mary elizabeth - ebooks-bnr.com

513

Upload: others

Post on 09-May-2022

9 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com
Page 2: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Mary ElizabethBRADDON

LE SECRET DE LADYAUDLEY

(tome second)

Page 3: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

traduction : MmeCharles Bernard-Derosne

1869

bibliothèque numérique romandeebooks-bnr.com

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 3/513

Page 4: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

CHAPITRE I

INVESTIGATIONRÉTROSPECTIVE

Janvier, ce mois lugubre à Londres, tirait à sa triste fin. Les dernières fêtes, si courtes, dutemps de Noël étaient passées, et Robert Aud- ley restait encore dans la capitale… passant toujours ses soirées solitaires dans son paisible salon de réception de Fig-Tree Court, erranttoujours nonchalamment dans les jardins du Temple par les matinées de soleil, écoutant, l’esprit absent, le babil des enfants et consi- dérant paresseusement leurs jeux. Il avait denombreux amis parmi les habitants des vieilles et élégantes maisons qui l’entouraient ; il avait d’autres amis au loin, dans de charmantes ré-

Page 5: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

sidences de campagne, dont les petiteschambres à coucher étaient toujours au servicede Bob et dont les foyers pleins de gaietéavaient de commodes fauteuils spécialementréservés pour lui. Mais il semblait avoir perdutoute espèce de goût pour la société, toutesympathie avec les plaisirs et les occupationsde son monde habituel depuis la disparitionde George Talboys. Les hommes de loi âgésse permettaient des observations facétieusessur la figure pâle du jeune homme et sur sesmanières fantasques. Ils suggéraient la proba-bilité de quelque attachement malheureux, dequelque mauvais traitement féminin, commecause secrète du changement opéré en lui. Ilslui recommandaient de faire bonne chère, etl’invitaient à des soupers, auxquels « desfemmes aimables, avec tous leurs vices, queDieu les protège, » tombaient ivres à côté degentlemen qui répandaient des pleurs en pro-posant les toasts, et devenaient hébétés et mal-heureux après avoir vidé leurs verres lors-qu’approchait la fin du repas. Robert n’avait

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 5/513

Page 6: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

aucun penchant pour les excès de vin et pourla confection du punch. L’idée unique de sa viele maîtrisait. Il était l’esclave enchaîné d’uneseule pensée sinistre, – d’un horrible pressen-timent. Un sombre nuage était suspendu sur lamaison de son oncle, et c’était sa main qui de-vait donner le signal au tonnerre et à la tem-pête qui devaient détruire cette noble exis-tence.

« Si elle pouvait seulement accepter l’aver-tissement et s’enfuir, se disait-il quelquefois àlui-même ! Dieu sait que je lui ai offert unemagnifique chance. Pourquoi n’en profite-t-ellepas, et ne prend-elle pas la fuite ! »

Il avait eu des nouvelles tantôt de sir Mi-chaël, tantôt d’Alicia. La lettre de la jeune fillerenfermait rarement plus que quelques lignescourtes, pour l’informer que son père se portaitbien et que lady Audley était de très belle hu-meur, occupée à se divertir selon ses manièresfrivoles habituelles et avec son habituel dédainpour tout le monde.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 6/513

Page 7: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Une lettre de M. Marchmont, le chef d’insti-tution de Southampton, informa Robert que lepetit Georgey allait très bien, mais qu’il étaiten retard pour son éducation et n’avait pas en-core passé le Rubicon intellectuel des mots dedeux syllabes. Le capitaine Madlon s’était pré-senté pour voir son petit-fils, mais ce privilègelui avait été refusé, selon les instructions deM. Audley. Le vieillard avait envoyé, en outre,un gâteau et des sucreries pour le petit garçon,et on avait aussi refusé le tout, sous le prétexteque ces comestibles étaient indigestes etavaient des tendances bilieuses.

Vers la fin de février, Robert reçut une lettrede sa cousine Alicia qui le poussait d’un pasvers sa destinée, en l’obligeant à retourner à lamaison d’où il avait été en quelque sorte exiléà l’instigation de la femme de son oncle.

« Papa est très malade, écrivait Alicia, pasdangereusement malade, Dieu merci, mais re-tenu dans sa chambre par une fièvre lente qui a

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 7/513

Page 8: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

succédé à un rhume violent. Venez le voir, Ro-bert, si vous avez quelque considération pourvos plus proches parents. Il a parlé de vousplusieurs fois, et je sais qu’il sera enchanté devous avoir près de lui. Venez de suite, mais nedites rien de cette lettre.

« De votre affectionnée cousine,

« ALICIA. »

Une fiévreuse et mortelle terreur glaça lecœur de George comme il lisait cette lettre,une vague et terrible crainte qu’il n’osait maté-rialiser sous aucune forme définie.

« Ai-je bien fait ? pensait-il, dans les pre-mières angoisses de sa nouvelle horreur, – ai-je bien fait de temporiser avec la justice et degarder le secret de mes soupçons, dans l’es-poir que j’avais de préserver ceux que j’aimedu chagrin et de l’infortune ? Que ferai-je si jele trouve malade, très malade, mourant sur sonsein à elle ? Que ferai-je ? »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 8/513

Page 9: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Une voie se présentait nettement devantlui, et le premier pas dans cette voie était unvoyage rapide à Audley. Il fit son porteman-teau, grimpa dans un cab, et atteignit la stationdu chemin de fer avant la fin de l’heure qui sui-vit la réception de la lettre d’Alicia, arrivée parla poste de l’après-midi.

Le village obscur laissait vaciller faiblementses lumières à travers l’obscurité grandissante,quand Robert Audley arriva à Audley. Il laissason portemanteau au chef de la station, et tra-versa sans se hâter le sentier qui conduit àla retraite calme du château. Les arbres for-mant la voûte déployaient leurs branches sansfeuilles au-dessus de sa tête, nues et fantas-tiques dans la demi-obscurité. Un vent mu-gissant tristement balayait les prairies basseset secouait en tous sens les branches de cesarbres sévères sur le fond sombre et gris duciel. On eût dit d’affreux bras de géants cour-bés et vieillis, indiquant à Robert la maisonde son oncle. On eût dit des fantômes mena-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 9/513

Page 10: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

çants dans le glacial crépuscule d’hiver, gesti-culant vers lui pour lui faire hâter son voyage.La longue avenue, si brillante et si délicieuselorsque les tilleuls parfumés éparpillaient leursfleurs légères sur le sol, et que les feuilles deséglantiers flottaient dans l’atmosphère d’été,était terriblement sinistre et désolée dans lemorne intervalle qui sépare les simples réjouis-sances de Noël de la pâle aurore du printempsqui approche, – un temps d’arrêt mortel dansl’année, pendant lequel la nature semble en-gourdie dans un sommeil léthargique, atten-dant le merveilleux signal pour parer les arbreset pour faire éclater les fleurs.

Un pressentiment plein de tristesse se glis-sa dans le cœur de Robert Audley comme il serapprochait de la maison de son oncle. Chaquecontour changeant dans le paysage lui étaitfamilier ; il connaissait chaque inflexion desarbres, chaque caprice des branches indépen-dantes, chaque ondulation dans les noireshaies d’aubépines, entremêlées de marronniers

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 10/513

Page 11: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

d’Inde nains, de saules rabougris, de noisetierset de cassis. Sir Michaël avait été un secondpère pour le jeune homme, un généreux etnoble ami, un sérieux et attentif conseiller ; etpeut-être le sentiment le plus fort du cœur deRobert était-il son amour pour le baronnet àbarbe grise. Mais son affectueuse reconnais-sance faisait si bien partie de lui-même, qu’ellese manifestait rarement en ses discours, et ja-mais un étranger n’aurait soupçonné la forcedu sentiment énergique qui existait à l’état decourant profond et puissant, sous la surfacestagnante du caractère de l’avocat.

« Qu’adviendrait-il de cette résidence simon oncle venait à mourir ? pensa-t-il, tandisqu’il atteignait l’arche couverte de lierre et lesétangs paisibles, aux eaux grises et froides parle crépuscule. D’autres personnages vivraient-ils dans la vieille maison et viendraient-ils s’as-seoir sous les bas plafonds de chêne, dans lessimples appartements de famille ? »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 11/513

Page 12: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Cette merveilleuse faculté d’associationd’idées, si entrelacée avec les fibres intimes dela nature même la plus dure, remplit le cœurdu jeune homme d’une douleur prophétique,tandis qu’il pensait que toujours, tôt ou tard,le jour devait venir où les volets de chêne se-raient fermés pendant quelque temps, et où lalumière du jour ne pénétrerait pas dans la mai-son qu’il aimait. Il lui était pénible même desonger à cela, comme il est toujours péniblede songer à la brièveté du bail que le plusgrand de la terre puisse jamais passer avec sesgrandeurs. Est-il donc si surprenant que desvoyageurs tombent endormis sous les haies, etprennent à peine souci de se traîner en avantdans un voyage qui ne conduit à aucune de-meure habitée ? Est-il surprenant qu’il y ait eudans le monde des quiétistes depuis que la re-ligion du Christ a été prêchée pour la premièrefois sur la terre ? Est-il étrange qu’il existe desêtres d’une patience courageuse et d’une ré-signation tranquille, qui attendent avec calmece qui doit arriver au delà sur le rivage du

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 12/513

Page 13: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

fleuve aux ondes noires ? N’y a-t-il pas plutôtlieu de s’étonner que quelqu’un se soucie ja-mais d’être grand pour l’amour de la grandeur,pour aucune autre raison que pure conscience,simple fidélité de domestique qui craint d’exer-cer son habileté par le détournement d’une ser-viette, sachant que l’indifférence est bien prèsde la malhonnêteté. Si Robert Audley eût vécuà l’époque de Thomas à Kempis, il se fût trèsprobablement construit un petit ermitage aumilieu de quelque forêt solitaire, et eût coulésa vie dans la paisible imitation de l’auteur re-nommé de l’Imitation.

Tel qu’il était, Fig-Tree Court était un char-mant ermitage dans son genre, et aux bré-viaires et livres d’heures je suis honteux de direque le jeune avocat substituait Paul de Kock etDumas fils. Mais ses péchés étaient d’un ordrenégatif si simple, qu’il lui aurait été vraimentfacile de les abandonner pour des vertus néga-tives.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 13/513

Page 14: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Une seule lumière isolée était visible dansla longue rangée irrégulière des fenêtres fai-sant face à l’arche ; quand Robert passa sousl’ombre lugubre du lierre, frémissant sanscesse au vent glacé qui gémissait, il reconnut lacroisée éclairée pour être le large œil-de-bœufde la chambre de son oncle. La dernière foisqu’il avait vu la vieille habitation, elle reten-tissait de la gaieté des invités, chaque fenêtrebrillait comme une étoile basse dans l’obscu-rité ; aujourd’hui sombre et silencieuse, elle sedressait dans la nuit d’hiver comme un tristemanoir baronnial enfoncé dans la solitude desbois.

Le domestique qui ouvrit la porte au visi-teur inattendu manifesta sa joie en reconnais-sant le neveu de son maître.

« Sir Michaël sera bien content de vousvoir, monsieur, dit-il en introduisant RobertAudley dans la bibliothèque où flambait un bonfeu, et qui semblait désolée, le fauteuil du ba-ronnet restant vide sur le large tapis du foyer.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 14/513

Page 15: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Vous apporterai-je quelque chose à dîner ici,monsieur, avant que vous montiez à l’apparte-ment ? demanda le domestique. Milady et missAudley dînent de bonne heure depuis la mala-die de mon maître, mais je puis vous servir toutce qui pourra vous faire plaisir, ajouta-t-il avecempressement.

— Je ne prendrai rien avant d’avoir vu mononcle, répondit Robert précipitamment, c’est-à-dire si je puis le voir de suite. Il n’est pas as-sez malade pour ne pas me recevoir, je sup-pose ? ajouta-t-il d’un air inquiet.

— Oh ! non, monsieur… pas trop malade,un peu accablé seulement, monsieur. Par ici,s’il vous plaît. »

Il fit monter à Robert le court escalier enchêne conduisant à la chambre octogone danslaquelle George Talboys était resté si long-temps, cinq mois auparavant, à regarder d’unœil préoccupé le portrait de milady. Le tableauétait terminé maintenant et était suspendu à la

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 15/513

Page 16: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

place d’honneur en face de la croisée, au mi-lieu des Claudes, des Poussins et des Wouver-mans, dont les teintes moins brillantes étaientécrasées par le vif coloris de l’artiste moderne.La lumineuse figure semblait ressortir au mi-lieu de ce fouillis de cheveux dorés, délectationdes préraphaélites, avec un sourire moqueur,au moment où Robert s’arrêta un instant pourjeter un coup d’œil sur le portrait bien présentà son souvenir. Deux ou trois minutes après,il avait traversé le boudoir de milady et soncabinet de toilette, et s’arrêtait sur le seuil dela chambre de sir Michaël. Le baronnet repo-sait d’un sommeil calme, son bras étendu surle lit et sa vigoureuse main serrée par les doigtsdélicats de sa jeune femme. Alicia était assisesur une chaise basse auprès de la large ouver-ture du foyer, dans lequel des bûches énormesbrûlaient avec furie par cette température gla-cée. L’intérieur de cette luxueuse chambre àcoucher eût pu fournir un sujet saisissant pourle pinceau d’un artiste. L’ameublement massif,de couleur sombre et sévère, dont l’austérité

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 16/513

Page 17: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

était rompue et relevée çà et là par des or-nements dorés et des masses de couleur écla-tante ; l’élégance de chaque détail, dans lequella richesse était assujettie à la pureté du goût ;et enfin, point le plus important, les gracieusesfigures des deux femmes et la noble tête duvieillard eussent formé une étude digne d’unpeintre.

Lucy Audley, la chevelure en désordre, je-tée comme une pâle vapeur d’or jaune autourde son visage rêveur, les lignes flottantes desa robe de chambre en mousseline légère, tom-bant en plis droits jusqu’à ses pieds, et serréesà la taille par une étroite ceinture d’anneauxen agate, eût pu servir de modèle pour unesainte du moyen âge d’une de ces petites cha-pelles cachées à l’écart dans les enfoncementset les coins d’une vieille cathédrale grise, épar-gnée par la Réforme ou par Cromwell ; et quelsaint martyr du moyen âge eût pu offrir un as-pect plus vénérable que l’homme dont la barbe

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 17/513

Page 18: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

grise reposait sur la sombre couverture de soiede ce lit somptueux ?

Robert s’arrêta sur le seuil, craignantd’éveiller son oncle. Les deux femmes avaiententendu son pas, quoiqu’il eût été plein de pré-caution, et levèrent la tête pour le regarder.La figure de milady veillant le vieillard malade,portait l’expression d’une ardeur inquiète quila rendait plus belle ; mais la même figure, enreconnaissant Robert Audley, perdit de sabeauté éclatante, et parut effrayée et livide à laclarté de la lampe.

« M. Audley, s’écria-t-elle d’une voix faibleet tremblante.

— Silence, dit Alicia parlant bas, avec ungeste d’avertissement, vous éveillerez papa.Que c’est bien à vous d’être venu, Robert, »ajouta-t-elle dans le même ton, à voix basse,en faisant signe à son cousin de prendre unechaise vide auprès du lit.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 18/513

Page 19: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Le jeune homme s’assit sur le siège indiquéau pied du lit, en face de milady, qui se tenaitprès du chevet. Il examina longtemps et atten-tivement le visage du dormeur, plus longtempset plus attentivement le visage de lady Aud-ley, qui reprenait lentement ses couleurs natu-relles.

« Il n’a pas été très malade, n’est-ce pas ?demanda Robert en mettant sa voix au diapa-son de celle dans laquelle avait parlé Alicia. »

Milady répondit à cette question.

« Oh ! non, non pas dangereusement ma-lade, dit-elle, sans ôter les yeux du visage deson mari, mais cependant nous avons été in-quiètes, très, très inquiètes. »

Robert ne cessa pas un instant d’examinerce visage pâle.

« Elle me parlera, pensait-il, je la forcerai àrencontrer mes yeux, et je lirai dans les sienscomme j’y ai lu déjà. Elle connaîtra combiensont inutiles ses artifices avec moi. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 19/513

Page 20: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Il s’arrêta pendant quelques minutes avantde reprendre la parole. La respiration régulièredu dormeur, le tic-tac de la montre de chasseen or suspendue à la tête du lit, et le craque-ment des bûches qui brûlaient étaient les seulsbruits qui rompissent le silence.

« Je n’ai aucun doute que vous n’ayez étéinquiète, lady Audley, dit Robert après un mo-ment de silence, fixant les yeux de miladycomme ils erraient furtivement sur lui. Il n’y apersonne pour qui la vie de mon oncle puisseêtre d’une plus grande valeur que pour vous.Votre bonheur, votre prospérité, votre sécurité,dépendent entièrement de son existence. »

Le ton dans lequel il articula ces mots étaittrop bas pour pouvoir parvenir à l’autre côté dela chambre où Alicia était assise.

Les yeux de milady rencontrèrent ceux deRobert et eurent un certain rayonnement detriomphe dans leur éclat.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 20/513

Page 21: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Je sais cela, dit-elle, ceux qui me frappentdoivent passer sur lui pour me frapper. »

Elle indiqua le dormeur en disant ces mots,les yeux toujours fixés sur Robert Audley. Ellele défiait avec ses yeux bleus, dont l’éclat étaitaccru par un air de triomphe. Elle le défiaitavec son sourire calme, – un sourire de beautéfatale, plein de pensées dissimulées et de voiesmystérieuses, – le sourire que l’artiste avaitexagéré dans le portrait de la femme de sir Mi-chaël.

Robert se détourna du charmant visage, etcacha ses yeux avec sa main, plaçant ainsi unebarrière entre milady et lui ; un écran qui dé-joua sa pénétration et provoqua sa curiosité.L’examinait-il encore, ou était-il à réfléchir ? età quoi était-il à réfléchir ?

Robert Audley resta assis à côté du lit pen-dant plus d’une heure avant que son oncle seréveillât. Le baronnet fut enchanté de la visitede son neveu.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 21/513

Page 22: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« C’est très aimable à vous d’être venu,Bob, dit-il. J’ai beaucoup pensé à vous depuisque j’ai été malade. Vous et Lucy devez êtrebons amis, savez-vous, Bob ; et vous devez ap-prendre à la considérer comme votre tante,monsieur ; quoiqu’elle soit jeune et belle, et…et… et vous comprenez, n’est-ce pas ? »

Robert saisit la main de son oncle, mais ilbaissa gravement les yeux en répondant :

« Je ne vous comprends pas, monsieur, dit-il avec calme ; et je vous donne ma paroled’honneur que je suis cuirassé contre les fasci-nations de milady. Elle sait cela aussi bien quemoi. »

Lucy Audley fit une petite moue avec sesjolies lèvres.

« Bah ! vous êtes ridicule, Robert, s’écria-t-elle, vous prenez tout au sérieux. Si j’ai penséque vous étiez tant soit peu trop jeune pourun neveu, c’était seulement dans la crainte des

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 22/513

Page 23: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

absurdes commérages des étrangers, non dequelque… »

Elle hésita un instant, et échappa à concluresa phrase par l’intervention à point nommé deM. Dawson, son dernier maître, qui entra dansla chambre pour faire sa visite du soir, pendantqu’elle était en train de parler.

Il tâta le pouls du malade, adressa deuxou trois questions, déclara une améliorationconstante dans l’état du baronnet, échangeaquelques lieux communs avec Alicia et ladyAudley, et se disposa à quitter la chambre. Ro-bert se leva et l’accompagna à la porte.

« Je veux vous éclairer dans l’escalier, dit-il, en prenant une bougie sur une des tables, etl’allumant à la lampe.

— Non, non, monsieur Audley, ne vous dé-rangez pas, je vous en prie, supplia le chirur-gien, je connais très bien mon chemin en véri-té. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 23/513

Page 24: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Robert insista ; et les deux hommes quit-tèrent ensemble la chambre. Comme ils en-traient dans l’antichambre octogone, l’avocats’arrêta et ferma la porte derrière lui.

« Voulez-vous fermer l’autre porte, mon-sieur Dawson ? dit-il, en indiquant celle qui ou-vrait sur l’escalier. Je désire avoir quelques mi-nutes d’entretien particulier avec vous.

— Avec grand plaisir, répliqua le chirur-gien, condescendant à la demande de Robert,mais si vous êtes après tout alarmé sur l’étatde votre oncle, monsieur Audley, je puis mettrevotre esprit en repos. Il n’y a aucun motifd’avoir la moindre inquiétude. S’il eût été ma-lade tout à fait sérieusement, j’eusse envoyéimmédiatement une dépêche télégraphique aumédecin de la famille.

— Je suis certain que vous auriez fait votredevoir, monsieur, répondit Robert gravement.Mais je ne viens pas vous parler de mon oncle.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 24/513

Page 25: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Je désire vous adresser deux ou trois questionssur une autre personne.

— Vraiment !

— La personne qui a vécu autrefois dansvotre famille en qualité de miss Lucy Graham ;la personne qui est maintenant lady Audley. »

M. Dawson leva la tête avec une expressionde surprise sur son calme visage.

« Pardonnez-moi, monsieur Audley, répon-dit-il, vous pouvez difficilement espérer que jeréponde à quelques questions sur la femme devotre oncle, sans la permission expresse desir Michaël. Je ne puis comprendre quel motifpeut vous pousser à m’adresser de telles ques-tions… aucun motif convenable au moins. »

Il lança un regard sévère sur le jeunehomme, comme pour lui dire : – « Vous êtestombé amoureux de la jolie femme de votreoncle, et vous voulez me faire intervenir dansquelque perfide amourette, mais je n’y consen-tirai pas, monsieur, je n’y consentirai pas. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 25/513

Page 26: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« J’ai toujours respecté lady Audley aussibien que miss Graham, monsieur, dit-il, et jel’estime doublement depuis qu’elle est ladyAudley… non sous le rapport du changementde sa position, mais parce qu’elle est la femmede l’homme le plus noble de la chrétienté.

— Vous ne pouvez respecter mon oncle oul’honneur de mon oncle plus sincèrement queje ne le fais, répondit Robert. Je n’ai nul motifindigne pour vous faire les questions que jevous adresse, et vous devez y répondre !

— Vous devez !… répéta comme un échoM. Dawson d’un air outré.

— Oui, vous êtes l’ami de mon oncle. C’estdans votre maison qu’il a rencontré la femmequi est maintenant son épouse. Elle se disaitorpheline, je crois, et fit jouer en sa faveur sapitié aussi bien que son admiration. Elle lui di-sait qu’elle était seule dans le monde, ne le luidisait-elle pas ?… sans amis et sans parents.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 26/513

Page 27: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

C’est tout ce que j’ai pu jamais apprendre deses antécédents.

— Quelle raison avez-vous de désirer enconnaître davantage ? demanda le chirurgien.

— Une bien terrible raison, répondit RobertAudley. Depuis quelques mois je lutte avec desdoutes et des soupçons qui ont rendu ma vieamère. Ces sentiments sont devenus plus fortschaque jour, et ne consentiront pas à s’apaiserau moyen des lieux communs, des sophismeset des arguments frivoles avec lesquels leshommes essayent de se tromper, plutôt quede croire ce que de toutes les choses qui sontsur terre ils doivent le plus craindre. Je nepense pas que la femme qui porte le nom demon oncle soit digne d’être son épouse. Je puisme tromper sur son compte. Dieu veuille qu’ilen soit ainsi. Mais si je suis dans l’erreur, ja-mais fatale chaîne de circonstances évidentesne fut aussi étroitement liée à une personneinnocente. Je désire faire cesser mes doutesou… ou confirmer mes craintes. Il n’y a qu’une

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 27/513

Page 28: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

manière d’agir pour arriver à ce but. Je doissuivre les traces de la vie de la femme de mononcle et redescendre en arrière, minutieuse-ment et avec attention, à partir de cette soiréejusqu’à la période des six dernières années.C’est aujourd’hui le 24 février 1859. J’ai besoinde connaître chaque détail de sa vie entre lasoirée présente et celle du mois de février1853.

— Et votre motif est un motif honorable ?

— Oui, je désire la purifier d’un très hor-rible soupçon.

— Qui existe seulement dans votre esprit ?

— Et dans l’esprit d’une autre personne.

— Puis-je vous demander qui est cette per-sonne ?

— Non, monsieur Dawson, répondit Robertd’un ton décisif, je ne puis révéler rien de plusque ce que je viens de vous dire. Je suis unhomme très résolu, très vaillant dans beau-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 28/513

Page 29: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

coup de choses. En cette affaire je suis forcéd’être déterminé. Je vous répète une fois deplus que je dois connaître l’histoire de la viede Lucy Graham. Si vous refusez de m’aiderdans la médiocre étendue de votre pouvoir,j’en trouverai d’autres qui viendront à mon se-cours. Quelque pénible que cela puisse êtrepour moi, je demanderai à mon oncle les in-formations que vous me refuseriez, plutôt qued’échouer au premier pas de mes investiga-tions. »

M. Dawson resta silencieux quelques mi-nutes.

« Je ne puis exprimer combien vous m’avezétonné et alarmé, monsieur Audley, dit-il. Jepuis vous dire si peu de chose sur les anté-cédents de lady Audley, qu’il y aurait de mapart pure obstination à vous refuser la faiblesomme d’informations que je possède. J’ai tou-jours considéré la femme de votre onclecomme la plus aimable des femmes. Je ne puisme décider à penser autrement d’elle. Ce serait

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 29/513

Page 30: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

déraciner une des plus fermes convictions dema vie, si j’étais forcé de changer d’avis. Vousdésirez suivre sa vie en arrière, de l’heure pré-sente jusqu’à l’année cinquante-trois !

— Je le désire.

— Elle se maria avec votre oncle il y a euun an au mois de juin. Elle avait vécu dans mamaison un peu plus de treize mois. Elle devintun membre de ma famille le 14 mai de l’année1856.

— Et elle vint chez vous ?…

— En sortant d’une institution de Bromp-ton, une institution dirigée par une dame dunom de Vincent. Ce fut la vive recommanda-tion de mistress Vincent qui m’engagea à rece-voir miss Graham dans ma famille sans aucuneautre connaissance particulière de ses antécé-dents…

— Vîtes-vous cette mistress Vincent ?

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 30/513

Page 31: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Non. J’avais fait une demande dans lesjournaux pour avoir une gouvernante et missGraham répondit à mon avis. Dans sa lettreelle donnait pour répondant mistress Vincent,propriétaire d’une institution dans laquelle elleétait alors en qualité de seconde sous-maî-tresse. Mon temps est toujours si complète-ment occupé que je fus enchanté d’échapper àla nécessité de perdre un jour en allant d’Aud-ley à Londres, pour prendre des renseigne-ments sur la capacité de cette jeune fille. Jecherchai dans l’Almanach des Postes le nomde mistress Vincent, je le trouvai, je conclusqu’elle était une personne recommandable etje lui écrivis. Sa réponse fut parfaitement satis-faisante… Miss Lucy Graham était assidue autravail et consciencieuse, aussi bien que rem-plie des qualités dont j’avais besoin pour lasituation que j’offrais. J’acceptai cette recom-mandation, et je n’ai pas sujet de regretter cequi aurait pu être une imprudence ; et mainte-nant, monsieur Audley, je vous ai dit tout cequ’il est en mon pouvoir de vous dire.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 31/513

Page 32: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Voudrez-vous être assez bon pour medonner l’adresse de cette mistress Vincent ?demanda Robert, sortant son carnet de poche.

— Certainement. Elle demeurait alors aun° 9 de Crescent Villas, Brompton.

— Ah, c’est cela, murmura M. Audley, unsouvenir du dernier mois de septembre éclai-rant subitement sa mémoire tandis que le chi-rurgien parlait ; Crescent Villas… oui, j’ai en-tendu l’adresse précédemment de lady Audleyelle-même. Cette mistress Vincent a envoyéune dépêche télégraphique à la femme de mononcle au commencement du mois dernier. Elleétait malade… mourante, je crois… et deman-dait à voir milady ; mais elle avait quitté sonancienne demeure et on ne put la trouver.

— Vraiment ? Je n’ai jamais entendu ladyAudley mentionner cette circonstance.

— Peut-être non. Cela arriva pendant monséjour ici. Je vous remercie, monsieur Dawson,pour le renseignement que vous m’avez donné

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 32/513

Page 33: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

de si bonne grâce et avec tant d’honnêteté. Ilme fait ressaisir deux ans et demi dans l’his-toire de la vie de milady ; mais j’ai encore unelacune de trois ans à remplir avant de l’exoné-rer de mon terrible soupçon. Je vous souhaitele bonsoir. »

Robert donna une poignée de main au chi-rurgien et retourna à la chambre de son oncle ;il avait été absent environ un quart d’heure. SirMichaël s’était endormi encore une fois, et lestendres mains de milady avaient tiré les lourdsrideaux et voilé la lumière de la lampe à côtédu lit. Alicia et la femme de son père prenaientle thé dans le boudoir de lady Audley, piècevoisine de l’antichambre dans laquelle Robertet Dawson s’étaient assis.

Lucy Audley leva les yeux de son occupa-tion et des fragiles tasses de Chine, et observaRobert d’un air presque inquiet, comme il al-lait doucement à la chambre de son oncle etretournait ensuite au boudoir. Elle paraissaitvraiment jolie et innocente, assise derrière le

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 33/513

Page 34: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

groupe gracieux du délicat opale de Chine etde l’étincelante argenterie. Une jolie femme as-surément ne semble jamais plus jolie que lors-qu’elle fait le thé. La plus féminine et la plusdomestique de toutes les occupations commu-nique une harmonie magique à chacun de sesmouvements, un charme à chacun de ses re-gards. La vapeur flottante du liquide en ébul-lition dans lequel elle infuse les feuilles dé-licieuses dont les secrets sont connus d’elleseule l’enveloppe d’un nuage de vapeurs em-baumées, à travers lequel elle semble la féede la réunion, fabriquant des philtres puissantsavec la poudre à canon et le Bohéa. À la tableà thé, elle règne omnipotente et inabordable.Que connaissent les hommes au mystérieuxbreuvage ? Lisez comment le pauvre Hazlitt fitson thé, et frissonnez à son affreuse barba-rie, avec quelle maladresse les créatures dis-graciées essayent d’assister la magicienne quipréside au thé ; de quel air désespéré elles sai-sissent la bouilloire, comme elles compro-mettent sans cesse les tasses fragiles, les sou-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 34/513

Page 35: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

coupes et les mains effilées de la prêtresse.Éloigner une femme de la table à thé, c’estlui dérober son empire légitime. Condamnerdeux ou trois hommes à circuler parmi vosinvités pour distribuer une boisson fabriquéedans la chambre de la gouvernante de la mai-son, c’est réduire la plus intime et la plus ami-cale des cérémonies à une bienséante distri-bution de rations. La charmante influence destasses à thé et des soucoupes maniées par lamain d’une femme est préférable à cette ten-dance peu convenable d’arracher la pointe dela plume, bon gré mal gré, des mains du sexesérieux. Figurez-vous toutes les femmes d’An-gleterre élevées au niveau insigne de l’intelli-gence masculine ; supérieures à la crinoline ;au-dessus de la poudre de perle et de mistressRachel Levison ; au-dessus des peines àprendre pour être jolies ; au-dessus des fa-tigues pour se rendre aimables ; au-dessus destables à thé et des commérages terriblementscandaleux et quelquefois satiriques qui fontmême les délices d’hommes robustes : et

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 35/513

Page 36: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

quelle triste, utilitaire, honteuse existence de-vra mener le sexe fort.

Milady n’était en aucune façon un espritfort. Les étoiles de diamants entassées sur sesdoigts blancs scintillaient çà et là parmi le ser-vice à thé, et elle courba sa jolie tête sur lamerveilleuse boîte à thé indienne de bois desandal et d’argent avec autant d’attention quesi la vie n’avait pas de but plus élevé que l’infu-sion de Bohéa.

« Prendrez-vous une tasse de thé avecnous, monsieur Audley ? demanda-t-elle, s’ar-rêtant, la théière dans la main, pour lever lesyeux sur Robert qui était debout près de laporte.

— S’il vous plaît.

— Mais vous n’avez pas dîné, peut-être ?Sonnerai-je pour vous faire apporter quelquechose de plus substantiel que des biscuits etdes tartines transparentes ?

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 36/513

Page 37: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Non, je vous remercie, lady Audley. J’aipris une légère collation avant de quitterLondres ; je ne veux vous déranger pour rienautre chose qu’une tasse de thé. »

Il s’assit à la petite table et regarda del’autre côté sa cousine Alicia, un livre sur sesgenoux, ayant l’air d’être très absorbée par salecture. Le teint éclatant de la brunette avaitperdu son vif cramoisi, et l’animation des ma-nières de la jeune fille avait disparu… en raisonde la maladie de son père, sans aucun doute,pensa Robert.

« Alicia, ma chère amie, dit l’avocat aprèsavoir bien contemplé à loisir sa cousine, vousne paraissez pas bien portante.

— Peut-être pas, répondit-elle d’un air dé-daigneux. Qu’importe cela ? Je suis en train dedevenir un philosophe de votre école, RobertAudley. Qu’importe ? Qui se met en peine desavoir si je suis bien portante ou malade ?

— Quel feu ! » pensa Robert.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 37/513

Page 38: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Il comprenait toujours que sa cousine étaitfâchée quand, en s’adressant à lui, elle l’appe-lait Robert Audley.

« Vous n’avez pas besoin de tomber sur unami parce qu’il vous fait une question polie,Alicia, dit-il d’un ton de reproche. Quant à direque personne ne se met en peine de votre san-té, c’est une absurdité. Je m’en mets enpeine. »

Miss Audley leva les yeux avec un brillantsourire.

« Sir Harry Towers s’en met en peine aus-si. »

Miss Audley revint à son livre le sourcilfroncé.

« Que lisez-vous là, Alicia ? demanda Ro-bert après un moment de silence pendant le-quel il était resté pensif à remuer son thé.

— Hasards et Changements.

— Une nouvelle ?

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 38/513

Page 39: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Oui.

— Par l’auteur des Folies et Fautes, réponditAlicia poursuivant toujours la lecture de sonroman sur ses genoux.

— Est-ce intéressant ? »

Miss Audley fronça les lèvres et haussa lesépaules.

« Non, pas précisément, dit-elle.

— Alors je crois que vous auriez mieux àfaire que de lire cela pendant que votre cousingermain est assis en face de vous, observaM. Audley avec une certaine gravité, surtoutlorsqu’il ne vient vous faire qu’une courte vi-site en passant et qu’il partira demain matin.

— Demain matin ! » s’écria milady, levantsoudain les yeux sur lui.

Quoique le regard de joie qui se montrasur le visage de lady Audley fût aussi rapideque la lumière d’un éclair dans un ciel d’été, iln’échappa pas à Robert.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 39/513

Page 40: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Oui, dit-il, je suis obligé de remonter àLondres demain matin pour affaire ; mais je se-rai de retour le jour suivant, si vous le permet-tez, lady Audley, et je resterai ici jusqu’à ce quemon oncle soit rétabli.

— Mais vous n’êtes pas sérieusement alar-mé sur lui, n’est-ce pas ? demanda milady d’unair inquiet. Vous ne pensez pas qu’il soit trèsmalade ?

— Non, répondit Robert. Grâce au ciel, iln’y a pas le plus léger motif de crainte. »

Milady resta silencieuse pendant quelquesinstants, regardant les tasses vides avec un vi-sage gracieusement pensif, – un visage sérieuxavec l’innocente gravité d’un enfant rêveur.

« Mais vous êtes resté enfermé pendant silongtemps avec M. Dawson, il n’y a qu’un mo-ment, dit-elle après ce court silence. J’étaispresque alarmée de la longueur de votreconversation. Avez-vous parlé de sir Michaëltout le temps ?

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 40/513

Page 41: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Non, pas tout le temps. »

Milady baissa de nouveau les yeux sur lestasses à thé.

« Eh ! que pouviez-vous avoir à dire àM. Dawson ou que pouvait-il avoir à vousdire ? demanda-t-elle après un autre instant desilence. Vous êtes presque étrangers l’un àl’autre ?

— Supposez que M. Dawson voulait meconsulter sur quelque matière de droit.

— Était-ce cela ? s’écria vivement ladyAudley.

— Il serait tant soit peu contraire à ma pro-fession de vous le dire s’il en était ainsi, mila-dy, » répondit Robert avec sévérité.

Milady mordit ses lèvres et retomba dansle silence. Alicia ferma son livre et observal’air préoccupé de son cousin. Il lui adressade temps en temps la parole pendant quelques

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 41/513

Page 42: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

minutes ; mais il faisait évidemment un effortpour se tirer de sa rêverie.

« Sur ma parole, Robert Audley, vous êtesune très agréable société, s’écria enfin Alicia ;son fonds de patience tant soit peu limité setrouvait presque à bout par deux ou trois essaisavortés de conversation. Peut-être que la pro-chaine fois que vous viendrez au château vousserez assez bon pour apporter votre esprit avecvous. D’après votre apparence inanimée ac-tuelle, je pourrais penser que vous avez laissévotre intelligence telle quelle quelque partdans le Temple. Vous n’avez jamais été un êtredes plus aimables ; mais depuis peu, vous êtesdevenu presque insupportable. Je suppose quevous êtes amoureux, monsieur Audley, et quevous êtes occupé à penser à l’objet privilégiéde vos affections. »

Il pensait à la noble figure de Clara Talboys,sublime dans son ineffable douleur ; à son lan-gage passionné, qui résonnait encore dans sesoreilles aussi clairement que le jour où il l’en-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 42/513

Page 43: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

tendit pour la première fois. Il la voyait encorele regarder avec ses brillants yeux noirs. Il en-tendait encore cette question solennelle : « Se-ra-ce vous qui trouverez le meurtrier de monfrère ou sera-ce moi ? » Et il était dans l’Essex,dans le petit village d’où il croyait fermementque George Talboys n’était jamais parti. Il étaitsur les lieux où finissait le journal de la vie deson ami, aussi soudainement que finit une his-toire quand le lecteur ferme le livre. Et pouvait-il maintenant sortir de l’investigation dans la-quelle il se trouvait enveloppé ? Pouvait-il s’ar-rêter ? avoir égard à aucune considération ?Non, mille fois non. Non, avec l’image de ce vi-sage abattu par la douleur imprimée dans sonesprit. Non, avec les accents de cet appel cha-leureux qui résonnait à ses oreilles.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 43/513

Page 44: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

CHAPITRE II

JUSQUE LÀ ET PAS PLUS LOIN

Le lendemain, Robert partit d’Audley par lepremier train du matin, et arriva à Shoreditschun peu après neuf heures. Il ne rentra pas chezlui. Il prit une voiture et se fit conduire toutdroit à Crescent Villas, West Brompton. Il sedoutait bien qu’il ne réussirait pas mieux queson oncle à trouver la dame qu’il allait cher-cher à cette adresse, mais il croyait pouvoir ob-tenir quelques renseignements sur la nouvelledemeure de la maîtresse de pension, bien queles efforts de sir Michaël eussent été déjouésquelques mois auparavant.

« Mistress Vincent était à son lit de mortd’après la dépêche télégraphique, se disait Ro-

Page 45: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

bert ; et si je ne trouve pas la dame, je sauraidu moins si la dépêche n’était pas fausse. »

Il découvrit Crescent Villas avec quelquedifficulté. Les maisons étaient grandes, maiselles étaient à moitié enterrées dans les briqueset le mortier. Partout dans les rues, dans lessquares, on voyait des tas de pierres et deplâtre. La boue s’attachait aux roues de la voi-ture et couvrait entièrement les fanons du che-val.

La désolation des désolations, – aspectdésagréable que présentent toujours desconstructions inachevées – régnait dans lesrues nouvelles de Crescent Villas, et Robertperdit quarante minutes à sa montre et qua-rante-cinq à celle du cocher à monter et à des-cendre des rues inhabitées, pour trouver lesVillas.

Il finit cependant par arriver à destination,et après avoir ordonné au cocher de l’attendre

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 45/513

Page 46: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

à un endroit désigné, il commença ses re-cherches.

« Si j’étais un célèbre jurisconsulte, pensait-il, je ne pourrais me permettre pareille chose ;mon temps vaudrait environ une guinée la mi-nute, et j’en serais empêché par la grande af-faire de Hoggs contre Boggs qui se juge au-jourd’hui devant un jury particulier à West-minster Hall. Mais dans ma position rien ne medéfend d’avoir de la patience. »

Il s’informa de mistress Vincent au numéroque M. Dawson lui avait désigné. La servantequi vint ouvrir n’avait jamais entendu le nomde cette dame ; elle alla rendre compte à samaîtresse, et revint dire à Robert que mistressVincent avait effectivement habité la maison,mais qu’elle l’avait quittée deux mois avantl’arrivée des nouveaux locataires. Elle ajoutamême que sa maîtresse occupait le logementdepuis quinze mois.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 46/513

Page 47: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Et vous ne pouvez me dire où elle est al-lée se loger en partant d’ici ? demanda Robertdécouragé.

— Non, monsieur ; ma maîtresse croit quecette dame fit faillite et qu’elle décampa sansmot dire, ne voulant pas qu’on sût sonadresse. »

M. Audley se trouvait de nouveau dérouté.Si mistress Vincent était partie avec des dettes,évidemment elle avait dû cacher avec soin sonchangement de domicile. Il y avait donc peud’espoir de savoir son adresse en la demandantaux commerçants, et pourtant il pouvait sefaire que quelque créancier rusé se fût occupéde chercher en quel endroit elle s’était réfugiée.

Il jeta un coup d’œil sur les boutiques lesplus rapprochées, et aperçut à quelques pasun boulanger, un papetier et une fruitière. Lestrois boutiques avaient des prétentions à unextérieur convenable, quoiqu’elles ne fussentpas encombrées de marchandises.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 47/513

Page 48: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Robert s’arrêta devant le boulanger, quiprenait le titre de pâtissier, et exhibait dans sadevanture des spécimens de pain d’épice sousglobe et des gâteaux glacés recouverts d’unegaze verte.

« Il est probable que cette dame achetait dupain, se disait Robert en réfléchissant devant laboutique. Elle devait se servir au meilleur en-droit. Essayons du boulanger. »

Le boulanger était derrière son comptoir,en train de discuter les articles d’une note avecune jeune femme dont la toilette avait dû jadisêtre élégante. Il ne se donna pas la peine des’occuper de Robert Audley avant d’avoir fini.Quand il eut compté son argent et donné sonacquit, il leva la tête et demanda à l’avocat cequ’il désirait.

« Pourriez-vous me donner l’adresse d’unemistress Vincent qui habitait le n° 9, à Cres-cent Villas, il y a environ dix-huit mois ? de-manda M. Audley d’un ton poli.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 48/513

Page 49: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Non, je ne puis pas, répondit le boulan-ger, devenant très rouge et parlant beaucoupplus qu’il n’était nécessaire. Je le voudrais ce-pendant bien, car cette dame me doit plus deonze livres pour du pain, et je ne suis pas assezriche pour perdre pareille somme de gaieté decœur. Je serais très obligé à quiconque me di-rait où elle reste. »

Robert haussa les épaules et souhaita lebonjour au boulanger. Il comprit que la décou-verte du domicile de cette dame lui donneraitplus de peine qu’il n’avait cru. Il pouvait re-courir à l’Almanach des Postes et y chercherle nom de mistress Vincent, mais très certai-nement une dame qui était en état d’hostilitéavec ses créanciers n’allait pas leur fournir unmoyen aussi facile de la trouver.

« Si le boulanger ne peut la découvrir, com-ment y parviendrai-je moi-même ? se deman-dait-il avec désespoir. Lorsqu’un gaillard réso-lu et actif comme ce boulanger ne réussit pas,il est inutile que moi qui n’ai pas la moindre

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 49/513

Page 50: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

énergie, je songe à résoudre la difficulté. Ce se-rait même folie de ma part que d’essayer. »

M. Audley s’abandonnait à ces tristes ré-flexions en revenant à l’endroit où l’attendaitla voiture. À moitié chemin, il fut arrêté parune femme qu’il entendit marcher derrière luiet qui lui cria de l’attendre. Il se retourna etse trouva face à face avec la femme qui réglaitson compte chez le boulanger.

« Que me voulez-vous ? lui dit-il. Puis-jefaire quelque chose pour vous, madame ? Mis-tress Vincent vous doit-elle aussi de l’argent ?

— Oui, monsieur, répondit-elle d’une ma-nière tout à fait en harmonie avec sa toilette.Mistress Vincent est ma débitrice, mais ce n’estpas là ce qui m’occupe, monsieur, je… je désiresavoir, si cela ne vous déplaît pas, quelles af-faires vous avez à traiter avec elle… parceque… parce que…

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 50/513

Page 51: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Vous pouvez me donner son adresse, sivous voulez, n’est-ce pas ? c’est là ce que vousavez l’intention de me dire. »

La femme hésita un instant et regarda Ro-bert avec méfiance.

« Vous n’avez rien de commun avec… avecles gens de la taille, n’est-ce pas, monsieur ? luidit-elle après avoir examiné la tenue de Robertpendant quelques instants. »

— Les quoi… madame ? s’écria le jeuneavocat, dévisageant son interlocutrice avecétonnement.

— Je vous demande pardon, monsieur, re-prit la jeune femme s’apercevant qu’elle venaitde commettre une erreur grossière. Vous au-riez pu en faire partie, vous savez, quelques-uns des messieurs qui vont encaisser de mai-son en maison sont si bien mis que j’ai pume tromper. Je sais que mistress Vincent doitbeaucoup d’argent. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 51/513

Page 52: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Robert Audley posa sa main sur le bras dela jeune femme.

« Ma chère dame, lui dit-il, je ne veux riensavoir des affaires de mistress Vincent. Loind’avoir quelque chose de commun avec ce quevous nommez les gens de la taille, je vousavoue que je ne comprends même pas ce quecela signifie. C’est peut-être une conspirationpolitique que vous désignez sous ce nom, oubien encore un nouveau genre d’impôt. Mis-tress Vincent ne me doit rien, quels que soientses démêlés avec ce terrible boulanger de là-bas. Je ne l’ai jamais vue de ma vie, et si jela cherche aujourd’hui, c’est pour lui adresserquelques simples questions au sujet d’unejeune fille qui a jadis vécu chez elle. Si vous sa-vez où elle demeure et que vous vouliez me ledire, vous me rendrez un grand service. »

Il sortit un portefeuille, prit une carte de vi-site et la tendit à la jeune femme, qui examinaattentivement le morceau de carton avant dereprendre la parole.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 52/513

Page 53: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Monsieur, vous m’avez tout à fait l’aird’un gentleman, dit-elle après un moment d’ar-rêt, et j’espère que vous m’excuserez si je mesuis montrée méfiante. La pauvre mistressVincent a eu bien des ennuis, et je suis la seulepersonne des environs qui sache son adresse.Je suis couturière en robes, monsieur, et j’aitravaillé pour elle pendant plus de six ans. Ellene m’a pas payée très régulièrement, mais elleme donne quelque argent de temps en temps,et je fais de mon mieux pour vivre. Je puisdonc vous dire où elle demeure. N’est-ce pas,vous ne m’avez pas trompée ?

— Sur mon honneur, non.

— Eh bien, monsieur, reprit la couturièrebaissant la voix comme si elle craignait quele pavé ou les barreaux des grilles en fer dudevant des maisons ne l’entendissent, c’est àAcacia Cottage, Peckham Grove. J’y ai portéhier une robe pour mistress Vincent.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 53/513

Page 54: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Merci, dit Robert écrivant l’adresse surson portefeuille. Je vous suis très obligé, etvous pouvez compter sur ma parole : mistressVincent ne sera pas tourmentée à cause demoi. »

Il souleva son chapeau, salua la petite cou-turière, et retourna vers la voiture.

« J’ai battu le boulanger quand même, sedit-il. En route maintenant pour la deuxièmeétape de mon voyage d’exploration dans la viede milady. »

De Brompton à Peckham Road la distanceest considérable, et Robert Audley eut le tempsde réfléchir entre Crescent Villas et AcaciaCottage. Il songea à son oncle malade et af-faibli dans sa chambre à coucher d’Audley. Ilsongea aux beaux yeux bleus qui veillaient surle sommeil de sir Michaël, aux douces mainsblanches qui le servaient quand il s’éveillait,à la voix musicale et enchanteresse qui char-mait sa solitude et égayait sa vieillesse. Quel

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 54/513

Page 55: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

ravissant tableau c’eût été pour lui, s’il avaitpu le contempler comme tout le monde, sans yvoir autre chose que ce qu’y voyaient les étran-gers ! Mais le nuage noir qu’il apercevait ouqu’il croyait apercevoir s’étendait sur tout, etfaisait de cette scène d’intérieur une moqueriediabolique, un tableau infernal.

Peckham Grove – très agréable en été –offre un aspect assez triste par une sombrejournée de février, alors que les arbres sont pri-vés de leurs feuilles et les jardins de tout or-nement. Acacia Cottage ne justifiait que trèspeu son nom. Ses murs blanchis à la chaux sedressaient sur la route, et quelques peupliersseulement les abritaient. Ce qui annonçait quecette maison était Acacia Cottage était une pe-tite plaque en cuivre incrustée dans l’un desmontants de la porte, et cette indication suffitaux bons yeux du cocher. Il arrêta sa voituredevant la petite porte, et M. Audley sonna.

Acacia Cottage, dans l’échelle sociale, avaitmoins d’importance que Crescent Villas, et la

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 55/513

Page 56: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

petite servante qui vint parlementer avecM. Audley à travers les barreaux en bois étaitévidemment habituée à ne se trouver séparéeque par cette faible barrière des créanciers in-traitables de sa maîtresse.

Elle commença par avouer qu’elle ignoraitsi mistress Vincent était chez elle, mais que sile visiteur voulait dire son nom et le genre d’af-faire qui l’amenait, elle irait voir si sa maîtressen’était pas sortie.

M. Audley présenta sa carte et écrivit aucrayon au-dessous de son nom : « Un parentde miss Graham. »

Il recommanda à la servante de remettrecette carte à sa maîtresse et attendit tranquille-ment le résultat.

Au bout de cinq minutes, la servante revintavec la clef de la porte. Elle dit à Robert quemistress Vincent y était et le recevrait avecplaisir.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 56/513

Page 57: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Le salon carré dans lequel Robert fut intro-duit offrait dans tous ses ornements et danschaque meuble les marques incontestables del’espèce de pauvreté qui est la plus incom-mode, parce qu’elle n’est pas stationnaire.L’ouvrière qui meuble son petit appartementavec une demi-douzaine de chaises cannelées,une table Pembroke, une horloge allemande,une glace, un berger et une bergère en terrecuite, et quelques tasses à thé en porcelaine,se sert de ce qu’elle possède et en retire géné-ralement tous les avantages possibles ; mais ladame qui perd les beaux meubles de la maisonqu’elle est forcée d’abandonner et vient étalerdans un logement plus petit les épaves sauvéesdu naufrage par quelque ami généreux, amèneavec elle cette espèce de misère élégante quirésume ce que le pauvre a de plus désolant.

La chambre qu’examinait Robert Audleyétait meublée avec les tristes débris que l’im-prudente maîtresse de pension de CrescentVillas avait enlevés au moment de sa ruine.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 57/513

Page 58: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Un piano, une chiffonnière six fois trop grandepour l’appartement, et une table de jeu placéeau milieu, étaient les objets les plus impor-tants. Un tapis de Bruxelles couvrait le milieude la chambre et étalait des roses et des lis quise dessinaient sur un fond vert fané. Les fe-nêtres étaient garnies de rideaux, et des cor-beilles en fil de fer tressé y étaient suspen-dues ; elles contenaient des plantes du genrecactus qui poussaient dans tous les sens,comme quelques espèces de végétation en dé-mence, dont les membres armés de piquantscomme des araignées ont une disposition depasser par-dessus leurs têtes.

