux, quiauraientbénéficiédefondsmétropolitainsetauraientfaitunusage intensifdesressources africaines. Ce n’est qu’après 1945 que l’idée d’un colonialisme

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« développemental » (develop-mental colonialism) se fit jour – et encore nes’agissait-il que d’une économie d’extraction, fragmentée et opérant sur desmarchéscaptifsàpartird’enclavesplusoumoinsdisjointesac.Ceprojetfutviteabandonné pour aumoins deux raisons : d’abord à cause de coûts jugés tropélevés ; ensuite parce qu’au bout du compte la logique impériale étaitsimplementintenable.Àlongterme,lesdemandesindigènesenmatièrededroitsciviques et d’égalité raciale au sein d’un espace politique unique (l’État-providence)avaientpoureffetdedéplacersur laMétropole lescoûtsquecettedernière s’efforçait de rabattre sur les territoires coloniaux eux-mêmes. Ainsis’explique,pourl’essentiel,ladécisiondedécoloniser.C’est, enpartie,parceque l’onestpersuadéd’avoir établidans les colonies

une«civilisationbienfaisante»quel’onéprouvetantdepeineàdéchiffrer lescontours de la « nouvelle société française ». Ainsi en est-il de ce que l’onnomme–afindemieux le stigmatiser– le«communautarisme».Mais l’idéequele«communautarisme»rassemble,parexemple,l’ensembledesmusulmansde France fait-elle vraiment sens ? Olivier Roy n’a-t-il pas raison lorsqu’ilaffirme qu’il n’y a pas plus de « communauté musulmane » que de«communautéjuive»enFrance,maisdespopulationséclatées,hétérogèneset,dans l’ensemble, peu soucieusesde s’unifier oumêmede se reconnaître avanttout commedes communautés religieuses ?Croit-onvraiment que l’onpourrafonderdenouveauleliensocialenfaisantdelalaïcitélapolicedelareligionouduvêtement,ouquelesproblèmesdel’immigrationetd’intégrationconstituentavant tout des problèmes de sécurité ? Comment se fait-il que la figure du«musulman»oudel’«immigré»quidominelediscourspublicnesoitjamaiscelled’un«sujetmoral»àpartentière,maispuisetoujoursdansdescatégoriesdévaluantesqui traitentdes«musulmans»etdes« immigrés»commed’unemasseindistincte,qu’ilest,dèslors,permisdedisqualifiersommairement?C’est, par ailleurs, cette façon de diviser les gens qui explique que l’on

éprouvetantdepeineàdonnerchairaumodèleciviquerépublicain.C’est,enfin,cequirendsidifficileleprocessusdefigurationpolitiqued’unesociétééclatéeen unemultitude de voix de plus en plus séparées par les nouvelles questionssociales : la question raciale et celle de l’islam. Enmutilant de cettemanièrel’histoiredelaprésencefrançaiseaumondeetdelaprésencedumondeensonsein, l’on fait croire que la tâche de production et d’institution de la nationfrançaise, loin d’être une expérimentation continue, s’est achevée depuislongtemps déjà, et qu’il n’est plus que du devoir des nouveaux arrivants des’intégreràuneidentitéquiexistedéjàetquileurestofferteàlamanièred’un

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don,en retourduquel ilsdoiventmanifester reconnaissance,voire« respectdenotre propre étrangetéad ». C’est une violence similaire qui fait penser que lemodèle civique républicain aurait, depuis longtemps, trouvé ses formescanoniques ; ou encore que tout ce qui remet en question ses fondementsethniquesetracialisantsrelèveraitpurementetsimplementduprojet tanthonnid’une « démocratie des communautés et des minorités », ou d’une manièred’«ethniciser»desquestionsquiseraientavanttout«sociales».Lesremarquesquel’onvientdefairenepeuventparaîtrecurieusesquesil’on

fait l’impasse sur laprodigieuse logiquedeclôture (culturelle et intellectuelle)dont la France a fait l’expérience au cours du dernier quart duXXe siècle. Cereflux nationaliste et provincial de la pensée a profondément affaibli sescapacitésàpenserlemondeetàcontribuerdefaçondécisiveauxdébatssurladémocratieàvenir.Les raisonsdecettemyopieétant tropbienconnues,pointn’estbesoindelesressasserici.Qu’ilsuffised’enmentionnerdeux.D’unepart–etàquelquesexceptionsprès–,laFrancen’apassumesureràsajustevaleurlasignificationpolitiqueduviragequ’aété l’irruption,dansdifférentschampsdusavoir, de la philosophie, des arts et de la littérature, des quatre courantsintellectuelsqu’ontétélathéoriepostcoloniale,lacritiquedelarace,laréflexionsur lesdiasporaset toutessortesdefluxculturels,ainsique,dansunemoindremesure,lapenséeféministe.L’apportdecescourantsàlathéoriedémocratique,àlacritiquedelacitoyennetéetaurenouvellementdelapenséesurladifférenceet l’altéritéest indiscutable.Crucialeest,àcetégard, la reconnaissancedu faitqu’historiquement l’individu se constitue en citoyen par la médiation d’unprocessusdesubjectivation.End’autres termes,estcitoyencelui,oucelle,quipeutrépondrepersonnellementàlaquestion«Quisuis-je?»etpeut,cefaisant,parlerpubliquementàlapremièrepersonne.Certes,ilnesuffitpasdeparleràlapremièrepersonnepourexistercommesujet.Maisiln’yapasdedémocratielàoù cette possibilité est purement et simplement niée. D’autre part, pour avoirnégligé l’importance de ces pensées venues d’ailleurs (et qui, pourtant,s’inspiraient profondément des apports de sa philosophie), la France s’estsouventretrouvéedansl’incapacitéd’élargirsaréflexionsurlesrapportsentrelamémoireetlanation.Comment,parexemple,nepasvoirquelaplantationetlacolonie constituentà la foisdes lieuxdemémoire etdes lieuxd’épreuve ? Ici,peut-êtreplusqu’ailleurs,s’éprouveceenquoiconsiste la tentativededevenirsujet,ouencoredesesoucierdesoi(autosubjectivation).Commentnepasvoirque la plantation et la colonie récusent radicalement la possibilitéd’appartenance à une humanité commune, cette pierre angulaire de l’idée

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républicaine?Danslaformefrançaised’humanismecivique(laRépublique),lepassagedu

moiparticulieraumoiuniversel(l’hommeengénéral)n’estpossiblequesil’onfaitabstractiondesdifférencesindividuantes.Danscette logique, lecitoyenestavant tout celui, ou celle, qui est conscient(e) d’être un être humain égal auxautresetqui,enoutre,disposedelacapacitédediscernementdecequiestutileau bien public. Les courants de pensée nés de la rencontre avec le « tout-monde»montrentcependantque,làoùcesattachesontéténiéesouoblitéréespar la violence et la domination, la montée vers la citoyenneté n’est pasautomatiquement incompatible avec l’attachement à ces différencesindividuantesquesontlafamille,lareligion,lacorporation,voirel’ethnieoularace.Lesentimentd’appartenanceàlasociétédugenrehumain(ladéfinitiondesoi en termes universels) ne passe pas nécessairement par l’abstraction desdifférences individuantes.L’abstractiondesdifférencesn’estpasuneconditionsinequanondelaconscienced’appartenanceàunehumanitécommune.Lesmêmescourantsmontrentégalementquesi l’onveut«ouvrir le futurà

tous»,ilfautaupréalableopérerunecritiqueradicaledesprésupposésquiontfavorisé la reproductiondes rapports de sujétion tissés sous l’Empire entre lesindigènes et les colons et, plus généralement, entre l’Occident et le reste dumonde.Cesrapportss’incarnaientdansdesinstitutionsmilitaires,culturellesetéconomiques. Mais ils se donnaient surtout à voir dans des dispositifs decoercition symbolique, ou encore dans des corpus de connaissances dontl’orientalisme, l’africanismeou la sinologie représentent sansdoute lesavatarslesmieuxconnus.Danscetteperspective,ladémocratieàvenirestcellequiauraprisausérieuxlatâchededéconstructiondessavoirsimpériauxqui,naguère,ontrendupossibleladominationdessociétésnoneuropéennes.Cettetâchedoitallerde pair avec la critique de toutes les formes d’universalisme qui, hostiles à ladifférence et, par extension, à la figure d’Autrui, attribuent à l’Occident lemonopoledelavérité,dela«civilisation»etdel’humain.EnopérantunecritiqueradicaledelapenséetotalisanteduMême,l’onpourra

poserlesfondementsd’uneréflexionsurladifférenceetl’altérité,d’unepratiquedelaconvivialité,d’uneesthétiquedelasingularitéplurielle–cettemultiplicitédispersante à laquelle se réfèrent sans cesse des penseurs tels qu’ÉdouardGlissant ou Paul Gilroyae. Et en cet âge de l’unilatéralisme et de la bonneconscience, on pourra relancer la critique de tout Souverain qui, cherchant àpasserpourl’Universel,finittoujoursparproduireunenotionessentialistedeladifférence comme mesure et structure hiérarchique destinées à légitimer le

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meurtreetl’inimitié.Unetellecritiqueestnécessaireparcequ’elleouvrelavoieà la possibilité d’une démocratie véritablement postraciale fondée surl’obligationdereconnaissancemutuellecommeconditiond’unevieconvivialeaf.Dans ce type de démocratie, l’égalité ne consiste pas tant « en unecommensurabilité des sujets par rapport à quelque unité de mesure » qu’enl’« égalité des singularités dans l’incommensurable de la liberté », pourreprendre des termes de Jean-Luc Nancy. Dans de tels contextes, énoncer leplurieldelasingularitédevientl’undesmoyenslesplusefficacespournégocierle Babel des races, des cultures et des nations rendu inévitable par la longuehistoiredelaglobalisation.SilaFranceveutpeserd’unpoidsquelconquedanslemondequivient,voilà

la directionqu’elle doit prendre.Mais prendre cette direction impliquequ’elledémolisse le mur du narcissisme (politique, culturel et intellectuel) qu’elle aérigé autour d’elle – narcissisme dont on pourrait dire que l’impensé procèded’une forme d’ethno-nationalisme racialisant. Ce désir de provincialisme estd’autant plus surprenant qu’il fleurit à l’ombre de l’une des traditions de lapenséepolitiquequi,dansl’histoiredelamodernité,a,plusquetouteautre,faitmontred’unesollicituderadicalepour l’«homme»etpour la«raison». Ilsetrouveque,historiquement,cettesollicitudepourlesortréservéàl’«homme»etàla«raison»avitemontréseslimiteschaquefoisqu’ilafallureconnaîtrelafigure de l’« homme » dans le visage d’Autrui défiguré par la violence duracisme. Le versant nocturne de la République, l’épaisseur inerte où vients’engluer sa radicalité, c’est encore et toujours la raceag. Celle-ci est la pageobscure où, placé par la force du regard de l’Autre, l’« homme » se retrouvedansl’impossibilitédesavoirenquoiconsistel’essencedesontravailetdeslois.Or, il se trouve que, dans ce pays, une imprenable tradition d’universalismeabstrait,héritéedelaRévolutionde1789etdelaTerreur,n’acessédenierlefaitbrutaldelarace,sousleprétextequelarevendicationdudroitàladifférence–peuimportelaquelle–contreditledogmerépublicaind’égalitéuniverselle.Defait,cequi,enprincipe,faitlaforcedel’idéalrépublicain,c’estsonadhésionauprojet d’autonomie humaine.Comme l’expliqueVincentDescombes, le projetd’autonomie humaine est celui d’une « humanité qui poserait elle-même et àpartir d’elle-même les principes de sa conduiteah ». Mais cette tradition feintd’oublier que l’« homme » se laisse repérer sous des figures à chaque foisdifférentesetsingulières,etqu’aucunepenséedusujetnesauraitêtrecomplètesielleoubliequecelui-cines’appréhendequedansunedistanciationdesoiàsoietnesauraits’éprouverquedanslarelationpositiveàunailleurs.

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PourunpartagedesingularitésetuneéthiquedelarencontreDeuxièmeconclusion:silaviedeladémocratieparticiped’uneopération–

sanscesseàreprendre–defigurationdusocial,alorsonpeutaffirmerquesefaire entendre, se connaître soi-même, se faire reconnaître, parler de soiconstituent des aspects centraux de toute pratique démocratique. Entreprised’expression, capacité de se donner une voix et un visage, la démocratie est,fondamentalement,unepratiquedelareprésentation–uneprisededistanceparrapportàautruiauxfinsd’imaginationdesoi,d’expressiondesoietdepartage,dans l’espace public, de cette imagination et des formes que prend cetteexpression. De ce point de vue, l’on peut difficilement prétendre que l’idéalfrançais d’humanité civique s’est accompli alors même qu’une partie de sescitoyens sont littéralement exclus de la part d’estime publique que nousdispensonsquotidiennement,commeleditPierreRosanvallon,«souslaformed’une quote-part de présence dans les institutions culturelles, les programmesscolaires, les divertissements médiatiques, les parades publiques » et autrespolitiquesd’assistance.Unefoisdeplus, il s’agitd’insister sur le faitque l’individualismenormatif

occulte largement les effets inégalitaires et culturellement structurants duracisme.Cedernierestprofondémentinscritdanslemodeordinairedesrelationssociales et, surtout, dans la routine bureaucratique. L’une des manières de lemasquer dans le champ idéologique consiste précisément à opposeruniversalisme et différencialisme (communautarisme) ou encore à s’en tenir àuneréaffirmation,dansl’abstrait,del’égalitédechaqueindividudevantlaloiai.Pourqueladémocratieàvenirprennesensetforme,etpourqu’émerge,danssamultiplicitédispersante,cettenouvellenationquicommenceàsefaire,sousnosyeux,unenouvelleéconomieélargiedelareprésentationquiprenneencomptetoutes les formes de production et d’affirmation des identités collectives estnécessaire. Pour le moment, une trop grande masse de citoyens, obscurs etinvisibles,sontlittéralementapparentésauxétrangersdansl’imaginairepublic–etceàuneépoqueoùlafiguredel’étrangerseconfonddangereusementaveccelle de l’ennemi. L’on ne peut plus, dans ces conditions, assumer que leproblème de la mal-représentation sera réglé par notre capacité d’agir et deparlerpourlecompted’autrui.Cequ’ilfautdissiper,c’estl’opacitéquientourelaprésence, dans cepays, de citoyens rendus invisiblespardesdispositifs quiproduisent quotidiennement des formesd’exclusionque rien, sinon la race, ne

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justifie.La reconnaissance des différences n’est guère incompatible avec le principe

d’une société démocratique.Une telle reconnaissance ne signifie pas non plusquelasociétéfonctionnedésormaissansidéesetcroyancescommunes.Enfait,cettereconnaissanceconstitueunpréalableàcequeces idéesetcescroyancessoient véritablement partagées.Après tout, la démocratie signifie également lapossibilité d’identification à l’Autre. Sans cette possibilité d’identification, laRépubliqueestdésœuvrée.Parailleurs,leprocessusdesubjectivation–dontonaditqu’ilparticipepleinementdudevenir-citoyen–passe,entreautres,pardesparticularismes librement revendiqués. Ce que la globalisation rend possible,c’estprécisémentlapossibilitédesubjectivationdesparticularités.Qu’est-ce,eneffet, qu’être soi à l’âge de la globalisation, sinon de pouvoir revendiquerlibrementtelleoutelleparticularité–lareconnaissancedecequi,danslanationquinousestcommune,voirelemondequinousestcommun,merenddifférentdes autres ? Et, de fait, l’on pourrait suggérer que la reconnaissance de cettedifférenceparlesautresestprécisémentlamédiationparlaquellejemefaisleursemblable.Ilapparaîtdonc,quantaufond,quelepartagedessingularitésestbeletbienunpréalableàunepolitiquedusemblableetdel’en-commun.Dureste,commel’expliqueJean-LucNancy,lasingularitéestàlafoisceque

nous partageons et ce qui nous partage. Reconnaître la singularité des lieuxd’épreuveàpartirdesquelsnousnoussommeshistoriquementconstituéscommenationnesignifiepointquedes«différencesenêtre»noussépareraientlesunsdesautres.C’est la raisonpour laquelleNancydéfinit la« fraternité»commel’«égalitédanslepartagedel’incommensurable»,maisl’incommensurabledecequechacundenousaenpropre.Iln’yade«nous»,dit-il,quedansle«àchaque fois une seule fois » de voix singulières. Et de conclure : l’être-en-commun relèvefondamentalementdupartageaj.Parailleurs,combler le déficitde figuration, ou encore briser le socle moniste de la culture publiquehexagonale, n’est pas la même chose qu’endosser une politique dont lefondement serait avant tout ethnique, racial ou religieux ; ou encore despratiquesculturellesmanifestementcontrairesauxdroitshumains.Aprèstout,lerefusdevalider labiologisationdu social, sonethnicisationou sa racialisationestlégitime.Maiscen’estpossiblequesil’ons’attaqueàlaquestiondelamal-représentation.Etiln’yaquelepassageaucosmopolitismepourfaireéchecà,d’uncôté,unedémocratiedescommunautésetdesminoritéset,del’autre,sondoublemasqué : une démocratie imbue de ses propres préjugés de race,maisaveugleauxactesparlesquelsellepratiqueleracisme.

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Troisièmeconclusion :autant le sortde ladémocratie s’est joué,àpartirduXIXesiècle,autourdelafiguredel’individudotédedroitsindépendammentdequalités tellesque le statut social, autant ladémocratie à venir dépendrade laréponse que nous donnerons à la question de savoir qui est mon prochain,comment traiter l’ennemietque fairede l’étranger.La«nouvellequestiondel’Autre » sous toutes ses figures – ou encore la présence d’autrui parmi nous,l’apparition du tiers – se trouve ainsi replacée au cœur de la problématiquecontemporaine d’un monde humain, d’une politique du monde. Dans cesconditions,lesinterrogationsd’ordrephilosophiquequesoulevait,iln’yapassilongtemps, Maurice Merleau-Ponty gardent toute leur actualité politique :«CommentlemotJepeut-ilsemettreaupluriel[…]?Commentpuis-jeparlerd’un autre Je que le mienak ? » Que nous le voulions ou non, les chosesaujourd’huietdansl’avenirsonttellesquel’apparitiondutiersdanslechampdenotreviecommuneetdenotreculturenes’effectueraplusjamaissurlemodedel’anonymat.Cetteapparitionnouscondamneàapprendreàvivreexposéslesunsauxautresal.LaFrancedisposedesmoyensderetardercettemontéeenvisibilité.Mais,au

fond, celle-ci est inéluctable. Il faut donc, au plus vite, faire symbole de cetteprésencedetellemanièrequ’ellerendepossibleunecirculationdesens.Cesensémergeraàdistance,à lafois,d’unesimple juxtapositiondessingularitésetdel’idéologie simpliste de l’intégration. Si, comme l’affirme Jean-Luc Nancy,l’être-en-communrelèvedupartage,alorsladémocratieàvenirserafondéenonseulement sur une éthique de la rencontre,mais également sur le partage dessingularités. Elle se construira sur la base d’une distinction nette entrel’«universel»etl’«en-commun».L’universelimpliqueunrapportd’inclusionàquelque chose ou quelque entité déjà constitués. L’en-commun a pour traitessentiellacommunicabilitéetlapartageabilité.Ilprésupposeunrapportdeco-appartenanceentredemultiplessingularités.C’estàlafaveurdecepartageetdecette communicabilité que nous produisons l’humanité.Cette dernière n’existepasdéjàtoutefaite.Underniermot:enarguantdufaitquecequisépareestaussicequisemet

« avec », l’on vient de renvoyer dos à dos une certaine forme demulticulturalismeanglo-saxon(logiqueducôtoiement,delajuxtapositionetdelaségrégation)etunecertainemanièredenarcissismeàlafrançaise(logiquedeladuplication,maisduplicationquin’empêcheguèreladiscrimination).Ilfautmaintenantarrêtercetteréflexionenfaisantvaloirque,sijusticedoitêtrerendueàlafoisàl’absoluitésingulièredupropreetàl’impropriétécommunedetous,

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commelesuggèreNancy,alorsladémocratiedoitretrouvercequi,àl’origine,atoujours faitd’elleunévénement éthique. Il faudraitpeut-être, ici, commencerpar redécouvrir le corps et le visage d’autrui en tant qu’ils représentent nonseulementlestracesparlantesdesonexistence,maiscequifaitdeluisinonmonprochain, dumoinsmon semblable.C’est peut-être la condition pourmener àbien la tâche de refiguration politique du social qui ne peut plus être différée.Quantàlaforcedumodèlefrançaisd’universalisme,elleviendradelacapacitéd’inventer des formes chaque fois neuves d’humaine coexistence. Cette autremanièredecomprendrelesensdel’humainconstitueaujourd’huilepréalableàtoutepolitiquedumonde.Cettepolitiquedumondereposesurlesouciquenousporterons à l’unicité de chacun que le visage de chacun exprime.Du coup, laresponsabilité pour autrui et à l’égard du passé deviendra l’orbite à partir delaquelle le discours sur la justice et la démocratie et la pratique que nous enavonssemettentenmouvement.

Noteduchapitre3

a. Cf. La Démocratie à venir. Autour de Jacques Derrida (actes du colloque organisé du 8 au18juillet2002auCentreculturelinternationaldeCerisy-la-Salle),Galilée,Paris,2004.

b.Sur ce sujet, voir les réflexions d’ÉtienneBALIBAR,Europe,Constitution,Frontière, Éditions duPassant,Paris,2005.

c. Lire Christopher L. MILLER, The French Atlantic Triangle. Literature and Culture of the SlaveTrade,DukeUniversityPress,Durham(N.C.),2008.

d.JocelyneDAKHLIA,Islamicités,PUF,Paris,2005,p.8.e.JacquesHASSOUN,L’Obscurobjetdelahaine,Aubier,Paris,1997,p.14.f.OXFAMFRANCE,AGIR ICI ETSURVIE,L’Afrique à Biarritz.Mise en examen de la politique

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Découverte,Paris,1997.o.UNEMALGACHE,«La“grandeur”delaFranceàl’auned’unconsulat : témoignage»,Politique

africaine,nº67,1997(voiraussil’ensembledudossierspécial«LaFranceetlesmigrantsafricains»decenumérodelarevue).

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Lelonghiverimpérialfrançais

Dans le restedumonde, leviragepostcolonialdans les sciences socialesetles humanités s’est effectué il y a près d’un quart de siècle. Depuis lors, lacritique postcoloniale pèse dans de nombreux débats politiques,épistémologiques, institutionnels et disciplinaires aux États-Unis, en Grande-Bretagne et dans nombre de régions de l’hémisphère Sud (Amérique du Sud,AustralieetNouvelle-Zélande,sous-continent indien,AfriqueduSud)a.Dèssanaissance,cettepenséeafaitl’objetd’interprétationsfortvariéesetasuscité,àintervallesplusoumoinsréguliers,desvaguesdepolémiquesetcontroverses–quid’ailleurssepoursuivent–,voiredesobjections totalementcontradictoireslesunesaveclesautresb.Elleaaussidonnélieuàdespratiquesintellectuelles,politiquesetesthétiquestoutaussifoisonnantesetdivergentes,aupointquel’onestparfoisfondéàsedemandercequienconstituel’unitéc.Cettefragmentationnonobstant,l’onpeutaffirmerqu’ensonnoyaucentrallacritiquepostcolonialeapour objet ce que l’on pourrait appeler l’entremêlement des histoires et laconcaténationdesmondes.L’esclavageetsurtoutlacolonisation(maisaussilesmigrations, lacirculationdesformesetdes imaginaires,desbiens,des idéesetdes personnes) ayant joué un rôle décisif dans ce processus de collision etd’enchevêtrementdespeuples,c’estnonsansraisonqu’elleenafaitdesobjetsprivilégiésdesesenquêtes.Lemeilleurdelapenséepostcolonialeneconsidèrelacolonisationnicomme

une structure immuable et a-historique, ni comme une entité abstraite, maiscommeunprocessuscomplexed’inventionàlafoisdefrontièresetd’intervalles,de zones de passage et d’espaces interstitiels ou de transit. Parallèlement, ellefaitvaloirque, en tantque forcehistoriqueetmoderne, l’unede ses fonctionsétait la production de la subalternité. Diverses puissances coloniales avaientinstauré,dans leurs empires respectifs,une subordination fondée surdesbasesracialesetdesstatutsjuridiquesparfoisdifférenciés,maistoujours,etendernièreinstance, infériorisants.Enretour,dans lebutd’articuler leurs revendicationsàl’égalité,biendessujetscoloniauxdurentprocéderàlacritiquedestortsquela

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loi de la race et la race de la loi (et celle du genre et de la sexualité) avaientcontribuéàcréer.Lapenséepostcolonialeexamineainsiletravailaccompliparla race et les différences fondées sur le genre et la sexualité dans l’imaginairecolonial et leurs fonctions dans le processus de subjectivation des assujettiscoloniaux.Elles’intéresseparailleursàl’analysedesphénomènesderésistancequijalonnèrentl’histoirecoloniale,auxdiversesexpériencesd’émancipationetàleurs limites, à la façon dont les peuples opprimés se constituèrent en sujetshistoriques et pesèrent d’un poids propre dans la constitution d’un mondetransnational et diasporique. Elle se préoccupe, enfin, de la manière dont lestracesdupassécolonialfont,dansleprésent,l’objetd’untravailsymboliqueetpratique, ainsi que des conditions dans lesquelles ce travail donne lieu à desformesinédites,hybridesoucosmopolites,auseindelavieetdelapolitique,delacultureetdelamodernité.

DécrochageetdiscordancedestempsLe cloisonnement plus ou moins étanche entre les disciplines, le

provincialisme plus oumoins accentué des savoirs produits et dispensés dansl’Hexagone (longtemps masqué par l’exportation des produits intellectuels deluxe tels que Sartre, Lacan, Foucault, Deleuze, Derrida ou Bourdieu) et lenarcissisme culturel aidant, la France est restée longtemps en marge de cesnouveauxvoyagesdelaréflexionplanétaire.Jusqu’àunedaterécente,lapenséepostcoloniale est restée sinon méprisée, du moins peu connue dans ce pays.Cavalière indifférence ou simple insolence doublée d’ignorance ? Ostracismecalculé,désinvoltureousimpleaccident?Toujoursest-ilqu’ellen’yferal’objetd’aucune critique informée ni débat digne de ce nom jusque au début dumillénaired.Et,hormisquelquestextesd’EdwardSaid,presqueaucunthéoriciense réclamant de ce courant de pensée ou de ses divers affluents (subalternstudies,parexemple)neferal’objetdetraductione.C’est qu’au moment où il commence à prendre de l’ascendance dans les

milieux académiques et artistiques anglo-saxons, la France politique etculturelle,avançantdansunedirectionopposée,rentredanscequel’onpourraitappeler une sorte d’« hiver impérial ». Du point de vue de l’histoireintellectuelle, cet hiver se caractérise par une série de « décrochages »,d’anathèmesetdegrandesexcommunicationsquisesoldentparlereculrelatifd’unepenséefrançaised’allurevéritablementplanétaire.Fortsignificatifest,de

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ce point de vue, le décrochage dumarxisme et d’une conception des rapportsentre la production du savoir et l’engagement militant héritée, non desannées 1960 comme on tend souvent à le faire accroire, mais d’une longuehistoireétroitementliéeàcelledumouvementouvrier,del’internationalismeetde l’anticolonialisme. De fait, l’Empire s’étant inscrit en profondeur dansl’identité française, surtout entre les deux guerres mondiales, sa perte (etnotamment celle de l’Algérie) prend l’allure d’une véritable amputation dansl’imaginaire national soudain privé de l’une des ressources de sa fierté. Lacolonisation prenant fin, la France craint de ne plus avoir, dans les équilibresmondiaux, qu’une place provinciale. L’histoire impériale – dont l’une desfonctionsétaitdechanterlagloiredelanation,dedessinersagaleriedeportraitshéroïques, ses images de conquête, ses épopées et ses représentationsexotiques–estreléguéeàunerégionpériphériqueetmarginaledelaconsciencenationale. Grand gâchis, morts et souffrances inutiles pour les uns, honte etculpabilité pour les autres, elle ne préoccupe plus que les secteurs les plusréactionnairesde la société française, qui, depuis lamarge, s’efforcent dans lanostalgieetlamélancolied’enpréserverlamémoire.A contrario, l’historiographie française postcoloniale tend désormais à ne

traiter la colonisation que comme « un moment certes important, maisfinalementtardifet“exogène”,d’unetrèslonguehistoire“indigène”f».Commes’il fallait au plus vite s’en déprendre, aucune place centrale ne lui est faite àl’intérieurdelapenséefrançaise,auseindelaquelleellenejoueplusdorénavantqu’unefonctiond’extérioritépuisqu’elleestrelocaliséeetsituéedel’autrecôtéde la frontière, comme pour bienmarquer la disparition de l’Autre qu’aurait,pense-t-on,entraînéeladécolonisation.Plusgraveencore,unecertainecritiques’efforce d’attribuer à la décolonisation ce qu’elle appelle la « défaite de lapensée» enFrance.D’unepart, cette défaite trouverait son expression la pluséclatantedansladéconstructiondesdeuxsignaturesdelamodernitéoccidentaleque seraient la raison et le sujet, et dans la proclamation, au cours desannées 1960 en particulier, des différentes morts de l’homme, du sens et del’histoire. D’autre part, et selon les mêmes, cette « défaite » serait laconséquencedelaréfutationdel’ethnocentrismeoccidental,renduelégitimeparla décolonisation. Cette réfutation – qu’ils assimilent à une manière dediabolisationetdeculpabilisationde l’Occident–auraitaboutià ladissolutiondel’«homme»,«ceconceptunitairedeportéeuniverselle»,etàsasubstitutionpar l’« homme différent », pierre angulaire d’une diversité culturelle sanshiérarchieg.Lerelativismecultureletl’émiettementdusujethumainenunesérie

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desingularitésirréductiblesentreellesauraient,àleurtour,facilitélanaissancede projets de transformation radicale de la société, qui s’incarneront dans letiers-mondismeetdanslegauchismeh.Aumomentoù,prenantappuisurlepoststructuralisme,lapsychanalyseetune

traditiondumarxismecritique,lapenséepostcolonialeprendsonenvoldanslemondeanglo-saxon,nombredepenseursquiauraientpus’yintéresser–etdontcertains ont autrefois milité au Parti communiste, sympathisé avec cetteformationpolitiqueoueudesaccointancesavecdesorganisations radicalesouanti-impérialistes – sont pressés d’en finir avec le gauchisme, le marxisme etleurs avatars, au premier rang desquels ils placent le « tiers-mondismei ». Àgauchenotamment – où l’identification des luttes et « causes justes » avec leParti communiste avait été étroite –, l’on cherche à sortir de l’adhésioninconditionnelleàladogmatiquemarxisteafindepouvoirformulerdenouvellespositions critiques qui permettraient de penser le stalinisme et la politique del’Unionsoviétiqueen termesquine reprennentpaspurementet simplement lelangage de la droite et qui n’ouvrent pas la voie à une nouvelle phased’exaltationnationaliste.Danscecontexte,letiers-mondismeestassimilétantôtà un militantisme expiatoire, tantôt à la haine de soi et de l’Occident. Cettecatégorie polémique surgit en France à un moment où l’échec du projetrévolutionnairedanslesmondesextra-européensnefaitplusdedoute,tandisquedansl’Hexagonel’idéologiedesdroitsdel’hommeconnaîtunessornotable.Parailleurs, à la conception traditionnellement anti-impérialiste de la solidaritéinternationalej, une partie des intellectuels revenus du marxisme opposentdésormaisune«moraledel’extrêmeurgence»(humanitarisme)quimetl’accentsur des interventions ponctuelles là où, en réponse à la misère du monde, leprojet était auparavant la construction du socialisme. La conviction est,désormais,qu’iln’yauradesocialismehorsd’Occidentquetotalitaire.Danscesconditions, il ne sert à rien de vouloir transférer les aspirations et utopiesrévolutionnaires occidentales vers les mouvements de lutte des pays noneuropéens.C’est dans ce contexte que, abreuvés de sarcasmes, Jean-Paul Sartre et à

travers lui toute une tradition de pensée anticolonialiste font l’objet d’unretentissant désaveuk. Auparavant, Frantz Fanon, presque condamné àl’ostracisme, venait de commencer son long purgatoire, ne suscitant plus quel’intérêt de voix marginales et vite étouffées. Concernant Césaire, l’élite bienpensanteneveutriensavoirduDiscourssurlecolonialisme,etencoremoinsdelaTragédieduroiChristophe(1963)oud’UnesaisonauCongo(1966).Ellene

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veut retenir que l’image de l’homme qui, tournant le dos aux sirènes del’indépendance,afait lechoixdefairedesonîleundépartementdelaFrance.HormischezSartre,Beauvoiretàl’exceptiondequelquesdébrischezDerrida,aucundesdeuxgrandsmouvementsvisantàdéconstruirelaraceaucoursduXXesiècle – le mouvement des droits civiques aux États-Unis et la lutte globalecontre l’apartheid–ne laissede tracessaillantesdans l’œuvredes ténorsde lapensée française. Ainsi, traitant de l’État racial vers la fin des années 1970,Michel Foucault n’a pas un seulmot pour l’Afrique du Sud, qui, à l’époque,représente pourtant le seul archétype « réellement existant » de la ségrégationlégalel. C’est du reste en Amérique – et non à Paris – que Maryse Condé,Valentin Mudimbe et Édouard Glissant – grandes figures françaises oufrancophones identifiées à ce courant,même si elles ne s’y reconnaissent pasentièrement–trouventrefugeetunereconnaissance,voirelaconsécration.Une partie de l’humanisme colonial français consistait à identifier et à

reconnaître dans les traits des peuples que laFrance avait subjugués le visagemultiple de l’humanité et la physionomie innombrable de la terre. Chez lesréformateurs coloniaux en particulier, la reconnaissance des différences entregroupes humains n’empêchait nullement la constitution d’une fraternitéasymétrique.L’entreprisecolonialeelle-mêmeavaitétéuneaffairerelativementmultiracialem.Ducommandantdecercleàl’interprète,voireaugouverneur;dutirailleur réquisitionné lors des guerres de conquête ou de « pacification » audéputéauPalais-Bourbon,voireauministrede laRépublique, levisagepublicde l’Empire français était loin d’être entièrement pâle. Au début desannées 1980, ce bariolage des couleurs n’est plus qu’un lointain souvenir. Leprojet d’assimilation – qui avait été l’une des pierres d’angle de l’humanismecolonial français et qui avait, plus qu’on ne veut souvent l’avouer, recueilli laprofondeadhésiondebiendessujetscoloniaux–aétéquasimentabandonnéaulendemaindeladécolonisation.Lesminoritéssontprogressivementmisessousleboisseau,recouvertesd’unvoiledepudeurquioffusqueleurvisibilitédanslavie politique et publique de la nation. Quant aux anciennes possessionsd’Afrique en particulier, elles sont abandonnées à leurs tyrans, auxquels lesclasses dirigeantes françaises dispensent libéralement leur soutien politique etidéologique, à coups de corruption et d’interventions militaires. Ceux desdissidentsqui,commeMongoBeti,dénoncent,àpartirdelamarge,lesviolencesnéocoloniales sont tournés en dérision et crient pratiquement dans le désertn.Lorsquelamarginalisationnesuffitpasà lesramenerà laraison, l’onn’hésitepasàrecouriràlacensureafindelesfairetaireo.

