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T. Combe

PAUVRE MARCEL

Nouvelle

1882

bibliothèque numérique romandeebooks-bnr.com

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À G. T.

témoignage de ma reconnaissante affection.

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PREMIÈRE PARTIE

LE service funèbre était terminé ; le prêtres’éloignait, et la grande croix noire, portée parun enfant de chœur, s’inclinait au-dessus destombes comme pour les bénir avant de lesquitter ; les oiseaux, un instant interrompuspar la cérémonie, reprenaient leurs chants etsautillaient sur le vieux mur. Un doux soleil dejuin éclairait le petit cimetière, piquant ci et làd’une vive étincelle les socles de granit et l’ordes inscriptions ; les hautes herbes se balan-çaient mollement, et le seringa fleuri envoyaitdes bouffées de parfums à la brise voyageuse ;sous le porche de l’église, une sainte Viergesouriait dans sa niche ornée de mousse fraîche

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et de fleurs. En traversant cet enclos si paisibleet tout ensoleillé, on se disait que les mortsdevaient y être bien pour dormir. Quelquesfemmes du village, restées les dernières auprèsde la tombe récente, s’éloignaient maintenanten parlant à voix basse.

— Pauvre garçon ! dit l’une d’elles en seretournant avant de descendre les quelquesmarches qui du cimetière conduisaient à laroute. Pauvre garçon ! il ne peut se décider àquitter sa mère ; elle n’était pas tendre pour-tant, la vieille Anastasie.

— Silence ! dit une autre ; il ne faut pas malparler des morts, surtout à la porte du cime-tière. M. le curé s’occupera de Marcel. Monmari m’avait bien proposé de l’engager commedomestique jusqu’à la fin des œuvres, mais quevoulez-vous faire d’un garçon qui n’a pas toutson esprit ? On dirait qu’il dort en marchant,quoiqu’il ait les yeux ouverts aussi grands quela lune. Et puis, si on le gronde, il n’a pas l’air

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d’en entendre un seul mot, ce qui fait qu’on n’apoint de plaisir à causer avec lui.

— Nous avons eu Marcel aux fenaisonspassées, dit une jeune femme à l’air tranquilleet doux ; il est aussi bon ouvrier que les autres,meilleur peut-être, car il ne perd pas son tempsà bavarder comme eux.

— Mais quand une de ses lubies le prend,interrompit une petite blondine aux cheveuxfrisés, il reste là, planté au beau milieu de sonandain, les yeux perdus je ne sais où, commes’il écoutait des voix que personne n’entend.Dans ces moments-là, je vous jure qu’il nepourrait dire s’il tient sa fourche par la queueou par les dents. Et quant à savoir si la faneuseest laide ou jolie, il n’en donnerait pas une co-quille, le nigaud !

— Pauvre Marcel ! reprit la jeune femme auparler tranquille, qui est-ce qui aura soin delui maintenant ? Si on lui met la cuiller dansla main, il mange ; autrement il n’y pense pas.

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Anastasie a laissé des dettes ; on vendra lesmeubles, la biquette, tout le pauvre ménage…

— C’est l’affaire de M. le curé, interrom-pirent les autres en chœur ; les innocents, lesorphelins, ça le regarde, c’est sa famille, à lui.

Puis le petit groupe se dispersa, et la routefut bientôt aussi déserte que le cimetière.

Seul, seul au monde ! Que reste-t-il à cepauvre garçon encore à genoux auprès du petittertre fraîchement remué, derrière le grand su-reau qui le dérobe à la vue des passants ? Lefront appuyé contre les rigides bras de ferd’une croix voisine, les mains serrées l’unecontre l’autre, il ne pleure pas, il ne pensemême pas, il ne peut que sentir son abandon.Mille sensations confuses tourbillonnaientdans son pauvre esprit troublé ; tous les siensdéjà sont au cimetière ; son père dort depuisbien des années sous cette pierre grise, là-bas ;sa mère est maintenant froide et muette dansson cercueil ; il semble à Marcel que des voix

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s’élèvent des tombes et lui crient : Reste ici ! Ilfrissonne et se redresse en sursaut, puis portela main à son front que le contact du métala comme enserré d’un cercle glacé. Il regardelonguement autour de lui, et ses yeux vagueset rêveurs semblent chercher quelque chose ;mais bientôt le pauvre garçon s’affaisse de nou-veau dans son attitude désolée ; le sentimentaccablant de la solitude est tombé sur lui etl’écrase. Là-bas, dans le village aux toits gris,dans les fermes groupées au pied des pâtures,dans les champs où des troupes d’ouvriersachèvent les labours printaniers, dans tout cecoin de terre enfermé par les hautes mon-tagnes qui se dressent à l’horizon, Marcel n’apas un ami.

Il n’a jamais été comme les autres : sa gau-cherie, ses airs sauvages, son regard toujoursdistrait ou étonné étaient un perpétuel sujetde raillerie pour ses camarades. Tout enfant, ilavait souffert de leurs méchants tours auxquelsil se laissait prendre toujours de nouveau, car

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sa bonne foi simple et naïve ne soupçonnaitjamais la tromperie. Quand on l’avait envoyéchez l’épicier acheter de la graisse de saute-relles ou toute autre denrée invraisemblable, etque le marchand indigné lui montrait la porte,Marcel s’en allait tête baissée rêver tristementà la méchanceté de ses compagnons. Il étaittout disposé pourtant à les aimer, à les servir.Jamais il ne se refusait à garder les sacs et lesardoises pendant une partie de billes au sortirde la classe, quelque envie qu’il eût de prendrelui-même part au jeu. Le soir, en été, quandles enfants du village accouraient au chantierde Joseph Blanquet pour y jouer, c’était Marcelqui improvisait des balançoires, traînant desplanches et roulant des poutres plus lourdesque lui ; il s’y écorchait les mains sans regret,content de voir les autres sauter et rire, heu-reux et enchanté si quelqu’un songeait par ha-sard à lui dire merci.

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Il manquait totalement d’égoïsme ; c’estpour cette raison sans doute qu’on le trouvaitsi bête.

« Il ne sait rien garder pour lui, disait samère, Anastasie la fileuse, qu’on accusaitd’avoir des doigts crochus auxquels il restaittoujours un peu de laine. Je ne sais où j’ai prisce garçon-là. » Elle l’aimait sans doute à sa ma-nière, et plus d’une fois elle avait frotté rude-ment les oreilles des garnements qui le mysti-fiaient ; mais elle le rudoyait elle-même de labelle façon. Pauvre Marcel ! Sa mère lui répé-tant sans cesse qu’il n’était qu’un imbécile, ille croyait humblement et s’en affligeait encoreplus à cause d’elle que pour lui-même.

« Si seulement j’étais comme les autres ! »s’écriait-il parfois avec amertume. Puis il s’enallait dans les bois et racontait sa peine auxvieux sapins, ses amis et ses confidents ; il sejetait dans l’herbe, y cachait son visage et ver-sait des larmes passionnées ; parfois, sans sa-

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voir pourquoi, il enserrait de ses bras les troncsrugueux et son cœur bondissait en un élan detendresse et de désir sans objet. Là-bas, lesgarçons et les fillettes jouaient ensemble dansles grands prés ; Marcel eût voulu courir à eux,mais une crainte instinctive le retenait àl’écart. Une délicatesse innée qu’on ne soup-çonnait guère lui fit de bonne heure choisirla solitude. Il aimait la nature et surtout seschants ; ce fut ce qui sauva son intelligenced’un obscurcissement complet et mit un peu dejoie dans sa vie. Quand la petite blondine quenous avons rencontrée à la porte du cimetièreassurait que Marcel semblait parfois écouterdes voix inconnues, elle ne croyait pas si biendire. Les harmonies fugitives des bois le ravis-saient ; il pouvait passer de longues heures àécouter la cantilène plaintive du vent dans lesbranches, le bruissement des feuilles et le mur-mure tourbillonnant des moucherons. Il appre-nait à saisir les nuances infiniment délicates decette musique toujours la même et toujours va-

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riée ; les grands sapins lui racontaient des his-toires ; les pinsons étaient ses amis, et leurstrilles joyeux raillaient gaiement son chagrin.À la longue, ces voix de la forêt lui devinrentsi familières qu’il les comprenait mieux que lelangage des hommes. Sa taciturnité augmenta ;on s’était si souvent moqué de sa naïveté qu’ilpréférait garder le silence.

« Il n’est pourtant pas idiot, disait le maîtred’école, mais son esprit est ailleurs. » Je lecrois bien, que son esprit était ailleurs. Dansl’atmosphère étouffante de la classe, au milieudu bruit grinçant des plumes et du bourdonne-ment monotone des leçons, Marcel pensait auxgrands bois où mille virtuoses donnaient en cemoment un si beau concert. Quand la voix na-sillarde du maître le tirait de sa rêverie, il selevait tout troublé et jetait au hasard quelqueréponse maladroite qui excitait l’hilarité desautres écoliers. Cependant, tant bien que mal,il apprit à lire, à écrire et à compter. On logeadans sa mémoire quelques bribes de caté-

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chisme, et M. le curé l’admit à la communion.Il accomplit certainement cet acte religieuxavec plus de ferveur naïve et recueillie quela plupart de ses compagnons ; dès lors, lesvoix de la forêt lui parlèrent de Dieu et de sonamour. Il grandissait ainsi, vivant d’une vie rê-veuse et solitaire, plein de vagues aspirationsauxquelles il ne savait comment donner essor.Un heureux hasard survint, qui fit un musiciende ce poète sans voix.

C’était en automne ; de longs brouillardsgris s’étendaient sur les prairies où les vachesbroutaient les derniers regains ; çà et làbrillaient les feux de broussailles où les petitsbergers transis venaient se chauffer les mainset cuire des pommes de terre sous la cendre.Marcel, qui avait alors quatorze ans, était entrécomme bovi au service d’un riche paysan desenvirons ; mais celui-ci, jugeant qu’un seul ber-ger ne pourrait suffire à la surveillance d’untroupeau de plus de quarante bêtes, lui adjoi-gnit un autre garçon à peu près du même âge,

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qui se trouva être un incomparable paresseux.Il restait tout le jour allongé au pied d’un mur,les mains dans ses poches et sifflotant entreses dents. Parfois il apportait avec lui une jolieflûte d’ébène qui s’était échouée je ne sais com-ment dans la misérable cabane de son père, etsur laquelle on lui avait appris à seriner l’airde Malbrouk. Étendu nonchalamment auprèsdes tisons de la torée, il jetait au vent les notesde cette admirable mélodie, tandis que Mar-cel courait à perdre haleine d’un bout à l’autredu pré, pour retenir son grand troupeau dansles limites permises. Un jour enfin il perdit pa-tience.

— Tu ne fais rien, Antoine ; je le dirai aumaître.

— Ça me fatigue ! répondit l’autre en éten-dant ses longs bras de manière à en faire cra-quer toutes les articulations. Vois-tu, c’est bonpour ta santé d’avoir un peu à courir. Tiens,

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voilà Papillonne qui mange l’avoine du pèreBonnet, ne vas-tu pas la retourner ?

— Vas-y, toi, répondit Marcel en s’asseyanttranquillement sur une pierre.

Antoine le regarda stupéfait ; mais commePapillonne prenait décidément de trop grandeslibertés dans le champ du voisin, il y courut etpourchassa la délinquante jusqu’à l’autre boutdu mur. Après cet effort considérable, il vinttomber tout essoufflé auprès du feu. Marcel serepentait déjà de cette rébellion inouïe ; fortheureusement, il n’en laissa rien paraître.

— Dis donc, fit Antoine après un momentde silence, sais-tu que ça m’ennuie commetout, ces vaches, ces moutons et tout le bata-clan ? Si tu t’occupais de ça, moi, je surveille-rais le feu et je cuirais les pommes de terre.Chacun sa partie.

— Non, je ne veux pas, répondit Marcel quisous sa naïve bonne foi avait, tout comme unautre, le sentiment du juste et de l’injuste.

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— Je te donnerai quelque chose, persistaAntoine ; veux-tu mon couteau ?

— J’en ai un.

— Ma flûte, alors ? Tiens, je te la donne. Aufait, elle ne me sert pas à grand’chose, puisqueje ne sais qu’un air ; et puis ça me fatigue desouffler dedans. Qu’en dis-tu, Marcel, ça y est-il ?

Mais Marcel était trop ému pour répondre.Dans ses rêves les plus ambitieux, il n’avait ja-mais souhaité de toucher un moment de seslèvres cet instrument merveilleux, et voilàqu’Antoine le lui offrait, le lui donnait tout debon !

— Pour toujours ! dit-il enfin d’une voixtremblante.

— Pour toujours, et une semaine de plus.Mais je ne veux pas avoir à m’occuper de cesdiantres de vaches, et puis tu m’apporteras

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tous les matins un grand tas de branches pourla torée, entends-tu ?

— Oui, oui ! s’écria Marcel qui aurait volon-tiers accompli des travaux gigantesques pourle prix qu’on lui offrait. Mais tu ne me la re-prendras jamais, fais-en ta croix !

Le pauvre garçon n’avait certes aucunepensée irrespectueuse en parlant ainsi ; seule-ment il lui semblait qu’une transaction de cetteimportance ne pouvait s’accomplir sans un ser-ment solennel. Antoine, qui était d’une natureassez bénévole, se signa dévotement, puis ten-dit sa flûte à Marcel, et l’affaire fut conclue.

Ce jour fit époque dans la vie jusqu’alors sidépouillée du pauvre bovi ; les harmonies quichantaient en lui avaient trouvé une voix. Ilaima plus que jamais la grande cantate de laforêt quand il put l’imiter et s’y joindre. Toutseul, après bien des tâtonnements et delongues heures d’étude, il apprit l’usage de soninstrument. Il répéta les mélodies qu’il enten-

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dait chanter aux autres bergers ; sous sesdoigts, la plus vulgaire ritournelle devenait unnaïf poème. Puis il voulut dire aussi sur saflûte ce que la forêt raconte ; quand sa tâchedu jour était terminée, il montait jusqu’à la li-mite des pâturages déserts, et là, assis sur unegrosse racine, au pied d’un sapin, il jouait toutce qui lui passait dans l’esprit. Ces improvisa-tions sans art, mais non sans charme, le plussouvent berçantes et rêveuses, glissaient sousla ramée comme un murmure, et parfois aus-si s’élançaient en fusées, comme les rouladesbrillantes du pinson. Si quelque paysan traver-sait par hasard le sentier des pâtures, il s’arrê-tait un instant pour écouter cette musique et sedisait : « C’est Marcel à l’Anastasie ; il fait de saflûte ce qu’il veut, ce garçon-là. Il faut qu’il soitmoins bête qu’il ne paraît. »

Cinq ans passèrent ainsi. Marcel était deve-nu grand et fort, bien que sa haute stature pa-rût trop élancée aux paysans qui l’engageaientpour les rudes travaux des champs. Son visage

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pâle et brun avait une expression très douce,mais ses yeux noyés dans le vague semblaientdénoter une intelligence endormie. Elle se fûtréveillée peut-être aux appels d’une nécessitépressante, mais, à part la musique, Marceln’avait aucun intérêt dans la vie. Chaque soir,il recevait son salaire avec indifférence et leportait à sa mère, satisfait du morceau de painqu’il allait manger dans la forêt. Si Anastasiel’avait voulu, elle eût pu mettre Marcel en ap-prentissage chez un artisan, mais elle avait dé-cidé que son fils était trop simple pour devenirautre chose qu’un journalier de campagne.Comme il était laborieux et paisible, et « debonne commande, » disait-on, il ne manquaitjamais d’ouvrage, mais il l’accomplissait enmachine, sans jamais avoir l’air de s’y intéres-ser. Une rude secousse vint le tirer de sa tor-peur.

Un soir (c’était peu de jours avant la mati-née de juin où commence notre récit), Marcelrevenait d’un pas lent à la maison, quand il

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aperçut de loin sa mère affaissée au milieu deleur jardinet, la tête inclinée sur la poitrine etdans une attitude singulière. Alarmé, il se hâtaet l’appela : « Mère ! » Elle ne répondit pas ; illa prit dans ses bras, mais elle glissa inerte surle sol. Il courut chercher une voisine ; on portala pauvre Anastasie sur son lit, puis on envoyaun messager au docteur du village le plus voi-sin ; il ne vint que le lendemain et pour consta-ter que l’apoplexie était sans remède. Anasta-sie respira encore quelques heures et s’éteignitsans avoir repris connaissance. Le curé étaitvenu pour lui administrer les sacrements ; desvoisines entraient et sortaient à toute minute,avec un zèle officieux qui ressemblait plus àla curiosité qu’à la sympathie ; mais Marcelne voyait personne ; assis auprès du lit de samère, il la regardait de ses grands yeux vagues,et pendant deux jours on ne put lui arracherune seule parole. Quand il vit le cercueil, ilpoussa un grand cri et se cacha le visage ; maisil ne pleura pas, à la grande indignation des

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voisines. Une main d’acier le serrait à la gorgeet aux tempes. Il vit tous les préparatifs de l’en-terrement sans y prendre part ; on lui noua uncrêpe au bras, puis on lui dit de marcher entête du convoi funèbre, bien peu nombreux,hélas ! Il sortit d’un pas incertain et jusqu’au ci-metière ne leva pas la tête. Quand le servicefut terminé et que le champ du repos fut re-devenu silencieux et désert, il se laissa glisserà genoux dans l’attitude où nous l’avons trou-vé, se sentant si abandonné, si misérable, qu’ilsouhaita mourir.

Tout à coup, un gazouillement lui fit leverla tête ; juste au-dessus de lui, sur une desbranches flexibles du sureau, deux mésangesvenaient de se poser et se balançaient avec lagrâce légère qui distingue ces mignonnes pe-tites bêtes. Puis elles se mirent à chanter.

Que dirent-elles à l’esprit troublé de Mar-cel ?

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Par quelle influence mystérieuse cettechanson d’oiseau sut-elle détendre en un ins-tant l’étreinte poignante qui depuis trois jourslui serrait le cœur ? Des larmes montèrent àses yeux ; il pleura longtemps, amèrement, etpourtant il se sentait moins malheureux. Puistout à coup, poussé par un désir instinctif, ilse leva, et sortant du cimetière, prit le sentierqui traverse les prés pour conduire dans la fo-rêt. N’était-ce pas là qu’il avait trouvé la conso-lation de tous ses chagrins ? Aujourd’hui ilmonte plus haut qu’à l’ordinaire ; il foule d’unpas pressé le fin gazon où le thym commenceà fleurir, où les grandes gentianes élèvent leurstiges comme de sveltes colonnettes ; il laissederrière lui les vastes pâturages découvertspour s’enfoncer dans le taillis serré qui cou-ronne la montagne. Là, caché par la ramée quide tous côtés voile l’horizon et ne laisse aper-cevoir qu’un petit coin de ciel bleu, il écouteen silence les voix connues qui soupirent ougazouillent dans les profondeurs de la forêt,

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puis il prend sa flûte et se met à jouer. Lecrêpe noué à son bras, et cet instrument demusique, emblème ordinaire de la danse et duplaisir, formaient un singulier contraste ; maisle pauvre Marcel ne croyait certes pas man-quer de respect à la tombe récente en exhalantson chagrin de cette manière. La musique étaitla seule langue dans laquelle il sût exprimer sesémotions.

Il joua donc et mit toute son âme dans lamélodie plaintive et brisée que le vent em-portait le long des sapins. Peu à peu, sous lecharme de l’harmonie, la violence de son cha-grin s’apaisa ; le chant de la flûte devint plusdoux et plus lent, comme les derniers sanglotsd’un enfant qui s’endort après avoir pleuré.Quelques notes glissèrent encore, semblablesà des soupirs, puis tout se tut.

— Bravo, Marcel ! dit une voix qui semblaitsortir du fourré.

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Le jeune musicien tressaillit, et tournant latête, aperçut derrière lui un homme qui s’étaittenu là depuis un quart d’heure et l’avait écou-té avec une très vive attention. C’était un pay-san, à en juger par son costume ; il portait unelongue blouse bleue ornée sur les épaules debroderies en coton blanc et de boutons en por-celaine nacrée ; un chapeau de feutre mou àlarges bords cachait en partie sa figure sèche,aux lignes aiguës et accentuées ; des favorisgrisonnants et très courts encadraient sesjoues ; sa bouche, dont les lèvres minces lais-saient apercevoir deux rangées de dents re-marquablement pointues, dénotait plus de fi-nesse que de bienveillance ; quant aux yeux,qui sont si souvent un correctif dans la phy-sionomie, l’ombre du chapeau ne permettaitpas de les bien voir. Ce paysan devait êtreâgé de cinquante ans environ ; sa taille hauteet maigre dépassait la moyenne ; il paraissaittrès vigoureux, et le bâton qu’il serrait dans sa

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main droite n’eût pas été une arme à dédai-gner, s’il lui avait plu de s’en servir.

— Eh bien, mon garçon, comment ça va ?dit-il en venant s’asseoir auprès de Marcel avecune douceur et une souplesse de mouvementsqui produisaient, je ne sais pourquoi, un effetdésagréable. Pas trop mal, n’est-ce pas,puisque nous faisons musique ? continua-t-ilen prenant la flûte posée sur le gazon et enl’examinant avec curiosité. J’ai eu bien du plai-sir à t’entendre, mon garçon ; mais dis-moi, nesais-tu rien de plus gai ?

Marcel, qui n’était jamais d’humeur trèscausante, détourna la tête et ne répondit pas.

— Il court par le monde, reprit le paysan,que si Marcel Auvernet le voulait seulement, ilenfoncerait tous les musiciens du pays, accor-déons et violoneux. Voyons, Marcel, sois bongarçon et joue-moi un petit air de danse.

— Ma mère est morte, répondit-il simple-ment.

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— Eh bien ! en voilà une bonne ! comme sije ne t’avais pas entendu jouer tout à l’heure.

— Ce n’est pas la même chose ! s’écria-t-il.

— Bah ! bah ! musique pour musique, je n’yvois pas grande différence. Mais n’en parlonsplus. Comme ça, Marcel, ta mère est au cime-tière ?

À cette phrase brutale, le jeune homme, aulieu de répondre, se leva comme pour s’éloi-gner.

— Reste, dit le paysan en le saisissant par lebras avec quelque vivacité ; nous avons à cau-ser, mon garçon.

Et il le contraignit à se rasseoir.

— Écoute-moi bien, et, si tu n’es pas tout àfait idiot, tâche de me comprendre. Jusqu’à au-jourd’hui tu as vécu entre ciel et terre ; tu nesais pas même, je parie, à qui appartiennentles quatre murs où tu logeais. C’est à moi, monbeau gars ; et comme Anastasie n’était pas trop

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régulière à payer son loyer, elle a dû m’engagerses meubles, c’est-à-dire que demain matinl’huissier viendra avec ses gens et fera rafle survotre ménage. Que diras-tu, Marcel, quand tune trouveras plus au logis ni lit, ni table, nichèvre, ni poules ?

— Je dirai, répliqua Marcel, ce que chacundit au village quand on parle de vous, c’est quetous les voleurs ne sont pas en prison.

— Tiens ! fit le paysan sans s’émouvoir lemoins du monde, tu as la répartie plus prompteque je n’aurais cru. Mais si tu m’écoutes encoreune minute, tu verras que je ne suis pas si mau-vais. Je ne te veux point de mal, au contraire :tu es un brave garçon, quoique un peu bouché,et un bon musicien ; j’aime la musique, moi.Mon second valet de charrue est parti hier ; situ veux, tu le remplaceras. Les labours sont fi-nis, c’est vrai ; mais dans un domaine commele nôtre, il y a de la besogne pour tous les bras.Tu feras ce qui se présentera : fendre du bois,

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piocher les pommes de terre, traire et menerboire, tu connais ça. Je te promets qu’on net’éreintera pas, par rapport à ton air fluet : tuauras bon lit, bonne nourriture, c’est ma Thé-rèse qui surveille ça. De plus quatre francs parsemaine, si tu marches droit ; et quand paroccasion on te demanderait d’aller faire mu-sique dans les bals ou les noces du voisinage,je t’en donnerai la permission. Ça pourrait-il teconvenir ?

Marcel ne répondit pas d’abord ; il pensaità sa maison déserte, à cette chambre au milieude laquelle il lui semblait toujours voir unsombre cercueil, et la perspective de n’avoirpas à y rentrer lui était un soulagement.Comme tous les êtres un peu primitifs, il était àla merci de ses impressions, qu’il ne savait pasdominer, et les images lugubres qui l’avaiententouré pendant ces trois derniers jours luiavaient rendu sa demeure presque odieuse. Oùirait-il maintenant ? La réponse lui était bienindifférente. Pourvu qu’il eût un toit sur sa tête,

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peu lui importait le reste, et encore, il n’y avaitpas même pensé jusqu’ici. Autant chez FélixPrenel qu’ailleurs.

— J’irai, dit-il en se levant.

Un singulier sourire détendit les lèvresminces du fermier et découvrit pour un instantses dents brillantes et pointues comme cellesd’un renard. Félix Prenel avait d’autres pointsde ressemblance avec cet intéressant animal.

— Très bien, dit-il avec nonchalance ; tuviendras quand tu voudras. Retourne chez toiet fais un petit paquet de tes hardes. Si tu ar-rives aux Alisiers à midi, on te donnera à dîner.

Puis il ramassa son bâton et s’éloigna en en-fonçant son chapeau de manière à dérober àdes yeux indiscrets tout le haut de sa figure.

Marcel avait l’habitude d’obéir passivementaux ordres qu’on lui donnait. Il prit sa flûted’un air rêveur, la démonta et la mit dans sapoche, puis il sortit de la forêt. Là-bas, au pied

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de la pâture, une maisonnette de bois se ca-chait à demi derrière un bouquet de sorbiers ;aucune fumée ne montait du toit, les contre-vents noirs étaient fermés, ce qui lui donnaitun air de solitude et de désolation. Involon-tairement, Marcel se prit à frissonner ; rien nel’attirait vers sa demeure déserte. Cependant,comme son futur maître lui avait dit : « Re-tourne chez toi, » il descendit de son pas traî-nant et indécis jusqu’au hameau.

— Voici Marcel ! s’écrièrent des bambinsqui jouaient sous les sorbiers, et l’un d’eux cou-rut à toutes jambes annoncer la nouvelle à samère.

Celle-ci était occupée à étendre du linge surla haie ; c’était la jeune femme frêle et douceque nous avons vue sortir du cimetière le ma-tin et qui parlait de Marcel avec compassion.Quand elle vit le jeune homme, elle laissa tom-ber dans l’herbe la petite chemise qu’elle était

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en train de tordre et vint au-devant de lui avecempressement.

— Comme vous avez été long à revenir !dit-elle ; je commençais à m’inquiéter. Vousavez rencontré quelqu’un en chemin ?

— Félix Prenel, et il m’a engagé comme do-mestique.

— Il ne perd pas son temps, dit la jeunefemme étonnée. J’espère qu’il sera bon maître,Marcel ; mais il est trop fin pour vous ; j’ai bienpeur qu’il ne vous entortille. Savez-vous qu’ilva faire une saisie ? Votre mère a laissé desdettes, mon pauvre garçon, il ne vous resterapas grand’chose avec rien.

— Est-ce qu’on prendra la Biquette ? de-manda Marcel.

— C’est bien probable.

— Alors je vais lui dire adieu. Donnez-moila clef, Marie-Anne.

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— Venez prendre la soupe avec nous quandvous aurez fini, lui cria-t-elle comme il s’éloi-gnait.

— Non, merci ; j’irai dîner aux Alisiers.

Marie-Anne était bonne, elle avait le cœurtendre, et pourtant ce refus la soulagea. Chezelle la soupière n’était pas grande, et les en-fants avaient un si terrible appétit ! « Il aurameilleur fricot aux Alisiers, » pensa-t-elle enretournant à sa lessive.

Marcel était entré dans sa vieille maison ;traversant à la hâte la grande cuisine sombre, ilcourut dans la chambre pour en ouvrir les vo-lets ; puis il prit dans l’armoire son pauvre lingeet ses habits qu’il roula en un petit paquet.Ensuite il détacha soigneusement de la paroiune mauvaise photographie qui y était clouée ;c’était le portrait de son père. Il la baisa avecrespect et la mit dans son paroissien. Puis ilvint auprès du lit où sa mère était morte ; ils’agenouilla sur le plancher, cachant son front

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dans les couvertures et sentant confusémentque sa vie à lui, son ancienne vie, était morteaussi. Un sentiment qu’il n’avait pas connu jus-qu’alors, le regret du passé, la crainte de l’ave-nir, commençait à s’emparer de lui. Il était bonque Marcel devînt homme en cela, lui qui jus-qu’alors avait vécu comme un enfant, ne son-geant pas plus à hier qu’à demain. La renais-sance dont il avait besoin devait commencerainsi.

Lentement il fit le tour de la chambre, re-gardant et touchant chaque meuble, chaqueobjet. La répugnance instinctive qu’il éprouvaità revenir dans sa demeure avait disparu main-tenant ; les images lugubres s’étaient envo-lées ; il ne voyait plus sa mère morte, maisvivante ; et en contemplant pour la dernièrefois son rouet, sa corbeille à pelotons, la vieilleescabelle noircie et le pot de romarin sur lerebord de la fenêtre, Marcel était aussi pro-fondément, aussi douloureusement ému que le

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grand poète qui s’écriait en abandonnant lechâteau de ses pères :

Objets inanimés, avez-vous donc une âmeQui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?

Marcel n’avait pas su jusqu’alors qu’il ai-mait sa vieille maison.

« Maintenant, je vais dire adieu à Bi-quette, » pensa-t-il.

Une porte basse faisait communiquer la cui-sine avec la petite étable sombre où Biquettebêlait piteusement, la pauvrette, car on l’avaitoubliée dès le matin. C’était une jolie chèvrenoire à la tête intelligente et fine ; elle s’élançaau-devant de Marcel en le voyant entrer et semit à lui lécher les mains.

— Oui, ma belle, oui, tu sortiras, dit-il enla caressant. Je vais planter ton piquet au plusvert du pré, et je ferai ta corde très longue,puisque c’est pour la dernière fois.

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La gentille bête bondit en voyant la portes’ouvrir ; Marcel courut avec elle jusqu’au boutdu pré, où l’herbe poussait verte et drue ; il yattacha Biquette, lui donna à lécher une poi-gnée de sel, puis baisa tendrement l’étoileblanche qui brillait entre ses deux cornes ets’en alla.

Portant son petit paquet sur l’épaule aubout d’une longue canne d’églantier, il remontale sentier par lequel il était descendu une heureauparavant, et qui, coupant en biais la forêt,conduisait à un joli plateau vert nommé le closdes Alises. Ce plateau et la riche ferme dontil dépendait étaient bien connus dans le pays.Mais pour faire comprendre les causes de leurcélébrité, quelques détails topographiques sontici nécessaires.

Le hameau qu’habitait Marcel, ainsi que levillage voisin et la ferme des Alisiers, sont si-tués dans cette bande de territoire qui apparte-nait originairement à la Franche-Comté, mais

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que les traités de 1815 assignèrent à la Suisse.Bien que Neuchâtelois dès lors, les habitantsde ce petit coin de pays, qu’on appelle au-jourd’hui encore la Nouvelle-Suisse, ont gardé,avec la religion catholique et le dialecte franc-comtois, une physionomie à part. Leur accenttout particulier, leur élocution plus vive et plusrapide que celle des Neuchâtelois pur sang,et ce je ne sais quoi d’indéfinissable qu’onnomme le type, les font reconnaître dèsl’abord.

C’est une race avisée, fine et prudente, quis’entend admirablement à donner l’œuf pouravoir le bœuf, et pour qui c’est œuvre pie quede plumer d’une main légère les protestants,ses voisins et chers compatriotes. La proximitéde la frontière est une grande tentation pources paysans, habiles calculateurs, et qui ins-crivent à l’article des pertes chaque sou qu’ilsdoivent verser dans les caisses de la douane.Aussi tout le long de la montagne la contre-bande est-elle en grand honneur ; c’est un art

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qui a ses adeptes, ses enthousiastes et parfoisses martyrs. Pour dérober à la visite des « ga-belous » quelques sacs de café ou quelquespaquets de tabac, on accomplit des prodigesd’audace et d’adresse. Le point d’honneur s’enmêlant, on expose sa vie pour le simple plaisirde « faire la barbe » aux douaniers. Les annalesde la contrebande, qu’on se raconte à voixbasse à la veillée, sont aussi tragiquement in-téressantes que l’histoire des campagnes hé-roïques et savantes de Napoléon.

Mais dans ce métier, comme dans toutautre, les seuls qui s’enrichissent sont les ha-biles, ceux qui laissent à autrui le soin de tirerles marrons du feu. Et parmi ces habiles, FélixPrenel, le maître des Alisiers, brillait au pre-mier rang. Sa ferme était admirablement situéepour la contrebande. Assez distante de ladouane, mais peu éloignée de la frontière, elleétait le rendez-vous de tous les gars aventu-reux que les douaniers voyaient de mauvaisœil. On assurait que, depuis trente ans, un

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vingtième à peine des produits de cette ferme,où l’on faisait deux quintaux de fromage parjour, avait payé les droits en France. Riend’étonnant que Félix Prenel fût devenu le plusriche propriétaire du pays et le prêteur ordi-naire de tous les paysans qui avaient besoin depetits capitaux.

Lui-même ne se compromettait guère dansces expéditions de passe-passe, et le jour où,par son ordre, une voiture chargée de fromagesfranchissait clandestinement la frontière, frus-trant ainsi les caisses de l’État d’une centainede francs, Félix Prenel payait avec ostentationdeux sous au péage pour un paquet de paind’épice qu’il rapportait de Morteau à sa fille.Car ce paysan sec et tenace, ce prêteur à grosintérêts, cet homme qui aimait l’argent, aimaitaussi sa Thérèse, sa fille unique, et il avait pourelle de menues attentions dont on l’aurait cruincapable. Il voulait la faire la plus riche du dis-trict, afin qu’elle fût aussi la plus recherchéeet qu’elle pût choisir entre tous les partis. De-

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puis bien des années, ce but unique l’absor-bait, et sa finesse naturelle venant en aide àcette préoccupation constante, il savait tirergain et profit de toute sorte d’affaires. On disaitcommunément dans le pays qu’il n’était per-sonne comme Félix Prenel pour découvrir lecôté le mieux beurré de la tartine. Était-il doncprobable que cet habile homme eût recueilliMarcel pour l’amour de Dieu et par compas-sion pure, quand il pouvait trouver ailleurs unjeune domestique plus robuste et plus intel-ligent ? Mais Félix Prenel était discret autantqu’adroit ; il ne faisait pas de bruit autour deses pièges, et l’on n’apercevait le trébuchet quelorsque l’oiseau était pris.

Marcel, dans sa simplicité, n’en demandaitpas si long : il allait aux Alisiers pour y être va-let de charrue et domestique à tout faire ; etquand ses pensées, qui vagabondaient commedes hirondelles dans les espaces bleus, redes-cendaient pour un instant sur terre, il mur-murait à part lui : « Félix Prenel est un brave

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homme tout de même : si seulement il gardaitla Biquette ! »

Le chemin que suivait Marcel était un jolisentier sous bois que les hêtres qui croissaientdes deux côtés ombrageaient d’une voûte lé-gère de feuillage, en entrelaçant leurs sveltesparasols. Au-dessus, l’azur lumineux brillaitpar éclaircies et quelques rayons égarésjouaient comme des feux follets sur les troncset les mousses veloutées. Oh ! que la forêt estfraîche et paisible ! tout y parle de repos et toutcependant y est vivant, animé ; tout y bruit,fourmille et bourdonne. On n’y sent pas la so-litude : on s’intéresse à ces milles existencesinfimes qui s’agitent dans l’herbe ou sur lesbranches, aux pérégrinations de ce gros scara-bée vert qui trottine d’un air affairé, à l’embar-ras d’une fourmi qui ne sait comment traverserun affreux ravin, profond de trois pouces, et àlaquelle on fait un pont d’un brin d’herbe ; à laconversation de deux merles qui se souhaitentle bonjour. Marcel, en véritable enfant, s’attar-

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dait à l’ordinaire à toutes ces rencontres ; maisaujourd’hui, désirant satisfaire son maître enarrivant à l’heure prescrite, il n’accorde qu’unsigne de tête à ses connaissances de la forêt.Bientôt il arrive sur le plateau bordé d’une haietouffue de coudriers et d’alisiers au feuillageblanchâtre, sous lesquels le sentier se glisse uninstant, pour escalader ensuite un petit tertrequi abrite contre le vent du nord la belle fermede Félix Prenel.

C’est une grande maison couverte en ar-doises, proprement blanchie à la chaux, etdont les volets ont été récemment peints enbrun clair. De gais rideaux blancs ornent lesfenêtres du rez-de-chaussée ; toutes les vitres,même celles des guichets qui éclairent lagrange, sont nettes et brillantes ; le dallage quiprécède la porte d’entrée a été soigneusementbalayé, et aucune mauvaise herbe ne pousseentre les pierres. Tout le long de la façades’étend un joli jardinet où des pois de senteuren pleine floraison embaument l’atmosphère.

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Mais la merveille de la cour est une bordured’œillets roses et blancs qu’on a plantée sur lemur de la citerne et qui couronne ces vieillespierres grises d’une guirlande touffue et par-fumée, s’élançant en aigrettes ou se balançantgracieusement en festons et en girandoles. Àdire vrai, Félix Prenel n’aimait pas trop « cesherbes-là, » « car, disait-il, ça ne sert qu’à des-celler les pierres ; mais je le passe à Thérèse.Les fleurs, voyez-vous, c’est son dada, et à partça, elle est bonne ménagère. »

À défaut de cette déclaration paternelle, lacour, le poulailler, le jardin potager et tous lesalentours de la ferme eussent pu témoigner deshautes qualités domestiques de Thérèse Pre-nel. Partout régnait l’ordre le plus parfait ; au-cun outil aratoire ne traînait sur le pont degrange ; l’immense tronc creusé qui servaitd’abreuvoir aux vaches était rempli d’une eauparfaitement limpide ; sur la barrière du jardin,des seaux à traire, blancs comme neige, sé-chaient au soleil. L’orgueil du paysan, un

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énorme fumier artistement tressé, se dressaitderrière la maison, car Thérèse avait déclaréqu’elle ne tenait point du tout à avoir ce monu-ment sous ses fenêtres.

En traversant la vaste cour dallée où unevingtaine de poules, sous l’œil de leur sei-gneur, un coq superbe, picotaient et caque-taient à l’envi ; en considérant les remises spa-cieuses qui témoignaient de la richesse dumaître, et surtout en apercevant auprès de lacuve deux jeunes filles qui se mirent à chucho-ter à son approche, Marcel fut saisi d’un tel ac-cès de timidité qu’il médita un instant de s’en-fuir.

— Eh bien ! Marcel Auvernet, cria l’une desjeunes servantes en mettant sur sa tête le seauqu’elle venait de remplir et qu’elle soutenait deson bras nu, rond et brun, sur lequel les gouttesd’eau roulaient comme sur du bronze, eh bien !où allez-vous comme ça, mon gars ? faire votretour de France ?

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— Avec trois sous dans ta poche et tout tonesprit dans ce petit paquet ? continua l’autre.

— Où est le maître ? demanda brusque-ment Marcel.

— Le maître ? s’il n’est pas au pré, il est àla grange. Allez-y voir, et si vous ne le trouvezpas, vous pouvez être sûr qu’il est ailleurs.

Là-dessus, les jeunes filles s’éloignaient enriant, quand une grande ombre se dressa prèsde Marcel, et une voix sévère lui demanda :

— Qu’est-ce que vous désirez, jeunehomme ?

— Où est le maître ? répéta Marcel.

— Il est occupé pour le moment, maisMlle Thérèse est à la cuisine. Venez.

La personne qui parlait ainsi semblait ha-bituée à une prompte obéissance, car Marcelne la suivant pas assez vite à son gré, elle lesaisit par un bouton de son habit et l’entraînavers la maison comme un prisonnier de guerre.

