sac au dos - ebooks-bnr.com · 2019. 7. 31. · j.-k. huysmans sac au dos versions les soirée de...

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  • J.-K. Huysmans

    SAC AU DOS

    Versions Les Soirée de Médanet L’Artiste

    1877, 1880

    bibliothèque numérique romandeebooks-bnr.com

    https://ebooks-bnr.com/

  • SAC AU DOS

    Version parue dans« Les Soirées de Médan »

    1880

    Aussitôt que j’eus achevé mes études, mesparents jugèrent utile de me faire comparoirdevant une table habillée de drap vert et sur-montée de bustes de vieux messieurs qui s’in-quiétèrent de savoir si j’avais appris assez delangue morte pour être promu au grade de ba-chelier.

  • L’épreuve fut satisfaisante. – Un dîner oùtout l’arrière-ban de ma famille fut convoqué,célébra mes succès, s’inquiéta de mon avenir,et résolut enfin que je ferais mon droit.

    Je passai tant bien que mal le premier exa-men et je mangeai l’argent de mes inscriptionsde deuxième année avec une blonde qui pré-tendait avoir de l’affection pour moi, à cer-taines heures.

    Je fréquentai assidûment le quartier latinet j’y appris beaucoup de choses, entre autresà m’intéresser à des étudiants qui crachaient,tous les soirs, dans des bocks, leurs idées sur lapolitique, puis à goûter aux œuvres de GeorgeSand et de Heine, d’Edgard Quinet et d’HenriMürger.

    La puberté de la sottise m’était venue.

    Cela dura bien un an ; je mûrissais peu àpeu, les luttes électorales de la fin de l’Empireme laissèrent froid ; je n’étais le fils ni d’un sé-nateur ni d’un proscrit, je n’avais qu’à suivre

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  • sous n’importe quel régime les traditions demédiocrité et de misère depuis longtempsadoptées par ma famille.

    Le droit ne me plaisait guère. Je pensaisque le Code avait été mal rédigé exprès pourfournir à certaines gens l’occasion d’ergoter,à perte de vue, sur ses moindres mots ; au-jourd’hui encore, il me semble qu’une phraseclairement écrite ne peut raisonnablementcomporter des interprétations aussi diverses.

    Je me sondais, cherchant un état que jepusse embrasser sans trop de dégoût, quandfeu l’Empereur m’en trouva un ; il me fit soldatde par la maladresse de sa politique.

    La guerre avec la Prusse éclata. À vrai dire,je ne compris pas les motifs qui rendaient né-cessaires ces boucheries d’armées. Je n’éprou-vais ni le besoin de tuer les autres, ni celui deme faire tuer par eux. Quoi qu’il en fût, incor-poré dans la garde mobile de la Seine, je re-çus l’ordre, après être allé chercher une vêture

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  • et des godillots, de passer chez un perruquieret de me trouver à sept heures du soir à la ca-serne de la rue de Lourcine.

    Je fus exact au rendez-vous. Après l’appeldes noms, une partie du régiment se jeta surles portes et emplit la rue. Alors la chausséehoula et les zincs furent pleins.

    Pressés les uns contre les autres, des ou-vriers en sarrau, des ouvrières en haillons, dessoldats sanglés et guêtrés, sans armes, scan-daient, avec le cliquetis des verres, la Mar-seillaise qu’ils s’époumonaient à chanter faux.Coiffés de képis d’une profondeur incroyableet ornés de visières d’aveugles et de cocardestricolores en fer-blanc, affublés d’une jaquetted’un bleu noir avec col et parements garance,culottes d’un pantalon bleu de lin traverséd’une bande rouge, les mobiles de la Seinehurlaient à la lune avant que d’aller faire laconquête de la Prusse. C’était un hourvari as-sourdissant chez les mastroquets, un vacarme

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  • de verres, de bidons, de cris, coupé, çà et là,par le grincement des fenêtres que le vent bat-tait. Soudain un roulement de tambour couvrittoutes ces clameurs. Une nouvelle colonne sor-tait de la caserne ; alors ce fut une noce, unegodaille indescriptible. Ceux des soldats quibuvaient dans les boutiques s’élancèrent de-hors, suivis de leurs parents et de leurs amisqui se disputaient l’honneur de porter leur sac ;les rangs étaient rompus, c’était un pêle-mêlede militaires et de bourgeois ; des mères pleu-raient, des pères plus calmes suaient le vin, desenfants sautaient de joie et braillaient, de touteleur voix aiguë, des chansons patriotiques !

    On traversa tout Paris à la débandade, à lalueur des éclairs qui flagellaient de blancs zig-zags les nuages en tumulte. La chaleur étaitécrasante, le sac était lourd, on buvait àchaque coin de rue, on arriva enfin à la gared’Aubervilliers. Il y eut un moment de silencerompu par des bruits de sanglots, dominés en-core par une hurlée de Marseillaise, puis on

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  • nous empila comme des bestiaux dans des wa-gons. « Bonsoir, Jules ! à bientôt ! sois raison-nable ! écris-moi surtout ! » – On se serra lamain une dernière fois, le train siffla, nousavions quitté la gare.

    Nous étions bien une pelletée de cinquantehommes dans la boîte qui nous roulait.Quelques-uns pleuraient à grosses gouttes,hués par d’autres qui, soûls perdus, plantaientdes chandelles allumées dans leur pain de mu-nition et gueulaient à tue-tête : « À bas Badin-guet et vive Rochefort ! » Plusieurs, à l’écartdans un coin, regardaient, silencieux etmornes, le plancher qui trépidait dans la pous-sière. Tout à coup le convoi fait halte, – je des-cends. – Nuit complète, – minuit vingt-cinq mi-nutes.

    De tous côtés, s’étendent des champs, et auloin, éclairés par les feux saccadés des éclairs,une maisonnette, un arbre, dessinent leur sil-houette sur un ciel gonflé d’orage. On n’entend

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  • que le grondement de la machine dont lesgerbes d’étincelles filant du tuyau s’éparpillentcomme un bouquet d’artifice le long du train.Tout le monde descend, remonte jusqu’à la lo-comotive qui grandit dans la nuit et devientimmense. L’arrêt dura bien deux heures. Lesdisques flambaient rouges, le mécanicien at-tendait qu’ils tournassent. Ils redevinrentblancs ; nous remontons dans les wagons, maisun homme qui arrive en courant et en agitantune lanterne, dit quelques mots au conducteurqui recule tout de suite jusqu’à une voie de ga-rage où nous reprenons notre immobilité. Nousne savions, ni les uns ni les autres, où nousétions. Je redescends de voiture et, assis surun talus, je grignotais un morceau de pain etbuvais un coup, quand un vacarme d’ouragansouffla au loin, s’approcha, hurlant et crachantdes flammes, et un interminable train d’artille-rie passa à toute vapeur, charriant des che-vaux, des hommes, des canons dont les cousde bronze étincelaient dans un tumulte de lu-

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  • mières. Cinq minutes après, nous reprîmesnotre marche lente, interrompue par des haltesde plus en plus longues. Le jour finit par se le-ver et, penché à la portière du wagon, fatiguépar les secousses de la nuit, je regarde la cam-pagne qui nous environne : une enfilade deplaines crayeuses et fermant l’horizon, unebande d’un vert pâle comme celui des tur-quoises malades, un pays plat, triste, grêle, laChampagne pouilleuse !

    Peu à peu le soleil s’allume, nous roulionstoujours ; nous finîmes pourtant bien par arri-ver ! Partis le soir à huit heures, nous étionsrendus le lendemain à trois heures de l’après-midi à Châlons. Deux mobiles étaient restésen route, l’un qui avait piqué une tête du hautd’un wagon dans une rivière ; l’autre qui s’étaitbrisé la tête au rebord d’un pont. Le reste,après avoir pillé les cahutes et les jardins ren-contrés sur la route, aux stations du train,bâillait, les lèvres bouffies de vin et les yeuxgros, ou bien jouait, se jetant d’un bout de

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  • la voiture à l’autre des tiges d’arbustes et descages à poulets qu’ils avaient volés.

    Le débarquement s’opéra avec le mêmeordre que le départ. Rien n’était prêt : ni can-tine, ni paille, ni manteaux, ni armes, rien, ab-solument rien. Des tentes seulement pleinesde fumier et de poux, quittées à l’instant pardes troupes parties à la frontière. Trois joursdurant, nous vécûmes au hasard de Mourme-lon, mangeant un cervelas un jour, buvant unbol de café au lait un autre, exploités à ou-trance par les habitants, couchant n’importecomment, sans paille et sans couverture. Toutcela n’était vraiment pas fait pour nous enga-ger à prendre goût au métier qu’on nous infli-geait.

    Une fois installées, les compagnies se scin-dèrent ; les ouvriers s’en furent dans les tenteshabitées par leurs semblables, et les bourgeoisfirent de même. La tente où je me trouvaisn’était pas mal composée, car nous étions par-

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  • venus à expulser, à la force des litres, deuxgaillards dont la puanteur de pieds native s’ag-gravait d’une incurie prolongée et volontaire.

    Un jour ou deux s’écoulent ; on nous faisaitmonter la garde avec des piquets, nous bu-vions beaucoup d’eau-de-vie, et les claque-dents de Mourmelon étaient sans cesse pleins,quand subitement Canrobert nous passe en re-vue sur le front de bandière. Je le vois encore,sur un grand cheval, courbé en deux sur laselle, les cheveux au vent, les moustaches ci-rées dans un visage blême. Une révolte éclate.Privés de tout, et mal convaincus par ce maré-chal que nous ne manquions de rien, nous beu-glâmes en chœur, lorsqu’il parla de réprimerpar la force nos plaintes : « Ran, plan, plan !cent mille hommes par terre, à Paris ! à Pa-ris ! »

    Canrobert devint livide et il cria, en plan-tant son cheval au milieu de nous : Chapeaubas devant un maréchal de France ! De nou-

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  • velles huées partirent des rangs ; alors tour-nant bride, suivi de son état-major en déroute,il nous menaça du doigt, sifflant entre sesdents serrées : Vous me le payerez cher, mes-sieurs les Parisiens !

    Deux jours après cet épisode, l’eau glacialedu camp me rendit tellement malade que jedus entrer d’urgence à l’hôpital. Je boucle monsac après la visite du médecin, et sous la garded’un caporal me voilà parti clopin-clopant,traînant la jambe et suant sous mon harnais.L’hôpital regorgeait de monde, on me renvoie.Je vais alors à l’une des ambulances les plusvoisines, un lit restait vide, je suis admis. Je dé-pose enfin mon sac, et en attendant que le ma-jor m’interdise de bouger, je vais me promenerdans le petit jardin qui relie le corps des bâti-ments. Soudain surgit d’une porte un hommeà la barbe hérissée et aux yeux glauques. Ilplante ses mains dans les poches d’une longuerobe couleur de cachou et me crie du plus loinqu’il m’aperçoit :

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  • — Eh ! l’homme ! qu’est-ce que vous foutezlà ?

    Je m’approche, je lui explique le motif quim’amène. Il secoue les bras et hurle :

    — Rentrez ! vous n’aurez le droit de vouspromener dans le jardin que lorsqu’on vous au-ra donné un costume.

