sobre jaccottet

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Introduction Avant d'aborder l'œuvre de Philippe Jaccottet, il convient de situer celle-ci dans son époque, car Jaccottet, pour être idiosyncrasique et inimitable, n'en a pas moins accueilli les influences les plus diverses ; il a du reste constamment réfléchi sur son art, ce dont témoigne une importante œuvre critique. C'est une période de rupture et d'incertitudes que la seconde moitié du XX e siècle. Après les ignominies de la Seconde Guerre mondiale, il ne saurait plus être question de fuir dans l'imaginaire surréaliste ou dans les jeux de langage. Aussi n'y a-t-il plus d'esthétique dominante. Les règles s'abolissent (de même que l'aura d'un Paul Valéry), et c'est aux poètes eux-mêmes de définir leur propre poétique. Francis Ponge préconisera d'ailleurs « une rhétorique par poème ». Si certains s'orientent vers une poésie purement métaphysique, tels Michel Deguy ou Jacques Garelli, si d'autres essaient d'interpréter le monde symboliquement ou mythologiquement (Pierre Jean Jouve, Pierre Emmanuel, Patrice de La Tour du Pin), la tendance majeure est à nouveau réalisme, à une « poésie de la non-poésie », comme l'a noté Gaétan Picon. On peut ainsi rapprocher des poètes aussi différents a priori que Francis Ponge, Jacques Prévert, Eugène Guillevic voire Yves Bonnefoy : tous s'efforcent de décrire la réalité brute, en particulier la nature. Jaccottet pourrait se rattacher à ces derniers. Cependant il faut bien comprendre que le réalisme dont il est question n'a rien de matérialiste. Dans le spectacle de la nature, Jaccottet comme d'autres recherche avant tout un sens. Sa poésie vise à appréhender l'essence du monde. Le réalisme, en fait, n'est qu'un aspect, qu'une étape d'une quête qui le dépasse. En transcendant les apparences, en poursuivant l'invisible, l'art de Jaccottet s'oppose foncièrement à un certain rationalisme, qui est le pendant du réalisme d'après-guerre. La poésie, en fait, garde sa fonction de moyen d'accès à un au-delà ; les leçons de Victor Hugo et surtout de Rimbaud n'ont pas été perdues. Tout autant que la philosophie ou que la religion, la poésie propose un antidote à l'angoisse de l'homme moderne. Un autre phénomène important dans la poésie contemporaine est le dépouillement. La difficulté de dire vrai mène parfois à une impossibilité de dire. L'ellipse s'impose ici d'elle-même. Elle traverse tout le siècle, de Georg Trakl à Philippe Jaccottet en passant par Jean Follain. Corollairement on redécouvre le haïku : c'est le cas de Jacques Roubaud et, ce qui nous intéresse plus directement, de Philippe Jaccottet. En effet, les Airs, publiés en 1964, et qui constituent une des plus grandes réussites poétiques de Jaccottet, sont directement inspirés de la tradition japonaise. Pour atteindre à cette plénitude de style, Jaccottet aura d'abord tâtonné. Ses premiers poèmes se ressentent de certaines réminiscences (Rilke notamment). Mais peu à peu, l'alexandrin régulier se délite, le chaos du monde envahit l'écriture, et Jaccottet adopte le vers libre,

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Introduction

Avant d'aborder l'uvre de Philippe Jaccottet, il convient de situer celle-ci dans son poque, car Jaccottet, pour tre idiosyncrasique et inimitable, n'en a pas moins accueilli les influences les plus diverses ; il a du reste constamment rflchi sur son art, ce dont tmoigne une importante uvre critique. C'est une priode de rupture et d'incertitudes que la seconde moiti du XXe sicle. Aprs les ignominies de la Seconde Guerre mondiale, il ne saurait plus tre question de fuir dans l'imaginaire surraliste ou dans les jeux de langage. Aussi n'y a-t-il plus d'esthtique dominante. Les rgles s'abolissent (de mme que l'aura d'un Paul Valry), et c'est aux potes eux-mmes de dfinir leur propre potique. Francis Ponge prconisera d'ailleurs une rhtorique par pome .Si certains s'orientent vers une posie purement mtaphysique, tels Michel Deguy ou Jacques Garelli, si d'autres essaient d'interprter le monde symboliquement ou mythologiquement (Pierre Jean Jouve, Pierre Emmanuel, Patrice de La Tour du Pin), la tendance majeure est nouveau ralisme, une posie de la non-posie , comme l'a not Gatan Picon. On peut ainsi rapprocher des potes aussi diffrents a priori que Francis Ponge, Jacques Prvert, Eugne Guillevic voire Yves Bonnefoy : tous s'efforcent de dcrire la ralit brute, en particulier la nature. Jaccottet pourrait se rattacher ces derniers. Cependant il faut bien comprendre que le ralisme dont il est question n'a rien de matrialiste. Dans le spectacle de la nature, Jaccottet comme d'autres recherche avant tout un sens. Sa posie vise apprhender l'essence du monde. Le ralisme, en fait, n'est qu'un aspect, qu'une tape d'une qute qui le dpasse.En transcendant les apparences, en poursuivant l'invisible, l'art de Jaccottet s'oppose foncirement un certain rationalisme, qui est le pendant du ralisme d'aprs-guerre. La posie, en fait, garde sa fonction de moyen d'accs un au-del ; les leons de Victor Hugo et surtout de Rimbaud n'ont pas t perdues. Tout autant que la philosophie ou que la religion, la posie propose un antidote l'angoisse de l'homme moderne. Un autre phnomne important dans la posie contemporaine est le dpouillement. La difficult de dire vrai mne parfois une impossibilit de dire. L'ellipse s'impose ici d'elle-mme. Elle traverse tout le sicle, de Georg Trakl Philippe Jaccottet en passant par Jean Follain. Corollairement on redcouvre le haku : c'est le cas de Jacques Roubaud et, ce qui nous intresse plus directement, de Philippe Jaccottet. En effet, les Airs, publis en 1964, et qui constituent une des plus grandes russites potiques de Jaccottet, sont directement inspirs de la tradition japonaise.Pour atteindre cette plnitude de style, Jaccottet aura d'abord ttonn. Ses premiers pomes se ressentent de certaines rminiscences (Rilke notamment). Mais peu peu, l'alexandrin rgulier se dlite, le chaos du monde envahit l'criture, et Jaccottet adopte le vers libre, jug plus actuel et moins artificiel : il a trouv sa voix, immdiatement identifiable. Il donne galement des uvres en prose parmi lesquelles les incontournables Paysages avec figures absentes.Deux mots caractrisent toute sa trajectoire potique : mesure et intgrit. Jaccottet n'a jamais pratiqu l'criture automatique et il s'est toujours mfi d'autre part des excs d'une posie formelle. Sa phrase est merveilleusement quilibre et lumineuse ; le souffle qui l'emporte est matris par la lucidit du pote, qui s'ingnie dfinir les choses le plus justement possible. C'est l'autre vertu de cette posie : sa sincrit. Peu de potes aussi scrupuleux ! Jaccottet refuse l'euphonie, le lyrisme comme autant de voiles qui dguisent la vraie nature des choses. Ds son intermde parisien, il consent, sur l'invite d'Henri Thomas, baisser le ton en faveur d'un langage plus proche du quotidien. Aussi, point d'emphase chez lui. Seulement une voix limpide, prcaire qui ne dissimule pas ses repentirs. Et qui ne se dissimule pas elle-mme : la posie de Jaccottet n'est pas dpersonnalise comme c'est souvent le cas aujourd'hui.En parlant de Stendhal, Claude Roy dclare :

Ce ne sont jamais les interventions d'un auteur dans son livre, ou sa prsence, qui sont blmables en soi : c'est sa manire d'intervenir, quand il a de mauvaises manires . (...) Quand il est vaniteux, ennuyeux, criard, envahissant, prtentieux. Mais je ne me plaindrai jamais d'avoir t prsent Fabrice (...) par ce gros petit monsieur spirituel et attentif, (...) si discret et intelligent, sduisant et bien lev.

Ainsi, le parallle entre Philippe Jaccottet et Henri Beyle, cet homme lucide, ennemi de l'hypocrisie, amoureux de la prcision et de la sobrit, n'apparat pas trop insens...

Vie et oeuvre de Philippe Jaccottet

Philippe Jaccottet nat en 1925 Moudon et s'enthousiasme trs tt pour la posie. Il effectue ses tudes Lausanne, point de rencontre privilgi du romantisme allemand et du monde grco-latin. Cette double influence est dj sensible dans ses pomes de jeunesse. C'est en 1941 qu'il rencontre Gustave Roud, qui peut tre considr comme son mentor en littrature. Le grand pote vaudois, guide de toute une gnration d'crivains helvtiques, lui fera dcouvrir Novalis et Hlderlin et surtout lui rvlera au cours de promenades les charmes de la nature. A vingt ans, Jaccottet publie ses premiers pomes, marqus par l'influence de Rilke.Aprs un voyage en Italie au cours duquel il rencontre Ungaretti, Jaccottet sjourne Paris de 1946 1952. S'il ne s'intgre pas la socit littraire, il se lie d'amiti avec Ponge, Bonnefoy, Bouchet et Dupin. A leur exemple, il se mfie aussi bien de l'existentialisme que du surralisme et se rfugie dans un clacissisme plus concret.En 1953, il s'tablit Grignan (Drme) avec sa femme et ses deux enfants, au moment o parat son premier recueil important, L'Effraie et autres posies. Le choix d'un lieu o la lumire provenale adoucit au loin la prsence parfois menaante de la montagne est rvlateur. Jaccottet connat une premire reconnaissance des milieux littraires et collabore avec la nrf. On lui doit ainsi, parmi de nombreuses traductions (Homre, Gongora, Hlderlin, Leopardi, Ungaretti), d'avoir rendu accessible au lecteur franais la quasi-totalit de l'uvre de Musil. Dsormais, Jaccottet ne quitte plus gure Grignan, dont les paysages le fascinent, mais son isolement est rompu par les visites de ses amis et par des voyages en Espagne et en Italie. Oeuvres majeures

1947 Requiem, Mermod.

1953 L'Effraie et autres posies, Gallimard.Le pote sort progressivement des conventions ; les enjambements constants dsquilibrent l'alexandrin et les tournures sont parfois celles de la conversation. Trois thmes majeurs : l'usure du temps, l'angoisse de la mort et la perte de l'amour.

1957 La Promenade sous les arbres, Gallimard.Le premier livre en prose et le premier o la fascination pour les paysages se manifeste aussi vivement. Il s'agit de traquer l'illimit derrire le rel, le fini.

1958 L'Ignorant, Gallimard.Jaccottet ddaigne souvent la rime et l'alexandrin. En outre, le e muet installe une hsitation prosodique. Le pote se sent dsarm face la prcarit de l'existence et face la mort. La voix du monde s'affirme nanmoins, et elle est aurole d'une grande transparence. Un quilibre est atteint entre contemplation et mditation.

