séminaire j.lichtenstein textes

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L’IMAGE. Textes Platon 1. « Tout ce qui est engendré est nécessairement engendré sous l’effet d’une cause ; car sans l’intervention d’une cause, rien ne peut être engendré. Aussi, chaque fois qu’un démiurge fabrique quelque chose en posant les yeux sur ce qui toujours reste identique et en prenant pour modèle un objet de ce genre, pour en reproduire la forme et les propriétés, tout ce qu’il réalise en procédant ainsi est nécessairement beau ; au contraire, s’il fixait les yeux sur ce qui est engendré, s’il prenait pour modèle un objet engendré, le résultat ne serait pas beau » Platon. Timée 28b 2. « Prends donc une ligne coupée en deux segments inégaux, l’un représentant le genre visible, l’autre le genre intelligible, et coupe de nouveau chaque segment suivant la même proportion ; tu auras alors, en classant les divisions obtenues d’après leur degré relatif de clarté ou d’obscurité, dans le monde visible, un premier segment, celui des images (eikones)- j’appelle images d’abord les ombres, ensuite les reflets que l’on voit dans les eaux ou à la surface des corps opaques, polis et brillants, et toutes les représentations semblables » République VI, 510 Aristote. 1. « Nous avons déjà parlé de l’imagination dans le traité de l’âme et nous avons établi qu’il n’est pas possible de penser sans image. En effet, quand on pense, se produit le même phénomène que lorsqu’on trace 1

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Page 1: Séminaire J.Lichtenstein TEXTES

L’IMAGE. Textes

Platon

1. « Tout ce qui est engendré est nécessairement engendré sous l’effet d’une cause ; car sans l’intervention d’une cause, rien ne peut être engendré. Aussi, chaque fois qu’un démiurge fabrique quelque chose en posant les yeux sur ce qui toujours reste identique et en prenant pour modèle un objet de ce genre, pour en reproduire la forme et les propriétés, tout ce qu’il réalise en procédant ainsi est nécessairement beau ; au contraire, s’il fixait les yeux sur ce qui est engendré, s’il prenait pour modèle un objet engendré, le résultat ne serait pas beau » Platon. Timée 28b

2. « Prends donc une ligne coupée en deux segments inégaux, l’un représentant le genre visible, l’autre le genre intelligible, et coupe de nouveau chaque segment suivant la même proportion ; tu auras alors, en classant les divisions obtenues d’après leur degré relatif de clarté ou d’obscurité, dans le monde visible, un premier segment, celui des images (eikones)- j’appelle images d’abord les ombres, ensuite les reflets que l’on voit dans les eaux ou à la surface des corps opaques, polis et brillants, et toutes les représentations semblables » République VI, 510

Aristote.

1. « Nous avons déjà parlé de l’imagination dans le traité de l’âme et nous avons établi qu’il n’est pas possible de penser sans image. En effet, quand on pense, se produit le même phénomène que lorsqu’on trace une figure : bien que dans ce dernier cas nous n’ayons pas besoin que la grandeur du triangle soit déterminée, nous dessinons pourtant un triangle d’une grandeur déterminée, et celui qui pense fait de même, car même s’il ne pense aucune grandeur, il visualise une grandeur mais ne la pense pas comme grandeur. Dans le cas où l’objet est par nature une grandeur, mais une grandeur indéterminée, on pose une grandeur déterminée que l’on pense cependant simplement comme une grandeur. » De la mémoire, 450a 

2. « Maintenant, d’une manière générale, l’art ou bien exécute ce que la nature est impuissante à effectuer, ou bien l’imite. Si donc les choses artificielles sont produites en vue de quelque fin, les choses de la nature le sont également, c’est évident ; car dans les choses artificielles comme dans les naturelles les conséquents et les antécédents sont entre eux dans le même rapport ». Physique II,8, 199b

3. « Nous avons déjà parlé de l’imagination dans le traité de l’âme et nous avons établi qu’il n’est pas possible de penser sans image. En effet, quand on pense, se produit le même phénomène que lorsqu’on trace une figure : bien que dans ce

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dernier cas nous n’ayons pas besoin que la grandeur du triangle soit déterminée, nous dessinons pourtant un triangle d’une grandeur déterminée, et celui qui pense fait de même, car même s’il ne pense aucune grandeur, il visualise une grandeur mais ne la pense pas comme grandeur. Dans le cas où l’objet est par nature une grandeur, mais une grandeur indéterminée, on pose une grandeur déterminée que l’on pense cependant simplement comme une grandeur. » De la mémoire, 450a 

4. « On pourrait d’autre part se demander ce qui fait que, l’affection étant présente alors que la chose est absente, on se souvient de ce qui n’est pas présent. En effet, c’est manifestement comme un phénomène comparable à un tableau[…]que nous devons concevoir l’affection dont nous appelons la possession « mémoire ». En effet, le mouvement qui se produit imprime comme une empreinte de l’impression sensible, comme on dépose sa marque sur un sceau. C’est pourquoi la mémoire fait défaut à ceux qui sont agités par de multiples mouvements à cause de quelque affection ou du fait de leur âge, comme si le mouvement et le sceau rencontraient de l’eau qui s’écoule. Chez d’autres, pour cause d’usure, comme sur les parties anciennes des bâtiments, et à cause de la dureté de la partie qui reçoit l’affection, l’empreinte ne parvient pas à se former. C’est précisément pour cette raison que les sujets très jeunes, tout comme les vieillards, ont une mémoire défectueuse[…] Cependant, si c’est bien ainsi que les choses se passent pour la mémoire, se souvient-on de cette affection même ou bien de ce qui l’a engendrée ? En effet, dans le premier cas, on ne se souviendrait pas des choses absentes, mais dans le second cas, comment, puisqu’on a la sensation de l’affection, nous souvenons-nous de ce dont on n’a pas la sensation, à savoir la chose absente ? Si en outre, il y a là en nous comme une empreinte ou un dessin, pourquoi la sensation qu’on en a serait-elle un souvenir de quelque chose d’autre et non pas de cette affection elle-même ? N’est-il pas toutefois concevable qu’une telle chose soit possible et même qu’elle se produise effectivement. Il en va en effet comme pour l’animal dessiné sur une tablette. Il est à la fois un animal et une copie (eikon), et tout en étant une seule et même chose, il est les deux choses à la fois, bien que celles-ci ne soient pas identiques, et l’on peut le regarder aussi bien comme animal que comme copie. De même aussi faut-il concevoir l’image qui est en nous à la fois comme quelque chose par soi et comme l’image de quelque chose d’autre. En tant donc qu’elle est par soi, elle est un objet que l’on regarde ou une image, mais en tant qu’elle est l’image de quelque chose d’autre, elle est une sorte de copie et un souvenir. De ce fait encore, lorsque le mouvement qui l’accompagne s’actualise, en tant que cette image est quelque chose par soi, l’âme pour cette raison la perçoit pour elle-même et elle se présente sous l’aspect d’une sorte de pensée (noema) ou sous celui d’une image. Mais en tant que l’image se rapporte à autre chose, l’âme la regarde aussi comme une copie, comme dans une peinture, de même que sans avoir vu Corsicos on voit Corsicos en copie. Dans ce cas, ce regard a une propriété différente de celle du regard porté sur l’image comme animal dessiné » De la mémoire, 450a 451a