    Je rentre dans la salle, un infirmier arriveet m’apporte une capote, un pantalon, des sa-vates et un bonnet. Je me regarde ainsi fagotédans ma petite glace. Quelle figure et quel ac-coutrement, bon Dieu ! avec mes yeux culottéset mon teint hâve, avec mes cheveux coupésras et mon nez dont les bosses luisent, avec magrande robe gris-souris, ma culotte d’un rouxpisseux, mes savates immenses et sans talons,mon bonnet de coton gigantesque, je suis pro-digieusement laid. Je ne puis m’empêcher derire. Je tourne la tête du côté de mon voisin delit, un grand garçon au type juif, qui crayonnemon portrait sur un calepin. Nous devenons

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  • tout de suite amis ; je lui dis m’appeler Eu-gène Lejantel, il me répond se nommer Fran-cis Émonot. Nous connaissons l’un et l’autre telet tel peintre, nous entamons des discussionsd’esthétique et oublions nos infortunes. Le soirarrive, on nous distribue un plat de bouilli perléde noir par quelques lentilles, on nous verse àpleins verres du coco clairet et je me désha-bille, ravi de m’étendre dans un lit sans gardermes hardes et mes bottes.

    Le lendemain matin je suis réveillé vers sixheures par un grand fracas de porte et par deséclats de voix. Je me mets sur mon séant, jeme frotte les yeux et j’aperçois le monsieur dela veille, toujours vêtu de sa houppelande cou-leur de cachou, qui s’avance majestueux, suivid’un cortège d’infirmiers. C’était le major.

    À peine entré, il roule de droite à gauche etde gauche à droite ses yeux d’un vert morne,enfonce ses mains dans ses poches et braille :

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  • — Numéro 1, montre ta jambe… ta salejambe. Eh ! elle va mal, cette jambe, cette plaiecoule comme une fontaine ; lotion d’eaublanche, charpie, demi-ration, bonne tisane deréglisse.

    — Numéro 2, montre ta gorge… ta salegorge. Elle va de plus en plus mal cette gorge ;on lui coupera demain les amygdales.

    — Mais, docteur…

    — Eh ! je ne te demande rien, à toi ; si tu disun mot, je te fous à la diète.

    — Mais enfin…

    — Vous fouterez cet homme à la diète. Écri-vez : diète, gargarisme, bonne tisane de ré-glisse.

    Il passa ainsi la revue des malades, prescri-vant à tous, vénériens et blessés, fiévreux etdysentériques, sa bonne tisane de réglisse.

    Il arriva devant moi, me dévisagea, m’ar-racha les couvertures, me bourra le ventre de

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  • coups de poing, m’ordonna de l’eau albuminée,l’inévitable tisane et sortit, reniflant et traînantles pieds.

    La vie était difficile avec les gens qui nousentouraient. Nous étions vingt et un dans lachambrée. À ma gauche couchait mon ami, lepeintre, à ma droite un grand diable de clairon,grêlé comme un dé à coudre et jaune commeun verre de bile. Il cumulait deux professions,celle de savetier pendant le jour et celle desouteneur de filles pendant la nuit. C’était, audemeurant, un garçon cocasse, qui gambadaitsur la tête, sur les mains, vous racontant le plusnaïvement du monde la façon dont il activaità coups de souliers le travail de ses marmites,ou bien qui entonnait d’une voix touchante deschansons sentimentales :

    Je n’ai gardé dans mon malheur-heur,Que l’amitié d’une hirondelle !

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  • Je conquis ses bonnes grâces en lui don-nant vingt sous pour acheter un litre, et biennous prit de n’être pas mal avec lui, car le restede la chambrée, composée en partie de procu-reurs de la rue Maubuée, était fort disposé ànous chercher noise.

    Un soir, entre autres, le 15 août, FrancisÉmonot menaça de gifler deux hommes quilui avaient pris une serviette. Ce fut un cha-rivari formidable dans le dortoir. Les injurespleuvaient, nous étions traités de « roule-en-cul et de duchesses ». Étant deux contre dix-neuf, nous avions la chance de recevoir unesoigneuse raclée quand le clairon intervint, prità part les plus acharnés, les amadoua et fitrendre l’objet volé. Pour fêter la réconciliationqui suivit cette scène, Francis et moi nous don-nâmes trois francs chacun, et il fut entendu quele clairon, avec l’aide de ses camarades, tâche-rait de se faufiler au dehors de l’ambulance etrapporterait de la viande et du vin.

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  • La lumière avait disparu à la fenêtre dumajor, le pharmacien éteignit enfin la sienne,nous rampons en dehors du fourré, examinonsles alentours, prévenons les hommes qui seglissent le long des murs, ne rencontrent pasde sentinelles sur leur route, se font la courte-échelle et sautent dans la campagne. Uneheure après ils étaient de retour, chargés devictuailles ; ils nous les passent, rentrent avecnous dans le dortoir ; nous supprimons lesdeux veilleuses, allumons des bouts de bougiepar terre, et autour de mon lit, en chemise,nous formons le cercle. Nous avions absorbétrois ou quatre litres et dépecé la bonne moitiéd’un gigotin, quand un énorme bruit de bottesse fait entendre ; je souffle les bouts de bougieà coups de savate, chacun se sauve sous leslits. La porte s’ouvre, le major paraît, pousse unformidable Nom de Dieu ! trébuche dans l’obs-curité, sort et revient avec un falot et l’inévi-table cortège des infirmiers. Je profite du mo-ment de répit pour faire disparaître les reliefs

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  • du festin ; le major traverse au pas accéléré ledortoir, sacrant, menaçant de nous faire tousempoigner et coller au bloc.

    Nous nous tordons de rire sous nos couver-tures, des fanfares éclatent à l’autre bout dudortoir. Le major nous met tous à la diète, puisil s’en va, nous prévenant que nous connaî-trons dans quelques instants le bois dont il sechauffe.

    Une fois parti nous nous esclaffons à quimieux mieux ; des roulements, des fusées derire grondent et pétillent ; le clairon fait la rouedans le dortoir, un de ses amis lui fait vis-à-vis,un troisième saute sur sa couche comme surun tremplin et bondit et rebondit, les bras flot-tants, la chemise envolée ; son voisin entameun cancan triomphal ; le major rentre brusque-ment, ordonne à quatre lignards qu’il amèned’empoigner les danseurs et nous annoncequ’il va rédiger un rapport et l’envoyer à qui dedroit.

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  • Le calme est enfin rétabli ; le lendemainnous faisons acheter des mangeailles par lesinfirmiers. Les jours s’écoulent sans autres in-cidents. Nous commencions à crever d’ennuidans cette ambulance, quand à cinq heures, unjour, le médecin se précipite dans la salle, nousordonne de reprendre nos vêtements de trou-pier et de boucler nos sacs.

    Nous apprenons, dix minutes après, que lesPrussiens marchent sur Châlons.

    Une morne stupeur règne dans la cham-brée. Jusque-là nous ne nous doutions pas desévènements qui se passaient. Nous avions ap-pris la trop célèbre victoire de Sarrebruck,nous ne nous attendions pas aux revers quinous accablaient. Le major examine chaquehomme ; aucun n’est guéri, tout le monde a ététrop longtemps gorgé d’eau de réglisse et pri-vé de soins. Il renvoie néanmoins dans leurscorps les moins malades et il ordonne auxautres de coucher tout habillés et le sac prêt.

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  • Francis et moi nous étions au nombre deces derniers. La journée se passe, la nuit sepasse, rien, mais j’ai toujours la colique et jesouffre ; enfin vers neuf heures du matin ap-paraît une longue file de cacolets conduits pardes tringlots. Nous grimpons à deux sur l’ap-pareil. Francis et moi nous étions hissés surle même mulet, seulement, comme le peintreétait très gras et moi très maigre, le systèmebascula ; je montai dans les airs tandis qu’ildescendait en bas sous la panse de la bête qui,tirée par devant, poussée par derrière, gigot-ta et rua furieusement. Nous courions dans untourbillon de poussière, aveuglés, ahuris, se-coués, nous cramponnant à la barre du caco-let, fermant les yeux, riant et geignant. Nousarrivâmes à Châlons plus morts que vifs ; noustombâmes comme un bétail harassé sur lesable, puis on nous empila dans des wagons etnous quittâmes la ville pour aller où ?… per-sonne ne le savait.

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  • Il faisait nuit ; nous volions sur les rails. Lesmalades étaient sortis des wagons et se prome-naient sur les plates-formes. La machine siffle,ralentit son vol et s’arrête dans une gare, cellede Reims, je suppose, mais je ne pourrais l’af-firmer. Nous mourions de faim, l’Intendancen’avait oublié qu’une chose : nous donner unpain pour la route. Je descends et j’aperçoisun buffet ouvert. J’y cours, mais d’autresm’avaient devancé. On se battait alors que j’yarrivai. Les uns s’emparaient de bouteilles, lesautres de viandes, ceux-ci de pain, ceux-là decigares. Affolé, furieux, le restaurateur défen-dait sa boutique à coups de broc. Poussé parleurs camarades qui venaient en bande, le pre-mier rang des mobiles se rue sur le comptoirqui s’abat, entraînant dans sa chute le patrondu buffet et ses garçons. Ce fut alors un pillageréglé ; tout y passa, depuis les allumettes jus-qu’aux cure-dents. Pendant ce temps unecloche sonne et le train part. Aucun de nousne se dérange, et, tandis qu’assis sur la chaus-

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  • sée, j’explique au peintre que ses bronches tra-vaillent, la contexture du sonnet, le train reculesur ses rails pour nous chercher.

    Nous remontons dans nos compartiments,et nous passons la revue du butin conquis. Àvrai dire, les mets étaient peu variés : de lacharcuterie, et rien que de la charcuterie !Nous avions six rouelles de cervelas à l’ail, unelangue écarlate, deux saucissons, une superbetranche de mortadelle, une tranche au liséréd’argent, aux chairs d’un rouge sombre mar-brées de blanc, quatre litres de vin, une de-mi-bouteille de cognac et des bouts de bougie.Nous fichâmes les lumignons dans le col denos gourdes qui se balancèrent, retenues auxparois du wagon par des ficelles. C’était, parinstants, quand le train sautait sur les aiguillesdes embranchements, une pluie de goutteschaudes qui se figeaient presque aussitôt en delarges plaques, mais nos habits en avaient vubien d’autres !

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  • Nous commençâmes immédiatement le re-pas qu’interrompaient les allées et venues deceux des mobiles qui, courant sur les marche-pieds, tout le long du train, venaient frapperau carreau et nous demandaient à boire. Nouschantions à tue-tête, nous buvions, nous trin-quions ; jamais malades ne firent autant debruit et ne gambadèrent ainsi sur un train enmarche ! On eût dit d’une Cour des Miraclesroulante ; les estropiés sautaient à pieds joints,ceux dont les intestins brûlaient les arrosaientde lampées de cognac, les borgnes ouvraientles yeux, les fiévreux cabriolaient, les gorgesmalades beuglaient et pintaient, c’était inouï !

