sauvagnat, f . l'autisme à la lettre

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Psychoanalytische Perspectieven, 2000, nr. 39. © www.psychoanalytischeperspectieven.be L'AUTISME A LA LETTRE: QUELS TYPES DE CHANGEMENTS SONT PROPOSES AUX SUJETS AUTISTES AUJOURD'HUI? François Sauvagnat "Il est clair qu'il ressentait le besoin de contrôler les conversations. Parce qu'il ne comprenait pas ce que disaient les autres personnes, il essayait de nous faire participer à ses rituels. Cela concernait toujours des listes, un ordre, une répétition. (Barron, 1992). Introduction Même si on peut constater, lorsqu'on intervient dans des institutions recevant des enfants autistes, que la plupart des praticiens tendent à leur proposer des activités tout à fait variées, plusieurs types de conceptions opposées tendent à s'affronter dans les prises en charges. On peut bien sûr considérer que ce ne sont que des questions de mots, et que l'inventivité ou la sensibilité de chacun rendra sans grandes conséquences l'adhésion à telle ou telle théorie. Néanmoins, en l'absence de recherches comparatives de bonne qualité entre les diverses méthodes de soins existantes de l'autisme, on aurait tort de négliger l'étude différentielle des cadres théoriques actuellement proposés. 1 Plusieurs études ont en effet montré que les thérapeutes tendent à appliquer les concepts et méthodes dont ils se réclament, même s'ils professent un certain détachement par rapport aux théories . Et d'autre part, s'agissant de troubles aussi intenses que ceux présentés par des sujets autistes, il est inévitable que les praticiens et autres intervenants recherchent activement des guides, des directives et des interdictions, que la littérature existante leur fournit en abondance. 1. Ce manque est mis en évidence en particulier dans le rapport no. 47 (CCNE, 1996).

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Psicoanálisis. Autismo. Francia

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  • Psychoanalytische Perspectieven, 2000, nr. 39.

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    L'AUTISME A LA LETTRE: QUELS TYPES DE CHANGEMENTS SONT PROPOSES AUX SUJETS AUTISTES AUJOURD'HUI?

    Franois Sauvagnat

    "Il est clair qu'il ressentait le besoin de contrler les conversations. Parce qu'il ne comprenait pas ce que disaient les autres personnes, il essayait de nous faire participer ses rituels. Cela concernait toujours des listes, un ordre, une rptition. (Barron, 1992).

    Introduction

    Mme si on peut constater, lorsqu'on intervient dans des institutions recevant des enfants autistes, que la plupart des praticiens tendent leur proposer des activits tout fait varies, plusieurs types de conceptions opposes tendent s'affronter dans les prises en charges. On peut bien sr considrer que ce ne sont que des questions de mots, et que l'inventivit ou la sensibilit de chacun rendra sans grandes consquences l'adhsion telle ou telle thorie. Nanmoins, en l'absence de recherches comparatives de bonne qualit entre les diverses mthodes de soins existantes de l'autisme, on aurait tort de ngliger l'tude diffrentielle des cadres thoriques actuellement proposs.1 Plusieurs tudes ont en effet montr que les thrapeutes tendent appliquer les concepts et mthodes dont ils se rclament, mme s'ils professent un certain dtachement par rapport aux thories. Et d'autre part, s'agissant de troubles aussi intenses que ceux prsents par des sujets autistes, il est invitable que les praticiens et autres intervenants recherchent activement des guides, des directives et des interdictions, que la littrature existante leur fournit en abondance.

    1. Ce manque est mis en vidence en particulier dans le rapport no. 47 (CCNE, 1996).

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    Cette abondance de conseils est prodigue un moment o le statut de l'autisme, du point de vue psychopathologique, est devenu des plus paradoxaux.

    La faiblesse des rsultats de la recherche biologique et ses consquences

    D'un ct, les recherches biologiques semblent pitiner, et aucune dcouverte d'importance n'est venue tayer les hypothses que chaque ligne de recherche essaie de soutenir. Rappelons en quelques mots les rsultats auxquels est arrive la recherche rcente.2 Aucun facteur infectieux n'a vu son rle dmontr dans le dclenchement de l'autisme. On a certes not que les complications pr- et prinatales seraient deux fois plus importantes que dans le cas d'enfants normaux, mais il n'a pas t possible d'isoler un facteur pathogne prcis. Pour ce qui est des dterminations gntiques, s'il est utile de rappeler qu' aucun gne responsable de l'autisme n'a t mis en vidence, il faut aussi noter qu'aucune explication ne fait l'unanimit pour rendre compte d'un risque de rcurrence dans la fratrie plus lev que la normale (estim entre 2 et 3%, c'est dire 60 fois plus que la normale). 3 Il est de toutes faons exclu de faire de l'autisme une maladie gntique, et certains auteurs s'orientent vers l'hypothse d'un trouble polygnique dont l'explicitation n'est pas prvoir dans l'immdiat Rappelons en outre que la distinction entre ce qui est gntique-inn d'une part et acquis de l'autre n'est en rgle gnrale pas bien tranche, et qu'on admet de plus en plus qu'un grand nombre de prdispositions gntiques ou associations de facteurs gntiques puissent tre dclenches par des facteurs environnementaux, une ligne de recherche qui apparat trs prometteuse pour l'avenir, et constitue, avec la thorie de la slection neuronale de Changeux et des cartographies d'Edelmann, une incontestable justification, sur le terrain biologique, la notion de psychognse.4

    L'incertitude rgne sur les facteurs neurobiologiques qui pourraient avoir un rle dans le dclenchement de l'autisme; on a par exemple trouv

    2. Nous nous appuyons ici notament sur l'avis du CCNE concernant les traitements de l'autisme (CCNE, 1996). 3. A noter par exemple les checs rdupliquer les rsultats qu'une quipe de recherche pensait avoir obtenus dans un travail sur le gne de Harvey-Ras (Ibid.). 4. Sur les consquences de ces thories, voir notamment notre article (Sauvagnat, 1994: 93-121). Il est par ailleurs regretter que les tudes sur les interactions prcoces entre les trs jeunes enfants autistiques et leur entourage fassent l'objet d'une sorte de stigmatisation idologique, alors mme que par ailleurs les tudes sur les expressed emotions de l'environnement de sujets psychotiques ont amplement dmontr l'intrt de l'tude des interactions entre les sujets psychotiques et leur entourage immdiat.

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    chez des enfants autistiques entre 2 et 12 ans des taux sanguins de srotonine plus levs que dans une population tmoin. On en a dduit que les systmes producteurs et rgulateurs des catcholamines pourraient tre impliqus dans la physiopathologie du syndrome, sans que cette hypothse, qui ne peut videmment pas prtendre tre spcifique, ne reoive d'autre confirmation. Les tudes portant sur l'imagerie crbrale ne sont arrives rien de probant. De la mme faon, une tude du dbit sanguin crbral aurait mis en vidence un hypodbit chez des enfants autistes gs de 3 ans; 6 ans, ce dbit serait devenu normal; selon les auteurs de cette tude, un "retard de la maturation mtabolique des lobes frontaux" serait de la sorte suggre, mais cette tude n'a gure t confirme.5

    En fait, ces diffrentes lignes de recherche viennent avant tout nous rappeler quel point nos connaissances sont limites dans le domaine de la neurobiologie des maladies mentales, et tout particulirement en ce qui concerne l'autisme. On ne doit donc pas s'tonner, dans ces conditions, qu'un neurolinguiste belge spcialiste de l'autisme comme Theo Peeters (1996: 10) puisse crire froidement que "l'autisme n'est pas une maladie", opinion conforte au demeurant par deux facteurs de taille: le faible impact des traitements chimiothrapiques sur les troubles ("l'absence de traitement mdicamenteux de rfrence" mme si dans certains cas, certains neuroleptiques, amphtamines ou vitamines peuvent rendre des services) (Bouvard, 1994: 9-23), et la dcision de l'Association Psychiatrique Amricaine, de classer l'autisme parmi les "troubles envahissants du dveloppement".

    L'ambigut classificatoire

    Quiconque s'intresse au traitement de l'autisme ne peut manquer d'tre frapp par l'ambigut dans laquelle le syndrome se trouve plac du point de vue classificatoire. En effet, lorsqu'il l'a dcouvert, Leo Kanner a essentiellement utilis une catgorie clinique employe par Eugen Bleuler et l'a inverse (l'autisme consquence tardive du processus

    5. Le D.S.M.-IV rsume schement l'tat actuel de la recherche biologique de la faon suivante: "Lorsque le trouble autistique est associ avec une maladie, des rsultats de laboratoire en rapport avec cette maladie sont observs. Des diffrences dans la mesure de l'activit srotoninergique ont t relevs dans certains groupes, mais ils n'ont pas de valeur diagnostique pour l'autisme infantile. L'imagerie crbrale peut donner des rsultats anormaux dans certains cas, mais aucun pattern spcifique n'a t clairement identifi. Des anomalies l'E.E.G. sont frquentes, mme en l'absence de crises avres" (notre traduction) (D.S.M.-IV, 1994: 69). On est donc bien loin de savoir lucider les bases biologiques de l'autisme

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    schizophrnique pour Bleuler, devenant un "autisme primaire" ou "autisme d'emble" pour Kanner). Tout naturellement, il l'a inclue dans la srie des infantile schizophrenias que les auteurs germanophones et amricains tentaient de constituer depuis les annes vingt en appliquant eux aussi la catgorie bleulrienne des schizophrnies aux enfants non pubres. Nanmoins, depuis longtemps une telle application n'tait pas sans poser de nombreux problmes; beaucoup s'en fallait que l'ensemble des symptmes dcrits par Bleuler se retrouvent dans les infantile schizophrenias; dans nombre de cas, la symptomatique tait trs variable, dans d'autres elle tait cache ou du moins ne se manifestait que faiblement; dans d'autres enfin, seuls des troubles de l'apprentissage ou du comportement taient visibles. Un problme classique donne une ide de l'intensit de l'embarras des cliniciens concernant les infantile schizophrenias: les enfants affects de ce trouble ont-ils des hallucinations? Une tude clbre de Despert montrait quel point la plupart des cliniciens mconnaissaient l'intensit et mme la ralit des troubles de ces enfants, au point de ne pas arriver diffrencier des hallucinations tout fait comparables celles ressenties par des adultes, et l'imagination ou le jeu propre l'enfance. 6 Enfin, il ne faut pas perdre de vue que Bleuler a t lu aux Etats-Unis travers la prsentation qu'en a faite l'cole d'Adolf Meyer, c'est dire partir de l'interprtation la plus large et la plus librale possible, ce qui ne facilitait pas la mise en place de limitations cliniques strictes. Le rsultat en a t une dfaveur croissante de la notion d'infantile schizophenia , considre de plus en plus comme un fourre-tout sans particularits propres, dont on en est venu exiger, dans le D.S.M.-IV, qu'elle soit l'quivalent absolu de la schizophrnie de l'adulte, ce que personne dans le pass n'avait prtendu rclamer.