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L’onobservelemêmeprocessusderecentragehexagonaldelapenséedanslacritiquedecequel’onappelle,pourlastigmatiser,la«pensée68».Celle-ciestdécriée au moment même où le poststructuralisme et la « french theory »enflamment l’imagination académique dans le reste du monde. Si Foucault,Derrida,Barthes,Lacanetd’autresinspirentunecertainedémarcheàlaréflexionpostcoloniale, ces auteurs font, en France, l’objet d’un « procès » aumomentmêmeoùcecourantdepenséeentamelarelecturedeleursœuvresdanslerestedumonde–autrepreuvedeladiscordancedestemps.Ilssonteneffetaccusésd’être,pêle-mêle,desfossoyeursdesLumièresetdesennemisdel’humanisme.Il leurest reprochéd’avoir liquidé lesenset la transcendance,d’avoir favorisél’avènementd’unprocèssanssujetetd’avoir inventéunmondeetunehistoirequi nous échappent de toutes partsp. Pour le reste, échaudée par le spectaclemalheureux des lendemains d’indépendance et des dérives autoritaires desnouveaux régimes ; convaincue qu’elle s’était pour l’essentiel fourvoyée, etdéterminée à oublier, voire à renier, ses engagements passés avec la causeanticoloniale,unepartie importantede l’intelligentsian’arrêteplusdebattresacoulpe et croit trouver dans la croisade antitotalitaire son nouveau chemin deDamas.Mais, en réalité, ce grand mouvement de redistribution des cartes

conceptuellesetlatransformationdécisivedel’espaceidéologiquequienrésulteontcommencébienavantladécolonisationproprementdite.Celle-cisertsurtoutd’accélérateuràunedynamiqueamorcéeaumilieudesannées1930.Àl’époquedéjà, les milieux de la démocratie chrétienne, certains courants libéraux etdissidents de la gauche s’interrogent sur la nature de l’URSSet des tentationsqui guettent la démocratie libéraleq. Au lendemain de la Seconde Guerremondiale,ausortirdunazisme,unepartieimportantedelapenséefrançaisesetrouve confrontée à la question du communisme dans sa version stalinienner.Mais c’est au cours de la période de la Guerre froide que le passage del’antifascisme à l’anticommunisme atteint un point de non-retour. Au sein del’intelligentsia française, la lecture des relations internationales s’effectuedésormaisdanslecadredel’antagonismecapitalisme/communisme,d’unepart,etdémocratie libérale/totalitarisme,d’autreparts. Ponctuéepar des événementstels que le procès de Kravtchenko et de Rousset, la révolte hongroise et lePrintemps de Prague, cette dynamique atteint son point culminant dans lesannées 1950, puis rebondit de plus belle dans les années 1970, lorsque lesrepentis de la « lutte des classes » (des intellectuels aux parcours et intérêtsdifférents, mais qui ont en commun d’être issus ou d’avoir été proches du

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marxisme-léninisme) opèrent le glissement du philocommunisme et de la foilaïque dans le socialisme à l’invocation de la dissidence et des droits del’homme.Sur fondde crisedes relations entre les intellectuels et les partis degauche,ilss’emparentalorsduconceptde«totalitarisme»,dontilslientl’usageà unmilitantisme polémique et à un plaidoyer pour la dissidence et les droitshumains au sein des pays du Pacte de Varsoviet. L’avènement de la penséepostcoloniale au cours du dernier quart du XXe siècle coïncide donc avec latentative, en France, de sortie des marxismes (officiels et d’opposition) etl’arraisonnement de la pensée par le projet antitotalitaireu. Contrairement auxintuitionsdeHannahArendt, laplupartdes théories françaisesdu totalitarismesontcependantoublieusesnonseulementdufascismeetdunazisme,maisaussidu colonialisme et de l’impérialisme. C’est que, pauvre théoriquement, leconceptde«totalitarisme»fonctionneavanttout,etàquelquesexceptionsprès,àlamanièred’unematraque.Sonélaborationestsubordonnéeauximpératifsdepolitique intérieure française,eton l’utilised’abordpour instruire leprocèsdumarxismev.Les facteurs brièvement évoqués ci-dessus ont retardé la diffusion de la

pensée postcoloniale en France, et en ont, de plus, fortement brouillé laréception. Encore faut-il ajouter ce que l’on pourrait appeler les raisons«épistémiques».Celles-cionttraitauxconditionsetmodalitésdeproductiondusavoirsurlesmondesextra-européensdanslessciencessocialesetleshumanitésdurantlacolonisationetaulendemaindeladécolonisation.Commel’amontréPierre Singaravélou, les années 1880-1910, au cours desquelles culminent lescientisme et l’expansion coloniale, correspondent au moment del’institutionnalisationdessavoirssurlescoloniesetlespopulationscoloniséesw.Les « sciences coloniales » en France (l’histoire, la géographie, la législation,l’économie) avaient pour objet central les « races attardées »x. Leur fonctionprincipale était de contribuer, d’une part, à la mise en scène de la diversitéhumaine, d’autre part, à l’élévation par la connaissance de cette humanitéprimitive au niveau des « peuples évolués »y.À leur fondement se trouvaienttroispostulats :évolutionniste,différentialisteetprimitivistez.Si les«sciencescoloniales » proprement dites disparaissent progressivement de la scène aulendemain de la décolonisation, c’est souvent pour être remplacées par les« sciences de la Guerre froide ». La « grande partition » qui présida à leurnaissanceetquijustifiaitl’existenced’unvéritableapartheidnonseulementdesconnaissances,maisaussidesinstitutionspersistecependant.Qu’ils’agissedes

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disciplines historiques, géographiques, juridiques, économiques,ethnographiques ou politiques, la valorisation de la différence et de l’altéritéconstitue, d’un point de vue épistémique, la pierre angulaire de toutemise enordrecognitivedesmondesextra-européens.Ladifférence,telleestl’épistémologiequifondeces«sciences».C’estcequi

explique en très grande partie la ségrégation entre les discours et savoirsconcernant les mondes anciennement colonisés et les discours et savoirs surl’Hexagone. Par ailleurs, l’espace concédé aux études extra-européennes étantdesplusréduitsdansledispositifacadémiqueetculturelfrançais,cessavoirsnesontguèreintégrésnidansla«bibliothèquenationaledesconnaissances»niàunevéritablehistoire-mondeaa.Aucontraire,unetopographiedessavoirsfondéesurunnouveaupartagedumondeen«airesculturelles»(areastudies)dominedésormais.Onretrouvelamêmelogiquedediscriminationetdecantonnementdansdes espaces réservés enmatière dedispositifs institutionnels et d’édition.Lesinstitutsetcentresderecherchesurlesmondesextra-européensfonctionnentà lamanièredeghettosauseindudispositifuniversitaire, tandisquelagrandemajorité des ouvrages scientifiques ou des articles concernant les mondespostcoloniaux sont confinés, pour la plupart des disciplines, dans un groupeséparéderevuesetmaisonsd’éditionab.Intellectuellementetculturellement,laFrancecherchedésormaisailleursque

dans l’Empire et ses vestiges des ressources pour nourrir le patriotisme etalimentersa«fonctionimaginaire».Peut-êtrenesereplie-t-ellepasentièrementsurl’Hexagone.Maisc’estadosséeàl’Hexagone,quidésormaisluisertdefiltre,qu’elleentreprendsalectured’elle-mêmeetdumonde.Entre1980et1995,unegénérationd’universitaires formésdans les institutions françaises, et composéeentrèsgrandepartiedecitoyensfrançais«decouleur»etderessortissantsdeminorités issues des anciennes possessions coloniales, commence à tirer lesconséquencesdecethivercultureletintellectuel.Enbutteau«monocolorisme»etausystèmemandarinaletbureaucratiqueenvigueurdanslesuniversitésetlescentresderecherche,ilsémigrentauxEtats-Unis,où,qu’ils’agissedulinguisticturn,duself-reflexivemoment en anthropologie, de la critique féministe et descritical race studies, une véritable effervescence saisit les humanités et lessciencessociales.Ilsseressourcentà larencontredespenséesafro-américaine,desCaraïbesanglophones,desmondessino-indienset latino-américains,etdesnouvellesinterprétationsdel’histoireetdelalittératurefrançaisesquiémergentauseindel’académieaméricaineac.

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Frémissementsd’expressionspluriellesLesremarquesquiprécèdentnes’inscriventpasdansunelogiquedeprocès.

Elles visent à contextualiser non seulement le décalage dans la réception desétudespostcolonialesenFrance,maisaussi ledéphasage françaisen relationàunmondequi,unefoisladécolonisationachevée,sereconstituedésormaissurlemodèle de la circulationde flux éclatés et diasporiquesad.Alors que laFrances’arc-boute sur ses problématiques traditionnelles de l’« assimilation » et del’«intégration»,ailleurs l’onprivilégiecelledes«modernitésalternativesae».C’estaudébutdesannées1990quelaFrancecommencetimidementàsecouersalangueurpostcoloniale.Commesouvent,cettesecousses’amorceàpartirdesmarges de la société. Un frémissement s’observe d’abord dans le domaineartistique et culturel. La greffe d’éléments de la culture populaire afro-américaineàlaculturepopulairedesbanlieuescommenceàproduiredeseffetsparmilesjeunesissusdesminorités.Telestnotammentlecasdanslessphèresdelamusique,dusport,delamodeetdelastylistiquedesoiaf.L’âged’orde laprésenceafro-américaineaucœurdeParis (de1914 jusque

verslesannées1960)estcertesrévoluag.Latrèslonguepériodededominationdujazz,dureggaeetdurhythmandbluestoucheàsafin,etl’irruptionduhip-hop et la réception des diverses variantes du rap ne sont guère dénuéesd’ambiguïté. Mais certaines figures de proue de cette nouvelle formed’expression donnent à ce genre musical une indéniable tonalité politiqueah.Cette nouvelle sensibilité esthétique s’alimente également, bienqu’indirectement,delalentedominationdufootball(sport lepluspopulairedeFrance)parlesathlètesnoirsetd’originearabe.D’ailleurs,quelques-unsd’entreeux n’hésitent pas à intervenir dans des débats concernant le racisme ou lacitoyennetéai.Àl’instardecertainesfiguresnoiresdubasketballétatsunienetdel’athlétismeaméricainetcaribéen,ilsjouentunrôledemodèle,dumoinsparmiles jeunes des banlieues confrontés à des processus contradictoires d’auto-identification et rongés par un désir effréné de participation à la société deconsommation,dontlaglobalblackcultureestdevenueunindiceplanétaireaj.Cefrémissements’observeégalementdanslesformesnouvellesquerevêtent

les luttesdesminorités,quecelles-ci appartiennent à la catégorie des intrus etcompleteoutsiders(immigréslégauxouclandestins)auxquelsestrefuséledroitd’avoirdesdroits ;ouàcelledessans-partsde ladémocratiefrançaise–ceuxqui, bien que nominalement français, s’estiment néanmoins privés de la

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jouissancepleineetentièredesprofitssymboliquesrattachésàlacitoyenneté,àcommencer par le droit à la visibilité. C’est que, depuis le milieu desannées1970,desclubsdepenséede l’extrêmedroitedéveloppent l’idée selonlaquelle l’identité nationale française serait souillée par les immigrés.D’abordagitéeparleFrontnational,cetteidéegagnepeuàpeuladroiterépublicaineets’infiltre dans une bonne partie de la gauche, voire de l’extrême gauche. Si,après les boucheries des deux guerres mondiales la France, avait en effetorganisé une immigration destinée à répondre au pressant besoin de main-d’œuvredesesindustries,cetteimmigrationaétéeffectivementstoppéeaprèslacrise pétrolière de 1974. Depuis lors, il n’y a d’immigration en France quemarginale–parlebiaisdesregroupementsfamiliaux,desdemandesd’asile,desétudes,d’entréespourdesraisonstouristiquesouclandestines.Mais,alorsquel’immigrationn’estplusquemarginale,lesloisnecessentde

se durcir au cours de cette période de gel, chaque ministre de l’Intérieur sefaisant ledevoirdepasseruneouplusieurs loisanti-immigration toujoursplusdraconiennesque lesprécédentes.Enplusdecréerdesdiguesà l’entrée, l’unedes conséquences immédiates de cette cascade de dispositifs législatifs et derépressionestderendrechaquefoisplusprécairelaviedesétrangersd’oresetdéjà établis en France. Par ailleurs, l’accumulation de lois et l’emballementréglementaire produisent, durant les vingt dernières années, un nombreconsidérablede«sans-papiers»,quel’Étatentreprendensuitedetraqueraunomde la lutte contre l’immigration clandestineak. La France, désormais,s’enorgueillitdeses«quotasd’expulsion»al.C’estdanscecontextequecertainsn’hésitentplusàparlerde«xénophobied’État»am.Silapremièreformedemobilisationapourenjeucentralledroitd’avoirdes

droits (àcommencerpar ledroitdeséjour enFrance), la seconde (qui émergeverslafindesannées1990)estuneluttepourlavisibilitéetcontrelaminorationet les stéréotypes.Elle s’attaque indirectement à unnon-ditmajeur dumodèlerépublicain français : l’implicite « blanc » de la francité.En effet, au nomduprincipe constitutionnel français d’égalité entre les individus, les différencesd’origine, de race (ethnie), de genre ou de religion entre les individus et lesgroupesnepeuvententrerenlignedecompte.LaRépubliqueseveutlaïqueet«colorblind».L’impératifd’égalité requis«pour fairedechacununsujetdedroit et un citoyen à part entière impliquede considérer les hommesde façonrelativementabstraite.Toutesleursdifférenceset leursdistinctionsdoiventêtremises à distance pour ne plus les considérer que dans leur commune etessentielle qualité : celle de sujet autonomean ». Les conséquences de cette

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radicaleindifférenceauxdifférencessonttellesquelacollectede«statistiquesethniques » est proscrite par la loi, et toute velléité de programmes dediscrimination positive décriéeao. L’effet pervers de cette indifférence auxdifférencesestdoncunerelativeindifférenceauxdiscriminations.À cet égard, et jusqu’à la fin des années 1990, lesmédias en général et la

télévision en particulier constituent la scène principale d’une double violencesymbolique:d’unepart,laviolencedel’indifférenceetdelaminoration,d’autrepart, la violence impliquée dans la production des stéréotypes et des préjugésracistes.À l’époque, lesminoritésne sont certespas invisibles à la télévision.Mais, lorsqu’elles y font irruption, c’est dans des émissions musicales ousportives. Les Noirs en particulier n’apparaissent souvent à l’écran et dans lechamp public que comme comédiens, chanteurs ou saltimbanques. Lorsqu’ilssontprésentsdanslesfictions,ils’agitpresquetoujoursdefictionsaméricaineset non françaises. Il en va demêmedes publicités et des émissions sur la viequotidienne.Lesfootballeursetautresathlètesnesontpasmieuxlotis.Ilssontassimilésàdes« tirailleurs»modernes,dont lecorpset lapuissancephysiquesont entièrement dévoués au drapeau, mais sur lesquels pèse constamment lesoupçondenepasvouloirchanterLaMarseillaiseàpleinspoumons.LamiseenscènedesArabesobéitàunelogiqueparallèle.Lespréjugéssurla

natureviolentedel’Arabeetsespulsionsincontrôlablesconstituentdesélémentsdurables des dispositifs historiques de stigmatisation. De par sa propensionsupposée auviol, le garçon arabe issude l’immigrationmaghrébine serait unesourced’insécuritédansethorssacommunautéap.L’islamlui-mêmeestmoinsappréhendécommereligionquecommeculture;ou,lorsqu’ill’est,sathéologieest celle d’un Dieu véhément, coléreux, épris de sang et irrationnel. Lescontroverses à répétition sur le « foulard islamique » ou sur la burqa sontsaturéesparl’imagerieorientalisteautrefoisdénoncéeparSaid.Ellespermettentsurtoutdemettreen scène lesviolencesqueceshommesfontàces femmes–violencesquineressemblentpasaux«violencesbiendecheznous»:excision,mariages forcés, polygamie, loi des grands frères, port du foulard, tests devirginité. On s’apitoie alors sur la vulnérabilité des « femmesmusulmanes ».Mais, surtout, l’on craint que les femmes françaises ne fassent, à leur tour,l’objet d’une violence sexiste exogène, menacées qu’elles sont dans l’espacepublicpardesagresseursnonblancsetnonchrétiensaq.La production des stéréotypes vise, quant à elle, à renvoyer lesminorités à

leurs origines d’« ailleurs » (par opposition à ici) et à leur attribuer uneirréductiblealtérité.Cesstéréotypessontensuiterecyclésetréinterprétéscomme

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constitutifs de leur essentielle étrangetéar. D’ailleurs lesminorités viendraient-elles à faire l’objet d’une véritable intégration au sein de la société que cetteétrangeté même risquerait de contaminer l’identité française de l’intérieur. Le« voile intégral », peut ainsi affirmer la féministe Élisabeth Badinter,«symboliselerefusabsolud’entrerencontactavecl’autreouplusprécisémentlerefusdelaréciprocité.[…]Danscettepossibilitéd’êtreregardésansêtrevuetsoi-mêmederegarderl’autresansqu’ilmevoie,jeperçoisdemonpointdevuela satisfaction d’une triple jouissance sur l’autre par la non-réciprocité, lajouissanceexhibitionnisteetlajouissancevoyeuriste[…].Jepensequecesontdes femmes trèsmalades, et je parle très sérieusement, et je ne crois pas quenousavonsànousdéterminerenfonctiondelapathologieas».Àladifférencedes«Françaisdesouche», lesminoritéssecaractériseraient

surtoutpar l’exotismedeleurscoutumes,costumesetcuisines ; les tropicalitésdes lieux d’où elles sont originaires, les fruits et parfums dont témoignent denombreuses publicités, qu’il s’agisse de celles ayant trait aux destinationstouristiquesoudecellesquimettentenscènelecacao,labanane,lescocotiers,la vanille, les chameaux ou les plages ensoleillées. La logique de cesreprésentations est de « renvoyer les Français non blancs aux causes[géographiques, climatiques ou] culturelles de leur défaut d’intégration à lanation».L’utilisationrépétéeduqualificatif«ethnique»pourlesnommerainsiquepourdésignerleurspratiquesestdecefaitstratégique.D’unepart,ellenesecomprendqu’enréférenceaunon-ditselonlequel«lesFrançaisblancsnesontpas“ethniques”at ».D’autrepart, elle chercheà souligner leur inassimilabilité.C’estcontrecedispositifsymboliqueques’élève,en1998, leCollectifÉgalitécomposéd’artistesetd’intellectuelsnoirsau.Lesluttespourlavisibilitéetcontrelaminorationontpourpointdedépart l’idée selon laquelle lanation françaisen’existe pas déjà là, toute faite : elle est en très grande partie la somme desidentifications contradictoires dont se réclament sesmembres. Ces derniers lafont exister concrètement à travers la façon dont ces formes contradictoiresd’identificationsontmisesenscèneetenrécits.Et,loindeconstituerunobstacleàl’existenced’unespacepublic,cesformescontradictoiressontdesressourcespour un approfondissement de la relation entre démocratie, réciprocité etmutualité.C’est également au début des années 1990 que se dessinent des initiatives

parallèles dans le champ académique. Une jeune génération d’historienscommenceàs’intéresseraucommercedes regardsentre (ex-)colonieset (ex-)Métropole, aux formes de collision entre la mémoire et l’histoire et à la

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permanence et à la mutation des regards coloniaux dans la culture populairefrançaise. D’autres privilégient l’étude des images et des représentations etcherchentàmettreenrelieflaplacecentraleducolonialismedansl’évolutiondelamodernitéfrançaiseav.Cetteperspectivelesconduitinévitablementàl’examendurôleconstitutifquejoual’idéologiecolonialedanslaformationdel’identitérépublicaine. Puis, à partir de cette reconnaissance des rapports entrerépublicanisme et Empire, ils s’efforcent de comprendre les nouvelles formeshybridesissuesdelaprésenceimpérialefrançaisedanslemondeenexplorantcequ’ilsappellentla«fracturecoloniale».Leurdémarchesedémarqueainsid’unetraditionbienétabliede l’historiographiecolonialefrançaisesuraumoins troisplans. D’abord par la manière dont cette génération fait le lien entre histoirecolonialeethistoiremétropolitaine,brouillantdecefaitlacommodeséparationentre l’étude d’ici et celle des « ailleurs » ; ensuite par la manière dont ellerépercute ses travaux dans le champ public et contribue ipso facto à laconstitutiond’unchampderecherchequis’apparenteàla«publichistory»;etenfinparlafaçondontellereproblématisel’imaginairenationalfrançaisaw.Ce n’est qu’au début dumillénaire que, surmontant indifférence etmaintes

réticences,unecritiquefondéedupostcolonialismeentantquetelleestamorcée.Ainsi,dans lechampde la théorieenparticulier,Delapostcolonie –que l’onrangesouventàtortsousleparapluiedes«étudespostcoloniales»–s’attaqueàtroisveauxd’ordel’orthodoxiepostcolonialiste,àsavoir,d’abord,latendanceàréduire la longue histoire des sociétés anciennement colonisées à un momentunique(lacolonisation),alorsqu’ils’agitderéfléchirentermesdeconcaténationdes durées ; ensuite, la fétichisation et la conflation des deux notions de«résistance»etde«subalternité»;etfinalementleslimitesdesproblématiquesdeladifférenceetdel’altérité.Audétourd’uneexplorationhistorique,littéraire,politique, philosophique, esthétique et sculpturale des qualités du pouvoir aulendemain de la décolonisation, cet ouvrage prend le contrepied de toute unetraditiondesétudespostcolonialesetavancel’hypothèseselonlaquellel’unedesdimensions constitutives – mais généralement négligées – de la « conditionpostcoloniale»estl’inscriptiondesdominantsetdeleurssujetsdansunemême«épistémè ». Il critique enmême temps la dépendance d’une certaine penséepostcoloniale à l’égard de catégories hypostasiées de la « différence » et del’«altérité»etmontrecomment,enmatièred’exerciceetdeculturedupouvoiraulendemaindeladécolonisation,lalogiquedelarépétitionsouventl’emportesur celle de la différence. L’ouvrage tente ainsi de compliquer le conceptd’agencyenmontrantcommentl’actiondessubalternes,loind’êtrepréordonnée

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à la rupture révolutionnaire, souvent produit des situations paradoxales. Cessituationsd’emboîtementobligent, en retour, à sedémarquerdu fauxdualismeentre soit une vision victimaire, soit une vision héroïque de la subalternité auprofitd’unevéritablecritiquedelaresponsabilitéax.Parallèlement,d’autrestentativessefontjour,enparticulierdanslechampde

la critique littéraireay. L’on observe, par ailleurs, un regain d’intérêt pour lesétudeshistorico-philoso-phiquesetsociologiquesdelaraceazetunerelecturedesformesdesacristallisationdansl’esclavageetsesconséquencesposthumesba,ouencore dans les processus de constitution contemporaine desminorités en tantquesujetspolitiquesdistinctsbb.DansLaMatricede laraceparexemple,ElsaDorlin étudie la généalogie sexuelle et coloniale de la nation française aucroisementdelaphilosophiepolitique,del’histoiredelamédecineetdesétudessur le genre. Sans nécessairement revendiquer une filiation postcoloniale, cetravailfaitéchoauxétudesinitiéesparcecourantdepenséequinonseulementaffirmentunlienétroitentrepatriarcatetcolonialisme,maisencoreinsistentsurlecaractèresexuéduprocèsdeproductiondelaraceetdelanation.FrançoiseVergès, de son côté, repense la distinction traditionnelle entre la nationrépublicaine et l’empire colonial et suggère de les considérer non comme dessphèreshermétiquementferméesetséparées,maiscommeuneunitéinteractivetantsousl’esclavagequependantlacolonisationetaprès.Aumêmemoment,denombreuxtravauxsontconsacrésàlamanièredontlaFrancetraitesesimmigrésetsesminorités.S’esquisse,petitàpetit,unecritiquedel’altéritétellequ’elleestproduiteparlasociétéfrançaisedansdespratiquesquotidiennes–quecelles-ciaient traitaulogement,auxsoinsmédicaux,à lafamille,à lagestionordinairedescentresderétentiondes immigrésetdesdéboutésdudroitd’asile,à laviequotidienne des étrangers en situation irrégulière et aux vécus du racismebc.Depuis lors, un ensemble d’événements a permis une visibilité accrue de lapensée postcoloniale au sein du public français. Phénomène demode ou pas,plusieursannéesaprèslaparutionenfrançaisdesouvragesd’EdwardSaid,destextesimportantsducorpuspostcolonialfontfinalementl’objetdetraductionsetd’innombrablesdébatsbd.Denombreuxjeuneschercheursproduisentdestravauxoriginaux présentés lors d’innombrables colloques, séminaires ou dans desrevues.

Byzantinesquerelles

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Commeonvientdelemontrer,l’irruptiondelapenséepostcolonialedanslechampdiscursif français et les différendsqu’elle suscite tiennent à tout sauf àdescirconstancescontingentes.Récemment,lacritiques’estcependantdéplacéeduchampstrictementlittéraireetthéoriqueauxsciencessociales.Aucoursdecedéplacement,elleadégénéréenquerellebyzantine.Celle-ciestaniméeparungroupedecontempteurs,dontlesassauts,souventdésinvoltes,nesepriventpasd’insinuationsmalveillantesetvisentavanttoutàabaisserlesauteursdetravauxqu’ilsn’ontpaspris lesoindebien lireetencoremoinsdecomprendre.Cettequerelle ne surgit ni ne se déroule dans un vide idéologique. Surtout chez leszélotesdel’antipostcolonialisme,sesenjeuxnesontpassimplement–nimêmed’abord – des enjeux de savoir et de connaissance, ainsi que l’explique bienCatherine Coquery-Vidrovitch dans un ouvrage fort remarquébe.Mus par uneferveurtoutepentecôtiste,ilsseserventavanttoutdelapenséepostcoloniale–commed’autres,avanteux,du«tiers-mondisme»etdela«pensée68»–àlamanière d’un chiffon rouge. C’est le cas du pamphlet au ton frauduleux del’africanisteJean-LoupAmselle,L’Occidentdécrochébf.Danslaplupartdescas,ce dernier y « fabrique » littéralement des énoncés apodictiques. Il les imputeensuiteàdesauteursqu’ilqualified’autoritéde«postcolonialistes»,alorsquenon seulement cesderniersne se revendiquentguèrede ce courantdepensée,mais encore n’ont jamais énoncé dans la réalité les arguments qui leur sontprêtés et auxquels s’attaque notre croisé. Critiquant un argumentaire qu’il amonté de toutes pièces selon des modalités qui ne sont à aucun momentexplicitées, il peut alors construire un front de lutte en apparence homogène,mais en vérité imaginaire, y incluant, pour les besoins de la polémique, destextesetauteursquin’yontpasleurplace.Làoùcesenjeuxdeconnaissanceexistent,commelesoutientnonsansraison

Jean-FrançoisBayart dans un essai hâtifbg, ces derniers ne peuvent guère êtredissociés,commeilsemblelesuggérer,desenjeuxéthiquesetphilosophiquesbh.Carlacolonisationn’étaitpasqu’uneformeparticulièrederationalité,avecsestechnologieset sesdispositifs.Elle sevoulait égalementunecertainestructureduconnaître, une structuredu croire, voire, comme l’avait fait valoir EdwardSaid,unrégimeépistémique.Audemeurant, elle revendiquait undouble statutdejuridictionetdevéridiction.Àcetitre,ilyabeletbienunesingularitémoraledelacolonisationentantqu’idéologieetpratiquedelaconquêtedumondeetdel’asservissementdes races jugées inférieures ; et lacritiquede laconnaissancehistoriquedessituationscolonialesdoitbeletbienalternercequePaulRicœurappelaitle«souciépistémologique»(propreàl’opérationhistoriographique)et

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le«souciéthico-culturel»(quirelèvedujugementhistorique)bi.C’estd’ailleurscequeRicœur appelait une«herméneutique critique».C’est unedémarche àlaquelle l’ona ledroitde rester indifférent,maiselleest légitime, toutcommelescritiquesdetypenominalisteouphilosophiquedelacolonisationformuléesàtravers des analyses historiques, littéraires, psychanalytiques ouphénoménologiques.Dans le but de disqualifier en bloc « les études postcoloniales », leurs

pourfendeursentretiennentvolontiersl’amalgameentrececourantdepenséeetl’usagequ’enfontcertainsdesestenantsfrançais.Ilss’enprennentnotammentàlamanièredontlacritiquepostcolonialeestmaniéedansleréel–etnotammentlefaitque,entrelesmainsdesestenantslocaux,cettepenséetendàdeveniruninstrumentdelutte,d’affrontementsetderefus.Dansunaveuglementcommode,ils font en outre comme s’il n’existait point une tradition des « étudespostcoloniales»,qui,depuis sesorigines,n’acesséde replacer l’histoirede lacolonisation dans la perspective d’une histoire de l’impérialisme – ouprécisément de l’anti-impérialismebj. Puis, arguant du fait que, en bien desrégions du monde, la colonisation fut brève, ils cherchent à en minimiserl’impact et la portée, qu’ils qualifient de superficielle sans que l’on sacheexactementquelscritèrespermettentd’établirhistoriquementuntelbilan.Danslesdeuxcas, l’objectifestdedénierà lacolonisation toute fonction fondatricedansl’histoiredessociétésautochtones;d’enminimiserlaviolenceetd’enfaireunévénementblanc;defairevaloirquelesempirescoloniauxn’ontpasgrand-chose de nouveau ; que le colonialisme n’est qu’un cas particulier d’unphénomène transhistorique et universel (l’impérialisme) ; et que le mondeimpérial est loin de constituer un « système » omnipuissant, puisqu’il esttravaillépardes tensionsetaffrontements internes,voirepardes impossibilitéset des discontinuitésbk. Puis, comme si cette catégorie disciplinaire étaitintégralementclaireàelle-même,certainsproposentderecouriràla«sociologiehistorique » pour rendre compte des faits coloniaux, qu’ils réduisent soit à unsimple problème de passage de l’Empire à l’État-nation, soit à un simpleinventairecomparédespratiquesdegouvernanceimpérialebl.Ils mobilisent à cet effet des figures totémiques telles que Max Weber et

Michel Foucault, et s’efforcent ensuite de réactiver la vieille querelleexplication/interprétation/compréhension que des auteurs comme Paul Ricœurs’étaient pourtant efforcés d’apaiser. C’était à une époque – que l’on croyaitrévolue–oùlessciencessocialescontinuaientdesubirdepleinfouetl’attractiondes modèles quantitatifs et positivistes en vigueur dans les sciences de la

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naturebm. Au demeurant, comme le rappellent Paul Ricœur ou Michel deCerteau,l’interprétationestuntraitdelarecherchedelavéritéenhistoire.Ilenestdemêmede ladimensionnarrativeou littérairede toutdiscourshistorique.Elle renferme toujours,a priori, une dimension cognitivebn. Derrière les deuxofficiants que sont Weber et Foucault et sous le couvert d’un appel à unerelecturedel’«histoireimpériale»,c’estenréalitéauxnocesd’AugusteComteet du structuralisme que l’on est convié.Après tout, l’on n’a guère besoin demettreendoutelesconceptsdevérité,deréalitéoudeconnaissancepourfairevaloirquel’activitéscientifiqueestuneconstructionsociale.Parailleurs,etdansunelargemesure,lesfaitsn’existentqu’àtraverslelangageaumoyenduquelilssont exprimés et les descriptions qui les produisent. Quant au qualificatif«historique»rattachéàcette«sociologie»,iln’asouventquepeuàvoiraveclesacquisdelacritiquefrançaisedelasecondemoitiéduXXesiècle.Eninsistantsur le fait qu’il n’y a pas, en histoire, demode privilégié d’explication, cettecritiquefaitvaloir,parricochet,qu’ilexisteunevariétédetypesd’explicationbo.La « sociologie historique » n’est qu’un type d’explication parmi d’autres.S’agissantdel’analysedessituationscoloniales,iln’estpasnécessairementvraique,dansleséchellesd’observation,lepetitsoitmeilleuràpenserquelegrand,ledétailvailleplusquel’ensemble,etl’exceptionplusquelagénéralisationbp.Iln’est pas vrai non plus que « les études postcoloniales » ne feraient que dutextualisme, de l’idéologie et de la dénonciation militante ou« compassionnelle », tandis que la « sociologie historique » ferait de la« science » pure et « cynique ».À des degrés divers, aussi bien les « étudespostcoloniales » que la « sociologie historique » travaillent sur desreprésentations, transmettent incessamment des jugements moraux, n’opèrentpas toujours la distinction entre ce qui est vrai et ce qui est tenu pour vrai,manipulent des séries causales par définition contingentes et sont, en fin decompte, leshéritièresd’unmêmegenrediscursif : la«philosophiecritiquedel’histoire».L’on prétend par ailleurs que « les études postcoloniales » ne se seraient

occupées que des « discours » et des textes, et non des « pratiques réelles »,comme si les discours des gens ne faisaient pas partie de leur « réalité » etcommesil’examendesdimensionsimaginairesdelacolonisationouencoredesfaitspsychiquesouiconographiquesétaitsansimportancedanslareconstitutiondes représentations et des pratiques des acteurs de l’époquebq. On passe ainsisoussilencelefaitquel’undesobjetsprivilégiésdes«étudespostcoloniales»est justement l’étude des transactions matérielles et symboliques et des

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interactions intersubjectives qui, dans le contexte colonial, permettaient deconstituer le lien colonial. En réalité, quantité d’études se réclamant de cecourant de pensée dissèquent non seulement les discours, les textes et lesreprésentations, mais aussi les comportements des sujets coloniaux et leursréponses à la pression des normes coloniales, les diverses manœuvres denégociation,dejustificationoudedénonciationqu’ilsnecessèrentdedéployer,leplussouventdansdescontextesd’incertitudeparfoisradicalebr.Ellesmontrentcomment les sujets colonisés sont pris non seulement dans des rapports deproduction,maisaussidansdesrelationsdepouvoir,desensetdesavoir–touteschosesquiexigent,sil’ondevaitsuivreWeberlui-même,decombinerd’entréede jeuexplication,compréhensionet interprétationbs.Àcôtéde la«sociologiehistorique», il y adoncplacepourd’autresmodèles (mixtes)d’explication etd’interprétation des situations coloniales et de leurs dispositifs. Dansl’expérience coloniale, il n’y a pas de « pratiques sociales » (ou ce que leszélotesdel’antipostcolonialismeappellentles«réalitésconcrètes»)quiseraientséparées des « discours », des langages ou des représentations. Discours,langages et représentations, en plus d’être des composantes symboliques etimaginaires dans la structuration du lien colonial et dans la constitution dessujets colonisés, constituent en eux-mêmes des ressources de l’action et despratiquesàpartentièrebt.Si la querelle lancée en France par les tenants de l’antipostcolonialisme est

anachronique d’un point de vue épistémologique, elle est, par contre, fortsymptomatiqued’unpointdevuecultureletpolitiquepuisquesesenjeuxportentdésormais sur l’identité même de la France, les limites de son modèledémocratiqueetlesambiguïtésdesonuniversalismerépublicain.Car,aufond,laquerelle autour de la pensée postcoloniale – comme celles concernant larégulationdel’islam,le«foulardislamique»oulaburqa,lesdébatsrécemmentcommanditésparl’Étatsurl’identiténationale,lafièvredescommémorationsoulesinnombrablesprojetsdemonuments,muséesetstèlesfunéraires–estd’abordlesymptômed’unprofondchiasmedansleprésent,etdumalaisedelaFrancedans lamondialisation. Ce chiasme – autre nom de ce qu’Ann Stoler qualified’aphasie – est une conséquence directe des maladies françaises de lacolonisation, comme l’on parlait autrefois desmaladies de l’espritbu. Il trouvesesressortsprivilégiésdansl’affrontementencoursdedeuxdésirsantagonistes:d’une part le désir de frontière et de contrôle des identités, porté par unenébuleusenéorévisionniste,et,del’autre,ledésirdereconnaissancesymboliqueetd’élargissementd’unecitoyennetéensouffrancebv,portéenparticulierparles

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minoritésetceuxqui lessoutiennent.Unechoseunitcesminoritésparailleursfragmentées : ce qu’elles perçoivent subjectivement comme une condition dedépossession symbolique. Cette dépossession est aggravée par l’apparenterémanenceetreproductiondanslaFrancecontemporainedepratiques,schèmesdepenséeet représentationshéritésd’unpasséd’infériorisation juridiqueetdestigmatisationracialeetculturelle.