    Cette turbulence finit cependant par se cal-mer. Je profite de cet apaisement pour passerle nez à la fenêtre. Il n’y avait pas une étoile,pas même un bout de lune, le ciel et la terrene semblaient faire qu’un, et dans cette inten-sité d’un noir d’encre clignotaient comme desyeux de couleurs différentes des lanternes at-tachées à la tôle des disques. Le mécanicien

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  • jetait ses coups de sifflet, la machine fumaitet vomissait sans relâche des flammèches. Jereferme le carreau et je regarde mes compa-gnons. Les uns ronflaient ; les autres, gênés parles cahots du coffre, ronchonnaient et juraient,se retournant sans cesse, cherchant une placepour étendre leurs jambes, pour caler leur têtequi vacillait à chaque secousse.

    À force de les regarder, je commençais àm’assoupir, quand l’arrêt complet du train meréveilla. Nous étions dans une gare, et le bu-reau du chef flamboyait comme un feu de forgedans la sombreur de la nuit. J’avais une jambeengourdie, je frissonnais de froid, je descendspour me réchauffer un peu. Je me promènede long en large sur la chaussée, je vais re-garder la machine que l’on dételle et que l’onremplace par une autre, et, longeant le bureau,j’écoute la sonnerie et le tic-tac du télégraphe.L’employé, me tournant le dos, était un peupenché sur la droite, de sorte que, du point oùj’étais placé, je ne voyais que le derrière de sa

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  • tête et le bout de son nez qui brillait, rose etperlé de sueur, tandis que le reste de la figuredisparaissait dans l’ombre que projetait l’abat-jour d’un bec de gaz.

    On m’invite à remonter en voiture, et je re-trouve mes camarades tels que je les ai laissés.Cette fois, je m’endors pour tout de bon. De-puis combien de temps mon sommeil durait-il ? Je ne sais, quand un grand cri me réveille :Paris ! Paris ! Je me précipite à la portière. Auloin, sur une bande d’or pâle se détachent, ennoir, des tuyaux de fabriques et d’usines. Nousétions à Saint-Denis ; la nouvelle court de wa-gon en wagon. Tout le monde est sur pied. Lamachine accélère le pas. La gare du Nord sedessine au loin, nous y arrivons, nous descen-dons, nous nous jetons sur les portes, une par-tie d’entre nous parvient à s’échapper, l’autreest arrêtée par les employés du chemin de feret par les troupes, on nous fait remonter deforce dans un train qui chauffe, et nous revoilàpartis Dieu sait pour où !

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  • Nous roulons derechef, toute la journée. Jesuis las de regarder ces ribambelles de maisonset d’arbres qui filent devant mes yeux, et puisj’ai toujours la colique et je souffre. Vers quatreheures de l’après-midi, la machine ralentit sonessor et s’arrête dans un débarcadère où nousattendait un vieux général autour duquels’ébattait une volée de jeunes gens, coiffés deképis roses, culottés de rouge et chaussés debottes à éperons jaunes. Le général nous passeen revue et nous divise en deux escouades ;l’une part pour le séminaire, l’autre est dirigéesur l’hôpital. Nous sommes, paraît-il, à Arras.Francis et moi, nous faisions partie de la pre-mière escouade. On nous hisse sur des char-rettes bourrées de paille, et nous arrivons de-vant un grand bâtiment qui farde et semblevouloir s’abattre dans la rue. Nous montons audeuxième étage, dans une pièce qui contientune trentaine de lits ; chacun déboucle son sac,se peigne et s’assied. Un médecin arrive.

    — Qu’avez-vous ? dit-il au premier.

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  • — Un anthrax.

    — Ah ! Et vous ?

    — Une dysenterie.

    — Ah ! Et vous ?

    — Un bubon.

    — Mais alors vous n’avez pas été blesséspendant la guerre ?

    — Pas le moins du monde.

    — Eh bien ! vous pouvez reprendre vossacs. L’archevêque ne donne les lits des sémi-naristes qu’aux blessés.

    Je remets dans mon sac les bibelots quej’en avais tirés, et nous repartons, cahin, caha,pour l’hospice de la ville. Il n’y avait plus deplace. En vain les sœurs s’ingénient à rappro-cher les lits de fer, les salles sont pleines. Fati-gué de toutes ces lenteurs, j’empoigne un ma-telas, Francis en prend un autre, et nous allons

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  • nous étendre dans le jardin, sur une grande pe-louse.

    Le lendemain matin, je cause avec le direc-teur, un homme affable et charmant. Je lui de-mande pour le peintre et pour moi la permis-sion de sortir dans la ville. Il y consent, la portes’ouvre, nous sommes libres ! nous allons en-fin déjeuner ! manger de la vraie viande, boiredu vrai vin ! Ah ! nous n’hésitons pas, nousallons au plus bel hôtel de la ville. On noussert un succulent repas. Il y a des fleurs sur latable, de magnifiques bouquets de roses et defuchsias qui s’épanouissent dans des cornetsde verre ! Le garçon nous apporte une entre-côte qui saigne dans un lac de beurre ; le soleilse met de la fête, fait étinceler les couverts etles lames des couteaux, blute sa poudre d’or autravers des carafes, et, lutinant le pommard quise balance doucement dans les verres, piqued’une étoile sanglante la nappe damassée.

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  • Ô sainte joie des bâfres ! j’ai la bouchepleine, et Francis est soûl ! Le fumet des rôtisse mêle au parfum des fleurs, la pourpre desvins lutte d’éclat avec la rougeur des roses, legarçon qui nous sert a l’air d’un idiot, nous,nous avons l’air de goinfres, ça nous est bienégal. Nous nous empiffrons rôtis sur rôtis, nousnous ingurgitons bordeaux sur bourgogne,chartreuse sur cognac. Au diable les vinasseset les trois-six que nous buvons depuis notredépart de Paris ! au diable ces ratas sans nom,ces gargotailles inconnues dont nous noussommes si maigrement gavés depuis près d’unmois ! Nous sommes méconnaissables ; nosmines de faméliques rougeoient comme destrognes, nous braillons, le nez en l’air, nous al-lons à la dérive ! Nous parcourons ainsi toutela ville.

    Le soir arrive, il faut pourtant rentrer ! Lasœur qui surveillait la salle des vieux nous ditavec sa petite voix flûtée :

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  • « Messieurs les militaires, vous avez eubien froid la nuit dernière, mais vous allezavoir un bon lit. »

    Et elle nous emmène dans une grande salleoù fignolent au plafond trois veilleuses mal al-lumées. J’ai un lit blanc, je m’enfonce avecdélices dans les draps qui sentent encore labonne odeur de la lessive. On n’entend plusque le souffle ou le ronflement des dormeurs.J’ai bien chaud, mes yeux se ferment, je ne saisplus où je suis, quand un gloussement prolon-gé me réveille. J’ouvre un œil et j’aperçois, aupied de mon lit, un individu qui me contemple.Je me dresse sur mon séant. J’ai devant moi unvieillard, long, sec, l’œil hagard, les lèvres ba-vant dans une barbe pas faite. Je lui demandece qu’il me veut. – Pas de réponse. – Je lui crie :

    « Allez-vous-en, laissez-moi dormir ! »

    Il me montre le poing. Je le soupçonned’être un aliéné ; je roule une serviette au boutde laquelle je tortille sournoisement un nœud ;

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  • il avance d’un pas, je saute sur le parquet, jepare le coup de poing qu’il m’envoie, et luiassène en riposte, sur l’œil gauche, un coupde serviette à toute volée. Il en voit trente-six chandelles, se rue sur moi ; je me recule etlui décoche un vigoureux coup de pied dansl’estomac. Il culbute, entraîne dans sa chuteune chaise qui rebondit ; le dortoir est réveillé ;Francis accourt en chemise pour me prêtermain-forte, la sœur arrive, les infirmierss’élancent sur le fou qu’ils fessent et par-viennent à grand’peine à recoucher.

    L’aspect du dortoir était éminemment co-casse. Aux lueurs d’un rose vague qu’épan-daient autour d’elles les veilleuses mourantes,avait succédé le flamboiement de trois lan-ternes. Le plafond noir avec ses ronds de lu-mière qui dansaient au-dessus des mèches encombustion éclatait maintenant avec sesteintes de plâtre fraîchement crépi. Les ma-lades, une réunion de Guignols hors d’âge,avaient empoigné le morceau de bois qui pen-

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  • dait au bout d’une ficelle au-dessus de leurslits, s’y cramponnaient d’une main, et faisaientde l’autre des gestes terrifiés. À cette vue, macolère tombe, je me tords de rire, le peintresuffoque, il n’y a que la sœur qui garde sonsérieux et arrive, à force de menaces et deprières, à rétablir l’ordre dans la chambrée.

    La nuit s’achève tant bien que mal ; le ma-tin, à six heures, un roulement de tambournous réunit, le directeur fait l’appel deshommes. Nous partons pour Rouen.

    Arrivés dans cette ville, un officier dit aumalheureux qui nous conduisait que l’hospiceétait plein et ne pouvait nous loger. En atten-dant, nous avons une heure d’arrêt. Je jettemon sac dans un coin de la gare, et bien quemon ventre grouille, nous voilà partis, Franciset moi, errant à l’aventure, nous extasiant de-vant l’église de Saint-Ouen, nous ébahissantdevant les vieilles maisons. Nous admironstant et tant, que l’heure s’était écoulée depuis

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  • longtemps avant même que nous eussions son-gé à retrouver la gare.

    « Il y a beau temps que vos camarades sontpartis, nous dit un employé du chemin de fer ;ils sont à Évreux ! »

    Diable ! le premier train ne part plus qu’àneuf heures. – Allons dîner ! – Quand nous ar-rivâmes à Évreux, la pleine nuit était venue.Nous ne pouvions nous présenter à pareilleheure dans un hospice, nous aurions eu l’airde malfaiteurs. La nuit est superbe, nous tra-versons la ville, et nous nous trouvons en rasecampagne. C’était le temps de la fenaison, lesgerbes étaient en tas. Nous avisons une petitemeule dans un champ, nous y creusons deuxniches confortables, et je ne sais si c’est l’odeurtroublante de notre couche ou le parfum péné-trant des bois qui nous émeuvent, mais nouséprouvons le besoin de parler de nos amoursdéfuntes. Le thème était inépuisable ! Peu àpeu, cependant, les paroles deviennent plus

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  • rares, les enthousiasmes s’affaiblissent, nousnous endormons. « Sacrebleu ! crie mon voisinqui s’étire, quelle heure peut-il bien être ? » Jeme réveille à mon tour. Le soleil ne va pas tar-der à se lever, car le grand rideau bleu se ga-lonne à l’horizon de franges roses. Quelle mi-sère ! il va falloir aller frapper à la porte del’hospice, dormir dans des salles imprégnéesde cette senteur fade sur laquelle revientcomme une ritournelle obstinée, l’âcre fleur dela poudre d’iodoforme !

    Nous reprenons tout tristes le chemin del’hôpital. On nous ouvre, mais hélas ! un seulde nous est admis, Francis, – et moi on m’en-voie au lycée.

