sébastien broca - de l'open source au digital labour : deux critiques du capitalisme numérique

Download Sébastien Broca - De l'open source au digital labour : deux critiques du capitalisme numérique

If you can't read please download the document

Upload: bodyspacesociety-blog

Post on 16-Jan-2017

2.086 views

Category:

Education


1 download

TRANSCRIPT

Les mutations de la critique du capitalisme numrique

Sbastien Broca (Cemti/Universit Paris 8)

Les critiques du capitalisme numrique

Sbastien Broca, Les deux critiques du capitalisme numrique, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01137521

Points de dpart:Le capitalisme numrique a toujours suscit des critiques, tant dans le monde universitaire (Richard Barbrook et Andy Cameron, The Californian Ideology, 1995) que chez certains acteurs du numrique (le mouvement du logiciel libre)

Les formes dominantes (idales-typiques) de cette critique se sont transformes depuis vingt ans

Le capitalisme et ses critiques

Il existe un jeu dialectique permanent entre le capitalisme et ses critiques: ce qui conteste le capitalisme un moment donn devient ultrieurement une nouvelle ressource pour son affirmation symbolique et matrielle

Boltanski et Chiapello ont appliqu ce schma gnral aux mutations du capitalisme dans les annes 1990 en lien avec la critique artiste

Dans la postface, ils prcisent: le mode danalyse historique des transformations du capitalisme en relation avec ses critiques que nous avons dvelopp pourrait trouver semployer sur la priode plus rcente

Luc Boltanski et ve Chiapello Le nouvel esprit du capitalisme Gallimard, 2011 (1999)

Essayer d'appliquer ce schma gnral aux bouleversements de l'conomie numrique dans les annes 2000

Feuille de route

I. Esquisser une histoire sociale et conceptuelle de la contestation du capitalisme numrique, en mettant en lien l'volution de celui-ci au cours des annes 2000 avec deux critiques qui lui ont successivement t adresses: la critique de la propritarisation de l'information (freeculturalism)

la critique du digital labour

II. Discuter le cadre thorique dvelopp par la deuxime critique, celle du digital labour

I. D'une critique l'autre

Le capitalisme informationnel

Le capitalisme informationnel vise produire et commercialiser des biens base informationnelle (molcules, semences, programmes informatiques, morceaux de musique, etc.) protgs par des droits de proprit intellectuelle (DPI), qui permettent de vendre chaque copie un prix trs suprieur son cot de production: Les nouvelles industries apparaissent dans des domaines o il est possible de s'approprier la fonction de reproduction cot trs faible de l'information elle-mme ou d'un objet matriel dans lequel une part informationnelle joue un rle essentiel P. Aigrain, Cause commune, 2005, p. 81

Pendant longtemps, la lgitimit des DPI a t assez peu conteste (importance des cots fixes, incitations l'innovation, dbat rserv aux spcialistes)

L'essor d'une critique de la propritarisation de l'information

mergence de mouvements sociaux contestant le renforcement des DPI: logiciel libre, open access, mdicaments gnriques, semences libres, etc.

Dveloppement d'une critique universitaire du deuxime mouvement des enclosures (J. Boyle, L. Lessig, Y. Benkler)

Mise en avant de la notion de (biens) communs (E. Ostrom)

Augmentation du piratage suite l'essor des rseaux p2p, du direct download, du streaming, etc.

L'incorporation par le capitalisme de cette premire critique : l'open source

Apparu la fin des annes 1990, le mouvement open source (Torvalds, Raymond) a promu une nouvelle rhtorique pragmatique et business friendly pour dfendre les logiciels libres

L'open source a permis le dveloppement d'une vritable conomie du logiciel libre impliquant les grands acteurs de l'informatique, les multinationales du Web (qui contribuent par exemple Linux) ainsi que des entreprises spcifiques (Red Hat)

L'open source a t le moment inaugural d'intgration par le capitalisme numrique de la critique portant sur la propritarisation de l'information

Vers une alliance avec la multitude (Colin, Verdier)?

L'conomie numrique a chang: Recul de l'exclusivisme propritaire au profit d'cosystmes (plus ou moins) ouverts

Participation accrue des utilisateurs la production de valeur (diminuer le cot des inputs)

Nouveaux modles conomiques du gratuit o la valeur est dgage de manire indirecte (publicit, services, freemium, etc.)