La table de jeu était couverte de livres ma-gnifiquement reliés et placés à angles droits ;mais Robert ne mit pas à profit ces distractionslittéraires. Il s’assit sur une chaise à la modede l’ancien temps, et attendit tranquillementl’arrivée de la maîtresse de pension. Dans lasalle à côté, il entendait le murmure d’une de-mi-douzaine de voix et des variations peu har-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 58/513

Page 59: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

monieuses sur un piano dont toutes les cordessemblaient prêtes à casser.

Il y avait environ un quart d’heure qu’il étaitassis, lorsque la porte se rouvrit et livra pas-sage à une dame en grande toilette, dont labeauté n’avait plus que le faible éclat d’un so-leil couchant.

« Monsieur Audley, je suppose, dit-elle enfaisant signe à Robert de se rasseoir et s’as-seyant elle-même sur un fauteuil en face delui. Vous me pardonnerez de vous avoir fait at-tendre si longtemps… mes devoirs…

— C’est moi qui dois m’excuser de venirvous déranger, répondit Robert poliment ;mais comme le motif qui m’amène chez vousest très sérieux, il me servira d’excuse. Voussouvient-il de la dame dont j’ai écrit le nom surune carte ?

— Très bien.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 59/513

Page 60: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Puis-je vous demander ce que vous avezappris de son histoire depuis qu’elle a quittévotre maison ?

— Oh ! je ne sais pas grand’chose, et à vraidire presque rien. Je crois que miss Grahamentra comme institutrice chez un chirurgien ducomté d’Essex. C’est même moi qui la recom-mandai à ce monsieur. Depuis lors je n’ai pluseu de ses nouvelles.

— Mais vous avez été cependant en rapportavec elle.

— Pas du tout. »

M. Audley garda le silence pendantquelques instants, et sa figure s’assombrit.

« N’auriez-vous pas, au commencement deseptembre dernier, envoyé une dépêche télé-graphique à miss Graham pour lui annoncerque vous étiez dangereusement malade et quevous désiriez la voir ? »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 60/513

Page 61: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Mistress Vincent sourit à la question de sonvisiteur. « Je n’ai pas eu occasion d’envoyerpareil message ; jamais de ma vie je n’ai étédangereusement malade. »

Robert Audley s’arrêta avant de poursuivreses questions, et écrivit à la hâte quelquesmots au crayon sur son portefeuille.

« Si je vous adressais quelques questionsdirectes sur miss Lucy Graham, me feriez-vous, madame, la faveur d’y répondre sans medemander pour quel motif ?

— Certainement. Je ne connais rien qui soitau désavantage de miss Graham, et je n’ai paslieu de faire un mystère du peu que je sais.

— Alors dites-moi, s’il vous plaît, à quelledate cette jeune fille entra chez vous ? »

Mistress Vincent sourit et secoua la tête.Elle avait un joli sourire, – le sourire francd’une femme habituée à être admirée et qui esttrop sûre de plaire pour que les revers de for-tune lui enlèvent tout courage.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 61/513

Page 62: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Il est tout à fait inutile de me demanderpareille chose, monsieur Audley ; je suis l’êtrele plus insouciant du monde ; je n’ai jamais pume rappeler les dates, quoique je fasse monpossible pour convaincre mes élèves de l’im-portance qu’elles doivent attacher, dans l’inté-rêt de leur avenir, à la date précise du règnede Guillaume le Conquérant et à beaucoupd’autres du même genre. Je n’ai pas la moindreidée de l’époque à laquelle miss Graham entrachez moi. Je sais seulement qu’il y a longtempset que c’était en été, car j’avais ma robe rosecouleur de fleur de pêcher. Nous allons consul-ter Tonks… Tonks doit avoir la date dans lamémoire. »

Robert Audley se demanda ce que pouvaitêtre ce ou cette Tonks ; un journal ou un agen-da, – quelque rival obscur de Letsome.

Mistress Vincent sonna, et la servante quiavait introduit Robert parut.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 62/513

Page 63: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Dites à miss Tonks de venir, j’ai à lui par-ler en particulier. »

En moins de cinq minutes, miss Tonks semontra. Elle avait une figure tellement froide,qu’on aurait dit qu’elle apportait un courantd’air dans les plis de sa robe en mérinossombre. Elle n’avait pas d’âge ; elle semblaitn’avoir jamais été plus jeune, et ne devoir ja-mais vieillir. Elle paraissait destinée à fonction-ner éternellement comme une machine à ins-truire les jeunes filles.

« Ma chère Tonks, lui dit mistress Vincent,monsieur est un parent de miss Graham. Voussouvient-il à quelle époque elle est arrivée àCrescent Villas ?

— Elle vint au mois d’août 1854. Je croisque c’était le 18, sans affirmer toutefois que cene fût pas le 17, je crois pourtant que c’était unmardi.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 63/513

Page 64: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Merci, Tonks ; vous êtes bien pré-cieuse, » s’écria mistress Vincent avec un deses plus ravissants sourires.

C’était peut-être parce que les services demiss Tonks étaient si précieux, qu’elle n’avaitpas reçu d’appointements depuis trois ouquatre ans. Mistress Vincent avait sans doutehésité à donner un maigre salaire à une institu-trice si utile.

« Y a-t-il encore quelque chose que Tonksou moi puissions vous dire, monsieur Audley,reprit la maîtresse de pension.

— Savez-vous d’où venait miss Grahamquand elle entra chez vous ?

— Pas précisément. Je me souviens vague-ment d’avoir entendu miss Graham parler dubord de la mer sans désigner l’endroit. Tonks,miss Graham ne vous aurait-elle pas dit d’oùelle venait ?

— Oh ! non, répondit Tonks secouant latête avec une grimace significative. Miss Gra-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 64/513

Page 65: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

ham ne m’a rien avoué ; elle était bien troprusée pour cela. Elle savait garder ses secretsmalgré son air d’innocence et ses cheveux bou-clés, ajouta miss Tonks avec mépris.

— Vous croyez donc qu’elle avait des se-crets ? demanda vivement Robert.

— Oui, elle en avait, et de toutes sortes. Cen’est pas moi qui l’aurais reçue comme institu-trice sans un seul mot de recommandation dequi que ce fût.

— Vous n’avez donc eu aucun renseigne-ment sur miss Graham ? dit Robert à mistressVincent.

— Aucun, répondit celle-ci avec quelqueembarras. Je passai là-dessus parce que missGraham ne tenait pas à l’argent. Elle me ditqu’elle s’était querellée avec son père, etqu’elle voulait vivre loin de toutes les per-sonnes qu’elle avait connues. Elle avait beau-coup souffert, et désirait éviter de nouveauxchagrins. Comment, en pareil cas, lui deman-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 65/513

Page 66: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

der une recommandation, surtout en la voyantsi convenable pour l’emploi. Vous savez,Tonks, que Lucy Graham était tout à faitcomme il faut, et c’est mal à vous de trouvermauvais que je l’aie reçue chez moi sans ren-seignements.

— Quand on veut avoir des favorites, ons’expose à être trompée par elles, réponditmiss Tonks d’un ton glacé et sans se préoccu-per des paroles de mistress Vincent.

— Elle n’a jamais été ma favorite. Tonks.Vous êtes une jalouse. Ai-je jamais dit qu’ellem’était aussi utile que vous ?

— Non. Elle n’était pas une utilité, elle étaitun ornement à montrer aux visiteurs ; elle fai-sait bonne figure au piano du salon.

— Alors vous ne pouvez me renseigner surles antécédents de miss Graham ? » demandaRobert interrogeant de l’œil les deux femmes.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 66/513

Page 67: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Il voyait clairement que miss Tonks avaitporté envie à miss Graham, – et que sa rancunene s’était pas calmée avec le temps.

« Si cette femme sait quelque chose de pré-judiciable à lady Audley, elle me le dira, son-geait-il ; oui, elle me le dira d’elle-même. »

Mais miss Tonks ne paraissait pas savoirgrand’chose. Elle avouait que miss Grahams’était posée plusieurs fois en victime, en di-sant qu’elle avait souffert par la faute d’autruiet qu’elle avait été réduite à la misère. Mais cesrenseignements se bornaient là, et bien qu’elleles utilisât de son mieux, Robert s’aperçutpromptement qu’il n’en retirerait pasgrand’chose.

« Je n’ai plus qu’une question à vous faire,ajouta-t-il. Miss Graham n’a-t-elle rien oubliéchez vous lorsqu’elle a quitté votre établisse-ment, un chiffon, une parure, n’importe quoi ?

— Rien que je sache, dit mistress Vincent.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 67/513

Page 68: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Pardon, madame, s’écria miss Tonks, ellea laissé un carton qui est en haut chez moi ; ilrenferme un de mes vieux chapeaux. Voulez-vous le voir, monsieur ?

— Si cela ne vous dérange pas d’aller lechercher, je le verrai avec plaisir.

— J’y cours ; il n’est pas bien gros. »

Avant que M. Audley l’eût remerciée, missTonks était sortie de l’appartement.

« Comme les femmes sont sans pitié lesunes pour les autres, se disait Robert en l’ab-sence de l’institutrice. Miss Tonks devine trèsbien que mes questions cachent un dangerquelconque. Elle flaire le malheur qui menaceson ancienne compagne, et elle m’aide de toutson pouvoir. Qu’est-ce donc qu’un monde oùles femmes conduisent tout à notre place ? He-len Maldon, lady Audley, Clara Talboys, etmaintenant miss Tonks, – rien que des femmesdepuis le commencement jusqu’à la fin. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 68/513

Page 69: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Miss Tonks rentra pendant que Robert mé-ditait sur l’infamie de ses pareilles. Elle appor-tait un carton à chapeau tout démantibulé, etelle le soumit à l’inspection de Robert.

M. Audley s’agenouilla pour examiner lesimprimés du chemin de fer et les adresses col-lées sur le carton. Évidemment il avait courules chemins de fer et longtemps voyagé, ce car-ton. Plusieurs adresses avaient été déchirées,mais il en restait des fragments, et sur un boutde papier jaune, Robert lut ces lettres : TURI.

« Ce carton a été en Italie, pensa-t-il. Voilàles quatre premières lettres du mot Turin surun imprimé étranger. »

La seule adresse qui n’avait pas été effacéeou déchirée était la dernière ; elle portait lenom de miss Graham se rendant à Londres. Enregardant attentivement cette adresse, Roberts’aperçut qu’elle était collée par-dessus uneautre.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 69/513

Page 70: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Voulez-vous avoir l’obligeance de mefaire apporter un peu d’eau et une éponge ? dit-il à mistress Vincent. Je veux enlever l’adressedu dessus. Croyez bien que j’ai le droit d’agirde la sorte. »

Miss Tonks s’empressa d’aller chercher unverre d’eau et une éponge.

« Faut-il enlever l’adresse ? dit-elle.

— Non, merci, répondit Robert froidement,je le ferai moi-même. »

Il mouilla soigneusement le papier pour dé-coller les bords, et après deux ou trois tenta-tives infructueuses, il réussit à l’enlever sansdéchirer l’adresse du dessous.

Miss Tonks ne put parvenir à lire cetteadresse par dessus l’épaule de Robert, malgrétoute l’habileté qu’elle déploya dans ce but.

M. Audley recommença l’opération pourl’adresse inférieure, la détacha du carton, et

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 70/513

Page 71: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

la glissa soigneusement entre deux feuillesblanches de son portefeuille.

« Il est inutile que je vous dérange pluslongtemps, mesdames, dit-il quand il eut fini.Je vous suis très obligé des renseignementsque vous m’avez fournis, et j’ai l’honneur devous saluer. »

Mistress Vincent sourit, salua, et murmuraquelques paroles polies sur le plaisir que luiavait procuré la visite de M. Audley. MissTonks, plus rusée, remarqua avec étonnementle changement visible qui s’était opéré sur la fi-gure du jeune homme depuis qu’il avait déta-ché la dernière adresse.

Robert s’éloigna lentement d’Acacia Cot-tage.

« Si ce que j’ai trouvé aujourd’hui n’est pasune preuve pour un jury, se dit-il, cela suffiracertainement pour prouver à mon oncle qu’il aépousé une femme rusée et méprisable. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 71/513

Page 72: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

CHAPITRE III

EN COMMENÇANT PARL’AUTRE BOUT

Robert Audley marchait lentement sous lesarbres sans feuilles, et il songeait à la décou-verte qu’il venait de faire.

« Ce que j’ai dans ma poche, calculait-il, estl’anneau qui rattache la femme dont GeorgeTalboys a lu la mort dans le Times à celle quiest maintenant toute-puissante dans la maisonde mon oncle. L’histoire de Lucy Graham finitbrusquement au seuil de l’établissement demistress Vincent. Elle est entrée chez la maî-tresse de pension au mois d’août 1854. Mis-tress Vincent et miss Tonks n’ont pu me dired’où elle venait, ni me fournir un seul rensei-

Page 73: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

gnement sur les secrets de sa vie depuis le jourde sa naissance jusqu’au moment de son arri-vée. Il m’est impossible d’aller plus loin danscette recherche rétrospective des antécédentsde milady ; que faut-il donc que je fasse si jeveux tenir la promesse que j’ai faite à ClaraTalboys ? »

Il fit quelques pas en agitant cette questiondans son esprit. Les ombres du soir qui descen-daient lentement sur sa figure ajoutaient en-core à l’expression douloureuse de sa physio-nomie. Son cœur se serrait sous le poids duchagrin et de la crainte.

« Mon devoir est tout tracé, songeait-il,quoique pénible… il n’en est pas moins clair,il me conduit fatalement à porter la ruine etla désolation chez ceux que j’aime. Il faut queje commence par l’autre bout… ; oui, il fautque je découvre l’histoire d’Helen Talboys de-puis le départ de George jusqu’au jour des fu-nérailles dans le cimetière de Ventnor. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 73/513

Page 74: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

M. Audley monta dans une voiture qui pas-sait et se fit reconduire chez lui.

Il arriva à Fig-Tree Court assez à tempspour écrire quelques lignes à miss Talboys etmettre sa lettre à la poste de Saint-Martin-le-Grand avant qu’il fût six heures.

« Ce sera un jour de gagné, » se dit-il en serendant à la Direction générale des Postes aveccette courte lettre.

Il avait écrit à Clara Talboys pour lui de-mander le nom du petit port de mer où Georgeavait rencontré le capitaine Maldon et sa fille ;car, malgré l’intimité qui existait entre GeorgeTalboys et Robert, ce dernier savait à peinequelques détails insignifiants sur la vie qu’avaitmenée son ami depuis son mariage.

Depuis le moment où George Talboys avaitlu dans le Times la nouvelle de la mort de safemme, il avait évité toute allusion à l’histoirede son mariage, qui s’était terminée si brusque-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 74/513

Page 75: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

ment, et à des souvenirs qui s’effaçaient devantune si terrible réalité.

Cette courte histoire renfermait trop desouffrances. George devait se reprocher sanscesse cet abandon qui avait dû paraître si cruelà celle qui attendait ! Robert Audley avait sur-pris cela, et le silence de son ami ne l’avait pasétonné. Ils avaient tous deux évité ce sujet etRobert ignorait aussi complètement l’histoirede cette malheureuse année, dans la vie de soncamarade de collège, que s’ils n’eussent jamaisvécu en amis dans sa retraite du Temple.

La lettre écrite à miss Talboys, par son frèreGeorge, un mois après son mariage, était datéed’Harrowgate. C’était donc à Harrowgate,concluait Robert, que le jeune couple avaitpassé sa lune de miel.

Robert Audley priait Clara Talboys de ré-pondre par le télégraphe, pour éviter un retardd’un jour dans l’accomplissement de la pro-messe qu’il avait faite.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 75/513

Page 76: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

La dépêche télégraphique parvint à Fig-Tree Court le lendemain avant midi.

Le nom du port de mer était Wildernsea,Yorkshire.

Une heure après la réception de ce mes-sage, M. Audley arriva à la station de King’s-Cross et prit son billet pour Wildernsea. Letrain express partait à deux heures moins unquart.

Il traversa, dans son voyage vers le nord,d’immenses plaines où se montrait çà et làquelque verdure. Cette route ne lui était pas fa-milière, et ce paysage monotone l’attrista. Lebut de son excursion, qu’il avait sans cesseprésent à l’esprit, assombrissait tous les objetsqui frappaient sa vue.

Il faisait nuit quand le train arriva au débar-cadère de Hull ; mais Robert Audley n’était pasau terme de sa course. On le conduisit à moitiéendormi et en compagnie des facteurs chargésdu bagage des voyageurs à un autre train qui

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 76/513

Page 77: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

devait l’amener à Wildernsea, en passant surles bords de l’océan Germanique.

Une demi-heure après avoir quitté Hull, Ro-bert sentit sur son visage la fraîcheur de labrise de la mer qui entrait par une portière ou-verte, et au bout d’une heure le train s’arrêta àune station isolée bâtie au milieu d’un désertde sable et habité par deux ou trois employésdont l’un fit sonner à toute volée la cloche quiannonçait le train.

M. Audley fut le seul voyageur qui descen-dit à cette station. Le train continua sa marchevers d’autres coins de terre plus riants avantque l’avocat fût revenu à lui et eût ramassé sonportemanteau, découvert avec peine au fondd’un wagon plein de bagages et éclairé par uneseule lanterne.

« Est-ce que les colons de l’Amérique duNord se trouvent aussi dépaysés que je le suisce soir ? » se demanda-t-il en essayant de voirclair dans les ténèbres.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 77/513

Page 78: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Il appela un des facteurs et lui montra sonportemanteau.

« Voulez-vous me porter cela à l’hôtel leplus voisin, lui dit-il, et pourrai-je y trouver unlit ? »

Le facteur se mit à rire en soulevant le portemanteau.

« Vous aurez trente lits, si cela vous plaît,répondit-il. Les hôtels de Wildernsea chômenten cette saison. Par ici, monsieur. »

Le facteur ouvrit une porte, et Robert Aud-ley se trouva sur une pelouse qui s’étendaittout autour d’un immense bâtiment dont deuxfenêtres seulement étaient éclairées ; etcomme elles étaient très loin l’une de l’autre,elles ressemblaient chacune à la lueur rouged’un phare au milieu de la nuit.

« C’est ici l’hôtel Victoria, monsieur, lui ditle facteur. Vous ne sauriez croire combien demonde nous avons eu cet été. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 78/513

Page 79: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

En voyant la pelouse privée de sa verdure,les kiosques en bois déserts et les sombres fe-nêtres de l’hôtel, il était en effet difficile des’imaginer que la gaieté pût jamais régner enpareil endroit ; mais Robert Audley écouta debonne grâce ce qu’il plut au facteur de lui dire,et suivit tristement son guide vers une petiteporte du grand hôtel. Par cette porte on entraitdans une salle confortable où les visiteurs peufortunés trouvaient, en été, les rafraîchisse-ments qu’ils désiraient prendre sans être expo-sés aux regards narquois des garçons en livréequi se tenaient à l’entrée principale.

Les visiteurs n’étaient pas nombreux à cetteépoque de l’année, et ce fut le maître d’hôtellui-même qui introduisit Robert dans un appar-tement encombré de tables et de fauteuils qu’ilappela pompeusement le salon.

M. Audley s’assit à côté du feu et allongeases jambes de chaque côté du foyer, tandis quele maître d’hôtel enfonçait son tisonnier dans

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 79/513

Page 80: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

un amas de charbon et en faisait jaillir uneflamme réchauffante.

« Si vous préfériez un salon particulier,monsieur… commença le maître d’hôtel.

— Non, merci, celui-ci me paraît suffisam-ment désert. Je vous serais obligé de me com-mander une côtelette de mouton et une pintede sherry.

— Tout de suite, monsieur.

— Je vous serais encore plus obligé si vousvouliez m’accorder quelques instants deconversation avant de songer à mon dîner.

— Mais avec plaisir, monsieur ; nousvoyons si peu de monde en ce moment, quenous sommes bien aises de contenter les per-sonnes qui nous arrivent. Désirez-vous desrenseignements sur les environs de Wildernseaet les distractions qu’on y trouve, ajouta lemaître d’hôtel, tirant de sa poche, sans yprendre garde, un petit guide de l’endroit qu’il

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 80/513

Page 81: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

vendait au comptoir… Je serais très heureuxde…

— Ce ne sont pas les environs de Wildern-sea qui m’intéressent, interrompit Robert, pro-testant faiblement contre la volubilité dumaître d’hôtel. Je veux vous adresser quelquesquestions sur des personnes qui ont vécu iciautrefois. »

Le maître d’hôtel s’inclina en souriant d’unair qui témoignait de toute sa bonne volontéà débiter la biographie de tous les habitantsdu petit port de mer, si cela pouvait plaire àM. Audley.

« Depuis combien de temps habitez-vousici ? demanda Robert, sortant son agenda de sapoche. Cela vous ennuierait-il si je prenais desnotes sur vos réponses ?

— Pas le moins du monde, monsieur, repritle maître d’hôtel enchanté de la tournure so-lennelle que Robert donnait à l’affaire. Notez

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 81/513

Page 82: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

les détails qui peuvent avoir quelque impor-tance pour vous dans un temps à venir…

— C’est ce que je vais faire… murmura Ro-bert en interrompant ce flux de paroles. Mer-ci… Vous êtes ici depuis…

— Six ans, monsieur.

— Depuis 53.

— Depuis novembre 1852. J’étais à Hullavant cette époque. Cette maison n’était finieque depuis le mois d’octobre quand j’y entrai.

— Vous souvient-il d’un lieutenant de na-vire qui était, je crois, en demi-solde à cetteépoque… il se nommait Maldon.

— Le capitaine Maldon, monsieur.

— Oui, on l’appelait d’habitude le capitaineMaldon… Je vois que vous vous souvenez delui.

— Oui, monsieur. C’était une de nosmeilleures pratiques. Il passait toutes ses soi-rées dans le salon où nous sommes, quoique

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 82/513

Page 83: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

les murs fussent humides, car nous ne pûmesfaire poser les tentures qu’une année après.Sa fille épousa un jeune officier qui vint iciavec son régiment vers Noël de 1852. Le ma-riage eut lieu à Wildernsea ; ils passèrent unmois sur le continent et revinrent ensuite. Maisle mari partit pour l’Australie en laissant safemme une semaine ou deux semaines aprèsqu’elle fut devenue mère. L’affaire fit grandbruit dans Wildernsea, et mistress… mis-tress… j’ai oublié le nom.

— Mistress Talboys.

— C’est cela même, mistress Talboys. Onplaignit beaucoup mistress Talboys dans Wil-dernsea, car elle était très jolie et savait se faireaimer de tout le monde.

— Combien de temps M. Maldon et sa fillerestèrent-ils à Wildernsea après le départ deM. Talboys ? demanda Robert.

— Je ne sais… voyons… ma foi, je ne pour-rais vous le dire au juste. Je sais que M. Mal-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 83/513

Page 84: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

don venait d’arriver ici et racontait à qui vou-lait l’entendre comment sa fille avait été traitéepar un jeune homme en qui il avait touteconfiance ; mais j’ignore à quelle époque ilquitta Wildernsea… Mistress Barkamb vous ledirait certainement.

— Mistress Barkamb ?

— Oui, mistress Barkamb, la propriétairedu n° 17, North Cottages, où habitaientM. Maldon et sa fille. C’est une femme très po-lie, et je suis sûr qu’elle vous racontera tout ceque vous lui demanderez.

— Merci, j’irai voir mistress Barkamb de-main… Attendez… encore une question. Re-connaîtriez-vous mistress Talboys, si vous lavoyiez ?

— Sans doute, monsieur, aussi bien qu’unede mes filles. »

Robert Audley inscrivit l’adresse de mis-tress Barkamb sur son agenda, mangea sa cô-telette, but quelques verres de sherry, fuma un

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 84/513

Page 85: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

cigare, et se retira ensuite dans son apparte-ment, où un bon feu avait été allumé.

Il s’endormit promptement : la fatigue desdeux jours précédents était en dehors de seshabitudes. Mais son sommeil ne fut pas long.Il entendit le vent gémir sur la vaste étenduedes sables du rivage et le clapotement mo-notone des vagues. Ces bruits étranges, jointsaux pensées mélancoliques suggérées par unvoyage désagréable, se transformèrent, en re-paraissant sans cesse dans son cerveau alour-di, en visions d’objets fantastiques qui n’ont ja-mais existé ni pu exister sur la terre, et quiavaient cependant quelques vagues liaisonsavec les événements réels dont se souvenait ledormeur.

Dans ces rêves pénibles, il vit le châteaud’Audley arraché aux verts pâturages et auxombrages du comté d’Essex, transplanté sanstous ses accessoires sur cette plage déserte, etmenacé par les vagues mugissantes qui sem-blaient prêtes à engloutir la maison qu’il ai-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 85/513

Page 86: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

mait. À mesure que les vagues s’approchaientde plus en plus de la maison, le dormeur aper-çut une figure pâle au milieu de l’écume argen-tée, et il reconnut milady, qui, transformée ensirène, attirait son oncle vers l’abîme. Au-delàdes eaux, des nuages gigantesques plus noirsque l’encre et plus épais que les ténèbres ap-paraissaient aux yeux du rêveur ; mais pendantqu’il regardait cet horizon étrange, ces nuagesprécurseurs de la tempête disparurent peu àpeu, et un rayon de lumière vint danser surles vagues hideuses qui se retirèrent lentementsans entraîner la maison loin du bord.

Robert s’éveilla avec le souvenir de ce rêveet éprouva une sensation de bien-être, car lepoids immense qui oppressait sa poitrine ve-nait d’être enlevé.

Il se rendormit ensuite et ne s’éveilla quelorsque le pâle soleil d’hiver pénétra dans sachambre à travers les persiennes. La voix aiguëd’une servante vint retentir à sa porte en an-nonçant qu’il était huit heures et demie pas-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 86/513

Page 87: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

sées. À dix heures moins un quart il avait quittél’hôtel Victoria et cheminait sur une plate-forme solitaire en face des maisons qui se dres-saient sur le bord de la mer.

Ces maisons carrées s’étendaient jusqu’aupetit port dans lequel deux ou trois vaisseauxmarchands et des bateaux à charbon se trou-vaient à l’ancre. Au delà du port se dessinaientles murs grisâtres d’une caserne séparée deWildernsea par une crique et reliée par un ponten fer. L’habit rouge de la sentinelle qui se pro-menait entre deux canons postés aux angles dumur était le seul objet de couleur qui relevât lateinte grise des maisons et de la mer.

D’un côté du port, une longue jetée s’avan-çait dans la mer. On l’aurait crue bâtie pourquelque Timon moderne, trop misanthropepour se contenter de la solitude de Wildernseaet désireux de s’éloigner plus encore de sessemblables.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 87/513

Page 88: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

C’était sur cette jetée que George Talboysavait rencontré sa femme pour la première foispendant que le soleil charmait la vue et quela musique du régiment déchirait les oreilles.C’était là que le jeune cornette s’était laisséaller pour la première fois à cette douce illu-sion qui avait exercé sur sa vie une si fatale in-fluence.

Robert contempla d’un air hargneux la villesolitaire et le port en miniature.

« Et dire, pensa-t-il, qu’un pareil endroitsuffît pour conduire un homme vigoureux àsa ruine ! Il vient ici le cœur vide et heureux,et sans plus d’expérience de la femme qu’onne peut en acquérir à une exposition de fleursou dans un bal. Il ne la connaît pas plus queles satellites des planètes les plus reculées ; ilsait vaguement que c’est un bouton qui tour-billonne en robe bleu ou violette et une poupéegracieuse bonne à faire ressortir le talent d’unecouturière. Il arrive ici ou dans quelque autreendroit du même genre, et l’univers se rétrécit

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 88/513

Page 89: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

tout à coup ; l’immensité du monde secondense en une centaine de mètres, et toutela création se renferme dans une boîte de car-ton. Les femmes belles et jeunes qu’il a vague-ment entrevues dans le délire de son imagina-tion sont là sous ses yeux, et avant qu’il ait letemps de revenir de son égarement, le charmea commencé, le cercle magique est tracé au-tour de lui, les enchantements se préparent,toutes les puissances de la sorcellerie sont enjeu, et la victime ne peut pas plus s’échapperque le prince aux jambes de marbre dans leconte oriental. »

En ruminant de la sorte, Robert atteignit lamaison qui lui avait été désignée comme cellede mistress Barkamb. Il fut introduit aussitôtpar une servante âgée et à figure sèche qui lefit entrer dans un salon où se trouvait mistressBarkamb, bonne vieille de soixante ans qui sechauffait au coin d’un maigre feu. Un vieuxterrier à poil noir et gris dormait sur ses ge-noux. Tout dans l’appartement avait un air de

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 89/513

Page 90: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

vétusté, d’ordre et de confortable annonçant lecalme extérieur.

« J’aimerais à vivre ici, se dit Robert, et àcontempler la mer qui roule ses flots gris sousce ciel calme et sombre. J’aimerais à vivre icipour prier et me repentir dans cette paisible re-traite. »

Il s’assit dans un fauteuil en face de celuide mistress Barkamb sur l’invitation de cettedame, et posa son chapeau par terre. Le terrierquitta les genoux de sa maîtresse et aboya auchapeau pour témoigner l’ennui qu’il lui cau-sait.

« Je suppose, monsieur, que vous désirezlouer un… sois sage, Bash… un des cottages, »dit mistress Barkamb, dont l’esprit n’allait pasau-delà d’un cercle très étroit et qui depuisvingt ans ne songeait qu’aux locations.

Robert Audley expliqua le but de sa visite.

« Je viens vous faire une seule question, dit-il en concluant. Je veux savoir la date précise

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 90/513

Page 91: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

où mistress Talboys a quitté Wildernsea. Lepropriétaire de l’hôtel Victoria m’a conseillé dem’adresser à vous, qui pouvez seule me la four-nir. »

Mistress Barkamb réfléchit quelques ins-tants.

« Je puis vous donner la date du départ deM. Maldon, dit-elle, car il a quitté le n° 17 medevant beaucoup d’argent, et j’ai tout cela parécrit ; quant à mistress Talboys… »

Mistress Barkamb s’arrêta un momentavant de continuer.

« Vous savez que mistress Talboys est par-tie précipitamment ? demanda-t-elle.

— Je l’ignorais.

— Ah ! oui, elle partit précipitamment, lapauvre petite femme ! Elle avait essayé de ga-gner sa vie, après la fuite de son mari, en don-nant des leçons de musique ; elle était bonnepianiste, et elle réussissait assez bien, mais je

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 91/513

Page 92: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

crois que son père lui prenait son argent et ledépensait au café. Quoi qu’il en soit, ils eurentun jour une explication sérieuse, et le lende-main, mistress Talboys quitta Wildernsea enlaissant son enfant qui était en nourrice dansles environs.

— Et vous ne sauriez me dire la date de sondépart ?

— Je crains bien que non… Cependant, at-tendez. Le capitaine Maldon m’écrivit le jourmême du départ de sa fille. Il avait du chagrin,le pauvre homme, et il venait toujours à moiquand il était triste. Si je trouvais sa lettre…elle est peut-être datée… Pensez-vous qu’ellele soit ? »

M. Audley répondit que c’était probable.

Mistress Barkamb se dirigea vers un secré-taire à côté de la fenêtre, et l’ouvrit après avoirenlevé la serge verte qui le couvrait. Ce secré-taire était bourré de papiers qui s’échappaienten tous sens des casiers.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 92/513

Page 93: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Des lettres, des reçus, des notes, des inven-taires étaient entassés pêle-mêle, et ce fut par-mi ces documents que mistress Barkamb tentade retrouver la lettre du capitaine Maldon.

M. Audley attendit patiemment en suivantde l’œil les nuages grisâtres qui couraient dansle ciel et les nuages grisâtres qui sillonnaient lamer.

Après dix minutes de recherche et un grandbouleversement dans tous ses papiers, mis-tress Barkamb poussa un cri de triomphe.

« J’ai la lettre, dit-elle, et elle renferme unbillet de mistress Talboys. »

La figure pâle de Robert Audley se colorad’une vive rougeur pendant qu’il tendait lamain pour recevoir ce document.

« La personne qui a volé chez moi leslettres d’amour d’Helen Maldon dans la mallede George, aurait pu s’épargner cette peine, »songea-t-il.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 93/513

Page 94: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

La lettre du vieux lieutenant n’était paslongue, mais presque tous les mots en étaientsoulignés.

« Ma généreuse amie – écrivait le capitaine,

« Je suis au désespoir. Ma fille m’a quitté.Vous devez vous imaginer ma douleur. Nousavons eu quelques mots hier soir à propos d’ar-gent. Cette maudite question d’argent a tou-jours amené des désagréments entre nous… etce matin, en me levant, je me suis vu abandon-né. Le billet d’Helen ci-inclus m’attendait sur latable du salon.

« À vous dans ma douleur et mon désespoir,

« HENRI MALDON.

« North Cottages, 16 août 1854. »

Le billet de mistress Talboys était encoreplus concis.

Il commençait ainsi sans préambule :

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 94/513

Page 95: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Je suis fatiguée de la vie que je mèneici, et je veux, si je peux, en trouver une plusagréable. Je vais courir le monde après avoirbrisé tous les liens qui me rattachent à un pas-sé odieux, et j’espère me faire une autre familleet une autre position. Pardonnez-moi mes ca-prices, mes bouderies. Vous devez me pardon-ner, car vous savez pourquoi j’ai agi de la sorte.Vous connaissez le secret qui explique ma vie.

« HELEN TALBOYS. »

Ces lignes avaient été écrites par une mainque Robert connaissait trop bien.

Il réfléchit pendant longtemps à la lettred’Helen Talboys.

Que signifiaient ces deux dernièresphrases : – « Vous devez me pardonner, parceque vous savez pourquoi j’ai agi de la sorte.Vous connaissez le secret qui explique ma vie. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 95/513

Page 96: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Il mit son cerveau à la torture pour trouverun sens à ces deux phrases. Il ne se rappelaitrien, il n’imaginait rien qui pût lui en donnerl’explication. Le départ d’Helen, d’après lalettre du capitaine Maldon, datait du 16 août1854. Miss Tonks avait déclaré que Lucy Gra-ham était entrée à Crescent Villas le 17 oule 18 août de la même année. Entre la fuited’Helen Talboys de chez son père et l’arrivéede Lucy Graham à l’école de Brompton, il nes’était pas écoulé plus de quarante-huit heures.C’était un anneau bien petit dans la chaîne del’évidence, mais c’était pourtant un anneau etqui tenait convenablement sa place.

« M. Maldon reçut-il des nouvelles de safille après qu’elle eut quitté Wildernsea ? de-manda Robert.

— Je crois que oui, répondit mistress Bar-kamb, mais je ne vis plus guère le vieux capi-taine à partir de ce mois d’août. Je fus obligéede faire saisir ses effets en novembre, le pauvrediable, car il me devait le loyer de quinze mois,

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 96/513

Page 97: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

et ce ne fut que de cette manière que je parvinsà le déloger de chez moi. Nous nous séparâmesen bons amis malgré cette petite exécution, etle capitaine se rendit à Londres avec l’enfant,qui avait tout au plus un an. »

Mistress Barkamb n’avait plus rien à dire, etRobert plus rien à demander. Il obtint la per-mission de garder les deux lettres, et quitta lamaison en les emportant dans son portefeuille.

Il revint tout droit à l’hôtel juste à l’heuredu déjeuner. Un express pour Londres partaità une heure un quart. Robert envoya son por-temanteau à la station, paya sa note et se pro-mena sur la plate-forme en face de la mer enattendant le départ du train.

« J’ai découvert l’histoire de Lucy Grahamet d’Helen Talboys autant que faire se pouvait,pensait-il ; il me reste maintenant à découvrircelle de la femme qui est enterrée dans le ci-metière de Ventnor. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 97/513

Page 98: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

CHAPITRE IV

CACHÉ DANS LA TOMBE

À son retour de Wildernsea, Robert Audleytrouva chez lui une lettre de sa cousine Alicia.

« Papa va beaucoup mieux, écrivait la jeunefille, et il désire vous voir au château. Pour unmotif que je ne m’explique pas, ma belle-mères’est mis en tête que votre présence était né-cessaire ici, et me fatigue de ses questions fri-voles sur tous vos mouvements. Venez doncsans retard pour faire cesser ces inquiétudes.Votre cousine affectionnée,

« A. A. »

Page 99: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Ainsi donc, mes mouvements préoc-cupent milady, se dit Robert en réfléchissant,la pipe à la bouche, au coin de son feu. Elleest inquiète et questionne sa belle-fille avec sesjolies manières enfantines qui ont une char-mante apparence d’innocente frivolité. Pauvrepetite femme, pauvre pécheresse à la cheve-lure dorée, la lutte entre nous me semble terri-blement inégale. Pourquoi ne fuit-elle pas lors-qu’il en est temps encore ? Je l’ai pourtant bienavertie. Je lui ai montré les cartes de mon jeuet j’ai joué à découvert avec elle. Pourquoi nes’en va-t-elle pas ? »

Il se répéta cette question à plusieurs re-prises en fumant son meerschaum et s’entou-rant de la fumée bleuâtre de sa pipe, jusqu’à cequ’il eût l’air de quelque magicien moderne aumilieu de son laboratoire.

« Pourquoi ne fuit-elle pas ?… Sur cettemaison moins que sur toute autre, je ne vou-drais pour rien au monde attirer la foudre. Jeveux seulement remplir mes devoirs envers

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 99/513

Page 100: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

mon ami disparu et envers cet homme braveet généreux qui a donné sa confiance à cettefemme indigne. Le ciel m’est témoin que jene désire pas le châtiment. Je ne suis pas népour être un redresseur de torts et le persécu-teur des méchants. Je ne demande qu’à remplirmon devoir. Je l’avertirai une fois encore, ou-vertement et en termes précis, et puis… »

Ses pensées s’envolèrent vers ce sombreavenir où pas un rayon de lumière ne brillaitau sein des ténèbres qui l’entouraient de toutesparts, et où l’espérance ne pouvait pénétrer. Ilserait à tout jamais hanté par la vision des an-goisses de son oncle, à tout jamais torturé parl’idée de cette ruine et de cette désolation qui,sans être occasionnées par lui, sembleraientêtre son œuvre. Mais la main de Clara Talboysétait là menaçante, et d’un geste impérieux ellel’attirait vers la tombe inconnue de son frère.

« Irai-je à Southampton, se demanda-t-il,essayer d’apprendre l’histoire de la femme quiest morte à Ventnor ? Agirai-je par ruse en cor-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 100/513

Page 101: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

rompant les misérables qui ont participé aucrime, jusqu’à ce que je trouve le fil qui meguidera vers celle qui l’a préparé ? Non ! pasavant d’avoir cherché la vérité à l’aide d’autresmoyens. Irai-je voir ce misérable vieillard etl’accuser d’avoir trempé dans le complot dontmon ami a sans doute été la victime ? Non ! jene veux plus le torturer comme je l’ai fait il ya quelques semaines. Je m’adresserai à la di-rectrice du complot, et je lui arracherai ce beauvoile sous lequel elle cache sa laideur morale.Elle sera forcée de me livrer le secret du sortde mon ami, et je la chasserai pour toujoursde cette maison qu’elle a souillée par sa pré-sence. »

Il partit le lendemain de bonne heure pourle comté d’Essex et arriva à Audley avant onzeheures.

Bien qu’il fût matin, milady était déjà sortie.Elle était allée à Chelmsford faire des em-plettes avec sa belle-fille. Elle avait plusieursvisites à faire dans les environs de la ville et ne

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 101/513

Page 102: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

reviendrait que vers l’heure du dîner. La san-té de sir Michaël s’était améliorée et il des-cendrait dans l’après-midi. M. Robert pouvaitle voir dans sa chambre si cela lui plaisait.

Non ; Robert ne se souciait pas de rencon-trer ce généreux parent. Qu’aurait-il à lui dire ?Comment lui adoucir les souffrances qui al-laient l’atteindre ?… comment diminuer laforce du coup qui allait briser ce cœur noble etconfiant ?

« Si je pouvais lui pardonner ses torts en-vers mon ami, se disait Robert, je la détesteraisencore pour la douleur que son crime va causerà l’homme qui a eu confiance en elle. »

Il dit au domestique de son oncle qu’il allaitfaire un tour dans le village et qu’il reviendraità l’heure du dîner. Il s’éloigna lentement duchâteau et se promena sans but dans les prai-ries qui séparaient l’habitation de son oncle duvillage. Les noirs soucis qui troublaient sa viese lisaient sur sa figure.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 102/513

Page 103: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Je vais entrer dans le cimetière, se dit-il,et contempler les pierres tumulaires. Rien nepeut me rendre plus triste que je le suis. »

Il se trouvait dans ces mêmes prairies qu’ilavait traversées en courant à la station, danscette journée de septembre où George Talboysavait disparu. Il regarda le sentier qu’il avaitsuivi ce jour-là, il se souvint de la rapidité desa course et du vague sentiment de terreur quis’était emparé de lui en ne retrouvant pas sonami.

« D’où provenait cette terreur ? pensait-il.Pourquoi ai-je vu du mystère dans la dispa-rition de George ? Était-ce pressentiment oumonomanie ! Si je me trompais, après tout ?si toutes ces preuves que j’amasse une à unene provenaient que de ma folie ? si cet édificed’horreur et de soupçons n’était qu’un assem-blage de bizarreries suggérées par l’hypocon-drie ? M. Harcourt Talboys ne trouve aucunesignification à tous ces événements qui ont en-fanté pour moi un affreux mystère. Je lui ai

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 103/513

Page 104: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

montré un à un les anneaux de ma chaîne, et ila refusé de reconnaître qu’ils s’agençaient par-faitement. Ô mon Dieu, si c’était moi le seulcoupable ! si… – il sourit avec amertume etsecoua la tête. J’ai en poche, continua-t-il, unécrit qui sert de preuve irrécusable… il ne mereste qu’à explorer le côté le plus sombre dusecret de milady. »

Il évita le village et suivit le chemin de laprairie. L’église se trouvait un peu en arrière dela rue principale, et par une porte en bois gros-sièrement façonnée on débouchait du cime-tière sur un grand pré que bordait un ruisseaud’eau vive et qui descendait en pente doucedans un vallon où venaient paître de préfé-rence les troupeaux du voisinage.

Robert gravit à pas lents le sentier du préqui menait à la porte du cimetière. Le calmede cet endroit était en harmonie avec sa tris-tesse. Un vieillard qui cheminait péniblementvers une barrière à l’autre bout du pré fut leseul être humain que le jeune avocat aperçut.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 104/513

Page 105: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

La fumée qui s’échappait des cheminées desmaisons éparpillées le long de la grande rueétait la seule preuve visible de la présence deses semblables autour de lui, et sans le mou-vement des aiguilles de la vieille horloge del’église, il aurait pu croire que le temps avaitcessé de marcher pour le village d’Audley.

Pendant que Robert ouvrait la porte du ci-metière et entrait dans le petit enclos, il enten-dit tout à coup le son d’un orgue qui arrivaitjusqu’à lui par une fenêtre entr’ouverte dans lanef du bâtiment.

Il s’arrêta et écouta l’harmonie d’une mélo-die rêveuse qui ressemblait à une improvisa-tion de quelque pianiste accompli.

« Qui aurait jamais cru qu’Audley possédâtun orgue pareil ? pensa Robert. La dernière foisque je suis venu ici, le maître d’école qui ac-compagnait le chant des enfants ne m’avait pasfait soupçonner que cet instrument fût si bon. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 105/513

Page 106: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Il demeura immobile auprès de la porte, nevoulant pas rompre le charme opéré en lui parla monotone mélancolie du jeu de l’organiste.La voix de l’instrument, tantôt pleine commele mugissement de la tempête, tantôt faible etdouce comme le souffle de la brise, avait sur luiune influence qui calmait sa douleur.

Il ferma doucement la porte et traversa lechemin caillouté qui s’étendait devant la portede l’église. Cette porte avait été laissée entr’ou-verte par l’organiste peut-être. Robert l’ouvritentièrement, entra sous le porche carré d’oùpartait un escalier en pierre qui menait àl’orgue et au beffroi. M. Audley ôta son cha-peau et ouvrit la porte de communication entrel’intérieur de l’église et le porche. Il marchadoucement dans le saint lieu en se dirigeantvers la grille de l’autel, et quand il fut arrivé là,il examina l’église en tout sens. La petite gale-rie où se trouvait l’orgue était en face de lui,mais les rideaux verts qui masquaient l’instru-ment étaient tirés, et il ne put voir l’exécutant.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 106/513

Page 107: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

La musique continuait toujours. L’organistevenait de se lancer dans une mélodie de Men-delssohn dont la tristesse allait au cœur de Ro-bert. Il visita les coins et recoins de l’église etcontempla les reliques des morts presque com-plètement oubliés en écoutant cette musique.

« Si mon pauvre ami George Talboys étaitmort dans mes bras, et que je l’eusse ensevelidans cette église à l’écart de tous les bruitsdu monde et sous une des voûtes que je fouleaux pieds, que de tourments et d’hésitationsje me fusse épargnés ! pensait Robert en dé-chiffrant les inscriptions à moitié effacées destablettes de marbre sans couleur. Sa destinéem’aurait été connue, j’aurais su où il reposait.Ah ! c’est cette misérable incertitude et les hor-ribles soupçons qu’elle fait naître qui empoi-sonnent ma vie. »

Il regarda sa montre.

« Une heure et demie, murmura-t-il. Il fau-dra que j’attende quatre ou cinq mortelles

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 107/513

Page 108: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

heures avant que milady soit de retour de sesvisites… Ses visites du matin… ses jolies vi-sites de cérémonie et d’amitié ! Grand Dieu,quelle comédienne que cette femme ! Quellehabile trompeuse ! Elle connaît toutes les roue-ries du mensonge. Mais elle ne jouera pas pluslongtemps la comédie sous le toit de mononcle. J’ai assez parlementé. Elle a dédaignéun avertissement indirect. Ce soir, je parleraiclairement. »

La musique cessa, et Robert entendit fer-mer l’instrument.

« Il faut que je voie le nouvel organiste quivient enterrer son talent à Audley et jouer lesplus belles fugues de Mendelssohn à raison dequinze ou seize livres par an. »

Il se planta au milieu du porche, attendantque l’organiste eût descendu l’escalier tor-tueux. Dans sa situation d’esprit et avec laperspective de s’ennuyer pendant plusieursheures, Robert était bien aise de trouver une

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 108/513

Page 109: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

distraction, quelque futile qu’elle fût. Il se lais-sa donc aller librement à sa curiosité au sujetdu nouvel organiste.

La première personne qui parut sur lesmarches inégales de l’escalier fut un enfant enhabit de futaine qui faisait grand bruit avec sessouliers ferrés et avait la figure encore touterouge de la fatigue que lui avait valu le soin degonfler le soufflet du vieil orgue. Derrière cetenfant venait une jeune femme vêtue très sim-plement d’une robe de soie noire et d’un grandchâle gris. À la vue de Robert Audley, elle tres-saillit et devint pâle.

Cette jeune femme était Clara Talboys.

C’était justement la seule personne aumonde que Robert ne comptât pas voir. Elle luiavait dit qu’elle allait rendre visite à quelquesamis qui habitaient le comté d’Essex, mais lecomté était grand et le village d’Audley un desplus reculés et des moins fréquentés. L’idéeque la sœur de son ami perdu se trouvait là…,

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 109/513

Page 110: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

qu’elle pouvait surveiller tous ses mouvementset en arriver à savoir ce qui le préoccupait, futpour lui une difficulté nouvelle à laquelle il nes’attendait guère. Cette complication lui remiten mémoire ce moment où, convaincu de sonimpuissance, il s’était écrié :

« Une main plus forte que la mienne me faitsigne d’avancer sur la sombre route qui mène àla tombe ignorée de mon ami. »

Clara Talboys fut la première à parler.

« Vous êtes surpris de me voir ici, monsieurAudley ? dit-elle.

— Très surpris, en effet.

— Je vous ai dit que j’allais dans le comtéd’Essex. Je suis partie avant-hier, quelques ins-tants après l’arrivée de votre dépêche télégra-phique. L’amie avec laquelle je demeure estmistress Martyn, la femme du nouveau recteurde Mount Stanning. Je suis descendue ce ma-tin pour voir l’église et le village, et commemistress Martyn avait à visiter l’école avec le

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 110/513

Page 111: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

curé et sa femme, je me suis arrêtée ici à es-sayer l’orgue. J’ignorais, avant de venir ici,qu’il y eût un village portant le nom d’Audley.Je suppose que ce nom lui vient de votre fa-mille.

— Je crois que oui, répondit Robert émer-veillé du calme de la jeune fille en face deson embarras. Je me rappelle vaguement avoirentendu conter l’histoire de quelque ancêtrequi se nommait Audley d’Audley, sous le règned’Édouard IV. La tombe qui se trouve dans lechœur appartient à l’un des chevaliers d’Aud-ley ; mais je n’ai jamais pris la peine de m’in-former de ses exploits. Est-ce que vous atten-dez vos amis ici, miss Talboys ?

— Oui, ils reviendront ici me prendre aprèsleur tournée.

— Et vous retournez avec eux à MountStanning cette après-dînée ?

— Oui. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 111/513

Page 112: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Robert tenait son chapeau à la main et re-gardait, sans les voir, les pierres tumulairesrangées contre le mur très peu élevé du cime-tière. Clara Talboys regarda sa figure pâle etcontractée par la tension continuelle de son es-prit.

« Vous avez été malade depuis que je nevous ai vu, monsieur Audley ? dit-elle d’unevoix douce et harmonieuse comme l’orguesous ses doigts.

— Non ; seulement j’ai été vivement pré-occupé par des doutes, des incertitudes fati-gantes. »

Il songeait en lui parlant :

« Jusqu’où vont ses suppositions ? Où s’ar-rêtent ses soupçons ? »

Il lui avait raconté l’histoire de la dispari-tion de George et ses soupçons à lui, en nesupprimant que les noms des personnes im-pliquées dans le mystère ; peut-être que cettejeune fille voyait clair dans toute cette trame,

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 112/513

Page 113: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

et gardait pour elle ce qu’il n’avait pas jugé àpropos de lui dire.

Les yeux pensifs de Clara Talboys étaientfixés sur lui, et il comprenait qu’elle cherchaità pénétrer ses plus secrètes pensées.

« Que suis-je dans ses mains ? se dit-il. Quesuis-je pour cette femme qui a la physionomiede mon ami perdu et les manières de PallasAthéné ? Elle voit toutes mes hésitations, ellescrute une à une toutes mes pensées à l’aidedu charme magique de ses grands yeux bruns.Le combat ne peut être égal entre nous, et jene serai jamais vainqueur en luttant contre sabeauté et sa pénétration. »

M. Audley se préparait, en toussant légère-ment, à dire adieu à sa belle compagne et àfuir sa présence, qu’il redoutait, en regagnantla prairie solitaire, lorsque Clara Talboys l’arrê-ta pour lui parler précisément de ce qu’il vou-lait éviter le plus.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 113/513

Page 114: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Vous m’avez promis de m’écrire, mon-sieur Audley, si vous découvriez quelque chosequi pût éclairer le mystère de la disparition demon frère. Vous ne m’avez pas écrit. Je sup-pose donc que vous n’avez rien découvert. »

Robert Audley resta un moment silencieux.Comment répondre à cette question directe ?

« La chaîne qui unit la destinée de votrefrère à la personne que je soupçonne se com-pose d’anneaux bien légers, répondit-il aprèsune pause. Je crois que j’ai ajouté un autre an-neau à cette chaîne depuis que je vous ai vuedans le Dorsetschire.

— Et vous refusez de me faire part de votredécouverte ?

— Tant que je n’en saurai pas plus long.

— J’ai supposé, d’après votre dépêche, quevous vous étiez rendu à Wildernsea.

— C’est vrai.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 114/513

Page 115: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Ah ! serait-ce là que vous avez trouvéquelque chose ?