    La vie n’était plus possible, je méditais uneévasion, quand un jour l’interne de service des-cend dans la cour. Je lui montre ma carted’étudiant en droit ; il connaît Paris, le quartierLatin. Je lui explique ma situation. « Il faut ab-solument, lui dis-je, ou que Francis vienne au

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  • lycée, ou que j’aille le rejoindre à l’hôpital. » Ilréfléchit, et le soir, arrivant près de mon lit, meglisse ces mots dans l’oreille : « Dites, demainmatin, que vous souffrez davantage. » Le len-demain, en effet, vers sept heures, le médecinfait son entrée ; un brave et excellent homme,qui n’avait que deux défauts : celui de puer desdents et celui de vouloir se débarrasser de sesmalades, coûte que coûte. Tous les matins, lascène suivante avait lieu :

    « Ah ! ah ! le gaillard, criait-il, quelle mineil a ! bon teint, pas de fièvre ; levez-vous et al-lez prendre une bonne tasse de café ; mais pasde bêtises, vous savez, ne courez pas après lesjupes ; je vais vous signer votre exeat, vous re-tournerez demain à votre régiment. »

    Malades ou pas malades, il en renvoyaittrois par jour. Ce matin-là, il s’arrête devantmoi et dit :

    « Ah ! saperlotte, mon garçon, vous avezmeilleure mine ! »

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  • Je me récrie, jamais je n’ai tant souffert ! Ilme tâte le ventre. « Mais ça va mieux, mur-mure-t-il, le ventre est moins dur. » – Je pro-teste. – Il semble étonné, l’interne lui dit alorstout bas :

    « Il faudrait peut-être lui donner un lave-ment, et nous n’avons ici ni seringue ni clyso-pompe ; si nous l’envoyions à l’hôpital ?

    — Tiens, mais c’est une idée, » dit le bravehomme, enchanté de se débarrasser de moi,et séance tenante, il signe mon billet d’admis-sion ; je boucle radieux mon sac, et sous lagarde d’un servant du lycée, je fais mon entréeà l’hôpital. Je retrouve Francis ! Par unechance incroyable, le corridor Saint-Vincentoù il couche, faute de place dans les salles,contient un lit vide près du sien ! Nous sommesenfin réunis ! En sus de nos deux lits, cinq gra-bats longent à la queue leu leu les murs enduitsde jaune. Ils ont pour habitants un soldat de laligne, deux artilleurs, un dragon et un hussard.

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  • Le reste de l’hôpital se compose de quelquesvieillards fêlés et gâteux, de quelques jeuneshommes, rachitiques ou bancroches, et d’ungrand nombre de soldats, épaves de l’arméede Mac-Mahon, qui, après avoir roulé d’ambu-lances en ambulances, étaient venus échouersur cette berge. Francis et moi, nous sommesles seuls qui portions l’uniforme de la mobilede la Seine ; nos voisins de lit étaient d’assezgentils garçons, plus insignifiants, à vrai dire,les uns que les autres ; c’étaient, pour la plu-part, des fils de paysans ou de fermiers rappe-lés sous les drapeaux lors de la déclaration deguerre.

    Tandis que j’enlève ma veste, arrive unesœur, si frêle, si jolie, que je ne puis me lasserde la regarder ; les beaux grands yeux ! leslongs cils blonds ! les jolies dents ! – Elle medemande pourquoi j’ai quitté le lycée ; je luiexplique en des phrases nébuleuses commentl’absence d’une pompe foulante m’a fait ren-

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  • voyer du collège. Elle sourit doucement et medit :

    « Oh ! monsieur le militaire, vous auriez punommer la chose par son nom, nous sommeshabituées à tout. »

    Je crois bien qu’elle devait être habituéeà tout, la malheureuse, car les soldats ne segênaient guère pour se livrer à d’indiscrètespropretés devant elle. Jamais d’ailleurs je nela vis rougir ; elle passait entre eux, muette,les yeux baissés, semblait ne pas entendre lesgrossières facéties qui se débitaient autourd’elle.

    Dieu ! m’a-t-elle gâté ! Je la vois encore, lematin, alors que le soleil cassait sur les dallesl’ombre des barreaux de fenêtres, s’avancerlentement, au fond du corridor, les grandesailes de son bonnet battant sur son visage. Ellearrivait près de mon lit avec une assiette quifumait et sur le bord de laquelle luisait sonongle bien taillé. « La soupe est un peu claire

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  • ce matin, disait-elle, avec son joli sourire, jevous apporte du chocolat ; mangez vite pen-dant qu’il est chaud ! »

    Malgré les soins qu’elle me prodiguait, jem’ennuyais à mourir dans cet hôpital. Mon amiet moi nous étions arrivés à ce degré d’abru-tissement qui vous jette sur un lit, s’essayant àtuer, dans une somnolence de bête, les longuesheures des insupportables journées. Les seulesdistractions qui nous fussent offertes, consis-taient en un déjeuner et un dîner composés debœuf bouilli, de pastèque, de pruneaux et d’undoigt de vin, le tout en insuffisante quantitépour nourrir un homme.

    Grâce à ma simple politesse vis-à-vis dessœurs et aux étiquettes de pharmacie quej’écrivais pour elles, j’obtenais heureusementune côtelette de temps à autre et une poirecueillie dans le verger de l’hôpital. J’étais donc,en somme, le moins à plaindre de tous les sol-dats entassés pêle-mêle dans les salles, mais,

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  • les premiers jours, je ne parvenais même pointà avaler ma pitance le matin. C’était l’heure dela visite et le docteur choisissait ce momentpour faire ses opérations. Le second jour aprèsmon arrivée, il fendit une cuisse du haut enbas ; j’entendis un cri déchirant ; je fermai lesyeux, pas assez cependant pour que je ne visseune pluie rouge s’éparpiller en larges gouttessur son tablier. Ce matin-là, je ne pus manger.Peu à peu, cependant, je finis par m’aguerrir ;bientôt, je me contentai de détourner la tête etde préserver ma soupe.

    En attendant, la situation devenait intolé-rable. Nous avions essayé, mais en vain, denous procurer des journaux et des livres, nousen étions réduits à nous déguiser, à mettrepour rire la veste du hussard ; mais cette gaietépuérile s’éteignait vite et nous nous étirions,toutes les vingt minutes, échangeant quelquesmots, nous renfonçant la tête dans le traversin.

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  • Il n’y avait pas grande conversation à tirerde nos camarades. Les deux artilleurs et le hus-sard étaient trop malades pour causer. Le dra-gon jurait des Nom de Dieu sans parler, se le-vait à tout instant, enveloppé dans son grandmanteau blanc et allait aux latrines dont il rap-portait l’ordure gâchée par ses pieds nus. L’hô-pital manquait de thomas ; quelques-uns desplus malades avaient cependant sous leur litune vieille casserole que les convalescents fai-saient sauter comme des cuisinières, offrant,par plaisanterie, le ragoût aux sœurs.

    Restait donc seulement le soldat de laligne : un malheureux garçon épicier, père d’unenfant, rappelé sous les drapeaux, battuconstamment par la fièvre, grelottant sous sescouvertures.

    Assis en tailleurs sur nos lits, nous l’écou-tions raconter la bataille où il s’était trouvé.

    Jeté près de Frœschwiller, dans une plaineentourée de bois, il avait vu des lueurs rouges

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  • filer dans des bouquets de fumée blanche, etil avait baissé la tête, tremblant, ahuri par lacanonnade, effaré par le sifflet des balles. Ilavait marché, mêlé aux régiments, dans de laterre grasse, ne voyant aucun Prussien, ne sa-chant où il était, entendant à ses côtés des gé-missements traversés par des cris brefs, puisles rangs des soldats placés devant lui s’étaienttout à coup retournés et dans la bousculaded’une fuite, il avait été, sans savoir comment,jeté par terre. Il s’était relevé, s’était sauvé,abandonnant son fusil et son sac, et à la fin,épuisé par les marches forcées subies depuishuit jours, exténué par la peur et affaibli par lafaim, il s’était assis dans un fossé. Il était res-té là, hébété, inerte, assourdi par le vacarmedes obus, résolu à ne plus se défendre, à neplus bouger ; puis il avait songé à sa femme, etpleurant, se demandant ce qu’il avait fait pourqu’on le fît ainsi souffrir, il avait ramassé, sanssavoir pourquoi une feuille d’arbre qu’il avaitgardée et à laquelle il tenait, car il nous la mon-

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  • trait souvent, séchée et ratatinée dans le fondde ses poches.

    Un officier était passé, sur ces entrefaites,le revolver au poing, l’avait traité de lâche etmenacé de lui casser la tête s’il ne marchaitpas. Il avait dit « J’aime mieux ça, ah ! queça finisse ! » Mais l’officier, au moment où ille secouait pour le remettre sur ses jambes,s’était étalé, giclant le sang par la nuque. Alors,la peur l’avait repris, il s’était enfui et avaitpu rejoindre une lointaine route, inondée defuyards, noire de troupes, sillonnée d’attelagesdont les chevaux emportés crevaient etbroyaient les rangs.

    On était enfin parvenu à se mettre à l’abri.Le cri de trahison s’élevait des groupes. Devieux soldats paraissaient résolus encore, maisles recrues se refusaient à continuer. « Qu’ilsaillent se faire tuer, » disaient-ils, en désignantles officiers, c’est leur métier à eux ! « Moi, j’aides enfants, c’est pas l’État qui les nourrira si

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  • je suis mort ! » Et l’on enviait le sort des gensun peu blessés et des malades qui pouvaient seréfugier dans les ambulances.

    « Ah ! ce qu’on a peur et puis ce qu’on gardedans l’oreille la voix des gens qui appellent leurmère et demandent à boire, » ajoutait-il, toutfrissonnant. Il se taisait, et regardant le corri-dor d’un air ravi, il reprenait : « C’est égal, jesuis bien heureux d’être ici ; et puis, commecela, ma femme peut m’écrire, » et il tirait desa culotte des lettres, disant avec satisfaction :« Le petit a écrit, voyez, » et il montrait au basdu papier, sous l’écriture pénible de sa femme,des bâtons formant une phrase dictée où il yavait des « J’embrasse papa » dans des pâtésd’encre.

    Nous écoutâmes vingt fois au moins cettehistoire, et nous dûmes subir pendant de mor-telles heures les rabâchages de cet homme en-chanté de posséder un fils. Nous finissions par

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  • nous boucher les oreilles et par tâcher de dor-mir pour ne plus l’entendre.

    Cette déplorable vie menaçait de se prolon-ger, quand un matin Francis qui, contrairementà son habitude, avait rôdé toute la journée dela veille dans la cour, me dit : « Eh ! Eugène,viens-tu respirer un peu l’air des champs ? » Jedresse l’oreille. « Il y a un préau réservé auxfous, poursuit-il ; ce préau est vide ; en grim-pant sur le toit des cabanons, et c’est facile,grâce aux grilles qui garnissent les fenêtres,nous atteignons la crête du mur, nous sautonset nous tombons dans la campagne. À deuxpas de ce mur s’ouvre l’une des portesd’Évreux. Qu’en dis-tu ?

    — Je dis… je dis que je suis tout disposéà sortir ; mais comment ferons-nous pour ren-trer ?

