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Revue Céramique & Verre N° 139 novembre/décembre 2004 13 SECRETS RETROUVÉS DU LUSTRE ABBASSIDE Le secret de la technique du lustre polychrome abbâsside se dévoile au travers des analyses récentes menées en Italie, en Espagne et en France sur des faïences islamiques, hispano-mauresques ou italiennes. En France, une exposition itinérante de pièces contemporaines, intitulée les « Rêveries de la lumière », confirme la séduction comme la difficulté de ces couleurs lustrées. Tony Laverick (Grande-Bretagne). Photo Andrew Parr.

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Page 1: SECRETS RETROUVÉS DU LUSTRE ABBASSIDEekladata.com/fAkpSWiev_hKLGwWbs3_gI9gdv0.pdf(Tell Minis, Ma’arrat al-Nu’mân avec ses nombreux rebuts de cuisson datant du XIe au XVe siècle)

Revue Céramique & Verre N° 139 novembre/décembre 2004 13

SECRETS RETROUVÉS DU

LUSTRE ABBASSIDE

Le secret de la technique du lustre polychrome abbâsside se dévoile au travers

des analyses récentes menées en Italie, en Espagne et en France sur des

faïences islamiques, hispano-mauresques ou italiennes. En France, une

exposition itinérante de pièces contemporaines, intitulée les « Rêveries de la

lumière », confirme la séduction comme la difficulté de ces couleurs lustrées.

Tony Laverick (Grande-Bretagne). Photo Andrew Parr.

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Histoire du lustre

Les premières céramiques à reflets métal-liques ont été produites au début de lapériode abbâsside (750-1258) au IXe siècle.Ce procédé semble avoir d’abord été expéri-menté sur le verre, comme en témoigne labelle coupe au nom d’un gouverneurabbâsside au pouvoir en Égypte durant laseule année 773 (Le Caire, musée d’Artislamique) et d’autres verres syriens datésdu début du IXe siècle [1-6]. Il est possibleque le développement de céramiques etverres lustrés permettait de disposer d’us-tensiles ayant l’aspect de l’or ou de l’argentsans avoir à transgresser les interdits men-tionnés dans les Hadith (Sunna, « Dits etgestes du Prophète », livre complétant leCoran) qui proscrivent l’usage profane desvaisselles d’or et d’argent et imposent dedistribuer 10 % de l’or aux pauvres. Deplus la double fragilité et beauté des céra-miques et verres témoignait en quelquesorte que la beauté éternelle n’appartenaitqu’à Dieu!

Au IXe siècle deux types de décor lustrécoexistent: le lustre polychrome, rare, dontla « couleur » varie fortement avec l’angled’observation (fig. 1) et le lustre mono-chrome, au seul reflet métallique, or, rougeou argent. Ces décors se rencontrent essen-tiellement sur des coupes de tailles et deformes diverses, mais aussi sur des carreauxde revêtement, comme en témoignent lesfameux exemples du Dâr al-Khalîfa àSâmarrâ et ceux du mihrâb de la Grandemosquée aghlabide « Sidi Oqba » deKairouan, importés selon la tradition en862 de Baghdâd [7-10].

Ces décors sont, dans l’état des connais-sances, observés sur des émaux à l’étainrecouvrant un corps à pâte traditionnelle-ment qualifiée « d’argileuse », de « faïence »bien que le caractère « grossier » de certainscorps puisse tout à fait les faire qualifier duterme de terre cuite (terra cota). La tech-nique s’est ensuite disséminée vers l’Égypte,durant la dynastie tûlûnide (868-905), quise voulait rivale de Baghdâd et Sâmarrâ(éphémère capitale abbâsside de 836 à

883). Au début de la période fâtimide(909-1171), les objets, toujours (ou généra-lement ?) à pâte argileuse, présentent undécor essentiellement animalier et figuratif,traité encore dans le style des œuvres méso-potamiennes : mince liseré cernant lesmotifs, fonds meublés de cartouches tapis-sés d’ocelles et de vermicules, marlis ceintu-rés de festons ou d’un ruban uni. Certainesdes pièces de l’époque fâtimide portent des« marques d’atelier » au revers. La signaturede « Muslim » pendant la première moitiédu XIe siècle est notée pour des décors repré-sentant différentes scènes : paysan portantune hotte, combats de coqs, vieillard cares-sant son guépard apprivoisé mais aussi lut-teurs, joueuses de luth et servantes, ours etéléphant croqués avec humour, etc.

On a coutume d’appeler les céramiquesproduites aux IXe-Xe siècles à Suse commemésopotamiennes. On attribue souvent àl’Iran « occidental », sans plus de précision,une série de coupes à décor monumental,de style voisin, datant vraisemblablementde la période bûyide (932-1062) au coursde laquelle des membres d’une famille ira-nienne chiite, devenus « maires du palais »auprès du calife de Baghdâd, favorisèrentune brillante civilisation persane. Les piècesattribuées à l’Iran bûyide témoignent d’unepréférence pour les décors humains et ani-maliers. Deux potiers de Kâshân œuvrèrentensemble à la réalisation de grands projets:Muhammad ibn Abû Tahir, le secondpotier de la famille à laquelle appartenaitAbû’l Qasim, l’auteur du fameux traité de1301 sur lequel nous reviendrons, et AbûZayd, qui signa aussi des coupes et desétoiles à décor soit haftrang (émail sept cou-leurs appelé aussi « minai ») soit lustré. Deslieux de pèlerinage chiites, possèdentencore ou en ont longtemps possédés deslarges ensembles composés de plusieursplaques : un célèbre cénotaphe de 1206 àQumm et deux mihrâb dont l’un de 1215à Mashhad. De nombreux mihrâb, parfoisde taille importante, sortirent égalementdes ateliers de Kâshân, entre 1200 et 1324.Sur les dix ayant survécu jusqu’à nos jours,sept sont signés de potiers de la famille Abû