    A ct, et en opposition cette catgorie considre comme de plus en plus caduque, se sont dveloppes des catgories perues comme mieux assures, soit parce qu'une forte demande sociale existait pour les diffrencier (comme le trs controvers Attention Deficit and Hyperactivity Disorder), soit parce qu'il existait des tests qui semblaient permettre de mesurer les difficults en cause et que les enfants concerns posaient de toutes faons de srieux problmes d'adaptation, comme dans les troubles envahissants du dveloppement. Calqu sur la progression scolaire, apparemment bien document par des tudes empiriques ( commencer par les clbres recherches de Gesell), le concept de trouble du dveloppement, dfaut de dsigner un type de trouble ou de vcu bien prcis, semblait bien fait pour rpondre aux demandes sociales concernant

    6. Voir ce propos Despert (1976).

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    des enfants en difficult. Constatons qu' partir de l le pas a t franchi: nombre de troubles qui depuis des dcennies taient considrs comme des formes particulires de psychoses plus ou moins masques se trouvrent classs par les D.S.M. ( partir du D.S.M.-III) comme troubles envahissants du dveloppement. Comme il ne s'agit en fait que d'une catgorie psychologique-descriptive, on conoit que certains auteurs en soient venus tenter de la sortir du domaine mdical pour tenter d'en faire un handicap fixe, dont la socit devrait assurer la prise en charge sur des fonds non-mdicaux.

    Le paradoxe est nanmoins que ce soient des tenants d'une approche qui se veut biologique qui aient ainsi tenu dmdicaliser l'autisme, pour des raisons largement sociales nanmoins.

    La diffrenciation autisme-schizophrnie infantile, prise ainsi au pied de la lettre, a t l'origine d'un autre embroglio, lorsqu'il s'est agi d'exporter les catgories amricaines en Europe. Alors que la notion amricaine de schizophrnie tait traditionnellement d'une ampleur confinant l'indistinction, les pays europens, marqus par les diverses discussions de critres diffrentiels de la schizophrnie (Ecole franaise, Schneider, travaux de Lutz), avaient tout naturellement appliqu des conditions restrictives la notion de psychose infantile, quitte la complter des notions de prpsychose, parapsychose ou dysharmonie. Certains auteurs anglo-saxons spcialement Rutter et Schopler se sont donc efforcs de sparer toute force l'autisme de ce qui restait de l'infantile schizophrenia , alors mme qu'ils admettaient que bien des symptmes sont communs ces deux affections, en s'appuyant par exemple sur des recherches tendant montrer de fortes diffrences de rsultats quant aux troubles familiaux prsents dans l'entourage d'enfants porteurs de ces deux affections. Ils reprochaient aux psychanalystes continentaux, en particulier les franais, d'en rester des conceptions que la science avait balayes depuis longtemps en refusant de dclarer que l'autisme ne ferait pas partie des psychoses infantiles. Or au mme moment, les tenants de la theory of mind, qui pourtant taient d'accord sur l'essentiel des rsultats des lves de Rutter ou Schopler, protestaient vigoureusement contre cette mme sparation, considrant que les difficults des autistes laborer une theory of mind n'taient pas si loigns de ce qu'on pouvait constater chez des schizophrnes! 7

    7. Ajoutons qu' notre connaissance la grande majorit des travaux biologiques ou cognitivistes rcents insistent beaucoup plus sur la parent entre autisme et psychoses infantiles que sur une diffrence de nature telle que la supposaient, pour des raisons qui leur taient propres, les quipes de Schopler et Rutter. Voir par exemple ce propos Messerchmitt (1990); Aussilloux, Livoir-Petersen (1994).

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    C'est dire que nous nous trouvons devant un champ en constante volution, o anathmes et jugements l'emporte-pice ne manquent pas de fleurir, alors mme que tous parlent de catgories cliniques, (l'autisme primaire de Kanner, le syndrome d'Asperger) dfinies assez rcemment dont les symptmes principaux font encore l'objet d'un large consensus, mme si certains tendent en largir les contours d'une faon peu contrle.

    Nous avons, ailleurs, retrac l'historique de la notion d'autisme (Sauvagnat, 1999a: 259-292; Sauvagnat, 1999d). Il nous suffira, pour prparer la discussion qui va suivre sur les trois grandes tendances actuelles, de rappeler les grands types de symptmes spars par Kanner, puisque leur distinction mme est l'origine des dbats contemporains.

    Le syndrome de Kanner et ses rinterprtations rcentes

    Kanner, dans son article inaugural et les travaux subsquents, avait tenu distinguer deux grands types de troubles dans l'autisme infantile primaire: 1) la "solitude extrme", ou encore "un profond retrait du contact avec les gens" 2) "un dsir de prservation l'identique" qu'il qualifiait d'"anxieusement obsessionnel" quoi s'ajoutaient "une habilet et mme une relation affectueuse avec les objets, le maintien d'une physionomie intelligente et pensive, et soit un mutisme ou un genre de langage qui ne semble pas dcouler de l'intention de servir une communication interpersonnelle" (Kanner, 1949: 416).

    Le premier symptme est certainement le plus li la notion de "troubles autistique du contact affectif" qui tait le titre mme de la communication princeps de Kanner. Bien avant que Kanner ne s'y intresse, le terme d'autisme dsignait dj quelque chose de ce genre, et il faut rappeler par exemple que mme en dehors du champ strictement psychiatrique, Husserl, dans les annes vingt (probablement inspir d'ailleurs par les thories de l'empathie de la fin du XIXme sicle), avait dj labor finement la notion d'intersubjectivit, reprise immdiatement il est vrai par un de ses lves directs un psychiatre Hnigswald.

    Le second symptme, lui, portait dj un autre nom, fort mal fam il est vrai, puisqu'il dsignait presque immanquablement sauf exceptions (Guiraud) un trouble dficitaire: la strotypie. La formulation de Kanner, toute colore de style psychodynamique puisqu'il insistait sur l'angoisse qui y tait inhrente, avait videmment l'avantage de dire qu'il ne s'agissait

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    pas d'un signe de dmence, ce que venaient prciser les autres symptmes, indicatifs de l'intelligence prserve des patients.

    Parmi les autres symptmes, les troubles du langage et notamment le mutisme qui apparaissait parfois, allaient souvent tre retenus par les non-spcialistes, mais pour Kanner, il fallait comprendre, derrire sa formulation un peu alambique, qu'il y avait au moins deux troubles du langage, lorsque ces patients parlaient: un jargon incomprhensible, sur lequel il n'insistait gure, et deux formes d'cholalie, immdiate et diffre.

    Le D.S.M.-IV a port une attention toute particulire l'autisme, puisque, par rapport au D.S.M.-III R., il a transport l'ensemble des "troubles envahissants du dveloppement" de l'axe 2 (troubles de la personnalit et du dveloppement dans le D.S.M.-III) l'axe I (Clinical disorders. Other conditions that may be a focus of attention), l'axe 2 du D.S.M.-IV regroupant en revanche les "troubles de la personnalit et retard mental" les raisons d'un tel regroupement restant au demeurant peu claires.

    Si maintenant nous nous intressons la faon dont ces symptmes ont t retraduits dans le D.S.M.-IV, nous notons ce qui suit: 1) Le premier symptme dcrit correspond visiblement au premier symptme kannerien. Il s'agit d'un "dficit de l'interaction sociale", dont les comportements non-verbaux de type recherche du regard, expression, position du corps et gestes d'interaction; les relations avec les pairs; absence de recherche de partage d'motion; manque de rciprocit sociale ou motionnelle. 2) Le second dcrit un dficit de la communication: retard de langage; si langage il y a, difficult initier ou soutenir une conversation; langage strotyp et rptitif ou idiosyncrasique; absence de jeu impliquant une tromperie ou une imitation. 3) Des patterns de comportement, intrts, ou activits restreints, rptitifs et strotyps: soit que l'intrt soit anormal, soit qu'il soit excessif; adhsion inflexible des routines ou rituels; manirismes moteurs strotyps; proccupations persistantes avec des parties d'objets.8

    O nous notons que les deux symptmes caractristiques de Kanner sont devenus trois, les troubles du langage se voyant attribuer une rubrique particulire; en revanche, l'expression intelligente et pensive,

    8. Le D.S.M.-III R tait plus restrictif quant ce troisime symptme: "Restriction marque des activits et des intrts", une lecture du deuxime symptme kannerien qui a videmment une allure beaucoup plus dficitariste.

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    ainsi que "une habilet et mme une relation affectueuse avec les objets", semblent avoir disparu.

    Il ne nous semble pas indiffrent de devoir constater que c'est l tout le domaine du vcu interne, du vcu corporel qui est en fait vacu. Nous aurons y revenir.

    Un rapide coup d'il aux autres troubles envahissants du dveloppement (qui sont beaucoup plus nombreux dans le D.S.M.-IV), et notamment au syndrome d'Asperger, nous montreront quoi la diffrenciation de trois symptmes cardinaux au lieu de deux a t utile: en effet, le syndrome d'Asperger est caractris trs simplement par un dficit de l' interaction sociale et des patterns de comportement, intrts, ou activits, rptitifs et strotyps. Ce qui veut dire que pour l'American Psychiatric Association, l'autisme d'Asperger est un autisme de Kanner sans les troubles du langage (ce qui, cliniquement parlant, est tout de mme excessif, puisque de tels troubles du langage rapparaissent rgulirement dans certaines conditions chez ces sujets). Nous voyons donc ici ce critre jouer plein.

    Ceci est d'autant plus fcheux que l'on voit couramment la notion de "psychopathie autistique" propose par Asperger applique de faon relche des cas dans lesquels la prsence des deux symptmes cardinaux dcrits par Kanner est pour le moins douteuse. Il nous semble que cette catgorie ne doit tre utilise que de faon restrictive, des cas dans lesquels un tableau kannerien strict, et notamment la prsence des deux symptmes cardinaux a pu tre prouve, pour ultrieurement trouver diverses sortes de supplances, comme cela nous semble tre le cas chez Donna Williams, dont nous parlerons plus loin. 9

    Nous nous intresserons maintenant la faon dont certains lves lointains de Kanner, relis lui par Schopler, son successeur la direction du Journal of Infantile Autism, en sont venus comprendre apparemment les choses.

    Les programmes de Schopler et les tenants de la "thorie de l'esprit"

    La theory of mind, rejeton tardif de la notion husserlienne d'intersubjectivit, s'appuyait au dpart sur des tudes de psychologie animale. Elle a t dveloppe par des auteurs comme Baron-Cohen,

    9. Il est ainsi regretter que lorsque H.C. Rmke, dans les annes cinquante, discute du clbre cas de Rene, la patiente de Marguerite Schehaye, il en fasse un cas de "psychopathie autistique", qu'il range dans les pathologies de type hystrique. Voir ce propos notre article (Sauvagnat e.a., 1991: 611-620). Ajoutons que la publication, par C. Mller, d'lments du dossier psychiatrique montre sans conteste notre sens qu'il s'agissait bien d'une vritable schizophrnie.