    — Je n’en sais rien ; partons d’abord, nousaviserons ensuite. Lève-toi, on va servir lasoupe, nous sautons sur le mur après. »

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  • Je me lève. L’hôpital manquait d’eau, desorte que j’en étais réduit à me débarbouilleravec de l’eau de Seltz que la sœur m’avait faitavoir. Je prends mon siphon, je vise le peintrequi crie feu, je presse la détente, la décharge luiarrive en pleine figure ; je me pose à mon tourdevant lui, je reçois le jet dans la barbe, je mefrotte le nez avec la mousse, je m’essuie. Noussommes prêts, nous descendons. Le préau estdésert ; nous escaladons le mur. Francis prendson élan et saute. Je suis assis à califourchonsur la crête, je jette un regard rapide autour demoi ; en bas, un fossé et de l’herbe ; à droite,une des portes de la ville ; au loin, une forêt quimoutonne et enlève ses déchirures d’or rougesur une bande de bleu pâle. Je suis debout ;j’entends du bruit dans la cour, je saute ; nousrasons les murailles, nous sommes dansÉvreux !

    — Si nous mangions ?

    — Adopté.

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  • Chemin faisant, à la recherche d’un gîte,nous apercevons deux petites femmes qui tor-tillent des hanches ; nous les suivons et leuroffrons à déjeuner ; elles refusent ; nous in-sistons, elles répondent non plus mollement ;nous insistons encore, elles disent oui. Nous al-lons chez elles, avec un pâté, des bouteilles,des œufs, un poulet froid. Ça nous paraît drôlede nous trouver dans une chambre claire, ten-due de papier moucheté de fleurs lilas et feuilléde vert ; il y a, aux croisées, des rideaux en da-mas groseille, une glace sur la cheminée, unegravure représentant un Christ embêté par desPharisiens, six chaises en merisier, une tableronde avec une toile cirée montrant les rois deFrance, un lit pourvu d’un édredon de percalerose. Nous dressons la table, nous regardonsd’un œil goulu les filles qui tournent autour ;le couvert est long à mettre, car nous les arrê-tons au passage pour les embrasser ; elles sontlaides et bêtes, du reste. Mais, qu’est-ce que ça

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  • nous fait ? il y a si longtemps que nous n’avonsflairé de la bouche de femme !

    Je découpe le poulet, les bouchons sautent,nous buvons comme des chantres et bâfronscomme des ogres. Le café fume dans les tasses,nous le dorons avec du cognac ; ma tristesses’envole, le punch s’allume, les flammes bleuesdu kirsch voltigent dans le saladier qui crépite,les filles rigolent, les cheveux dans les yeuxet les seins fouillés ; soudain quatre coupssonnent lentement au cadran de l’église. Il estquatre heures. Et l’hôpital, Seigneur Dieu !nous l’avions oublié ! Je deviens pâle, Francisme regarde avec effroi, nous nous arrachonsdes bras de nos hôtesses, nous sortons au plusvite.

    « Comment rentrer ? dit le peintre.

    — Hélas ! nous n’avons pas le choix ; nousarriverons à grand’peine pour l’heure de lasoupe. À la grâce de Dieu, filons par la grandeporte ! »

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  • Nous arrivons, nous sonnons ; la sœurconcierge vient nous ouvrir et reste ébahie.Nous la saluons, et je dis assez haut pour êtreentendu d’elle :

    « Sais-tu, dis-donc, qu’ils ne sont pas ai-mables à l’Intendance, le gros surtout nous areçus plus ou moins poliment… »

    La sœur ne souffle mot ; nous courons augalop vers la chambrée ; il était temps, j’en-tendais la voix de sœur Angèle qui distribuaitles rations. Je me couche au plus vite sur monlit, je dissimule avec la main un suçon que mabelle m’a posé le long du cou ; la sœur me re-garde, trouve à mes yeux un éclat inaccoutuméet me dit avec intérêt :

    « Souffrez-vous davantage ? »

    Je la rassure et lui réponds :

    « Au contraire, je vais mieux, ma sœur,mais cette oisiveté et cet emprisonnement metuent. »

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  • Quand je lui exprimais l’effroyable ennuique j’éprouvais, perdu dans cette troupe, aufond d’une province, loin des miens, elle ne ré-pondait pas, mais ses lèvres se serraient, sesyeux prenaient une indéfinissable expressionde mélancolie et de pitié. Un jour pourtantelle m’avait dit d’un ton sec : « Oh ! la liberténe vous vaudrait rien. » faisant allusion à uneconversation qu’elle avait surprise entre Fran-cis et moi, discutant sur les joyeux appas desParisiennes ; puis elle s’était adoucie et avaitajouté avec sa petite moue charmante :

    « Vous n’êtes vraiment pas sérieux, mon-sieur le militaire. »

    Le lendemain matin nous convenons, lepeintre et moi, qu’aussitôt la soupe avalée,nous escaladerons de nouveau les murs. Àl’heure dite, nous rôdons autour du préau, laporte est fermée ! « Bast, tant pis ! dit Francis,en avant ! » et il se dirige vers la grande portede l’hôpital. Je le suis. La sœur tourière nous

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  • demande où nous allons. « À l’Intendance. »La porte s’ouvre, nous sommes dehors.

    Arrivés sur la grande place de la ville, enface de l’église, j’avise, tandis que nouscontemplions les sculptures du porche, un grosmonsieur, une face de lune rouge hérissée demoustaches blanches, qui nous regardait avecétonnement. Nous le dévisageons à notre tour,effrontément, et nous poursuivons notre route.Francis mourait de soif, nous entrons dans uncafé, et, tout en dégustant ma demi-tasse, jejette les yeux sur le journal du pays, et j’ytrouve un nom qui me fait rêver. Je ne connais-sais pas, à vrai dire, la personne qui le portait,mais ce nom rappelait en moi des souvenirs ef-facés depuis longtemps. Je me rappelais quel’un de mes amis avait un parent haut placédans la ville d’Évreux. « Il faut absolument queje le voie, » dis-je au peintre ; je demande sonadresse au cafetier, il l’ignore ; je sors et jevais chez tous les boulangers et chez tous lespharmaciens que je rencontre. Tout le monde

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  • mange du pain et boit des potions ; il est im-possible que l’un de ces industriels neconnaisse pas l’adresse de M. de Fréchêde. Jela trouve, en effet ; j’époussette ma vareuse,j’achète une cravate noire, des gants et je vaissonner doucement, rue Chartraine, à la grilled’un hôtel qui dresse ses façades de briqueet ses toitures d’ardoise dans le fouillis enso-leillé d’un parc. Un domestique m’introduit.M. de Fréchêde est absent, mais Madame estlà. J’attends, pendant quelques secondes, dansun salon ; la portière se soulève et une vieilledame paraît. Elle a l’air si affable que je suisrassuré. Je lui explique, en quelques mots, quije suis.

    « Monsieur, me dit-elle, avec un bon sou-rire, j’ai beaucoup entendu parler de votre fa-mille ; je crois même avoir vu chez Mme Le-zant, madame votre mère, lors de mon derniervoyage à Paris ; vous êtes ici le bienvenu. »

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  • Nous causons longuement ; moi, un peu gê-né, dissimulant avec mon képi, le suçon demon cou ; elle, cherchant à me faire accepterde l’argent que je refuse.

    « Voyons, me dit-elle enfin, je désire de toutmon cœur vous être utile ; que puis-je faire ? »Je lui réponds : « Mon Dieu ! madame, si vouspouviez obtenir qu’on me renvoie à Paris, vousme rendriez un grand service ; les communica-tions vont être prochainement interceptées, sij’en crois les journaux ; on parle d’un nouveaucoup d’État ou du renversement de l’Empire ;j’ai grand besoin de retrouver ma mère, et sur-tout de ne pas me laisser faire prisonnier ici, siles Prussiens y viennent. »

    Sur ces entrefaites rentre M. de Fréchêde. Ilest mis, en deux mots, au courant de la situa-tion.

    « Si vous voulez venir avec moi chez le mé-decin de l’hospice, me dit-il, nous n’avons pasde temps à perdre. »

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  • — Chez le médecin ! bon Dieu ! et commentlui expliquer ma sortie de l’hôpital ? Je n’osesouffler mot ; je suis mon protecteur, me de-mandant comment tout cela va finir. Nous arri-vons, le docteur me regarde d’un air stupéfait.Je ne lui laisse pas le temps d’ouvrir la bouche,et je lui débite avec une prodigieuse volubilitéun chapelet de jérémiades sur ma triste posi-tion.

    M. de Fréchêde prend à son tour la paroleet lui demande, en ma faveur, un congé deconvalescence de deux mois.

    « Monsieur est, en effet, assez malade, ditle médecin, pour avoir droit à deux mois de re-pos ; si mes collègues et si le général partagentma manière de voir, votre protégé pourra, souspeu de jours, retourner à Paris.

    — C’est bien, réplique M. de Fréchêde ; jevous remercie, docteur ; je parlerai ce soirmême au général. »

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  • Nous sommes dans la rue, je pousse un sou-pir de soulagement, je serre la main de l’ex-cellent homme qui veut bien s’intéresser à moi,je cours à la recherche de Francis. Nousn’avons que bien juste le temps de rentrer,nous arrivons à la grille de l’hôpital ; Francissonne, je salue la sœur. Elle m’arrête :

    « Ne m’avez-vous pas dit, ce matin, quevous alliez à l’Intendance ?

    — Mais certainement, ma sœur.

    — Eh bien ! le général sort d’ici. Allez voirle directeur et la sœur Angèle, ils vous at-tendent ; vous leur expliquerez, sans doute, lebut de vos visites à l’Intendance. »

    Nous remontons, tout penauds, l’escalier dudortoir. Sœur Angèle est là qui m’attend et quime dit :

    « Jamais je n’aurais cru pareille chose ;vous avez couru par toute la ville, hier et au-

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  • jourd’hui, et Dieu sait la vie que vous avez me-née !

    — Oh ! par exemple, » m’écriai-je.

    Elle me regarda si fixement que je ne souf-flai plus mot.

    — Toujours est-il, poursuivit-elle, que le gé-néral vous a rencontré aujourd’hui même surla Grand’Place. J’ai nié que vous fussiez sortis,et je vous ai cherchés par tout l’hôpital. Le gé-néral avait raison, vous n’étiez pas ici. Il m’ademandé vos noms ; j’ai donné celui de l’und’entre vous, j’ai refusé de livrer l’autre, et j’aieu tort, bien certainement, car vous ne le méri-tez pas !

    — Oh ! combien je vous remercie, masœur !… » Mais sœur Angèle ne m’écoutaitpas, elle était indignée de ma conduite ! Jen’avais qu’un parti à prendre, me taire et rece-voir l’averse sans même tenter de me mettre àl’abri. Pendant ce temps, Francis était appeléchez le directeur, et comme, je ne sais pour-

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  • quoi, on le soupçonnait de me débaucher, etqu’il était d’ailleurs, à cause de ses gouailleries,au plus mal avec le médecin et avec les sœurs,il lui fut annoncé qu’il partirait le lendemainpour rejoindre son corps.