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C’était une grande femme de trente ans envi-ron, maigre et taillée en carabinier. La lignedroite et l’angle aigu prédominaient dans ledessin de sa personne ; ses cheveux noirs, tirésen arrière et tendus comme les fils d’un métierà tisser, étaient noués au sommet de la tête,à la façon des Peaux-rouges, découvrant ainsiun large front aux tempes carrées et faisantparaître le visage encore plus anguleux qu’ilne l’était naturellement. Cette coiffure peu flat-teuse semblait dénoter un manque absolu decoquetterie, non moins que l’austère fichu noirqui couvrait des épaules massives et les grossouliers qui chaussaient de très larges pieds.La servante en chef de la ferme des Alisiers, lecommandant de tout le bataillon féminin, Al-vine, en un mot, dont le doux nom contrastaitavec ses façons martiales, avait bien le tempsvraiment de songer à son miroir ! Du reste,depuis le jour où son prétendant, qui s’étaittrouvé n’être qu’un prétendant prétendu, s’étaitembarqué pour l’Amérique, Alvine avait renon-

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cé aux vanités de ce monde, et son austéritédatait d’alors.

Tandis qu’elle entraînait Marcel comme unearaignée fait d’un moucheron, il la contemplaitde ses yeux rêveurs, aussi tranquillement qu’ileût considéré un écureuil sur un sapin.

— Quand vous me saurez par cœur, vousdirez un mot, fit-elle sévèrement. Qu’est-ceque c’est que ces manières ? Allons, entrez !

Et le poussant brusquement dans une alléeétroite qui servait de vestibule au rez-de-chaussée, elle ouvrit toute grande la porte dela cuisine.

— Mademoiselle Thérèse, dit-elle, voilà ungarçon qui veut vous parler. Et si vous lui de-mandez combien j’ai de cheveux, j’espère qu’ilsaura vous répondre, il m’a assez regardéepour le savoir.

La jeune fille à qui ces mots s’adressaientse retourna d’un air surpris et toisa Marcel de

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la tête aux pieds. Parmi tous les gars qui ve-naient aux Alisiers, il n’en était pas un qui neconnût et ne craignît ce regard déconcertantdes grands yeux noirs de Thérèse Prenel. Elleétait belle, mais froide comme un marbre ; elleétait bonne aussi, mais sans abandon. Les do-mestiques la respectaient à l’égal de son père,mais Alvine seule l’aimait.

Ayant perdu sa mère de bonne heure, elleavait été mise par son père dans un couvent oùon l’avait soigneusement élevée ; elle en étaitsortie à seize ans, avec des manières et desgoûts plus raffinés que ne le sont ordinaire-ment ceux des jeunes filles de la campagne.Cependant, comme elle possédait à un hautdegré le bon sens pratique de son père, elle mitfacilement de côté les habitudes citadines quis’accordaient mal avec sa nouvelle existence.Il ne lui était resté du couvent qu’un très grandamour pour les livres et les fleurs. On se trom-perait en imaginant que Thérèse Prenel, confi-née dans cette ferme solitaire, posât pour l’in-

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comprise et racontât ses chagrins aux étoiles.Non, elle avait du sang de paysan dans lesveines ; au milieu de ses vaches, de ses pouleset de ses pigeons, elle se trouvait parfaitementheureuse.

Ce qui lui plaisait beaucoup moins, c’étaitla société équivoque que les affaires de contre-bande, déguisées sous différents prétextes, ras-semblaient aux Alisiers. Deux ou trois fois parsemaine, sa cuisine servait de salle de réunionaux gars agiles et aventureux que Félix Prenelnommait « mes sauterelles. » Les conciliabulesétaient tenus à voix basse ; on rendait comptede la dernière expédition et l’on combinait laprochaine. Puis on jouait aux cartes, on buvait,on plaisantait, et la conversation n’était pastoujours à l’usage des pensionnaires. Thérèsese retirait dans sa chambre quand elle le pou-vait, mais ses occupations ne le lui permet-taient pas toujours. Il fallait faire le beurre,éplucher des légumes pour le lendemain, et Fé-lix Prenel ne souffrait pas que les servantes

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fussent à trotter dans la cuisine lorsque avaientlieu ces confabulations mystérieuses.

— Toi, c’est une autre chanson, disait-il àsa fille, tu sais tenir ta langue ; et puis tu n’aspas d’intérêt à faire manquer nos expéditions,hein ? c’est pour ton trousseau, tous ces sousqui passent sous le nez de la gabelle !

— On se contenterait déjà de mademoiselleThérèse sans le trousseau ! s’écriaient lesjeunes gens.

— Taisez-vous, farceurs ! est-ce que vousvous imaginez que ma fille est faite pourvous ?… Après ça, je ne vous défends pas devous rendre aimables, si c’est dans vosmoyens, ajoutait le vieux renard, qui se disait àpart lui : « On ne prend pas les mouches avecdu vinaigre. Je baisserai leur tant pour cent,mais ils auront le plaisir de voir Thérèse, ettout le monde y gagnera. Si ma fille était uneévaporée, ça pourrait avoir des inconvénients ;mais elle est plus sérieuse que sainte Cathe-

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rine, et elle ferait reculer un bataillon rienqu’avec ses yeux sévères. »

Pauvre Thérèse ! personne, sauf Alvinepeut-être, ne savait ce que lui avaient coûté cesmanières dignes et glaciales sous lesquelleselle cachait sa véritable nature, trop expansivepour ne pas lui être en piège dans le milieuoù elle devait vivre. À peine sortie du couvent,la jeune fille avait reconnu que sa position demaîtresse de maison était délicate, à un âgeoù elle-même aurait eu besoin d’être chape-ronnée. Beaucoup de circonspection et une ex-trême froideur étaient sa seule sauvegarde.Elle se composa donc des manières presquehautaines, et cette contrainte, pénible d’abord,finit par lui devenir une seconde nature.

Depuis quatre ans que Thérèse dirigeait leménage de son père, manœuvrant de sonmieux entre les écueils, sa conduite n’avait pasdonné lieu à la moindre médisance, et l’on pro-clamait la fille de Félix Prenel la plus belle, la

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plus riche et la plus sage du pays. « Mais c’estun vrai glaçon, » ne manquait-on pas d’ajouter.

Quand Marcel fit son entrée dans la cuisine,sous l’escorte martiale de la grande Alvine,Thérèse mettait le couvert sur une longue tablede sapin très blanche qui s’étendait d’un boutà l’autre de l’immense pièce. Debout à côtéd’elle, un jeune homme brun et trapu lui ten-dait les verres et les assiettes qu’il prenait surle dressoir ; ses mains vigoureuses étaient peupropres à cet office ; il semblait qu’un seul petitmouvement du pouce et de l’index eût suffi àfaire craquer la malheureuse faïence, bien quecette grosse vaisselle de ménage ne fût pasde l’espèce la plus fragile. Cependant le jeunehomme paraissait prendre plaisir à ces fonc-tions qui lui permettaient de suivre Thérèsedans tous ses mouvements. Quant à elle, tran-quille et froide comme à l’ordinaire, elle n’ac-cordait pas un regard à son officieux aide-de-camp.

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— Eh bien ? dit-elle, attendant que Marcelse décidât à parler.

— Le maître m’a engagé ce matin, made-moiselle Thérèse, et je viens.

— Engagé ! répéta-t-elle avec quelque sur-prise. Mais nous n’avons besoin de personnepour le moment. Vous l’avez rêvé, Marcel Au-vernet. Où est mon père, Alvine ?

— Tout à l’heure il marquait du bois dans lapâture ; mais le voici, dit-elle.

On entendit en effet un pas résonner sur lesdalles ; et l’instant d’après Félix Prenel entradans la cuisine.

— Ah ! te voilà, mon gars ! fit-il en aperce-vant Marcel. C’est bien, ça ; j’aime qu’on soitexact. Allons, Alvine, montrez-lui la chambredes domestiques et qu’il y laisse son paquet.

— Un fameux valet de charrue que ça vanous faire ! grommela-t-elle en sortant. Quand

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il aura fini un sillon, le blé aura déjà levé àl’autre bout.

— Eh bien, Léon, continua Félix Prenel ens’adressant au chevalier servant de Thérèse,avons-nous eu de la chance cette fois-ci ?

— Oui, mais on peut dire que nous avonspassé entre les gouttes. Je ne sais pas quidiantre leur avait donné l’éveil ; ils étaient toussur pied cette nuit. Nous avons fait un grandcrochet à droite et puis nous avons dételé,parce qu’il n’y avait plus de chemin ; le sentierest rapide comme une échelle. Casimir est res-té avec les chevaux, et nous autres, nous avonschargé chacun un fromage sur nos épaules. Ilfaisait noir comme dans un four ; au milieu dusentier, j’ai glissé sur une racine ; un peu plus,et je roulais dans la carrière.

— Diantre ! fit le paysan. Un fromage grasd’un demi-quintal ! il se serait émietté.

— M’est avis que ça m’aurait un peu dété-rioré, moi aussi. Heureusement j’ai pu me re-

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tenir à une branche. En arrivant chez Simon,nous avons appris que les gabelous y avaientpassé à minuit, et qu’ils allaient nous attendredans la charrière de la Grand’vy. Naturelle-ment nous avons filé de l’autre côté, et à cinqheures l’affaire était au sac. Vous direz ce quevous voudrez, Félix ; cent sous par tête, cen’est pas assez pour une nuit comme celle-là. Pendant que vous vous dorlotez entre vosdraps, nous, nous piquons des rhumatismespour nos vieux jours.

— Vos vieux jours ! répéta Félix en riantd’un rire sec ; ce n’est pas la peine d’en parler.Les contrebandiers ne deviennent jamaisgrands-pères.

— C’est pourquoi j’ai bonne envie de plan-ter là toute la boutique ! s’écria le jeune hommeen se plaçant brusquement devant son interlo-cuteur.

Ses yeux noirs s’enflammèrent d’une colèresubite ; ses épais sourcils se froncèrent ; il y

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avait quelque chose de violent dans toute sapersonne robuste et trapue.

— Ne crie pas, dit paisiblement Félix Prenelen reculant son escabeau de quelques pas.Nous ne sommes pas mariés, mon garçon, ilme semble. Quitte-moi et va planter tes choux,si le cœur t’en dit ; puis, à la première expédi-tion dont tu entendras parler, tu viendras mesupplier de t’enrôler de nouveau.

— Supplier ! ce n’est pas ma partie, répliquale jeune homme d’un ton hautain ; je sais bienlequel de nous deux a le plus besoin de l’autre,papa Prenel.

— Moi aussi, mon garçon. Va-t’en fumerune pipe au grand air, ça te refraîchira ; quandla soupe sera sur la table, je t’appellerai. Cen’est pas que je te mette à la porte, ajouta-t-ilen frappant sur l’épaule du jeune homme avecune brusquerie qui pouvait passer pour de lacordialité ; seulement j’ai à causer une minuteavec Thérèse.

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Sans répondre, Léon Thonin tourna sur sestalons et sortit d’un air très sombre.

— Ma foi, il est bien près de casser sacorde, dit le fermier en regardant les tisonsd’un air pensif. À toi de la renouer, Thérèse.C’est le plus adroit de la bande, et un gaillardqui n’a pas froid aux yeux. Sans lui, je ne don-nerais pas une paille du reste. Qu’est-ce qu’ilfaisait ici tout à l’heure ?

— Je suppose qu’il me faisait la cour, ré-pondit calmement Thérèse en soulevant lecouvercle de la marmite.

— Très bien. Dis-lui un petit mot amicalpendant le dîner et ça raccommodera tout.

— N’y comptez pas, mon père.

Ceci fut articulé si nettement qu’on eût cruchaque mot découpé à l’emporte-pièce.

— J’aime à te voir sage, dit le paysan, maispourtant il ne faut pas exagérer les choses. Tuy réfléchiras.

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— À propos, fit Thérèse en se retournant aumoment où elle allait poser la soupière sur latable, qu’est-ce que vous comptez faire de cegarçon qui vient d’arriver ?

— Eh bien ! je ne sais pas, répondit noncha-lamment son père ; il fera la besogne qui seprésentera, je suppose.

Thérèse sourit, mais ce n’était pas un gaisourire.

— Oh ! dit-elle en haussant les épaules,vous avez vos projets, je le vois bien.

— Tu es fine, ma Thérèse, tu tiens ça demoi ; mais ne va pas chercher cinq pieds à unmouton. Que Marcel Auvernet soit ici pour ba-layer l’écurie ou pour faire autre chose, ça nerentre pas dans ton département.

— Renvoyez-le, insista la jeune fille. Je necomprends pas que vous l’ayez choisi. Quandvous lancez dans les aventures de grandsgaillards qui ont bec et ongles pour se dé-

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fendre, je ne dis rien, puisque enfin c’est leurgoût ; mais Marcel est un simple ; et lessimples, c’est comme les enfants, il y a du pé-ché à les malmener.

Quand Thérèse s’animait, elle était bienbelle ; ses grands yeux s’éclairaient ; les lignesfroides de son visage perdaient leur rigidité ;une douce teinte rosée courait sous sa peaubrune.

— Je ne sais pas si tu t’échauffes ! dit FélixPrenel en riant ; mais ça te va très bien, ma foi !seulement, tu te mets en campagne à proposde bottes. Est-ce que tu crois que je vais lan-cer Marcel Auvernet avec mes sauterelles ! Aupremier douanier qu’il rencontrerait, il tireraitbien poliment son chapeau en disant comme leChaperon rouge : « Voici un petit pot de beurreet un fromage que je porte à ma mère-grand ! »

— Très bien, dit calmement Thérèse ; c’esttout ce que je voulais savoir. Le dîner est prêt,je vais sonner.

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Bientôt le tintement d’une grosse cloche quisurmontait la porte d’entrée rassembla tous lesgens de la ferme. Ils entrèrent à la file, aprèsavoir frotté sur le paillasson leurs sabots char-gés de glèbe. Le maître des Alisiers, qui faisaitdans sa forêt des coupes considérables, em-ployait à ce travail deux domestiques et deuxjournaliers ; il y avait de plus un valet d’écurie,qui était aussi une manière d’intendant pen-dant les absences fréquentes du fermier, lesdeux jolies servantes que nous avons rencon-trées dans la cour, et la rigide Alvine, la terreurde toute la maison.

Marcel était là aussi, appuyé contre le lin-teau de la porte et plongeant droit devant luison regard rêveur qui semblait voir à traversles gens dans l’infini.

Léon Thonin entra le dernier, d’un air assezbourru. On s’écarta pour le laisser passer, et lesdeux jeunes servantes se poussèrent du coudeen lui jetant une œillade moitié coquette, moi-

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tié respectueuse, car il faisait figure aux Ali-siers. On savait qu’il était le bras droit dumaître et un héros dans son périlleux métier.La légende lui prêtait des traits d’audace in-croyables, bien propres à enflammer le cœurdes jeunes filles.

Pendant quelques minutes, tout le monderesta debout, faisant tapisserie autour de lagrande cuisine ; on attendait que le maître et lamaîtresse eussent pris place à table.

— Arrive ici, Léon, mon brave, dit le fer-mier. Ton couvert est mis à côté de Thérèse.C’est elle qui te servira, et j’espère qu’un boncoup de Bourgogne chassera tes rhumatismes.

Les nuages qui assombrissaient le front dujeune homme se dissipèrent subitement. Êtreassis à côté de Thérèse était un honneur qu’onne lui avait pas encore accordé ; car l’habilepaysan des Alisiers n’était pas prodigue de cesfaveurs-là, et il savait en rehausser le prix enne les distribuant qu’au bon moment.

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Chacun s’assit alors. Alvine qui avait pourprincipe de suspecter les nouveaux venus jus-qu’à plus ample information, tenait à garderMarcel sous sa patte ; elle le mit à sa gauche,le servit elle-même et le surveilla de très prèssans qu’il y parût, car elle se vantait d’avoir desyeux tout autour de la tête. Mais elle conçutbientôt l’opinion la plus favorable de ce jeunedomestique paisible et silencieux, qui man-geait une croûte de pain aussi volontiersqu’une tranche de bœuf, et qui surtout parais-sait très insensible aux charmes provoquantsde Clairette et de Félicie. Depuis qu’Alvinen’avait plus de beauté, elle trouvait très imper-tinent et même immoral qu’on remarquât celledes autres.

La conversation n’était pas très animée ; engénéral, le paysan parle peu à table, il y ap-porte un robuste appétit et n’aime pas à ouvrirdes parenthèses entre les bouchées. Thérèse,en bonne maîtresse de maison, veillait à ce quepersonne ne manquât de rien ; mais quand elle

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s’adressait à Léon, c’était toujours avec unefroideur tranquille qui ne semblait même pascalculée.

— Eh ! mais, dit tout à coup Félix Prenel,n’est-ce pas demain que tu es de noce, mafille ?

— Je n’irai qu’au souper. Nous allons com-mencer la lessive, et c’est un jour mal choisipour se mettre en fête.

— Quelle bêtise ! s’écria son père. Ne peut-on renvoyer cette lessive à la semaine pro-chaine ? Il faut que jeunesse s’amuse.

— Les noces ne m’amusent guère, répon-dit-elle tranquillement. D’ailleurs il est troptard pour changer d’idée, Marguerite a donnémon cavalier à sa sœur.

— Je m’offre à le remplacer, dit Léon dontles yeux brillèrent. Victor m’a aussi invité à sanoce. Qu’en dites-vous, Thérèse ? belle Thé-rèse, ajouta-t-il à voix basse.

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C’était la première fois qu’il se hasardait àdevenir familier. Elle l’en punit aussitôt.

— Je perdrais au change, répondit-elle avecun de ces regards qui avaient le privilège de re-mettre incontinent les gens à leur place.

Son père parut très contrarié.

« C’est une vraie chèvre que Thérèse, pen-sa-t-il. Toujours la corne en avant, et malheurà qui s’approche ! Comment est-ce que je vaisramadouer mon gars, à présent ? »

— Souvent femme varie, dit-il d’un ton jo-vial. Demain soir elle sera enchantée de valseravec toi, Léon. Tu sais, les jeunes filles, c’estcomme les rêves ; il faut toujours croire lecontraire de ce qu’elles disent.

En parlant ainsi, il repoussa son assiette etse leva. C’était le signal que chacun attendaitpour s’en aller vaquer à d’autres occupations.

— Toi, reste, dit le fermier à Marcel au mo-ment où celui-ci s’apprêtait à sortir avec les

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autres domestiques. Nous allons mettre notreaffaire noir sur blanc.

Ouvrant alors une porte qui se trouvait aufond de la cuisine, il l’introduisit dans unegrande pièce tout inondée de soleil. Sur l’appuide la fenêtre des chrysanthèmes touffus,constellés de leurs jolies fleurs blanches enétoiles, s’épanouissaient dans cette vive lu-mière. Un gros bouquet de primevères et deviolettes était posé sur une petite table à ou-vrage qui occupait l’embrasure. C’était la placefavorite de Thérèse ; elle y passait presquetous ses après-midi à raccommoder le lingede la maison ou à relire les quelques volumesqui garnissaient l’étagère. Car son père ne vou-lait pas qu’elle allât aux champs avec les ser-vantes ; c’est tout au plus s’il lui permettait desoigner elle-même son jardin.

De cette fenêtre on apercevait, au delà dumur de la cour, les grands prés ensoleillés des-cendant en pente jusqu’à la route, le clocher

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du village qui élevait sa croix derrière la forêt,et la masse sombre des montagnes qui allaitse fondant insensiblement dans le bleu. Thé-rèse aimait ce simple tableau, dont les lignespresque pauvres et la couleur sévère étaientpleines cependant d’une pénétrante poésie ;elle n’eût pas donné sa fenêtre et son coin depaysage pour le plus élégant balcon. Lachambre elle-même ne manquait pas d’un cer-tain cachet ; quelque artiste inconnu avait pa-tiemment ciselé les grosses poutres du plafondoù couraient des rinceaux et des feuillages ; lespanneaux de la boiserie étaient séparés par defrêles colonnettes en haut relief, et de jolies ro-saces ornaient les angles de la cimaise. Cettedécoration, naïve comme les œuvres d’art quiéclosent en dehors de toute école, était bienen harmonie avec l’antique mobilier, que rajeu-nissait seulement l’éclat d’une propreté méti-culeuse. Le poêle de faïence historiée eût faitla joie d’un antiquaire, ainsi que la lourde tablede chêne à pieds tors et le grand bahut aux

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fines sculptures. Quant aux chaises, c’étaientde vrais bijoux, et Thérèse en était fière à justetitre. Le dossier représentait une gerbe d’épisqui s’épanouissait au sommet et que des ba-guettes en montants soutenaient sans l’alour-dir. Cette conception gracieuse était due à unarrière-grand-oncle de Thérèse qui avait, pa-raît-il, un certain génie. Mais la tradition de fa-mille en parlait comme d’un pauvre sire. « Iln’avait pas fait grand’poussière en ce monde, »disait-on.

Quelques gravures assez bonnes et unegrande photographie de la Vierge à la Chaiseornaient les parois ; on n’y voyait point de cesenluminures déplaisantes qui vous tirent l’œildans la plupart des maisons de paysans. Legoût discret et sobre de Thérèse se montraitpartout dans son royaume domestique ; etcette chambre où dominaient les tons brunsombre des vieilles boiseries était précisémentle cadre qu’un peintre eût choisi pour sa beautécalme et sévère.

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Mais en cet instant il ne s’y trouvait queMarcel Auvernet et Félix Prenel, qui ne son-geaient point à faire de l’esthétique.

— Assieds-toi, dit le paysan en indiquantà son jeune domestique un tabouret placé enface de la fenêtre, tandis que lui-même se re-tirait dans l’embrasure, le dos tourné à la lu-mière.

Peut-être avait-il les yeux tendres ; il n’ai-mait pas à recevoir le jour en pleine figure.

— Tu sais lire et écrire, je suppose, com-mença le paysan.

— Oui, maître.

— Tu sais aussi que, pour qu’une affairesoit en règle, il faut un marché écrit. Moi,j’aime les affaires en règle. Quel âge as-tu ?

— Vingt ans.

— Très bien. Mais, j’y pense, ton servicemilitaire, quand le feras-tu ?

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— Je n’en ferai point ; ils n’ont pas voulu demoi à la dernière réforme.

— Ils ont pensé que tu aurais la tête tropdure pour l’exercice : droite, gauche, paille,foin !

— Peut-être bien, répondit humblementMarcel ; mais ce n’est pas ce qu’ils ont dit. Jeme suis levé un nerf dans le bras droit, il y adeux ans, et il paraît que ça m’empêcherait demanier le fusil. J’ai un congé jaune.

— Tant mieux pour toi. On t’en aurait faitvoir de grises en caserne ; et puis, six semainesde service par-ci, trois semaines par-là, ça faitdes trous aux gages d’un domestique. Il estdonc convenu que je te donnerai seize francspar mois, ou plutôt quinze, pour faire uncompte rond. Ça te convient-il ?

— Comme vous voudrez, répondit Marcelavec indifférence.

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— Nigaud, va ! c’est bien heureux pour toiqu’un honnête homme s’occupe de tes affaires.Nous disions donc douze francs par mois ?

— Quinze, maître, fit le jeune domestiqueavec quelque surprise.

— Ah ! tu te réveilles, à la fin ! Trois écusdonc, c’est en règle. Mais il y a un autre pointà tirer au clair. Tu es bon musicien : toi et taflûte, vous serez de tous les bals et de toutesles noces ; tu vas veiller tard, et le lendemaintu auras mal aux cheveux, c’est connu. Qui est-ce qui y perdra ? Moi, parbleu, qui payerai undomestique pour faire danser les autres.

Félix Prenel avait pris un ton si fâché queMarcel s’alarma ; il crut que son engagementne tenait plus à rien.

— Je ne suis jamais allé dans les bals,maître, et je vous promets de n’y jamais aller,quand même on me le demanderait.

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— Là, tu es un bon garçon ! dit le fermier ensouriant du bout des lèvres ; mais ce serait pé-ché que de priver le pays de ta musique. Seule-ment, écoute, tu vas me faire une promesse.Quand on viendra te dire : « Eh ! Marcel par-ci, Marcel par-là, nous aurons besoin de taflûte ce soir, il y aura une sauterie chez nous, »réponds toujours : « Arrangez-vous avec monmaître. » Et pas un mot de plus, tu entends ?

— Oui, maître, je vous le promets, dit Mar-cel qui trouvait cette convention tout à fait lé-gitime.

— Très bien. Et si par hasard, ajouta le fer-mier, comme se rappelant tout à coup un détailà peine digne de mention, si par hasard ilsvoulaient te payer, dis-leur aussi : « C’est monmaître qui s’en occupe. » Tu n’entends rien àl’argent, pas vrai ? Je soignerai ça pour toi.Maintenant je vais écrire notre marché. Tu leliras bien attentivement, et puis tu signeras sicela te convient.

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En matière de contrats, Félix Prenel étaitferré à glace ; il connaissait, à un iota près,toutes les rubriques qui permettent de légaliserles conventions les plus illégales. En moins decinq minutes, il rédigea un acte d’apparencetrès vertueuse et équitable, dont la dernièreclause, insérée là comme un post-scriptum in-signifiant, était conçue à peu près en cestermes :

« Un domestique devant tout son temps àson maître, le dit Marcel Auvernet ne pourra selouer à personne, pour quelque besogne que cepuisse être, sans l’autorisation du dit Félix Pre-nel qui réglera lui-même les conditions. »

— Lis et signe, dit le fermier en passant laplume au jeune homme.

Marcel lut et signa ; mais comme il étaitd’une droiture parfaite, il se sentait beaucoupplus lié par sa promesse de tout à l’heure quepar les jambages d’une calligraphie douteusequ’il venait de tracer.

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Félix Prenel signa à son tour.

— Le tour est joué… c’est en règle, je veuxdire, continua-t-il en se reprenant, tandis qu’ilpliait soigneusement le papier et le serrait dansson gros portefeuille. Va maintenant, mon gar-çon, et pour aujourd’hui, fais ce qu’Alvine tedira. Obéis aux femmes ; il n’est jamais troptôt pour commencer l’apprentissage du métierqu’elles nous font faire toute notre vie.

Et il se mit à rire de son rire sec et bref. Dé-cidément il était d’humeur facétieuse ce jour-là ; mais ceux qui connaissaient Félix Prenelcraignaient sa gaieté plus que son air bourru detous les jours.

Marcel ouvrit la porte et allait sortir, quandune inspiration subite le retint sur le seuil. Lemaître était de si bonne humeur ; pourquoi nepas essayer ?

— Maître, commença-t-il, notre Biquette,vous savez ?

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— Au diantre ta Biquette ! s’écria FélixPrend qui commençait une addition dans soncalepin. Je crois, ma foi, que ce gaillard-là sefamiliarise. À ton ouvrage, galopin, et plus viteque ça !

« Tout à gagner, rien à perdre, murmura-t-il quand la porte se fut refermée sur Marcel.Les bonnes affaires, c’est comme les morilles,il faut avoir le nez fin pour les dénicher. Je nedis pas qu’avec celle-ci il y ait de quoi devenirmillionnaire, mais ça me fera toujours un pro-fit de quelques centaines de francs par année,et il n’y a rien à risquer, absolument rien. C’estdrôle, ces individus qui se laissent ainsi man-ger la laine sur le dos. Mais il faut de toutessortes de gens pour faire un monde, et le nôtren’est pas trop mal comme il est. À présent, ilne nous manque plus que des pratiques ; maiselles viendront, elles viendront. »

Cependant Marcel, très contristé par la re-buffade qu’il venait de subir, traversait lente-

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ment la cuisine. Thérèse était debout devantl’évier, les manches retroussées jusqu’aucoude, essuyant la vaisselle du dîner. Elle avaitde belles mains très soignées ; des mains depaysanne pourtant, un peu fortes et brunes,mais admirablement modelées, de ces mainsdont on aime la forte étreinte, et qui saventsoutenir mieux que caresser.

La jeune fille, tournant la tête, remarqual’air abattu de Marcel. Malgré les assertions deson père, elle craignait que ses intentions àl’égard du jeune domestique ne fussent pas desplus correctes ; et sans toutefois s’intéresserbien particulièrement au nouveau venu, elles’était promis de le défendre, puisqu’il parais-sait peu capable de le faire lui-même.

— Qu’est-ce que c’est, Marcel ? on vous achagriné ? dit-elle au moment où le jeunehomme allait sortir.

— Non, mademoiselle Thérèse, je pensaisseulement à notre Biquette, répondit-il en le-

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vant sur elle des yeux surpris, car il n’était pasaccoutumé à ce qu’on prît garde à lui.

— Votre Biquette ?… oh ! oui, je com-prends. Qu’est-ce qu’on va donc en faire, Mar-cel ?

— Marie-Anne dit qu’on la vendra.

— Espérons qu’elle trouvera un bon maître,répondit Thérèse de ce ton moitié condescen-dant, moitié enjoué avec lequel on console lesenfants. C’est une bonne petite chèvre ?

— Très bonne et très jolie aussi. Elle abeaucoup d’esprit… et malgré ça, je crois bienqu’elle m’aime, ajouta Marcel à demi-voix.

Les yeux de Thérèse se mouillèrent subite-ment. Elle aussi, la riche héritière, était à jeund’affection.

— Savez-vous, Marcel, que j’ai bonne envied’acheter cette Biquette ? dit-elle en épiant surle visage du jeune homme l’effet que produi-raient ses paroles. J’aime beaucoup le lait de

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chèvre. Vous pourriez la soigner vous-même,qu’en dites-vous ?

— Le maître ne voudra pas, dit lentementMarcel en secouant la tête.

— Si la maîtresse veut, le maître voudra, ré-pliqua Thérèse avec un sourire. Demain matin,votre Biquette sera ici. Êtes-vous content, Mar-cel ?

Il la regarda, et ses yeux avaient un rayon-nement qu’on n’y avait jamais vu. Mais Thé-rèse connaissait trop peu Marcel pour notercette différence ; aussi lorsque le jeune hommes’éloigna en murmurant à demi-voix : « Merci,maîtresse, » elle se sentit légèrement déçue.

« Il ne témoigne pas grand plaisir. » se dit-elle.

Comment aurait-elle pu savoir que ce légeracte de bonté allait tirer Marcel de son engour-dissement moral et allumer en lui la flamme vi-

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vifiante d’une affection et d’un dévouement quile transformeraient ?

« Qu’est-ce que je pourrais bien faire pourelle ? » se demandait le jeune homme en sor-tant.

Alvine, qui était dans la cour, se chargea delui fournir de l’occupation.

— Venez m’aider à remplir les chaudières,lui cria-t-elle ; nous allons commencer demainla lessive, et si je ne fais pas aujourd’hui la moi-tié de la besogne, nous en aurons jusqu’à laSaint-Jamais. Notre valet d’écurie est un grandseigneur qui aimerait mieux tirer la langue desoif que de puiser lui-même un seau d’eau etpour tant qu’à nos deux brimborions de ser-vantes, ce qu’on pourrait en faire de mieux se-rait de les mettre dans la lanterne de la pen-dule. Quand elles auront porté une douzainede seilles d’ici à la remise, elles auront les brasfoulés. Vous ne m’avez pas non plus l’air d’ungaillard bien conséquent, continua-t-elle en toi-

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sant la personne élancée de Marcel ; on diraitque vous n’avez eu à manger que des herbesamères jusqu’ici. Mais c’est assez bavardécomme ça, je suppose, reprit-elle de son ton leplus sévère. Vous ferez mieux de vous taire àprésent et de remplir le seau.

Marcel tout étonné se tut ou plutôt conti-nua à se taire, en se demandant à part luiquand donc il avait parlé. Alvine, soulevantune lourde seille de ses bras robustes, la plaçasur sa tête et marcha vers la remise de sonpas le plus épique, sans même soutenir de lamain sa charge haut perchée qui semblait ne semaintenir en place que par un miracle d’équi-libre.

Marcel, ayant rempli à son tour le largeseau qu’il devait porter, le posa sur son épauleen l’appuyant du bras droit, et se disposait àtraverser la cour lorsque le valet d’écurie vint àsa rencontre.

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— Tiens ! une nouvelle servante ! fit-il d’unton moqueur. C’est Marceline que tu t’appelles,hein ? Il te manque un tablier blanc ; si on t’aengagé pour savonner, je demande à voir ça.

— Vous n’auriez pas mal besoin d’être sa-vonné vous-même, répliqua tranquillementMarcel en toisant le valet, qui en effet n’eût pasété couronné dans un concours de propreté.

— Ah çà ! je crois que tu raisonnes, mar-mouset ! tu veux que je t’apprenne à vivre ?

En même temps il poussa Marcel si rude-ment que celui-ci lâcha le seau, et l’eau, jaillis-sant tout à coup, se répandit en une largenappe sur l’agresseur, qui sauta de côté une se-conde trop tard. Cette douche froide, au lieu dele calmer, l’exaspéra au plus haut point.

— Tu l’as fait exprès ! s’écria-t-il en se se-couant et en montrant le poing à Marcel.

— Vous savez bien que vous m’avez pous-sé, répondit celui-ci.

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Et sans s’attarder à une plus longue dispute,il ramassa le seau qui gisait sur le gravier pouraller le remplir de nouveau à la cuve. Mais Al-vine accourait.

— Ça, dit-elle en se plantant devant le valettout mouillé qui tordait les manches de sablouse, ça vous vient comme le nez au milieude la figure. Est-ce que je ne vous ai pas vupousser Marcel ? S’il vous avait arrosé exprès,vous n’auriez pas à vous plaindre, mais il n’apas assez d’esprit pour ça, bien sûr. Comme ditM. le curé, le méchant tombe dans sa proprefosse ; vous n’allez jamais au prêche, sans quoivous le sauriez.

Allons, vous voilà propre pour quinze jours.Séchez-vous au soleil à présent ; il n’est riencomme un bain de lézard pour empêcher lesrhumatismes.

Par cet exploit involontaire, Marcel se fit unennemi, mais aussi une alliée. Il y a des com-pensations en tout. Alphonse, le valet d’écurie,

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était la bête noire d’Alvine depuis certain jouroù il lui avait demandé en pleine table si ellen’allait pas bientôt fêter son jubilé. Quoique lavieille fille fût dévote, sa patience chrétiennen’allait pas jusqu’à souffrir qu’on l’accusâtd’avoir cinquante ans. Ce sont là de ces of-fenses qu’on pardonne pieusement avant d’al-ler à confesse, mais qu’on se garde d’oublier.L’aventure du seau fit donc gagner à Marcelune très haute place dans les bonnes grâces dela servante en chef. Elle le considéra presquecomme un génie méconnu.

« Et c’est un bon travailleur, pensait-elle ensuivant des yeux le jeune domestique qui va-quait à son ouvrage tranquillement, mais sansune minute de distraction ou d’oisiveté. Aprèstout, le maître n’aura pas fait là une trop mau-vaise emplette ; aussi bien, j’aurais pu me tran-quilliser tout de suite, car il n’a pas l’habitudede se mettre le doigt dans l’œil, notre maître. »

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— Voilà qui est bien, dit-elle à Marcel aumoment où celui-ci achevait d’empiler lesbûches qu’il venait de fendre et qu’on devaitbrûler le lendemain sous les chaudières.Mlle Thérèse sera contente de voir que tout estprêt pour sa lessive.

— Vous croyez qu’elle sera contente ? fitMarcel vivement. Dites-moi ce que je peuxfaire pour elle à présent.

Alvine le regarda d’un œil curieux.

« Je ne sais comment elle s’y prend, pensa-t-elle, mais elle les ensorcelle tous. »

Quoique cette réflexion fût accompagnéed’un soupir assez mélancolique, la grande fillen’y mêlait aucun retour jaloux sur elle-même.Thérèse était sa maîtresse vénérée et chérie ;elle l’admirait de tout son cœur et trouvait trèsnaturel que les autres en fissent autant.

Jusqu’au soir, Marcel fut occupé dans lacour ou à l’étable : au coucher du soleil, il re-

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garda d’un œil d’envie la vaste pâture baignéeencore d’une paisible lumière, les pentes ga-zonnées où les sapins projetaient leurs grandesombres. Il fut sur le point de s’enfuir, car cetteheure sereine et tiède du crépuscule était lasienne, son heure de vacance et de rêverie.Mais la cloche du souper se fit entendre, et iln’osa pas écouter l’appel de la forêt.

Cependant, lorsque le repas fut terminé,tous les gens de la ferme se dispersèrent ; lesuns allèrent s’asseoir sur le pont de la grangepour fumer leur pipe de compagnie ; d’autresdescendirent au village, tandis que Félix Prenels’enfermait pour régler ses comptes de la jour-née. Marcel, libre enfin, mit sa flûte dans sapoche et courut d’une traite jusqu’aux noise-tiers qui bordaient le plateau. Écartant leursbranches flexibles, il se coula par-dessous ets’assit de l’autre côté de la haie, au bord d’unpré tout parfumé de trèfle.

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À ses pieds les lumières du village com-mençaient à briller ; dans le ciel transparent,une petite étoile encore solitaire attendait sessœurs en scintillant et en dansant comme unfeu follet. Marcel la regarda et eut envie de luijouer une valse pour lui apprendre à danseren mesure. Des notes cadencées et brillantess’élancèrent aussitôt de la flûte, jaillissantcomme des fusées et s’égrenant dans le silencede la nuit. Cet air de valse n’était qu’une simpleritournelle, mais les doigts habiles de Marcel ybrodaient des arabesques qui en faisaient unecharmante fantaisie, capricieuse et tourbillon-nante comme la danse de la petite étoile.

Thérèse, assise sur le banc du jardin, écou-tait cette musique étrange presque sans oserrespirer, tant elle craignait de perdre une seuledes notes que le vent lui apportait par bouffées.Cela ne ressemblait à rien de ce qu’elle avaitentendu jusqu’alors.

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— Je voudrais danser cette valse-là, dit-elletout à coup à demi-voix.

— Espérons que tu auras bientôt ce plaisir,répondit quelqu’un derrière elle.

C’était son père qui venait d’ouvrir la croi-sée, et qui se tenait maintenant dans l’embra-sure, prêtant aussi l’oreille à la sérénade.

— Je ne suis pas connaisseur, reprit-il ; lemaître d’école assurait toujours que je n’avaispas d’oreille ; pourtant il savait bien les décou-vrir quand il s’agissait de me les tirer. Mais iln’est pas besoin de savoir le plain-chant pourentendre que ce garçon-là fait merveille avecsa flûte. Qu’en dis-tu, Thérèse ?

— Vous m’empêchez d’entendre, fit-elle àvoix basse.

La dernière note venait de s’éteindre, maisl’air semblait encore vibrer en musique autourde Thérèse. Quelques minutes après, Marcelentrait dans la cour, craignant de s’être attardé

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et d’avoir encouru le déplaisir de son maître. Ilfut bien étonné de voir Mlle Thérèse sortir dujardin à sa rencontre.

— Marcel, dit-elle, – et son ton n’avait plusrien de la condescendance un peu dédaigneuseavec laquelle elle lui avait parlé le matin, – quelbeau concert vous nous avez donné !

Le jeune homme se troubla, car il ne luiétait jamais venu à l’esprit qu’on écoutât samusique.

— Vous jouerez pour moi tous les soirs,n’est-ce pas ? reprit-elle avec chaleur.

Ces deux mots, « pour moi, » lui étaientmontés aux lèvres sans qu’elle y pensât, car lasimple et fière Thérèse ignorait toute coquet-terie ; mais elle sentait instinctivement que,seule parmi les gens de la ferme, elle sauraitapprécier à sa juste valeur la musique toutepoétique qu’elle venait d’entendre.

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— Pour vous, je voudrais faire quelquechose de plus difficile, répondit Marcel en laregardant de ce même regard subitement éclai-ré qu’il avait eu le matin.

« Ah çà ! se demandait Félix Prenel quiécoutait ce dialogue en fixant son œil observa-teur sur les deux jeunes gens debout tout prèsde lui à la porte du jardin, est-ce qu’il en tien-drait aussi, celui-là !… C’est bon à savoir ; jeferai jouer cette corde à l’occasion. Thérèse abeau regimber : elle me rend de fiers services,ma grande et belle fille. »

Ce soir-là, tout le monde à la ferme, – saufle valet d’écurie qui ruminait des projets devengeance, – tout le monde s’endormit d’uncœur satisfait. Félix Prenel n’avait pas perdu sajournée ; il se décernait un témoignage d’ex-cellence, et quand il ferma les yeux, ses pre-miers songes lui montrèrent une multitude depièges auxquels de naïfs oisillons se laissaientprendre.