1961 Elments d'un songe, Gallimard.Quelles consolations peut-il exister face la mort, quand les grands systmes de valeur s'effondrent ? Jaccottet a recours la prose pour tenter de rpondre ce problme qui obsda Robert Musil. La posie semble tre en mesure de se substituer la foi. Mais tout n'est que fragments, tout n'est qu'incertitudes dans cet ouvrage o divers points de vue se confrontent.L'Obscurit, Gallimard.C'est un rcit dialogu. Un matre se rsout au silence aprs avoir s'tre heurt au vide et l'obstacle du temps. La posie n'est qu'illusion, donc. Mais le disciple reprend le flambeau du matre : la conscience de notre vulnrabilit devient la condition d'une survie.

1967 Airs, Gallimard.Le livre du bonheur et de la lumire. Pour son retour la posie, Jaccottet adapte notre langue le haku, elliptique, proche de la vie quotidienne tout en ayant une dimension cosmique. Six parties : Fin d'hiver , Oiseaux, fleurs et fruits , Champ d'octobre , Monde , Lever du jour , Vux . Ce livre serein n'aura pas de vritable postrit dans l'uvre de Jaccottet.

1968 L'Entretien des Muses, Gallimard.Ouvrage critique consacr la posie franaise du XXe sicle. Jaccottet encense Paul Claudel, Charles Ferdinand Ramuz et Francis Ponge. Il s'oppose une posie objet de connaissance pure : plutt une porte ouverte, ou entrouverte, quelquefois vite referme, sur plus de ralit. Selon lui, le contact avec le rel, avec la terre ne doit pas tre rompu.

1969 Leons, Payot.Une synthse entre le ton sentencieux de l'Ignorant et l'vidence nave d'Airs, entre le vers rgulier et le vers libre, entre la forme longue et la forme brve. De la mort et de la dpossession, Jaccottet tire ces humbles et paradoxales leons d'esprance.

1970 Paysages avec figures absentes, Gallimard.Une des plus grandes russites en prose de Jaccottet, sinon de toute la posie du XXe. Les paysages, ce sont ceux de Grignan. L'absence, c'est celle des dieux et des dfunts, comme dans les toiles de Czanne. Mais ce n'est pourtant pas le dsert ; la voix du divin et du dsir se fait toujours entendre. Jaccottet, en qute de l'harmonie de la Grce, voque Hlderlin qui rencontra le plus haut dans le monde, ou travers le monde . Il regrette cette trs mystrieuse beaut des corps que l'art chrtien a condamne, escamote ou humilie .

1974 Chant d'en bas, Payot.Jaccottet confront la mort d'une proche.

1975 A travers un verger, Gallimard.Ce livre est crit la mmoire de Christiane Martin du Gard.

1977 A la lumire d'hiver, Gallimard.C'est un prolongement des Chants d'en bas. Le pote ressuscite cette morte qui lui tait si chre. Sa posie est rduite l'admirable , selon J.-L. Steinmetz. A la fin, les images renaissent.

1981 Beauregard, Maeght

1983 Penses sous les nuages, Gallimard.La musique se fait consolante. C'est encore et toujours la voix de l'invisible.

1984 La Semaison, Gallimard.Il s'agit des carnets de Jaccottet de 1954 1979. Une criture du fragment, du non-moi. Le pote voque Schubert : une parole la fois toute proche et infiniment lointaine , tout comme la sienne.

1987 Une transaction secrte, Gallimard.Ouvrage critique qui s'ouvre aux littratures trangres. Des pages sont consacres entre autres Mandelstam, le pote russe mort dans un camp stalinien.Autres journes, Fata Morgana.

1990 Libretto, La Dogana.O l'on rencontre Ungaretti.Cahier de verdure, Gallimard.

1993 Cristal et fume, Gallimard.Cristal et fume : les marques de tout paysage et de tout pome chez Philippe Jaccottet.

1994 Aprs beaucoup d'annes, Gallimard.La distinction entre vers et prose s'efface de plus en plus.

Quelques traductions

1946 Thomas Mann, La Mort Venise, Mermod.

1955 Homre, LOdysse, Le Club Franais du Livre, rd. Maspero, 1982 ; rd. Librairie Gnrale Franaise, 1989.

1957 Hlderlin, Hyprion (1re version) + fragments de pomes.

1957 Robert Musil, LHomme sans qualits (tomes 1 et 2), Seuil.

1958 Robert Musil, LHomme sans qualits (tomes 3 et 4), Seuil.

1960 Robert Musil, Les Dsarrois de l'lve Trless.

1961 Pices de thtre de Robert Musil.

1963 Nouvelles de Robert Musil : Trois femmes et Noces.

1964 Certains textes dans : Leopardi, uvres, Del Duca (publi sous sa direction).

1964 Carlo Cassola, Un cur aride, Seuil.

1965 Robert Musil, uvres pr-posthumes.

1965 Notes de voyages d'Ungaretti, sous le titre A partir du dsert.

1965 Hlderlin, Hyprion, l'Ermite de Grce.

1967 Certains textes dans : Hlderlin, uvres, Gallimard, Bibl. de la Pliade (publi sous sa direction).

1968 Essais d'Ungaretti, sous le titre Innocence et mmoire.

1970 Traduction de pomes, textes et fragments de Rilke pour l'essai Rilke par lui-mme.

1970 Traduit Pomes pars 1907-1926 pour l'dition des oeuvres compltes de Rilke.

1973 Carlo Fruttero et Franco Lucentini, La Femme du Dimanche, Seuil.

1973 Edite les oeuvres potiques d'Ungaretti sous le titre Vie d'un homme, Gallimard.

1975 Carlo Cassola, Mario, Seuil.

1976 Certains textes, dans : Rainer Maria Rilke, uvres, 3 vol. (Prose, Posie, Correspondance), Seuil.

1978 Carlo Cassola, LAntagoniste, Seuil.

1978 Correspondance de Rilke.

1981 Traduit les Journaux de Musil et de nombreux pomes de Mandelstam.

1983 Testament de Rilke.

1983 Collabore la traduction de La Correspondance trois - t 1926 (Rilke, Pasternak, Tsvtaeva).

1984 Gongora, Les Solitudes.

1984 Musil, Essais, confrences, critiques, aphorismes, rflexions.

1985 Gongora, Treize sonnets et un fragment, La Dogana.

1987 Choix de lettres de Robert Musil.

1989 Musil, Proses parses.

1989 Rilke, Journaux de jeunesse.

1997 Dune lyre cinq cordes. Ptrarque, Le Tasse, Leopardi, Ungaretti, Montale, Bertolucci, Luzi, Bigongiari, Erba, Gngora, Goethe, Hlderlin, Meyer, Rilke, Lavant, Burkart, Mandelstam, Skcel. Traductions 1946-1955. Gallimard.

Philippe Jaccottet a galement traduit des pages d'Eugenio Montale, Paul Celan, Ingeborg Bachmann, Mario Luzi, Jan Skacel.

1re partie - Le descripteur

1) L'exigence de vrit

Un terme qui revient trs souvent dans l'uvre en prose de Jaccottet et dans ses cahiers est celui de vrit . Cela n'est pas pour nous tonner. La qute d'une vrit (le plus souvent cache) est la finalit ultime de toute sa dmarche cratrice. Nulle emphase, nuls dguisements. La posie doit tablir un rapport juste avec le monde ; elle doit pntrer au cur des choses et faire tomber tous les voiles. Par l, elle parvient inspirer de la confiance un lecteur qu'ont pu blaser les jeux de langage ou les licences surralistes.Nous sommes bien loin de la potique du libre abandon (...), du tout venant 1, bien loin des surralistes. Jaccottet, la faon de son ami Francis Ponge, s'attarde longuement sur un paysage. Il ne cherche pas seulement transcrire ce qui s'offre lui mais atteindre une essence profonde, que ni la philosophie ni les sciences exactes ne seraient en mesure de rvler.Chaque mot est pes, chaque mot semble arrach regret. Le pch majeur, pour lui, serait de ne pouvoir tout instant contresigner sa posie par les gestes de la vie, par les nuances authentiques du monde peru, par les certitudes (le peu de certitude) de la pense 2. D'o un dpouillement qui confine parfois l'austrit. Philippe Jaccottet ne dit jamais que ce qu'il croit pouvoir dire 3. Naturellement, il loigne de sa posie tout ce qui ne serait qu'impressions, tout ce qui ne serait que subjectivit. Mais il se mfie aussi des images. Il le dit, d'ailleurs, et avec une constance surprenante : l'image, si elle insiste, gne 4, les images ne doivent pas se substituer aux choses 5, danger de l'image qui drive 6, L'image cache le rel, distrait le regard 7, J'aurais voulu parler sans images 8. Cette discipline qu'il s'impose lui pse ; ils n'est pas ais de rendre la complexit du monde l'aide du langage humain, ce mdiateur imparfait. J'ai de la peine renoncer aux images 9, crit-il. Dans le pome en prose Travaux au lieu dit l'Etang 10 se trouvent explicites toutes les difficults de sa dmarche : la comparaison peut loigner l'esprit de la vrit, l'nonc direct la tuer, n'en saisissant que le schma, le squelette . Aucune marge de manuvre, donc. Le risque subsiste que le signe, dpouill de tout ce qui ne lui serait pas rigoureusement intrieur , ne se retranche que mieux dans son secret . Mais plus loin, il bauche une solution thorique. Il ne s'agirait pas de comparer deux ralits concrtes (comme des coquelicots et des robes rouges) mais d'approfondir la chose tudie, d'en poursuivre le sens cach par le dtour d'autres choses (quitte rapprocher des lments dont le rapport n'apparatrait pas immdiatement). Jaccottet donne un nom ce qu'il entrevoit : l'ouverture d'une perspective . Il se prend thoriser mais il ne faudrait pas y voir un art potique ; sitt ces prceptes noncs, il ironise : je ne sais plus que dire . C'est dans l'volution potique de Jaccottet que rsident en filigrane ses thories. La nuit est une grande cit endormie 11, vers qui ouvre son premier recueil important, devient en 196712 :

Se peut-il que la plus paisse nuitn'enveloppe cela ?