Nouveaux acteurs dominants (GAFA) qui supplantent en partie les acteurs du capitalisme informationnel

C'est ce que j'appelle le 'communisme du capital' qui se prsente rellement (se prsenter ne veut pas dire faire semblant) comme ayant aboli la proprit Yann Moulier Boutang, La revue du projet, 2014

Privative scheme rests on creating scarcity of knowledge flows and charging for the access to them. In contrast, inclusive appropriation harnesses the abundance of knowledge, without charging directly for access, and collects money from targeted advertisement, data selling and related businessesMariano Zukerfeld, Inclusive Appropriation and the Double Freedom of Knowledge, 2014

Le nouvel esprit du capitalisme numrique

Songez aux possibilits que vous avez en tant quindividu. Vous ntes plus un rceptacle passif de biens et de services. Vous pouvez participer lconomie sur un pied dgalit, cocrer de la valeur avec vos pairs et vos entreprises prfres pour satisfaire vos besoins personnels, rejoindre des communauts panouissantes, changer le monde ou simplement vous amuser. La boucle de la prosommation est boucle

Don Tapscott, Anthony D. Williams, Wikinomics, Portfolio, 2006

Ces changements ont eu une traduction claire dans la littrature managriale de la Silicon Valley, mais aussi chez certains critiques de la propritarisation de l'information (Lessig, Benkler), qui ont contribu forger le nouvel esprit du capitalisme numrique autour des notions d'ouverture, de partage, de collaboration, d'intelligence collective, etc.

Une deuxime critique: le digital labour

L'approche digital labour est la consquence: de travaux prcurseurs autour des notions de travail immatriel (Lazzarato) ou de free labor (Terranova)

des nouveaux business models reposant sur la participation des utilisateurs

des insuffisances de la critique de la propritarisation (cf. Lessig, Benkler)

Je me suis demand si cette culture de la participation n'aide pas tout simplement les entreprises se faire une clientle sur notre dos. (...) Nous devenons une force de travail externalise, alors que l'intrt de la chose, de notre point de vue, est loin d'tre videntOm Malik, 18 octobre 2005

L'approche digital laborremet en cause l'axiome du nouveau capitalisme numrique: l'change entre enrichissement personnel pour les individus et enrichissement financier pour les entreprises n'est pas gagnant-gagnant

Autour de ces conomies de partage, des entreprises construisent des business. Elles essaient ainsi dextraire du profit du partage des autres. Une nouvelle fois, selon mon opinion (peut-tre prhistorique), cette recherche de profit doit tre loue

Lawrence Lessig, Remix, 2008

Caractristiques de l'approche digital labour

Les activits effectues en ligne (recherche Google, profil Facebook, contribution logiciel libre, travail Mechanical Turk) sont considres comme tant au cur de la production de valeur

Comme elles ne sont pas (ou peu) rmunres, elles sont considres comme du travail gratuit

La captation de valeur dans l'conomie numrique quivaudrait ainsi une nouvelle forme d'exploitation

Trebor Scholz (ed.), Digital Labor. The Internet as Playground and Foctory, Routledge, 2012

Les mutations de la critique du capitalisme numrique

1. Basculement d'une approche librale centre sur les aspects juridiques et contestant la propritarisation des biens informationnels, une approche (no)-marxiste centre sur le travail et contestant les nouvelles formes de distribution de la valeur2. Disqualification, parfois, de la premire critique: les opposants la propritarisation de l'information comme idiots utiles du nouveau capitalisme numrique (M. Pasquinelli)3. Coexistence des deux critiques: la critique de la propritarisation ne disparat pas (le capitalisme informationnelsubsiste lui aussi) mais elle se trouve en quelque sorte dborde sur sa gauche. 4. Hybridation, parfois, des deux critiques: rflexions autour des licences rciprocit (peer production licence), discours mlant dfense librale des liberts individuelles et revendications galitaristes sur les revenus...

II. Rflexions sur la notion de digital labor

Une notion trs (trop?) englobante

Rflchir au digital labor signifie contempler des modles globaux de connexion et d'accumulation qui facilitent et promeuvent certaines productions. Tous les processus qui y sont lis doivent tre inclus dans cette dfinition: tout depuis l'assemblage des iPhones, la Xbox, les cbles, les rseaux sans fil, les usines Foxconn [] Shenzen en Chine (qui nous apportent les produits d'Apple, HP, Dell et Sony), et l'extraction de minerais rares en Rpublique Dmocratique du Congo, an Nigria et dans la rgion de Nancheng en Chine, sans lesquels nous ne pourrions dmarrer ni nos ordinateurs portables, ni nos tlphones mobilesTrebor Scholz, Think Outside the Boss, 2015

Digital Labour n'est pas un terme qui dcrit seulement la production de contenus numriques. Nous utilisons plutt le terme en un sens plus gnral propos de l'ensemble du mode de production numrique, lequel se compose d'un rseau d'activits agricoles, industrielles et informationnelles qui permettent l'existence et l'utilisation des mdias numriques Christian Fuchs et Marisol Sandoval, Digital Workers of the World Unite!, 2014

Le digital labour ne dsigne plus ici une forme particulire de travail. Il renvoie un mode de production, voire il quivaut une forme historique du capitalisme dans son ensemble.