    « Les drôlesses chez lesquelles nous avonsdéjeuné hier sont des filles en carte qui nousont vendus, m’affirmait-il, furieux. C’est le di-recteur lui-même qui me l’a dit. »

    Tandis que nous maudissions ces coquineset que nous déplorions notre uniforme quinous faisait si facilement reconnaître, le bruitcourt que l’Empereur est prisonnier et que laRépublique est proclamée à Paris ; je donne1 franc à un vieillard qui pouvait sortir et quime rapporte un numéro du Gaulois. La nou-velle est vraie. L’hôpital exulte : « Enfoncé Ba-dingue ! c’est pas trop tôt, v’là la guerre qui estenfin finie ! » Le lendemain matin, Francis etmoi nous nous embrassons, et il part. « À bien-

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  • tôt, me crie-t-il en fermant la grille, et rendez-vous à Paris ! »

    Oh ! les journées qui suivirent ce jour-là !quelles souffrances ! quel abandon ! Impos-sible de sortir de l’hôpital ; une sentinelle sepromenait, en mon honneur, de long en large,devant la porte. J’eus cependant le courage dene pas m’essayer à dormir ; je me promenaicomme une bête encagée, dans le préau. Jerôdais ainsi douze heures durant. Je connais-sais ma prison dans ses moindres coins. Je sa-vais les endroits où les pariétaires et la moussepoussaient, les pans de muraille qui fléchis-saient en se lézardant. Le dégoût de mon corri-dor, de mon grabat aplati comme une galette,de mon geigneux, de mon linge pourri decrasse, m’était venu. Je vivais, isolé, ne parlantà personne, battant à coups de pieds lescailloux de la cour, errant comme une âmeen peine sous les arcades badigeonnées d’ocrejaune ainsi que les salles, revenant à la grilled’entrée surmontée d’un drapeau, montant au

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  • premier où était ma couche, descendant au basoù la cuisine étincelait, mettant les éclairs deson cuivre rouge dans la nudité blafarde de lapièce. Je me rongeais les poings d’impatience,regardant, à certaines heures, les allées et ve-nues des civils et des soldats mêlés, passant etrepassant à tous les étages, emplissant les ga-leries de leur marche lente.

    Je n’avais plus la force de me soustraire auxpoursuites des sœurs, qui nous rabattaient ledimanche dans la chapelle. Je devenais mono-mane ; une idée fixe me hantait : fuir au plusvite cette lamentable geôle. Avec cela, des en-nuis d’argent m’opprimaient. Ma mère m’avaitadressé cent francs à Dunkerque, où je devaisme trouver, paraît-il. Cet argent ne revenaitpoint. Je vis le moment où je n’aurais plus unsou pour acheter du tabac ou du papier.

    En attendant, les jours se suivaient. Les deFréchêde semblaient m’avoir oublié et j’attri-buais leur silence à mes escapades, qu’ils

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  • avaient sans doute apprises. Bientôt à toutesces angoisses vinrent s’ajouter d’horribles dou-leurs : mal soignées et exaspérées par les pré-tantaines que j’avais courues, mes entraillesflambaient. Je souffris tellement que j’en vinsà craindre de ne plus pouvoir supporter levoyage. Je dissimulais mes souffrances, crai-gnant que le médecin ne me forçât à demeurerplus longtemps à l’hôpital. Je gardai le litquelques jours ; puis, comme je sentais mesforces diminuer, je voulus me lever quandmême et je descendis dans la cour. Sœur An-gèle ne me parlait plus, et le soir, alors qu’ellefaisait sa ronde dans les corridors et les cham-brées, se détournant pour ne point voir le pointde feu des pipes qui scintillait dans l’ombre,elle passait devant moi, indifférente, froide, dé-tournant les yeux.

    Une matinée, cependant, comme je me traî-nais dans la cour et m’affaissais sur tous lesbancs, elle me vit si changé, si pâle, qu’elle neput se défendre d’un mouvement de compas-

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  • sion. Le soir, après qu’elle eut terminé sa vi-site des dortoirs, je m’étais accoudé sur montraversin et, les yeux grands ouverts, je regar-dais les traînées bleuâtres que la lune jetaitpar les fenêtres du couloir, quand la porte dufond s’ouvrit de nouveau, et j’aperçus, tantôtbaignée de vapeurs d’argent, tantôt sombre etcomme vêtue d’un crêpe noir, selon qu’ellepassait devant les croisées ou devant les murs,sœur Angèle qui venait à moi. Elle souriaitdoucement. « Demain matin, me dit-elle, vouspasserez la visite des médecins. J’ai vuMme de Fréchêde aujourd’hui, il est probableque vous partirez dans deux ou trois jours pourParis. » Je fais un saut dans mon lit, ma figures’éclaire, je voudrais pouvoir sauter et chan-ter ; jamais je ne fus plus heureux. Le matin selève, je m’habille et inquiet cependant, je medirige vers la salle où siège une réunion d’offi-ciers et de médecins.

    Un à un, les soldats étalaient des torsescreusés de trous ou bouquetés de poils. Le gé-

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  • néral se grattait un ongle, le colonel de la gen-darmerie s’éventait avec un papier, les prati-ciens causaient en palpant les hommes. Montour arrive enfin : on m’examine des pieds à latête, on me pèse sur le ventre qui est gonflé ettendu comme un ballon, et, à l’unanimité desvoix, le conseil m’accorde un congé de conva-lescence de soixante jours. Je vais enfin revoirma mère ! retrouver mes bibelots, mes livres !Je ne sens plus ce fer rouge qui me brûle lesentrailles, je saute comme un cabri !

    J’annonce à ma famille la bonne nouvelle.Ma mère m’écrit lettres sur lettres, s’étonnantque je n’arrive point. Hélas ! mon congé doitêtre visé à la Division de Rouen. Il revientaprès cinq jours ; je suis en règle, je vais trou-ver sœur Angèle, je la prie de m’obtenir, avantl’heure fixée pour mon départ, une permissionde sortie afin d’aller remercier les de Fréchêdequi ont été si bons pour moi. Elle va trouver ledirecteur et me la rapporte ; je cours chez cesbraves gens, qui me forcent à accepter un fou-

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  • lard et cinquante francs pour la route ; je vaischercher ma feuille à l’Intendance, je rentre àl’hospice, je n’ai plus que quelques minutes àmoi. Je me mets en quête de sœur Angèle queje trouve dans le jardin, et je lui dis, tout ému :

    « Ô chère sœur, je pars ; comment pourrai-je jamais m’acquitter envers vous ? »

    Je lui prends la main qu’elle veut retirer,et je la porte à mes lèvres. Elle devient rouge.« Adieu ! murmure-t-elle, et me menaçant dudoigt, elle ajoute gaiement : soyez sage, et sur-tout ne faites pas de mauvaises rencontres enroute !

    — Oh ! ne craignez rien, ma sœur, je vousle promets ! » L’heure sonne, la porte s’ouvre,je me précipite vers la gare, je saute dans unwagon, le train s’ébranle, j’ai quitté Évreux.

    La voiture est à moitié pleine, mais j’occupeheureusement l’une des encoignures. Je metsle nez à la fenêtre, je vois quelques arbres éci-més, quelques bouts de collines qui serpentent

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  • au loin et un pont enjambant une grande marequi scintille au soleil comme un éclat de vitre.Tout cela n’est pas bien joyeux. Je me renfoncedans mon coin, regardant parfois les fils du té-légraphe qui règlent l’outremer de leurs lignesnoires, quand le train s’arrête, les voyageursqui m’entourent descendent, la portière seferme, puis s’ouvre à nouveau et livre passageà une jeune femme.

    Tandis qu’elle s’assied et défripe sa robe,j’entrevois sa figure sous l’envolée du voile.Elle est charmante, avec ses yeux pleins debleu de ciel, ses lèvres tachées de pourpre, sesdents blanches, ses cheveux couleur de maïsmûr.

    J’engage la conversation ; elle s’appelleReine et brode des fleurs : nous causons enamis. Soudain elle devient pâle et va s’éva-nouir ; j’ouvre les lucarnes, je lui tends un fla-con de sels que j’ai emporté, lors de mon dé-part de Paris, à tout hasard ; elle me remercie,

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  • ce ne sera rien, dit-elle, et elle s’appuie surmon sac pour tâcher de dormir. Heureusementque nous sommes seuls dans le compartiment,mais la barrière de bois qui sépare, en trancheségales, la caisse de la voiture ne s’élève qu’àmi-corps, et l’on voit et surtout on entend lesclameurs et les gros rires des paysans et despaysannes. Je les aurais battus de bon cœur,ces imbéciles qui troublaient son sommeil ! Jeme contentai d’écouter les médiocres aperçusqu’ils échangeaient sur la politique. J’en ai viteassez ; je me bouche les oreilles ; j’essaye, moiaussi, de dormir ; mais cette phrase qui a étédite par le chef de la dernière station :

    « Vous n’arriverez pas à Paris, la voie estcoupée à Mantes, » revient dans toutes mesrêveries comme un refrain entêté. J’ouvre lesyeux, ma voisine se réveille elle aussi ; je neveux pas lui faire partager mes craintes : nouscausons à voix basse, elle m’apprend qu’elleva rejoindre sa mère à Sèvres. Mais, lui dis-je,le train n’entrera guère dans Paris avant onze

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  • heures du soir, vous n’aurez jamais le tempsde regagner l’embarcadère de la rive gauche. –Comment faire, dit-elle, si mon frère n’est pasen bas, à l’arrivée ? »

    Ô misère, je suis sale comme un peigne etmon ventre brûle ! je ne puis songer à l’emme-ner dans mon logement de garçon, et puis, jeveux avant tout aller chez ma mère. Que faire ?Je regarde Reine avec angoisse, je prends samain ; à ce moment, le train change de voie,la secousse la jette en avant, nos lèvres sontproches, elles se touchent, j’appuie les miennesbien vite, elle devient rouge. Seigneur Dieu !sa bouche remue imperceptiblement, elle merend mon baiser ; un long frisson me court surl’échine, au contact de ces braises ardentes jeme sens défaillir : Ah ! sœur Angèle, sœur An-gèle, on ne peut se refaire !

    Et le train rugit et roule sans ralentir samarche, nous filons à toute vapeur surMantes ; mes craintes sont vaines, la voie est

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  • libre. Reine ferme à demi ses yeux, sa têtetombe sur mon épaule, ses petits frisons s’em-mêlent dans ma barbe et me chatouillent leslèvres, je soutiens sa taille qui ploie et je laberce. Paris n’est pas loin, nous passons devantles docks à marchandises, devant les rotondesoù grondent, dans une vapeur rouge, les ma-chines en chauffe ; le train s’arrête, on prendles billets. Tout bien réfléchi, je conduiraid’abord Reine dans mon logement de garçon.Pourvu que son frère ne l’attende pas à l’arri-vée ! Nous descendons des voitures, son frèreest là. Dans cinq jours, me dit-elle, dans un bai-ser, et le bel oiseau s’envole ! Cinq jours aprèsj’étais dans mon lit atrocement malade, et lesPrussiens occupaient Sèvres. Jamais plus de-puis je ne l’ai revue.