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    Leslie, Happ et U. et C.D. Frith en rfrence la notion de modularit telle qu'elle tait dj suppose par Noam Chomsky dans sa thorisation des Language Acquisition Devices: il s'agirait d'une capacit inne, prforme, permettant que ds le dpart un enfant s'intgre dans une srie d'activits communicationnelles.10 Selon la theory of mind un sujet va pouvoir communiquer avec autrui parce qu'il suppose chez autrui des tats mentaux qui seraient semblables aux siens; or cette capacit serait gravement compromise chez les enfants autistiques. En outre, ces derniers s'avrent prsenter des difficults particulires au jeu de faire semblant, sauf s'ils avaient un ge mental au-dessus de huit ans, alors que les autres enfants y arrivent ds l'ge de 4 ans. Une fois que ces deux phnomnes furent mis en vidence, explique James Russell (1998: 139-206) le programme de recherche des dix annes suivantes tait tabli.

    En l'absence, comme nous avons vu, de donnes biologiques solides et fiables sur l'autisme, une telle thorie psychologique a connu un succs fracassant, mme si vrai dire elle ne peut gure apparatre comme une nouveaut. Elle a bien videmment t restyle selon la mode cognitive, c'est dire qu'elle a t donne comme modulaire, devant relever d'une lsion d'une fonction neurologique priphrique plutt que centrale.11 Selon U. Frith (1992), il y aurait dans l'autisme une dysfonction du traitement de l'information qui affecterait par retour le fonctionnement central de la pense permettant d'assurer une cohrence l'interprtation d'informations disparates. Nous verrons ultrieurement comment les tentatives de la valider de ce point de vue ont chou.

    Les thories de Frith, Baron-Cohen et des cliniciens apparents ont t massivement utilises pour interprter ou donner sens aux programmes

    10. Rappelons ici les rfrences les plus significatives: Frith, 1992; Baron-Cohen, Leslie, Frith, 1985: 37-46; Baron-Cohen, 1995. 11. Le terme modulaire (ou priphrique), qualifiant certaines fonctions mentales est dfini par le philosophe J. Fodor (1983) dans son clbre The modularity of mind, par 9 critres: un module a un domaine particulier, son opration est obligatoire, les systmes centraux ont un accs limit aux calculs qu'il effectue, son opration est rapide, elle est informationnellement cloisonne, elle a des entres superficielles peu dpendantes des systmes centraux, elle est associe une architecture neuronale fixe, elle a une dtrioration caractristique (lorsqu'elle se dtriore), son dveloppement ontogntique prsente une vitesse et une succession caractrises. Au contraire, les systmes centraux sont isotropes (tout le savoir disponible est pertinent pour savoir quelles croyances il doit adopter) et quinen (la confirmation de ses hypothses de croyances est holistique, c'est dire sensible tout le systme de croyances). Baron-Cohen (1995) a rejet trois des critres de Fodor (cloisonnement de l'information, sorties superfic ielles, inaccessibilit des systmes centraux) et considre qu'il y aurait des "modules prcurseurs qui activeraient d'autres modules prcurseurs: le "dtecteur d'intention" et le dtecteur de direction de regard" activeraient conjointement le mcanisme de l'"attention partage" qui son tour activerait activerait le mcanisme de "theorie de l'esprit". Nous verrons quelles critiques ces modifications ont provoqu.

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    ducatifs dvelopps par l'quipe de Schopler.12 Ce dernier, ancien tudiant de Bruno Bettelheim qui s'tait rebell contre le ct trop imprvisible de ce dernier avait dvelopp dans les annes '70 un programme ducatif appuy essentiellement sur des tests psychologiques. Le principal test utilis, le P.E.P. de Schopler et Reichler (1995: 30-36), tentait d'valuer les performances des exercices d'imitation, de perception, de motricit fine, de motricit globale, de coordination il-main, les performances cognitives, verbales ainsi que le dveloppement gnral. Il semble que la conception d'ensemble que se faisait Schopler de l'autisme tait plutt empiriste-clectique. Les performances manuelles taient favorises pour des raisons pragmatiques, parce que c'tait de toutes faons ainsi qu'on occuperait les enfants leur vie durant. En outre, Kanner lui-mme avait reconnu que les enfants autistiques avaient des intrts et parfois mme de la sympathie pour les objets. Des exercices gradus taient d'ailleurs proposs pour dvelopper ces habilets, sans trop se proccuper d'o les difficults de dpart pouvaient bien provenir. Au demeurant, la notion demeurait visiblement que la difficult principale de ces enfants tait un trouble du contact affectif, selon la formulation initiale de Kanner, et ceci allait certainement faciliter l'acceptation de la theory of mind.

    Pour ne pas nous perdre dans les mandres de la riche littrature psychologique et philosophique que cette tentative historique a suscit, nous nous contenterons de discuter un ouvrage de rfrence trs largement diffus, qui tente prcisment de conjoindre les pratiques trs empiriques de la mthode TEACHH et les conceptions de la theory of mind.

    Si nous nous intressons ainsi la faon dont Theo Peeters, qui a t prsent il y a peu d'annes comme un des reprsentants officiels de la mthode TEACHH en Europe, y applique la theory of mind, nous rencontrons ceci. Dans la prsentation de l'ouvrage, une psychologue, Rog, insiste presque exclusivement sur la nature sociale du trouble, estimant qu'il s'agit d'une anomalie "au niveau de la comprhension des expressions faciales et des gestes de communication, et dans l'expression de ces diffrents signaux en situation sociale". Il en serait de mme du langage, qui serait perturb du fait de la "dimension sociale du trouble" (Peeters, 1996: xii). Dans ce contexte, pas un mot n'est dit sur le problme de la "restriction des intrts" c'est dire la sameness de Kanner, si ce n'est pour l'annexer elle aussi un trouble de la socialisation. Rog ne fournit pas d'arguments particuliers pour rordonnancer les grilles de

    12. Voir note 10.

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    Schopler en fonction de cette direction. Elle admet nanmoins que la conception de la theory of mind n'est probablement pas primaire: "L'origine d'une telle perturbation est encore dbattue et plusieurs thses restent en prsence. Il pourrait d'agir d'un dysfonctionnement initial des mcanismes cognitifs, mais d'autres anomalies pourraient exister en amont et tre responsables des problmes rencontrs dans le dveloppement de la thorie de l'esprit" (Ibid.: xiii). Elle cite ainsi le "systme motionnel dfaillant qui nuit la mise en place des interactions prcoces", ou encore "l'imitation et l'attention conjointe" qui seraient d'emble dfaillants. Quoi qu'il en soit, voici la thse centrale dveloppe par Rog dans l'introduction de l'ouvrage de Peeters, et que ce dernier partage largement: "Les problmes d'utilisation adapte des informations sociales [dans l'autisme] ont t mis en relation avec des difficults d'interprtation des actions d'autrui en rfrence leurs tats mentaux. Il existerait ainsi chez les autistes un trouble spcifique du dveloppement de la thorie de l'esprit. Le sujet en interaction ne peut s'ajuster son partenaire qu'en se reprsentant ce que celui-ci connat, pense, ressent ou croit. Ces hypothses, que tout un chacun est amen chafauder, constituent la thorie de l'esprit, dont le dveloppement s'bauche dans la deuxime anne pour s'affirmer vers quatre ans avec l'intgration de la notion de fausse croyance, et avec son utilisation dans le raisonnement" (Ibid.). Or ce dveloppement serait entrav dans l'autisme.

    On peut bien entendu lgitimement s'interroger sur la mise au premier plan d'une thorie qui ne se dvelopperait que dans la seconde anne, alors que l'autisme est rput apparatre, dans la plupart des cas, bien plus tt. Mais voyons quels sont les effets dans la pratique de ce recentrement sur la theory of mind, c'est dire sur l'accs au partage social.

    En fait, lire l'ouvrage de Peeters, on est extrmement frapp par une contradiction massive entre les descriptions cliniques proposes, et les tentatives de les rapporter la theory of mind.

    D'un ct, Peeters consacre un chapitre "Autisme. Le problme de la communication" aux difficults des autistes "aller au-del des informations donnes", leur "difficult accder au symbolique" qu'on pourrait croire inspir par Franoise Dolto, si les rfrences ne se voulaient pas strictement cognitivistes; curieusement, ce chapitre se termine par une dfense d'une organisation trs ritualise et minute des journes des sujets autistes, la suite de quoi l'auteur se dfend de vouloir faire du dressage, comme certains, dit-il, l'en ont accus (Peeters, 1996: 19-61).

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    Suit un chapitre sur les troubles du langage, occup expliquer que les autistes veulent communiquer mais ne savent pas comment ce que tout un chacun, au vu notamment d'autobiographies d'autistes, doit bien videmment accorder. De mme, Peeters relve trs correctement, toujours au vu des biographies d'autistes (Joliffe, 1992: 3), mais aussi de la recherche existante (Sauvagnat, 1999b: 7-8) que l'cholalie est chez eux en quelque sorte un moyen de communication, et qu'il s'agirait donc de leur apprendre communiquer autrement. Suivent des propositions de lettres pour apprendre lire des autistes, qui sont en fait des pictogrammes devant les aider se reprer dans les activits de la journe, et il est encore une fois rpt qu'il n'est pas question de renforcer leur ritualisation, mais de leur permettre d'acqurir une certaine libert.

    Le chapitre sur les interactions sociales, aprs avoir prsent la theory of mind et les volutions compares des enfants normaux et psychotiques, reprend massivement les travaux de Lorna Wing et de ses lves. Peeters rappelle notamment les diffrents types de socialisation d'autistes dcrits par Wing et Prizant: les "replis sur eux-mmes", les "passifs", et les "normaux, actifs mais bizarres", curieusement sans citer le syndrome d'Asperger, dont Wing s'est pourtant occupe de prs. Il voque galement la tentative d'largissement du syndrome autistique qui a t propose par L. Wing, lorsqu'elle a dcrit la triade "communication, relations sociales et imagination" pour rechercher des cas d'autisme "masqus" et notamment chez des personnes institutionnalises pour d'autres motifs. La lecture que propose Lorna Wing des troubles fondamentaux de l'autisme se prte assez bien une comparaison avec la theory of mind. Selon elle les autistes ont une "capacit limite comprendre les sons spcifiquement humains, et les reproduire. Il leur manque aussi la capacit de dcouvrir l'environnement et de former des concepts compliqus concernant cet environnement et de voir que les tres humains sont vraiment importants et qu'ils reprsentent des partenaires potentiels dans un procd d'change social" (Wing, 1981: 31-45; Peeters, 1996: 117).