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Marcel, dans la chambrette où deux autresdomestiques dormaient déjà à poings fermés,repassait en esprit les événements de cettejournée mémorable où le sentier uniforme desa vie avait fait un si brusque tournant. Il pen-sait à sa mère, et il se disait que de ses pre-miers gains il prierait monsieur le curé de cé-lébrer une messe pour le repos éternel de sapauvre âme. « Elle est toute seule là-bas dansla nuit, se disait-il ; ô mère, mère ! » Cependantson chagrin ne ressemblait plus au désespoirmorne qui s’était emparé de lui le matin, aucimetière. Il ne se sentait plus abandonnécomme un paria au milieu de ce vaste monde ;il avait trouvé quelqu’un qui l’aimait un peu,ou plutôt, ce qui lui était bien plus nécessaire,il avait trouvé quelqu’un à aimer. Pour la pre-mière fois de sa vie peut-être, il eut hâte devoir venir le lendemain. « Qu’est-ce que jepourrais bien faire pour elle ? » fut sa dernièrepensée avant de s’endormir.

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Thérèse ne se doutait pas de l’ardent dé-vouement qu’avait fait naître une bonne paroledans le cœur du pauvre garçon qui en avait étési longtemps sevré ; mais peut-être en pressen-tait-elle quelque chose, par l’effet de ce mys-térieux magnétisme qui parfois nous enserrecomme d’un courant de sympathie. Sans biensavoir pourquoi, elle avait le cœur léger cesoir-là, tandis qu’elle défaisait les longuestresses de ses cheveux bruns, un sourire inac-coutumé errait sur sa bouche sérieuse. La mu-sique de Marcel l’avait délivrée pour un mo-ment des lourdes chaînes de contrainte qu’elleportait habituellement ; elle avait retrouvé sanature spontanée et presque enthousiaste d’au-trefois : cela lui avait fait un bien infini.

« Je ne sais ce que j’ai ce soir, pensa-t-elle ;il me semble que je chanterais volontiers. Ce-pendant j’ai pour demain deux gros ennuis enperspective : noce et lessive. »

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SECONDE PARTIE

NOCE et lessive, tel était le programme dela journée, qui s’annonça splendide, au granddépit d’Alvine. Il faut savoir que dans ce petitcoin de pays où règnent mille préjugésétranges, certain dicton populaire est tout par-ticulièrement incommode aux maîtresses demaison, parce qu’il les embroche aux cornesd’un dilemme fort embarrassant. « Les mé-chantes femmes ont toujours le beau tempspour leur lessive, » dit ce coquin de proverbequi court le pays. Ou bien vous êtes une mé-chante femme, ou bien la pluie vous empêche-ra de sécher votre linge : choisissez. Fort heu-reusement il n’y a pas à choisir ; le soleil n’at-

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tend pas la décision des ménagères pour brillerou se cacher ce jour-là.

Du reste le dilemme portait son baume avecsoi, et l’une de ses cornes guérissait les bles-sures que faisait l’autre. « S’il faut passer pourméchante, tant pis ; au moins les chemises demon mari sont sèches comme du foin ; il n’aurapas à dire tout l’hiver qu’elles sentent le moisiet qu’elles lui donnent des torticolis chaquefois qu’il en change. » C’est ainsi qu’on seconsolait du beau temps, et s’il pleuvait, onétait décrétée bonne femme de par la pluie.

Mais Alvine jouissait sur ce point d’unechance vraiment exaspérante. Elle avait beauchoisir pour sa lessive le capricieux avril oule brumeux octobre, le soleil ne manquait ja-mais à la fête. On en riait dans le voisinage ;mais Alvine prenait les taquineries au grandtragique et ne manquait pas de jeter la respon-sabilité de ce bonheur impertinent sur les la-

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vandières, « qui sont assez mauvaises langues,disait-elle, pour nous allumer quatre soleils. »

Il y avait au village une autre personne quele beau temps contrariait fort : c’était Margue-rite Jasmin, qui se préparait à poser sur sesblonds cheveux un bonnet de tulle blanc ornéde fleurs d’oranger. Sa grand’mère lui avait ap-pris qu’un trop brillant matin de noce présagedes années de misère au jeune ménage. Cepen-dant le soleil montait radieux, faisant brillerses rayons sur les bonnes et sur les méchantesfemmes, sur les vieux couples et sur les jeunesépoux.

Bien avant cinq heures, Alvine parut dans lacour, les manches retroussées, et traînant à sespieds de gros sabots qui faisaient clic clac surles dalles. Ses cheveux étaient relevés commeà l’ordinaire en une torsade hérissée, où ellen’aurait eu qu’à planter une plume verticale àla zoulou pour se donner un air des plus re-doutables. Les lavandières, de pauvres femmes

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du village, arrivèrent l’une après l’autre et for-tifièrent tout d’abord leur courage en buvantà petits coups, une main sur la hanche, l’ex-cellent café que Thérèse leur apporta.

— Vous d’abord, déclara Alvine, vousn’avez rien à faire ici, mademoiselle Thérèse.Un jour de noce, on ne trime pas. Ce serait jolivraiment d’avoir ce soir les mains gonflées etfendues comme des pommes cuites. Allez plu-tôt repasser votre beau jupon blanc à festons ;je vous l’ai empesé hier, et s’il ne se tient pastout debout comme un entonnoir, ce ne serapas ma faute. Vous seriez déjà de la fête ce ma-tin, si vous aviez voulu me croire. Le savon-nage marchera parfaitement sans vous, pourvuque nos femmes sachent aussi bien taper de lamain que de la langue.

Les trois journalières se jetèrent un regardd’intelligence et sourirent ; elles savaient bienqui, en ces occasions, tenait le haut bout ouplutôt les deux bouts de la conversation. Mais,

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avec ou sans panache à la zoulou, Alvine étaittrop redoutable pour qu’on hasardât une obser-vation.

Thérèse, ainsi poliment éconduite, revint àsa laiterie où la besogne du reste ne manquaitpas.

De très bonne heure aussi, le maître desAlisiers descendit au village ; quand il en re-vint, un sourire de satisfaction épanouissait lescoins de sa bouche.

— Où est Marcel ? demanda-t-il en entrantdans la cuisine. Qu’une de ces jolies filles ailleme le chercher ; elle ne sera pas trop fâchée dela commission, je suppose ?

— Un grand nigaud comme lui ! répliquaFélicie avec une mine dédaigneuse. Tenez, ilest là qui pioche dans le champ de pommes deterre comme s’il y avait un écu pour lui souschaque motte qu’il remue. On dirait qu’il s’estdonné la tâche de piocher tout le pays avant

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déjeuner. Ce n’est pas un domestique naturel,ça !

Cependant elle sortit pour appeler ce gâte-métier de Marcel qui entra tôt après dans lacuisine.

— Viens çà, dit Félix Prenel ; il paraît quetu en débranches ! N’en fais pas trop tout demême, sans quoi il faudrait t’encadrer pour ser-vir d’exemple aux autres.

En même temps il ouvrait la porte de lachambre où le soir précédent il avait conclu unsi ingénieux marché.

— Ici nous causerons plus à l’aise, dit-il enreprenant son poste d’observation dans l’em-brasure de la fenêtre. Je viens de voir quel-qu’un, mon garçon, à qui tu pourrais rendre unfameux service.

Marcel ne jugeant pas à propos de ré-pondre, le fermier poursuivit :

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— Ce pauvre Victor Blanquet ! il se marieaujourd’hui, mais ce n’est pas là son plus grandmalheur. Le violoneux qu’il avait engagé pource soir lui fait faux bond, et il ne lui reste qu’unaccordéon assez misérable. J’ai promis que tuirais à huit heures.

— Moi ! fit Marcel étonné. Vous oubliez,maître, qu’on vient d’enterrer ma pauvre mère.

— Est-ce que ça me regarde ! s’écria bruta-lement Félix Prenel.

Puis, se ravisant tout à coup, il reprit avecplus de calme :

— Ne fais pas le nigaud ; tu l’es déjà bienassez par nature. Faire danser les autres, cen’est pas comme si l’on dansait soi-même ;comprends-tu la différence ? Monsieur le curélui-même n’aurait pas un mot à dire là contre.On te laissera bien tranquille dans ton coin ettu musiqueras tout juste comme hier au soirsous les coudres. Tu vois que je suis un bonmaître ; je me donne la peine de raisonner avec

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toi, bien que tu aies la tête rudement carrée.À présent c’est entendu, j’espère. À huit heurestu endosseras ton habit noir bien brossé, et enmarche pour la gloire !

Marcel était très perplexe ; les argumentsde son maître lui semblaient valables, mais ilbalançait encore.

— Je voudrais savoir ce que Mlle Thérèseen dirait ? murmura-t-il enfin.

— Thérèse ? va le lui demander ; elle te ré-pondra ce qu’elle m’a dit hier au soir en écou-tant ta musique : « Je voudrais bien dansercette valse-là. »

Ce mot mit fin aux hésitations de Marcel.

— Si ça peut lui faire plaisir, j’irai, dit-il. Mamère ne s’en fâchera pas, parce qu’après toutje penserai à elle aussi bien là qu’ici.

— Bravo, Marcel ! s’écria le paysan en luifrappant sur l’épaule. Je savais bien que tu en-tendrais raison, à la fin. À propos, j’ai appris ce

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matin que Thérèse a un caprice pour votre Bi-quette ; elle l’enverra chercher dans la journée.

— Merci ! s’écria le jeune homme avec re-connaissance.

Il se demandait comment il avait pu refuserun instant de complaire à un si bon maître.

Le fermier eut grand soin de tenir Marcelhors du chemin de Thérèse pour le reste dujour ; il l’envoya dans la forêt lier en fagotsles branches que les bûcherons abattaient.Comme il y avait une assez grande distance dela ferme à l’endroit où l’on faisait cette coupede bois, les ouvriers ne descendirent ni pourle déjeuner ni pour le dîner ; on leur porta là-haut leurs repas qu’ils mangèrent assis sur lestroncs récemment abattus. Marcel jouissait si-lencieusement de cette journée passée augrand air et en pleine forêt ; le soir, quand ilrevint aux Alisiers, son visage ordinairementpâle et morne était comme éclairé. Au lieud’avoir les yeux perdus dans le vague, il re-

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gardait droit devant lui et descendait le sentierd’un pas ferme, en homme qui sait maintenantoù il va et ce qu’il veut. Il était sur le point d’en-trer dans la cour quand la voix de Thérèse sefit entendre tout près :

— Marcel !

La jeune fille était assise sur le petit muren pierres sèches qui fermait la prairie ; degrandes ombellifères roses et blanches se ba-lançaient à côté d’elle et venaient caresser sonépaule de leurs gracieux parasols ; son piedfinement chaussé s’appuyait sur une grossepierre moussue qui avait roulé du mur. Thé-rèse avait déjà fait sa toilette de bal : une robede soie noire très simple et un fichu de crêpelisse attaché par une petite épingle de corailrose.

Thérèse avait du goût ; elle détestait la bi-jouterie de clinquant et les couleurs voyantesqu’affectionnent souvent les jeunes pay-sannes ; du reste son miroir lui avait dit qu’une

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toilette sévère seyait mieux à son genre debeauté, et pas plus qu’une autre jeune fille ellene désirait paraître à son désavantage. Sonpère l’eût voulue plus pimpante.

— Qu’est-ce que c’est que cette nonne ?avait-il dit en regardant la robe noire et le fichublanc. Je te donne assez d’argent pour tesépingles cependant ; croirait-on que voilà l’hé-ritière des Alisiers ?

— Faites-moi dorer sur tranche, répondit-elle avec amertume. J’aurai alors autant deprétendants que si j’étais un lingot.

Puis elle se repentit d’avoir ainsi parlé à sonpère, dont elle était après tout l’orgueil et laplus grande joie.

— Tenez, dit-elle en lui tendant sa maingauche : voilà qui fera reconnaître l’héritièredes Alisiers.

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Un riche cercle d’or ciselé ornait son poi-gnet et se cachait à demi sous les dentelles dela manchette.

— À la bonne heure ! dit Félix Prenel d’unton radouci ; il n’y a pas une fille à quatrelieues à la ronde qui puisse se vanter d’avoir unbracelet de ce poids-là.

En cet instant on avait annoncé à Thérèseque la Biquette de l’Anastasie venait d’arriveret qu’on l’avait attachée dans le pré en atten-dant. Elle y avait couru comme elle était, aprèsavoir pris dans sa main une poignée de sel.

La jolie chèvre la regarda venir d’un air in-différent ; l’herbe était tendre autour de son pi-quet ; pour le moment, brouter était sa grandeaffaire, que ce fût une robe de soie ou un juponcourt qui lui rendît visite. Mais elle était troppolie cependant et trop sociable pour résisterlongtemps aux avances de Thérèse ; elle fit unpas, tendit le museau et découvrit le régal ex-quis qu’on lui tendait. Laissant là ses herbages

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qui pouvaient attendre, elle se mit à lécheravec ardeur la main de Thérèse et jusqu’à sonjoli poignet cerclé d’or. C’est alors que Marcelavait paru à l’entrée de la cour.

— Là ! vous la reconnaissez, j’espère ? ditThérèse lorsque le jeune homme s’avança pourrépondre à l’appel de sa maîtresse.

Biquette, elle, n’attendit pas qu’on l’interro-geât ; abandonnant le sel dont elle s’était mon-trée si friande, elle se dressa tout à coup surses pieds de derrière comme quelque bête hé-raldique, tirant si fort sur sa corde qu’elle faillits’étrangler.

— Doucement, ma belle, doucement ! ditMarcel en lui rendant ses caresses. Vous voyezqu’elle m’aime, mademoiselle Thérèse ; mais jesuis sûr que dans quelques jours elle vous ai-mera plus que moi.

— Oh ! pourquoi donc ? dit la jeune fille.

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— Marcel ! cria tout à coup la voix du fer-mier.

Et Félix Prenel parut lui-même à l’entrée dela cour.

— Est-ce l’heure de batifoler, paresseux !Viens çà, et un peu vite.

« Faut-il que je les aie tenus tout le jourl’un en vent et l’autre en bise pour qu’ils seretrouvent à la dernière minute ! pensa-t-il. SiThérèse apprend l’affaire, tout est flambé pource soir. »

— Je viens de descendre, dit Marcel en re-joignant le fermier ; j’ai eu tout juste le tempsde dire bonjour à Biquette ; et pour ce qui estde m’appeler paresseux, vous n’en avez pas ledroit, maître ; j’ai travaillé rude tout le jour.

Il dit cela tranquillement, sans la moindreinsolence, mais aussi sans baisser les yeux de-vant le regard courroucé que Félix Prenel luijeta.

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— Oh ! oh ! s’écria celui-ci, il paraît quel’agneau commence à pousser des cornes ;mais on saura les lui rogner. Va-t’en dans tachambre, raisonneur, et prépare-toi. Quand lemoment sera venu de descendre au village, jet’appellerai.

Marcel ne s’en fût pas tiré à si bon comptesi Thérèse ne s’était approchée en cet instant ;mais le fermier craignait décidément de leslaisser ensemble, c’est pourquoi il congédiaMarcel en toute hâte, se promettant bien d’en-treprendre le gars à la première occasion et delui laver la tête d’importance.

— Je ferai bien de descendre avant la nuitnoire, dit Thérèse en venant à son père. J’es-père qu’ils me laisseront partir de bonneheure ; nous aurons à étendre tout notre lingedemain.

— Et moi, j’espère bien qu’ils n’en ferontrien ! s’écria le fermier. Allons, Thérèse, mafille, prends donc du plaisir pendant que tu es

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jeunette, et n’oublie pas toujours que tu as icitrois ou quatre servantes pour faire la besogne.Tiens, voici quelqu’un qui sera de mon avis,n’est-ce pas, Léon ?

À ces mots, Thérèse tourna légèrement latête et vit briller derrière elle les yeux noirsdu jeune contrebandier. Elle se hâta de rentrerdans la maison, puis traîna en longueur sesderniers préparatifs, lissa ses cheveux, brossaminutieusement sa mantille, espérant toujoursque Léon Thonin impatienté tournerait enfinsur ses talons et descendrait seul au village.

Mais les contrebandiers savent attendre ;et quand Thérèse, entendant son père l’appe-ler, n’osa plus tarder davantage, elle trouva lejeune homme debout à la même place, l’air fortpeu suave, il est vrai.

— Vous êtes très belle, mais vous y avezmis le temps, remarqua-t-il en lui ouvrant laporte de la cour.

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Elle ne répondit rien et passa devant lui,après avoir dit adieu à son père.

« Faites la princesse, mademoiselle Thé-rèse, murmura le jeune homme entre sesdents ; vous trouverez votre maître. »

Il avait parlé trop bas pour être entendu,mais elle surprit le regard brillant de colèrequ’il lui lançait. Une sorte d’appréhension luiserra le cœur.

« Tout ceci finira mal, pensa-t-elle. Je neveux plus qu’on me jette ainsi à la tête de ceLéon ; je le dirai demain à mon père. »

Et poussée par une crainte mêlée de dépit,elle descendait le sentier d’un pas si rapide queson compagnon avait peine à la suivre. Ils ar-rivèrent aux premières maisons du village sansavoir échangé une parole.

— Thérèse ! dit tout à coup le jeunehomme.

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Elle entendit sa respiration saccadée et s’ar-rêta pour le regarder en face.

— Jusqu’à présent, j’ai été pour tout lemonde mademoiselle Thérèse, dit-elle froide-ment. Après ?

On entendait des voix à quelques pas ; dansla cour du charpentier, des enfants jouaient etriaient ; c’est ce qui inspira du courage à lajeune fille, car les yeux enflammés de LéonThonin n’étaient rien moins que rassurants.

— Voulez-vous que je vous dise ? fit-ild’une voix qui vibrait de colère. Vous me ren-drez fou.

— Et voulez-vous que je vous dise, moi ?vous l’êtes déjà, répliqua Thérèse en reprenantsa marche rapide.

— À qui la faute, Thérèse Prenel ? pour quiest-ce que je mène cette vie de forçat, passantles nuits à la belle étoile, dans des chemins im-possibles, avec ces chiens de douaniers sur les

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talons, et risquant à toute minute d’avaler unede ces pilules de gros plomb qu’on ne digèrepas. Pour qui, s’il vous plaît ? Ce n’est pas pourles beaux yeux de votre père.

— Ni pour les miens, dit Thérèse d’un tonrésolu. Tenez, Léon, je suis bien aise de pou-voir m’expliquer avec vous une fois pourtoutes. Je n’ai jamais joué à la coquette, pasplus avec vous qu’avec un autre. N’importe ceque dit ou ce que fait mon père, ce n’est pas àmoi de le juger ; et voici une chose que vousauriez pu deviner sans qu’on prît la peine devous la dire : je suis bien la maîtresse des Ali-siers, mais vous n’en serez jamais le maître.

— C’est ce que nous verrons ! murmura lejeune homme.

— Tiens ! vous voilà donc enfin ! s’écriaquelqu’un en venant à leur rencontre. Tu n’aspas l’habitude d’arriver trop tard à un repas denoce, Léon, à moins que tu n’y viennes par lechemin des amoureux,… et ce n’est pas avec

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Mlle Thérèse qu’on y passe, ajouta Victor Blan-quet, lequel, en sa qualité de jeune marié àqui le bonheur déliait la langue, s’arrogeait cer-taines libertés.

Thérèse regarda son compagnon, espérantqu’il aurait la générosité de répondre quelquechose, mais il s’en garda bien et laissa son amiconclure de ce silence ce qu’il voudrait.

Les fenêtres de la maison voisine, brillam-ment éclairées, projetaient jusque sur la routeune vive lueur ; des ombres affairées passaientet repassaient derrière les rideaux blancs ; au-dessus de la porte, une lourde guirlande dehoux et de lierre était suspendue en festons,pour informer de la fête tous les passants, etla cour était pleine d’une joyeuse agitation.Plusieurs chars à bancs venaient d’y arriver ;de bonnes mamans rondelettes et des jeunesfilles en descendaient ; celles-ci prétendaientne pouvoir trouver le marchepied et se lais-saient glisser dans les bras de leurs cavaliers

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avec des cris, des rires et tout ce petit manègeeffarouché que notre mère Eve ignorait peut-être, mais que la plupart de ses fillesconnaissent assez bien.

— Entrez ! entrez ! s’écria Victor ; on danse-ra d’abord un peu pour se mettre en appétit ;mais notre orchestre n’est pas encore au com-plet. Marguerite est dans la grande chambreavec ses filles d’honneur, mademoiselle Thé-rèse ; elle a un tas de secrets à vous dire.

Quand Thérèse entra dans la pièce pro-fonde et basse, éclairée par de rustiques chan-delles de suif et où tourbillonnaient de joliespaysannes en robes légères, il se fit tout à coupun grand silence. La blonde mariée se tenaitau milieu de la chambre, rose et gracieuse sousses fleurs d’oranger, avec deux ou trois de sesamies les plus intimes, penchées les unes versles autres comme si elles venaient de s’inter-rompre au milieu d’un chuchotement.

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— Pourquoi vous taisez-vous tout à coup ?dit Thérèse en s’avançant ; vous parliez demoi ?

C’était un joli tableau : tous ces petitsgroupes attentifs, retirés dans l’embrasure desfenêtres ou dans les angles de cette grandepièce sombre dont les boiseries noires ser-vaient de repoussoir aux corsages clairs quis’y appuyaient ; toutes ces figures jeunes etfraîches tournées du même côté ; tous ces yeuxinquiets ou souriants ; et sous la lumière d’unelampe suspendue qui les éclairait en plein, lablonde Marguerite et la brune Thérèse, debouten face l’une de l’autre, belles toutes deux,mais d’une beauté bien différente, et dont lecontraste était encore accentué par le tulleblanc de la jeune mariée et la riche soie noirede la fière Thérèse.

— Nous disions seulement, commençaMarguerite d’un air un peu interdit ; nous di-sions… explique cela, Mariette.

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Mariette était la petite blondine aux che-veux frisés que nous avons rencontrée une foisdéjà ; et quand vous voyez une blondine auxcheveux frisés, vous pouvez parier cent contreun qu’elle aura la langue bien pendue.

— Oh ! nous disions beaucoup de choses,pour ce qui est de ça ! s’écria Mariette. Nouscherchions à deviner pourquoi le meilleur dan-seur et la plus belle fille nous manquaient en-core.

— La plus belle fille ! mais tu étais là, Ma-riette, fit Thérèse en riant.

— Oh ! moi ! si je demeurais aux Alisiers, jeserais peut-être la plus belle, fit Mariette avecun soupir. Les garçons cajolent la dot plus quela future.

— Je viens d’expliquer quelque chose de cegenre à Léon Thonin, et voilà ce qui nous a re-tardés, dit tranquillement Thérèse.

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Puis elle ôta son manteau, son chapeau,lissa ses cheveux devant le miroir et s’assit,froide et calme comme à l’ordinaire.

Quoi qu’en disent les diplomates, la droi-ture est encore la meilleure des tactiques. Parcette déclaration franche et nette, Thérèseavait coupé court aux chuchoteries ; on com-prit que Léon Thonin avait été éconduit, et plu-sieurs des amies de Thérèse, admiratrices se-crètes du héros contrebandier, surent gré à lajeune fille de le leur avoir rendu. Cependant,pour la prudence, l’héritière des Alisiers étaitbien une Prenel. Parmi les maximes de sonpère, il en était une dont elle avait reconnula sagesse et qu’elle pratiquait d’instinct, carson caractère réservé s’y prêtait : « Ne dites ja-mais vos motifs quand vous pouvez faire autre-ment. »

En ne donnant aucun détail sur la décon-fiture de Léon, Thérèse supprimait d’avanceles commentaires, autant du moins que cela se

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peut au village. On ne saurait broder quand onn’a pas de canevas.

— Eh bien ! dit Marguerite en entraînantson amie à l’écart, je vais te raconter mainte-nant de quoi nous causions quand tu es entrée.Je suis bien aise que Léon en soit au bout deson chapelet avec toi. Façon de parler, car jene crois pas qu’il puisse dire seulement son Pa-ter jusqu’au bout, ce grand coureur de bois. Iln’aurait pas fait un bon mari pour toi, Thérèse ;vous vous ressemblez trop.

— Moi et lui ! s’écria Thérèse dont les jouess’empourprèrent.

— Je veux dire qu’il est violent comme unsac de poudre et que tu n’es pas justementdouce comme le lait ; ce n’est pas un reproche,ma mie ; moi, je suis trop douce et j’aurais dûm’en corriger ; tout le monde le dit, sauf Victor.Vois-tu, nous avions pensé, nous autres filles,que toi et Léon ça ferait un couple à la fin,parce que ton père lui marque tant d’amitié ;

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c’est de cela que nous parlions quand tu as ou-vert la porte ; et tu avais l’air si sévère, avec tarobe noire et ton fichu blanc, que tu nous asfait peur à toutes.

— J’en suis fâchée, dit Thérèse ; je ne voispas le monde en rose aujourd’hui.

— Eh bien, écoute, je te dirai la fin. Tuconnais ma grand’mère ? il n’y en a pas unecomme elle dans tout le pays pour connaîtreles sorts, les charmes et toute cette magienoire qui fait qu’on regarde sous son lit avantde se coucher. Mais elle a aussi de bien jolis se-crets, ma grand’mère. C’est elle qui m’a apprisqu’une jeune mariée, avant d’avoir ôté sa cou-ronne, peut, en fermant ses yeux à elle, voir lesyeux des futurs maris de ses amies.

— C’est un secret bien indiscret, fit Thérèseen riant.

— Tant pis, je les ai vus. Pour Mariette,ils seront bleus. C’est drôle, n’est-ce pas ? elle

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qui dit toujours qu’elle n’aime que les garçonsbruns.

— Si elle dit cela, c’est qu’elle a choisi unblond.

Il n’est personne comme les jeunes fillespour se déchiffrer mutuellement.

— Mais voyons la suite, Marguerite.

— Alors, comme je fermais les yeux, là sousla lampe, au milieu de la chambre, quelqu’una dit : « Et pour Thérèse ? » Tu ne me croiraspas, moqueuse, mais j’ai vu, très bien vu lesyeux de ton fiancé à venir, et quand j’ai dit :« Ils sont bruns ! » tout le monde s’est écrié :« C’est Léon ! »

— Eh bien ! tout le monde saura mainte-nant que ce n’est pas lui, dit Thérèse. Était-cebrun foncé ou brun clair, noisette, chocolat ?

— Oh ! des yeux chocolat ! s’écria Margue-rite sérieusement froissée. Enfin, te voilà aver-

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tie ; si tu ne reconnais pas ton futur quand il seprésentera, ce sera ta faute.

— Le signalement n’est pas suffisant ; tagrand’mère aurait dû t’en apprendre plus longou garder son secret… Mais qu’est-ce que c’estque cette musique ? fit Thérèse en tournant vi-vement la tête.

Il lui avait semblé entendre les sons éloi-gnés d’une flûte qu’elle connaissait bien.

— Mesdames, le bal commencera quandvous voudrez, dit Victor Blanquet en ouvrantla porte. Tout est prêt ; vos danseurs ont misleur meilleure paire de jambes, ils espèrent quevous aurez fait de même. À nous deux, Mar-guerite, mon petit pigeon blanc ; te rappelles-tu notre première valse ?

Sur le seuil de la porte, les garçons se pous-saient à qui n’entrerait pas le premier. Enfinpourtant l’un d’eux se sacrifia ; traversant lachambre d’un air de gaucherie déterminée, ilcingla droit vers sa belle, qui le récompensa de

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ce haut fait en acceptant son bras. Ce coura-geux exemple fut aussitôt suivi, car aucun desgarçons maintenant ne voulait être le dernier,et le cortège s’organisa en quelques minutes,pour passer dans la grange qui devait servir desalle de bal.

Chaque jeune fille avait son cavalier dési-gné à l’avance ; Thérèse se vit donc contrainteà prendre le bras de Léon Thonin, qui n’avaitpoint du tout la mine déconfite d’un préten-dant éconduit. Une expression de défi étince-lait dans ses yeux noirs, tandis qu’il prome-nait autour de lui un regard assuré ; et commeles doigts de Thérèse effleuraient à peine samanche, évitant de s’y appuyer, il saisit cettebelle main brune et la contraignit à s’avancerdavantage.

Thérèse en rougit d’indignation ; mais tousles yeux étaient sur elle ; elle craignit un-es-clandre, prit son air le plus glacial et suivit lesautres couples sans rien dire.

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La salle de danse improvisée ne manquaitpas d’un certain pittoresque ; pour tentures,elle avait de hautes murailles de foin soigneu-sement, presque coquettement ratissées ; auxgrosses poutres de la toiture pendaient en fes-tons d’immenses toiles d’araignée qui avaientfait le désespoir des organisateurs de la fête,mais qui flottaient trop haut pour que le balaipût les atteindre. Les chars, les échelles, lesfourches, les râteaux, la machine à vanner, lagrosse balance romaine avaient été reculés àl’arrière-plan et entassés en une formidablebarricade. Le plancher, bien que soigneuse-ment balayé, n’était pas aussi uni qu’un par-quet de salon ; le pied s’y heurtait à chaque pascontre les gros nœuds saillants du sapin ; lesroues des chars y avaient creusé des ornières ;mais qu’importe ? ce bal rustique n’avait pasété préparé pour des Cendrillons en pantouflesde satin à talons Louis XV.

L’illumination de la salle arracha un grandoh ! de surprise et d’enchantement à tous les

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invités, lorsque arrivés à la dernière marchede l’escalier noir qui montait de la cuisine àla grange, ils furent éblouis par une profusionde lumières. Des cordons, des guirlandes, desétoiles scintillaient de tous côtés.

— Et pas le moindre danger d’incendie !s’écriait Victor Blanquet. Garçons et filles, jevous prie d’examiner un peu mes petits ar-rangements. J’y ai travaillé drin drin pendantquatre jours ; mais je ne regrette pas ma peine ;on parlera encore de notre noce dans cinq ansd’ici.

En paysan avisé et qui respecte les règle-ments de police, Victor avait décidé de ne paséclairer sa grange par des flammes au grandair, comme il les appelait. Il avait empruntédans le voisinage toutes les lanternes, falots,rats de cave et sourdines qu’on avait bien vou-lu lui prêter ; il avait passé je ne sais combiende temps à les nettoyer, à les fourbir, à les mu-nir de chandelles neuves, puis il les avait sus-

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pendus en guirlandes à des cordes soigneuse-ment dissimulées sous des branches de sapin ;quelques-uns étaient disposés en figures géo-métriques, en triangles et en soleils, et accro-chés aux piliers qui supportaient la toiture.

Au-dessus de l’estrade des musiciensrayonnait la plus grosse lanterne du district ;elle avait presque les dimensions d’un tam-bour, et son origine remontait sans doute auxtemps préhistoriques. Victor était très fier del’avoir dénichée chez un vieux paysan grippe-sou qui ne prêtait jamais rien et avait loué cetterelique de famille, après avoir stipulé un dé-dommagement en cas d’avarie.

— C’est un joli brimborion, qu’en dites-vous, mademoiselle Thérèse ? continua l’in-venteur des décors avec un légitime orgueil ;et puis voyez, juste au-dessous j’ai accroché lasourdine de ma tante Justelle ; ça n’est pas plusgros qu’un œuf. Vous savez qu’elle l’attache aucou de son chien quand elle sort le soir ; c’est

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son idée. Regardez-moi un peu ces jolis petitsvolets troués à jour comme de la dentelle.

Mais Thérèse ne prêtait plus l’oreille auxdiscours de son hôte : elle venait d’apercevoirMarcel debout sur l’estrade, très grave dansson habit noir des jours de fête et un peu pâled’émotion.

— Au nom de mes saints patrons, quefaites-vous là, Marcel ? s’écria Thérèse.

— Je suis ici pour faire danser les gens dela noce, maîtresse ; le maître ne vous l’a doncpas dit ?

— C’est lui qui vous a envoyé ?

— Oui, mais je n’y serais pas venu, à causede ceci, – et Marcel posa un doigt sur la bandede crêpe qui entourait son bras gauche, – s’ilne m’avait pas donné à entendre que ma mu-sique vous ferait danser de meilleur cœur. Est-ce vrai, ça, maîtresse ?

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— Je ne sais pas, répondit-elle avec distrac-tion ; je crois que même les harpes du paradisme feraient pleurer ce soir.

Et quittant brusquement le bras de son ca-valier, elle alla s’asseoir tout au fond de la salle,dans un recoin sombre où nul ne viendrait ladéranger.

« Voilà bien mon père ! pensait-elle avecamertume ; mon nom d’héritière lui sert d’en-seigne ; le premier coureur de nuit venu secroit des droits sur moi ; je suis une prime à lacontrebande. Et maintenant c’est le talent dece pauvre garçon qu’il va exploiter ; j’aurais dûle deviner plus tôt. Mais qu’y puis-je faire, moiqui réussis à peine à préserver ma propre di-gnité ? »

— En avant la musique, cria gaiement Vic-tor Blanquet ; est-ce que nous allons bouder auplaisir ? Hé ! l’accordéon, tu n’es pas enrhumé,j’espère ?

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Non, mais un peu endormi, car l’homme etson instrument, courant de bal en bal, n’étaientpas rentrés chez eux de quatre jours. La pre-mière polka fut donc assez languissante. Mar-cel connaissait bien cette ritournelle ; mais ilétait troublé ; le tournoiement des couples luicausait une sorte de vertige. Parmi les jeunesfilles qui passaient et repassaient d’un pied lé-ger devant lui, il cherchait en vain Mlle Thé-rèse ; désappointé, il jouait sans enthousiasmeet par tâche. D’ailleurs, ne sachant point dan-ser lui-même, il manquait de cette cadenceexacte, inflexible, qui bannit jusqu’à un certainpoint la fantaisie. Sa musique molle n’enlevaitpas ; après deux ou trois tours les danseurs re-vinrent à leurs places, se plaignant d’avoir duplomb sous la semelle.

— Vous nous avez joué là une polka àconduire les gens en terre, dit le nouveau ma-rié en s’approchant de l’estrade d’un air mé-content. Allons, vous l’accordéon, si vous vousendormez tout à fait, on sera obligé d’intro-

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duire des chardons sous votre faux col. Pourquant à toi, Marcel, tu ne vaux pas les deuxécus que j’ai donnés à ton maître. On diraitque ta flûte est pleine de coton. Essayons unevalse, pourtant, et que ça saute.

Marguerite, étonnée de la disparition deThérèse, cherchait son amie ; elle finit par ladécouvrir dans le coin sombre où la jeune fillecachait sa tristesse, et elle s’assit à côté d’elle.

— Tu n’es pas gaie ce soir, dit-elle en luiprenant la main. Je ne te demande pas deconfidences, tu n’en fais jamais ; mais au moinsne porte pas malheur à ma noce, veux-tu ?Si Léon t’ennuie, nous ne manquons pas icid’autres garçons qui seront trop honorés de tefaire danser. Voici Victor, il t’invitera.

Thérèse poussa un soupir ; mais elle se levapour complaire à Marguerite ; elle mit sa maindans celle de son cavalier et s’avança au milieudes groupes qui se séparaient lentement et seformaient en colonne sans grand enthou-

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siasme. Mais, aux premières notes de la valse,chacun surpris leva la tête ; était-ce bien lamême flûte qui tout à l’heure chantait d’unvoix si somnolente ?

Marcel avait vu Thérèse et c’était pour ellequ’il jouait maintenant. « Je veux qu’elle dansede bon cœur, » répéta-t-il en lui-même. Il la re-garda glisser et tourner en mesure, enlevée parle bras robuste de son cavalier ; alors le sen-timent du rythme le saisit tout à coup ; il eutune intuition soudaine de ce que doit être lamusique qui fait danser. Plus accentuées, plusbrillantes, les notes de la flûte éclipsèrent l’ac-cordéon qui ne fit plus entendre qu’un accom-pagnement en sourdine. Enlevés par cette vivecadence, tous les danseurs sentirent fondre leplomb dont ils s’étaient plaints tout à l’heure.

— Bravo, Marcel ! cria l’un d’eux en frap-pant du talon pour marquer la mesure ; tu nousmets du feu sous la semelle !

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Thérèse sourit ; elle aimait la valse, aprèstout ; elle aussi se sentait plus légère ; son ca-valier dansait bien ; en tournoyant à son bras,elle semait ses soucis derrière elle. Et Marcel,qui ne la quittait pas des yeux, en la voyantcontente se sentait plus heureux qu’un roi.

Cependant on vint annoncer que le souperétait prêt.

— Descendons, dit l’hôte, car le huitièmedes péchés capitaux est de laisser refroidir unpotage au riz comme ma mère les sait faire.Marcel Auvernet, tu as bien mérité de la patrie.Pourquoi donc est-ce que tu t’es donné jusqu’àprésent cet air bête et demi, quand vous avieztant d’esprit, toi et ta flûte ?

Le souper était excellent ; l’appétit et labonne humeur des convives ne laissaient rienà désirer. Au dessert, plusieurs s’embarquèrentdans des discours où ils restèrent engommés ;mais Mariette la blondine s’étant décerné les

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fonctions de souffleur, tendait la perche desauvetage aux orateurs échoués.

— En un mot comme en cent, Victor, etvous, mademoiselle Marguerite…

— Madame, s’il vous plaît !

— Madame ! excusez. C’est qu’elle est en-core bien fraîche, cette madame.

— Fraîche comme une rose, c’est vrai ; tuas bien de l’esprit, mon ami, remarqua Victoren jetant un regard amoureux à sa blonde pe-tite femme. Mais va toujours, on t’écoute.

— Comme ça, je disais… qu’on t’a toujoursconnu, Victor, pour être bon fils, bon citoyen…

— Bon père, bon époux, interrompit Ma-riette ; il n’est pas gai, ce garçon-là ; c’estcomme au cimetière.

— Je ne dis que la vérité. Tant pis si çane vous amuse pas, répondit sentencieusementl’orateur ; et pour finir, car mon discours estdéjà trop long, après avoir souhaité bien des

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prospérités aux deux jeunes époux, je propose-rai de retourner là-haut, car je trouve qu’il faitrudement chaud ici.

Les personnes qui s’étaient contentéesd’écouter les discours sans en faire ne par-tageaient pas cet avis au sujet de la tempé-rature, mais chacun fut bien aise de recom-mencer le bal. Cependant, quand on appelales deux musiciens qui, suivant l’usage, avaientpris place à table avec les invités, on trouvaqu’un seul était demeuré debout sur le champde bataille. Le joueur d’accordéon, vaincu parle sommeil, dormait à poings fermés sur sachaise et resta insensible aux secousses ami-cales qu’on lui prodigua.

— Ne vous inquiétez pas, je jouerai bientout seul, dit tranquillement Marcel.

À souper il n’avait bu que de l’eau, et pour-tant ses yeux brillaient comme des étoiles.

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— Vive Marcel ! c’est un brave ! s’écria-t-onen chœur, et l’on grimpa de nouveau l’escaliernoir.

La flûte de Marcel était un excellent instru-ment ; le son en était étoffé, soutenu, et trèsvibrant dans les notes hautes ; on eût dit unecloche de cristal. Sa voix claire dominait lebruit des lourdes chaussures sur le plancher ru-gueux. C’était une flûte à enlever un bataillon.

Thérèse ne manqua plus une danse ; ayantune fois commencé, elle n’avait pas de prétextepour renvoyer les nombreux aspirants qui sedisputaient cette belle fille. D’ailleurs elle ai-mait le bal, et quand elle était en veine des’amuser, ce qui arrivait rarement, ce n’étaitpas du bout des dents qu’elle mordait au plai-sir.

Léon Thonin vint réclamer son droit de ca-valier en titre. Thérèse n’osa refuser de danseravec lui ; mais en rencontrant son regard hardiet triomphant, elle songea soudain à la pré-

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diction de Marguerite. « Ce ne sont pas là desyeux bruns, pensa-t-elle ; ils sont plus noirsque la nuit. »

Involontairement elle se mit à chercher les-quels dans l’assemblée répondraient mieux ausignalement. Elle n’avait que l’embarras duchoix, car le type brun dominait de beaucoup,et parmi les yeux luisants des jeunes gars quipassaient devant elle, les trois quarts au moinsavaient la couleur requise.

Thérèse riait de son propre enfantillage,quand elle aperçut tout à coup son père, FélixPrenel, debout sur la porte. Trois pas de ma-zurka amenèrent la jeune fille devant lui.

— Tournez-en une avec moi, voulez-vous ?dit-elle en prenant son bras.