DésirdeprovincialisationLe désir de frontières – et donc de séparation et de provincialisation –

rassembledescourantsnéorévisionnistesetprovincialistesforthétéroclitesdontl’unitérésidedanslerejetquasiviscéraldetoutevisionautrequ’occidentaleàlafois de l’Occident lui-même et dumonde des autres. Cette constellation – enréalité une addition de trajectoires aux origines et aux destins différents – regroupe des idéologues venus d’horizons divers. L’on y retrouve, pêle-mêle,ceuxpourqui lapertedel’Empireetenparticuliercelledel’Algériefrançaisefurent une catastrophe, desmarxistes dogmatiques – pour lesquels la lutte desclasses constitue le fin mot de l’histoire –, des anciens de la Gaucheprolétarienne, des catéchistes de la laïcité et du modèle républicain, desdéfenseurs autoproclamés des valeurs de l’Occident ou encore de l’identitéchrétiennedelaFrance,descritiquesdel’Europematérialiste,desnostalgiquesdusacréetdelacultureclassique,deslecteursdeMaurrasetdeMaoconfondus,des membres de l’Académie française, des tenants de l’antiaméricanisme degauche comme de droite, des croisés antipostmodernistes et adversaires de la« pensée 68 », ceux pour qui Auschwitz doit demeurer l’axe de la mémoirecollectivedumondeoccidentaletlamétaphorefondatricedurécitdelaréunionde l’Europe, diverses faces de l’extrémisme français (de la gaucheinsurrectionnelle au populisme aristocratique et aux royalistes), des relaispolitico-culturels etmédiatiques tels queFrance-Culture,Le FigaroMagazine,LePoint,L’ExpressouMariannebw.Recourant lorsqu’il le faut à un usage libéral de stéréotypes et de non-dits

racistes, cette nébuleuse s’efforce de réactiver le mythe de la supérioritéoccidentale tout en posant en termes stridents et frileux la question del’appartenanceetdelacohésionnationale.Maissurtout,exploitanttoutl’arcdesémotions et passions populaires, elle cultive le fantasme de l’« homme sansAutre»etd’uneFrancedébarrasséedesesimmigrés.Àreboursd’unetradition

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de pensée philosophique qui va de Maurice Merleau-Ponty à EmmanuelLevinas,voireJacquesDerridaetJean-LucNancy, lenouvel«Autre»estpardéfinition celui auquel l’on ne peut guère s’identifier, dont on souhaite ladisparition,etquel’ondoit,danstouslescas,empêcherdeseglisserdansnosformesdevie,puisqu’ilfiniraparlesempoisonner.Dansleslignesquisuivent,l’on examinera successivement quelques différends politico-culturels autourdesquelss’articulelapousséenéorévisionniste.L’onmontreraensuitecommentces différends, d’une part, alimentent et exacerbent le désir de frontière et deséparation,d’autrepart,appellentchaquefoisàunepolicedesidentitésdesplusstricte et des plus sévère, de préférence sous la forme d’interdictions en toutgenre, et finalement influencent négativement la réception de la penséepostcolonialeenFrance.Le premier différend porte sur le déchiffrement du temps du monde et la

caractérisation du moment contemporain. Les courants néorévisionnistesestimentquenotreépoqueseraitmarquéeparunetransformationqualitativedelaviolencemondialeetunenouvelleredistributionplanétairedelahaine.Cettesituation à plusieurs égards chaotique constituerait l’équivalent d’une guerrecivilemondiale et aurait un impactdirect sur lanaturedes risques sécuritairesauxquelslaFranceetd’autrespaysoccidentauxseraientexposés.Seraitenjeulasurviemêmedela«civilisationoccidentale».L’unedesconséquencesdecettelectureultrapessimistedumomentcontemporainestlaredéfinition–encours– de l’étranger en tant que type social apparenté tantôt à l’immigré clandestin(figureparexcellencede l’intrusetde l’indésirable) et tantôt à l’ennemibx. Lestatutpolémiquequ’occupedésormaislafiguredel’étrangerdansl’imaginaireetlechampfrançaisdesaffects,despassionsetdesémotionsvadepairavecundésir renouvelé de la frontière, ainsi qu’une réactivation des techniques deséparation et de sélectionqui lui sont associées– lescontrôlesd’identité et lalogiquedesexpulsionsnotammentby.L’étrangern’estpas seulement le citoyend’unautreÉtat:ilestsurtoutceluiquiestdifférentdenous,dontladangerositéest réelle,duquelnoussépareunedistanceculturelleavéréeetqui,sous toutescesfigures,constitueunemenacemortellepournotremoded’existence.Les courants néorévisionnistes et provincialistes estiment par ailleurs que,

pourrépondreauxdimensionssécuritairesdecetteangoisseexistentielle,l’Étatde droit dans son acception classique doit être amendé.La différenciation desfonctionsdelapolice(quis’occupaitdesétrangerssurleterritoirenational)decellesdel’armée(quis’occupaitdesennemisextérieurs)doitêtretempérée.Denouvellespolitiquesdoiventêtremisesenplacepourdéfendreleterritoirecontre

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la migration clandestine et, récemment, le terrorisme islamique. L’on a ainsiassistéàl’apparition,àl’intérieurmêmedel’ordredémocratiqueetrépublicain,d’uneformespécifiquedegouvernementalitéquel’onpourraitappelerlerégimede la claustration. Ce régime se caractérise, entre autres, par lamilitarisationcroissantedestechnologiescivilesdegouvernement,l’extensiondespratiquesetdomainesquitombentsouslesceaudusecretd’État,uneformidableexpansionet miniaturisation des logiques policières, judiciaires et pénitentiaires,notammentcellesquionttraitàl’administrationdesétrangersetdesintrus.Auxfins de gestion des populations jugées indésirables ont été mis en placed’innombrablesdispositifsjuridiques,réglementairesetdesurveillancevisantàfaciliter les pratiques d’entreposage, de rétention, d’incarcération, decantonnementdansdescamps,ouencored’expulsionbz.Il en a résulté non seulement une prolifération sans précédent des zones de

non-droitaucœurmêmedel’Étatdedroit,maisaussil’institutiond’unclivageradical entre, d’une part, les citoyens auxquels l’État s’efforce d’assurerprotectionetsécurité,et,d’autrepart,unesommedegenslittéralementharceléset,àl’occasion,privésdetoutdroit,livrésàlaprécaritéetauxquelsl’onrefusenon seulement la possibilité d’avoir des droits, mais encore une existencejuridiqueca.Uncomplexededispositionsdifférenciées,delégislations,d’accordsinternationaux formels ou informels entre la France et les États tiers est venucomplétercedispositif.L’ensembledeceprocessusaculminéaveclaformationd’un«ministèredel’Identiténationaleetdel’immigration»cb.Prisensemble,cecomplexe apour ciblesprivilégiées certaines catégoriesd’individus et certainsgroupes sociaux définis en termes de leurs caractéristiques ethniques,religieuses, raciales et de nationalité. Il vise à restreindre leur liberté decirculation,voireàl’annulerpurementetsimplement.L’enjeudetoutepolitiquede contrôle des frontières et des identités étant la possibilité de contrôler lesfrontières mêmes du politique, le politique fait progressivement l’objet, enFrance,d’unefragmentationselondeslignesbioracialesquelepouvoircherche,àforcededénégationetdebanalisation,àfaireratifiercommetellesparlesenscommuncc.Le deuxième différend porte spécifiquement sur l’« islam radical », objet

fantasmatique par excellence qui, dans les conditions contemporaines, sert defrontièreimaginaireàlanationalitéetàl’identitéfrançaises.Enl’occurrence,uncertain nombre de pratiques aussi bien domestiques que publiques de l’islamsontmisesencauseaunomdelalaïcité.Troisprincipesouidéauxsonteneffetsupposésconstituerlesocledelalaïcitéetdurépublicanismeàlafrançaise.Et

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d’abordl’idéald’égalité,quiexigequelesmêmesloiss’appliquentégalementàtous – la loi républicaine devant en toutes circonstances primer sur les règlesreligieuses.Ensuitel’idéaldelibertéetd’autonomie,quiprésupposequenulnedevrait être soumis, contre son gré, à la volonté d’autrui. Et enfin l’idéal defraternité,quiimposeàtousundevoird’assimilation–conditionnécessaireàlaconstitutiondelacommunautédescitoyens.Or,auxyeuxdesfractionslesplusconservatrices du mouvement néorévisionniste, l’« islam radical » se définitcomme l’envers obscur des Lumières et la figure inversée de lamodernité. Ilserait incompatible avec la notion républicaine de la laïcité. Ne vise-t-il pasl’application,enFrance,d’undroit«étranger»–signed’unrefusd’intégrationetd’assimilationdelapartdesesadeptes?Cedroitn’est-ilpasencontradictionavec lesprincipesde liberté,d’égalitédes sexesetde fraternitéqui fondent laRépublique, puisqu’il consacre le traitement inhumain des femmes (port de laburqa, voile imposé, mutilations génitales, mariages forcés, viols, polygamie,excision,testsdevirginité)?Danslestermesduconsensusnéorévisionniste,lesfemmes musulmanes souffriraient sous le poids d’un double joug – lasoumission à leur mari ou à leurs frères et la soumission à une religioninégalitaire.Dans le casoù les traitements indexésn’enfreignent aucune loi, ilfaudrait créer une loi permettant de les interdire et de les réprimer. LaRépublique aurait pour obligation d’affranchir les musulmanes de ce joug.Éventuellement,ellepourraitlesforceràêtrelibressansseposerlaquestiondeleurconsentement.Répétitionduprocèsdecivilisationcoloniale, l’onpourrait,aunomdupaternalismerépublicain,lesémanciperenayantaubesoinrecoursàlacoercition.Derrière lescontroversessur lehijabou laburqa –ouplusgénéralement le

sort des femmes musulmanes – se profilent et s’enchevêtrent donc plusieursprocessus.Lepremierestl’institutiond’un«féminismed’État»,quisesertdelaquestiondes«femmesmusulmanes»pourmeneruncombatdenatureracistecontre une culture islamique posée comme fondamentalement sexistecd. Àgauche comme à droite, le féminisme républicain est transformé en unecouveuse de l’islamophobie. L’on s’en sert non seulement pour alimenter desreprésentationsetdespratiquesracistes,maisencorepourlesrendreacceptablespuisqu’elles sont exprimées sur lemode de l’euphémisme et de la litotece. Ledeuxièmeconsisteenune«injonctionparadoxaledeliberté»quivadepairaveclaculturalisationdesvaleursrépublicainescf.Endroite ligneduprocèscolonialde civilisation, le projet est d’émanciper, en toute bonne conscience, desindividus « pour leur bien », si besoin est contre leur gré, et par le biais de

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l’interdit,del’ostracismeetdelaloidontlafonctionpremièren’estplusdefairejustice,maisdestigmatiseretdeproduiredesfigureshonniescg.Dans laperspectivedesmouvementsnéorévisionnistesetprovincialistes, les

idéaux républicains s’incarnantdansuneculture et une langue, leur réalisations’effectue aussi bien dans le respect du droit de la République que dansl’allégeanceàuneculturespécifique : laculture françaisecatholiqueet laïque,quiprescrit les comportementsprivés et publics et abolit –ou à tout lemoinsadoucit– laséparationque l’onavaitcoutumed’établirentrecesdeuxsphèresde la viech. Peu importe si, ce faisant, la confusion s’installe entre lamoralitépublique (les valeurs de la République) et les préjugés culturels de la sociétéfrançaise. Comme l’a amplementmontré Cécile Laborde, le déchiffrement dusens des signes religieux musulmans s’appuie moins sur le droit que sur despréjugés culturalistes et stéréotypés. Si l’État laïque a su faire des«accommodementsraisonnables»enfaveurdeschrétiensetdesjuifs,ilinsiste,s’agissantdesmusulmans,pourquecesoienteuxquilesfassentenmettantdesbornesàl’expressiondeleuridentitépubliqueci.Lerépublicanismeprônéparlescourantsnéorévisionnistestend,parailleurs,àassimilerlespratiquesculturellesfrançaisesàlaneutralitéidéale.Ilfaitvaloir,acontrario,quelasphèrepubliquefrançaise n’est pas culturellement et religieusement neutre. À ses yeux, lesdemandesdesminoritéspourdesaccommodementsraisonnablesneconstituentpasdesdemandesdejusticepuisqu’illesqualifiede«communautarisme»afinprécisémentdemieuxlesdisqualifiercj.Letroisièmepointdefixationdesdiscoursnéorévisionnistesetprovincialistes

atraitauréenchantementdelamythologienationaleàunmomentoùlaFrancefait l’épreuve d’un apparent déclin et subit un déclassement relatif surl’échiquier international.La thématiquedudéclinn’estnineuveniexclusiveàcettemouvance.Elleresurgitàintervallesréguliersdansl’histoirefrançaise.Sonapparition coïncide généralement avec les temps de crise et de grandes peurs.Discoursde laperteetde lamélancolie, l’unde seseffets immédiatsest alorsd’accentuerlescrispationsidentitaires,deréveillerlanostalgiedelagrandeuretde déplacer aussi bien le terrain que le contenu du politique et les formes del’antagonismesocialck.Telaété lecasaucoursdudernierquartduXXe sièclelorsque le sentiment a prévalu, chez beaucoup et pas seulement du côté del’extrêmedroite, que le grand récit national s’était effondré.Cet effondrementn’auraitpaspourcauseuniquelestransformationsdel’économiefrançaiseetlacrisedumodèlerépublicaind’intégration.Ilseraitaussil’unedesconséquencesdelapenséedéconstructionnistedontMai68seraitl’avatar.L’identitésolideet

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lescertitudes sur lesquelles reposait auparavantce récit auraientétéemportéessouslesflotsdurelativismeambiantetdesphilosophiesdela«mortdusujet».Comment,danscesconditions,réanimerl’idéenationale,sinonenréinvestissantle passé et en se réappropriant ses nombreux gisements symboliques ? D’où,depuis plusieurs années déjà, des tentatives de réhabilitation d’une conceptioncultuelle,sacrificielleetpresquethéologico-politiquedel’histoiredelaFrance.S’inspirant des manuels scolaires de la fin XIXe-début du XXe siècle, cette

conceptiondel’histoireesttoutentièretournéeverslesgloiresdupassé.ElleapourcaractéristiquedesituerlaFrancedansunrapportfrancocentréàl’Europeetaumonde,etd’assigneràladisciplinehistoriquedestâchesdecivismeetdemorale.Enplusd’êtreédifiante,l’histoiredoitrenvoyeràuneessencenationalequiseserait forgéeaufilde lachronologie.Ainsi, l’homogénéitédupeupleetsonunitéseseraientaccompliesaudétourdetroisdates:labatailledePoitiersde732,quipermetdestopperl’invasionarabe;laprisedeJérusalemen1099,qui témoigne du pouvoir étendu de l’Europe chrétienne ; et la révocation del’Édit de Nantes en 1685, qui confirme la tendance longue dans l’histoire deFrance du « choix deRome » et démontre symboliquement que la France estavant tout un pays catholique, mais aussi que son identité s’est forgée surl’exclusion des Arabes, des juifs et des protestantscl. Histoire glorieuseégalementdans lamesureoùelle rendcomptedenombreuxhauts faits, d’unesuccessionde«grandshommes» et d’événements censés témoignerdugéniefrançais.C’est par ailleurs une histoire dont l’une des fonctions est l’exaltation du

patriotisme.Enfin,c’estunehistoirequiaccordeuneplacedechoixàlavieillerhétorique d’une France qui apporte ses Lumières aux colonies et les répanddanslemonde.Ilnes’agitdoncpasd’occulterlacolonisationentantquetelle,maisdes’enservircommed’unematriceidéologiquedel’éducationcitoyenne,commece fut le cas lorsde l’expansion impériale, quandonnepouvait guèrepenser la République sans ses innombrables possessions au-delà des mers. Ils’agitégalementd’inverserlestermesdelareconnaissancedel’œuvrecoloniale.Chezlespluszélés,cetteinversionpasseaubesoinparl’attributiondecaractèreshéroïquesauxcrimescoloniauxetàlatorture.Cescrimesn’exigeraientaucunerepentancepuisqu’ilsneseraientdescrimesqu’auxyeuxdenoscontemporains.Eneffet,dansl’espritdel’époque,ilsétaientplutôtunemarquedelacivilisationfrançaise–unecivilisationcapabledes’affirmeraussibienparl’espritqueparles armescm. Chez d’autres, même si des crimes ont pu être perpétrés et desinjustices commises, le bilan final de la colonisation est globalement

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«positifcn».Etdesex-colonisés laFranceest endroitde requérirgratitudeetreconnaissance.Onnetrouvepasseulementleslinéamentsdecetteconceptionsacrificielleet

cultuelledel’histoiredansunesériedediscoursprononcésparNicolasSarkozyaucoursdeladernièrecampagneprésidentiellefrançaiseetaulendemaindesavictoire.Parrapportàlaquestioncoloniale,cesdiscourssecaractérisentparlemême « refus de la repentance » et la même urgence d’auto-absolution etd’innocentement. Ces discours – celui prononcé à Toulon le 7 février 2007,comme celui de Dakar (26 juillet 2007) dans lequel il déclare que l’hommeafricainn’estpasassezentrédansl’histoire–cherchentàofficialiseruntravailculturel effectué depuis de longues années dans divers réseaux politiques etculturels non seulement de l’extrême droite, mais aussi de la droite et de lagaucherépublicainesco :«Lerêveeuropéenabesoindurêveméditerranéen.Ils’est rétréci quand s’est brisé le rêve qui jeta jadis les chevaliers de toutel’Europesurlesroutesdel’Orient,lerêvequiattiraverslesudtantd’empereursduSaint-EmpireettantderoisdeFrance,lerêvequifutlerêvedeBonaparteenÉgypte,deNapoléonIIIenAlgérie,deLyauteyauMaroc.Cerêvequinefutpastantunrêvedeconquêtequ’unrêvedecivilisation.[…].L’Occidentlongtempspéchapararroganceetparignorance.Beaucoupdecrimesetd’injusticesfurentcommis. Mais la plupart de ceux qui partirent vers le sud n’étaient ni desmonstres ni des exploiteurs. Beaucoup mirent leur énergie à construire desroutes,desponts,desécoles,deshôpitaux.Beaucoups’épuisèrentàcultiverunboutdeterreingratquenulavanteuxn’avaitcultivé.Beaucoupnepartirentquepour soigner, pour enseigner. Cessons de noircir le passé […]. On peutdésapprouver la colonisation avec les valeurs qui sont les nôtres aujourd’hui.Maisondoitrespecterleshommesetlesfemmesdebonnevolontéquiontpensédebonnefoiœuvrerutilementpourunidéaldecivilisationauquelilscroyaient[…].»Lequatrièmedifférendconcernelaraceetleracisme.Oubliantvolontiersles

expériences historiques de l’esclavage et de la colonisation, les mouvementsnéorévisionnistesetprovincialistesfontvaloirqueleracismen’ajamaispénétrédetoutespartslasociétéfrançaiseetque,contrairementaucasdesÉtats-Unis,laségrégation raciale en France n’a jamais été légale et institutionnellecp. Leracisme dans l’Hexagone aurait toujours fait l’objet d’une disqualificationsymbolique et n’aurait jamais eu qu’une existence résiduelle. Lesdiscriminations, lorsqu’elles existent, seraient négligeables et disparaîtraient si,pourlesuns,étaientfortementréduiteslesinégalitéséconomiquesetsi,pourles

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autres, la France pouvait « sélectionner » ses immigrants. D’ailleurs, lesproblèmessociauxfondamentauxdupaysauraientpourorigineleracismeanti-Blancs.Quand la réalitédu racismeanti-non-Blancsestadmise,elleest traitéecommeunesimpledifférenceculturelle.Danscesconditions,touteévocationdelaraceàdesfinssoitdediscriminationpositive,soitderéparationdetortsfaitsàl’idée d’égalité est stigmatisée. Elle ferait courir à la République le risqued’ethnicisationdesrapportssociaux.Ainsi, commentant les émeutes qui ont embrasé de nombreuses banlieues

françaisesennovembre2005,AlainFinkielkrautyvoyaitunedémonstrationdelahainequevouentlesNoirsetlesArabesàlaFrance.Defait,estime-t-il,cesémeutes constitueraient un instantané de la guerre qu’une partie du « mondearabo-musulman » aurait déclarée à l’Occident et dont laRépublique serait lacibleprivilégiée.SelonFinkielkraut, lesNoirsqui«haïssent laFrancecommerépublique » ont la prétention d’accorder à l’esclavage le même statutd’exception, le même poids destinal et sacré et la même puissanceparadigmatiquequeceuxdontjouitla«Shoah».Pourtant,explique-t-il,«sil’onmetlaShoahetl’esclavagesurlemêmeplan,alorsonestobligédementir,car[l’esclavage]n’estpasuneShoah.Etcen’étaitpasuncrimecontre l’humanitéparcequecen’étaitpasseulementuncrime.C’étaitquelquechosed’ambivalent.[…] Il a commencébienavant l’Occident.En fait, la spécificitéde l’Occidentpour toutcequiconcernel’esclavage,c’est justement toutcequiconcernesonabolition[…]».Dureste,auxAfricains,laRépubliquen’afait«quedubien».Lacolonisationn’avait-ellepaspourobjectifde les«éduquer»et, ce faisant,d’«apporterlacivilisationauxsauvages»?Lacausedesémeutesneseraitdoncpasàchercherducôtéduracisme.Ces

émeutesseraientd’abordlapreuved’unesuprêmeingratitude.Audemeurant,le« racisme français » serait unmythe fabriquépar ceuxqui haïssent laFrance.Certesya-t-ilicietlà«desFrançaisracistes[…],quin’aimentpaslesArabesetles Noirs ». Mais « comment voulez-vous qu’ils aiment des gens qui ne lesaimentpas?».D’ailleurs,«ilslesaimerontencoremoinsmaintenant[aprèslesémeutes],quandilsprendrontconsciencedecombieneux-mêmesleshaïssent».Au demeurant, Noirs et Arabes ne se considèrent pas eux-mêmes commeFrançais.A-t-onidéedelafaçondontilsparlentlefrançais?«C’estunfrançaiségorgé,l’accent,lesmots,lagrammaire.»«[Leur]identitésetrouveailleurs.»N’étant en France que par « intérêt », ils traitent l’État français comme une«grandecompagnied’assurance».Qu’auxénormessacrificesconsentispar laRépubliqueilsn’opposentaujourd’huiquehaineetquolibets,voilàquiestbien

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la manifestation de leur radicale altérité – celle-là même qui fait qu’ils n’ontjamaisétéetneserontjamaisvraimentdesnôtres;qu’ilssont«inintégrables»etque leurprésenceparminous risque,à la longue,demettreendangernotrepropre existence. Selon Finkielkraut, le véritable problème est doncl’antiracisme qui, prophétise-t-il, « sera au XXIe siècle ce qu’a été lecommunisme au XXe ». La fonction première de cette idéologie serait deproduire, à partir de rien, une culpabilité de commande exigée par la pensée«correctecq».Pis,l’antiracismeestlenouveaunomdel’antisémitismecr.

ColonialismeetmaladiesposthumesdelamémoireLes politiques officielles de la mémoire – que celle-ci soit républicaine ou

nationale – ont toujours étémarquées par leur énorme poids d’ambiguïtés, enplusd’êtreàl’origined’intensespassions,affrontementsetdéchirements.Delaconstructiondelamémoirerépublicaineenparticulier,PierreNoraditqu’ellefut« à la fois autoritaire, unitaire, exclusiviste, universaliste et intensémentpasséiste».Nonseulementelletenaitsacohérencedecequ’elleexcluait,maisencore elle s’est toujours définie contre des ennemis réels ou fantasméscs.Commenteneffets’inventerunpassé,investirl’espace,lesespritsetletempsetfaire émerger une religion civile (avec ses liturgies, ses autels et temples, sesstatues,fresques,stèlesetcommémorations)alorsquelerégimenouveauissudela Révolution était contesté, aussi bien sur sa droite que sur sa gauche ;confronté,àlafois,aupérilclérical,àunearméeréfractaireetàl’alliancedelabourgeoisiebancaireetindustrielleetdelaclassepaysanne,letoutdansunpayslui-mêmehistoriquementconstituédeterroirsplusoumoinscloisonnésct?Quelapolitiquedelamémoireaitsouventconstituéuntelélémentdedivision

nationale s’explique, d’une part, par la capacité de lamémoire à réveiller lesblessures d’un passé difficile, et dont on se demande comment il pourrait, àtravers le travail du deuil, êtremis au service du récit fondateur de la nation.Celas’explique,d’autrepart,parlarelationétroitequi,depuislaRévolution,atoujoursexistédanslaculturepolitiquefrançaiseentrelamort(surtoutviolente),l’oublietladette–etdoncparlerapportentrelamortetl’idéedejusticecu.Telasurtoutétélecaslorsqu’ils’estagidesoustrairelescrimespolitiquesetlesfaitsde mort violente à la logique de l’incriminationcv. De ce point de vue, laRévolution a enclenché une mécanique sépulcrale dont on trouve lesprolongements sous la Restauration (inflation des honneurs accordés aux

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cendres,marquageeffrénédeslieuxdesépulture,innombrablesexhumationsetréinhumations). À l’époque, le deuil public constitue une manifestation de lapuissance politique, et la mémoire elle-même est susceptible d’être utiliséecomme instrument de justice punitive et glaive expiatoire. Dans la politiqued’État, la mémoire nationale a donc toujours fonctionné comme un espaced’expiation, à mi-chemin entre la logique de l’incrimination et le désir deréparation.Par-deverslapierreoulesritessetrouvedonccequeChateaubriandappelait un« champde sang».C’est ce sangversé que lesmonuments et lesritessontappelésàexpurger.Etc’estlaraisonpourlaquelleilsontpourfonctiondetémoignerdel’effortderéconciliationaveclaperte.Qu’unrapportaussiétroitaitététisséentrelamémoireetl’épreuvedelamort

violente et son intériorisation s’explique, d’une part, par une conception de lanationquifaitdecettedernièreuneâmeetunprincipespirituelet,d’autrepart,par la vertu sociale et politique que la culture politique française a toujoursaccordée au cadavre. Les éléments constitutifs de cette âme et de ce principespirituelsont,d’unepart,lapossessionencommund’unrichelegsdesouvenirs(lepassé),et,d’autrepart,ledésirdevivreensembleetlavolontédecontinueràfaire valoir dans le présent l’héritage qu’on a reçu du passé. À ces deuxcaractéristiques s’ajoute une conscience républicaine qui se prévaut d’uneexorbitante exceptionnalité, puisqu’elle prétend faire coïncider la singularitéfrançaise avec l’universel tout court. Fait de sacrifices et de dévouement, lepasséestlui-mêmeconçuentermeshéroïques,glorieuxetprométhéens–passéd’efforts, de sacrifices, de dévouement. La valorisation de l’héritage et dessouvenirs communs passe par unemanière de culte des ancêtres – les grandshommes.Le culte des ancêtres a sonpendant dans le culte du sacrifice.Parcequelanationestuneconsciencemorale,ellepeutlégitimementexiger,commelesoulignait Renan, l’« abdication de l’individu » au profit de la communauté.Cultedesancêtresetdeleurshautsfaitsetcultedusacrificeformentuncapitalsocialetsymboliqued’autantplusdécisifpourlaconstructiondel’idéenationaleque, une génération après le régicide, le pays fait face à une crise de lareprésentationetàundéficitdesacralité.L’amourdelapatrieetlafiertéd’êtrefrançaisse traduisent,parailleurs,pardesgestespublicsetdesrituelsdepiétécivique : défilés militaires, musées, mémoriaux, commémorations, stèles,statues,nomsdesboulevards,rues,avenues,pontsetgrandesplaces,etenfinlePanthéon.Dansladroitelignedelaconceptionsacrificielleetcultuelledelanationque

l’on vient brièvement de décrire, c’est le 4 avril 1873 qu’est votée, pour la

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première fois dans l’histoire de la France moderne, une loi relative à laconservationdestombesdessoldatsmorts,enl’occurrenceceuxtombéspendantlaguerrede1870-1871.Cette loiprévoitendétail« le statutdes terrainset letype de tombe ossuaire à créercw ». Pendant plus d’un siècle, la politiqueofficielle de lamémoire visera à commémorer, avant tout, les «morts pour laFrance»,lacommunautéciviques’originantetsereproduisantsymboliquementdansdescélébrationsfunèbresetsedéfinissantdecepointdevuecommeune«communautédelaperte»,maisd’unepertesansoubli.Déjà,autournantdesXVIIIe etXIXe siècles, la France connaît une révolution funéraire. Les passionspolitiques s’expriment à travers la construction de nouvelles nécropoles, lesdéfilésdescortègesfunèbresquisillonnentlaville,lapratiquedesélogessurlatombe,leportostensibled’undeuilpublictantôtexpiatoireettantôtdoloristeouprotestataire,ouencore lecultedes reliquesprofanescx.Le cultedesmorts estsupposéproduireconsensusetlégitimité.Mais,toutdépendantdequellesmorts,ilestaussisusceptibledeservirdesited’expressionà ladissensionpuisque lesang des vaincus en particulier peut être convoqué comme un instrument quiappelle non la réconciliation, mais la vengeance communautaire. À partirde1830,enparticulier, triompheunrépublicanismede typesacrificiel,etc’estenpartieceparadigmequecertainss’efforcent,aujourd’hui,deréactualiser.Au cours des années 1980 cependant, un glissement se précise. À une

politiquedelamémoirefondéesurlacélébrationdesmortscommunssuccède,petitàpetit,uneautreéconomiedescommémorations,aucentredelaquellesetrouventles«mortscausésparlaFrance».Pendantlongtemps,laFrancen’avaitjamais voulu reconnaître sa responsabilité dans le génocide des Juifs. Cettecatastrophe était imputée au régime de Vichy qui, seul, devait en porterl’infamie.Cetteattitudechangeprogressivementetlespremiers«mortscauséspar la France » à faire l’objet d’une reconnaissance sont les « morts endéportation ». En 1990, la loi Gayssot consacre définitivement leur statut de«victimes»etfixelerôledel’Étatdanslaconstructiond’une«mémoiredelaShoah».En1993, undécret instaure « une journée nationale commémorativedespersécutionsracistesetantisémitescommisessousl’autoritédefaitdite“dugouvernement de l’État Français” », suivi, en 1994, de l’inauguration duMémorial du Vél’d’Hiv’ à la mémoire des victimes de la Shoah. La dernièreétapedeceprocessusestl’aveu,en1995,parJacquesChiracdesresponsabilitésdelaFrancedanslegénocidedesJuifs.SuiventlesinaugurationsduMémorialnationaldesMillesen2004;duMémorialdelaShoahetduMurdesnoms(les76000Juifsdéportés)àParisen2005.Lepointculminantdeceprocessusest

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l’entréedesJustesauPanthéonen2007cy.Si la nouvelle politique de la mémoire fait place aux morts causées par la

France, une distinction demeure cependant. Alors que les « morts pour laFrance»sontdesmorts«subies»pardesFrançaisaunomdelanationetdontontransfigurelesvictimesen«héros»,les«mortscauséesparlaFrance»fontleurapparitionsurl’auteldelamémoirenationaledanslestatutde«victimes».C’est notamment le cas en ce qui concerne l’Holocauste. Il se trouve, pourd’autres événements, que desFrançais figurent parmi lesmorts causées par laFrance.C’estlecasdelacolonisation.Ellebousculenonseulementletracéquigénéralement sépare nosmorts de ceux des autres, mais encore divise la citépolitique en son milieu et en ses marges, puisque, en cet événement, celle-cis’offreàlafoiscommesaproprevictimeetsonproprebourreau.C’est l’unedes raisonspour lesquelleselleconstitue l’œilmêmeducyclone

mémorielquisoufflesurlepays.Depuisquelquesannées,l’Étatlui-mêmeattisel’ouragan. Pour les raisons évoquées plus-haut, il veut officiellement« moderniser » les commémorations. Dans cette inflation de cérémonies dusouvenir, hommages, inauguration de monuments, de musées et de placespubliques, les frontières entre l’histoire, la mémoire et la propagande sontbrouilléescz.Ainsi,dansunprojetencours, laguerrede1914-1918–quiavaitmarquéun singulier recul de la démocratie et préparé à terme l’avènement dufascismeetdunazisme–estdialectiquementréinterprétéecommeayantétéaudépartdelaconstructioneuropéenne.Duconflitde1939-1945,iln’estplusditqu’il s’agissait d’une « guerre mondiale », mais d’une guerre d’ordreessentiellement européen, avec d’importants prolongements internationaux.Quant aux soldats des troupes coloniales réquisitionnés pour des combats qui,affirme-t-onmaintenant, leur étaient étrangers, l’on avancequ’ils sont«mortspour laLiberté et laCivilisation »,méritant de ce fait le privilège d’avoir étécolonisés.Danscecascommedansd’autres,l’entrepriseguerrièreengénéralestassimilée à une croisade dont les morts sont des martyrs qui, dans un élanpatriotique,auraientvolontairementrenoncéàlaviepourunejustecauseda.Le discours contre la repentance vise à assumer sereinement la totalité de

l’histoirede laFrance. Il a pourbut la réhabilitationde l’œuvre coloniale.Onallèguequelesvéritablesvictimesdelacolonisationnefurentpaslesindigènes,maislescolons.Lespremiersdoiventdelagratitudeauxseconds.Cettelogiquede l’innocentement et de l’auto-absolution trouve son point d’incandescencedanslecasdel’Algérie,dontlamémoiresetrouveêtrel’épicentredesmaladiesfrançaisesdelacolonisationdb.LaFranceyfutprésentependantprèsd’unsiècle

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et demi. Quatre ou cinq générations d’Européens en firent leur terre natalede 1830 à 1962.D’importantes troupes de l’armée française (Harkis, appelés,engagés) s’y sont battues. Des années 1920 aux années 1970, une importanteimmigration provenait d’Algérie. Et, pour couronner le tout, le conflit fit descentainesdemilliersdemortsdc.Onnemesuretoujourspasàquelpointlapertedel’Algériefrançaise,survenantaprèsladéfaitedeDiênBiênPhu,constituaunvéritable traumatismepour laFrance,presquedemêmeampleurque ladéfaitede1870dd.Cette fois, cependant, il s’agissaitd’unedéfaite aussibienmilitairequepolitiqueetmorale,qui,entreautres,révélaaugrandjourlagénéralisationde lapratiquede la torturepar l’armée française.C’estnotammentausujetdecetteguerrelongtempsrestéesansnometentouréedepratiquessales–connueencorerécemmentenFrancesousl’euphémismed’«événementsd’Algérie»–qu’ilyaeuunprocessusd’occultationetd’oubliorganisé.Mais, depuis2002, semultiplient témoignages, livres, sites Internet, articles

de presse, films (La Trahison de Philippe Faucon en 2005 ;Mon colonel deLaurentHerbietetIndigènesdeRachidBouchareben2006;L’EnnemiintimedeFlorianEmilioSiri en 2007), documentaires et fictions télévisuels (Nuitnoire,17 octobre 1961 d’Alain Tasma, 2005 ; La Bataille d’Alger d’Yves Boisseten2006)de.C’estentrèsgrandepartielapertedel’Algériequiestàl’originedela fameuse loi du 23 février 2005, avec son article 4 évoquant les « bienfaitsd’unecolonisationpositive»,lancéepeut-êtreparune«stratedeparlementairesde second rangdf », mais adoptée par l’Assemblée nationale de France. CetarticleseracertesabrogéparJacquesChiracen2006,maislacontroversen’estpas éteinte. Elle touche aussi bien la commémoration de cette guerre que laquestion des musées, mémoriaux, murs et stèles dans le Midi de la France(Marseille, Perpignan etMontpellier) et de la comptabilité desmorts français.Del’autrecôtédelaMéditerranée,enAlgériemême,lesappelsàcomptabiliseravecprécisionlenombred’Algérienstuésdepuis1830parlaFrance,ainsiquelenombre de villages brûlés, de tribus décimées et de richesses volées se fontégalemententendre.Ilfaudraityajouterlecontentieuxconcernantlarestitutionduplandes11millionsdeminesposéespendantlaguerreparl’arméefrançaiseaux frontières tunisienne etmarocainedans le but d’empêcher lesmilitants del’ALN d’entrer en Tunisie et au Maroc. D’après l’Algérie, ces mines ontprovoqué maints ravages, dont 40 000 morts et blessés depuis la fin de lacolonisation.S’ajoutentàtoutcelalelegscalamiteuxdesessaisnucléairesdansle Sud algérien dans les années 1960 et la question du suivimédical pour lesvictimesderadiationsatomiquesauSaharadg.

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Les ressortissants des anciennes possessions impériales et leurs descendantsne sont pas les seules victimes des traumatismes coloniaux dans la Francecontemporaine.Telestégalement lecasdesex-colons françaisd’Algérieetdeleursdescendants.Ondoitcomprendrecesmaladiesde lamémoireenrelationaveclacrisede ladémocratiefrançaiseetavecunespritdutempsquiaccordeuneimportancecentraleàlaformationetàl’expressiondesidentitésmeurtriesetblesséesdh. Pour être prises en compte politiquement, les luttes pour lareconnaissance doivent de plus en plus s’articuler autour d’un signifiantexceptionnel – ma souffrance et mes blessures. Archétypale et incomparable,cettesouffrancedoitrépondrenécessairementd’unnomsupposévaloirplusquetoutautrenom.Danslamesureoùlesmaladiesdelamémoire(lechiasmedansleprésent)ontsouventtendanceàouvrirlavoieàdesoppositionsabsoluesentreles victimes des mêmes bourreaux, la querelle porte toujours sur le point desavoir quelle souffrance humaine doit être sanctifiée et quelle autre n’est, aufond, qu’un incident sans importance sur l’échelle des vies et des morts quicomptentvraiment.Lalutteviseparconséquentàrefusertouteéquivalenceentrelesdifférentesviesetmortshumaines,car,pense-t-on,certainesviesetcertainesmortssontuniverselles,tandisqued’autresnelesontpointetnedevraientmêmepasaspireràledevenirdi.Dans l’esprit du monde contemporain, nombreux sont en effet ceux qui

croient en l’existence d’un Deuil premier, interminable, sans cesse appelé àremonter sur la scène du symptôme,mais jamais àmême de suturer la fente.Dans le droit fil de l’esprit dumonothéisme, ceDeuil premier ne saurait êtremesuréàaucunautredeuil.En regarddeceDeuilpremier, toutautredeuilneseraitqu’uneaffairedepaïens.SeulceDeuilpremier seraitqualifiépour fairesonapparitiondanslemiroirdel’Histoire.Dépourvudedouble,ilrempliraitlasurfacedumiroird’unbordà l’autre, à lamanièrede l’Un.Ducoup, tous lesautresévénements,aussiterrifiantssoient-ils,devraientêtreinterditsd’accèsauchampde la parole et du langage, puisque ce champest, de toutes les façons,d’ores et déjà épuisé par l’Événement. Mais, à force de concevoir le Deuilpremierdecettemanière,onfinitparenfaireundeuilimpossible.Et,àcausedecette impossibilité et de ce caractère interminable, l’on en arrive à ce quiconstitue l’un des paradoxes majeurs des maladies contemporaines de lamémoire : mon deuil consiste avant tout à donner la mort, non pas à monbourreau,maisdepréférenceàuntiers.Cequedémontrenotreaversionpourlasouffrance d’autrui, c’est la pulsion de mort qui travaille toute consciencevictimaire, notamment lorsque celle-ci ne se conçoit qu’en rapport de

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compétitionavecd’autresconsciencesdumêmenom.Ilmefautdoncfairetairel’Autre ou, à défaut, l’obliger à tomber dans le délire, de façon à ce que sasouffrance historique soit renvoyée à un état d’avant le langage – à un étatantérieur à toute nomination. Ce que l’on appelle en France la « guerre desmémoires»s’inscritdoncdanslecadredesluttespourlatranscendancedanslecontextedesidéologiesvictimairesayantmarquélafinduXXesiècleetledébutduXXIe.Cesluttesparticipentfondamentalementdeprojetsnécropolitiques.Eneffet,danslamesureoùl’onnefondejamaisletranscendantsursapropremort,ilfautbienquecesoitsurlamiseàmortsacrificielledequelqu’und’autreques’instituelesacré.Pourlereste,loind’êtreàlarepentance,l’èreestplutôtàlabonneconscience.

À travers la colonisation, les puissances européennes cherchaient à créer lemondeàleurimage.«Rudeetlaborieuseracedemécaniciens,d’agriculteurs,deconstructeurs de pontsdj » et de statues, les colons ne purent finalementaccomplir que de grossiers travaux. Mais ils étaient armés d’une poignée decertitudesque ladécolonisationn’aguèreeffacéesetdontonpeutconstater larésurgence et lesmutationsdans les conditions contemporainesdk.Lapremièreétait la foi absolue en la force. Les plus forts ordonnaient, agençaient,disposaientetdonnaientformeaurestedutroupeauhumain.Ladeuxième,toutenietzschéenne, était que la vie même était avant tout volonté de puissance etinstinct de conservation. La troisième était la conviction selon laquelle lesindigènesreprésentaientdesformesmorbidesetdégénéréesde l’homme,corpsobscursenattentedesecoursetquiréclamaientdel’aide.Quantàlapassiondecommander,ellesenourrissaitdusentimentdesupérioritéàl’égarddeceuxquidevaientobéir.S’yajoutaitl’intimecertitudequelacolonisationétaitunactedecharité et de bienfaisance, pour lequel les colonisés devaient témoigner desentimentsdegratitude,d’attachementetdesoumission.C’est dans ce triple complexe que se situent les fondements de la bonne

conscience européenne. Celle-ci a toujours été un mélange de laisser-faire,d’indifférence,devolontédenepassavoiretdepromptitudeàsedéchargerdesesresponsabilités.Elleatoujoursconsistéàvouloirn’êtreresponsablederien,coupablederien.Cerefusobstinédetoutsentimentdeculpabilitéreposesurlaconviction que les instincts de haine, d’envie, de cupidité, de domination,« appartiennent essentiellement, et foncièrement, à l’économie de la viedl ».Davantage encore, il ne saurait y avoir demorale valable pour tous, les fortscommelesfaibles.L’hommesupérieurnesauraitêtrecondamnésurlabasedelamoraledufaible.Et,puisqu’ilexisteunehiérarchieentreleshommes,ildevrait

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enexisterentrelesmorales.D’oùlecynismeaveclequellesquestionsrelativesàlamémoiredelacolonisationsonttraitées.Auxyeuxdebeaucoup,lerappeldece passé ne sert qu’à débiliter la virilité européenne et à alanguir sa volonté.D’oùégalementlerefusdevoirla«bêteàcornes»dontNietzschedisaitqu’elleatoujoursexercéleplusgrandattraitsurl’Europe.Undemi-siècleplustard,ellen’aguèrecessédelatenter.