    Nanmoins, ici aussi, Peeters ne donne pas l'impression que cette thorie intersubjectiviste permette de s'occuper des difficults des autistes: il ne propose pas de technique permettant de faire voluer cette inaccessibilit une theory of mind et se concentre sur les difficults de socialisation des autistes ce qui est certes trs important, mais ne plaide gure en faveur de la thorie qu'il dfend.

    Dans la dernire partie de son ouvrage, Peeters discute des "troubles de l'imagination" des autistes, c'est dire de ce que le D.S.M.-III appelait la "restriction des intrts", et Kanner la sameness. Il constate que de part en

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    part, le comportement, la vie des autistes est traverse par la strotypie, mme lorsqu'ils semblent avoir une existence tout fait diffrencie et libre. Il pose franchement la question de savoir par quoi il est possible de remplacer les strotypies, et visiblement, la chose lui parat fondamentalement impossible dans bien des cas. Il finit mme par considrer que ce doit tre un droit qui leur soit reconnu (Peeters, 1996: 191). Il en vient proposer une sorte de liste de recommandations dont l'absence de cohrence est probablement prendre comme un indice de son embarras: 1) prendre des mesures prventives contre les strotypies; 2) augmenter les succs pour faire diminuer les strotypies; 3) employer le comportement strotyp comme rcompense; 4) proposer un programme strotype; 5); 6); 7) faire que toutes les activits soient prvisibles, visualiss; 8) changer l'environnement pour interrompre la routine; 9) permettre des variations; 10) dplacer la strotypie dans un autre cadre; 11) remplacer une strotypie par une autre; 12) perturber une tape de la routine; 13) rentabiliser la strotypie.13

    Au terme de son ouvrage, on doit donc considrer que si Peeters n'a gure russi nous convaincre, contrairement ce qui tait propos au dpart, que la theory of mind peut expliquer l'autisme, il a t tout fait efficace montrer, au contraire, que les personnes autistes "ont des problmes d'imagination: elles n'arrivent pas dpasser le littral" (Peeters, 1996: 119).

    Dans ces conditions, il est difficile de s'tonner que la theory of mind ait subi l'assaut de nombreuses critiques pour ses insuffisances rendre compte de faon spcifique de l'autisme. Parmi les critiques qui se sont dtaches ces dernires annes, il est hors de doute que le courant s'intitulant theory of control a pu faire valoir des arguments qui ont retenu l'attention d'un certain nombre de cliniciens et de chercheurs.

    La "theory of control" contre la "thorie de l'esprit"

    Nous nous contenterons, pour prsenter brivement les contre-propositions faites pour situer diffremment la theory of mind dont la prsentation surprenante, notamment chez Baron-Cohen (1994: 513-552; 1995), ainsi que son peu d'applicabilit ont tendu dcourager les bonnes volonts de rapporter les rflexions proposes par Russell (1998),

    13. Nous devons nanmoins reconnatre que Peeters a certainement le mrite de traiter frontalement une question qui n'est qu'effleure dans les manuels dits par Schopler et ses collaborateurs. Comparer notamment avec Schopler, Reichler, Lansing, (1995) et Schopler, Lansing, Waters, (1993).

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    Jeannerod et Campbell dans l'ouvrage dj cit, Subjectivit et conscience d'agir.

    Outre la critique vidente qui consiste remarquer qu'un mcanisme d'intersubjectivit prsent comme le rsultat de plusieurs mcanismes pralables peut difficilement tre prsent comme modulaire au sens de Fodor, et d'autant plus que Baron-Cohen, en refusant trois des critres essentiels de la modularit, sape incontestablement la distinction entre mcanismes centraux et modulaires, ce qui n'est gure tonnant lorsqu'on connat par ailleurs les corrlats globalistes de la plupart des conceptions de l'intersubjectivit depuis Brentano, nous devons nous centrer sur un point. La mise au premier plan du symptme d'aloneness, que prsuppose la theory of mind, tend lui faire considrer comme secondaire la sameness, c'est dire, pour dire les choses crment, les strotypies. Nous en avons montr plusieurs reprises l'chec dans l'ouvrage de Peeters. De mme, Russell considre que "la thse selon laquelle la rigidit comportementale et les mauvais rsultats aux tests formels de fonctionnement excutif sont causs par le mauvais fonctionnement du M.T.d.E. (module thorie de l'esprit)" n'a pas t vrifie (Russell, 1998: 160). Baron-Cohen dfend cette conception "en disant que l'incapacit d'attribuer des tats mentaux aux autres (par suite d'une dysfonction du M.T.d.E.) rend autrui imprvisible l'enfant, ce qui cause de l'angoisse sociale et encourage l'enfant rduire cette angoisse en se livrant des habitudes rigides et strotypes". Outre que ceci ne peut rendre compte des cas d'autistes bizarres plutt que renferms selon les caractrisations de Wing et Prizant, ceci n'explique gure les strotypies prcoces, estime Russell; enfin, il considre que dans bien des cas certains autistes prsenteraient des strotypies quand ils n'ont rien faire, et une certaine socialisation pourrait semble-t-il avoir lieu si des adultes s'occupent de prs de certains autistes.

    Russell se montre partisan d'une thorie selon laquelle la rigidit mentale et plus gnralement les strotypie autistiques dpendraient de deux troubles de base: - l'incapacit du suivi des actions, qui consisterait localiser la cause de la modification des entres perceptives dans le corps du sujet, en ralisant leur copie d'effrence, - l'incapacit de ressentir que le sujet est l'instigation de la modification de ces entres.

    Ceci aurait lieu normalement, non par auto-rflexion, mais de faon immdiate, et il s'agirait de conscience de soi pr-thorique.

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    On pourrait penser que Russell s'oriente ds lors vers une difficult, frquemment reprable chez les autistes, celle d'une impossibilit d'inscrire leur corps dans certaines rgulations symboliques; ce n'est nanmoins pas le cas, il se montre partisan de l'hypothse d'une certaine absence de prcablage, qui normalement permet de faire triompher des rponses prpotentes devant une stimulation externe, sans la mdiation d'une incorporation symbolique de l'extrieur. De mme, et contre toute vidence, il ne semble pas tenir compte du fait que les strotypies ont souvent un rle stabilisateur et ordonnateur chez les autistes, et ne souhaite y voir qu'un manque de slectivit.

    Il rejoint en fait cet gard les travaux de Jeannerod, qui est d'accord avec Widlcher et Hardy-Bayl, Hemsley, Hoffmann ou Frith pour considrer qu'un mcanisme crucial de la psychose rsiderait dans "un dficit de la production des signaux centraux d'action et des mcanismes assurant la comparaison entre ces signaux et les signaux priphriques", ce qui devrait expliquer tant la symptomatologie positive que ngative (Jeannerod, Fourneret, 1998: 92). De ce fait, "les conditions seraient alors runies pour qu'un mouvement spontan soit interprt comme rsultant d'une cause ou d'un agent distinct du sujet". Dans les cas, comme dans certaines formes de schizophrnie, o une telle xnopathie ne serait pas atteste, ce serait un fonctionnement automatique et implicite de la conscience d'agir qui ne fonctionnerait pas.

    Ce type de thorie n'est vrai dire pas nouveau: ce n'est, comme l'admet Jeannerod (Ibid.: 84), que la reprise de la thorie dite des "sensations d'innervation", thorie neurologique selon laquelle tout sujet aurait normalement une sensation subliminale, centrale, par laquelle il se reprsenterait et contrlerait ses mouvements musculaires. Dveloppe surtout par Cramer et Stricker la fin du XIXme sicle, cette thorie fut reprise par Wundt qui l'intgra dans sa thorie de l'aperception volitive; elle est toujours reste l'tat d'hypothse, mais a continu fasciner les chercheurs depuis lors (par exemple Penfield), et rcemment a t propos le terme "copie d'effrence" qui permettrait un sujet de contrler ses mouvements tout en ayant le sentiment d'en avoir l'initiative.14

    On peut se demander si ce type de mcanisme, consistant avoir de la difficult pouvoir s'attribuer la paternit d'un mouvement (sans pouvoir le constater visuellement), et qui est suppos tre dfaillant chez les schizophrnes, pourrait galement rendre compte de l'autisme et en particulier des strotypies.

    14. Voir sur les dbats entrans par cette hypothse la fin du XIXe sicle notre article (Sauvagnat, 1986: 12-18).

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    En effet, quelles que soient le mrite des objections faites par Proust, ou Russell, il est clair que leurs critiques ne touchent qu'une partie des thses de C.D. Frith, dans la mesure o celui-ci insiste bien sur le rle de troubles de la conscience de l'agir dans les psychoses qui pourrait nous faire penser qu'il va construire une thorie des psychoses vritablement appuye sur la clinique des strotypies, mais il n'en est rien: son point de vue est finalement phnomnologiste-intersubjectiviste; et c'est galement celui de Proust et Russell, ceci prs que leur problme est en dernire analyse de fonder la notion de theory of mind, dans un horizon qui est visiblement compris entre les tudes cognitives et le renouveau des tudes brentaniennes dans les pays anglo-saxons.15 Il y manque en effet un certain nombre d'ingrdients cliniques, que nous souhaitons maintenant tenter d'numrer, en nous inspirant, soit d'observations, soit de biographies d'autistes.

    Nous avons, dans les paragraphes prcdents, dcrit les dbats qui se

    sont levs parmi les tenants de la thorie de l'esprit, les uns considrant qu'elle tait modulaire et les autres estimant qu'elle dpendait d'un certain nombre de prconditions, notamment le contrle de la motricit.

    On peut se demander galement si ce curieux ralliement la theory of mind de certains praticiens qui tendent par ailleurs montrer que cette thorie est peu approprie n'est pas l'origine du fait que les approches psychothrapiques aient t dclares hors-jeu par un certain nombre de tenants de l'approche dite biologique.

    Rappelons dans quel cadre les psychothrapies sont historiquement apparues. Elles ont t dfinies, petit petit, par une srie d'exclusions (ni direction spirituelle, ni approche ducative ou de resocialisation, ni chtiment) et ne sont vraiment apparues de faon autonome qu' partir du XVIIIme sicle, lorsqu' on a bien voulu supposer l'me humaine une division qui ne se laissait rduire ni un loignement de Dieu, ni un dveloppement insuffisant, ni une asocialit, ni un vouloir criminel. Or il est patent que les dclarations des tenants de la mthode TEACHH

    15. Ainsi par exemple, John Campbell (d'Oxford) critique le modle de la schizophrnie de Christopher Frith en s'attaquant sa notion de "sens de l'effort", car selon lui son dficit ne peut rendre compte de la notion de xnopathie; il propose, la place, l'hypothse selon laquelle les schizophrnes "considrent leurs penses occurrentes (c'est dire venant de l'extrieur) non comme le produit de ses tats de longue dure sous-jacents, mais comme le produit des croyances et des dsirs de quelqu'un d'autre". Aussi fascinante une telle question peut-elle tre pour un phnomnologue, elle repose sur l'ide que le schizophrne "perd le sens de lui-mme en perdant les frontires entre lui et le monde", qui est hlas, la lecture la plus superficielle des ouvrages spcialiss le montre bien, trs insuffisante pour rendre compte de la clinique de la schizophrnie

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    contre les psychothrapies vont certainement trop vite en besogne, dans la mesure o, mme en dehors du courant psychanalytique qui rend compte rgulirement de telles cures, d'autres courants, comme le courant rogrien, font assez rgulirement tat de thrapies menes auprs de tels patients. Il est galement intressant de noter qu'un groupe de praticiens trs proches du courant schoplrien, et qui se reconnaissent dans ce que Lelors a appel la "thrapie d'change et de dveloppement", n'aient aucune hsitation considrer que leurs pratiques soient de l'ordre de la thrapie. Il serait difficile de considrer que l'appartenance au courant cognitiviste ou biologiste soit un argument pour refuser qu'il y ait des psychothrapies d'autistes.