— Fi ! la mauvaise qui manque de respectaux rhumatismes de son père ! Mais j’ai biendu plaisir à voir qu’on n’est pas trop rouillé parici. Et ce pauvre Marcel, comment se tire-t-ild’affaire ?

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— Nous n’avons jamais eu pareille mu-sique, s’écria-t-on en chœur. Il ferait danserdes jambes de bois.

— Bah ! bah ! voilà qui m’étonne. Je diraimême que ça me contrarie, fit le rusé paysanen se grattant l’oreille.

— Pas vrai ! et pourquoi ? fut l’unanimequestion.

Un intervalle de repos venait de briser lacolonne des danseurs ; plusieurs couples s’ap-prochèrent pour écouter la conversation.

— Eh ! mais, c’est simple comme bonjour, ilme semble, fit le paysan d’un ton bourru. Parcomplaisance, j’ai prêté Marcel à Victor ; maisune fois n’est pas coutume, et je n’entends pasqu’on me débauche trop souvent mon valet. Etpuis sa musique n’a pas de poigne, continua-t-il en plissant la lèvre d’un air dédaigneux.

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— Au contraire ! s’écria-t-on. Vous n’avezpas entendu Marcel. Il vous rend léger commedes plumes.

— Il ferait danser M. le curé, ajouta un es-prit fort.

Mais en public Félix Prenel ne se moquaitjamais des puissances.

— Ferme ton bec, garçon, fit-il d’un ton sé-vère. Je vous le répète, si Marcel s’est tant dis-tingué, papa Prenel en portera la pâte au four.Ce n’est pas un luron ; après avoir musiquétoute une nuit, il sera flambé le lendemain. Unesublime idée, ma foi ! que j’ai eue de l’engager !

Seule, Thérèse comprenait le jeu de sonpère ; elle en éprouvait un chagrin mêlé dehonte. En un instant disparut tout le plaisirqu’elle prenait à la fête.

— Je veux m’en aller maintenant, s’il vousplaît ; je suis fatiguée, dit-elle à son père.

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— Comment ! mais je ne fais que d’arriver !Je veux voir cette valse dont on parle tant ; j’aiparié que ça ne valait pas la bourrée de ma jeu-nesse. Et puis ne faut-il pas que j’entende notreflûtiste ?

Cependant deux ou trois fillettes se prome-naient d’un air mystérieux, semblant tramerquelque chose.

— Félix Prenel a beau dire, murmurait l’uned’elles, je ne donnerais pas une feuille de choude notre veillée si nous ne pouvons avoir Mar-cel Auvernet. Vous allez voir qu’il n’y aura plusque lui pour faire danser tout le pays. En-voyons-lui César et qu’il nous l’engage pourvendredi, avant que quelqu’un d’autre le re-tienne.

Et comme il y avait dans la salle biend’autres filles d’Eve pour lesquelles un fruitétait d’autant plus précieux qu’il paraissait tantsoit peu défendu, on vit après chaque danse depetites députations se diriger vers l’estrade et

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entamer l’une après l’autre les mêmes négocia-tions.

— Si tu veux venir jouer demain soir cheznous, Marcel, tu feras plaisir à tout le monde.Le Clos-des-Raves, tu connais ça ; ce n’est pastrop loin d’ici. Nous aurons les plus belles fillesde la paroisse, et on te donnera ce que tu vou-dras pour ta peine, tope !

Mais Marcel, tout surpris de la popularitéqu’il avait acquise en si peu de temps, répon-dait comme il avait promis de le faire :

— Ça regarde mon maître ; entendez-vousavec lui.

Félix Prenel était une sorte de psychologuecampagnard ; il connaissait tous les instinctsde la nature humaine, surtout les mauvais, et ilspéculait là-dessus à coup sûr.

Il est rare qu’un bal rustique dure jusqu’àl’aube ; le travail des champs, cet engrenageimplacable qui ne connaît ni dimanches ni len-

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demains de noce, rappelle chacun à son postebien avant le lever du soleil. Il faut ôter son belhabit pour aller traire, plonger sa tête dans lebassin de la fontaine afin d’en chasser les ver-tiges de la danse et les fumées du vin. Car unesobriété exemplaire n’est pas de règle dans lessolennités villageoises. Plus on boit, plus on achaud, et plus on a chaud, plus on boit, jusqu’àce que vienne la catastrophe.

Mais comme nous ne sommes pas de ceuxqui estiment que le devoir du romancier soitde s’arrêter sur les détails désagréables pouren infliger le catalogue et la description à seslecteurs, nous ne dirons pas combien de gars,pris de vertige en sortant de la salle de bal,s’assirent au bord de la route pour attendreque leur maison passât devant eux, ni quels re-frains peu édifiants réveillèrent au petit jour lescoqs du voisinage.

Nous suivrons plutôt Thérèse et son pèrequi, avec Marcel, remontaient lentement le

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sentier des Alisiers. Léon Thonin venait der-rière eux d’un air fort mécontent.

« Le vieux avait bien besoin de s’y fourrer !pensait-il. Est-ce que je suis le cavalier de Thé-rèse, oui ou non ? C’était à moi de la recon-duire chez elle, et j’aurais trouvé en chemin lemoyen de lui apprendre à faire un peu moinsd’embarras. Cette idée, de venir la chercherlui-même ! Je vois bien ce que c’est ; il me tientcomme un hanneton au bout d’un fil, et il mefait aller, trotter ! C’est un petit manège quipeut lui paraître gentil, mais ça ne durera pastoujours. »

— Marcel, dit Thérèse rompant le silence,pourquoi donc avez-vous si mal joué la pre-mière polka ?

Le jeune homme, qui marchait à quelquespas en avant, s’arrêta.

— Vous ne dansiez pas, mademoiselle Thé-rèse, dit-il simplement.

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Félix Prenel parut scruter pendant un ins-tant les coins et recoins de cette réponse.

— En voilà bien d’une autre ! fit-il avec unecertaine âpreté. Est-ce que tu t’imagines, jeunevaniteux, que Mlle Thérèse se soucie de ta mu-sique ?

— C’est vous qui me l’avez dit, maître.

Défait sur cette ligne, le paysan tourna sesbatteries d’un autre côté.

— C’est donc à dire que tu joueras malquand ma fille n’y sera pas ? Apprends, drôle,qu’on t’a fait l’honneur de t’engager pourquatre sauteries, tout au moins, cette semaineet la prochaine, et j’entends que tu leur donnesde la musique première qualité. Quoique ça medérange furieusement, je n’ai pas voulu déso-bliger cette jeunesse. Mais au diantre soit cegarçon-là, qui se permet de remarquer siMlle Thérèse danse ou ne danse pas !

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Marcel ne voyait pas trop en quoi sa pré-somption avait été si grande. Il tourna la tête,s’attendant presque à ce que Thérèse répondîtpour lui ; mais elle était préoccupée et restamuette.

— Un chat peut bien regarder la reine, mur-mura Marcel de ce ton tranquille et nullementeffrayé qui lui était propre.

Puis il reprit sa marche, et la petite troupe,où personne ne semblait disposé à rompre denouveau le silence, arriva bientôt au plateaudes Alisiers. Déjà on avait tourné la butte quiabritait la ferme et dont la masse noire se pro-filait en silhouette sur le ciel encore tout étoilé,quand Thérèse s’arrêta brusquement avec uneexclamation à demi contenue. Son père, quidepuis quelques minutes avait pris la tête de lacolonne dans ce sentier étroit où l’on ne pou-vait passer qu’un à un, ne remarqua pas l’inci-dent et continua à marcher.

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— Qu’y a-t-il ? vous avez perdu quelquechose ? fit Léon Thonin en voyant la jeune fillese pencher et tâter de la main l’herbe qu’argen-tait vaguement la clarté des étoiles.

— Mon bracelet ! je ne l’ai plus, répondit-elle avec une certaine agitation. Qu’est-ce quedira mon père ?

— Ne lui en parlez pas. Je vais redescendre,chercher partout et vous rapporter votre brace-let, mort ou vif, ajouta-t-il d’un ton de plaisan-terie sous lequel il cherchait à déguiser sa joie.

Thérèse consentirait-elle à entrer dans unede ces petites cachotteries à deux qui sont devrais nœuds coulants ?

— Ne pas lui en parler ! répéta-t-elle avechauteur. Mon père n’est pas un loup-garou, queje sache. Il vous remerciera lui-même si vousretrouvez le bijou. Père, continua-t-elle en éle-vant la voix, arrêtez-vous donc une minute, j’aieu un malheur.

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— Quoi donc ? fit-il en revenant sur sespas, tu ne t’es pas fait mal, j’espère ?

— Non, mais j’ai perdu mon bracelet. Il sesera ouvert pendant que je dansais, sansdoute ; le fermoir était bien « alibré. »

— J’aurais mieux fait de mettre à la banqueles dix napoléons qu’il m’a coûté, grommelaFélix Prenel ; là du moins les coffres-forts ontdes fermoirs qui ne « s’alibrent » pas. Il ferachaud quand on me reprendra à t’acheter descadeaux de ce prix-là.

— Mais il ne fait pas chaud maintenant, dit-elle avec un léger frisson.

— C’est ça, enrhume-toi, pour que rien nemanque à la fête.

Et d’un geste paternel assez brusque, il res-serrait les plis du châle dont Thérèse s’enve-loppait.

— Eh bien ! Léon, bouges-tu ? C’est le mo-ment de gagner tes épaulettes, grand nigaud.

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Cours au village, va chez Victor, fouille tousles coins de la grange. Je descendrai aussitôtaprès avoir reconduit Thérèse à la maison, etnous battrons les buissons ensemble quand ony verra clair. On ne perd pas un bracelet dedeux cents francs comme une épingle, sans sebaisser pour le ramasser. Toi, Marcel,… où a-t-il donc passé ? fit le paysan en regardant au-tour de lui avec surprise.

Marcel savait très bien que Mlle Thérèsen’avait pas perdu son bracelet dans la salle debal ; il l’avait vu briller à son bras à la clarté desétoiles, au moment où leur petite caravane tra-versait le grand pré qui s’étend derrière la cure.Mais il ne dit rien.

Prenant son élan tandis que le fermier gron-dait sa fille, il fut en deux minutes aux Alisiers,longea la muraille en courant, s’enfonça sous lavoûte sombre du pont de grange et chercha entâtonnant certaine cachette où le valet d’écu-rie avait coutume de laisser sa lanterne et son

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briquet. Ayant mis la main sur ces deux objets,Marcel reprit sa course et fit un détour assezconsidérable pour éviter de rencontrer sonmaître en chemin.

Comme il arrivait au haut du plateau, il vitune ombre qui descendait la pente en courant :c’était Léon Thonin, muni de ses instructionset rempli d’un beau zèle. Marcel sourit, puis al-luma sa lanterne.

Les feux follets sont un phénomène incon-nu dans cette vallée haute et froide. Cependantquelques bonnes femmes, plus matinales quele soleil et l’alouette, prétendirent avoir obser-vé ce matin-là, entre trois et quatre heures,une petite flamme vagabonde qui se promenaiten zigzag, s’arrêtait, tournait, repartait, et qui,dirent-elles, chose bien remarquable, en arri-vant au bas du « crêt, » là où commence lepré de M. le curé, n’osa pas y entrer et remon-ta. Ah ! M. le curé est une grande bénédictionpour le village !

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Cela ne faisait aucun doute, car M. le curéétait un excellent homme, charitable, bien-veillant et de bon conseil ; mais, dès ce jour-là,le pouvoir d’éloigner les esprits s’ajouta à sesqualités déjà reconnues.

Si la lanterne de Marcel voltigeait et cara-colait, c’est qu’elle avait de la besogne. Le sen-tier était bordé des deux côtés par une végé-tation déjà luxuriante et touffue ; de gros blocscalcaires, roulés par les pluies et à demi enfon-cés dans les ornières, formaient aussi des ca-chettes où quelque esprit malicieux était biencapable d’avoir fourré le bracelet égaré. Car,quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, et c’est unfait digne de remarque que je soumets à l’exa-men des amateurs de phénomènes occultes,si l’on retrouve ce qu’on a perdu, c’est dansquelque endroit impossible où l’on a peine àcroire qu’il se soit niché tout seul.

Quoi qu’il en soit, la lanterne de Marcelsonda consciencieusement toutes les touffes

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d’herbe, tous les fouillis de branches, tous lestas de cailloux à droite du sentier ; puis sanss’impatienter ni se décourager, elle remontapour en faire autant à gauche.

Le ciel blanchissait à l’horizon ; les étoileséteignaient leurs petites lampes une à une ; auloin, dans les fermes qui s’éparpillaient le longdes pâtures, les coqs chantaient en se répon-dant. N’était-il pas temps pour un feu folletd’aller se coucher ?

Tout à coup une étincelle brilla dansl’herbe. Marcel se baissa vivement et nonmoins vivement se redressa : il venait de ren-contrer l’angle tranchant d’un morceau deverre qui lui avait fait dans la paume de la mainune profonde entaille.

« Quelle chance que ça ne se trouve pasau bout du pouce ! ça m’aurait joliment gênépour ma flûte ! » pensa-t-il en bandant avecson mouchoir la coupure qui saignait abon-damment.

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Mais une exclamation lui échappa, joyeuseet triomphante cette fois-ci. À deux pas, sousles feuilles larges et cotonneuses d’une viorne,un cercle d’or brillait dans le triangle lumineuxprojeté par la lanterne. Tout à côté dormait unpetit lézard vert, ressemblant en miniature àces dragons fantastiques qui gardent un trésor.Quand la main de Marcel s’approcha, il tres-saillit et se coula prestement sous les hautesherbes, comme s’il n’eût été là que pour at-tendre le légitime propriétaire et lui remettreson bien.

Marcel ramassa le bijou avec une sorte derespect, puis éteignit sa lanterne et s’apprêta àremonter le sentier. Il n’avait pas encore atteintle premier tournant que des pas se firent en-tendre ; un homme à la stature trapue s’appro-cha, aisément reconnaissable dans la lumièregrise du matin. C’était Léon Thonin qui re-venait bredouille, après avoir minutieusementfouillé chez son ami Victor tous les coins de lacour et de la grange. Très vexé de son insuc-

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cès, il montait à la rencontre de papa Prenelet adressait mentalement des apostrophes trèsvéhémentes au soleil qui ne se hâtait pas assezde venir faciliter ses recherches.

— Qu’est-ce que tu fais là, toi ? dit-il brus-quement en reconnaissant Marcel.

— Je fais comme vous, je me promène.

— En compagnie d’une lanterne ? au fait,un nigaud comme toi n’aura jamais d’autrebelle… Qu’est-ce que tu tiens là ? montre-moiça ! s’écria-t-il vivement en voyant le braceletreluire dans la main de Marcel qui ne cherchaitni à étaler sa trouvaille ni à la cacher. Te serais-tu aussi mis en chasse, par hasard ?

— Ce n’était pas défendu, je suppose.

— Tu crois ça ? tu imagines que je me lais-serai couper l’herbe sous les pieds par une es-pèce de musiqueux comme toi ?… Mais nenous fâchons pas, dit-il en faisant effort pourretrouver son calme.

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— Je ne me fâche pas du tout, réponditMarcel avec le plus grand flegme.

— Toi ? la belle merveille ! C’est moi qui aides raisons de me fâcher, et je me fâche.

— Je le vois bien sans que vous le disiez.

— Si tu ne te tais pas, il y aura du mal !s’écria Léon Thonin avec violence. Écoute, cebracelet ne peut te servir à rien, à toi ; et ilsouligna ce mot dédaigneusement. Donne-le-moi et n’en parle pas à Mlle Thérèse, c’est toutce que je te demande. Comme ça, nous seronsbons amis.

— Je n’y tiens pas, dit Marcel en rendant aucontrebandier son dédain de tout à l’heure.

Les yeux noirs de Léon étincelèrent.

— À ton aise, mon gars, puisque tu ne saispas encore qu’il vaut mieux avoir Léon Thoninpour ami que pour ennemi. Mais assez de dis-cours comme ça ; donne-moi ce bracelet sansgendarmer davantage.

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Marcel continua sa route pour toute ré-ponse.

— Je vois où tu veux en venir, reprit Léonaprès un instant de silence. C’est des sous qu’ilte faut, hein ? Cinq francs, ça sera-t-il assezpour te graisser la patte ? Parlez-moi de cesinnocents pour savoir mener leurs petites af-faires ! Allons, puisque tu as été plus veinardque moi dans ta chasse, cède-moi ton gibierpour cinq francs ; c’est un beau prix.

— Laissez-moi tranquille, dit Marcel enpassant de l’autre côté du sentier ; c’est moi quiai trouvé ce bracelet et je le rendrai moi-mêmeà Mlle Thérèse. Vous ne l’aurez ni pour or nipour argent.

— C’est des coups que tu veux, alors ? Tuaurais dû le dire plus tôt ; de cette monnaie-là,j’en ai toujours plein mes poches.

Et son poing lourd comme un assommoirs’abattit sur l’épaule de Marcel à la faire cra-quer. Le jeune homme pâlit et s’arrêta.

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— Vous êtes plus fort que moi, mais je mebattrai bien tout de même, dit-il en toisant sonadversaire.

Et il glissa dans sa poche le précieux trésorpour lequel il allait se faire non pas tuer, mais« émargler, » comme on dit chez nous. Sa dé-faite était certaine. Mince, élancé, il était plussouple que fort ; et sa main gauche, dont lacoupure profonde n’avait pas encore cessé desaigner, ne porterait pas des coups bien redou-tables.

— Tiens ! dit Léon Thonin en saisissant lejeune homme par les épaules, je n’ai aucuneenvie de te mettre la tête au beurre noir, si jepeux faire autrement. Ne me force pas à t’apla-tir ; lâche ce bracelet, encore une fois.

Marcel ne répondit qu’en se dégageant parun brusque plongeon et un saut de côté. Lecontrebandier furieux s’élança sur lui et lui por-ta un formidable coup de poing dans la poi-trine ; puis, le saisissant à bras le corps, il s’ef-

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força de le terrasser. Mais Marcel avait sur sonadversaire l’avantage d’une plus haute stature ;il se défendit en désespéré, avec cette vigueurinattendue que l’excitation du moment prêtesouvent aux natures nerveuses. Cependant ilse fatiguait ; Léon Thonin le remarqua et re-doubla ses coups.

C’était une lutte sans générosité, un combatlâche et bête, après tout, car même en s’em-parant du bijou convoité, le vainqueur ne pou-vait écraser Marcel pour le réduire au silence.Cependant, tout à sa colère, il l’étreignait deson bras robuste et allait lui faire perdre pied,quand une voix railleuse s’écria tout prèsd’eux :

— Allez-y, mes gaillards ! vous vous mettezde bonne heure à la besogne !

Reconnaissant Félix Prenel, les deux lut-teurs se lâchèrent aussitôt, mais restèrent de-bout l’un en face de l’autre, se mesurant desyeux comme tout prêts à recommencer. Ce-

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pendant Léon Thonin ne pouvait se défendred’une certaine honte, car le motif de ce pugilatmatinal n’était pas à sa gloire. Il se préparaità payer d’audace en niant tout ce que Marcelpourrait dire. Mais Marcel ne dit rien.

— J’aime bien ça ! fit le paysan. C’est à cesjeux innocents que tu t’amuses, Léon, pendantque je me fais de la bile par rapport au braceletde Thérèse !

— Je l’ai retrouvé, moi, dit laconiquementMarcel.

Sans y penser, il appuya sur ce « moi » avecune certaine emphase, et il n’en fallut pas da-vantage pour que le subtil fermier entrevît lescauses de la rixe qu’il était heureusement venuinterrompre.

Il ne fit aucune question ; il n’en faisait ja-mais, par principe. Tout ce qu’il lui était utilede savoir, il le devinait ; quant au reste, il pré-férait décidément rester dans le vague. L’igno-rance de certains faits est parfois très com-

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mode, sans compter qu’on acquiert ainsi à bonmarché une réputation d’homme discret.

— Tu es un brave garçon, Marcel, dit-il enlui frappant amicalement sur l’épaule. Si tu nerevenais pas justement de noce, je te donneraisun bon verre de vin pour ta peine. Allons,passe-moi ce bracelet. Ce sera l’histoire destrois voleurs ; deux se battent comme des pan-tins, mais c’est le troisième qui enlève l’âne.

Par ces mots, Félix Prenel laissa bien en-tendre qu’il était au clair sur la querelle desdeux jeunes gens, mais il n’y fit plus d’autre al-lusion.

— Si ça vous est égal, maître, dit Marcel,j’aimerais mieux le rendre moi-même àMlle Thérèse.

— Je n’ai rien à te refuser, répondit le pay-san charmé de pouvoir accorder au jeunehomme une récompense aussi peu coûteuse.

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Léon Thonin, après avoir pris congé sansgrandes effusions, comme on peut le croire,s’empressa de poursuivre sa route vers le ha-meau encore éloigné qu’il habitait.

Thérèse attendait dans la chambre com-mune le retour de son père.

— Eh bien ? dit-elle en le voyant entrer sui-vi de Marcel.

— Eh bien ! répondit le fermier poussantMarcel en avant, ce qui n’est pas perdu se re-trouve, en voilà la preuve. Seulement je teconseille de faire raccommoder ce fermoir.

— Oh ! merci ! s’écria Thérèse toutejoyeuse en tendant la main à Marcel. Vous sa-vez qu’on appelle un bracelet fait comme celui-ci un porte-bonheur ; mais je crois maintenantque c’est vous qui êtes mon vrai porte-bon-heur.

— Pas d’absurdités, dit le paysan. Chacunse porte bonheur ou malheur à soi-même, c’est

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un fait. Là-dessus, mon garçon, il te reste uneheure de sommeil, si tu veux en profiter. Maisj’ai bien peur que ta figure n’ait passé au bleuquand tu te réveilleras.

— Qu’est-ce qu’il s’est fait ? demanda Thé-rèse surprise en remarquant pour la premièrefois à la lumière indécise du matin les lèvres etles yeux enflés de Marcel.

— Nous avons eu des mots en chemin, moiet un autre garçon, répondit-il brièvement.

Il ne se souciait pas d’accuser un absent.

— Oh ! fi ! dit Thérèse avec chagrin ; je nevous croyais pas bataillard, Marcel. Merci toutde même, ajouta-t-elle en voyant sa figure s’as-sombrir.

Quand il fut sorti, la jeune fille se tournavers son père.

— Pourquoi s’est-il battu ? demanda-t-elle.

— Est-ce que je sais, moi ? Ils ne me l’ontpas dit.

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— « Ils ?… » Qui donc était l’autre ?

« Il paraît que j’ai sommeil, pensa FélixPrend ; la langue me fourche comme à un bam-bin qui récite l’Ave. Après tout, autant raconterà Thérèse ce que je sais de l’affaire. Elle semettrait martel en tête et finirait bien par dé-couvrir quelque chose. Moins elle y pensera,mieux cela vaudra. »

— Ne me demande pas de détails, reprit-il.Je n’ai vu que la fin de la bagarre. Léon avaitempoigné Marcel d’une solide façon ; il l’auraitdémoli si je n’y avais mis le holà. C’est sa ma-nière de discuter. Marcel avait trouvé le brace-let et Léon voulait te le rapporter. Voilà com-ment il entendait l’affaire.

— Et Marcel se battait-il bien ? demanda vi-vement Thérèse.

Sa question pourra paraître choquante àplusieurs de mes belles lectrices, élevées dansdes principes humanitaires et comme il faut ;Thérèse était une simple paysanne, et comme

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telle, elle attachait un haut prix au couragephysique. Laquelle de vous d’ailleurs, mes-dames, s’intéresserait à un poltron ? Or Thé-rèse était précisément en chemin de s’intéres-ser à Marcel.

— Il ne caponnait pas, répondit son père.S’il a reçu des coups, il en a aussi rendu pasmal, et fameusement appliqués, ma parole ! Ily a dans ce garçon plus d’étoffe qu’on ne croi-rait. Bonne nuit, Thérèse ; n’oublie pas de faireraccommoder ce fermoir.

— Combien vous donne-t-on pour Marcel ?demanda la jeune fille brusquement et avecune légère nuance de dédain.

— Dix francs par nuit. Tu es bien curieuse.

— Je m’intéresse à vos affaires, voilà tout.Et qu’est-ce que Marcel tirera là-dessus ?

— On verra « voir, » dit le paysan avec non-chalance. Laisse-moi donc aller dormir, ques-tionneuse.

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En même temps il ouvrait la porte et secoulait dehors avec cette souplesse de mouve-ments qui lui était particulière.

« Thérèse est bien de mon sang, pensait-il ; pour ce qui est des chiffres, elle veut yvoir clair. Mais si elle tirait un peu du côté desa mère, ça me serait commode parfois. Mapauvre défunte n’aurait pas plus osé me ques-tionner sur mes affaires que demander à sonconfesseur pourquoi les grenouilles n’ont pasde queue. Elle était un peu bête, c’est vrai, tan-dis que Thérèse est fine comme l’ambre. On nepeut pas tout avoir, comme disait l’homme quitrouvait sa jambe de bois bien commode, maisqui regrettait un peu l’autre tout de même. »

« Pauvre Marcel ! pensait Thérèse en mon-tant dans sa chambre, j’ai été dure avec lui.Il faudra que je lui dise demain un petit motamical pour le dédommager. Mais c’est égal, jesuis bien aise qu’il soit assez homme pour don-ner et recevoir un bon coup de poing. Et quant

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à son argent, comme il a l’air de n’y rien en-tendre, c’est moi qui veillerai à ce qu’on ne luifasse pas de tort. Je crois que j’aime mon bra-celet, continua-t-elle en faisant reluire à la clar-té de sa petite lampe le brillant cercle d’or. Jen’y tenais pas jusqu’à aujourd’hui. C’est qu’iln’avait pas d’histoire ; il en a une maintenant. »

Et cette histoire lui paraissait si intéres-sante qu’elle résolut d’en savoir tous les dé-tails.

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TROISIÈME PARTIE

LE matin donc, c’est-à-dire deux heuresplus tard, car la nuit n’avait pas été longuepour les gens du bal, Thérèse attendit avec im-patience de voir paraître Marcel au déjeuner.Il n’entra qu’au moment où les autres domes-tiques se dispersaient, car il ne se souciait pasd’étaler les marques très visibles de son aven-ture.

— Comme vous voilà arrangé, Marcel ! ditThérèse avec consternation en voyant deuxgrandes meurtrissures qui lui ombraient le des-sous des yeux. Je suis sûre que la tête vous faitbien mal.

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— Oh ! ça commence à passer, répondit-ilavec un sourire.

Il se disait qu’on supporterait bien autrechose pour être plaint par Mlle Thérèse.

— Je vous ai fait du café très fort, continuala jeune fille en servant Marcel. Ça débrouillel’esprit après une nuit blanche. Pendant quevous déjeunez, je ne dirai rien, mais ensuite j’aià vous gronder.

Il n’y avait dans la cuisine que les deuxjeunes gens et la grande Alvine qui les regar-dait d’un œil curieux et bienveillant. Fière dela confiance que sa maîtresse lui témoignaiten toute occasion, elle s’appliquait à la recon-naître par une discrétion d’autant plus méri-toire qu’elle était moins facile à sa nature lo-quace. Cette louable réserve avait même tour-né en manie. Si quelqu’un demandait à Alvine :« Eh bien, comment se porte Mlle Thérèse au-jourd’hui ? » elle toisait l’indiscret d’un œil

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soupçonneux et répondait : « Comment elle seporte ? sur ses deux pieds, je suppose. »

Elle se fût laissé hacher et moudre plutôtque de répéter un seul mot de ce qui se disaitdevant elle, écoutant tout pourtant, soupirantparfois et admirant Mlle Thérèse avec unenaïve ferveur.

En cela, elle et Marcel faisaient bien lapaire.

— Écoutez, reprit la jeune fille tout en va-quant avec activité à ses occupations de ména-gère, j’ai dit que j’allais vous gronder, mais aufond je n’en ai guère envie. Léon Thonin a donctrouvé quelqu’un pour lui tenir tête ! Il faut quevous ayez du sang sous les ongles, Marcel, caril est plus fort que vous. Mais vous ne recu-liez pas d’une semelle, à ce que m’a dit monpère. Racontez-moi l’affaire tout au long, vou-lez-vous ?

— Tout au long ne sera pas long, made-moiselle Thérèse. J’avais eu la chance de trou-

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ver le bracelet et je voulais vous le rapporter,une idée, quoi ! pour être le premier à vousvoir contente. Mais lui, Léon, s’était mis justele rebours en tête. Et comme ça, nous noussommes battus. Je commençais à voir rougequand le maître est arrivé.

Ici Marcel s’arrêta, étonné d’avoir fait un silong discours.

— Et te voilà beau maintenant ! dit Alvineen se retournant. Les yeux en capilotade et lenez tout bleu du côté de bise !

— Ça ne fait rien, dit-il en riant ; je n’ai ja-mais été bien joli garçon.

— Eh ! tu n’es pas si mal, quand tu as tanuance naturelle ; il ne faut pas se déprécier,c’est pécher contre sa mère. Qu’en dites-vous,mademoiselle Thérèse ?

— J’en dis que ce garçon doit prendre unpeu de repos s’il ne veut pas être ce soir aussiengourdi que notre accordéon d’hier. Mais il

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ne peut pas aller dormir dans sa chambre ;on se moquerait de lui. Comment allons-nousfaire, Alvine ?

— Je ne suis pas du tout fatigué, dit Marcelen se levant vivement. Il y a encore un grandcoin de champ à piocher, et puis du bois àfendre dans la cour.

— Si ce garçon n’a pas attrapé le guignonpar tous les bouts ! s’écria Alvine en saisissantla main du jeune homme. Un peu manier lapioche et un peu « enterrasser » cette plaie, envoilà assez pour envoyer un beau gars à l’hôpi-tal, où on dit que les médecins vous charcutentpour essayer leurs outils. Laisse-moi donc voir,grand impatient ! Je t’y mettrai des feuilles detoute-bonne, et ce sera fermé dans trois jours.

Le pansement fut exécuté séance tenante.

— Maintenant, dit Thérèse, vous porterezau vieux Constant Mattet ces pains de « séré »qu’il attend depuis une semaine. C’est une fa-meuse charge, mais vous reviendrez à vide, et

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je vous défends d’être ici avant midi. Faites unbon somme dans la pâture.

— Ce n’est pas de refus tout de même, ditMarcel. Vous êtes bien bonne d’y avoir pensé,maîtresse.

À vingt ans, le sommeil est une doucechose. Aussi, quand en redescendant avec son« cannequin » vide, Marcel découvrit à côté dusentier un joli coin de mousse grillée par le so-leil et moelleuse au pied, il s’y étendit tout deson long, après avoir rabattu son chapeau sursa figure, et ne tarda pas à dormir profondé-ment.

Les vieilles femmes du pays prétendent quepour se réveiller à l’heure qu’on souhaite, ilfaut, avant de s’endormir, frapper le pied deson lit d’un nombre de coups correspondant àcette heure-là.

Sans doute pour avoir négligé cette précau-tion sacramentelle, qu’il eût été d’ailleurs bienembarrassé d’observer, Marcel n’ouvrit les

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yeux qu’au moment où le soleil, déjà bien loinde son zénith, vint le frapper obliquement surla joue que l’aile du chapeau laissait à décou-vert. Le jeune homme se leva d’un bond.

« Il est au moins quatre heures ! » pensa-t-ilavec consternation.

Il repassa les courroies de la hotte à sesbras et prit sa course vers les Alisiers où il arri-va tout hors d’haleine. Sans Thérèse, il eût ris-qué d’y être assez mal accueilli.

— Où donc est ce grand rêveur ? avait de-mandé le maître en s’asseyant à la table du dî-ner.

— Je l’ai envoyé chez Constant Mattet,père, répondit brièvement Thérèse.

— À quelle heure est-il parti ?

— Sitôt après le déjeuner.

La jeune fille n’éludait jamais une questiondirecte : en cela, elle était moins Prenel queson père ne se plaisait à le croire.

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Le paysan se tut. Ses sourcils s’étaient fron-cés, mais il ne blâmait jamais Thérèse devantles domestiques. Après le repas, il l’emmenadans sa chambre.

— Qu’est-ce que tu manigances ? fit-il sévè-rement. Gage que c’est toi qui as dit à Marcelde ne pas revenir trop tôt ?

— Vous devinez bien, répondit-elle sans setroubler. Je lui ai recommandé de faire un bonsomme dans la pâture.

Elle ne dit pas qu’elle ne lui avait accordé cecongé que jusqu’à midi, dédaignant de paraîtrese disculper aux dépens de Marcel.

— Il n’est pas fort, continua-t-elle, et si vousne lui laissez prendre aucun repos pendant lejour, au bout de quatre ou cinq semaines dece régime, passant des nuits blanches et tra-vaillant ensuite comme si de rien n’était, iltombera comme une mouche. Tout le payscriera après vous, sans compter que votre pro-fit s’envolera.

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— Pour une femme, tu ne raisonnes pasmal, dit le fermier en caressant ses favoris gri-sonnants. On y réfléchira. Mais je ne veux pasque tu te lances dans la sensiblerie à propos dece garçon. Il a vingt ans, qu’il prenne soin delui-même. Le matin, s’il a des brouillards dansl’esprit pour avoir musiqué un peu tard, qu’ilaille dormir sur le foin ; on ne l’éveillera pas àcoups de fourche. Je ne suis pas un croquemi-taine, moi. Mais, pour Dieu ! Thérèse, ne t’enmêle plus.

— Il faut pourtant que je m’en mêle encore.Qu’allez-vous garder pour vous des dix francsqu’on paye à Marcel ?

Les sourcils froncés du fermier devinrenttout à fait menaçants.

— Ah çà, dit-il en se plaçant les bras croisésdevant Thérèse, est-ce que ma propre fille vame faire la loi maintenant ? Retourne à ta cui-sine et quand tu iras à confesse, dis à M. le cu-ré que tu as été insolente envers ton père.

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Elle allait sortir, la tête haute ; mais au mo-ment de franchir le seuil, les larmes lui vinrentaux yeux.

— Vous ne m’avez jamais parlé ainsi, dit-elle en se tournant vers son père.

— C’est que tu m’échauffes avec tes ques-tions ! Là, sois bonne fille et ne me rebats plusles oreilles de ton : Je veux savoir ! je veux sa-voir ! Quel besoin as-tu de savoir ? Maintenantembrasse-moi et va-t’en. Je t’achèterai un joliruban demain à Morteau.

Ainsi quand Marcel reparut, très fâchéd’avoir oublié sa consigne, il fut accueilli parune ou deux remarques ironiques, au lieu de laverte semonce à laquelle il se préparait. Sansse donner le temps de dîner, il prit sa hache etmonta dans le bois où il s’occupa jusqu’au soirà ébrancher les troncs abattus.

À sept heures, comme il revenait à la ferme,il rencontra Félix Prenel dans le sentier.

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— Qu’attends-tu pour te préparer ? lui criacelui-ci. Tu as tout juste le temps de passer tonhabit et de te mettre en route pour le Creux-des-Raves. Il est vrai que tu n’es guère pré-sentable avec tes poche-l’œil ; s’ils te trouventtrop endommagé, ils savent ton adresse, et ilsn’auront qu’à te renvoyer comme échantillonsans valeur.

Marcel ne s’amusa pas à chercher le sensde ce discours ; il traversa le pont de grangeen courant, monta dans sa petite chambre, yprit sa flûte et se dirigea ensuite vers la haiedes noisetiers. Il n’oubliait pas que Thérèse luiavait dit : « Vous jouerez pour moi chaque soir,n’est-ce pas ? »

Dans sa mémoire, les moindres paroles dela jeune fille étaient précieusement conser-vées, ainsi que des grains d’or dont on feraitune chaîne, et il les repassait mentalementcomme un saint chapelet. C’était donc pourelle qu’il allait jouer maintenant.

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« Tiens ! Marcel fait répétition, se dit le fer-mier en entendant une claire mélodie monterdans le silence du soir. Ce n’est pas une mau-vaise idée ; il doit avoir les doigts un peu raidesaprès avoir manié la hache tout l’après-midi. »

Mais Thérèse, accoudée à sa fenêtre, savaitbien que Marcel ne faisait pas répétition. Lamélopée tranquille et berçante que sa flûtechantait doucement ne serait pas entenduedans une bruyante salle de bal.

Elle remercia le jeune musicien d’un signede tête quand il rentra.

— Partez vite maintenant, lui dit-elle, et nerevenez pas trop tard, si vous pouvez. Sais-tu, Alvine, reprit-elle au bout de quelques mi-nutes en se penchant vers la grande servantequi cueillait du persil, agenouillée juste au-des-sous de la fenêtre : j’ai toujours désiré avoirun frère ; je te l’ai dit souvent. Eh bien, il mesemble à présent que j’en ai un.

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— Voilà ! fit Alvine après un instant de ré-flexion ; je ne voudrais pas médire des frères ;j’en ai un moi-même, et je l’aime bien, surtoutdepuis qu’il est en Amérique ; mais, vous sa-vez, ils sont fameux pour vous emprunter votreargent et ne jamais vous le rendre. Si c’est àMarcel que vous pensez quand vous dites ça,vous ne mettez pas le doigt dessus, sauf votrerespect. Un frère ne vous regarderait pas avecces yeux-là, et il ne ferait pas ce que j’ai vufaire à ce garçon, pas plus tard qu’hier.

— Quoi donc, Alvine ?

— Vous aviez laissé tomber une épinglesans vous en apercevoir ; il l’a ramassée et« cottée » à sa blouse comme si c’eût été unerelique contre les sorts. Elle y était encore cematin. Mais il a tort, il a bien tort, continua-t-elle en hochant la tête d’un air pensif ; lesépingles, ça pique l’amitié.

Elle poussa un soupir, puis elle reprit :

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— Vous devriez bien me dire commentvous faites, mademoiselle Thérèse ?

— Comment je fais ?

— Pour les rendre tous amoureux de vous.

La jeune fille releva la tête d’un mouvementhautain :

— Je te prie de croire que je ne fais rien,dit-elle sévèrement. Au contraire, ajouta-t-elleavec un dédaigneux sourire. D’ailleurs, ils nesont pas amoureux de moi ; c’est à l’argent demon père qu’ils font les yeux doux. Pour cequi est de Marcel, tu rêves, Alvine. C’est ungrand enfant, et il ne pense pas plus à moi quel’homme de la lune.

— L’homme de la lune ne ramasse pas vosépingles, toujours, riposta cette fille obstinée.

Cependant Marcel se dirigeait d’un pas al-lègre vers le Creux-des-Raves, où devait avoirlieu, non pas un bal, mais simplement une« veillée. » Le fermier de ce domaine était

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l’heureux père de cinq jolies filles dont aucunene manquait d’adorateurs. Elles avaient aussibeaucoup de bonnes amies qui, par un hasardextraordinaire, se rencontraient au moins unefois par semaine, au grand complet, tantôtchez l’une, tantôt chez l’autre. Par une coïnci-dence non moins frappante, les garçons se di-rigeaient infailliblement de ce côté-là pour leurpromenade du soir, et en passant ils frappaientun petit coup aux volets du rez-de-chausséepour demander à être admis seulement une mi-nute, histoire d’entrer et de sortir. Naturelle-ment les jeunes demoiselles avaient le cœurtrop bien placé pour repousser une aussi mo-deste requête, et l’hospitalité était accordéeaux pauvres voyageurs. Toujours par l’effet dece même hasard complaisant qu’on nomme ha-sard de la Brévine, au coup de huit heures,un violoneux ou une clarinette se présentait,et l’on était d’accord pour déclarer qu’il fallaitprofiter de l’occasion et en tourner une. Ne

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se trouvait-il pas que toutes ces demoisellesavaient mis des jupons blancs ! quelle chance !

Voilà comment il se faisait que, tantôt ici,tantôt là, les musiciens étaient souvent mis enréquisition dans ce petit coin de pays.

« Dansons avant que le chaud vienne, di-saient les jeunes gars ; d’ailleurs on a besoinde se re-redresser un peu quand on a tenula pioche ou les cornes de la charrue tout lejour. Au mois de juillet on se rangera. » Allonsdonc ! a-t-on jamais terminé les fenaisons sansun grand bal des foins ? Et les moissons ? ceserait bien honnête de tourner le dos aux mois-sonneuses sans quelques pas de valse pour fi-nir en bons amis ! Après ça, eh bien ! c’est lasaison morte, le meilleur temps de l’année pourla danse. Et puis, au bout de l’an, on recom-mence, jusqu’à ce que jeunesse se passe etqu’il en vienne d’autres pour former la ronde.