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Figure 1.Lustre polychromeDétail d’un carreau de céramique glaçurée àdécor de lustre métallique du mihrâb de la mos-quée Sidi Oqba de Kairouan (Tunisie, IXe siècle).Un ensemble de 161 carreaux (21 cm de côtésur 1 cm d’épaisseur), dont 127 entiers et 34plus ou moins fragmentaires, peut être divisé endeux séries : une série de 74 carreaux à décormonochrome vert et une série de 87 carreaux àdécor polychrome vert, brun et ocre. Les car-reaux à décor polychrome marquent les lignes deforces de l’architecture. Des recherches récentesont révélé que les deux types de carreaux ont étéfabriqués en Mésopotamie et importés àKairouan au IXe siècle de notre ère [9, 10].En vision « normale », on observe le décor poly-chrome vert, brun et ocre jaune pour des anglesparticuliers d’observation, auquel sont respecti-vement associés, à la réflexion spéculaire, desreflets métalliques jaune doré, bleu et vert.Photo C. Ney, M. Schwoerer, CRPPA -CNRS/UB

Figure 2.Fragments de céramique glaçurée à décor delustre métallique polychrome, IXe siècle, Suse,Iran. Musée du Louvre, département des arts del’Islam, MAOS.Sont confrontées ici les vues d’un même objet enlumière diffuse (en haut) et à la réflexion spécu-laire (lorsque l’angle d’observation est équivalentà l’angle d’incidence de la lumière).Documents issus des travaux de l’équipe du pro-fesseur Schvoerer à l’Institut de Recherche sur lesArchéomatériaux de l’Université de BordeauxIII-CNRS, UMR 5060. Réf. Delhia Chabanne,Céline Ollagnier, doctorats en cours ; DelphineMiroudot, Marie-Gabrielle Saint-Jean,Mémoires de DEA et DESS.

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Tâhir. Ces œuvres du début du XIIIe sièclefrappent par la qualité du blanc de la gla-çure, sur laquelle le décor est traité tantôten lustre, tantôt en réserve. Parfois, le lustrevient se combiner avec la technique haf-trang qui nécessite, pour la réalisation de cedécor de petit feu, technique qui ne serautilisée en Europe seulement qu’auXVIIIe siècle, deux cuissons successives enatmosphère oxydante, la dernière étant faiteà une température inférieure de plusieurscentaines de degrés. De l’or (posé à froid?)rehausse parfois l’ensemble. Avec le lustreune troisième cuisson, en réduction, estnécessaire. On voit toute la techniciténécessaire à ces potiers !

En Anatolie, de 1077 à 1307, sous ladomination des Seljûkides de Rûm, ledécor architectural céramique se développe.Quelques étoiles lustrées dont plusieursprovenant du palais de Kubadabad près dulac de Beyshéhir, à décor d’animaux et depersonnages rappellent les productionsd’Iran, de Syrie du Nord ou de l’Égyptefâtimide.

En Syrie-Irak une place particulièrerevient aux productions de la région d’Alep(Tell Minis, Ma’arrat al-Nu’mân avec sesnombreux rebuts de cuisson datant du XIe

au XVe siècle). La forme la plus courante –qui se retrouve aussi bien chez les Seljûkidesd’Iran (1038-1194) et d’Anatolie (1077-1307) que chez les Ayyubides – est la coupe« cloche ». La pâte est ici blanche et sili-ceuse, recouverte d’une glaçure tantôttransparente tantôt légèrement opacifiée.Un des thèmes favori est une fleur épanouiestylisée, tapissant toute la coupe, évoquantpeut-être le lotus des productions chinoiseset vietnamiennes. Les animaux figurentaussi en bonne place ainsi que des person-nages dont les fameuses « femmes-crois-sants ».

Une très abondante production de céra-miques provient de Fustât (ville d’abordtûlûnide, maintenant un quartier du VieuxCaire fâtimide), mais aussi de villes de Syriedu Nord, comme Bâlis-Meskéné, Raqqa,Hama, Rusâfa, Baalbeck, Alep, etc. Lescéramiques de luxe sont à pâte siliceuse et ledécor lustré, d’un brun mordoré assezfoncé et souvent rehaussé de coulures ou depastilles bleu cobalt et turquoise s’appliquesur des glaçures transparentes, le plus sou-vent incolores, mais parfois aussi turquoise,bleu cobalt, vertes, violet aubergine.

En dépit de l’extraordinaire magnifi-cence de Samarkande sous Timur-i Langpuis, dès le début du XVe siècle, de Hérat, ilest assez difficile de parler avec précision dela production des ateliers timûrides (1370-1506) et de celle, plus à l’Ouest, desTurkmènes. Il semble que la céramique lus-trée, dans la deuxième moitié du XIVe siècle,ait pratiquement disparu dans cette régionalors qu’elle s’épanouit à l’ouest de laMéditerranée. La technique fut complète-ment ignorée dans certaines régions auxproductions de céramique pourtant impor-tantes, comme le Khurâsân et laTransoxiane.