Et l'tang, d'abord compar une fleur ou une lingerie, s'approfondit, se dpouille de ces masques pour donner :

La juste frontire atteintela fracheur s'envole13L'admiration de Jaccottet pour le haku - auquel les vers prcits sont redevables - procde de son caractre authentique : selon lui, les quatre volumes de Blyth contiennent les mots les plus proches de la vrit 14. Il relve par exemple ces quelques lignes :

Les ptales de la rose jaunevont-ils tomberau bruit de la cascade ?15Les Airs, dont nous avons dit qu'ils taient ns de la volont d'adapter notre langue le haku, disent le problme central de la cration potique chez Jaccottet : Vrit, non-vrit 16.Cette sincrit, ce dpouillement apparentent Jaccottet Franz Schubert et Paul Czanne. Du reste, Jaccottet voque Schubert dans ses cahiers, Schubert dont l'adagio du quintette en ut mineur fait entendre une voix fragile, suspendue dans le vide, compose de rien, quelque chose qui a l'air de monter du fond de la terre, comme une lumire ressuscite 17. Quant Czanne, il fait l'objet de quelques lignes importantes dans Paysages avec figures absentes18 : il n'y a pas de thtre, pas de fausset dans ses paysages, il parvient saisir la grce de l'Origine . L'exigence de vrit a chez Jaccottet d'autres consquences. Tout d'abord, le renoncement la versification traditionnelle. La rime entre en conflit avec la vrit : comme elle me fait dire autre chose que ce que je dois, je l'abandonne . Mais cet abandon risque de nuire la cohrence du pome 19. Si Jaccottet s'en est longtemps tenu l'alexandrin, c'est, comme le note Roger Francillon, par raction contre les facilits d'une trop grande initiative laisse aux mots . La vrit est donc l'occasion d'un dilemme : la vrit, l'pre vrit 20.D'autre part, la dmarche est souvent similaire (cf le recueil de Paysages avec figures absentes) : un paysage se prsente au pote, qui tente de le dcrire l'aide d'images. Mais ensuite s'exerce l'esprit critique : le narrateur tente d'apprhender la ralit par un mouvement plus pntrant. Qu'est-ce qui a pu sduire l'me, faire rsonner la lyre intrieure ? Qu'est-ce que le lieu cache d'invisible et d'ternel ? C'est par ttonnements successifs, qui n'excluent pas le recours d'autres potes (comme Gongra, Rilke, Hlderlin) ou des peintres (Le Lorrain, Breughel) que Jaccottet essaiera d'atteindre la signification profonde.Jaccottet n'est pas le seul pote de sa gnration essayer de tracer pour l'tre une nouvelle voie vers la vrit. Chacun leur manire, Reverdy, Guillevic, Dupin, Bonnefoy et Jaccottet, en potes ignorants , privilgient l'humilit d'un dire du peu, de la litote. Leur parole scrupuleuse et dpouille, fragilise par les doutes et les questionnements, a tous les accents d'une nouvelle thique. Avec eux, la posie parat enfin consentir au simple et l'immanence. Nous sommes entrs dans l're de l'hic et nunc.

2) L'insaisissable

Le problme majeur auquel est confront Jaccottet est le caractre insaisissable de la ralit qu'il poursuit. Il est rare qu'il parvienne concrtement (et non plus en thorie) apprhender cette dernire. Au demeurant, les marques de dcouragement ou de perplexit ne manquent pas. L'criture de Jaccottet (dans les uvres en prose) est parseme de repentirs innombrables, de corrections : mais n'est-ce pas trop cder l'illusion ? , Encore tait-ce trop prciser , Ce sont choses, je l'avoue, un peu vite dites , Toutefois, c'tait autre chose , Et me voil ttonnant nouveau , encore un rapprochement qui, pour tre partiellement heureux, n'en doit pas moins tre oubli, effac , La vrit semblait pourtant si simple , Or, ce n'est pas du tout cela , Qu'est-ce donc que j'aurais voulu dire ? , Probablement n'est-ce que moi qui trbuche 21... Les parenthses qui abondent chez cet auteur ont souvent pour but d'introduire une rectification.Jamais les pomes en prose ne s'achvent sur une certitude absolue. L'pistmologie de Jaccottet pourrait paratre foncirement pessimiste, s'il ne continuait pas sa qute, inlassablement, pour quelques moments de vrit.Il ne faut pas esprer plus qu'une troue 22, une vision fugitive de la vrit, un instant o le ciel et la terre s'ouvrent 23. Cette ouverture miraculeuse concide avec la temps bref d'un pome. Plusieurs passages montrent une ralit fuyante : Jaccottet est entran vers quelque chose d'vasif , il s'en tient l'immdiat , [toutes les choses essentielles], d'une certaine faon, se drobent toujours 24, tout se drobe de plus en plus 25... L'vanescence de la ralit s'explique par ce que Jaccottet pourchasse en elle. C'est au-del des apparences qu'il faut aller pour pntrer dans le royaume des essences inaltrables 26. Le pote doit s'efforcer de dcrire ce qui n'a pas de nom, de dchiffrer une inscription fugitive sur la page de la terre 27. L'Invisible , l'Infini , l'Inconnu 28, telles sont les autres dclinaisons, tout aussi significatives, de l'insaisissable. Et Jaccottet de citer Senancour : Si les fleurs n'taient que belles sous nos yeux, elles sduiraient encore ; mais quelquefois leur parfum entrane, comme une heureuse condition de l'existence, comme un appel subit, un retour la vie plus intime. Soit que j'aie cherch ces manations invisibles, soit surtout qu'elles s'offrent, qu'elles surprennent, je les reois comme une expression forte, mais prcaire, d'une pense dont le monde matriel renferme et voile le secret 29. La beaut de ces fleurs ne constitue pas seulement un ornement ; une pense 30 gt en elles. Jaccottet a une conception panthiste de la nature (comme nous le verrons plus loin). La nature doit tre apprise, dchiffre (un titre comme Leons est rvlateur). Mais l'humilit, une humilit socratique, demeure l'unique moyen d'accs la connaissance. Jamais l'homme ne conquerra la Vrit ternelle. Jaccottet fustige maintes reprises ceux qui ont prtendu outrepasser leur nature terrestre, ceux qui ont cru voler la parole des anges. L'Obscurit est le rcit d'un matre qui s'tait jug victorieux d'avance et qui s'est heurt cruellement aux limites de notre condition. Jaccottet a peut-tre partag un temps l'optimisme bat de certains penseurs, mais il a prsent abdiqu toute prsomption. La lumire n'est pas donne qui la cherche 29. On peut seulement entrevoir (c'est un terme qui revient souvent dans cette uvre) : Jaccottet est moins visionnaire mais plus scrupuleux qu'un Rimbaud qui crivait : Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir 32.Pour Jaccottet, il ne faut pas convoiter la vrit avec acharnement. Il semble qu'il faudrait dormir pour que les mots vinssent tout seuls. Il faudrait qu'ils fussent venus dj, avant mme d'y avoir song. 33 Le pote doit accueillir les images tout en prenant garde au fait qu'elles sont plutt des directions . En somme, l'attitude de Jaccottet face la nature est lucide et profondment respectueuse. Il est conscient que ce qu'il tente d'apprhender dpasse la dimension humaine. Il prouve la disproportion de l'homme : Tout ce monde visible n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature. (...) Nous avons beau enfler nos conceptions au-del des espaces imaginables, nous n'enfantons que des atomes au prix de la ralit des choses. (...) Qui se considrera de la sorte s'effrayera de soi-mme (...) ; et je crois que sa curiosit se changeant en admiration, il sera plus dispos contempler en silence [ces merveilles] qu' les rechercher avec prsomption. (...) Car enfin qu'est-ce qu'un homme dans la nature ? (...) Que fera-t-il donc, sinon d'apercevoir quelque apparence du milieu des choses, dans un dsespoir ternel de connatre ni leur principe ni leur fin ? 34Jaccottet est comme un prtre recueillant modestement un pan du mystre divin. On pourrait galement se reporter Maupassant, qui, d'une manire certes diffrente, affronte une ralit chappant l'entendement humain : Comme il est profond, ce mystre de l'Invisible ! Nous ne le pouvons sonder avec nos sens misrables, avec nos yeux qui ne savent apercevoir ni le trop petit, ni le trop grand, ni le trop prs, ni le trop loin, ni les habitants d'une toile, ni les habitants d'une goutte d'eau... (...) Ah ! si nous avions d'autres organes qui accompliraient en notre faveur d'autres miracles, que de choses nous pourrions dcouvrir encore autour de nous ! (...) Est-ce que nous voyons la cent millime partie de ce qui existe ? (...) Depuis que l'homme pense, il se sent frl par un mystre impntrable pour ses sens grossiers et imparfaits... 353) Une esthtique de la mesure et du non-dit

La mesure est indissociable de la posie de Jaccottet. Il aspire en toutes choses un quilibre. S'il a longtemps pratiqu le vers rgulier, c'est surtout parce que celui-ci donnait au pome un quilibre cohrent, parce qu'il introduisait dans le chaos de la socit et dans les tourments de l'existence un peu d'ordre 36. Par la suite, quand Jaccottet a adopt le vers libre, ses pomes ont gard un caractre achev et proportionn. Il en va de mme pour les textes en prose.Jaccottet corrige beaucoup, tout en s'accommodant d'une justesse relative qu'il sait indpassable. C'est une autre forme d'quilibre. Le pote refuse les excs de l'automatisme tout comme ceux du formalisme. Il essaie toujours de prserver la fracheur des images qu'il accueille mais ne s'en contente pas. Les premires qui se prsentent l'esprit ne sont pas ncessairement les plus simples, les plus naturelles, ni les plus justes 37. Sa posie nat donc d'un mlange de spontanit et de labeur. Les cahiers de la Semaison sont en ce sens particulirement emblmatiques. Il s'agit de notes, de futilits prodigieusement intressantes (pour qui s'intresse au quotidien et la conscience du crateur) : inconnus rencontrs dans un train, excursion Orange, quelques lignes releves chez Hlderlin, Cioran, Simone Weil, des promenades, l'aspect du ciel ou d'un tang, des fragments potiques... Et pourtant ces notes ont fait l'objet d'un important travail de rcriture.Dans la posie du XXe sicle, on ne peut luder le dbat sur la place du je. L aussi, Jaccottet s'avre conciliant. Le sens rside dans le rapport des choses la fois entre elles et avec le sujet : une description objective ne dpasserait pas le stade des apparences, tandis que des associations subjectives loigneraient irrmdiablement la vrit. Autrement dit, la voix du pote n'est pas bannie de son uvre, il ne se dsolidarise pas de son identit. Il n'y a pas non plus fragmentation du moi ni dramaturgie polyphonique. La fonction expressive demeure donc. Mais d'un autre ct, la prsence de l'ego n'est pas obsdante ni tyrannique38 , loin de l. Jaccottet crit : le recours exclusif la subjectivit, chez Rilke, conduit une impasse ; et (...) le recours des lments extrieurs la subjectivit pure, chez Ramuz, chez Chappaz, est en partie artificiel, forc39 . Depuis L'Effraie, le je va aller toujours s'effaant ; les dtails autobiographiques vont peu peu disparatre. En somme, la parole de l'auteur s'estompe sans mourir. Jaccottet s'est souvent prononc en faveur d'une telle ascse : L'attachement soi augmente l'opacit de la vie40 , L'effacement soit ma faon de resplendir41 . Il rejoint ainsi la plupart des potes de l'aprs-guerre, qui remplacent le je par le nous. (Mme chez ceux qui demeurent des lyriques, comme Supervielle, Aragon, Eluard, la voix est en mme temps celle d'une classe sociale, d'une nation, d'une poque42 .) Cette faon de procder est justifie par la recherche de la transparence et de la lumire : les proccupations gotistes voire le lyrisme - mais Jaccottet n'est jamais tomb dans ce travers - ne peuvent que brouiller une vision claire du monde. D'aprs Jean Starobinski, libre du souci de soi, la conscience n'en est que plus disponible pour s'offrir un plus juste rapport avec ce qui, en-dehors, lui importe43 . Le sujet personnel persiste car c'est lui qu'il revient de recueillir la parole du monde. Mais pour parvenir l'tat de rceptivit adquat, il doit se dgager de tout ce qui n'est qu'accessoire ou commun, de tout ce qui n'est qu'humain commencer par ses propres tourments. Alors seulement le pote peut parler avec la voix du jour44 ; et en [lui seront] rassembls les chemins de la transparence45 . Il ne faut pas oublier que Jaccottet a t traducteur ; la position attentive et modeste qu'il occupe face la voix du monde rappelle celle qu'il occupe en tant que traducteur face la voix de l'autre. C'est une mdiation discrte.La posie de Jaccottet s'insinue plus profondment au cur des choses qu'aucune autre, mais cette audace est tempre par les repentirs de l'auteur, par sa modration. C'est une volont de maintenir un quilibre au contact mme des expriences les plus vertigineuses46 . De mme sa phrase est souvent elliptique, et de ce fait sibylline (cette obscurit, c'est celle qui se prsente chacun de nous, celle du monde) ; mais elle est nonce avec limpidit, au moyen de vocables purs et lmentaires. Le non-dit est une faon de ne pas puiser ni accaparer le monde, de laisser aux choses leur pouvoir, de prserver une part de mystre irrductible. C'est sous la plume de Jaccottet lui-mme qu'on trouve la meilleure dfinition de cette posie : elle est une manire de parler du monde qui n'explique pas le monde, car ce serait le figer et l'anantir, mais qui le montre tout nourri de son refus de rpondre, vivant parce qu'impntrable, merveilleux parce que terrible47 . La posie de Jaccottet ne touche jamais des certitudes dfinitives. Elle ne repose jamais sur quelque chose de stable. Elle est tout entire passage. C'est une recherche, non pas une rvlation. Je voudrais comprendre cette espce de parole48 , concde-t-il. D'aprs Starobinski, un paradoxe apparent associe, dans cette uvre, ignorance et vrit, fait de l'ignorance le rceptacle de la plus prcieuse vrit49 .La posie de Jaccottet, finalement, navigue entre ciel et terre50 , entre veille et sommeil51 , entre le limit et l'Illimit . Pour lui, toute l'activit potique se voue concilier, ou du moins rapprocher, la limite et l'illimit, le clair et l'obscur, le souffle et la forme52 . Il s'agit aussi de trouver le point de vue adquat, c'est--dire un quilibre entre proximit et loignement. Notons qu'en s'loignant (...), quelquefois, l'on se rapproche53 . Quant la beaut, elle est quilibre entre le sol et le ciel, la nuit et le jour54 . L'quilibre semble la condition d'une harmonie totale55 , cette harmonie que Jaccottet a trouve la Villa des Mystres. Il nous parat intressant de citer Gatan Picon, dont l'analyse de la posie jaccottetienne montre bien sa position synthtique : Il y a chez [Jaccottet] la fois l'cho des potes symbolistes franais (et mme de Francis Jammes dans sa simplicit) et celui de l'ample orchestration rilkenne, dans un registre assourdi, austre, infiniment lger56 .