    En fait, le raisonnement tenu par les tenants de la mthode TEACHH contre les psychothrapies en gnral semble tre: nous voudrions bien qu'il y ait des psychothrapies d'autistes, d'ailleurs, nous nous rallions la theory of mind, toute nimbe du prestige de la phnomnologie, et donc de l'intersubjectivit; or un nombre considrable de psychothrapeutes se rallient depuis un sicle la notion d'intersubjectivit. Mais ceci n'est pas suffisant dans le cas de l'autisme. Pourquoi?

    A partir de ce qui prcde, on peut se demander si la theory of mind est bien approprie pour rendre compte de l'autisme.

    On est frapp par l'insuffisance de la notion de dficit des interactions sociales si on essaie de la vrifier dans les tmoignages d'autistes: ceux-ci font part bien plutt d'une vritable pouvante l'ide d'tre dsign, touch, regard face face. La parent avec les phnomnes de signification personnelle caractristiques de la paranoa est galement noter, comme nous l'avons fait observer dans plusieurs publications, et les cliniciens les plus rigoureux savent quel point il est important, lorsqu'on s'adresse des sujets autistes, de le faire latralement, ou en parlant une autre personne devant le sujet de faon lui permettre une non-implication minimale. On peut se demander si les autistes souffrent vraiment d'un dficit d'une capacit se reprsenter les tats mentaux d'autrui et les comparer aux leurs, ou bien plutt d'une crainte d'envahissement par la dsignation venant d'autrui. En ralit, on cherchera en vain, dans les biographies d'autistes, des marques de dsintrt primaire vis--vis de ce que pourrait penser autrui. En fait, on peut se demander si les tenants de la theory of mind ne sont pas victimes d'une connaissance insuffisante de l'histoire de la phnomnologie, dont une certaine partie a inspir leurs travaux.

    Un aspect clbre de la phnomnologie est certainement peu appropri pour rpondre de l'autisme: le postulat selon lequel le moi est prsent

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    soi-mme et s'prouve ncessairement tre l'origine des processus qu'il initie (intentionnalit). Seuls quelques auteurs qui se sont situs l'extrme pointe de la recherche phnomnologique ont remis en cause ce type de postulat: ainsi Merleau-Ponty, lorsqu'il a travaill sur les phnomnes hallucinatoires et sur l'esthtique, Hnigswald lorsqu'il travaillait sur la fuite des ides ou encore Binswanger dans certains de ses travaux, les thoriciens de l'cole de Heidelberg, de Waelhens et certains de ses lves.

    En fait, les prsupposs phnomnologiques semblent bien insuffisants rendre compte des troubles autistiques. Nous allons, dans les lignes qui suivent, proposer un certain nombre de suggestions. Mais avant cela, il n'est peut-tre pas inutile de rappeler quelles sont les diffrences d'approche entre le courant psychanalytique et les courants de la tradition behavioriste-cognitiviste.

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    Quelles diffrences de fond entre les approches cognitivistes-biologiques

    de l'autisme et les approches psychanalytiques?

    On considre habituellement que deux types de prises en charge sont actuellement proposes aux sujets autistes.16 Un clivage entre l'approche psychanalytique et les travaux plus bio logisants, dclench au milieu des annes soixante par l'ouvrage de Rimland (1964: 237-265), a pris une ampleur beaucoup plus radicale partir de la fin des annes soixante-dix, au moment o le Journal of Autism, fond au dpart par L. Kanner, est repris par Schopler en 1978, se met afficher des options organicistes et anti-psychanalytiques tout fait tranches, accusant ple-mle les psychanalystes de ne pas faire de diagnostic prcis de l'autisme, de geler les recherches empiriques, de maltraiter les parents, en leur imputant des mauvais traitements envers leurs enfants.

    On connat la suite: une srie de critiques souvent agressives de la part des tenants de l'approche biologique contre les praticiens se rclamant de l'approche psychanalytique, la prtention affiche par les comportementalistes d'tre seuls capables de porter un diagnostic fiable et prcis des troubles autistiques, de proposer des prises en charges adaptes, et de permettre aux parents de jouer un rle positif dans l'ducation de leurs enfants17.

    16. Le courant rogerien, qui a classiquement essay de constituer une troisime voie parmi les courants psychothrapiques scientifiquement fonds, avec notamment les travaux d'Axline dans les annes soixante, ne semble plus gure actuellement constituer une alternative indpendante. 17. Ce dernier aspect s'est accompagn d'un discours trs particulier sur les parents des enfants autistes, soutenu par des recherches labores par Rimland et Rutter. Ces auteurs expliqurent qu'il tait possible de distinguer les parents d'enfants autistes des parents d'enfants psychotiques (le terme anglo-saxon est infantile schizophrenia); selon eux, si les travaux sur ces derniers ont montr qu'ils prsentent un certain nombre de difficults, ayant pu avoir un retentissement sur l'ducation de leurs enfants, ceci ne serait absolument pas le cas des parents d'enfants autistes. A vrai dire, une telle dclaration suscite depuis des annes la plus grande perplexit. Dans un article de Leo Kanner (1965: 412-420), inventeur de la notion d'autisme infantile primaire, et qui n'a pas t le dernier dclarer qu'il fallait viter de "culpabiliser les parents" d'enfants en difficult, a d'emble fait remarquer quel point la prtention de Rimland (1964) de considrer l'infantile schizophrenia comme une entit unique tait dnue de justification clinique, ce qui rendait impossible la tche d'interprter d'ventuelles statistiques propos des parents de ces enfants! Cette objection, qui n'a jamais notre connaissance t surmonte, n'a pas empch Michael Rutter de continuer la mme ligne de travaux, pour arriver au mme rsultat que Rimland. Paradoxalement, les mmes auteurs estiment pouvoir mettre en vidence dans les familles d'enfants autistes et singulirement chez leurs parents, un certain nombre de traits prsents comme lis la transmission gntique de l'autisme. Il est malheureusement admis que la distinction entre hrditaire et acquis est extrmement mal fonde, ce qui pourrait difficilement, si les rsultats de Rutter s'avraient exacts, carter un facteur ducatif dans l'apparition de l'autisme

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    De leur ct, un certain nombre de psychanalystes n'ont pas manqu de faire remarquer quel point les thories comportementales et cognitivistes tendaient considrer les difficults des jeunes autistes comme le rsultat de dficits neurologiques comparables des arrirations, et comment beaucoup de programmes comportementaux ou cognitivistes s'apparentaient un dressage laissant peu de place aux potentialits propres des sujets concerns. Pour ce qui est des relations avec les parents des enfants concerns, il est remarquer qu'un nombre important de psychanalystes se sont en fait impliqus dans des groupes visant aider ces parents et qu'au demeurant des institutions comme l'cole exprimentale de Bonneuil ont pendant des annes t dpendantes d'une aide directe fournie par les parents des enfants qu'ils recevaient.

    En fait, une comparaison raisonne entre ces deux types de dmarches ne peut se contenter d'arguments passionnels; c'est par exemple le cas lorsque tel courant accuse l'autre d'ignorer les recherches fondamentales ce qui, dans les deux cas concerns, est grossirement inexact. Historiquement parlant, le courant cognitiviste a t permis par des nouvelles laborations dveloppes par des psychanalystes s'appuyant sur les applications de la cyberntique la neurologie et la psychologie, dans les annes quarante et cinquante. 18 Il s'agit donc au dpart d'une excroissance d'un courant scientiste qui a toujours t trs prsent dans le domaine psychanalytique o prdomine actuellement la thorie bio-psycho-sociale de Reiser selon laquelle il ne saurait tre question de ngliger, ni les donnes les plus rcentes de la biologie, ni les donnes sociologiques ou ethno-anthropologiques prsentes chez tout patient. Sa seule particularit est d'avoir renonc aux exigences psychanalytiques de rpondre du sujet de l'inconscient et des apories de la jouissance, et d'avoir du mme coup rejoint le courant rductionniste-behavioriste. Ce n'est donc pas ce niveau de la scientificit que nous devons nous situer si nous souhaitons diffrencier ces deux courants. Il faudrait bien plutt examiner la manire dont des bases scientifiques semblables ont t lues. En fait, si nous voulons donc proposer une comparaison de ces deux approches, il semble que nous devons nous situer trois niveaux: 1) Du point de vue historique, les deux courants, tout en ayant leurs inspirations propres, sont relativement dpendants des travaux dvelopps par Leo Kanner et Asperger sur l'autisme infantile primaire, dont ils ont propos plusieurs types d'interprtations. 2) Du point de vue de la conception des symptmes et du type de sujet qui leur est sous-jacent: il demeure certainement exact que le courant

    18. Voir ce propos notre mise au point (Sauvagnat, 1994: 93-121).

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    psychanalytique se diffrencie par la mise en avant de la problmatique de la jouissance, partir de quoi l'effet de sujet est fondamentalement le rsultat d'une dfense. On est galement frapp par l'insuffisance des prises en considration du vcu corporel de ces patients dans les travaux cognitivistes; eux-mmes se plaignent de n'avoir pas de corps, et partant pas de personnalits, et tout se passe comme si les tenants de l'approche biologique appliquaient ce programme la lettre. Nous aurons y revenir. 3) Du point de vue de la stratgie thrapeutique par rapport aux symptmes tels qu'ils ont t dcrits par chaque courant, nous avons vu qu'un certain brouillage tait opr par le ralliement des cognitivistes la notion d'intentionnalit et d'intersubjectivit, prsente dans le courant psychanalytique. Nanmoins, dans ce dernier courant, la seule intersubjectivit reconnue est celle mise en place par le fantasme (la fameuse relation d'objet), ce qui la coordonne la problmatique de la jouissance.

    En fait, le point crucial que nous avons vu diviser les cognitivistes et les tenants de la theory of mind, c'est dire le type de rapport qui peut exister entre le symptme de aloneness et celui de sameness, est galement au centre des proccupations des psychanalystes: nous allons voir que ces derniers, tout particulirement dans le courant lacanien, ont tent de coordonner l'un et l'autre la question de la jouissance.