Le lustre atteint la péninsule ibériqueavec l’expansion islamique. à l’époque descalifes Umayyade (929-1031), en particu-lier dans la deuxième moitié du Xe siècle. Lacéramique lustrée mésopotamienne venaitagrémenter les tables califales, comme leprouvent les tessons retrouvés à Madînat al-Zahrâ’. Al-Iidrisi, en 1154, mentionne lafabrication du lustre à Calatayud et sonexportation vers les régions voisines. Enfin,Ibn Saïd al-Maghribî (1213-86) vante lesverres de qualité et la céramique lustrée deMurcie, de Málaga et d’Almeria. Lesfouilles pratiquées dans ces différentes villeset aussi à Valence, Majorque et Mértolan’ont pas livré de matériel lustré antérieurau XIIe siècle. Il semble donc qu’il failleattribuer aux époques peut-être almoravide(1056-1147) mais plus vraisemblablementalmohade (1147-1269) la production dedécors lustrés à Murcie, Malaga. Les fouillesrécentes de Siyasa, une ville almohade prèsde Murcie ont livré des tessons de céra-miques et de verres lustrés. Les ateliers deValence (Paterna-Manises), établis vers lafin du XIe ou du début du XIIIe siècle,furent, jusqu’au XVIIe siècle, célèbres pour laqualité de leurs céramiques à décor lustré,rehaussé très souvent de bleu. De grossespièces furent fabriquées dans différentesvilles (Murcie, Alméria?) : des bassins, desalbarelli, des coupes pour la table et, en par-ticulier, les fameux vases (jarres) « del’Alhambra » de plus d’un mètre de haut, àla forme en amande, au haut col évasé etaux anses en forme d’ailes, certains de cesvases ayant leur décor entièrement lustré.

Dès la fin du Xe siècle des pièces sontimportées du Moyen-Orient et utilisées enItalie du Nord (et en Corse) comme bacini,plats incrustés dans les murs au moment dela construction pour orner les façades [5]. Àpartir de l’extrême fin du XVe siècle, la tech-nique du lustre, perpétuée par les ateliers del’Espagne chrétienne se répandit, sous lenom de majolique, en Italie centrale, oùelle se développa d’abord dans des centrescomme Deruta, Gubbio, Caffaggiolo, pourproduire de la vaisselle.

Cependant ce fut seulement pendantune courte période au IXe siècle de la dynas-tie abbâsside que la polychromie fut maîtri-sée. La technique du lustre monochrome seperpétua jusqu’à nos jours en Italie et enEspagne chez quelques dynasties de potiers.

À la fin du XVIIIe siècle à la suite deJ. Wedgwood en Angleterre mais surtoutdans la deuxième moitié du XIXe siècle l’in-térêt des potiers chimistes vers les technolo-gies anciennes fut à l’origine d’un renou-veau d’intérêt pour le lustre : créations deVilmus Zsolnay, de Köhler, de William deMorgan, de Clément Massier, de JeanMayodon, etc. L’intérêt reste vivace aujour-d’hui par exemple en France chez AlainDejardin ou Jean-Paul Van Lith, et enAngleterre chez Sutton Taylor, TonyLaverick ou Alan Caiger-Smith. Le travailde Théodore Deck [11] est à ce titre exem-plaire. Nous y reviendrons.

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Figure 3.Variétés de reflets obtenusOr et rouge : plat hispano-mauresque, XVIe siècle,MNC, Sèvres.Bleu : paon, XI-XIIe siècle. Coll. Part.Rouge : palmettes, XIe siècle, provenant de Fustât(Le Caire, Égypte). Coll. Part. PhotoL. Médard/CNRS-Photothèque.

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Couleur et couleurs

La sensation de couleur résulte des diffé-rents phénomènes qui conduisent notre œilà recevoir de la lumière, réfléchie par lesobjets éclairés ou plus rarement émise parune lampe, un poste de télévision, etc. [12]

Si un milieu n’interagit pas avec les dif-férentes composantes de la lumière (end’autres mots les « couleurs » ou lon-gueurs d’onde) « visibles » (c’est-à-direauxquelles notre œil est sensible – durouge au violet dans le sens des longueursd’onde les plus petites) on le dit incolore.Pour être transparent il doit en outre êtreexempt d’inhomogénéités (bulles, fis-sures, autres phases incolores ou colo-rées…) dont la taille est inférieure à larésolution de notre vue : la plus petitechose que l’on peut pratiquement isoler àl’œil a au mieux une dimension de l’ordrede quelques microns, quelques 1/1 000de mm, une fraction de cheveux. Si detelles inhomogénéités existent, l’objet nesera que translucide (opaline, verredépoli).

Si un milieu contient des atomes dontles liaisons chimiques interagissent avec cer-taines composantes (longueurs d’onde) dela lumière visible, ces longueurs d’ondesvont être en partie absorbées, transforméesessentiellement en chaleur et, en partie,réémises sous une forme lumineuse moinsénergétique et non visible: l’infrarouge. Enobservant un milieu en transparence (parexemple un objet en verre) seules les cou-leurs non-absorbées atteindront notre œil.Un vitrail rouge laisse passer cette seulecouleur. Une feuille d’or très fine apparaît,en transmission, verdâtre. Au contrairelorsque l’on regarde un objet en or massifc’est son reflet qui éclaire notre œil. Ildépend des propriétés électriques de la sur-face du métal (« plasmon »). C’est par lalumière réfléchie que l’essentiel du mondeextérieur nous est visible. Ainsi si unetomate nous paraît rouge, c’est que, éclairéepar la lumière ambiante (blanche pour unsoleil standard du milieu de la journée) lapeau de la tomate a absorbé les autres cou-leurs du spectre, c’est-à-dire le vert et lebleu. Si nous regardions cette tomate dansune pièce éclairée par une lumière verte,bleue ou un mélange de ces couleurs, latomate nous paraîtrait noire.

L’observation d’une céramique émailléeest donc un phénomène physique com-plexe: l’émail doit rester toujours fortementtransparent pour ne pas paraître « mat »; laprésence de points de diffusion (micro-bulles, microprécipités) en faible quantitélui donne de la « profondeur ». Cet effet estmaximisé dans les céladons avec la présenced’hétérogénéités trop petites pour êtrevisibles, mais donnant de la luminosité,caractéristique recherchée.

Un émail apparaîtra coloré> soit du fait qu’il recouvre un milieu

coloré (pâte du tesson, dessin sous cou-verte)

> soit du fait de la dissolution d’ionschromophores (Cu+, Co2+, Fe2+, Fe3+, etc.)

absorbant certaines longueurs d’onde etdonnant donc en réflexion la colorationnon absorbée. Ce type de coloration restepeu « puissant » d’où l’appellation de « cou-leur transparente » donnée à ce typed’émaux.