Noteduchapitre4

a.Commeexempledecettediversité,lireMabelMORANA,EnriqueDUSSEL,CarlosA.JAUREGUI(dir.),ColonialityatLarge.LatinAmericaand thePostcolonialDebate,DukeUniversityPress,Durham,2008. Voir également la synthèse de Fernando CORONIL, « Latin American Postcolonial Studies andGlobal Decolonization », in Neil LAZARUS (dir.), Penser le postcolonial. Une introduction critique,Amsterdam, Paris, 2006 ; ainsi que Vinayak CHATURVEDI (dir.),Mapping Subaltern Studies and thePostcolonial,Verso,Londres/NewYork,2000.

b. Lire, à titre d’exemple, Simon DURING, « Postcolonialism and Globalization : Towards aHistoricization of the Inter-Relation », Cultural Studies, 14, 3-4, 2000, p. 385-404 ; Harry D.HAROOTUNIAN,«Postcoloniality’sUnconscious/AreaStudies’Desire»,PostcolonialStudies,2/2,1999,p. 127-147. Voir, plus récemment,NewFormations, nº 59, 2006 ; PMLA (Publications of the ModernLanguageAssociationofAmerica),nº122/3,2007.LireégalementlenumérospécialdeSocialText,10,2-3,1999;lenumérospéciald’AmericanHistoricalReview,99,1994.VoiraussiAijazAHMAD,InTheory:Classes,Nations,Literatures,op.cit.etArifDIRLIK,ThePostcolonialAura:ThirdWorldCriticismintheAgeofGlobalCapitalism,WestviewPress,Boulder(CO),1997.

c.Lire en particulierRobert J.C.YOUNG,Postcolonialism :AnHistorical Introduction,Blackwell,Oxford, 2001etDavidLUDDEN (dir.),ReadingSubalternStudies.CriticalHistory,ContestedMeaningandtheGlobalizationofSouthAsia,PermanentBlack,NewDelhi,2001.

d. Lire, à cet égard, l’article de Jacques POUCHEPADASS, « Les subaltern studies ou la critiquepostcolonialede lamodernité»,L’Homme,nº156,2000.Voir,aumilieudesannées2000,Marie-ClaudeSMOUTS (dir.), La Situation postcoloniale. Les postcolonial studies dans le débat français, Presses deSciencesPo,Paris,2007.

e.Voir,néanmoins,lestextesd’auteursseréclamantdessubalternstudiesréunisdansMamadouDIOUF(dir.), L’Historiographie indienne en débat. Colonialisme, nationalisme et sociétés postcoloniales,Karthala/Sephis,Paris,1999.

f. Voir Sophie DULUCQ, Catherine COQUERY-VIDROVITCH, Jean FRÉMIGACCI, EmmanuelleSIBEUD et Jean-Louis TRIAUD, « L’écriture de l’histoire de la colonisation en France depuis 1960 »,Afrique&histoire, vol. 2, nº 6, 2006, p. 243. Lire également les thèses de Jean-François BAYART surl’«historicitépropredessociétésafricaines»dansID.,L’ÉtatenAfrique,op.cit.

g.AlainFINKIELKRAUT,LaDéfaitedelapensée,Gallimard,Paris,1987,p.90.h.LucFERRYetAlainRENAUT,«Préface à cette édition»,LaPensée68,Gallimard, Paris, 1988

(1985),p.15.i.Cf.lebilancritiquedeGérardCHALIAND,LesMythesrévolutionnairesdutiersmonde,Seuil,Paris,

1979 ;PascalBRUCKNER,LeSanglotde l’hommeblanc.Tiersmonde, culpabilité,hainede soi, Seuil,Paris, 1983 et Carlos RANGEL, L’Occident et le tiers monde. De la fausse culpabilité aux vraiesresponsabilités, Robert Laffont, Paris, 1982. Lire également Yves LACOSTE, Contre les anti-tiers-mondistesetcontrecertainstiers-mondistes,LaDécouverte,Paris,1985etClaudeLIAUZU,Auxoriginesdestiers-mondismes.ColonisésetanticolonialistesenFrance,1919-1939,L’Harmattan,Paris,1982etID.,«Lesintellectuelsfrançaisaumiroiralgérien.Élémentspourunehistoiredestiers-mondismes»,Cahiers

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delaMéditerranée,nº3,Nice,1984.j.RégisDEBRAY,LaCritiquedesarmes,Seuil,Paris,1974.k.Jean-PaulSARTRE,SituationsV.ColonialismeetNéocolonialisme,Gallimard,Paris,1964.l.Michel FOUCAULT,Cours au Collège de France. 1975-1976, Éditions de l’EHESS, Paris, 1997,

chapitre:«Ilfautdéfendrelasociété».m.Àproposdecephénomène,W.E.B.DuBoisécrira:«J’aimarchédansParisavec[Blaise]Diagne,

qui représente le Sénégal – tout le Sénégal, blanc et noir – au Parlement français.Mais Diagne est unFrançais,quin’estnoirquedemanièrefortuite.JesoupçonneDiagned’êtreplutôtméprisantàl’égarddesespropresWolofsnoirs. J’ai parlé avecCandace, qui est ledéputénoir de laGuadeloupe.Candace estépidermiquement français. Il n’a pas de convictions à propos de l’élévation des Noirs, à part dans lecontexte français » (anthologieThe NewNegro : An Interpretation, Albert et Charles Boni, NewYork,1925,p.397).

n.Liresa revuePeuplesnoirs,peuplesafricains.Voir égalementAmbroiseKOM,MongoBetiparle.Testamentd’unespritrebelle,Homnisphères,Paris,2006.

o.MongoBETI,MainbassesurleCameroun,op.cit.p.Àproposdesparadoxesdelacritiquedela«pensée68»engénéral,lireSergeAUDIER,LaPensée

anti-68.Essaisurlesoriginesd’unerestaurationintellectuelle,LaDécouverte,Paris,2009(2008).q.LireparexemplelenumérospécialdelarevueEspritdejanvier-février1934;BorisSOUVARINE,

LaCritiquesociale,1931-1934,LaDifférence,Paris,1983etDanielGUÉRIN,Fascismeetgrandcapital,Syllepse,Paris,1999.

r.LireparexempleMauriceMERLEAU-PONTY,Humanismeetterreur(1947)etLesAventuresdeladidactique(1955),inŒuvres,Gallimard,coll.«Quarto»,Paris,2010.

s.RaymondARON,Démocratieettotalitarisme,Gallimard,Paris,1987(1965).t. Michael CHRISTOFFERSON, Les Intellectuels contre la gauche. L’idéologie antitotalitaire en

France(1968-1981),Agone,Marseille,2009.VoirégalementJulianBOURG,FromRevolutiontoEthics:May 68 and Contemporary French Thought, McGill-Queen’s University Press,Montréal/Kingston/Londres/Ithaca,2007.

u.Lire,danscetteperspective,CorneliusCASTORIADIS,L’Institutionimaginairedelasociété,Seuil,Paris,1975,notammentlechapitre1:«Lemarxisme:bilanprovisoire».

v.CorneliusCASTORIADIS,LaSociétébureaucratique,Bourgois,Paris,1990;ClaudeLEFORT,LaComplication.Retoursurlecommunisme,Fayard,Paris,1999etID.,L’Inventiondémocratique.Leslimitesdeladominationtotalitaire,Fayard,Paris,1981.

w.PierreSINGARAVÉLOU(dir.),L’Empiredesgéographes.Géographie,explorationetcolonisation,XIXe-XXesiècle,Belin,Paris,2008.

x.VoirLewisPYENSON,CivilizingMission:ExactSciencesandFrenchOverseasExpansion,1830-1940,JohnsHopkinsUniversityPress,Baltimore,1993;MichaelA.OSBORNE,Nature, theExotic,andtheScienceofFrenchColonialism,IndianaUniversityPress,Bloomington,1994.

y.Surleursparadoxesetambiguïtés,lireEmmanuelleSIBEUD,Unescienceimpérialepourl’Afrique?LaconstructiondessavoirsafricanistesenFrance,1878-1930,Éditionsdel’EHESS,Paris,2002.

z.IsabellePOUTRIN(dir.),LeXIXesiècle.Science,politiqueettradition,Berger-Levrault,Paris,1995.aa. Daniel RIVET, « Le fait colonial et nous. Histoire d’un éloignement »,Vingtième siècle, nº 33,

janvier-mars 1992, p. 127-138 ; Catherine COQUERY-VIDROVITCH, « Plaidoyer pour l’histoire dumondedansl’Universitéfrançaise»,Vingtièmesiècle,nº61,1999,p.111-125.

ab. Signe de cet anachronisme à l’heure dite de la « littérature-monde », les prestigieuses éditionsGallimard– contrairement auSeuil – n’ont pas trouvémieuxqu’unghetto éditorial appelé«Continentsnoirs»(!)pourcaserlaplupartdeleursauteursnonblancs.

ac. À propos des regards d’historiens américains sur l’histoire contemporaine de la France, lire parexemplelenumérospécialdesCahiersd’histoire.Revued’histoirecritique,nº96-97,2005.Voirégalementlesarticles réunisdans lenumérospécialdeFrenchPolitics,CultureandSociety,vol.18,nº3,2000,et

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dansYaleFrenchStudies,nº100,2001.ad.ArjunAPPADURAI,ModernityatLarge,UniversityofMinnesotaPress,Minneapolis,1996.ae.DilipP.GAONKAR(dir.),AlternativeModernities,op.cit.af. Heike RAPHAEL-HERNANDEZ (dir.), Blackening Europe : The African-American Presence,

Routledge,NewYork,2003.ag.Surcettepériode,lireTylerSTOVALL,ParisNoir.AfricanAmericansintheCityofLight,Houghton

Mifflin, New York, 1996. Pour la suite, consulter Dominic THOMAS, Black France. Colonialism,Immigration, and Transnationalism, Indiana University Press, Bloomington, 2007 et Bennetta JULES-ROSETTE,BlackParis.TheAfricanWriters’Landscape,UniversityofIllinoisPress,Urbana,2000.

ah.ManuelBOUCHER,Rap, expressiondes lascars. Significations et enjeuxduRapdans la sociétéfrançaise,L’Harmattan,Paris,1999etA.J.M.PRÉVOS,«TwoDecadesofRap inFrance :Emergence,Development,Prospects», inAlain-PhilippeDURAND(dir.),Black,Blanc,Beur :RapMusicandHip-HopCultureintheFrancophoneWorld,ScarecrowPress,Oxford,2002,p.1-21.

ai.LaurentDUBOIS,SoccerEmpire:TheWorldCupandtheFutureofFrance,UniversityofCaliforniaPress,LosAngeles,2010etLilianTHURAM,Mesétoilesnoires,PhilippeRey,Paris,2010.

aj.CequicorrespondpeuouprouauxobservationsdePaulGILROYdansDarker thanBlue,op.cit.LireégalementA.J.M.PRÉVOS,«“InItfortheMoney”:RapandBusinessCulturesinFrance»,PopularMusicandSociety,vol.26,nº4,2003,p.445-461.

ak.DidierFASSIN,AlainMORICEetCatherineQUIMINAL(dir.),LesLoisdel’inhospitalité,op.cit.al.LireCetteFrance-là(collectif),LaDécouverte,Paris,2009.am. Lire en particulier Olivier LE COURGRANDMAISON, La République impériale. Politique et

racismed’État,Fayard,Paris,2009.an. Pierre ROSANVALLON, Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en

France,Gallimard,Paris,1998,p.13.ao. À propos de ces discussions, lire Alain RENAUT,Un humanisme de la diversité. Essai sur la

décolonisationdesidentités,Flammarion,Paris,2009.ap.NaciraGUÉNIF-SOUILAMASetÉricMACÉ,LesFéministeset legarçonarabe,L’Aube,Paris,

2004.aq. Lire, sur ce point, Elsa DORLIN, « Le grand strip-tease : féminisme, nationalisme et burqa en

France », in Nicolas BANCEL, Florence BERNAULT, Pascal BLANCHARD, Ahmed BOUBEKER,AchilleMBEMBE et Françoise VERGÈS,Ruptures postcoloniales. Les nouveaux visages de la sociétéfrançaise,LaDécouverte,Paris,2010.

ar. Voir les articles de Frederick COOPER, « From Imperial Inclusion to Republican Exclusion ?France’sAmbiguousPostwarTrajectory»,etdeDidierGONDOLA,«TransientCitizens :TheOtheringand Indigenization of Blacks andBeurswithin the FrenchRepublic », parus inCharles TSHIMANGA,DidierGONDOLAetPeterJ.BROWN(dir.),FrenchnessandtheAfricanDiaspora.IdentityandUprisinginContemporaryFrance,IndianaUniversityPress,Bloomington,2009.

as.<www.assemblee-nationale.fr/13/commissions/voile-integral/voile-integral-20090909-2.asp>.at. Sur tout ce qui précède, lire la synthèse d’Éric MACÉ, « Postcolonialité et francité dans les

imaginairestélévisuelsdelanation»,inNicolasBANCEL,FlorenceBERNAULT,PascalBLANCHARD,AhmedBOUBEKER,AchilleMBEMBEetFrançoiseVERGÈS,Rupturespostcoloniales,op.cit.

au. IsabelleRIGONI (dir.),Qui a peur de la télévision en couleurs ?Ladiversité culturelle dans lesmédias, Aux lieux d’être, Montreuil, 2007 et Wayne BREKHUS, « Une sociologie de l’invisibilité :réorienternotreregard»,Réseaux,nº129-130,2005.

av.NicolasBANCEL,PascalBLANCHARDetFrançoisDELABARRE,Imagesd’Empire,1930-1960,LaMartinière/LaDocumentationfrançaise,Paris,1997.

aw.NicolasBANCEL,PascalBLANCHARDetFrançoiseVERGÈS,LaRépubliquecoloniale,AlbinMichel, Paris, 2003 et Pascal BLANCHARD, Nicolas BANCEL et Sandrine LEMAIRE, La Fracturecoloniale,LaDécouverte,Paris,2005.

ax.AchilleMBEMBE,De la postcolonie, op. cit. Voir notamment la préface à la deuxième édition,

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2005(p.XetXI,enparticulier).ay. Jean-Marc MOURA, Littératures francophones et théorie postcoloniale, PUF, Paris, 1999 ;

Jacqueline BARDOLPH, Études postcoloniales et littérature, Champion, Paris, 2002 et MichelBENIAMIANO et Lise GAUVIN,Vocabulaire des études francophones. Les concepts de base, PressesuniversitairesdeLimoges,Limoges,2005.

az.ElsaDORLIN,LaMatricede larace.Généalogiesexuelleetcolonialede lanation française,LaDécouverte,Paris,2009(2006).

ba.FrançoiseVERGÈS,Abolirl’esclavage.Uneutopiecoloniale,AlbinMichel,Paris,2001.bb.Cf.l’étudedePapNDIAYE,LaConditionnoire.Essaisuruneminoritéfrançaise,Calmann-Lévy,

Paris,2008.bc.VoirenparticulierDidierFASSINetÉricFASSIN,Delaquestionsocialeà laquestionraciale?

Représenter la société française, La Découverte, Paris, 2009 (2006) ; puis Didier FASSIN (dir.), LesNouvellesFrontièresdelasociétéfrançaise,LaDécouverte,Paris,2010.

bd. Homi BHABHA,Les Lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Payot, Paris, 2008 et NeilLAZARUS(dir.),Penserlepostcolonial,op.cit.

be. Lire Catherine COQUERY-VIDROVITCH,Les Enjeux politiques de l’histoire coloniale, Agone,Marseille,2009.

bf.Jean-LoupAMSELLE,L’Occidentdécroché.Enquêtesurlespostcolonialismes,Stock,Paris,2008.bg.Jean-FrançoisBAYART,LesÉtudespostcoloniales.Uncarnavalacadémique,Karthala,Paris,2010.bh.Pourunetentativedeformulationphilosophiquedecesenjeux,lireAlainRENAUT,Unhumanisme

deladiversité,op.cit.bi.PaulRICŒUR,HistoireetVérité,Seuil,Paris,1955,p.11.bj. Il s’agit d’un mode d’investigation qui consiste à prendre comme point de départ les formes de

résistance aux trois types de pouvoir caractéristiques de l’impérialisme colonial, à savoir le pouvoir deconquériretdedominer,lepouvoird’exploiteretlepouvoird’assujettir.Pouruneévaluation,lireBarbaraBUSH, Imperialism and Postcolonialism, Longman, Londres, 2006 ; Patrick WOLFE, « History andImperialism:ACenturyofTheory,fromMarxtoPostcolonialism»,AmericanHistoricalReview,nº102,2,1997, p. 388-420. Voir également dans le champ historico-littéraire, Elleke BOEHMER, Empire, theNationalandthePostcolonial,1890-1920,OxfordUniversityPress,NewYork,2001.

bk.Pour une formulation parfois caricaturale et polémiquede cette position, lire JaneBURBANKetFrederick COOPER, « “Nouvelles” colonies et “vieux” empires », Mil Neuf Cent. Revue d’histoireintellectuelle,nº27,2009etJean-FrançoisBAYART,LesÉtudespostcoloniales,op.cit.

bl. Jean-FrançoisBAYART,LesÉtudespostcoloniales,op. cit ; PierreGROSSER, «Comment écrirel’histoiredesrelationsinternationalesaujourd’hui?Quelquesréflexionsàpartirdel’Empirebritannique»,[email protected],culture,société,nº10,janvier-avril2010,<www.histoire-politique.fr>.

bm.AttractiondéjàfortementremiseenquestionparHusserlaumilieudesannées1930.LireEdmundHUSSERL,LaCrise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale,Gallimard, Paris,1976(1936).

bn.MichelDECERTEAU,L’Écriture de l’histoire,Gallimard, Paris, 2002 (1975) et PaulRICŒUR,TempsetRécit,t.1:L’Intrigueetlerécithistorique,Seuil,Paris,1991,chapitre2enparticulier.

bo.PaulVEYNE,Commentonécritl’histoire.Essaid’épistémologie,Seuil,Paris,1996(1971).bp.JacquesREVEL(dir.),Jeuxd’échelles.Lamicro-analyseàl’expérience,Seuil,Paris,1996.bq.«Ilfautdémystifierl’instanceglobaleduréelcommetotalitéàrestituer.Iln’yapas“le”réelqu’on

rejoindrait à condition de parler de tout ou de certaines choses plus “réelles” que les autres, et qu’onmanquerait, au profit d’abstractions inconsistantes, si on se borne à faire apparaître d’autres éléments etd’autres relations. Il faudrait peut-être aussi interroger le principe, souvent implicitement admis, que laseuleréalitéàlaquelledevraitprétendrel’histoire,c’estlasociétéelle-même.»Pouruneconceptionélargieetduréeletdespratiques, lireainsiMichelFOUCAULT,DitsetÉcrits, IV,1980-1988,Gallimard,Paris,1994,p.15.

br.LireparexempleDipeshCHAKRABARTY,RethinkingWorking-ClassHistory:Bengal,1890-1940,

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PrincetonUniversityPress,Princeton,1989;GyanPRAKASH,BondedHistories:GenealogiesofLaborServitudeinColonialIndia,CambridgeUniversityPress,Cambridge,1990.

bs. MaxWEBER,Économie et société, t. 1 : Les Catégories de la sociologie, Pocket, Paris, 2003,premièrepartieduchapitre1notamment.

bt. Sur ce genre d’argument, lire Bernard LEPETIT,Les Formes de l’expérience. Une autre histoiresociale,AlbinMichel,Paris,1995.

bu.AnnLauraSTOLER,«ColonialAphasia:RaceandDisabledHistoriesinFrance»,PublicCulture,àparaître.

bv. L’on utilise ici le terme « citoyenneté en souffrance » comme on le dit d’une lettre restée ensouffrance,quin’apasatteintsadestinationetest,decefait,restéesansréponse.

bw.JeanBIRNBAUM,LesMaoccidents.Unnéoconservatismeàlafrançaise,Stock,Paris,2009.bx.ArjunAPPADURAI,Géographiedelapeur,Payot,Paris,2007.by.Surcettequestiondelafrontière,lireenparticulierlestravauxd’ÉtienneBALIBAR,We,thePeople

ofEurope?ReflectionsonTransnationalCitizenship,PrincetonUniversityPress,Princeton,2004.bz. Michel AGIER, Rémy BAZENGUISSA-GANGA et Achille MBEMBE, « Mobilités africaines,

racismefrançais»,Vacarme,nº43,2008,p.1-8.ca.Lire«L’Europedescamps.Lamiseàl’écartdesétrangers»,numérospécialdeCulturesetConflits,

nº57,2005.cb. Décret nº 2007-999 du 31 mai 2007 relatif aux attributions du ministre de l’Immigration, de

l’Intégration,del’IdentiténationaleetduCodéveloppement(<www.legifrance.gouv.fr.>).cc.M.AGIER,«L’encampementcommenouvelespacepolitique»,Vacarme,nº44,2008,p.2-3.cd.ElsaDORLIN,«Pasennotrenom»,<www.lautrecampagne.org/article.php?id=132#ref12>.ce.LirePierreTEVANIAN,LaRépubliquedumépris.LesmétaphoresduracismedanslaFrancedes

annéesSarkozy,LaDécouverte,Paris,2007;etS.BOUAMAMA,L’Affaireduvoile,oulaproductiond’unracismerespectable,ÉditionsduGeaibleu,Lille,2004.

cf. Voir la contribution de Nilüfer GÖLE in Charlotte NORDMANN, Le Foulard islamique enquestions,Amsterdam,Paris,2004.

cg.SylvieTISSOT,«Biland’unféminismed’État»,CollectifLesmotssontimportants, février2008,<http://lmsi.net/spip.php?article717>.LireaussiÉricFASSIN,«Ladémocratie sexuelleet leconflitdescivilisations»,<http://multitudes.samizdat.net>.

ch. Telle est au demeurant l’économie interne du rapport Stasi. Lire Bernard STASI, Laïcité etRépublique. Rapport de la commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans laRépubliqueremisauprésidentdelaRépubliquele11décembre2003,LaDocumentationfrançaise,Paris,<www.iesr.ephe.sorbonne.fr/docannexe/file/3112/rapport_laicite.Stasi.pdf>.

ci.CécileLABORDE,CriticalRepublicanism.TheHijabControversyandPoliticalPhilosophy,OxfordUniversityPress,Oxford,2008.

cj.CécileLABORDE,«Virginitéetburqa:desaccommodementsdéraisonnables?AutourdesrapportsStasietBouchard-Taylor»,16septembre2008,<www.laviedesidees.fr>.

ck.Didier FASSIN et Éric FASSIN (dir.),De la question sociale à la question raciale ?,op. cit. etRobertCASTEL,LaDiscriminationnégative.Citoyensouindigènes?,Seuil,Paris,2007.

cl.HervéLEMOINE,LaMaisondel’HistoiredeFrance.Pourlacréationd’uncentrederechercheetde collections permanentes dédié à l’histoire civile et militaire de la France. Rapport à Monsieur leministre de la Défense et Madame la ministre de la Culture et de la Communication,<www.culture.gouv.fr/culture/actualites/rapports/rapporthlemoine.pdf>. Voir également Jean-PierreAZÉMA,«GuyMôquet, Sarkozy et le romannational »,L’Histoire, nº 323, septembre2007 ;SuzanneCITRON, Le Mythe national. L’histoire de France revisitée, L’Atelier, Paris, 2008 et Sylvie APRILE,« L’histoire par Nicolas Sarkozy : le rêve passéiste d’un futur nationallibéral », CVUH,<http://cvuh.free.fr/spip.php?article82>,30avril2007.

cm.PaulAUSSARESSES,Servicesspéciaux.Algérie,1955-1957,Perrin,Paris,2001.cn.MarcMICHEL,Essai sur la colonisation positive. Affrontements et accommodements en Afrique

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noire,1830-1930,Perrin,Paris,2009.co.AlainGRIOTTERAY,Jenedemandepaspardon.LaFrancen’estpascoupable,LeRocher,Paris,

2001 ;DanielLEFEUVRE,Pour en finir avec la repentance coloniale, Flammarion, Paris, 2006 ; Paul-FrançoisPAOLI,Nousnesommespascoupables.Assezderepentances!,LaTableronde,Paris,2006;MaxGALLO,Fierd’êtreFrançais, Fayard,Paris, 2006 etPascalBRUCKNER,LaTyranniede lapénitence.Essaisurlemasochismeoccidental,Grasset,Paris,2006.

cp. Sur l’épisode de l’esclavage en particulier et les paradoxes de la race et de la citoyenneté, lireLaurentDUBOIS,AColonyofCitizens.Revolution&SlaveEmancipationintheFrenchCaribbean,1787-1804,ChapellHill,UniversityofNorthCarolinaPress,2004.

cq.Sur tout cequiprécède, lire l’interviewd’AlainFinkielkrautpubliéepar l’hebdomadaire israélienHaaretz le 18 novembre 2005 et l’article de Sylvain CYPEL, « La voix “très déviante” d’AlainFienkielkrautauquotidienHaaretz»,LeMonde,24novembre2005.

cr. Alain FINKIELKRAUT,Au nom de l’Autre. Réflexions sur l’antisémitisme qui vient,Gallimard,Paris, 2003. Sur des thèmes relativement proches, voir Pierre-André TAGUIEFF, La Judéophobie desmodernes,desLumièresauJihadmondial,OdileJacob,Paris,2008etID.,LaNouvelleJudéophobie,MilleetUneNuits,Paris,2002.

cs.PierreNORA(dir.),LesLieuxdemémoire,Gallimard,coll.«Quarto»,Paris,1997,p.560.ct. Sur ces périls, voir ibid., p. 560. Sur ce cloisonnement, lire FernandBRAUDEL,L’Identité de la

France,op.cit.;TheodoreZELDIN,Histoiredespassionsfrançaises,Payot,Paris,2003(1978)etEugenWEBER,LaFindesterroirs.LamodernisationdelaFrancerurale1870-1914,Fayard/Recherches,Paris,1983.

cu.Pourune approchegénéralede ces rapports, lirePaulRICŒUR,LaMémoire, l’Histoire, l’Oubli,Seuil,Paris,2003(2000),p.459-480notamment.

cv.Cefutparexemplelecasentre1789et1795.IlsuffitdepenserauxexécutionspubliquesdeLouisXVI,Marie-AntoinetteetMadameÉlisabeth,aux têtescoupéesetexhibéesdeLauney(gouverneurde laBastille)etdeFlesselles(prévôtdesmarchandsdeParis),àlabouchebourréedefoindeFoulon,aucœurarrachédeBerthierdeSauvigny(intendantdelagénéralitédeParis),àlatêtedudéputéFéraudcoupéeetexhibée en pleine Convention en 1795, ou encore à l’engorgement des cimetières et charniers de laMadeleine,dePicpus,desErrancisetdeSainte-Marguerite.LireàcesujetEmmanuelFUREIX,LaFrancedeslarmes.Deuilspolitiquesàl’âgeromantique(1814-1840),ChampVallon,Paris,2009.

cw. Nicolas BANCEL et Pascal BLANCHARD, « Colonisation : commémorations et mémoriaux.Conflictualité sociale et politique d’un enjeu mémoriel », in Nicolas BANCEL, Florence BERNAULT,Pascal BLANCHARD, Ahmed BOUBEKER, Achille MBEMBE et Françoise VERGÈS, Rupturespostcoloniales,op.cit.

cx.Anne-EmmanuelleDEMARTINI etDominiqueKALIFA (dir.), Imaginaire et sensibilités auXIXesiècle,Créaphis,Grâne,2005.

cy. Sur ce qui précède, lire Nicolas BANCEL et Pascal BLANCHARD, « Colonisation :commémorationsetmémoriaux.Conflictualitésocialeetpolitiqued’unenjeumémoriel»,loc.cit.

cz.LaurenceDECOCK,FannyMADELINE,NicolasOFFENSTADTetSophieWAHNICH,CommentNicolasSarkozyécritl’histoiredeFrance,Agone,Marseille,2008.

da.LireleRapportdelaCommissionsurlamodernisationdescommémorationspubliques(présidence:André KASPI), novembre 2008, <www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/084000707/index.shtml>.

db. Guy PERVILLE, Pour une histoire de la guerre d’Algérie 1954-1962, Picard, Paris, 2002 ;MohammedHARBIetBenjaminSTORA(dir.),LaGuerred’Algérie1954-2004,findel’amnésie,RobertLaffont, Paris, 2004. Lire également Pascal BLANCHARD et Isabelle VEYRAT-MASSON (dir.), LesGuerresdemémoires.LaFranceetsonhistoire,LaDécouverte,Paris,2010(2008).

dc.SelonledémographeKamelKateb,lebilanduconflitseraitde400000morts,combattantsdesdeuxcampsetvictimescivilesadditionnés.

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dd.ToddSHEPARD,TheInventionofDecolonization.TheAlgerianWarandtheRemakingofFrance,CornellUniversityPress,Ithaca,2006.

de.BenjaminSTORA,«Guerred’Algérie:1999-2003,lesaccélérationsdelamémoire»,HommesetMigrations,nº1244,juillet-aout2003.

df. Jean-François BAYART, « Les études postcoloniales, une invention politique de la tradition ? »,Sociétéspolitiquescomparées,nº14,avril2009,disponiblesur<http://www.fasopo.org>.

dg.Lirel’articledeBenjaminSTORA,«EntrelaFranceetl’Algérie,letraumatisme(post)colonialdesannées2000»,inNicolasBANCEL,FlorenceBERNAULT,PascalBLANCHARD,AhmedBOUBEKER,AchilleMBEMBEetFrançoiseVERGÈS,Rupturespostcoloniales,op.cit.

dh.WendyBROWN, States of Injury. Power and Freedom in Late Modernity, Princeton UniversityPress,Princeton,1995.

di.JudithBUTLER,PrecariousLife.ThePowersofMourningandViolence,Verso,NewYork,2004.dj.FriedrichNIETZSCHE,Par-delàlebienetlemal,Gallimard,Paris,1971,p.33.dk. Lire Derek GREGORY,The Colonial Present. Afghanistan, Palestine, Iraq, Blackwell, Londres,

2005;EyalWEIZMAN,HollowLand.Israel’sArchitectureofOccupation,Verso,Londres,2008;etAdiOPHIR,MichalGIVONIetSariHANEFI(dir.),ThePowerofInclusiveExclusion,ZoneBooks,NewYork,2009.

dl.FriedrichNIETZSCHE,Par-delàlebienetlemal,op.cit.,p.41.

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Afrique:lacasesansclés

Mue par de puissantes forces démographiques etmigratoires, l’Afrique estauxprisesaveccequ’ilconvientd’appelersa«grande transformation»–unemutation au regard de laquelle l’épisode colonial apparaîtra, avec le recul del’histoire,commeuneparenthèse.Uneformidableréorganisationdesespaces,delasociétéetdelacultureestencours.Elleprocèdeparmaintsdétoursetmaintesoscillations.Partout,ellesetraduitparuneaccentuationdesformesdemobilité,une radicalisation des enjeux d’appartenance et d’exclusion, le déplacementrelatif des critères de la domination, la formation d’identités en creux et unesubstantiellerecompositionsymboliquedelaréalité.Dans ce chapitre, l’on examinera d’abord la façon dont les frontières de

l’Afriquen’ontcessédes’étireretdesecontracteraucoursduderniersiècle.Lecaractèrestructureldecetteinstabilitéalargementcontribuéàmodifierlecorpsterritorial du continent. Des formes inédites de territorialités et des figuresinattendues de la localité sont apparues. Leurs bornes ne recoupentnécessairement ni les limites officielles ni les normes ou le langage desÉtats.L’ons’appesantiraensuitesurtroisévénementsmajeursqui,aucoursdudernierquart du XXe siècle, ont profondément affecté les conditions matérielles deproductiondelavieetdelacultureenAfriquesubsaharienne.Cesévénementssontlessuivants:ledurcissementdelacontraintemonétaire

et ses effets de revivification des imaginaires du lointain et des pratiqueshistoriques de la longue distance ; la concomitance de la démocratisation, del’informalisationde l’économieetdes structuresétatiques ; ladiffractionde lasociétéetl’étatdeguerre.Survenuspresqueenmêmetempsetdanslafouléedela décolonisation, ces trois événements se sont parfois relayés. Parfois aussi,leurs effets se sont annulés réciproquement ou, au contraire, ils ont servid’aiguillon les uns aux autres jusqu’au point de provoquer un enroulement del’expérience sociale et culturelle. Dans leur simultanéité, ces événementsconstituent le cadre d’émergence d’imaginaires du politique qui accordent uneplace prépondérante aux luttes pour ou contre le pouvoir, affrontements

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belliqueuxayantpourfinalitélatripleprisesurlesressources,surlescorpsetendéfinitivesurlavie.

AnciennesetnouvellescartographiesHistoriquement, la mise en place des frontières africaines précède la

ConférencedeBerlin(1884-1885),dontl’objectifétaitd’assurerunerépartitiondelasouverainetéentrelesdifférentespuissanceseuropéennesengagéesdanslapartitionducontinent.Leurprotogenèseremonteà l’époquedel’économiedescomptoirs,lorsquelesEuropéensimplantèrentdesfactoreriessurlescôtesetsemirentàtraiteraveclesautochtones.Surlafaçadeatlantique,lamiseenplacedecetteéconomie,puis lessièclesdecommercedesesclavesexpliquentenpartiecertainesdescaractéristiquesphysiquesdesÉtatsafricains,àcommencerparlesdivisions entre le littoral et l’hinterland qui marquent si profondément lastructure géographique des différents pays, ou encore l’enclavement de vastesentitéssituéesloindesocéans.Lesfrontièressecristalliserontpetitàpetitsouslapériodedel’«empireinformel»(del’abolitiondelatraitedesesclavesjusqu’àla soumission des premiers mouvements de résistance), grâce à l’actioncombinée des négociants et des missionnaires. La naissance des frontièresprendra un tour militaire avec l’aménagement des fortins, la pénétration del’hinterlandetlasoumissiondesrévolteslocales.Loind’être le simpleproduit de la colonisation, les frontières actuelles sont

donc l’expression des réalités commerciales, religieuses et militaires de cespériodes,lesrivalités,lesrapportsdeforcesetlesalliancesquiprévalaiententrelesdifférentespuissancesimpériales,puisentreellesetlesAfricainsaulongdessièclesquiprécédèrentlacolonisationproprementdite.Leurconstitutionrelève,de ce point de vue, d’un processus social et culturel de durée relativementlongue.Avantlaconquêtecoloniale,ellesseprésentaientcommedesespacesderencontre, de négociations et d’opportunités entre Européens et habitants deslieux.Aumomentdelaconquête,leurprincipalefonctionétaitdemarquer,dansl’espace, les limites qui séparaient désormais les possessions coloniales entreelles,comptetenunondesambitions,maisdel’occupationréelleeteffectiveduterrain.Plustard,lecontrôlephysiquedesterritoiresconquisetassujettisouvrirala voie à l’institution des dispositifs de discipline et de commandement, àl’exemple des chefferies là où elles n’existaient pas, ou des postes etcirconscriptions administratifs. Avec la démarcation des circonscriptions, la

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levéedel’impôt,lestravauxforcésetautrescorvées,ladiffusiondesculturesderente, la scolarisation et l’urbanisation, fonctionnalité administrative,fonctionnalité économique et fonctionnalité politique achèveront d’êtrecombinées,pouvoiradministratif,pouvoirdumarchéetpouvoirsocialtissantunréseausur lequel l’Étatcolonial tenterad’asseoir sinonsa légitimité,dumoinssoncontrôle.Ce qui fut cependant décisif, ce sont les frontières internes que l’entreprise

colonialedélimitaàl’intérieurdechaquepays.Encorefaut-ilpréciserqu’ilyeutplusieursformesdestructurationcolonialedesespaceséconomiques,politiqueset administratifs. Ces formes étaient elles-mêmes tributaires des mythologiesspatiales spécifiques à chaque puissance occupante. Ce fut notamment le casdans les colonies de peuplement, où la race devint un facteur structurant del’espace.Danslecasdel’AfriqueduSudparexemple,lesdéplacementsmassifsdepopulationtoutaulongdesXIXeetXXesièclesaboutirentprogressivementàlamiseenplace,àl’intérieurd’unmêmepays,dequatorzeentitésterritorialesauxstatutsdistinctsetinégaux.L’appartenanceàuneraceouàuneethnieservantdecondition d’accès au sol et aux ressources, trois types de territoires virent lejour : d’un côté, les provinces blanches où seuls les Européens jouissaient dedroits permanents (l’État libre d’Orange, la province du Cap, le Transvaal, leNatal) ;de l’autre, lesbantoustansdits« indépendants»constituésdegroupesethniques théoriquement homogènes (Bophuthatswana, Venda, Transkei,Ciskei) ; et enfin des bantoustans « autonomes » (KwaNdebele,KaNgwane,KwaZulu,Qwaqwa,LebowaetGazankulu).Lemêmetypededécoupageétaitenvigueurdansledomainedel’aménagementurbain.Endélimitantdesespacesurbains spécifiquement réservés aux non-Blancs, le système de l’apartheidprivait ces derniers de tout droit dans les zones blanches.Cette excision avaitpour résultat de faire peser sur les populations noires elles-mêmes le poidsfinancier de leur propre reproduction et de circonscrire le phénomène de lapauvretéàdesenclavesterritorialesracialementconnotées.L’empreinte de l’apartheid était également visible dans le paysage et

l’organisationdel’espacerural.Différenciationsdesrégimesfonciers(propriétésindividuellesdansleszonescommercialesetblanchesetrégimesmixtesdansleszonescommunales),appropriationracialeetdistributionethniquedesressourcesnaturelles les plus favorables à l’agriculture, fluxmigratoires résultant en unemultilocalisation des familles noires constituaient les marques les pluscaractéristiquesde l’organisationdesespaces ruraux.Dansdespayscomme leKenyaouleZimbabwe,lemêmeprocessusdedépossessiondesterresafricaines

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au profit des Blancs eut lieu. Des réserves furent mises en place, tandis quepartoutprévalaitunelégislationvisantàétendrelemodedetenureindividuelleetà limiter lesformesdemétayaged’exploitantsnoirssurpropriétésblanches.C’estainsiquefurentcrééslesréservoirsdemain-d’œuvre.Cettestructurationcolonialedesespaceséconomiquesn’apasététotalement

abolie par les régimes postcoloniaux. Ces derniers l’ont souvent prolongée.Parfois, ils ont radicalisé la logique de création des frontières internes qui luiétait inhérente. Tel a été notamment le cas dans les zones rurales. Certes, lesmodalitésdelapénétrationétatiqueontvariéd’unerégionàl’autre,comptetenudu poids des élites locales, voire, dans certains cas, des confréries religieuses.Mais aussitôt l’indépendance acquise, l’Afrique officieuse est entrée dans unvaste mouvement de remodelage des entités territoriales internes alors mêmequ’officiellement, l’on consacrait le principe de l’intangibilité des frontièresentre États. Presque partout la redélimitation des frontières internes a étéaccomplie sous le couvert de la création de nouvelles circonscriptionsadministratives,deprovincesetdemunicipalités.Cesdécoupagesadministratifsavaient des fins à la fois politiques et économiques. Mais ils contribuaientégalementàlacristallisationdesidentitésethniques.Eneffet,alorsque,souslacolonisation proprement dite, l’affectation de l’espace précédait parfoisl’organisation des États ou allait de pair avec celle-ci, l’on observe, depuis ledébutdesannées1980,l’inverse.D’unepart, une reclassificationdes localitéspargrandes etpetitesmasses a

cours.Cesgrandesetpetitesmassessontdécoupéessurlabasedeculturesetdelangues supposées communes. À ces entités associant parenté, ethnicité etproximitésreligieusesouculturelles,l’Étatconfèrelestatutd’Étatfédéré(casduNigéria), de province ou de district administratif. D’autre part, ce travailbureaucratique est précédé (ou s’accompagne) d’un autre, d’invention deparentés imaginaires. Il est puissamment relayé par la prolifération récented’idéologies promouvant les valeurs de l’autochtonie. Partout, la distinctionentreautochtonesetallogènesaétéaccentuée,leprincipeethnoracialservantdeplus en plus de base à la citoyenneté et de condition d’accès au sol, auxressourcesetpostesderesponsabilitéélective.Àlafaveurdumultipartisme,lesluttespourl’autochtonieontprisuntourplusconflictuel,danslamesureoùellesvontdepairaveclamiseenplacedenouvellescirconscriptionsélectorales.L’undesprincipauxhéritagesdelacolonisationaétélamiseenbranled’un

processus de développement inégal selon les régions et les pays. Cedéveloppementinégalacontribuéàunedistributiondel’espaceautourdesites