La danse est presque toujours une passionchez les montagnards, qui ont l’esprit gai, le

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corps souple, le pied ferme, et qui se meuventdans un air léger.

La petite mais bruyante société réunie dansla chambre commune, au Creux-des-Raves,était d’un genre un peu mêlé. Les cinq joliessœurs n’étaient pas exclusives ; elles prenaientet gardaient dans leurs filets le menu fretinaussi bien que les grosses pièces. Être bon dan-seur était le sésame indispensable pour obteniradmission ; avec ça une blouse propre etquelques sous, de quoi payer la musique.

Quant aux rafraîchissements, il y avait desgaufres et du sirop d’orgeat pour les demoi-selles, de l’eau de cannelle très abondammentcoupée d’eau, « baptisée, » comme on disait ;parfois de la petite bière pour les garçons. Lesfrais d’une soirée de ce genre n’étaient pasconsidérables, on le voit.

Les invités s’y amusaient royalement, mal-gré tout, et on y bâclait des mariages. J’ai tou-jours cru, pour ma part, que c’était là le but réel

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des bals et leur raison d’être dans la société ci-vilisée.

Les cinq Brunettes, comme on les appelait,étaient donc assises en guirlande, avec leursamies, tout autour de la grande pièce, dont onavait enlevé les meubles encombrants. Les gar-çons, debout près du poêle, échangeaient desplaisanteries et regardaient souvent l’horloge.

Quelques minutes avant huit heures, laporte s’ouvrit et Marcel parut. Il y eut degrands rires à son entrée.

— Comme tu arrives à propos ! qui t’en-voie ? lui cria-t-on.

— Mon maître.

— Est-il gentil, ton maître ! Tu lui diras quenous le remercions bien.

— Et que toutes ces demoiselles l’embr…

— Fi ! fi ! il a des propos de caserne, ce gar-çon-là !

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Après s’être suffisamment extasiés surl’obligeance du hasard qui envoyait ainsi unmusicien à point nommé, plaisanterie qu’on ré-pétait chaque semaine avec le même succès,on songea aux affaires sérieuses.

— César, dit Brunette I, emmenez Marcel àla cuisine, et donnez-lui un bon verre de bière ;ça le mettra en train.

— Pour une fille pratique, c’en est une,celle-là, remarqua César en allant accomplirson honorable mission.

Puis il se versa à lui-même une pleinechope du breuvage mousseux et l’avala d’untrait afin d’encourager Marcel.

Tous deux rentrèrent au bout de quelquesminutes. La guirlande s’était rompue ; pour nepas perdre de temps, les cavaliers avaient déjàinvité leurs dames et les couples s’étaient for-més en colonne ; mais les dames étaient enminorité, paraît-il, car quatre garçons restaient

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« désassortis » et se tenaient là d’un air assezgauche et déconfit.

— Jouez aux quatre coins, dit une fille ma-licieuse.

— Danse avec une chaise, Alphonse, crial’heureux cavalier de Brunette II.

Cet Alphonse était le premier valet des Ali-siers, un garçon qui tranchait du fendant etse croyait plus grand conquérant qu’Alexandre.Vous voudrez bien vous rappeler, peut-être,que nous avons eu précédemment l’avantagede faire sa connaissance, alors qu’il venait derecevoir une bonne douche.

Il entendait mal la plaisanterie, sans doute,car il eut un peu gracieux sourire en entendantqu’on lui conseillait de danser avec une chaise.

« Reste à savoir si tu danseras du tout, toi,mon cher, » murmura-t-il entre ses dents.

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Puis il quitta le coin sombre où il s’étaittenu jusqu’alors, et s’assit à l’autre bout de lachambre.

— Arrives-tu, lambin ? s’écria-t-on envoyant rentrer Marcel. Nous sommes toutprêts ; joue-nous-en une bonne. Tu y as lecoup, ce qui est de ça.

— Pour jouer il faudrait une flûte d’abord,dit Marcel qui s’était approché de la table surlaquelle il croyait avoir posé son instrument. Jel’avais laissée là ; où l’avez-vous mise ?

— Que celui qui l’a touchée s’accuse, ditsolennellement le premier de la colonne. Al-lons, garçons, pas de bêtises ; ce n’est pas une« bringue » à nous monter, celle-là. Les demoi-selles attendent.

— Parole d’honneur, s’écria toute la bande,nous avons aussi bonne envie de danser quetoi. L’orchestre, c’est sacré ; personne n’y vou-drait seulement toucher du bout du doigt.Cherchons.

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On chercha, mais on ne trouva pas. On re-garda dans tous les coins, sous les meubles,sur le poêle, jusque dans les tiroirs de la com-mode, pensant que Marcel aurait eu peut-êtreune distraction. Pas plus de flûte que sur lamain.

— Vous êtes bons de vous mettre en quatre,dit Alphonse d’un air dédaigneux. Ne voyez-vous pas que votre musicien vous fait « al-ler ? » Il est plus malin qu’il ne paraît, et mau-vais comme un singe. J’ai déjà pu m’en aperce-voir. Il a laissé sa flûte à la maison, voilà tout.

— Non, dit Marcel, elle était dans l’étui, dé-montée ; je l’ai eue dans ma poche tout le longde la route, mais je la tenais à la main quand jesuis entré et je l’ai posée sur cette table à côtéde mon chapeau. Vous devez l’avoir vue ?

— Elle ne s’est pas envolée tout de même,dit César Pointel ; c’est une drôle d’histoire.Voyons, Marcel, réfléchis un peu.

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— Et retrouve ton instrument au plus vite,dirent les danseurs impatientés.

— Retrouvez-le vous-mêmes, répondit-il.Je suis sûr que vous savez mieux que moi où ilest.

— Ne te gêne pas ! s’écria-t-on. Comme ça,nous sommes des voleurs, hein ?

— Pas tous, mais il y en a un, répliqua-t-iltranquillement.

Cette audace les stupéfia pour une minute.Puis des exclamations irritées s’élevèrent detoutes parts.

— Répète voir ça ! petit drôle ! polisson !bout de rien du tout ! et d’autres moins parle-mentaires.

— Donnez-lui son compte, une bonne fusti-gée, et qu’on le flanque à la porte ! s’écria Al-phonse. Il nous a « floués. » Moi je m’en vais.Sans musique il n’y a pas mèche d’avoir un bal.

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— Rien de ça, dit César Pointel d’un ton ré-solu, en se campant devant la porte. Je suis del’avis de Marcel, moi. Il y a un voleur ici, etpersonne ne sortira avant que l’affaire ait étémise au clair. J’ai mes petits soupçons, je nedis rien. Ne grognez pas là-bas, garçons. L’hon-neur exige qu’on sache à quoi s’en tenir ; etsoyez sages, à cause des demoiselles.

Ce discours raisonnable rencontra de l’ap-probation.

— C’est vrai, après tout, murmurait-on ;pourquoi Marcel nous aurait-il floués ?

— En ligne, mes gars ! commanda CésarPointel qui avait décidément pris la haute maindans l’affaire. Je vais fouiller vos poches et vosgilets, sauf le respect de ces dames. Si ça nevous est pas bien agréable, imaginez qu’il estquestion de contrebande et que je suis les ga-belous. Nous connaissons tous ça.

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— Nous fouiller ? ah bien non ! s’écria Al-phonse. Est-ce que vous allez vous laisserfaire, tas de cornichons que vous êtes ?

Et il marcha vers la porte d’un pas précipitéque César remarqua fort bien. Le prévenantpar un mouvement très brusque, il le saisitd’une main et, prompt comme l’éclair, fit glis-ser l’autre sur le large buste de son prisonnier.

— Je le savais ! s’écria-t-il d’un ton detriomphe.

Ses doigts venaient de sentir sous le gilet unobjet mince et dur. Mais Alphonse se débattaitcomme un furieux.

— À moi les amis ! appela César. Tenez-le,c’est lui qui a fait le coup !

— Lâches ! dix contre un ! c’est du propre !rugit Alphonse en jouant des pieds et despoings.

— Tiens-toi tranquille alors, si tu ne veuxpas qu’on te touche, s’écrièrent les autres.

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Mais il s’en gardait bien et tâchait toujoursde gagner la porte. Il y eut un moment de ba-garre. César le tenait au collet ; d’autres es-sayaient de l’acculer dans un coin ; ceux quine parvenaient pas au premier rang poussaientderrière et juraient tant qu’ils pouvaient pourmontrer leur bonne volonté.

À l’autre bout de la chambre les jeunes fillesse pressaient les unes contre les autres commeun troupeau effarouché ; quelques-unes pous-saient de petits cris et se cachaient la figuredans leurs mains, en ayant soin d’écarter assezles doigts pour ne rien perdre de ce qui se pas-sait.

Alphonse, acculé au mur, ne voyait plusd’issue. Tout à coup, on entendit quelquechose rouler sur le plancher.

— Attention ! s’écria César Pointel en sebaissant vivement. Eh bien ! mes amis, qu’est-ce que je vous disais ?

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Et il élevait à bras tendu un étui de maro-quin brun que Marcel ouvrit aussitôt, afin devoir si son instrument n’avait pas souffert pen-dant ces péripéties.

— À présent tu ne nieras plus, coquin !s’écria-t-on de toutes parts.

— Comment ça ? répliqua-t-il hardiment.Vous êtes tous ici en peloton aussi bien quemoi, j’imagine. Qui est-ce qui avait empochéla flûte et l’a lâchée au bon moment ? Rien neprouve que ce ne soit pas toi, César Pointel,qui fais tant le gendarme. Débrouillez ça entrevous.

Et profitant de l’occasion, il se précipita,bouscula deux ou trois hommes, prit la porte etdisparut.

Il y eut un moment de stupéfaction géné-rale.

— Le gueux me le payera, fit César Pointelen serrant les poings.

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Il allait se mettre à la poursuite de son pri-sonnier, quand l’aînée des cinq jolies sœurss’élança pour le retenir.

— Laissez-le courir, dit-elle ; assez de ba-taille comme ça. La flûte est retrouvée, c’estl’essentiel. Dansons.

— J’espère que pas un de vous, garçons, neme soupçonne ? dit César qui était décidémentun peu solennel de nature.

— Mais non ! s’écrièrent-ils en chœur.Quand on retiendra « c’t Alphonse, » on en feraun pot de marmelade !

Et sur cette déclaration féroce la colonne sereforma.

Pour avoir commencé d’une façon tragique,la sauterie n’en fut pas moins joyeuse. Marceljoua bien ; son rôle ne lui déplaisait pas. Toutle monde lui parlait amicalement, sans doutepour lui faire oublier qu’on avait été sur lepoint de le malmener au début. Il aimait à voir

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autour de lui toutes ces gaies figures et à sedire qu’il était pour quelque chose dans leurplaisir.

— J’ai une idée ! s’écria quelqu’un.

Chacun se mit à rire.

— Garde-la pour toi si tu n’en as qu’une ; onne voudrait pas t’en priver, lui répondit-on.

— Tas de moqueurs ! mais non, là, plaisan-terie dans le coin, si nous laissions Marcel val-ser la prochaine, pour lui marquer notrecontentement ? Je jouerai à sa place, quoiqueje ne sois pas de première force.

— Elle n’est pas mauvaise, ton idée. Qu’endis-tu, Marcel ?

— Je ne sais pas danser.

— Tu apprendras, parbleu ! est-ce qu’onpeut nager sans se mettre à l’eau ? Du reste,comme tu y as déjà « le coup » dans les doigts,tu l’auras bientôt dans les jambes. Passe taflûte à François et viens inviter ta dame.

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L’intention était certainement cordiale,Marcel le sentit et sa sauvagerie se dissipapour un instant. Il descendit de son estradesans gaucherie, s’arrêta et promena ses yeuxautour de lui.

Comme il se tenait là, grand, droit et mince,ses cheveux bruns rejetés en arrière, le frontdécouvert et le regard brillant, il ressemblait sipeu au Marcel qu’on avait toujours connu, quechacun, et surtout chacune, en fut frappé.

— Dis donc, il a l’air distingué ! chuchotaune fillette à sa voisine.

— C’est son habit noir, répondit celle-ci.

Et elle pensait : « Si seulement il m’invitait !j’en vaux bien une autre. »

Mais quand on le vit se diriger sans hésita-tion vers la plus jolie des cinq brunettes et luioffrir son bras, il y eut un applaudissement gé-néral.

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— Il n’est pas dégoûté, l’enfant ! s’écria-t-on. À vos rangs maintenant ! Une, deux, trois !Tini-ralla, tini-ralla, la, la !

Et chacun entonna l’air de valse pour se-conder le flûtiste, qui n’était pas en effet depremière force.

Bien loin de se sentir gêné par l’honneurqu’on lui accordait, Marcel en fut au contrairecomme grisé. Entourant de son bras la taillesouple de sa danseuse, il s’avança la tête haute,chercha le rythme pendant quelques instants,s’y mit sans effort et s’y tint. Un professeur dechorégraphie y eût sans doute trouvé à redire ;les pas étaient inégaux, le tournoiement tropimpétueux ; mais le sentiment de la mesure etla facilité des mouvements y étaient ; il ne fal-lait plus qu’un peu de pratique.

Comme il remerciait sa danseuse en la re-conduisant à sa place :

— Je vous donnerai une autre leçon quandvous voudrez ; c’est tout plaisir que de danser

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avec vous, répondit-elle avec un sourire desplus encourageants.

Il est peut-être parmi ceux qui me lisent,des gens timides, gauches ou qui se croienttels ; ceux-là savent combien un éloge, mêmeprononcé par une bouche indifférente, leur aaffermi le cœur et relevé la tête au momentoù ils doutaient le plus d’eux-mêmes. Unelouange, je ne dis pas une flatterie, est parfoisle plus grand bien que nous puissions faire ànotre prochain.

Marcel revint à sa place plein d’une virilefierté qui lui montait à la tête pour la premièrefois. Il était maintenant un homme comme lesautres ; une jeune fille s’était appuyée sur sonbras et lui avait souri. Si Thérèse eût été pré-sente, serait-ce vers elle qu’il se fût avancé ? jene le crois pas.

Il se remit à jouer. Ce n’était plus seulementune vive mélodie, mais un cri de joie qui allaitjusqu’au triomphe, un chant d’affranchisse-

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ment vibrant comme celui de l’alouette quandelle s’élance au-dessus des brouillards etqu’elle aperçoit le soleil.

— Ce Marcel vous électrise, disaient lesdanseurs.

Lui se sentait pour eux une reconnaissanceinfinie. La barrière derrière laquelle il avait étécomme parqué si longtemps venait de tomber.Cette première valse devait faire date dans savie.

Au coup de minuit on se sépara.

— Dites donc, garçons, s’écria César Poin-tel qui pensait à tout, si on faisait un bout dereconduite au musicien ? Cette canaille d’Al-phonse est capable de rôder dans le voisinageet de faire un mauvais parti à Marcel, qui a déjàbien assez de « bleus » pour sa consommationde la semaine.

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On avait beaucoup raillé le jeune hommesur ses poche-l’œil, dans le courant de la soi-rée.

— Ça y est, répondit-on. Ceux qui n’ont pasde dame à reconduire iront jusqu’aux Alisiers.

Mais Marcel s’en défendit avec une chaleurqui ressemblait à de l’indignation.

— Est-ce que vous croyez que j’ai peur ?s’écria-t-il. Je sais me défendre tout seul ; lais-sez-moi faire.

Il brusqua les dernières cérémonies et partiten toute hâte, craignant presque que sa garded’honneur trop zélée ne courût après lui. Dureste, cette précaution bienveillante eût été su-perflue, car Marcel rentra aux Alisiers sansmésaventure. Il était une heure du matin.

Alphonse était rentré aussi, et dans la petitechambre dont il jouissait seul en sa qualitéde premier domestique, il ruminait des projets

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de vengeance contre Marcel, de vengeance àdeux, car il avait un associé.

Au moment où il quittait le Creux-des-Raves précipitamment et sans emporter leshonneurs de la guerre, un homme s’était appro-ché de lui dans l’obscurité.

— Eh bien ? lui avait-il demandé à voixbasse.

— Eh bien ? ça a raté, parbleu ! Est-ce queje serais ici, sans cela ?

— Raconte-moi l’affaire.

— Tout marchait comme sur des roulettes.J’avais soufflé l’étui délicatement, personne n’yavait rien vu. Sur un ou deux mots que j’ai lan-cés, comme nous en étions convenus, ça com-mençait à chauffer. Le musicien allait avoirsa sauce, le plaisir m’en chatouillait déjà lescôtes, quand ce grand animal de César Pointels’est douté de quelque chose, paraît-il. Il m’aempoigné, les autres se sont mis après moi ;

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j’ai eu tout juste le temps de flanquer cettedamnée flûte par terre et de filer comme j’aipu. Voilà. Une autre fois, Léon, tu feras tes af-faires toi-même.

— Bah ! dit Léon Thonin, tu travaillais bienaussi pour ta paroisse. Est-ce que tu chérisMarcel à présent ? Nous combinerons autrechose, c’est tout. Allons prendre un verre.

— J’en suis, dit Alphonse.

Et il se consola de son échec en buvantcomme un Polonais jusqu’à la cloche ducouvre-feu.

Le lendemain était un samedi, jour depresse en toute saison, mais plus particulière-ment affairé cette fois-ci. Il fallait finir la les-sive, plier le linge, écurer tout ce qui était sus-ceptible de l’être ; mettre la maison en bonordre pour le dimanche, repasser des cols etdes manchettes et une belle chemise pour papaPrenel, puis faire le beurre et aller au marchédans l’après-midi si l’on pouvait. En pareille

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occasion, Alvine se montrait à la hauteur descirconstances. Elle se multipliait et méritaitalors le surnom que l’admiration un peu mo-queuse des lavandières lui avait décerné : Al-vine aux quatre bras.

— Je me charge de faire trotter nosfemmes, dit-elle à Thérèse en combinant avecelle le plan des opérations du jour. Quand ellesfinissent une lessive, elles ne manquent jamaisde dire, quasi en pleurnichant, qu’elles sontmoulues, qu’elles n’ont jamais tant « rigué. »Pour une fois, ce ne sera pas un mensonge.

— Oh ! dit Thérèse, je ne veux pas qu’ellestravaillent plus que de juste.

— Il n’y a pas de danger. Vous leur donne-rez à chacune dix sous d’extra en les payant cesoir, et elles seront toutes contentes. Commeça, vous vous chargez du dîner, de la « rela-vée » et de tout ce qui s’ensuit ?

— C’est bien clair ; je ne vais pas me croiserles bras.

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— Ne prenez pas trop d’eau bouillante pourla vaisselle, dit Alvine au moment de sortir. Çagâterait vos jolies mains.

La jeune fille sourit et se mit à sa besognesans perdre de temps.

De toute la matinée elle ne s’assit pas uneminute, courant d’une chambre à l’autre pourfaire les lits, puis revenant à la cuisine laverles tasses du déjeuner et surveiller ses mar-mites. On apportait du pré de grandes cor-beillées de draps et de nappes qui exhalaientcette bonne odeur de la toile de ménage séchéeau soleil. Aidée par l’une des jeunes servantes,Thérèse pliait le linge et l’empilait dans les ar-moires afin de débarrasser les corbeilles qu’onemportait aussitôt. Puis il fallut préparer les« dix heures » pour les ouvriers des champs,mettre dans un panier garni d’une serviettebien blanche le vin, le fromage maigre et lepain bis.

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« Je n’aurai jamais le temps de faire monbeurre, pensa Thérèse en voyant l’aiguille del’horloge s’approcher rapidement de onzeheures. Il va falloir mettre le couvert du dîner.Tous les repas se touchent aujourd’hui. »

Midi sonna avant qu’elle eût fini de rincerles verres qu’on avait rapportés des champs.

— Eh bien, est-ce que la besogne avance,fillette ? demanda son père en lui pinçant lajoue. Le régiment fait-il bien son devoir ?

— Pour ce qui est de boire et de manger,certainement, répondit-elle en se laissant tom-ber sur une chaise. Tenez, les voilà qui arriventcomme des affamés. Le douzième coup n’a pasfrappé seulement. Oh ! que j’ai chaud !

— Repose-toi un peu après le dîner, lui ditson père tandis que les domestiques, les ou-vriers et les journalières entraient à la filecomme un cortège de canards.

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— Après le dîner, dit-elle, j’ai à laver lavaisselle, puis à faire le beurre, si c’est pos-sible, avant de descendre au marché. Il me fau-dra le char et le cheval vers trois heures, jepense.

— Tu entends ça, Alphonse, dit le maître.

Et la conversation en resta là.

Ayant fini leur repas, les domestiques se le-vèrent pour profiter de la sieste qu’on leur ac-cordait généralement et qu’ils avaient bien ga-gnée. À l’ombre fraîche du pont de grange ilsse mirent à fumer, tout en devisant par phrasescourtes et brèves comme les bouffées de fuméequ’ils lançaient en l’air. Quant aux lessiveuses,Alvine les emmena immédiatement, marchantdevant elles d’un pas martial, jusqu’à la remise.

— Il n’y a pas de temps pour baguenauderaujourd’hui ; toute la « boisellerie » est encoreà faire, et on n’a pas écuré une seule chambre.

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— Je vous enverrai du café noir et unegoutte d’eau de cerises, dit Thérèse en voyantles longues mines de toute la bande. Vous avezbien travaillé ce matin.

Cette promesse ne manqua pas son effet.

— Mlle Thérèse a bon cœur pour le pauvremonde, remarqua l’une des femmes en sortant.

— Et elle ne met point de chicorée dans lecafé, ajouta une autre.

Au bout d’une heure, la jeune fille ayant misen ordre sa cuisine, ouvrit la porte qui condui-sait à sa petite laiterie.

C’était une pièce claire, mais fraîche pour-tant, voûtée et tournée vers le nord. Sur delongues tables de sapin très blanches étaientplacés les « rondelets » évasés et peu profondsoù on laissait reposer le lait pour faire monterla crème.

Le plancher était couvert d’un sable fin etgrisâtre qui retenait la poussière ; partout ré-

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gnait une exquise et appétissante propreté. Leslarges pelles à écrémer, les seaux à traire, laplanche sur laquelle on pétrissait le beurre, lesmoules et la « marque » en bois gravé, tout ce-la sentait frais et bon, sans compter un grandtas de branches de sapin qui servaient à filtrerle lait apporté de l’étable, et qui répandaientdans toute la pièce une saine odeur de résine.

Thérèse était fière de sa laiterie, unique enson espèce et renommée dans tout le district,car la plupart de nos paysans tiennent le laitdans des caves fraîches à la vérité, mais hu-mides et obscures, où la propreté désirable estdifficile à maintenir.

Au milieu de la pièce se trouvait la baratte,une grande machine en forme de meule creuse,virant sur un axe, et pourvue d’une manivelleque Marcel tournait de grand courage.

— Que faites-vous ici ? s’écria Thérèse ens’arrêtant sur le seuil. Mon ouvrage, à ce que jevois.

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— Le beurre sera pris dans un instant, dit-ilen s’arrêtant pour essuyer la sueur qui perlaitsur son front. Il fait chaud pour la crème au-jourd’hui. Sans cela, ce serait fini depuis long-temps.

— Il fait chaud pour vous aussi. Pourquoine pas vous reposer après le dîner comme lesautres ?

— Vous étiez fatiguée, vous ! dit-il.

Elle venait d’enlever le couvercle de la ba-ratte et se trouvait tout près du jeune homme.Elle leva la tête pour le regarder, car il étaitplus grand qu’elle.

« Comme il change tous les jours ! » fut lapensée de Thérèse.

Une tendresse respectueuse, mais virile,brillait dans les yeux bruns de Marcel. Il s’étaitredressé, son bras semblait plus fort ; toutejeune fille, en le voyant, l’eût accepté pour pro-tecteur.

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— Merci, dit Thérèse. Allez maintenant, jefinirai seule. Mais vous me gâtez, Marcel, cen’est pas bon pour moi.

Il sourit et sortit sans répondre.

Thérèse se trompait ; il lui était bon de sesentir gâtée, ou tout au moins enveloppée etprotégée par cette tendresse attentive, dontelle ne soupçonnait pas la profondeur. Thérèseavait peu d’abandon ; elle vivait sur la défen-sive ; mais en présence de Marcel, elle laissaitglisser avec délices ce froid manteau decontrainte qui la glaçait à l’ordinaire. Elle sa-vait bien que lui ne s’en prévaudrait jamaispour devenir plus hardi, et quelle serait tou-jours à ses yeux mademoiselle Thérèse.

Elle se sentait si gaie, si légère, qu’elle semit à chanter, tandis qu’elle retirait de la ba-ratte une masse de beurre doré et qu’elle lepétrissait d’une main adroite dans l’eau claire,pour lui donner de la consistance et de la fraî-cheur. Elle prit ensuite la balance, pesa soi-

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gneusement autant de morceaux d’une demi-livre que la grosse motte voulut en donner ;puis à l’aide des moules et de la planche gra-vée, elle en fit de jolies plaques ovales à l’effi-gie d’une tulipe, marque de fabrique tradition-nelle et bien connue au marché.

« Il me tarde que les gentianes soient assezgrandes, pensait Thérèse en alignant soigneu-sement au fond d’un panier, sur un linge blanc,son appétissante marchandise. Le beurre abien meilleure façon dans de jolies feuillesvertes. Maintenant me voilà prête à partir.Grâce à Marcel, je serai au marché une heureplus tôt que je n’espérais. Il m’a rendu ce ser-vice de si bon cœur ! Je voudrais lui faire aussiplaisir en quelque chose. »

Elle sortit en courant pour voir si Alphonseavait déjà attelé. Comme elle passait devantson jardinet où les œillets, les pieds-d’alouette,les belles-de-jour aux larges cloches bleues, lesgrandes camomilles jaunes et blanches rivali-

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saient d’éclat, elle s’arrêta un instant. Une idéelui était venue.

Les préparatifs achevés en grande hâte, lepanier qui contenait le beurre placé au fonddu char et soigneusement entouré de paillepour atténuer l’effet des cahots, Thérèse courutmettre son chapeau. Elle revint bientôt, tenantà la main une paire de ciseau et un petit vasede terre brune. Elle fourragea dans son jardin,fauchant à droite et à gauche les plus bellesfleurs et les jetant dans son tablier en unegerbe assez échevelée.

« Je ferai mon bouquet en route, pensa-t-elle. Coco est si sage que je n’ai pas même à luitenir la bride. »

Elle cueillit encore la seule branche fleuriede son beau géranium rose et blanc, puis mon-ta lestement en voiture et secoua les rênespour faire comprendre à Coco qu’il était tempsde se mettre en route.

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Des Alisiers on pouvait descendre tout droitau village par le sentier que nous connaissons ;mais le chemin carrossable faisait un grand dé-tour pour rejoindre la route postale.

« J’aurai le temps d’arranger mes fleursavant d’arriver aux premières maisons, » se ditThérèse, comme l’équipage traversait au petittrot le pré bien ensoleillé où deux femmes en-roulaient en un énorme peloton les cordes quiavaient servi à étendre le linge.

— Bon voyage, mademoiselle Thérèse !cria l’une d’elles.

— Votre voiture a l’air d’un reposoir de laFête-Dieu, avec toutes ces fleurs, remarqual’autre.

C’était une question sous cette forme dis-crète, mais Thérèse ne jugea pas nécessaired’y répondre.

Elle lâcha bientôt les rênes au vieux chevalgris, qui connaissait par cœur les ornières du

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chemin, car il les avait faites ; puis elle arran-gea en un gracieux bouquet la botte fleurie quireposait sur ses genoux. Quand elle eut fini, lavoiture arrivait à l’entrée du village.

Thérèse mit lestement pied à terre, tenantson bouquet à la main. À la première fontaine,elle remplit d’eau le petit vase brun dont elles’était munie, puis gravit les marches quiconduisaient à la grille du cimetière.

Quelques paysannes l’y suivirent des yeuxcomme elle allait disparaître derrière les su-reaux et les lilas du paisible enclos.

Quelle bonne fille que cette Thérèse Is’écrièrent-elles. La tombe de sa mère est lamieux soignée de toutes.

Une colonne de marbre noir, brisée au som-met et portant ce nom : Antoinette-ThérèsePrenel, née July, se dressait non loin de l’en-trée.

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La jeune fille passa tout près, fit un signe decroix, mais ne s’y arrêta pas. Ce qu’elle cher-chait, c’était une tombe plus récente et plushumble qu’elle découvrit bientôt.

Ce pauvre tertre n’était surmonté que d’unepetite croix noire en sapin ; encore était-ce lacharité de M. le curé qui l’y avait fait placer.Thérèse s’agenouilla juste à l’endroit où Mar-cel, brisé par la douleur, s’était affaisséquelques jours auparavant ; elle arrangea sesfleurs de manière à ce qu’un saule voisin leurprêtât un peu d’ombre et enlaça une branchede lierre aux bras de la croix.

« Marcel verra cela demain en venant à lamesse, » pensa-t-elle.

Puis elle retourna en hâte à la voiture etfouetta le vieux cheval qui, tout surpris, partitau grand trot en dressant les oreilles.

Le lendemain matin, en effet, Marcel, tra-versant le cimetière pour atteindre le porchede la petite église, vit cette fraîche parure qui

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ornait la tombe de sa mère, et il n’eut pas depeine à deviner quelle main l’avait placée là.Il s’inclina pieusement devant le petit tertre,sans s’inquiéter des regards que lui jetaient lesgens endimanchés qui, comme lui, allaient à lamesse. Il murmura une prière pour le repos dela pauvre âme, puis, se penchant vers la petitecroix noire, il détacha une des feuilles du lierrequi l’entourait de ses festons et la mit dans sonparoissien. Alors il entra dans l’église.

Thérèse était déjà à sa place, guettant l’ar-rivée du jeune homme et certaine de deviner àsa figure s’il avait remarqué les fleurs.

« Il ne fait pas de longs discours, ce pauvregarçon, pensait-elle, mais ses yeux disent biendes choses. »

Quand il entra, leurs regards se rencon-trèrent, un instant seulement, puis Marcel pas-sa et alla s’asseoir dans son banc, à l’autre boutde l’étroite nef. Mais Thérèse avait compris.

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« Je lui ai fait plaisir ; je suis biencontente, » se dit-elle en feuilletant son livre deprières d’une main distraite.

Malheureusement il y avait là d’autres yeuxouverts que les siens. La curiosité naturelleà la femme et, assure-t-on, au sexe fort lui-même, rencontre au village peu d’aliments ;aussi, en affamée qu’elle est, tombe-t-elle surce qui se rencontre. Tout est de bonne prisepour sa dent.

Les voisines qui, le jour précédent, avaientremarqué la courte halte de Thérèse au cime-tière, ne manquèrent pas, en allant à la messele lendemain, de chercher des yeux le bouquetet le petit vase brun. Elles furent très étonnéesde découvrir l’un et l’autre, non pas au pied dela colonne de marbre noir, mais sur la tombed’Anastasie. Il faisait beau, on ne se hâtait pasd’entrer à l’église. Près du porche les hommescausaient bétail et culture ; les paysannes com-mentaient la gazette de la semaine, gazette qui

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n’est jamais imprimée et que chacun sait parcœur cependant.

Au bout de deux minutes, toute la congré-gation féminine fut instruite de ce fait singulierqu’on pouvait vérifier de ses yeux sans allerbien loin.

« C’est drôle, tout de même. Qu’en pensez-vous ? Il faut être bonne pour ses domestiques,je ne dis pas le contraire. Mais des fleurs !et des fines encore, du géranium rose, desœillets ! Elle n’en corde pas autant à sa propremère ! »

Cet innocent bouquet fut ainsi épluché partout ce que le village possédait d’honnêtescommères. Quand l’office commença, il fallutbien se taire, mais des yeux ardents de curio-sité étaient fixés sur Thérèse ; le regard un peuprolongé que la jeune fille et le jeune hommeéchangèrent fut, non pas surpris, mais happé,bu au vol. Et que de remarques à voix basse onse communiqua furtivement derrière les livres

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de prières ! M. le curé aurait eu bien sujet de seplaindre de son auditoire ce dimanche-là.

Cependant, comme on avait eu jusqu’alorsun certain respect mêlé de crainte pour la froi-deur invulnérable de Thérèse, on n’osa pas al-ler trop loin dans le champ des hypothèsescharitables.

« Ces deux-là manigancent quelque chose,ça se voit comme en plein jour. Mais vous sa-vez pourtant qu’elle regarde du haut en bastous les garçons. Il faudra voir ce que la suitedonnera… »

Et l’on en resta à ces points de suspension.

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QUATRIÈME PARTIE

CE que la suite donna ? Une alliance tacite,mais fidèlement observée, de protection mu-tuelle ; de petits services journaliers, rendus etreçus sans grands discours ; les fleurs de deuxtombes renouvelées chaque semaine ; et tousles soirs, une sérénade que Thérèse écoutait desa fenêtre, et qui lui était devenue une si doucehabitude qu’elle n’aurait plus su comment s’enpasser.

Le mois de juin s’était envolé avec les fleursdu lilas ; on était au milieu de juillet. Les prai-ries commençaient à prendre cette teinte rou-geâtre des graminées mûres, et n’attendaientplus que la faux ; car aux montagnes les fenai-

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sons ont lieu à l’époque où l’on fait la moissondans la plaine.

Mais cette année-ci, Marcel prenait moinspart aux travaux des champs qu’il ne l’avaitjamais fait ; et c’était grand dommage assuré-ment, pour la santé de son corps comme pourcelle de son esprit. La vie qu’il menait n’étaitni saine ni normale ; sa réputation de musiciens’étant rapidement répandue, on venait le cher-cher de tous les coins du pays, et Félix Prenelne disait jamais non.

Quatre ou cinq fois par semaine, Marcelpassait à jouer, sinon la nuit tout entière, dumoins une grande partie de la nuit, et il avaitparfois plusieurs lieues à faire pour regagner lamaison. Son organisation nerveuse lui permet-tait de supporter cette fatigue, sous laquelle telgaillard de plus robuste apparence eût bien-tôt succombé. La seule concession que Thé-rèse put obtenir, après avoir subi bien des re-

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buffades, fut que Marcel serait libre de se repo-ser pendant le jour autant qu’il le voudrait.

— C’est une exploitation ! s’écria-t-elle unmatin en apprenant que Marcel n’était rentréqu’au petit jour, et en le voyant pâle et les yeuxcernés.

— Eh bien, oui, répondit tranquillement sonpère. Est-ce que tout n’est pas exploitation ence monde ? Est-ce que nos vaches, nos forêts,nos ouvriers sont faits pour autre chose ? Est-ce que les marchands qui nous achètent nosbois et nos fromages ne nous exploitent pasaussi ? Si vous ne mangez pas, vous serez man-gés ; c’est la loi et les prophètes.

Et il s’en alla.

Depuis deux mois à peu près qu’il vivait decette vie agitée, Marcel avait appris bien deschoses. S’il avait commencé tard à ouvrir lesyeux, au moins les ouvrait-il tout grands main-tenant, et rien n’échappait à son observationsilencieuse. Sa simplicité ne le quitta pas tout

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d’un coup, et cette phase de son développe-ment, rapide et violente comme une crise, futdouloureuse parfois. L’arbre de la science dumonde a des fruits amers. Jusqu’alors Marcelavait senti confusément la méchanceté lors-qu’elle l’atteignait ; il apprit à la reconnaître.

Lentement et comme par lueurs, il vit jouraux plans de son maître ; il n’en dit rien à per-sonne ; mais certaines idées se groupaientdans son esprit ; il tirait des conclusions ; en unmot, il sortait de son indifférence. La manièredont il laissa voir pour la première fois ce tra-vail de sa faculté de raisonnement pourra sem-bler peu poétique à mes lecteurs ; mais Mar-cel n’était pas un être pétri de nuages, et sonintelligence, une fois éveillée, sut apercevoirles nécessités pratiques de l’existence ; seule-ment elle vit toujours quelque chose au-dessuset par delà. « C’est un désavantage, disent lesexperts. Si vous regardez les étoiles, vous vousbuttez aux cailloux de la route. Pour faire son

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chemin dans le monde, il ne faut pas trop leverles yeux. »

Ainsi Félix Prenel eut toujours facilementraison de Marcel Auvernet, même quand celui-ci ne fut plus le garçon sauvage et simple d’es-prit qu’il avait rencontré à la lisière du bois parune belle matinée de juin.

Un samedi donc, c’était le dernier du moiset jour de paie, Marcel fut appelé dans lagrande chambre du rez-de-chaussée, où les do-mestiques entraient rarement. Le maître étaitassis à son bureau, un livre de comptes ouvertdevant lui, et alignant des piles d’écus.

— Voici ce qui te revient, dit-il en appelantMarcel d’un geste. Quinze francs. C’est enrègle, n’est-ce pas ? Tu vois que je paie rubissur l’ongle, sans tarder d’un jour seulement.Les bons comptes font les bons amis.

— Merci, dit le jeune homme sans paraîtretoutefois pénétré d’une très vive reconnais-sance. Et le reste de l’argent ?

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— Que veux-tu dire ? tu as trois écus parmois.

— Mais on vous paie dix francs par nuitpour ma musique.

Le fermier s’attendait si peu à une réclama-tion aussi catégorique de la part du « grand rê-veur » qu’il en resta un instant pétrifié.

— Qui t’a raconté cela ? dit-il enfin.

— Tout le monde.

— C’est avec Thérèse que tu en as parlé !s’écria Félix Prenel à qui le dépit fit oubliertoute réserve.

— Jamais ! répliqua Marcel avec indigna-tion. Je sais bien que vous me faites du tort,mais ce n’est pas à votre fille que j’irais le dire.

Le paysan demeura, bouche close. Au boutd’une minute pourtant, il reprit :

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— Tu crois donc que je te fais du tort ? Jepourrais te répondre simplement en te mettantsous les yeux notre marché.

En même temps il tira de son portefeuilleun papier plié en quatre que le jeune hommereconnut aussitôt. Félix Prenel l’ouvrit lente-ment et l’étala sur le bureau.

— Lis ceci. Tu es devenu si fin ces dernierstemps que tu le comprendras sans doute mieuxque lorsque tu l’as signé.

Et de l’index il soulignait une phrase ainsiconçue :

« Le dit Marcel Auvernet ne pourra se louerà personne, pour quelque besogne que cepuisse être, sans l’autorisation du dit Félix Pre-nel, qui réglera lui-même les conditions. »

— Aux termes du marché, reprit-il, je pour-rais garder tous tes gains. Que diable ! si tutravailles la nuit, tu te reposes le jour. Quandnous serons au gros des fenaisons, je devrai

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engager un autre domestique pour faire ta be-sogne. Ça ne me coûtera rien, je pense ? Mal-gré ça, je te paie ; tu es bien nourri ; Thérèse tesoigne comme la prunelle de ses yeux. Elle tegâte même, et il faudra que j’y mette le holà.Quand tu es fatigué, tu te reposes ; je voudraisbien pouvoir en faire autant. Avec tout ça, tun’es pas content ? Eh bien ! garçon, va cher-cher ailleurs. Je ne te dis que ça.

Marcel n’avait pas prévu cette conclusionfoudroyante. Quitter les Alisiers, c’était ne plusvoir Thérèse. Il pâlit et porta la main à sa gorgecomme si quelque chose l’étranglait.

Mais le fermier eût été bien fâché d’être prisau mot.

— Quant à moi, poursuivit-il, je suis tou-jours pour qu’on s’arrange à l’amiable. Pour-quoi t’es-tu fourré dans la tête que je voulais tefaire du tort ? Tu as une flûte d’or, il est justeque tu en profites aussi. J’allais te dire qu’à la

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fin du mois prochain je mettrai pour toi cin-quante francs à la caisse d’épargne.

Marcel aurait pu répliquer qu’il en avait dé-jà fait gagner quatre fois autant à son maître.S’il ne le fit pas, c’est qu’il n’était probablementpas encore très fort en arithmétique commer-ciale. Il ne devait jamais l’être, puisqu’il n’eûtpas vendu contre tout l’or du monde le bon-heur de vivre sous le même toit que Thérèse.

Il murmura un remerciement et sortit auplus vite, s’estimant heureux de n’avoir pas étécongédié en punition de sa hardiesse.