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Cicéron

« Ainsi, pour exercer cette faculté du cerveau, doit-on, selon le conseil de Simonide, choisir en pensée des lieux distincts, se former des images des choses qu’on veut retenir, puis ranger ces images dans les divers lieux. Alors l’ordre des lieux conserve l’ordre des choses ; les images rappellent les choses elles-mêmes. Les lieux sont les tablettes de cire sur lesquelles on écrit ; les images sont les lettres qu’on y trace ». De oratore, II, LXXXVI, 351-354

Saint Augustin

1. « Toute image est semblable à ce dont elle est l’image ; cependant tout ce qui est semblable à quelqu’un n’est pas aussi son image ; par exemple, dans un miroir et une peinture les images comme telles sont aussi semblables ; cependant quelqu’un n’est pas né d’un autre, aucun d’eux ne peut être désigné comme l’image de l’autre. En effet, il y a image lorsqu’il y a dépendance « expressive » de quelqu’un. Pourquoi donc, lorsqu’il fut dit « à l’image », fut il ajouté « et à la ressemblance », comme s’il pouvait exister une image dissemblable. Il eut donc suffi de dire « à l’image ». Mais le semblable diffère-t-il de la ressemblance comme l’homme chaste diffère de la chasteté, comme l’homme fort diffère de la force même ; en sorte que les choses semblables ne le soient qu’en participant à la ressemblance comme ce qui est fort l’est par la force, comme ce qui est chaste l’est par la chasteté ? Il faut le reconnaître : c’est dans un langage peu propre que l’on dit de notre image qu’elle est notre ressemblance quoique l’on puisse dire en toute vérité qu’elle nous ressemble. Il en est donc de la ressemblance qui se communique comme de la chasteté qui rend chaste tout ce qui l’est. La chasteté pour être chaste n’a besoin de la participation de qui que ce soit ; au contraire, ce qui est chaste ne l’est que par la participation de la chasteté : et sans doute cette perfection se trouve en Dieu où se trouve aussi cette sagesse que nulle participation ne rend sage, mais qui rend sage tout ce qui l’est. C’est donc dans ce sens que la ressemblance de Dieu par laquelle toutes choses ont été faites, est proprement appelée ressemblance ; elle est ressemblante non en vertu de la participation de quelque ressemblance mais comme étant elle-même la première ressemblance dont la participation rend semblable tout ce que Dieu a fait par elle ». De genesi ad litteram imperfectus liber.

2. « Supposons que je veuille parler de Carthage ; c’est en moi que je cherche ce que j’en dirai, en moi que j’en trouve l’image (phantasia) ; mais cette image, je l’ai perçue par le moyen de mon corps, par mes sens corporels. C’est une ville où j’ai été corporellement présent, que j’ai vue, perçue par mes sens, dont j’ai gardé le souvenir, de sorte que j’en trouve en moi un « verbe » lorsque je veux en parler. Ce verbe, c’est l’image (phantasia) que j’en garde dans ma mémoire : non pas ce son, ces trois syllabes que je prononce quand je nomme Carthage, ni même ce

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nom que je pense en silence durant un court espace de temps ; non, c’est ce que je vois en mon âme pendant que je prononce ces trois syllabes ou même avant de les prononcer. De même, quand je veux parler d’Alexandrie que je n’ai jamais vue, j’en trouve en moi une représentation imaginaire (phantasma). Ayant souvent entendu dire et m’étant persuadé, sur la foi des descriptions qu’on a pu m’en faire, que c’était une grande ville, je m’en suis formé dans mon âme une image (imago), tant bien que mal : cette image, c’est son « verbe »  en moi, quand j’en veux parler, avant que j’aie prononcé ces cinq syllabes, ce nom connu de presque tous. Et cependant cette image (imago), si je pouvais la faire sortir de mon âme pour la produire aux yeux de ceux qui connaissent Alexandrie, ou à coup sur, ils me diraient tous « ce n’est pas elle », ou, s’ils me disaient : « c’est bien elle » », j’en serai fort étonné ». (De la trinité, VIII, VI, 9 )

3. « Qu’y a-t-il en effet qui, selon son degré d’être et selon sa mesure, n’ait une ressemblance avec Dieu, étant donné que toute œuvre de Dieu est bonne pour cette simple raison qu’il est lui-même le souverain Bien. Donc, dans la mesure où tout être est bon, il possède, encore que très lointaine, une certaine ressemblance avec le souverain Bien.[…] Il est vrai que tout ce qui, dans les créatures, est semblable (simile) à Dieu n’est pas pour autant image (imago) de Dieu : la seule image est celle qui n’a au dessus d’elle que Dieu seul. Car l’image qui est l’expression directe de Dieu, est celle entre laquelle et Dieu ne s’interpose aucune créature ». (De la trinité, XI, V, 8)

4. « Le premier de ces trois éléments, l’objet visible, n’appartient pas à la nature de l’être animé, hors le cas où nous regardons notre propre corps. Le second au contraire lui appartient, en ce sens que l’image se produit dans le corps et, par le corps, dans l’âme. Quant au troisième, il ne relève que de l’âme, car il est volonté. Or, si différents par leur substance que soient ces trois éléments, ils se fondent dans une unité si parfaite que c’est à peine si l’intervention du jugement de la raison permet de faire le discernement entre les deux premiers, je veux dire la forme du corps perçu et l’image produite dans le sens, autrement dit la vision. Quant à la volonté, elle est douée d’une telle force pour unir ces deux éléments que d’une part, pour informer le sens, elle l’applique à la chose vue, et d’autre part, une fois informé, le tient fixé sur elle. Si son impétuosité est telle qu’elle mérite le nom d’amour, de convoitise, de passion, il arrive même que tout le corps de l’être animé en soit vivement affecté ; et si la volonté n’éprouve pas la résistance d’une matière par trop inerte ou trop dure, elle fait prendre au corps une forme et une couleur semblables à celles de l’objet » (De la trinité, XI,II, 5)

5. « Même une fois disparue la forme du corps qui était physiquement perçue, il en reste dans la mémoire une similitude vers laquelle la volonté peut de nouveau tourner le regard de l’âme pour l’informer de l’extérieur, comme l’objet sensible informait le sens de l’extérieur. Ainsi se produit une trinité, faite de la mémoire, de la vision intérieure, et de la volonté qui unit l’une à l’autre. Lorsque ces trois éléments sont réunis en un seul tout, cette réunion fait donner à ce tout le nom de pensée (cogitatio). Cette fois il n’y a plus entre ces trois éléments diversité de

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substance. En effet, il n’y a là ni corps sensible, étranger à la nature de l’être animé ; ni sens corporel informé par l’objet pour que se produise la vision ; et la volonté elle-même ne s’emploie plus, pour informer le sens, à le mettre en contact avec l’objet sensible ni, une fois informé, à l’y tenir fixé. A la place de la forme du corps extérieurement perçu par le sens se présente la mémoire qui conserve la forme dont l’âme s’est imprégnée par l’entremise des sens ; à la place de la vision qui se produisait du dehors, quand le sens était informé par le corps sensible, se présente une vision intérieure toute semblable, lorsque le souvenir conservé dans la mémoire informe le regard de l’âme, et qu’on pense à de objets absents ; quant à la volonté, de même que pour informer le sens elle le mettait en contact avec l’objet extérieur et, une fois informé, l’y tenait uni, de même elle tourne vers la mémoire le regard de l’âme qui évoque le souvenir, afin que l’image conservée dans la mémoire informe ce regard intérieur et produise dans la pensée et vision semblable » (De la trinité, XI,II, 3).