2me partie - La nature

1) Une nature vivante. Perceptions kalidoscopiques.

Toute description comporte deux ples. Un espace intrieur est aux prises avec un espace extrieur. Ce dernier fait figure d'metteur, alors que la conscience constitue en quelque sorte le rcepteur. En ralit, les choses sont plus complexes, car l'espace intrieur influence souvent la manire qu'on a de percevoir l'espace extrieur. C'est trs net chez Flaubert, par exemple : les descriptions de Paris dans l'Education sentimentale dpendent troitement de l'tat d'esprit du descripteur ; elles sont le reflet de sa conscience. Chez Jaccottet, ce phnomne d'interfrences intervient galement. Les images sont souvent en rapport avec la luminosit, la lgret. Le pote veut comprendre son motion ; il cherche ce qui dans le paysage l'a touch57 . La subjectivit n'est donc pas absente.Cependant ces textes ne parlent jamais que du rel58 , et c'est ce que nous allons tudier prsent : le paysage lui-mme et les perceptions qui en manent.Dans l'uvre de Jaccottet, le paysage est un monde part, frmissant de vie. Il y a bien sr les animaux (serpent, moutons, tourterelle, effraie et autres oiseaux...). Mais la vgtation elle-mme parat anime. Les plantes sont sources de lumire, elles sont compares un feu qui dormirait59 , les saules brl[ent] comme des feux60 , l'aubpine claire les taillis61 . On note des mtaphores telles un jardin de braises fraches62 . Le monde entier n'est que la crte d'un invisible incendie63 .Il n'est pas seulement question de vie et de feu ; il est aussi question de sensualit. La nature a des traits fminins. Et le dsir point souvent chez le narrateur. Ainsi, dans Le pr de mai64 , Jaccottet crit : Toutes ces robes transparentes ou presque, mal agrafes, vite, vite ! dimanche est court... .Le mouvement est omniprsent. L'eau est pleine de vie et toujours courante, la fois l'eau de l'tang qui n'est pas stagnante comme on et pu s'y attendre65 et l'eau de pluie, naturellement, qui tinte comme un carillon66. Jaccottet prcise : le mouvement [de l'eau et du vent] compte sans doute aussi dans la phrase qui semble, de l-bas, m'tre souffle67 . L'image qui revient le plus souvent pour montrer le mouvement est celle de la barque. Ainsi, une combe devient une barque sombre, charge d'une cargaison de bl68 . On note galement les barques pleines de brlants soupirs69 , cette barque d'os70 , comme l'eau derrire la barque71 ... Outre cette vie qui l'anime, le paysage est dot de la parole. La voix de la nature se fait frquemment entendre : Je sais encore moins comment [la montagne] me parla72 , de tels lieux me parlent73 , Toute eau videmment nous parle74 . A propos de Claudel, Jaccottet crit : La terre parle75 . Mais cette assertion vaut aussi bien pour sa propre posie. C'est la voix de l'univers que le pote doit s'efforcer de recueillir.Dans son entreprise de transcription de la nature, celui-ci doit s'astreindre certaines rgles. L'essentiel est de ne pas priver les paysages du mouvement et de la vie76 . Le pote doit observer le monde travers sa fentre. Tout livre digne de ce nom s'ouvre comme une porte, ou une fentre77. Cette figure de la fentre revient plusieurs reprises pour prciser la position du pote. Ainsi, la fentre, pour Hlderlin, tait comme un cadre qui empchait la dispersion du visible78 . Et la forme mme du pome (...) imitait celle d'une fentre . Jaccottet observe pareillement le monde par une fentre. Le pome en prose Mme lieu, mme moment79 s'ouvre sur cette phrase : Je me penche ma fentre de rochers... .Le paysage dcrit par le pote est donc un monde vivant, vers lequel il s'avance avec respect et dont il essaie de dchiffrer la voix. Immerg dans la nature, il est assailli par une dbauche de sensations, essentiellement des sensations auditives et visuelles. Ce qu'il entend, ce sont des voix, celle de l'invisible, celle d'un oiseau entre ciel et terre ou celle d'une morte80. Mais les perceptions sont davantage picturales. Jaccottet admire la luminosit, l'clat du paysage. Comme Czanne, il tire un parti merveilleux des fragments, des couleurs qu'il juxtapose. Sa technique descriptive, dans un pome comme Le pr de mai , peut tre qualifie d'impressionniste, avec ces notations minimalistes et cristallines, cette succession de rouges, ces clats rouges, ou jaunes, ou bleus 81. Dans Bois et bls82 , c'est sur le vert, le noir et l'argent qu'insiste le pote. Dans l'ensemble, sa palette oscille entre le vert, le rouge, le bleu du ciel et de l'eau, et l'or des bls et de la lumire. Certaines perceptions ne relvent ni de l'oue ni de la vision ; ainsi, la fracheur (voir le pome Travaux au lieu dit l'Etang83 ). Si la nature a une telle prsence, c'est aussi qu'elle est habite par l'invisible, le sacr. Dans les Paysages avec figures absentes, les nymphes et les dieux grecs sont voqus. Jaccottet, videmment, ne croit pas rellement en leur existence (en cela, il se diffrencie de Hlderlin). Mais il sait qu'il reste une part de la lumire antique, des dbris d'harmonie, il reste des ruines, des pierres... Et peut-tre mme tait-ce parce qu'il n'y avait plus en eux de marques videntes du Divin que celui-ci y parlait encore avec tant de persvrance et de puret84 . C'est la mme chose dans les paysages de Czanne : les figures absentes que sont les nymphes y paraissent paradoxalement plus prsentes que chez les peintres de la Renaissance.

2) L'hiver, l'absence, la dpossession

L'hiver traverse toute l'uvre de Jaccottet. A commencer par A la lumire d'hiver. Dans ce recueil, Jaccottet pleure la mort d'une jeune femme. Le lien entre l'hiver et la mort est fortement soulign. Mais l'hiver fascine Jaccottet aussi par sa lumire (le titre de l'ouvrage est significatif) et par son dpouillement. Dans Paysages avec figures absentes85 , il prcise : Plus qu'aucune autre saison, j'aime en ces contres l'hiver qui les dpouille et les purifie . Puis il ajoute : Une saison pour les anges . On retrouve l'hiver dans maints pomes : Lune d'hiver86 , L'hiver87 , Soleil d'hiver88 . La neige y est le plus souvent lumineuse. Dans L'hiver, le soir...89 , par exemple, la neige s'allume . L'hiver s'accorde parfaitement avec les conceptions potiques de Jaccottet. D'aprs Gaston Bachelard, de toutes les saisons, l'hiver est la plus vieille. Elle met de l'ge dans les souvenirs. Elle renvoie un long pass. C'est une saison du nant, une saison tragique. Or Jaccottet dfinit ainsi son uvre potique : A partir de rien, telle est ma loi90 .Le rien est aussi l'absence. Tout est dpeupl , pourrait-on dire en plagiant Lamartine. Sans cesse reviennent la perte, les morts, la peur du vieillissement, le risque du silence... Il s'agit presque d'un leitmotiv. On constate de fait que plusieurs uvres majeures de Jaccottet ont pour point de dpart la mort d'un tre proche. Les Cormorans ont t crits aprs la mort de son pre. A travers un verger est un hommage Christiane Martin du Gard. Quant Chants d'en bas et A la lumire d'hiver, le pote y est hant par la mort d'une femme (il s'agit peut-tre de sa mre). Dans ce dernier recueil, sa posie atteint un dpouillement et une sincrit admirables. Voir par exemple le pome Sur tout cela maintenant... . Il n'est dsormais plus question de chanter ; seul parler reste possible (c'est le titre de la premire partie de Chants d'en bas, et cela dfinit bien la tonalit du livre). Mais au demeurant, Jaccottet n'a jamais t un adepte des grandes envoles lyriques ; son idal potique suppose la mesure et la dignit. Quand il s'agit de parler des dfunts, il vite mme toute image pour ne pas transmuer sa douleur en un jeu rhtorique. La mort est prsente ds l'entre en littrature de Jaccottet, puisque ce sont des photographies de jeunes rsistants torturs et tus qui l'ont incit crire Requiem ( l'ge de vingt ans). On peut donc dire que la posie de Jaccottet prend naissance dans la mort. Lui-mme a crit : En moi, par ma bouche, n'a jamais parl que la mort. Toute posie est la voix donne la mort.91 Paradoxalement, il se peut que le deuil soit une tape ncessaire pour accder la joie et au je. Le deuil se dfinit comme l'tat de perte d'un tre cher s'accompagnant de dtresse et de douleur morale ncessitant un travail intrapsychique, dit travail de deuil (Freud), pour tre surmont. Le lien entre deuil et criture apparat manifeste. L'criture permet de mtamorphoser la souffrance. C'est elle qui fait office de travail de deuil et qui fait tourner le dos la mlancolie. Elle agit en somme comme une catharsis. En ce sens, la mort permet un nouveau dpart.Mais la mort donne aussi libre passage aux inquitudes les plus profondes de l'homme. Quiconque est amen faire le deuil des tres qu'il perd apprend par l passer par sa propre mort. Le deuil veille en effet la peur que chacun a de mourir. Qui me gardera de cette mort avant la mort ?92 s'crie le pote. Passer par sa propre mort, c'est surtout faire l'preuve de l'Unheimliche93, l'inquitante tranget . La prsence d'une pulsion de mort au-dedans de soi scandalise la raison. D'o d'incessantes incantations. D'o des pomes comme celui-ci :