Le digital labor comme activits numriques

Par digital labor, nous dsignons les activits numriques quotidiennes des usagers des plateformes sociales, d'objets connects ou d'applications mobiles. Nanmoins, chaque post, chaque photo, chaque saisie et mme chaque connexion ces dispositifs remplit les conditions voques dans la dfinition: produire de la valeur (...), encadrer la participation (...), mesurerAntonio Casilli, 2015

la fois volontairement effectu et non salari, apprci et exploit, le free labor sur le Net inclut la construction de sites Web, la modification de paquets logiciel, la lecture et la participation des listes de discussion et la construction despaces virtuelsTerranova, 2000

Dans ce sens plus restreint, la notion de digital labour inclut les recherches Google, le maintien de relations sur Facebook, le travail sur Mechanical Turk, la contribution un logiciel libre, etc.Or les significations associes ces activits par ceux qui les pratiquent sont dissemblablesLe digital labor regroupe donc sous un mme label des activits qui, du point de vue d'une sociologie comprhensive, sont trs diffrentes

Faut-il parler de travail?

Les protagonistes du digital labor ne considrent en gnral pas leurs activits comme du travail(Cf. Brown, Quan Haase, 2012; Himanen, 1999). S'il veut parler de digital labor, le chercheur est donc oblig de renoncer la posture comprhensiveOn peut par consquent reprocher aux thoriciens du digital labor de prsupposer une alination (ou une fausse conscience) des acteurs

Quand je passe un test Captcha, je permets Google damliorer son produit. Quand le serveur dun resto me demande si jai aim mon plat et que je lui rponds oui mais lassiette aurait pu tre servie plus chaude, idem. Quelquun est-il davis que jai droit une rduction de ma note de restaurant ?Olivier, commentaire, 2014

Est-ce vraiment du travail ? je suis plutt de lavis de isbninfo. Est-ce un travail de vivre ? jentends de vivre une vie numrique ? (ce qui suppose parfois de demander son chemin, de faire la causette avec quelquun etc., tous ces petits actes de la vie quotidienne). Nous parlons bien de comportements, je suis daccord, mais sagit-il vraiment de comportements assimilables du travail ? une vie numrique, cest tout de mme une vie : avoir des activits, pendant des plages de tempsEC, commentaire, 2014

Pourquoi les thoriciens du digital labour parlent de travail malgr tout

Un choix politique (Terranova, 2013): parler de travail exploit permet d'attirer l'attention, de susciter l'indignation et de pousser la contestation

Un choix thorique (Andrejevic, 2013): s'loigner du sens commun (comment les contributeurs considrent-ils leurs activits ?) pour laborer une approche structurelle et objectiviste (comment la valeur est-elle rellement produite?) permet de dpasser les faux-semblants de la doxa librale, notamment l'insistance sur le choix et le plaisir individuels

On passe d'une sociologie comprhensive des usages une conomie politique d'Internet. Pour que ce changement de perspective soit justifi, il faut nanmoins prouver: i) que les mcanismes conomiques en jeu dans diverses activits perues comme du loisir sont similaires; ii) que cette similarit justifie de dsigner celles-ci comme tant objectivement du travail exploit

Des business models dissemblables

Mme s'ils partagent un mme esprit, les modles conomiques du digital labor sont plus diffrents qu'il n'y parat: Exploitation de donnes personnelles et revenus publicitaires (Google)Pas de rmunration pour les contributeurs

Exploitation de contenus cratifs et revenus publicitaires (YouTube)Rmunration uniquement pour les contributeurs les plus populaires, proportionnelle la popularit de leurs contenus

Exploitation d'un travail dqualifi et revenus lis une position intermdiaire entre demandeurs et offreurs (Mechanical Turk)(Faible) rmunration la tche pour les contributeurs

Exploitation d'un travail fortement qualifi et revenus issus des services proposs aux entreprises (Red Hat) Rmunration (parfois leve) de certains contributeurs seulement

La notion d'exploitation

S'agit-il dans ces diffrents cas d'un travail exploit au sens de Marx?L'exploitation est le fait d'accomplir un surtravail, c'est-- dire un travail producteur de valeur et non rmunr

Le taux d'exploitation correspond au rapport entre travail pay et travail non pay, constitutif de la plus-value

L'analyse de l'exploitation dpend de la thorie de la valeur, en vertu de laquelle la valeur des marchandises dpend de la quantit de travail (abstrait) qu'elles incorporent

Une exploitation 2.0?