> soit du fait de la dispersion dansl’émail de pigments, petits grains d’unephase (oxydes et parfois sulfures) déjà elle-même fortement colorée (voire pratique-ment opaque) par des chromophores à basede Co, Cr, Fe, V, etc. Les émaux de petitfeu sont très concentrés en pigments. Avecune trop forte concentration de pigmentl’émail devient quasi noir ou mat. Danscertains cas ces « pigments » sont des parti-cules métalliques, d’or (pourpre de Cassius)ou d’argent-cuivre (lustres).

Nous ne nous intéresserons qu’aux phé-nomènes liés au lustre.

La coloration par des particulesmétalliques dispersées

L’utilisation d’une dispersion de parti-cules métalliques pour colorer un verre estancienne.

La première pièce importante utilisantune dispersion de particules métalliquessemble être la Coupe de Lycurgus, du nomdu dieu romain du vin, coupe conservée auBritish Museum. Observé en lumière réflé-chie, le verre apparaît vert jade; en lumièretransmise la coupe est rouge. La couleurverte est attribuée à la présence de parti-cules métalliques d’or et d’argent disperséesdans le verre. Les verres au plomb, romains,gallo-romains ou celtiques, appelés « aven-turine », rubis ou « hématinone » donnentcette même couleur rouge du fait de la pré-sence de particules métalliques de cuivre; laprésence de dendrites d’oxyde de cuivreCu2O joue certainement aussi un rôle dansla coloration et comme pour le lustre lesétudes microstructurales restent partielles etmatière à débat [13].

Dans un verre au plomb l’équilibreCu/Cu+/Cu2+ est déplacé vers Cu2+, sauf siun agent réducteur, comme l’étain, le zinc,voire peut-être le fer de la pâte d’ochre, per-met de le déplacer en sens inverse, stabili-sant ainsi les particules de cuivre à l’étatmétallique [13, 14]. En effet il est impor-tant de noter que, contrairement à une idéerépandue, l’atmosphère de cuisson n’est pastoujours l’élément déterminant sur l’oxyda-tion/réduction des éléments présents dansun verre, les coefficients de diffusion desgaz y étant faibles, l’activité de l’oxygène estimposée par la composition [14] et c’estdonc elle qui « impose » la couleur.

Le pourpre de Cassius est préparé avecde l’or et un peu d’étain qui sert à la fois àla formation de l’or colloïdal dans sa prépa-ration et joue un rôle dans la coloration del’émail [15]. L’étain « aide » à stabiliser lesformes métalliques en déplaçant l’équilibreélectrochimique « du bon côté » ; c’estpourquoi de l’étain est ajouté au verre desvitraux pour obtenir un verre jaune colorépar la présence de précipités d’argent notéAg° [15].

Schéma de principe de la sélection géomé-trique des différentes composantes (schémati-quement Bleu, Vert et Rouge) de la lumièreblanche par un prisme ou un réseau (rangéesde traits, de billes, d’écailles, de précipitésmétalliques).

Lumière blanchePrisme

Réseau

Figure 5.En haut : aile de papillon morphos (reproduitavec permission de la revue Pour La Science [16])aux échelles respectivement micronique (largeurd’une écaille 50µm, soit 20 écailles /mm) etnanométrique (distance entre les stries d’uneécaille ~0,1µm soit 10000/mm).En insert : microtexture d’une opale : diamètredes billes 0,5µm, soit 2000 rangées/mm.

Figure 6.Tesson de Termez, Ouzbékistan, XIVe siècle.Détail du lustre. En haut : 1 cm = ~100µm,en bas 1cm = ~10µm

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D’où vient la couleur d’un lustre

La principale propriété physique des« beaux lustres » est de présenter des varia-tions de couleurs, avec l’orientation de lapièce par rapport à la source de lumière et àl’observateur, du bleu au rouge en passantpar le vert et le jaune (fig.1). Physiquementle phénomène est de même nature que lorsde l’observation d’une opale de qualitémoyenne [12].

Dans les opales, naturelles ou synthé-tiques, le phénomène optique est bienexpliqué; il provient de la texture microsco-pique des opales. Comme le montre lafigure 5 les opales sont faites de l’empile-ment régulier de microbilles de silice (SiO2-x (OH)y), dont les diamètres varientde quelques dizaines à quelques centainesde nanomètres. Ces billes forment unréseau qui disperse (diffracte) la lumièrecomme le font les gouttes d’eau de la pluieou d’une cascade pour donner un arc-en-ciel [12, 16], un prisme ou la gravure d’unCD. La qualité du réseau (régularité destailles de billes, des distances interbilles,etc.) donne la richesse des ordres (lenombre de fois que l’on voit l’arc-en-ciel).Les « mauvaises opales » sont « monoco-lores » et donnent une couleur « fixe »,généralement dans les rouges car l’effet de« diffraction » est fortement dégradé. Dansces mauvaises opales les tailles des billessont variables et donc le rangement enligne, en réseaux (c’est-à-dire la distancemoyenne entre billes) est aléatoire.L’optimum du reflet est obtenu pour uneorientation donnée appelée réflexion spécu-laire.

Un autre exemple de couleur par réseauest celui des ailes de certains papillons(morphos). Ces ailes sont formées de minus-cules écailles organisées en réseau comme lemontre la figure 5. D’autres papillons (ura-niidae) possèdent des couches superposéesd’écailles qui font fonction de miroirs sélec-tifs [12, 16]. Le phénomène est plus com-plexe que dans les opales car le réseau estlui-même constitué d’entités colorées (lesécailles des ailes). Il en est de même dans lelustre où les entités à la base du phénomènede diffraction (les sphères métalliques dequelques dizaines de nm) ont aussi leur« propre » couleur (due au plasmon de sur-face, c’est-à-dire aux excitations électro-niques à la surface du métal). En plus lemilieu contenant ces sphères – la matricevitreuse de l’émail – sera plus ou moins for-tement colorée par des ions de cuivre oud’argent, voire de mercure dans certainesproductions espagnoles (comme le prou-vent les matières premières retrouvées dansde récentes fouilles espagnoles et italiennes[17-19]. Le sulfure de mercure (cinabre) estdéjà mentionné dans les recettes persanes.La combinaison des phénomènes de dif-fraction dégradée (phénomène de Mie) etde miroirs sélectifs (comme le montrent lesdeux couches riches en précipités Ag/Cu dela figure 8) contribue à l’aspect du lustre.