Dans la nuit,Je me lve et recompte le chiffre de mes gains,de mes dbours.Je vois que mon corps est laidcomme les vieux corps mal soigns.Je fais le compte de mes pertes entre ces murs,je suis devenu pareil aux autresqui ne voient plus la nuitet qui ont peur94.

Le deuil n'est pas la seule forme d'absence. Rappelons que le paysage au milieu duquel se meut le pote a t dsert par les dieux. Dans les Paysages avec figures absentes, il ne subsiste que des marques demi effaces du Divin. L'harmonie est inconcevable aujourd'hui95 ; on ne peut esprer trouver que des reflets de l'ancienne lumire.Il faut noter que les restes de civilisations disparues ont toujours mu Jaccottet. Or ici encore, dans ce cas de mort collective, l'criture joue un rle salutaire. Car c'est elle qui a port jusqu' nous l'cume d'un pass grandiose. L'criture, en fait, retient le temps qui passe, soustrait ce qui a eu lieu l'effacement et l'oubli. L'absence se manifeste une dernire fois dans la disparition des compagnons en littrature du pote. Quand Jaccottet fait allusion des artistes, il s'agit le plus souvent d'artistes dcds. Les uvres de Dante, Hlderlin, Ronsard, Musil ne sont pas contemporaines, pas plus que celles de Poussin, Le Lorrain, Rembrandt ou Breughel en peinture. Ainsi tout renvoie Jaccottet au pass, la mort.L'artiste dont la mort l'a le plus affect est sans aucun doute Gustave Roud. Celui qui fut son modle littraire a, d'une certaine faon, toujours ctoy la mort. En effet Roud vivait parfois dans une solitude dsole, celle o l'on se voit avec effroi devenir un mort vivant96 . L'Obscurit rapporte cette exprience de la sparation. On y voit un matre devenu un mort vivant, plein d'un pessimisme effroyable. Mais le disciple refuse ces leons de dsesprance et se rsout suivre son propre chemin, chappant par l mme au vertige, l'pouvante de la mort. On remarque du reste chez Jaccottet une volont constante de s'arracher ses pesanteurs, sa sotte mlancolie .Comme nous l'avons brivement indiqu prcdemment, le deuil est l'occasion d'un nouveau dpart. L'acte potique commence par une rupture ou plutt par une sparation ; cette sparation va rendre possible l'closion d'une voix nouvelle et authentique. On s'en rend compte dans Elments d'un songe, o la voix envahissante des autres brouille l'identit. Il y a mme une menace d'aphasie. Jaccottet crit : Il fallait sans cesse recommencer (...) comme si quelqu'un d'autre, et non moi, avait crit ces pages . Il importe donc de chasser les voix anciennes. C'est ce que fera Jaccottet, qui en viendra naturellement abandonner les formes fixes (comme l'alexandrin) pour trouver sa voix propre.Le paysage joue un rle comparable l'criture en ce sens qu'il permet de surmonter le deuil. Un arbre, par exemple, est le contraire d'un fantme : il est vivant, nourri d'eau et de terre. Aprs l'hiver viendra la floraison. Il est remarquable que Le livre des morts97 , un des plus longs pomes en vers de Jaccottet, s'achve sur l'image d'un amandier.En rsum, dans cette uvre marque par la dpossession, le pote erre au sein de la nature, au seuil de l'invisible, dsormais spar du pass et prt accomplir son parcours initiatique.3) Les arcanes de l'invisible

L'espace dans la posie jaccottetienne est un espace distordu, o prennent place des phnomnes singuliers. C'est qu'il se double d'un monde invisible ; et les frontires entre les deux univers deviennent parfois poreuses. Ainsi la pluie, dans Sur le seuil98 , produit-elle une musique surnaturelle, car elle est issue d'une source fabuleuse .Le pote se doit de pntrer les mystres de ce monde invisible : c'est l en effet que rside l'essence des choses. Or le but assign la posie est bien d'carter les voiles qui dguisent la vrit. Jaccottet crit d'ailleurs : Du plus visible, il faut aller maintenant vers le moins en moins visible, qui est aussi le plus rvlateur et le plus vrai99 . Seulement, pour approcher du moins visible et du plus vrai, le pote doit trouver un passage, franchir quelque chose. Dans la littrature du Moyen-Age, la porte constituait l'entre de l'Autre Monde (de mme qu'un pont ou qu'une rivire100). Ici, la porte permet symboliquement d'entrer en contact avec l'invisible. Dans Sur le seuil , le narrateur, comme l'indique le titre, s'arrte sur le seuil, qu'il n'ose pas franchir. Cela ne l'empche pas d'entendre et d'entrevoir le divin. Dans Travaux au lieu dit l'Etang101 , la terre s'ouvre et dit : Entre . Dans Oiseaux invisibles , c'est plutt le ciel qui s'ouvre : Sur ce miroir, tout au fond, c'tait comme si je voyais une porte s'ouvrir102 . On peut galement citer l'expression la porte des forts103 .Une fois franchi le seuil, une fois les apparences dpasses, c'est d'abord une voix qui s'offre nous. Par exemple la voix de la pluie, comme nous l'avons dj remarqu dans Sur le seuil , c'est--dire une sorte de carillon. L'expression comme un plerin coutant matines est noter, car elle met l'accent sur l'aspect religieux (aspect videmment sous-entendu quand on parle de "l'invisible"). Dj, la mtaphore paroles du ciel la terre104 tait significative. Mais le pote peut galement tre attir par quelque chose de plus diffus, de moins sensoriel qu'une voix : c'est l'appel qui rsonne dans Paysages avec figures absentes et qui abolit toute autre proccupation. Il s'agit plus d'une parole que d'une lueur , crit Jaccottet. Surtout il faut comprendre que cet appel que [le narrateur] entendai[t] venait de trs loin, du temps presque impossible imaginer o l'on croyait que les dieux habitaient les sources, les arbres, les montagnes105 . Sans surprise, l'aspect religieux rapparat. D'autant plus que cet appel s'lve proximit d'une chapelle (ou d'un ancien temple). L'espace chez Jaccottet s'articule en fait autour de plusieurs lments rcurrents. Nous avons dj voqu l'existence d'une source vocale. Plus gnralement, il peut s'agir d'une source musicale. Ainsi, dans Mme lieu, mme moment , les mriers sont compars des harpes dresses pour les Invisibles, les Absents106 . Dans le mme pome, on rencontre la mtaphore [le rose] d'une lampe dans son manteau de soie . Jaccottet utilise trs souvent ce terme de lampe, c'est--dire une source de lumire artificielle, pour dsigner quelque chose de purement naturel (l'espace jaccotettien tout entier est le plus souvent naturel). On peut citer : bougie , lampe , lampe , une lampe qui ne sera pas teinte avant que nous ne soyons passs , lanterne107 ... Ce procd d'instrumentalisation, ou plutt de rification, vise certainement renforcer l'tranget et le mystre du monde. Un clairage artificiel, de fait, accentue les contours et laisse davantage de place aux ombres. Cela peut expliquer pourquoi la clbre toile de Picasso, Guernica, comporte une lampe pour tout foyer lumineux. Cependant la lumire chez Jaccottet a des caractristiques propres. Elle sourd directement des lments de la nature et est en quelque sorte immanente. Dans Bois et bls108 , les couleurs manent [des choses] ainsi qu'un rayonnement, elles sont une faon plus lente et plus froide qu'auraient les choses de brler, de passer, de changer . C'est la mme chose pour la lumire des tableaux : cette dernire mane d'un livre ou d'un visage109. La lumire du soleil, quant elle, est compare une huile110 , un baume111 ; et Jaccottet parle de l'huile sainte du crpuscule, l'onction solaire112 . On constate donc que la nature met des voix et une singulire lumire ; on retrouve frquemment la figure de l'instrument de musique et celle de la lampe. Mais un troisime "instrument" peut tre repr. Certains objets de l'espace effectuent un travail de transformation. Dans Mme lieu, autre moment113 , on relve ce passage : Ils sont l groups telle une haute et fragile barrire, telles ces choses qui se trouvent sur un passage pour intervenir, pour transformer : barrire, cluse, tamis. Ils filtrent le vent ou le jour... . Toutes ces singularits de l'espace chez Jaccottet permettent de mieux comprendre pourquoi la bte qui achv[e] une course n'[est] plus la mme que celle qui l'avait commence114 .L'invisible est l'uvre dans le paysage jaccottetien ; mais il est videmment difficile saisir et situer. Sa position entre proximit et loignement apparat problmatique. Dans Prose au serpent , on s'tait cru enflamm par un feu que la proximit de ses signes n'empchait pas de rester lointain, tempr115... . Dans Sur le seuil , on relve : comme celui qui entend pour la premire fois des voix converser il ne sait o, prs de lui pourtant, mais il ne parvient pas les localiser116 . Nous touchons ici au divin. En effet Dieu est la fois partout et nulle part. Dans toute la littrature, les voix divines ou angliques sont dcrites comme proches et lointaines, profondes et diffuses.