    L'autisme la lettre: l'approche lacanienne de l'autisme

    Les autistes, constate Peeters, sont particulirement enchans leurs strotypies, et il semble mme admettre qu'il y a un risque leur proposer des programmes trop rigides qui pourraient, soit ne leur faire aucun effet, soit les encourager vers des conduites strotypes pauvres.19

    Nous venons de voir quel point la question des strotypies tait envahissante: Peeters (1996) raconte plusieurs anecdotes d'autistes rputs amliors, qui en fait intgraient des conduites socialement adaptes dans des strotypies demeures indtectes. Tel devient gardien de buts dans une quipe de football, mais se met brusquement insulter l'arbitre de faon ordurire parce qu'il a vu un arbitre faire de mme la tlvision (en somme, son programme s'est mis intgrer ces donnes tlvisuelles), une autre cambriole une banque aprs avoir lu dans la presse qu'une personne ayant la mme activit professionnelle qu'elle avait fait de mme, une

    19. Il s'agit galement ici d'une dconvenue signale par l'avis du CCNE de 1996: les programmes behavioristes ne semblent amliorer les autistes que tant qu'ils durent; ds qu'ils cessent, ils retourneraient leurs strotypies

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    troisime prend un partenaire et a des relations sexuelles parce qu'elle a lu dans un livre que c'est ce qui se passe entre les hommes et les femmes, mais interrompt cette relation pour se conformer la suite du livre

    Il existe nanmoins une autre faon d'envisager les choses: considrer par exemple que les strotypies, ou leurs quivalents, au lieu d'tre des sortes de mouvements parasites, comme semble le penser Schopler dans ses manuels, soient une faon de rpondre ce qui pour eux constitue les apories de la jouissance.

    Nous avons montr, dans un travail paratre, que la problmatique de l'crit, telle qu'elle est discute par J. Lacan dans plusieurs de ses travaux, tait prcisment une faon de traiter cette question. Or nous avons t frapp de constater que J. Lacan prenait d'emble la question de l'crit partir d'uvres crites par des sujets psychotiques (son premier texte sur la question s'appelle "schizographie" (Lacan, 1975: 368-380), et que cette thmatique s'tait maintenue jusqu' la fin de son enseignement. Cette thmatique est lie par lui celle du signifiant, de la faon suivante: un signifiant reprsente un sujet pour un autre signifiant; or, dans la psychose, et tout particulirement dans l'autisme, tout se passe comme si la dfense propre du sujet faisait qu'il refusait de se laisser dsigner par un signifiant.

    L'horreur du toucher, dont parlent tous les autistes qui sont en tat de tmoigner, l'horreur du regard, l'angoisse atroce d'tre emport par des significations incontrlables, le fait qu'ils se raccrochent des squences de signifiants vides, ou encore des images visuelles qui ne sont pas susceptibles de crer des effets de signification, tout ceci tmoigne nettement dans ce sens. Or le rapport du jeune enfant aux signifiants n'intervient pas comme on le croit encore frquemment, la fin de la premire anne, mais, comme la recherche empirique l'a montr, ds les premiers jours de sa vie, avec une capacit presque immdiate ( l'ge de quatre jours!) discriminer les systmes phonologiques, comme l'ont montr les travaux de Vigorito ou Mehler. 20

    Ainsi, on peut se demander si les diffrents types de strotypies la lettre ou d'cholalie que racontent qui mieux mieux les spcialistes de l'autisme ne devraient pas tre prises non pas comme des excroissances monstrueuses, mais comme des troubles fondamentaux du sujet vis--vis de la fonction langagire; il faut alors considrer que ces strotypies littrales constituent une tentative d'criture du sujet lui-mme, plus ou moins habiles, plus ou moins pigeantes. Nous avons vu que Lorna Wing et d'autres ont souhait, partir du style d'interaction sociale, distinguer les autistes renferms, passifs et normaux mais bizarres. Plus fondamental

    20. Voir ce propos l'ouvrage de J. Mehler et E. Dupoux (1990).

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    selon nous serait la question de savoir sur quel type de littralit ces sujets russissent s'appuyer.

    La problmatique dite borromenne introduite par J. Lacan la fin de son enseignement permet d'envisager ces rapports dans les cas les plus varis, en prenant un point de vue extrme: celui selon lequel il n'y a plus aucune prminence naturelle entre le symbolique, l'imaginaire et le rel, ce qui constitue, comme nous l'avons montr, une claire allusion l'abord de la schizophrnie prn au dbut du sicle par Philippe Chaslin.21 Nous n'y reviendrons pas ici dans le dtail et rappellerons simplement que si chez Chaslin la question se prsentait comme un simple signe clinique, la discordance entre diverses fonctions psychologiques (humeur, mimique, pense, actes), avec toute l'ambigut que cela peut comporter (signe clinique de quoi? Chaslin ne tranchera jamais), Lacan fait au contraire l'hypothse que le sujet se constitue par et dans le drame du nouage entre les trois dimensions relle, symbolique et imaginaire.

    La faon dont Lacan prsente les choses consiste considrer que ces trois dimensions sont avant tout des trous, des bances, susceptibles de se nouer entre elles, et d'acqurir ainsi une consistance: 1) Bance du symbolique, en ce qu'il n'y a pas d'Autre de l'Autre l'Autre comme systme de signifiants est soumis la condition gdelienne d'tre soit incomplet soit inconsistant. 2) Bance de l'imaginaire: c'est le sac de l'image du corps, 3) Bance du non-rapport sexuel dans le rel, car "c'est au rel comme faisant trou qu'existe la jouissance phallique".22

    Lacan comparera l'articulation entre ces trois dimensions avec les clbres armoiries de la famille Borrome de Milan, dans laquelle trois boucles se trouvent articules entre elles de telle faon que si l'une se dfait, les autres se dtachent galement les boucles correspondant en principe chacune des branches de la famille.

    Au lieu de considrer, comme Chaslin, qu'il y aurait une harmonie naturelle entre les facults psychiques chez les sujets normaux, la perspective propose par Lacan consiste considrer: - que dans les cas nvrotiques les diffrents domaines se trouvent articuls, nous entre eux d'une faon qui leur donne la fois une

    21. Voir ce propos quelques-unes de nos publications (Sauvagnat, 1996: 215-235; 1995: 141-152; 1997: 13-42; 1999c: 167-188; 1999e). 22. Cette triade imaginaire - rel - symbolique n'est pas sans rappeler bien videmment la triade freudienne de la seconde topique (1920) moi - a - surmoi, et d'une certaine faon nous devons nous rappeler que lorsqu'il dveloppait cette thorisation, Freud galement essayait de rendre compte des nvroses narcissiques, mais il ne s'agit pas particulirement de rendre compte de la schizophrnie au sens strict.

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    limitation et une consistance; ainsi par exemple, parlant du "sac de l'image du corps", Lacan (1977: 2-9) prcisera, le 11 mai 1976, "qu'un sac n'est clos qu' se ficeler". - ce nouage correspond la mise en place d'un fantasme fondamental par lequel la vie du sujet est organise, entre sa position de sujet inconscient et l'objet cause de son dsir, prsent comme serr par l'articulation des trois dimensions ce qui est, si l'on veut, la version lacanienne de la question classique de l'intentionnalit. 23

    En fait, la faon dont chaque dimension vient surmonter, limiter, coincer ou non une autre dimension sera nomme par Lacan jouissance, et il en viendra distinguer: 1) le sens, correspondant la faon dont le symbolique surmonte l'imaginaire, permettant, dans les cas nvrotiques, la constitution d'une image du corps dtermine comme moi idal, 2) la jouissance phallique, correspondant la faon dont le rel vient limiter l'ordre symbolique, s'en sparer, correspondant, chez les nvross, la constitution de l'objet perdu du dsir, 3) la jouissance Autre, correspondant une imaginarisation du rel il voquera dans Encore ce propos la jouissance de Dieu, et les diffrentes apories du "masochisme primaire" (Lacan, 1975).

    Dans l'autisme, un trouble fondamental consiste dans une difficult essentielle ce que le corps soit saisi, prenne forme et rgulation par une prcipitation symbolique, et notamment par une fonction d'exception qui attire l'adhsion du sujet. En tmoigne la prgnance du sentiment de laisser-tomber, le sentiment de ne pouvoir opposer aucune rsistance aux effets de signification. C'est de ce ct selon nous qu'il faudrait chercher le vritable sens de l'aloneness: non que le sujet n'ait pas de sentiment de ce que peut tre l'intersubjectivit, mais bien plutt qu'il ne puisse avoir le sentiment de scurit minimale devant le signifiant. Et comme, ce signifiant, il ne peut quoi qu'il fasse s'en passer, il ne peut le traiter que par l'criture minimale de la strotypie, qui doit donc tre considr comme le trouble le plus fondamental, renvoyant un vouloir fondamental de l'Autre. On a not quel point les strotypies taient souvent prcoces chez les autistes; et nous tenons qu'elle est effectivement primaire par rapport l'aloneness, puisque le signifiant lui parat immanquablement beaucoup plus solide et invitable que le sentiment de son propre corps.

    23. Rappelons que la fonction de l'objet a n'est pour Lacan, la fin de son enseignement, que le rsultat du nouage entre les trois dimensions, assur chez le nvros par le fantasme. Ceci rend discutable de s'intresser de faon trop privilgie aux objets des autistes, si on ne se demande pas au pralable ce qu'ils essaient de coincer.

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    Pour mieux faire saisir ce que nous tentons d'avancer, nous discuterons ici la faon dont une autiste de haut niveau, Donna Williams, est arrive selon elle fabriquer certains types de nouages, en se crant des "personnages de substitution" ayant un caractre stabilisateur. Nous nous appuierons galement sur les commentaires qu'elle en propose.

    Une tentative de nouage autistique: les deux "personnalits de substitution" de Donna Williams

    On peut se demander, la lecture des deux livres autobiographiques de

    Donna Williams (1997; 1996), si son cas relve au sens strict de l'autisme, dans la mesure o son niveau de fonctionnement est particulirement lev, et ses capacits d'entrer en relation avec autrui, sa maturit du moins, relativement importantes, un point tel qu'elle a pu travailler brivement comme actrice. Nanmoins, il me semble qu'on peut trancher la question partir de trois lments dcisifs. Tout d'abord, la prcocit des troubles, et son refus tout fait originaire de toute relation; ensuite, son attachement des conduites strotypes qui servent parfois la stabiliser ou la calmer, notamment lorsqu'un effet de signification se fait particulirement menaant; enfin, la prvalence d'un intrt primaire pour des objets durs, non humains, qui se maintiendra quasi inchang pendant toute son existence. En fait, sa singularit tient davantage dans les montages quelque peu acrobatiques qu'elle a su mettre en place pour se stabiliser et organiser des relations hautement problmatiques nanmoins avec d'autres sujets. Ajoutons que le fait qu'elle ait pu exercer peu de temps comme actrice ne doit aucunement valoir pour preuve qu'elle prsenterait en fait une structure hystrique: elle ne pouvait jouer que des rles la limite de l'humain, produisant une impression des plus pnibles sur les spectateurs, une particularit qu'elle partageait avec un autre homme de thtre psychotique, Antonin Artaud.