Ce que l’on savait sur la fabrication du lustre

Le reflet métallique allant du rouge rubisau vert doux en passant par les jaunes, alongtemps questionné les potiers et ama-teurs de céramiques. Les anciens textescomme le traité d’Aboul Qasim (ou Abu al-Qâsem) où cette technique est appelée« rang-e do âtechi » – « couleur à deux feux »[C. Kiefer in ref 1, 8, 10, 20, 21] – permet-taient d’avoir des informations sur la tech-nique : après une première cuisson del’émail, généralement opacifié à l’étain, unepâte épaisse composée d’argile et d’ocrerouge (une argile sableuse riche en oxyde defer), de sels (sulfures principalement) d’ar-gent et/de cuivre, mélangée à du jus ou desmoûts de raisin ou vinaigre (acide acétique)était déposée sur la pièce déjà émaillée etcuite (fig. 9). La nouvelle cuisson est faite àbasse température en atmosphère réduc-trice. Après cuisson, l’objet est lavé à l’eau.La pâte se détache et le décor réapparaîtavec ses reflets métalliques.

L’émail est généralement stannifère auplomb mais certains auteurs indiquent quel’émail peut aussi être alcalin [1]. La littéra-ture récente montre que les émaux sontmixtes, riches en CaO avec des proportionssignificatives de PbO et de K2O. Noter quel’utilisation de vinaigre est classique pourd’autres préparations comme le bold’Arménie. Très tôt les céramistes essayè-rent de comprendre et de refaire des émauxà reflets métalliques. Ainsi Théodore Deckproposa et testa avec succès les formulessuivantes [11]:

Reflet DoréSulfure de cuivre 10Sulfure de fer 5Sulfure d’argent 1Ocre jaune et rouge 12Reflet DoréSulfure de cuivre 5Nitrate d’argent 2Colcotar 1Bol d’Arménie (oxydes de fer) 4Reflet RougeSulfure de cuivre 5Protoxyde d’étain 2Noir de fumée 1Ocre rouge et jaune 4Reflet RougeOxyde de cuivre 8Oxyde de fer 5Colcotar (oxydes de fer) 6Bol d’Arménie 6

Selon Deck: « on broie les matières pre-mières avec du vinaigre de vin et on lesapplique un peu épaisses sur les pièces déjàcuites en émail. Le vinaigre a pour objet derendre plus facile l’emploi de la composition.On enfourne les pièces dans un petit four oùla flamme passe, et pour plus de précautionspar rapport à la casse, on les enferme dansdes gazettes à claire-voie. On chauffe douce-ment à la fumée, ce qui a pour objet de for-mer un silicate de protoxyde de cuivre avecreflet métallique ; la température doit êtretrès faible, à peine le rouge naissant. Le

Figure 7.Porcelaine lustrée de la Manufacture de Sèvresfaite en 1896, « cuisson entre l’or et l’argent »(~1000°C) au feu de moufle, dont la composi-tion des émaux est répertoriée comme il est detradition dans la collection centenaire des agen-das du laboratoire. La couverte est obtenue par lemélange de 1/4 de fritte (salpêtre, craie, cendresde baryte, borax, acide borique et sable) et de 3/4de feldspath de Norvège avec 2 % d’argent. Si onajoute 1% d’argent, on obtient la couleur griseau reflet argent. Si on ajoute 1% d’oxyde decuivre, on obtient le rouge au reflet or.

Photographier les céramiques à lustre métallique

Le reflet d’un lustre métallique, et sa couleur,sont difficiles à capter : ils ne peuvent êtreobservés que lorsque le regard de l’observateuret la lumière illuminant la pièce font symétri-quement un même angle avec la surface del’objet, l’angle de la réflexion spéculaire. Si l’ob-jet est plan, cette position angulaire est assez« pointue » et l’appareil photo et l’éclairage,directif et non diffus, doivent être parfaitementpositionnés. L’utilisation d’un scanner pourphotographier une pièce assez plate est alorsune très bonne solution car la source lumineuselinéaire du scanner balaie toutes les configura-tions angulaires et l’on obtient ainsi un trèsbon résultat. Si l’objet a une forme convexe ouconcave, seuls certains endroits seront en posi-tion de reflet et cette caractéristique est mise envaleur par l’artiste. La photographie rend alorsdifficilement le chatoiement et la richesse chro-matique du lustre métallique de l’observationvisuelle. En dehors de la position précise dereflet, pour un éclairage directif, la colorationde la pièce sera imposée par la couleur de lamatrice de l’émail, sans la contribution des pré-cipités métalliques.

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décor des pièces sort du four sous une couchenoire que l’on enlève avec des chiffons, et lereflet apparaît très brillant, soit en jaune,soit en rouge, suivant la composition… Oncomprend aisément qu’il sera facile de varierles compositions pour en changer les nuances,pourvu que l’on observe le principe de cuiredans un petit four et dans une atmosphèreréductrice. »

Notons que les conclusions de ThéodoreDeck sont claires: avec un apport de cuivreon obtient un reflet rouge, un reflet dorénécessite à la fois du cuivre et de l’argent,comme le montre la pièce de 1896 (fig.7).