3me partie - Dynamiques

1) La circularit

L'espace, dans beaucoup de pomes de Jaccottet, s'organise selon une circularit. La pote est confront des arbres, des murs qui dlimitent un cercle et indiquent un point atteindre. Mais ces arbres ou ces pierres peuvent aussi constituer un obstacle, comme c'est le cas dans les contes de fe ou les contes fantastiques ; ils peuvent sparer le pote de son but. On pense un labyrinthe, une spirale (ce qui peut paratre pertinent quand on sait que la spirale, tout comme le labyrinthe d'ailleurs, figure l'Infini). Jaccottet utilise parfois le terme de labyrinthe : Paysages qui emportent l'esprit, qui le ravissent, l'entranent dans leur labyrinthe117 .Ds le premier pome des Paysages avec figures absentes, le narrateur quitte la priphrie pour se rapprocher du centre118 . Par ce mouvement, il apaise ses inquitudes et respire mieux. Il semble se rapprocher de l'haleine divine et de l'esprit potique - qui sont en fait associs. Ce qui attire Jaccottet, ce sont les ouvertures , ces instants o le regard drobe un fragment de la Vrit. Les ouvertures apparaissent convergentes, tels les rayons d'une sphre ; elles dsignent un noyau comme immobile . Ainsi, le but de la qute du pote est clairement situ : il se trouve au centre d'une sphre ou d'un cercle. Mais ce but n'est pas unique. A la manire de la gologie, qui rvle des points chauds dissmins la surface du globe, la gographie potique de Jaccottet nous propose un monde parsem de lieux magiques , de lieux de lumire ouvrant les profondeurs du Temps .Le pote est donc en droit d'esprer trouver sa patrie119 . Ce peut tre ce bois o l'on entend des paroles qu'on [a] peine le droit d'couter , des paroles du ciel la terre120 . Ce peut tre ce bosquet dou d'une intrigante lumire et qui affecte la forme d'un cercle , d'une aire121 , d'une enceinte122 . La lumire du soleil galement est concerne par la circularit : dans Bois et bls , Jaccottet parle de maintenir un anneau d'espace intact autour du sige des dieux . Il prcise une nouvelle fois qu'il cherche le chemin du centre, o tout s'apaise et s'arrte . Cependant le lieu recherch peut aussi tre ce cercle de collines123 , ce cercle dont le centre se creuse l'infini124 . Il peut tre le concile des moutons entour d'un autre cercle , une enceinte de feuillage125 . A chaque fois nous avons donc un cercle ; et chaque fois le vocabulaire employ touche la batitude ou au sacr. Nous avons dj voqu les paroles d'un autre monde que fait entendre la pluie dans Sur le seuil . Il faudrait citer aussi l'expression pour un dieu encore sans nom . Dans Bois et bls , les troncs rayonnent et la clart est lointaine ; la combe circulaire met de la chaleur et de la lumire. En outre, les Dryades et la desse Diane sont mentionnes. Tout indique que ces endroits sont assimils une glise ou un temple ; on y est port au recueillement126 .Deux figures circulaires en particulier paraissent symboliser cette thmatique sacre. Dans Paysages avec figures absentes , les genvriers ont l'air de constellations terrestres dont ils seraient les astres . Ils sont compars des pyramides, des oblisques sems par le souffle d'un Passant invisible127 . La prsence divine est donc patente, d'autant plus que Jaccottet insiste sur l'trange lumire qui mane de ce cercle d'arbres. C'est une lumire de bougie . Une autre figure revient plusieurs reprises : le cercle des moutons. Dans Paysages avec figures absentes128 , ils voquent pour le pote des saints ou des plerins. Et dans Soir129 , ce sont des btes ternelles , vieilles comme les pierres , immmoriales et saintes . Elles aussi sont claires par une bougie . Le texte s'achve sur la paix infinie , sur la tranquillit dans le centre jamais . Pour Jean-Pierre Richard, les moutons, ou plutt les agneaux, tendres, ignorants, lumineux, nous f[ont] rveusement traverser l'ombre130 . Citons encore cette phrase magnifique : ils sont l'instrument imaginaire d'une rsolution, lacte et pelucheuse, de l'obscurit en jour . Richard appuie notamment ses assertions sur ce pome, intitul Lune d'hiver :Pour entrer dans l'obscuritprends ce miroir o s'teintun glacial incendie.Atteint le centre de la nuittu n'y verras plus refltqu'un baptme de brebis131.Ce pome est plac sous le signe de la lune, dont le disque est au centre de la nuit . Dj dans Paysages avec figures absentes , dont nous avons parl plus haut, on pouvait entendre les moutons bler sous la lune, laquelle on les [aurait dit] vous comme au fanal laiteux de leur table . La lune, sphre autour de laquelle se structure l'espace, renforce encore l'importance de la circularit dans le paysage jaccottetien. Selon Jean-Pierre Richard, la lune est aussi liquide et aussi lumineuse qu'une rivire. Elle autorisera une mtamorphose132 , elle permettra de passer d'un demi-nant un avnement . Nous y reviendrons plus tard dans la partie consacre l'ombre et la lumire.Le texte le plus instructif de Jaccottet traitant de la circularit dbute par cette interrogation : qu'est-ce qu'un lieu ?133 . Pourquoi un temple ou une chapelle sont-ils btis en tel endroit ? Selon le pote, les hommes ont le sentiment d'une source , d'un centre , d'un nouvel ombilic du monde . Grce ce centre, une harmonie, un quilibre peuvent s'instaurer entre les diffrentes directions de l'espace : gauche et droite, haut et bas, priphrie et centre... Le monde est nouveau ordonn.Jaccottet tend sa conception du lieu l'chelle des civilisations. Celles-ci gravitent autour d'un centre ; quand s'affaiblit ce centre, quand il se disperse, la dcadence survient inexorablement. C'est alors que surgissent les monstres , aux confins, jamais au centre134 .Ce n'est pas un hasard si la figure qui va permettre une nouvelle harmonie est le cercle. Jaccottet est en qute de quelque chose d'apparent au sacr. Or le cercle constitue videmment une reprsentation privilgie de l'ordre divin. Dans une glise romane, le carr symbolise la perfection terrestre, tandis que le cercle symbolise la perfection cleste. Plus gnralement, le Moyen-Age a associ le cercle a tout ce qu'il jugeait d'une perfection absolue. Il tait ainsi impensable que l'orbite des plantes ne soit pas circulaire.Cette topique du cercle et de l'ordre est lie chez Jaccottet la figure des oiseaux. Dans Prose au serpent135 , ces derniers lient les points de l'espace . En dlimitant des cercles, ils donnent au monde un repre et un ordre. Les oiseaux sont omniprsents : ils apparaissent videmment dans le recueil L'Effraie ; dans les pomes Nouvelles notes pour la Semaison , Notes pour le petit jour , Le secret , La voix , La veille funbre , Lettre du vingt-six juin 136 ; dans Une aigrette rose l'horizon... , Martinets , L'ombre lentement des nuages , Le souci de la tourterelle , Tout un jour les humbles voix , Dans l'tendue , Oiseaux , Viatique 137 ; dans Et moi maintenant tout entier dans la cascade cleste 138... Il ressort que l'oiseau chez Jaccottet est lumineux, invisible . Sa voix est pure et associe au jour. Elle monte et descend les degrs du monde139 . Est-ce une voix, un chant, un cri? Dans Oiseaux invisibles , le narrateur ne parvient pas une dfinition prcise. C'est que ces oiseaux sont presque surnaturels. Plus exactement, leur situation entre terre et ciel en fait des messagers de l'invisible.La circularit qui structure l'espace se retrouve galement dans l'criture, dans la forme, par ce qu'on peut appeler un procd de mimtisme. En effet, le narrateur des textes en prose se rapproche petit petit de sa proie, qui est la vrit, par ttonnements140 , en dcrivant des cercles concentriques tel un oiseau. Les images deviennent de plus en plus prcises jusqu' ce qu'enfin s'clairent les mystres du monde invisible. L'oiseau apparat bien comme l'emblme de la posie jaccottetienne. Dans son ouvrage La potique de l'espace, Gaston Bachelard crit : Le cri rond de l'tre rond arrondit le ciel en coupole141 . Et il cite Rilke :

... Ce rond cri d'oiseauRepose dans l'instant qui l'engendreGrand comme un ciel sur la fort faneTout vient docilement se ranger dans ce criTout le paysage y semble se reposer142.

Le rle d'agencement, de structuration du monde dvolu aux sphres choit ici aux oiseaux : L'tre rond propage le calme de toute rondeur . Bachelard a galement ces mots singuliers : Comme il arrondit paisiblement la bouche, les lvres, l'tre du souffle . Il faut noter que l'arbre hrite d'une fonction quivalente celle de l'oiseau. D'aprs Bachelard, L encore, autour de l'arbre seul, milieu d'un monde, la coupole va s'arrondir suivant la rgle de la posie cosmique143 . Citons une nouvelle fois Rilke, une des influences de Jaccottet :

Arbre, toujours au milieuDe tout ce qui t'entoureArbre qui savoureLa vote entire des cieux144. 2) De l'ombre la lumire

Paralllement cette dynamique de circularit, l'uvre de Jaccottet est traverse par un mouvement vertical. Les couleurs, par exemple, montent du centre ; elles sourdent inpuisablement du fond . Dans Si les fleurs n'taient que belles... , ce sont des manations obscures et sauvages qui montent dans une grotte depuis le centre de la terre. L'importance de ce mouvement n'a pas chapp Jean-Pierre Richard, qui ouvre son essai consacr Jaccottet sur l'envol145 . D'aprs lui, la matire s'lve (...), s'arise avec nous, devient nuage . Nous avons donc un lan vers les hauteurs doubl d'une volatilisation . Cela explique l'omniprsence chez Jaccottet de ce qui est lger, arien, transparent. Ainsi, les coquelicots sont des morceaux d'air tisss de rouge146 , de l'air en fte . S'ils fascinent le pote, c'est qu'ils montent aussi , qu'ils se livrent l'air .Jean-Pierre Richard associe immdiatement cet lan vertical une qute de la lumire. La matire qui s'lve devient poudre ; et au bout de sa mtamorphose, le grain de poussire s'efface (...) en un point de clart. Pleinement ar, l'objet devient lumire147 .De nombreux passages pourraient tayer cette analyse. Par exemple cette phrase tire des Paysages avec figures absentes :

Je comprends ce que j'aurais voulu : que par une ascension imperceptible, silencieuse, continue, chaque parcelle sombre et pesante des fondements s'clairt, s'allget, se concentrt pour devenir, tout la fin, cime brillante148.