Si quelque sage ami de Marcel eût désiré leguérir de sa sauvagerie, il n’eût pu mieux faireque de choisir pour cela précisément le genrede vie où Félix Prenel l’avait lancé. Seulement,ce remède risquait de le guérir un peu trop.

Voyant chaque soir de nouvelles figures,Marcel n’avait plus de ces éblouissements quile prenaient autrefois à la moindre rencontreet lui faisaient perdre la tête. Mais les conver-

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sations grossières, les propos équivoques, lesgestes avinés, le tapage des salles d’auberge,tout cela glissait-il sur lui sans laisser de tracesdans son imagination ? À force de se déniaiser,ne deviendrait-il pas vulgaire ?

Certainement il apprit là des choses qu’ileût tout aussi bien pu ignorer ; mais l’imagede Thérèse lui fut souvent une sauvegarde. Ilne lui vint jamais à l’esprit de conter fleuretteaux jeunes étourdies qui n’eussent pas mieuxdemandé que de se laisser faire un doigt decour par le beau musicien. Les meneurs de labande joyeuse s’étaient chargés de l’éducationde Marcel : il y eut un soir une vraie conspi-ration contre lui pour le griser, mais toutes lesmanœuvres échouèrent contre cette réponseassez raisonnable : « Je n’ai plus soif. »

— Simple que tu es ! crois-tu donc qu’onboit parce qu’on a soif ?

On eut beau faire, il garda ses préjugés, etson éducation resta incomplète sur ce point.

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Cependant il était facile de voir que Marcelse fatiguait. Les travaux des champs, la vie enplein air à laquelle il avait été accoutumé, luimanquaient. Son existence actuelle avait undécousu, un va-comme-je-te-pousse écœurantà la longue.

Le soir, à minuit surtout, le jeune musiciense sentait surexcité, et il jouait avec plus debrio et de feu ; mais le matin il était brisé. Sesyeux cernés avaient parfois un éclat fébrile. S’ilallait aux champs dans l’après-midi, il s’éton-nait de trouver la pioche ou la faux pesante.

— Ce garçon fond comme une chandelle,dit un jour Alvine. Ça n’a rien d’étonnant quandon vit à rebours comme il le fait. Il ne saitplus ce que c’est que d’être dans son lit à dixheures, ainsi que les honnêtes gens. Mademoi-selle Thérèse, vous devriez décidément en direun mot au maître.

— J’ai déjà essayé bien des fois, réponditla jeune fille avec un soupir. Si mon père se

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grippe contre Marcel, il n’y aura plus moyenpour lui d’y tenir. Qu’en penses-tu, Alvine ?Faut-il lui conseiller de quitter la ferme ?… Ilme manquera, ajouta-t-elle au bout d’un ins-tant comme si ce mot lui eût été dur à pronon-cer.

— Sans vous commander, mademoiselle,j’essayerais encore une fois d’entreprendre lemaître. Dites-lui qu’on ne traite pas ses domes-tiques comme des nègres de Barbarie, qu’il n’apas plus de cœur qu’un vieux clou… Excusez,mais enfin c’est comme ça. Vous lui tournerezla chose doucement, et il vous écoutera.

— Bien, dit Thérèse, je lui parlerai ce soir.Et s’il faut que Marcel parte, cela vaudra mieuxpour lui, je suppose.

On était en pleine fenaison. Le temps avaitété beau à souhait jusqu’alors. Quatre robustesfaucheurs, engagés depuis une semaine,avaient abattu bien de la besogne. Et le soleilde son côté montrait tant de bon vouloir que

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l’herbe séchait en un jour, sans qu’on eût seule-ment à retourner les andains.

— On ne voit pas cela une fois en dix ans !s’écriaient les faneurs enchantés.

Mais le paysan n’est jamais satisfait.

— Oui, oui, disait Félix Prenel d’un tond’approbation indulgente, pour un joli temps,c’est un joli temps. Mais c’est égal, il y a tropde chardons dans notre foin cette année. Lamauvaise graine lève toujours mieux que labonne. Hé ! toi, l’ami, au lieu de chanter laMarseillaise, tu ferais bien de garder ton soufflepour une meilleure occasion.

D’un bout à l’autre de la prairie régnait lagaieté. Quand le soleil se met de la partie, queles faneuses sont avenantes, les faux bien ai-guisées et le vin pas trop mauvais, tout estpour le mieux dans le meilleur des mondespossible.

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Cependant la première de ces conditionsde félicité menaça de faire défaut tout à coup.Un matin, le baromètre eut une baisse subite,comme cela a lieu avant un orage.

— Nous aurons du bouillon, fit le paysand’un air contrarié. Le Bout de Bise est déjà fau-ché aux trois quarts ; il faudra tâcher de toutrentrer avant quatre heures. Sonne le grandbranle-bas, Alphonse ; tout le monde auxchamps. Pour aujourd’hui, Thérèse, il faudra tetirer d’affaire seule ; j’ai besoin des deux ser-vantes et d’Alvine.

Jusqu’à midi le ciel resta pur. L’air étaitd’une merveilleuse transparence et l’horizontrès rapproché. Tout au fond, au-dessus desdernières sinuosités de la chaîne qui dominaitle plateau, un flocon blanc montait comme unefumée.

Quand on descendit à la ferme pour le re-pas, quelques nuages se tramaient paresseuse-ment le long de la montagne, et, comme on dî-

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nait, la vaste cuisine devint graduellement trèssombre.

— Dépêchez-vous ! fit le maître avec impa-tience ; quand vous en êtes à emballer du bœufet des pommes de terre, on dirait que vousavez des armoires en guise d’estomac. Nous nepourrons pas rentrer trois chars avant la « rin-cée. »

Il sortit un instant dans la cour et considéral’état du ciel avec inquiétude. Tout était voilémaintenant. De lourdes masses nuageusesd’un blanc sinistre roulaient sur un fond grisuniforme ; les sapins étaient noirs comme desfantômes ; le vent soufflait à peine. Tout étaitsilencieux et comme recueilli dans une attenteeffrayée.

— Il n’y a pas une minute à perdre, déclarale fermier en rentrant. Vous achèverez votre dî-ner plus tard.

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— J’irai avec vous, dit Thérèse. Quand ille faut, je suis aussi bonne qu’une autre pourcharger.

Tout le monde partit donc. Félix Prenel fer-ma lui-même les portes, mit les clefs dans sapoche, puis posta au bas de la pâture un petitgarçon chargé de rassembler le troupeau dansle cas où il ferait du tonnerre.

Le pré du Bout de Bise, où l’on avait fauchétoute la matinée, était à la limite du domaineet éloigné de la ferme de dix minutes environ.Deux ou trois chars vides s’y trouvaient déjà.Les ouvriers en amenèrent d’autres ; on se mità les remplir en démolissant avec une nobleardeur les hautes meules odorantes, encorechaudes à la main et que le soleil avait si bienroussies.

— Quel dommage ce serait de laissermouiller ce bon foin ! s’écria Félix Prenel. Har-di, mes beaux garçons ! qu’on descende avec

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les deux chars qui sont prêts, et qu’on remontelestement !

— Voici un autre beau garçon, patron, puis-qu’on en est à se faire des compliments.

Dans le sentier qui longeait la prairie des-cendait Léon Thonin, la tête haute, l’air trèsdégagé.

— Pour vous donner un coup de main avantla pluie, vous savez que je suis votre homme,dit-il en s’avançant.

— Ce n’est pas de refus ; prends unefourche, fais comme si tu étais à la maison.

— Qui sait si je ne serai pas bientôt ici plusà la maison que vous ne pensez ? murmura lejeune homme en s’éloignant.

Le secours d’une robuste paire de bras sup-plémentaire n’était pas à dédaigner, car l’orageapprochait rapidement. Quelques rafalesavaient passé, sifflant dans les arbres et épar-pillant les brindilles qui traînaient à terre. Bien

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loin, un grondement sourd s’était déjà fait en-tendre. Il fallait l’oreille exercée d’un paysanpour discerner si ce bruit était celui du ton-nerre ou seulement des chars de foin roulantsur le plancher des granges éloignées. Detemps en temps l’horizon s’éclairait d’une lueurbleuâtre et vague comme l’aube. Les nuages fi-laient plus vite.

— Nous avons encore un quart d’heure, ditle maître. L’orage suit ce côté-ci de la mon-tagne ; et il sera violent, si je ne me trompe.Alvine, vous auriez dû remettre votre lessive àaujourd’hui. Comme ça, nous n’aurions pas euune goutte de pluie jusqu’au soir.

— Si on savait tout, répliqua-t-elle sèche-ment, ce serait bien commode ; et il y auraitaussi moins de poulets croqués par les renards.

Après cette réplique mystérieuse et quisemblait ne répondre à rien du tout, elle tournale dos à son maître sans plus de cérémonie.

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L’orage, en effet, comme l’avait bien vu Fé-lix Prenel, suivait le côté nord de la vallée, at-tiré sans doute par la rivière rapide qui cou-lait derrière ce versant. Déjà le fond du ciels’éclaircissait, comme balayé par la tempête ;mais dans la petite vallée une lumière jaune, si-nistre, remplaça l’éclat de midi. Les nues plom-bées parurent s’abaisser lourdement jusqu’àtoucher la cime des sapins. Du côté de l’ouest,des éclairs brillaient sans interruption, accom-pagnés d’un roulement continu.

Rien n’est plus majestueux qu’un oragedans les montagnes, avec ses illuminations su-bites, les profondeurs fulgurantes qui s’ouvrentcomme des gouffres déchirés au sein desnuages, les cimes et les champs qui semblents’animer et trembler sous cette lumière palpi-tante.

Mais la troupe des travailleurs dispersésdans la grande prairie ne s’arrêtait pas, on le

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comprend, à admirer l’orage. C’était l’ennemiqu’il fallait fuir au plus vite.

Tout au bout du pré, la nécessité d’acheverun char avait réuni en trio Léon, Marcel et Thé-rèse. Le premier chargeait, Marcel « donnait »suivant l’expression consacrée, et la jeune fillerâtelait les dernières poignées de foin qui traî-naient à terre. Tous trois se hâtaient silencieu-sement et trouvaient la position embarras-sante.

— C’est fini, dit Léon en serrant la corde quidevait maintenir en équilibre tout l’édifice.

Puis il sauta à terre et prit le cheval par labride pour descendre à la ferme sans perdre detemps. Ainsi, il se trouva tout à côté de Thé-rèse. Marcel, qui était à deux pas, le regardasubitement et rencontra ses yeux noirs pleinsde rancune et de défi.

En cet instant une ligne de feu, aiguë, aveu-glante, déchira l’air et parut s’enfoncer dans le

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sol non loin d’eux ; un craquement épouvan-table suivit aussitôt.

— Marcel ! s’écria Thérèse effrayée ens’élançant vers lui par un mouvement instinctifdont elle rougit une seconde après.

— N’ayez pas peur ! dit-il en réprimant unefolle envie de l’attirer tout près et de la serrercontre lui pour la protéger. Regardez là-bas.

Tout au bord du bois, à vingt pas à peine, unvieux sapin, vétéran solitaire qui avait subi lesorages de deux siècles au moins, venait d’êtrebrisé par ce coup de foudre. Les branches fra-cassées pendaient le long du tronc, où un largesillon creusé dans l’écorce marquait le passagedu terrible fluide.

Tous les travailleurs, immobiles et silen-cieux, semblaient avoir été frappés de même.Quelques-uns s’étaient signés.

— Personne n’a de mal, j’espère ? dit Thé-rèse en se remettant de son effroi.

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Elle s’éloigna de Marcel sans oser le regar-der, honteuse d’avoir trahi quoi ? elle ne le sa-vait pas elle-même clairement.

Si elle avait levé les yeux sur lui, elle eûtvu qu’il tremblait plus qu’elle. Il n’avait résistéque par miracle à une soudaine impulsion dela prendre, de l’emporter dans ses bras, de luidire quelque chose qui brûlait ses lèvres. Ilcroyait la sentir encore se presser contre luipendant une seconde ; et l’accent avec lequelelle avait crié : Marcel ! il l’entendait vibrerdans l’air. Se sentant saisi par une sorte de ver-tige, il s’enfuit à l’autre bout de la prairie.

De larges gouttes de pluie commençaient àtomber, mélangées d’une grosse grêle.

— Sauvons tout ce qu’on pourra sauver !cria Félix Prenel. Léon, qu’attends-tu pour des-cendre ? on dirait que le tonnerre t’a frappé.

Certainement que, dans un sens, la foudreétait tombée sur lui. L’incident de tout à l’heureavait été une révélation aussi prompte, aussi

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éblouissante que l’éclair. Ce qu’il avait vu etcompris, ou plutôt ce qu’il s’était imaginé com-prendre, était tellement en dehors de touteprévision, qu’il restait là, décontenancé aussibien que furieux.

« C’est donc de ça qu’il retourne ! murmu-ra-t-il en prenant la tête du cheval pour des-cendre la charrière rocailleuse qui menait à laferme. Elle est folle ! elle qui n’aurait qu’à choi-sir entre les plus beaux garçons, sans parlerdes plus riches ! »

Ici l’image de Marcel se dressa devant lui,tel qu’il venait de le voir dans la lumière del’orage, penché vers Thérèse, le regard brillantde tendresse et de fierté, et si changé dans toutson être que même les yeux prévenus de Léonne pouvaient refuser de s’en apercevoir.

« C’était un innocent quand il est arrivé auxAlisiers ; maintenant c’est un homme, fit-il enreprenant son monologue. Raison de plus pourque je le fasse mettre à l’ombre. Ça ne me sera

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pas bien difficile. Le père ne se doute de rien, àce qu’il paraît ; nous verrons comment il pren-dra cette amourette. Mais il ne faut pas mecouper l’herbe sous les pieds à moi-même. SiThérèse apprenait que j’ai démoli sa gentilleintrigue, elle m’en voudrait à mort ; et, commeelle est aussi opiniâtre que… moi, acheva-t-ilfaute d’une meilleure comparaison, jamais jene tiendrais mon héritière. C’est tout de mêmeun joli morceau, ce domaine, continua-t-il enpromenant ses regards sur les prés récemmentfauchés, les champs qui jaunissaient, la vastepâture, la forêt et les beaux bâtiments de laferme bien abrités derrière une éminence. Jen’ai pas le sou, c’est vrai, mais je suis jeuneet le premier contrebandier du pays. Qu’est-ceque Félix Prenel ferait sans moi ? En automne,quand le grand moment de la « passe » sera ve-nu, et que les marchands de fromages de là-basréclameront leurs livraisons à cor et à cri, alorsj’entreprendrai le patron. Je lui mettrai le cou-teau sur la gorge. Votre fille, ou bien je vous

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lâche ! Et nous verrons s’il ne courra pas aprèsmoi pour me prier d’être son gendre et de luicontinuer mes services. Les autres gars de labande de nuit ne sont que des marionnettes ; sije ne tire pas les fils, pas un ne bougera et pa-pa Prenel sera dans la glu jusqu’au cou. Sanscompter qu’on rirait bien de lui dans le pays s’ilétait obligé, à son âge, d’en passer par la ficellede la douane. Mais pour commencer, il ne fautpas que Marcel mange encore longtemps sonpain aux Alisiers. Tiens ! voilà Adolphe qui re-monte ! Si je pouvais l’attraper, je lui siffleraisun mot à l’oreille ; j’ai besoin de lui pour monaffaire. »

Il paraît qu’il y réussit, car Adolphe, unquart d’heure plus tard, se montra parfaite-ment stylé et à la hauteur de sa mission.

La pluie était devenue une averse torren-tielle et qui n’en finissait pas. Tandis que Léon,tranquillement assis sous l’avant-toit de lagrange, fumait une pipe en regardant ruisseler

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les gouttières, les pauvres gens restés là-hauts’abritaient du mieux qu’ils pouvaient, aban-donnant au milieu du pré les chars à demi rem-plis, les fourches et les râteaux. Il était bieninutile de se laisser mouiller soi-même, puis-qu’on ne pouvait empêcher le foin de l’être aus-si.

Thérèse et Alvine s’étaient réfugiées sousune vieille guérite vermoulue qui avait serviautrefois à un casseur de pierres. Les deux ser-vantes et les hommes s’adossaient aux troncsdes arbres voisins, le tonnerre ayant cessécomplètement.

Debout sous un hêtre qui était un assezmauvais parapluie et l’arrosait plus qu’il nel’abritait, Félix Prenel contemplait l’averseavec la mine d’un homme qui en a bientôt as-sez d’une mauvaise plaisanterie. Tout à coupson maître valet vint se placer à côté de lui :

— On est moins mouillé ici, je crois, dit-ilpour expliquer son changement de résidence.

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— Quelles mazettes vous êtes vous tous !répliqua le fermier avec humeur. Vous ne fon-drez pas pour un peu de pluie.

Alphonse ne répondit rien, mais au boutd’un instant il se pencha et allongea le coucomme s’il cherchait à découvrir quelquechose.

— Eh bien ! quoi ? qu’est-ce qu’il y a en-core ? s’écria Félix Prenel. Regardes-tu s’ilpleut des grenouilles ?

— Pas si bête tout de même, patron ! Mar-cel Auvernet est là-bas, en face, et je me disaisque Mlle Thérèse ne devait pas être bien loin.

C’était brûler hardiment ses vaisseaux ;ayant commencé ainsi, il n’y avait plus qu’àpoursuivre.

Le maître valet reprit :

— Il l’aime bien, je crois ; il la suit partout.Ça n’a rien d’étonnant, Mlle Thérèse est sibonne pour lui, pauvre « bouèbe » dont tout

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le monde faisait fi il n’y a pas trois mois. Cesfleurs, par exemple, qu’elle porte chaque se-maine sur la tombe de la vieille Anastasie !

Malgré l’indifférence réelle ou feinte aveclaquelle le fermier avait écouté le début de cediscours, il ne put réprimer ici un léger soubre-saut.

— Vous ne saviez pas ça, maître ! dit Al-phonse d’un air innocent. Mais on ne parle plusd’autre chose au village ; et chacun trouve quec’est bien gentil de la part de Mlle Thérèse. SiMarcel ne lui en savait pas gré, il serait unfier mauvais sujet. Cette petite sérénade quenous entendons chaque soir et que Mlle Thé-rèse écoute du jardin ou de la fenêtre, c’est safaçon de remercier, à ce garçon-là, car il n’ade l’esprit que lorsqu’il tient son instrument.Après tout, c’est un bon compagnon…

— Voilà la pluie qui cesse, interrompit lefermier. Allons reprendre nos outils. Holà, hé !

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vous autres ; il s’agit de regagner le temps per-du.

Cependant, tandis que tout le monde au-tour de lui se remettait à l’œuvre avec zèle,Thérèse le vit plusieurs fois inactif, appuyé surle manche de sa fourche et regardant droit de-vant lui d’un air absorbé.

Alphonse s’attendait à un interrogatoire, etil s’apprêtait à y répondre de ce même air niai-sement vertueux qui donnait à sa délation l’ap-parence d’une effusion innocente. Mais ilconnaissait bien mal son maître. Félix Prenelne questionnait pas ; il réfléchissait, puis ilagissait.

Tout le reste de l’après-midi, il se montrasévère et cassant. Il n’adressa pas la parole àAlphonse, mais il tança d’importance un char-geur maladroit qui avait brisé sa fourche ; puisil trouva le foin mal entassé, se plaignit dece qu’on râtelait négligemment ; tout le mondeeut son couplet à l’exception de Marcel et de

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Thérèse. Il leur parla amicalement, presque af-fectueusement, si bien qu’Alphonse ouvrait degrands yeux. Était-ce donc à cela qu’avaitabouti son ingénieux discours ! Le maître valetn’était pas encore assez diplomate pour jouerau plus fin avec Félix Prenel.

À la nuit close, tout le monde redescenditaux Alisiers. On soupa silencieusement ; l’hu-meur acerbe du maître intimidait la conversa-tion.

— Sur quelle herbe a-t-il donc marché ? sedemandait-on en quittant la table.

— Ma foi, ce serait difficile à dire. Il y avaitbien des herbes dans le pré. Mais si ça conti-nue demain, je fais grève.

— Toi, Marcel, dit le fermier en retenant lejeune homme au moment où celui-ci s’apprê-tait à sortir avec les autres, tu vas descendredirectement au village pour les commissionsque je te donnerai. Directement, tu m’en-

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tends ? Fais-nous grâce pour ce soir de ta séré-nade sous les noisetiers : ça m’agace les dents.

Thérèse blessée allait lancer une vive ré-plique. Son père ne lui en laissa pas le temps,car il entra dans sa chambre dont il ferma laporte à clef.

— Je n’y comprends rien, dit la jeune fille àAlvine ; ce matin il était de si belle humeur, ettout d’un coup le voilà qui tourne de vent enbise sans qu’on lui ait rien fait.

— C’est la pluie, répondit l’oracle. En tempsde fenaison, vous savez que l’humeur des pay-sans change avec le baromètre.

Félix Prenel était assis à son bureau, la têtedans ses mains, occupé à prendre une résolu-tion. Il cherchait le pour et le contre, pesait, ba-lançait, comparait. Une fois que l’addition se-rait bien faite des deux côtés, il verrait claire-ment quel plateau l’emporterait sur l’autre.

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« Thérèse n’est pas folle à ce point, pensait-il. C’est ma fille, elle ne lit pas de romans,et Marcel n’est pas assez beau pour lui avoirtourné la tête. Il est impossible qu’il y ait eumême un commencement d’amourette. Seule-ment, elle s’occupe trop de lui et les gens enparlent. J’y mettrai fin. Comment ? »

Le fermier se leva et marcha à grands pasdans la chambre, comme pour réveiller sa fa-culté maîtresse, la ruse, qui du reste n’était nul-lement endormie.

« Je pourrais renvoyer Marcel, s’il fallait envenir aux grands moyens ; mais ce garçon estpour moi comme les cinq sous du Juif errant,avec cette différence qu’au lieu de sous c’estdes écus qu’il met dans ma poche. Il m’a déjàrapporté, voyons, combien ?… c’est une béné-diction que des individus de cette pâte. Marceln’a pas encore senti que je l’exploite, commedit Thérèse. D’ailleurs l’exploitation ne lui faitpas trop de mal, autrement il crierait. Tant que

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je pourrai, je le garderai. Mais ma fille aura sonsermon, et tout de suite. »

Ouvrant alors la porte qui donnait dans lacuisine, il appela :

— Thérèse ! Thérèse !

— Ma maîtresse est dans la cour, réponditAlvine d’un ton majestueux.

C’était par un de ces beaux soirs d’été dontla transparence ne saurait s’appeler nuit. Lecouchant avait une teinte vert pâle d’une dou-ceur infinie. L’atmosphère était comme impré-gnée d’une lumière cristalline qui permettaitde distinguer encore nettement les objets, bienqu’il fût près de neuf heures.

Félix Prenel étant sorti pour quérir sa fille etlui administrer le sermon qu’il méditait, la vitassise sur l’escalier de la citerne, agaçant d’unlong panache de verdure une jolie chèvre quigambadait comme une petite folle et baissait

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coquettement la tête pour faire parade de sescornes.

— Regardez-la donc ! cria Thérèse en aper-cevant son père. C’est le plus charmant cadeauque vous m’ayez jamais fait. Elle me connaît sibien maintenant ! On la ramenait du pré quandj’ai passé dans la cour ; elle s’est mise à sauterautour de moi…

— Joseph, interrompit le fermier en voyantpasser un des domestiques, conduisez-moicette bête à l’écurie, et lestement ! Vous de-vriez connaître un peu mieux votre service.

Puis il s’assit à côté de Thérèse et restaquelques minutes sans parler. La jeune filleavait bonne envie de se sauver, mais ellen’osait.

— Tiens ! dit enfin Félix Prenel, tum’étonnes, Thérèse. À quinze ans, on t’en au-rait donné vingt pour la raison ; maintenant,au contraire, on t’en donnerait quinze et moinsque ça. Quels enfantillages !

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Thérèse soupira.

— Je n’ai guère eu le temps d’être enfant,c’est vrai, dit-elle. Si je le deviens un peu quel-quefois, il faut me pardonner, ça fait tant debien !

— Tu m’étonnes, Thérèse, répéta son père.Ce n’est pas seulement la chèvre de Marcel,c’est Marcel aussi pour qui tu fais des bêtises.

Thérèse se redressa.

— Je voudrais bien savoir comment ? dit-elle.

— Par exemple, ces bouquets sur la tombed’Anastasie.

— Je ne néglige pas la tombe de ma mèrepour cela.

— Tu te fais remarquer, les gens en parlent.

— Il faut bien qu’ils parlent de quelquechose ; laissez-les dire.

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— Mais pas du tout ! Thérèse Prenel, l’héri-tière des Alisiers, associée dans la gazette de lasemaine avec Marcel Auvernet !

La jeune fille tressaillit.

— On ne dit rien sur nous, j’espère ! s’écria-t-elle.

— On dit… on dit qu’il te donne des séré-nades chaque soir et que tu l’écoutes. Est-cevrai ?

— Sont-ils stupides ! fit-elle avec dédain.Marcel joue pour moi tous les soirs, oui, monpère. D’ailleurs vous l’avez entendu vous-même.

Ainsi Thérèse avouait les fleurs, avouait lessérénades. Le front du fermier se rembrunit.

« C’est plus grave que je ne croyais, » pen-sa-t-il.

Puis il reprit :

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— Parlons bas. On est très bien ici pourcauser, mais il ne faut pas prendre des trom-pettes. J’avais autre chose à te dire, Thérèse. Ilest temps de te marier.

— Aujourd’hui ?

— Ne sois pas impertinente. Tu as vingtans ; ton trousseau est prêt, je suppose ?

— Tout prêt, dit-elle en souriant.

On a beau être la froide et fière ThérèsePrenel, on sourit toujours en parlant de sontrousseau.

— Il ne manque plus qu’un mari, reprit sonpère. Mais nous n’aurons pas à chercher bienloin. Veux-tu François Roulier ?

— Non, merci.

— Son père a le plus beau domaine du dis-trict, après le nôtre.

— Ça m’est égal.

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— Pourtant tu es paysanne jusqu’au boutdes ongles, et c’est le meilleur compliment queje puisse te faire. Tu ne voudrais pas d’un jeunemonsieur en habit noir, un notaire, un fabricantd’horlogerie ?

— Il serait bien embarrassé de moi, et moide lui, je vous assure.

— Qui donc veux-tu ? il y a le fils à la veuveJunot des Andrettes. M. le curé l’appelle unjeune homme intéressant, parce qu’il a tou-jours le nez dans les livres, ce qui l’a rendumyope, qu’il empaille des hiboux et qu’il metdes mousses dans du papier gris. C’est un sa-vant. Le veux-tu ?

— Je ne suis pas savante et je déteste lesbêtes empaillées.

— Qui donc veux-tu ? Choisis toi-même. Jet’ai offert la crème des partis.

Thérèse fut lente à répondre. Elle poussaitdu bout du pied une petite pierre, puis une

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autre, puis une troisième, qui roulaient du hautdes marches comme si c’eût été autant de pré-tendants éconduits.

— Personne, merci, dit-elle enfin.

— Thérèse, reprit le fermier en posant samain sur le bras de la jeune fille, car elle faisaitun mouvement pour se lever, as-tu, n’importeoù, près ou loin, je ne dis pas un amour, car tues une fille raisonnable, mais une préférence ?

Il ne la vit pas rougir, car la nuit était plussombre maintenant ; il sentit le tressaillementde sa main.

— Je crois que oui, répondit-elle avec fran-chise, mais je n’en suis pas tout à fait sûre ;donnez-moi du temps pour réfléchir.

— Ne creuse pas trop ce sujet-là ; ça nevaut rien pour les jeunes filles, répliqua FélixPrenel d’un ton bonhomme.

Puis il se leva.

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Il avait appris maintenant ce qu’il voulaitsavoir. Sa résolution était arrêtée. Il était humi-lié dans son orgueil, exaspéré contre Thérèse ;il eût voulu enfoncer Marcel à cent pieds sousterre ; et malgré cette tempête de colère qui sedéchaînait en lui, il dit tranquillement bonsoirà Thérèse, en ajoutant qu’il était fatigué et al-lait se coucher au plus vite.

La jeune fille rentra tôt après. Elle montadans sa petite chambre, s’assit à côté de sonlit blanc et cacha sa tête dans l’oreiller. Ellepleurait. Pourquoi ? Parce qu’elle « n’en étaitpas sûre. » La question de son père était venuetrop tôt ou trop tard. Hier, Thérèse eût pu ré-pondre non en bonne conscience. Aujourd’hui,après la scène de l’orage, elle ne le pouvaitplus ; mais dire oui était trop difficile.

« Certes, je l’aime. Il est bon, il est coura-geux, il s’est battu pour moi. N’ai-je pas ditl’autre jour à Alvine qu’il me semblait mainte-

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nant avoir un frère ? Mais ce n’est pas ce quemon père appelle une préférence. »

Puis ces mots du fermier lui revenaient àl’esprit : « Thérèse Prenel et Marcel Auver-net ! »

« Les deux noms se valent, pensait-elleavec cette loyauté qui était le fond de son ca-ractère. Seulement je suis l’héritière des Ali-siers, voilà tout. Et pour appeler les choses parleur nom, il n’est pas probable que ThérèsePrenel devienne Thérèse Auvernet, car je nesuis pas une reine pour m’offrir en mariage, etce n’est pas Marcel qui osera jamais prétendreà moi. »

Félix Prenel, lui, dormait déjà. Il n’avait pasété long à prendre une décision.

« Ah ! elle n’en est pas tout à fait sûre ? tantmieux ! car je ne lui donnerai pas le temps des’en assurer. Ce Marcel, cet insolent, partira.C’est une grosse perte que je fais, mais Thé-rèse en pâtira comme moi : je lui donnerai cinq

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cents francs de moins pour son entrée en mé-nage. Il ne sera pas dit que ma fille, après avoirété sage et presque bégueule jusqu’à vingt ans,aura fait parler d’elle, et pour qui ? Pour unrêveur, un sans-le-sou… (S’il n’a pas d’argent,c’est que je ne lui en ai guère laissé, ne puts’empêcher de penser Félix Prenel.) Mais s’ilest le premier caprice de Thérèse, il sera aussile dernier, car je la marierai avant l’automne.Comment ferai-je pour renvoyer Marcel sansscandale ? Bah ! l’ouvrage montre, comme ondit. Les gens habiles n’inventent pas de pré-textes ; ils attendent qu’une bonne chance leuren envoie de tout faits. Demain nous verrons. »

Là-dessus, il s’endormit tranquillement.

Thérèse s’étonna bien de trouver son pèresi tolérant ; après la demi-confession qui luiétait échappée, elle s’attendait à le voir jeterfeu et flamme, et elle eût alors défenduvaillamment sa cause et son droit. Mais il segarda de lui en donner l’occasion. Du proverbe

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qui dit : « C’est en parlant qu’on s’entend, » ilen avait fait un autre tout contraire, mieuxd’accord avec sa propre expérience : « Plus onparle, moins on s’entend. »

Ainsi Thérèse, tournant et retournant danssa tête le difficile problème, n’eut pas même laressource d’une discussion animée, d’une vivecontradiction qui lui eût aidé à se mettre auclair sur ses propres sentiments. Il en résultaque le lendemain soir elle continuait à « n’enêtre pas sûre. » Marcel avait été tenu constam-ment hors de son chemin ; elle ne l’avait aper-çu qu’au dîner et sans pouvoir lui adresser laparole. D’ailleurs elle l’eût évité d’elle-même ;comparé à ses habitudes de froide retenue, lemouvement spontané qui l’avait presque jetéedans les bras de Marcel le jour précédent luisemblait un incompréhensible vertige, et elleen rougissait.

La journée s’écoula monotone. Le ciels’était de nouveau assombri ; il pleuvait, non

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pas à verse, mais tranquillement, posément,avec un air de n’en jamais finir.

— Nous aurons demain le même tempspour varier, dit Félix Prenel en tapotant son ba-romètre qui, malgré cet encouragement ami-cal, s’obstinait à ne pas remonter. Allez direà nos hommes de ne pas faucher davantage.Tu les emploieras demain matin à raccommo-der les outils cassés, Alphonse. Moi, je condui-rai au boucher les deux veaux qu’on lui a pro-mis. Je prendrai Marcel avec moi. Que le charsoit prêt de bonne heure, ainsi que les filets, lescordes et tout ce qui s’ensuit.

Il n’y avait pas la moindre nécessité à ceque Marcel accompagnât son maître. Seule-ment celui-ci, comme dit le proverbe, aimaitmieux avoir la grêle devant lui que derrière. Ilne voulait pas perdre de vue son prévenu.

Le lendemain donc, bien qu’il plût des fi-celles, tous deux montèrent sur le char où lespauvres veaux destinés à l’immolation étaient

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déjà installés et regardaient d’un air piteux àtravers le filet recouvert d’une bâche qui devaitleur servir de parapluie.

La petite ville, ou mieux, le grand et po-puleux village où Félix Prenel trouvait l’écou-lement des produits de sa ferme, était éloignédes Alisiers de deux heures environ. Pendanttout le trajet, le maître et son jeune domestiquen’échangèrent pas une parole. Marcel était fati-gué, abattu ; il remarquait avec étonnement lesregards de travers que le fermier lui lançait, etqui exprimaient quelque chose de pire qu’unesimple mauvaise humeur. Mais il ne s’en met-tait pas trop en peine, toutefois. Enveloppés deleurs gros manteaux de drap, les deux hommesbravaient la pluie et se contentaient de secouerde temps en temps leurs chapeaux de feutredont les larges bords ruisselaient comme desgouttières.

Arrivés au village, ils se rendirent d’abordchez le boucher, puis revinrent à l’hôtel où le

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fermier avait coutume de remiser son char etde faire donner l’avoine à son cheval.

— Allons boire une bouteille pour nous sé-cher, dit alors Félix Prenel en adressant pour lapremière fois la parole au jeune homme.

Il entra dans une vaste salle qui occupaitle rez-de-chaussée de l’hôtel et servait de café.On lui apporta une chopine de vin rouge qu’ilpartagea avec Marcel, car c’était un hommetrès sobre, qui se vantait de ne s’être griséqu’une fois en trente ans, et d’avoir conclualors le seul mauvais marché de sa vie. Tandisqu’il sirotait son vin à petits coups, en paysanqui ménage et fait durer le plaisir, il considéraitMarcel d’un air peu tendre.

« Demain, je lui donnerai son sac, pensait-il. Mais s’il lui prend fantaisie de rester dans levoisinage et de rôder autour des Alisiers, com-ment l’en empêcherai-je ? Au diable ce gar-çon ! c’est une vraie poix ; maintenant que je

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suis englué, je ne sais plus par quel moyenm’en déprendre. »

Il se leva pour chercher des allumettes etménager ainsi celles qu’il avait dans sa poche.Tandis qu’il bourrait sa pipe, ses yeux tom-bèrent sur une affiche collée au mur et qu’il semit à lire machinalement.

« Ce soir, à huit heures, aura lieu dans lagrande salle de l’hôtel un concert vocal et ins-trumental donné par la célèbre troupe l’Har-monieuse, qui vient de quitter Paris et se rendà Saint-Pétersbourg, sur le désir exprès de S.M.le czar. Répertoire aussi nouveau que riche etvarié. Costumes de genre. Mlle Fiorella, bienconnue sous le nom de la Ravissante Anda-louse, se présentera pour la première fois àl’honorable public de cette ville. M. Bartoldi,le brillant ténor napolitain, ainsi que d’autreséminents artistes, ont été rassemblés desquatre coins de l’Europe par le directeur. Lui-même, avec le concours de ses trois fils, exé-

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cutera plusieurs morceaux symphoniques etconcertants, choisis dans ce que la musiqueclassique possède de plus exquis et les maîtresmodernes de plus palpitant. »

Suivait le programme de ce festival mélo-dique et le nom de l’honorable directeur : Amé-dée Delalyre.

Félix Prenel avait depuis longtemps fini lalecture de l’affiche qu’il n’en détachait pas en-core les yeux, comme s’il se fût proposé d’ap-prendre par cœur ce morceau de style. Tout àcoup il se tourna vers Marcel :

— Reste-là, toi, jusqu’à ce que je revienne.

Et il sortit précipitamment.

Dans le corridor, il rencontra une femme dechambre et l’arrêta au passage :

— Est-ce que cet individu, ce M. Delalyre,j’entends, loge chez vous ?

— Pourquoi ? fut la réponse pleine de cir-conspection de cette prudente jeune personne.

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— Je vous demande s’il loge chez vous ?

— O… ui.

— Où ça ?

— Faut-il vous annoncer ? reprit-elle, es-sayant d’une autre tactique.

— Au fait, si vous voulez. Il pourrait êtreencore à sa toilette.

— Quel nom lui dirai-je ?

— Quel nom ? malapprise que vous êtes !M. Delalyre ne me connaît pas ; il sera bienavancé quand vous lui aurez dit mon nom !

« Je lui annoncerai donc un vieux rustre, unporc-épic, et j’espère bien qu’il vous fermera saporte au nez, » murmura-t-elle en montant l’es-calier.

Mais Félix Prenel la suivait, et quand ellearriva au palier du troisième étage, il était der-rière elle, prêt à écouter de quelle façon elles’acquitterait de son message.

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— Qu’est-ce qu’il y a ? s’écria une voix mas-culine en réponse à son léger toc toc.

— C’est un homme qui veut vous parler.

— Je préférerais que ce fût une dame, matoute belle ; mais n’importe, dites-lui d’entrer.

Félix Prenel n’attendit pas d’autre invita-tion. Il ouvrit la porte et resta sur le seuil, légè-rement surpris.

Un monsieur d’une cinquantaine d’années,vêtu d’une robe de chambre à grands ramagesturcs, rouges et jaunes, était assis sur son litdans l’attitude d’un tailleur, occupé à enduirede noir d’imprimerie les coutures blanchies etfrottées d’une demi-douzaine de fracs étalésautour de lui.

— Entrez, monsieur, entrez, je vous prie,dit-il en saluant son visiteur d’un signe de têtetrès affable. Je suis à vous dans une minute. Uninstant encore

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Pour réparer des ans l’irréparable outrage.

Voilà qui est fait. Eh bien ! monsieur, qu’est-ce qui me procure l’honneur ?… Hm !

En même temps il se redressait et se drapaitdans sa robe de chambre, avec la dignité d’unsultan qui accorde audience à des ambassa-deurs mécréants.

Félix Prend se sentait embarrassé. Il se de-mandait si ce personnage se moquait de lui.

— Monsieur, dit-il enfin, j’ai vu que vousétiez le directeur d’une troupe de… d’artistes,je crois que c’est le mot, et je suis venu vous enoffrir un.

— Ah ! bien, très bien ! prenez un siège,cher monsieur. Pas de compliments, je vous enprie.

Et sautant vivement à bas de son estrade,il jeta sur le plancher un tas de journaux et

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de paperasses qui encombraient une chaise, etconvia son visiteur à s’asseoir.

— Nous disions donc ? fit-il en se plantantlui-même sur une haute malle dont le cou-vercle bombé formait un perchoir glissant.

La désinvolture de ce directeur interloquaitdécidément le fermier.

— Nous ne disions pas encore grand’chose,répondit-il avec un effort pour rassembler sesesprits. J’ai avec moi un jeune homme qui estassez bon musicien, c’est-à-dire très bon, ex-cellent musicien, d’après ceux qui s’yconnaissent. Il a besoin de changer d’air, et j’aipensé que vous pourriez le prendre avec vouspour quelque temps.

— C’est votre fils ?

— Non, c’est un… protégé.

— Ah ! bien, très bien ! et de quel instru-ment joue-t-il ?

— De la flûte.

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Il y avait sans doute dans cette simple ré-ponse quelque chose de particulièrement frap-pant, car l’impétueux directeur fit un bond.

— Edgar ! s’écria-t-il.

La porte de la chambre contiguë s’ouvritaussitôt, et le possesseur de ce nom roman-tique se montra sur le seuil. C’était un petitjeune homme pâle, aux joues creuses, quinouait sa cravate d’un air aussi lugubre que s’ileût médité de s’étrangler à l’aide de cet inno-cent article de toilette.

— Quoi de neuf, papa ? demanda-t-il enfixant sur le visiteur matinal des yeux aussiternes qu’un morceau de verre dépoli.