6. « Si donc la représentation d’un objet matériel suppose la perception parce que le souvenir d’un objet matériel suppose lui-même la perception, c’est que la mémoire est la mesure de la représentation, comme l’objet matériel l’est de la perception. Le sens en effet tient sa forme de l’objet perçu, la mémoire la tient du sens et le regard intérieur de celui qui se la représente la tient de la mémoire.  » (De la trinité, XI, VIII,14)

7. « Si nous nous demandons quel est ce miroir et ce qu’il est, la première pensée qui nous vient à l’esprit est que ce qu’on voit dans un miroir n’est jamais qu’une image. Nous nous sommes donc efforcés, à partir de cette image que nous sommes, de voir en quelque façon, comme en un miroir, celui qui nous a faits […] Quant aux mots suivants, « en énigme », ils sont inintelligibles à tous les illettrés qui ignorent la théorie des figures de rhétorique ou,  comme disent les Grecs, des tropes […]Mais les illettrés qui ignorent les tropes ne sont pas les seuls à se demander ce qu’a voulu dire l’Apôtre quant il dit que nous voyons en énigme ; les gens instruits, tout instruits qu’ils sont, désirent pourtant savoir ce qu’est cette énigme en laquelle nous voyons ici-bas. Il nous faut donc trouver une seule explication pour ces deux affirmations, celle qui dit : «Nous voyons maintenant à travers un miroir », et celle qui ajoute : « en énigme ». Il y a en effet une seule explication puisque l’Apôtre dit en une seule phrase «Nous voyons maintenant à travers un miroir en énigme ».Autant qu’il me semble, si par le mot « miroir, il évoque la notion d’image, par le mot « énigme », il évoque une certaine ressemblance, obscure toutefois et difficile à saisir. » (De la trinité, XV, VIII, 14)

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Descartes

1. « Supposons donc maintenant que nous sommes endormis, et que toutes ces particularités-ci, à savoir, que nous ouvrons les yeux, que nous remuons la tête, que nous étendons les mains, et choses semblables, ne sont que de fausses illusions ; et pensons que peut être nos mains, ni tout notre corps, ne sont pas tels que nous les voyons. Toutefois, il faut au moins avouer que les choses qui nous sont représentées dans le sommeil sont comme des tableaux et des peintures qui ne peuvent être formées qu’à la ressemblance de quelque chose de réel et de véritable ; et qu’ainsi, pour le moins, ces choses générales, à savoir des yeux, une tête, des mains, et tout le reste du corps, ne sont pas choses imaginaires mais vraies et existantes. Car de vrai les peintres, lors même qu’ils s’étudient avec le plus d’artifice à représenter des sirènes et des satyres par des formes bizarres et extraordinaires, ne leur peuvent pas toutefois attribuer des formes et des natures entièrement nouvelles, mais font seulement un certain mélange et composition des membres des divers animaux ; ou bien, si peut-être leur imagination est assez extravagante pour inventer quelque chose de si nouveau que jamais nous n’ayons rien vu de semblable, et qu’ainsi leur ouvrage nous représente une chose purement feinte et absolument fausse, certes à tout le moins les couleurs dont ils le composent doivent elles être véritables.Et par la même raison, encore que ces choses générales, à savoir des yeux, une tête, des mains et autres semblables, pussent être imaginaires, il faut toutefois avouer qu’il y a des choses encore plus simples et plus universelles, qui sont vraies et existantes, du mélange desquelles, ni plus ni moins que de celui de quelques véritables couleurs, toutes ces images des choses qui résident en notre pensée, soit vraies et réelles, soit feintes et fantastiques, sont formées. » Première Méditation

2. « Il vous est bien sans doute arrivé quelquefois, en marchant de nuit sans flambeau, par des lieux un peu difficiles, qu’il fallait vous aider d’un baton pour vous conduire, et vous avez pour lors pu remarquer  que vous sentiez, par l’entremise de ce baton, les divers objets qui se rencontraient autour de vous, et même que vous pouviez distinguer s’il y avait des arbres, ou des pierres, ou du sable, ou de l’eau, ou de l’herbe, ou de la boue, ou quelqu’autre chose de semblable. Il est vrai que cette sorte de sentiment est un peu confuse et obscure en ceux qui n’en ont pas un long usage ; mais considérez-là en ceux qui, étant nés aveugles, s’en sont servis toute leur vie, et vous l’y trouverez si parfaite et si exacte, qu’on pourrait quasi dire qu’ils voient des mains, ou que leur baton est l’organe de quelque sixième sens qui leur a été donné au défaut de la vue. Et pour tirer une comparaison de ceci, je désire que vous pensiez que la lumière n’est autre chose, dans les corps qu’on nomme lumineux, qu’un certain mouvement ou une action fort prompte et fort vive qui passe vers nos yeux par l’entremise de l’air et des autres corps transparents, en même façon que le mouvement ou la résistance des corps que rencontre cet aveugle, passe vers sa main par l’entremise du bâton. Ce qui vous empêchera d’abord de trouver étrange que cette lumière

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puisse étendre ses rayons en un instant, depuis le soleil jusques à nous : car vous savez que l’action dont on meut l’un des bouts d’un bâton doit ainsi passer en un instant jusques à l’autre, et qu’elle y devrait passer en même sorte, encore qu’il y aurait plus de distance qu’il n’y en a depuis la terre jusques aux cieux. Vous ne trouverez pas étrange non plus que par son moyen nous puissions voir toutes sortes de couleurs ; et même vous croirez peut être que ces couleurs ne sont autre chose, dans les corps qu’on nomme colorés, que les diverses façons dont ces corps la reçoivent et la renvoient contre nos yeux : si vous considérez que les différences qu’un aveugle remarque entre des arbres, des pierres, de l’eau et autres choses semblables, par l’entremise de son bâton, ne lui semblent pas moindres que nous sont celles qui sont entre le rouge, le jaune, le vert, et toutes les autres couleurs ; et toutefois que ces différences ne sont autre chose, en tous ces corps, que diverses façons de se mouvoir, ou de résister aux mouvements de ce bâton. En suite de quoi vous aurez occasion de juger qu’il n’est pas besoin de supposer qu’il passe quelque chose de matériel depuis les objets jusques à nos yeux pour nous faire voir les couleurs et la lumière, ni même qu’il y ait rien en ces objets qui soit semblable aux idées ou aux sentiments que nous en avons : tout de même qu’il ne sort rien des corps que sent un aveugle qui doive passer le long de son bâton jusques à sa main, et que la résistance ou le mouvement de ces corps, qui est la seule cause des sentiments qu’il en a, n’a rien de semblable aux idées qu’il en conçoit. Et par ce moyen votre esprit sera délivré de toutes ces petites images voltigeant par l’air, nommées espèces intentionnelles, qui travaillent tant l’imagination des philosophes. » La Doptrique, Discours premier