— Oui. Vous devez vous rappeler, miss Tal-boys, que tous mes soupçons reposent sur lefait de l’identité de deux personnes qui n’ontaucun rapport apparent. C’est l’identité d’unepersonne qui passe pour morte avec une autrequi est vivante. Le complot dont votre frère a,je crois, été la victime n’a pas d’autre raisond’être. Si sa femme, Helen Talboys, mourutquand les journaux ont annoncé sa mort… si lafemme qui repose sous la pierre du cimetièrede Ventnor est réellement celle dont le nom estgravé sur cette pierre… je ne suis sur la voied’aucune découverte. Je vais tenter d’en avoirle cœur net prochainement. Je suis à mêmed’agir avec beaucoup d’audace, et j’arriveraisans doute à connaître la vérité. »

Il parlait à voix basse et d’un ton solennelqui laissait percer son émotion. Miss Talboyslui tendit sa main dégantée et la plaça dans la

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 115/513

Page 116: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

sienne. Le contact de cette main froide et finele fit tressaillir des pieds à la tête.

« Vous ne voudrez pas que la mort de monfrère reste à tout jamais un mystère, monsieurAudley, dit-elle tranquillement. Je sais quevous ferez votre devoir envers votre ami. »

La femme du recteur et ses deux compa-gnons entrèrent en ce moment dans le cime-tière. Robert Audley serra la main qui touchaitla sienne, et la porta à ses lèvres.

« Je suis un être indolent et bon à peu dechose, miss Talboys ; mais si je pouvais rame-ner votre frère George à la vie et au bonheur, jeme préoccuperais fort peu du sacrifice de messentiments. Je crains malheureusement d’arri-ver seulement à savoir ce qu’il est devenu, etpour cela faire, il me faudra sacrifier ce que j’aide plus cher au monde. »

Il mit son chapeau et disparut par la portede la prairie, à l’instant où mistress Martyn ap-paraissait sous le porche.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 116/513

Page 117: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Quel est ce beau jeune homme que j’aisurpris en tête-à-tête avec vous, Clara ? lui de-manda-t-elle en riant.

— C’est M. Audley, un ami de mon pauvrefrère.

— Ah ! c’est sans doute quelque parent desir Michaël Audley ?

— Sir Michaël Audley ?

— Mais oui, ma chère, le personnage leplus important de la paroisse. Nous irons levoir dans quelques jours, et je vous présenteraiau baronnet et à sa charmante femme, qui esttoute jeune.

— Toute jeune ! répéta Clara Talboys, re-gardant son amie d’un air sérieux. Est-ce quesir Michaël est marié depuis peu ?

— Oui. Il est resté veuf pendant seize ans,et a épousé, l’année dernière, une institutricequi n’avait pas un sou vaillant. C’est tout àfait romanesque, et lady Audley est regardée

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 117/513

Page 118: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

comme la belle des belles du comté. Mais nousnous attardons, Clara ; venez donc. Le chevalest fatigué d’attendre, et nous avons unelongue course à faire avant dîner. »

Clara Talboys prit place dans le petit charà bancs qui attendait à la porte du cimetière,sous la garde de l’enfant à l’habit de futainequi avait soufflé l’orgue. Mistress Martyn s’em-para des rênes, et le vigoureux cheval partitau grand trot dans la direction de Mount Stan-ning.

« Racontez-moi ce que vous savez de cettelady Audley, Fanny, dit miss Talboys après unelongue pause. J’ai besoin de savoir tout ce quila concerne. Connaissez-vous son nom dejeune fille ?

— Oui, elle se nommait miss Graham.

— Et est-elle très jolie ?

— Oh ! très jolie. Pourtant c’est une beautéenfantine. Elle a de grands yeux bleus trèsclairs et des cheveux d’un blond cendré qui

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 118/513

Page 119: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

bouclent naturellement, et retombent gracieu-sement sur ses épaules. »

Clara Talboys gardait le silence. Ellen’adressa plus d’autres questions au sujet demilady.

Elle songeait à un passage d’une lettre queGeorge avait écrite pendant sa lune de miel,– passage dans lequel il disait : « Ma petitefemme, qui n’est qu’une enfant, regarde par-dessus mon épaule pendant que j’écris ceci.Ah ! combien je voudrais que tu la visses, Cla-ra ; ses yeux sont bleus et clairs comme le cielpar un beau jour d’été, et ses cheveux, qui re-tombent autour de sa figure, entourent sa têted’une pâle auréole semblable à celle de la ma-done dans les tableaux italiens. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 119/513

Page 120: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

CHAPITRE V

DANS L’ALLÉE DES TILLEULS

Robert Audley se promenait sur la vastepelouse située devant le château d’Audley, aumoment où la voiture ramenant milady et Ali-cia passa sous l’arche et vint s’arrêter à la portebasse de la tour. M. Audley eut le temps d’ac-courir pour aider les dames à descendre.

Milady était fort jolie avec son élégant cha-peau bleu et les fourrures que son neveu avaitachetées pour elle à Saint-Pétersbourg. Elle pa-rut très contente de voir Robert, et lui adressaun sourire charmant en lui tendant sa petitemain gantée.

« Ainsi vous êtes de retour, déserteur, luidit-elle en riant. Eh bien, maintenant que nous

Page 121: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

vous tenons, nous vous garderons prisonnier.N’est-ce pas, Alicia, qu’il n’aura pas de sitôt laclef des champs ? »

Miss Audley fit un mouvement de tête pleinde dédain, et ce mouvement agita les bouclesépaisses de ses cheveux sous son chapeaud’amazone.

« Je n’ai rien à démêler avec les actionsd’un être aussi fantasque, dit-elle ; puisque Ro-bert Audley s’est mis en tête de se conduirecomme les héros des ballades allemandes quisont possédés du démon, je renonce à le com-prendre. »

M. Audley regarda sa cousine avec un airmoitié sérieux, moitié comique.

« C’est une charmante jeune fille, pensa-t-il, mais elle m’ennuie. Sans que je sache pour-quoi, elle m’ennuie chaque jour davantage. »

Il tordit sa moustache en cherchant la solu-tion de ce problème, et pendant un instant son

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 121/513

Page 122: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

esprit oublia le grand but de sa vie pour s’occu-per de ce sujet moins important.

« Oui, elle est aimable, elle a bon cœur, ellea d’excellentes qualités, et pourtant… »

Il se perdit dans un océan de doutes et deperplexités. Il y avait en lui quelque chose qu’ilne pouvait comprendre, quelque changementsurvenu en lui qui ne tenait pas à la disparitionde George qui l’inquiétait et le déroutait.

« Voudriez-vous nous dire où vous avezpassé vos deux dernières journées, monsieurAudley ? » demanda milady pendant qu’elle at-tendait avec sa belle-fille que Robert s’écartâtdu seuil pour leur livrer passage.

Le jeune homme tressaillit à cette question,et regarda aussitôt milady. Quelque chose dansl’aspect de cette beauté brillante, quelquechose dans son expression enfantine semblaitle frapper au cœur et le faire pâlir pendant qu’illa contemplait.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 122/513

Page 123: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« J’ai été dans… le Yorkshire, au petit portde mer qu’habitait à l’époque de son mariagemon pauvre ami George Talboys. »

La figure de milady changea de couleur àces mots. Elle essaya de sourire et tenta de for-cer le passage gardé par le neveu de son marisans avoir l’air d’entendre.

« Il faut que je m’habille pour dîner, dit-elle,je dois me rendre à une invitation ; laissez-moientrer, monsieur Audley.

— Accordez-moi une demi-heure d’entre-tien, répondit Robert à voix basse, je ne suisvenu ici que pour vous parler.

— Sur quoi ? » demanda milady.

Elle était remise de l’émotion violentequ’elle venait, quelques instants avant,d’éprouver, et ce fut d’un ton naturel qu’ellefit cette question. Sa figure exprimait plutôtla curiosité et l’étonnement d’une enfant quicherche à deviner que la sérieuse surprised’une femme.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 123/513

Page 124: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Que pouvez-vous avoir à me dire, mon-sieur Audley ?

— Je m’expliquerai quand nous seronsseuls, » répondit Robert, jetant un regard sursa cousine qui se tenait un peu en arrière etsurveillait ce petit dialogue confidentiel.

« Il est amoureux de la beauté de cire de mabelle-mère, pensa Alicia, et c’est pour l’amourd’elle qu’il a perdu l’esprit. Il a précisémenttout ce qu’il faut pour devenir amoureux de satante. »

Miss Audley se dirigea vers la pelouse entournant le dos à son cousin et à milady.

« Le malheureux est devenu aussi blancqu’une feuille de papier quand il l’a vue, se dit-elle. Il est donc enfin amoureux. Ce morceaude glace qu’il appelle son cœur a donc bat-tu une fois dans un quart de siècle. Il paraîtqu’il lui faut une poupée aux yeux bleus pourle mettre en mouvement. Il y a longtemps quej’aurais renoncé à lui si j’avais su que son idéal

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 124/513

Page 125: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

de beauté pouvait se rencontrer dans un maga-sin de jouets d’enfants. »

La pauvre Alicia traversa la pelouse et dis-parut du côté opposé du quadrilatère, où setrouvait une porte gothique qui communiquaitavec les écuries. J’avoue avec douleur que lafille de sir Michaël Audley alla chercher desconsolations auprès de son chien César, et desa jument brune Atalante, qui recevait chaquejour les visites de sa maîtresse.

« Voulez-vous venir dans l’allée des tilleuls,lady Audley ? dit Robert quand sa cousine eutquitté le jardin. Je désire vous parler sanscrainte d’être dérangé, et je ne pense pas qu’ily ait d’endroit plus convenable que celui-là.Voulez-vous me suivre ?

— Comme il vous plaira, » répondit milady.

Robert s’aperçut qu’elle tremblait et qu’elleregardait de tous côtés comme quelqu’un quicherche à s’échapper.

« Vous avez le frisson, lady Audley ? dit-il.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 125/513

Page 126: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Oui, j’ai froid. J’aimerais tout autant re-mettre cet entretien à un autre jour. Demain,si vous voulez. Je dois m’habiller pour dîneret voir sir Michaël que j’ai quitté ce matin àdix heures. Remettez cela à demain, voulez-vous ? »

Le ton de milady était péniblement plaintif.Le cœur de Robert en fut ému de pitié. D’hor-ribles images s’offrirent à son esprit en regar-dant cette tête jeune et belle, et en songeant àla tâche qu’il devait accomplir.

« Il faut que je vous parle, lady Audley. Sije suis cruel, c’est vous qui en êtes cause. Vousauriez pu éviter ce désagrément, ne plus me re-voir, je vous avais avertie. Vous avez préféréme défier, et c’est votre faute si je suis sans pi-tié. Venez, je vous répète qu’il faut que je vousparle. »

La détermination froide qui perçait dansces paroles fit taire les objections de milady.Elle le suivit sans mot dire à une petite porte en

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 126/513

Page 127: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

fer qui communiquait avec le long jardin der-rière la maison où se trouvait un petit pont rus-tique par lequel on arrivait à l’allée des tilleuls,de l’autre côté de la mare.

Le crépuscule d’hiver, qui vient de si bonneheure, commençait à tout envahir, et lesbranches des arbres, qui s’enchevêtraient, sedessinaient en noir sur le ciel gris et froid. L’al-lée des tilleuls vue à pareille heure ressemblaità un cloître.

« Pourquoi m’amenez-vous dans cet endroitoù j’ai peur ? dit milady d’un ton boudeur. Voussavez bien que je suis nerveuse.

— Vraiment, vous êtes nerveuse, milady ?

— Oh ! affreusement. Je suis une vraie for-tune pour le pauvre M. Dawson. Il passe sa vieà m’expédier du camphre, des sels volatils, dela lavande rouge et toute espèce de droguesabominables qui ne me guérissent pas.

— Vous souvient-il de ce que Macbeth dit àson médecin, milady ? demanda Robert d’une

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 127/513

Page 128: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

voix grave. M. Dawson a beau être plus habileque le médecin écossais, il ne peut rien contreun esprit troublé.

— Qui vous a dit que mon esprit était trou-blé ?

— C’est moi qui le dis. Vous m’avouez quevous êtes nerveuse et que tous les remèdes nevous font aucun effet. Laissez-moi être votremédecin, lady Audley ; je déracinerai le mal.Le ciel m’est témoin que je ne suis pas impi-toyable. Je vous épargnerai autant qu’il sera enmon pouvoir ; mais il faut que justice soit faiteaux autres… il faut que justice soit faite. Vou-lez-vous que je vous dise pourquoi vous êtesnerveuse dans cette maison, milady ?

— Si vous pouvez, répliqua-t-elle avec unpetit éclat de rire.

— Parce que pour vous cette maison esthantée.

— Hantée !

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 128/513

Page 129: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Oui, hantée par l’esprit de George Tal-boys. »

Robert Audley entendit la respiration pré-cipitée de milady ; il lui sembla même qu’ilentendait les battements rapides de son cœurpendant qu’elle frissonnait à côté de lui etqu’elle ramenait avec soin autour d’elle sonmanteau de fourrures.

« Que voulez-vous dire ? s’écria-t-elle toutà coup après quelques instants de réflexion.Pourquoi me tourmentez-vous au sujet de ceGeorge Talboys qui a eu par hasard l’idée devous fuir pendant quelques mois ? Êtes-vousfou, monsieur Audley, et me choisissez-vouspour victime de votre monomanie ? Qu’est-cedonc pour moi que ce George Talboys pour quevous me poursuiviez de son nom ?

— Vous était-il complètement étranger, mi-lady ?

— Sans doute ! Que vouliez-vous qu’il fûtpour moi d’autre qu’un étranger ?

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 129/513

Page 130: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Dois-je vous raconter l’histoire de la dis-parition de mon ami telle que je l’ai lue, milady,demanda Robert ?

— Non. Je ne veux rien savoir de votre ami.S’il est mort, j’en suis fâchée ; s’il vit, je ne veuxni le voir ni entendre parler de lui. Laissez-moialler voir mon mari, monsieur Audley ; je necrois pas que vous ayez l’intention de me fairemourir de froid ici.

— J’ai l’intention de vous retenir jusqu’à ceque j’aie tout dit, lady Audley, répondit résolu-ment Robert ; je ne prendrai que le temps né-cessaire. Quand j’aurai parlé, vous saurez ceque vous avez à faire.

— Très bien, alors ; ne perdez pas de tempspour dire ce que vous avez à me dire, reprit mi-lady avec insouciance. Je vous écoute patiem-ment.

— Lorsque mon ami George Talboys revinten Angleterre, commença gravement Robert,

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 130/513

Page 131: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

la pensée qui le préoccupait le plus était cellede sa femme.

— Qu’il avait abandonnée, dit milady avecvivacité. Je crois, du moins ajouta-t-elle aprèsréflexion, que vous nous avez dit quelquechose de ce genre en nous parlant de votreami. »

Robert Audley ne prit pas garde à cette in-terruption.

« La pensée qui le préoccupait le plus étaitcelle de sa femme, répéta-t-il. Sa plus chère es-pérance était de la rendre heureuse et de pro-diguer pour elle la fortune qu’il avait conquisedans les placers de l’Australie. Je le visquelques heures après son débarquement enAngleterre, et je fus témoin de toute sa joie àl’idée de son retour auprès de sa femme. Jefus témoin aussi du coup violent qu’il reçut enplein cœur, – et qui le changea aussi complè-tement qu’un homme peut être changé du jourau lendemain. Le coup qui opéra ce cruel chan-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 131/513

Page 132: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

gement fut la nouvelle de la mort de sa femmedonnée par le Times. Je crois maintenant quecette nouvelle était un horrible mensonge.

— Ah ! Et quelle raison pouvait-on avoirpour annoncer la mort de mistress Talboys, sielle était encore vivante ?

— Mistress Talboys elle-même avait desraisons pour cela.

— Quelles raisons ?

— Ne pouvait-elle avoir profité de l’absencede George pour trouver un mari plus riche ?Et puisqu’elle était remariée, ne devait-elle passouhaiter que son ancien mari, mon pauvreami, perdît sa trace ? »

Lady Audley haussa les épaules.

« Vos suppositions sont passablement ab-surdes, monsieur Audley, et j’espère que vousles appuyez sur quelques preuves.

— J’ai parcouru un à un tous les journauxpubliés à Chelmsford et à Colchester, répondit

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 132/513

Page 133: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Robert sans s’arrêter à cette question, et j’aitrouvé dans une des feuilles publiques de Col-chester, en date du 2 juillet 1857, un article an-nonçant que M. George Talboys, un Anglais,était arrivé à Sydney, apportant des placers dela poudre d’or et des pépites pour vingt millelivres, avait réalisé sa fortune, et pris passagepour Liverpool sur le clipper L’Argus. Cette an-nonce, lady Audley, n’est sans doute pasgrand’chose ; mais elle prouve pourtant quetoute personne résidant dans le comté d’Essex,en juillet 1857, pouvait être informée du retourde George Talboys. Suivez-vous mon raisonne-ment ?

— Pas très bien ; qu’ont de commun lesjournaux d’Essex avec la mort de mistress Tal-boys ?

— Nous allons y arriver petit à petit, mila-dy. Je crois, ai-je dit, que l’annonce du Timesétait fausse et faisait partie du complot formépar Helen Talboys et le lieutenant Maldoncontre mon pauvre ami.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 133/513

Page 134: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Un complot !

— Oui, un complot tramé par une femmeadroite, qui avait spéculé sur la mort probablede son mari et s’était assuré une belle positionau risque de commettre un crime ; par unefemme audacieuse, qui a cru pouvoir remplirson rôle jusqu’au bout sans être découverte ;par une femme méchante, qui n’a pas songéà toute la douleur de l’honnête homme qu’elletrompait en jouant sa vie à un jeu de hasard oùelle se figurait qu’avec les cartes majeures ongagnait. Elle a oublié pourtant, cette femme sirusée, que la Providence voit à nu le cœur descoupables et ne permet pas que leurs secretsrestent longtemps cachés. Si la femme dont jeparle n’avait jamais commis de crime plus noirque celui de la fausse annonce dans le Times, jela regarderais déjà comme la plus méprisablede son sexe, pour cet infâme calcul. Ce terriblemensonge était un coup de poignard donné parderrière par un lâche assassin.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 134/513

Page 135: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Mais comment savez-vous que l’an-nonce était fausse ? Vous nous avez dit quevous étiez allé à Ventnor avec George Talboys,voir la tombe de sa femme. Qui donc était en-terré à Ventnor, si ce n’était pas elle ?

— Ah ! lady Audley, dit Robert, voilà unequestion à laquelle deux ou trois personnesseulement pourraient répondre, et, avant peu,il faudra bien que l’une d’elles m’avoue ce se-cret. Je vous déclare, milady, que je suis résoluà éclaircir le mystère de la disparition deGeorge Talboys. Croyez-vous donc que des dé-négations et des artifices de femme m’écarte-ront de mon chemin ? Non ! j’amasse petit àpetit les preuves du crime, et je ne tarderaipas à les réunir en un faisceau terrible. Croyez-vous que je me laisserai bafouer et que je nedécouvrirai pas ce qui me manque ? Non, ladyAudley, et je réussirai, car je sais où trouver lesrenseignements dont j’ai besoin ! Il y a dans Sou-thampton une femme aux cheveux blonds ma-gnifiques, – une femme nommée Plowson, qui

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 135/513

Page 136: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

est initiée aux secrets du père de la femme demon ami. J’ai idée qu’elle m’aidera à découvrirl’histoire de la femme enterrée à Ventnor, et jeferai tout pour y parvenir, à moins que…

— À moins que…, quoi ? demanda ladyAudley avec empressement.

— À moins que la femme que je veux sau-ver de la honte et du châtiment n’accepte mamiséricorde, et ne profite de mes avertisse-ments pendant qu’il en est temps encore. »

Milady haussa gracieusement les épaules,et ses beaux yeux bleus lancèrent un regard dedéfi.

« Il faudrait qu’elle fût bien niaise pour selaisser influencer par de pareilles absurdités,répondit-elle. Vous êtes hypocondriaque, mon-sieur Audley, et vous avez besoin de camphre,de sel volatil et de lavande rouge. Qu’y a-t-ilde plus ridicule que l’idée qui s’est logée dansvotre tête ? Vous perdez votre ami George Tal-boys d’une façon un peu mystérieuse, – ou,

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 136/513

Page 137: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

pour mieux dire, il plaît à ce monsieur de quit-ter l’Angleterre, sans vous en prévenir, et voustrouvez cela étonnant ! N’avez-vous pas avouévous-même que la mort de sa femme l’avaitchangé ? Il était devenu excentrique et misan-thrope, il était complètement indifférent à cequi se passait autour de lui. Pourquoi, dès lors,la vie civilisée ne l’aurait-elle pas dégoûté aupoint de le faire repartir pour l’Australie et ychercher une distraction à sa douleur ? Ce se-rait là un fait un peu romanesque, mais qui n’arien d’extraordinaire. Au lieu de vous contenterde cette simple interprétation de la disparitionde votre ami, vous inventez quelque absurdecomplot qui n’a jamais existé que dans votrecerveau en délire. Helen Talboys est morte. LeTimes a annoncé sa mort. Son père vous l’adéclarée. La pierre tumulaire du cimetière deVentnor porte la date de son enterrement. Dequel droit, s’écria milady élevant la voix à cediapason criard qui indique une vive émotion,– de quel droit, monsieur Audley, venez-vousme tourmenter au sujet de George Talboys ? –

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 137/513

Page 138: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

de quel droit osez-vous affirmer que sa femmeest encore vivante ?

— En vertu du droit qui m’est conféré parl’évidence, lady Audley, répondit Robert, – envertu de ces preuves indestructibles qui dési-gnent souvent la personne qu’on était bien loinde soupçonner tout d’abord.

— Quelles preuves ?

— Celles du temps et du lieu. Celles del’écriture. Lorsqu’Helen Talboys quitta la mai-son de son père à Wildernsea, elle a laisséderrière elle une lettre, – une lettre dans la-quelle elle avouait qu’elle était lasse du genrede vie qu’elle menait et qu’elle voulait chercherailleurs une famille nouvelle et la fortune.Cette lettre est en ma possession.

— Vraiment !

— Faut-il vous dire à l’écriture de qui celled’Helen Talboys ressemble si bien, que l’expertle plus habile ne verrait aucune différenceentre les deux ?

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 138/513

Page 139: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Une ressemblance entre deux écrituresn’a rien d’extraordinaire de nos jours, réponditmilady avec indifférence. Je pourrais vousmontrer des autographes d’une demi-douzainede mes correspondantes et vous défier d’y voirgrande différence.

— Mais si l’écriture n’était pas une écritureordinaire, si elle offrait des particularités quipeuvent la faire reconnaître entre mille ?

— Alors la coïncidence serait assez cu-rieuse ; mais ce serait une simple coïncidence.Pouvez-vous nier la mort d’Helen Talboysparce que son écriture ressemble à celle d’unepersonne vivante ?

— Et si une série de coïncidences pareillesconduisaient au même résultat ? Helen Tal-boys a quitté la maison de son père, au direde sa lettre, parce qu’elle était fatiguée de savie d’autrefois et qu’elle voulait en commencerune nouvelle. Savez-vous ce que je conclus decela ? »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 139/513

Page 140: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Milady fit un mouvement d’épaules.

« Je ne m’en doute pas le moins du monde,répondit-elle. Vous m’avez retenue dans cetteallée désagréable pendant assez longtemps,permettez-moi de rentrer m’habiller.

— Non, lady Audley, reprit Robert avec unesévérité tellement étrange en lui qu’elle en fai-sait un autre homme, – quelque chose commeun grand juge, un instrument de supplice pourle coupable ; – non, lady Audley, je vous ai ditque vos mensonges étaient inutiles, je vous ré-pète maintenant que vous ne gagnerez rien àme braver. J’ai agi loyalement avec vous, jevous ai avertie indirectement il y a deux moisdu danger que vous couriez.

— Que voulez-vous dire ?

— Vous n’avez pas voulu profiter de cetavertissement, lady Audley, poursuivit Robert,et le moment est venu où j’ai dû vous parlerouvertement. Pensez-vous que les moyensdont vous vous êtes servie pour enchaîner la

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 140/513

Page 141: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

fortune vous sauveront du châtiment ? Non,milady, votre jeunesse, votre beauté, votregrâce et votre élégance ne rendront que plushorrible le secret de votre vie. Je vous déclarequ’il ne me manque plus qu’une preuve pourvous faire condamner, et cette preuve je l’au-rai. Helen Talboys n’est jamais retournée chezson père. Quand elle abandonna son pauvrevieux père, elle annonça clairement son inten-tion de fuir à tout jamais les ennuis du passé.Que font généralement les gens qui veulent re-commencer la vie sur un autre pied, – en se dé-barrassant des entraves qui les gênaient dansleur première carrière ? Ils changent de nom, la-dy Audley. Helen Talboys quitta son fils toutenfant ; – elle s’enfuit de Wildernsea avec l’in-tention bien arrêtée de détruire son identité.Elle disparut comme Helen Talboys, le 16 août1854, et le 17 du même mois elle reparut sousle nom de Lucy Graham, la jeune fille sansamis qui consentit à travailler presque pourrien, à condition qu’on ne la questionneraitpas.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 141/513

Page 142: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Vous êtes fou, monsieur Audley, s’écriamilady, vous êtes fou, et mon mari me pro-tégera contre votre insolence. Cela prouve-t-il quelque chose que je sois entrée dans unepension le lendemain du jour où Helen Talboysavait abandonné sa famille ?

— Le fait en lui-même ne prouve pasgrand’chose ; mais quand on le rattache àd’autres preuves…

— Quelles autres preuves ?

— Celles de deux adresses collées l’une surl’autre sur un carton laissé par vous chez mis-tress Vincent. La première portait le nom demiss Graham, et celle de dessous celui de mis-tress George Talboys. »

Milady se taisait. Robert ne pouvait voirsa figure dans l’obscurité, mais il distinguaittrès bien ses deux petites mains appuyées avecforce sur son cœur et il comprit que le traitavait porté.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 142/513

Page 143: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Que Dieu lui pardonne, pensa-t-il, à cettepauvre malheureuse créature. Elle sait main-tenant qu’elle est perdue. Les juges de monpays éprouvent-ils les mêmes émotions quemoi quand ils mettent leur toque noire etcondamnent à mort le coupable qui ne leura jamais fait aucun mal ? Est-ce une indigna-tion vertueuse qu’ils ressentent ou bien cetteangoisse poignante qui me torture en face decette femme sans appui ? »

Il marcha pendant quelques minutes à côtéde milady. Ils avaient monté et descendu l’ave-nue obscure, et se trouvaient maintenant toutprès d’un bosquet sans feuillage, à un bout del’allée des tilleuls, – le bosquet où se cachait lepuits en ruines sous des ronces entrelacées.

Un sentier tortueux, complètement négligéet à moitié obstrué par les herbes parasites,conduisait à ce puits. Robert abandonna l’alléeet prit ce sentier. Il faisait plus clair dans lebosquet que dans l’avenue, et M. Audley vou-lait voir la figure de milady.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 143/513

Page 144: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Il ne dit pas un mot jusqu’à ce qu’ils fussentarrivés sur un tertre gazonné à côté du puits.Les briques de la construction en ruines étaienttombées çà et là, et des fragments de maçon-nerie étaient enfouis sous les ronces. Les po-teaux qui avaient soutenu la chaîne étaient en-core debout, mais la barre en fer qui les reliaitavait été arrachée et jetée à quelques pas dupuits, où elle se rouillait dans le sable.

Robert Audley s’appuya contre un des po-teaux couverts de mousse et regarda la figurede milady, qui lui sembla fort pâle à la lueurdu crépuscule d’hiver. La lune venait de se le-ver, son disque lumineux apparaissait dans leciel gris, et sa lumière fantastique se confon-dait avec les derniers rayons du jour. La figurede milady ressemblait en tous points à celle dela sirène que Robert avait vue surgir au seindes vagues furieuses et entraîner son oncle àsa perte.

« Ces deux adresses sont en ma possession,reprit-il. Je les ai enlevées du carton laissé par

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 144/513

Page 145: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

vous à Crescent Villas, en présence de mistressVincent et de miss Tonks. Avez-vous quelquechose à dire contre cette preuve ? Vous medéclarez que vous êtes Lucy Graham et quevous n’avez rien de commun avec Helen Tal-boys. En ce cas vous produirez des témoins quijustifieront de vos antécédents. Où habitiez-vous avant de vous montrer à Crescent Villas ?Vous deviez avoir des parents, des amis, desconnaissances qui pourront comparaître et té-moigner en votre faveur. Eussiez-vous été lafemme la plus abandonnée de toute la terre, ilvous serait toujours possible de faire constatervotre identité par quelqu’un.

— Oui, s’écria milady, si j’étais au banc desassises, je produirais des témoins qui réfute-raient vos absurdes accusations. Mais commeje n’y suis pas, monsieur Audley, je mecontente de rire de votre folie. Je vous déclareque vous êtes fou. Si cela vous plaît de procla-mer qu’Helen Talboys n’est pas morte et quec’est moi qui suis Helen Talboys, vous êtes

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 145/513

Page 146: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

libre, ne vous gênez pas. Si vous trouvez bond’aller partout où j’ai vécu et où a vécu mis-tress Talboys, allez ; mais je vous préviens quede pareilles fantaisies ont plus d’une foisconduit des personnes, en apparence aussi rai-sonnables que vous, à une captivité perpé-tuelle dans une maison de fous. »

Robert Audley tressaillit et recula dequelques pas au milieu des broussailles en en-tendant milady parler ainsi.

« Elle est capable de commettre n’importequel crime pour se mettre à l’abri des consé-quences du premier, se dit-il, elle pourrait bienuser de son influence sur mon oncle pour m’en-voyer dans une maison d’aliénés. »

Je ne dis pas que Robert Audley fut un pol-tron, mais j’avoue qu’un frisson d’horreur, res-semblant beaucoup à de la peur, lui glaça lesang en lui remettant en mémoire tous les for-faits commis par des femmes depuis le jour oùÈve fut créée pour servir de compagne à Adam

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 146/513

Page 147: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

dans le paradis terrestre. Si l’infernal talent dedissimulation de cette femme allait être plusfort que la vérité et le briser lui aussi ? Ellen’avait pas épargné George Talboys quand ils’était trouvé sur son chemin et l’avait mena-cé d’un danger quelconque ; l’épargnerait-elle,lui qui la menaçait d’un danger bien plus ter-rible ? Les femmes ont-elles autant de pitié etd’amour que de grâce et de beauté ? N’a-t-ilpas existé un certain Mazers de Latude qui,ayant eu le malheur d’offenser la belle madamede Pompadour, expia par un emprisonnementà vie cette folie de jeunesse ? Il s’échappa deuxfois de prison et y fut ramené deux fois. Encomptant sur la générosité tardive de sa belleennemie, il s’était livré à sa haine implacable.Robert Audley regarda la figure pâle de lafemme qui était à côté de lui. À la vue de sesbeaux yeux bleus dont l’ardeur avait quelquechose de dangereux, il se rappela une fouled’histoires sur la perfidie des femmes et tres-saillit en reconnaissant que peut-être la lutte

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 147/513

Page 148: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

ne serait pas égale entre lui et la femme de sononcle.

« Je lui ai montré mes cartes, se dit-il, et jen’ai pas vu les siennes. Le masque qu’elle portesera difficile à enlever. Mon oncle me croirafou avant de la croire coupable. »

La pâle figure de Clara Talboys, – cette fi-gure grave et sérieuse, d’un caractère si diffé-rent de la beauté fragile de milady, se dressadevant lui.

« Quel poltron je suis de penser à moi etau danger que je cours ! pensa-t-il. Plus je voiscette femme, plus je redoute son influence surceux qui l’entourent. C’est une raison pourl’éloigner d’ici. »

Il regarda autour de lui dans le clair-obscur.Le jardin isolé était aussi calme qu’un cime-tière entouré de murs et caché bien loin des re-gards des vivants.

« C’est quelque part dans ce jardin qu’elle arencontré George Talboys le jour de sa dispa-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 148/513

Page 149: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

rition. Où peuvent-ils s’être rencontrés ? se de-manda-t-il. Je voudrais bien savoir en quel en-droit il a fixé ses yeux sur cette figure cruelle etlui a reproché sa fausseté. »

Milady, la main appuyée sur le poteau op-posé à celui contre lequel s’adossait Robert,soulevait avec son pied les longues herbes au-tour d’elle et surveillait attentivement son en-nemi.

« C’est donc un duel à mort entre nous, mi-lady, dit Robert d’un ton solennel. Vous refusezmon avertissement. Vous ne voulez pas fuir etvous repentir de votre crime à l’étranger, loindu noble vieillard que vous avez trompé et en-sorcelé. Vous préférez rester ici et me défier.

— Je le préfère…, répondit lady Audley le-vant la tête et regardant bien en face le jeuneavocat. Ce n’est pas ma faute si le neveu demon mari devient fou et me prend pour victimede sa monomanie.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 149/513

Page 150: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Qu’il en soit donc ainsi, milady. Mon amiGeorge Talboys a été vu pour la dernière foisquand il est entré dans ce jardin par la petiteporte en fer de là-bas. Il demandait à vous voir.Il est entré ici, et nul ne l’en a vu sortir ; je croismême qu’il n’en est pas sorti. Je crois qu’il atrouvé la mort dans ce coin de terre et que soncadavre est caché au fond de la mare ou dansquelque oubliette. Je ferai faire des recherches.La maison sera renversée, les arbres déracinés,et je découvrirai la tombe de mon ami assassi-né. »

Lady Audley poussa un cri d’effroi, leva sesbras au-dessus de sa tête d’un air de désespoir,mais ne répondit pas à son terrible accusateur.Ses bras retombèrent lentement, et elle de-meura immobile, les yeux fixés sur Robert. Safigure blanche était visible dans l’obscurité, etses yeux flamboyaient.

« Vous ne vivrez pas assez longtemps pourcela, dit-elle. Je vous tuerai auparavant. Pour-quoi m’avez-vous tourmentée de la sorte ?

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 150/513

Page 151: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Pourquoi ne m’avez-vous pas laissée seule.Quel mal vous ai-je fait, à vous, pour que vousme persécutiez et que tous mes mouvements,mes regards soient surveillés par vous ? Vou-lez-vous me rendre folle ? Savez-vous ce quec’est que de lutter avec une folle ? Non, s’écriamilady avec un éclat de rire, vous ne le savezpas, sans cela vous ne voudriez pas… »

Elle s’arrêta brusquement et se releva detoute sa hauteur. Ce mouvement fut exacte-ment le même que celui que Robert avait vufaire au vieux lieutenant, à demi ivre ; il avaitla même dignité, – la même sublimité de souf-france.

« Allez-vous-en… monsieur Audley, dit-elle, allez-vous-en… vous êtes fou… vous êtesfou…

— Je m’en vais, milady. Par pitié pour votredouleur, je vous eusse pardonné vos crimes.Vous avez refusé mon pardon. Je voulais avoircompassion des vivants. Dorénavant je ne me

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 151/513

Page 152: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

souviendrai plus que de mon devoir envers lesmorts. »

Il s’éloigna du puits solitaire et se dirigeavers l’allée des tilleuls. Milady le suivit lente-ment le long de la sombre avenue et sur le pontrustique. Au moment où il traversait la petiteporte en fer, Alicia sortit de la salle à mangerpar une porte qui ouvrait de plain-pied à l’undes angles de la maison, et rencontra son cou-sin.

« Je vous ai cherché partout, Robert, lui dit-elle ; papa est descendu à la bibliothèque etvous verra avec plaisir. »

Le jeune homme tressaillit au son de la voixfraîche et jeune de sa cousine.

« Ciel ! se dit-il, ces deux femmes sont-ellesde la même argile ? Cette jeune fille au cœurfranc et généreux, qui ne peut maîtriser aucunde ses bons sentiments, est-elle de chair et d’oscomme cette misérable dont l’ombre s’allongederrière moi ? »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 152/513

Page 153: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

De sa cousine, son regard se reporta sur la-dy Audley qui se tenait près de la porte à at-tendre qu’il eût passé.

« Je ne sais ce qu’a votre cousin, ma chèreAlicia, dit milady, il est si distrait et si excen-trique que je ne le comprends pas.

— Ah ! s’écria miss Audley ; pourtant, si j’enjuge par la longueur de votre tête-à-tête, vousavez fait votre possible pour cela.

— Oh ! oui, dit Robert tranquillement, nousnous comprenons à merveille, milady et moi.Mais il se fait tard, mesdames, et je vous sou-haite le bonsoir. Je passerai la nuit à MountStanning, où j’ai quelque chose à faire, et de-main je descendrai voir mon oncle.

— Comment, Robert, vous vous en allezsans voir papa ?

— Mais oui, ma chère cousine, je suis pré-occupé d’une affaire désagréable que j’ai àcœur, et je préfère ne pas voir mon oncle. Bon-soir, Alicia, je viendrai demain, ou j’écrirai. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 153/513

Page 154: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Il serra la main de sa cousine, s’inclina de-vant lady Audley, et enfila l’avenue par laquelleon arrivait au château.

Milady et Alicia le suivirent de l’œil aussilongtemps qu’elles purent l’apercevoir.

« Au nom du ciel, qu’est-ce qu’a mon cousinRobert ? s’écria miss Audley avec impatiencequand Robert eut disparu. Que signifient tousces va-et-vient ? Une affaire désagréable qui lepréoccupe ? Allons donc ! C’est plutôt quelquemalheureux client qui est venu le prier de plai-der pour lui, et qui l’a rendu maussade en leforçant à reconnaître qu’il n’entend rien à sonmétier.

— Avez-vous étudié le caractère de votrecousin, Alicia ? demanda milady d’un ton sé-rieux après un temps d’arrêt.

— Étudié son caractère ? ma foi, non !Pourquoi ? il n’est pas nécessaire de l’étudierlongtemps pour s’apercevoir que c’est un pa-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 154/513

Page 155: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

resseux, un sybarite, un égoïste, qui ne se sou-cie de rien au monde, excepté de son bien-être.

— Ne l’avez-vous jamais jugé excentrique ?

— Excentrique ? répéta Alicia relevant seslèvres vermeilles d’un air de dédain et haus-sant les épaules, peut-être bien… c’est l’excusedont on se sert d’habitude pour les personnesde ce genre. Je pense donc que Robert est ex-centrique.

— Ne l’avez-vous pas entendu parler de sonpère et de sa mère ? Vous les rappelez-vous ?

— Je n’ai jamais vu sa mère. C’était unemiss Dalrymple, une éblouissante jeune fillequi se fit enlever par mon oncle et perdit ainsiune très jolie fortune. Elle mourut à Nice avantque Robert eût atteint sa cinquième année.

— Vous ne savez aucun détail sur elle ?

— Qu’entendez-vous par détail ?

— Avez-vous entendu dire qu’elle était ex-centrique… ce qu’on appelle timbrée ?

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 155/513

Page 156: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Oh ! non ; ma tante avait bien toute saraison, bien qu’elle eût fait un mariage d’incli-nation. Et puis, comme je n’étais pas née lors-qu’elle mourut, je n’ai jamais été fort curieused’en apprendre bien long sur son compte.

— Et votre oncle, vous en souvient-il ?

— Mon oncle Robert ? oh ! très bien.

— Était-il excentrique ? Je veux dire s’ilavait, comme votre cousin, des habitudes bi-zarres.

— Oui, je crois que Robert a hérité de sonpère toutes ses idées absurdes. Mon oncle étaitaussi indifférent que mon cousin pour tous sessemblables, mais personne ne le contrariait là-dessus, parce qu’en somme il était bon père,bon mari et bon maître.

— Mais il était excentrique.

— Oui, c’était du moins ce qu’on trouvait.

— Ah ! je me le disais bien. Savez-vous, Ali-cia, que la folie se transmet plus souvent de

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 156/513

Page 157: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

père en fils que de père en fille, et de mère enfille que de mère en fils ? Votre cousin RobertAudley est fort bel homme, et a, je crois, unbon cœur, mais il faut qu’on le surveille, Alicia,car il est fou.

— Fou ! s’écria miss Audley avec indigna-tion, vous rêvez, à coup sûr… ou… ou… oubien vous voulez m’effrayer, ajouta la jeunefille alarmée.

— Je veux seulement vous mettre sur vosgardes, Alicia. M. Audley peut n’être qu’excen-trique, comme vous dites, mais il m’a parlé cesoir de manière à m’effrayer, et je crois qu’ildevient fou. J’en causerai sérieusement avecsir Michaël dès ce soir.

— Vous en parlerez à papa… Eh ! maisnon… N’allez pas lui faire de la peine en lui fai-sant entrevoir un pareil malheur.

— Je me contenterai de le mettre en garde,Alicia.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 157/513

Page 158: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Il ne vous croira pas… cette idée le ferarire.

— Oh ! que non, Alicia, il croira tout ce queje lui dirai, » répondit milady avec un sourireplein de douceur.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 158/513

Page 159: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

CHAPITRE VI

PRÉPARATION DU TERRAIN

Lady Audley passa du jardin dans la biblio-thèque, charmante salle boisée en chêne oùsir Michaël aimait à lire, à écrire et à réglerses comptes avec son intendant, solide cam-pagnard moitié agriculteur, moitié agent d’af-faires, qui régissait une petite ferme à quelquesmilles du château d’Audley.

Le baronnet était assis dans un grand fau-teuil auprès du feu. La flamme brillante dufoyer s’élevait et retombait, mettant en relieftantôt les saillies luisantes des rayons pleins delivres, tantôt les reliures rouges et or, et quel-quefois même faisant étinceler le casque athé-

Page 160: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

nien d’une Pallas en marbre ou le front de lastatue de sir Robert Peel.

La lampe qui était sur la table n’avait pasencore été allumée, et sir Michaël était assisà la lueur du foyer, attendant l’arrivée de sajeune femme.

Il m’est impossible de dire quelle était la pu-reté de son amour généreux ; – il m’est impos-sible de décrire cette affection qui était aus-si tendre que celle d’une jeune mère pour sonpremier-né, aussi noble et chevaleresque quela passion héroïque de Bayard pour sa maî-tresse souveraine.

La porte s’ouvrit pendant qu’il songeait à safemme bien-aimée, et en levant la tête, le ba-ronnet aperçut sa forme gracieuse debout surle seuil.

« Comment, ma charmante ! vous arrivezseulement ? s’écria-t-il pendant que sa femmefermait la porte derrière elle et s’avançait versson fauteuil. Je songe à vous et je vous attends

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 160/513

Page 161: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

depuis une heure. Où avez-vous été et qu’avez-vous fait ? »

Milady, debout dans l’ombre de l’apparte-ment, s’arrêta quelques instants avant de ré-pondre à ces questions.

« J’ai été à Chelmsford, dit-elle, faire desemplettes, et… »

Elle hésita, – roulant les rubans de son cha-peau entre ses doigts blancs et délicats d’un aird’embarras tout à fait ravissant.

« Et qu’avez-vous fait, ma chère, depuisvotre arrivée de Chelmsford ? J’ai entendu unevoiture s’arrêter à la porte il y a une heure ;n’était-ce pas la vôtre ?

— Oui, je suis revenue il y a une heure, ré-pondit-elle, toujours avec le même air d’em-barras.

— Et comment avez-vous employé votretemps depuis votre retour ? »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 161/513

Page 162: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Sir Michaël Audley adressa cette questionavec un ton légèrement empreint de reproche.La présence de sa jeune femme était le soleilde sa vie, et quoiqu’il ne voulût pas l’enchaînerà ses côtés, il souffrait à l’idée qu’elle pouvaitpasser son temps loin de lui à quelque occupa-tion frivole.

« Qu’avez-vous fait depuis votre retour ici ?répéta-t-il ; qui vous a retenue si longtempsloin de moi ?

— J’ai causé avec… avec… M. Robert Aud-ley. »

Elle roulait et déroulait toujours entre sesdoigts les rubans de son chapeau, et sa poseembarrassée n’avait pas changé.

« Robert ! s’écria le baronnet, Robert est-ilici ?

— Il y était tout à l’heure.

— Et il y est toujours, je suppose ?

— Non, il est parti.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 162/513

Page 163: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Parti ! s’écria sir Michaël ; que voulez-vous dire, ma chère ?

— Je veux dire que votre neveu est venu auchâteau cette après-dînée. Alicia et moi nousl’avons trouvé errant dans les jardins. Il y a unquart d’heure, il me parlait encore, puis il estparti sans autre explication que quelques motsd’excuse à propos d’une affaire à Mount Stan-ning.

— Une affaire à Mount Stanning ! Quellediable d’affaire peut-il avoir dans cet endroitécarté ? Il est allé y coucher alors ?

— Il me semble qu’il a annoncé quelquechose de ce genre.

— Ma parole, je crois que ce garçon est àmoitié fou. » La figure de milady était telle-ment dans l’ombre, que sir Michaël n’aperçutpas le changement subit qui s’opéra sur cettepâle physionomie, quand il fit cette observa-tion si commune. Un sourire de triomphe illu-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 163/513

Page 164: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

mina la figure de Lucy Audley, et ce sourire di-sait à ne pas s’y méprendre :

« Il y vient… il y vient ; je le tourne du côtéqu’il me plaît. Je puis lui présenter du noir etlui dire que c’est du blanc, il me croira. »

Mais sir Michaël Audley, en disant que l’es-prit de son neveu était dérangé, se servaitd’une locution qui est connue pour avoir trèspeu de portée. Le baronnet n’avait pas, il estvrai, en bien grande estime l’habileté de Robertpour les affaires de la vie journalière. Il re-gardait depuis longtemps son neveu commeune nullité douée d’un bon cœur, – comme unhomme auquel la nature n’avait refusé aucunedes qualités généreuses qu’elle peut prodiguer,mais dont le cerveau avait été oublié, lors de ladistribution des qualités de l’esprit. Sir Michaëlfaisait là une erreur très commune chez cesobservateurs qui ne se donnent pas la peined’aller plus loin que la surface. Il prenait l’in-dolence pour l’incapacité. Il croyait que parceque son neveu était nonchalant, il était forcé-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 164/513

Page 165: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

ment stupide, et il concluait que si Robert nebrillait pas, c’était parce qu’il ne le pouvait pas.

Il oubliait les Miltons qui meurent inconnuset sans avoir publié leurs poèmes faute de cettepersévérance obstinée, de ce courage aveugleque tout poète doit posséder pour trouver unéditeur ; il oubliait les Cromwells qui voient lebeau vaisseau de l’économie politique ballot-té sur une mer de confusion et sombrer dansune tempête au milieu de cris impuissants sanspouvoir arriver au gouvernail ou même en-voyer un bateau de secours au navire qui s’en-gouffre. Assurément, c’est une erreur que déju-ger de ce qu’un homme peut faire par ce qu’il adéjà fait.

Le Valhalla du monde est un lieu de peud’étendue, et peut-être que les plus grandshommes sont ceux qui succombent silencieu-sement loin de son portail sacré. Peut-être queles esprits les plus purs et les plus brillants sontceux qui reculent devant les fatigues du champde course, – devant le tumulte et la confusion

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 165/513

Page 166: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

de la mêlée. Le jeu de la vie ressemble un peuà celui de l’écarté, où les meilleures cartes res-tent parfois au talon.

Milady ôta son chapeau et s’assit sur un ta-bouret recouvert en velours, aux pieds de sirMichaël. Il n’y avait rien d’affecté ou d’étudiédans cette attitude enfantine. C’était si natu-rel chez Lucy Audley d’être enfant, que per-sonne n’aurait souhaité la voir autrement. Ileût été aussi absurde d’attendre de cette sirèneà la chevelure d’ambre, une réserve digne oula gravité de la femme, que de demander desnotes basses aux trilles aigus de l’alouette.

Elle s’assit en détournant du feu sa figurepâle et en nouant ses deux mains autour dubras que son mari appuyait sur le fauteuil. Ellesétaient bien fiévreuses ces deux mainsblanches et effilées. Lady Audley entrelaça sesdoigts ornés de bagues en parlant à son mari.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 166/513

Page 167: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Je voulais vous voir dès mon retour, monami, lui dit-elle, mais M. Audley a insisté pourque je l’écoutasse.

— Et à propos de quoi, mon amour ? de-manda le baronnet. Qu’est-ce que Robert pou-vait avoir à vous dire ? »

Milady ne répondit pas à cette question. Sabelle tête s’appuya sur le genou de son mari etses cheveux bouclés cachèrent sa figure.

Sir Michaël releva cette tête charmante etforça sa femme à le regarder. La lueur du foyerdonnant en plein sur cette figure pâle, fit brillerles larmes qui aveuglaient ses grands yeuxbleus si doux et si beaux.

« Lucy !… Lucy !… s’écria le baronnet,qu’est-ce que cela signifie ? Mon amour !…mon amour !… que vous est-il arrivé qui vouschagrine de la sorte ? »

Lady Audley essaya de parler, mais les pa-roles expirèrent sur ses lèvres tremblantes.Une sensation pénible parut étouffer dans son

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 167/513

Page 168: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

gosier ces paroles fausses et plausibles quiétaient sa seule arme contre ses ennemis. Ellene pouvait parler. L’angoisse qu’elle avait en-durée silencieusement dans l’avenue destilleuls avait été trop forte pour elle, et elleéclata en sanglots. Ce n’était pas une douleursimulée qui faisait tressaillir son corps gra-cieux et la secouait, comme une bête fauveà laquelle on retire de force le morceau deviande qu’on lui a jeté ; c’était une souffranceréelle remplie de terreur, de remords et dedésespoir. La faible nature de la femme l’avaitemporté sur l’habileté de la sirène.

Ce n’était pas ainsi qu’elle avait eu l’inten-tion de soutenir la terrible lutte engagée entreelle et Robert Audley. Elle avait dédaigné detelles armes, et pourtant aucune des ruses in-ventées par elle n’aurait pu la servir mieux quecette explosion de douleur véritable. Son ma-ri en ressentit le contre-coup jusqu’au fond del’âme. Il en fut terrifié, et sa forte intelligenced’homme en devint confuse, égarée. Le côté

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 168/513

Page 169: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

faible de sa bonne nature reçut le choc, car sirMichaël Audley fut frappé dans son affectionpour sa femme.

Ah ! que Dieu protège la faiblesse del’homme fort pour la femme qu’il aime. Que leciel le prenne en pitié quand la malheureusel’a trompé, et vient tout en larmes se jeter àses pieds pour implorer son pardon en le tor-turant par le spectacle de ses angoisses, de sessanglots et de ses gémissements. Qu’on lui par-donne, si, rendu fou par cette vue, il hésite uninstant et s’avoue prêt à tout oublier et à re-prendre sous son égide celle que la voix del’honneur lui crie être indigne de pardon. Pi-tié pour lui, pitié pour lui. Les remords les pluspoignants de la femme, quand elle se voit surle seuil de cette maison, où peut-être elle n’en-trera plus jamais, ne sont pas à la hauteur dela douleur du mari qui referme la porte surcette figure familière et suppliante. L’angoissede la mère qui ne peut plus revoir ses enfantsest moindre que celle du père qui dit à ces

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 169/513

Page 170: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

mêmes enfants : « Pauvres petits, dorénavantvous n’aurez plus de mère. »

Sir Michaël Audley quitta son fauteuil,tremblant d’indignation, et prêt à se battre im-médiatement avec quiconque avait chagriné safemme.

« Lucy, dit-il, Lucy, j’insiste pour que vousme disiez qui vous a fait de la peine. Parlez : lecoupable, quel qu’il soit, me rendra compte desa conduite. Venez, mon amour, dites-moi desuite ce que c’est. »

Il se rassit et se pencha sur la figure inclinéeà ses pieds. Il cherchait à calmer sa propre agi-tation pour adoucir la douleur de sa femme.

« Dites-moi ce que c’est, ma chère, » mur-mura-t-il tendrement.