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parfois nettement différenciés. À l’échelle du continent, une premièredifférenciationopposeainsilesrégionsdeforteconcentrationdémographiqueàd’autres,presquevides.Desannées1930àlafindesannées1970,deuxfacteursprincipaux ont contribué à la consolidation des grands centres de gravitédémographique:ledéveloppementdesculturesderenteetceluidesgrandsaxesdecommunication(cheminsdefernotamment).L’affaissementdelaproductiondecertainesculturesderenteetlatransitionàd’autresformesd’exploitationdesressourcesetducommerceonteupourconséquencelerepliaccéléré–etparfoisde portée régionale – des populations vers les côtes ou vers les grandesconcentrations urbaines. Ainsi, des villes comme Lagos, Douala, Dakar ouAbidjansont-ellesdevenuesdesréceptaclesmajeursdechargeshumaines.Ellesconstituent désormais de vastesmétropoles d’où émergent des figures inéditesd’unenouvellecivilisationurbaineafricaine.Cettenouvelleurbanité,créoleetàbiendeségardscosmopolite,secaractérise

par le mélange et la mixité des formes tant sur le plan du vêtement, de lamusiqueoudeslanguesquedupointdevuedespratiquesdelaconsommation.Desdispositifsquirèglentlavieurbaineauquotidien,l’undesplusimportantsest sans doute la multiplicité et l’hétérogénéité des régimes religieux. Laproliférationdeséglisesetdesmosquéesaidant,unevéritablesphèreterritorialeetsymboliquesouvent transnationales’estconstituéeautourdes lieuxdeculte.Elle se distingue nettement de l’administration territoriale de l’État, nonseulementpar lesservicesqu’offrent les institutions religieuses,maisaussiparl’éthiquedeviequ’ellespromeuvent.Àcôtédesfondationspieuseschargéesdel’entretien des hôpitaux et des écoles, émerge un individualisme religieux aufondementduquelsetrouvel’idéedelasouverainetédeDieu.Cettesouverainetése traduitpardesactesmiraculeuxet s’exerce sur toutes les sphèresde lavie.Elles’exprimesouslaformedelagrâceetdusalut.Grâceetsaluts’obtiennenten récompensed’une transformation radicalede lapersonneetde lanaturedeses liens avec le monde profane et celui de la tradition. Cette « nouvellenaissance»impliquelerejetdescoutumesassociéesauprincipedémoniaqueetl’intériorisationdelagrâces’effectueàtraverslarigueurdesmœurs,legoûtdeladisciplineetdutravailetlesoinapportéàlaviesexuelleetfamiliale.Danslespaysmusulmans,uneterritorialitéenréseauxestàlabasedupouvoir

de juridiction que les marabouts exercent sur leurs fidèles. Essaimés dans lecadre national et, souvent, international, les réseaux sont reliés à des villessaintes et à des figures prophétiques auxquelles est prêtée l’allégeance desdisciples. Le cas de Touba, la ville desMourides au Sénégal, est à cet égard

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emblématique. La mosquée est devenue, dans les années 1980, l’un dessymbolesmarquantsdelatentativedereconquêtedelasociétéetdelavilleparle religieux. Elle a servi tantôt de refuge à ceux qui s’estimaient persécutés,tantôt de repli à ceux qui ne pouvaient plus avancer. Ultime retraite pour lesdésespérés, elle est devenue le premier référent pour tous ceux dont lescertitudesétaientébranléesparlesmutationsencours.Danscertainespartiesducontinent, elle a parfois servi de foyer d’une culture de la contestation, denouvelles figures de l’imam venant donner corps à de nouvelles pratiques duculteetdelaprédicationetàunespiritualitédenatureproprementpolitique.Danslespaysàdominantechrétienne,laproliférationdeséglisesadonnélieu

àunelogiqueterritorialedetypecapillaire.L’éclatementdudogmeaidant,l’onaassisté à une relative démocratisation des charismes et à une redistribution del’autorité sacerdotale.L’exerciceduprêche, l’administrationdessacrements, laliturgie et divers rituels consacrés soit à la guérison, soit à la lutte contre lesdémonsouencoreàlaquêtedesrichessesnesontplusl’apanaged’uneclassedeprêtres totalement distincte des laïcs. Les guerres, la crise économique et lesaléasde laviequotidienneontégalementouvert lavoieàdesréinterprétationsparfoisoriginalesdesrécitsdelaPassionetduCalvaire,ainsiquedesfiguresduJugementdernier,delarésurrectionetdelarédemption.Parfoiscettedimensioneschatologiqueatrouvé,danscertainsmouvementsarmés,unexutoiretoutfait.Réislamisationet rechristianisationsontalléesdepair, l’unet l’autreprocessussefaisantfortderecombinerdesélémentsdisparates,voirecontradictoires,despaganismes africains, du piétisme ambiant, voire des sociétés secrètes et despratiquesdelagéomancie.

LelointainetlalonguedistancePrenons le durcissement de la contrainte monétaire et ses effets de

revivificationdesimaginairesdulointainetdespratiquesdelalonguedistance.Cedurcissementest enpartie liéauglissementdesmodalitésde l’insertiondel’Afriquedansl’économieinternationaleàpeineunedizained’annéesaprèslesindépendances.Commencéaudébutdesannées1970,ceglissements’estétalésurprèsd’unquartdesiècle.Ilestloind’êtreparvenuàsonterme.Mêmes’ilsn’ont pas joué à eux tout seuls le rôle que leurs critiques leur accordentgénéralement, les programmes d’ajustement structurel desannées1980et1990enontconstituéundes tournants lesplusmarquants.Ces

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programmes n’ont guère permis de modifier en faveur des pays africains lastructure de la spécialisation internationale de leurs économies. Mais ils ontlargement contribué à la mise en place de nouvelles configurations del’économiquequenesuffisentplusàdécrireetàexpliquernilesvieuxschémasstructuralistes « centre-périphérie », ni les théories de la dépendance, encoremoinscellesdela«marginalisation»a.En effet, entre les années 1980 et 2000, un capitalisme atomisé, sans effet

d’agglomération ni pôles gigantesques de croissance, s’est développé sur lesdécombres d’une économie rentière autrefois dominée, d’un côté, par dessociétés d’État contrôlées par les clientèles au pouvoir, de l’autre, par desmonopolesdatantpour laplupartde l’èrecolonialeetopérantsurdesmarchéscaptifs.Ladichotomieéconomieurbaine-économierurale,ouencoreéconomieformelle-économieinformellecaractéristiquedel’immédiataprès-colonisationavoléenéclats.S’yestsubstituéunpatchwork,unemosaïquedesphères,brefuneéconomie diffractée, composée de plusieurs noyaux régionaux plus ou moinsenchevêtrés,parfoisparallèles,etentretenantaveclesfilièresinternationalesdesrapports changeants et extrêmement volatiles. De cette fragmentation extrêmeémergent, souvent à l’intérieur d’unmêmepays, unemultiplicité de territoireséconomiques,parfoisemboîtéslesunsdanslesautresetsouventdisjoints.Notons que cette nouvelle géographie n’est pas sans rappeler celle qui

prévalait au cours duXIXe siècle, à la veille de la conquête coloniale et de lapartition. Chaque espace économique, à l’époque, faisait partie d’un vasteensemble régional et multinational plus oumoins cohérent, au sein duquel lepouvoiretlecommerceallaientsouventdepair.Detelsensemblesrégionauxetmultiethniques se caractérisaient non par des frontières stables et précises ouencorepardesfiguresnettesdelasouveraineté,maisparunegammecomplexedecouloirsverticaux,d’axeslatéraux,deréseauxsouventimbriquéslesunsdansles autres selon le principe de l’entremêlement et de la multiplicité. Touteéconomie, à l’époque, était sous-tendue par une double dynamique d’ordrespatialetd’ordredémographique.Prenonsl’exempleduBassintchadien.Avantlacolonisation,celui-ciétaitarriméauxtroispôlesdepouvoiretd’influencequesont la Cyrénaïque (à l’extrême périphérie de l’Empire ottoman), le Soudanégyptien, le califat de Sokoto et les cités haoussa (Sokoto,Katsina,Kano).Àl’intérieur de ce triangle dont la base reposait sur l’Équateur, dont les flancsorientauxetoccidentaux renvoyaient vers le Sahara et leNil et dont la pointeavancée était la Méditerranée, des routes partaient du Kanem et du Wadai,passaient par Murzuq d’un côté et par Koufra de l’autre, et débouchaient

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directement sur Tripoli et Benghazi après avoir traversé de nombreuses oasis.Cet axe Nord-Sud était complété par un énorme couloir reliant la région ausultanatduDarfouretseconnectantsurleKordofanetBahrel-Ghazal.Àcetordonnancementàdoubledimension(verticaleetlatérale)s’ajoutaitune

deuxième dynamique de nature proprement institutionnelle. Jusqu’au début duXIXe siècle, les deux institutions dominantes par lesquelles la socialisation desélitess’effectuait,toutaussibienquelamobilisationdesressourcesetdesidées,étaient la zawiya, d’un côté, et la zariba, de l’autre.Ces deux institutions fortoriginalesavaientpourfonction,entreautres,derégulerlecommercecaravaniertransnational, de cimenter les alliances commerciales, politiques et religieuses,denégocier laproximitéavec lesvoisins (casdesBideyatetdesToubous,parexemple) et les conflits entre diverses factions et, au besoin, de conduire laguerreàtraversuneséried’implantationsfortifiées–ilyavaitdoncnomadismeetcitadellisation.Latroisièmedynamiqueétaitcellecombinantguerre,mobilitéetcommerce.Car,ici,laguerreetlecommerceallaientdepairaveclapratiquedel’islam.Iln’yavaitpasdecommercesanslacapacitédecréerdesalliancestransversales, d’étendre et d’investir des points nodaux dans un espace sanscessemouvant.Demême,laguerreelle-mêmeétait-elletoujoursuneguerredemouvement–jamaislocale,toujourstransnationale.Lesinstitutionschargéesderégulerlaguerreetlecommerceétaient,parailleurs,géréesparlaconfrériedesSanussi. Les caravanes couvraient d’énormes distances et contribuaient auxdifférentscyclescommerciaux(cycledesgrainesetdesdattes,cycledubétail,cycle de l’ivoire et des esclaves et, aujourd’hui, cycle du pétrole et ainsi desuite). Si la plupart des établissements commerciaux de Tripoli, puis deBenghazi étaient aux mains de commerçants juifs italiens et de Maltais, lesintermédiaires,eux,étaientdesArabesmejabraetzuwaya.Ici, ledramede la colonisationneconsistapasdans ledécoupagearbitraire

d’entitésautrefoisréunies–labalkanisationquen’acesséd’invoquerlavulgateafronationaliste.Ilfut,aucontraire,devouloirtaillerdepseudo-Étatsàpartirdece qui, fondamentalement, était une fédération de réseaux, un espacemultinational,constitué,nonde«peuples»oude«nations»entantquetelles,mais de réseaux. Il fut de vouloir fixer des frontières rigides à ce qui était,structurellement, un espace de circulation et de marchandage, flexible, àgéométrievariable.Historiquement, les véritables ressorts du pouvoir dans cette région se sont

toujoursstructurésàlafaveurd’undoublecycle:celuiducommerceetceluidela prédation. Commerce et prédation ont toujours été sous-tendus par la

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possibilité de la guerre, de préférence sous la forme de raids. Les luttes depouvoiretlesconflitsautourdelacaptation,ducontrôleetdelarépartitiondesressources – tout cela s’est toujours déroulé le long de lignes par définitiontranslocales.Peu importequeces lignesrenvoientauxconfréries,auxclansouaux lignages.Leur formation a toujours obéi à ce que l’on pourrait appeler lalogique des sablesmouvants. D’ailleurs, faute de transformer ces logiques, lacolonisation avait tenté de les utiliser à son profit, avec les résultatscatastrophiquesquel’onconnaît.Quelepouvoirsestructureetsedésorganiseàlafaveurdescyclesprédatoiresn’estpasnouveau.Cefutlecasavecl’économiedu désert, dominée par le commerce des fruits et des graines, le contrôle desoasis, la technique des raids et la constitution des entrepôts. D’ailleurs, lesystèmedecirculation, les frontièresmouvantesqui sedéplacentconstammentenfonctiondesopportunitésd’exploitation,toutcelan’estpasnonplusnouveau.Avant la colonisation, guerriers, marchands et marabouts pouvaient, de

Koufra, traverser allégrement le massif du Tibesti et occuper la capitale duWadai, Abéché. Sur l’axe Darfour-Kor-dofan-Bahr el-Ghazal sévissaient alorslesNubiensarabisésdelarégiondeDongola,ainsiquelesjallaba.Cesontcesderniers qui, profitant des expéditions turco-égyptiennes des années 1840,ouvrirentlafrontièreéconomiquedusudduDarfour,desmontagnesdeNouba,du Nil Bleu jusqu’aux marches de l’Éthiopie. Plus important encore, ilsdéroulèrent leurs tentacules vers l’Équateur, forcèrent leur présence sur lesgrandesplainesquis’étendentduNil,endirectiondel’ouestetdusud,versleCongoetl’actuelleRépubliquecentrafricaine(RCA),oùilsexcellerontdanslecommercedesesclavesetdel’ivoire.Ici,ilsétablirontdesfortifications(zariba)aumilieudepeuplesnilotiquestelsquelesDinka,lesNuer,lesAzande(actuelSoudan), lesBanda(actuelleRCA), lesBongoetSara (actuelleRépubliqueduTchad).On retrouve ces jallaba plus à l’est, auDarfour, dans leKanem et leBornou.Aujourd’hui, la nouvelle frontière – du moins dans cette région – est le

pétrole. Ailleurs, ce sont d’autres ressources : bois, diamants, or, cobalt.L’exploitation de ces ressources a donné lieu à de nouveaux cycles del’extraction et de la prédation.Une grande partie de la ponction se fait par lebiais soit de la guerre soit d’interminables conflits de basse intensité. C’estl’extrême fluidité et volatilité de cette nouvelle frontière de la ponction, del’extraction et de la prédation qui confère aux conflits africains leurssignificationsinternationales.C’estdanscecontextequelesenclavesminières,pétrolières ou halieutiques ont pris une importance décisive. Qu’elles soient

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maritimes ou terrestres, les économies des enclaves sont de nature extractive.Ellessontsoitdéconnectéesdurestedu territoirenational,soitn’ysontreliéesquepardesréseauxténus.C’estnotammentlecasdel’exploitationpétrolièreenmer. En revanche, ces économies s’articulent directement aux filières ducommerceinternational.Lorsqu’ellesn’alimententpasleslogiquesdeguerre,lesenclavestendentàêtre,elles-mêmes,desespacesdisputés.Parfoiscontrôléespardes multinationales auxquelles l’État central sous-traite – ou délèguepratiquement–sasouveraineté,parfoisencollusionavecdesformationsarméesdissidentes, les enclaves présentent une économie symbolisant l’osmose entrel’activitéd’extraction,l’activitéprédatriceetguerrièreetl’activitémercantile.Unautreaspectde la transnationalisationdeséconomiesafricainesaucours

du dernier quart du XXe siècle est l’émergence de zones « franches » ou« grises » ou de corridors, dont l’une des caractéristiques est d’abriterl’exploitation intensive de territoires riches et de favoriser la circulation etl’écoulementderessourcesproduitesdansdescontextesdemilitarisationlarvée.Ceszones«grises»ou«franches»opèrentàlamanièredescapitationsoudesconcessions.Ellessontconstituéessoitpardesterritoiresendéshérence,soitpardesparcsetréservesnaturels,véritablesextraterritoiresadministréssousdiversrégimesindirects,qu’exploitentdescompagniesprivéesdisposantsouventdelaforce militaire. De toutes les conséquences ayant résulté de ce processusd’atomisationdel’économiedemarché,deuxenparticulierontjouéunrôledepremierplandanslaformationdesimaginairesdupolitiqueentantquerapportbelliqueux,jeudehasardetaffrontementàlamort.D’unepart,deuxformesdelaviolencedorénavantsecombinentetserelaient.Lapremièreestlaviolencedumarché. Elle est mise en branle par le biais des luttes pour le contrôle et laprivatisation des nouvelles frontières de l’extraction, de la prédation et de laponction.La seconde est laviolence sociale rendue incontrôlabledu fait de lapertedesonmonopoleparlapuissancepublique.Unexempledelaviolencedumarché est le durcissement de la contrainte monétaire et l’assèchementgénéralisédesliquidités,puisleurconcentrationprogressivelelongdequelquesfilières, dont les conditions d’accès sont devenues toujours plus draconiennes.Celaaprovoquélabrutalecontractiondunombred’individuscapablesdepasserdesdettesàd’autres.Lanaturedeladetteelle-mêmetendàchanger,la«dettedeprotection»(quiinclutledevoirdenourrir)devenantlesignifiantultimedesrapportsdeparenté(queceux-cisoientréelsoufictifs)oudesrapportssociauxtoutcourt.Plusqu’auparavant, l’argentestdevenuune forcedeséparationdesindividuset l’objetd’intensesconflits.Estapparueunenouvelleéconomiedes

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personnes fondée sur la marchandisation des relations qui, jusqu’alors,échappaient,dumoinsenpartie,àlamarchandise.Lelienparleschosesetparlesbienss’est solidifiéenmême tempsque l’idéeselon laquelle toutpeutêtrevenduetacheté.Face aux contraintes résultant d’une réduction drastique de la circulation

fiduciaire, un fait central du dernier quart du XXe siècle est l’émergence depratiquesconsistantàallerdésormaisgagnerdel’argentauloin.Lesnouvellesdynamiques d’acquisition du gain, occasionnées par la rareté de l’argent, ontconduitàunerevivificationsansprécédentdes imaginairesdu lointainetde lalongue distance. Cette revivification s’est traduite, d’un côté, par unaccroissement inédit des capacités demobilité extensive des agents privés, del’autre, par des tentatives violentes d’immobilisation et de fixation spatiale decatégoriesentièresdespopulations,voirel’organisationdelamortdemasse.Lagestiondelamobilitédespersonnes,voiredesgroupes,estparfoisassuréepardes juridictions ou des formations armées hors l’État. Cette gestion est elle-mêmeindissociabledelamaîtrisedescorpsquel’onsoumetautravaildansdesexploitations alliant mercantilisme et militarisme, que l’on ponctionne pourservir de main-d’œuvre au sein des nombreux marchés militaires, que l’onpousseàl’exodemassif,ouquel’onimmobilisedansdesespacesd’exceptionàl’instardes campset autres« zonesde sécurité» ;que l’onmet en incapacitéphysiqueparlebiaisdemutilationsdiverses;ouquel’ondétruitenmasseparlebiaisdesmassacres.Aux techniquesdepoliceetdedisciplineutiliséessous lapériode autoritaire pour assurer le contrôle des individus ; au choix entreobéissance et désobéissance qui caractérisait le modèle du commandementcolonialetdupotentatpostcolonial se substitue,dansdesconditionsextrêmes,unealternativeplus tragique : lechoixentre ladéchéance, la survieet lamortlenteoudifférée.Désormaiscequiestenjeudansl’exerciced’unpouvoirplusmorceléetplus

capillaire que jamais, c’est en grande partie la possibilité de production et dereproductiondelavietoutcourt.Cettenouvelleformedepouvoirfondéesurlamultiplicationdessituationsextrêmesoudevulnérabiliténes’attaqueauxcorpsetàlaviequepourmieuxcontrôlerlefluxdesressourcesflottantes.Maislavieétant devenue, plus que par le passé, une colonie des pouvoirs immédiats, sestermes ne sont pas seulement économiques. Il importe par conséquent des’arrêteruninstantsurlasignificationdecetravaildedestructiondontunepartieimportante consiste en la dépense d’innombrables vies humaines. GeorgesBataille avait observé en son temps que cette forme de la dépense remet en

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question le principe classique de l’utilité. S’appuyant en particulier sur lessacrificesetlesguerresaztèques,ils’étaitpenchésurcequ’ilappelaitle«prixdelavie»danssonrapportavecla«consumation».Ilétablissait,parlàmême,l’existenced’uneformationdupouvoiroùlesoucidesacrifieretd’immoler leplus grand nombre constitue, en soi, une forme de « production ». Là, lessacrificeshumainss’expliquaientparlacroyancequelesoleildevaitmangerlecœur et le sang du plus grand nombre de gens, et notamment des prisonniers,pourcontinuerdebriller.Telétantlecas,laguerrerelevaitdelanécessitépourassurer la reproduction du cycle solaire. Elle n’était pas d’abord liée à unequelconque volonté de conquête. Sa signification centrale était de rendrepossible l’acte de consumation. Par cet acte, le risque de voir le soleils’assombrir – et donc la vie s’éteindre – était écarté. Les sacrifices humainspermettaient, quant à eux, de restituer au monde sacré ce que l’usage servileavait dégradé et rendu profane. Cette forme de destruction – ou encore deconsumation violente et sans profit – constituait, d’après Bataille, le meilleurmoyendenierlerapportutilitaireentrel’hommeetlachose.Dans le cas qui nous préoccupe ici, lesmassacres et la destructiondes vies

humainesparticipent,àbiendeségards,d’unprincipedenégationplusoumoinssimilaire. Il n’est cependant pas certain que de tels gaspillages sanglantscontribuentàlaproductiondechosessacrées–fonctionqueBatailleassigneausacrifice en général. Par contre, à l’origine de ces gaspillages se trouve l’idéed’unennemi,corpsétrangerqu’ilfautexpulserouéradiquer.Danslamesureoùlerapportàl’ennemi,antiparentparexcellence,s’énoncesurlemodedelalutteentre espèces différentes, il est possible d’affirmer qu’une telle logique del’inimitiéestuneformede«politique totale». Ici, lecomplexedeguerre(quiinclutlaponction,l’extractionetlaprédation)renfermel’ensembledesactivitésqueBatailledécritcommeparticipantde la«dépense». Ils’agitde toutescesformes dites « improductives » qui, de ce fait, ne servent pas toujours laproductionniàcourtniàlongterme:leluxe,ledeuil, leculte, lesspectacles,lesactivitéssexuellesperverses, ladouleuret lacruauté, lessupplicespartiels,lesdansesorgiaques,lesscèneslubriques,lesplaisirsfulgurants,lasatisfactionviolente du coït, bref le transport d’exaltationqui favorise l’excrétion.En tantquecorpsétrangeroucomme«poison»,l’ennemiestdoncsoumisàlapulsionexcrémentielle : il doit être expulsé, à la manière d’une chose abjecte aveclaquelleilestbesoinderomprebrutalement.Danscesconditions,laviolenceestsusceptible de prendre les allures de la défécation. Mais la logique de ladéfécationn’exclutpasd’autresdynamiques.Telestlecasdecetteautreforme

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deviolencequiviseà ingurgiteretà incorporer l’ennemi tuéoudespartiesdeson corps. Cette logique de la manducation a pour finalité la captation de lacondition virile de la victime et de sa puissance germinative. Aussi bien lalogique de la défécation que celle de lamanducation exigent la violation desprohibitionsetdestabous–unemanièredeprofanation.Parcequ’ellesreposententrèsgrandepartiesurlesvaleursdel’itinérancepar

oppositionàcellesdelasédentarité,lesnouvellesdynamiquesd’acquisitiondugainontcontribuéàunemodificationprofondedesfiguresdel’appartenance.Laviolence sociale tend à se cristalliser autour des questions désormais crucialesquesontlaconstitutiondesidentités,lesmodalitésdelacitoyenneté,lagestionde la mobilité des personnes, la circulation et la captation des ressourcesflottantes. Dans ces nouvelles formes de la lutte sociale et politique, troisthématiques sont privilégiées : celle de la communauté d’origine (terroir etautochtonie),celledelaraceetcelledelareligion.Aumoinsdeuxconceptionsde lacitoyennetéensontvenuesparfoisàs’opposer,etparfoisàsecompléter.D’unepart,prévautl’idéeofficielleselonlaquelleestcitoyend’unpaysceluiàquil’Étatreconnaîtcetattribut.Del’autre,dominelaconceptionselonlaquellele principe de citoyenneté découle principalement des liens de sang (réels ousupposés),de lanaissanceetde lagénéalogie.Les liensdesangpermettenteneffetde fonder ladistinctionentre les«autochtones»et les«allogènes», les«antifs»(originaires)etles«étrangers».Cetteproductionidentitaireapermisle rétablissementdesanciensroyaumesetchefferies, lanaissancedenouveauxgroupesethniquessoitparséparationd’aveclesancienssoitparamalgamation.Elle a également donné lieu à de violents conflits, qui se sont soldés par denombreuxdéplacementsdepopulations.Elleaenfinalimentélesirrédentismes,notammentdanslespaysoùlesminoritésavaientlesentimentd’êtreexcluesdesbénéficesmatérielsdupouvoir.Deux polis et deux types d’espaces civiques aux formes d’entrelacement

complexessontainsiapparus:d’uncôté,lacitéintra-muros(lieudesoriginesetdelacoutume,dont,aubesoin,onporteavecsoi lessignesaufuretàmesuredesdéplacementsauloin)et,del’autre,lacitéextra-muros(cellequiestrenduepossibleparladispersionetlaplongéedanslemonde).Dufaitquechaquepolisdisposedorénavantdesondoubleouencoredeson«ailleurs»découlelerôleemblématiquedésormaisjouéparlesmigrantsetlesdiasporas.Pourlereste,ledouble procès de transnationalisationdes sociétés africaines et de repli sur lesorigines, ajouté à la mercantilisation accrue du travail consécutive àl’accroissementdescapacitésdemobilitéextensiveonteupoureffetderaviver

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lesconflitsautourdu rapportentrecommunauté,appartenanceetpropriété.Ladispersionet l’éparpillement imposéspar lesnécessitésd’acquisitiondesgainsau loinn’ontcertespasaboli lescaractérisationsanciennesde lacommunauté.Dans bien des cas, celle-ci est demeurée ce territoire d’origine, concret etgéographiquement situé, que l’on s’approprie, que l’on défend et que l’onchercheàprotégercontrelesintrusetceuxquin’enfontpaspartie.C’estaussicettefictionaunomdelaquelleonestprêtàtueretàsefairetueraubesoin.Deconsidérables inflexions sontnéanmoins apparuesdans la relation entre cequiappartientàplusd’un,àplusieursouàtous(etquiestcopartageableenraisondeladettededondécoulantdel’appartenanceàlamêmecommunautéd’origine)etce qui, étant strictement privé, est réservé à une jouissance strictementindividuelle.Du faitque lamaîtrisedesconséquencesde la transnationalisation implique

non seulement le contrôle et la domination des distances, mais aussi l’art demultiplierlesappartenances,unechaîned’intermédiaires,tisseursdeconnexionsaveclemondeexterne,courtiersetspécialistesdunégocedesobjets,desrécitsetdesidentitésontvuleursstatutssurvalorisés.Lasurvalorisationdecesstatutsabénéficiédel’écartgrandissantentre lesfrontièresofficielleset lesfrontièresréelles.Ils’estensuivi,nonseulementuneplusgrandevélocitédesmigrations,mais aussi la constitution de filières et de réseaux qui, dépassant les cadresterritoriauxdesÉtatspostcoloniaux,sesontspécialisésdanslamobilisationdesressourcesàlonguedistance.Surunautreregistre,lapossessionmonétaire(ouson impossibilité) a profondément déplacé les cadres de formation del’individualitéetdesrégimesdesubjectivité.D’unepart,làoùdominelarareté,l’intensité des besoins et l’impossibilité de les satisfaire ont été telles qu’uneruptures’estopéréedanslamanièredontlessujetssociauxfontl’expériencedudésir,del’envieetdelasatiété.Dominedésormaislaperceptionselonlaquelleaussi bien l’argent, le pouvoir que la vie sont gouvernés par la loi du hasard.D’immensesfortunessontbâtiesdujouraulendemainsansquelesfacteursquiy ont contribué soient, le moins du monde, apparents. D’autres fortunes sevolatilisentaumêmerythme,sanscausevisible.Rienn’étantcertainettoutétantpossible,l’onprenddesrisquesavecl’argentcommeonlesprendaveclecorps,lepouvoiretlavie.Aussibienletempsquelavie,voirelamort,seramènentàunimmense jeudehasard.Enrevanche,parmi lescatégoriessocialescapablesd’amasserfacilementdesfortunes,cesontlesrapportsentreledésiretsesobjetsquiontchangé,lapréoccupationsensualisteethédonistedelaconsommation,lapossessionidolâtreet la jouissanceostentatoiredesbiensmatérielsdevenant le

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lieumêmedemiseenscènedenouveauxstylesdevie.Dans les deux cas cependant, les contenus culturels du processus de

différenciationontétélesmêmes,àsavoir,d’uncôté,uneconscienceaiguëdelavolatilité ainsi que de la frivolité de l’argent et de la fortune, de l’autre, uneconception instantanéiste du temps et de la valeur – le temps court de la vie.Même lorsque les stratégies poursuivies par les acteurs individuels ont variéd’unesituationàl’autre,laconceptiondutempsetdelavaleurcommecontenusdans,ets’épuisantdans, l’instant,etcelledel’argentcommevolatileetfrivoleont largementcontribuéà la transformationdes imaginaires tantde la richessequedudénuementetdupouvoir.Autantlepouvoirquelafortune,lajouissance,lamisère que lamort elle-même ont d’abord été éprouvées selon des critèresmatérialistes.D’oùl’émergencedesubjectivitésaucentredesquellessetrouvelebesoinde tangibilité,depalpabilitéetde tactilité.Audemeurant, l’on retrouveces caractéristiquesdans les formesd’expression tant de la violencequede lajouissance,ouencoredansl’usagegénéraldesplaisirs.

Informalisationdel’économieetdiffractiondupolitiqueExaminonsàprésentleseffetsdelaconcomitancedeladémocratisationetde

l’informalisation de l’économie et des structures étatiques. Tout au long dudernier quart du XXe siècle, informalisation de l’économie et dispersion dupouvoir d’État sont allées de pair. Très souvent, elles se sont renforcées l’unel’autre. Dès les années 1980, les mécanismes culturels et institutionnels quirendaientpossible l’assujettissement et grâce auxquelsopérait la subordinationavaientatteintleurslimites.Par-deverslemasquedel’ordreetlethéâtred’État,unprocessussouterraindedispersiongraduelledupouvoirétaitencours.Certes,làoùl’États’étaitconsolidéaucoursdesdécenniesprécédentes,l’administrationdisposaitencored’unebonnepartiedesesressourcescoercitives.Lesconditionsmatérielles d’exercice du pouvoir et de la souveraineté s’étaient cependantdétériorées au fur et à mesure de l’aggravation des contraintes liées auremboursement de la dette et à l’application des politiques d’ajustementstructurel.Lacrisedeséconomiesnese relâchantpoint, l’effilochement s’étaitpoursuivi tout au long des années 1990, l’effritement des structures étatiquesprenantdesformesparfoisinattendues.Aucœurduprocessusd’informalisationdesstructuresétatiquessetrouvelamenaced’insolvabilitégénéralequi,aucours

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dudernierquartdusiècle,acaractérisélavieéconomiqueetmatérielledanssonensemble.Touchantaussibienl’Étatquelasociété,l’assèchementdesliquiditésa contribué àmodifier substantiellement les systèmes d’échange et d’équilibrequiétaientaufondementdelasocialisationétatiquesouslapériodeautoritaire.Au furetàmesurequ’auniveaude l’État lapratiquedes impayésbudgétairesdevenaitlarègle,lachaînedesimpayéss’étendaitauniveaudelasociété.Les acteurs sociaux ont alors réagi soit en intensifiant les pratiques de

contournement et de détournement, soit en ayant recours à diverses formesdedésobéissance fiscale, soit en amplifiant les pratiques de falsification et dedéfection.Parallèlement, ladistributiondesactifsde l’Étatvia leprocessusdeprivatisationaentraînélacessiond’unegrandepartiedupatrimoinepublicàdesopérateursprivés,dontcertainsétaientdéjàdétenteursdupouvoirpolitique.Lasimultanéité de ces deux processus (d’un côté, l’insolvabilité générale et, del’autre,lamodificationdesrégimesd’appropriationdecequi,jusqu’alors,faisaitl’objetd’unecopossession,fût-ellefictive)aaccentuélacrisedelapropriété.Autotal,lesprocessussurvolésci-dessusontdéplacélesparamètresdelaluttepourlasubsistance.Ladistinctionentrelesluttespourlasubsistanceproprementditeetlesluttespourlasurvietoutcourts’estdissipée.Dansl’unetl’autrecas,lavieauquotidiens’estdeplusenplusdéfinieàpartirduparadigmedelamenace,dudanger et de l’incertitude. Petit à petit a pris forme un monde social où laméfiance à l’égard de tous et le soupçon vont de pair avec le besoin deprotectioncontredesennemisdeplusenplusinvisibles.Cettesensibilitésocialea été renforcée, en bien des endroits, par la prédication des nouvelles Églisespentecôtistesdontlenoyaudumessageconsisteenlaluttegénéraliséecontrelesdémons.Peuàpeu,l’idéedelaséparationd’avecautrui,sourcedetracas,aprisde l’ampleur.La production de la vie s’effectuant désormais dans un contextegénéral d’insécurité – et, dans des cas extrêmes, à proximité de lamort –, lesluttessocialesensontvenuesàs’apparenterdeplusenplusàl’activitéguerrièreproprementdite.Enretour,laguerreentantquesignifiantmajeurdelaconduitedelaviejournalièreestdevenue,parextension,lamétaphorecentraledelaluttepolitique,laluttepourlepouvoirs’exerçantdeprimeabordcommepouvoirdedonner la mort ; et la résistance au pouvoir ayant désormais elle-même pourobjetetpourpointd’ancragelevivantdanssagénéralité.Ladispersiondupouvoird’Étatprendradesformesparadoxales.D’unepart,

l’affaiblissement des capacités administratives de l’État ira de pair avec laprivatisation de certaines de ses fonctions régaliennes. D’autre part, la primeaccordée à la dérégulation se traduira sur le terrain par un mouvement de

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désinstitutionnalisation, lui-même propice à la généralisation des pratiquesinformelles.Onretrouveracetteinformaliténonseulementdanslesdomainesdel’économique,maisaucœurmêmedel’Étatetdel’administrationetdansbiendes secteurs de la vie sociale et culturelle ayant quelque rapport avec la luttepour la survie. Or la généralisation des pratiques informelles entraînera nonseulementuneproliférationdesinstancesdeproductiondesnormes,maisaussiunedémultiplicationsansprécédentdespossibilitésdecontournementdesrègleset des lois, au moment même où les capacités de sanction détenues par lespouvoirs publics et autres autorités seront les plus affaiblies. Dès lors, lesconduitesvisantàinfléchirlesnormesauxfinsd’accroîtrelesrentesetdetirerlebénéficemaximumdeladéfaillancedesinstitutionsformellesprévaudrontchezlesagentspublicsaussibienqueprivés.Multiplicité des identités, des allégeances, des autorités et des juridictions,

accentuationde lamobilitéetde ladifférenciation,vélocitédans lacirculationdes idées, la réappropriation des signes et le travestissement des symboles,volatilitédu temps lui-mêmeetde ladurée,capacitésaccruesd’échangeabilitédes objets et de conversion des choses en leur contraire, fonctionnalité accruedespratiquesdel’improvisation:toutserautilisépouratteindretoutessortesdefins et tout deviendra objet de négociation et de marchandage. Aufractionnement de la puissance publique répondront, comme en écho, laconstitution,lamultiplicationpuisladisséminationdenœudsdeconflitsauseindelasociété.Denouvellesarènesdupouvoirémergerontaufuretàmesurequelesimpératifsdesurvieaccentuerontleprocessusd’autonomisationdessphèresde la vie sociale et individuelle. Plus qu’auparavant, les pratiques del’informalisation ne se limiteront plus aux seuls aspects économiques et auxstratégies de survie matérielle. Elles deviendront, petit à petit, les formesprivilégiéesdel’imaginationculturelleetpolitique.Les conséquences de ce nouvel état culturel sur la vie psychique et sur la

constitution des mouvements sociaux et la formation des alliances et descoalitions seront considérables. D’un côté, le temps court marqué parl’improvisation, les arrangements ponctuels et informels, les impératifs deconquêteimmédiatedupouvoiroulanécessitédeleconserveràtoutprixserontprivilégiésaudétrimentdesprojetsà long terme. Ilen résulteraune instabilitéculturelle de nature structurelle. Les alliances se noueront et se dénouerontconstamment.Lecaractèreprovisoireetconstammentrenégociabledescontratset des accords accentuera la réversibilité fondamentale des processus. Sur unautre plan, l’opposition ne sera que faiblement institutionnalisée.Elle agira au