    Donna Williams suggre, dans ses deux ouvrages, que dans les cas d'autisme volution favorable, ont t mises en uvre des "personnalits de substitution", permettant d'chapper ce qu'elle appelle le "gouffre", et qui prsente des caractristiques semblables ce que Lacan a dcrit sous les termes de laisser tomber ou de miracle de hurlement. Mme si par ailleurs d'autres jouets ou objets divers sont voqus ("chien voyageur" par exemple), elle insiste sur l'ide que trs tt, deux "personnalits de substitution" sont intervenues, qui lui permettaient d'avoir des rapports de communication difficiles certes avec ses semblables, mais permettant nanmoins de jouer un nombre important de rles sociaux.

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    Or la mise en forme de ces personnages, bien loin de constituer un choix alatoire, a t l'objet, explique Williams, d'une vritable construction. Elle en souligne la fragilit, le manque d'efficacit par rapport aux mcanismes nvrotiques: par exemple, l'utilisation de ces personnages de substitution ne lui permettait de prter attention qu' "dix quinze pour cent des vnements qui se passaient autour d'elle", et plusieurs reprises elle dclare qu'elle va s'en dbarrasser, chose qu'elle ne semble avoir tent de raliser vraiment qu'avec l'criture de sa biographie. 24

    La faon dont ces personnages de substitution sont dcrits prsente une grande rgularit, qui permet d'numrer prcisment les caractristiques de Willie et Carol.

    Willie ou l'tre cholalique

    Willie est associ ce que Williams appelle "les filaments magiques", qui pour leur part semblent lis une srie d'objets dcoupables et colors qu'elle a, plusieurs reprises, emports dans ses bagages. Voici comment elle dcrit le rapport entre Willie et les "filaments magiques": "J'avais deux autres amis qui n'appartenaient pas au monde physique et que j'avais accueillis dans le mien: les filaments magiques, bien sr, mais aussi une paire d'yeux verts qui se cachait sous mon lit et que j'avais baptise Willie" (Williams, 1997: 27). 25

    Le point de dpart de cette cration est situ dans la peur du noir: "j'avais peur de dormir, j'en avais toujours eu peur. J'ai dormi les yeux ouverts pendant des annes" (Ibid.). Incapable de s'endormir au sens nvrotique du terme, c'est dire de prendre cong de l'environnement et de fermer les yeux, Williams explique " je rfugiais mon regard dans les filaments transparents qui voletaient au-dessus de moi" (Ibid.). Elle pense s'tre alors inspire des mches de cheveux qui intressaient une de ses tantes, Linda, et elle-mme raconte qu'elle aimait toucher les cheveux de ses camarades. Cette contemplation des "minuscules taches qu'elle appelait les toiles, comme une sorte de cercueil de verre usage rituel et mystique" qu'elle pouvait contrler en regardant "au travers d'elles" constituait une "protection contre les intrus qui pntraient dans la pice". Nanmoins, "les intrus finissaient par arriver. Ils chassaient mes anges

    24. Par exemple, dans Williams (1997: 113), est racont l'"enterrement de Willie". 25. Cf. le pome "Les filaments magiques viennent m'entourer dans mon lit,/ils viennent l voltiger pour me protger,/Car ils sont mes amis" (Williams, 1997: 26).

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    gardiens qui leur tour suscitaient ma colre pour m'avoir trahie en me laissant seule, vulnrable et expose".26

    "Willie", pour sa part, apparat en mme temps que les filaments; il leur est associ en mme temps qu'oppos: il ne procure aucun apaisement, mais sert de garde du corps. "Ce Willie, ce n'tait qu'une paire d'yeux verts luisant dans l'obscurit, mais quels yeux! Ils me faisaient bien un peu peur, ces yeux-l, mais je me disais qu'en retour je leur inspirais la mme crainte. Je me dcidai les traiter en amis, quoi qu'il arrivt. Fidle mon habitude, je tentais de me perdre en eux, comme en tout ce qui me devenait proche. Je pris got m'endormir sous le lit et je devins Willie" (Ibid.: 29).

    Ce personnage, dont le nom, estime Williams, tait driv de son propre nom de famille, est lui-mme calqu du personnage de sa mre. Donna Williams insiste plusieurs reprises sur le caractre pathologique de celle-ci, sur sa duret et son agressivit tant verbale que physique son gard, le fait qu'elle ait habill son frre alternativement en fille et en garon, etc., un point tel qu'un des diteurs qui elle s'tait adresse lui avait propos de prsenter sa propre pathologie comme le rsultat de mauvais traitements, thme trs la mode l'poque, auquel elle explique avoir refus d'adhrer.27 Quoi qu'il en soit, Willie est dcrit comme "une crature au regard flamboyant de haine, la bouche pince, aux poings serrs, arborant une posture la rigidit cadavrique. Willie tapait du pied et

    26. D. Williams prcise que "les filaments magiques ne me quittrent qu'au moment o j'entrai la grande cole", ce qui ne fut pas le cas des "toiles qui me protgeaient pendant mon sommeil" (Ibid.: 28). 27. Il faut bien entendu distinguer ici trois aspects dans l'argumentation de Williams. Tout d'abord, l'imputation hypothtique de mauvais traitements dveloppe par Bettelheim dans les annes '70, en rfrence ses travaux sur les situations extrmes, et qui a en retour donn lieu, de la part des tenants du behavioristes, des accusations d'abus de parents d'enfants en difficults, de culpabilisation contre des psychanalystes. D'autre part, le courant des personnalits multiples essentiellement des praticiens de l'hypnose qui ont tent jusqu'au milieu des annes '90 de gnraliser au maximum les imputations de mauvais traitements l'environnement de sujets prsentant toutes sortes de troubles cliniques, y compris l'autisme. Troisimement, du fait que l'Australie a t trs majoritairement peuple, au XIXme sicle, de convicts, c'est--dire de prisonniers de droit commun, et que les pratiques de dportation, sur ce territoire, d'enfants cas sociaux britanniques n'a cess progressivement qu' partir du milieu du XXme sicle, il semble que le niveau de violence intrafamiliale et donc le niveau de tolrance aux divers abus, notamment sur les enfants, y ait t et reste gnralement plus lev que dans d'autres contres de culture anglo-saxonne (l'hebdomadaire amricain Newsweek s'en est fait plusieurs fois l'cho lors d'accusations de pratiques pdophiles l'encontre de diplomates australiens), sans parler de la rputation de rudesse dont bnficient les Australiens, etc. L'argumentation de D. Williams semble reprendre ces trois lments, sans les rpartir de faon labore. Remarquons qu'au demeurant, l'hypothse que son autisme aurait t largement dtermin par les mauvais traitements qu'elle a subis de la part de sa mre est trs fortement soutenue par son propre pre plusieurs reprises, dans son second ouvrage (Williams, 1996).

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    crachait la moindre contrarit". Ce personnage lui servait, assure-t-elle, donner la rplique sa mre, et le chapitre qui lui est consacr contient cinq fois plus de texte sur la mre que sur le personnage en question. En fait, il est tout fait possible de driver ce personnage de pratiques d'cholalie par lesquelles, au lieu de donner la rplique par un rle diffrent, la jeune Donna ne fait que rpter les noncs qui lui sont proposs, opposant donc l'agressivit maternelle une agressivit parfaitement symtrique. Cette impression se confirme lorsque Williams explique ultrieurement que Willie est un "dictionnaire ambulant", capable d'apprendre par cur des livres entiers et de les citer avec une rigueur parfaitement mcanique. Williams se plaint par ailleurs d'tre trahie par ce personnage, qui ne lui permet pas d'entrer en contact avec autrui, et ne lui permet videmment pas une identification au sens nvrotique du terme. Nanmoins, ce personnage lui permet de se dfendre, de rtablir une sorte de lgalit certains moments o elle se sent en danger.

    Il s'agit indubitablement d'une figure qui tient la fois du code (A) et de l'idal (I(A)). Mais alors que dans le cas de Schreber, par exemple, l'idal juridique n'est pas inclus dans les phnomnes de code dont le sujet est envahi (Grundsprache), dans le cas de la figure de Willie, tout se passe comme si cet idal tait annex dans une figure cholalique (et donc tyrannique) du code.

    Carol ou l' tre-rejet

    Le personnage de Carol apparat comme trs diffrent de Willie, quoique le lien entre les deux soit vident - nous y reviendrons. Carol apparat alors que Williams se livre un exercice dans lequel elle s'jecte d'un arbre o elle se balance, pour atterrir acrobatiquement sur ses pieds. Carol l'invite alors venir chez elle, sa mre lui lave le visage, et Donna se trouve alors assise une table, entendant une voix qui lui propose de boire un verre de boisson; elle voit alors, devant elle, Carol lever son verre; "comme j'tais son miroir, je fis comme elle" (Ibid.: 38), crit-elle. Il s'agit donc d'une situation dans laquelle une correspondance exacte entre Donna et Carol est ralise, partir d'une voix qui donne un ordre. Le reste de la scne concerne la question de savoir o habite Donna, Carol et la mre de celle-ci se montrant avant tout proccupes de s'en dbarrasser le plus vite possible, au grand dam de la jeune autiste. Sur ce fond de drliction, se trouve ralise une sorte d'identification avec "la fille dans le miroir". Cette drliction restera jamais lie au personnage de Donna; derrire cette identification immdiate, se trouvent en effet des objets

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    abandonns: des petits chats. "En grandissant, je ne pouvais m'empcher de rapporter compulsivement des petits chats la maison, rejouant chaque fois la scne de Carol m'amenant chez elle. Ce faisant, je me plaisais imaginer que ma mre se mtamorphoserait en la mre de Carol. Le miracle ne s'est jamais produit".