Le paroxysme avait cessé. Milady leva latête. La lumière étincelait dans les pleurs quimouillaient encore ses yeux, et les lignes desa bouche rosée, ces lignes cruelles que RobertAudley avait remarquées dans le portrait pré-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 170/513

Page 171: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

raphaélite, étaient même visibles à la lueur dufoyer.

« C’est de l’enfantillage… mais réellement ilm’a donné sur les nerfs.

— Qui ?… qui vous a donné sur les nerfs ?

— Votre neveu… M. Robert Audley.

— Robert ! s’écria le baronnet. Expliquez-vous, Lucy.

— Je vous ai dit que M. Robert avait insistépour me conduire dans l’allée des tilleuls. Ilvoulait me parler, disait-il. J’y ai consenti, et ilm’a raconté des choses si horribles, que…

— Quelles choses horribles, Lucy ? »

Lady Audley frissonna, et ses doigts secramponnèrent à la main qui reposait sur sonépaule.

« Qu’a-t-il dit, Lucy ?

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 171/513

Page 172: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Oh ! cher ami, comment vous le redire ?Je sais que cela vous fera de la peine… ou bienvous rirez de moi, et alors…

— Rire de vous ?… non, Lucy. »

Lady Audley garda le silence un moment.Elle contemplait le feu qui brûlait devant elle,et sa main ne quittait pas celle de son mari.

« Mon cher mari, dit-elle lentement, hési-tant de temps en temps, comme si elle avaitpeur de parler, avez-vous jamais… je crains devous chagriner… ou… avez-vous jamais penséque M. Audley fût un peu… un peu…

— Un peu quoi, chère enfant ?

— Un peu timbré ? balbutia lady Audley.

— Timbré !… s’écria sir Michaël. À quoipensez-vous, ma chère fille ?

— Vous avez dit, il n’y a qu’un instant, quevous le croyiez à moitié fou.

— Ai-je dit cela ? reprit le baronnet en riant.Je ne m’en souviens pas, et ce n’était qu’une fa-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 172/513

Page 173: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

çon de parler qui n’avait aucune signification.Robert est peut-être bien un peu excentrique…un peu sot même… L’esprit n’est pas son dé-faut, mais je ne lui crois pas assez de cervellepour devenir fou. Ce sont généralement lesgrandes intelligences qui se dérangent.

— Mais la folie est parfois héréditaire.M. Audley a peut-être hérité…

— La folie ne lui est pas venue de son père.Les Audley n’ont jamais peuplé les maisonsd’aliénés ou fait vivre les médecins qui s’oc-cupent de cette spécialité.

— Et la famille de sa mère ?

— Non plus, que je sache.

— C’est un secret qui, d’habitude, est gardésoigneusement. La folie existait peut-être dansla famille de votre belle-sœur ?

— Je ne le crois pas ; mais, au nom du ciel,Lucy, dites-moi ce qui vous a mis de pareillesidées en tête ?

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 173/513

Page 174: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— J’ai essayé de me rendre compte de laconduite de votre neveu, et je n’ai pas trouvéd’autre manière de l’expliquer. Si vous aviezentendu ce qu’il m’a dit ce soir, sir Michaël,vous l’auriez cru fou.

— Et que vous a-t-il dit, Lucy ?

— Je puis à peine vous le répéter. Jugez parlà de mon étonnement et de mon épouvante.Je crois qu’il a vécu seul trop longtemps dansson triste logement du Temple. Peut-être a-t-iltrop lu ou trop fumé. Vous savez que les mé-decins disent que la folie est une simple mala-die du cerveau, – une maladie à laquelle tout lemonde est sujet, qui est produite par certainescauses et guérie par des moyens donnés. »

Les yeux de lady Audley étaient toujoursfixés sur les charbons enflammés qui brûlaientdans l’immense grille. Elle parlait comme sielle discutait un sujet sur lequel elle avait en-tendu de longues dissertations. Elle parlaitcomme si son esprit eût été à cent lieues de

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 174/513

Page 175: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

la pensée du neveu de son mari, et qu’il n’eûtété préoccupé que de la question de la folie enelle-même.

« Pourquoi ne serait-il pas fou ? reprit mi-lady. Il y a des personnes qui sont folles pen-dant des années et des années avant qu’ons’en aperçoive. Elles savent qu’elles sont folles,mais elles n’en disent rien et quelquefois leursecret meurt avec elles. Quelquefois aussi ellesont un accès, et alors elles se trahissent. Il leurarrive, par exemple, de commettre un crime.L’horrible tentation d’un moment favorables’empare d’elles, le couteau est dans leursmains et la victime à leur côté, sans se douterde rien. Il peut se faire alors qu’elles domptentle démon qui les poursuit sans cesse, ets’éloignent sans avoir versé le sang ; mais ilpeut se faire aussi qu’elles succombent à l’hor-rible désir qui les pousse à la violence, à l’hor-reur. Alors elles sont perdues. »

La voix de lady Audley devenait de plus enplus forte en traitant cette affreuse question.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 175/513

Page 176: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

L’excitation dont elle était à peine remise semanifestait encore en elle ; mais elle se contintet parla d’un ton plus calme quand elle repritla conversation :

« Robert Audley est fou, dit-elle d’un tondécisif. Quel est le diagnostic le plus frappantde la folie ? quel est le premier signe de l’alié-nation mentale ? C’est la stagnation de l’esprit ;son courant perpétuel est interrompu, et la fa-culté de penser disparaît. De même que leseaux d’un marais se putréfient par suite de leurstagnation, de même l’esprit devient troubleet se corrompt faute d’action, et la réflexionperpétuelle sur un même sujet se change enmonomanie. Robert Audley est monomane. Ladisparition de son ami George Talboys l’a cha-griné et stupéfié. Il s’est arrêté sur cette idée,au point d’en perdre la faculté de penser àautre chose, et à force de la contempler, cetteidée elle-même a été défigurée par sa visionmentale. Répétez vingt fois le mot le plussimple de la langue anglaise, et avant la ving-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 176/513

Page 177: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

tième répétition vous commencerez à vous de-mander si le mot que vous répétez est réel-lement celui que vous voulez prononcer. Ro-bert Audley a pensé à son ami jusqu’à ce quesa préoccupation eût complété son œuvre mal-saine et fatale. Il regarde ce fait ordinaire avecune vision malade, et le change en quelquechose d’horrible enfanté par sa monomanie. Sivous ne voulez pas que je devienne aussi folleque lui, empêchez-moi de le revoir. Il m’a dé-claré ce soir que George Talboys avait été as-sassiné ici, et qu’il déracinerait les arbres dujardin, et renverserait la maison de fond encomble dans ses recherches du… »

Milady s’arrêta. Le mot expira sur seslèvres. L’étrange énergie avec laquelle elleavait parlé l’avait épuisée. Cette beauté frivoleet enfantine s’était transformée en femme fortepour plaider sa défense.

« Renverser cette maison !… s’écria le ba-ronnet. George Talboys assassiné au châteaud’Audley !… Robert a-t-il dit cela, Lucy ?

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 177/513

Page 178: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Oui, quelque chose de ce genre…quelque chose qui m’a beaucoup effrayée.

— Alors, c’est qu’il est fou réellement. Jesuis tout étonné de ce que vous m’annoncez.Est-ce bien vrai qu’il l’a dit, ou bien l’avez-vousmal compris ?

— Je… je… ne crois pas m’être trompée,balbutia milady, vous avez vu mon effortquand je suis arrivée, et certainement jen’eusse pas été aussi agitée s’il n’avait rien ditd’horrible. »

Lady Audley s’était servi de l’argument leplus fort en faveur de sa cause.

« Sans doute, ma chère, sans doute… maisqui a pu loger cette malheureuse idée dansla cervelle du pauvre Robert ? Ce M. Talboys,un étranger pour nous… assassiné à Audley !J’irai ce soir à Mount Stanning voir Robert.Je le connais depuis son enfance, et je ne metromperai pas sur son compte. Si sa cervelleest détraquée, il ne pourra me le cacher. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 178/513

Page 179: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Milady haussa les épaules.

« La chose n’est pas sûre ; c’est générale-ment un étranger qui constate le premier cesparticularités psychologiques. »

Ces grands mots sonnaient étrangementdans la bouche mignonne de milady, mais sasagesse d’emprunt avait quelque chose de ra-vissant aux yeux de son mari.

« Il vous est impossible d’aller à MountStanning, reprit-elle tendrement. Souvenez-vous que le docteur vous a défendu de sortirjusqu’à ce que le temps se fût adouci, et que lesoleil vînt éclairer ce triste pays de glace. »

Sir Michaël Audley retomba dans son largefauteuil d’un air résigné.

« C’est vrai, Lucy ; il faut obéir à M. Daw-son. J’espère que Robert viendra me voir de-main.

— Oui, je crois qu’il viendra.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 179/513

Page 180: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Alors nous attendrons jusqu’à demain ;je ne puis m’imaginer que ce pauvre garçonait la cervelle détraquée… cela me paraît in-croyable, Lucy.

— Comment donc expliquer son erreur ex-traordinaire au sujet de M. Talboys ? » deman-da milady.

Sir Michaël secoua la tête.

« Je ne sais pas, Lucy… je ne sais pas. C’esttoujours très difficile de croire que les mal-heurs qui frappent à chaque instant nos voisinspuissent nous atteindre nous-mêmes. Je nesaurais me faire à l’idée que l’esprit de monneveu est dérangé… c’est impossible, Lucy. Jel’amènerai à demeurer auprès de nous, et nousle surveillerons attentivement. Je vous répète,ma chère, que s’il y a quelque chose de traversen lui je le découvrirai, car depuis qu’il estau monde il a toujours été pour moi commeun fils. Mais pourquoi les étranges paroles de

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 180/513

Page 181: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Robert vous ont-elles effrayée à ce point, Lu-cy ?… elles ne vous touchaient en rien. »

Milady poussa un soupir plaintif.

« Vous me prenez donc pour un esprit fort,sir Michaël, puisque vous vous imaginez queje puis entendre de pareilles choses avec indif-férence. Je vous déclare que de ma vie je nepourrais revoir M. Robert Audley.

— Et vous ne le reverrez pas si cela vousplaît, ma chère enfant… non, vous ne le rever-rez pas.

— Mais vous venez de dire que vous le re-tiendriez ici.

— Je m’en garderai bien si sa présencevous est pénible. Grand Dieu ! Lucy, pouvez-vous supposer un seul instant que j’aie d’autredésir que celui de vous rendre heureuse. Jeconsulterai quelque médecin de Londres au su-jet de Robert, et il s’assurera si le fils de monpauvre frère est réellement privé de sa raison.Vous n’éprouverez aucun ennui, Lucy.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 181/513

Page 182: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Vous devez me croire mauvaise, et jesais que sa présence ne devrait pas m’êtreodieuse ; mais à vrai dire il s’est mis en tête desidées si absurdes sur mon compte, que…

— Sur votre compte ? Lucy.

— Oui, cher. Il me fait participer – je ne saiscomment – à la disparition de ce M. Talboys.

— Impossible, Lucy, vous vous êtes mé-prise.

— Je ne pense pas.

— Alors, c’est qu’il est fou… Il faut qu’il lesoit. J’attendrai qu’il soit de retour à Londres,et j’enverrai quelqu’un lui parler chez lui. Ômon Dieu ! quel mystère que cette affaire !

— Je crains de vous avoir fait de la peine,mon ami, murmura lady Audley.

— Oui, chère enfant, j’en éprouve réelle-ment, mais vous avez agi sagement en me ra-contant tout cela avec franchise. Je réfléchiraisur le meilleur parti à prendre. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 182/513

Page 183: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Milady se leva du tabouret sur lequel elleétait assise. Le feu s’était presque éteint, et lachambre n’était plus éclairée que par une faiblelueur. Lucy Audley se pencha sur le fauteuilde son mari et appuya ses lèvres sur son largefront.

« Comme vous avez été bon pour moi, luidit-elle de sa voix douce. Vous ne laisserezjamais personne vous influencer contre moi,n’est-ce pas, mon ami ?

— M’indisposer contre vous !… jamais, mabien-aimée.

— Ah ! c’est qu’il y a dans le monde desgens méchants aussi bien que des fous, et qu’ilpourrait se rencontrer des personnes qui au-raient intérêt à me faire du tort.

— Elles feront mieux de ne pas l’essayer,elles se mettraient dans une position dange-reuse si elles osaient s’attaquer à vous. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 183/513

Page 184: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Lady Audley fit entendre un éclat de rire ar-gentin qui vibra dans toute la salle. Elle étaittriomphante.

« Je sais que vous m’aimez, mon ami, dit-elle, je le sais. Et maintenant il faut que je m’enaille, cher, car il est plus de sept heures et de-mie. J’avais promis d’aller dîner chez mistressMontford, mais un groom portera mes excuses.M. Audley m’a rendu trop triste pour figurerconvenablement en société. Je resterai ici àvous soigner. Vous vous coucherez de bonneheure, n’est-ce pas, et vous aurez bien soin devotre santé.

— Oui, ma chère enfant. »

Milady sortit pour donner ses ordres à pro-pos du message à envoyer à la personne chezlaquelle elle était invitée à dîner. Elle s’arrêtaun moment pendant qu’elle fermait la porte dela bibliothèque – elle avait besoin de compri-mer les battements précipités de son cœur.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 184/513

Page 185: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« J’ai eu peur de vous, M. Robert Audley,se dit-elle, mais peut-être un temps viendraoù vous aurez vos raisons pour avoir peur demoi. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 185/513

Page 186: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

CHAPITRE VII

LA REQUÊTE DE PHŒBÉ

La division qui régnait entre lady Audleyet sa belle-fille n’avait rien perdu de sa forcedans les deux mois qui s’étaient écoulés depuisla célébration de la fête de Noël au châteaud’Audley. Il n’y avait pas guerre ouverte entreles deux femmes, c’était seulement une neutra-lité armée, interrompue de temps en temps parquelques escarmouches féminines de peu dedurée et quelques passes d’armes en paroles.J’avoue avec peine qu’Alicia aurait de beau-coup préféré une bonne bataille à cette dés-union silencieuse et sans démonstrations ex-térieures ; mais il n’était pas facile d’avoir unequerelle avec milady. Elle savait répondre avecdouceur pour réprimer une colère naissante.

Page 187: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Elle savait sourire agréablement en face de lapétulance de sa belle-fille et rire aux éclatsde sa mauvaise humeur. Peut-être, si elle eûtété moins aimable et d’un caractère dans legenre de celui d’Alicia, la lutte entre les deuxfemmes se serait-elle terminée par quelque ter-rible querelle, et seraient-elles ensuite deve-nues amies. Mais Lucy Audley ne voulait pasla guerre. Elle amassait une à une les causes derépulsion, et les plaçait à gros intérêts en at-tendant que la brèche qui s’élargissait chaquejour davantage fût devenue un gouffre infran-chissable pour les colombes portant la branched’olivier. Il ne pouvait y avoir réconciliation làoù la guerre ouverte n’existait pas. Il fallait unebataille, une mêlée bruyante avec drapeaux auvent et canons tonnants pour qu’on pût en ve-nir au traité de paix et aux poignées de main.L’union entre la France et l’Angleterre doitpeut-être toute sa force au souvenir des vic-toires et des défaites réciproques d’autrefois.Les deux nations se sont détestées cordiale-ment et ont vidé leur querelle ; elles peuvent

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 187/513

Page 188: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

maintenant s’embrasser et se jurer une amitiééternelle. Espérons que lorsque les Yankees duNord auront décimé et auront été décimés, Jo-nathan ouvrira ses bras à ses frères du Sud,pardonnera et sera pardonné.

Alicia Audley et la jolie femme de son pèreavaient toute la place nécessaire pour se bou-der à leur aise dans l’immense et antique mai-son. Milady avait ses appartements, commevous savez, appartements somptueux, où elleavait réuni tout ce qui pouvait satisfaire sesgoûts. Alicia avait les siens aussi dans uneautre partie du bâtiment. Elle avait sa jumentfavorite, son chien de Terre-Neuve, tout son at-tirail de dessin, et elle faisait son possible pourêtre heureuse. Elle ne l’était pourtant guère. Lanoble jeune fille étouffait un peu dans l’atmo-sphère de gêne et de contrainte du château.Son père était changé, – ce cher père qu’elleavait gouverné autrefois en despote, en enfantgâté, s’était soumis à un autre pouvoir, à unedynastie nouvelle. Petit à petit la puissance de

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 188/513

Page 189: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

milady avait fait son chemin dans la maison, etAlicia avait vu son père entraîné pas à pas versle gouffre qui séparait lady Audley de sa belle-fille jusqu’à ce qu’enfin ce gouffre lui-même fûtfranchi, et que sir Michaël n’eût plus pour safille restée seule sur l’autre rive qu’un regardplein de froideur.

Alicia comprit que son père était perdupour elle. Les sourires de milady, ses mots ca-ressants et sa grâce enchanteresse avaientopéré le charme, et sir Michaël en était venuà regarder sa fille comme une jeune personnevolontaire et capricieuse, qui, de propos déli-béré, se conduisait très mal envers la femmequ’il aimait.

La pauvre Alicia voyait tout cela, et le sup-portait aussi bien qu’elle le pouvait. Il lui sem-blait pénible d’être une belle héritière aux yeuxgris, d’avoir des chiens et des chevaux à sonservice, et de ne pas trouver dans le mondeune seule personne à qui confier ses chagrins.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 189/513

Page 190: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Si Robert était bon à quelque chose, pen-sait-elle, je lui avouerais combien je suis mal-heureuse ; mais pour la consolation que j’en re-tirerais, il vaut tout autant conter mes ennuis àmon chien César. »

Sir Michaël Audley obéit à sa jolie garde-malade, et se mit au lit un peu après neufheures par cette froide soirée de mars. Lachambre à coucher du baronnet était peut-êtrela plus riante retraite qu’un invalide pouvaittrouver en cette saison désagréable. Les ri-deaux en velours d’un vert sombre étaient tirésaux fenêtres et autour du lit massif ; un bonfeu de bois pétillait dans la cheminée. La lampequi éclairait sa lecture était placée sur une mi-gnonne petite table au chevet de son lit, et destas de revues et de journaux avaient été empi-lés par les belles mains de milady pour que lemalade n’eût qu’à les prendre.

Lady Audley demeura environ dix minutesassise à côté du lit, et discutant sérieusementl’étrange et terrible question de la folie de Ro-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 190/513

Page 191: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

bert Audley. Au bout de ce temps, elle se levaet souhaita une bonne nuit à son mari. Elleabaissa l’abat-jour en soie verte de la lampe, etl’arrangea de façon que la lumière ne blessâtpas les yeux du malade.

« Je vous quitte, mon ami, lui dit-elle ; sivous pouvez dormir, ce sera tant mieux ; sivous voulez lire, les livres et les journaux sontsur votre table. Je laisserai la porte de com-munication entr’ouverte, et j’entendrai si vousm’appelez. »

Lady Audley traversa son cabinet de toi-lette et entra dans son boudoir où elle était res-tée avec son mari depuis le dîner.

Toutes les élégances de la femme étaientréunies dans ce magnifique boudoir. Son pianoétait ouvert et surchargé de partitions qu’au-cun maître n’aurait dédaigné d’étudier. Sonchevalet se dressait tout près de la fenêtre, etl’aquarelle qu’il supportait était une preuve dutalent artistique de Lucy : c’était une vue du

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 191/513

Page 192: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

château et des jardins. Des broderies de tulleet de mousseline, des soies et des laines finesde toutes les couleurs jonchaient le parquet, etles glaces, habilement placées aux encoignuresde l’appartement par un adroit tapissier, multi-pliaient l’image de la reine de ce séjour.

Lucy Audley, au milieu de tout ce luxe, detoutes ces lumières, de toutes ces dorures, s’as-sit sur un tabouret auprès du feu, et s’abandon-na à ses réflexions.

Si M. Holman Hunt avait pu jeter un coupd’œil dans ce joli boudoir, je crois que ce ta-bleau se fût à l’instant photographié dans soncerveau, et qu’il n’aurait eu qu’à le reproduirepour la plus grande glorification des préra-phaélites. Milady, dans cette attitude à demipenchée, son coude appuyé sur un genou, etson menton délicat dans la main, avait autourd’elle les riches draperies qui retombaient enplis onduleux, et la lumière du foyer qui l’en-veloppait d’un doux reflet couleur de rose surlequel tranchait sa chevelure dorée. Elle était

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 192/513

Page 193: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

belle par elle-même, mais tous les ornementsde son boudoir la rendaient plus belle encore.Il renfermait des coupes en or et en ivoire cise-lées par Benvenuto Cellini ; des petits meublesde Boule et de porcelaine portant le chiffrede Marie-Antoinette d’Autriche, entouré d’oi-seaux, de papillons, de bergères et de déesses ;des statuettes en marbre de Paros et en biscuitde Chine ; des corbeilles remplies de fleurs deserre toutes dorées ou en filigrane, et des fra-giles tasses à thé ornées des médaillons en mi-niature de Louis le Grand, de Louis le Bien-Aimé, de Louise de la Vallière et de Jeanne-Marie du Barry. Tout ce que l’or peut acheterou l’art inventer avait été réuni pour embellirce boudoir où milady était assise, écoutant lesplaintes du vent et le frémissement des feuillesde lierre contre ses fenêtres, et regardant laflamme bleuâtre du charbon du foyer.

Je recommencerais un vieux sermon et jetraiterais un sujet rebattu si je profitais de cetteoccasion pour déclamer contre l’art et la beau-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 193/513

Page 194: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

té, parce que milady était moins heureuse danscet appartement élégant qu’une pauvre coutu-rière affamée dans sa mansarde ouverte à tousles vents. La blessure dont elle souffrait étaittrop profonde pour que des remèdes tels que leluxe et la richesse pussent y apporter du soula-gement ; mais son malheur était en dehors desmalheurs ordinaires, et je ne vois pas pourquoij’en ferais un argument en faveur de la misèreet de la pauvreté contre le bien-être et la ri-chesse. Les œuvres ciselées de Benvenuto Cel-lini et les porcelaines de Sèvres ne pouvaientplus rien pour son bonheur, elle était sortie deleur région. Elle n’était plus innocente, et pourque l’art, et ce qui est charmant puisse plaire,il faut aimer les plaisirs innocents. Six ou septans avant elle eût été bien heureuse de possé-der ce petit palais d’Aladin ; mais depuis qu’elleavait pénétré dans le labyrinthe du crime, tousces trésors n’étaient plus bons qu’à être foulésaux pieds et brisés dans la rage du désespoir.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 194/513

Page 195: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Il y avait pourtant plusieurs choses qui au-raient pu encore lui procurer une joie ef-frayante, un plaisir horrible. Si Robert Audley,son impitoyable ennemi, son persécuteur infa-tigable, eût été étendu mort à ses pieds, elleaurait volontiers dansé sur son cadavre.

Quels plaisirs restèrent à Lucrèce Borgiaet à Catherine de Médicis, lorsqu’elles eurentfranchi la terrible limite qui sépare l’innocencedu crime, et qu’elles se trouvèrent isolées del’autre côté ? La vengeance et la trahison. Avecquel dédain elles devaient contempler les vani-tés mesquines, les futiles déceptions, et les lé-gères peccadilles de leurs sœurs encore inno-centes, elles qui étaient fières de leurs crimesépouvantables et de ce génie infernal qui lesfaisait célèbres parmi les coupables.

Milady en ce moment près du feu de cettechambre solitaire, des grands yeux bleu clairfixés sur la flamme rouge et vacillante descharbons enflammés, était peut-être bien loinde songer à la lutte qu’elle avait engagée. Elle

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 195/513

Page 196: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

songeait peut-être à ces belles années d’inno-cence et de frivolité où sa conscience n’avait àporter qu’un léger fardeau. Dans cette rêverierétrospective, elle revoyait le temps où elles’était regardée dans une glace pour la pre-mière fois, et avait vu qu’elle était belle. Cetemps fatal où elle avait commencé à se direque sa beauté était un droit divin, un joyauinestimable plus fort que toutes ses folies dejeune fille et qui contre-balancerait toutes seserreurs de jeunesse. Se souvenait-elle du jouroù ce beau don de la beauté lui avait pour lapremière fois enseigné à être égoïste et cruelle,indifférente à la joie et au chagrin d’autrui,froide et capricieuse, avide de louanges et ty-rannique de la manière la plus odieuse ? Fai-sait-elle remonter chaque malheur de sa vie àcette source véritable, et s’apercevait-elle quec’était en s’exagérant la valeur d’une jolie fi-gure, qu’elle avait découvert cette fontaine em-poisonnée ? Assurément si elle remontait parla pensée aussi loin dans le courant de sa vie,elle devait se repentir amèrement d’avoir cédé

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 196/513

Page 197: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

ce jour-là à l’empire funeste des trois plusgrandes passions, à ces trois démons, la vanité,l’égoïsme et l’ambition, qui avaient joint leursmains autour d’elle, et s’étaient écriés : « Cettefemme est notre esclave, voyons ce qu’elle ferasous notre domination. »

Comme ces premières erreurs de jeunessesemblaient petites à milady pendant qu’elle lescomptait une à une dans son boudoir solitaire !C’était bien peu de chose qu’une victoire surune amie de pension et un peu de coquetterieavec le prétendu d’une compagne, pour s’assu-rer que le droit divin conféré à des yeux bleuset à une chevelure dorée était incontestable.Mais comme ce sentier s’était agrandi insen-siblement, et avait fini par devenir la granderoute du crime ou elle avait marché d’un pasrapide !

Milady enroula ses doigts dans les bouclescouleur d’ambre qui flottaient librement autourde sa figure, et les serra comme si elle avaitvoulu les arracher de sa tête. Mais même en

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 197/513

Page 198: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

ce moment de désespoir muet, la beauté lui fitsentir son empire, et elle lâcha les pauvres an-neaux emmêlés qui entouraient sa tête et leslaissa former une auréole à la faible lueur dufoyer.

« Je n’étais pas mauvaise quand j’étaisjeune, se dit-elle en regardant le feu fixement,j’étais seulement inconséquente. Je ne faisaisjamais le mal, – avec intention, du moins. Ai-jeréellement été mauvaise ? Je me le demande.Non, tout le mal causé par moi était le résultatdes premières impulsions et non d’un projetbien arrêté. Je ne suis pas comme ces femmesdont j’ai lu l’histoire, qui veillaient jour et nuit,calmes et sombres, préparant leurs forfaits etarrangeant tous les détails du crime projeté.Souffraient-elles ces femmes… ces femmes…souffraient-elles comme… ? »

Ses pensées s’égarèrent dans un labyrintheinextricable. Tout à coup elle se redressa avecun geste de fierté et de défi, et l’éclat de ses

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 198/513

Page 199: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

yeux ne venait pas seulement des reflets de laflamme du foyer.

« Vous êtes fou, monsieur Robert Audley,s’écria-t-elle, vous êtes fou, et vos hallucina-tions sont celles de la folie. Je la connais la fo-lie. Je connais ces symptômes, et je proclameque vous êtes fou. »

Elle porta la main à sa tête comme si ellesongeait à quelque chose qui l’embarrassait, etqu’il lui était difficile d’envisager avec calme.

« Oserai-je le défier, murmura-t-elle, l’ose-rai-je ? S’arrêtera-t-il après être allé si loin ?S’arrêtera-t-il par peur ? Pourrai-je l’effrayer,moi, et l’empêcher d’avancer lorsque la penséede ce que son oncle souffrira ne l’a pas arrêté ?Y a-t-il quelque chose qui puisse lui barrer lechemin… excepté la mort ? »

Elle prononça ces dernières paroles à voixbasse, la tête penchée en avant, les yeux dila-tés, et ses lèvres ne se refermèrent pas aprèsavoir laissé échapper ces mots effrayants : « La

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 199/513

Page 200: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

mort. » Toute sa personne demeura immobileen face du feu.

« Je ne puis tramer d’horribles complots,reprit-elle un instant après, mon cerveau n’estpas assez fort, ou je ne suis pas encore assezmauvaise ou assez bonne. Si je rencontrais Ro-bert dans ce jardin désert comme j’ai… »

Le courant de ses pensées fut interrompupar un coup frappé discrètement à la porte.Elle se leva d’un bond, effrayée de ce bruit quitroublait le silence de son boudoir. Elle se jetadans un fauteuil près du feu, renversa sa belletête sur les coussins, et prit un livre sur la tableà côté d’elle.

Cette action insignifiante en elle-même endisait bien long. Elle trahissait ses craintessans cesse renaissantes, la nécessité fatale dusecret et l’angoisse de son esprit toujours surle qui-vive, à cause des apparences. Elle disaitplus clairement que toute autre chose que mi-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 200/513

Page 201: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

lady était devenue une actrice achevée poursatisfaire aux exigences de sa vie.

Le coup discret frappé à la porte du boudoirse renouvela.

« Entrez, » s’écria lady Audley de sa voix laplus légère.

La porte s’ouvrit sans bruit comme sous lamain d’une servante bien dressée. Une jeunefemme mise simplement et apportant dans lesplis de sa robe une bouffée du vent qui soufflaitau dehors, franchit le seuil et s’arrêta en atten-dant qu’on lui permît d’arriver jusqu’au fond dela retraite de milady.

C’était Phœbé Marks, la femme à figurepâle de l’aubergiste de Mount Stanning.

« Je vous demande pardon, milady, de ve-nir vous déranger sans permission, mais j’aicru pouvoir m’aventurer jusqu’ici sans y êtreautorisée.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 201/513

Page 202: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Pourquoi pas, Phœbé, pourquoi pas ?…Ôtez votre chapeau, vous avez l’air d’une sta-tue de glace, et asseyez-vous ici. »

Lady Audley désigna du doigt le tabouretsur lequel elle était assise elle-même quelquesminutes auparavant. La soubrette avait sou-vent occupé cette place autrefois pour écouterle babillage de sa maîtresse, alors qu’elle étaitsa confidente et sa société la plupart du temps.

« Asseyez-vous ici, Phœbé, répéta ladyAudley, asseyez-vous, et causons. Je suis réel-lement contente que vous soyez venue, jem’ennuyais toute seule dans cet affreux bou-doir. »

Milady frissonna, et regarda autour d’ellecomme si le Sèvres et le bronze, le Boule etl’or moulu eussent été les ornements délabrésde quelque vieux château en ruine. Le déses-poir qui la torturait se communiquait à tousles objets qui l’entouraient, et leur donnait unecouleur sombre. Elle avait dit la vérité en an-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 202/513

Page 203: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

nonçant que la visite de sa soubrette lui étaitagréable. Sa nature frivole avait besoin de cemoment de répit pour faire diversion à sescraintes et à ses souffrances. Il y avait sympa-thie entre elle et cette jeune femme qui lui res-semblait au moral aussi bien qu’au physique, –et qui était comme elle égoïste, froide, cruelle,désireuse d’un sort meilleur et mécontente dela vie de soumission à laquelle elle se voyaitréduite. Milady détestait Alicia, à cause de soncaractère franc, passionné et généreux ; elledétestait sa belle-fille et s’attachait à cette pâlesoubrette, aux pâles cheveux qu’elle supposaitni meilleure ni pire qu’elle.

Phœbé Marks obéit aux ordres de son an-cienne maîtresse, et ôta son chapeau avantde s’asseoir sur le tabouret, aux pieds de ladyAudley. Le vent froid de mars n’avait pas dé-rangé ses bandeaux soigneusement lissés, ettoute sa toilette était en aussi bon état que sielle l’eût achevée à l’instant dans le cabinetvoisin.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 203/513

Page 204: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Sir Michaël va mieux, milady ?

— Oui, Phœbé, beaucoup mieux. Il dort.Fermez cette porte, » ajouta lady Audley, fai-sant un signe de tête pour désigner la porte decommunication laissée entr’ouverte.

Mistress Marks exécuta cet ordre, et revintprendre sa place.

« Je suis bien malheureuse, Phœbé, et bientourmentée.

— Au sujet du secret ? » demanda mistressMarks à voix basse.

Milady ne prit pas garde à la question, etcontinua sur le même ton plaintif. Elle étaitbien aise de pouvoir se plaindre même à sasoubrette. Elle avait souffert si longtemps ensecret, que c’était pour elle un bonheur indi-cible de pouvoir exhaler sa douleur en paroles.

« Je suis cruellement persécutée, PhœbéMarks, et par un homme auquel je n’ai jamais

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 204/513

Page 205: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

de ma vie fait aucun mal. Il ne me laisse pas uninstant de repos cet homme, et je… »

Elle s’arrêta et contempla de nouveau le feucomme lorsqu’elle était seule. Elle se perdit denouveau dans le dédale de ses pensées sansqu’il lui fût possible d’arriver à tirer de ce chaosconfus une conclusion quelconque.

Phœbé Marks regarda son ancienne maî-tresse d’un œil inquiet, et ne cessa de l’exami-ner que lorsque les regards des deux femmesse rencontrèrent.

« Je crois savoir quel est l’homme en ques-tion, milady… celui qui est si cruel pour vous.

— Oh ! c’est probable ; mes secrets appar-tiennent à tout le monde, et vous savez toutsans doute.

— Cet homme n’est-il pas le gentleman quivint à l’hôtel du Château il y a deux mois, àl’époque où je vous avertis de…

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 205/513

Page 206: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Oui, oui, répondit milady avec impa-tience.

— Je l’aurais parié. Ce même gentleman estarrivé ce soir dans notre auberge. »

Lady Audley bondit sur son fauteuil, –comme si son désespoir l’eût poussée àquelque chose d’inattendu, mais elle retombaaussitôt en soupirant. Comment pouvait-elle,faible créature, lutter contre la destinée ?Quelles ressources lui restait-il, sinon les cro-chets du lièvre traqué par la meute, et harceléjusqu’au gîte où l’attend la mort ?

« Dans votre auberge ! s’écria-t-elle. J’au-rais dû m’en douter. Il n’y est allé que pourarracher mon secret à votre mari. Imbécile !ajouta-t-elle, se retournant tout à coup versPhœbé Marks avec colère : vous voulez doncma perte, puisque vous avez laissé ces deuxhommes ensemble. »

Mistress Marks joignit les mains piteuse-ment.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 206/513

Page 207: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Je ne suis pas venue de ma propre volon-té, milady… moins que jamais j’aurais vouluquitter la maison ce soir, j’ai été envoyée.

— Par qui ?...

— Par Luke, milady. Il est très dur pour moiquand je lui résiste.

— Pourquoi vous a-t-il envoyée ? »

La femme de l’aubergiste baissa les yeuxsous le regard croisé de lady Audley, et hésitaavant de répondre.

« Je ne voulais pas venir, milady, dit-elle enbalbutiant. J’ai fait observer à Luke que c’étaitmal de vous obséder tantôt avec ceci, tantôtavec cela ; mais il m’a fait taire en criant, et m’aordonné de venir.

— Bien, bien, je sais cela. Pourquoi êtes-vous venue ?

— Luke est extravagant, milady ; j’ai beaului prêcher l’économie et le soin de ses affaires,il boit, et quand il a passé deux ou trois heures

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 207/513

Page 208: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

à table avec des campagnards, il est impossiblequ’il fasse bien ses comptes. Sans moi nous se-rions ruinés depuis longtemps, et pourtant laruine est venue quand même. Il vous souvient,milady, de m’avoir donné de l’argent pour ac-quitter la note du brasseur ?

— Oui, je m’en souviens très bien, réponditlady Audley avec un sourire amer, car j’avaisbesoin de cet argent pour payer mes fournis-seurs.

— Je le sais, milady, et c’était très mal devenir vous le demander après tout ce que vousaviez fait déjà. Et ce qui est pis encore, c’estque Luke implore de nouveau vos secours. Leloyer de la maison n’est pas encore payé. Ilest dû depuis Noël, et l’huissier est venu cesoir chez nous, nous prévenir qu’il ferait toutvendre demain, à moins que…

— À moins que je ne paye pour vous, n’est-ce pas ? Je m’en suis doutée en vous voyantparaître.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 208/513

Page 209: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Ce n’est pas ma faute, milady, s’écriaPhœbé Marks en sanglotant, c’est Luke qui l’avoulu.

— Oui, oui, il vous a forcée à venir, et ilvous y forcera chaque fois qu’il aura besoind’argent pour satisfaire à ses vices grossiers,et vous serez mes pensionnaires tant que jevivrai ou qu’il me restera de l’argent, car jem’imagine que lorsque ma bourse sera vide,ou mon crédit épuisé, vous et votre mari vousme vendrez au plus offrant. Savez-vous, Phœ-bé Marks, que j’ai vidé mon écrin pour suffireà vos demandes ? Savez-vous que l’argent demes menus plaisirs que je ne croyais pas pou-voir dépenser à l’époque de mon mariage, etquand je n’étais qu’une pauvre gouvernantechez M. Dawson, le ciel me garde – ma bourseparticulière est dépensée six mois d’avance.Que puis-je faire pour vous ? Faut-il que jevende mon cabinet Marie-Antoinette, mes por-celaines Pompadour, mes pendules en laquede Leroy et de Benson, ou bien mes fauteuils

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 209/513

Page 210: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

en tapisserie des Gobelins ? Comment vouscontenterai-je plus tard ?

— Chère milady, ne soyez pas cruelle en-vers moi, vous savez que ce n’est pas moi quiabuse de votre bonté.

— Je ne sais rien, excepté que je suis laplus malheureuse des femmes. Laissez-moi ré-fléchir, s’écria-t-elle en imposant silence auxmurmures de Phœbé par un geste impérieux.Retenez votre langue et laissez-moi songer àcette affaire si je puis. »

Elle porta les mains à son front et l’étreignitde ses doigts effilés, comme si elle avait vouluaider l’action du cerveau par une pressionconvulsive.

« Robert Audley est avec votre mari, dit-elle lentement, se parlant à elle-même plutôtqu’à la soubrette ; ces deux hommes sont en-semble et il y a l’huissier dans la maison, etvotre brutal de mari est probablement ivre àcette heure et entêté dans son ivresse. Si je re-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 210/513

Page 211: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

fuse de donner de l’argent à cet homme, sonentêtement deviendra de la férocité. Il est in-utile de discuter cette question. Il faut que jedonne de l’argent.

— Mais si vous payez, milady, dit Phœbéd’un ton sérieux, vous ferez bien comprendre àLuke que c’est pour la dernière fois, s’il tient àrester dans cette maison.

— Pourquoi ? demanda lady Audley, lais-sant retomber ses mains sur ses genoux et re-gardant attentivement mistress Marks.

— Parce que je veux qu’il quitte l’aubergedu Château.

— Et pour quel motif ?

— Oh ! pour une foule de raisons. Il n’estpas fait pour tenir une auberge. Je l’ignoraisà l’époque de notre mariage, sans cela je m’yfusse opposée et je l’eusse engagé à devenirfermier. Il n’y aurait peut-être pas consentinéanmoins, car il est très têtu, milady. Quantà rester aubergiste, il ne le peut. Dès qu’il fait

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 211/513

Page 212: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

nuit il est ivre, et quand il est ivre il sait à peinece qu’il fait. Nous l’avons échappé belle deuxou trois fois déjà.

— Échappé belle !… qu’est-ce que cela si-gnifie ?

— Oui, nous avons risqué d’être brûlés vifsà cause de son imprudence.

— Brûlés vifs !… et comment ? » demandamilady avec indifférence.

Elle était trop égoïste et trop absorbée parses propres chagrins pour s’intéresser beau-coup au danger qu’avait pu courir la soubrette.

« Vous savez, milady, que c’est une étrangemaison que cette auberge, toute construite enbois vermoulu et pourri. La compagnie d’assu-rances de Chelmsford ne veut pas l’assurer, carelle prétend que si par une nuit de vent elleprenait feu, elle brûlerait comme de la pailleet qu’on ne pourrait rien sauver. Luke sait toutcela, et le propriétaire l’a averti plusieurs fois,car il loge à côté de nous et surveille tous les

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 212/513

Page 213: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

mouvements de mon mari. Mais quand Lukeest ivre il ne sait plus ce qu’il fait. Il y a une se-maine environ, il laissa une chandelle sous unhangar, et la flamme gagna l’une des poutresdu toit. Si je ne m’en étais pas aperçue, en fai-sant ma ronde de chaque soir avant de me cou-cher, nous étions perdus. C’est la troisième foisen six mois que pareille chose arrive, et vousdevez comprendre combien j’ai peur, milady. »

Milady n’eut pas l’air étonnée. Elle avait àpeine songé à tout cela et écouté les détailsdonnés par la soubrette. À quoi bon s’intéres-ser aux douleurs d’autrui ? N’avait-elle pas sesterreurs à elle et ses poignantes inquiétudes,qui accaparaient toutes les pensées enfantéespar son cerveau ?

Elle ne fit aucune remarque sur ce que lapauvre Phœbé venait de lui dire. Ce ne futmême qu’après que la soubrette eut fini de par-ler que les mots prononcés par elle furent en-tièrement compris par lady Audley.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 213/513

Page 214: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Brûlés vifs ! répéta-t-elle enfin ; quellebonne affaire pour moi si votre excellent mariavait trouvé la mort dans son lit dans une deces occasions. »

Un tableau vivant s’offrit tout à coup à elle.Ce tableau représentait l’auberge du Châteaudevenue un immense monceau de plâtras etde bois et vomissant des flammes qui s’élan-çaient vers le ciel au milieu de la nuit froide etsombre.

Elle soupira profondément en chassantcette idée de son cerveau en ébullition. Ellene serait guère plus avancée si cet ennemi setaisait pour toujours. Elle en avait un autrebien plus dangereux ; un autre qu’il lui était im-possible de corrompre à prix d’argent, eût-ellepossédé autant de trésors que la plus riche sou-veraine.

« Je vous donnerai de l’argent pour ren-voyer cet huissier, dit milady après un momentde silence. Le dernier souverain que renferme

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 214/513

Page 215: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

ma bourse doit forcément être à vous, car je nepeux vous le refuser. »

Lady Audley se leva et prit la lampe allu-mée sur la table à écrire.

« L’argent est dans mon cabinet de toilette,dit-elle ; je vais le chercher.

— Oh ! milady, s’écria tout à coup Phœbé,j’ai oublié quelque chose ; je suis tellement pré-occupée de notre affaire que je n’y ai plus son-gé.

— À quoi ?

— À une lettre qu’on m’a chargée de vousremettre au moment où je partais de cheznous.

— Quelle lettre ?

— Une lettre de M. Audley. Il a entendumon mari parler de ma visite chez vous, et ilm’a priée d’apporter cette lettre. »

Lady Audley remit la lampe sur la table ettendit la main pour recevoir le papier. Phœ-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 215/513

Page 216: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

bé Marks ne put s’empêcher de remarquer quecette petite main couverte de bagues tremblaitcomme une feuille.

« Donnez-la-moi… donnez-la-moi, cria mi-lady, que je voie ce qu’il a encore à me dire. »

Dans son impatience elle arracha presquela lettre des mains de Phœbé. Elle déchira l’en-veloppe et la jeta loin d’elle ; elle put à peinedéplier la feuille de papier tant elle était agitée.

La lettre était très courte et ne renfermaitque ces mots :

« Si mistress George Talboys n’est réelle-ment pas morte, comme l’ont dit les journauxet comme l’indique la pierre tumulaire du ci-metière de Ventnor, et si elle vit sous le nomde la dame soupçonnée et accusée par celuiqui écrit ceci, il ne sera pas difficile de trouverquelqu’un qui constatera volontiers son identi-té. Mistress Barkamb, la propriétaire de NorthCottages, à Wildernsea, consentira sans doute

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 216/513

Page 217: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

à fournir son attestation et à confirmer messoupçons.

« ROBERT AUDLEY.

« 3 mars 1859.

« Auberge du Château, Mount Stan-ning. »

Milady froissa la lettre dans ses mains avecviolence et la jeta au feu.

« S’il était là devant moi en ce moment etque je pusse le tuer, murmura-t-elle intérieure-ment, je le ferais… oui, je le ferais ! »

Elle saisit la lampe et se précipita dans lecabinet de toilette. Elle tira la porte derrièreelle. Elle ne pouvait endurer la présence d’untémoin de son horrible désespoir, – ce qui l’en-tourait, elle-même, tout lui était insupportable.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 217/513

Page 218: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

CHAPITRE VIII

UNE LUEUR ROUGE DANS LECIEL

La porte entre le cabinet de toilette de mi-lady et la chambre à coucher dans laquelle re-posait sir Michaël avait été laissée ouverte. Lebaronnet dormait tranquillement, et sa nobletête se voyait à la lueur affaiblie de la lampe.Sa respiration était lente et régulière, et sur seslèvres se jouait un sourire – le sourire de bon-heur qui lui était familier quand il regardait sajolie femme, le sourire du père indulgent quicontemple avec admiration son enfant gâté.

Une lueur de compassion féminine adoucitle regard de lady Audley quand ses yeux seportèrent sur cette tête endormie. Pendant un

Page 219: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

instant, l’horrible préoccupation de sa souf-france fit place à un tendre sentiment de pitiépour un autre. Cette tendresse était peut-êtrede l’égoïsme à demi, et se confondait dans lapitié qu’elle éprouvait pour son mari et cellequ’elle ressentait pour elle-même ; mais elle at-testait quand même qu’une fois, une seule fois,ses pensées étaient sorties du cercle étroit deses propres chagrins pour s’appesantir sur ladouleur qui allait en frapper un autre.

« Si on parvenait à le lui persuader, commeil serait malheureux ! » se dit-elle.

À cette pensée vint s’en mêler une autre, –celle de sa jolie figure, de ses manières ravis-santes, de son sourire malin, et de sa voix har-monieuse, qui ressemblait au tintement argen-tin des cloches dans une vaste prairie ou aumurmure d’une rivière par une chaude soiréed’été. Elle songea à tout cela, et le tressaille-ment de triomphe qu’elle éprouva domina saterreur.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 219/513

Page 220: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Lors même que sir Michaël vivrait cent ans,qu’il croirait à tout ce qu’on lui dirait d’elle etla mépriserait, pourrait-il ne plus songer à tousces attributs charmants ? Non, un million defois non. Jusqu’à la dernière heure de sa vie, samémoire la lui représenterait sous ses traits ai-mables et enchanteurs qui avaient conquis sonadmiration enthousiaste et son cœur. Ses en-nemis les plus cruels ne pourraient lui enlevercet avantage de la beauté qui avait eu sur sonesprit frivole une influence si désastreuse.

Elle se promena dans son cabinet de toi-lette, à la lueur argentée de la lampe, et réflé-chit sur la lettre étrange qu’elle avait reçue deRobert Audley. Il lui fallut quelque temps avantde raffermir ses idées, – avant de rassemblertoutes les forces de son esprit étroit sur l’im-portant sujet fourni par la menace renferméedans la lettre de l’avocat.

« Il le fera, se dit-elle les dents serrées ; ille fera, à moins que je ne le fasse entrer au-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 220/513

Page 221: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

paravant dans une maison de fous, ou à moinsque… »

Elle n’acheva pas sa pensée en paroles, ellene l’acheva pas même en esprit, mais les pul-sations de son cœur épelèrent une à une toutesles syllabes de la phrase en frappant contre sapoitrine.

Cette pensée était celle-ci : « Il le fera, àmoins que quelque malheur extraordinaire nelui arrive et ne le rende muet pour toujours. »Le sang afflua vers la figure de milady, et lacolora d’un reflet rougeâtre comme celui dela flamme ; puis il reprit son cours naturel, etcette physionomie si animée naguère devinttout à coup blanche comme la neige. Sesmains, qu’elle avait serrées convulsivement, seséparèrent et retombèrent inertes de chaquecôté. Elle s’arrêta dans sa promenade rapide, –comme la femme de Loth dut s’arrêter après cefatal regard jeté en arrière sur la cité engloutie,en sentant son pouls s’affaiblir, son sang se gla-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 221/513

Page 222: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

cer dans ses veines, et tout son corps se trans-former lentement en une statue inanimée.

Lady Audley resta environ cinq minutesdans cette attitude étrange, tenant la têtedroite et les yeux fixés droit devant elle, – nonpas sur ce qui l’entourait dans ce cabinet étroit,mais sur le danger et l’horreur qu’elle entre-voyait au loin.

Elle abandonna ensuite cette pose pénibleavec presque autant de promptitude qu’elle enavait mis à la prendre. Elle sortit de cette demi-léthargie, marcha rapidement vers sa table detoilette, s’assit devant elle, écarta les flaconsd’essence qui l’encombraient et regarda sonimage dans la psyché. Elle était très pâle, maissa figure enfantine ne portait pas d’autrestraces visibles d’agitation. Les lignes de sabouche, divinement moulées, étaient si belles,qu’un observateur attentif pouvait seul s’aper-cevoir qu’elles étaient un peu plus tendues qued’habitude. Elle s’en aperçut elle-même et es-saya de chasser cette rigidité à l’aide d’un sou-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 222/513

Page 223: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

rire ; mais ses lèvres rosées refusèrent de luiobéir et ne se desserrèrent pas. Elles n’étaientplus les esclaves de sa volonté et de son bonplaisir. Toute sa force de caractère se révélaitpar ce seul fait. Elle pouvait commander à sesyeux, mais non pas faire mouvoir les musclesde sa face. Elle se leva de sa table de toilette,prit un manteau en velours sombre et un cha-peau dans un coin de sa garde-robe, et s’habillapour sortir. La petite pendule en laque qui or-nait sa cheminée sonna onze heures un quartpendant qu’elle était encore occupée. Cinq mi-nutes après, elle rentra dans le boudoir où elleavait laissé Phœbé Marks.

La femme de l’aubergiste était assise de-vant le feu presque dans la même position queson ancienne maîtresse au commencement dela soirée. Phœbé avait alimenté le feu et remisson châle et son chapeau. Il lui tardait de ren-trer chez elle auprès de ce brutal mari qui nesavait que trop bien profiter de son absencepour commettre quelque imprudence. Elle leva

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 223/513

Page 224: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

la tête quand lady Audley entra, et poussa uncri de surprise en voyant sa maîtresse prête àsortir.

« Avez-vous l’intention de sortir à cetteheure, milady ? s’écria-t-elle.

— Oui, Phœbé ! je vais à Mount Stanningavec vous pour voir cet huissier, le payer, et lerenvoyer moi-même.

— Mais vous oubliez qu’il est tard, mila-dy. »

Lady Audley ne répondit pas. Elle réfléchis-sait, la main posée sur le cordon de la sonnette.

« Les écuries sont toujours fermées, et lespalefreniers couchés à dix heures quand noushabitons le château. Pour avoir une voiture, ilfaudrait faire beaucoup de bruit ; je crois pour-tant que quelque domestique pourrait me lapréparer sans qu’il y eût du vacarme.

— Mais pourquoi sortir ce soir, milady ? de-manda Phœbé Marks. Demain, cela vaudra

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 224/513

Page 225: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

tout autant. Dans huit jours même, si vous vou-lez. Notre propriétaire renverra l’huissier lui-même s’il a votre promesse de régler l’affaire. »

Lady Audley ne prêta pas l’oreille à cette in-terruption. Elle retourna dans son cabinet detoilette, enleva à la hâte son manteau et sonchapeau et reparut dans le boudoir avec soncostume du dîner.

« Maintenant, Phœbé, écoutez-moi, dit-elleen saisissant la soubrette par le poignet et luiparlant à voix basse, mais d’un ton qui n’ad-mettait pas de réplique. Écoutez-moi, Phœbé,je vais ce soir à l’auberge ; qu’il soit tard oude bonne heure, peu m’importe ; je suis déci-dée à y aller, et j’irai. Vous m’avez demandépourquoi, et je vous l’ai dit. J’y vais pour payercette dette moi-même et m’assurer que l’argentque je donne est employé comme il doit l’être.Il n’y a rien là de bien extraordinaire. Je fais ceque font bon nombre d’autres femmes dans maposition. Je vais rendre service à ma soubrettefavorite.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 225/513

Page 226: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Mais il est près de minuit, milady. »

Lady Audley fronça le sourcil à cette inter-ruption.