    J’ai le cœur serré, je pousse un gros soupir ;ce n’est pourtant pas le moment d’être triste !Je cahote maintenant dans un fiacre, je recon-nais mon quartier, j’arrive devant la maisonde ma mère, je grimpe les escaliers, quatre

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  • à quatre, je sonne précipitamment, la bonneouvre. C’est monsieur ! et elle court prévenirma mère qui s’élance à ma rencontre, devientpâle, m’embrasse, me regarde des pieds à latête, s’éloigne un peu, me regarde encore etm’embrasse de nouveau. Pendant ce temps, labonne a dévalisé le buffet. Vous devez avoirfaim, monsieur Eugène ? – Je crois bien que j’aifaim ! je dévore tout ce qu’on me donne, j’avalede grands verres de vin ; à vrai dire, je ne saisce que je mange et ce que je bois !

    Je retourne enfin chez moi pour me cou-cher ! – Je retrouve mon logement tel que jel’ai laissé. Je le parcours, radieux, puis je m’as-sieds sur le divan et je reste là, extasié, béat,m’emplissant les yeux de la vue de mes bibe-lots et de mes livres. Je me déshabille pour-tant, je me nettoie à grande eau, songeant quepour la première fois depuis des mois, je vaisentrer dans un lit propre avec des pieds blancset des ongles faits. Je saute sur le sommier quibondit, je m’enfouis la tête dans la plume, mes

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  • yeux se ferment, je vogue à pleines voiles dansle pays du rêve.

    Il me semble voir Francis qui allume savaste pipe de bois, sœur Angèle qui me consi-dère avec sa petite moue, puis Reine s’avancevers moi, je me réveille en sursaut, je me traited’imbécile et me renfonce dans les oreillers,mais les douleurs d’entrailles un momentdomptées se réveillent maintenant que lesnerfs sont moins tendus et je me frotte dou-cement le ventre, pensant que toute l’horreurde la dysenterie qu’on traîne dans des lieux oùtout le monde opère, sans pudeur, ensemble,n’est enfin plus ! Je suis chez moi, dans des ca-binets à moi ! et je me dis qu’il faut avoir vécudans la promiscuité des hospices et des campspour apprécier la valeur d’une cuvette d’eau,pour savourer la solitude des endroits où l’onmet culotte bas, à l’aise.

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  • SAC AU DOS

    Version parue dans« L’Artiste » (n° 33, 34, 36, 40,

    42)1877

    À Émile ZolaSon fervent admirateur et dévoué ami.

    LA chaussée de la rue de Lourcine houlait,les bibines étaient pleines ; pressés les unscontre les autres, des ouvriers en sarrau, desouvrières en haillons, des soldats sanglés et

  • guêtrés scandaient avec le cliquetis des verresla Marseillaise qu’ils s’époumonaient à chanterfaux. Coiffés de képis d’une profondeur in-croyable, ornés de visières d’aveugles et decocardes en fer-blanc, affublés d’une jaquetted’un bleu-noir, d’un pantalon bleu de lin, tra-versé d’une bande rouge, les mobiles de laSeine hurlaient à la lune avant que d’aller fairela conquête de la Prusse. C’était un hourvariassourdissant ; les verres tintaient, les brocsvides faisaient sonner le zinc de leurs flancs,les cruches pleines clapotaient, les bidons s’en-trechoquaient avec un tumulte de fer-blancqu’on secoue, les cris éclataient de toutesparts, coupés çà et là par le grincement des fe-nêtres que le vent battait. Soudain, un roule-ment de tambour couvrit toutes ces clameurs.La mobile sortait en masse de la caserne ; alorsce fut une noce, une godaille, un grouillementindescriptible. Ceux des soldats qui buvaientdans la boutique s’élancèrent dehors, suivis deleurs parents et de leurs amis, qui se dispu-

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  • taient l’honneur de porter leur sac ; les rangsétaient rompus, c’était un pêle-mêle de mili-taires et de bourgeois ; les mères pleuraient,les pères s’efforçaient d’être calmes, les enfantsqui ne comprenaient pas que leur grand frèreallait se faire tuer pour la plus grande gloired’un Empereur, sautaient de joie dans tout cetintamarre, et braillaient, de toute leur voix ai-guë, des chansons patriotiques !

    On traversa tout Paris, à la débandade, àla lueur des éclairs qui flagellaient de blancszigzags les nuages en tumulte. La chaleur étaitécrasante, le sac était lourd, on buvait àchaque coin de rue. On arriva enfin à la gared’Aubervilliers. Il y eut un moment de silence,coupé çà et là par le bruit d’un sanglot, puisquand on nous eût bien empilés comme desbestiaux, dans des wagons à marchandises, letohu-bohu reprit de plus belle : « Bonsoir,Jules ! À bientôt. Sois raisonnable. Tu as toutce qu’il te faut ! » On se serra la main une der-

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  • nière fois, le train siffla, nous avions quitté lagare.

    Nous étions bien une pelletée de cinquantehommes dans la boîte qui nous roulait. La plu-part étaient ivres et beuglaient, d’autres pleu-raient, d’autres enfin, accroupis dans un coin,regardaient silencieux et mornes le plancherqui trépidait dans la poussière. Tout à coup letrain fait halte. Je descends. Nuit complète, ilest minuit vingt-cinq minutes. De tous côtéss’étendent des champs, et au loin, éclairés parles rayons blancs des éclairs, une maisonnette,un arbre, dessinent leur silhouette sur le cielgonflé d’orage. L’on n’entend que le gronde-ment de la machine qui éructe des gerbesd’étincelles, et, dans la nuit, le rail placé devantelle brille comme un mince filet d’eau. Cet ar-rêt dura bien deux heures. Les disques flam-boyaient, rouges, le mécanicien attendait qu’ilstournassent. Ils redevinrent blancs ; nous re-montâmes dans les wagons, mais un hommequi arrivait en courant dit quelques mots au

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  • chauffeur qui recula de suite jusqu’à une voiede garage où nous reprîmes notre immobilité.Nous ne savions ni les uns ni les autres où nousétions. Je redescends de voiture, et, assis surun talus, j’écorche avec les dents un morceaude pain de munition, et je bois un coup de vin.J’étais en train de passer ma gourde à un ca-marade qui se mourait de soif, quand un re-nâclement farouche gronda au loin ; deux fa-naux semblables à d’énormes yeux coururentsur le rail que nous avions quitté, la terre trem-bla, un épouvantable vacarme de ferrailles enbranle retentit, et un immense train d’artilleriepassa à toute vapeur, charriant des chevaux,des hommes, des canons dont le col de bronzeluisait dans le scintillement des lumières. Ledisque se referma, et, cinq minutes après, nousreprîmes notre marche lente, interrompue pardes haltes de plus en plus longues. Le jour seleva enfin, et, penché à la portière du wagon,fatigué par toutes les secousses de la nuit, jeregarde la campagne qui nous environne : une

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  • enfilade de plaines crayeuses, et fermant l’ho-rizon une bande d’un vert pâle, comme ce-lui des turquoises lavées d’eau. Un pays plat,triste, grêle, la Champagne pouilleuse ! – Peu àpeu, le soleil se leva ; nous roulions toujours ;nous finîmes bien par arriver enfin ! Partis lesoir à huit heures, nous étions rendus le len-demain à trois heures de l’après-midi à Châ-lons. Le débarquement s’opéra avec le mêmeordre que le départ. Rien n’était prêt à notre ar-rivée : ni cantine, ni paille, ni manteaux pournous couvrir, ni armes pour nous armer, rien,absolument rien. Trois jours durant, nous vé-cûmes au hasard de Mourmelon, exploités àoutrance par les habitants, couchant dans lestentes, n’importe comment, sans paille et sanscouverture. Tout cela n’était pas fait pour nousengager à prendre goût au métier. Six ou septjours après que j’avais été jeté dans ce camp,l’eau que j’avais bue me rendit tellement ma-lade que je dus entrer d’urgence à l’hôpital.Je boucle mon sac, et, sous la garde bénévole

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  • d’un caporal, me voilà parti, clopin clopant,traînant la jambe et suant sous mon harnais.L’hôpital regorgeait de monde, on me renvoie ;je vais alors à l’une des ambulances les plusvoisines ; un lit restait vide ; je suis admis. Jedépose enfin mon sac, et en attendant que lemédecin m’interdise de bouger, je vais me pro-mener dans le petit jardin qui relie le corpsdes bâtiments. Soudain surgit d’une cahute unhomme à la barbe de chiendent et aux yeuxglauques, qui plante ses mains dans les pochesd’une longue robe couleur de cachou, et mecrie du plus, loin qu’il m’aperçoit : « Eh !l’homme, qu’est-ce que vous f… là ? » Je m’ap-proche, je lui explique le motif qui m’amène. Ilsecoue ses bras et hurle : « Rentrez ! vous n’au-rez le droit de vous promener dans le jardinque lorsqu’on vous aura donné un costume. »Je rentre dans la salle ; un infirmier arrive etm’apporte une robe, une culotte, des savates,un bonnet. Je me déshabille et je me regardedans ma petite glace : quelle figure et quel ac-

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  • coutrement, bon Dieu ! Teint carnavalesque-ment pâle, cheveux en brosse, barbe en pointe,grande robe gris de souris, culotte d’un rouxpisseux qui flotte avec une joyeuse ampleursur mes maigres tibias, savates immenses etsans talons, bonnet de coton gigantesque. Jene puis m’empêcher de rire. Je tourne la têtede côté, je vois mon voisin de lit qui crayonnemon portrait sur un calepin. Nous devenons desuite amis, nous connaissons l’un et l’autre telet tel peintre, nous entamons des discussionsd’esthétique, nous oublions nos infortunes. Lesoir arrive, on me sert un plat de bouilli, perléde noir par quelques lentilles, on me verse àplein verre un coco généreux. Je ne puis par-venir à me griser, je dors.

    Le lendemain matin, je suis réveillé vers sixheures par un grand fracas de porte et par deséclats de voix. Je me mets sur mon séant, jeme frotte les yeux, et j’aperçois le monsieur dela veille, toujours vêtu de sa houppelande cou-

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  • leur de cachou, qui s’avance, majestueux, suivid’un cortège d’infirmiers. C’était le major.

    À peine entré, il roule de droite à gauche etde gauche à droite ses yeux d’un vert morue,enfonce ses mains dans ses poches, et braille :

    — Numéro 1, montre ta jambe, ta salejambe… Eh ! elle va mal, cette jambe, cetteplaie coule comme une fontaine ; lotion d’eaublanche, charpie, demi-ration, bonne tisane deréglisse.

    — Numéro 2, montre ta gorge, ta salegorge… Elle va de plus en plus mal, cettegorge ; on lui coupera demain les amygdales.

    — Mais, docteur…

    — Eh ! je ne te demande rien, à toi ; si tu disun mot, je te flanque à la diète.

    — Mais enfin…

    — Vous mettrez cet homme à la diète. Écri-vez : diète, gargarisme, bonne tisane de ré-glisse.

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  • Il passa ainsi la revue des malades, prescri-vant à tous, lépreux et blessés, fiévreux et dys-entériques, sa bonne tisane de réglisse.

    Il arriva devant moi, me dévisagea, m’ar-racha les couvertures, me bourra le ventre decoups de poing, m’ordonna de l’eau albuminée,l’inévitable tisane, et sortit, reniflant et traînantdes pieds.