Dans le premier pome du recueil, Jaccottet parle d'un poudroiement de feu, d'une ouverture et aussi d'une ascension, d'une transfiguration, frlant ainsi sans cesse des ides religieuses, quand les frler seulement est dj trop149 . La symbolique mtaphysique du mouvement ascensionnel est donc souligne (nous dvelopperons cet aspect dans la dernire partie).Ce qui nous importe ici, c'est surtout l'opposition entre le crottin d'o s'lvent des vapeurs, et en haut cette luminosit magique . Par l'lvation, on quitte les couleurs sombres pour atteindre des couleurs lumineuses. L'opposition entre le domaine de l'ombre et de la terre et le domaine du ciel et de la lumire se retrouve dans plusieurs pomes comme dans L o la terre s'achve150... ou dans A la lumire d'hiver.Le dsir d'lvation confronte en permanence Jaccottet deux problmes opposs : d'un ct la crainte d'tre projet[] vers le bas151 , de l'autre celle d'une tendue infiniment fuyante . Dans les deux cas, c'est un mouvement circulaire qui est en cause ; et les spirales ascendantes de l'ouvert ne sont pas plus rassurantes que les maelstrms descendants de la poussire . Il est remarquable que la circularit et la verticalit sont paradoxalement lies : c'est le plus souvent d'un mouvement circulaire que dcoule l'ascension ou la descente. On peut nouveau faire l'analogie avec le vol d'un oiseau qui dcrit des cercles avant de plonger, par exemple.Entre la terre asphyxiante et le vertige de l'air, Jaccottet semble s'orienter vers une solution intermdiaire. C'est ce que Jean-Pierre Richard appelle la maison d'air152 : ce serait un espace o [l'on] se trouverai[t] la fois recueilli et suspendu, livr l'ambigut d'une limpidit-paroi . Toujours ce rve d'un univers lger et lumineux. On comprend mieux l'intrt de Jaccottet pour les eaux courantes, la fois ariennes et transparentes. De mme que son intrt pour l'herbe ou pour les feuilles des arbres agites par le vent.Dans le pome Le pr de mai , les coquelicots sont des choses enracines sans doute par en bas, mais un peu plus haut presque libres, dtaches . Participant la fois de la terre et du ciel. Echappant aux deux dangers que nous avons voqus plus haut.Le passage vers la lumire, c'est aussi ce qui caractrise la forme jaccottetienne. Au dpart, le pote est plong dans l'obscurit ; il tente avec humilit de dchiffrer les secrets qui l'entourent. C'est une leon de tnbres , comme l'crit avec raison Jean Starobinski153. Mais ces tnbres qui sont inhrentes la condition humaine tout entire, Jaccottet parvient pour ainsi dire les exorciser par le miracle de son criture. Laissons encore une fois la parole Starobinski : La parfaite lisibilit de l'criture de Jaccottet, ses reprises pour dire mieux (surtout dans ses textes en prose), ses retouches simplificatrices, m'apparaissent tout ensemble comme l'indice de son point de dpart dans la vie commune, et comme la confirmation de son amour profess de la lumire : oui, il l'aime assez pour vouloir qu'elle circule dans les mots qu'il trace, et pour veiller n'crire aucune ligne qui ne soit pour le lecteur un chemin de clart, quand bien mme il serait parl de la nuit et de l'ombre154.

3) Transcendance et sacr

Le dsir d'ascension qui imprgne la posie de Jaccottet a un caractre minemment mystique, nous l'avons dj signal. Mais il faut s'entendre sur le sens que l'on donne ce mot. Jaccottet spiritualise la nature, il recherche une lumire, comme l'ont fait d'autres potes avant lui, par exemple Friedrich Hlderlin ou Rainer Maria Rilke (deux potes qui l'ont directement inspir). Mais il ne saurait tre question son endroit de parler de posie religieuse.D'aprs Roger Francillon, Jaccottet est sensible l'exprience du sacr, mme s'il prend acte de la mort des dieux155 . C'est en effet ce qu'explique Jaccottet dans Paysages avec figures absentes : Je ne croyais pas, est-il besoin de le dire? que les nymphes fussent revenues, ni mme qu'elles eussent jamais t visibles ; je n'allais pas me mettre prononcer des prires ou chanter des hymnes grecs156 . Il crit galement que les nymphes, les dieux sont des noms pour l'Insaisissable, l'Illimit157 . Il n'est donc jamais question d'entits divines transcendantes. Ce qui attire Jaccottet dans un paysage, c'est une lumire , une vrit . Voire de mystrieux accords d'lments158 .Il se refuse voluer dans un monde marqu uniquement par la rationalit technologique159 et effectue au contraire un retour aux sources . La nature de Jaccottet n'est pas cette nature d'aujourd'hui, rassurante et totalement explique par la science ; c'est plutt la nature telle que la vivaient les Anciens, ouverte des influences mystrieuses et magiques. En ce sens, on pourrait rapprocher Jaccottet de certains romanciers du XXe sicle comme Jean Giono, Henri Bosco ou John Cowper Powys. Mais le parallle le plus vident est avec d'autres potes : Hlderlin, Novalis, Rilke, Trakl voire mme Ren Char. De fait, on conoit aisment que la mission du pote soit de s'opposer au positivisme devenu omnipotent, d'essayer de dpasser les apparences des choses, de penser avec le cur160 comme l'a joliment dit Hugo de Hofmannstahl.. Si certains courants romanesques ont t fortement marqus par le positivisme ( commencer naturellement par le naturalisme), force est de reconnatre que ces influences n'ont pas eu cours dans le domaine de la posie. Le pote, dfinitivement, restera celui qui il incombe d'exprimer l'esprit et l'essence du monde. Jean Onimus crit : C'est le rle de la posie de r-humaniser ainsi le monde en lui rendant sa dimension de mystre161 . Citons galement Maritain : La posie est la divination du spirituel dans le sensible .Naturellement, une telle tche ne va pas sans difficults. Et le divin que recherche le pote se drobe le plus souvent lui : c'est cela que les exgtes de Jaccottet ont appel l'insaisissable. On peut lire dans un pome d'A la lumire d'hiver :

(...) quand toujours plus loinse drobe le reste inconnu, la clef dore,et dj le jour baisse, le jour de mes yeux162...

L'attitude de Jaccottet (son admirable humilit) tranche avec l'emphase et le dogmatisme des religions. Cela explique la mfiance qu'il a toujours prouv pour elles. Il crit : Au fond, chaque fois que je rencontre, o que ce soit, l'expression d'un quelconque dogme, j'prouve une vritable stupeur163 . Il voque galement son incapacit totale (...) adhrer une foi . Le christianisme ne le touche gure. Il regrette cette trs mystrieuse beaut des corps que l'art chrtien a condamne164 . Dans Eclaircies , Jaccottet s'intresse aux croyances de deux autres potes : Hlderlin et surtout Rilke, qui fustigeait le mpris de la religion pour ce qui regarde le sexe. Au fond, Jaccottet n'est pas un pote de la transcendance. Le mystre imprgne chacune de ses lignes, chacun de ses paysages. Il en est chez lui du divin comme de la lumire, qui ne provient pas d'une source unique, mais mane sourdement des choses. Comme l'crit Roger Francillon, le sens n'est pas transcendant, mais immanent au sensible165 .

Conclusion

Nous avons donc voqu les caractristiques essentielles de l'espace chez Jaccottet.Ce sont tout d'abord les exigences du descripteur qui ont attir notre attention. Jaccottet essaie d'atteindre la nature profonde des choses qui l'entourent, ce qui le conduit refuser l'envahissement des images ou du je. Mais l'objet de sa qute relve de l'insaisissable : aussi son uvre est-elle le domaine des ttonnements, des repentirs (voir les Paysages avec figures absentes) et de l'ellipse (cf les Airs).Nous avons pu voir galement que cette uvre est traverse par l'hiver et par la mort. D'autres thmes sont toutefois rcurrents chez Jaccottet : l'eau en mouvement, les oiseaux, la lumire, les voix (celle de la pluie par exemple). Tout cela contribue rendre la nature vivante, en faire un opra fabuleux , une fte des sens. La mort et le nant ne sont que le fondement partir duquel cette posie s'lve vers l'immatriel, vers ce qui est volatile et lumineux.C'est du reste ce que nous avons dvelopp dans la troisime partie. De l'ombre la lumire : voil qui dfinit assez bien la posie de Jaccottet. Il faut prciser que le mouvement d'ascension se double d'un mouvement circulaire : le but du pote est d'atteindre un centre. Le caractre mystique de cette posie apparat ainsi manifeste. Mais il n'y a pas chez Jaccottet de transcendance ni d'adhsion une religion. Il y a juste un mystre, un sacr immanent qui imprgnent la nature et apparentent Jaccottet Rilke.Maintenant, si l'on essaie de situer Jaccottet par rapport aux autres potes contemporains, on remarque immdiatement sa position singulire. Ce qui frappe le plus, c'est sa passion de la sincrit et de la mesure. Pas d'automatismes, pas de violences verbales chez lui : Jaccottet est fort loign des conceptions surralistes. Il ne pratique pas non plus les jeux de langage d'un Prvert, par exemple. Et il refuse toute loquence. Il abandonnera la rime, lorsqu'il jugera que celle-ci est contraire son souci de vrit. La mission qu'il assigne la posie, c'est de dchiffrer et d'interprter le monde. Il partage ce dessein avec des potes comme Gustave Roud, Eugne Guillevic ou Francis Ponge. Personnellement, je dirais que la posie de Jaccottet est une cole de la rigueur et de la puret. S'en pntrer, c'est raliser une ascse aprs laquelle les autres crivains paraissent mentir, s'carter du fond des choses, et ne produire au fond que de la littrature. Mais surtout, il faut souligner les vertus de l'criture elle-mme chez Jaccottet. La forme est en parfaite adquation avec le fond. Cette criture est habite par la lgret de l'air, par le souffle de la posie. C'est pourquoi on peut parler de mimtisme, puisqu'il y a dans l'espace galement une ascension vers le ciel et la lumire. Du reste, Jean-Claude Matthieu a montr que le mot jaccottetien est souvent en suspens, qu'il est une source de lumire irradiant et gnrant le reste du pome, un mot-passage. Jaccottet possde merveille le don des combinaisons potiques. Chacune de ses phrases, en dpit de son apparente simplicit, brille d'une lumire intrieure qui pourrait bien tre la quintessence de la posie. Un exemple entre mille, tir des admirables Airs :

Dans l'air de plus en plus clair scintille encore cette larmeou faible flamme dans du verrequand du sommeil des montagnesmonte une vapeur dore

Demeure ainsi suspenduesur la balance de l'aubeentre la braise promiseet cette perle perdue

On voit bien que Jaccottet ne se contente pas de dcrire la nature. Il nous fait toucher, en filigrane, les secrets du monde. De sorte qu'il ne saurait jamais tre question chez lui d'un ralisme prosaque, ce qu'une lecture inattentive pourrait laisser croire. De mme que la plupart des potes de sa gnration, Jaccottet s'oppose au rationalisme ambiant. Le mystre et le sacr affleurent constamment. Jean Onimus crit d'ailleurs : Telle est pour Jaccottet l'essence de la posie : une contemplation dans le brouillard, mais dans un brouillard que perce vaguement une lumire venue d'Ailleurs . Cela explique un titre comme Cristal et fume .Mais la meilleure dfinition de cette posie nous parat avoir t donne par Jaccottet lui-mme : L'illimit est le souffle qui nous anime. L'obscur est un souffle ; Dieu est un souffle. On ne peut s'en emparer. La posie est la parole que ce souffle alimente et porte, d'o son pouvoir sur nous.