« Si ma visite chez vous pour payer cethomme venait à être connue, je saurais me jus-tifier ; mais je préférerais qu’elle fût ignorée.Je crois pouvoir quitter cette maison et y ren-trer sans être vue de personne, si vous voulezm’obéir.

— Je suis prête, milady.

— Eh bien ! vous allez me souhaiter unebonne nuit tout à l’heure, quand ma femme dechambre va venir, et vous vous laisserez re-conduire par elle hors de la maison. Vous tra-verserez la cour et vous m’attendrez de l’autrecôté du portail. Il peut se faire que je vousfasse attendre une demi-heure, car je ne pour-rai sortir que lorsque tout le monde sera cou-ché, mais vous prendrez patience. Je vous re-joindrai, quoi qu’il arrive. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 226/513

Page 227: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

La figure de lady Audley n’était plus pâle.Une rougeur surnaturelle brillait au centre dechaque joue, et ses grands yeux bleus étince-laient. Elle parlait avec une clarté et une rapidi-té surprenantes. Elle avait l’air et les manièresde quelqu’un qui subit l’influence de quelqueémotion violente. Phœbé Marks la regardaitavec épouvante. Elle commençait à craindreque son ancienne maîtresse ne devînt folle.

La sonnette que fit retentir lady Audleyamena la femme de chambre de milady, quiportait des rubans couleur de rose, une robe ensoie noire et d’autres ajustements tout à fait in-connus dans ce bon vieux temps où les servi-teurs portaient des habits en tiretaine.

« Je ne savais pas qu’il fût si tard, Martine,dit milady avec cette douceur qui la faisait bienvenir auprès de ses gens. J’ai oublié les heuresen causant avec mistress Marks. Je n’aurai plusbesoin de vous ce soir ; ainsi, vous pouvez allervous coucher.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 227/513

Page 228: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Merci, milady, répondit la femme dechambre, qui paraissait avoir grande envie dedormir et ne retenait qu’avec peine un bâille-ment en présence de sa maîtresse. Ne ferais-je pas bien de reconduire mistress Marks avantde me mettre au lit ?

— Sans doute ; reconduisez-la. Les autresdomestiques sont-ils déjà couchés ?

— Oui, milady. »

Lady Audley se prit à rire en regardant lapendule.

« Nous avons perdu beaucoup de temps àbavarder, Phœbé. Bonne nuit, et dites à votremari que le loyer sera payé.

— Merci, milady, et bonne nuit, » murmuraPhœbé en tournant sur ses talons suivie de lafemme de chambre.

Lady Audley écouta à la porte jusqu’à ceque le bruit de leurs pas eût cessé dans lachambre octogone et sur le tapis de l’escalier.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 228/513

Page 229: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Martine couche en haut de la maison, dit-elle. C’est très loin d’ici. Dans dix minutes, jepourrai sortir sans crainte. »

Elle revint dans son cabinet de toilette, etremit pour la seconde fois son chapeau et sonmanteau. La rougeur n’avait pas disparu deses joues, et ses yeux brillaient toujours d’unéclat surnaturel. La surexcitation qui la domi-nait était telle, qu’elle ne ressentait aucune las-situde de corps ni d’esprit. Quelque diffuse quesoit ma description de ses sentiments, je décrisà peine un dixième de ses pensées et de sessouffrances ; ses angoisses rempliraient desvolumes imprimés en caractères très fins. Touten elle était souffrance, doute, perplexité. Tan-tôt elle envisageait ses tourments en détail, ettantôt elle les réunissait en bloc, par une seulepensée, plus rapide que l’éclair. Elle était de-bout contre la cheminée de son boudoir et at-tendait, en regardant marcher les aiguilles dela pendule, que le moment de quitter la maisonarrivât.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 229/513

Page 230: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« J’attendrai dix minutes, se dit-elle, maispas un moment de plus avant de m’engagerdans ce nouveau péril. »

Elle écouta le mugissement du vent quisemblait avoir redoublé à mesure que la nuitavançait et que les ténèbres devenaient plusépaisses.

Les aiguilles parcoururent lentement sur lapendule le petit espace marqué par les dix mi-nutes. À minuit moins un quart, milady prit unelampe et sortit sans bruit de sa chambre. Sonpas était aussi léger que celui d’une gazelle, etelle n’avait pas à craindre d’éveiller le moindreécho dans cette maison, livrée au sommeil, enmarchant sur les dalles des corridors et les ta-pis de l’escalier. Elle ne s’arrêta que lorsqu’ellefut arrivée au vestibule du rez-de-chaussée. Onsortait par plusieurs portes de ce vestibule oc-togone comme l’appartement de milady. L’unede ces portes menait à la bibliothèque, et cefut celle-là que lady Audley ouvrit avec précau-tion.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 230/513

Page 231: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

C’eût été folie que de tenter une sortie se-crète par l’une des portes principales, car leconcierge lui-même surveillait la fermeture detoutes les portes par devant et par derrière.Le secret des serrures fixées à ces portes pourmettre à l’abri la vaisselle plate de sir Michaël,n’était connu que des domestiques qui les ou-vraient et les fermaient. Mais, malgré toutesces précautions à l’endroit des entrées princi-pales de la citadelle, la porte vitrée qui don-nait accès de la salle à manger sur la pelousen’était défendue que par un volet en bois et unebarre de fer qu’un enfant pouvait soulever sanspeine.

C’était par là que lady Audley voulaits’échapper de la maison. Elle avait assez deforce pour soulever le volet et la barre de fer,et elle ne courait pas grand risque en laissantce passage libre derrière elle. Il était peu pro-bable que sir Michaël s’éveillât de sitôt. Il avaitle sommeil lourd d’habitude, et depuis sa ma-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 231/513

Page 232: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

ladie son sommeil était devenu plus lourd en-core.

Lady Audley traversa la bibliothèque et ou-vrit la porte vitrée de la salle à manger. Cettesalle à manger avait été construite tout récem-ment. Elle était simple et gaie, et tapissée d’unpapier de couleur. Alicia l’habitait plus souventque qui que ce fût. Les mille riens qui révé-laient les occupations favorites de la jeune filleétaient éparpillés dans la salle : c’étaient despinceaux, des brosses pour le dessin, une bro-derie commencée, des écheveaux de soie toutembrouillés, et une foule d’autres objets attes-tant la présence d’une insouciante jeune fille.Le portrait de miss Audley – jolie esquisse aucrayon, qui la représentait en habit et en cha-peau d’amazone – était accroché au-dessus dela cheminée. Milady regarda ces objets avecde la haine et du mépris dans ses beaux yeuxbleus.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 232/513

Page 233: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Comme elle serait contente s’il m’arrivaitmalheur, dit-elle. Quelle joie pour elle, si j’étaischassée d’ici. »

Lady Audley posa la lampe sur une table,près de la cheminée, et elle se dirigea ensuitevers la porte vitrée et l’ouvrit. La nuit étaitfroide et noire, et une bouffée de vent qui s’en-gouffra par l’ouverture éteignit la lampe.

« Peu m’importe ! murmura milady, je nel’aurais pas laissée allumée. Je trouverai monchemin dans la maison quand je reviendrai,toutes les portes sont ouvertes. »

Elle s’aventura sur le sentier caillouté quibordait la pelouse et referma la porte vitrée.Elle craignait que le vent ne la trahît en faisantcrier la porte de la bibliothèque.

Elle était maintenant dans le parterre, ex-posée aux fureurs du vent qui s’enroulait au-tour de sa robe de soie, et la faisait claquercomme la voile d’un bateau par une forte brise.Elle traversa le parterre et jeta un regard en ar-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 233/513

Page 234: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

rière sur les fenêtres de son boudoir, éclairéespar la lueur du feu, et sur celles de la chambreà coucher de sir Michaël, où brillait un faiblerayon de lumière.

« J’éprouve l’émotion de quelqu’un quis’évade au cœur de la nuit pour ne plus jamaisreparaître et être oublié, se disait-elle. Peut-être ferais-je mieux de fuir, de profiter del’avertissement de cet homme et de lui échap-per pour toujours. Si je disparaissais commeGeorge Talboys ?… Mais où aller ?… Que de-venir ?… Je n’ai pas d’argent, mes bijouxvalent tout au plus une centaine de livres, àprésent que j’ai vendu les plus beaux. Quefaire ?… Dois-je recommencer la vie d’autre-fois, cette vie de misère, de souffrance et d’hu-miliation ; m’exposer de nouveau aux fatiguesde la lutte, et mourir… comme mourut mamère, peut-être ? »

Milady demeura quelque temps immobileentre le parterre et l’arche, à débattre cettequestion ? Sa tête était baissée, et ses mains

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 234/513

Page 235: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

réunies l’une à l’autre. Son attitude révélaitl’état de son esprit ; elle exprimait l’irrésolu-tion, la perplexité. Tout à coup un changementse fit en elle, et elle releva la tête – d’un air dedéfi et de détermination.

« Non, monsieur Robert Audley, dit-elletout haut d’une voix claire et faible, je ne re-commencerai pas… je ne veux pas recommen-cer. Si ce duel entre nous est un duel à mort,ma main ne lâchera pas l’arme qu’elle tient. »

Elle marcha vers l’arche d’un pas ferme etrapide. En passant sous cette constructionmassive, il lui sembla qu’elle disparaissait dansquelque gouffre sombre, béant pour la rece-voir. L’horloge qui surmontait l’arche sonnaminuit, et chaque coup fit vibrer la maçonneriesolide, pendant que lady Audley arrivait del’autre côté et rejoignait Phœbé Marks qui l’at-tendait.

« Il y a trois milles d’ici à Mount Stanning,n’est-ce pas, Phœbé ? lui dit-elle.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 235/513

Page 236: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Oui, milady.

— Alors, nous pouvons les faire dans uneheure. »

Lady Audley ne s’était pas arrêtée en par-lant ; elle marchait très vite le long de l’avenue,et Phœbé suivait à ses côtés. Quoique faibleet délicate en apparence, elle était très bonnemarcheuse. Elle avait pris l’habitude deslongues promenades chez M. Dawson, alorsqu’elle n’avait qu’à obéir, et une distance detrois milles ne l’effrayait pas.

« Votre aimable mari vous aura sans douteattendue, Phœbé, dit-elle en traversant unchamp qui, d’habitude, servait de traverseentre le château et la grande route.

— Oh ! c’est bien sûr, milady ; je pense qu’ilse sera mis à boire avec l’homme.

— Quel homme ?

— L’homme qui accompagnait l’huissier,milady.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 236/513

Page 237: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Oh ! c’est probable, » dit milady Audleyavec indifférence.

Il était étrange que les chagrins domes-tiques de Phœbé fussent si loin de sa penséeau moment même où elle tentait une démarchesi extraordinaire pour aller arranger les affairesde la soubrette à l’auberge du Château.

Les deux femmes traversèrent le champ etgagnèrent la grande route. Le chemin qui me-nait à Mount Stanning était montueux et d’unaspect fort triste à cette heure avancée de lanuit ; mais milady marchait avec le courage dudésespoir. Elle ne dit pas un mot à sa com-pagne jusqu’au moment où elles arrivèrent ausommet de la colline et aperçurent quelqueslueurs annonçant le village. L’une de ceslueurs, plus brillante que les autres, indiquaitla maison où probablement Luke, à moitié ivre,attendait l’arrivée de sa femme.

« Phœbé, il n’est pas couché, votre mari, ditmilady, et comme je ne vois pas d’autre lu-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 237/513

Page 238: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

mière, je suppose que M. Robert Audley dortdepuis longtemps.

— Je le crois, milady.

— Êtes-vous sûre qu’il ait passé la nuit àvotre auberge.

— Certainement, avant de partir, j’ai aidé laservante à préparer sa chambre. »

Le vent, déjà très violent dans la plaine,l’était plus encore au sommet de la colline oùétait située l’auberge. La frêle maison étaitébranlée de fond en comble par ses efforts re-doublés, car il pénétrait partout par les fentesdes portes, celles des fenêtres, les tuiles dis-jointes, et les cheminées délabrées.

Luke Marks ne s’était pas donné la peined’assujettir la porte de sa maison avant de semettre à boire avec l’homme qui était chargéprovisoirement de garder ses meubles et sesustensiles de ménage. Le maître de l’aubergedu Château était une brute paresseuse et sen-suelle qui ne songeait qu’à ses plaisirs et haïs-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 238/513

Page 239: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

sait quiconque l’empêchait de s’y abandonnerlibrement.

Phœbé ouvrit la porte elle-même, et entrasuivie de milady. Le gaz était allumé au comp-toir et enfumait le plafond, blanchi à la chaux.La porte de la salle derrière le comptoir étaitentr’ouverte, et lady Audley entendit le rirebrutal de Marks en franchissant le seuil de l’au-berge.

« Je vais lui dire que vous êtes ici, milady,murmura Phœbé à son ancienne maîtresse. Ildoit être ivre, et je vous supplie de ne pas vousen offenser, s’il vous dit quelque grossièreté.Vous savez que je ne voulais pas que vous vins-siez.

— Oui… oui… je le sais ; mais que m’im-porte sa grossièreté ? Qu’il dise ce qu’il vou-dra. »

Phœbé Marks poussa la porte de la salle,laissant milady derrière elle.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 239/513

Page 240: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Luke était assis, les jambes étendues surles chenets. Il tenait d’une main un verre degin, et de l’autre le tisonnier dont il se servaitpour remuer les charbons et livrer passage à laflamme.

Quand sa femme parut, il retira brusque-ment le tisonnier et dit en branlant la têtecomme un homme ivre :

« Vous vous êtes donc enfin décidée à reve-nir, madame, je vous croyais partie pour tou-jours. »

Sa langue était épaisse ; il parlait avec peineet d’une façon peu intelligible ; ses yeuxétaient humides, ses mains tremblantes, et savoix indiquait qu’il avait bu ce soir-là encoreplus que de coutume. Brutal à jeun, il l’était dixfois plus encore en état d’ivresse. Il ne gardaitplus alors la moindre réserve.

« Je… je suis restée plus longtemps que jene pensais, répondit Phœbé d’un ton conci-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 240/513

Page 241: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

liant ; mais j’ai vu milady, et elle a été trèsbonne pour nous, et… elle réglera cette affaire.

— Très bonne, ah ! ah ! vraiment, murmuraMarks d’une voix entrecoupée, je ne lui en saisaucun gré ; je la connais, sa bonté, et si elle n’yétait pas forcée, elle changerait d’allures. »

Le gardien des meubles, qu’un tiers de la li-queur engloutie par Marks avait plongé dansune demi-rêverie, regarda tout étonné l’auber-giste et sa femme. Il était assis près de la tablesur laquelle il avait planté ses coudes pour nepas glisser dessous, et il faisait de vains effortspour allumer sa pipe à une chandelle qu’il avaitdevant lui.

« Milady a promis de régler cette affaire, »riposta Phœbé, sans s’occuper des remarquesde Luke.

Elle connaissait assez la nature entêtée deson mari pour savoir qu’il était inutile de cher-cher à l’empêcher de parler ou d’agir quand ils’était mis en tête de le faire.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 241/513

Page 242: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Elle est venue ici pour cela ce soir même,Luke, » ajouta-t-elle.

Le tisonnier s’échappa des mains de l’au-bergiste et fit grand bruit en tombant.

« Lady Audley-est venue ici ce soir ?s’écria-t-il.

— Oui, Luke. »

Milady parut sur le seuil au même instant.

« Oui, Luke Marks, dit-elle, je suis venuepayer cet homme et le renvoyer. »

Lady Audley prononça ces mots comme sielle les avait appris par cœur et les répétaitsans savoir ce qu’elle disait.

Marks posa son verre vide sur la table d’unair de mécontentement et dit en faisant ungeste d’impatience :

« Vous auriez pu donner l’argent à Phœbé ;elle l’aurait apporté aussi bien que vous. Nousne voulons pas ici de belles dames pour fourrerleur nez partout.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 242/513

Page 243: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Luke… Luke… fit observer Phœbé, vousoubliez combien milady a été bonne.

— Au diable sa bonté ! c’est son argent qu’ilnous faut et sans espoir de reconnaissance en-core. Ce qu’elle fait, elle est forcée de le faire,sinon elle s’en garderait bien. »

Luke Marks aurait continué longtemps surce ton si milady ne s’était tout à coup retournéevers lui, et ne l’avait rendu muet d’un regard.La flamme qui s’échappait de ses yeux étaitverdâtre comme celle qui se dégagerait de l’œilen courroux d’une sirène.

« Taisez-vous, dit-elle, je ne suis pas venueici pour écouter vos insolences. Combien de-vez-vous ?

— Neuf livres. »

Lady Audley tira sa bourse – un bijou enivoire, argent et turquoise – et en sortit unbillet de banque et quatre souverains qu’elledéposa sur la table.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 243/513

Page 244: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Je veux un reçu de cet homme avant departir, » dit-elle.

Il fallut du temps pour faire comprendre augardien ce qu’on désirait de lui, et ce ne futqu’en lui mettant entre les doigts une plumepleine d’encre qu’il comprit que sa signatureétait nécessaire au bas du reçu écrit par PhœbéMarks. Dès que l’encre fut sèche, lady Audleyprit le papier et quitta la salle. Phœbé la suivit.

« Vous ne vous en retournerez pas seule,milady ; dit-elle. Laissez-moi vous accompa-gner.

— Oui, oui, vous m’accompagnerez. »

Les deux femmes se trouvaient près de laporte de l’auberge pendant que milady parlait.Phœbé regardait son ancienne maîtresse. Elles’était attendue à ce que lady Audley fût pres-sée de repartir après avoir payé l’affaire dontelle avait voulu si capricieusement s’occuper ;mais il n’en fut pas ainsi ; milady était appuyéecontre le montant de la porte et regardait dans

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 244/513

Page 245: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

le vide. Mistress Marks eut peur de nouveauque des chagrins récents n’eussent rendu samaîtresse folle.

Une petite horloge hollandaise placée der-rière le comptoir sonna une heure, pendantque lady Audley demeurait ainsi indécise etcomplètement irrésolue.

Elle tressaillit à ce bruit et commença àtrembler violemment.

« Je crois que je vais m’évanouir, Phœbé,dit-elle ; où pourrais-je trouver de l’eau froide ?

— La pompe est dans le lavoir ; je coursvous chercher un verre d’eau, milady.

— Non, non, dit milady, retenant Phœbépar le bras, au moment où elle allait sortir pourchercher ce verre d’eau, j’irai moi-même. Ilfaut que je me plonge la tête dans une cuvetted’eau pour ne pas m’évanouir. Dans quellechambre couche M. Audley ? »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 245/513

Page 246: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Il y avait si peu d’à-propos dans cette ques-tion, que Phœbé examina attentivement samaîtresse avant d’y répondre.

« J’ai préparé le n° 3, milady,… la chambreà côté de la nôtre, sur le devant, répliqua-t-elleaprès un silence d’étonnement.

— Donnez-moi de la lumière, dit milady, jevais monter chez vous et mettre de l’eau dansune cuvette pour me baigner la tête. Restezici, ajouta lady Audley d’un ton d’autorité, envoyant que Phœbé Marks allait lui montrer lechemin, et veillez à ce que votre brute de marine monte pas là-haut ! »

Elle saisit la bougie allumée par Phœbé desmains de la jeune femme, et monta l’escalieren bois vermoulu qui menait au sombre cor-ridor du premier étage. Cinq chambres à cou-cher donnaient sur le corridor dans lequel elledéboucha, et chacune d’elles portait un numé-ro peint en lettres noires sur les panneaux su-périeurs des portes. Lady Audley était venue

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 246/513

Page 247: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

à Mount Stanning examiner la maison lors-qu’elle avait acheté le fonds à Luke Marks,et elle connaissait très bien les êtres de cettevieille maison. Elle savait où était la chambrede Phœbé, mais elle s’arrêta devant celle de lachambre qui avait été préparée pour M. RobertAudley.

Elle s’arrêta et regarda le numéro peint surla porte. La clef était dans la serrure, et sa mains’appuya dessus comme par mégarde. Puis ellese mit à trembler comme elle avait trembléquelques minutes avant au bruit de l’horloge,et resta ainsi tremblante quelques instants,ayant toujours la main sur la clef. Ensuite safigure revêtit une horrible expression, et elletourna deux fois la clef dans la serrure, fermantainsi la porte à double tour.

Aucun bruit ne fut entendu de l’intérieur.Celui qui occupait la chambre ne fit aucunmouvement, ne donna aucun signe attestantque le grincement de la clef dans la serrurerouillée était parvenu à ses oreilles.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 247/513

Page 248: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Lady Audley entra précipitamment dans lachambre à côté. Elle posa la bougie sur la tablede toilette, ôta son chapeau, et en noua les ru-bans autour de son bras. Elle s’empara de lacuvette et la remplit d’eau. Elle plongea danscette eau sa tête et sa chevelure dorée, et re-vint se placer pendant quelques instants au mi-lieu de la chambre, d’où elle contempla d’unœil ardent le maigre ameublement qui l’entou-rait. La chambre à coucher de Phœbé n’avaitrien de luxueux. Elle avait été forcée de mettreles plus beaux meubles dans les chambres ré-servées aux voyageurs que le hasard pouvaitamener à l’auberge du Château. Mais mistressMarks avait remplacé la partie substantiellede l’ameublement qui faisait défaut par l’abon-dance des draperies. Au lit, aux fenêtres, par-tout, des rideaux blancs de mousseline à bonmarché et des draperies de même étoffe à lasombre fenêtre, masquaient la lumière du jouret donnaient asile à des légions de mouches etaux toiles d’araignée. La glace elle-même, cemalheureux morceau de verre qui faisait gri-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 248/513

Page 249: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

macer toute figure assez hardie pour s’y mirer,était encadrée dans de la mousseline festonnéeet du calicot rouge glacé orné d’une dentelletricotée.

Milady sourit à l’aspect de tous ces festonset de tous les ornements qui partout frappaientl’œil. Elle avait raison peut-être de sourire ense rappelant la richesse de son splendide ap-partement ; mais il y avait dans ce sourire uneexpression sardonique qui annonçait autrechose qu’un mépris naturel pour le luxe de lapauvre Phœbé. Elle s’approcha de la table detoilette, y essuya ses cheveux mouillés devantla glace, puis elle remit son chapeau. La bou-gie placée sur la table se trouvait nécessaire-ment rapprochée de la gaze qui recouvrait lesdorures de la glace, et elle l’était tellement, quele frêle tissu semblait attirer la flamme commes’il avait eu sur elle une puissance magnétique.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 249/513

Page 250: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Phœbé attendait avec impatience à la portede l’auberge que milady redescendît. Elle re-gardait s’écouler les minutes sur la petite hor-loge hollandaise, et trouvait que les aiguillesmarchaient bien lentement. Ce ne fut qu’à uneheure et dix minutes que lady Audley reparut.Elle avait remis son chapeau, et ses cheveuxétaient encore humides, mais elle ne rapportaitpas la bougie.

Phœbé s’inquiéta aussitôt de cette bougieabsente. « Vous avez laissé la bougie là haut,milady, dit-elle.

— Le vent l’a éteinte au moment où j’allaissortir de chez vous, et je l’ai laissée dans votrechambre, répondit tranquillement milady.

— Dans ma chambre !

— Oui.

— Était-elle bien éteinte ?

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 250/513

Page 251: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Oh ! tout à fait ; mais pourquoi ces ques-tions ennuyeuses ? Il est une heure passée, ve-nez. »

Elle prit le bras de Phœbé, et l’entraîna,moitié de gré, moitié de force, hors de la mai-son. La pression convulsive de sa main mi-gnonne sur le bras de sa compagne avait ence moment autant de force qu’un étau de fer.Le violent vent de mars referma brusquementla porte de l’auberge, et les deux femmes setrouvèrent de nouveau sur la route, au milieudes ténèbres. La longue route noire s’étendaitmorne et désolée devant elles, à peine visibleentre les rangées d’arbres dépouillés.

Une promenade de trois milles de long surune route déserte, entre une et deux heuresdu matin, par le froid piquant d’une matinéed’hiver, est loin d’être un divertissement pourune femme délicate, pour une femme qui aimeses aises et le confortable. Mais milady n’encourait pas moins sur le terrain durci et inégalde la grande route. Elle traînait après elle sa

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 251/513

Page 252: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

malheureuse compagne comme si le génie dumal l’avait douée d’une force indomptable. Parcette nuit noire qui les enveloppait – par cevent terrible qui soufflait autour d’elles desquatre points cardinaux, balayant une vasteétendue de terrain cachée par les ténèbres etse déchaînant avec toute sa violence sur elles –les deux femmes descendirent la colline sur la-quelle s’élevait Mount Stanning, le long d’unmille et demi de terrain plat, et gravirent lacôte au nord de celle qui recélait sur sa penteopposée le riant coin de terre où le châteaud’Audley était enseveli loin du tumulte et desclameurs du monde.

Milady s’arrêta au sommet de cette collinepour reprendre haleine et étreindre son cœur àdeux mains dans l’espoir d’en étouffer les bat-tements douloureux. Elles n’étaient plus main-tenant qu’à trois quarts de mille du château. Ily avait environ une heure qu’elles avaient quit-té l’auberge du Château.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 252/513

Page 253: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Lady Audley, pendant cette halte, tourna latête vers le but de sa course. Phœbé Markss’arrêta aussi, et, profitant d’un moment d’arrêtdans cette course précipitée, jeta ses regardsen arrière sur cette triste auberge, où elle étaitsi malheureuse. À la vue de l’auberge elle pous-sa un cri d’horreur et saisit vivement le man-teau de lady Audley.

Les ténèbres ne couvraient plus de leurvoile noir toute l’étendue du ciel. Un jet de lu-mière brillait dans le lointain.

« Milady !… milady !… s’écria Phœbé sai-sissant un des pans du manteau de sa maî-tresse, et lui montrant cette lueur, voyez-vous ?… voyez-vous ?

— Oui, je vois, répondit lady Audley en es-sayant de dégager son manteau des mains quile serraient. Qu’est-ce que c’est ?

— Le feu…, milady… le feu !

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 253/513

Page 254: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Il me semble, en effet. C’est à Brentwoodsans doute. Lâchez-moi, Phœbé, ce feu ne noustouche en rien.

— Oh ! milady, ce n’est pas à Brentwood,c’est bien plus près, c’est à Mount Stanning. »

Lady Audley ne répondit pas. Elle tremblaitde nouveau, de froid peut-être, car le ventavait arraché son manteau de ses épaules ettout son corps frêle était exposé à la bise aiguë.

« C’est à Mont Stanning, milady, s’écriaPhœbé Marks ; le feu est à l’auberge du Châ-teau… je le sais… je le sais… j’ai songé aufeu toute la soirée et j’étais mal à mon aise,car je savais qu’un jour ou l’autre cela arrive-rait. L’auberge ne m’inquiète guère, mais il yva de la vie de plusieurs personnes… il y vade la vie de plusieurs personnes, sanglota lajeune femme avec égarement. Luke est ivre etne pourra se sauver tout seul, et M. Audley estendormi… »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 254/513

Page 255: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Phœbé Marks s’arrêta tout à coup en pro-nonçant le nom de Robert. Elle se jeta à ge-noux et levant les mains vers lady Audley :

« Ô mon Dieu ! s’écria-t-elle, dites-moi quece n’est pas vrai, dites-le-moi, c’est trop hor-rible, trop horrible !…

— Qu’est-ce qui est trop horrible ?

— La pensée qui me vient à l’esprit… la ter-rible pensée que j’ai en ce moment.

— Que voulez-vous dire, Phœbé ? cria mi-lady fièrement.

— Que Dieu me pardonne si je metrompe… s’écria la jeune femme agenouillée,en phrases entrecoupées, puissé-je me trom-per, milady ! pourquoi êtes-vous venue à l’au-berge ce soir ?… pourquoi avez-vous résistéà toutes mes objections, vous qui êtes l’enne-mie de M. Audley et de Luke, que vous saviezréunis ce soir sous le même toit ? Oh ! dites-moi que je vous fais injure… dites-le-moi…car, aussi vrai qu’il y a un Dieu au-dessus de

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 255/513

Page 256: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

nos têtes, je crois que vous n’êtes venue quepour mettre le feu à l’auberge. N’est-ce pas queje vous fais injure, milady… n’est-ce pas ?…Dites-le-moi, je vous en supplie.

— Je n’ai rien à vous dire, sinon que vousêtes folle, répondit lady Audley d’un ton secet dur ; relevez-vous, peureuse… idiote ! Votremari est-il donc si regrettable que vous ayezlieu de gémir à cause de lui. Que vous est-ilce Robert Audley pour que vous fassiez la folleparce qu’il court un danger quelconque ? Com-ment savez-vous que le feu est à Mount Stan-ning ? Vous voyez un jet de lumière dans leciel et vous vous écriez aussitôt que votre mi-sérable hutte est en flammes, comme s’il n’yavait pas sur terre d’autre maison qui pût brû-ler. Le feu peut être à Brentwood ou plus loin…à Romford… ou plus loin encore ; de l’autre cô-té de Londres peut-être. Relevez-vous, folle, etretournez chez vous pour veiller sur vos biens,sur votre mari et sur votre locataire. Relevez-vous et partez, je n’ai plus besoin de vous.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 256/513

Page 257: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Oh ! milady… milady… pardonnez-moi… sanglota Phœbé ; rien de tout ce quevous pourrez me dire ne sera assez dur pourl’injure que je vous ai faite, même en pensée ;je ne prends pas garde à vos paroles cruelles…accablez-moi de reproches pour cette accusa-tion… vos duretés ne seront rien pour moi…dites-moi tout ce que vous voudrez, si j’ai tort.

— Retournez voir par vous-même, réponditlady Audley sèchement, je vous répète que jen’ai plus besoin de vous. »

Lady Audley s’éloigna, laissant PhœbéMarks toujours agenouillée sur la route dans saposture de suppliante. La femme de sir Michaëlreprit le chemin de la maison où dormait sonmari, pendant que les lueurs du feu éclairaientl’immensité du ciel derrière elle et que, devantelle, s’étendait l’obscurité de la nuit.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 257/513

Page 258: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

CHAPITRE IX

LE PORTEUR DE NOUVELLES

Il était tard le lendemain dans la matinéequand lady Audley sortit de son cabinet de toi-lette. Elle portait un charmant négligé du ma-tin en mousseline, tout garni de dentelles et debroderies, mais sa figure était très pâle et sesyeux étaient entourés d’un cercle bleuâtre. Elledonna pour excuse qu’elle avait lu très tarddans la nuit.

Sir Michaël et sa jeune femme déjeunèrentdans la bibliothèque, sur une table ronde, com-modément installés au coin d’un bon feu, etAlicia fut obligée de figurer à côté de sa belle-mère, tout en se promettant de la fuir dans l’in-tervalle des repas.

Page 259: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Cette matinée de mars était triste etsombre. La pluie fine qui tombait sans relâchedonnait au paysage une teinte obscure et em-pêchait la vue de s’étendre au loin. Il n’était ar-rivé que quelques lettres par le courrier du ma-tin, et comme les journaux n’apportaient pasleurs nouvelles avant midi, la causerie n’étaitpas très animée à la table du déjeuner.

Alicia regardait les gouttes de pluie qui ve-naient battre contre les vitres.

« Impossible de sortir à cheval aujourd’hui,dit-elle, et pas la moindre chance de voir desvisites pour nous égayer, à moins que ce ridi-cule Bob n’affronte la boue et la pluie pour ve-nir de Mount Stanning. »

Avez-vous jamais entendu parler d’une ma-nière légère et indifférente de quelqu’un quevous savez mort par une autre personne quiignore la nouvelle ? Cette personne fait dire etfaire à celui qui n’est plus les mille absurdi-tés dont se compose la vie journalière, tandis

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 259/513

Page 260: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

que vous savez, vous, qu’il a disparu pour tou-jours de la surface de la terre, et qu’il y a, entrelui et les occupations quotidiennes des vivants,la pierre d’une tombe ? Ces allusions, quelqueinsignifiantes qu’elles soient, produisent unesensation désagréable dans l’esprit. Ces re-marques affectent péniblement votre sensibi-lité nerveuse, et ce manque de respect invo-lontaire envers la mort vous est odieux. Quelsfurent les motifs qui firent frissonner lady Aud-ley en entendant le nom de Robert ? Dieu seulle sait, mais sa figure devint pâle comme lamort quand Alicia parla de son cousin.

« Oui, il viendra peut-être malgré la boueet la pluie, continua la jeune fille, et il entreraici avec son chapeau déformé et ruisselantcomme si ce dernier eût été brossé avec unpetit pain de beurre frais. Une vapeur blanches’échappera de ses vêtements et le fera ressem-bler à quelque divinité des eaux montrant satête au milieu des ondes. La boue de ses bottessalira votre tapis, milady, ses habits mouillés

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 260/513

Page 261: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

frôleront votre tapisserie des Gobelins, et sivous lui en faites l’observation, il le trouveramauvais et vous demandera pourquoi vousavez des fauteuils si ce n’est pas pour s’asseoirdessus. Il vous dira qu’il vaudrait autant vivreà Fig-Tree Court, et… »

Sir Michaël Audley regardait sa fille d’un airsérieux pendant qu’elle parlait de son cousin.Il arrivait souvent à Alicia de ridiculiser Robertet de le traiter en termes peu mesurés.

« Qui sait, se disait le baronnet, si ma fillen’est pas comme cette Béatrice qui n’avait quede dures paroles pour Bénédict, mais qui enmême temps l’aimait de tout son cœur. Savez-vous, Alicia, ce que m’a dit le major Melvilledans sa visite d’hier ? demanda tout à coup sirMichaël.

— Je n’en ai pas la plus petite idée, réponditAlicia avec dédain ; il vous a dit peut-être quenous aurions une autre guerre avant peu oubien un nouveau ministère, parce que les mi-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 261/513

Page 262: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

nistres actuels ne font rien qui vaille, et qu’àforce de réformer ceci, cela, ils finiront parn’avoir plus d’armée du tout ; rien qu’une ar-mée d’enfants bourrés jusqu’aux yeux d’absur-dités débitées par les maîtres d’école, et por-tant des jaquettes et des casquettes de toile.Oui, monsieur, ils se battent dans l’Inde avecdes casquettes de toile, en ce moment même,monsieur.

— Vous êtes une impertinente, miss, repritle baronnet. Le major Melville ne m’a rien ditde tout cela : il m’a seulement raconté qu’un devos admirateurs, sir Harry Towers, avait quit-té sa résidence du Hertfordshire et renoncé àses chevaux de chasse pour aller faire un tourd’une année sur le continent. »

Miss Audley rougit en entendant le nomde son adorateur, mais cette rougeur disparutpromptement.

« Il est parti pour le continent ! dit-elle avecindifférence. Pauvre garçon ! il m’avait annon-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 262/513

Page 263: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

cé que c’était là son intention si… s’il ne réus-sissait pas dans ses projets. Sir Harry Towers,le pauvre diable, est une bonne et stupide na-ture, qui vaut vingt fois mieux que ce morceaude glace qui a nom Robert Audley.

— Je voudrais, Alicia, que vous ne trouviezpas tant de plaisir à ridiculiser Robert, dit sirMichaël gravement. Il a un cœur excellent etje l’aime comme un fils. Il me cause bien deschagrins depuis quelque temps. Il n’est plus lemême qu’auparavant ; il s’est mis en tête desidées absurdes, et ma femme est alarmée àpropos de lui, elle… »

Lady Audley interrompit son mari en se-couant la tête d’un air grave.

« Il vaut mieux, dit-elle, ne pas trop parlerde cela pour le moment. Alicia sait ce que jecrois…

— Oui, reprit miss Audley, vous croyez qu’ildevient fou, mais je sais à quoi m’en tenir : Ro-bert n’est pas taillé pour devenir fou. Ce n’est

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 263/513

Page 264: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

pas dans une mare qu’éclate jamais la tempête.Il peut se faire qu’il passe le reste de sa vie àbâiller à la lune dans un état d’idiotisme qui nelui permettra pas de comprendre qui il est et oùil va, mais il n’arrivera pas jusqu’à la folie. »

Sir Michaël ne répliqua pas. Sa conversa-tion de la veille avec sa femme l’avait inquiétéet il avait beaucoup réfléchi sur ce pénible su-jet.

Sa femme – la femme qu’il aimait le plusau monde et qui avait toute sa confiance – luiavait exposé avec toutes les apparences du re-gret et de l’agitation sa conviction de la folie deson neveu. Il avait essayé inutilement d’arriverà la conclusion qu’il désirait de tout son cœur,il avait essayé de se prouver à lui-même qu’elles’était trompée et que son opinion n’avait riende sérieux. Mais alors que conclure ? Puis-qu’elle croyait que Robert était fou, si elle setrompait, c’était son esprit à elle qui était dé-rangé. Il était certain que Robert avait toujoursété excentrique. Il avait du bon sens, était pas-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 264/513

Page 265: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

sablement habile ; il avait de l’honneur et lessentiments d’un gentleman, quoiqu’il fût peut-être un peu insouciant dans l’accomplissementde certains devoirs de société d’ordre infé-rieur ; mais il existait quelques légères diffé-rences difficiles à définir qui le séparaient desautres jeunes gens de son âge et de sa position.Il était vrai encore qu’il avait bien changé de-puis la disparition de George Talboys. Il étaitdevenu rêveur, pensif, mélancolique et dis-trait ; il fuyait la société, passait plusieursheures de suite sans parler, ou bien il s’échauf-fait par boutades et discutait avec animationdes sujets tout à fait en dehors de sa sphère.Puis, il y avait encore un autre motif qui sem-blait donner de la force au raisonnement demilady sur l’état de ce malheureux jeunehomme. Il avait vécu souvent dans la sociétéde sa jolie et franche cousine Alicia, que l’inté-rêt et l’affection, selon toute apparence, lui dé-signaient naturellement comme la femme qu’illui fallait. Plus encore, la jeune fille lui avaitmontré dans l’innocence de son cœur que de

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 265/513

Page 266: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

son côté du moins l’affection ne manquait pas,et pourtant malgré tout cela il avait préférévivre seul, et laisser le champ libre à d’autresqui étaient venus demander sa main et avaientété refusés, sans qu’il donnât signe de vie.

Mais l’amour est une essence tellementsubtile, une merveille métaphysique si difficileà définir, que sa puissance si terrible pour celuiqui aime, n’est jamais bien comprise par ceuxqui ne la subissent pas et qui se demandentcomment il se fait que la fièvre commune aitdes conséquences si désastreuses. Sir Michaëlse disait qu’Alicia étant une charmante jeunefille, il était extraordinaire que Robert ne fûtpas amoureux d’elle. Il trouvait étrange, lui, quin’avait rencontré qu’à soixante ans la femmequi avait pu faire battre son cœur, que Robertn’eût pas gagné la fièvre d’amour en voyantAlicia. Il oubliait qu’il y a des hommes qui tra-verseraient impunément le paradis de Maho-met et qui succombent enfin devant quelqueaffreuse virago qui connaît la manière de pré-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 266/513

Page 267: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

parer le philtre énivrant. Il oubliait qu’il y ades hommes qui vieillissent sans avoir rencon-tré la femme choisie pour eux par Némésis, etmeurent vieux garçons peut-être, tandis que,de l’autre côté du mur de leur chambre mor-tuaire, cette même femme achève de broderle voile de sainte Catherine. Il oubliait quel’amour, qui est une folie, un fléau, une illusion,un piège, est aussi un mystère que ne peuventdéchiffrer ceux qui n’en subissent pas les tor-tures. John qui est amoureux fou de missBrown et qui passe la nuit à tourner et à retour-ner sa tête sur son oreiller, et qui, dans son an-goisse, roule ses draps comme s’il était un pri-sonnier et qu’il voulût en faire des cordes ; cemême John qui regarde Russell Square commeun endroit magique parce que sa divinité l’ha-bite ; qui pense que les arbres et le ciel au-des-sus y sont plus verts et plus bleu que les arbreset le ciel ailleurs, et qui endure une torture,oui, une vraie torture où se mêlent l’espérance,la joie, l’attente et la terreur quand il sort deGuildford Street pour descendre des hauteurs

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 267/513

Page 268: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

d’Islington, dans ce lieu sacré, ce même Johnest indifférent aux tourments de Smith quiadore miss Robinson et ne peut comprendrece que le pauvre garçon découvre de si remar-quable chez la jeune fille. Il en était ainsi de sirMichaël Audley. Il regardait son neveu commele type d’une certaine classe de jeunes gens, etsa fille comme un modèle de beauté féminine,et se demandait constamment pourquoi ils nese mariaient pas, pourquoi les deux modèlesne s’uniraient pas par un mariage très conve-nable. Il ignorait qu’il existe dans les naturesdes différences infinitésimales, qui changent lanourriture saine pour l’un en poison pourl’autre, et que tel plat qui déplaît au voisin dedroite est très goûté du voisin de gauche.

Si à un dîner, un convive de mauvaise hu-meur refuse de manger du saumon ou desconcombres parce que ce n’est pas la saison ;si les pois verts en février ne sont pas de songoût, nous le regardons aussitôt comme un pa-rent pauvre de l’amphitryon, qui fuit par ins-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 268/513

Page 269: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

tinct ces plats coûteux. Si un alderman décla-rait qu’il n’aime pas le porc frais, on le consi-dérerait aussitôt comme un martyr social, unMarcus Curtius de la table, qui s’est immolélui-même au profit de ses semblables. Les al-dermen ses collègues croiraient à n’importequoi plutôt qu’à un dégoût hérétique pour ceque la Cité envisage comme l’ambroisie de lasoupière. Mais il y a des gens qui n’aiment pasle saumon, le poisson blanc délicat, les canardsprintaniers et toute espèce de morceaux choi-sis dont la réputation est bien établie ; et il y ad’autres personnes qui ont un faible pour desplats excentriques, de mauvais goût, et généra-lement réputés nauséabonds.

Hélas ! ma jolie Alicia, votre cousin ne vousaimait pas ! Il admirait votre bonne figure an-glaise toute rose et ressentait pour vous unetendre affection, qui, avec le temps, seraitpeut-être devenue assez vive pour le pousserà vous épouser, à contracter avec vous cetteespèce d’union banale dont on voit tous les

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 269/513

Page 270: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

jours des exemples et qui ne demande pas undévouement bien passionné, sans la secousseviolente qu’elle avait reçue dans le Dorset-schire. Oui, l’affection naissante de RobertAudley pour sa cousine, cette plante si lente àpousser, il faut bien en convenir, avait été ar-rêtée tout à coup dans sa croissance et s’étaitrabougrie dans cette froide journée de févrieroù il avait causé avec Clara Talboys sous lespins. Depuis, le jeune homme avait éprouvéune sensation désagréable en songeant à lapauvre Alicia.

Il la regardait comme un obstacle à la liber-té de ses pensées ; il était hanté par la craintede s’être tacitement engagé à elle ; il lui sem-blait qu’elle avait sur lui un droit qui lui dé-fendait de penser à une autre femme, et c’étaitprobablement l’image de miss Audley, envisa-gée sous ce point de vue, qui occasionnait lessorties violentes que le jeune avocat se per-mettait quelquefois contre les femmes. Cepen-dant l’honneur parlait haut chez lui, tellement

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 270/513

Page 271: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

haut qu’il eût préféré se sacrifier à ce qu’il re-gardait comme un acte honnête, et épouserAlicia plutôt que de lui faire la moindre peine,dût cette peine assurer son bonheur à lui.

« Si la pauvre enfant m’aime, se disait-il, siquelque parole irréfléchie, prononcée par moia pu lui faire croire que je l’aimais, il est demon devoir de ne pas détruire cette croyance,et je suis prêt à tenir la promesse que je puisavoir faite à la légère. J’ai eu jadis la pensée,j’ai eu jadis l’intention de demander sa mainaprès l’éclaircissement de cet horrible mystèrede la disparition de George Talboys… et unarrangement de toutes choses amené sansbruit… mais maintenant… »

Ses pensées s’arrêtaient là d’ordinaire, etl’entraînaient où il ne voulait pas aller, sousles pins du Dorsetschire où il se retrouvait denouveau face à face avec la sœur de son amidisparu, et c’était généralement un voyage trèspénible que celui à l’aide duquel il revenait àl’endroit où il s’était perdu dans ses réflexions.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 271/513

Page 272: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

C’était chose si difficile pour lui de s’éloignerdu turf rabougri et des pins.

« Pauvre petite fille ! continuait-il en reve-nant à Alicia, comme c’est bien à elle de m’ai-mer et combien je devrais me montrer recon-naissant de sa tendresse. Combien de jeunesgens accepteraient avec empressement le donde ce cœur généreux, aimant, qui serait la fa-veur la plus précieuse qu’ils pussent obtenirsur terre. Sir Harry Towers est au désespoird’avoir été refusé. Il me donnerait la moitié desa fortune, toute sa fortune et même deux foisla valeur s’il le pouvait, pour être à la place queje veux déserter avec tant d’ingratitude. Pour-quoi ne puis-je l’aimer ? Pourquoi la sachantjolie, pure, bonne et pleine de franchise, sonimage ne m’apparaît-elle jamais qu’en compa-gnie de reproches ? Je ne la vois jamais dansmes rêves, je ne m’éveille jamais en sursaut aumilieu de la nuit pour voir ses yeux brillants mecontempler, pour sentir sa chaude haleine surma joue ou la pression de ses doigts mignons

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 272/513

Page 273: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

sur ma main. Non, je ne l’aime pas, je ne puisdevenir amoureux d’elle ! »

Il se révoltait contre son ingratitude. Il enétait furieux. Il essayait par toutes sortes deraisonnements de faire éclore en son cœur unebelle passion pour sa cousine, mais c’était im-possible, et plus il s’efforçait de songer à Alicia,plus il songeait à Clara Talboys. Les sentimentsque je décris maintenant dataient de la périodeécoulée entre son retour du Dorsetschire et savisite à Grange Heath.

Sir Michaël s’assit au coin du feu après dé-jeuner, dans cette triste matinée pluvieuse, etpassa son temps à écrire où à lire les journaux.Alicia s’enferma chez elle pour achever le troi-sième volume d’un roman, et lady Audley fer-ma la porte de la chambre octogone et erratoute la journée dans la longue enfilade de sesappartements.

Elle avait fermé la porte à clef pour semettre en garde contre une visite inattendue

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 273/513

Page 274: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

qui l’aurait prise à l’improviste, qui ne lui auraitpas donné le temps de composer assez bien safigure pour défier l’observation. Elle pâlissaitde plus en plus à mesure que la matinée s’écou-lait. Sur sa table de toilette était un petit coffretà médicaments renfermant des fioles à chloro-forme, lavande, chlorodyne et éther. Une foismilady s’arrêta devant ce coffret et en tira àmoitié machinalement peut-être les fioles qui yrestaient. Elle finit par en rencontrer une pleined’un liquide noirâtre et dont l’étiquette portait :Opium. – Poison.

Elle joua longtemps avec cette fiole, la re-garda à travers le jour, et la déboucha mêmepour respirer l’odeur du liquide. Mais elle la dé-posa tout à coup en frissonnant.

« Si je pouvais !… murmura-t-elle, si j’avaisseulement le courage !… Et pourtant à quoibon ! maintenant... »

Ses petites mains se crispèrent à ces der-niers mots, elle courut à la fenêtre de son cabi-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 274/513

Page 275: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

net d’où l’on apercevait la grande arche tapis-sée de lierre, sous laquelle devait passer qui-conque viendrait de Mount Stanning au châ-teau d’Audley.

Il y avait d’autres portes plus petites dansles jardins, et ces portes ouvraient sur la prairiequi se trouvait derrière Audley ; mais en reve-nant de Mount Stanning ou de Brentwood, ilfallait entrer par l’arche.

L’aiguille de l’horloge au-dessus de l’archemarquait une heure et demie quand milady laregarda.

« Comme le temps passe lentement, dit-elleennuyée ; comme il passe lentement… lente-ment. Vieillirai-je longtemps ainsi d’une heurepar minute ? »

Elle demeura quelques instants immobile,les yeux fixés sur l’arche, mais personne ne pa-rut, et elle s’éloigna de la fenêtre pour recom-mencer sa promenade.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 275/513

Page 276: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

En quelque endroit que se fût déclaré l’in-cendie qui la nuit précédente avait jeté une sivive lueur sur le ciel sombre, la nouvelle n’enétait pas encore parvenue à Audley. La jour-née était triste et pluvieuse, et précisément unede celles par lesquelles l’oisif ou le bavard leplus entêté oserait à peine s’aventurer au de-hors. Ce n’était pas jour de marché, il y avaitdonc peu de piétons sur la route entre Brent-wood et Chelmsford, et aucune nouvelle dufeu qui avait eu lieu pendant cette nuit d’hivern’était arrivée au village d’Audley, et du villageau château.

La femme de chambre en rubans roses vintprévenir sa maîtresse qu’il était l’heure du lun-cheon, mais lady Audley entr’ouvrit seulementsa porte et déclara qu’elle n’avait pas l’inten-tion de descendre.

« Je souffre horriblement de la migraine,Martine, dit-elle, et je vais tâcher de dormir.Vous viendrez m’habiller à cinq heures. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 276/513

Page 277: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Lady Audley avertissait sa femme dechambre qu’elle aurait besoin d’elle à cinqheures, mais c’était avec l’intention bien arrê-tée d’être prête à quatre heures pour se pas-ser de ses services. Parmi les espions privi-légiés, celui qui a le plus de privilèges, c’estla femme de chambre. C’est elle qui baigneà l’eau de Cologne les yeux de lady Theresaaprès qu’elle s’est querellée avec le colonel ;c’est elle qui administre des sels volatils à missFanny après que le comte Beaudesert, des Cui-rassiers bleus, l’a quittée pour ne plus la re-voir ; elle a une foule de moyens pour décou-vrir les secrets de sa maîtresse. Elle devineà la manière dont elle secoue la tête sous labrosse ou le peigne, les tourments qui lui dé-chirent la poitrine, – les incertitudes qui l’in-quiètent. Cette servante bien dressée sait in-terpréter à merveille tous les symptômes desmaladies morales auxquelles sa maîtresse estsujette ; elle sait le moment où s’achète et sepaye le teint d’ivoire, – et en quelle substanceétrangère sont les dents qui ressemblent à des

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 277/513

Page 278: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

perles ; – elle sait que les bandeaux épais etluisants sont la propriété des morts plutôt quedes vivants ; et elle connaît encore d’autres se-crets plus précieux que ceux-là. Elle sait quele doux sourire de mistress Leverson est en-core plus faux que ses diamants, et que les pa-roles qui s’échappent de ses lèvres vermillon-nées ne sont pas de bon aloi. Quand la reine dubal rentre chez elle, jette son grand burnous etson bouquet fané, dépose son masque commeCendrillon perd sa pantoufle de verre qui la faitreconnaître et reprendre ses haillons, la femmede chambre est là pour assister à la transfor-mation. Le valet de Mahomet, s’il en avait un,a dû plus d’une fois voir son maître en désha-billé, et rire sous cape de la bêtise de ses ado-rateurs.

Lady Audley n’avait pas sa femme dechambre pour confidente, et, ce jour-là plusque les autres, elle voulait être seule.

Elle s’étendit sur le meilleur sofa du cabinetde toilette, cacha sa tête sous les coussins et

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 278/513

Page 279: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

essaya de dormir. Dormir ! – il y avait si long-temps que le sommeil n’avait fermé sa pau-pière, qu’elle ne comptait plus le voir venir.Peut-être n’y avait-il que quarante-huit heuresqu’elle n’avait dormi, mais ces quarante-huitheures avaient été autant de siècles. La fatiguede la nuit précédente et ses émotions l’avaientbrisée. Elle s’endormit, mais son sommeil lourdressemblait à de la torpeur. Elle avait prisquelques gouttes d’opium dans un verre d’eauavant de chercher le repos.

La pendule sonnait trois heures trois quartsquand elle s’éveilla, le front couvert d’unesueur froide. Elle avait rêvé que toutes les per-sonnes habitant le château frappaient à saporte pour lui annoncer l’incendie de la nuit.