3. « Il faut, outre cela, prendre garde à ne pas supposer que, pour sentir, l’âme ait besoin de contempler quelques images qui soient envoyées par des objets jusques au cerveau, ainsi que font communément nos philosophes ; ou, du moins, il faut concevoir la nature de ces images tout autrement qu’ils ne font. Car, d’autant qu’ils ne considèrent en elles autre chose, sinon qu’elles doivent avoir de la ressemblance avec les objets qu’elles représentent, il leur est impossible de nous montrer comment elles peuvent être formées par ces objets, et reçues par les organes des sens extérieurs, et transmises par les nerfs jusques au cerveau. Et ils n’ont aucune raison de les supposer, sinon que, voyant que notre pensée peut facilement être excitée, par un tableau, à concevoir l’objet qui y est peint, il leur a semblé qu’elle devait l’être, en même façon, à concevoir ceux qui touchent nos sens, par quelques petits tableaux qui s’en formassent en notre tête, au lieu que nous devons considérer qu’il y a plusieurs autres choses que des images qui peuvent exciter notre pensée ; comme, par exemple, les signes et les paroles, qui ne ressemblent en aucune façon aux choses qu’elles signifient. Et si, pour ne nous éloigner que le moins qu’il est possible des opinions déjà reçues, nous aimons mieux avouer que les objets que nous sentons envoient véritablement leurs images jusques au dedans de notre cerveau, il faut au moins que nous remarquions qu’il n’y a aucunes images qui doivent en tout ressembler aux objets qu’elles représentent : car autrement il n’y aurait point de distinction entre l’objet et son image : mais qu’il suffit qu’elles leur ressemblent en peu de choses, et souvent même, que leur perfection dépend de ce qu’elle ne leur ressemblent pas tant

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qu’elles pourraient faire. Comme vous voyez que les tailles douces, n’étant faites que d’un peu d’encre posée ça et là sur du papier, nous représentent des forêts, des villes, des hommes et même des batailles et des tempêtes, bien que, d’une infinité de diverses qualités qu’elle nous font concevoir en ces objets, il n’y en a aucune que la figure seule dont elles aient proprement la ressemblance ; et encore est-ce une ressemblance fort imparfaite, vu que, sur une surface toute plate, elles nous représentent des corps diversement relevés et enfoncés, et que même, suivant les règles de la perspective, souvent elles représentent mieux des cercles par des ovales que par d’autres cercles ; et des carrés par des losanges que par d’autres carrés ; et ainsi de toutes les autres figures : en sorte que souvent, pour être plus parfaites en qualité d’images, et représenter mieux un objet, elles doivent ne lui pas ressembler. Or, il faut que nous pensions tout le même des images qui se forment en notre cerveau, et que nous remarquions qu’il est seulement question de savoir comment elles peuvent donner moyen à l’âme de sentir toutes les diverses qualités des objets auxquels elles se rapportent, et non point comment elles ont en soi leur ressemblance ». Dioptrique, Discours quatrième

4. « Lorsque notre âme s’applique à imaginer quelque chose qui n’est point, comme à se représenter un palais enchanté ou une chimère, et aussi lorsqu’elle s’applique à considérer quelque chose qui est seulement intelligible et non point imaginable, par exemple à considérer sa propre nature, les perceptions qu’elle a de ces choses dépendent principalement de la volonté qui fait qu’elle les aperçoit ; c’est pourquoi on a coutume de les considérer comme des actions plutôt que comme des passions ». (I, art 20) Les passions de l’âme

5. « Entre les perceptions qui sont causées par le corps, la plupart dépendent des nerfs ; mais il y en a aussi quelques unes qui n’en dépendent point, et qu’on nomme des imaginations, ainsi que celles dont je viens de parler, desquelles neanmoins elles diffèrent en ce que notre volonté ne s’emploie point à les former, ce qui fait qu’elles ne peuvent être mises au nombre des actions de l’âme, et elles ne procèdent que de ce que les esprits, étant diversement agités, et rencontrant les traces de diverses impressions qui ont précédé dans le cerveau, ils y prennent leurs cours fortuitement par certains pores plutôt que par d’autres ; telles sont les illusions de nos songes et aussi les rêveries que nous avons souvent étant éveillés, lorsque notre pensée erre nonchalamment sans s’appliquer à rien de soi-même » (art. 21)

Malebranche

« Cette puissance qu’à l’âme de former des images renferme deux choses ; l’une qui dépend de l’âme même, et l’autre qui dépend du corps. La première est l’action et le commandement de la volonté. La seconde est l’obéissance que lui rendent les esprits animaux qui tracent ces images et les fibres du cerveau sur lesquelles elles doivent être gravées. Dans cet ouvrage, on appelle indifféremment

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du nom d’imagination l’une et l’autre de ces deux choses, et on ne les distingue point par les mots d’active et de passive qu’on leur pourrait donner, parce que le sens de la chose dont on parle marque assez de laquelle des deux on entend parler, si c’est de l’imagination active de l’âme ou de l’imagination passive du corps » (De la Recherche de la vérité, Livre II, De l’imagination, I,2)

Pascal

1. I, 82. Imagination. C’est cette partie dominante dans l’homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours ; car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l’était infaillible du mensonge. Mais étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant du même caractère le vrai et le faux.Je ne parle pas des fous. Je parle des plus sages ; et c’est parmi eux que l’imagination a le grand don de persuader les hommes. La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses .

2. II, 72. Disproportion de l’homme. Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent. Qu’il regarde cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers, que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit et qu’il s’étonne que ce vaste tour lui-même n’est qu’une point très délicate à l’égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s’arrête là, que l’imagination passe outre ; elle se lassera plutôt de concevoir que la nature de fournir. Tout ce monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. Nulle idée n’en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au delà des espaces imaginables, nous n’enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses ».