    Cette rencontre, quelle que soit la faon dont elle a eu lieu, provoque une transformation, en ceci que Donna Williams renonce, dit-elle, se suspendre un arbre et se laisser tomber, pour, la place, faire surgir un personnage dans le miroir. 28 Ce personnage est en mme temps un double spculaire: elle "entre par le miroir", elle lui ressemble trait pour trait, si ce n'est l'clat de son regard; elle provoque une grande perplexit chez Williams, dans la mesure o aucune coordination n'est assure chez elle entre la parole et l'image spculaire en particulier, la nomination, la dsignation, et bien entendu le toucher lui posent des problmes insolubles ce qui est tout fait remarquable est qu'elle arrive aller au-del d'une relation purement mimtique, qui aurait trs bien pu la renvoyer des phnomnes de type signe du miroir, dans lesquels aucune limitation de son corps ne serait plus possible. Or il n'en est rien: "Je me mis lui parler, et elle m'imita. Cela me mettait en colre et je lui expliquai qu'elle n'avait pas besoin de s'amuser cela, puisque nous tions seules. Passant outre, elle se mit faire tout ce que je faisais. Je lui demandais pourquoi, elle me retournait la question. Je finis par en conclure que la rponse devait tre un secret." Ce secret semble entre autres conditions consister dans le fait que le lien entre Carol et Donna devait rester cach, pour la protger. En fait, la relation entre Donna et Carol semble avoir oscill entre deux extrmes: d'un ct, une "frustration" de ne pouvoir dcouvrir la solution de l'nigme de son identification Carol (Ibid.: 41). Cette impossibilit lui semblait rsulter, crit-elle, de la "rsistance que je rencontrais juste avant de heurter le miroir qui m'empchait d'entrer dans le monde de Carol". Dsespre de cette rsistance, Donna Williams, selon ses propres explications, se frappait elle-mme, se griffait le visage, s'arrachait les cheveux, choses que lui faisait galement par ailleurs sa mre.

    D'autre part, Donna Williams explique qu'elle arrivait nanmoins rejoindre Carol " l'intrieur d'elle-mme", notamment en se rfugiant dans le placard de sa chambre. Paralllement, lors de certaines occasions, "Carol tait aux commandes", et Donna pouvait alors devenir une "poupe dansante, une acrobate, une contorsionniste", capable de raliser une

    28. Donna Williams semble plusieurs reprises douter de la ralit effective de cette rencontre.

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    reprsentation thtrale Donna Williams explique qu'elle a t actrice un moment de sa vie (Ibid.: 46).

    On pourrait considrer qu'il s'agit ici d'une forme particulire de moi idal, mais condition d'ajouter qu'il n'est aucunement coordonne un idal du moi qui en limiterait l'efficace Donna Williams explique qu'elle questionne sans cesse cette figure idale, se demandant d'o elle lui vient et surtout, quivalente un objet abandonn.

    De la sorte, nous pourrions dsigner de la faon suivante ces deux "personnages de substitution". Pour Willie, il s'agit d'un personnage idal, driv de la fonction cholalique, qui vient se substituer aux filaments brillants eux-mmes drivs de l'impossibilit de raliser l'endormissement transitionnel caractristique des enfants nvrotiques. Nous pourrions donc le reprsenter de la faon suivante:

    )impossiblesparation(I)echo(A ?

    En revanche, Carol est une image dans le miroir qui intervient comme

    substitution du rejet, du laisser-tomber; elle est d'ailleurs nettement identifie un petit chat abandonn:

    )tomberlaisser()a(i

    ?

    Ce laisser-tomber est plus ou moins associ la figure du grand-pre en

    tant qu'il disparat pour faire place un sentiment de catastrophe (Ibid.: 263).

    Cette caractristique poursuit d'ailleurs Donna Williams lorsqu'elle voudra abandonner la figure de Carol: elle dcrit plusieurs reprises ce qu'elle appelle le "grand nant noir" qui intervient lorsqu'elle est menace par des significations qui pourraient la dsigner, sans aucune protection (Williams, 1996: 141).

    Mais mme lorsque Carol semble en "bon tat de fonctionnement", sa nature de rejet continue transparatre, et son caractre artificiel est sensible aux spectateurs attentifs.

    D'une faon gnrale, qu'est-ce qui diffrencie des "personnages de substitution" d'identifications nvrotiques, et qu'est-ce qui au contraire les en rapproche?

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    Il est certain que dans les deux cas, il y a substitution, comme nous avons cru pouvoir l'indiquer par les formules que nous avons proposes. Cette substitution intervient galement la suite d'une perte, comme l'indique Freud dans son article "L'identification" o il dcrit l'identification comme une incorporation d'un objet perdu. Nanmoins, la diffrence est qu'il y a, dans l'identification nvrotique, un effet d'criture qui va attribuer l'Autre une certaine consistance, le constituant notamment comme Autre de la demande, qui institue le sujet comme sujet de l'appel, au prix d'inclure dans le symptme tout ce qui ne se conforme pas cette standardisation de l'Autre.

    Nous ne trouvons aucunement une telle consistance dans le type d'Autre auquel Donna Williams a affaire. Il s'agit, de part en part, d'un Autre du rejet, par rapport quoi il ne s'agit de gure plus que dtourner l'attention ce qui est certes dj beaucoup.

    "Willie devait aller sauver les chats"

    S'il n'y a pas de coordination rgle entre Willie et Carol, comparable ce qui peut exister entre l'idal du moi et le moi idal d'un sujet nvros, il existe tout de mme une dialectique assez bien articule entre les deux. En effet, Williams prsente de faon dtaille la situation de ces deux personnages vis- vis de sa mre, ainsi que dans une certaine mesure par rapport son petit frre Tom.

    Pour ce qui est de la relation de ces personnages vis- vis de sa mre, les trois premiers chapitres de son premier ouvrage sont explicites: Willie est au dpart une sorte de rponse en cho aux agressions maternelles, avant mme de se matrialiser en quelque sorte dans les "yeux verts"; quant Carol, elle doit rpondre l'obsession de la mre de Donna, d'avoir une fille qui soit une "poupe-ballerine", et y russit dans une assez large mesure. On peut donc conclure que Willie et Carol constituent des rponses directes deux aspects du dsir maternel (qu'on pourrait probablement spcifier par S(A? ) et ? F). 29

    Mais il existe galement un autre aspect qui lie ensemble ces deux personnages de substitution.

    "Je vis dans un rve mon petit frre attacher sept petits chats. Il leur avait li les pattes pour les empcher de courir. Puis il leur avait attach les pattes au cou afin de les empcher de respirer sous peine de s'trangler. Je me vis tendre les mains pour l'empcher de jeter l'un des chatons par-

    29. La premire formulation dsigne l'aspect peu contrlable de la mre de Donna Williams, le second, son dsir d'avoir une fille qui soit comme une petite poupe.

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    dessus un haut mur de brique. Puis je sentis qu'on me tirait en arrire. C'tait ma mre qui m'agrippait par les cheveux. Je luttais en vain pour sauver les chats, au moment o ma tte cogna contre le mur" (Williams, 1997: 261).

    Voici comment Donna Williams comprend ce rve: "Dans le pass, chaque fois que j'avais pris le parti de Carol, j'avais symbolis mon moi vritable par un petit chat. Je me voyais toujours dans la situation o Carol, la vraie, m'avait emmene chez elle comme si elle avait trouv un chaton gar dans le parc. J'avais trouv un jour un sac contenant sept chatons au bord d'un ruisseau et les avais rapports la maison pour les cacher dans le garage. C'est ainsi que j'allai me rfugier dans les garages des autres plus tard. Dans mon esprit, chaque petit chat correspondait une couleur de l'arc-en-ciel [qui] correspondait elle-mme chacun des sentiments familiers tout un chacun, mais qui pour moi n'taient qu'abstractions vides de contenu".

    Ainsi, Donna Williams nous indique que le point essentiel du personnage de Carol est le fait qu'elle l'ait "ramene chez elle" comme un chat abandonn, rejet; Carol condense ainsi en elle la drliction et une tentative de "ramener la maison", avec toute la valeur magique que cette expression peut avoir; elle nous indique galement que les "sentiments familiers" supposs prouvs par tout un chacun avait galement selon elle cette consistance de rejet.

    Ceci semblait tout particulirement tre le cas de son petit frre, "le premier tre envers qui j'avais des sentiments en tant que personne entire", explique-t-elle (Ibid.: 261). Elle explique de fait l'acte de son frre Tom dans le rve comme une sorte de projection de son propre vcu: "Tom attachait les petits chats et les jetait hors de ma porte, de la mme faon que ma peur des motions m'avait attache moi-mme"; de faon caractristique, cet autorejet d'elle-mme est identifie au personnage de Carol ("J'avais pass ma vie rejeter cet tre sans dfense par-dessus le mur, dans 'le monde', sous le dguisement de Carol"(Ibid.)).

    C'est ici qu'intervient Willie, qui venait en quelque sorte corriger le caractre que nous pourrions dire trop passif de Carol. "Willie, c'tait le protecteur de ce self sans dfense. C'est lui qui devait aller sauver les chats. Mais sa bravoure tait entrave par l'intervention de ma mre qui avait laiss jeter les chats dans 'le monde' avant mme qu'il fussent prts l'affronter".

    Nous avons donc en quelque sorte avec Willie quelque chose qui un moment donn vient redoubler, soutenir le personnage de Carol, mme si son rle est prsent comme entrav par la mre.

  • L'AUTISME LA LETTRE 145

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    De fait, plusieurs reprises, Donna Williams dcrit des situations, notamment scolaires et professionnelles, dans lesquelles "Willie se jette au secours de Carol"; et notamment lorsqu'elle a affaire des agresseurs quelque peu consistants.30 Nanmoins, elle insiste constamment sur ce que ces mcanismes identificatoires ont d'insatisfaisant, tendant en fin de compte la laisser la plupart du temps sans dfense vis--vis de la dsignation catastrophique par laquelle elle se sent affecte.

    En dpit de cette insuffisance, Donna Williams admet que ces personnages ont eu pour elle une certaine efficacit pour lui permettre une adaptation relativement bonne, et notamment obtenir un diplme universitaire de premier cycle.

    Il est galement intressant qu'elle retrouve chez certains autres autistes des "personnages de substitution" de mme nature, mme si elle ne prtend pas en gnraliser l'existence dans tous les cas de syndrome d'Asperger. Ainsi, dans Quelqu'un, quelque part, explique-t-elle qu'un employ d'htel qu'elle rencontre en Angleterre, Olivier, aurait constitu, sur un modle semblable au sien, deux "personnages de substitution": Bettina (quivalent de Carol) et Le Directeur (quivalent de Willie) (Williams, 1996: 263-264). A propos de "Bettina", un personnage de substitution calqu plus ou moins sur le chanteur homosexuel Boy George, Donna Williams note "Bettina tait une expression verbale aux dpens de la propre expression d'Olivier. Elle s'impliquait aux dpens de l'implication de son moi. Elle tait accepte aux dpens d'un appauvrissement de ses motions. Elle lui apportait une identit et un jeu de convictions qu'il portait comme des valises en attendant que les siennes apparaissent un jour". Elle insiste donc sur le caractre factice, peu stabilisateur de cette identification, comme nous l'avons vu plus haut. A propos de son autre "personnage de substitution", elle indique: "Son autre personnage tait masculin. Son moi intellectuel, le dpt de choses pratiques, logiques, responsables et apprises automatiquement plutt qu'empiriquement, il l'avait appel le Directeur".

    Mme s'il serait peut-tre excessif de voir l le pendant de