ANNEXE: interview de Philippe Jaccottet

- N'a-t-on pas tendance abuser du mot posie , la voir partout l o elle n'est pas? - Le mot, il est vrai, a deux sens, l'un trs gnral qui dfinit une certaine sensibilit la beaut du monde, l'autre, plus prcis, par lequel on veut parler d'une oeuvre aboutie, ou du moins digne d'tre publie. Entre les deux, il y a souvent un abme. C'est d'ailleurs la difficult que l'on prouve lorsque, comme moi, on reoit beaucoup de manuscrits de jeunes gens qui sont incontestablement aussi sensibles et sincres que n'importe quel pote accompli, mais qui n'ont pas les moyens d'exprimer ce qu'ils ressentent. Cette situation a quelque chose de trs injuste, de trs cruel, mais elle est propre l'art en gnral.

- Les potes, sans doute, ne manquent pas, mais ont-ils encore des lecteurs? - Les potes se plaignent volontiers de l'indiffrence dans laquelle on les tient, mais je crois qu'on en dite autant, sinon davantage qu'au XIXe sicle en tout cas. A mon sens, le nombre de plaquettes qui sortent aujourd'hui est mme plthorique. La presse en parle trs peu, il est vrai, ce qui n'empche pas des phnomnes comme celui de la collection Posie Gallimard dont l'dition des Alcools d'Apollinaire a t tire un million d'exemplaires. Bien sr, ce chiffre s'explique en partie par les coliers, obligs d'acheter un livre qu'ils lisent en classe, mais on a quand mme l'impression qu'un nombre tonnamment grand de lecteurs dcouvrent aujourd'hui la posie. Peut-tre qu'on leur en parle davantage dans les coles. Je le vois ici Grignan. Il suffit parfois d'un instituteur qui ait l'esprit ouvert pour que les lves se mettent lire du Prvert ou du Tardieu, par exemple, ce qui les sort de la rengaine littraire o on les enfermait autrefois. Je ne suis pas aussi pessimiste qu'on serait tent de l'tre. Je crois que c'est le cheminement des pomes qui se fait d'une manire plus secrte, de bouche oreille, par des passionns qui parlent des livres qu'ils ont lus et font lire ailleurs. Cette manire de se transmettre des textes et de les faire rayonner a quelque chose au fond d'assez beau.

- La posie a-t-elle encore un rle militant, politique, rayonne-t-elle de manire particulire dans les situations de guerre ou de conflit? - C'est un sujet difficile sur lequel je ne peux pas me prononcer avec toute la rigueur ncessaire. Si l'on n'a pas t touch soi-mme par la cruaut du sort, il faut en parler avec beaucoup de rserve. Mais la posie tant pour moi le langage qui dit le mieux, avec le plus de vrit ce que l'homme prouve dans la profondeur de son tre, son sens et son prix ne peuvent que se renforcer dans des situations douloureuses, tendues, violentes.

- A la limite, peu importerait donc le contenu du pome? - Je ne dirais pas cela, mais comme elle me semble toucher une sorte de mystre, d'indicible qui lui donne son rayonnement, il n'est pas ncessaire, dans des circonstances de guerre, qu'elle parle de ces circonstances pour tre entendue. La posie parle toujours en faveur de la vie. On raconte que Mandelstam, dans le camp o il a pass ses dernires annes, aurait rcit des pomes de Ptrarque aux autres prisonniers. Dieu sait qu'il n'y a rien de plus loign que Ptrarque d'un camp de prisonniers russes. Mais la posie dans ce cas, c'tait un peu comme la goutte d'eau pour un homme qui marche dans le dsert, quelque chose qui tout coup prend un poids infini et vous aide traverser le pire. J'ai t trs frapp que Chalamov, qui a vcu dans la Kolyma, ait dit de la posie qu'elle avait t sa forteresse, et non pas du tout sonchappatoire. Quand devant l'preuve, et pas forcment l'preuve de la guerre, vous en arrivez douter, non pas de la qualit, mais de la lgitimit de votre travail de pote, des exemples de ce genre vous rconfortent et vous rassurent.

- Vous avouez que la tentation de comprendre, de savoir, vous ressaisit sans cesse, mais qu' peine reparue, elle montre qu'elle est sans fin ou sans issue. La rflexion philosophique vous passe-t-elle par-dessus la tte? - Il est clair que mes livres ctoient la philosophie. Je m'en dfends parfois, mais c'est peut-tre tort. Je ne l'ai pas explore, parce que je n'en avais pas les moyens, que ce n'tait pas mon rle et qu'il m'a sembl que la posie apportait quelque chose de plus satisfaisant, de plus nourrissant, de plus substantiel que toute formule laquelle une philosophie pourrait aboutir ou apparemment se rduire. Il y a presque tout dans la posie: la rflexion, la sensation, la sensibilit, notre rapport la nature, notre rapport aux autres. C'est un tissu extrmement vivant, trs loign de la littrature et plus satisfaisant que tel ou tel systme philosophique.

- Vous opposez posie et littrature? - Je ne place pas du tout la posie au-dessus du roman. Je pense simplement que la posie est une forme plus concentre de la cration littraire, diffrente, mais pas suprieure. Si l'on entend par littrature un simple jeu avec les mots, aussi fabuleux, amusants ou enrichissants soient-ils, comme chez Perec, l videmment je fais une distinction. La posie m'engage bien au-del de ce genre de divertissements.

- Comment fonctionne la mcanique crative? - Je n'aime pas le mot mcanique. Mes pomes sont toujours ns un peu tout seuls comme la chaleur dans une casserole d'eau produit des bulles. Presque paresseusement. Quand on crit de cette manire, on ne sait pas du tout quelle est la part d'intelligence ou d'instinct, on se dit simplement aprs coup que tout cela doit fonctionner ensemble, et comme on n'est pas n de la dernire pluie ou du dernier pome, qu'on a la tte pleine de textes anciens, cette mmoire vous guide et vous nourrit dans votre travail, sans que vous en soyez toujours conscient.

- Vous vous tes plaint parfois de ne presque plus sentir aucune chose sans penser aussitt son utilisation potique. Craignez-vous de tomber dans l'artifice ou le fabriqu? - C'est le danger du temps qui passe. L'attention au monde encourage par un certain travail potique peut aboutir aprs quelque temps altrer, sinon dtruire la capacit d'motion. On voit une feuille qui tombe d'un sarment de vigne, et aussitt il faut qu'on la voie tomber sur la page blanche. Jusqu' prsent je crois, j'ai russi me prserver de ces automatismes, mais le risque existe.

- Vous avez dit que la posie tait, non pas la langue du rve ou d'un certain idalisme, mais celui de la prcision. Pourquoi, malgr tout, parlez-vous si volontiers de vos rves? - Sans l'avoir voulu, sans prmditation aucune, je me suis mis noter dans mes carnets des rves que je faisais. J'en ai gard quelques-uns dans les livres que j'ai publis, Semaisons en particulier. C'est un peu comme si l'actualit, la bestialit et la violence, dont je ne parle pas naturellement, ressortaient de moi par ce chemin-l. Mais j'ai fait un tri svre, ne retenant que ce qui pouvait intresser les lecteurs et rejetant ce qui n'appartenait qu' moi. Je ne trouve pas qu'il faille tout dire. Ce serait rpondre un got actuel que je ne partage absolument pas.

- La nature est au centre de votre uvre. Peut-on imaginer une posie o la nature serait absente? - Je crois que c'est l'une des forces de la posie, et en fin de compte l'un de ses bienfaits. Parce que la posie, d'une faon ou d'une autre, nous rattache toujours ce qu'on appelait autrefois le cosmos, un mot trs riche, qui veut dire la fois beaut, ornement, quilibre, profondeur... Quand je lis des pomes que j'aime, j'ai toujours l'impression d'ouvrir une fentre, de renouer avec le monde extrieur, avec le dehors, le plus proche ou le plus lointain. La posie urbaine,c'est la mme chose. Chez Baudelaire, elle est magnifique. Pourtant, ce n'est pas la nature au sens du paysage ou de la campagne, c'est la Seine, les maisons de Paris, les cafs, mais c'est aussi le monde extrieur, un monde concret qui est l, sauvegard et en mme temps remis en contact avec ce que nous avons de plus intrieur. Adolescent, je n'aimais pas tellement la nature, je me forais l'aimer en imitant Gustave Roud. Le regard de l'adolescent pote est souvent retourn sur lui-mme, vers l'intrieur, il nglige les autres. L'quilibre que j'ai trouv dans le mariage m'a permis de mieux regarder au dehors et de moins m'intresser moi-mme. Alors, il y a eu une sorte de choc, presque miraculeux, dans la dcouverte de ce que pouvait tre une promenade dans les champs, le plaisir de longer une rivire... Comment est-il possible de se sentir ce point nourri, touch, rconfort, par cette relation avec le monde naturel? J'avais envie de clbrer ce qui pour moi tait de l'ordre du bonheur, et en mme temps de comprendre ce qui m'arrivait, de m'assurer que je ne cdais pas une exaltation un peu vaine, ou au dsir de fuir l'actualit et l'histoire. Je dois avoir un anctre qui s'appelle Rousseau, j'ai voulu relire Les rveries d'un promeneur solitaire , livre admirable mais dans lequel, au fond, Rousseau parle beaucoup de lui et trs peu de la nature. Ou alors, il en parle en botaniste, il herborise. Ce que j'ai essay de faire, c'est de rechercher les raisons de mon motion devant un verger de cognassiers par exemple. Peu de potes en ont parl de cette faon-l. Je ne m'en fais pas un mrite, mais je le constate aprs coup, comme une chose assez singulire.

- Vous avez traduit de la posie italienne, espagnole, allemande, russe mme... Vous tes polyglotte? - N'exagrons rien. Le russe, je l'ai appris par passion pour Mandelstam et je l'ai oubli, aussitt aprs. La traduction, je l'ai faite sous le contrle d'authentiques slavisants. Les deux seules langues trangres que je connaisse bien sont l'italien et l'allemand.

- La traduction est-elle recration? - Pierre-Louis Matthey disait de mes traductions qu'elles taient d'une platitude absolue. Il n'avait pas tout fait tort, puisque je m'efforce toujours de m'effacer derrire le pote que je traduis. Naturellement, je sais quel point c'est illusoire: si je copie ce que je crois tre le pome original, c'est forcment subjectif, personnel. Il n'empche que dans chaque pome il y a quelqu'un qui parle, avec une voix, un ton, qu' tort ou raison je crois percevoir. Pour moi, c'est cela qu'il faut restituer, alors que dans les Shakespeare traduits par Matthey, qui ont des cts blouissants par leurs inventions, on entend le traducteur avec tous ses dfauts, sa prciosit qui n'a rien de shakespearien. La traduction de la posie est d'abord affaire de nuances, d'instinct, de sens du relatif, de connaissance de ce qui, chez un pote, compte plus que chez un autre. Chez l'Espagnol Gongora par exemple, tout est dans la forme. Il serait presque absurde de ne pas rendre les rimes au moins par des assonances qui leur sont proches. Le cas de Dante est plus complexe. Son art de la rime est si prodigieux que personne ne peut songer un instant l'imiter en franais. L o il faut se torturer le cerveau pour trouver des quivalents, mieux vaut abandonner, de peur de tomber dans l'artifice, qui est toujours pire que la relative platitude.

Propos recueillis par Pierre-Andr Stauffer et Antoine Duplan

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