3. II, 82. Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leurs hermines, dont ils s’emmaillotent en chats fourrés, les palais où ils jugent, les fleurs de lis, tout cet appareil auguste était fort nécessaire ; et si les médecins n’avaient des soutanes et des mules, et que les docteurs n’eussent des bonnets carrés et des robes trop amples de quatre parties, jamais ils n’auraient dupé le monde qui ne peut résister à cette montre si authentique. S’ils avaient la vérité et la justice et si les médecins avaient le vrai art de guérir, ils n’auraient que faire de bonnets carrés ; la majesté de ces sciences serait assez vénérable d’elle-même. Mais n’ayant que des sciences imaginaires, il faut qu’ils prennent ces vains instruments qui frappent l’imagination à laquelle ils ont affaire ; et par là en effet, ils s’attirent le respect. Les seuls gens de guerre ne sont pas déguisés de la sorte, parce qu’en effet leur part est plus essentielle, ils s’établissent par la force, les autres par la grimace.

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4. V, 304. Les cordes qui attachent le respect des uns envers les autres en général, sont cordes de nécessité ; car il faut qu’il y ait différents degrés, tous les hommes voulant dominer et tous ne le pouvant pas, mais quelques uns le pouvant.Figurons nous donc que nous les voyons commençant à se former. Il est sans doute qu’ils se battront jusqu’à ce que la plus forte partie opprime la plus faible et qu’enfin il y ait un parti dominant. Mais quand cela est une fois déterminé, alors les maîtres, qui ne veulent pas que la guerre continue, ordonnent que la force qui est entre leurs mains succèdera comme il leur plaît; les uns la remettent à l’élection des peuples, les autres à la succession de naissance etc.C’est là où l’imagination commence à jouer son rôle. Jusque là, la pure force l’a fait ; ici c’est la force qui se tient par l’imagination en un certain parti, en France des gentilshommes, en Suisse des roturiers etc.Or ces cordes qui attachent donc le respect à tel ou tel en particulier, sont des cordes d’imagination.

Arnauld et Nicole

« Qu’est-ce que se proposent ces gens qui bâtissent des maisons superbes beaucoup au dessus de leur condition et de leur fortune ? Ce n’est pas la simple commodité qu’ils y recherchent ; cette magnificence excessive y nuit plus qu’elle n’y sert ; et il est visible aussi que s’ils étaient seuls au monde, ils ne prendraient jamais cette peine, non plus que s’ils croyaient que tous ceux qui verraient leurs maisons n’eussent pour eux que des sentiments de mépris. C’est donc pour des hommes qu’ils travaillent, et pour des hommes qui les approuvent. Ils s’imaginent que tous ceux qui verront leurs palais concevront des mouvements de respect et d’admiration pour celui qui en est le maître, et ainsi ils se représentent à eux mêmes au milieu de leurs palais environnés d’une troupe de gens qui les regardent de bas en haut, et qui les jugent grands, puissants, heureux, magnifiques » (La Logique ou l’art de penser, I, 10)

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La Rochefoucauld

Nous sommes si accoutumés à nous déguiser aux autres qu’enfin nous nous déguisons à nous mêmes

La Fontaine

Un homme qui s'aimait sans avoir de rivauxPassait dans son esprit pour le plus beau du monde.Il accusait toujours les miroirs d'être faux,Vivant plus que content dans son erreur profonde.Afin de le guérir, le sort officieuxPrésentait partout à ses yeuxLes Conseillers muets dont se servent nos Dames :Miroirs dans les logis, miroirs chez les Marchands,Miroirs aux poches des galands,Miroirs aux ceintures des femmes.Que fait notre Narcisse ? Il va se confinerAux lieux les plus cachés qu'il peut s'imaginerN'osant plus des miroirs éprouver l'aventure.Mais un canal, formé par une source pure,Se trouve en ces lieux écartés ;Il s'y voit ; il se fâche ; et ses yeux irritésPensent apercevoir une chimère vaine.Il fait tout ce qu'il peut pour éviter cette eau ;Mais quoi, le canal est si beauQu'il ne le quitte qu'avec peine.On voit bien où je veux venir.Je parle à tous ; et cette erreur extrêmeEst un mal que chacun se plaît d'entretenir.Notre âme, c'est cet Homme amoureux de lui-même ;Tant de Miroirs, ce sont les sottises d'autrui,Miroirs, de nos défauts les Peintres légitimes ;Et quant au Canal, c'est celuiQue chacun sait, le Livre des Maximes.(L’homme et son image)

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Locke

1. « Et premièrement nos sens étant frappés par certains objets extérieurs, font entrer dans notre âme plusieurs perceptions distinctes des choses, selon les diverses manières dont ces objets agissent sur nos sens. C’est ainsi que nous acquérons les idées que nous avons du blanc, du jaune, du chaud, du froid, du dur, du mou, du doux, de l’amer et de tout ce que nous appellons qualités sensibles. Nos sens, dis-je, font entrer toutes ces idées dans notre âme, par où j’entens qu’ils font passer des objets extérieurs dans l’âme, ce qui y produit ces sortes de perceptions. Et comme cette grande source de la plupart des idées que nous avons dépend entièrement de nos sens et se communique par leur moyen à l’entendement, je l’appelle Sensation. Essais livre II, Chap.1. §3

2. « L’autre source d’où l’entendement vient à recevoir des idées, c’est la perception des opérations de notre âme sur les idées qu’elle a reçues par les sens : opérations qui devenant l’objet des réflexions de l’âme, produisent dans l’entendement une autre espèce d’idées que les objets extérieurs n’auraient pu lui fournir[….] Comme j’appelle l’autre source de nos idées Sensation, je nommerai ceelle-ci Réflexion parce que l’âme ne reçoit par son moyen que les idées qu’elle acquiert en réfléchissant sur ses propres opérations…. Essais livre II, Chap.1.§4.

3. « Quoique les qualités qui frappent nos sens soient si fort unies et si bien mêlées ensemble dans les choses mêmes qu’il n’y ait aucune séparation ou distance entre elles, il est certain néanmoins que les idées que ces diverses qualités produisent dans l’âme y entrent par les sens d’une manière simple et sans nul mélange. Car quoique la Vue et l’Attouchement excitent souvent dans le même temps différentes idées par le même objet, comme lorsqu’on voit le mouvement et la couleur tout à la fois, et que la main sent la mollesse et la chaleur d’un même morceau de cire, cependant les idées simples qui sont ainsi réunies dans le même sujet sont aussi parfaitement distinctes que celles qui entrent dans l’esprit par divers sens. Par exemple, la froideur et la dureté qu’on sent dans un morceau de glace sont des idées aussi distinctes dans l’âme que l’odeur et la blancheur d’une fleur de lys ou que la douceur du sucre et l’odeur d’une rose : et rien n’est plus évident à un homme que la perception claire et distincte qu’il a de ces idées simples, dont chacune, prise à part, est exempte de toute composition, et ne produit par conséquent dans l’âme qu’une conception entièrement uniforme, qui ne peut être distinguée en différentes idées. » (chap..II, §1)