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gré des circonstances, zigzaguant entre principes, compromis etcompromissions, au milieu de retournements brusques de situations, de lafluidité et du caractère ouvert des choses. L’enchevêtrement des logiquessegmentairesetdeslogiqueshiérarchiques,desdynamiquesprofanesetdecellesde l’invisible, la divergence des intérêts, lamultiplicité des allégeances et desrelationsd’autoritéempêcheronttoutecoalescenceettoutecristallisationdurabledesmouvements sociaux.D’où une interminable parcellisation des conflits, levide de légitimation, et le caractère cloisonné, fragmentaire et scissipare desluttes organisées. Les facteurs structurants examinés plus haut n’ont passeulement pesé sur les résultats de la démocratisation en Afrique : ils ontégalementservidecadreàlatransformationdesimaginairesdupolitiqueetdesmodèlesdupouvoir.Souslapériodeautoritaire,denombreuxrégimespolitiquesavaientcultivéla

notionselonlaquelle,danslessociétésmarquéesparlesdifférencesculturellesetla diversité ethnique, le fondement de la communauté politique devait reposeravant tout sur lamenace directe ou indirecte à l’intégrité physique des sujets.D’oùlanécessitépourceux-cideseprotégerenpermanencecontreelle,nonenencontestant les fondements,mais enmesurant à chaquepas le risquequ’unetelle contestation entraînerait pour leur survie. Se protéger contre le pouvoirconsistait donc, pour le sujet, à calculer en permanence le risque auquel sespropres paroles et actions pouvaient l’exposer. L’angle à partir duquel le sujetregardaitlavieétaitparconséquentledésird’éviteràtoutprixlamort.Etc’estcedésirquel’Étatinstrumentalisait,nonpourlibérerlesujetdel’angoissequienétait lecorollaire,maispouraggraver l’incertitude.L’instabilité,decepointdevue, devenait une ressource aux mains du pouvoir. Ce fut le cas lors desexpériencesdedémocratisation.Les élites au pouvoir depuis les indépendances ont résisté avec succès à la

pression des forces de l’opposition et ont pu, unilatéralement, imposer deslimitesàl’ouverturepolitique.Enendéterminantseuleslescontours,lanatureetle contenu, elles ont édicté seules les règles du jeu. Ces règles sacrifient auxaspects procéduraux les plus élémentaires de la concurrence. Mais ellespermettent néanmoins de maintenir le contrôle sur les principaux leviers del’Étatetdel’économieetgarantissentleurcontinuitéaupouvoir.Desdésaccordsfondamentauxentrelepouvoiretceuxquis’yopposentpersistentdanscespaysen même temps qu’y perdurent des situations de conflit dont les périodes delatence alternent avecdespériodesdemanifestationviolente et aiguë.Dans laplupartdescas,l’impositionunilatéraledesrèglesdujeupolitiqueaconnudeux

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phases. Au cours de la première phase, il s’est agi de contenir la pousséeprotestataire, au besoin par une répression tantôt sournoise, tantot expéditive,brutale et sans retenue (emprisonnements, fusillades, licenciement desopposants, instauration de mesures d’urgence, censure de la presse, formesdiversesdecoercitionéconomique).Afinde faciliter la répression, les régimesau pouvoir ont cherché à dépolitiser la protestation sociale, à donner descontours ethniques à la confrontation et à attribuer auxmouvements de rue lecaractèrede simples émeutes.Aucoursde cette phase répressive, ces régimesontétendulerôledel’arméeauxtâchesdemaintiendel’ordreetaucontrôledesmouvements des personnes. Dans certains cas, des régions entières ont étéplacéessousunedoubleadministrationmilitaro-civile.Là où les régimes établis se sont sentis le plus menacés, ils ont poussé

jusqu’au bout la logique de la radicalisation en suscitant ou en appuyantl’émergencedegangsoudemilicescontrôléessoitpardesaffidésopérantdansl’ombre,soitpardesresponsablesmilitairesoupolitiquesdétenantdespositionsde pouvoir au sein de structures formelles. Dans certains cas, l’existence desmilices s’est limitée à la période de conflit. Dans d’autres, les milices ontprogressivement gagné en autonomie et se sont transformées en véritablesformationsarmées,auseindestructuresdecommandementdistinctesdecellesdes armées régulières.Dans d’autres encore, les structuresmilitaires formellesontservidecouverturepourdesactivitéshorslaloi,lamultiplicationdestraficsallant de pair avec le pillage des ressources naturelles, la confiscation despropriétésetlarépressionproprementdite.Troisconséquencesontrésultédufractionnementdumonopoledelaforceet

deladistributioninégaledesmoyensdelaviolenceauseindelasociété.D’uncôté, la dynamique de désinstitutionnalisation et d’informalisation s’estaccélérée. De l’autre, une nouvelle division sociale séparant ceux qui sontprotégés(parcequ’ilssontarmésouparcequ’ilsbénéficientdelaprotectiondeceuxquisontarmés)deceuxquine lesontpas(etquisontexposés)s’est faitjour.Enfin,plusqueparlepassé,lesluttespolitiquesonteutendanceàseréglerpar la force, la circulation des armes au sein de la société devenant l’un desprincipaux facteurs de division et un élément central dans les dynamiques del’insécurité,delaprotectiondelavieetd’accèsàlapropriété.Puis,ilafalludiviserl’oppositionenenvenimantlestensionsethniqueseten

jouantdesrivalitésensonsein.Parfois,danslesrégionsmassivementacquisesàl’opposition,l’onaattisélesconflitslocauxentreautochtonesetallogènes,entresédentaires et nomades, pêcheurs et agriculteurs, afin de mieux justifier la

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répression tout en armant les milices. L’on a ensuite tablé sur la durée pourassurer le pourrissement de la situation, affaiblir la protestation, assécher sesressources internes et pour réunir les conditions d’épuisement desmasses. Ladynamiqued’exacerbationdesconflitsethniquesetdesdifférencesreligieusesetculturelles a également permis de diviser l’intelligentsia en la cantonnant à ladéfense des intérêts de ses régions et communautés d’origine. Une fois cetteémasculation accomplie – ou au fur et àmesure de son évolution –, il a fallulâcher du lest, notamment par la mise en place de réformes accessoires quilaissaient intacte la structure de la domination, ou par l’établissement de« gouvernements d’union nationale ». De manière générale, cette phase deviolence est allée de pair avec, ou a été suivie par, un vaste mouvement deprivatisationdel’économie.Autotal,cesrégimessontparvenusàfairebasculerles ressorts économiques de leur domination : celle-ci repose désormais surd’autresbasesmatérielles.Aucunealternancepacifiquen’adonceulieudanscespays.Dessegmentsde

l’oppositionontrejointlepouvoir.Lesformesdelaviolenceetlesmodalitésdesagestionont pris des contours inédits.D’un côté, la criminalité urbaine et lebrigandage rural se sont accentués. De nouvelles formes de fragmentationterritorialesontapparues,deszonesentières, ruralesouurbaines,échappantdefacto au contrôle de la puissance publique. Les conflits fonciers se sontenvenimés. De l’autre, les formes d’appropriation violente des ressourcesflottantes ont gagné en complexité et des liens sont apparus entre les forcesarmées,lapolice,parfoislajustice,etlesmilieuxdelaprédation.Despointsdefixation des conflits permettent d’occuper en permanence une partie desmilitairessoitàdestâchesderépressioninterne,soitdansdesguerresdebasseintensité aux frontières. Ces guerres sont alors combinées à l’extraction deressources locales. Guerres et trafics allant de pair, la plupart y trouvent leurintérêt.Lorsqueleschangementsàlatêtedel’Étatn’étaientpaslaconséquencede coups de force, ils étaient le résultat de rébellions soutenues de l’extérieur.Que ce soit sous une forme naturelle (maladie) ou criminelle (meurtre,assassinat), lamortdel’autocrate,sadisparitionousafuite–brefsonévictiondu pouvoir souvent par la violence – demeurent le point névralgique del’imaginaire politique dans les configurations culturelles examinées ci-dessus.Cedésirdemeurtreestprofondément liéaupostulatde ladurée sous-jacentàl’expérience du pouvoir.Dans lamesure où le pouvoir se décline comme unedurée sans fin, le postulat de la non-mortalité ne peut être démenti que par lefacteurultimequ’estl’assassinat.Lapossibilitéderenversementdupouvoirpar

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la voie électorale n’existant presque pas, seul l’assassinat peut contredire leprincipedecontinuationindéfinieaupouvoir.

Militarismeetlumpen-radicalismeVientenfinuneautreconfigurationculturelle:cellequi,dansladéfinitiondu

politique,accordeunelargeplaceà lapossibilitéquen’importequipuisseêtretuéparn’importequid’autre.Cetteconfigurationprésentetroiscaractéristiquespropres.Premièrement,ellereposesurunepyramidedeladestructiondelavielàoùlaprécédenteinsistesurlesconditionsdesaconservation.Deuxièmement,enétablissantunrapportdequasi-égalitéentrelacapacitédetueretlapossibilitéd’êtretué–égalitérelativequeseuleparviennentàsuspendrelapossessionoulanon-possessiondesarmes–,cetteconfigurationautoriselepolitiqueàsetraduirefondamentalementenépreuvedemort.Troisièmement,enélevantlaviolenceàdes formes tantôt parodiques, tantôt capillaires, tantôt paroxystiques, elleaccentuelecaractèrefonctionneldelaterreuretdelapanique,etrendpossiblesladestructionde tout lien socialou, en tout cas, la transformationde tout liensocialenliend’inimitié.C’estceliend’inimitiéquipermetdenormaliserl’idéeselon laquelle le pouvoir ne peut s’acquérir et s’exercer qu’au prix de la vied’autrui.Trois processus ont joué à cet égard un rôle déterminant.Le premiercorrespond aux formes de la différenciation à l’intérieur des institutionsmilitaires au cours du dernier quart du XXe siècle. Le deuxième a trait à lamodificationdelaloiderépartitiondesarmesauseindelasociétéaucoursdelapériodeconsidérée.Ledernierserapporteàl’émergencedumilitarismeentantque culture et de la masculinité en tant qu’éthique reposant sur l’expressionpubliqueetviolentedesavoirsvirils.S’agissant du premier processus, il importe de remarquer que l’institution

militaireasubid’importantestransformationsaucoursdesvingt-cinqdernièresannéesduXXesiècleafricain.Cesannéesontcoincidéaveclafindesprincipalesluttes armées anticoloniales et l’apparition, puis l’extension d’une nouvellegénérationdeguerresprésentanttroiscaractéristiques.D’uncôté,ellesontpourcibles principales non pas tant les formations armées adverses que lespopulations civiles. De l’autre, elles ont pour enjeu privilégié le contrôle deressources dont les modalités d’extraction et les formes de commercialisationalimententenretour lesconflitsmeurtrierset lespratiquesdeprédation.Enfin,afindeleslégitimer,lesacteursdecesguerresnerecourentplusàlarhétorique

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anti-impérialisteouàunquelconqueprojetd’émancipationoudetransformationsociale révolutionnaire, commece fut le casdans les années1960et1970. Ilsfont appel à des catégories morales dont la spécificité est de conjuguer lesimaginairesutilitaristesmodernesetdesrésidusdesconceptionsautochtonesdelavie–sorcellerie,richesseetdévoration,maladieetfolie.Ce nouveau cycle de la guerre est survenu enmême temps que les armées

faisaient l’expérience d’une aggravation des différenciations internes. À lafaveur de la crise économique, les conditions de vie dans les casernes se sontdétériorées. Dans plusieurs pays, la paupérisation accélérée des hommes detroupeaétéàl’originedeviolencesetdedésordrespublicsdontl’unedescausesétait le non-paiement des salaires. Petit à petit, les sorties de caserne se sontmultipliées,notammentàl’occasiondediversesopérationsditesdemaintiendel’ordre et des pillages organisés. Ensuite, les pratiques de racket se sontgénéralisées, la soldatesque n’hésitant pas à établir des barrages le long desroutes, à ponctionner l’habitant, voire à organiser de véritables raids contre lapopulationciviledanslebutd’accaparerdespropriétés.Lafinduconfinementsystématiquedelaforcearméeàl’intérieurd’espacesgéographiquescirconscritsaidant, et sesdébordements intermittents,voire réguliersdansdiverses sphèresdelaviequotidiennesemultipliant, les technologiesducontrôlepolitiquesontdevenues de plus en plus tactiles, voire anatomiques. Pendant ce temps, auxéchelonslesplusgradésdel’armée,colonelsetgénérauxontpuconstituerleurspropresréseauxlorsqu’ilsnesesontpaspurementetsimplementréinvestisdanslacontrebande,ladouane,lareventedesarmesetletraficdel’ivoire,despierresprécieuses ou même des déchets toxiques. Parallèlement s’opérait uncloisonnement relativement rigide entre les différents corps armés et lesdifférentes instances en charge de la sécurité (brigade présidentielle, forcesspécialisées, police, gendarmerie, renseignement), lorsque la compétition entrecesdifférentes instancesn’aboutissaitpasàunedispersiongénérale, la logiquedelarépressionaccentuantenretourlalogiquedel’informalisation.Le deuxième processus ayant joué un rôle direct dans la genéralisation du

rapport belliqueux a trait à la loi de répartitiondes armes au seindes sociétésconsidérées. Par loi de répartition des armes, il faut entendre simplement laqualité du rapport de pouvoir qui s’établit là où les différends politiques etd’autresformesdedisputesettoutessortesd’accaparementspeuventêtrerégléspar le recours, par l’une des parties, à la force des armes. Cette capacité decapture et de redéploiement des ressources coercitives a favorisé l’essor deformes inédites de la lutte sociale. La guerre, par exemple, n’oppose plus

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nécessairement des armées à d’autres ou desÉtats souverains à d’autres : elleopposedeplusenplusdesformationsarméesprivéesagissantderièrelemasquede l’État à des États sans véritables armées. Là où elles ont débouché sur lavictoiremilitairedel’unedespartiesenconflit,lesguerrescontemporainesn’ontpasnécessairementétésuiviesparlalibéralisationdesrégimesainsimisenplaceparlaforce.Ont plutôt vu le jour des formations sociales et politiques combinant les

caractéristiques de principautés militaires, de tyrannies ethniques formées àpartir d’un noyau armé et d’un faisceau de cliques exerçant un contrôle quasiabsolu sur le commerce de longue distance et l’extraction des ressourcesnaturelles et de la faune. Dans les cas où les dissidences armées n’ont pasconquis la totalité du pouvoir d’État, elles ont provoqué des scissionsterritoriales et sont parvenues à exercer unemainmise sur des poches qu’ellesadministrent selon lemodèledes capitations, notamment là où l’on trouvedesgisements miniers. La fragmentation des territoires s’opère alors selon desformesvariées:émergencedefiefsrégionauxcontrôléspardesforcesdistincteset recelant des ressources commercialisables et adossés à des États voisins ;zones de guerre aux frontières de plusieurs États voisins ; provinces plus oumoins dissidentes à l’intérieur du périmètre national ; ceintures de sécuritéautourdescapitalesetrégionsadjacentes;campsd’enfermementdepopulationscivilesjugéesprochesdesrebelles.Ledernierprocessus,enrapportdirectavecl’amplification du rapport belliqueux, est l’émergence d’une culture dumilitarisme, dont on a déjà indiqué qu’elle repose sur une éthique de lamasculinitéquiaccordeunelargeplaceàl’expressionviolentedesavoirsvirils.Toutescesévolutionsindiquentque,loind’êtrelinéaires,lestrajectoiresdela

lutte sociale enAfrique sont variées. Les itinéraires suivis d’un pays à l’autreprésententcertesdesdifférencessignificatives,maisilstémoignentégalementdeprofondes convergences.Mieux,dans chaquepays se retrouvedeplus enplusuneconcaténationdeconfigurations.Lesformesdel’imaginairepolitiquesont,ellesaussi,variées.Pourlereste,lesconditionsmatériellesdeproductiondelavie se sont profondément transformées. Ces transformations ont étéaccompagnées par des changements décisifs des paradigmes du pouvoir. SontégalementapparusunegammededispositifsquiontmodifiélesrapportsquelesAfricainsavaientcoutumed’établirentrelavie,lepouvoiretlamort.

Noteduchapitre5

a. Lire, de ce point de vue, les analyses de James FERGUSON, Global Shadows, University of

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CaliforniaPress,Berkeley,2001.

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Circulationdesmondes:l’expérienceafricaine

L’Afrique postcoloniale est un emboîtement de formes, de signes et delangages.Cesformes,signesetlangagessontl’expressiondutravaild’unmondequichercheàexisterparsoi.Danslechapitreprécédent,l’onatentéd’esquisserleslignesgénéralesdecelabeur,d’enmesurerlavitesseetdesuggérerlestypesde rapports qui, dans le contexte des transformations survenues au cours dudernierquartduXXesiècle, tendentdésormaisàs’établirentrelaviolenceet lavolontédevie,dontonavaitditauparavantqu’elleconstituaitleprincipalressortphilosophique du projet d’une communauté décolonisée. L’on n’a passuffisamment répété que ces transformations se déroulent le long de plusieurslignes,tantôtobliques,tantôtparallèles, tantôtcourbes.Lignesfrénétiques,àlavérité,quisebrisentsanscesse,changentcontinuellementdedirection,ouvrantlavoieàunmouvementtourbillonnaire–l’accidentplutôtquel’événement,lesspasmes,l’étirementparlebas,lemouvementsurplaceet,danstouslescas,lacomplication et l’équivocité. Il s’agit maintenant de décrire non plus lemouvement de contraction, mais d’autres changements de structure opérantselon d’autres logiques : celles de la dilatation, des points de fuite, deséchappées.C’estcetteproductiondesintervallesetd’autresformesdemontagedelaviequ’examinecechapitre.

ProfondesrecompositionssocialesAu centre de ces transformations se trouve la redéfinition des termes de la

souverainetédesÉtatsafricains.Cepremierfacteurdemutationestenpartielerésultat de lamultilatéralisationdont les institutions financières internationalesontété lesvecteurs lesplusvisiblesaucoursdesvingtdernièresannéeset,defaçonpluscaricaturaleencore,del’actiondesinnombrablesintervenantsdontlestatut déborde de loin les distinctions classiques entre le public et le privé(organismes non gouvernementaux, acteurs privés…). Au même moment, un

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labyrinthe de réseaux institutionnels a émergé sur le plan local. Tous seréclamentdela«sociétécivile»,maiscertainssontenréalitécrypto-étatiques.La plupart sont le résultat d’une imbrication entre des réseaux hors l’État etd’autresquienconstituent leprolongement informel.D’autresencoresontsoitdes paravents des partis politiques ou des élites urbaines, soit des satelliteslocauxdesorganisations internationales.L’hétérogénéitédes logiquesmisesenbranle par ces différents acteurs explique, en très grande partie, le caractèrefragmentédesnouvelles formesdemontagede laviequidésormaisprévalent,dumoins enmilieu urbain. Le vieuxmonde s’écroule sans que ses coutumesdeviennentautomatiquementpérimées.Lesformesdelastratificationsocialesesont,ellesaussi,diversifiées.Versle

bas,laprécaritéetl’exclusiontouchentdescouchesdeplusenpluslargesdelapopulation. Dans les villes notamment, la pauvreté de masse est devenue unfacteur structurel dans les dynamiques de la reproduction. Vers le haut, unecouchedeplusenplusréduitedepropriétairesserecomposegrâceaucontrôlequ’elle exerce sur les ressources à longue distance et grâce à sa capacité demobiliser les socialités locales et internationales. Entre les deux, une couchemoyenne tentede survivre,voiredeconstituerquelquehéritage, encombinantles ressources tant de l’économie formelle que des marchés parallèles. Leurvulnérabilitééconomiquevis-à-visdel’extérieurs’accentuant,lesacteursprivéset les acteurs étatiques africains ont été obligés de rechercher ailleurs denouvelles sources de rentes, alorsmême que les rivalités pour le contrôle desappareils s’étaient intensifiées. La transnationalisation des économies dans lecontextedelamondialisationatoutefoisouvertunlargeespaced’autonomieauxentrepreneursprivés,quin’hésitentpasàl’occuper.L’unedesformesd’exercicedecetterelativeautonomiepasse,paradoxalement,parlacapacitéd’entreprendredesguerres.Deuxièmefacteuràl’originedesrecompositionssocialesdudernierquartdu

XXe siècle, la guerre est, partout, la conséquence d’un enchevêtrement deplusieursprocessus.Certainssontd’ordrepolitique.Denombreusesguerressonteneffet le résultatdedésaccordsde typeconstitutionnel,dans lamesureoù ilsportent,endernièreinstance,surlesraisonsd’êtredelacommunautépolitiqueetlamoralitédesessystèmesderépartitiondescharges,despouvoirs,desbiensetdes privilèges. Ces désaccords ont trait aux conditions d’exercice de lacitoyenneté,dansuncontextederaréfactiondesavantagesdistribuésparl’Étatetd’élargissementdespossibilitésde les réclamerouvertement (démocratisation),voire de les accaparer par la force. Ils se cristallisent désormais autour du

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tryptique identité,propriétéetcitoyenneté. Ilsontpourenjeu la refondationdel’État-nation.Audemeurant,lesargumentsqui,aulendemaindesindépendances,servaient

à légitimer le projet de l’État-nation font l’objet de contestations parfoissanglantes. Les régimes autoritaires postcoloniaux avaient, en effet, érigé ladouble construction de l’État et de la nation en impératif catégorique.Parallèlement, ils avaient développé une conception de la nation reposant surl’affirmation de droits collectifs que les dirigeants opposaient volontiers auxdroits individuelsa. Le développement, en tant que métaphore centrale dupouvoiretutopiedelatransformationsociale,représentaitlelieuderéalisationde ces droits ainsi que du bonheur collectifb. Le développement passait par lamise en place d’un ensemble de dispositifs institutionnels (partis et syndicatsuniques,arméenationale)etlerecoursàunegammedepratiquessupposéestirerleurinspirationdestraditionsautochtonesducommunautarisme.Qu’ilsevoulûtd’inspirationsocialiste(à l’exemplede l’ujamaenTanzanie)

ou capitaliste (Côte-d’Ivoire, Cameroun ou Kenya), qu’il se prévalût dugouvernementciviloudesrégimesmilitaires,lecommunautarismepostcolonialmettaitl’accent–neserait-cequeverbalement–surlarechercheduconsensus,l’équilibrerégionaletethnique,l’assimilationréciproquedesdifférentssegmentsdel’élite,laconstitutiond’unmondecommunparlebiaisducontrôlesocialet,au besoin, de la coercition. Ces tactiques et dispositifs avaient pour but deprévenirlesdissensionsetlaconstitutiondefactionssurdesbasesethniques.Or,enmettantenavant lesnotionsdedroits individuelsetenréactivant lesdébatssurlalégitimitédelapropriétéetdel’inégalité,lemultipartismeetlemodèledel’économie demarché ont ruiné cette construction idéologique. Par contre, ilsn’ontpasconduitàunpassageautomatiqueaumodèledeladémocratielibérale,et encore moins à une réappropriation et à des traductions locales de sesprincipaux noyaux philosophiques (reconnaissance politique de l’individucomme citoyen rationnel, capable de procéder par lui-même à des choixindépendants;affirmationdelalibertéindividuelleetdesdroitss’yrattachant).L’unedeséquivoquesdeladémocratisationdanslescirconstancesparticulièresducapitalismeatomisédontlecontinentfaitl’expérienceestdonclarelance,suruneéchelleinédite,desdisputessurlamoralitédel’exclusion.Àlafaveurdecesdisputesontémergédenouveauximaginairesdel’Étatet

de la nation. Deux, en particulier, méritent attention. Le premier tente derésoudre l’apparente contradiction entre citoyenneté et identité en préconisantunephilosophiederefondationdel’Étatetdelanationdontleprincipedebase

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estlareconnaissanceconstitutionnelledesidentités,desculturesetdestraditionsdistinctes.Cettetraditiondepenséeniel’existenced’individusenAfrique.Àsesyeux, seules existent les communautés. Il n’y aurait d’individualité que degroupe. Le groupe serait la manifestation par excellence de l’individualité dechacun de ses membres. Dans ce contexte, refonder l’État et la nationconsisterait en un art, subtil, d’organiser l’accès – au besoin, sur un moderotatif – de chaque groupe ou communauté aux avantages et privilèges quidécoulent du contrôle de l’appareil étatique. L’accès à ces avantages se feraitgrâceàl’affirmationdifférentielledesidentités,culturesettraditionsdechaquegroupe,etnonpassurlabasedel’égaledignitédetouslesêtreshumainsentantquecitoyensdotésd’uneraisonpratique.Lalégitimitédel’Étatreposerait,danscesconditions,sursonaptitudeàtenir

comptedecesdifférencespourappliqueruntraitementparticulieràchacundesgroupesetcommunautés,àlamesuredesspoliationsdontils’estimeraitvictime.Plusieursversionsdecetraitementsontd’ailleursàl’œuvreicietlà.EnAfriquedu Sud par exemple, où le régime de l’apartheid a laissé en héritage desstructures de redistribution des revenus parmi les plus inégalitaires aumonde,despolitiquespréférentiellesoudediscriminationpositiveontétémisesenplaceenfaveurdesgroupeshistoriquementdéfavorisés.Cespolitiquesvontcependantde pair avec la reconnaissance des droits individuels prescrits par l’une desconstitutions les plus libérales aumondec. Par contre, dans des configurationsplus perverses, les tentatives de reconstruction de l’État et de la nation sur labase du principe de la différence et de la reconnaissance des identitésparticulières servent à exclure, à marginaliser, voire à éliminer certainescomposantes de la nationd. C’est notamment le cas dans des pays où lesdistinctions entre autochtones et allogènes sont reprisesdans la luttepolitique.Dans d’autres encore, les groupes qui s’estiment lésés dans leurs droits etmarginalisés sur l’échiquier politique national utilisent le discours de ladifférencepourréclamerdesdroitscollectifs,parmilesquelsunplusgrandaccèsauxressourcestiréesdeleursous-sole.L’autreimaginairedel’Étatetdelanationencoursdeconstitutionestporté

par les phénomènes de transnationalisation. Au moins deux versions ducosmopolitisme ont ainsi émergé au cours du dernier quart du XXe siècle. Lapremière est un cosmopolitisme pratique, de type vernaculaire, qui, tout enreposant sur l’obligation d’appartenance à une entité culturelle ou religieusedistincte,laisselaplaceàunintensecommerceaveclemondef.Dececommerceémergentdesformationsculturelleshybridesetenvoiedecréolisationaccélérée.

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C’est, enparticulier, lecasdans l’Afriquemusulmanesoudano-sahé-lienne,oùlesmigrationsetlecommerceàlonguedistancevontdepairaveclecolportagedesidentitésetuneutilisationhabiledestechnologiesmodernesg.C’estaussilecas des mouvements religieux pentecôtistes dans les pays chrétiens. Pournombre d’Africains, le rapport à la souveraineté divine sert désormais deprincipal pourvoyeur de significations. À peu près partout, la vie cultuelledevient le lieuàpartirduqueldenouvellesparentèles se forment.Celles-cinesont pas nécessairement biologiques. Souvent, elles transcendent lesappartenances anciennes, qu’elles soient lignagères ou ethniquesh. Ledéveloppement des nouveaux cultes divins repose sur l’exploitation de quatreformationsidéo-symboliquesdontl’emprisesurlesconceptionscontemporainesdesoiestmanifeste:lanotiondecharisme(quiautoriselapratiquedel’oracle,de la prophétie et de la guérison) ; la thématique dumiracle et de la richesse(c’est-à-dire la croyance selon laquelle tout est possible) ; la thématique de laguerre contre les démons ; et, enfin, les catégories du sacrifice et de lamort.Pourpenserladiscorde,voireletrépas,c’estàcesfiguresdulangagequel’onrecourt. Elles constituent les cadres mentaux à partir desquels la mémoire dupassé récent est réinterprétée, et l’épreuve du présent rendue signifiantei. Cesfiguresserventégalementàinstituerdesrapportsimaginairesaveclemondedesbiensmatérielsj.Cecosmopolitismedespetitsmigrantsaentraînélaproliférationd’espacesde

la clandestinité.On le voit à travers l’existence de véritables villes officieusesconstituées par l’ensemble des formes dites irrégulières d’accès au sol. On levoitégalementà travers lespratiques fluidesqu’adoptent lesmigrants illégauxdanslespaysd’accueiletlaxénophobiequi,parailleurs,contribueàlesconfinerdavantage dans l’ombre. Dans ces sphères de l’illégalité, les cadrescommunautaireséclatent,tandisquedenouveauxlienssetissent.Dansdescasextrêmes,deszoneshors la loi font leurapparitionet introduisentdes rupturessignificatives dans le tissu urbain. Une économie criminelle fonctionnant àl’interstice de l’institutionnel et de l’informel permet d’asseoirgéographiquement des systèmes d’échange avec l’environnement tant localqu’international.Elleobligelesacteurssociauxàcréerdesressourcesdansdesconditionsd’instabilitépermanente,d’incertitudequasiabsolueetsurunhorizontemporelextrêmementcourt.L’onretrouve,auniveaudesélites,unesecondeformedecosmopolitismequi

s’efforce de reconstruire l’identité africaine et l’espace public selon lesexigences universelles de la raison. Cette reconstruction s’opère dans deux

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directions.L’uned’ellesconsisteenuneffortderéenchantementdelatraditionet de la coutume. L’autre procède par abstraction de la tradition, le souciprincipalétantl’émergenced’unsoimoderneetdéterritorialisé.Dansceversant,insistance est faite sur la thématiquedugouvernement civil, ce dernier devantencourager la création d’institutions qui favorisent la participation égalitaire àl’exercicede lasouverainetéetde lareprésentation.Sur leplanphilosophique,ce versant fait valoir ce en quoi les Africains sont identiques aux autreshumainsk.Laproblématiquedelapropriétéetdesdroitsindividuelsprendlepassur les individualités raciales, culturelles ou religieuses ou les philosophies del’irréductibilitél.Cette seconde forme de cosmopolitisme est inséparable de la difficile

émergence d’une sphère de vie privée. La poussée vers la constitution d’unesphère privée est le résultat de plusieurs facteurs. Le premier est lié auxpossibilités demigration dont jouissent les élites. Elles peuvent, de ce fait, sesoustraireauxdemandesdelafamilleimmédiateetselibérerducontrôlesocialcommunautaire.Le second est lié aux nouvelles possibilités de s’enrichir sansempiétementdel’État–possibilitésquelesidéologiesdelaprivatisationn’ontfaitquelégitimer.Ducoup,lajouissancededroitsindividuels,notammentdansleur liaison avec la propriété, devient un élément critique des nouvellesimaginationsdesoi.Le troisième événement est la tension entre la transnationalisation de la

production culturelle africaine et les formes de production de la localité et del’autochtonie.AucoursdudernierquartduXXe siècle, troissitesenparticulierontservideréceptacleàcettetension:lemouvementdetransfertdepouvoirsdel’État central à de nouvelles collectivités territoriales (décentralisation), lamétropolisation du continent autour de grands foyers urbains régionaux etcosmopolites, et l’apparition de nouveaux styles de vie. D’un côté, lemouvementdedécentralisationest allédepair avecdeprofonds redécoupagesterritoriaux aux enjeux sociaux et politiques multiples. En effet, de telsdécoupages se sont généralement traduits par des dotations en services et enemplois.Plus important encore, dans le contexte de la transnationalisationdessociétés africaines, la maîtrise des ressources locales s’est révélée être unpuissant facteurd’accèsaux ressources internationales.Dansplusieurspays, leredécoupage des territoires a permis aux élites locales de renforcer leurspositionsd’intermédiationentre la localité, l’Étatet les réseaux internationaux.Lamobilisation des ressources locales étant indispensable dans la négociationavec l’international, il est clairement apparu que logiques de la localité et

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logiquesdelaglobalisation,loindes’opposer,serenforçaientmutuellement.Par ailleurs, lamaîtrisedes ressources localespassant essentiellementpar le

contrôle des fonctions administratives, politiques et financières, de nombreuxacteurs sociaux ont cherché à mobiliser les solidarités coutumières pourremporter la compétition ainsi ouverte.C’est l’une des raisons pour lesquelleslesprocessusdedécentralisationetdedémocratisationontsinettementcontribuéàlarésurgencedesconflitssurl’autochtonieetàl’aggravationdestensionsentrelesnatifsd’une localité,d’unepart, et lesmigrantsetallogènes,d’autrepartm.Partout,lessolidaritésàbasegénéalogico-territorialessontréinterprétées,etlesrivalités et contentieux internes aux sociétés locales relancés.Productionde lalocalité et production de l’autochtonie constituent les deux faces d’un mêmemouvement,portépardesacteursdivers:chefscoutumiers,notables,marabouts,élites professionnelles, associations diverses, partis politiques, courtiers, sous-préfets,fonctionnaires,réseauxd’entraideetdesolidarité,élitesurbainesn.Tousces acteurs participent à la cristallisation d’arènes locales, par le biais deprocéduresaussibienformellesqu’informelles,etaugréderapportsdeforceoudeconnivencetoujourschangeantsetsouventdifficilesàdémêler.Ceprocessusà la fois culturel,politiqueet économiquen’estpas seulement

encouragé par des acteurs privés. Il l’est aussi par l’État, les institutionsfinancières internationales et les organisations nongouvernementales engagéesdans la lutte pour la protection de l’environnement et des droits des peuplesindigènes. Dans plusieurs pays, le transfert de la gestion des ressourcesrenouvelables de l’État aux communautés rurales de base n’a pas seulementdonnélieuàlacréationdenouvellescommunesetrégions–dontlaplupartsontétabliesselondesdécoupageslignagersetethniques–,ilaaussidonnélieuàlapromulgationdenouvelleslégislationset,parfois,àlareconnaissance,defacto,des droits dits coutumiers. Le foncier est l’un des domaines où une certainereconnaissancedudroitcoutumieraeulieu.Telaéténotammentlecaslorsqu’ils’estagidedélimiterlesréservesetparcsnaturels,oudedéfinirlesconditionsd’exploitation des concessions forestières ou des aires protégéeso. Laconfiscationdes terresditescoutumièreset l’attributiondecesdomainesàdesindividus supposés lesmettre en valeur ne constituent plus les uniques leviersd’intervention.L’Étatnechercheplusnécessairementàcontrecarrerlepoidsdela coutume et à saper les autorités qui étaient chargées de la garantirp. Il enrésulteunenchevêtrementetd’inextricables imbricationsentre loisde l’Étatetcoutumeslocalesq.Cepluralismejuridiqueetnormatifrégitlecomportementetlesstratégiesdesacteursprivésetdescommunautésenluttepourl’appropriation

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desterres.Mais, les nouveaux dispositifs de régulation ne suffisant pas à produire des

consensussociaux,leslitigesauseindespopulationssesontmultipliés.Danslescas des anciennes colonies de peuplement où la marchandisation des terress’étaitréaliséeauxdépensdesautochtones, les luttesfoncièresontprisuntourplus radical (cas du Zimbabwé). C’est aussi le cas dans les régions où lesconséquencesde lamarchandisationde la terre etdes ressourcesn’ontpas étémaîtrisées,etoù lesconflits senourrissentdes rapportsde force inégauxentrelesentreprisesmultinationalesetlescommunautéslocalesquis’estimentléséesr.Ailleurs, c’est la persistance de règles coutumières d’héritage et le poids ducontrôlelignagerquisetrouventàl’originedel’aggravationdestensionsentrelesautochtonesetlesallogènes.

LuttessexuellesetnouveauxstylesdevieDans le contexte de fluctuation économique forte et de volatilité intense

caractéristiquedudernierquartduXXesiècle,lafragmentationsocialeatouché,enparticulier,lesstructuresfamiliales.Telestnotammentlecasdanslesgrandesmétropoless.Lesprincipalesmutationssocialesdanscedomainesont liéesauxconditionsd’accèsdes jeunesà l’emploi,à la transformationdelapositiondesfemmesdans l’activitééconomiqueà lafaveurde lacrise,etauxchangementsdanslesformesd’union.L’affaiblissementrelatifdustatutsocialetéconomiquedes jeunes hommes représente, de ce point de vue, un phénomène inédit. Lestaux de chômage ont considérablement augmenté au sein de cette catégoriesociale. Le processus de passage de l’adolescence à l’âge adulte n’est plusautomatique,et,danscertainspays,leschefsdeménagesontplusvieuxqu’ilyaquelques années. L’âge au premier mariage ne correspond plus à l’âge del’entrée en activité.Ladistance sociale entre les cadets et les aînés sociaux secreuse,tandisqueladistributiondesrôlesetdesressourcesentregénérationssecomplexifie.Nombreuxsont les jeuneshommesdésormaismaintenusdansdesformesdedépendanceprolongée,queseull’enrôlementautitredesoldatsdansdesformationsarméesvientbriser.Lesrelationshommes-femmesetlesrôlesparentauxsontégalementencours

de redéfinition. La composition des ménages a, quant à elle, profondémentchangé. Familles conjugales sans enfants, familles polygamiques sanscollatérauxetfamillesmonoparentalestémoignentdeladiversitédesformesde

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famillesencoursdecomposition.Àpeuprèspartout, lamobilitédeshommesmodifie profondément le contrôle des ménages. En partie du fait de ladécohabitationdespèresetdesmères,denombreuxménagesontdésormaisdesfemmesàleurtêtet.Sousl’effetdelaprécarisationdusalariatetdelamontéedel’exclusion sociale, les rôles masculins et féminins au sein du mariage setransforment également.Un processus de nivellement du statut des femmes etdes jeunes hommes est également en coursu. Tout cela donne lieu à laproliférationdemicrostratégiesdelapartdesacteurssociaux.Lapolygamie,parexemple,rendpossiblesdenouvellesstratégiestantmasculinesquefémininesdecaptation des ressources à l’intérieur de la structure domestique, dans uncontexteoùlesactivitésdesfemmescontribuentdeplusenplusaurevenudelafamille. Les systèmes de solidarité fondés sur les pratiques lignagères etcoutumièrescoexistentdésormaisavecdesrapportsmarchandssouventbrutaux.Une autre recompositionmajeure intervenue durant le dernier quart duXXe

siècleestlalenteapparitiond’unesphèredevieprivéetirantsessymbolesdelaculture globale. Il n’y a pas d’espace plus caractéristique de cettetransnationalisationquelesdomainesduvêtement,delamusique,dusport,delamode,etdusoinapportéaucorpsengénéralv.Lesnouveauximaginairesdesoiont,eneffet,aussitraitàtoutcela,ainsiqu’àlasexualitéw.Dansplusieursvilles,le divorce prend le pas sur le célibat chez les femmes.De nouveauxmodèlesconjugauxémergent,dontonsaitpeudechose.Grâceàl’accèsauxmoyensdecommunication modernes, la sexualité des jeunes hors mariage se transformeelleaussi.Nombreuxsontceuxquiviventdésormaisenmargedecequi,ilyaencorepeu,étaitconsidérécommelanorme.Telestlecasdel’homosexualité.Trois arguments sont généralementmis en avant par ceuxdesAfricains qui

considèrent l’homosexualité comme le symptôme de la dépravation absolue.D’unepart,l’actehomosexuelserait,àleursyeux,l’exemplemêmedu«pouvoirdudémon»etdugestecontrenature–appliquerdespartiesgénitalesàunvaseautre que le vase naturel. D’autre part, l’homosexualité constituerait unestructuredelasexualitéperverseettransgressive.Parlebiaisdel’actecharnel,elleeffaceraittoutedistinctionentrel’humainetl’animal:l’actehomosexuel,vilet immonde, ne serait rien d’autre qu’un accouplement bestial contraire à laperpétuationdelavieetdel’espècehumaines.Pourlesplusdévots,ilseraitenoutreunesourcedelubricitéetunindicedel’immoderatacarnispetulantia–lapétulance immodéréede la chair.Enfin– argumentd’inauthenticité–, il seraitinconnudansl’Afriqueprécolonialeetn’auraitétéintroduitsurlecontinentqu’àlafaveurdel’expansioneuropéenne.