    La vie était difficile avec les gens qui nousentouraient. Nous étions vingt et un dans lachambrée. À ma gauche couchait mon ami lepeintre ; à ma droite un grand diable de clai-ron, grêlé comme un dé à coudre, sec commeun échalas, jaune comme un verre de bile. Sonbec effilé, ses petits yeux, enfantins et vieillots,son crâne presque chauve, sa barbe rare etplantée en broussailles, rappelaient assez bienla tête d’un oiseau qui se déplume. Il avaitd’ailleurs les instincts de certains d’entre eux :la paillardise des moineaux, l’ivrognerie desgrives. Il cumulait deux professions : celle de

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  • rapetasseur de savates le jour, celle de rape-tasseur de filles la nuit. C’était, malgré tout, unêtre cocasse et jovial, un joyeux drille qui gam-badait sur la tête, sur les mains, qui vous ra-contait le plus naïvement du monde la façondont il se ventrouillait dans la fange, le soir,ou qui entamait d’une voix grêle des chansonssentimentales :

    Je n’ai gardé dans mon malheur-heurQue l’amitié d’une hirondelle (bis).

    Je conquis l’amitié de ce drôle en lui don-nant vingt sous pour se procurer une bouteillede vin, et bien nous en prit de n’être pas malavec lui, car le reste de la chambrée, composéen grande partie d’abominables gredins, étaitfort disposé à nous chercher noise.

    Un soir entre autres, le 15 Août, le peintren’étant pas de bonne humeur, menaça de souf-fleter deux hommes qui lui avaient pris une

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  • serviette. Ce fut un charivari formidable dansle dortoir. Nous étions deux contre dix-neuf,nous avions la chance de recevoir une vigou-reuse raclée, quand le clairon intervint, prit àpart les plus intraitables, leur dit qu’ils avaienttort, que nous n’étions ni des méchants gar-çons ni des poseurs, que toutes les fois qu’ilavait eu faim et qu’il n’avait pas eu un sou pourfaire acheter du pain en dehors de l’hôpital,nous lui en avions donné ; bref, la serviette futrendue, tout le monde se serra la main, et pourfêter la réconciliation, il fut entendu que troisd’entre eux tâcheraient de se faufiler hors del’ambulance et rapporteraient de la viande etdu vin.

    La lumière avait disparu à la fenêtre du ma-jor, le pharmacien éteignit enfin la sienne, nousrampons en dehors du fourré, examinons lesalentours, faisons signe aux trois hommes quise glissent le long des murs, ne rencontrentpas de sentinelles sur leur route, se font lacourte-échelle, et sautent dans la campagne.

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  • Une heure après, ils étaient de retour, chargésde victuailles ; ils nous les passent, rentrentavec nous dans le dortoir ; nous supprimonsles deux veilleuses, allumons des bouts de bou-gie par terre, et autour de mon lit, en chemise,nous formons le cercle. Nous avions absorbétrois ou quatre litres et dépecé la bonne moitiéd’un gigotin, quand un énorme bruit de pas sefait entendre ; je souffle les bouts de bougieà coups de savate, chacun se sauve sous leslits. La porte s’ouvre, le major paraît, pousseun formidable juron, trébuche dans l’obscurité,sort et revient avec un falot et l’inévitable cor-tège des infirmiers. Je profite du moment derépit pour faire disparaître les reliefs du repas,le major traverse rapidement le dortoir et s’ar-rête devant Pardon qui fait semblant de se ré-veiller, et grommelle des injures contre le mé-decin qu’il prétend n’avoir pas reconnu. Celui-ci n’écoute pas ses excuses et lui inflige la diètepour toute la journée du lendemain. Nous noustordons de rire dans nos draps, des fanfares

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  • éclatent à l’autre bout du dortoir, nous sommestous mis à la diète, et le major s’en va, de plusen plus furieux, maudissant les mobiles de laSeine, mâchonnant dans sa barbe les épithètespeu flatteuses de canailles et de coquins.

    Une fois parti, nous nous esclaffons à quimieux mieux ; des roulements, des fusées derire grondent et pétillent ; le clairon fait la rouedans le dortoir, un de ses amis lui fait vis-à-vis ;un troisième saute sur sa couche comme surun tremplin, et bondit et rebondit, les bras flot-tants, la chemise envolée ; son voisin entameun cancan triomphal ; la scène devient épique.Le major rentre, fait empoigner les danseurs,et nous annonce qu’il va rédiger un rapport etl’envoyer à qui de droit.

    Le calme est enfin rétabli ; le lendemain,nous faisons acheter des mangeailles par lesinfirmiers. Les jours se passent sans autres in-cidents. Nous commencions à mourir d’ennuidans cet hôpital, quand, à cinq heures, un jour,

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  • le médecin, – ce sinistre imbécile qui refusa dese lever, une nuit, pour assister un malheureuxmobile qui se mourait de la fièvre typhoïde,sous le prétexte qu’il n’y pouvait rien, – se pré-cipite dans la salle, nous ordonne de bouclernos sacs, et nous apprend que les Prussiensmarchent sur Châlons.

    Une morne stupeur règne dans la cham-brée. Jusque-là, nous ne nous doutions pas desévénements qui se passaient ; nous avions ap-pris la trop célèbre victoire de Sarrebruck,nous ne nous attendions pas aux terribles re-vers qui nous accablaient. Le médecin fait lavisite de tous les hommes, renvoie dans leurscorps les moins malades, et ordonne auxautres de se tenir prêts à partir d’un moment àl’autre.

    Pardon et moi, nous étions au nombre deces derniers. La journée se passe, la nuit sepasse ; nous nous étendons tout habillés surles lits. Enfin, vers neuf heures, le lendemain

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  • matin, apparaît une longue file de cacoletsconduits par des soldats du train. Nous grim-pons à deux sur l’appareil ; Pardon et moi nousétions hissés sur le même animal ; seulementcomme il était plus lourd, le système bascula :je montai en l’air tandis qu’il descendait en bas,jusque sous la panse de la bête, qui, tirée pardevant, poussée par derrière, gigota et rua fu-rieusement. Nous courions dans un tourbillonde poussière, aveuglés, ahuris, secoués, caho-tés, nous cramponnant à la barre du cacolet,fermant les yeux, criant, riant, geignant. Nousarrivâmes à Châlons, plus morts que vifs. L’onnous empila dans des wagons, et nous quit-tâmes la ville pour aller où ?… Personne ne lesavait.

    Il faisait nuit ; nous volions sur les rails. Lesmalades étaient sortis des wagons et couraientsur les marchepieds tout le long du train. Lamachine siffle, ralentit son vol et s’arrête de-vant une gare. Nous mourions de faim. L’inten-dance n’avait oublié qu’une chose : nous don-

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  • ner un pain pour la route. Quelle était cettegare ? Je ne l’ai jamais su. Toujours est-il qu’unbuffet était ouvert, j’y cours, mais d’autresm’avaient devancé. On se battait alors que j’yarrivai. Les uns s’emparaient de bouteilles, lesautres de viandes, ceux-ci de pain, ceux-là decigares. Affolé, furieux, le tavernier défendaitsa boutique à coups de broc. Le premier rangdes mobiles, poussé par les nouveaux arri-vants, se rua sur le comptoir, qui chavira ets’abattit, entraînant dans sa chute le patronet les garçons du restaurant. Vaincue par lenombre, cette valetaille prend la fuite. Noussommes maîtres de la place. Pendant ce temps,le train siffle et part. Aucun de nous ne se dé-range, et, tandis qu’assis sur la chaussée, j’ex-plique à Pardon la contexture du sonnet, letrain revient sur ses pas pour nous chercher.Nous remontons dans nos compartiments, etnous passons la revue du butin que nous avonsconquis. À vrai dire, les mets étaient peu va-riés : de la charcuterie, et rien que de la char-

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  • cuterie ! Nous avions six rouelles de cervelas àl’ail, une langue écarlate, deux saucissons en-roulés de ficelles comme une momie de ban-delettes, une superbe tranche de mortadelle,une tranche au liseré d’argent, aux chairs d’unrouge sombre marbrées de blanc, quatre litresde vin rouge, une demi-bouteille de cognac etdes bouts de bougies. Nous fichâmes les lumi-gnons dans le col de nos gourdes qui se ba-lancèrent, retenues aux parois du wagon pardes ficelles. C’était, par instants, quand le trainsautait sur les aiguilles des embranchements,une pluie de gouttes chaudes qui se figeaientpresque aussitôt en de larges plaquesblanches, mais nos habits en avaient vu biend’autres ! Nous commençâmes immédiatementle festin qu’interrompaient les allées et venuesde ceux des mobiles qui, courant sur les mar-chepieds, tout le long du train, venaient frap-per au carreau et nous demandaient à boire.Nous chantions à tue-tête, nous bidonnions,nous trinquions ; jamais malades ne firent au-

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  • tant de bruit et ne gambadèrent ainsi sur untrain en marche ! On eût dit d’une cour des Mi-racles roulante ; les estropiés sautaient à piedsjoints, ceux dont les intestins brûlaient les ar-rosaient de lampées de cognac, les borgnes ou-vraient les yeux, les fiévreux cabriolaient, lesgorges malades beuglaient et pintaient, c’étaitinouï.

    Cette turbulence finit cependant par se cal-mer. Je profite de ce moment de répit pourpasser le nez à la fenêtre. Il n’y avait pas uneétoile, pas même un bout de lune, le ciel et laterre ne semblaient faire qu’un, et dans cetteintensité d’un noir d’encre clignotaient commedeux yeux de couleurs différentes des lan-ternes attachées à la tôle des disques, l’uneverte pour signaler la bifurcation que nous de-vions prendre, l’autre jaune pour nous indiquerla voie de garage. Le mécanicien jetait les troiscoups de sifflet réglementaires, la machine fu-mait et vomissait sans relâche ses crachementsd’étincelles. Je referme le carreau et je regarde

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  • mes compagnons. Les uns ronflaient ; lesautres, gênés par le roulis du coffre, ronchon-naient et juraient, se retournant sans cesse,cherchant une place pour étendre leursjambes, pour caler leur tête qui cahotait àchaque secousse. À force de les regarder, jefinis par m’assoupir, quand l’arrêt complet dutrain me réveilla. Nous étions dans une gare, etle bureau du chef flamboyait comme un feu deforge dans la sombreur de la nuit. J’avais unejambe engourdie, je frissonnais de froid, je des-cends pour me réchauffer un peu. Je me pro-mène de long en large sur la chaussée, je vaisregarder la machine que l’on dételle et que l’onremplace par une autre, et passant devant lebureau, j’écoute la sonnerie et le tic-tac du té-légraphe. L’employé, me tournant le dos, étaitun peu penché sur la droite, de sorte que, dupoint où j’étais placé, je ne voyais que le der-rière de sa tête et le bout de son nez qui luisait,rose et perlé de sueur, tandis que le reste de la

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  • figure disparaissait dans l’ombre que projetaitl’abat – jour d’un bec de gaz.

    On m’invite à remonter en voiture, et je re-trouve mes camarades tels que je les ai laissés.Cette fois, je m’endors pour tout de bon. De-puis combien de temps mon sommeil durait-il ? Je ne le sais, quand un grand cri me ré-veilla : Paris ! Paris ! Je me précipite à la por-tière. Au loin, sur une bande d’or pâle, se dé-tachaient en noir des tuyaux de fabriques etd’usines