4. « Or ces idées simples, qui sont les matériaux de toutes nos connaissances, ne sont suggérées à l’âme que par les deux voies dont nous avons parlé ci dessus, je veux dire par la sensation et par la réflexion. Lorsque l’entendement a une fois reçu ces idées simples, il a la puissance de les répéter, de les comparer, de les unir ensemble, avec une variété presque infinie, et de former par ce moyen de nouvelles idées complexes, selon qu’il le trouve à propos. Mais il n’est pas au pouvoir des esprits les plus sublimes et les plus vastes, quelque vivacité et quelque fertilité qu’ils puissent avoir, de former dans leur entendement aucune idée simple

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qui ne vienne par l’une de ces deux voies que je viens d’indiquer ; et il n’y a aucune force dans l’entendement qui soit capable de détruire celles qui y sont déjà. L’empire que l’homme a sur ce petit monde, je veux dire sur son propre entendement, est le même que celui qu’il exerce dans ce grand monde d’êtres visibles. Comme toute la puissance que nous avons sur ce monde matériel, ménagée avec tout l’art et toute l’adresse imaginable, ne s’étend point dans le fond qu’à composer et à diviser les matérieaux qui sont à notre disposition, sans qu’il soit en notre pouvoir de faire la moindre particule de nouvelle matière, ou de détruire un seul atôme de celle qui existe déjà, de même nous ne pouvons pas former dans notre entendement aucune idée simple qui ne nous vienne par les objets extérieurs à la faveur des sens, ou par les réflexions que nous faisons sur les propres opérations de notre esprit. C’est ce que chacun peut éprouver lui-même. Et pour moi, je serais bien aise que quelqu’un voulut essayer de se donner l’idée de quelque goût dont son palais n’êut jamais été frappé, ou de se former l’idée d’une odeur qu’il n’eût jamais sentie :et lorsqu’il pourra le faire, j’en conclurai tout aussitôt qu’un aveugle a des idées de couleurs et un sourd des notions distinctes de sons. » (chap..II,§2)

Kant

1. « Le schème n’est toujours par lui-même qu’un produit de l’imagination, mais comme la synthèse de l’imagination n’a pour but aucune intuition particulière, mais seulement l’unité dans la détermination de la sensibilité, il faut bien distinguer le schème de l’image. Ainsi, quand je dispose cinq points les uns à la suite des autres :….., c’est là une image du nombre cinq. Au contraire, quand je ne fais que penser à un nombre en général, qui peut être cinq ou cent, cette pensée est la représentation d’une méthode pour représenter une multitude (par exemple, mille) dans une image, conformément à un certain concept, plutôt que cette image même, qu’il me serait difficile, dans le dernier cas, de parcourir des yeux et de comparer au concept. Or, c’est cette représentation d’un procédé général de l’imagination pour procurer à un concept son image que j’appelle le schème de son concept.Dans le fait, nos concepts sensibles purs n’ont pas pour fondement des images des objets, mais des schèmes. » Critique de la raison pure, Du schématisme des concepts purs de l’entendement.

2. « Premièrement, lorsque quelqu’un ne trouve pas beau un édifice, un paysage ou un poème, cent avis qui au contraire les apprécient ne lui imposeront pas intérieurement un assentiment. Bien entendu, il peut faire comme si la chose lui plaisait afin de ne pas passer pour manquer de goût ; il peut même commencer à douter d’avoir assez formé son goût par la connaissance d’un nombre suffisant

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d’objets d’un certain type…Il lui apparaîtra néanmoins très clairement que l’assentiment d’autrui ne fournit pas le moindre argument probant lorsqu’il s’agit de juger de la beauté…Le jugement d’autrui qui désapprouve le nôtre peut certes à bon droit nous faire douter, mais jamais nous persuader que nous avons tort….Deuxièmement, une preuve a priori établie selon des règles déterminées peut encore moins déterminer le jugement portant sur la beauté. Lorsque quelqu’un me lit un poème de sa composition ou me conduit à un spectacle qui pour finir ne satisfait pas mon goût, il aura beau en appeler à Batteux ou à Lessing, ou invoquer d’autres critiques du goût encore plus célèbres et plus anciens, et alléguer les règles qu’ils auront établies, pour prouver que son poème est beau ; il se peut même que certains passages qui précisément me déplaisent s’accordent parfaitement à des règles de la beauté (telles que ces auteurs les ont données et qui sont généralement reconnues) : je me boucherai les oreilles, ne voudrai entendre ni raison ni raisonnement et préférerai croire fausses toutes les règles des critiques…plutôt que de laisser déterminer mon jugement par des arguments probants à priori, puisqu’il s’agira d’un jugement de goût et non de l’entendement ou de la raison ». Critique du Jugement, §33

Husserl

Il faut se garder d’une confusion très facile, entre la modification de neutralité et l’imagination. Ce qui déroute, et ce qui en réalité n’est pas aisé à débrouiller, c’est que l’imagination elle-même est en fait une modification de neutralité ; en dépit du caractère particulier que présente son type, elle est d’une signification universelle ; elle peut s’appliquer à tous les vécus ; elle joue même un rôle dans la plupart des formes qu’adopte la conscience quand elle se figure simplement par la pensée ; et pourtant dans ce cas on doit la distinguer de la modification générale de neutralité avec les multiples formes qui se conforment à toutes les espèces diverses de position.Plus exactement, l’imagination en général est la modification de neutralité appliquée à la présentification « positionnelle », donc au souvenir au sens le plus large qu’on puisse concevoir[…]Aussi souvent que nous ayons présentifié des objets quelconques –supposons que ce soit un monde purement imaginaire et que nous soyons tournés vers lui avec attention- il faut tenir pour une propriété éidétique de la conscience imageante que non seulement le monde, mais en même temps le percevoir lui-même qui « donne » ce monde, est imaginaire. C’est vers lui que nous sommes tournés, vers le « percevoir en imagination » (c’est-à-dire vers la modification neutralisante du souvenir) ; mais cela n’est vrai, comme nous le disions plus haut, que quand nous « réfléchissons en imagination ». Or, il est d’une importance capitale de ne pas confondre, d’une part, cette modification qui théoriquement est toujours possible et qui transformerait tout vécu, y compris celui de la conscience imageante, dans la pure image exactement correspondante ou, ce qui revient au même, dans le souvenir neutralisé- et d’autre part cette modification de neutralité que nous