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À la base de telles affirmations se trouvent trois présupposés centraux. Etd’abordl’idéetrèsphallocratique–maispartagéeaussibienparleshommesqueparlesfemmes–selonlaquelle,mêmeenétatd’apoplexie,lemembrevirilseraitlesymbolenatureldelagenèsedetoutevieetdetoutpouvoir.Telétantlecas,iln’yauraitdesexualité légitimequecellequifait toujoursbonusageducapitalséminal. Tout ordonné aux tâches de reproduction, celui-ci ne saurait êtredilapidé dans des plaisirs à pure perte. Vient, ensuite, la croyance largementrépandueselonlaquellelecoïtliciten’interviendraitquedansl’organeféminin,l’éjaculationhorsduvagin(onanisme)étantlamarquemêmedelasouillureetdel’impureté,voiredelasorcellerie.Lafonctionprincipaledelavulveseraitdedélivrer le phallus de sa semence et de la conserver précieusement. Domine,enfin, le sentiment selon lequel toute autre pratique coïtale – notamment cellequi,au lieudemettreencontact immédiat lesorganesgénitaux, lesassocieraitplutôtaveclesorificesetautresvoiesd’excrétion,d’avalementetdesuccion–seraituneprofanationdelachairetunabusabominable.De telspointsdevue,qui accordentuneplace éminente à lavergedans les

procéduresdesymbolisationdelavie,dupouvoiretduplaisir,restentlargementla règle. En accordant tant de poids au travail du phallus, ils négligent lespratiques homosexuelles féminines, pourtant de plus en plus répandues. Enoutre, ils reposentégalementsurune lecture trèscontestablede l’histoirede lasexualitéenAfriqueetdesessignificationspolitiques.Defait,aussibienavant,pendant, qu’après la colonisation le pouvoir en Afrique a toujours cherché àrevêtirlevisagedelavirilité.Samiseenforme,samiseenœuvreetsamiseensenssontlargementopéréessurlemoded’uneérectioninfinie.Lacommunautépolitique s’est toujours voulue, avant tout, l’équivalent d’une société deshommesou,plusprécisément,desvieillards.Soneffigieatoujoursétélavergeen érection. On peut d’ailleurs dire que l’ensemble de sa vie psychique s’esttoujoursorganiséautourde l’événementqu’est legonflementde l’organeviril.Audemeurant,c’estcequ’asibiensuexprimerleromanafricainpostcolonial.Dansl’œuvredeSonyLabouTansiparexemple,leprocessusdeturgescencefaitpartiedesrituelsmajeursdupotentatpostcolonial.Ilesteneffetvécucommelemomentaucoursduquellepotentatredoublesatailleetseprojettelui-mêmeau-delàdeseslimites.Lorsdecettepousséeverslesextrêmes,ilsedémultiplieetproduitundoublefantasmatiquedontlafonctionestd’effacerladistinctionentrela puissance réelle et la puissance fictive. Dans les jeux de pouvoir et desubordination, le phallus peut jouer, à partir de ce moment, une fonctionspectrale. Mais, en cherchant à dépasser ses propres contours, la verge du

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pouvoir expose, par la force des choses, sa nudité et ses limites et, en lesexposant, expose le potentat lui-même et proclame, demanière paradoxale, savulnérabilité dans l’acte même par lequel il prétend manifester sa toute-puissancex.Lepotentatestdonc,pardéfinition,sexuel.Lepotentatsexuelreposesurune

praxis de la jouissance. Le pouvoir postcolonial, en particulier, s’imaginelittéralementcommeunemachineàjouir.Ici,êtresouverain,c’estpouvoirjouirabsolument, sans retenue ni entrave. La gamme des plaisirs est étendue. Parexempleunpontrelieleplaisirdemanger(lapolitiqueduventre)àlajouissancequeprocure la fellationetàcellequidécoulede l’actede torturersesennemisréelsousupposésy.D’oùlapositionsignifiantequ’occupentl’actesexueletlesmétaphores de la copulation dans l’imaginaire et les pratiques ducommandement.Àtitred’exemple,lasexualitédel’autocratefonctionneàpartirdu principe de dévoration et d’avalement des femmes, à commencer par lesvierges qu’il déflore allégrement. Banquiers, bureaucrates, soldats, policiers,maîtresd’école,voireévêques,prêtres,pasteursetmarabouts,s’envontpartoutsevidangeant,éliminantletrop-pleinetsemantaugréduvent.Langagegrivoisetcopulationsonteneffetlecapricefavoridesélitesetgensdepouvoir,commed’autress’adonnentàlachasseouauxplaisirsdel’alcool.Le phallus est donc au travail.C’est lui qui parle, ordonne et agit.C’est la

raisonpourlaquelle,ici,laluttepolitiquerevêtpresquetoujourslesalluresd’unelutte sexuelle, toute lutte sexuelle revêtant, ipso facto, le caractère d’une luttepolitique.Ilfautdoncchaquefoisenreveniràlavergedupotentatsil’onveutcomprendrelaviepsychiquedupouvoiretlesmécanismesdesubordinationenpostcolonie.Adepteduviolgouluetaffirmationbrutaledudésirdepuissance,lavergedupotentat est un furieuxorgane,nerveux, facilement excitable et portéverslaboulimie.Telestenparticulierlecaslorsquelepotentats’acharnesurlesfemmes de ses collaborateurs et sujets, ou encore se laisse presser par toutessortes de garçons (ses subordonnés y compris), brouillant au passage toutedistinction entre homo- et hétérosexualité. Pour le potentat en effet, fellation,vénalitéetcorruptionsontsupposéesouvrirleséclusesdelavie.Danslespaysde la forêt passés au christianisme tout comme en région musulmane,l’autocrate,cramponnéàsessujets,règnesurdesgensprêtsàs’abandonneràsaviolence.Presséspar la logiquede lasurvie, ilsdoiventflatterainsi lepouvoirpouraugmentersacongestionetsonrelief.Enpoussantsonphallusaufonddelagorgedesessujets,lepotentatpostcolonialmanquetoujoursdelesétrangler.Parailleurs,lestraditionspatriarcalesdupouvoirenAfriquesontfondéessur

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unrefoulementoriginaire :celuide larelationhomosexuelle.Bienquedans lapratique elle ait pris plusieurs formes, c’est la relation par l’anus qui, ici, estvisée par les pratiques de refoulement.En effet, dans l’univers symbolique demaintessociétésafricainesprécoloniales, l’anusétait,contrairementauxfesses,dont on chantait volontiers la beauté, l’éminence et les courbures, considérécommeunobjetd’aversionetdesouillure. Il représentait leprincipemêmedel’anarchieducorpsetlezénithdel’intimitéetdusecret.Symboleparexcellencede l’universde ladéfécationetde l’excrément, il était, de tous lesorganes, le« tout-autre » par excellence. On sait par ailleurs que, dans l’économiesymboliquedecessociétés,le«tout-autre»,surtoutlorsqu’ilseconfondaitavecle « tout-intime », représentait également l’une des figures de la puissanceocculte. L’homosexualité était souvent l’apanage des puissants. Elle pouvaitfonctionnercommeunritueldesubordinationàl’égarddeplusfortquesoi.Elleétait aussiprésentedanscertains rituels sacrés.Aujourd’hui, le refusproclaméde la soumission homosexuelle à un autre homme ne signifie guère l’absenced’envie,de lapartdeshommesetdesfemmes,d’acquériretdes’approprier lepénis idéal et idéalisé.Dans les faits, l’avilissement et le dégoûtdont l’analitéfaitl’objetdanslediscourspublicvontdepairavecsonapparitionrécurrentesurlascènedusymptôme,souslaformedefantasmesdivers.Iln’yaqu’àvoir,àcetégard, les fonctions qu’elle joue dans les fantasmes de permutation des rôlesmasculins et féminins, ou encore dans l’envie – éprouvée par la plupart deshommes et courante dans les techniques politiques d’assujettissement – de seservird’autreshommescommed’autantdefemmessubissantl’accouplementetvivantleurdominationsurlemodedelaconsommationducoït.Ajoutons,àcequi précède, l’existence, dans les contes et les mythes, de créatures à doublesexe ; ou encore, dans les luttes sociales et politiques, la pratique consistant àdépouiller l’ennemide toutcequiconstitue lesemblèmesde lavirilitéetà lesconsommer;ouencorel’obsessionderégénérationd’unevirilitédéclinanteparlebiaisdedécoctionsetdel’usagedetoutessortesd’écorces.L’homosexualitéestdonc inscritedans lastratification trèsprofondede l’inconscientsexueldessociétésafricaines.Finalement, si la carte sexuelle du continent apparaît aujourd’hui brouillée,

c’estentrèsgrandepartieparcequeledernierquartduXXesiècleafricainauraétémarqué par une révolution silencieuse, malheureusement peu documentée.L’on ne s’en rend compte que maintenant, mais celle-ci aura radicalement etdéfinitivementtransformélamanièredontdenombreuxAfricainsimaginentleurrapportaudésir,aucorpsetauplaisir.Cette«révolutionsexuellesilencieuse»a

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eu lieu dans un contexte caractérisé par une ouverture sans précédent dessociétésafricainessurlemonde.Iln’yapasaujourd’huiuneseulevilleafricaineoù ne circulent point des vidéos pornographiques. Le phallus, en tant quesignifiantcentraldupouvoiretapanagedeladominationmasculine,aégalementsubideprofondes remisesenquestion.Danscertaines sociétés, la contestationdu pouvoir phallique a pris la forme d’une instabilité maritale et d’unecirculation des femmes relativement chroniques. Dans d’autres, elle se traduitparuneaggravationdesconflitsentrehommesetfemmes.Partout,leshommesles plus pauvres ont l’impression d’être démasculinisés. Comme on l’a vu, lestatut de « chef de famille », généralement tenu par les hommes, a subi undéclassement parmi les catégories les plus démunies de la population,notammentlàoùlepouvoirdenourrirnepeutplusêtrepleinementexercéfautedemoyens.Icietlà,onaassistéàdespaniquesurbainesaucentredesquellessetrouvaitlapeurdelacastration.DanslacartographieculturelledelafinduXXesiècle africain, on se retrouve donc confronté à une dynamique phallique qui,plusqu’auparavant,estunchampdemobilitésmultiples.Lescrisessuccessivesdestrente-cinqdernièresannéesont,danscertainscas,

contribuéàcreuser les inégalitésdéjàexistantesentre lessexes.Dansd’autres,ellesontentraînédeprofondesmodificationsdestermesgénérauxdanslesquelss’exprimaientà la fois ladominationmasculineet la féminité. Il enest résultéuneaggravationdesconflitsentrelessexesetunemontéedelabrutalitédanslesrelations entre hommes et femmes. Parallèlement, des formes de sexualitéauparavantrépriméesémergentpetitàpetitdanslechamppublic.Lerépertoiredes jouissances sexuelles s’est notablement élargi. Les pratiques de fellationdésormaisprolifèrent.Lelangagedelasexualités’estluiaussifortementenrichi.Parmi les jeunes,mille nouvelles expressions ont vu le jour, les unes toujoursplusprosaïquesquelesautres.Unetrèsgrandepartiedudiscourssocialtourneautourde la thématiquede la forcephalliquedéclinante.Chez lesvieillards semultiplientlesrecoursàdesplantesetdesracinesdontlapropriété,prétend-on,estdetonifierlavergedel’hommeetdepermettrelamultiplicationetlafrénésieducoït.Toutes sortesd’adjuvants sontdésormais intégrésdans les liturgiesdel’accouplement,qu’ils’agissedesgicléesd’encens,d’oignonsfrais,decouillonsdes bêtes sauvages ou d’écorces et racines transformées en poudre. Enfin, lespratiqueshomosexuelles sont largement plus répandues qu’on ne veut bien sel’avouer.Si,danscertainspays,lesrégimesaupouvoirmènentuneguerrecontreles homosexuels et considèrent ces derniers comme des rebuts et des déchetshumains, en Afrique du Sud la Constitution leur garantit tous les droits, y

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comprisceluidesemarier.L’homophobiecontemporaineestégalementutiliséepar les«petits»commeunmoyendedisqualificationdesclassesdirigeantes.Cestransformationsontlieualorsquel’épidémiedusidatouchedesproportionstoujoursplusélevéesdelapopulation.Àtraverslesida,sexeetmortdésormaisserejoignent.Dans un continent ravagé par la guerre, l’on a vu des pratiques de

manducationsemultiplier.Nombreuxsont lesenfants-soldatsqui,ayant tuéunennemi,entreprennentdésormaisd’émasculercedernierenluiôtantsonpéniseten leconsommant–histoirede lui fairecomprendre, jusquedans lamort, sonimpuissance.

AfropolitanismeQu’ils’agissedelalittérature,delaphilosophie,delamusiqueoudesartsen

général,lediscoursafricainauraétédominé,pendantprèsd’unsiècle,partroisparadigmes politico-intellectuels qui, au demeurant, ne s’excluaient pasmutuellement. Il y a eu, d’une part, diverses variantes du nationalismeanticolonial.Celui-ciaexercéuneinfluencedurablesurlessphèresdelaculture,du politique et de l’économique, voire du religieux. Il y a eu, d’autre part,diversesrelecturesdumarxisme,desquellesontrésulté,icietlà,maintesfiguresdu « socialisme africain ». Vint, enfin, une mouvance panafricaniste, quiaccordaituneplaceprivilégiéeàdeuxtypesdesolidarité–unesolidaritéracialeettransnationale,etunesolidaritéinternationalisteetdenatureanti-impérialiste.Sur le versant africain de l’Atlantique, l’on peut distinguer deux moments

marquants de l’afropolitanisme. Le premier moment est proprementpostcolonial. Cette phase est inaugurée parAhmadouKourouma et sonSoleildes indépendancesz, au début des années 1970, mais surtout par YamboOuologuemetsonDevoirdeviolenceaa.L’écrituredesoi,quichezSenghoretlespoètesdelaNégritudeconsistaitenunequêtedunomperdu,etchezCheikhAnta Diop se confondait avec l’articulation d’une dette à l’égard du futur envertu d’un passé glorieux, devient, paradoxalement, une expérience dedévoration du temps – chronophagie donc. Cette nouvelle sensibilité sedémarquedelaNégritudeaumoinsàtroisniveaux.Premièrement,ellerelativiselefétichismedesoriginesenmontrantquetoute

origine est bâtarde ; qu’elle repose sur un tas d’immondices.Ouologuem, parexemple, ne se contente pas de remettre en question la notion même des

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origines, de la naissance et de la généalogie si centrale au discours de laNégritude. Ilcherchepurementetsimplementà lesbrouiller,voireà lesabolirdanslebutdefaireplaceàunenouvelleproblématique,celledel’autocréationetde l’auto-engendrement.Mais, si l’onpeut s’autocréer, cela signifie égalementquel’onpeuts’autodétruire.Ducoup,latensionentrelesoietl’Autre,lesoietlemonde,sicaractéristiquedudiscoursdelaNégritude,passeausecondplan,auprofit d’une problématique de l’éventrement, où le soi, ne pouvant plus « seraconter des histoires », est comme condamné à faire face à lui-même, às’expliqueraveclui-même–c’estlaproblématiquedel’auto-explication.Deuxièmement,cettenouvelle sensibilité réinterroge le statutdeceque l’on

pourraitappelerla«réalité».LediscoursdelaNégritudesevoulaitundiscourssurladifférence,undiscoursdelacommunautécommedifférence.Ladifférenceétaitconçuecommelemoyenderecouvrer lacommunauté,dans lamesureoùl’on estimait que celle-ci avait fait l’objet d’une perte. Il fallait donc laconvoqueroulareconvoquer,larappeleràlavie,parlebiaisdudeuild’unpasséérigéensignifiantendernièreinstancedelavéritédusujet.Decepointdevue,ils’agissaitd’undiscoursdeslamentations.ÀpartirdeOuologuem,auprincipede la perte et du deuil se substitue celui de l’excès et de la démesure. Lacommunauté est par définition le lieu de la démesure, de la dépense et dugaspillage. Sa fonction est de produire des déchets. Elle vient aumonde et sestructureàpartirdelaproductiondesrebutsetdelagestiondecequ’elledévore.L’onpasseàuneécrituredusurplusouencoredel’excédentab.Laréalité(qu’ils’agisse de la race, du passé, de la tradition ou mieux encore du pouvoir)n’apparaîtpasseulementcommecequiexisteetestpassibledereprésentation,defiguration.Elleestégalementcequirecouvre,enveloppeetexcèdel’existant.Àcausedecetenchevêtrementdel’existantetdecequil’excède,etparceque

laréalitérelève,defait,nonpastantdel’assemblagequedel’enroulement,l’onne saurait en parler qu’en spirale, à la manière du tourbillon. Cet espacetourbillonnaire, c’est précisément le point de départ de l’écriture d’un SonyLabouTansi,parexemple.Cen’estd’ailleurspaspourrienquesondernierlivre(posthume) s’intitule L’Autre Monde. Écrits inéditsac. Le souci de soi setransformedoncensoucidel’autremonde,enunemanièredescruterlanuit,lesdomainesdunocturne,où,pense-t-on,gît,endernièredemeure,lasouveraineté.Cette évolution est favorisée par la centralité de la faille que représentent, enpostcolonie, la violence étatique et la remontée de la souffrance humaine,l’entréedansunenouvelleépoquecaractériséeparlacruditéetlacruautéad.Cette écriture tourbillonnaire est dominée par une esthétique de la

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transgression. Écrire le soi, écrire lemonde et l’autremonde, c’est avant toutécrireenfusion,écrirelevioletlaviolation.Lavoixdisparaîtpourfaireplaceau« criae ».SonyLabouTansi écrit ainsi dans sa préface à son romanL’Étathonteux:«Leromanestparaît-iluneœuvred’imagination.Ilfautpourtantquecetteimaginationtrouvesaplacequelquepartdansquelqueréalité.J’écris,oujecrie,unpeupourforcerlemondeàveniraumonde.»Troisinstancesjouentcetriple rôle (écrire, crier, forcer le monde à venir au monde). Il s’agit de lareligion,delalittératureetdelamusique(cettedernièreenglobantladanseetlethéâtre).C’estàtraverscestroisdisciplinesques’exprime,danstoutesaclarté,lediscoursafricainconcernantl’hommeensouffrance,confrontéàlui-mêmeetàsondémon,etobligédecréerdunouveau.Undédoublementaeffectivementlieu dans ces disciplines, par lequel l’image de soi apparaît à la fois commereprésentationetcommeforcedeprésentation.Aussi,àbiendeségards,religion,littératureetmusiqueconstituent-elles les instancespar lesquellessedéroulelapratique analytique, que celle-ci ait affaire à lamanifestation de l’inconscient,auxdynamiquesdurefoulementetdudéfoulement,ouàl’expériencedelacureelle-même (interprétation des rêves, séances de désensorcellement, traitementdespossédés,voireluttecontrecequel’onappelleles«démons»etlesautresforcesrelevantdu«mondedelanuit»etdel’«invisible»).Le second moment de l’afropolitanisme correspond à l’entrée de l’Afrique

dansunnouvelâgededispersionetdecirculation.Cenouvelâgesecaractérisepar l’intensification des migrations et l’implantation de nouvelles diasporasafricaines dans le monde. Avec l’émergence de ces nouvelles diasporas,l’Afrique ne constitue plus un centre en soi. Elle est désormais faite de pôlesentre lesquels il y a constamment passage, circulation et frayage. Ces pôlescourent lesunsaprès lesautresetse relaient. Ils formentautantderégions,denappes, de gisements culturels dans lesquels la création africaine ne cesse depuiser.Quecesoitdansledomainedelamusiqueoudelalittérature,laquestionn’estplusdesavoirdequelleessenceest laperte :elleestdesavoircommentconstituerdenouvellesformesduréel–desformesflottantesetmobiles.Ilnes’agit plus de retourner à tout prix à la scène première ou de refaire dans leprésentlesgestespassés.S’iladisparu,lepassén’estcependantpashorschamp.Il est encore là, sous la formed’une imagementale.On rature,ongomme,onremplace,onefface,onrecréeetlesformesetlescontenus.Onprocèdepardefaux raccords, des discordances, des substitutions et desmontages– conditionpouratteindreuneforceesthétiqueneuve.C’estnotammentlecasdanslenouveauromanafricainetdanslamusique,la

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danse,lesartsplastiques,oùlacréationalieuaudétourderencontres–certaineséphémères et d’autres ratées. L’objet de la création artistique n’est plus dedécrire une situation où l’on est devenu spectateur ambulant de sa propre vieparce que l’on a été réduit à l’impuissance en conséquence des accidents del’histoire.Aucontraire,ils’agitdetémoignerdel’hommebriséqui,lentement,seremetdeboutets’affranchitdesesorigines.Longtemps,lacréationafricaines’estsouciéedelaquestiondesoriginesenladissociantdecelledumouvement.Sonobjet central était lapriméité :un sujetquine renvoiequ’à soi-même,unsujetdanssapurepossibilité.Àl’âgedeladispersionetdelacirculation,cettemêmecréationsepréoccupedavantagedelarelationnonplusàsoi-mêmeouàun autre, mais à un intervalleaf. L’Afrique elle-même est désormais imaginéecomme un immense intervalle, une inépuisable citation passible de maintesformesde combinaison et composition.Le renvoi ne se fait plus en relation àuneessentiellesingularité,maisàunecapacitérenouveléedebifurcation.À l’orée du siècle, d’importantes reconfigurations culturelles sont donc en

cours,mêmesil’écartpersisteentrelavieréelledelaculture,d’uncôté,etlesoutilsintellectuelsparlesquelslessociétésappréhendentleurdestin,del’autre.De toutes les reconfigurations à l’œuvre, deux en particulier risquent de peserd’unpoids singulier sur la vie culturelle et la créativité esthétique et politiquedes années qui viennent. Il y a d’abord celles qui touchent aux réponsesnouvelles à la question de savoir qui est « Africain » et qui ne l’est pas.Nombreuxsontceux,eneffet,auxyeuxdesquelsest«Africain»celuiquiest«Noir»etdonc«pasBlanc»,ledegréd’authenticitésemesurant,dèslors,surl’échelledeladifférenceracialebrute.Orilsetrouvequetoutessortesdegensontquelquelienou,simplement,quelquechoseàvoiravecl’Afrique–quelquechosequilesautoriseipsofactoàprétendreàla«citoyennetéafricaine».Ilya,naturellement, ceux que l’on désigne comme les « Nègres ». Ils sont nés etviventàl’intérieurdesÉtatsafricains,dontilsconstituentlesnationaux.Mais,silesNégro-Africains forment lamajoritéde lapopulationducontinent, ilsn’ensont pas les uniqueshabitants et ne sont pas les seuls à enproduire l’art et laculture.Venusd’Asie,d’Arabieoud’Europe,d’autresgroupesdepopulationssesont

en effet implantés dans diverses parties du continent à diverses périodes del’histoire et pour diverses raisons. Certains sont arrivés en conquérants,marchandsouzélotes, à l’exempledesArabes etdesEuropéens, fuyant toutessortesdemisères,cherchantàéchapperàlapersécution,simplementhabitésparl’espoird’uneviepaisibleouencoremuspar lasoifdesrichesses.D’autresse

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sontinstallésàlafaveurdecirconstanceshistoriquesplusoumoinstragiques,àl’exemple des Afrikaners et des Juifs. Main-d’œuvre pour l’essentiel servile,d’autres encore ont fait souche dans le contexte des migrations de travail, àl’exemple des Malais, des Indiens et des Chinois en Afrique australe. Plusrécemment,Libanais,Syriens,Indo-Pakis-tanaiset,icioulà,quelquescentainesoumilliersdeChinoisontfaitleurapparition.Toutcemondeestarrivéavecseslangues,sescoutumes,seshabitudesalimentaires,sesmodesvestimentaires,sesmanières de prier, bref, ses arts d’être et de faire. Aujourd’hui, les rapportsqu’entretiennent ces diverses diasporas avec leurs sociétés d’origine sont desplus complexes. Beaucoup de leurs membres se considèrent comme desAfricainsàpartentière,mêmes’ilsappartiennentégalementàunailleurs.Mais,sil’Afriquealongtempsconstituéunlieudedestinationdetoutessortes

demouvementsdepopulationetdefluxculturels,elleaaussi,depuisdessiècles,été une zone de départ en direction de plusieurs autres régions dumonde.Ceprocessusdedispersion,multiséculaire, s’est déroulé à cheval sur ce que l’ondésigne généralement comme les Temps modernes, et a emprunté les troiscouloirs que sont le Sahara, l’Atlantique et l’océan Indien. La formation dediasporasnègresdans leNouveauMonde,parexemple, est le résultatdecettedispersion.L’esclavage,dontonsaitqu’ilneconcernapasseulementlesmondeseuro-américains,mais aussi lesmondes arabo-asia-tiques, joua un rôle décisifdans ce processus. Du fait de cette circulation des mondes, des traces del’Afrique recouvrent, de bout en bout, la surface du capitalisme et de l’Islam.Auxmigrationsforcéesdessièclesantérieurss’ensontajoutéesd’autresdontlemoteur principal a été la colonisation. Aujourd’hui, des millions de gensd’origineafricainesontdescitoyensdediverspaysduglobe.Lorsqu’ils’agitdelacréativitéesthétiquedansl’Afriquecontemporaine,voire

de laquestiondesavoirquiest«Africain»etcequiest«africain»,c’estcephénomènehistoriquede lacirculationdesmondes que la critiquepolitique etculturelle a tendance à passer sous silence.Vu d’Afrique, le phénomène de lacirculation desmondes a aumoins deux faces : celle de la dispersion que jeviens d’évoquer, et celle de l’immersion. Historiquement, la dispersion despopulations et des cultures ne fut pas seulement le fait d’étrangers venants’implanterenAfrique.Enfait,l’histoireprécolonialedessociétésafricainesfut,de bout en bout, une histoire de gens sans cesse en mouvement à traversl’ensemble du continent. Encore une fois, c’est une histoire de cultures encollision, prises dans lemaelström des guerres, des invasions, desmigrations,desmariagesmixtes, de religionsdiversesque l’on fait siennes, de techniques

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quel’onéchange,etdemarchandisesquel’oncolporte.L’histoireculturelleducontinentnesecomprendguèrehorsduparadigmedel’itinérance,delamobilitéetdudéplacement.C’est d’ailleurs cette culture de lamobilité que la colonisation s’efforça, en

sontemps,defigeràtraversl’institutionmodernedelafrontière.Rappelercettehistoire de l’itinérance et des mobilités est la même chose que parler desmixages,desamalgames,dessuperpositions–uneesthétiquedel’entrelacement,comme on l’a déjà évoqué. Qu’il s’agisse de l’islam, du christianisme, desmanières de s’habiller, de faire du commerce, de parler, voire des habitudesalimentaires,riendetoutcelanesurvécutaurouleaucompresseurdumétissageet de la vernacularisation. C’était le cas bien avant la colonisation. Il y a, eneffet,unemodernitéafricaineprécolonialequin’apasencorefaitl’objetd’unepriseencomptedanslacréativitécontemporaine.L’autreaspectdecettecirculationdesmondesestl’immersion.Elletoucha,à

desdegrésdivers,lesminoritésqui,venantdeloin,finirentparfairesouchesurlecontinent.Letempss’écoulant,lesliensavecleursorigines(européennesouasiatiques) se compliquèrent singulièrement. Au contact de la géographie, duclimatetdeshommes,leursmembresdevinrentdesbâtardsculturels,mêmesi,colonisationoblige,lesEuro-Africainsenparticuliercontinuèrentdeprétendreàlasuprématieaunomdelaraceetàmarquerleurdifférence,voireleurméprisàl’égarddetoutsigne«africain»ou«indigène»ag.C’estentrèsgrandepartielecasdesAfrikaners,dontlenommêmesignifieles«Africains».OnretrouvelamêmeambivalenceparmilesIndiens,voirelesLibanaisetSyriens.Icietlà,laplupart s’expriment dans les langues locales, connaissent voire pratiquentcertaines coutumes du pays, mais vivent dans des communautés relativementferméesetpratiquentl’endogamie.Ce n’est donc pas seulement qu’il y a une partie de l’histoire africaine se

trouvant ailleurs, hors d’Afrique : il y a également une histoire du reste dumondedontlesNègressont,parlaforcedeschoses,lesacteursetdépositaires.Au demeurant, leur manière d’être au monde, leur façon d’« être monde »,d’habiter le monde, tout cela s’est toujours effectué sous le signe sinon dumétissage culturel, du moins de l’imbrication des mondes, dans une lente etparfois incohérente danse avec des signes qu’ils n’ont guère eu le loisir dechoisirlibrement,maisqu’ilssontparvenus,tantbienquemal,àdomestiqueretàmettreàleurservice.Laconsciencedecetteimbricationdel’icietdel’ailleurs,laprésencedel’ailleursdansl’icietviceversa,cetterelativisationdesracinesetdesappartenancesprimairesetcettemanièred’embrasser,entouteconnaissance

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decause,l’étrange,l’étrangeretlelointain,cettecapacitédereconnaîtresafacedanslevisagedel’étrangeretdevaloriserlestracesdulointaindansleproche,dedomestiquerl’in-familier,detravailleraveccequiatoutl’airdescontraires–c’estcettesensibilitéculturelle,historiqueetesthétiquequ’indiquebienleterme«afropolitanisme».

PasseràautrechoseComment, dans ces conditions, rendre compte de la montée du réflexe

indigéniste ? Dans sa version bénigne, l’indigénisme apparaît sous la formed’une idéologie qui glorifie la différence et la diversité et qui lutte pour lasauvegardedescoutumesetdesidentitésconsidéréescommemenacées.Danslalogique indigéniste, les identitéset les luttespolitiquessedéclinentsur labased’une distinction entre « ceux qui sont d’ici » (lesautochtones) et « ceux quisontvenusd’ailleurs»(lesallogènes).Lesindigénistesoublientque,dansleursformes stéréotypées, les coutumes et les traditionsdont ils se réclament furentsouvent inventées non par les indigènes eux-mêmes, mais en fait par lesmissionnairesetlescolons.L’onnepeutnonplusnierlafaillitepolitiqueetmoraled’unecertaineidéede

l’émancipation africaine héritée des nationalismes anticoloniaux de l’après-guerre. En Afrique australe par exemple, la présence de fortes minoritésblanches a marqué d’une empreinte singulière l’expression du sentimentanticolonialiste. Dans cette sous-région caractérisée dès le XVIIIe siècle parl’implantationde coloniesdepeuplement, les entitéspolitiquesmises enplacedanslafouléedelaconquêteeuropéennes’étaientconstituéesenÉtatsracistes.Dans lamise enœuvre de cette politique des races, ces États avaient érigé laségrégation, la cruauté et l’expropriation économique des Africains en autantd’éléments décisifs de leurs modes de gouvernement. Pendant longtemps,l’AfriqueduSudconstitual’emblèmeparoxystiquedecesÉtatsracistes.Or, de l’idéologie coloniale et raciste, les nationalismes africains ont repris,

sur un mode mimétique, deux éléments centraux. Premier emprunt : ils ontadhéréàl’idée,répanduetoutaulongduXIXesiècle,quelacolonisationfutunprocessusdeconquête,d’asservissementetde«civilisation»d’uneraceparuneautre. Au demeurant, la plupart des mouvements armés luttant pourl’indépendancedel’Afriqueontintériorisélafableselonlaquellel’histoireelle-mêmeseramèneraitàunaffrontementdesraces.Danscetteluttepourlavie,les

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conflitsde racene se superposeraientpas seulementauxconflitsdeclasse.Laraceseraitlamatricedesrapportsdeclasseet,àcetitre,lemoteurdelaguerresociale. L’idéologie de la suprématie blanche (dont les nationalismes africainsétaient la réponse) partait exactement du même postulat. Au sein des Étatsracistesdel’Afriqueaustraleàl’époquecoloniale,lesindigènesn’étaientpasdescitoyens:ilsétaientdessujetsraciauxconsidéréscommedesennemistantqu’ilsne se soumettaient pas sans conditions à un ordre politique gouverné par laviolence. Politique et violence formaient, dans tous les cas, un seul et mêmefaisceau,unedistinctionétantcependantétablieentrelaviolencesupposéepuredesmouvementsderésistanceet laviolence jugée immoraledescolonisateurs.Dans le même esprit, les mouvements armés anticoloniaux considéraient quel’ennemiétaittoujours,parprincipe,d’uneautrerace.Lesrapportsdeforcequilui étaient appliqués visaient à obtenir une victoire totale. L’émancipationconsistait,quantàelle,àpurifierconstammentlasociétédecetteautrerace,depréférence en inversant radicalement les rapports de propriété et en restituantauxAfricainstoutcequ’ilsperdirentaumomentdel’affrontementinitial(terres,traditions,dignité).Lesecondélémentquelesnationalismesafricainsempruntèrentàl’idéologie

colonialeavaittraitàl’identificationdelapolitiqueetdelaguerre.Làoùcetteexclusivede lapolitiqueetde laguerre futpoussée jusqu’aubout (enAngola,parexemple,et,dansunemoindremesure,auMozambique),laconséquencefutla défaitemilitaire des colons blancs, leur départmassif et l’accaparement deleursbiensparlesnouveauxrégimes,l’instaurationd’unÉtatnoir,l’avènementd’une nouvelle classe dominante, suivi d’une guerre civile prolongée etopposant, cette fois, lesNoirs entre eux.Dans les cas où, en dépit de la luttearmée,lesconditionsd’unevictoiremilitairenettenefurentjamaisréunies,lesmouvements de libération utilisèrent la violence en tant qu’élémentcomplémentaire d’une stratégie de négociation et de compromis foncièrementpolitiques. Au terme de tels compromis, ces États se sont retrouvés avec desubstantiellesminorités blanches. Défaites sur le plan politique, cesminoritésontnéanmoinsconservél’essentieldeleursbiensaprèsladécolonisation.Dansnombre de cas, ces minorités raciales continuent d’exercer une hégémonieculturelle sur la société. C’est le cas de l’Afrique du Sud et, à un niveauintermédiaire,delaNamibieetduZimbabwé.Déracialiser le pouvoir et la propriété au bénéfice desAfricains, tel a donc

toujours été lemoteurdesnationalismes anticoloniauxenAfrique australe.Endépitdescompromispassésaumomentdelatransitiondu«pouvoirblanc»au

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« pouvoir noir », l’idée d’un renversement radical des rapports coloniaux depouvoiretdesrapportsdepropriétéacontinuédehanterl’imaginairepolitiquedecespayslongtempsaprèslesindépendances.Qu’ils’agissedelacolonisationou de l’apartheid, l’expérience des « pouvoirs blancs » en Afrique a étédésastreuse. Qu’il en ait été ainsi s’explique largement par le fait que cespouvoirsétaientmusparlalogiquedesraces.LesnationalismesafricainsduXXesiècle se sont malheureusement contentés de récupérer à leur profit cettepolitique des races et l’esprit de violence qui en était le corollaire. Au lieud’embrasserladémocratie,ilsontmiscettelogiqueetcetespritauserviced’unprojetdeperpétuationde leurproprepouvoir.C’est ceprojetqui, aujourd’hui,rencontre ses limites. Mais si le rêve d’émancipation africaine n’a été qu’unsimple exercice mimétique de la violence des races mise en branle par lacolonisation, alors il faut imaginer unemanière de sortie du nationalisme quiouvre lavoie àune conceptionpostracialede la citoyenneté, fautedequoi lesAfricainsd’origineeuropéennen’aurontaucunavenirenAfrique.L’afropolitanismen’estdoncpaslamêmechosequelepanafricanismeoula

Négritude.L’afropolitanismeestunestylistiqueetunepolitique,uneesthétiqueet une certaine poétique du monde. C’est une manière d’être au monde quirefuse, par principe, toute forme d’identité victimaire – ce qui ne signifie pasqu’ellen’estpasconscientedesinjusticesetdelaviolencequelaloidumondeainfligées à ce continent et à ses gens. C’est également une prise de positionpolitique et culturelle par rapport à la nation, à la race et à la question de ladifférence en général. Dans la mesure où nos États sont de pures inventions(récentes,de surcroît), ilsn’ont, strictementparlant, riendans leuressencequinousobligeàleurvouerunculte–cequinesignifiepasquel’onsoitindifférentà leur sort. Quant au « nationalisme africain », il représenta, à l’origine, unepuissanteutopiedontlepouvoirinsurrectionnelfutsansbornes–latentationdenous comprendre nous-mêmes, de nous tenir debout devant lemonde, dans ladignité,entantqu’êtresdotésd’unvisagehumain,simplement.Mais,dèsquelenationalismesetransformaenidéologieofficielled’unÉtatdevenuprédateur,ilperdittoutnoyauéthiqueetdevintundémon«quirôdelanuitetfuitlalumièredu jour ». Cette affaire du visage humain, de la figure humaine, tel est doncl’obstaclecontrelequellenationalismeetl’indigénismenecessentdebuter.Lasolidaritéracialeprônéeparlepanafricanismen’échappepasàcesdilemmes.Àpartirdumomentoù l’Afriquecontemporaines’éveilleauxfiguresdumultiple(ycomprislemultipleracial)quisontconstitutivesdeseshistoiresparticulières,déclinerlecontinentsurleseulmodedelasolidariténègredevientintenable.Par

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ailleurs, comment ne pas voir que cette prétendue solidarité est profondémentmiseàmalparlamanièredontlaviolencedufrèrecontrelefrère,etlaviolencedu frère contre lamère et les sœurs, s’exercentdepuis la findes colonisationsdirectes?Il faut donc passer à autre chose si l’on veut réanimer la vie de l’esprit en