Elle n’entendit d’autre bruit que celui desfeuilles de lierre frappant contre la fenêtre, lecraquement du bois qui brûlait dans le foyer, etle mouvement régulier de la pendule.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 279/513

Page 280: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Ces rêves affreux vont-ils me poursuivrejusqu’à ce qu’ils m’aient tuée ? » se dit-elle.

La pluie avait cessé et un faible rayon de so-leil brillait aux vitres de la fenêtre. Lady Aud-ley s’habilla rapidement, mais avec soin. Jene veux pas dire que, même au moment oùses angoisses étaient les plus poignantes, ellefût encore fière de sa beauté ; non, sa beautén’était plus qu’une arme à ses yeux, et elle sen-tait qu’elle avait doublement besoin d’être bienarmée. Elle mit sa robe de soie la plus belle,une robe d’un bleu argenté étincelant, qui luidonnait l’air d’être vêtue avec des rayons de lalune ; elle déroula les brillants anneaux de sachevelure, et, jetant sur ses épaules un man-teau de cachemire blanc, elle descendit dans levestibule.

Elle ouvrit la porte de la bibliothèque et jetaun coup d’œil à l’intérieur. Sir Michaël était en-dormi dans son fauteuil. Au moment où miladyrefermait doucement la porte, Alicia descenditde chez elle. La porte de la tour était ouverte

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 280/513

Page 281: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

et le soleil brillait sur la pelouse du parterre.La terre durcie du chemin n’était presque plushumide, la pluie ayant cessé de tomber depuisplus de deux heures.

« Voulez-vous faire un tour avec moi dansle parterre ? » demanda lady Audley à sa belle-fille.

La neutralité armée entre les deux femmesautorisait de temps en temps quelque politessede ce genre.

« Oui, si vous voulez, milady, répondit Ali-cia d’un air d’indifférence ; j’ai bâillé toute lamatinée en lisant un livre stupide et je ne seraispas fâchée de respirer un peu d’air frais. »

Je plains le romancier dont miss Audleyavait lu le roman, s’il n’a pas de critiques plusscrupuleux que la jeune fille. Elle avait parcou-ru le volume sans savoir ce qu’elle lisait, etl’avait mis plusieurs fois de côté pour épier àla fenêtre l’arrivée d’un visiteur qu’elle n’avaitplus grand espoir de voir arriver.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 281/513

Page 282: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Lady Audley passa la première et gagna lechemin caillouté par lequel les voitures arri-vaient au château. Elle était encore très pâle,mais sa toilette brillante et ses boucles dorées,légères comme la plume, attiraient l’œil etl’empêchaient de se fixer sur sa figure pâle.Le chagrin, avec quelque raison, s’associe dansnotre esprit à des vêtements en désordre, à descheveux épars et à un extérieur tout à fait op-posé à celui de milady.

Pourquoi, par ce pâle soleil de mars, était-elle venue se promener avec sa belle-fillequ’elle détestait, sur ce chemin désagréable ?Parce qu’elle ne pouvait rester en place et at-tendre dans l’intérieur de la maison, une nou-velle qu’elle savait devoir arriver. Elle avaitd’abord souhaité que cette nouvelle ne pût ve-nir, que quelque convulsion de la nature l’enempêchât, que le messager qui l’apportait fûttué par la foudre ou que la terre s’entr’ouvritsous ses pieds, et que des gouffres infranchis-sables séparassent l’endroit d’où devaient ve-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 282/513

Page 283: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

nir les nouvelles de celui où elles seraient ap-portées. Elle avait désiré que la terre demeurâtimmobile et que les éléments paralysés ne s’ac-quittassent plus de leurs fonctions naturelles,que la marche du temps fût arrêtée et que lejour du jugement dernier arrivât pour la fairecomparaître devant Dieu et non devant leshommes. Dans l’état confus où était son cer-veau, elle avait eu le temps de réfléchir à cha-cune de ses pensées, et pendant qu’elle dor-mait sur le sofa de son cabinet de toilette, elleavait rêvé à toutes ces choses et à cent autresportant sur le même sujet ; elle avait rêvéqu’un petit ruisseau qui coulait entre MountStanning et le château d’Audley, s’était changéen une rivière, puis en un vaste océan, et que levillage de la colline avait disparu sous les eaux.Elle avait rêvé qu’elle voyait le messager entra-vé dans sa marche par un million d’obstacles,tantôt sérieux, tantôt futiles, mais jamais na-turels ni probables, et quand elle était descen-due, la mémoire encore remplie de ces rêves,elle avait été étonnée de voir que la maison

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 283/513

Page 284: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

était si calme et qu’aucune nouvelle n’y étaitencore parvenue.

Un changement complet se fit alors dansson esprit. Elle ne désira plus retarder cetteterrible nouvelle. Elle souhaita de voir finir sonangoisse, quelle qu’elle fût, et d’arriver au mo-ment où le tourment qu’elle endurait aurait àtout prix cessé. Il lui semblait que la journéedurerait éternellement et que la marche dutemps était arrêtée, ainsi qu’elle l’avait vouluun moment dans sa folie.

« Comme la journée a été longue !… s’écriaAlicia abondant dans le même sens que milady.Rien que de la pluie, du vent et du brouillard.Et maintenant qu’il est trop tard pour sortir, ilfait beau, » ajouta la jeune fille d’un air contra-rié.

Lady Audley ne répondit pas. Elle regardaitle cadran de l’horloge immobile, et attendaitce messager qui devait infailliblement arriverd’un moment à l’autre.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 284/513

Page 285: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Ils ont eu peur de venir lui annoncer lanouvelle, pensait-elle, ils ont eu peur de toutdire à sir Michaël. Qui donc aura enfin le cou-rage de se charger de cette mission ? Le rec-teur de Mount Stanning peut-être ou bien lemédecin. En tout cas, ce sera une personne no-table. »

Si elle avait pu aller dans l’avenue déserteou sur la grande route, si elle avait pu aller jus-qu’à cette colline où elle avait renvoyé Phœ-bé, avec quelle ardeur elle y aurait couru. Elleaurait préféré n’importe quelle douleur à cetteattente cruelle, qui torturait son cœur et sonesprit. Elle essaya de causer et parvint péni-blement à prononcer quelques lieux communs.En toute autre circonstance sa compagne au-rait remarqué son embarras, mais miss Audleyétait trop ennuyée elle-même pour ne pas dé-sirer le silence autant que sa belle-mère. Cettepromenade monotone sur le chemin cailloutéplaisait à Alicia dans sa situation d’esprit. Jecrois même qu’elle prenait un malin plaisir à

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 285/513

Page 286: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

caresser l’idée qu’elle s’enrhumait, et que Ro-bert était responsable du danger qu’elle cou-rait. Si elle avait pu, en s’exposant ainsi ausouffle glacé du vent de mars, gagner unebonne pleurésie, ou amener quelque rupture devaisseau, je pense qu’elle eût trouvé quelquesombre satisfaction dans ses souffrances.

« Peut-être Robert s’occuperait-il de moi sij’étais malade, se disait-elle : il ne m’appelleraitplus grande folle ; les grandes folles ne sontpas sujettes aux pleurésies. »

Elle s’imagina qu’elle en était arrivée audernier point de la maladie, qu’on l’avait en-tourée d’oreillers dans un grand fauteuil placéprès de la fenêtre, et qu’elle contemplait unedernière fois les rayons du soleil. Autour d’elleétait une table chargée de médicaments, unebible, des fleurs, et Robert désolé, qui venaitrecevoir sa bénédiction. Dans cette bénédic-tion, elle le sermonnait longtemps, plus long-temps qu’il n’est permis aux malades, et cechâteau en Espagne lui souriait beaucoup.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 286/513

Page 287: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Avec de pareilles fantaisies en tête, miss Aud-ley ne s’occupait guère de sa belle-mère, et sixheures sonnaient au moment où Robert avaitenfin reçu sa bénédiction.

« Grand Dieu ! s’écria-t-elle tout à coup, dé-jà six heures passés et je ne suis pas encore ha-billée ! Voulez-vous rentrer, milady ? »

La demi-heure sonna dans la coupole dutoit pendant qu’Alicia parlait.

« Tout à l’heure, je me suis habillée avantde descendre, comme vous voyez. »

Alicia s’éloigna, mais la femme de sir Mi-chaël demeura dans le parterre : elle attendaitces nouvelles si lentes à venir.

Il était presque nuit. Les ténèbres commen-çaient à envelopper la terre. Au-dessus desprairies flottait une vapeur grise, et un étrangerqui aurait aperçu le château d’Audley en cemoment, se serait imaginé que le château sedressait au bord de la mer. Sous l’arche, lesombres du soir se condensaient et semblaient

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 287/513

Page 288: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

attendre une occasion de se glisser insensible-ment dans le parterre ; il faisait déjà sombre etl’on distinguait à peine, de l’autre côté, ce coinde ciel bleu où brillait déjà l’étoile du soir. Il n’yavait personne dans le parterre, excepté cettemalheureuse coupable, qui parcourait le sen-tier, écoutant si elle n’entendrait pas venir leterrible messager. Enfin un bruit retentit dansl’avenue qui conduisait à l’arche. Était-ce unbruit de pas ? Le sens de l’ouïe, dont les forcesétaient doublées chez elle par l’agitation, lui ré-véla que ce bruit venait de quelqu’un qui mar-chait, non d’un pas traînard comme celui despaysans à souliers ferrés, mais d’un pas fermeet vif comme celui d’un gentleman.

Ce bruit glaça le sang dans les veines demilady. Il lui fut impossible d’attendre ; ellene put se contenir ; tout son empire sur elle-même disparut en ce moment, et elle courutvers l’arche.

Elle s’arrêta dans l’ombre, car l’étrangerétait à quelques pas d’elle. Elle le vit à travers

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 288/513

Page 289: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

l’obscurité, ô Dieu ! et son cœur cessa debattre, sa tête s’égara. Elle ne poussa aucuncri de surprise, aucune exclamation de terreur,elle chancela et s’appuya contre l’arche recou-verte de lierre. Elle attendit ainsi le nouveauvenu sans le quitter des yeux.

À mesure qu’il approchait, ses jambes sedérobèrent sous elle et elle tomba à genouxsur la terre ; elle ne s’évanouit pas, elle gardamême toute sa connaissance. Ainsi agenouilléedans l’angle du mur, on aurait dit qu’elle ne de-mandait plus rien qu’à se creuser une tombe àl’abri de l’édifice en briques, et à mourir.

« Milady !… s’écria Robert, car le nouveauvenu, c’était lui, lui dont la chambre avait étéfermée à double tour dans l’auberge du Châ-teau, dix-sept heures auparavant ; qu’avez-vous ?… reprit-il d’un ton étrange où perçaitla contrainte ; relevez-vous et laissez-moi vousconduire à la maison. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 289/513

Page 290: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Il l’aida à se relever et elle lui obéit avecsoumission. Il prit son bras et la guida à traversle parterre, vers le vestibule qui était éclairé.Elle frissonnait comme jamais Robert n’avaitvu femme frissonner, mais elle n’essayait pasde lui résister.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 290/513

Page 291: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

CHAPITRE X

MILADY AVOUE LA VÉRITÉ

« Y a-t-il un appartement dans lequel jepuisse vous parler en tête à tête ? » demandaRobert Audley en jetant un regard inquiet dansle vestibule.

Milady inclina la tête pour toute réponse.Elle poussa la porte de la bibliothèque qui avaitété laissée entr’ouverte. Sir Michaël était mon-té chez lui s’habiller pour le dîner après un jourde paresse, bien légitime chez un malade. Lasalle était vide et seulement éclairée par le feucomme dans la soirée précédente.

Lady Audley entra, et Robert la suivit, enayant soin de refermer la porte. La malheu-reuse femme, toute tremblante, se dirigea vers

Page 292: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

la cheminée, et s’agenouilla devant le feu,comme si la chaleur du foyer pouvait chasserle froid qu’elle ressentait. Robert s’approchad’elle et se posta devant le foyer, appuyant soncoude sur la cheminée.

« Lady Audley, dit-il d’un ton glacé qui dé-truisait tout espoir de tendresse ou de compas-sion, je vous ai parlé franchement hier soir, etvous avez refusé de m’écouter. Ce soir je se-rai plus franc encore, et il faudra bien que vousm’écoutiez. »

Milady, penchée devant le feu, la figure ca-chée dans ses mains, laissa échapper un san-glot qui ressemblait presque à un gémisse-ment, mais elle ne fit aucune réponse.

« Il y a eu un incendie à Mount Stanning lanuit dernière, lady Audley, continua Robert im-pitoyable ; l’auberge du Château, la maison oùje dormais, a été brûlée complètement. Savez-vous comment j’ai échappé à la mort ?

— Non.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 292/513

Page 293: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— J’ai échappé par un miracle de la Provi-dence, et ce miracle est bien simple. Je n’oc-cupais pas la chambre qui avait été préparéepour moi. En y entrant je l’avais trouvée hu-mide, et la cheminée avait fumé horriblementquand la servante avait allumé le feu. Je pré-férai donc coucher au rez-de-chaussée, dans lapetite chambre où j’étais resté toute la soirée,et je dormis sur un canapé. »

Il s’arrêta un moment pour regarder ladyAudley. Elle baissait la tête de plus en plus, etce fut le seul changement qu’il remarqua dansson attitude.

« Dois-je vous dire, milady, qui a mis le feuà l’auberge du Château ? »

Pas de réponse.

« Dois-je vous le dire ? »

Toujours le même silence obstiné.

« Lady Audley, s’écria Robert tout à coup,l’incendiaire, c’est vous. C’est votre main qui a

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 293/513

Page 294: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

enflammé la boiserie, et vous pensiez à l’aidede ce crime, trois fois horrible, vous débarras-ser de moi, votre ennemi et votre dénoncia-teur. Que vous importait à vous le sacrifice deplusieurs existences ? Si, à l’aide d’un secondmassacre de la Saint-Barthélemy, vous eussiezpu me faire disparaître, vous n’eussiez pas hé-sité à immoler toute une armée de victimes.Le jour de la pitié et de la faiblesse est pas-sé. Je n’éprouve plus aucune compassion pourvous, et je ne vous épargnerai qu’autant queje craindrai d’en faire souffrir d’autres en vousfaisant souffrir. S’il existait un tribunal secretdevant lequel il me fût possible de vous tra-duire, je n’aurais aucun scrupule d’être votreaccusateur ; mais je veux épargner le gentle-man généreux et au noble cœur dont le nomserait souillé par l’infamie qui s’attacherait auvôtre. »

Sa voix s’adoucit en faisant cette allusion etbaissa un instant ; mais il fit un effort sur lui-même et continua :

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 294/513

Page 295: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Personne n’a perdu la vie dans l’incendiede la nuit passée. Je dormais légèrement, mila-dy, car mon esprit était troublé, comme il l’est,depuis longtemps, par le malheur qui plane surcette maison. C’est moi qui ai découvert le feuassez à temps pour donner l’alarme et sauverla servante ainsi que le malheureux ivrogne,qui était ivre et a été sérieusement brûlé mal-gré tous mes efforts. Il est maintenant à laferme de sa mère dans un état déplorable. C’estpar lui et sa femme que j’ai su qui était venu àl’auberge au milieu de la nuit. La femme étaitpresque folle quand elle m’a vu, et elle m’a ra-conté tous les détails de la nuit dernière. Elleconnaît peut-être bien d’autres secrets encore,et je pourrais les lui arracher si j’en avais be-soin ; mais je n’en ai que faire. Mon cheminest tout tracé. J’ai juré de traîner devant la jus-tice l’assassin de George Talboys, et je serai fi-dèle à mon serment. Je déclare que c’est parvous que mon ami a été tué. Je me suis de-mandé bien souvent, et cela était tout naturel,si je n’étais pas sous l’empire de quelque hor-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 295/513

Page 296: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

rible hallucination. Comment croire, en effet,qu’une femme, jeune et charmante, fût capablede commettre un pareil crime ? Mais au-jourd’hui il n’y a plus de doute possible. Aprèsce qui s’est passé à l’auberge du Château, iln’y a plus de forfait inventé et exécuté parvous, quelque grand et peu naturel qu’il soit,qui puisse m’étonner. Pour moi, vous n’êtesplus la femme coupable à laquelle il peut resterun cœur pour souffrir, vous êtes l’incarnationdu mal ; vous ne souillerez pas plus longtempscette maison de votre présence. À moins quevous ne confessiez qui vous êtes et ce que vousavez été en présence de l’homme que vousavez trompé si longtemps, et que vous n’ac-ceptiez la pitié que nous pouvons juger conve-nable de vous témoigner, je vais réunir les té-moins qui constateront votre identité, et, aurisque d’attirer la honte sur ceux que j’aime,vous serez punie de vos crimes. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 296/513

Page 297: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Milady se releva tout à coup, et se dressadevant lui d’un air résolu ; elle avait rejeté sescheveux en arrière et ses yeux étincelaient.

« Faites venir sir Michaël, s’écria-t-elle,faites-le venir, et je confesserai tout, oui, tout !Peu m’importe ! J’ai lutté assez longtempscontre vous et déployé assez de patience :mais vous êtes vainqueur, monsieur RobertAudley ! C’est un beau triomphe, n’est-ce pas ?une grande victoire ! Vous avez employé votreesprit froid, lumineux et calculateur à un nobleprojet ! Vous avez vaincu une folle !

— Une folle ! s’écria M. Audley.

— Oui, une folle ! Quand vous dites que j’aitué George Talboys, vous ne dites que la vérité,et quand vous dites que je l’ai traîtreusementassassiné, vous mentez ! je l’ai tué parce que jesuis folle ; parce que mon intelligence pencheun peu plus du côté de la folie que de la raison ;parce que, lorsque George Talboys m’accablade reproches et me menaça comme vous l’avez

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 297/513

Page 298: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

fait, mon esprit, qui n’a jamais été bien sain,perdit toute sa raison, et je devins folle. Faitesvenir sir Michaël, et au plus vite ; s’il doit sa-voir quelque chose, qu’il sache tout, qu’il ap-prenne en entier le secret de ma vie ! »

Robert Audley sortit pour aller chercher sononcle. Il chercha ce digne parent avec la mortdans l’âme, car il savait qu’il allait détruire lerêve de la vie de son oncle, et que nos rêvesn’en sont pas moins pénibles à perdre parcequ’ils n’ont jamais été la réalité pour laquellenous les avons pris. Mais malgré toute la dou-leur qu’il éprouvait pour sir Michaël, il ne pou-vait s’empêcher de songer aux dernières pa-roles de milady : « le secret de ma vie. » Il sesouvenait de ces lignes qui l’avaient si fort in-trigué dans la lettre écrite par Helen Talboysà son père la veille de son départ de Wildern-sea. Il se souvenait de ces deux phrases in-intelligibles : « Vous devez me pardonner, carvous savez pourquoi j’ai agi de la sorte ; vousconnaissez le secret qui explique ma vie. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 298/513

Page 299: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Il trouva sir Michaël dans le vestibule ; ilne prépara pas le baronnet à la terrible révé-lation qu’il allait entendre. Il l’amena dans labibliothèque, éclairée par le feu seulement, etlà, pour la première fois, il lui adressa la paroled’un ton calme :

« Lady Audley a une confession à vousfaire…, mon oncle, une confession qui voussera bien douloureuse et qui vous surprendracruellement ; mais pour votre honneur dans leprésent, pour votre paix dans l’avenir, il fautque vous l’entendiez. Elle vous a trompé indi-gnement, je dois le dire, mais il est de toutejustice que vous écoutiez les excuses qu’ellepeut alléguer. Que Dieu vous adoucisse la vio-lence du coup, dit en sanglotant le jeunehomme, moi, je ne le puis. »

Sir Michaël leva la main, comme pour im-poser silence à son neveu ; mais cette main re-tomba impuissante. Il était debout au milieu dela salle, froid et immobile.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 299/513

Page 300: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Lucy ! cria-t-il d’une voix pleine d’an-goisse qui résonna désagréablement auxoreilles de ceux qui l’entendaient et ressem-blait au cri d’un animal blessé, Lucy, dites-moique cet homme est fou !… Dites-le moi, mabien-aimée… ou bien je le tuerai ! »

Sa voix devint furieuse quand il se tournavers Robert. On aurait dit qu’il voulait réelle-ment terrasser de son bras puissant l’accusa-teur de sa femme.

Mais milady tomba à ses pieds, s’interpo-sant entre lui et son neveu, qui se tenait ap-puyé sur le dos d’un fauteuil et cachait sa fi-gure dans ses mains.

« Il vous a dit la vérité, lui dit-elle, et il n’estpas fou. Je vous ai envoyé chercher pour vousfaire ma confession. Je vous plaindrais si je lepouvais, car vous avez été bon, très bon pourmoi, meilleur que je ne le méritais, mais je nele puis…, je ne le puis…, je ne sens rien que madouleur. Je vous ai dit, il y a bien longtemps,

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 300/513

Page 301: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

que j’étais égoïste ; je le suis toujours, et plusque jamais quand je souffre. Les gens heureuxpeuvent s’apitoyer sur le sort des autres. Moi,je ris des souffrances d’autrui… que sont-ellesà côté des miennes ? »

Tout d’abord, quand sa femme était tombéeà ses genoux, sir Michaël avait essayé de larelever en lui faisant des remontrances ; maisà mesure qu’elle parlait, il se laissa tombersur une chaise qui se trouvait près de lui. Sesmains se joignirent, et il tendit la tête pour nepas perdre une syllabe des paroles qu’elle pro-nonçait. Toute sa vie s’était concentrée dans lesens de l’ouïe.

« Il faut que je vous raconte l’histoire dema vie, pour que vous compreniez commentje suis devenue cette malheureuse femme à la-quelle il ne reste plus d’autre espoir que celuide fuir, si on le lui permet, et d’aller se cacherdans quelque coin de terre isolé. Il faut que jevous raconte l’histoire de ma vie, répéta mi-lady, mais ne craignez pas qu’elle soit longue.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 301/513

Page 302: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Cette histoire est trop triste pour que je meplaise à la faire durer. Quand j’étais enfant, ilme souvient d’avoir souvent fait une questiontoute naturelle. Je demandais où était mamère. Je me rappelais vaguement une figuredans le genre de la mienne aujourd’hui, quime regardait, à l’époque où j’étais toute petite.Cette figure m’avait manqué tout à coup et jene la revoyais plus. On me répondit qu’elleétait partie. Je n’étais pas heureuse, car lafemme qui me gardait chez elle était méchante,et l’endroit que nous habitions était un villagesolitaire sur la côte du Hampshire, à sept millesenviron de Portsmouth. Mon père, qui étaitdans la marine, venait de temps en temps mevoir, et j’étais entièrement sous la dépendancede cette femme qui, n’étant pas payée réguliè-rement, me faisait supporter sa mauvaise hu-meur quand mon père était en retard pour sesenvois d’argent. Vous voyez donc que j’ai su debonne heure ce que c’était que d’être pauvre.Peut-être était-ce parce que cette vie m’en-nuyait, plutôt que par affection pour ma mère,

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 302/513

Page 303: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

que je demandais si souvent où elle était. Jerecevais toujours la même réponse : « Elle estpartie. » Si je voulais savoir pour quel endroit,on me disait que c’était un secret. Quand je fusassez âgée pour comprendre ce que signifiaitle mot mort, je demandai si elle était morte.« Non, me dit-on, elle n’est pas morte, elle estmalade, elle est partie ; » et lorsque je deman-dais si elle avait été longtemps malade, on merépondait qu’elle était malade depuis quej’étais venue au monde. À la longue, le secretme fut révélé. Je fatiguai celle qui me servaitde mère de mes questions un jour où l’argentde ma pension n’arrivait pas, sa patience étaità bout. Elle se mit en colère et m’avoua que mamère était folle et enfermée dans une maisonà quarante milles du village. À peine eut-ellefini, qu’elle se repentit d’avoir parlé et me ditqu’il ne fallait pas la croire, qu’elle n’avait pasdit la vérité. Je sus plus tard que mon père luiavait fait promettre de ne jamais m’avouer ceterrible secret. Je fis d’affreuses réflexions surla folie de ma mère. Cette idée me poursuivit

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 303/513

Page 304: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

jour et nuit. Je me représentais toujours la mal-heureuse folle chargée de chaînes qui meurtris-saient ses membres, enfermée dans quelquecellule et couverte de hideux haillons. Jem’exagérais l’horreur de sa position. Je ne sa-vais rien des différents degrés de la folie, etje m’imaginais qu’une folle, c’était une créa-ture méchante qui me tuerait si je m’appro-chais d’elle. Cette impression pénible me tortu-rait le cerveau à tel point qu’il m’arriva à plu-sieurs reprises de m’éveiller la nuit en criant,parce que je rêvais que les mains glacées dema mère m’avaient saisie à la gorge, et queses hurlements me déchiraient les oreilles.Lorsque j’atteignis ma dixième année, monpère vint me chercher. Il paya l’arriéré dû à lafemme qui me gardait et m’envoya en pension.N’ayant pas d’argent, il m’avait laissée dans leHampshire plus longtemps qu’il n’aurait vou-lu. Ici encore la pauvreté me faisait sentir sonétreinte. Je courais le risque de rester igno-rante parmi ces enfants campagnards et gros-siers, parce que mon père était sans fortune. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 304/513

Page 305: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Milady s’arrêta pour reprendre haleine. Elleparlait vite. On voyait qu’il lui tardait d’enavoir fini avec cette histoire qui lui étaitodieuse. Elle était toujours agenouillée et sirMichaël ne cherchait pas à la relever.

Il était immobile sur sa chaise. Quelle étaitcette histoire qu’il écoutait ?… De qui disait-elle la vie et où aboutirait-elle ?… À coup sûr,ce n’était pas celle de sa femme. Elle lui avaitautrefois raconté sa jeunesse, et le récit qu’ellelui avait fait, il y avait cru comme à la parolede l’Évangile. Elle avait été orpheline de bonneheure, et son enfance s’était écoulée dans unpensionnat anglais sans que le moindre événe-ment fût venu troubler le calme de sa vie.

« Je racontai à mon père, qui vint enfin, ceque j’avais appris. Il fut vivement affecté quandje lui parlai de ma mère. Il n’était pas ce que lemonde appelle généralement un homme sen-sible et bon, mais j’ai su plus tard qu’il avaittendrement aimé sa femme, et qu’il aurait vo-lontiers sacrifié sa vie pour rester son gardien,

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 305/513

Page 306: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

s’il n’avait pas été forcé de travailler pour suf-fire aux besoins de la folle et de son enfant.Là encore la pauvreté reparaissait de nouveauet, à cause d’elle, ma mère était soignée pardes mercenaires au lieu d’être entourée dessoins d’un mari dévoué. Avant d’entrer en pen-sion à Torquay, mon père me mena voir mamère. Cette visite chassa du moins les idéesqui m’avaient si souvent effrayée. Je n’entendispas de hurlements, je ne vis pas de camisolede force ni de gardiens cruels. Une femme auxcheveux blonds, aux yeux bleus, s’avança versnous plus légère qu’un papillon, nous souritagréablement, et nous montra les fleurs qui or-naient sa chevelure, en babillant d’une voixgaie et rieuse. Mais elle ne nous reconnut pas.Elle en aurait fait autant pour tout étranger quiaurait franchi les portes du jardin où elle sepromenait librement. Sa folie était une mala-die héréditaire que lui avait transmise sa mèremorte folle comme elle. Ma mère avait eu saraison jusqu’au moment de ma naissance, etdepuis lors son intelligence avait baissé de jour

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 306/513

Page 307: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

en jour jusqu’au moment où elle était devenuece que je la voyais. Je m’éloignai de la maisondes fous après avoir appris ces détails et j’em-portai avec moi la certitude que le seul héri-tage que j’eusse à attendre de ma mère, c’étaitla folie. J’emportais encore autre chose : un se-cret à garder. Je n’avais que dix ans, mais jesentis tout le poids de ce fardeau. Il me fallaitgarder le secret de la folie de ma mère, car cesecret pouvait plus tard me faire du tort. Je nedevais pas l’oublier. Je m’en souvins et ce futlà peut-être ce qui me rendit égoïste et sanscœur, car je ne crois pas avoir de cœur. Engrandissant, j’appris que j’étais jolie, belle, ai-mable, charmante. D’abord, j’entendis tout ce-la avec indifférence, mais peu à peu j’écoutaiavec avidité et je me pris à songer que, malgréle secret de ma vie, il se pouvait que monsort ici-bas fût plus heureux que celui de mescompagnes. J’appris ce qu’apprend tôt ou tardtoute jeune fille en pension ; j’appris que monbonheur dépendait du mariage que je ferais, etj’en conclus qu’étant plus jolie que mes amies,

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 307/513

Page 308: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

je devais faire un plus beau mariage. Quand jequittai la pension, j’avais dix-sept ans et cetteidée en tête, et j’allai vivre à l’autre extrémitéde l’Angleterre avec mon père, qui avait quittéle service et s’était établi à Wildernsea, parceque mon père s’imaginait que c’était un endroitcharmant où l’on pouvait vivre à bon marché.L’endroit était charmant en effet et j’y étais àpeine depuis un mois, que je savais déjà qu’unejolie fille n’y trouverait pas sitôt un mari ayantde la fortune. Je passe rapidement sur cet épi-sode de ma vie ; j’étais méprisable. Vous etvotre neveu, sir Michaël, vous avez été richestoute votre vie, et le mépris vous est facile ;mais moi je savais jusqu’à quel point la pau-vreté influe sur une existence, et je redoutaisd’être pauvre. Le prétendant riche parut enfin ;le prince déguisé se montra. »

Elle s’arrêta un moment et frissonnaconvulsivement. Il était impossible de voir s’ils’opérait quelque changement sur sa physiono-mie ; sa tête était obstinément baissée vers le

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 308/513

Page 309: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

parquet. Tant que dura sa longue conférence,elle ne la releva pas, et pas un sanglot n’étouffasa voix. Ce qu’elle avait à dire, elle le disaitd’un ton froid et sec, ayant beaucoup d’analo-gie avec celui d’un criminel endurci et entêtéjusqu’à la fin, qui se confesse à l’aumônier dela prison.

« Le prince déguisé se montra, répéta-t-elle, il se nommait George Talboys. »

Pour la première fois, depuis que sa femmeavait commencé sa confession, sir Michaëltressaillit. Il commençait à comprendre. Unefoule de remarques et d’incidents oubliés luirevinrent tout à coup à l’esprit et reparurentaussi vivement que s’ils avaient été ceux de sapropre vie.

« M. George Talboys était cornette dans unrégiment de dragons, il était le fils unique d’unriche gentilhomme campagnard. Il devintamoureux de moi et m’épousa trois mois aprèsque j’eus atteint ma dix-septième année. Je

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 309/513

Page 310: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

crois que je l’aimais autant qu’il m’était pos-sible d’aimer quelqu’un, pas plus que je vousai aimé, sir Michaël, pas autant même ; car, enm’épousant, vous m’avez élevée à une positionqu’il ne pouvait me donner. »

Le rêve avait cessé. Sir Michaël Audley serappela cette soirée d’été d’il y avait deux ansoù il avait fait sa déclaration à l’institutricede M. Dawson. Il se souvint de la sensationpénible de regret et de désappointement qu’ilavait éprouvé ce soir-là, et il comprit qu’il avaiten quelque sorte pressenti l’angoisse qui le tor-turait en ce moment.

Mais je ne crois pas que même dans sasouffrance il éprouvât cette surprise indicible,ce revirement complet de sentimentqu’éprouve un mari dont la femme a fait cettefaute et devient cette créature perdue qu’il nedoit plus reconnaître. Je ne crois pas que sirMichaël eût jamais réellement donné toute saconfiance à sa femme. Il l’avait aimée et ad-mirée, sa beauté et ses charmes l’avaient en-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 310/513

Page 311: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

sorcelé, mais il avait un sentiment vague qu’illui manquait quelque chose, et l’appréhensionet le désappointement qui l’avaient frappé aucœur le soir de sa demande en mariage,avaient toujours subsisté en lui plus ou moinsdistinctement depuis cette époque. Je ne croispas qu’un honnête homme, quelque simple etconfiante que soit sa nature, puisse jamais êtretrompé réellement. Sous la confiance qui sedonne volontairement se cache une méfianceinvolontaire que la volonté ne peut détruire.

« Nous nous mariâmes, continua milady, etje l’aimai assez pour me trouver heureuse aveclui, tant que dura son argent, tant que nousvoyageâmes sur le continent en grands sei-gneurs qui ne descendent qu’aux meilleurs hô-tels et vivent de la façon la plus somptueuse.Mais lorsque nous revînmes à Wildernseavivre avec mon père, il ne restait plus d’ar-gent ; George était triste, il songeait à ses en-nuis, et avait l’air de me négliger. Alors je fustrès malheureuse et je me dis que ce beau ma-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 311/513

Page 312: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

riage ne m’avait en somme procuré qu’une an-née de distraction et d’amusement. J’engageaiGeorge à s’adresser à son père, et il refusa.Je lui conseillai de chercher à obtenir un em-ploi, il ne réussit pas. Il nous était né un fils,et la crise qui avait été si fatale à ma mèreallait arriver pour moi. J’échappai au danger ;mais, après ma convalescence, je fus plus irri-table et moins disposée à supporter les priva-tions et le peu d’attentions de mon mari. Unjour je me plaignis amèrement. Je reprochai àGeorge Talboys d’avoir associé à sa misère unepauvre jeune fille sans prévoyance. Il se miten colère et quitta la maison. En m’éveillantle lendemain, je trouvai sur ma table de nuitune lettre dans laquelle il m’annonçait qu’il al-lait chercher fortune en Australie, et qu’il ne re-viendrait que lorsqu’il serait riche. Je considé-rai ce départ comme un abandon, et je détes-tai l’homme qui me laissait seule avec un pèreincapable de me protéger et un enfant à nour-rir. Il me fallut travailler pour gagner ma vie,et chaque heure de ce pénible travail d’insti-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 312/513

Page 313: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

tutrice fut une barrière nouvelle élevée entreGeorge Talboys et moi. Son père était riche ; sasœur vivait dans l’aisance et le luxe, et moi safemme, moi la mère de son enfant, j’étais ré-duite à la mendicité. Le monde eut pitié de moiet je pris le monde en haine pour sa pitié. Jen’aimai pas mon enfant : c’était un fardeau quipesait sur mes bras. La tache héréditaire queje portais en moi ne s’était encore manifestéed’aucune manière, mais à cette époque je de-vins sujette à des accès de désespoir et de vio-lence. Ce fut alors que mon esprit perdit sonéquilibre et que je traversai cette ligne invisiblequi sépare la raison de la folie. Je vis plus d’unefois mon père fixer sur moi ses regards alar-més. Il me caressait comme on caresse les en-fants et les fous pour les adoucir, et je lui gar-dai rancune de ses caresses. À la longue cesaccès de désespoir enfantèrent une résolutiondésespérée. Je me décidai à fuir cette maisonoù j’étais forcée de travailler pour gagner lepain de chaque jour et à quitter mon père quime craignait plus qu’il ne m’aimait. Je réso-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 313/513

Page 314: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

lus d’aller à Londres me perdre dans ce grandchaos de l’humanité. J’avais vu une annoncedans le Times pendant que j’étais à Wildernsea,et je me présentai chez mistress Vincent, lapersonne qui avait fait insérer l’annonce, sousun faux nom. Elle m’accepta sans me question-ner sur mes antécédents. Vous connaissez lereste. Je vins ici et vous m’offrîtes la positionque je convoitais ; car cette position devait mefaire entrer dans la sphère à laquelle j’aspiraisdepuis que j’avais été en pension, et que jem’étais entendu dire pour la première fois quej’étais jolie. Trois années s’étaient écoulées de-puis le départ de mon mari, et je n’avais pas re-çu de ses nouvelles. Je me disais que, s’il étaitencore en vie et qu’il fût revenu en Angleterre,il m’aurait retrouvée sous n’importe quel nomet n’importe où. Je connaissais assez bien soncaractère énergique pour savoir à quoi m’en te-nir à ce sujet. Je me dis que j’avais donc ledroit de le croire mort ou de supposer qu’ilvoulait se faire passer pour tel, et son ombrene devait pas se dresser entre la prospérité

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 314/513

Page 315: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

et moi. Telles furent mes réflexions, et je de-vins votre femme, sir Michaël, avec la résolu-tion d’être pour vous une aussi bonne femmequ’il était dans ma nature de l’être. Les ten-tations vulgaires qui viennent souvent assailliret pousser au mal quelques-unes de mes pa-reilles, ne m’effrayaient nullement. J’eusse étéfidèle et pure jusqu’à la fin de ma vie quandbien même une légion de tentateurs auraientjuré ma perte. Cette folie que le monde appellel’amour n’est jamais entrée pour rien dans mafolie à moi, et les deux extrêmes en se touchantont du moins fait d’un vice une vertu. Lemanque de cœur a garanti ma fidélité. Je fuscharmée de mon premier triomphe et de lagrandeur de ma position et très reconnaissanteenvers celui qui m’y avait élevée. Le bonheurme fit sentir, pour la première fois de ma vie,un peu de compassion pour les souffrances desautres. J’avais été pauvre moi-même, et main-tenant que j’étais riche, je pouvais secourirmes voisins indigents. Je pris plaisir à êtrebonne et généreuse. Je découvris l’adresse de

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 315/513

Page 316: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

mon père et je lui envoyai de fortes sommessans déclarer mon nom, car je ne voulais pasqu’il sût ce que j’étais devenue. Je profitai sansscrupule des avantages que me procurait votrelibéralité. Je prodiguai le bonheur partout. Jeme vis aimée et admirée, et je crois que j’eussecontinué à être bonne jusqu’à la fin de mesjours, si le destin me l’avait permis. Je penseque durant cette période mon esprit retrouvason équilibre. Je m’étais observée avec soindepuis mon départ de Wildernsea. Je m’étaisdominée autant qu’il m’avait été possible, ettrès souvent je m’étais demandé, pendant quej’étais assise dans le petit salon paisible dudocteur, si M. Dawson avait le moindre soup-çon de mon infirmité héréditaire. Le destin nevoulut pas me permettre d’être bonne. Ma des-tinée me força à être méchante. Un mois aprèsmon mariage, je lus dans un des journaux ducomté d’Essex, la nouvelle du retour d’Austra-lie d’un certain M. Talboys, chercheur d’or quiavait fait fortune. Le navire était en route àl’époque où je lus la nouvelle… que fallait-il

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 316/513

Page 317: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

faire ? Je vous ai dit que je connaissais l’éner-gie du caractère de George. Je savais quel’homme qui était allé aux antipodes chercherune fortune pour sa femme, ne négligerait rienpour la retrouver. Il était inutile de chercherà me cacher, à moins qu’il ne me crût morte,il me chercherait jusqu’à ce qu’il m’eût décou-verte. Mon cerveau fut ébranlé à l’idée du dan-ger que je courais. L’équilibre fut de nouveaudérangé, je franchis une seconde fois la limite,je redevins folle. Je me rendis à Southamptonoù mon père habitait avec l’enfant. Vous voussouvenez que je donnai pour excuse à cevoyage précipité une maladie de mistressVincent, et que je m’arrangeai pour n’emmeneravec moi que Phœbé Marks. Je laissai la sou-brette à l’hôtel pendant que j’allais voir monpère. Je lui confiai le secret du danger auquelj’étais exposée. Il ne trouva rien à redire à cej’avais fait ; la pauvreté avait émoussé en luiles principes de l’honneur, mais il eut peur, etme promit de m’aider de toutes ses forces pourme tirer d’embarras. Il avait reçu pour moi une

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 317/513

Page 318: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

lettre de George adressée à Wildernsea, et ren-voyée au nouveau domicile de mon père. Cettelettre avait été écrite quelques jours avant ledépart de l’Argus, et elle annonçait la date pro-bable de l’arrivée du navire à Liverpool. C’étaitpour nous une indication sur laquelle nous de-vions régler notre conduite. Nous prîmes àl’instant même une décision. Le jour de l’ar-rivée probable de l’Argus, ou quelques joursplus tard, le Times publierait la nouvelle dema mort. Ce plan n’était pas sans difficulté. Ilfallait, en annonçant ma mort, indiquer l’en-droit et la date. George accourrait certaine-ment, quelle que fût la distance, et découvriraitle mensonge. Avec la connaissance approfon-die que j’avais de son caractère, de son cou-rage, de sa détermination et de son aptitudeà espérer quand l’espoir eût été impossible,j’étais sûre que tant qu’il n’aurait pas vu latombe sous laquelle je reposais, et mon extraitmortuaire, il ne croirait pas que j’étais perduepour lui. Mon père fut complètement abasour-di et ne put rien inventer. Il se contenta de ver-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 318/513

Page 319: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

ser des larmes comme un enfant, de se déses-pérer et de s’effrayer, et il me fut complètementinutile dans cette crise. N’ayant aucun espoirde sortir de cette difficulté, je m’en rapportaiaux événements, et je me berçai de l’idée queparmi bien d’autres coins obscurs de la terre,Audley ne serait jamais découvert par monmari. J’étais assise auprès de mon père dansun misérable réduit, prenant du thé, et jouantavec l’enfant qui examinait curieusement mesbijoux et ma toilette, sans se douter que jefusse pour lui autre chose qu’une étrangère ;j’avais l’enfant dans mes bras, lorsqu’unefemme qui s’occupait de lui entra. Elle venaitchercher l’enfant et le mettre en état de pa-raître plus convenablement devant la dame,comme elle disait. Je voulus savoir commentl’enfant était traité, et je fis causer la femmependant que mon père s’endormait à côté dela table. Elle avait la figure pâle, les cheveuxcendrés, et portait environ quarante-cinq ans.Elle paraissait contente de pouvoir causer avecmoi aussi longtemps que je voudrais le lui per-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 319/513

Page 320: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

mettre, et laissa bientôt l’enfant de côté pourme parler de ses chagrins à elle. Elle était dansun très grand embarras, me dit-elle ; sa fille aî-née avait été forcée par la maladie de quittersa place, et le médecin disait qu’elle était poi-trinaire. C’était pénible pour la pauvre veuved’avoir une fille malade à soigner, et toute unefamille en bas âge à nourrir. J’écoutai patiem-ment tout ce qu’elle me raconta sur les souf-frances de sa fille, son âge, sa piété, les re-mèdes du médecin, et bien autre chose en-core ; mais mon esprit était ailleurs ; je nel’écoutais pas, je ne l’entendais que d’une ma-nière vague, comme un bourdonnement qui ar-rivait à mes oreilles, comme le bruit de la rue,ou le murmure du ruisseau qui coulait à l’extré-mité de cette rue. Que m’importait les douleursde cette femme ? N’avais-je pas les miennes,auprès desquelles tout ce que sa nature gros-sière ressentait n’était rien. Ces sortes de gensont toujours des maris malades, des enfantsalités, et s’attendent à être secourus par lesriches dans tous leurs embarras. Il n’y avait

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 320/513

Page 321: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

rien là qui sortît du commun. Je songeais àtout ceci, et j’étais sur le point de la renvoyeravec un souverain pour sa fille malade, lors-qu’une idée me traversa le cerveau avec tantde promptitude, que tout mon sang reflua à matête, et fit battre mon cœur avec la violenceque j’éprouve lorsque je suis folle. Je lui de-mandai son nom. Elle s’appelait Plowson et te-nait une petite boutique où elle vendait de tout,disait-elle, et qu’elle quittait de temps en tempspour venir voir Georgey et surveiller la jeunefille qui était la servante à tout faire de monpère. Sa fille malade se nommait Matilda. Je luiadressai plusieurs questions sur cette fille Ma-tilda, et j’appris qu’elle avait vingt-quatre ans,qu’elle avait toujours été malade, et qu’en cemoment, comme disait le docteur, elle était at-teinte d’une maladie de langueur qui l’empor-terait rapidement, et qu’elle déclinait depuislongtemps. L’homme de l’art déclarait mêmequ’elle ne passerait pas la quinzaine. Le navirequi apportait George Talboys devait dans troissemaines jeter l’ancre dans la Mersey. Il est in-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 321/513

Page 322: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

utile de m’appesantir plus longtemps sur cesdétails. Je visitai la jeune fille. Elle était jolieet mignonne. Son portrait pouvait à la rigueurressembler au mien, quoiqu’elle n’eût avec moiaucune ressemblance, excepté sous ces deuxrapports.

Je lui fus présentée comme une dame quidésirait lui être utile. Je corrompis la mère enlui donnant plus d’argent qu’elle n’en avait ja-mais vu et elle consentit à tout ce que je vou-lus. Dès le second jour de ma connaissanceavec cette mistress Plowson, mon père se ren-dit à Ventnor et loua un appartement pour safille malade et son enfant. Dans la matinée sui-vante, il emmena Matilda mourante et Georgeyqu’on avait décidé avec des gâteaux à l’appelermaman. Elle entra dans la maison en qualité demistress Talboys ; un médecin la soigna en lacroyant mistress Talboys, et quand elle mourutelle fut inscrite sur le registre sous le nom demistress Talboys. La nouvelle fut insérée dansle Times, et deux jours après George Talboys

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 322/513

Page 323: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

arriva à Ventnor et fit placer la pierre tumu-laire qui rappelle le souvenir de sa femme, He-len Talboys. »

Sir Michaël Audley se leva lentement etavec peine. On aurait dit que la douleur moraleavait raidi tous ses membres.

« Je ne puis en entendre davantage… dit-il d’une voix rauque. S’il reste quelque choseà dire, il m’est impossible de l’écouter… Ro-bert… il est inutile d’aller plus loin… C’estvous qui avez découvert tout cela… continuezvotre œuvre en vous occupant du salut et dubien-être de cette femme que je croyais êtrela mienne… Souvenez-vous dans tout ce quevous ferez que je l’ai aimée réellement et ten-drement… Je ne puis lui dire adieu et je ne lelui dirai pas jusqu’à ce que je puisse songer àelle sans amertume… jusqu’à ce que je puisseavoir pitié d’elle… Mais je prie Dieu de lui par-donner ses erreurs. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 323/513

Page 324: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Sir Michaël sortit de la bibliothèque sans je-ter un seul regard sur sa femme agenouillée.Il n’osait pas regarder une dernière fois cellequ’il avait aimée. Il se rendit dans son cabinet,sonna son valet de chambre et lui ordonnade préparer son portemanteau, de faire attelerpour le dernier train et de prendre tous lesarrangements nécessaires pour accompagnerson maître.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 324/513

Page 325: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

CHAPITRE XI

LE CALME SUCCÈDE À LATEMPÊTE

Robert Audley suivit son oncle dans le ves-tibule, après que sir Michaël eut prononcé cesquelques paroles qui étaient comme le glas demort de son espérance et de son amour. Dieusait combien le jeune homme avait redoutél’arrivée de ce jour fatal. Il était venu cepen-dant ; et, quoiqu’il n’y eût eu aucune explosionde désespoir, aucun ouragan de reproches, au-cune tempête d’angoisses et de larmes, Robertn’augurait pas bien de ce calme surnaturel. Ilcomprenait que sir Michaël emportait avec luila flèche acérée que la main de son neveu avaitdirigée contre son cœur. Il savait que ce calme

Page 326: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

étrange et glacial annonçait seulement la stu-peur que produit toujours un coup inattendu etque la surprise rend pour un moment presqueincompréhensible. Il savait que lorsque l’éton-nement aurait cessé, le patient envisagerait au-dacieusement la souffrance, se familiariseraitavec elle, et finirait par éclater en sanglots dé-chirants, qui briseraient comme un coup detonnerre ce cœur généreux.

Robert avait entendu raconter que deshommes de l’âge de son oncle pouvaient sup-porter le premier choc d’un grand malheursans trop d’émotion, mais qu’ensuite, ils s’éloi-gnaient de ceux qui voulaient les consoler etsuccombaient lentement à la douleur quin’avait fait que les étonner tout d’abord. Il sesouvenait d’attaques de paralysie et d’apo-plexie survenues en pareil cas chez deshommes plus forts que son oncle, et il se de-mandait dans le vestibule, s’il n’était pas de sondevoir d’être auprès de sir Michaël, et de ne

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 326/513

Page 327: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

pas le quitter pour être à même de le secourirpromptement.

Et pourtant était-ce prudent d’imposer sasociété au vieillard dans un moment où il ve-nait de s’éveiller d’un rêve et de s’apercevoirqu’il avait été la dupe d’une figure trompeuseet le jouet d’une folle qui, par nature, était tropfroidement cupide et trop cruellement sanscœur pour être capable de sentir son infamie.

« Non, se dit Robert, je laisserai son cœursaigner librement. L’humiliation entre pourbeaucoup dans sa douleur et il vaut mieux qu’ilsoit seul. J’ai fait ce que je regardais commeun devoir sacré et je ne m’étonne pas que jelui sois odieux. Il vaut mieux qu’il lutte seul ; jene puis rien faire pour rendre le combat moinsterrible, et il vaut mieux que personne ne l’as-siste. ».

Pendant que le jeune homme était debout,tenant encore d’une main la porte de la biblio-thèque et se demandant s’il suivrait son oncle

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 327/513

Page 328: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

ou s’il rentrerait dans la salle où était la misé-rable créature qu’il venait de démasquer, AliciaAudley ouvrit la salle à manger et lui montraà l’intérieur la longue table couverte de lingedamassé blanc comme la neige et tout éblouis-sante de verres étincelants et d’argenterie.

« Papa vient-il dîner ? demanda miss Aud-ley, je me sens en appétit et le pauvre Tomlinsa envoyé prévenir trois fois que le poisson nevaudrait rien. Ce ne sera plus du poisson, cesera une espèce de consommé que nous man-gerons, » ajouta la jeune fille, en entrant dansle vestibule, le Times à la main.

Elle avait lu le journal au coin du feu en at-tendant qu’on servît.

« Oh ! c’est vous, monsieur Robert Audley,remarqua-t-elle indifféremment ; vous dînezavec nous, n’est-ce pas ? Allez donc chercherpapa. Il est près de huit heures et d’habitudenous dînons à six. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 328/513

Page 329: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

M. Audley répondit à sa cousine d’un tonsévère. Ses manières frivoles lui déplaisaient etil oubliait que miss Audley ne savait pas le pre-mier mot du terrible drame qui s’était joué sousses yeux.

« Votre père vient d’éprouver un malheur,Alicia, » dit le jeune homme gravement.

La figure rieuse de la jeune fille devint toutà coup inquiète. Alicia Audley aimait tendre-ment son père.

« Un malheur ! s’écria-t-elle, oh ! qu’est-ilarrivé, Robert ?

— Je ne puis vous le dire pour le moment,Alicia, » répondit Robert à voix basse.

Il prit sa cousine par la main et l’emmenatout en parlant dans la salle à manger. Il refer-ma soigneusement la porte et ajouta ensuite :

« Puis-je avoir confiance en vous, Alicia ?

— Pour quoi faire ?

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 329/513

Page 330: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Pour consoler votre père et lui servird’amie dans l’affliction qui vient de fondre surlui.

— Oui ! s’écria Alicia avec vivacité. Com-ment pouvez-vous m’adresser une pareillequestion ? Croyez-vous qu’il y ait au mondeune souffrance qui m’effrayerait si elle devaitadoucir la sienne ? croyez-vous que je recule-rais devant n’importe quel sacrifice pour soula-ger sa douleur ? »

Les larmes vinrent aux yeux de miss Audleypendant qu’elle parlait.

« Oh ! Robert… Robert !… comme vousm’avez mal jugée, si vous avez pu croire que ceserait une trop lourde tâche pour moi que cellede me dévouer à mon père, dit-elle d’un ton dereproche.

— Non, non, mon Alicia, répondit tran-quillement le jeune homme, je n’ai jamais dou-té de votre affection, c’est votre discrétion quim’inquiète ; puis-je compter sur vous ?

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 330/513

Page 331: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Vous le pouvez, Robert, dit résolumentAlicia.