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pouvons opposer à tout vécu « positionnel ». A cet égard le souvenir est un vécu positionnel tout à fait spécial. La perception normale en est un autre, un autre encore la conscience perceptive ou reproductive portant sur la possibilité, la vraisemblance, le problématique, la conscience du doute, de la négation, de l’affirmation, de la supposition, etc.Nous pouvons nous assurer par exemple que la modification de neutralité appliquée à la perception normale qui pose son objet suivant une certitude non modifiée, est la conscience neutre de l’objet-portrait : c’est elle que nous trouvons à titre de composante quand nous contemplons normalement un monde dépeint par un portrait sur la base d’une figuration perceptive. Tentons de clarifier ce point ; supposons que nous contemplions la gravure de Dürer « Le chevalier, la mort et le diable ».Que distinguons-nous ? Premièrement la perception normale dont le corrélat est la chose « plaque gravée », la plaque qui est ici dans le cadre.Deuxièmement, nous avons la conscience perceptive dans laquelle nous apparaissent en traits noirs les figurines incolores : « Chevalier à cheval », « Mort » et « Diable ». Ce n’est pas vers elles en tant qu’objets que nous sommes tournés dans la contemplation esthétique ; nous sommes tournés vers les réalités figurées « en portrait », plus précisément « dépeintes », à savoir le chevalier en chair et en os,etc.La conscience qui permet de dépeindre et qui médiatise cette opération, la conscience du « portrait » (des figurines grises dans lesquelles, grâce aux noèses fondées, autre chose est « figuré comme dépeint » par le moyen de la ressemblance) est un exemple de cette modification de neutralité de la perception. Cet objet-portrait, qui dépeint autre chose, ne s’offre ni comme étant, ni comme n’étant pas, ni sous aucune autre modalité positionnelle ; ou plutôt, la conscience l’atteint bien comme étant, mais comme quasi-étant selon la modification de neutralisation de l’être.Mais il en est de même de la chose dépeinte, lorsque nous prenons une attitude purement esthétique et que nous la tenons elle aussi à son tour pour un « simple portrait », sans lui accorder le sceau de l’être possible ou conjecturé, etc. Comme on le voit, cette attitude n’implique aucune privation, mais une modification précisément celle de la neutralisation. » IdéesI § 111 (p. 370-374 éd. Gallimard, nrf)

Sartre

Que doit donc être une conscience pour qu'elle puisse successivement poser des objets réels et des objets imagés ? [...]La condition pour qu'une conscience puisse imaginer est [...] double : il faut à la fois qu'elle puisse poser le monde dans sa totalité synthétique et, à la fois, qu'elle puisse poser l'objet imaginé comme hors d'atteinte par rapport à cet ensemble synthétique, c'est-à-dire poser le monde comme un néant par rapport à l'image. Il suit de là clairement que toute création d'imaginaire serait totalement impossible à

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une conscience dont la nature serait précisément d'être « au-milieu-du-monde ». Si nous supposons en effet une conscience placée au sein du monde comme un existant parmi d'autres. nous devons la concevoir, par hypothèse, comme soumise sans recours à l'action des diverses réalités - sans qu'elle puisse par ailleurs dépasser le détail de ces réalités par une intuition qui embrasserait leur totalité. Cette conscience ne pourrait donc contenir que des modifications réelles et toute imagination lui serait interdite, précisément dans la mesure où elle serait enlisée dans le réel. Cette conception d'une conscience embourbée dans le monde ne nous est pas inconnue car c'est précisément celle du déterminisme psychologique. Nous pouvons affirmer sans crainte que, si la conscience est une succession de faits psychiques déterminés, il est totalement impossible qu'elle produise jamais autre chose que du réel. Pour qu'une conscience puisse imaginer il faut qu'elle échappe au monde par sa nature même, il faut qu'elle puisse tirer d'elle-même une position de recul par rapport au monde. En un mot il faut qu'elle soit libre. (L'imaginaire)

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Nelson Goodman

« Le fait est qu’une image, pour représenter un objet, doit en être un symbole, valoir pour lui, y faire référence ; mais aucun degré de ressemblance ne suffit à établir le rapport requis de référence. La ressemblance n’est d’ailleurs nullement nécessaire pour la référence ; presque tout peut valoir pour presque n’importe quoi d’autre » Langages de l’art p. 35

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Iconoclasme

I. « Tu ne feras point d’image taillée ni de représentations quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre///Tu ne te prosterneras point devant elles, et tu ne les serviras point ». (Exode XX, 4-6)« Vous ne vous ferez point d’idoles, vous ne vous éleverez ni image taillée ni statue, et vous ne placerez dans votre pays aucune pierre ornée de figures pour vous prosterner devant elle ; car je suis l’Eternel votre Dieu » (Lévitique, XXXVI,1.« Veillez attentivement sur vos âmes, de peur que vous ne vous corrompiez et que vous ne vous fassiez une image taillée, une représentation de quelque idole, la figure d’un homme ou d’une femme, la figure d’un animal qui soit sur la terre, la figure d’un oiseau qui vole dans les cieux, la figure d’une bête qui rampe sur le sol, la figure d’un poisson qui vive dans les eaux au dessous de la terre » (Deutéronome IV, 15-18)

2. Grégoire Le Grand, lettre à Serenus« Autre chose en effet est d’adorer une peinture, et autre chose d’apprendre par une scène représentée en peinture ce qu’il faut adorer. Car ce que l’écrit procure aux gens qui lisent, la peinture le fournit aux analphabètes (idiotis) qui la regardent puisque ces ignorants voient ce qu’ils doivent imiter ; les peintures sont la lecture de ceux qui ne savent pas les lettres de sorte qu’elles tiennent le rôle d’une lecture, surtout chez les païens ».

3. Jean Damascène. « Jadis Dieu n’a jamais été représenté en image, étant incorporel et sans figure. Mais puisque maintenant Dieu a été vu dans la chair et qu’il a vécu parmi les hommes, je représente ce qui est visible en Dieu. Je ne vénère pas la matière mais le créateur de la matière qui s’est fait matière pour moi et qui a daigné habiter dans la matière et opérer mon salut par la matière[…] Mais je vénère aussi le reste de la matière par laquelle m’est advenue le salut, comme étant rempli d’énergie divine et de grâce. Le bois de la croix n’est-il pas de la matière ? le calvaire n’est-il pas de la matière ? […] L’encre et le livre très saint des Evangiles ne sont ils pas de la matière[.. ]Et avant tout le corps et le sang du Christ ne sont-ils pas matière ? […] Ne méprise pas la matière ; elle n’est pas honteuse car rien de ce que Dieu a fait n’est honteux ».

4. Guide de la peinture du mont Athos: « Nous révérons les images, nous ne les adorons pas. Nous ne disons pas que telle représentation en peinture est le Christ ou la Sainte Vierge ou un Saint véritable, mais lorsque nous rendons un hommage de vénération à une image, nous le rapportons au prototype que cette image représente. Nous n’adorons donc pas les couleurs et l’art, mais à travers l’image la personne réelle du Christ qui est dans

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les cieux. Car, dit Saint Basile, l’honneur rendu à l’image s’adresse au prototype ou au modèle dont elle est la copie »

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Image/peinture

-Alberti. De la peinture« Elle a en elle une force tout à fait divine qui lui permet non seulement de rendre présent, comme on le dit de l’amitié, ceux qui sont absents, mais aussi de montrer après plusieurs siècles les morts aux vivants, de façon à les faire reconnaître pour le plus grand plaisir de ceux qui regardent dans la plus grande admiration pour l’artiste. Plutarque rapporte que Cassandre, l’un des généraux d’Alexandre, se mit à trembler de tout son corps en regardant une image dans laquelle il reconnaissait Alexandre qui était déjà mort et voyait en elle la majesté du roi ; qu’Agésilas le Lacédémonien, parce qu’il se savait très laid, refusa de laisser son effigie à la postérité et, pour cette raison, ne permit jamais qu’on fit son portrait ou sa statue. C’est donc que les visages des défunts prolongent d’une certaine manière leur vie par la peinture. Et que la peinture ait représenté les dieux que les hommes vénèrent, il faut reconnaître que c’est un des plus grands donc faits aux mortels ».