Les analyses précises de tessons [22, 23]et les textes anciens [11, 20, 21] indiquentsans ambiguïté que l’apport métallique vadu cuivre pur à l’argent pur (certains lustresitaliens utiliseraient aussi le mercure) mais ilest clair que, pour des compositions quasiidentiques, différentes couleurs sont obser-vées, monochromes « fixes » et parfois poly-chromes, changeantes avec l’orientation.

Ce que nous apprennent les dernières recherches

Les récentes analyses de l’émail (compo-sition moyenne) des céramiques espagnoleset italiennes (XIII-XVIe siècles) à reflets sontrésumées dans le tableau ci-dessous [22-23]

Oxyde (% poids) Espagne ItalieSiO2 40-45 45-65PbO 35-42 15-35SnO2 9 5-9Na2O ~ 1 1-3K2O 2-4,5 5-9Al2O3 ~ 2 2,5-5CaO ~2 1,5-5FeO 0,2-0,4 0,5-2,5 Dans de nombreux cas les compositions

et la structure du verre constituant l’émailsont strictement identiques à ceux desverres puniques ou romains [24]. Les pro-ductions de Fustât sont plus riches en CaO(~15 %) et plus pauvres en PbO (~5-10 %). Cela confirme les conclusions desprédécesseurs comme Jean Soustiel [1] surla diversité des compositions des émaux, enparticulier sur les teneurs en plomb etétain. Les analyses locales et les images demicroscopie optique et électronique [22,23] ont permis un grand pas dans la com-préhension des propriétés optiques de lasurface de l’émail et sa texture et du méca-nisme de formation du lustre (fig. 8).

La couche apparaissant en brillant sur laFigure 8 est montrée en détail dans touteson épaisseur sur les images électroniquesen transmission. On voit :

> une couche en extrême surface fined’environ 10 nm (0,01 µm) d’un émail decomposition spécifique un peu plus richeen sodium, contenant très peu de plombmais beaucoup d’alumine, donc beaucoupplus réfractaire que l’émail dans sonensemble:

Oxyde (% poids)SiO2 71 K2O 2,5PbO 1,5 Al2O3 13SnO2 - CaO ~5Na2O 4,5 FeO 1,7

> sous cette couche une dispersion de petitsgrains de métal, argent (~20 nm) ou cuivre(~2 à 4 nm), les deux types de petits grainspouvant être présents généralement à desprofondeurs différentes. Les grains métal-liques ne sont pas des alliages Cu-Ag, trèsrarement une faible quantité d’argent (1 à8 %) en dissolution dans le cuivre a pu êtremise en évidence.

Toujours, l’hétérogénéité de répartitiondu cuivre et de l’argent est grande. Le rap-port Ag/Cu passe de 6 à 0,5 enquelques mm; les changements de couleurrésultants sont visibles sur les photos mon-trant le détail du tesson de Termez (fig. 6).Il en est de même de la forme très variablesous laquelle se trouvent ces éléments,forme métallique (Cu°, Ag°) ou ionique(Cu+ voire Cu2+ ou Ag+). Les figures 3 (R,détail) et 6 en témoignent, les zones les plusriches en formes Ag° et Cu° donnant l’éclatmaximal.

Le matériau du lustre métallique poly-chrome, un réseau de précipités de nano-sphères métalliques Ag° ou Cu° est compa-rable, voire identique à la partie active desdispositifs modernes en développement pourle traitement de la lumière, opération impor-tante dans les technologies de transfert d’in-formations à haut débit par fibre optique ouutilisant des micro-ondes (radars).

En couche mince l’argent et le cuivreabsorbent sélectivement la lumière avec desmaxima d’absorption vers 400 nm (0,4µm,un bleu ultra-violet) et 560 nm (0,56 µm,un jaune), respectivement, ces valeurs pou-vant se déplacer avec la taille des grains.

Reconstitution physique et chimiquedu reflet métallique

Avec ces différentes données il est pos-sible de « reconstituer » la chimie et la phy-sique du reflet métallique.

La température de cuisson doit se situervers 650 °C (rouge profond à rouge) selon[4] en accord avec les conclusions deThéodore Deck [11] et avec nos détermi-nations de la température d’émaillage parspectroscopie Raman [22]. Une fusion del’émail à une aussi basse température nepeut être obtenue que par une large quan-tité de fondants, en particulier de plomb.

C’est là que le vinaigre peut avoir un rôleimportant: l’acide du vinaigre, l’acide acé-tique chaud dissout très facilement l’oxydede plomb, ce qui doit rendre poreux l’émailprès de la surface et « en extraire » l’oxydede plomb qui va réagir avec l’acide pourdonner progressivement avec le chauffageun dépôt d’acétate de plomb en surface. Lacouche d’ocre et d’argile recouvrant la sur-face permet de limiter l’évaporation et latransformation de l’émail peut se faire surune certaine épaisseur (quelques µm auplus). Les acétates de plomb qui se formentsont relativement stables en température etne se décomposent qu’au-delà de 350°C,en donnant de l’oxyde de plomb (PbO) etbeaucoup de carbone (qui ne brûlent pasen atmosphère exempte d’oxygène) ce quipermet aussi de conserver une atmosphèreapte à réduire les sels de cuivre et d’argent

Figure 8.Zoom au travers du lustre.En haut : macrophoto et microphotographieoptiques.L’émail (1 cm sur la figure = ~10mm réel) appa-raissant en rouge contient de l’oxyde de cuivre etde la cassitérite (SnO2).La couche fine de surface d’un émail est exemptede cassitérite (SnO2) mais recouvre un émailriche en cassitérite (apparaissant comme desrégions plus noires épaisses de plusieurs dizainesde mm sur la photographie de la tranche). Àl’extrême surface, apparaissant en brillant sur lamicrophoto optique, se trouve la couche delustre, épaisse d’environ 0,2 à 1 µm. Comme onle voit sur la photo, il y a souvent plusieurscouches contenant les particules de métal.En bas : Images de microscopie électronique entransmission(M. Vendrell et al.). Une analysecomplète est donnée dans les ref [5, 23]. Lesgrosses sphères métalliques atteignent 100 nm(0,1 µm) tandis que les plus petites vont dequelques nm à quelques dizaines de nm.