— Hé bien, j’aurai confiance en vous, machère fille. Votre père va quitter Audley, pourquelque temps du moins, le chagrin qu’il vientd’éprouver – chagrin inattendu, entendez-vous – doit sans doute lui faire détester cetterésidence. Il s’en va, Alicia, mais il ne faut pasqu’il s’en aille seul.

— Seul !… non… non… mais je pense quelady Audley…

— Lady Audley n’ira pas avec lui, dit Robertgravement, elle va être séparée de votre père.

— Pour quelque temps ?

— Non, pour toujours.

— Séparée de lui pour toujours ! s’écria Ali-cia. Alors ce chagrin a trait à lady Audley ?

— C’est lady Audley qui est la cause de ladouleur de votre père. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 331/513

Page 332: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

La figure d’Alicia, pâle jusqu’en ce moment,devint rouge tout à coup. Qu’était-ce que cechagrin causé par lady Audley et qui allait sé-parer pour toujours sir Michaël de sa jeunefemme ? Il n’y avait pas eu de querelle entreeux… l’harmonie avait constamment régnéentre Lucy Audley et son généreux mari. Cechagrin venait donc d’une découverte sou-daine, il cachait donc le déshonneur. RobertAudley comprit la signification de cette rou-geur.

« Vous offrirez à votre père de l’accompa-gner partout où il voudra, Alicia, dit-il. Vousêtes son soutien naturel dans un momentcomme celui-ci, mais vous lui serez plus utileen ne cherchant pas à pénétrer le secret de sadouleur ; votre ignorance des détails sera la ga-rantie de votre discrétion. Ne dites à votre pèreque ce que vous pouviez lui dire il y a deux ansavant qu’il se remariât. Soyez pour lui ce quevous étiez avant que cette femme vînt s’inter-poser entre lui et vous.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 332/513

Page 333: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Je le serai, murmura Alicia, je le serai.

— Évitez de prononcer le nom de lady Aud-ley. Si votre père garde le silence, ayez de lapatience ; s’il vous semble que sa douleur ne fi-nira qu’avec sa vie, ayez encore de la patienceet souvenez-vous que le seul moyen de le gué-rir, c’est de lui faire espérer à force de soinsqu’il existe sur terre une femme qui l’aimerajusqu’à son dernier jour et de toutes les forcesde son âme.

— Oui, Robert, oui, mon cher cousin, jem’en souviendrai. »

M. Audley embrassa sa cousine sur le front.C’était la première fois depuis qu’il avait ditadieu aux bancs du collège.

« Ma chère Alicia, dit-il, vous me rendrezheureux en agissant ainsi. J’ai été en quelquesorte l’instrument du malheur de votre père.Laissez-moi espérer que ce malheur ne serapas éternel. Rendez mon oncle au bonheur,Alicia, et je vous aimerai comme jamais frère

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 333/513

Page 334: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

n’a aimé une noble sœur, et l’affection d’unfrère vaut peut-être mieux, Alicia, que l’ado-ration enthousiaste de sir Harry Towers, quoi-qu’elle ne lui ressemble guère. »

Alicia courba la tête et déroba ses traits àson cousin pendant qu’il parlait ; mais, quand ileut fini, elle releva la tête et le regarda bien enface avec un sourire que rendaient plus brillantencore les larmes qui remplissaient ses yeux.

« Vous avez bon cœur, Robert, dit-elle, etj’ai eu tort de m’emporter contre vous parceque… »

La jeune fille s’arrêta tout à coup.

« Parce que quoi, ma chère cousine ? de-manda M. Audley.

— Parce que je suis une niaise, Robert, ditpromptement Alicia ; mais n’importe, je feraice que vous voudrez et ce ne sera pas ma fautesi mon père n’oublie pas ses chagrins avantpeu. J’irais au bout du monde avec lui si je

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 334/513

Page 335: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

pensais que le voyage lui fît plaisir. Je vais toutpréparer. Pensez-vous qu’il parte ce soir ?

— Oui, je ne crois pas qu’il veuille resterune nuit de plus sous ce toit.

— Le train part à neuf heures vingt, dit Ali-cia ; nous quitterons donc la maison dans uneheure si nous voulons le prendre. Je vous re-verrai avant notre départ, Robert.

— Oui, Alicia. »

Miss Audley courut vers sa chambre et ap-pela sa servante pour l’aider à faire les prépa-ratifs de ce voyage dont elle ne connaissait pasla destination finale.

Elle se dévouait corps et âme à la tâcheque lui avait confiée Robert. Elle aida la ser-vante à garnir les portemanteaux et la fit sou-rire en mettant ses robes de soie dans des car-tons à chapeau et ses souliers en satin dansson nécessaire de toilette. Elle mit la maisonsens dessus dessous pour trouver tout ce qu’illui fallait, et à la voir entasser ainsi ses cahiers

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 335/513

Page 336: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

de musique, ses broderies, ses parfums, on au-rait supposé qu’elle allait s’embarquer pourquelque île sauvage où les ressources dumonde civilisé étaient inconnues. Elle pensaitau chagrin inconnu de son père et peut-êtrequelque peu à la figure sérieuse et à la voixgrave de son cousin Robert, qui s’était montréà elle sous un nouveau jour.

M. Audley monta, lui aussi, au premierétage et chercha le cabinet de sir Michaël. Ilfrappa à la porte et attendit la réponse avecinquiétude. Au bout d’un moment, pendant le-quel le cœur du jeune homme battit bien fort,le baronnet vint ouvrir lui-même. Robert vitque le valet de son oncle avait déjà fait lesmalles.

Sir Michaël s’avança dans le corridor.

« Avez-vous encore quelque chose à medire, Robert ? demanda-t-il d’une voix calme.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 336/513

Page 337: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Je viens seulement savoir si je puis vousêtre bon à quelque chose. Vous partez ce soirpour Londres ?

— Oui.

— Avez-vous décidé en quel endroit vousvous arrêterez ?

— Oui, à l’hôtel Clarendon, j’y suis connu.Est-ce tout ?

— Oui, Alicia vous accompagnera.

— Alicia !

— Elle ne peut rester ici, il vaut mieuxqu’elle parte aussi, jusqu’à ce que…

— Oui… oui… je comprends, interrompit lebaronnet, mais ne pourrait-elle aller ailleurs…est-il indispensable qu’elle soit avec moi ?

— Elle ne peut aller autre part, elle n’y se-rait pas heureuse.

— Qu’elle vienne alors ! dit sir Michaël,qu’elle vienne ! »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 337/513

Page 338: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Il parlait d’une voix comprimée et avec uneffort visible, comme s’il eût été pénible d’avoirdit n’importe quoi ; et Robert voyait qu’il auraitpréféré se taire. Ces exigences de la vie étaientune torture nouvelle pour lui, parce qu’ellesvenaient le distraire de sa souffrance, et celalui paraissait un chagrin plus lourd à supporterque la souffrance elle-même.

« Très bien, mon oncle, alors tout est arran-gé. Alicia sera prête pour neuf heures.

— Bon… bon… qu’elle vienne la pauvre en-fant, murmura le baronnet ; qu’elle vienne, sicela lui plaît. »

Il soupira en parlant de sa fille. Il songeait àl’indifférence qu’il lui avait témoignée à causede la femme enfermée en ce moment dans labibliothèque.

« Je vous verrai au moment de votre dé-part, mon oncle, dit Robert ; je vous quitte d’icilà.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 338/513

Page 339: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Attendez ! dit soudain sir Michaël ; avez-vous dit à Alicia ?...

— Je ne lui ai rien dit, excepté que vousquittiez Audley pour quelque temps.

— Et vous avez bien fait, Robert, dit le ba-ronnet d’une voix brisée, vous avez bien fait. »

Il tendit sa main à son neveu, et celui-ci laporta à ses lèvres.

« Oh ! mon oncle, comment m’excuserai-jeà mes propres yeux de vous avoir fait souffrirainsi ?

— Vous avez fait votre devoir, Robert, vousavez fait votre devoir, mais j’aurais remerciéDieu s’il m’avait épargné cette angoisse en mefaisant mourir avant ce soir. »

Sir Michaël rentra dans son cabinet, et Ro-bert revint lentement dans le vestibule. Il s’ar-rêta sur le seuil de la chambre où il avait laisséLucy, lady Audley, jadis Helen Talboys, lafemme de son ami George.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 339/513

Page 340: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Elle était étendue sur le parquet à l’endroitmême où elle s’était agenouillée pour raconterson histoire. Était-elle évanouie, ou bien pen-sait-elle à la triste situation dans laquelle ellese trouvait ? Robert s’en préoccupa fort peu.Il parut dans le vestibule et envoya chercherpar un domestique la femme de chambre auxrubans roses qui fut tout étonnée et touteconsternée en voyant sa maîtresse.

« Lady Audley est malade, lui dit-il ;conduisez-la chez elle et veillez à ce qu’ellene sorte pas. Vous voudrez bien rester auprèsd’elle sans lui parler ou lui permettre de se fa-tiguer en parlant. »

Lady Audley n’était pas évanouie ; elle selaissa aider par la femme de chambre et se re-leva. Ses cheveux étaient en désordre, sa figureet ses lèvres avaient perdu leurs couleurs et sesyeux brillaient d’un éclat terrible.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 340/513

Page 341: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Emmenez-moi, dit-elle, et faites-moi dor-mir, faites-moi dormir, mon cerveau est enfeu. »

Au moment de quitter la bibliothèque, ellese retourna et demanda à Robert :

« Sir Michaël est-il parti ?

— Il partira dans une heure.

— Personne n’a péri dans l’incendie deMount Stanning ?

— Personne.

— J’en suis bien aise.

— L’aubergiste, Marks, a été brûlé sérieu-sement, il court un grand danger, mais il peutguérir.

— Tant mieux… je suis contente que per-sonne n’ait succombé. Bonne nuit, monsieurAudley.

— Je vous demanderai demain un entretiend’une demi-heure, lady Audley.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 341/513

Page 342: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Quand il vous plaira. Bonne nuit.

— Bonne nuit ! »

Elle disparut en s’appuyant sur l’épaule desa femme de chambre, et laissa Robert en proieaux plus vives inquiétudes.

Il s’assit devant le foyer dont la lueur di-minuait, et réfléchit aux changements surve-nus dans cette maison qu’il avait trouvée siagréable à habiter avant la disparition de sonami. Il se demanda ce qu’il fallait faire en cettecirconstance, et se perdit dans une sombre rê-verie d’où le tira le bruit d’une voiture qui ap-prochait de la porte basse de la tour.

Neuf heures sonnèrent à la pendule du ves-tibule au moment où Robert ouvrit la portede la bibliothèque. Alicia venait de descendreavec sa servante, jeune campagnarde auxjoues roses.

« Adieu, Robert, lui dit-elle, en lui tendantla main, adieu et comptez sur moi ; je soigneraimon père.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 342/513

Page 343: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— J’y compte, adieu, Alicia. »

Pour la seconde fois de la soirée, RobertAudley pressa de ses lèvres le candide front desa cousine ; et, pour la seconde fois, ce baiserfut celui d’un père ou d’un frère, et ne ressem-bla en rien à celui que lui eût donné sir HarryTowers.

À neuf heures cinq minutes, sir Michaël pa-rut suivi de son valet à cheveux gris. Le ba-ronnet était pâle, mais maître de lui. La mainqu’il tendit à son neveu était froide comme dela glace, mais ce fut d’une voix ferme qu’il ditadieu à Robert.

« Je laisse tout entre vos mains, Robert, luidit-il au moment de s’éloigner de cette mai-son qu’il avait habitée si longtemps. Je ne saispas la fin de cette histoire, mais j’en ai entenduassez. Dieu sait que je n’ai pas besoin d’enentendre davantage. Je laisse tout entre vosmains, mais ne soyez pas cruel… souvenez-vous que je l’aimais… »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 343/513

Page 344: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Il ne put achever sa phrase, la voix lui man-qua.

« Je me souviendrai, répondit le jeunehomme, et je ferai tout pour le mieux. »

Les larmes empêchèrent Robert de voir lafigure de son oncle, et une minute après, lavoiture était loin, et le neveu de sir Michaëlavait repris sa place au coin du feu de la bi-bliothèque. Il songeait à la terrible responsabi-lité qu’il venait d’assumer en se chargeant de ladestinée d’une femme coupable.

« Assurément, se dit-il, Dieu me punitd’avoir mené une vie si indolente jusqu’au moisde septembre dernier. C’est sans doute pourque je fasse amende honorable et que j’avouequ’un homme ne peut choisir le genre de viequi lui plaît, que la Providence fait peser surmoi cette responsabilité. On ne peut dire : « Jevais prendre l’existence à la légère et me tenirà l’écart des malheureuses créatures égaréesqui se lancent avec énergie et courage dans la

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 344/513

Page 345: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

bataille de la vie. » On ne peut dire : « Je res-terai sous la tente pendant que la mêlée est fu-rieuse, et je rirai des imbéciles qu’on foule auxpieds là-bas, sur le terrain de la lutte inutile. »On ne peut faire cela ; on ne peut qu’accepterhumblement, et en tremblant, la tâche qu’il aplu au Créateur de vous imposer. S’il faut sebattre, il n’y a pas à reculer, et malheur à ce-lui qui ne répond pas à l’appel ; malheur à celuiqui reste dans sa tente, quand le clairon stri-dent donne le signal de l’action. »

L’un des domestiques apporta de la lumièredans la bibliothèque et ralluma le feu ; maisRobert ne bougea pas de son siège auprès dufoyer. Il resta assis comme il s’asseyait à Fig-Tree Court, les coudes appuyés sur les bras dufauteuil et le menton dans la main.

Au moment où le domestique allait sortir, ilreleva la tête.

« Puis-je envoyer une dépêche à Londres ?demanda-t-il.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 345/513

Page 346: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— On peut l’envoyer de Brentwood, mon-sieur… pas d’ici. »

M. Audley regarda sa montre d’un air pen-sif.

« On ira à Brentwood, si vous voulez, mon-sieur, si vous désirez envoyer quelque mes-sage.

— J’ai une dépêche à envoyer, Richards,chargez-vous de cela.

— Volontiers, monsieur.

— Alors, attendez que je l’écrive.

— Oui, monsieur. »

Le domestique apporta ce qu’il fallait pourécrire, et plaça une table devant Robert.

Robert trempa la plume dans l’encre etcontempla un instant les bougies avant decommencer.

Voici quelle fut sa dépêche :

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 346/513

Page 347: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Robert Audley, d’Audley en Essex, à Fran-cis Wilmington, de Paper Buildings, Temple.

« Cher Wilmington, si vous connaissez unmédecin expérimenté qui s’occupe de la folie,et auquel on puisse confier un secret, soyez as-sez bon pour m’envoyer son adresse par le té-légraphe. »

M. Audley mit la lettre dans une grande en-veloppe et la tendit au domestique en lui don-nant un souverain.

« Veillez à ce que cela soit remis à une per-sonne digne de confiance, Richards, et dites-lui d’attendre la réponse. Elle doit arriver dansune heure et demie. »

Richards, qui avait connu Robert tout en-fant, sortit pour exécuter cet ordre. Dieu nousgarde de le suivre à l’office où les domestiques,groupés en cercle devant le feu, discutaient lesévénements du jour sans y rien comprendre.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 347/513

Page 348: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Rien ne pouvait être plus éloigné de la vé-rité que les suppositions de ces dignes gens.Quels fils tenaient-ils du mystère qui s’étaitpassé au coin du feu de cette chambre où unefemme criminelle s’était agenouillée aux piedsde son seigneur et maître, pour lui raconterl’histoire de sa coupable vie ? Ils savaientseulement ce que le valet de chambre de sirMichaël leur avait dit de ce soudain voyage :que son maître était aussi pâle qu’une feuillede papier blanc, qu’il parlait avec une voixétrange qui ne ressemblait en rien à la sienne,et en quelque sorte – M. Parsons le valet –vous l’eussiez fait tomber avec une plume, sivous aviez eu l’idée de le renverser avec unearme aussi faible.

Les meilleures têtes de l’antichambre dé-cidèrent que sir Michaël avait reçu quelquenouvelle inattendue apportée par Robert (ilsétaient assez sages pour mêler le jeune hommeà la catastrophe), soit la mort de quelque cheret proche parent (les plus vieux serviteurs dé-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 348/513

Page 349: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

cimaient un à un les membres de la familleAudley, en s’efforçant de trouver quel parentce pouvait être), soit quelque baisse dans lesfonds, quelque mauvaise spéculation, ou lafaillite d’une banque dans laquelle la plusgrande partie de la fortune du baronnet étaitengagée. En général, on penchait pour lafaillite d’une banque ; et chaque membre del’assemblée, avec une espèce d’avidité et desombre plaisir, se jetait sur cette idée, quoi-qu’une telle supposition dût entraîner leurpropre ruine avec la perte totale de cette géné-reuse maison.

Robert s’assit près du triste foyer qui sem-blait triste, même maintenant que la flammed’un grand feu de bois soufflait dans la vastecheminée ; il écoutait les sourds gémissementsd’un vent de mars qui pleurait autour de lamaison, et secouait le lierre tremblant attachéaux murs qui l’abritaient. Robert était fatigué,car il faut se rappeler qu’il avait été éveillé aumilieu de la nuit par le craquement des boi-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 349/513

Page 350: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

series dans l’auberge du Château. Sans sa pré-sence d’esprit et son sang-froid, Luke Markseût péri misérablement. Il portait encore lesmarques du danger qu’il avait couru : ses che-veux étaient roussis d’un côté, et sa maingauche était rouge et enflammée. Il s’était brû-lé en cherchant à sauver l’aubergiste. Il étaitépuisé aussi par les émotions violentes de lajournée, et il s’endormit dans un fauteuil de-vant le feu. L’entrée de Richards, qui rapportaitla dépêche, le réveilla.

La réponse était courte :

« Cher Audley, toujours heureux de vousobliger. Alwyn Mosgrave, M. D., 12, SavilleRow. Sûr. »

Avec le nom et l’adresse, c’était tout ce quecontenait la dépêche.

« Il faudra porter une autre lettre à Brent-wood demain matin, Richards, dit M. Audleyen repliant le papier, et je serais bien aise que

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 350/513

Page 351: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

ce fût avant déjeuner. Le porteur aura un demi-souverain pour sa peine. »

Richards s’inclina.

« Merci, monsieur, ce n’est pas nécessaire ;mais comme il vous plaira. Monsieur, murmu-ra-t-il, à quelle heure voulez-vous qu’il parte ?

— Aussitôt qu’il pourra ; mettons donc quece sera à six heures du matin.

— Bien, monsieur.

— Ma chambre est-elle prête, Richards ?

— Oui, monsieur, votre ancienne chambre.

— Très bien. Alors, je vais me coucher. Ap-portez-moi un grog aussi chaud que possible,et attendez que j’aie écrit la dépêche de de-main. »

Cette deuxième dépêche invitait le docteurMosgrave à se rendre au château d’Audleypour affaire très sérieuse.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 351/513

Page 352: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Quand la dépêche fut terminée, M. Audleyjugea qu’il avait fait tout ce qui dépendait delui. Il but son grog dont il avait grand besoin,car il avait été glacé jusqu’aux os par ses aven-tures pendant l’incendie. Il but lentement lepâle liquide doré, et songea à Clara Talboys, àcette jeune fille à figure sévère, dont le frèreétait maintenant vengé par l’humiliation decelle qui l’avait fait périr. La jeune fille avait-elle entendu parler de l’incendie de l’auberge ?C’était probable, Mount Stanning était un en-droit si petit. Mais avait-elle su qu’il avait cou-ru un grand danger, et qu’il s’était signalé ensauvant cet ivrogne d’aubergiste ? Je crois bienque, même au coin de ce feu solitaire, et sousle toit que venait d’abandonner pour long-temps celui qui en était le maître, Robert Aud-ley eut la faiblesse de lâcher la bride à son ima-gination, de la laisser s’envoler vers les pinsqui se dressaient sous le ciel froid de février,et de songer aux beaux yeux bruns qui ressem-blaient tant à ceux de son ami perdu.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 352/513

Page 353: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

CHAPITRE XII

L’AVISDU DOCTEUR MOSGRAVE

Lady Audley dormait. Elle dormit profondé-ment d’un bout à l’autre de cette longue nuitd’hiver. N’a-t-on pas vu des criminels dormir laveille de leur supplice, et n’être arrachés à leurpaisible sommeil que par le geôlier de la prisonqui vient les éveiller ?

La partie était jouée et perdue. Je ne croispas que lady Audley eût négligé d’utiliser sescartes, et perdu le trick lorsqu’elle pouvait ga-gner. Le jeu de son adversaire avait étémeilleur, et elle avait été battue.

Elle était plus tranquille maintenant qu’ellene l’avait été depuis ce jour – ce jour si rap-

Page 354: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

proché de son second mariage – où elle avaitlu la nouvelle du retour de George Talboys desplacers de l’Australie. Elle était rassurée main-tenant qu’on savait son histoire et que son se-cret était découvert. Il n’y avait plus de nou-velle découverte à faire. Elle s’était débarras-sée du terrible secret qui lui pesait, et son natu-rel égoïste et sensuel avait repris tout son em-pire. Elle dormait paisiblement sous le duvet etla soie et à l’ombre des grands rideaux en ve-lours qui entouraient son lit. Elle avait ordon-né à sa femme de chambre de coucher dansle même appartement qu’elle, et de laisser lalampe allumée toute la nuit.

Ce n’était pas qu’elle eût peur d’être visitéepar des spectres dans le calme de la nuit ; elleétait trop complètement égoïste pour ne pas semoquer de tout ce qui ne pouvait lui infligerune douleur réelle, et elle n’avait jamais en-tendu dire qu’un esprit se fût porté à des vio-lences. Elle avait craint Robert Audley ; maiselle ne le craignait plus maintenant. Il avait

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 354/513

Page 355: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

achevé son œuvre, et elle savait qu’il n’irait pasplus loin, de peur d’attirer une honte éternellesur le nom qu’il vénérait.

« Ils me renverront quelque part, je sup-pose, se dit milady, et c’est tout ce qu’ilspeuvent me faire. »

Elle se regarda comme une espèce de pri-sonnière d’État dont on prendrait soin ; un se-cond masque de fer qu’on enfermerait dansquelque donjon. Elle devint indifférente au sortqui l’attendait. Elle avait vécu autant que centpersonnes dans l’espace de quelques jours, etelle ne pouvait plus souffrir, pour quelquetemps du moins.

Le lendemain matin, elle prit une tasse dethé et quelques rôties avec autant de calmeque le condamné qui fait son dernier repas,pendant que les gardiens le surveillent de peurqu’il n’avale un morceau de l’assiette ou unecuillère, et n’échappe ainsi au bourreau. Elledéjeuna, prit son bain du matin, se parfuma

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 355/513

Page 356: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

les cheveux et choisit la plus belle toilette desa garde-robe. Elle regarda l’ameublementluxueux de son cabinet, et soupira en se disantqu’elle allait quitter tout cela ; mais elle n’eutpas un tendre souvenir pour l’homme qui avaitorné sa retraite et lui avait prouvé son amouren répandant le luxe autour d’elle. Lady Audleysongeait au prix que cela avait coûté, ets’avouait que très probablement elle ne garde-rait pas longtemps toutes ces richesses.

Elle se regarda dans la psyché avant dequitter son cabinet. Le repos d’une longue nuitlui avait rendu les roses de son teint et l’éclatnaturel de ses yeux bleus. Le feu terrible quibrillait en eux la veille avait disparu, et ladyAudley eut un sourire de triomphe en contem-plant sa beauté. Le temps n’était plus où sesennemis auraient pu lui appliquer les fers brû-lants de la torture, et détruire les charmes quiavaient fait tant de mal. Maintenant sa beautélui resterait quand même, nul ne pouvait la luienlever.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 356/513

Page 357: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Le soleil brillait faiblement et lady Audleys’enveloppa d’un châle des Indes, châle quiavait coûté cent guinées à sir Michaël. Ellepensait que c’était une bonne précautiond’avoir ce châle avec elle, parce que si on l’em-menait à la hâte, elle aurait du moins sur ellequelque chose de son ancienne splendeur.Qu’on se rappelle les dangers auxquels elles’était exposée pour avoir une belle maison, debelles toilettes, des voitures, des bijoux, desdentelles, et on ne sera pas étonné qu’au mo-ment de sa défaite, elle ne voulût pas s’en sé-parer complètement. Si elle avait été Judas Is-cariote, elle aurait gardé jusqu’à sa dernièreheure les trente pièces d’argent.

M. Robert Audley déjeuna dans la biblio-thèque. Il savoura longuement sa tasse de théet fuma son mierschaum en réfléchissant sur latâche qu’il s’était imposée.

« J’en appellerai à l’expérience de ce doc-teur Mosgrave, se dit-il. Les médecins et lesavocats sont les confesseurs de ce prosaïque

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 357/513

Page 358: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

XIXe siècle. Il me viendra en aide assuré-ment. »

Le premier train venant de Londres arrivaità Audley à dix heures et demie, et, à onzemoins cinq, Richards annonça le docteurAlwyn Mosgrave.

Le médecin de Saville Row était grand,maigre, et âgé de cinquante ans environ. Sesyeux gris pâle avaient peut-être été bleus jadiset avaient perdu avec le temps leur couleurpremière. Malgré toute la puissance de la mé-decine, le docteur Mosgrave n’avait pu engrais-ser ou se donner des couleurs. Sa figure n’avaitaucune expression, et pourtant elle avaitquelque chose de merveilleusement attractif.C’était la physionomie d’un homme qui avaitpassé la plus grande partie de sa vie à écouterles autres, et avait annihilé son individualité etses passions dès le début de sa carrière.

Il s’inclina devant Robert Audley, prit unechaise en face de lui et écouta le jeune avocat

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 358/513

Page 359: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

le cou tendu. Robert s’aperçut que le regard dumédecin devenait pénétrant et fixe.

« Il croit que c’est moi qui suis le malade, sedit Robert, et il inspecte ma physionomie poury découvrir les symptômes de la folie. »

Les paroles du docteur Mosgrave vinrentconfirmer cette supposition.

« Ce n’est pas pour vous que vous désirezme consulter ? dit-il d’un ton d’interrogation.

— Oh ! non. »

Le docteur Mosgrave regarda sa montre, unchronomètre de Benson de cinquante guinées,qu’il portait dans sa poche comme si c’eût étéune pomme de terre.

« Il est inutile de vous rappeler que montemps est précieux. Votre dépêche m’a annon-cé que mes services étaient requis pour uncas… dangereux… sinon je ne serais pas venuce matin. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 359/513

Page 360: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Robert Audley regardait tristement le feu etse demandait comment il aborderait la ques-tion.

« Je vous remercie, docteur Mosgrave,d’avoir répondu à mon appel. J’ai à vous de-mander votre avis sur un cas difficile, et quime chagrine plus que je ne saurais le dire.Je m’en rapporterai entièrement à votre expé-rience, qui, seule, peut nous sortir d’embarras,moi et ceux qui me sont chers. »

L’air affairé du docteur Mosgrave se chan-gea en un air d’intérêt en écoutant Robert Aud-ley.

« La confession du malade au médecin est,je crois, aussi sacrée que celle du pécheur auprêtre ? demanda Robert avec un grand sé-rieux.

— Aussi sacrée.

— On ne peut la violer sous aucun pré-texte ?

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 360/513

Page 361: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Sous aucun. »

Robert Audley regarda de nouveau le feu.Devait-il dire peu ou beaucoup de l’histoire dela seconde femme de son oncle.

« On m’a dit, docteur Mosgrave, que vousaviez consacré une partie de votre existence autraitement de la folie.

— Oui, ma clientèle se compose presqueexclusivement de gens malades d’esprit.

— Vous devez alors entendre parfoisd’étranges et même de terribles révélations ? »

Le docteur Mosgrave s’inclina.

Il avait l’air d’un homme auquel on pouvaitconfier les secrets de toute une nation, sansque le poids de ces secrets l’incommodât lemoins du monde.

« L’histoire que je vais vous conter n’est pasla mienne, dit Robert après une pause ; vousm’excuserez donc, si je vous rappelle que je

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 361/513

Page 362: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

ne puis la révéler qu’autant que le secret seraconvenu entre nous. »

Le docteur Mosgrave s’inclina de nouveau,mais son mouvement fut un peu plus sec.

« Je suis tout oreilles, monsieur Audley, »dit-il froidement.

Robert Audley rapprocha sa chaise de celledu médecin, et commença à voix basse cettehistoire que lady Audley avait racontée laveille, agenouillée dans cette même chambre.La figure du docteur Mosgrave, tournée versRobert, n’exprima aucune surprise à cetteétrange révélation. Il sourit quand Robert enarriva à cette partie du récit qui avait trait aucomplot de Ventnor, mais il n’eut pas l’air éton-né. Robert acheva l’histoire à l’endroit où elleavait été interrompue par sir Michaël. Il ne ditrien de la disparition de George Talboys, nides soupçons horribles qu’elle avait fait naître.Il ne parla pas non plus de l’incendie de l’au-berge.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 362/513

Page 363: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Le docteur Mosgrave secoua la tête d’un airgrave quand Robert eut fini.

« Vous n’avez plus rien à me dire ? deman-da-t-il.

— Non, je ne crois pas qu’il soit nécessaired’en dire davantage, répondit Robert, cher-chant à éluder la question.

— Vous voudriez prouver que cette dameest folle, et n’est pas responsable de ses ac-tions, monsieur Audley ? » dit le médecin.

Robert Audley fut stupéfié de la pénétrationdu docteur. Comment avait-il si promptementdeviné son désir secret ?

« Oui, si cela était possible, je voudrais luitrouver cette excuse.

— Et éviter le scandale d’un procès, n’est-ce pas, monsieur Audley ? » dit le médecin.

Robert frissonna en s’inclinant en signed’adhésion à cette remarque. Ce n’était passeulement un procès qu’il redoutait, c’était la

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 363/513

Page 364: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

cour d’assises où comparaîtrait, au milieu descurieux empressés, la femme de son oncle, ac-cusée d’assassinat et entourée de toutes partsde figures curieuses, qui viendraient contem-pler sa honte.

« Je ne pense pas que mes services puissentvous être de quelque utilité, dit tranquillementle docteur ; je verrai cette dame, si vous le vou-lez, mais je ne la crois pas folle.

— Pourquoi ?

— Parce que rien de tout ce qu’elle a faitne prouve la folie. Elle a fui de chez elle parcequ’elle n’y était pas bien, et qu’elle voulait trou-ver mieux. Il n’y a pas de folie là dedans. Elle acommis le crime de bigamie pour obtenir uneposition et une fortune ; ce n’est pas de la fo-lie ; et quand elle s’est trouvée dans une si-tuation désespérée, au lieu de recourir à desmoyens extrêmes, elle a tramé un complot quidemandait du calme et de la réflexion. Tout ce-la n’est pas de la folie.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 364/513

Page 365: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Mais la tache de la folie héréditaire…

— Elle peut se transmettre jusqu’à la troi-sième génération, et reparaître chez les enfantsde cette dame, si elle en a. La folie n’est pasforcément léguée par la mère à la fille. Je vou-drais vous venir en aide si je le pouvais, mon-sieur Audley, mais il n’y a pas de preuves defolie dans l’histoire que vous m’avez racontée.Aucun jury anglais n’accepterait en pareil casl’excuse de la folie. Ce que vous avez de mieuxà faire, c’est de renvoyer cette dame à son pre-mier mari, s’il veut la reprendre. »

Robert tressaillit à ces mots.

« Son premier mari est mort… du moins ila disparu… et j’ai mes raisons pour le croiremort. »

Le docteur Mosgrave vit le mouvement deRobert, et remarqua que sa voix était embar-rassée en parlant de George Talboys.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 365/513

Page 366: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Le premier mari de la dame a disparu, dit-il en appuyant sur les mots, et vous le croyezmort. »

Il s’arrêta un instant et contempla le feu,ainsi que l’avait contemplé Robert quelquesmoments auparavant.

« Monsieur Audley, reprit-il tout à coup, ilne doit pas y avoir de demi-confidence entrenous. Vous ne m’avez pas tout dit. »

La figure de Robert exprima toute la sur-prise qu’il éprouvait à ces paroles.

« Je ne serais pas de force à lutter contre lesdifficultés de mon métier, dit le docteur Mos-grave, si je ne voyais pas où finit la confianceet où commence la réserve. Vous ne m’avezappris que la moitié de l’histoire de cette dame,monsieur Audley. Il faut que je sache le resteavant de me prononcer. Qu’est devenu le pre-mier mari de cette dame ? »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 366/513

Page 367: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Il adressa cette question d’un ton décisif,comme s’il devinait que la réponse serait lapierre angulaire de l’édifice qu’il explorait.

« Je vous ai déjà dit, docteur Mosgrave, queje ne le savais pas.

— Oui, répondit le docteur, mais votre fi-gure m’a révélé que vous le soupçonniez. »

Robert Audley garda le silence.

« Si vous voulez que je vous serve, ayezconfiance en moi, monsieur Audley. Le premiermari a disparu : quand et comment ? Il faut queje sache l’histoire de cette disparition. »

Robert réfléchit quelques instants avant derépondre, mais peu à peu il releva sa tête, quis’était courbée sous le travail de sa pensée, etil dit au médecin :

« J’aurai confiance en votre honneur et envotre bonté, docteur Mosgrave. Je ne vous de-manderai pas de faire tort à la société, maisseulement de sauver un nom de la honte et

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 367/513

Page 368: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

de la dégradation, si vous le pouvez, enconscience. »

Il raconta l’histoire de la disparition deGeorge et de ses doutes à lui, Dieu sait avecquelle répugnance.

Le docteur Mosgrave l’écouta aussi tran-quillement qu’auparavant. Robert termina enfaisant un appel à tous les bons sentimentsdu médecin. Il le supplia d’épargner le géné-reux vieillard qui avait fait le malheur de savieillesse, en ayant tant de confiance en safemme.

Il était impossible de lire sur la figure atten-tive du docteur Mosgrave une conclusion quel-conque. Il se leva quand Robert eut fini, et re-garda de nouveau sa montre.

« Je n’ai plus que vingt minutes à vous ac-corder, dit-il. Je vais voir la dame, si vous vou-lez. Vous dites que sa mère est morte dans unemaison de fous ?

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 368/513

Page 369: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Oui. Voulez-vous que lady Audley soitseule ?

— Oui, seule, s’il vous plaît. »

Robert sonna la femme de chambre de mi-lady, et le médecin fut conduit par l’élégantesoubrette à travers l’antichambre octogonevers le joli boudoir avec lequel elle communi-quait.

Dix minutes après il revint dans la biblio-thèque où l’attendait Robert.

« J’ai causé avec cette dame, dit-il, et nousnous entendons à merveille. La folie existe !C’est de la folie cachée, qui peut ne jamais pa-raître ou ne paraître qu’une fois ou deux danssa vie, mais elle est de la plus terrible espèce.Les accès en sont courts et sont occasionnéspar une violente pression du cerveau. La damen’est pas folle, elle a seulement la tache héré-ditaire dans le sang. Elle a la ruse de la folie ettoute la prudence de l’intelligence ; en un mot,monsieur Audley, elle est dangereuse ! »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 369/513

Page 370: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Le docteur Mosgrave fit un tour ou deuxdans l’appartement avant de reprendre la pa-role.

« Je ne discuterai pas les probabilités dessoupçons qui vous torturent, monsieur Audley,dit-il tout à coup, mais je ne vous conseille pasde faire un esclandre. Ce M. George Talboysa disparu. Vous n’avez pas les preuves de samort, et le seul motif d’accusation que vousauriez à faire valoir, ce serait la nécessité oùelle était de se débarrasser de lui. Aucun jurydes trois royaumes ne la condamnerait pour sipeu. »

Robert Audley interrompit vivement le doc-teur Mosgrave.

« Je vous assure, mon cher monsieur, quece que je redoute le plus au monde, c’est un es-clandre.

— Sans doute, monsieur Audley, mais vousn’espérez pas que je pardonne avec vous unedes plus graves offenses faites à la société.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 370/513

Page 371: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Si j’avais des motifs suffisants pour croire quecette femme a commis un crime, je ne souf-frirais pas qu’elle échappât à la justice, dûtl’honneur de cent familles en dépendre ! Maiscomme ces motifs n’existent pas, je vous aide-rai de mon mieux. »

Robert Audley serra la main du médecindans les siennes.

« Je vous remercierai plus tard quand je se-rai en état, dit-il avec émotion, je vous remer-cierai pour moi et pour mon oncle.

— J’ai encore cinq minutes et il faut quej’écrive à quelqu’un, » dit le docteur Mosgrave,souriant de la pression de main énergique dujeune homme.

Il s’assit à un bureau, et écrivit rapidementpendant sept minutes environ. Quand il s’arrê-ta, il avait rempli trois pages de papier.

Il mit sa lettre sous enveloppe et la tendit àRobert sans la cacheter.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 371/513

Page 372: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

L’adresse était celle-ci :

À monsieur Val,

Villebrumeuse,

Belgique.

M. Audley promena ses regards inquiets del’adresse au docteur. Ce dernier mettait sesgants avec autant d’attention que si cette opé-ration eût été pour lui l’affaire solennelle de savie.

« Cette lettre, dit-il, en réponse au regardinquisiteur de Robert, est pour M. Val, un demes amis qui est propriétaire et directeur d’uneexcellente maison de santé à Villebrumeuse.Nous nous connaissons depuis longtemps, etil consentira volontiers à recevoir lady Audleydans son établissement. Il prendra sur lui laresponsabilité de sa vie à venir. Soyez tran-quille, cette vie ne sera pas accidentée. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 372/513

Page 373: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Robert Audley voulut parler et remercier denouveau le docteur, mais un geste d’autoritédu docteur Mosgrave empêcha toute effusion.

« Du moment où lady Audley mettra le pieddans cette maison, dit-il, sa vie d’action serafinie. Tous ses secrets seront enfermés avecelle, et si elle a commis des crimes, elle n’encommettra plus. Si vous lui creusiez une tombedans le cimetière voisin, vous ne la sépareriezpas plus complètement du monde. En ma qua-lité de physiologiste et d’honnête homme, je necrois pas que vous puissiez mieux faire que del’enfermer, car la physiologie est un mensonge,si la femme que j’ai vue il y a dix minutes peutêtre laissée libre au milieu de ses semblables.Elle m’aurait sauté à la gorge et étranglé avecses petites mains si elle l’avait pu, pendant queje causais avec elle.

— Elle devinait donc le but de votre visite ?

— Elle le savait. « Vous me croyez follecomme ma mère et vous venez me question-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 373/513

Page 374: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

ner, m’a-t-elle dit. « Vous voulez reconnaîtreen moi la tache héréditaire. » Adieu, monsieurAudley, ajouta à la hâte le médecin, je suis enretard de dix minutes, et je n’ai pas de temps àperdre pour arriver avant le départ du train. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 374/513

Page 375: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

CHAPITRE XIII

ENTERRÉE VIVANTE

Robert Audley s’assit dans la bibliothèqueavec la lettre du médecin devant lui, et songeaà ce qui lui restait encore à faire.

Le jeune avocat s’était constitué le dénon-ciateur de cette femme coupable. Il avait étéson juge et maintenant il était son geôlier. Tantqu’il n’aurait pas porté à son adresse la lettrequi était là devant lui, tant qu’il n’aurait pasconfié au directeur de la maison de fous cellequ’il avait sous sa garde, le terrible fardeau pè-serait sur ses épaules, et son devoir ne seraitpas accompli.

Il écrivit quelques lignes à milady pour laprévenir qu’il allait la conduire à un endroit

Page 376: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

d’où elle ne reviendrait pas, et qu’elle ne devaitpas perdre de temps à faire ses préparatifs. Illui disait qu’il désirait partir dans la soirée sicela était possible.

Miss Susan Martin, la femme de chambre,trouva pénible d’avoir à faire tant de malles enaussi peu de temps, mais milady l’aida. C’étaitun amusement pour elle de plier, d’empaquetersoies et velours, et de rassembler bijoux et pa-rures. « On ne veut donc pas m’enlever ce queje possède, » se disait-elle. On l’exilait, c’étaitclair, mais l’exil n’était pas sans espoir, et dansn’importe quel coin du globe elle saurait, àl’aide de sa beauté, se constituer une petiteroyauté, conquérir de vaillants chevaliers, ettrouver des sujets dévoués. Elle travailla doncde son mieux avec sa femme de chambre quiflairait la ruine dans ce départ précipité et nedéployait pas beaucoup de zèle. À six heuresdu soir, elle envoya dire à M. Audley qu’elleétait prête à partir quand il le voudrait.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 376/513

Page 377: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Robert avait consulté un volume de Brad-shaw, et découvert que Villebrumeuse était si-tuée en dehors des lignes du chemin de fer, etqu’on ne pouvait y arriver que par la diligencede Bruxelles. Le bateau pour Douvres partaitdu pont de Londres à neuf heures, et Robertpouvait y trouver place, puisque le train quipassait à Audley à sept heures arrivait à Sho-reditsch à huit heures un quart. En passant parDouvres et Calais, ils arriveraient à Villebru-meuse le lendemain, dans l’après-midi ou dansla soirée.

À quoi bon les suivre dans leur tristevoyage de nuit ? Milady occupa une desétroites cabines et s’enveloppa de ses fourruresqu’elle n’avait pas oubliées. Son âme vénaleaurait trop regretté les belles choses qui lui ap-partenaient, pour qu’il lui fût possible de nepas y songer, même en ce moment suprême.Elle avait caché de fragiles tasses à thé et desvases de Sèvres et de Dresde dans les plis deses robes de soie. Elle avait enfoui ses bijoux et

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 377/513

Page 378: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

ses coupes dorées parmi son linge ; elle auraitarraché les tableaux des murs et la tapisseriedes Gobelins de ses fauteuils si elle avait pu.Elle avait pris tout ce qui pouvait s’emporter,et elle avait suivi Robert Audley avec une sou-mission passive, qui n’était que l’obéissance dudésespoir.

Robert Audley se promenait sur le pont dubateau à vapeur au moment où les horloges deDouvres sonnèrent minuit, et la ville se mon-tra bientôt comme un croissant lumineux quiéclairait la sombre immensité de la mer. Lesteamer glissa rapidement vers les côtes deFrance, et Robert Audley poussa un long sou-pir de soulagement en se disant que son œuvreserait bientôt achevée. Il pensa à la malheu-reuse femme coupable qui se trouvait seuledans sa cabine et il eut pitié d’elle, parcequ’elle était femme et abandonnée, mais la fi-gure de George lui apparut telle qu’il l’avait vuele jour de son retour des Antipodes, et cette ap-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 378/513

Page 379: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

parition lui remit en mémoire l’horrible men-songe qui avait brisé le cœur de son ami.

« Pourrai-je jamais lui pardonner ? se dit-il ;pourrai-je jamais oublier la figure de Georgedans ce café où il lisait le Times. Il y a descrimes pour lesquels il n’y a pas de pardonet celui-ci est du nombre. Quand bien mêmeGeorge reviendrait à la vie demain, la blessurede son cœur ne serait pas guérie, il ne seraitplus l’homme qu’il était avant ce mensonge im-primé. »

Il était déjà tard, le lendemain, quand la di-ligence ébranla le pavé inégal de la principalerue de Villebrumeuse. La vieille ville ecclésias-tique, triste d’habitude, paraissait plus tristeencore en la voyant sous ce demi-jour grisâtre.Les réverbères, allumés de bonne heure et pla-cés à de grandes distances, ajoutaient encoreà l’obscurité des rues. Ils ressemblaient à cesvers luisants qui rendent plus sombres lescoins de la haie où ils ne brillent pas. La villebelge privée de tout commerce était une re-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 379/513

Page 380: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

traite ignorée, portant les traces de l’oubli etde la décadence sur chaque façade de maisondans les rues étroites, sur chaque toit en ruine,sur chaque bouche de cheminée. Il était diffi-cile de s’imaginer pourquoi les rues avaient étébâties tellement étroites, que la diligence frô-lait presque les passants sur le trottoir et lesforçait à se rejeter sur les devantures des bou-tiques, car il y avait du terrain de constructionde reste derrière la vieille ville. Robert Aud-ley aurait pu remarquer que les rues les plusétroites et les moins habitables étaient préci-sément les plus peuplées, tandis que les plusvastes et les plus aérées étaient vides et dé-sertes ; mais Robert ne songeait à rien de toutcela. Il était enfoncé dans un coin de la voitureet regardait milady assise dans l’autre coin. Ilse demandait quelle était l’expression de cettefigure qui se cachait avec tant de soin sous levoile.

Ils avaient eu à eux seuls le coupé de la di-ligence pendant tout le voyage, car les voya-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 380/513

Page 381: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

geurs ne sont pas nombreux entre Bruxelles etVillebrumeuse, et la diligence avait été conser-vée plutôt comme une tradition du passé quecomme une entreprise profitable à ses proprié-taires.

Milady n’avait pas dit un seul mot pendanttoute la route, excepté pour refuser les rafraî-chissements que Robert lui avait offerts auxrelais. Elle se sentit mal à l’aise en quittantBruxelles, car elle avait espéré que son voyagefinirait là, et elle ferma les yeux avec dégoût etdésespoir pour ne pas regarder le paysage tou-jours le même de la Belgique.

Elle leva enfin les yeux quand la voiture dé-boucha dans un grand carré qui avait été ja-dis le jardin d’un monastère et qui était main-tenant la cour d’un hôtel dans les caves duquelcriaient et se jouaient les rats, même en pleinjour, pendant que le soleil brillait dans leschambres supérieures.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 381/513

Page 382: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Lady Audley frissonna en descendant de ladiligence au milieu de cette sombre cour. Ro-bert était entouré de commissionnaires qui sedisputaient l’honneur d’emporter ses bagageset décidaient eux-mêmes du choix de son hô-tel. L’un de ces commissionnaires courut cher-cher une voiture sur la demande de Robert, etreparut en poussant de grands cris et en faisantclaquer son fouet avec un bruit qui retentis-sait comme quelque chose de diabolique dansl’obscurité ; il ramenait une paire de chevaux sipetits, qu’on aurait pu croire qu’ils avaient étéextraits tous deux d’un cheval ordinaire.

Robert laissa milady dans la salle com-mune, sous la garde d’une servante à figure en-dormie, pendant qu’il se rendait dans un autreendroit de la ville. Il y avait des formalités àremplir avant de faire enfermer la femme de sirMichaël dans la maison indiquée par le docteurMosgrave. Robert eut à voir une foule d’impor-tants personnages, à prononcer grand nombrede serments, à montrer la lettre du médecin

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 382/513

Page 383: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

anglais, et à signer et contresigner pas mal depapiers, pour ouvrir à la cruelle femme de sonami perdu les portes de cette demeure d’oùelle ne devait plus sortir. Plus de deux heuresfurent employées à tous ces arrangements, etquand le jeune homme revint à l’hôtel, il trou-va lady Audley en contemplation devant deuxbougies et une tasse de café à laquelle ellen’avait pas touché.

Robert fit monter milady dans la voiture delouage et prit place à côté d’elle.

« Où me conduisez-vous ? lui dit-elle enfin.Je suis lasse d’être traitée en enfant méchantqu’on met dans un cabinet noir pour le punird’une faute. Où me conduisez-vous ?

— Dans une retraite où vous aurez le tempsde vous repentir du passé, mistress Talboys, »répondit gravement Robert.

Ils abandonnèrent les rues pavées et débou-chèrent sur une grande place où s’élevaient aumoins une demi-douzaine de cathédrales. Ils

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 383/513

Page 384: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

gagnèrent ensuite un boulevard éclairé par deslanternes et aperçurent des branches d’arbressans feuilles qui tremblaient au vent commedes spectres décharnés. De chaque côté duboulevard, il y avait des maisons entre couret jardin, dont les grandes portes cochèresétaient surmontées de vases blancs renfermantdes géraniums. La voiture roula pendant troisquarts de mille environ sur ce boulevard sablé,et vint s’arrêter devant une porte cochère en-core plus grande et plus massive que toutescelles qu’ils avaient dépassées.

Milady poussa un petit cri en regardant parla portière. Une énorme lampe brillait au-des-sus de cette porte cochère et le vent de marsen faisait vaciller la flamme en pénétrant sousle verre.

Le cocher sonna et une petite porte en boisà côté de la grande fut ouverte par un homme àcheveux gris, qui jeta un coup d’œil sur la voi-ture et se retira. Il reparut trois minutes aprèsderrière les montants doublés de fer qu’il avait

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 384/513

Page 385: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

écartés, et qui laissèrent apercevoir une courdéserte et pavée.

Le cocher fit entrer ses chevaux dans cettecour et amena la voiture jusqu’à la porte d’unegrande maison en pierre grise, dont la façadecomptait bon nombre de fenêtres, dontquelques-unes étaient faiblement éclairées etressemblaient aux yeux pâles de quelqueveilleur fatigué de contempler l’obscurité de lanuit.

Milady surveillait tous ces détails aussi froi-dement que les étoiles qui se montraient dansce ciel d’hiver ; elle jeta sur ces fenêtres uncoup d’œil empressé et pénétrant. À l’uned’elles, masquée par un mauvais rideau d’unrouge fané, elle aperçut l’ombre d’une femmecoiffée d’une façon bizarre qui passait et repas-sait sans cesse devant le rideau.

La méchante femme de sir Michaël plaçaaussitôt la main sur le bras de Robert et, luimontrant cette fenêtre à rideau :

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 385/513

Page 386: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Je sais où vous m’avez amenée, lui dit-elle. C’est une maison de fous, ».

M. Audley ne lui répondit pas. Il n’avait pasbougé de la portière pendant qu’elle lui parlait.Il l’aida tranquillement à descendre de voiture,lui fit gravir quelques marches et la conduisitdans le vestibule de la maison. Il tendit la lettredu docteur Mosgrave à une femme entre deuxâges et très proprement vêtue, qui sortit d’unepetite chambre donnant sur le vestibule etayant quelque ressemblance avec le bureaud’un hôtel. Cette femme adressa un sourire àRobert et à lady Audley ; et après avoir remisla lettre à un domestique, elle les invita à en-trer dans son agréable petite chambre qui étaitassez bien meublée et chauffée par un poêlemicroscopique.

« Madame est-elle fatiguée ? » demanda laFrançaise avec un air de grande sympathie eten avançant un fauteuil à milady.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 386/513

Page 387: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Madame haussa les épaules et parcourutl’appartement d’un regard observateur quin’indiquait pas une très vive satisfaction.

« Quelle est cette maison, Robert Aud-ley ?… s’écria-t-elle avec fureur. Me prenez-vous pour une enfant que vous vous jouez ainside moi et que vous me trompez de la sorte ?…Quelle est cette maison ?… Est-ce ce que j’aidit tout à l’heure ?… Parlez…

— C’est une maison de santé, milady, et jene cherche pas à vous tromper, » dit le jeunehomme gravement.

Milady réfléchit un moment en regardantRobert.

« Une maison de santé… répéta-t-elle. Oui,en France cela s’appelle ainsi, mais en Angle-terre c’est une maison de fous. N’est-ce pas,madame, que c’est une maison de fous ? dit-elle en français en se retournant vers la femmeet en tapant du pied sur le plancher.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 387/513

Page 388: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Ah ! mais non, madame, répondit-elle enprotestant avec un cri aigu, c’est une maisond’agrément très convenable où l’on peut s’amu-ser... »

Elle fut interrompue par l’arrivée du direc-teur de cet agréable établissement, qui parut lesourire aux lèvres et la lettre du docteur Mos-grave à la main.

Le directeur se déclara enchanté de faire laconnaissance de Robert. Il n’y avait rien surterre qu’il ne fût prêt à faire pour monsieur enpersonne, et rien sous les cieux qu’il ne s’effor-cerait d’accomplir pour lui, en sa qualité d’amid’une connaissance aussi distinguée que le cé-lèbre docteur anglais. La lettre de M. Mosgravel’avait mis au courant de ce qu’il y avait àfaire, et il se chargeait volontiers de soigner lacharmante et très intéressante madame… ma-dame…

Il frotta ses mains poliment, et regarda Ro-bert. Celui-ci se souvint alors pour la première

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 388/513

Page 389: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

fois, qu’il lui avait été recommandé de présen-ter lady Audley sous un nom supposé.