Un cadre d'analyse labor dans un contexte historique trs diffrent, o subsistait une claire distinction entre le travail et les autres sphres de la vie sociale, est-il toujours pertinent?

Les limites de la notion classique d'exploitation

Hormis pour l'exemple de Mechanical Turk, la notion classique d'exploitation est inapplicable l'conomie numrique:La sparation entre temps de travail et de non-travail est inoprante: on ne peut plus discriminer empiriquement entre un temps de travail et de surtravail (Cf. Google)

La loi de la valeur est mise en chec: la valeur produite par les contributeurs (et leur rmunration) ne dpend pas de leur quantit de travail, ni mme du travail abstrait simple et socialement ncessaire (cf. YouTube). De plus, l'apport d'un contributeur individuel est impossible quantifier dans des projets qui mobilisent une intelligence collective (Cf. Red Hat)

Valeur d'usage et valeur d'change sont disjointes. Le rapport entre ce que produisent les contributeurs et la valeur gnre par les entreprises est indirect. Le digital labor ne produit donc pas de marchandises ralisant, comme chez Marx, l'unit immdiate de la valeur d'usage et de la valeur d'change (cf. Red Hat)

Les contributeurs ne sont pas toujours dpossds des fruits de leur travail (Cf. Red Hat), contrairement ce qui se passe dans la situation classique d'exploitation

La critique de Gorz et du capitalisme cognitif

Jusqu'ici on dfinissait l'exploitation comme l'extorsion d'un surtravail. C'est--dire d'une part de travail non rmunre fournie involontairement dans le cadre d'un contrat de travail. Mais cette dfinition n'est plus pertinente quand le travail n'est plus mesurable en units de temps. Elle ne s'applique plus non plus quand le travail non pay est accompli volontairement par ces personnes qui croient travailler leur propre compte alors qu'une part de leur effort est capte "par derrire" par des entreprises qui en tirent profitAndr Gorz in Politiques des Multitudes, 2007

La notion marxiste d'exploitation est inadquate dans le contexte de l'conomie numrique.

Cela n'a pas de sens de parler dune plus-value de la pollinisation attribuable une abeille en tant que telle. Elle pollinise, mais imputer une abeille isole un rle dans la pollinisation est un non-sens. [] Donc, a na pas de sens de dire que labeille est exploite individuellement. Ce qui est exploit, cest sa capacit pollinisatrice Yann Moulier Boutang, L'abeille et l'conomiste, 2010

La contradiction interne des thoriciens du digital labor?

Dun ct, ils sappuient sur les analyses post-oprastes (travail immatriel, usine sociale) pour affirmer que la valeur est dsormais produite sur tous les temps sociaux, en dehors du seul lieu de travail, dans des activits aussi banales que faire une recherche Google, communiquer sur Facebook, etc.

De lautre, ils appliquent lanalyse de ces activits un cadre marxiste orthodoxe, labor dans un contexte o il existait au contraire une sparation beaucoup tranche entre temps de travail et de non travail

Conclusion: Apports et limites du digital labor

La notion de digital labour a l'immense mrite de replacer l'attention sur des questions (le travail, la rpartition de la valeur) que les critiques du capitalisme numrique ont longtemps dlaisses.

Elle ptit nanmoins du fait de rester tributaire de cadres thoriques forges dans un contexte o il tait possible de discriminer nettement entre travail et loisir. Des approches comme celle du capitalisme cognitif, bien qu'elles aient aussi leurs limites, me semblent plus en phase avec les nouvelles caractristiques du capitalisme numrique.

Pour penser l'conomie politique d'Internet, il me semble ncessaire de revenir sur certaines notions cruciales, notamment celles de valeur et d'exploitation.

Merci

[email protected]

Cliquez pour diter le format du plan de texteSecond niveau de planTroisime niveau de planQuatrime niveau de planCinquime niveau de planSixime niveau de planSeptime niveau de plan

Sminaire tudier les cultures du numriques, EHESS, 2 novembre 2015