Afrique et, ce faisant, les possibilités d’un art, d’une philosophie, d’uneesthétiquequipuissentdirequelquechosedenouveauetdesignifiantaumondeengénéral.Aujourd’hui,nombred’Africainsviventhorsd’Afrique.D’autresontlibrement choisidevivre sur le continent, etpasnécessairementdans lespaysqui les ont vu naître. Davantage encore, beaucoup d’entre eux ont la chanced’avoir fait l’expérience de plusieursmondes et n’ont guère cessé, en réalité,d’alleretdevenir,développant,audétourdecesmouvements,uneincalculablerichesseduregardetdelasensibilité.Ils’agitgénéralementdegensquipeuvents’exprimerenplusd’une langue. Ilssonten traindedévelopper,parfoisà leurinsu, une culture transnationale que l’on appelle « afropolitaine ». Parmi eux,l’on trouve de nombreux professionnels qui, dans leurs activités quotidiennes,doiventsanscessesemesurercontrelemondeaularge.Cet«espritdularge»,onleretrouvedefaçonplusprofondeencorechezungrandnombred’artistes,demusiciensetdecompositeurs,d’écrivains,depoètes,depeintres–travailleursdel’espritfaisantleguetdufonddelanuitpostcoloniale.Maisc’estl’AfriqueduSudquienconstituelelaboratoireleplusmanifeste.Detouslesfacteursquiontcontribuéàfairedecepaysle lieuprivilégiéde

cette expérimentation, citons-en trois. Et d’abord ceux qui relèvent del’histoire – très complexe – de la formation des richesses dans cette partie dumonde.Car, si bonnombrede sociétésdu continent ont connu, à des échellesvariées,latraitedesesclavesoulacolonisation–deuxmanièresd’intégrationàl’économie monde selon le modèle de l’extraversion –, l’Afrique du Sudconstituelelaboratoireleplusmanifestedel’afropolitanisme.Fondéeàl’originesurl’exploitationdesminesdediamantetd’or,cetterévolutionapermisdecréerlesbasesd’uneaccumulationinterne,certesétroitementdéterminéeparlecapitalet la technologie internationaux, d’une part, et les rythmes de la demandemondiale,del’autre.Viennent,ensuite, les facteurs liésàceque l’onpourraitdésignercomme la

fabriquede lamultiplicité,c’est-à-dire,danscecasprécis, lamiseenplacedemécanismes,detechniquesetdedispositifsdetoutessortesvisantàdonnerunsemblantdecohérence–toutengouvernantsurlemodedelaséparationraciale,politique et économique – à une société disparate, composée d’une myriade

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d’entités raciales, religieuses, ethniques et culturellesplusoumoinsdistinctes,maisdont lesgénéalogieselles-mêmessontparailleursfortenchevêtrées.L’onsait qu’ici le modèle longtemps utilisé pour formater une société aussiprotéiformefutceluidela«guerredesraces».Lepropredelaguerredesracesest de combiner, dans une seule et même figure de la violence, lescaractéristiques d’une guerre de conquête, d’une guerre d’occupation et d’uneguerrecivile.En Afrique du Sud, la « guerre des races » prit des formes diverses. Au

moment de la première occupation coloniale, elle consista d’abord à priver,autantquepossible, lesautochtonesdeleursmoyensdesubsistance(chepteletrécoltesnotamment),laconquêtemilitaireallantdepairavecladestructionquasisystématiquedeséconomiesdomestiquesindigènes.Aumomentdelarévolutionindustrielle,elleprit laformede lamobilisationetde l’administration,suruneéchellequed’autresrégionsducontinentn’ontguèreconnue,d’unegigantesqueforce de travail régionale et d’unemain-d’œuvre venue d’Europe, d’Asie, desÉtats-Unis. Techniques de la guerre et techniques de la production furentassociées.Au compartimentage de la force de travail s’ajoutèrent desmesuresvisantàrestreindreetàcontrôlerlamobilitédelapopulationautochtone,voireàlaconfinerdansdes«parcshumains»,lerégimedelaclaustrationsetraduisantici par la multiplication de véritables enclos territoriaux livrés à une abjectepauvreté.Ce labeur intensif de contrôle de la mobilité du travail et d’assignation

territorialedegroupesdepopulationsdansdesenclavesaux frontièresplusoumoinshermétiquesauraétéprécédéde–etseraaccompagnépar–laformationd’uneclassedegrandsfermiersblancs.Cesderniersnedevrontleursdomainesqu’àladépossessionetlaspoliationdelargessecteursdelapopulationnoireetàsa transformation en squatters ou enmain-d’œuvre quasi servile sur les terresdont elle détenait autrefois la propriété. Le point culminant de ce travail despoliation sera l’infériorisation juridique des Noirs et leur destitution civique,puis la transformation de millions d’autres en migrants saisonniers. L’un desrésultats paradoxaux de cette prolétarianisation extrêmement poussée a étél’émergenced’unsalariatdotéd’uneréelleconsciencedeclasse,capabledeseconstituer en une véritable force sociale, de s’organiser dans de puissantssyndicatsetdesoutenirdesconflitspolitiquesdehauteintensité.Lamobilisationd’uneviolencesocialesansprécédentdansleresteducontinent,deformidablescapitauxfinanciersettechniquesetd’uneformedegouvernementtoutordonnéeà la séparation des races auront donc permis à ce pays de faire l’expérience

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d’uneaccumulationréelleetd’uneproductionderichessesanscommunemesureaveccequi s’estpasséailleursenAfrique. Ilenestdemêmede la répartitioninégalitairedecetterichesseselonlesraces.Mais, on l’oublie trop souvent, le processus de constitution d’une société

complexe ne passa pas seulement par l’aliénation des droits desNoirs et leurincorporationasymétriquedans l’ordreéconomique. Il prit également la formed’une lente transformation de la population exogène blanche en « populationendogène».Cettetransformations’effectuaparlebiaisdediversestechniques,àcommencerparunecertainesacralisationdulienàlaterreetaubétailenpassantparl’assimilationdessavoirsetdesartsdefaireautochtones,l’inventiond’unelangue hybride (l’afrikaans), la cohabitation (sinon la fréquentation) prolongéeentreNoirs etBlancs aussi biendans les lieuxde travail quedans les espacesdomestiques,lesincessantstraficsculturelsentremaîtresetserviteurs,voiredescasdemétissagebiologique.Concernantceprocessus,lecasdesAfrikanersesttoutàfaitemblématique.L’undesrésultatsdel’«autochtonisation»descolonset immigrants européens est qu’aujourd’hui la plus grande partie des citoyensblancs d’Afrique duSud ne constituent pas une population étrangère. Il s’agitdésormaisd’Africainsd’origineeuropéenne,commeilexiste,auxÉtats-Unisparexemple,desAméricainsd’origineafricaine.Le troisième facteur ayant contribué à faire de l’Afrique du Sud un lieu

privilégiédelacréativitésocialecontemporaineestlamiseenplace,dèsledébutdu XVIIIe siècle, des principales technologies, institutions et dispositifscaractéristiques de la sociétémoderne, à commencer par un État relativementfort,unebureaucratieformelleàpeuprèsrationnelleetsuffisammentenracinéedans le temps et dans la culture, des banques, des assurances, un droit de lapropriétéetdeséchanges,devéritablesvillesdotéesdeplans,unearchitecture,bref,lespiliersfondamentauxd’uneéconomiecapitaliste.Parailleurs,sil’autreformequepritla«guerredesraces»futl’érectionduracismeeninstitution,loietculture, laviolenceduracismeprovoqua,enretour, l’émergencede l’undesmouvements de résistance les plus anciens du continent, l’ANC (AfricanNational Congress), la formation d’une classe politique et d’activistessophistiquée, la création d’une myriade d’organisations populaires etdémocratiques, l’émergence d’une véritable société civile et l’apparitiond’infrastructurespermettantledéveloppementdelavieintellectuelleetartistique(musées,universités,centresderéflexion,presse).Aujourd’hui, l’Afrique du Sud représente une puissance économique à

l’échelle de l’hémisphère Sud. Sur la scène internationale, elle joue un rôle

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comparableàceuxqu’exercent leBrésilet l’Inde respectivementenAmériquelatine et en Asie. Multiraciale, multireligieuse et multiethnique, sa formationsocialeestcomposéeenmajoritédeNoirs.Maisellecompteégalementdetrèsfortes minorités juive, européenne, chinoise, indo-pakista-naise, arabe, afro-américaine, ainsi quenombrede communautésdiasporiques enprovenanceduresteducontinent.Telestlecasdesdiasporasdel’AfriquefrancophonedanslesgrandesmétropolesdeJohannesbourgetduCap.Sansnécessairementreleverdu«miracle»,lepassagedel’Étatracialàl’État

démocratique est en train de s’accomplir. Il s’agit bel et bien, non pas d’une«décolonisation»dans le sens classique (oucommeon l’avu sur le resteducontinent), mais d’une profonde transition sociale et historique. Elle placel’AfriqueduSudsur lamême ligneque l’Espagneausortirdu franquisme,oulesÉtatsduCônesud(Brésil,Chili,Argentine),voirelaCoréeduSudetmaintspays de l’Est européen au sortir des dictatures militaires et du communisme.AprèsHaïti (la« fille aînéede l’Afrique» et de ladécolonisation) et après leLibéria, l’expérience sud-africaine représente peut-être la seule, dans l’histoirede l’Afrique et de sa diaspora, présentant autant de chances de conjuguerdéclosiondumondeetmontéeenhumanité.

Noteduchapitre6

a.LireparexempleJuliusNYERERE,FreedomandSocialism,1968;etEssaysonSocialism,1977.b.JuliusNYERERE,FreedomandDevelopment,1974.c. Anthea JEFFREY, « Spectre of the New Racism », Frontiers of Freedom, Fourth Quarter,

Johannesbourg,2000,p.3-12.d.RenéLEMARCHAND, «HateCrimes :Race andRetribution inRwanda »,Transition, nº 81-82,

1999,p.114-132.e. John Boye EJOBOWAH, «Who Owns the Oil ? The Politics of Ethnicity in the Niger Delta of

Nigeria»,AfricaToday,nº37,1999,p.29-47.f.MamadouDIOUF,«TheMuridTradeDiasporaand theMakingofaVernacularCosmopolitism»,

CODESRIABulletin,nº1,2000.g.RobertLAUNAY,«SpiritMedia :TheElectronicMedia and Islamamong theDyulaofNorthern

Côted’Ivoire»,Africa,67,3,1997,p.441-453.h. Ruth MARSHALL, Political Spiritualities. The Pentecostal Revolution in Nigeria, University of

ChicagoPress,Chicago,2009.i.AchilleMBEMBE,«Àproposdesécrituresafricainesdesoi»,Politiqueafricaine,nº77,2000.j.JeanCOMAROFF,«ThePoliticsofConviction.FaithontheNeo-liberalFrontier»,SocialAnalysis,

vol.53,nº1,2009,p.17-38.k.Cf.AchilleMBEMBE,«Àproposdesécrituresafricainesdesoi»,loc.cit.l.Cf.NjabuloS.NDEBELE,«OfLionsandRabbits :ThoughtsonDemocracyandReconciliation»,

Pretexts:LiteraryandCulturalStudies,vol.8,nº2,1999,p.147-158.m. Peter GESCHIERE et Francis NYAMNJOH, « Capitalism and Autochthony : The Seesaw of

Mobility and Belonging », Public Culture, vol. 12, nº 2, 2000, p. 423-452. Voir également Peter

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GESCHIERE,The Perils of Belonging : Autochthony, Citizenship and Exclusion in Africa and Europe,Chicago University Press, Chicago, 2009 et John L. et Jean COMAROFF, Ethnicity, Inc., ChicagoUniversityPress,Chicago,2009.

n. Thomas BIERSCHENK et Jean-Pierre OLIVIER DE SARDAN (dir.), Les Pouvoirs au village,Karthala,Paris,1998.

o.JocelynALEXANDERetJoAnnMCGREGOR,«WildlifeandPolitics:CAMPFIREinZimbabwe»,DevelopmentandChange,vol.31,juin2000,p.605-627.

p.FrançoisEKOKO,«BalancingPolitics,EconomicsandConservation :TheCaseof theCameroonForestryLawReform»,DevelopmentandChange,vol.31,juin2000,p.131-154.

q.Cf. Émile LE BRIS, Étienne LE ROY ET PaulMATHIEU (dir.), L’Appropriation de la terre enAfriquenoire,Karthala,Paris,1991etÉtienneLEROY(dir.),LaSécurisationfoncièreenAfrique.Pourunegestionviabledesressourcesrenouvelables,Karthala,Paris,1996.

r.Cf.JohnBoyeEJOBOWAH,«WhoOwns theOil?ThePoliticsofEthnicity in theNigerDeltaofNigeria»AfricaToday,nº37,2000,p.29-47.

s.Cf.lesétudesdePhilippeANTOINE,DieudonnéOUÉDRAOGOetVictorPICHÉ,TroisGénérationsde citadins au Sahel. Trente ans d’histoire sociale à Dakar et à Bamako, L’Harmattan, Paris, 1999 etPhilippeANTOINEetalii,LesFamillesdakaroisesfaceàlacrise,ORSTOM-IFAN-CEPED,Dakar,1995.

t.JeanneBISILLIAT(dir.),FemmesduSud,chefsdefamille,Karthala,Paris,1996.u.Cf.LucSINDJOUN(dir.),LaBiographiesocialedusexe,Karthala,Paris,2000.v. Cf. l’ouvrage collectif The Art of African Fashion, Africa World Press, 1998 et Dominique

MALAQUAIS(dir.),«Cosmopolis»,numérospécialdePolitiqueafricaine,nº100,2005.w.Ch.DidierGONDOLA,«DreamandDrama:TheSearchforEleganceamongCongoleseYouth»,

AfricanStudiesReview,42,1,1999etAdamASHFORTH,«WeighingManhoodinSoweto»,CODESRIABulletin,3-4,1999.

x.SonyLABOUTANSI,LaVieetdemie,Seuil,Paris,1979.y.SonyLABOUTANSI,L’Étathonteux,Seuil,Paris,1981.z.AhmadouKOUROUMA,LeSoleildesindépendances,Seuil,Paris,1968.aa.YamboOUOLOGUEM,Devoirdeviolence,op.cit.ab.Outre lesécritsdeSonyLabouTansi, lireparexemple,AhmadouKOUROUMA,Allah n’est pas

obligé,Seuil,Paris,2000.ac.SonyLABOUTANSI,L’AutreMonde.Écritsinédits,Revuenoire,Paris,1997.ad.AchilleMBEMBE,Delapostcolonie,op.cit.ae.PatriciaCÉLÉRIER,«Engagementetesthétiqueducri»,NotreLibrairie,nº148,septembre2002;

Jean-Marc ÉLA, Le Cri de l’homme africain, L’Harmattan, Paris, 1980 et Sony LABOU TANSI, LeCommencementdesdouleurs,Seuil,Paris,1995.

af.AlainMABANCKOU,BlackBazar,Seuil,Paris,2008.ag.Cf.GeorgeE.BROOKS,EurafricansinWesternAfrica,OhioUniversityPress,Athens,2003.

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Épilogue

Au-delà de son ambivalence et par-delà l’extraordinaire diversité de sesformesetdesescontenus,lacolonisationmoderneétaitl’unedesfillesdirectesdes doctrines qui consistaient à trier les hommes et à les diviser en deuxgroupes : ceux qui comptent et que l’on compte, d’une part, et « le reste »,d’autrepart,cequ’ilnousfautappeler les«résidusd’hommes»ouencoreles«déchetsd’hommes».Lespremiers, lesmaîtres,étaient les«derniershommes». Ilscherchaientà

ériger en loi universelle les conditions propices à leur propre survie. Ce quicaractérisaitle«dernierhomme»,c’étaitsavolontédedomineretdejouir,deconquérir et de commander, sa propension à déposséder et, s’il le faut, àexterminer. Le « dernier homme » invoquait sans cesse la loi, le droit et lacivilisation.Maisilopéraitprécisémentcommes’iln’yavaitdeloi,dedroitetde civilisation que siens. Cela étant, aucun des crimes qu’il était amené àcommettrenepouvait être jugéau regarddequelquemoralequece soit.Rienn’appartenaitàquiquecesoitd’autrequ’ilnepuisseprétendreobtenirpourlui,que ce soit par la force, la ruse ou la tromperie. C’est enfin le poids qu’ilaccordait à la préservation de soi et la peur qu’il cultivait à l’égard de toutepuissanceassezgrandepourprotéger,defaçonautonome,lefruitdesontravailetsavie.Incapablesdes’engendrereux-mêmes,lesautres,les«déchetsd’hommes»,

étaientappelésàsesoumettre.Ayantrenoncéàlalutte,ilsavaientpourrôledeporterlemalheurdespremiersetdes’enplaindresansfin.Ilsépousaientsibience rôle qu’ils finissaient par porter cette interminable lamentation comme lederniermotdeleuridentité.Et,danslamesureoùl’idéed’égalitéuniverselleetd’équivalence entre les hommes (dogmedes faibles) appartenait en vérité à lareligion sous formedenarcosede lapitié, c’est l’idéemêmede lamoralequidevaitêtreabolie.Elledevaitfaireplaceàlafoidanssonpropredroit–lebondroitquines’autorisepasseulementdelaforce,maisqui,enoutre,secomplaîtdansl’ignoranceetlabonneconsciencea.Ornous sommes loind’être sortis de l’èredubondroit qui s’autorisede la

force,del’ignoranceetdelabonneconscience,etdontlecolonialismeconstitua

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l’apogée. La nôtre est une ère qui tente de remettre au goût du jour le vieuxmytheselonlequell’Occidenta,seul,lemonopoledufutur.Danscesconditions,il n’est guère surprenant que d’aucuns cherchent à nier toute significationparadigmatique au fait colonial et impérial, et à noyer les graves dilemmesphilosophiquesetéthiquesissusdel’expansioneuropéennedanslemondeenlesconsignantauregistrededétailssansimportance.La réhabilitation du bon droit colonial dans les conditions contemporaines

repose sur la conviction selon laquelle la liberté réelle et effective n’est pasconféréeparquelquecontratentrepartieségalesouquelquetraitéquecesoient.Elleestfilled’undroitdenature(jusnaturale).Lanôtreestégalementuneèreoù la seulemorale qui vaille est unemorale réduite à l’instinct de pitié ; auxmille formes de mépris que masquent charité et bon samaritanisme ; à lacroyanceselonlaquellelevainqueur,aprèstout,araison.Et,danslesconditionsoùlaforcecréeledroitetoùforceetraisons’épousent,pourquoiexigerjusticeetréparation?Parailleurs,seloncettemorale,iln’yaplace,danslesentraillesdenotremonde,nipourlaculpabilité,encoremoinspourlarepentancepuisqueaussi bien le sentiment de culpabilité que le désir de repentance ne sont, endernierressort,quedesmanifestationscyniquesdelaperversitédesfaibles.Dans ces conditions, le défi majeur auquel est confrontée notre époque est

celuide la refondationde lapenséecritique,c’est-à-direunepenséequipensesonpossiblehorsd’elle-même,conscientedeslimitesdesasingularité,danslecircuit qui toujours nous relie à un Ailleurs. Une telle refondation renvoied’abord,denécessité,àunecertainedisposition–cellequiaffirme l’entièreetradicale libertédes sociétésvis-à-visde leurpasséetde leur futur.C’est aussiunepenséequisaits’expliquersonmonde,quichercheàcomprendrel’histoiredont on est partie prenante et qui permet d’identifier la puissance du futurinscritedansleprésent.Sil’ondoitdenouveau,ensemble,réarpenterlescheminsdel’humanité,alors

ilfautpeut-êtrecommencerparreconnaîtrequ’aufondiln’yapasdemondeoud’endroitoùnoussoyonstotalement«cheznous»,maîtresdeslieuxb.Lepropretoujourssurgitenmêmetempsquel’étranger.Cederniernevientpasd’ailleurs.Toujours, il naît d’une scission originelle et irréductible qui exige, en retour,détachement et appropriation. À l’évidence, l’avènement d’une telle penséecritiquesusceptibledeféconderununiversalismelatéralexigeledépassementdel’oppositionradicaleentrelepropreetl’étranger.Pour le reste, l’humanité de l’hommen’est pas donnée.Elle s’arrache et se

créeaufildesluttes.

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L’anticolonalisme avait pour visée la création d’une nouvelle forme deréalité – l’affranchissement par rapport à ce que le colonialisme avait de plusintolérable et de plus insupportable, sa forcemorte ; puis la constitution d’unsujetqui,àl’origine,renverraitd’abordàsoi-même;et,enrenvoyantd’abordàsoi-même, à sa pure possibilité et à sa libre apparition, se rapporteraitinévitablementaumonde,àautrui,àunAilleurs.S’ilyaunhéritageintellectuel,moraletpolitiquedunationalismeafricainqui

vaille la peine que l’on y consacre de l’énergie dans les conditionscontemporaines, c’est dans cette direction qu’il faut aller le chercher, dans lemessage de joie d’un grand avenir universel équitablement ouvert à tous lespeuplesetàtouteslesnations.Vient ensuite l’idée de la grève morale. La grève morale est une forme

d’insurrection. Elle commence par une subversion des relations mentales quisoumettentlesujetàunetraditionfaiteloietnécessité.Sonobjectifestdebriserlesforcesmortesquilimitentlescapacitésdevie.Lesoulèvementavaitpourobjectiflanaissanceàlaliberté.Devenirlibreétait

l’équivalent d’être par et pour soi, se constituer en tant que sujet humainresponsabledevantsoi,devantlesautresetdevantlesnations.C’estceque,toutaulongdecelivre,l’onaappelélapolitiquedelamontéeenhumanité.L’on a également fait valoir que soulèvement et lutte organisée visaient à

«fairecommunauté».Or«fairecommunauté»participed’unevolontédevie.La lutte visait finalement à produire la vie, à éliminer les forces qui, dans lecontextecolonial,concouraientàlamutiler,àladéfigurer,voireàladétruire.Ceprojet d’une vie humaine plénière – tel fut, à l’origine, le projet politique dunationalismeafricain.Teldemeureleprojetdel’Afriquequivient.Mais le soulèvement visait par ailleurs à répondre à la triple question :Qui

sommes-nous et où en sommes-nous dans le présent ? Que voulons-nousdevenir?Etquefaut-ilespérer?Cesquestionsdel’origineetdeladestination,delavolontéetdel’espérance

sonttoujoursavecnous.La tâche aujourd’hui consiste à inscrire l’idée de la grèvemorale dans des

actes culturels susceptibles de préparer le terrain à des pratiques politiquesdirectes,fautedequoilefuturserafermé.L’inventiond’unimaginairealternatifdelavie,dupouvoiretdelacitéexige

laremiseàjourdessolidaritéstransversales,cellesquidépassentlesaffiliationsclaniquesetethniques; lamobilisationdecesgisements religieuxquesont lesspiritualités de la délivrance ; la consolidation et la transnationalisation des

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institutions de la société civile ; un renouveau du militantisme juridique ; ledéveloppement d’une capacité d’essaimage notamment en direction desdiasporas ; une idée de la vie et des arts qui serait le fondement de la penséedémocratique.Mais réveiller le potentiel de grève exige aussi que nous réfléchissions

simultanément à laquestionde laviolence révolutionnaire.C’est unequestionpolitiqueet éthiqueextrêmementcomplexequivientdenotrepassé,quihantenotre présent et qu’il nous faut traiter avec réserve et demanière responsable.Car tout sang versé ne produit pas nécessairement la vie, la liberté et lacommunauté.SilesAfricainsveulentsemettredeboutetmarcher,illeurfaudratôtoutard

regarder ailleurs qu’en Europe. Celle-ci n’est sans doute pas un monde quis’effondre.Mais,lasse,ellereprésentedésormaislemondedelaviedéclinanteet des couchers de soleil empourprés. Ici, l’esprit s’est affadi, rongé par lesformesextrêmesdupessimisme,dunihilismeetdelafrivolité.L’Afriquedevraportersonregardverscequiestneuf.Elledevrasemetteen

scène et accomplir, pour la première fois, ce qui n’a jamais été possibleauparavant. Il faudra qu’elle le fasse en ayant conscience d’ouvrir, pour elle-mêmeetpourl’humanité,destempsnouveaux.

Notedel’épilogue

a.Sursesantécédentshistoriques,voirJenniferPITTS,Naissancedelabonneconsciencecoloniale.Leslibérauxfrançaisetbritanniquesetlaquestionimpériale(1770-1879),L’Atelier,Ivry-sur-Seine,2008.

b. BernhardWALDENFELS,Études pour une phénoménologie de l’étranger, t. 1 : Topographie del’étranger,VanDieren,Paris,2009.

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EntretienavecAchilleMbembe

«LaFrançafrique?Letempsestvenudetireruntraitsurcettehistoireratée»

ProposrecueillisparMarieCailletetetOlivierMilota

LA COLONISATION, LA PLACE DE LA FRANCE, LE RÔLE DE LA CHINE, LACORRUPTION… L’ANALYSE CRITIQUE ET DÉCAPANTE DU POLITOLOGUECAMEROUNAISACHILLEMBEMBE.

Professeurd’histoireetdesciencespolitiquesàl’universitéduWitwatersrand,àJohannesburg,etaudépartement françaisàDukeUniversity, auxÉtats-Unis,AchilleMbembeest l’undesplusgrandsthéoriciensdupost-colonialisme.Alorsques’achèveraennovembrelacélébrationducinquantenairedesindépendancesafricaines,sonanalysedesrelationscalamiteusesentrel’Hexagoneetlecontinentnoir, de leur nécessaire transformation et de la révolution radicale que l’Afrique doit opérer, estdécapante. C’est à un travail critique sans concession que se livre cet observateur de l’intérieur,inlassablement occupé à sillonner l’Afrique et à se colleter avec les acteurs politiques, sociaux,économiques et culturels. Profondément impliqué dans « le sort de ce bout de notremonde », lepolitologue camerounais AchilleMbembe bataille, livre après livre, pour que vienne le temps del’Afrique.

Lecinquantenairedesindépendancesafricainesestl’occasiondenombreusescommémorationsenAfriquecommeenFrance.Cesfestivitésrelèvent-ellesdusymboleousommes-nousaujourd’huiàunmomentcharnièredel’histoiredel’Afrique?Au regard de ce qui s’est passé depuis 1960, ces festivités sont incongrues.

Elles n’ont ni contenu ni symbolique. On cherche à recouvrir de quelqueshaillons ce que l’écrivain congolais Sony Labou Tansi appelait l’« Étathonteux».Lavéritéestpourtantsimple.Undemi-siècleplustard,presquetoutestàreprendre.Plutôtquedecérémonies,lespeuplesafricainsontbesoind’unetransformation radicale de leurs structures politiques, économiques, sociales etmentales.C’est leur rapport aumonde qui doit changer. Le drame est que lesforcesaptesàconduirecechangementmanquentàl’appel,quandellesnesontpas fragmentées et dispersées. Et pourtant, le continent est à la veilled’extraordinaires mutations : bientôt plus d’un milliard de consommateurs

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potentiels;unnouveaucycledemigrationsinternesetexternes,enmêmetempsquel’affluxdenouveauximmigrants,chinoisenparticulier ; ledéveloppementd’une civilisation urbaine sans précédent ; le renforcement d’une diasporaentreprenante, notamment aux États-Unis ; une explosion culturelle et unrenouveaureligieuxquitranchentaveclasénilitédespouvoirsenplace.

PourquoilaFrancea-t-elleautantdemalàpenserdemanièrecritiquel’histoiredelacolonisation,puisdesindépendancesafricaines?Parcequ’ellea«décolonisé»sans«s’autodécoloniser».Lacolonisationfut,

aufond,uneformeprimitivedeladominationderace.Aprèsladécolonisation,laFranceagardépresque intacts lesdispositifsmentauxqui légitimaient cettedomination et lui permettaient de brutaliser les « sauvages » en toute bonneconscience. Ces structures racistes de la pensée, de la perception et ducomportement refont d’ailleurs surface aujourd’hui – même si c’est sous desformes différentes – dans le contexte des controverses sur l’islam, le port duvoileoudelaburqa,laquestiondesbanlieues,del’immigrationoudel’identité.Leracismeayantétél’undesingrédientsmajeursdelacolonisation,décolonisersignifie automatiquement déracialiser. Pour s’autodécoloniser, il eût falluentreprendreunimmensetravail,à lamanièredesAllemandsaumomentdeladénazification.Iln’apaseulieu.Parailleurs,laFranceestimeque,mêmesicettehistoireaétécommune,elle

n’estpasdigned’êtrepartagée.Celadit,jepensequelesAfricainsquicherchentàréinventerleurfuturgagneraientàoublierlaFrance.Ellen’estpaslecentredumonde. Il est temps de regarder ailleurs et de ne pas lui reconnaître plus depouvoirqu’ellen’endétientvraiment.

Cinquanteansaprès,lesindépendancesafricainessont-ellesuneréalité?Les Africains ne sont toujours pas à même de choisir librement leurs

dirigeants.Les anciennes colonies françaises se sont transformées en satrapiesgéréescommedesfiefsprivés,quel’onsetransmetdepèreenfils.C’estl’unedesraisonspourlesquelles,sionleurdonnaitlechoixentreresterchezeuxoupartir, plus de lamoitié des habitants choisiraient de s’en aller. Plus que toutautre constat, ce désir généralisé en dit long sur la réalité des indépendancesnègres.ÀpeuprèspartoutplanelespectredeHaïti–enkystementdesituationsautoritaires,« tonton-macoutisation»desélitesetdesclassespopulaires, reculde toute perspective révolutionnaire et, dans la plupart des cas, violences

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épileptiquessansprojetémancipateur.

Pendantlacampagneprésidentielle,NicolasSarkozys’étaitfaitlehérautd’uneruptureaveclaFrançafrique.Troisansplustard,cesystèmeest-ilounonenvoiededisparition?Ilnefautpass’attendreàcequecetteruptureviennedel’Élysée.NiNicolas

Sarkozyniaucunautredirigeantdedroitecommedegauchen’ymettrontfindeleurpleingré.C’estauxforcessocialesafricainesd’imposerlaruptureaveccesystème de corruption réciproque, ou alors il perdurera.Le temps est venu detireruntraitsurcettehistoireratée.Ellen’estporteused’aucunfuturdignedecenom.Aufond,celaauraétéunerelationpassablementabusivequinereflèteenrienlarichesseetladensitédesrapportshumainsétablisdepuisplusieurssièclesentreFrançaisetAfricains.

Lesintérêtsprivésontdepuisunevingtained’annéessupplantéceuxdel’Étatdanslarelationfranco-africaine.Quellesensontlesconséquences?Laprivatisationdel’Étatn’ajamaisétéaussipatentedanslarelationfranco-

africaine. Depuis l’Élysée, le prince gère, par le biais de mille courtiers etcourtisans tant françaisquenégro-africains,cequi ressemblebeletbienàunebasse-cour.IlentretientdesrelationsnonavecdesÉtats,maisavecdesfiefsàlatêtedesquelssetrouventdessatrapes,dontcertainsvoyagentavecdespasseportsfrançais,disposentdepropriétésimmobilièresenFranceetdecomptesdansdesbanques suisses. Cette logique patrimoniale, sans cesse lubrifiée par desprébendes et par une corruption réciproque, sert directement les intérêts desclasses aupouvoir enAfriqueetdes réseauxaffairistes français.LeParlementfrançais,encoremoinslesparlementsafricainsn’exercentaucundroitderegardsur cette relation. Elle est en soi un vaste champ d’immunités qui contreditradicalementlesprincipesdémocratiquesquifondentlaviedesnationslibres.

Commentcaractérisez-vouslanaturedecetterelationaujourd’hui?Sénile et abusive. Paternalismemâtiné de racisme d’un côté, et, de l’autre,

servilité, fourberie et crétinisme. Un miroir aux fantasmes. Rien de nature àséduire l’esprit. Un incroyable gaspillage à la fois de temps, de ressources etd’énergies.

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L’arrivéedenouveauxinvestisseurssurlecontinentafricain(Chine,Inde…)sansliennéocolonialoffre-t-elledenouveauxmodèlesdecoopérationéconomique?Tout dépendra de la capacité des Africains à négocier ces nouvelles

opportunités. Il faudrait utiliser les leviers chinois, indien ou brésilien pourouvrir la voie à une redéfinition des termes de l’insertion africaine dansl’économiemondiale.Pour ce faire, encore faut-il avoir des idées. Encore faut-il développer une

stratégie continentale à long terme. Pour l’heure, le risque est grand que cesnouvelles opportunités ne soient récupérées au service de classes dirigeantesautochtones,dontlacapacitédereproductionatoujours,historiquement,reposéprincipalement sur l’extraction et la prédation des richesses et jamais sur lepouvoird’encréeretdefournirdutravailàlapopulation.Ilfautsortirdecettevieille logiqued’accaparement etdedestruction, car ellenecontribuepas à laformationdepatrimoinescollectifs.

VousécrivezquelefaitmajeurdescinquanteprochainesannéesenAfriqueseralaprésencedelaChine.Quelsenserontleseffetspourl’Afriqueetsesautrespartenaireshistoriques,laFranceetleRoyaume-Uni?L’Afriquedisposede troisatouts :sadémographie–ellepèserabientôtplus

lourdquel’Inde–,pourvuquecespopulationssoientformées;sesinépuisablesressources naturelles, hydrauliques et énergétiques ; ses grands espacesrelativementvierges.C’estpourcesraisonsque,danssastratégiedemontéeenpuissance,laChineafaituneplaceàl’Afrique.Elleestleseulgrandacteurquiprête d’énormes capitaux publics aux États africains à des conditions défianttouteconcurrence.Elleestleseulquiencouragel’émigrationdesessurplusdepopulationenAfrique.Aujourd’hui,iln’estpresqueplusdegrandesmétropolesafricainesquinedisposentdeleur«quartierchinois».Pourautant,silenouveaumonde sino-africain qui se dessine doit être différent du vieux monde afro-atlantique, c’est aux Africains de l’imaginer. Il serait dommage qu’au vieiléchange inégal entre l’Afrique et l’Occident vienne se substituer un nouveaucycle où le continent continue de jouer le rôle de pourvoyeur de matièrespremières, mais cette fois au profit de l’Asie. Les rapports avec la Chine nedevraient pas se limiter aux échanges économiques mais recouvrir aussi leschampsdelacultureetdel’art.C’estàcetteconditionqu’ilsouvrirontlavoieà

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uneconfigurationinéditedelarelationducontinentaumonde.

Leslocationsdesterresarablesàdesentreprisesétrangères–Arabiesaoudite,Émirats,Chine–pouryimplanterdesculturesd’exportationsemultiplient.Quellesensontlesrépercussions?ToutdépendducontenudesaccordssignésentrelesÉtatsafricainsetlespays

oulescompagniesenquestion.L’Afriquedisposedeterresquipourraientservirànourrirlamoitiédelapopulationmondialeàdesconditionsquinedétruisentpasl’environnement.Maiselleaaussibesoind’investissementscolossauxdansles infrastructures de base – routes, ports, aéroports et chemins de ferintracontinentaux, voies d’eau, télécommunications, réseauxd’approvisionnementenénergiehydrauliqueetsolaire.Pourmettreunepartiedelapopulationautravail,elleabesoind’initieruncycledegrandstravauxsouslahoulette d’autorités continentales mi-publiques, mi-privées, comme le fitRoosevelt aux États-Unis avec le New Deal. Si la location des terres arabless’accompagne de ces investissements, elle pourrait offrir de nouvellesperspectivesdetravailàunepopulationquin’aaujourd’huilechoixqu’entrelaconscription dans des guerres sans fin ou lamigration. Le seul pays où cettestratégieaétémiseenplaceavecsuccèsestl’AfriqueduSud.J’ajouteque,pourréussirpleinementcetyped’opération,ilestaussinécessaired’investirdanslessecteurssociaux,l’éducationetlasantéenparticulier.

Vousavezunevisiontrèssombredel’évolutiondel’Afrique,etparticulièrementdel’Afriquefrancophone.Quelssontlesfondementsdecet«afro-pessimisme»?Les situations ne sont pas lesmêmes d’un pays à l’autre et il y a, ici et là,

quelques éclaircies. Il faudrait cependant être soit parfaitement cynique, soitaveugleetdemauvaisefoipourfairecroireàquiquecesoitquel’Afriqueestsurlabonnevoieetqu’enbiendescasellen’estpasentraindesefourvoyer.La relation que l’Afrique entretient avec elle-même et avec le monde se

caractérise par une vulnérabilité de nature historique. Celle-ci s’est souventmanifestéeparl’incapacitédesclassesdominantesàmettrelesgensautravaildemanière à accroître les richesses collectives. Elle s’est aussi traduite par unerelative impuissance à dicter ou à transformer les termes de l’échange avec lemondeextérieur.Sis’interrogersurlanaturedecettevulnérabilitéetnepointsevoiler la face par rapport aux impasses actuelles, dont certaines sont de notre

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fait,participentdel’afro-pessimisme,tantpis!Letempsdel’Afriqueviendra.Ilestpeut-êtreproche.Mais, pour enprécipiter l’avènement, onnepourraguèrefairel’économiedenouvellesformesdelalutte.

Quellepartderesponsabilitélesélitesafricainesportent-ellesdanscebilan?Elleestconsidérable.Chaquepaysalesélitesqu’ilmérite.C’estunproblème

derapportsdeforcesentrelesclassesdominantesetlasociété.Quitteàutiliserunlangagequelquepeuanachronique,jediraisqueladémocratienes’enracinerapasenAfriquesansunminimumd’antagonismesdeclasse.Tantquelastructuresocialedemeuregélatineuseetquelesclassesdirigeantesn’ontaucuncompteàrendreàpersonne,ellespeuventfairecequ’ellesveulentdesrichessesnationalesetn’ont aucune raisonde servir l’intérêt public.Elles se serventpar contredel’alibiethniquepourdisciplinerdesgroupeshumainsentiersetlesdétournerdetoutevolontédechangementenconsolidantleurspropresintérêts.En 2010,malgré la crise, la croissance enAfrique tourne autour de 4,5%,

beaucoup plus qu’en Europe ou aux États-Unis. Un signe encourageant pourl’avenir?Cettecroissanceesttrèsfragile.Ellen’estpasstructurelleetsetrouvedoncàlamercid’unretournementdeconjoncture.Nouscontinuonsd’exporterdesmatièrespremièressansvaleurajoutéeaulieudelestransformersurplace– ce qui, en plus de créer du travail et de l’expertise, procurerait de nouvellesrentrées fiscalesauxÉtats.Lesconditionsd’unvéritablesautqualitatifnesonttoujourspasréunies.

Entretienreproduitavecl’aimableautorisationdeTélérama.

Notedel’entretienavecAchilleMbembe

a.EntretienpubliédansTéléramanº3169du9octobre2010,à l’occasionde lapremièreparutiondeSortirdelagrandenuit,LaDécouverte,collection«CahiersLibres».