1nm = 1/000 de µm = 1/000000 de mm

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en leurs métaux respectifs. La saturation del’émail support du lustre en étain déplaceles équilibres Ag°/Ag+ et Cu°/Cu+ /Cu++ versla gauche [14, 25], aidant la formation dulustre.

En présence de SnO:CuO —> Cu° + 1/2 O2Ag2O —> 2 Ag° + 1/2 O2et simultanémentSnO + 1/2 O2 —> SnO2

Les points de fusion des sulfures etoxydes d’argent et de cuivre nécessitent destempératures bien supérieures à 500 °C.Seuls les nitrates, les sulfates et les chloruresfondent plus bas. Notons que dans la tra-duction de Y. Porter du texte persan dutraité sur les pierres précieuses, minerais etmétaux (Jowhar-Nâme-Ye Nezâmi de 1196[21] la présence de sulfates est bien men-tionnée. Par contre par réaction avec l’émailau plomb, ces systèmes passent facilement àl’état de sels fondus. On a donc un filmliquide ionique qui se forme à la surface del’émail préparé par l’attaque de l’acide acé-tique. Le liquide ionique peut facilementéchanger des ions (Ag+ ou Cu+) avec leverre sous-jacent, solide. La texture très par-ticulière de la répartition des « gouttes » demétal est typique d’un phénomène dedémixtion – exemple l’huile dans l’eau de lavinaigrette ou en céramique l’exemple desnoirs chinois. Un liquide se sépare en deuxphases qui, du fait des changements decomposition ou de température, ne sontplus mélangeables. Le mouillage (exempledes gouttes d’eau sur une surface de verreou huileuse) peut aussi donner une sépara-tion régulière des phases.

Une donnée importante est la quasi-absence de plomb dans la couche très finede surface; cela peut s’expliquer par l’actionde l’acide acétique qui élimine le plomb descouches sous-jacentes à la surface pour leconcentrer dans le dépôt de résidus, maiscela n’explique pas la qualité du nappage(glaçage de la surface) de surcroît pour uneteneur en alumine aussi forte et aussi diffé-rente de la composition sous-jacente.

Il convient de garder à l’esprit que lesacétates brûlent très facilement ce qui peutprovoquer une forte élévation de la tempé-rature, très locale, limitée à la surface aucontact de la couche en combustion(fig. 9), la surface peut alors atteindre unetempérature suffisante pour la fusion et unenrichissement de la surface en aluminiumà partir de l’ochre ainsi que l’évaporation del’oxyde de plomb et le glaçage de l’émail (>900 °C).

Ceci nécessite que l’atmosphère de cuis-son contienne un peu d’oxygène (réductionincomplète) ; cela expliquerait aussi pour-quoi les grains métalliques les plus prochesde la surface ont coalescé en des grainspresque dix fois plus gros.

Notons que ceci est aussi en accord avecle texte de Abou al-Qasim [8, 21] soulignépar Y. Porter: «Il ne faut pas rajouter trop debois en cours de cuisson, ce qui donne trop defumée qui risque de gâter les pièces. » Cela

expliquerait aussi l’appellation « couleur àdeux feux » des traductions [4, 8, 21] : enregardant dans le four au rouge sombre, lacombustion des résidus doit donner despoints d’incandescence. Cette élévationcontrôlée de la température en surface despièces expliquerait donc à la fois la compo-sition superficielle réfractaire, le grossisse-ment des grains métalliques et la texture en« gouttes d’huile » qui proviendrait de laséparation de phases lors du refroidisse-ment. Cette explication est plus cohérenteque la simple « diffusion ionique » avancéepar certains auteurs qui n’explique pas legradient de composition et de distributiondes tailles des précipités métalliques ainsique la composition de la surface. Le phéno-mène de diffusion alimente cependantl’émail en Cu et Ag, à partir de la couchede surface avant le « deuxième feu ».

Cette description du mécanisme de laformation du lustre est aussi cohérente avecla pratique du lustre aux résinates, méthodedéveloppée au début du XIXe siècle. Dans latechnique du lustre aux résinatesd’argent/cuivre, la cuisson est faite en atmo-sphère oxydante mais vers 750-800 °C. Leslustres de porcelaines de la fin du XIXe siècleétaient cuits vers 1000 °C. Les émaux sup-ports contiennent soit de l’étain soit duzinc, ses éléments contribuant à la réduc-tion. Les combinaisons « simples » nitrated’argent-oxyde de bismuth sont utiliséespar certains potiers contemporains. À cejour la physique, les microstructures et lesmécanismes des lustres à l’oxyde de bis-muth sont mal connus. L’utilisation de bis-muth est établie pour les lustres italiens dela Renaissance [26, 27]. Contrairement àune idée commune, le bismuth était connudès Georgius Agricola [28].

On peut penser que le réglage « empi-rique » de ce recuit localisé par la composi-tion de la couche « nourricière » d’argile +ocre + sels + vinaigre + … permettrait de« régler » la couleur en réglant la tempéra-ture de surface et le gradient de tempéra-ture depuis la surface vers l’épaisseur del’émail, et ainsi la taille des sphères métal-liques et les intervalles entre sphères (fig. 8).Des allers-retours entre analyse et expéri-mentation sont encore nécessaires pourvalider cette description du mécanismedans ses détails. Le nombre de pièces analy-sées reste limité, en particulier pour leslustres polychromes.

De cette discussion il apparaît clairementque la maîtrise du lustre polychrome résidedans la capacité de porter localement la sur-face décorée avec le précurseur de lustre àune température appropriée à la teneur enCu/Ag apportée par la pâte à la surface del’émail au plomb.