-Diderot. Salon de 1763A propos de Chardin : « C’est celui-ci qui est un peintre ; c’est celui-ci qui est un coloriste. Il y a au Salon plusieurs petits tableaux de Chardin ; ils représentent presque tous des fruits avec les accessoires d’un repas. C’est la nature même ; les objets sont hors de la toile et d’une vérité à tromper les yeux.Celui qu’on voit en montant l’escalier mérite surtout attention. L’artiste a placé sur une table un vase de vieille porcelaine de la Chine, deux biscuits, un bocal rempli d’olives, une corbeille de fruits, deux verres à moitié pleins de vin, une bigarade avec un pâté.Pour regarder les tableaux des autres, il semble que j’aie besoin de me faire les yeux ; pour voir ceux de Chardin, je n’ai qu’à garder ceux que la nature m’a donnés et m’en bien servir.[…] C’est que ce vase de porcelaine est de la porcelaine ; c’est que ces olives sont réellement séparées de l’œil par l’eau dans laquelle elles nagent ; c’est qu’il n’y a qu’à prendre ces biscuits et les manger, cette bigarade l’ouvrir et la presser, ce verre de vin et le boire, ces fruits et les peler, ce pâté et y mettre le couteau.C’est celui-ci qui entend l’harmonie des couleurs et des reflets. O Chardin ! Ce n’est pas du blanc, du rouge, du noir que tu broies sur ta palette : c’est la substance même des objets, c’est l’air et la lumière que tu prends à la pointe de ton pinceau et que tu attaches sur la toile.[…]On n’entend rien à cette magie. Ce sont des couches épaisses de couleur appliquées les unes sur les autres et dont l’effet transpire de dessous en dessus. D’autres fois, on dirait que c’est une vapeur qu’on a soufflée sur la toile ; ailleurs une écume légère qu’on y a jetée […] Approchez vous, tout se brouille, s’aplatit et disparaït ; éloignez vous, tout se recrée et se reproduit. »

-J.K. Huysmans, Salon de 1880

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A propos de Miss Lala au cirque Fernando de Degas : « Peinture audacieuse et singulière s’attaquant à l’impondérable, au souffle qui soulève la gaze sur les maillots, au vent qui monte des entrechats et feuillète les tulles superposés des jupes, peinture savante et simple pourtant, s’attachant aux poses les plus compliquées et les plus hardies du corps, aux travaux et aux détentes des muscles, aux effets les plus imprévus de perspective, osant, pour donner l’exacte sensation de l’œil qui suit miss Lala, grimpant à la force des dents jusqu’aux combles de la salle Fernando, faire pencher tout d’un côté le plafond du crique !Puis quelle définitive désertion de tous les procédés de relief et d’ombre, de toutes les vieilles impostures des tons cherchées sur la palette, de tous les escamotages enseignés depuis des siècles !...Ici, dans le portrait de Duranty, des plaques de rose presque vif sur le front, du vert dans la barbe, du bleu sur le velours du collet d’habit ; les doigts sont faits avec du jaune bordé de violet d’évêque. De près, c’est un sabrage, une hachure de couleurs qui se martèlent, se brisent, semblent s’empiéter ; à quelques pas, tout s’harmonise et se fond en un ton précis de chair, de chair qui palpite, qui vit comme personne, en France, maintenant ne sait plus en faire.

EPanofsky« Une œuvre d'art n'est pas toujours créée dans le but exclusif de procurer un plaisir, ou pour employer une expression plus philosophique, d'être esthétiquement perçue. … Mais toujours une œuvre d'art possède une signification esthétique : qu'elle ait ou non servi une intention pratique, et qu'elle soit bonne ou mauvaise, elle demande à être esthétiquement perçue. Il est possible de percevoir tout objet, naturel ou créé par l'homme, sur le mode esthétique. Nous le faisons, pour parler en termes aussi simples qu'il est possible, quand nous nous en tenons à le regarder (ou à l'écouter) sans aucune référence (intellectuelle ni émotive) à quoi que ce soit d'extérieur à lui. Quand on regarde un arbre en charpentier, on lui associera les divers usages qu'on pourrait faire de son bois ; en ornithologue, on lui associera les oiseaux qui peuvent y nicher. Quand à une course de chevaux un joueur observe l'animal sur lequel il a misé, il associera à sa performance le désir qu'il a de le voir gagner. Seul celui qui s'abandonne simplement et tout entier à l'objet de sa perception la perçoit esthétiquement. Mais il faut distinguer : en face d'un objet naturel, il dépend de nous seuls que nous choisissions ou non de le percevoir esthétiquement. Un objet créé de main d'homme, au contraire, sollicite ou ne sollicite pas une telle perception : il est investi, disent les philosophes, d'une « intention ». Si je choisissais, comme il m'est loisible de le faire, de percevoir esthétiquement un feu rouge réglant la circulation, au lieu de l'associer à l'idée d'appuyer sur mon frein, j'agirais contre « l'intention » des feux rouges. Les objets créés de main d'homme qui ne sollicitent pas une perception d'ordre esthétique sont communément appelés « pratiques ». On peut les répartir en deux classes : les véhicules d'informations et les outils ou appareils. Un véhicule d'informations a pour « intention » de transmettre un concept. Un outil ou appareil a pour « intention » de remplir une fonction (fonction qui, à son tour, peut consister à

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produire ou transmettre des informations, comme c'est le cas pour une machine à écrire, ou pour le feu rouge dont je parlais). La plupart des objets qui sollicitent une perception d'ordre esthétique, c'est-à-dire des œuvres d'art, relèvent aussi de l'une ou l'autre de ces deux classes. Un poème ou une peinture d'histoire est, en un sens, un véhicule d'informations ; le Panthéon et les candélabres de Milan sont, en un sens, des appareils ; et les tombeaux que sculpta Michel-Ange pour Laurent et Julien de Médicis sont, en un sens, l'un et l'autre. Mais j'ai dit « en un sens » ; et cela fait la différence. Dans le cas d'un « simple véhicule d'informations », d'un « simple outil ou appareil », l'intention est attachée une fois pour toutes à l'idée du travail à fournir : le sens qu'il faut transmettre, la fonction qu'il faut remplir. Dans le cas d'une œuvre d'art, l'intérêt porté à l'idée est contrebalancé, peut même être éclipsé, par l'intérêt porté à la forme », L’œuvre d’art et ses significations.

Je suis ce malheureux comparable aux miroirsQui peuvent réflechir mais ne peuvent pas voir

Comme eux mon œil est vide et comme eux habitéDe l’absence de toi qui fait sa cécité

Aragon, Le Fou d’Elsa

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