— Au fait, je ne sais pas pourquoi je t’ai ap-pelé, Edgar. J’ai pensé tout haut, voilà l’affaire.

— Ça vous arrive souvent, papa.

Et le petit jeune homme pâle rentra chezlui.

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— C’est mon fils, mon premier-né, l’étoilede nos quatuors, fit M. Delalyre en baissant lavoix. Un vrai génie musical, mais la lame a uséle fourreau. Vous voyez qu’il est menacé deconsomption. Il lui faudrait du repos, le chaudsoleil du midi ; et nous, pauvres nomades, nouscourons à Saint-Pétersbourg pour obéir au vœuqu’a bien voulu exprimer le potentat de toutesles Russies. Sans Edgar, nos quatuors sont fi-chus, je veux dire flambés. Vous sentez qu’on abeau se multiplier, si l’on n’est que trois on nesaurait jouer un quatuor. Et par ordre du méde-cin, Edgar doit aussitôt que possible renonceraux instruments qui fatiguent les organes res-piratoires.

Félix Prenel commençait à s’impatienter.

— Vous aimez les longs mots, monsieur ledirecteur, fit-il ; moi je préfère les plus courts.Comme ça, nous nous entendrons facilementpour le partage. Je souhaite que nous nous en-tendions de même au sujet du garçon.

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Et comme il voulait profiter de la paren-thèse qu’il avait réussi à s’ouvrir dans le dis-cours du bavard directeur, il reprit aussi vitequ’il put :

— Ça vous conviendrait-il de le faire voya-ger avec vous pendant quelques mois ? Je dé-sire qu’il voie du pays, pour son bien. Il est unpeu bouché sous certains rapports, mais vousle trouverez docile et aussi bon musicien quevous pouvez le souhaiter.

— Amenez-le, qu’on l’entende, répondit ledirecteur qui savait être bref dans les grandescirconstances.

— Mais donnez-moi d’abord votre paroled’honneur que vous l’engagerez pour peu quesa musique vous convienne. Je ne veux pas luiexpliquer toute l’affaire, et que ça ne mène àrien en définitive.

— Est-il majeur ?

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— Il aura tantôt vingt et un ans, et il iraavec vous de son plein gré.

— Quelle rétribution demandez-vous pourlui ?

Le fermier eut un instant l’idée de ré-pondre :

« Aucune, » tant il était pressé de conclure.Mais il se ravisa.

— Cent francs que vous me donnerez audépart, afin que j’aie de quoi lui payer sonvoyage de retour si par hasard ça ne marchaitpas ; et cent francs pour lui quand il aura ététrois mois avec vous.

— Bien, très bien ! Nous mettrons cela surpapier timbré… J’oublie que vous n’avez pasde papier timbré en Suisse. Ah ! la liberté,monsieur, la liberté !

— Si vous croyez que nous n’avons pasd’autres impôts ! et rudement lourds encore !

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— Il en faut, mon cher monsieur ! autre-ment qui est-ce qui payerait le gouvernement ?Mais nous ne parlons pas politique. Allez qué-rir votre phénomène.

Félix Prenel redescendit dans la salle oùMarcel l’attendait toujours. Son plan de siègeétait fait. Il prit le jeune homme par le bras etl’entraîna dans une embrasure où l’on pouvaitcauser sans crainte d’être dérangé.

— Marcel, lui dit-il d’un ton solennel etpourtant affectueux qui étonna le jeunehomme, tu as sans doute remarqué que depuisl’autre jour j’ai quelque chose qui m’ennuie etmême me chagrine. Veux-tu savoir ce quec’est ? Ma fille Thérèse a été bonne pour toi.Tu lui en sais gré et tu l’as montré, un peu trop,à ce qu’il paraît, car les gens s’en sont aper-çus. On en cause partout ; on dit des choses…qui ne sont pas vraies assurément, je connaisbien Thérèse ; mais enfin c’est le bruit du pays.Comprends-tu ?

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— Je crois que oui, répondit Marcel commeen rêve.

Il n’ajouta pas un mot pour sa défense, caril se sentait coupable. N’avait-il pas osé biensouvent franchir en esprit la distance respec-tueuse qui sépare un inférieur de la fille de sonmaître ? et n’avait-il pas été sur le point même,par un après-midi d’orage, d’emporter Thérèsedans ses bras et de laisser échapper son se-cret ? Comme il restait silencieux, baissant latête, Félix Prend reprit :

— C’est un grand chagrin et une honte pourmoi. Quant à Thérèse, elle ne dit rien ; tu saisqu’elle est fière. Mais à cause de toi elle se senthumiliée pour la première fois de sa vie.

— Humiliée ! répéta Marcel. De ce que jeserais heureux de passer au travers du feu pourelle ? Il n’y a pas là de quoi être humiliée.

— Nous n’avons pas le temps de fendre descheveux en quatre, interrompit le paysan. Toutce que je voulais te dire, c’est ceci. Au mal que

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tu as fait à Thérèse, il n’y a qu’un remède, c’estde quitter les Alisiers et même le pays pourquelque temps.

— Maître ! s’écria le jeune homme avec unaccent de supplication.

— Tais-toi donc ! on pourrait t’entendre.

— Qu’est-ce que cela me fait ?… Je ne par-lerai plus à Mlle Thérèse, je me tiendrai hors deson chemin ; mais ne me renvoyez pas ! J’ai étélongtemps un pauvre garçon abandonné à quipersonne ne parlait, vous savez cela, maître ;mais vous ne savez pas combien j’étais mal-heureux. C’est elle qui a fait de moi un hommecomme les autres ; si je ne la vois plus, il mesemble que je vais redevenir ce que j’étais.

— Il n’y a pas de danger, fit le paysan. Unpoussin sorti de sa coquille aurait bien de lapeine à y rentrer. Sois donc raisonnable, Mar-cel. Tu es égoïste, sais-tu ? Le bien que Thé-rèse t’a fait, est-ce de cette façon que tu le luirends ? En quittant la ferme et notre voisinage

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pour quelques mois, tu lui épargnes mille cha-grins. Reste, c’est très bien. Tu la verras pleu-rer ; les clabauderies iront leur train, et nousmaudirons tous le jour où tu as mis les piedschez nous.

Le paysan s’exprimait avec une véhémencemoitié feinte moitié sincère. Lui-même auraitété embarrassé de dire où commençait sonrôle.

« Tu la verras pleurer. » Ces mots avaientporté en plein.

— Vous avez raison, murmura Marcel aprèsune lutte de quelques instants. Je n’avais penséqu’à moi. Je ferai ce que vous voudrez.

Et sa figure reprit cette expression demorne indifférence qui l’assombrissait autre-fois.

« La victoire est à nous, » se dit Félix Pre-nel. Mais il se garda bien de prendre un airtriomphant.

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— Mon pauvre garçon, dit-il, je te regrette-rai. Mais nous nous reverrons : ta pénitence nedurera pas toujours.

— Je pourrai donc revenir ? s’écria Marcel.

— Certainement. (Voyons, pensa-t-il, Thé-rèse se mariera en automne ; ainsi donc…) Re-viens au printemps prochain, mon garçon. Lesmauvaises langues auront trouvé autre chosed’ici là, j’espère. Au mois d’avril ou de mai, jeserai charmé de te reprendre, je t’en donne maparole d’honneur.

— Votre parole d’honneur ? laquelle ?

— La meilleure, répondit-il sans s’offenser,tant il était ravi d’en être venu à ses fins. Main-tenant, Marcel, tu ne sais pas que j’ai un autreengagement pour toi. Tu ne seras pas sur le pa-vé en me quittant.

— Ça m’est bien égal.

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— Ah ! mais pas du tout ! Si tu veux teconserver pour le printemps prochain, il fautmanger dans l’intervalle. Écoute.

Et il lui résuma en peu de mots les négocia-tions entamées avec M. Amédée Delalyre.

— Tu seras en charmante société ; tu en-tendras de la musique du matin au soir et tuverras du pays sans dépenser un sou en fraisde voyage. C’est tout ce qu’on peut désirer.

Marcel n’écoutait pas.

— Tu es là comme un tronc ! fit son maîtreimpatienté. Est-ce que tu consens.

— Ça m’est égal, je ferai ce que vous vou-drez, répéta-t-il.

— Eh bien, monte avec moi. Ton directeurdésire te voir et t’entendre. As-tu ta flûte ?

— Non.

— Ils pourront t’en prêter une, je suppose.Allons toujours.

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Marcel suivit le fermier, monta au troisièmeétage et entra dans la chambre dont on lui ou-vrit la porte, sans avoir bien conscience de sesmouvements. Il souffrait, voilà tout.

— Vous amenez donc notre jeune dilet-tante ? s’écria l’affable directeur qui dans l’in-tervalle avait jugé bon de remplacer sa robe dechambre par un costume plus correct. Charméde faire votre connaissance, monsieur,… je neme rappelle pas bien votre nom.

— Marcel Auvernet, répondit le fermier.

— Marcel, mais c’est tout à fait chic, cela !ça fera bien sur les affiches. Seulement il n’apas l’air enjoué, notre jeune ami, poursuivitM. Amédée Delalyre d’un ton de regret ; il estpresque aussi mélancolique que mon Edgar.

— Histoire de se séparer ; dans quelquesjours, il sera tout différent, vous verrez.

— Êtes-vous bien sûr qu’il s’engage avecnous de son plein gré ? Allons, jeune homme !

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nous serions heureux de vous voir une mineplus contente, si c’était possible.

En même temps il lui prenait la main avecune bonté réelle, et ses yeux vifs cherchaient àrencontrer le regard de Marcel.

— Donnez-nous un échantillon de votre ta-lent. Il n’y a rien de conclu, vous savez.

On eût dit qu’il cherchait à lui ouvrir lui-même une porte de sortie.

— Je n’ai pas ma flûte, dit Marcel se déci-dant à parler.

— Oh ! s’il n’y a que cela qui vous embar-rasse !

En même temps il ouvrait une caisse où desinstruments de toute sorte dormaient côte àcôte.

— Notre arsenal harmonieux est au grandcomplet, poursuivit-il en ajustant soigneuse-ment les pièces d’une jolie flûte d’ébène. Plûtau ciel qu’il n’y eût que des arsenaux de ce

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genre dans toute l’Europe ! Je suis pour la paix,moi, monsieur, et vous ?

Ce qu’il y avait de commode avec ce direc-teur, c’est qu’il n’attendait jamais la réponse àses questions. Ses points interrogatifs étaientde pure politesse ; il ne prétendait pas qu’onles prît au sérieux.

— Maintenant, fit-il en tendant à Marcelune feuille sur laquelle un fragment de parti-tion était copié d’une très belle main, déchif-frez-moi ça, c’est facile.

— Je ne sais pas lire la musique, monsieur,dit Marcel avec un certain regret.

Car, chose singulière, ce directeur bavardlui était sympathique, à lui le silencieux.

— Comment donc ! mais vous connaissezles notes, je suppose ?

— Je les ai apprises à l’école, il y a long-temps de ça. Pour ce qui est de ces barres et deces crochets, je n’y vois que du feu.

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— Que jouez-vous donc ?

— Ce qui me vient à l’esprit.

Il y eut un moment de silence. Félix Prenelétait désappointé, furieux.

— Ah ! bien, très bien ! fit lentement le di-recteur. Je comprends. Jouez, mon enfant.

Et sans qu’il en eût dit davantage, Marcelfut tout à coup assuré qu’on le comprendrait eneffet.

Il joua la danse rustique sur laquelle il avaitcomposé des variations par un beau soir demai et qu’il avait appelée dès lors la valse del’étoile. Thérèse l’avait entendue la première ;c’était penser à elle que de répéter maintenantcette mélodie qu’elle aimait. Et pour un instantMarcel oublia son chagrin. Il se crut sous lesnoisetiers, au bord du champ de trèfle qui sen-tait si bon ; il joua comme il avait joué ce soir-là.

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Sans qu’il y prît garde, les portes des deuxchambres contiguës s’entr’ouvrirent douce-ment ; on ne vit personne, mais à la dernièrenote des applaudissements éclatèrent. Le di-recteur lui-même s’y joignit avec enthou-siasme.

— Si notre connaissance n’était pas de sifraîche date, je vous demanderais la permis-sion de vous embrasser, mon enfant, s’écria-t-il. Vous ne savez pas les notes ? la belle mi-sère ! Vous savez autre chose qui ne s’apprendpas. Votre doigter n’est pas selon les règles,mais vous avez un perlé, un sentiment durythme, une suavité d’expression, une origina-lité ! Malheureusement pour vous, le public au-quel nous nous adressons en général ne vousappréciera pas ; nous tâcherons de vous fairemonter plus haut. C’est mon rôle à moi, pour-suivit le bon directeur avec une teinte de mé-lancolie. J’ai servi de marchepied à biend’autres. Edgar, Flora, Conradin, Raoul, mesenfants, entrez donc !

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Et les deux portes s’ouvrant à la fois commeau théâtre, trois jeunes gens d’un côté etMlle leur sœur de l’autre firent irruption dansla chambre paternelle. Ils s’arrêtèrent, surprisde voir le musicien à la flûte merveilleuse vêtud’une blouse et chaussé de gros souliers.

— C’est un paysan du Danube, dit leur pèreen devinant ce sentiment. C’est un diamantbrut, c’est une… Edgar, mon enfant, tu te tiensdans un courant d’air.

Cet Amédée Delalyre, ce directeur à la foissolennel et jovial, n’était sans doute qu’un ar-tiste ambulant, une épave du Conservatoire,un homme qui avait manqué sa vie par trop delaisser-aller, mais un honnête homme cepen-dant, et musicien dans l’âme. Il chérissait sesenfants, qui le lui rendaient bien. « Nous cinq,nous nous aimons comme des pauvres, » di-sait-il. Marcel aurait pu tomber beaucoup plusmal.

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— Faites connaissance ! s’écria le directeuren poussant les jeunes gens tous ensemble aufond de la pièce. Moi, je vais m’occuper de ré-gler les derniers détails.

Puis il ouvrit un mauvais secrétaire dont laserrure disloquée n’eût pas offert aux voleursune bien sérieuse résistance.

— C’est donc notre petit contrat que je vaisrédiger.

Et d’une main accoutumée à manier laplume il écrivit trois ou quatre lignes, en fitun double qu’il signa, puis appela Marcel pourqu’il apposât son nom sur la première feuille,le tout dûment daté et parafé.

— C’est tout à fait volontairement que vousrestez avec nous, n’est-ce pas ? dit-il en posantsa main sur l’épaule du jeune homme. Nous tâ-cherons de vous rendre notre société agréable,et vous apprendrez le doigter et la lecture mu-sicale.

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— Mais je vais retourner avec vous, maître,dit Marcel en se tournant vers le fermier. Il fautque j’emporte mes habits, mon linge, toutesmes affaires.

— On t’enverra cela ce soir, répondit FélixPrenel d’un ton qui n’admettait pas de ré-plique. Il vaut beaucoup mieux pour toi ne pasrevenir ; tu en comprends la raison, n’est-cepas ?

Marcel baissa la tête. La souffrance du pre-mier moment revenait plus aiguë.

— Si c’est Alvine qui fait le paquet, dit-il,demandez-lui de ne pas oublier mon parois-sien ; il est sur l’étagère, à côté de la fenêtre.

Pour ceux à qui cette recommandationsemblerait édifiante, je suis obligé d’avouerque ce n’était pas surtout à son paroissien queMarcel tenait, mais à une feuille de lierre qu’ily avait serrée.

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— Très bien ! répondit le fermier. On n’ou-bliera pas ta commission. Adieu, mon gars,rappelle-toi que nous serons enchantés de terevoir au printemps. Tu ne seras pas malheu-reux ici.

En même temps, il tendait la main au jeunehomme, qui n’eut pas l’air de s’en apercevoir.

— Au revoir, maître, répondit-il en détour-nant la tête.

Les témoins de ces adieux peu tendres sejetèrent un regard surpris.

— Emmenez Marcel dans votre chambre etlaissez-le seul un moment, dit Amédée Dela-lyre à voix basse en s’approchant de ses fils.Permettez, monsieur, que j’aie le plaisir devous reconduire, poursuivit-il en ouvrant laporte toute grande pour Félix Prenel. Ce soir,quand vous enverrez à notre jeune ami sagarde-robe qui est, je le présume, de dimen-sions très portatives, je remettrai à votre com-

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missionnaire la somme que vous avez stipulée.Adieu, monsieur, je suis votre obligé, vraiment.

Le fermier s’en alla dans la jubilation.

« Nous aurons une grande scène à mon re-tour, c’est à craindre, pensa-t-il ; des re-proches, des larmes peut-être, quoique Thé-rèse ne donne pas beaucoup dans ce genre-là.N’importe, Marcel est avalé, gobé, fini, commeles muscades de l’escamoteur. »

Pauvre Marcel ! resté seul maintenant danscette grande chambre en désordre où mille ob-jets étranges traînaient sur le plancher, encom-braient les chaises et les tables, où lesmoindres détails semblaient symboliser l’exis-tence aventureuse où on le lançait, il cachason visage dans ses mains et sentit le cœur luimanquer.

Pour Thérèse il abandonnait tout, tout cequ’il avait aimé jusqu’alors, le petit coin depays où il avait grandi, la forêt, sa forêt, dontil connaissait tous les sentiers et pour ainsi

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dire tous les arbres, le village avec sa petiteéglise et son paisible cimetière, les habitudeset les liens que vingt ans avaient formés, an-neau par anneau. Thérèse elle-même, la joie deses yeux, Thérèse qu’il aimait avec le respectd’un enfant et la passion d’un homme fort, ill’avait vue le matin pour la dernière fois. Mar-cel se sentait « déraciné ; » aucune expressionne pourrait mieux rendre la souffrance déchi-rante qu’il éprouvait. La solitude allait donc sefaire de nouveau autour de lui. On ne l’avait ti-ré de l’abandon que pour l’y rejeter bientôt.

Marcel n’accusait que l’audacieuse pré-somption dont il se croyait coupable. Pouravoir regardé Thérèse, il la perdait.

Il resta longtemps, sans changer d’attitude,dans l’embrasure de fenêtre où il s’était retirépour cacher son chagrin à tous les yeux. Deuxou trois fois déjà, la porte s’était entr’ouvertediscrètement, puis refermée sans bruit. Enfinon se décida à entrer.

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C’était Edgar Delalyre, dont la figure mélan-colique n’était guère celle d’un consolateur.

— La vie est dure, n’est-ce pas ? dit-il à de-mi-voix en s’approchant de Marcel.

Et il poussa un soupir.

— Je ne vous demande pas quel chagrinvous pouvez bien avoir, vous qui possédez dutalent et des forces. Moi je n’ai ni l’un ni l’autre,et c’est pourquoi je dis que la vie est dure. Jesais ce que c’est que de souffrir ; je suis réelle-ment bien fâché pour vous.

Ce discours n’avait certainement rien de re-marquable au point de vue de l’éloquence ; ilétait même assez incohérent ; cependant il fitdu bien à Marcel qui leva la tête.

— Je serai plus courageux tout à l’heure,dit-il ; c’est le premier moment qui est dur,vous savez.

Sa voix s’étrangla. Il dut faire un violent ef-fort pour réprimer l’émotion qui montait.

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Edgar ne fit aucune question, mais il ditd’un ton compatissant :

— Si vous essayiez de penser à autrechose ? Voulez-vous que je vous donne votrepremière leçon de musique ? Vous en savezplus que moi, car vous êtes un artiste de nais-sance, mais je pourrai vous enseigner un brinde théorie.

Marcel avait l’esprit bien ailleurs ; cepen-dant il ne voulut pas refuser cette offre obli-geante. Il regarda la feuille couverte de notesqu’on lui montrait, il écouta les explicationsd’Edgar, et petit à petit, comme la musiqueétait son véritable élément, il s’intéressa à saleçon. En un quart d’heure, il déchiffra je nesais combien de portées, presque sans tâton-nement, car son sentiment exquis de la mélo-die lui faisait pour ainsi dire deviner les notesavant que ses yeux les eussent reconnues. Ed-gar était enchanté de son élève.

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— En moins d’une semaine, dit-il, vous fe-rez votre partie dans tous nos quatuors. Etvous me remplacerez avec avantage, car je n’aijamais eu de souffle. Oh ! vous savez, – voyantque Marcel allait se récrier sur le peu de tempsqu’on lui accordait pour se mettre à la hauteurde ses fonctions, – nous ne nous lançons pasdans la musique savante. Notre public ordi-naire, un public qui joue aux dominos, tapeles cartes et demande des absinthes pendantle concert, ne l’apprécierait pas. Quelques qua-drilles et deux ou trois ouvertures représententce que notre programme appelle le palpitantde la musique moderne. Ma sœur chante « leMuletier de Séville, » et bien qu’elle soit la Ra-vissante Andalouse, elle a quelques tyroliennesdans son répertoire. Notre ténor, le signor Bar-toldi, est italien juste autant que ma sœur estandalouse. Nous vivons de blague, vous voyez.

Edgar n’était pas gai ; mais on ne sauraitexiger beaucoup d’un pauvre garçon menacéde consomption.

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Marcel le regardait avec cette sympathiepromptement éveillée des gens qui souffrenteux-mêmes.

— Nous ne sommes pas trop heureux l’unet l’autre, dit-il ; mais nous sommes deshommes. Prenons courage.

Et s’apercevant que c’était lui maintenantqui remplissait le rôle de consolateur, il ne puts’empêcher de sourire.

À midi, l’heure où l’on dînait à la ferme,il descendit pour déjeuner avec ses nouveauxcompagnons. Mais il ne put rien avaler. Cettetable d’hôte, couverte de cristaux de cameloteet d’argenterie imitation, l’intimidait. Il pensaità la grande cuisine des Alisiers, à la longuetable couverte d’une nappe grossière, maisplus propre que celle qu’il avait devant lui ;au grand dressoir brun où reluisaient les platsd’étain ; aux gais compagnons qui apportaientà ce repas leur bel appétit et leur belle humeur.Puis il se disait que sa figure à lui, halée et

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campagnarde, ses mains brunies, sa blouse detoile bleue devaient former un singuliercontraste au milieu de cette société non pastrès distinguée, mais citadine de teint, de cos-tume et de manières.

Cependant personne ne l’humilia par un tonde condescendance ou des airs protecteurs.Les artistes sont en général moins entachésde snobisme que le commun des mortels. Dansleur existence plus souvent vagabonde que sé-dentaire, ils voient le monde à vol d’oiseau, etles barrières des castes ne leur paraissent ni sihautes ni aussi sacrées que la sainte muraillede la Chine. D’ailleurs, comme ils vivent du ta-lent, ils savent l’apprécier, qu’il se présente enblouse ou en frac de cérémonie, une rosette àla boutonnière.

Et puis, Amédée Delalyre et ses enfantsavaient le cœur bien placé ; voyant Marcel toutabattu, ils mirent beaucoup de cordialité et unecertaine délicatesse dans leur accueil. Celui-ci

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n’était pas assez blasé en fait d’avances ami-cales pour repousser celles qu’on lui faisait. Ilse sentit bientôt plus à l’aise.

On parla musique. Ce sujet le fascinait tou-jours ; mais il était honteux de son ignorance.

— Quel dommage que nous tournions ledos à Paris ! fit le directeur. Je me serais donnéle plaisir de vous conduire à l’Opéra, Marcel.N’importe, nous y retournerons quelque jour.

— En revenant de Saint-Pétersbourg ? de-manda Marcel.

Ils se mirent tous à rire.

— Notre jeune ami a foi en l’imprimé !s’écria Amédée Delalyre. Il croit au pro-gramme ! Ne le troublons pas dans ses naïvesconvictions ; il ne les perdra que trop tôt.

Marcel pensa au mot d’Edgar : Nous vivonsde blague, vous savez ! Il regarda la RavissanteAndalouse, qui avait bien le pied espagnol,mais un minois chiffonné des plus parisiens ; le

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signor Bartoldi, qui oubliait parfois son accentitalien et s’exprimait alors comme un Franc-comtois pur sang ; et le quatuor Delalyre qui,s’il ne réalisait pas toujours l’accord parfait enmusique, le faisait au moins régner dans les re-lations de famille.

Malgré sa sauvagerie naturelle et son cha-grin, le jeune homme était amusé ; il aimaità observer silencieusement et ne s’en fit pasfaute.

Dans l’après-midi, il eut une autre leçon. Lesoir, on le pria d’assister au concert ; mais iln’avait pas encore d’habits présentables et re-fusa ceux qu’on voulait lui prêter. Ainsi il pas-sa la soirée seul dans sa chambre du troisièmeétage, écoutant les sons vagues de la musiquequi parvenaient jusqu’à son haut perchoir. Lescoudes sur la table, il repassait d’un œil distraitles définitions d’un traité de théorie musicale.Son esprit était absent.

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« Au printemps ! » se répétait-il en lui-même.

Et son imagination lui montrait les lilas enfleurs, les hirondelles qui voletaient sous lelarge avant-toit des Alisiers, le vert tendre desjeunes hêtres dans la forêt, et un voyageur fa-tigué, mais joyeux, s’arrêtant au sommet duplateau et annonçant de loin sa venue par lesnotes claires d’une mélodie que Thérèse recon-naîtrait bien vite.

« Neuf ou dix mois, pensa Marcel. Presqueune année ! Prenons courage, c’est pour elle.Mais j’aurais voulu lui dire au revoir… Si je luiécrivais ! s’écria le jeune homme ; il n’y auraitpas de mal à ça, je suppose. »

C’était une grande entreprise, car Marceln’était pas, on le pense bien, très ferré en ma-tière épistolaire ; au fait, cette lettre devait êtrela première de sa vie.

Edgar, qui monta dans l’entr’acte pour voirsi le solitaire s’ennuyait trop, lui fournit du pa-

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pier, une plume et un timbre-poste, auquelMarcel n’aurait pas songé. Il était si plein deson sujet qu’il écrivit d’une traite ce qui suit :

« Mademoiselle Thérèse,

» Je sais que je vous ai offensé et qu’à causede moi vous avez des ennuis. Tout ce que je dé-sire, c’est d’en porter seul la punition ; il n’estpas juste que vous ayez à souffrir pour avoirété trop bonne envers moi. Pardonnez-moi, sic’est possible, et permettez-moi de vous revoirau printemps. Je ne sais trop où je vais, maisjamais je ne cesserai de penser à vous.

» MARCEL AUVERNET. »

Puis il plia sa lettre et sortit pour la glisserlui-même dans la première boîte qu’il rencon-trerait.

La rue était sombre ; la flamme des réver-bères, vacillant au vent, jetait une lumière in-

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décise sur le trottoir. Marcel ne remarqua pasun homme à la démarche souple et glissante,qui allait entrer à l’hôtel au moment où lui-même en sortait, mais qui rétrograda vivementet le suivit. Cet homme était Félix Prenel.

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CINQUIÈME PARTIE

LE matin donc, le fermier était revenu seulaux Alisiers ; mais il s’était arrangé à n’y arriverqu’après midi, pour que Thérèse ne s’étonnâtpas de l’absence de Marcel au dîner. Il restaaux champs jusqu’à la nuit, dit en rentrant unmot très bref à sa fille, puis monta dans la pe-tite chambre de Marcel pour faire lui-mêmele rassemblement de ses pauvres hardes. Enpliant le gilet noir des grandes occasions, ilglissa un écu de cinq francs dans le gousset,moins par bonté que par une sorte de re-mords ; il n’oublia ni le paroissien, ni la flûte,ni l’acte d’origine de Marcel, fit du tout un grospaquet, descendit pour atteler lui-même le che-

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val, afin de n’avoir aucune explication à don-ner, et le lança au grand trot sur la route qu’ilavait parcourue le matin. Félix Prenel n’aimaitpas les secrets à deux, et d’ailleurs il voulait re-cevoir de sa main les cent francs stipulés aucontrat.

Il arriva donc à l’hôtel après neuf heures. –M. Delalyre, lui dit-on, dirigeait son concert etne pouvait quitter la salle pour le moment. Simonsieur voulait entrer ?...

Il ne répondit qu’en tournant le dos et s’enalla d’assez mauvaise humeur. Il battit le pavépendant un quart d’heure, tenant toujours songros paquet sous le bras ; puis il remonta leperron de l’hôtel et allait entrer, lorsque Mar-cel Auvernet sortit.

« Où donc va-t-il si tard ? » se demanda Fé-lix Prenel en le suivant avec toutes sortes deprécautions.

Il n’eut pas à aller bien loin.

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« Tiens ! c’est un poulet ! se dit-il en voyantle jeune homme glisser sa missive dans la boîteaux lettres. À qui peut-il bien écrire ? Il n’auraitpas l’audace de faire des adieux à Thérèse,ce garnement ! En tout cas, je surveillerai lefacteur. Ma fille n’aura pas de correspondanceclandestine. Ouais ! que de complications etd’histoires ! il faut bien espérer que nous tou-chons au dernier chapitre ! »

Quand Marcel fut hors de vue, le fermier re-vint à l’hôtel, réussit cette fois-ci à attraper auvol le directeur affairé, puis, après avoir reçuson argent et remis au portier le paquet de vê-tements, il se hâta de partir.

« N-i, ni, l’échelle est tirée, » pensa-t-il.

Le lendemain matin, Thérèse vint à sonpère d’un air très grave.

— Qu’est-ce à dire ? fit-elle. Marcel n’estpas rentré de toute la nuit, à ce que prétend Al-phonse.

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— Cela ne m’étonne pas trop, ma fille.

— Vous savez donc où il est ?

— Il voyage pour son agrément.

Et le fermier tourna sur ses talons en sifflo-tant.

Mais Thérèse s’élança pour l’empêcher desortir.

— Qu’avez-vous fait de Marcel ? s’écria-t-elle.

— Je n’en ai rien fait du tout. Fi donc ! turessembles à une poule en colère ! Il a trouvébon, et c’était sage, de nous priver pourquelque temps de sa précieuse compagnie ; ilva voyager de son état, faire son tour deFrance, ou de Suisse, ou de tout ce qu’on vou-dra.

— Mon père, insista Thérèse d’un ton pluscalme, je vous en prie, répondez-moi toutdroit. Où est Marcel ? quand est-ce qu’il re-viendra ?

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— Il m’est impossible de te dire où il setrouve en cette minute ; dans un wagon de che-min de fer, je suppose ; je ne suis pas curieux,moi : je n’ai pas demandé à voir la feuille deroute. Quand il reviendra ? Aussitôt que tu se-ras mariée, ma belle.

Le rouge de l’indignation montait aux jouesde Thérèse.

— Pour qui me prenez-vous, mon père, quevous ayez jugé nécessaire d’éloigner ce gar-çon ?

— Pour une fille un peu folle, qui devraitêtre trop heureuse d’avoir un père plus sagequ’elle.

Le cœur de Thérèse se gonflait : ses yeuxse remplissaient de larmes, mais elle ne voulaitpas pleurer. Si elle n’eût écouté que sa fierté,elle fût sortie sans ajouter une parole, mais ellese fit humble pour apprendre quelque chose deplus.

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— Dites-moi au moins ce qu’il va faire, et àquelle sorte de gens vous l’avez laissé.

— Est-ce un enfant, ce grand Marcel qui ala tête et les épaules de plus que moi ! Il sedébrouillera dans le vaste monde, comme tantd’autres l’ont fait avant lui. Il est en bonnesmains, sois sans crainte, et dans une sociétéplus huppée que la nôtre, parbleu ! C’est undirecteur de musique qui l’a pris avec lui, unhomme qui donne des concerts, comprends-tu ? bien instruit et qui parle à fil avec des motslongs comme mon bras.

— Est-ce un honnête homme ?

— Je crois bien ! Il m’a payé comptant…

Ici le fermier s’arrêta, s’apercevant qu’il ve-nait de commettre une bévue.

— Ah ? très bien ! dit lentement Thérèse.Comme ça, vous avez vendu Marcel ?

Elle n’ajouta pas un mot et s’en alla. Toutesa violence était tombée ; mais dans la solitude

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de sa petite chambre, elle pleura, pleuracomme si son cœur se fendait.

Au bout d’une heure, Alvine, ne voyant pasdescendre sa maîtresse, se hasarda à monterdoucement l’escalier.

— Entre, cria Thérèse à qui vint une penséesubite. Écoute, dit-elle en tournant vers la ser-vante consternée son beau visage baigné delarmes, c’est très mal ce que je vais te fairefaire, mais on se défend comme on peut. Monpère a laissé hier Marcel là-bas ; je ne puis sa-voir où il est maintenant. Va, cours, informe-toi, demande partout un directeur de musique,un homme qui donne des concerts : il ne doitpas y en avoir là par douzaines. Quand tu l’au-ras découvert, parle à Marcel, et dis-lui qu’ilne s’inquiète pas, que je trouverai moyen de lefaire revenir, car je l’aime bien. Sais-tu pour-quoi je t’y envoie au lieu d’aller moi-même ?Parce que je ne saurais comment lui dire cela.Va maintenant.

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Alvine partit, pour complaire à sa maî-tresse. Avec bien de la peine, en se faisant rireau nez plus d’une fois par les passants aux-quels elle demandait un directeur de musiquedont elle ne connaissait pas même le nom, ellefinit par apprendre qu’une troupe d’artistes enpassage avait logé la veille dans un hôtel qu’onlui indiqua. Elle y courut et apprit que ceuxqu’elle cherchait étaient partis par le premiertrain du matin. On ignorait leur destination.

Thérèse ne dit rien en recevant cette nou-velle désappointante ; elle espérait vaguementque Marcel trouverait moyen de lui faire savoirquelque chose. Mais Félix Prenel y avait misbon ordre.

« Une lettre expédiée de là-bas hier au soirdoit arriver ici vers midi, » calcula-t-il.

À cette heure-là, il descendit au petit bu-reau de poste du village, et attendit l’arrivée dela voiture qui faisait le service des messageries.

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— Quelque chose pour moi ? demanda-t-iltandis que le buraliste ouvrait le sac de cuircontenant les dépêches.

— Non, mais une lettre pour Mlle Thérèse.

— Ça revient au même. Donnez-la-moi.Quelle chance que je me sois trouvé ici pourépargner une course à votre facteur !

Chemin faisant, il déchira l’enveloppe.

« C’est court et bon, se dit-il en parcourantdes yeux les quelques lignes où Marcel avaitmis tout son cœur. Tiens ! ma pipe qui vient des’éteindre !

Et tortillant le papier, il s’en servit pour ral-lumer son affreux brûlot.

Ce fut une triste journée, et la premièred’une longue série de journées semblables.Thérèse, pâle et froide, ne disait rien ; elle évi-tait son père, car elle se sentait incapable delui parler d’un ton indifférent. Lui-même n’étaitpas tout à fait à l’aise en sa présence. Le mot de

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sa fille : Vous l’avez donc vendu ? lui résonnaitencore aux oreilles d’une façon désagréable.

Avec cela, il avait d’autres ennuis. Tout lepays connaissait Marcel ; on avait besoin de luipour les bals des fenaisons, et il ne se passaitpas de jour sans que quelque députation vînt lequérir.

— Laissez-moi tranquille ! disait le fermierimpatienté. Je ne suis plus son maître, il estparti.

— Parti ! mais comment ? mais pourquoi ?il fallait le retenir !

Et les commentaires d’aller leur train. FélixPrenel n’avait pas prévu cela. Quand Marceldemeurait aux Alisiers, on avait jasé. Mainte-nant qu’il n’y était plus, on jasait bien davan-tage.

— Et puis, savez-vous ? Thérèse y a misson cœur, à ce qu’il paraît : elle maigrit, la

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pauvre fille ; elle n’est plus à moitié aussi joliequ’elle était.

— Mais pourquoi Marcel a-t-il parti, le ni-gaud ? c’était le moment de rester, non pas !

— Oh ! mais celui des Alisiers l’a fait dis-paraître tout tranquillement : ni vu ni connu ;un beau matin, ce pauvre Marcel a été commeenfoncé dans le trou noir. On n’en a plus eude nouvelles. Toutes les filles du pays sont fu-rieuses d’avoir perdu leur beau musicien.

— Pour beau, c’est vrai qu’il l’était ; et dutalent jusqu’au bout des ongles, ce garçonqu’on avait cru quasiment idiot pendant je nesais combien d’années. Comme on se trompe !Le total de tout ça, c’est que Félix Prenel est unvieux scélérat.

Sur ce point, tout le pays, en blouse ou enjupon, était unanime.

La fin de juillet, août avec ses moissons, leclair et lumineux septembre, le roi des mois

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aux montagnes, s’écoulèrent lentement, péni-blement, pour le maître et la maîtresse des Ali-siers. Une tension constante régnait dans leursrapports journaliers. Thérèse s’observait ; il nelui échappait aucune parole violente ou irres-pectueuse ; elle était triste, voilà tout.

Elle s’inquiétait pour Marcel. Une anxiétéconstante la consumait. L’incertitude, la pirede toutes les épreuves, ne laissait ni trêve ni re-pos à son esprit.

« Peut-être est-il malade ? pensait-elle. Lacampagne doit lui manquer. Je suis sûre qu’ilsouffre du mal du pays, le soir, quand il est toutseul. A-t-il seulement quelqu’un qui écoute sabelle musique et qui la comprenne comme je lacomprenais, moi ? »

Félix Prenel devinait à moitié ce qui se pas-sait dans le cœur de sa fille. Il eût donnéquelque chose pour pouvoir lui dire un beaumatin : « Ton Marcel se porte bien ; j’ai reçu deses nouvelles. Le proverbe dit pourtant : Loin

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des yeux, loin du cœur. Ah çà ! ils ne sont doncpas toujours vrais, les proverbes ? »

Il y avait dans la commune deux personnesà qui la soudaine disparition de Marcel avaitcausé au contraire un ineffable soulagement :Alphonse le maître valet et Léon Thonin.

Pour le premier c’était simplement une sa-tisfaction bête : il avait pris Marcel sur sa corneet se réjouissait de lui avoir fait vider la place,comme il disait d’un ton important. Mais LéonThonin était débarrassé d’un rival. Et lameilleure preuve de la considération que Mar-cel avait acquise dans le pays était cette miseen parallèle avec le hardi contrebandier.

« Gare en octobre ! pensait celui-ci. Je feraijouer toutes mes batteries, et qui sait si Thé-rèse ne me prendra pas de colère, maintenantque son beau Marcel l’a plantée là. Elle ne peutpourtant pas coiffer sainte Catherine. »

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Le fermier se disait la même chose ; seule-ment ce n’était pas en Léon qu’il voyait leconsolateur de Thérèse.

« Il est temps que je la marie, pensait-il parun beau soir de septembre tout en achevantson souper au bout de la longue table. Elle n’apas bonne mine ; sa figure et ses mains sontcomme de la cire. Autrefois elle venait s’as-seoir à côté de moi à cette heure-ci, quand elleavait fini son ouvrage, et nous avions un bonpetit bout de causette à nous deux. » – Thé-rèse !

La jeune fille tressaillit.

— Quoi, père ?

— Mets ton chapeau, veux-tu ? et tu vien-dras avec moi au Bout de Bise pour voir à quoien est le regain. Je n’y ai pas été de toute la se-maine.

— Oui, père.

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« On ne peut pas dire qu’elle boude, pensaitle fermier, c’est autre chose. »

Il savait bien ce que c’était.

Tous deux montèrent silencieusement lesentier qui tournait le plateau. La soirée étaitbelle et sereine. De petits nuages rosés cou-raient dans le ciel plein d’une lumière opaline.Les fumées du village montaient en lentes spi-rales ; dans les chemins verts, des enfantsriaient en poursuivant les chèvres indociles quine voulaient pas rentrer au logis ; le sommetdes pentes était encore doré par un dernierrayon qui s’évanouissait doucement. Le calmeet le repos étaient partout sauf dans le cœur deThérèse. Et celui de son père, était-il tout à faittranquille ?

La jeune fille détournait la tête : elle pensaità une soirée de mai, paisible comme celle-ci,où elle avait écouté pour la première fois unemusique étrange qui n’était pas faite de sonsseulement, mais d’âme et de poésie. Et elle se

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demandait pourquoi elle n’avait pas su dès cesoir-là que ce n’était pas la musique seulementqu’elle aimait.

— Thérèse ! dit son père en lui prenant lamain.

Elle fit un mouvement comme pour la reti-rer, mais elle n’osa.

— Depuis quelque temps tu es toute tristeet changée, ma fille. Sais-tu de quoi tu as be-soin ? d’une petite diversion. Je te répète ceque je t’ai déjà dit : il faut te marier.