On comprend qu’une telle virtuositétechnique de cuisson soit restée un secretd’atelier quasi inimitable, secret activementrecherché [29, 30].

Philippe ColombanDirecteur de recherche au CNRS

UMR 7075 CNRS-UPMC Thiais 94320

Email au plomb + SnO2

Application du décor selon le motif désiré sousforme de pâte contenant les réactifs (Ag, Cu…)

Cuisson réductrice :~80°C: l’acide acétique se diffuse dans

l’émail poreux en surface~500°C: fusion du mélange oxydes-sulfures

(sulfates, nitrates ?), chlorures, etc.diffusion - carbonisation des acétates

réduction partielle en Ag° et Cu° (Hg°)

Bref passage en oxydationCombustion exothermique des

résidus carbonés :La température de surface atteint ~1000°C

Glaçage de la surface,évaporation de PbO en surface.

Retour en réducteurRefroidissement

Brossage, le lustre apparaît.

Figure 9.Schéma du processus de formation du lustrepolychrome.La texture « en gouttes d’huile » à l’échelle deslongueurs d’onde de la lumière constitue unréseau régulier de grains ayant des propriétésoptiques différentes de leur matrice qui, commepour les opales, les ailes de papillons, certainesplumes d’oiseaux… forme un réseau de diffrac-tion de la lumière renvoyant sélectivement cer-taines couleurs (longueur d’onde) de la lumière,expliquant les modifications de couleur des car-reaux du mihrâb de la mosquée de Kairouan.

Photographies et schémas de PhilippeColomban, sauf mention contraire.

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RemerciementsTous nos remerciements aux personnes nous ayantconfié des pièces (en particulier Philippe Magloire,expert en arts de l’Islam, Mmes V. Milande, restaura-trice, A. Hallé, conservateur général du Patrimoine,Directrice du musée national de Céramique, Sèvres,M. Kervran, directrice de recherche CNRS), ouconseillé (M. Bernus-Taylor, Conservateur généralhonoraire du Patrimoine, M. F. Richard,Conservateur général du Patrimoine, S. Makariou,Conservateur du département Islam du Louvre,Laure Soustiel, expert, Xavier Faurel, Chef duLaboratoire de la Manufacture de Sèvres) ainsiqu’aux auteurs ayant autorisé la reproduction dedocuments (Drs. Olivier Bobin, Bud Lewis, Profs.M. Schvoerer, M. Vendrell et H.Schreiber).

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Panneau de revêtement et son détail. Iran,Kâshân (?), 1267.Céramique siliceuse, décor de lustre métalliquesur glaçure opacifiée et rehauts de glaçures. H. 78,5 x 49,5 cm. Musée du Louvre, arts del’Islam, OA 6319.Photo RMN-Hervé Lewandowski

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Voir la céramique lustrée

Beaucoup de ces collections, mêmepubliques, ont pour origine des ama-

teurs du XIXe siècle et sont plus ou moinséclectiques. Ainsi la collection du musée deCluny dont Xavier Dectot nous présenteles plus belles pièces, doit beaucoup àEdmond du Sommerard et est centrée surles productions hispano-mauresques, cellede Sèvres présentée par Jeanette Rose-Albrecht est plus large mais résulte pourbeaucoup du goût du baron d’empireCh.Davilliers. D’autres se rattachent auxrestes de collections princières ou royales(musée de l’Ermitage, musée du Louvre) oucomme ce dernier ont bénéficié de grandescampagnes de fouilles. Certaines sontimportantes en qualité et quantité commecelle du musée du Louvre présentée parDelphine Miroudot, d’autres se signalentpar quelques pièces emblématiques; ainsi lemusée de l’Alhambra avec une pièce sanségale, la jarre aux gazelles au décor bleu et

lustre or. En Tunisie le mirhâb de la mos-quée de Kairouan et certaines mosquéesd’Iran non seulement possèdent des piècesexceptionnelles, mais les présentent en leurplace initiale.

Comme le département Islam du muséedu Louvre, le Victoria & Albert Museum etle British Museum à Londres sont incon-tournables par la qualité et la représentati-vité des pièces. Mais à Athènes la collectiondu musée Benaki, à Copenhague celle de laDavid Samling combleront aussi l’amateur.

L’Espagne offre un intérêt particulier. À Valence, le musée national de CéramiqueGonzalez Marti rénové en 2001 s’attache àprésenter la technique. À Paterna etManises, la muséographie est centrée res-pectivement sur les résultats des fouilles etl’ethnographie, la technique encore vivante.Signalons aussi l’Instituto Don Juan deValencia, qui se visite sur rendez-vous, à laprestigieuse collection allant du XIIIe au XVIIe

et le Museo de Ceramica de Barcelone. À La Haye le Gemeentmuseum possèdeune petite collection de qualité.

Les nombreux musées des villes ita-liennes présentent des collections de qualitémais avec une forte contribution des pro-ductions locales plus tardives (Deruta,Gubbio, etc.). Lyon, ancienne ville ita-lienne présente la même particularité avecen plus une belle série de pièces hispano-mauresques.

Aux Etats-Unis le Metropolitan Museumof Art à New York, l’Oriental Institute àChicago, la Freer Gallery of Art àWashington, la Walters Art Gallery àBaltimore, le Fine Arts Museum de Boston,le Musée de Seattle possèdent tous despièces exceptionnelles et des sites remar-quables sur internet !

Ph. C.

1. Plat au porte-étendard, Iraq, Xe siècle. Céramique argileuse, décor de lustre métallique monochrome sur glaçure opacifiée. D. 31,8 cm. Musée du Louvre, département des arts de l’Islam, MAO 23. Photo RMN-Hervé Lewandowski.

D’importantes collections de céramiques lustrées existent

dans les différents musées européens, du pourtour de la

Méditerranée, des pays du Moyen-Orient et aux Etats-Unis.