Il appelait cela une petite diversion. Thé-rèse ne put s’empêcher de sourire.

— Vois-tu ! rien que l’idée t’en fait déjà plai-sir, poursuivit Félix Prenel. J’ai un parti magni-fique à t’offrir. Tu sais le fils à…

— Père, interrompit Thérèse en s’arrêtant,c’est inutile. Si je vous disais que je ne tienspas à me marier, ce ne serait pas vrai. J’aimemieux me marier que de rester fille. Mais si je

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dois changer de nom, je veux m’appeler…, sa-vez-vous comment ?

— Ne le dis pas ! s’écria son père. Je n’aipas besoin de le savoir.

Il lui semblait presque que le vœu de safille, une fois exprimé à haute voix, deviendraitfatalement une réalité.

— Je veux m’appeler Thérèse Auvernet ;j’aime Marcel ; j’en suis sûre maintenant.

— Tu es folle, dit-il.

Mais il n’argumenta point ; ce n’était pasdans ses habitudes. Et tous deux redescen-dirent aussi silencieusement qu’ils étaientmontés, sans avoir jeté un seul coup d’œil surles regains qui étaient le but de leur prome-nade.

Cependant le moment était venu pour LéonThonin de faire jouer ses batteries, comme ilse l’était promis. On était au commencementd’octobre. Félix Prenel allait organiser la cam-

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pagne d’automne, c’est-à-dire une série d’ex-péditions qui devaient transporter en contre-bande de l’autre côté de la frontière toutes lespièces de fromage entassées dans ses vastescaves.

Le ban et l’arrière-ban des « sauterelles »avaient été convoqués, sous différents pré-textes, à se rendre un certain jeudi soir aux Ali-siers. Le jeudi matin, Léon Thonin arriva.

— Quel zèle ! s’écria le fermier occupé à toi-ser le mur de sa cour auquel on devait fairedes réparations. Tu es un oiseau matinal au-jourd’hui. N’importe ; on te salue. Entre et de-mande un verre de vin.

— J’ai à vous parler d’abord, répondit lecontrebandier.

Il faut lui reconnaître une qualité, c’est qu’ilallait en général droit à son but.

— Parle.

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— Il y a longtemps que vous me tenez lebec dans l’eau, patron ; ça n’est pas agréable.J’ai vingt-cinq ans, je songe à m’établir, et sansvous mâcher la chose davantage, vous savezque j’aime Mlle Thérèse depuis longtemps.Voulez-vous me l’accorder ?

Il y eut un moment de silence. Félix Prenelétait pris au dépourvu par une question aussicatégorique et qu’il n’y avait pas moyen d’élu-der.

— Tu vous mets le couteau sur la gorge, dit-il en s’efforçant de rire.

— Tout juste. Voulez-vous ? ne voulez-vouspas ? C’est ainsi que je comprends les affaires,moi.

— Eh bien, mon garçon, on y réfléchira.

— Pas trop longtemps, s’il vous plaît. Dumoment où je ne vous conviendrais pascomme gendre, vous pourrez aussi chercherquelqu’un pour entreprendre le reste, la

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« passe, » les nuits à la belle étoile et tout letrafic.

Cette fois c’était dépasser le but. Félix Pre-nel se redressa.

— Si tu le prends sur ce ton, mon beau gars,tu n’attendras pas ta réponse jusqu’à demain.C’est un gendre un peu trop arrogant que j’au-rais là, en vérité. Et je n’ai pas encore l’inten-tion de me laisser mettre hors de chez moi,avec ta permission. Quant à la « passe, » j’aiaussi fait ce métier-là dans le temps, et je m’yremettrai aussitôt qu’il le faudra. Sur ce, bonnechance, mon ami.

— Vous vous en repentirez, dit Léon Tho-nin en s’en allant.

Le paysan était furieux et passablementembarrassé aussi, car en Léon il perdait sonbras droit. Mais le contrebandier avait décidé-ment mis ses services à un trop haut prix.

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— Lui donner ma fille, à lui ? disait lemaître des Alisiers. Un joli ménage que ça fe-rait, ma foi ! J’aimerais mieux payer les droitsà la douane, s’il faut en venir là. »

Le soir donc, à la nuit tombante, on vit arri-ver un à un, et par des sentiers différents, neufou dix robustes gaillards que Félix Prenel lui-même fit entrer dans la grande cuisine. Les do-mestiques avaient été congédiés, Thérèse étaitmontée dans sa chambre. Cependant, commeles murs ont souvent des oreilles, on chucho-tait d’un ton mystérieux.

— C’est donc à bientôt, la prochaine ?

— Aussitôt qu’on pourra.

— Combien donnerez-vous, patron ?

— Vingt sous par homme de plus qu’à l’or-dinaire, comme tout a renchéri.

— Merci, patron. Vous en aurez pour votreargent, n’ayez crainte. (Nous augmenter sans

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qu’on le lui demande, ça n’est pas naturel, pen-sait-on.)

— Fixons le jour, dit le fermier.

— Ah ! mais il faut attendre Léon ; sans luion ne décide rien.

— Léon ne viendra pas, mes braves. J’aimeautant vous le dire tout de suite, bien que j’enaie honte pour lui. Il nous lâche, il caponne.

— Pas vrai ! s’écria-t-on.

— Très vrai, au contraire. Il se range. Il luiest venu des scrupules, il veut faire son salut.

— Est-ce que M. le curé aurait passé parlà ?

— Sais pas. Grand bien lui fasse, mais neperdons pas notre temps. Qui est disposé àprendre sa place ?

Silence général.

— Ne répondez pas tous à la fois ! s’écria lepaysan d’une voix moqueuse.

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— Ma foi, ce n’est pas une plaisanterie qued’avoir la direction. Léon avait bon pied etbonne tête aussi : il connaissait toutes sortesde trucs. Jamais il ne restait « cotte. » Du cou-rage, on en a assez. Soldats, tant que vous vou-drez ; mais général, c’est une autre affaire.

— Très bien, dit Félix Prenel. Moi aussi,j’avais bon pied et bonne tête dans le temps.On verra s’il en reste quelque chose.

À cette déclaration, chacun se regarda. Sile patron prenait la chose sous sa propre res-ponsabilité, il n’y avait rien à dire. Mais on se-couait la tête et l’on pensait : « Ça ne réussi-ra pas. Il n’est plus assez jeune, et puis il neconnaît pas les trucs. »

Cependant on fixa le jour ou plutôt la nuit,l’heure et tous les détails de l’expédition. Pourréchauffer l’enthousiasme de l’assemblée, FélixPrenel alla chercher lui-même quelques bou-teilles de vieux Bourgogne qu’il gardait en vue

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d’occasions semblables. On but, on rit, on jouaaux cartes et l’on se sépara assez tard.

— Après tout, se disait-on en sortant, levieux nous fera peut-être marcher à la gloire.Mais si Léon se range, le diable sera bientôt ca-pucin. Il y a du mic-mac là-dessous. »

Pendant ce temps, Marcel voyageait. Sespérégrinations ne le conduisirent pas jusqu’àPétersbourg toutefois. La célèbre troupe l’Har-monieuse honora de sa visite la plupart desvilles de la Suisse romande, puis revint sur sespas avec l’intention de passer à Besançon aucommencement de l’hiver.

Le ténor Bartoldi et Marcel étaient les prin-cipaux personnages de la bande. Le premieravait une voix remarquable qui, avec un peuplus d’étude, eût été applaudie à l’Opéra. Maisil était indolent et ne se souciait pas de la gloirequi l’eût dérangé dans ses habitudes. S’il étaiten veine, il chantait bien ; autrement, tant pispour le public. « On n’avait jamais vu un talent

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plus journalier, comme disait Amédée Delalyreen soupirant. Vous assurez qu’il est difficile demener un troupeau de chèvres ? eh bien ! ve-nez diriger une troupe de musiciens et vousm’en direz des nouvelles ! »

Quant à Marcel, il travaillait ferme. Fatiguéde toujours rabâcher les mêmes quadrilles etles mêmes ouvertures, il supplia le directeur devarier un peu son répertoire.

— On vous donnera des solos, ambitieuxjeune homme, s’écria Amédée Delalyre en-chanté. Les autres membres du quatuor nepeuvent plus vous suivre. Vous avez pris un telessor ces derniers temps !

Bientôt les solos de flûte et les duos pourflûte et piano furent la « great attraction » duprogramme. La chronique musicale d’un jour-nal très répandu parla en termes flatteurs dece jeune et modeste talent que l’on comparaità un grillon caché dans l’herbe. Chacun voulutl’entendre, et le premier coup de cloche une

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fois donné, la grande sonnerie des louangeséclata de toutes parts. Le niveau des concertsDelalyre s’éleva sensiblement. L’auditoire deMarcel, qui avait été d’abord le public bruyantet peu esthétique des cafés chantants, se com-posa bientôt de la meilleure société.

« Quand la saison des soirées sera venue,pensait le directeur, les salons s’arracherontnotre jeune artiste. »

Ce changement de sphère avait été un inex-primable soulagement pour Marcel. Jouer aumilieu du bruit des verres, des interpellationset des plaisanteries qui sentent le vin lui étaitun supplice. Cela lui semblait une profanationde son art.

Mais de toute l’affaire, ce qui l’humiliaitplus profondément encore était la collecte. Ilfallait passer au milieu des tables en ayant àson bras la Ravissante Andalouse qui, en cor-set de velours et jupon… espagnol, pour nerien dire de plus, présentait à chacun sa sébile

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et remerciait d’un séduisant sourire. C’étaittoujours à Marcel qu’elle octroyait le privilègede l’accompagner dans sa ronde ; il eût cédécet honneur à très bas prix. Mlle Fiorella luitémoignait certainement une préférence flat-teuse, sans doute parce qu’il ne lui en marquaitguère.

Chacun du reste était aimable pour lui. Ilétait l’étoile du moment ; vienne l’hiver, et ilpouvait faire la fortune de toute la troupe. Déjàles recettes étaient comparativementbrillantes, depuis que les concerts de casino àplaces payées avaient remplacé les soirées en-trée libre. Mlle Fiorella avait abandonné la jupeà mille plis pour des toilettes de ville qu’elleportait avec la grâce née d’une Parisienne. Ellevocalisait beaucoup pour se mettre à la hau-teur de sa position sociale, et certains duos cé-lèbres pour ténor et soprano enrichirent le ré-pertoire, cette propriété commune où chacunapporte son écot comme dans un pique-nique.

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En somme, Marcel n’était pas trop malheu-reux. Mais parfois, au milieu d’un concert, ilse demandait si c’était bien lui qui se tenait làsur l’estrade, prêt à saluer un élégant public ;car on lui avait appris à saluer, à porter unfrac avec aisance. Le directeur voulait mêmelui enseigner à rejeter en arrière une mèche decheveux par un mouvement de la tête qui estle geste de tous les grands artistes, disait-il ;mais, sur ce point, le jeune homme s’était mon-tré rebelle. Il lui prenait des envies folles des’échapper, de courir jusqu’à ce qu’il rencon-trât une forêt. Puis il pensait : « Que de chosesj’aurai à lui raconter au printemps ! » et il pre-nait patience.

Il aimait ses compagnons, tout en les trou-vant étonnants parfois ; il se sentait utile àtoute la troupe. Amédée Delalyre ne noircissaitplus les coutures des habits de ses fils ; on enavait acheté de neufs. Edgar se portait beau-coup mieux depuis qu’il avait échangé sesfonctions de flûtiste contre celles de régisseur ;

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il toussait moins et sa mélancolie s’était éclair-cie d’une teinte.

Marcel aussi n’était pas sans tirer quelquesavantages de sa nouvelle vie : d’abord, son ta-lent s’était développé. Le jeune musicien avaitéchangé sa manière par trop rustique contreune exécution plus savante. Deux moisd’études systématiques avaient assoupli sondoigter ; il avait déchiffré une quantité prodi-gieuse de musique ; son directeur lui avait pro-mis des leçons d’harmonie. À Genève, Marcelavait été à l’opéra. Dans une autre ville, il en-tendit Rubinstein ; son goût se formait, sanspourtant que son originalité musicale s’altérâten rien. Une seule chose lui manquait pour de-venir un artiste célèbre : l’ambition.

« Il n’en a pas un grain, soupirait AmédéeDelalyre. Bien au contraire, il aspire à des-cendre, comme dit le poète. Vous verrez qu’unbeau jour il nous plantera là pour retourner àson chaume natal. »

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Chaume ou non, Marcel ne pensait en effetqu’aux Alisiers, et la prophétie du directeur nedevait pas tarder à s’accomplir.

Faisant sa ronde de ville en ville et revenantdu côté de la frontière française, la petitetroupe finit par se retrouver presque à sonpoint de départ. Elle ne fit que passer dans laville où Marcel s’était engagé, et y loua deuxvoitures pour se rendre à une campagne, assezéloignée, dont le propriétaire voulait donner àses hôtes le plaisir d’une sérénade.

On était aux premiers jours d’octobre. Lasaison était belle encore et les nuits tièdes.De la grande terrasse qui s’étendait devant lamaison, on dominait un vaste paysage, le plusriant qui se puisse voir au soleil du matin, ouquand la rouge lumière du couchant l’éclaire,mais mystérieux à la clarté des étoiles etcomme baigné dans une transparencebleuâtre. Tout au fond brillaient vaguement lessinuosités de la rivière, et sur ses bords trem-

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blotaient les petites lumières des hameaux. Onpouvait distinguer les toits du village le plusvoisin et la flèche élancée de son bijou d’église.De tous côtés se dressaient les montagnes,noires, imposantes, formant un cadre sévère àce tableau nocturne.

Tout à coup, tandis que la société se prome-nait sur la terrasse, les notes brillantes d’abord,puis doucement rêveuses, d’une sérénade deBeethoven montèrent dans le silence de lanuit. Les musiciens se tenaient cachés derrièreun massif de grands arbres ; personne ne lesvoyait, ils ne voyaient personne et pouvaientse croire seuls au milieu du calme de cettebelle nuit. Marcel, tout en jouant, regardait samontagne, la haute cime boisée qu’il n’avaitpas vue depuis trois mois et derrière laquelledormait la ferme des Alisiers.

« Si je prenais les sentiers, j’y serais enmoins de trois heures, pensait-il. Le maître neserait pas content, je le crains. »

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Il n’avait pas perdu l’habitude d’appeler Fé-lix Prenel le maître.

Cependant la montagne exerçait sur lui unesorte de fascination ; il ne pouvait en détacherles yeux. Thérèse était si près, si près ! Il nela verrait pas sans doute, la soirée était déjàtrop avancée, mais il pourrait passer sous safenêtre, s’asseoir un instant sur le petit bancdu jardin. L’air devait être si frais et si bonlà-haut ! Personne n’en saurait rien, et cetteéchappée lui donnerait du courage pour at-tendre la fin de son exil. La tentation était tropforte.

Une demi-heure plus tard, Marcel, ayant fi-ni sa partie dans le concert, quittait la terrasseaprès avoir chuchoté un mot à l’oreille de sonindulgent directeur, et montait d’un pied légervers sa montagne.

La frontière longe la crête de la chaîne. Surle versant français, Marcel connaissait assezmal les sentiers ; il s’y engagea cependant,

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montant toujours et gardant la direction dusud-ouest. Une fois arrivé au sommet, il étaitsûr de s’y retrouver facilement. Onze heuresvenaient de sonner à un clocher voisin. Marcels’était arrêté pour compter les coups, et main-tenant que la dernière vibration s’était éteinte,un silence profond régnait autour de lui. Il sehâta de reprendre sa marche ; encore dix mi-nutes, et il atteindrait le sommet.

Tout à coup il crut entendre des voix dansle lointain, il lui sembla qu’on avait crié : Ar-rêtez ! puis que le claquement d’un fouet avaitdéchiré le silence. Il resta un instant indécissur ce qu’il devait faire. Un épais fourré debuissons lui barrait le passage ; il écarta lesbranches et découvrit avec surprise une largecharrière qu’il connaissait, mais dont il s’étaitcru encore éloigné. Les cris qu’il avait enten-dus se rapprochèrent.

— Arrêtez, contrebandiers du diable !

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Un char à échelles parut au haut de lapente, traîné par deux vigoureux chevaux.

« Ma foi ! pensa Marcel, si ce n’est pas la« flèche » des Alisiers, je serais bien trompé. »

L’attelage, arrivé à deux pas du fourré quiabritait le jeune homme, s’arrêta subitement.

— Déchargez, mes gars ! commanda d’unevoix contenue un homme assis sur le siège.Nos chevaux n’en peuvent plus. Emportez ceque vous pourrez et cachez-vous dans le boisjusqu’à ce qu’ils aient passé. Nous avons cinqminutes d’avance.

Une demi-douzaine de grands gaillards pa-raissaient avoir couru après la voiture, car ilsétaient tout essoufflés. En un clin d’œil chacunchargea sur ses épaules une lourde pièce defromage, mais il en restait tout autant.

— Sauvez-vous ! dit le chef de la bande, Fé-lix Prenel en personne. Cachez-vous ! je pariequ’ils seront assez bêtes pour passer tout droit.

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En cet instant, il lâcha son fouet qui roulasur la route. Marcel fit un bond, le ramassa etle rendit au paysan.

— C’est moi, maître ! dit-il à voix basse.

— Par exemple !... eh bien ! puisque te voi-là, saute sur le char, tu pourras me donner uncoup de main.

La halte, en tout, n’avait pas duré deux mi-nutes. Les chevaux, soulagés de la moitié deleur charge, se remirent au galop.

— Nous sommes saufs ! murmura le pay-san.

— Pour la troisième fois, arrêtez ou bien ontire !

Ce cri menaçant s’était fait entendre à cin-quante pas derrière eux.

— Les douaniers ! les voilà ! eh bien, ma foinon ! je n’arrête pas. Tirez si ça vous amuse.

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Et un grand coup de fouet fut sa seule ré-ponse à leur sommation.

Tout à coup, un éclair brilla, une balle siffladans l’air.

— Baissez-vous ! s’écria Marcel.

Au bout d’un instant il reprit :

— Entendez-vous comme le sabot traînesous la roue ? Je vais tâcher de le retirer, çanous retarde.

Mais comme il se penchait pour cela der-rière son maître, il chancela, poussa une excla-mation et s’affaissa au fond du char.

— Brigands ! murmura le fermier. Il a reçula seconde balle à ma place, ce pauvre garçon.Marcel !

Et sans lâcher les rênes il lui prit la main.

« Il est évanoui, si ce n’est pis. Ce que j’aide mieux à faire, c’est de continuer comme ça

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jusqu’au premier village où je trouverai un doc-teur. »

En même temps il se penchait vers Marcelet s’efforçait de l’appuyer contre lui, de façon àce qu’il ne sentît pas trop les cahots.

« Il fait si noir sous ces arbres ! je ne puispas même voir d’où il saigne. Il avait bien be-soin de venir se fourrer ici cette nuit, quand jele croyais en route pour le fond des Russies !Mais au fait, s’il ne s’était pas trouvé derrièremoi, j’aurais bel et bien eu la balle au fin milieudu dos ! »

Un léger frisson le prenait à cette idée.

« Allons ! il faut espérer qu’il en réchappe-ra, et du diantre si je le contrarie encore ! »

Marcel ne faisait aucun mouvement. Il va-lait mieux pour lui qu’il n’eût pas reprisconnaissance, car la secousse du char lui eûtcausé des souffrances insupportables.

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Les douaniers étaient distancés depuislongtemps. Ils avaient sans doute renoncé àleur poursuite, ou peut-être battaient-ils lebois, soupçonnant qu’une partie de la caravanepourrait bien y jouer à cache-cache. L’esprit deFélix Prenel était partagé entre son anxiété ausujet de Marcel et les inquiétudes légitimes quelui inspirait le sort de ses fromages.

« Quelle nuit de guignon ! se disait-il. Jen’imagine pas ce qui a pu mettre les gabeloussur nos traces : c’est la première fois que nousprenons cette charrière. Comment ont-ils bienpu en avoir vent ? Pourvu que mes gars aientl’idée de se tenir tranquilles ! C’est égal, il fautfaire mon compte d’une demi-douzaine demeules confisquées ou endommagées. Et cegarçon troué à jour qu’il va falloir raccommo-der ! Docteur, pharmacien, charpie et je ne saisquoi encore, sans parler des complications queça nous amènera avec Thérèse ! Si ce n’étaitqu’il a reçu la balle à ma place, je le gronderaissolidement quand il ouvrira les yeux. »

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Quelques minutes plus tard, l’attelage suantet haletant arrivait au premier village et s’ar-rêtait à la porte du docteur. Félix Prenel tiraénergiquement la sonnette de nuit.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-on enentr’ouvrant une persienne au rez-de-chaus-sée.

— Un cas pressant, dépêchez-vous. Et sic’est un effet de votre bonté, vous pourriez medonner un coup de main pour porter le maladedans la maison.

Le docteur parut bientôt lui-même à laporte. Marcel toujours insensible fut soulevéavec précaution par les deux hommes.

— Vous me disiez un malade, fit le médecinen fronçant le sourcil ; c’est un blessé que vousm’amenez.

— Une petite affaire de contrebande, mon-sieur le docteur, je vous expliquerai ça.

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Marcel fut déshabillé, étendu sur un sofa,puis le docteur examina la blessure.

— Est-ce grave ? demanda Félix Prenelavec anxiété.

— Ce n’est pas mortel, à moins que la fièvrene s’en mêle. Voyez, la balle est entrée dansle dos juste au-dessus de l’omoplate ; deuxpouces plus loin à gauche, elle eût rencontréla colonne vertébrale et c’était fini. Avant quenotre patient ait repris connaissance, je tâche-rai d’extraire le projectile. Vous me tendrez lesinstruments.

Au premier attouchement, Marcel tres-saillit.

— Ne bougez pas, dit le docteur, ce sera faittout à l’heure. Vous avez perdu trop de sang,mon pauvre garçon, pour qu’il soit prudent devous chloroformer. D’ailleurs la balle n’est pasentrée profondément.

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Marcel, à qui la sensation aiguë de l’acierpénétrant dans les chairs avait fait reprendreconnaissance, mordit, pour ne pas crier, lecoussin sur lequel on lui avait appuyé la tête ;mais il était si faible qu’il s’évanouit de nou-veau avant la fin de l’opération.

— La voilà ! dit enfin le docteur en tendantla balle à Félix Prenel. Gardez-la pour lui ; il y ades gens qui tiennent à ce genre de souvenirs.

Le fermier se sentait tout « chose ». En re-gardant ce pauvre garçon pâle et sanglant, ilne pouvait s’empêcher de penser : « C’est toutde même moi qui devrais être là. Mais noussoignerons si bien Marcel qu’il ne pourra faireautrement que d’en réchapper, à moins qu’iln’y mette de l’entêtement. » – Comme ça, mon-sieur le docteur, nous allons nous rembarquer.

— Avez-vous à aller loin ?

— Trois heures, si les chevaux prennent lepas.

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— Il n’est pas question de char pour unblessé qui sent toutes les secousses. Je vousprocurerai une civière. Trouvez quatregaillards qui se relayeront en chemin, et jevous permettrai de partir à la fraîcheur du ma-tin.

C’est ce qu’on fit. À la première lueur del’aube le petit cortège se mit en marche ; ledocteur promit de monter aux Alisiers avant lesoir, pour procéder au second pansement.

Marcel, pâle et épuisé, ne faisait pas unmouvement sur la civière où on l’avait étendu ;mais sa pensée prenait les devants et cherchaitThérèse.

Au moment où l’on sortait du village pours’engager dans le chemin rocailleux qui prendla montagne en écharpe, un homme s’avançavivement à la rencontre de la petite troupe.

— Patron ! dit-il à voix basse en accostantFélix Prenel.

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Celui-ci reconnut, à la lumière grise du ma-tin, un des gars de la bande.

— Tout est en règle, sauf qu’une des meulesa roulé au fond de la carrière. Les autres sontchez le marchand à l’heure qu’il est. Mais sa-vez-vous qui nous a vendus ? C’est cette ca-naille de Léon.

Félix Prenel fit un soubresaut.

— Nous avons rencontré Simon au bord duDoubs. Il est au courant, on ne se gêne pasdevant lui. « Hé ! qu’il nous fait, vous l’avezéchappé belle ! Voilà ce que c’est que les fauxfrères. J’ai rencontré ce matin Léon Thonin engrande conférence avec les douaniers. Ma foi !que je me suis dit, si les loups s’entendent avecles chiens, il y aura quelqu’un de mordu. Toutce que j’ai entendu, c’est ce mot : La charrièrede la pâture à Martin. Mais vous voyez que çase rencontre juste. »

— Léon ne savait rien de nos plans, dit Fé-lix Prenel doutant encore.

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— Ce n’est pas tant sûr. Vous comprenez,quand on a su que vous étiez décidé à menerl’expédition, on est allé lui demander ce qu’ilen pensait, et on lui aura lâché un petit mot surle jour et la route.

— Langues de commères que vous êtes !s’écria Félix Prenel. Voyez la belle besogne quevous avez faite. C’est Marcel qui en pâtit, lepauvre garçon.

En parlant ainsi, le paysan ne pouvait sedéfendre d’une certaine émotion, émotion as-sez égoïste à la vérité, car il songeait moinsau danger que courait encore Marcel qu’à celuiauquel il avait échappé lui-même.

Le soleil illuminait depuis quelque tempsdéjà les sommets aigus des sapins quand la pe-tite caravane parvint à une éclaircie de forêtd’où l’on dominait la ferme des Alisiers.

— Je cours en avant pour prévenir Thérèse,dit le fermier.

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Il trouva sa fille dans la cour ; elle allait etvenait d’un air agité.

— Enfin vous voilà ! s’écria-t-elle. Si voussaviez comme j’étais en peine !

Et dans sa joie, elle se jeta au cou de sonpère. Cette caresse le prit au dépourvu ; il yavait longtemps qu’il n’avait embrassé sa fille.

« Depuis le jour où Marcel est parti, c’est lepremier baiser, et voici que Marcel revient, »se dit-il involontairement.

— Oui, me voilà ! fit-il en prenant le brasde Thérèse et en emmenant la jeune fille àl’autre bout de la cour, afin qu’elle ne vît pas leshommes qui descendaient le sentier, portant lacivière. Mais tout ne va pas bien, malgré ça.

— Quoi donc ? vous avez eu du malheur,on a confisqué le char ? Oh ! vous savez, je dé-teste cette contrebande, vous ne devriez plusvous en mêler.

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— On n’a pas confisqué le char, Thérèse,mais quelqu’un a été blessé, quelqu’un que jene m’attendais guère à ramener chez nous.

Elle ouvrit de grands yeux et pâlit. Son pèrelut une question dans son regard.

— Oui, c’est lui, c’est Marcel.

— Il est mort ! s’écria-t-elle en se tenant aumur.

— Pas si malade que ça, tout de même !Nous le soignerons bien…

Elle n’écoutait plus, car les porteurs ve-naient d’entrer dans la cour. Lentement, fai-sant violence à son chagrin, elle s’approcha dela civière et se pencha vers le blessé.

— Mon pauvre Marcel !

Il sourit.

— Ça fait du bien de revenir au pays,Mlle Thérèse, dit-il à demi-voix, quand mêmej’aurais mieux aimé y revenir autrement.

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Alvine accourait.

— Est-ce qu’il a été à la guerre ? s’écria-t-elle.

— Chut ! dit Thérèse, il ne faut pas faire debruit. Va vite préparer un lit dans la chambredu nord qui est fraîche.

On transporta bientôt Marcel dans cettegrande pièce tranquille, aux volets à demi clos,et où les armoires à linge répandaient unedouce odeur de lavande. Un peu plus tard,Thérèse vint elle-même voir si l’on avait bienpensé à tout, si Marcel avait soif, s’il croyaitpouvoir dormir. Il allait la remercier, quandelle lui mit doucement la main sur la bouche.

— Guérissez-vous d’abord, murmura-t-elle.Plus tard, on vous permettra de dire tout ceque vous voudrez.

Il la suivit du regard comme elle s’éloignait.

— Tout ce que je voudrai ! répéta-t-il, et ilsoupira.

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Vers le soir le docteur arriva, comme ill’avait promis. Il fit le pansement, donnaquelques prescriptions et recommanda le re-pos le plus absolu, pour empêcher la fièvre.

— J’espère que vous voilà guéri de lacontrebande ? dit-il à Marcel.

Celui-ci se contenta de sourire, mais le fer-mier se sentit un peu honteux. Ce soir même, ilprit une grande résolution.

« Thérèse finira par tout savoir, pensa-t-il ;les confidences iront leur train pendant que cegarçon s’occupera à guérir. Il vaut autant quema fille le sache de moi. »

Aussitôt donc que les domestiques se furentretirés, il vint s’asseoir à côté de Thérèse, quieffilait du vieux linge en charpie, et il lui fitce que M. le curé aurait appelé une confessiongénérale : l’engagement de Marcel, la lettreconfisquée et brûlée, et les motifs tout au long.Thérèse l’écoutait silencieusement.

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— Eh bien ! dit-elle enfin, vous avez réussià nous rendre malheureux pendant trois mois,c’est tout ; sauf pourtant, fit-elle en se repre-nant avec vivacité, que ces « embrouilles » ontamené Marcel sur votre chemin cette nuit, etqu’il vous a empêché d’être tué.

— Tiens ! c’est vrai tout de même. Mais jene lui dois rien pour ça, Thérèse ; il s’est trouvéderrière moi par hasard et la balle l’a touché,voilà l’histoire.

— Oh ! fi ! dit-elle, si vous ne lui devez rien,moi je lui dois quelque chose, puisqu’il m’aconservé mon père.

— Et comment le payeras-tu ? demanda lefermier avec une certaine émotion.

— Pourrais-je trop le payer pour un si grandservice ?

Elle appuya sa tête sur l’épaule de son pèreavec un geste caressant.

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— S’il vous demande votre fille, vous ne lalui refuserez pas ? Laissez-moi tout dire, vou-lez-vous ? Il nous vaut bien ; n’étiez-vous pasun garçon sans le sou quand vous vous êtesmarié ? Vous me l’avez raconté cent fois. Nousresterons ici et nous travaillerons pour vousde tout notre cœur. Un autre gendre emmè-nerait votre fille. Vous seriez bien embarrasséde conduire ce régiment de servantes, de sur-veiller la laiterie, et le jardin, et les lessives !pauvre père !

Thérèse ne put s’empêcher de rire à cetteidée.

— Vous n’aviez pas pensé à tout ça. Vousvoyez bien que ma place est ici. Êtes-vouspressé de vous débarrasser de moi ? Suis-jeune méchante fille ?

— Très méchante, dit-il en s’efforçant deprendre un ton courroucé. Tu n’en as jamaisfait qu’à ta tête, et ce sera toujours de même,j’imagine.

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— C’est-à-dire que vous consentez ?

— Ah ! minute ! tu ne vas pas te proposertoi-même à ce garçon ?

Thérèse rougit.

— Attends qu’il parle. Sais-tu s’il n’a paslaissé son cœur en voyage ?

Mais Thérèse avait lu dans les yeux de Mar-cel que s’il avait laissé son cœur quelque part,c’était aux Alisiers.

Félix Prenel lui-même veilla Marcel cettenuit-là. Le malade avait peu de fièvre et dormitpendant quelques heures. Au matin, il ouvritles yeux en entendant les voix familières despetits bergers qui conduisaient les vaches auregain.

— Ça vaut mieux que de se réveiller dansune ville au bruit de la rue, dit-il.

— Tu n’es donc pas devenu trop monsieur ?demanda le fermier en regardant les habits ci-

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tadins de Marcel posés sur une chaise. Tupourrais endosser de nouveau la blouse ?

— Aussitôt que vous voudrez.

— Oh ! ne te presse pas, nous attendronsbien quelques minutes. Tiens-toi donc tran-quille ! tu vas déranger l’appareil si tu remuescomme ça. C’est Thérèse qui passe dans lacour, la belle affaire ! tu la verras tout à l’heuresans te donner un torticolis.

Marcel s’était soulevé pour suivre du regardune ombre qui venait de glisser derrière les vo-lets entr’ouverts.

Pendant cette journée et celles qui sui-virent, Thérèse se multiplia. Elle dirigeait sonmonde comme à l’ordinaire, ne négligeait au-cun détail de sa besogne quotidienne, et trou-vait moyen avec cela de songer à mille gâteriespour Marcel. L’après-midi, elle venait s’asseoirprès de lui, son ouvrage à la main ; elle ouvraitla fenêtre, pour qu’il jouît de l’air et des bruitsdes champs ; elle lui apportait des fleurs, et

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sans causer beaucoup, de peur de le fatiguer,elle le tenait au courant de ce qu’on faisait à laferme, lui racontait ce qui s’était passé en sonabsence.

Marcel jouissait silencieusement de cesheures paisibles, et le repos de son esprit futpour beaucoup dans sa rapide guérison. Aubout de quinze jours, le docteur lui permit dese lever.

On avait écrit à M. Delalyre. Il répondit parune épître pleine de rhétorique un peu rococoet de sympathie réelle, promettant de venirvoir « le jeune artiste qui avait failli être fauchédans sa fleur. » Marcel se mit à rire en lisantcette lettre ; il la tendit à Thérèse.

— C’est le meilleur homme du monde ;seulement, il parle toujours comme s’il était leprogramme. J’espère bien qu’il viendra ; vousaurez du plaisir à faire sa connaissance.

Depuis que le jeune homme était assez fortpour qu’on lui permît la conversation, il avait

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raconté à Thérèse les principaux incidents deses trois mois de voyage ; sans qu’il s’étendîtsur le chapitre de ses succès, Thérèse devinabien des choses ; elle fut fière de Marcel.

C’était un jour tiède et voilé du milieu d’oc-tobre ; le convalescent était sorti pour la pre-mière fois. Appuyé sur le bras de Félix Prenel,il avait fait quelques pas dans le sentier. Il re-gardait autour de lui la vaste prairie, le petitplateau vert bordé de coudriers, la forêt où ilespérait pouvoir monter bientôt, et il se sentaitheureux de vivre.

Le fermier, lui aussi, éprouvait quelqueémotion. Pendant ces quinze derniers jours, ilavait passé par bien des transes, épiant l’étatdu malade avec autant d’anxiété que Thérèse.La patience du jeune homme, sa gratitude pourles soins qu’on lui rendait avaient remué lecœur du vieux paysan.

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« Marcel a beaucoup de bon, après tout,s’était-il dit en manière de conclusion. S’il medemande Thérèse, je ne réponds pas de moi. »

Tandis que tous deux se promenaient ainsi,lentement et sans rien dire, Alvine accourut enlevant les bras avec de grands gestes.

— Il y a là deux messieurs qui sont venuspour vous voir, s’écria-t-elle tout essoufflée.Des amis de Marcel, et qui sont bien gentils,ma foi, surtout le plus vieux. Il nous faudra unefricassée de poulets pour le dîner, maître.

Et elle repartit comme elle était venue,prête à immoler sa basse-cour à ce vieux mon-sieur si poli qui l’avait appelée ma jolie fille.

— Ah ! mon cher Marcel ! quel plaisir devous voir sur pied ! s’écria Amédée Delalyrequi, avec son fils Edgar, s’avançait dans le sen-tier à la rencontre du jeune homme. Vous êtespâle et aussi intéressant que possible. Noussommes accourus ici pour ainsi dire entre deuxmesures ; nous ne nous arrêterons que la lon-

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gueur d’un point d’orgue, le temps de vous direque vous nous manquez horriblement !

— Je comprends maintenant, dit Edgar àdemi-voix en prenant le bras de Marcel ; nousavons vu la jeune personne. Elle est bellecomme une princesse, ma parole !

Une légère rougeur monta aux joues pâlesde Marcel.

— Il n’y a rien à comprendre du tout, fit-ilvivement.

— Vrai ? eh bien, c’est dommage !

— Mais ce pays est charmant ! s’écriait ledirecteur. C’est d’un pittoresque ! Ces sapinsnoirs, ça fait frémir. En hiver, ce doit être unesolitude à y périr d’ennui, pour dire toute mapensée ; à moins qu’on ne soit poète pour fairerimer frimas avec verglas. À moins aussi qu’onne jouisse de la société de mademoiselle, ajou-ta-t-il galamment en se tournant vers Thérèsequi venait de rejoindre la société.

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La jeune fille portait une robe de mérinosbleu dont le corsage correctement ajusté des-sinait sa taille souple. Ses cheveux brillantsétaient simplement relevés par un peigned’écaille, coiffure qui s’accordait fort bien avecsa beauté sévère.

« Des mains soignées, le pied étroit, la tour-nure aisée, quelle belle fille ! pensait le direc-teur. Marcel a beau dire, ils s’entendent trèsbien tous deux. Rien qu’en se regardant ils secomprennent. Tant mieux pour lui, tant pispour nous, car Mlle Thérèse nous l’enlèvera.Depuis Orphée, la beauté a toujours été enpiège aux musiciens. »

— Venez vous rafraîchir un peu en atten-dant le dîner, messieurs, dit la jeune fille. Vousavez fait une longue course ce matin.

On s’assit à l’ombre dans le petit jardin.Après avoir bu à la convalescence de Marcel,on causa. Le directeur parla avec enthou-siasme du talent et des succès de « son jeune

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ami, » qui fera fureur l’hiver prochain, s’il leveut seulement, disait-il.

Cette brillante perspective ne semblait passourire le moins du monde à Marcel.

— Quand serez-vous assez fort pour nousrejoindre ?

— On n’est jamais assez fort pour romprede doux liens, Marcel, lui souffla Edgar en stylede madrigal. À votre place, je serais heureuxde rester ici, on y est bien.

Marcel fixait sur le fermier un regard inter-rogateur.

— Eh bien ! parle, dit Félix Prenel enhomme qui prend son parti. J’ai entendu Thé-rèse te promettre qu’après ta guérison tu pour-rais dire tout ce que tu voudrais.

— Non, répondit Marcel d’une voix bassemais ferme ; j’ai eu le temps d’y réfléchir der-nièrement. Je ne peux plus rester aux Ali-siers… parce que j’aime Thérèse.

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Il dit cela d’un accent si profond qu’il se fitun grand silence.

— Si c’est une façon de parler ! s’écria l’im-pétueux directeur en se levant d’un bond. Jepensais bien qu’il gâterait toute l’affaire. Lais-sez-moi dire, Marcel. Je suis votre père adop-tif, votre père musical. Monsieur, faites-nousl’honneur d’accorder à Marcel la main de ma-demoiselle votre fille.

— Que Thérèse réponde, dit le fermier, jene prends pas sur moi la responsabilité de cesfolies-là.

Thérèse et Marcel s’étaient levés en mêmetemps. Il lui tendit la main, elle y mit la sienne,et ils furent fiancés ainsi.

— Bravo ! s’écria Amédée Delalyre quitrouvait la cérémonie par trop silencieuse. Cedénouement démolit notre quatuor, mais j’ap-plaudis quand même.

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En cet instant, Alvine parut à la porte dujardin.

— Le dîner est prêt, mademoiselle Thérèse.

Pour toute réponse, la jeune fille lui sautaau cou.

— Que tu sois la première à qui j’annoncemes fiançailles ! s’écria-t-elle.

Les yeux d’Alvine s’ouvrirent démesuré-ment.

— C’est donc en règle ? dit-elle. Eh bien !voilà la première chose raisonnable qu’on aitfaite ici depuis longtemps.

Chacun se mit à rire et l’on entra dans lamaison.

Les fiancés étaient restés en arrière.

— Je puis bien vous le dire maintenant,murmura Thérèse en prenant le bras du jeunehomme. Ces trois mois sans vous ont été lesplus tristes de ma vie. Mais c’est vous qui avez

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le plus souffert de nous deux, mon pauvre Mar-cel !

— Chut ! dit-il en se penchant vers elle.C’est un mot que je ne veux pas entendre. Il n’ya plus de pauvre Marcel.

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Ont participé à l’élaboration de ce livre nu-mérique : Sylvie, Monique, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principale-ment d’après : T. Combe, Pauvre Marcel, Nou-velle, Lausanne, Georges Bridel, s. d. [1882].D’autres éditions ont été consultées en vue de

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l’établissement du présent texte. La photo depremière page, Entre-jour et nuages jurassiens, aété prise par Anne Van de Perre, le 14.02.2013.

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Table des matières

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