Il feignit de n’avoir pas entendu la questiondu directeur. C’est une chose qui paraît facile,de choisir entre mille le premier nom venu ;mais M. Audley eut l’air d’avoir oublié tous lesnoms qu’il connaissait pour ne se rappeler quele sien et celui de son ami perdu.

Le directeur s’aperçut peut-être de son em-barras, et pour l’aider à en sortir, il se tournavers la femme et murmura quelque chose àpropos du n° 14 bis. La femme prit une clé, quiétait suspendue avec plusieurs autres au-des-sus du manteau de la cheminée, et une bougiequi se trouvait sur une planche dans un coinde la chambre, et l’ayant allumée, elle traversaune salle carrelée et s’avança vers un escalieren bois verni.

Le médecin anglais avait informé son col-lègue de Belgique, que la question d’argent nedevait nullement le préoccuper dans tous ses

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 389/513

Page 390: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

arrangements pour le bien-être de la dame an-glaise confiée à ses soins. Conformément à cesinstructions, M. Val avait choisi pour sa nou-velle pensionnaire un appartement magni-fique : l’antichambre était dallée en marbreblanc et noir, mais sombre comme une cellule ;le salon était meublé de draperies en velourspeu faites pour égayer l’esprit, et la chambreà coucher renfermait un lit d’un mécanisme sicurieux, qu’on ne voyait pas par où on pouvaits’y glisser à moins de déchirer la couvertureavec un canif.

Milady contempla ces appartements, pas-sablement tristes à la lueur de la bougie. Cetteflamme solitaire et pâle, ressemblant elle-même à un esprit, était multipliée par les milleapparitions encore plus pâles, qui brillaientpartout autour de la chambre : dans les pro-fondeurs sombres des boiseries et des parquetspâles, dans les vitres des fenêtres, dans lesglaces, dans les grandes étendues de chosesbrillantes qui ornaient les pièces et que milady

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 390/513

Page 391: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

prenait pour de coûteux miroirs, mais quin’étaient en réalité que de méchantes imita-tions en étain bruni.

Parmi la splendeur fanée du velours usé,des dorures ternies et du bois poli et brillant,elle se laissa tomber dans un fauteuil et se cou-vrit la figure de ses mains. Leur blancheur etla lumière tremblante comme celle des étoilesdes diamants qui les couvraient étincelaientdans la chambre faiblement éclairée. Elle s’as-sit sans rien dire, inanimée, désespérée, fié-vreuse, tandis que Robert et le médecin fran-çais se retirèrent dans une chambre à côté etparlèrent à voix basse. M. Audley n’avait quefort peu de chose à ajouter à ce qui avait déjàété dit pour lui par le médecin et avec bienmeilleure grâce. Après s’être creusé l’esprit, ilremplaça le nom auquel lady Audley avaitdroit par celui de Taylor, et dit au directeur quecette mistress Taylor était une parente éloi-gnée qui avait hérité de la folie de sa mèrecomme le docteur Mosgrave en avait informé

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 391/513

Page 392: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

M. Val ; qu’elle avait donné quelques preuvesde dérangement d’esprit, mais qu’elle n’étaitpas folle dans la vraie acception du mot. Il lepria de la traiter avec beaucoup d’égards etde compassion, de lui accorder tout ce qui se-rait raisonnable, mais de ne la laisser sortir dela maison sous aucun prétexte. M. Val la fe-rait accompagner dans le jardin par une per-sonne de confiance et serait responsable desa pensionnaire. En outre, puisque M. Val étaitprotestant, il trouverait quelque ministre bien-veillant qui viendrait prodiguer à cette dameles conseils et les consolations dont elle avaitgrand besoin.

Telle fut, en résumé, avec les arrangementsnécessaires pour la question d’argent qui seraitréglée de temps en temps par M. Audley sansl’intermédiaire de personne, la conversationdu directeur et de Robert, conversation qui du-ra environ un quart d’heure ; et quand ilseurent fini, ils retrouvèrent lady Audley dans la

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 392/513

Page 393: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

même attitude que lorsqu’ils l’avaient quittée :ses mains jointes couvraient toujours sa figure.

Robert s’approcha d’elle et lui dit tout bas àl’oreille :

« Vous vous nommez dorénavant mistressTaylor. Je ne crois pas que vous ayez l’inten-tion de révéler votre véritable nom. »

Elle secoua la tête pour toute réponse etn’écarta pas ses mains de sa figure.

« Madame aura une servante pour elleseule, dit M. Val. Tous ses désirs seront sa-tisfaits, tous ses désirs raisonnables, veux-jedire, ajouta-t-il, avec son étrange mouvementd’épaule, et nous ferons notre possible pourque le séjour de Villebrumeuse lui plaise etlui soit profitable. Les pensionnaires dînent en-semble quand elles le veulent, je dîne moi-même très souvent à leur table, mon secondtoujours. Je demeure avec ma femme et mesenfants dans un petit pavillon aux environs ;mon second, un habile et digne homme, réside

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 393/513

Page 394: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

dans l’établissement. Madame peut comptersur tous mes efforts pour… »

M. Val aurait continué longtemps encoresur le même ton, en se frottant les mains et enregardant radieusement Robert et la personneconfiée à ses soins, si madame ne s’était levéefurieuse et ne lui eût enjoint de se taire en lemenaçant de ses doigts chargés de pierreries.

« Laissez-moi seule avec l’homme qui m’aamenée ici, cria-t-elle les dents serrées, lais-sez-moi seule ! »

Elle montra la porte avec un geste impé-rieux si rapide que la draperie de soie s’ouvritavec fracas sous sa main. Les brèves syllabesfrançaises sifflaient à travers ses dents pendantqu’elle les débitait et semblaient mieux conve-nir à son ton et à sa disposition d’esprit quel’anglais familier qu’elle avait parlé jusqu’ici.

Le docteur français leva les épaules et s’enalla dans le noir vestibule en murmurant :

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 394/513

Page 395: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Quel charmant diable, » avec un gestedigne de Mlle Mars.

Lady Audley se dirigea rapidement vers laporte qui séparait la chambre à coucher dusalon, la ferma, et, tenant toujours le boutondans sa main, elle se retourna vers Robert Aud-ley.

« Vous m’avez conduite dans une tombe,monsieur Audley, s’écria-t-elle. Vous avez usélâchement et cruellement de votre puissancepour m’enterrer vivante.

— J’ai fait ce que me commandaient la jus-tice envers les autres et la compassion enversvous, répliqua tranquillement Robert ; j’eussemal agi à l’égard de la société, si je vous eusselaissé la liberté, après la disparition de GeorgeTalboys et l’incendie de l’auberge du Château.Je vous ai amenée dans une maison où vousserez traitée avec bonté par des gens qui nesavent pas votre histoire et n’auront aucun re-proche à vous adresser. Vous mènerez ici une

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 395/513

Page 396: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

vie calme et tranquille, madame, comme celleque se choisissent bien des femmes meilleuresque vous dans ce pays catholique et qu’ellesendurent heureusement jusqu’à la fin. La soli-tude de votre existence ne sera pas plus grandeque celle de la fille d’un roi qui, pour échapperaux malheurs de son temps, alla s’ensevelirdans une retraite pareille à celle-ci. Ce seraune expiation bien légère que je vous imposepour tous vos crimes, une faible pénitence à la-quelle je vous soumets. Vivez ici et repentez-vous. Personne ne vous tourmentera. Repen-tez-vous ! je n’ai que cela à vous dire.

— Je ne puis, s’écria-t-elle écartant ses che-veux et fixant ses yeux dilatés sur Robert Aud-ley. Je ne puis ! C’était bien la peine d’êtrebelle, de comploter et de ne pas dormir la nuiten songeant au danger pour en arriver à un pa-reil résultat. Puisque je devais finir ici, il auraitbien mieux valu renoncer à tout, lors du retourde George Talboys en Angleterre, et ne pas ré-sister à la malédiction qui pesait sur moi. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 396/513

Page 397: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Elle saisit à pleine main les boucles doréesde ses cheveux, comme si elle avait voulu lesarracher de sa tête. Elle lui avait servi si peu,après tout, la belle auréole d’or qui contrastaitsi bien avec l’azur de ses yeux bleus ! Elle dé-testait sa beauté. Elle se détestait elle-même.

« Je rirais de vous et je vous défierais, sij’osais, reprit-elle. Je me tuerais, si j’en avaisle courage, mais je suis lâche, je l’ai toujoursété. J’ai eu peur de l’horrible héritage de mamère… peur de la pauvreté… peur de GeorgeTalboys… peur de vous. »

Elle se tut un moment sans quitter sa placeprès de la porte, comme si elle avait résolu deretenir Robert aussi longtemps qu’elle le vou-drait.

« Savez-vous à quoi je pense ? dit-elle toutà coup. Savez-vous à quoi je pense en vous re-gardant à la lueur de cette bougie ? Je pense aujour où George Talboys disparut. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 397/513

Page 398: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Robert tressaillit en l’entendant prononcerle nom de son ami perdu, il devint pâle dansl’obscurité et sa respiration augmenta de forceet de vitesse.

« Il était debout devant moi comme vousl’êtes maintenant, continua milady. Vous avezdit que vous renverseriez la maison de fond encomble et que vous déracineriez les arbres dujardin pour trouver le cadavre de votre ami.Vous n’auriez pas eu besoin de prendre tantde peine, George Talboys est au fond du vieuxpuits du bosquet derrière l’allée des tilleuls. »

Robert Audley leva les mains au-dessus desa tête en poussant un cri d’horreur.

« Ô mon Dieu, dit-il après une horriblepause, toutes mes affreuses suppositionsn’étaient donc rien à côté de la terrible vérité ?

— Il vint à moi dans l’allée des tilleuls, re-prit lady Audley du ton dur avec lequel elleavait raconté son histoire. Je savais qu’il vien-drait et je m’étais préparée de mon mieux pour

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 398/513

Page 399: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

cette rencontre. J’étais décidée à le corrompre,à le cajoler, à le défier, à tout faire plutôt qued’abandonner la position que j’avais conquiseet revenir à la vie d’autrefois. Il vint, et me re-procha le complot de Ventnor. Il déclara quejamais de sa vie il ne me pardonnerait le men-songe qui lui avait brisé le cœur. Il me ditque je lui avais arraché le cœur, et qu’il nelui en restait plus pour avoir pitié de moi. Ilavoua qu’il m’aurait tout pardonné sans cetteméchanceté calculée et que rien ne pouvaitplus le détourner du projet qu’il avait conçu :celui de me traîner devant mon second mariet de me forcer à tout confesser. Il ne savaitpas que j’avais sucé la folie en suçant le lait dema mère. Il ne savait pas qu’il était possible deme rendre folle. Il me tourmenta comme vousm’avez tourmentée… il fut sans pitié commevous l’avez été. Nous étions dans le bosquet aubout de l’avenue des tilleuls. J’étais assise surla maçonnerie en ruine du puits. George s’ap-puyait contre la barre en fer du tourniquet etcette barre en fer démontée remuait toutes les

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 399/513

Page 400: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

fois qu’il changeait de posture. Je me levai en-fin et je me tournai vers lui comme pour le dé-fier. Je lui déclarai que s’il me dénonçait à sirMichaël, je le proclamerais fou ou menteur etque je le défiais de parvenir à faire croire àl’homme qui m’aimait aveuglément, comme jelui dis, qu’il avait des droits sur moi. Au mo-ment où j’allais le quitter après ce défi, il mesaisit par le poignet et me retint de force. Vousvîtes la trace de ses doigts sur mon bras et nefûtes pas la dupe de mes explications. Je jugeaidès lors, monsieur Audley, que vous étiez unhomme à craindre. »

Elle s’arrêta comme pour donner à Robert letemps de parler, mais il attendit sans rien direqu’elle achevât son récit.

« George Talboys me traita comme vousm’avez traitée, reprit-elle ; il jura que s’il exis-tait un témoin pour constater mon identité, cetémoin fût-il à cent mille lieues du châteaud’Audley, il irait le chercher pour meconfondre. Ce fut alors que je devins folle. Ce

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 400/513

Page 401: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

fut alors que je retirai la barre de fer du mon-tant dans lequel elle jouait et que je vis monpremier mari tomber dans le puits en poussantun cri horrible. Il y a une légende sur l’im-mense profondeur de ce puits, et je crois qu’ilest à sec, car je n’entendis pas le bruit de l’eau.Je me penchai sur la margelle et je ne vis qu’untrou noir. Je m’agenouillai et j’écoutai, maisle cri ne se répéta pas. Je restai là un quartd’heure, et Dieu sait combien ce quart d’heureme parut long. »

Robert Audley ne poussa aucun cri d’hor-reur quand l’histoire fut finie. Il se rapprochaseulement de la porte devant laquelle se tenaitHelen Talboys. S’il y avait eu un autre endroitpour sortir, il en aurait profité volontiers. Il re-culait devant tout contact même momentanéavec cette terrible femme.

« Laissez-moi passer, s’il vous plaît, lui dit-il d’une voix glacée.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 401/513

Page 402: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Vous voyez que je n’ai pas peur de vousfaire ma confession, reprit Helen Talboys, etcela pour deux raisons : la première, c’est quevous n’oserez pas vous en servir de peur detuer votre oncle en me traînant au banc descriminels ; et la seconde, c’est que la loi nem’infligerait pas un châtiment plus affreux quecet emprisonnement à vie dans une maison defous. Je n’ai donc pas à vous remercier d’avoirété indulgent pour moi, monsieur Audley, carje sais où elle me mène votre indulgence. »

Elle s’éloigna de la porte, et Robert passadevant elle sans un mot, sans un regard.

Une demi-heure après il était dans un desprincipaux hôtels de Villebrumeuse et s’as-seyait à la table du souper sans avoir envie demanger. Il ne pouvait même pour un momentchasser de son esprit l’image de son ami traî-treusement assassiné dans le bosquet d’Aud-ley.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 402/513

Page 403: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

CHAPITRE XIV

POSSÉDÉ DU DÉMON

Jamais dormeur emporté par la fièvre dansle pays des rêves n’a paru plus étonné en pré-sence d’un monde idéal que ne le fut Robert àl’aspect des vastes plaines et des peupliers ra-chitiques qui bordent la route entre Villebru-meuse et Bruxelles. Était-il bien possible qu’ilrevînt à la maison de son oncle sans la femmequi y avait régné pendant deux ans en maî-tresse souveraine ? Il lui semblait qu’il avaitemmené lady Audley secrètement et sans au-torisation et qu’il lui fallait maintenant rendrecompte à sir Michaël de la destinée de lafemme que le baronnet aimait si tendrement.

Page 404: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Que lui dirai-je ? pensait-il ; lui avouerai-je la vérité… l’horrible vérité ? Non, ce seraittrop cruel. Il ne résisterait pas à cette épou-vantable révélation. Et pourtant si je lui laisseignorer ce qu’elle est devenue, il croira peut-être que j’ai été dur pour elle. »

C’était en réfléchissant de la sorte que Ro-bert, assis dans le coupé de la diligence, regar-dait, sans le voir, le triste paysage qui se dérou-lait sous ses yeux. Maintenant que la sombrehistoire de George Talboys était finie, il man-quait une page au livre de sa vie.

Que lui restait-il à faire ? Une foule de pen-sées horribles lui vinrent à l’esprit en se rap-pelant ce qu’il avait entendu conter à HelenTalboys. Son ami, son ami assassiné, était ca-ché au fond du vieux puits d’Audley. Depuissix mois il était là sans sépulture, enfoui dansl’obscurité du vieux puits du couvent. Que fal-lait-il faire ?

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 404/513

Page 405: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Rechercher les restes de son ami, c’étaitamener infailliblement une descente de justiceet révéler l’histoire du crime de lady Audley.En prouvant que George Talboys avait trouvéla mort à Audley, il prouvait aussi que la mainqui l’avait frappé était celle de lady Audley ;car on savait que le jeune homme était allé larejoindre dans l’allée des tilleuls le jour où ilavait disparu.

« Ô mon Dieu ! s’écria Robert, en face decette horrible alternative, faut-il que le cadavrede mon ami reste à tout jamais au fond de cepuits parce que j’ai pardonné à la femme qui l’aassassiné ? »

Il comprit qu’il ne trouverait aucun moyend’éluder cette difficulté ; mais il chercha quandmême, et il lui arriva parfois de se dire qu’ensomme cela importait peu à son ami mort,d’être enseveli dans un puits ou dans une ma-gnifique tombe en marbre dont la beauté seraitune nouvelle pour le monde entier ; parfoisaussi il fut saisi d’horreur à l’idée du sort fait

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 405/513

Page 406: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

à la victime et il souhaita avoir des ailes pourachever son voyage et commencer la juste ré-paration.

Il arriva à Londres dans la soirée dudeuxième jour après son départ d’Audley, et ilse rendit tout droit à l’hôtel Clarendon, pourdemander des nouvelles de son oncle. Il nevoulait pas voir sir Michaël, n’ayant encorerien décidé de ce qu’il aurait à lui dire, mais illui tardait de savoir comment il avait supportécet épouvantable choc.

« Je verrai Alicia, pensa-t-il, et elle me ra-contera tout ce qui concerne son père. Il n’y aque deux jours que sir Michaël a quitté Aud-ley : il n’est pas probable qu’il y ait eu déjàquelque changement favorable. »

M. Audley ne devait pas voir sa cousine cesoir-là. Les domestiques de l’hôtel Clarendonlui annoncèrent que sir Michaël et sa filleétaient partis dans la matinée pour Paris avecl’intention de se rendre à Vienne.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 406/513

Page 407: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Robert fut content de cette nouvelle ; ellelui accordait un moment de répit en lui per-mettant de ne rien dire au baronnet sur sa cou-pable femme jusqu’à son retour en Angleterre.Quand sa santé serait rétablie et le calme reve-nu, il serait plus facile de le renseigner sur safemme.

M. Audley se fit conduire au Temple. Sonappartement, qui lui avait toujours paru tristedepuis la disparition de George Talboys, le luiparut plus encore cette fois-ci ; car ce quin’était autrefois qu’un soupçon était devenuune affreuse réalité. Il ne lui restait plus lamoindre lueur d’espérance. Ses craintes lesplus horribles n’avaient été que trop bien fon-dées.

George Talboys avait été assassiné lâche-ment et traîtreusement par la femme qu’il avaitaimée et pleurée.

M. Audley trouva chez lui trois lettres quil’attendaient. Il y en avait une de sir Michaël

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 407/513

Page 408: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

et une d’Alicia. La troisième avait été écrite parune personne dont le jeune avocat connaissaitparfaitement l’écriture, quoiqu’il ne l’eût vuequ’une fois. Il rougit à la lecture de l’adresse, etprit la lettre avec autant de soin que si le pa-pier eût été animé. Il la tourna et retourna entous sens, examina le timbre, la couleur du pa-pier, puis il la glissa sous son gilet en souriantd’une étrange manière.

« Quel être déraisonnable je suis, se dit-il.N’ai-je donc tant ri des faiblesses d’autrui quepour devenir faible à mon tour ? Pourquoi ai-je rencontré cette belle jeune fille aux yeuxbruns ? Pourquoi Némésis m’a-t-elle conduitdans le Dorsetschire ? »

Il ouvrit les deux premières lettres. Il étaitassez fou pour garder la dernière pour la bonnebouche, comme un mets délicat à mangeraprès les plats substantiels d’un dîner ordi-naire.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 408/513

Page 409: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

La lettre d’Alicia lui disait que sir Michaëlavait enduré son angoisse avec tant de calme,qu’elle aurait préféré l’explosion du désespoir àcette désolante tranquillité. Dans cette difficul-té, elle avait fait appeler secrètement le méde-cin de la famille et l’avait prié de faire, commepar hasard, une visite à son père. Il y avaitconsenti ; et, après être resté une demi-heureavec le baronnet, il avait dit à Alicia qu’il n’yavait pour le moment aucun danger sérieux,mais qu’il fallait tirer sir Michaël de cette tor-peur et le forcer malgré lui à prendre du mou-vement.

Alicia avait aussitôt suivi ce conseil, et re-prenant sur son père tout l’empire d’enfant gâ-tée qu’elle avait exercé autrefois, elle lui avaitrappelé une promesse qu’il lui avait faite jadisde la conduire en Allemagne. Elle n’était par-venue que difficilement à lui arracher sonconsentement ; mais dès qu’elle l’avait eu, elleavait pressé le départ, et elle annonçait à Ro-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 409/513

Page 410: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

bert qu’elle ne ramènerait son père chez lui quelorsqu’elle lui aurait fait oublier ses chagrins.

La lettre du baronnet était très courte. Ellerenfermait une demi-douzaine de chèques enblanc sur les banquiers de sir Michaël Audley.

« Vous aurez besoin d’argent, mon cher Ro-bert, lui disait-il, pour les arrangements quevous jugerez convenables à l’égard de la per-sonne que je vous ai confiée. J’ai à peine be-soin de vous dire que vous ne devez pas re-culer devant la dépense. Rappelez-vous seule-ment que je ne veux plus jamais entendre pro-noncer le nom de cette personne. Je laisse àvotre conscience le soin de décider ce quevous avez à faire pour elle, et je ne désire pasle savoir. Toutes les fois que vous manque-rez d’argent, tirez sur moi pour la somme qu’ilvous plaira, mais ne m’en faites pas connaîtrel’emploi. »

Robert Audley poussa un long soupir desoulagement en repliant cette lettre. Elle le dé-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 410/513

Page 411: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

barrassait d’un devoir bien pénible à remplir,et lui traçait la marche à suivre relativement àGeorge Talboys.

Son âme dormirait en paix dans sa tombeinconnue, et sir Michaël Audley ne saurait ja-mais que la femme qu’il avait aimée était cou-pable d’un meurtre.

Robert n’avait plus à ouvrir que la troisièmelettre, celle qu’il avait placée sur son cœur pen-dant qu’il lisait les autres. Il déchira l’enve-loppe et retira avec soin et tendresse le papierqu’elle contenait.

La lettre était aussi courte que celle de sirMichaël.

Elle ne renfermait que ces quelques lignes :

« Cher monsieur Audley,

« Le recteur de l’endroit a rendu deux foisvisite à Luke Marks, l’homme que vous avezsauvé dans l’incendie de l’auberge du Château.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 411/513

Page 412: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Marks est dangereusement malade au cottagede sa mère, près d’Audley, et l’on ne croit pasqu’il vive longtemps. Sa femme le soigne. Il atémoigné le désir de vous voir avant sa mort.Venez donc sans retard, je vous en prie.

« Votre amie sincère,

« CLARA TALBOYS.

« À la cure de Mount Stanning, 6 mars. ».

Robert Audley replia respectueusement lepapier et le replaça sous son gilet à l’endroit oùl’on croit communément que se trouve le cœur.Il s’assit ensuite dans son fauteuil favori, bour-ra sa pipe et la fuma en regardant le feu aussilongtemps que dura le tabac. À voir ses beauxyeux gris, on devinait que la rêverie dans la-quelle il était plongé n’avait rien d’ennuyeux.Ses pensées s’envolaient avec les nuages de fu-mée bleuâtre que vomissait sa pipe, et l’entraî-naient dans un monde où la mort, la douleur etla honte n’existaient pas. Ce monde, créé par

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 412/513

Page 413: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

l’omnipotence de son amour, n’avait pour habi-tants que Clara Talboys et lui.

Quand le tabac turc fut entièrement consu-mé et les cendres secouées sur la dalle dufoyer, le rêve s’enfuit vers cette région enchan-tée qu’habitent les visions de choses qui n’ontjamais été et qui ne seront jamais ; qui sontprises et gardées par quelque sombre enchan-teur qui, de temps à autre, tourne les clés etouvre les portes de son trésor pour la satis-faction passagère de l’humanité. Mais le rêves’évanouit, et le pesant fardeau des tristes réa-lités vint tomber sur les épaules de Robert plustenace que jamais.

« Que peut me vouloir ce Marks ? se de-manda le jeune avocat. Il a peut-être peur demourir avant de m’avoir fait sa confession, et ilveut m’avouer ce que je sais déjà, l’histoire ducrime de milady. Je savais qu’il connaissait lesecret, j’en ai eu la certitude le premier soir oùje l’ai vu. Oui, il le connaissait et en usait à sonprofit. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 413/513

Page 414: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Robert Audley ne voulait pas retournerdans le comté d’Essex. Comment revoir ClaraTalboys, maintenant qu’il savait où était sonfrère ? Que de mensonges il faudrait inventerpour lui cacher la vérité ? Et pourtant serait-ceun service à lui rendre que de détruire ses es-pérances ? Et pourtant serait-ce avoir de la pi-tié pour elle que de lui raconter cette horriblehistoire dont le récit jetterait un voile de deuilsur sa jeunesse et détruirait toutes les espé-rances qu’elle pouvait caresser au fond de soncœur. Il savait par sa propre expérience avecquelle facilité on espère en dépit de tout, alorsmême que l’espoir est mort, et il ne pouvait sefaire à l’idée que le cœur de la jeune fille fûtforcé d’endurer la même souffrance que le sienen apprenant l’horrible vérité.

« Non, mieux vaut qu’elle espère en vainjusqu’à la fin, se disait-il, mieux vaut qu’ellepasse sa vie à chercher à découvrir le sort deson frère perdu que de m’entendre lui révé-ler l’affreux mystère par ces quelques paroles :

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 414/513

Page 415: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Nos craintes les plus horribles sont réalisées, lefrère que vous aimez a été lâchement assassi-né dans la fleur de sa jeunesse. »

Mais Clara Talboys lui avait écrit pour leprier de venir sans retard dans le comté d’Es-sex. Comment refuser d’obéir, quelque pénibleque fût le voyage qu’on lui demandait de faire ?Et puis le mourant voulait le voir : il seraitcruel en se refusant à sa prière et en tardantplus longtemps à se rendre à sa prière. Il regar-da sa montre. Neuf heures moins cinq minutes.Il n’y avait pas de train pour Audley qui partîtde Londres après huit heures et demie ; maisà onze heures, il en partait un de Shoreditschqui arrivait à Brentwood entre minuit et uneheure du matin. Robert décida qu’il prendraitce train et ferait à pied le trajet entre Brent-wood et Audley, c’est-à-dire un peu plus de sixmilles.

Il avait longtemps à attendre avant que lemoment arrivât de quitter le Temple pour serendre à Shoreditsch et il demeura assis au

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 415/513

Page 416: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

coin de son feu à réfléchir tristement auxétranges événements qui avaient rempli sa viedepuis un an et demi, et qui, s’interposantcomme des ombres courroucées entre ses ha-bitudes paresseuses et lui, l’avaient chargéd’exécuter des projets dans lesquels il n’étaitpour rien.

« Ciel ! se dit-il en fumant une secondepipe, est-ce bien à moi que tout cela est arri-vé ? À moi qui flânais ici toute la journée en li-sant Paul de Kock, en fumant mon doux tabacturc et qui avais l’habitude d’acheter une en-trée à moitié prix pour rester derrière les logesau milieu de la foule, pour voir une nouvellefarce et finir ma soirée en prenant une côteletteet une pinte d’ale chez Evans. Était-ce bien moipour qui la vie était chose si grave ? Était-cebien moi qui faisais partie de la bande d’en-fants qui sont assis à leur aise sur les chevauxde bois, pendant que d’autres enfants courentsans souliers dans la boue et travaillent de leurmieux dans l’espoir de chevaucher à leur tour

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 416/513

Page 417: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

quand leur tâche sera finie ? Dieu sait que j’aidepuis cette époque fait une rude expériencede la vie ; et, pour comble de désagréments,me voilà forcément devenu amoureux et toutprêt à grossir de mes piteux soupirs et de mesgémissements le chœur tragique qui chanteéternellement les misères humaines. Clara Tal-boys ! Clara Talboys ! Se cache-t-il dans vosgrands yeux quelque lueur de compassion pourmoi. Que diriez-vous si je vous avouais queje vous aime aussi franchement, aussi sincè-rement que j’ai déploré le sort de votre frère ;que le nouveau but d’existence que m’a tracémon amitié pour l’homme assassiné devientplus absorbant à mesure qu’il se rapproche devous et me charge au point de m’étonner moi-même ? Que me répondriez-vous ? Ah ! le cielseul le sait. Si par hasard elle aimait la couleurde mes cheveux, ou le son de ma voix, ellem’écouterait peut-être. Mais se croirait-elleforcée de m’écouter longuement, parce quemon amour pour elle est pur et franc, parceque je serais constant, honnête et que ma fi-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 417/513

Page 418: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

délité serait inébranlable ? Oh ! non ; cela neproduirait aucun effet sur elle. Elle en seraittouchée peut-être, elle me témoignerait peut-être même un peu de pitié, mais ce serait tout.Si une jeune fille avec des taches de rousseuret des cils blancs m’adorait, je la regarderaiscomme ennuyeuse ; mais si Clara Talboysavait la fantaisie de fouler aux pieds ma gros-sière personne, je regarderais cela comme unefaveur de sa part. J’espère que la pauvre petiteAlicia rencontrera quelque Saxon à la bellechevelure dans le cours de son voyage ! J’es-père… »

Ses pensées s’égarèrent et se perdirent.Comment espérer quelque chose pendant quele souvenir de son ami le hantait comme unspectre. Il se souvenait d’une histoire qu’on luiavait conté dans une longue soirée d’hiver, etcette histoire était celle d’un homme que han-tait l’esprit d’un parent enterré quelque part,loin du cimetière où il aurait voulu reposer. Si

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 418/513

Page 419: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

cette histoire allait devenir vraie pour lui, sil’esprit de George Talboys allait le hanter ?

Il écarta ses cheveux avec ses deux mains,et regarda tout autour de sa chambre. Il se des-sinait des ombres dans un coin, et ces ombreslui déplurent. La porte de son cabinet était en-tr’ouverte ; il se leva et la ferma à clef avecbeaucoup de bruit.

« Je n’ai pas lu Alexandre Dumas et WilkieCollins pour rien, murmura-t-il ; je connaistoutes les ruses des esprits. Ils vous épient parderrière, viennent danser devant les vitres, etouvrent leurs grands yeux quand il commenceà faire noir. C’est une étrange chose qu’un amibon et généreux, qui n’aurait jamais fait une ac-tion mesquine de sa vie, soit capable de n’im-porte quelle petitesse du moment qu’il devientun esprit. Demain je ferai éclairer au gaz l’esca-lier, et coucher le fils aîné de mistress Maloneydans le vestibule. Il joue agréablement les airspopulaires sur un morceau de papier entrelacé

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 419/513

Page 420: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

avec une petite dent de peigne, et sa compa-gnie me sera très agréable. »

M. Audley se promena de long en largepour tuer le temps. Il était inutile de partir dechez lui avant dix heures, et même en partantà dix heures, il arriverait à la gare une demi-heure trop tôt. Il était fatigué de fumer. L’in-fluence du doux narcotique est assez agréableen elle-même, mais il faut être bien misan-thrope pour ne pas souhaiter, après une demi-douzaine de pipes, la présence d’un ami qu’onpuisse regarder rêveusement à travers lebrouillard pâle et gris et qui puisse vous ren-voyer un tendre regard en retour. Ne pensezpas que Robert Audley n’avait pas d’amis parcequ’il était souvent seul dans son paisible ap-partement. Le but qu’il avait poursuivi l’avaitforcé à négliger ses anciennes connaissances,et c’était pour cette raison qu’il était seul.Comment aurait-il pu assister avec des amis àquelques soirées pour boire de bons vins ou àquelques agréables petits dîners arrosés avec

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 420/513

Page 421: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

le nonpareil, le chambertin, le pomard et lechampagne ? Comment aurait-il pu rester par-mi eux, et les écouter causer négligemment po-litique, théâtre, littérature, courses, sciences,etc., lorsqu’il était poursuivi nuit et jour pard’horribles soupçons ? Il ne le pouvait pas ! Ils’était séparé de ces hommes comme si, en vé-rité, il eût été un officier de la police secrètesouillé de mauvais contacts et ne pouvant êtrele compagnon d’honnêtes gentlemen ; il s’étaitretiré de tous les lieux fréquentés et s’était en-fermé dans sa chambre solitaire, n’ayant pourseul compagnon que le trouble habituel de sonesprit, jusqu’à ce qu’il fût devenu aussi nerveuxqu’une solitude continuelle puisse rendre leplus fort et le plus sage des hommes, bien qu’ilpût se vanter de sa force et de sa sagesse.

Dix heures sonnèrent enfin à l’horloge deSaint-Dunstan, à celle de Saint-Clément le Da-nois, et à une foule d’autres dont le carillon re-tentit au loin ; et M. Audley, qui avait mis sonchapeau et son pardessus depuis une demi-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 421/513

Page 422: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

heure, sortit de chez lui en ayant bien soin defermer la porte. Il se renouvela mentalement lapromesse de faire coucher Parthrick (c’était lenom que mistress Maloney donnait à son filsaîné) dans le vestibule. Ce jeune homme devaitentrer en fonction la nuit d’après, et si l’espritde l’infortuné George Talboys apparaissait, ilaurait à passer sur le corps de Parthrick avantd’arriver jusqu’à la chambre de Robert.

Ne riez pas du pauvre Robert, parce qu’ilétait devenu hypocondriaque après avoir en-tendu l’horrible histoire de la mort de son ami.Il n’y a rien d’aussi léger et d’aussi fragile quece point d’appui invisible sur lequel s’appuie laraison. Tel est fou aujourd’hui qui sera demainsain d’esprit.

Qui peut oublier l’image presque effroyabledu docteur Samuel Johnson ? Le terrible dis-puteur des clubs, solennel, lourd, sévère, impi-toyable, l’admiration et la terreur de l’humbleBozzy, le rigide mentor du gentil Olivier, l’amide Garrick et de Reynolds ce soir et demain ;

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 422/513

Page 423: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

et, avant le lever du soleil, un faible et misé-rable vieillard découvert par les bons monsieuret mistress Thrale, agenouillé sur le parquetde sa chambre solitaire, dans une angoisse,une terreur et une confusion enfantines, priantDieu dans sa miséricorde de préserver son in-telligence. Je pensais que le souvenir de cetteépouvantable matinée, les tendres soins qu’ilavait reçus alors auraient dû enseigner au doc-teur à tenir sa main plus ferme à Streatham,quand il prenait le flambeau de sa chambre àcoucher, dont il avait coutume de faire tomberune pluie de petites gouttelettes de cire fonduesur les riches tapis de sa belle protectrice ; etauraient dû même avoir un effet plus durable,et lui apprendre à être miséricordieux quandla veuve du brasseur devint folle à son tour etépousa cet affreux chanteur italien. Hélas ! quin’a pas été, qui ne sera pas fou à certain mo-ment fatal de sa vie ? Qui est tout à fait en sû-reté sur ce balancier tremblant ?

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 423/513

Page 424: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Fleet Street était tranquille et solitaire àcette heure tardive, et Robert Audley était endisposition d’esprit à croire aux spectres : il au-rait été peu étonné de voir s’avancer le docteurJohnson vers le réverbère, ou l’aveugle Miltonchercher à tâtons son chemin pour descendreles marches de l’église de Saint-Bride.

M. Audley prit une voiture au coin de Far-ringdon Street, qui le mena rapidement versFinsbury Pavement, à travers un labyrinthe derues boueuses.

« Personne n’a jamais vu de revenant enfiacre, se dit Robert, et Dumas lui-même n’apas eu cette idée, non qu’il ne soit capablede faire un roman de ce genre si l’idée lui envenait. Un revenant en fiacre ! voilà un titrequi sonne bien. L’histoire pourrait être celle dequelque lugubre gentleman en noir qui pren-drait un véhicule à l’heure, étant obstiné sur leprix des courses, et engagerait son conducteurdans des rues solitaires, au-delà des barrières,

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 424/513

Page 425: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

et se rendrait de toute manière fort désa-gréable. »

La voiture roula bruyamment sur le pavépierreux et déposa Robert aux portes de la sta-tion peu charmante de Shoreditsch. Il y avaittrès peu de voyageurs pour ce train de nuit, etRobert se promena librement de long en largesur une plate-forme en bois, lisant les énormesaffiches dont les lettres monstres paraissaients’évanouir et reparaître à la triste lueur du ré-verbère.

Il eut à lui seul tout un compartiment duwagon dans lequel il monta. Je me trompe endisant à lui seul : l’ombre de George Talboys lepoursuivit jusque dans le coin de son comparti-ment de première classe. Elle était derrière luiquand il regardait à la portière, et cependantelle précédait la machine qui se précipitait enavant, dans ce bureau aux billets vers lequel letrain avançait, près de cet endroit caché et nonsanctifié où les restes de l’homme mort étaientrestés négligés et oubliés.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 425/513

Page 426: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Il faut que je fasse enterrer mon amiconvenablement, » se dit Robert, pendantqu’un vent froid soufflait au dehors et lui faisaitl’effet de la respiration glacée qui se seraitéchappée des lèvres d’un mort, « ou bien jemourrai de quelque panique comme celle quim’a saisie ce soir. Il le faut à tout prix, quandbien même je devrais arracher la coupable desa retraite et l’amener au banc des criminels. »

Il éprouva un soulagement quand le trains’arrêta à Brentwood, quelques minutes aprèsminuit. Une seule personne descendit avec luià cette petite station : c’était un campagnardqui revenait d’assister à la représentation d’unetragédie. Les campagnards vont toujours voirles tragédies. Nos jolis vaudevilles ne sont pasfaits pour eux. Les jolis petits salons, ornésd’une lampe modérateur et de fenêtres à lafrançaise, où l’intrigue se déroule entre un mariconfiant, une femme coquette et une soubretterusée qui passe son temps à épousseter lesmeubles et à annoncer les visiteurs, ne font pas

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 426/513

Page 427: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

leur affaire. Ce qu’ils veulent, c’est une bonnetragédie en cinq actes dans laquelle leurs aïeuxont vu figurer Garrick et mistress Abington,où eux-mêmes peuvent se souvenir de la belleO’Neil, cette femme charmante dont lesépaules et le beau col devenaient cramoisis dehonte et d’indignation quand l’actrice repré-sentait mistress Beverley, et que Stukeley in-sultait à sa pauvreté et à son malheur. Je necrois pas que les O’Neils modernes jouent au-jourd’hui leurs rôles avec tant de sensibilité. Entout cas, cette sensibilité n’a plus de charmepour le public depuis l’apparition de Rachel etdu genre nouveau qu’elle a créé.

Robert Audley jeta tout autour de lui un re-gard désespéré au moment de quitter la joliepetite ville de Brentwood et de prendre la routede la colline où la malheureuse auberge duChâteau avait fini par succomber sous les ef-forts combinés du feu et du vent.

« C’est une promenade désagréable quecelle que je vais faire, pensa Robert en cher-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 427/513

Page 428: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

chant des yeux la route. La nuit est froide, et lalune se cache comme si elle avait envie de mefaire croire qu’elle n’existe pas. Je suis pourtantbien aise d’être venu. Si ce pauvre diable estmourant et veut me voir, c’eût été une duretéimpardonnable que de me refuser à ses prières.Puis elle désire ma présence, elle demande quele ciel me vienne en aide, et je ne saurais lui ré-sister. »

Il s’arrêta contre la barrière en bois qui en-tourait le jardin de la cure de Mount Stanning,et regarda les fenêtres de l’habitation à traversune haie de lauriers. Il n’aperçut aucune lu-mière, et il fut forcé de s’éloigner sans autreconsolation que celle d’un coup d’œil jeté surla maison qui renfermait la femme désormaismaîtresse de son cœur. Un monceau de ruiness’élevait à la place où jadis l’auberge du Châ-teau avait lutté contre les vents. La froide bisese jouait librement au milieu des quelques frag-ments qui avaient subsisté, et elle souleva enles secouant un nuage de cendres et de pous-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 428/513

Page 429: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

sière qui enveloppa Robert Audley au momentoù il passait.

Il était plus d’une heure et demie quand levoyageur nocturne entra dans le village d’Aud-ley, et ce fut là seulement qu’il se rappela queClara Talboys ne lui avait donné aucun rensei-gnement sur la position exacte du cottage oùse mourait Luke Marks.

« C’est Dawson qui a recommandé de trans-porter le malheureux chez sa mère, se dit Ro-bert un instant après, et c’est probablement luiqui l’a soigné. Il pourra m’enseigner le chemindu cottage. »

Cette réflexion amena Robert à la porte dela maison où Helen Talboys avait vécu avantson second mariage. Cette porte était entr’ou-verte, et une lumière allumée dans le petit la-boratoire. Robert entra, et aperçut le chirur-gien qui préparait une drogue à son comptoird’acajou. Son chapeau était auprès de lui, et ilétait sans doute rentré depuis peu, bien qu’il

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 429/513

Page 430: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

fût très tard. Le ronflement sonore de son aide,qui couchait dans un cabinet à côté, arrivaitjusqu’au laboratoire.

« Je vous demande pardon de vous déran-ger, M. Dawson, dit Robert, quand le chirur-gien leva la tête et le reconnut ; mais je suisvenu voir Marks, et comme je ne sais pas lechemin de son cottage, j’ai besoin que vous mel’indiquiez.

— Je vais vous le montrer, monsieur Aud-ley, répondit le médecin. Je me rends moi-même au cottage dans quelques minutes.

— Marks va donc bien mal ?

— Tout à fait mal, et le seul changement àattendre, c’est celui qui calmera pour toujoursses souffrances.

— Voilà qui est étrange, s’écria Robert. Ilm’avait semblé que ses brûlures n’avaient riende dangereux.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 430/513

Page 431: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Et vous ne vous étiez pas trompé. Si sesbrûlures eussent été sérieuses, je n’aurais pasrecommandé de l’éloigner de Mount Stanning.C’est la secousse qu’il a ressentie qui l’a misdans cet état. Sa santé était minée depuis long-temps par ses habitudes déréglées, et lafrayeur a fait le reste. Il a eu le délire pendantdeux jours. Ce soir, il est plus calme ; mais,avant demain soir, il aura cessé de vivre.

— Il a demandé à me voir, m’a-t-on dit ? ditM. Robert Audley.

— Oui ; c’est une fantaisie de malade, ré-pondit le chirurgien d’un ton d’indifférence.Vous l’avez arraché aux flammes, et, quoiqu’ilait l’écorce un peu rude, il songe beaucoup auservice que vous lui avez rendu. »

Ils étaient sortis du laboratoire, et le chi-rurgien avait fermé la porte à clef. Très proba-blement c’était pour mettre à l’abri l’argent ducomptoir que M. Dawson prenait tant de pré-cautions ; car le plus hardi voleur n’aurait pas

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 431/513

Page 432: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

eu l’idée d’aller exposer sa vie pour des pilules,de la coloquinte, des sels et du séné.

Le chirurgien guida Robert le long d’une ruesilencieuse et s’engagea tout à coup dans unsentier au bout duquel le jeune avocat aperçutune lumière pâle. Cette lumière devait éclairerune chambre mortuaire, tant ses reflets étaientfaibles et d’un aspect étrange à cette heureavancée de la nuit ; c’était celle du cottage oùLuke Marks souffrait sous la garde de sa mèreet de sa femme.

M. Dawson souleva le loquet et entra dansla première pièce du cottage, suivi de RobertAudley. Cette pièce était vide et éclairée parune chandelle, dont le suif dégouttait sur latable ; Luke Marks était dans la chambre au-dessus.

« Dois-je lui dire que vous êtes ici ? deman-da M. Dawson.

— Oui, oui, s’il vous plaît, prenez des pré-cautions pour le lui dire. Si vous pensez que

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 432/513

Page 433: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

cette nouvelle puisse l’agiter, j’attendrai ; je nesuis pas pressé. Vous m’appellerez quand jepourrai monter. »

Le chirurgien inclina la tête en signe d’as-sentiment et gravit l’escalier qui menait àl’étage supérieur. C’était un bon homme que ceM. Dawson, et il fallait qu’il le fût pour être lemédecin des pauvres de la paroisse et les soi-gner gratis avec douceur, sans jamais leur fairesubir aucune de ces cruautés mesquines trèsdifficiles à prouver devant le conseil de santépour les pauvres, mais pénibles tout de mêmepour ceux qui souffrent.

Robert Audley s’assit sur une chaise devantle foyer sans feu, et contempla les objets quil’entouraient. Quoique la salle fût petite, lescoins en étaient sombres ; une vieille pendulese dressait devant lui, et les bruits quis’échappent d’une pendule après minuit sonttrop connus pour que je les décrive. Le jeunehomme écoutait en silence le tic-tac monotonequi semblait compter les dernières secondes

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 433/513

Page 434: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

de vie accordées au mourant et les voir fuiravec plaisir. Encore une minute ! encore uneminute ! avait l’air de dire la vieille pendule ;et Robert eut envie de lui jeter son chapeaudans l’espoir d’arrêter son monotone et mélan-colique mouvement.

Il fut enfin tiré de ses réflexions par la voixdu chirurgien, qui parut au sommet de l’esca-lier pour lui dire que Luke Marks était éveilléet le verrait volontiers.

Robert monta aussitôt et, avant d’entrerdans cette chambre rustique, il ôta son cha-peau. Il ôtait son chapeau en présence de cepaysan, parce qu’il savait que la mort, cetteterrible visiteuse, n’allait pas tarder à pénétrerdans ce cottage.

Phœbé Marks était assise au pied du lit, lesyeux fixés sur la figure de son mari. Aucune ex-pression de tendresse ne se lisait dans ses re-gards ; ils peignaient une vive anxiété, et cetteanxiété, c’était plutôt l’arrivée prochaine de la

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 434/513

Page 435: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

mort qui la causait que la crainte de perdre sonmari. La vieille mère du malade faisait sécherdu linge auprès du feu et préparait quelquesoupe que son fils ne prendrait probablementjamais. Luke Marks avait la tête posée sur unoreiller ; sa figure était d’une pâleur mortelleet ses mains s’allongeaient sur la couverture.Phœbé lui avait fait la lecture, car une Bibleétait encore ouverte au milieu des fioles quiencombraient la table auprès du lit. Tout étaitpropre et bien rangé dans la chambre ; le goûtde l’ordre et de la régularité avait toujours étéle trait distinctif du caractère de Phœbé.

La jeune femme se leva dès que Robert pa-rut sur le seuil et courut au-devant de lui.

« Laissez-moi vous parler un moment,monsieur, avant d’écouter Luke, lui dit-elle ra-pidement et à voix basse. Je vous en supplie,laissez-moi vous parler avant lui.

— Qu’a-t-elle à dire ici ? » demanda le ma-lade d’une voix faible et courroucée.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 435/513

Page 436: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Les ombres de la mort s’appesantissaientsur ses yeux, mais il y voyait encore assez bienpour remarquer les mouvements de Phœbé.

« Qu’a-t-elle à dire ici ? répéta-t-il. Je neveux pas de complots ni de préparations. Ceque j’ai à révéler à M. Audley, je le révéleraimoi-même, et, si j’ai fait du mal, je veux es-sayer de le défaire. Qu’a-t-elle à dire ?

— Elle ne dit rien, Luke, mon cher, réponditla mère, s’approchant du lit de son fils qui, bienque rendu plus intéressant par la maladie, nesemblait pas justifier cette tendre épithète. Elleraconte seulement au gentleman comment tut’es porté depuis qu’il t’a quitté.

— Je lui dirai bien moi-même. Il m’a sauvédu feu, il saura tout ; mais je ne veux pas quepersonne écoute.

— Sans doute, Luke, sans doute, » réponditsa mère pour le calmer.

L’intelligence de la vieille était un peu bor-née, et elle n’attachait pas plus d’importance

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 436/513

Page 437: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

aux paroles que prononçait son fils en ce mo-ment qu’à celles qu’il avait prononcées pen-dant son délire : cet horrible délire dans lequelil s’était vu d’abord enseveli sous des mon-tagnes de briques et de mortier enflammés,et puis précipité au fond d’un gouffre, d’où lamain d’un géant l’avait retiré en le saisissantpar les cheveux.

Phœbé Marks avait emmené M. Audley surle palier, qui avait trois à quatre pieds de largeet était à peine assez grand pour les contenirtous deux, sans qu’ils se poussassent près dumur nouvellement blanchi, ou risquassent detomber dans l’escalier.

« Oh ! monsieur, s’écria Phœbé avec em-pressement, j’ai de tristes choses à vousconter. Vous souvient-il de ce que je vous ai diten vous trouvant sain et sauf la nuit de l’incen-die ?

— Oui, je m’en souviens.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 437/513

Page 438: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Je vous avouai mes soupçons, mais jen’en ai jamais parlé à personne, monsieur, etje crois que Luke a oublié tous les incidentsde cette nuit ; il était déjà ivre quand mila…quand elle vint à l’auberge, et je suppose quela peur a chassé tout souvenir de sa mémoire.En tout cas, il ne soupçonne rien, car il auraitparlé ; mais il est fort en colère contre milady,et dit que si elle lui avait procuré une place àBrentwood ou à Chelmsford tout cela ne seraitpas arrivé, et je voudrais que vous ne dissiezrien devant lui.

— Oui… oui… je comprends… j’y veillerai.

— J’ai appris que milady avait quitté le châ-teau d’Audley.

— Oui.

— Pour ne jamais y revenir ?

— Jamais.

— Mais elle ne sera pas maltraitée, n’est-cepas ?

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 438/513

Page 439: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Non.

— J’en suis bien aise, monsieur. Pardonpour toutes ces questions ; milady était trèsbonne pour moi. »

La voix de Luke se fit entendre à l’intérieur,et Phœbé ramena M. Audley dans la chambre.

« Je n’ai pas besoin de toi… dit d’un ton dé-cisif Marks à sa femme quand elle rentra dansla chambre, je n’ai pas besoin de toi ; je ne veuxvoir que M. Audley. Descends et emmène mamère. Non, ma mère peut rester ; sa présenceme sera nécessaire tout à l’heure. »

La main affaiblie du malade montra la porteà Phœbé, et elle sortit avec soumission en di-sant à son mari :

« Je ne veux rien entendre, Luke ; mais j’es-père que tu ne parleras pas mal de ceux qui sesont montrés généreux envers nous.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 439/513

Page 440: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Je parlerai comme il me plaira, lui répon-dit Marks. Je n’ai pas d’ordre à recevoir de toi ;tu n’es ni le curé ni l’homme de loi. »

Le propriétaire de l’auberge du Châteaun’avait subi aucune transformation morale surson lit de mort ; ses souffrances avaient ététrop rapides et trop cruelles. Peut-êtrequelques faibles rayons de lumière, quin’avaient jamais éclairé sa vie, s’efforçaient-ilsde percer faiblement les sombres obscurités del’ignorance qui remplissaient son âme ? Peut-être quelque demi-rancune, quelque demi-re-pentir obstiné le portaient-ils à faire quelquesrudes efforts pour racheter une vie égoïste pas-sée à boire et à faire le mal. Quoi qu’il en fût, ilessuya de la main ses lèvres blanches et, jetantun regard sérieux sur le jeune avocat, il lui dé-signa une chaise à côté du lit.

« Vous m’avez sondé de toutes les manièrespour connaître mes secrets, monsieur Audley,dit-il tout à coup. Vous m’avez tourné et re-tourné en tout sens, et je n’avais pas lieu de

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 440/513

Page 441: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

vous être reconnaissant avant l’incendie ; maisje le suis maintenant. La reconnaissance n’estpas mon défaut d’habitude, parce que je n’aimepas que, quand on me donne quelque chose,comme du gibier, de la soupe, de la flanelle, ducharbon, on aille ensuite le crier sur les toits ;j’aurais voulu les envoyer au diable, mais ungentleman comme vous, qui se jette dans le feupour sauver une brute comme moi, mérite bienqu’on lui dise au moins merci avant de mou-rir. Je vous remercie donc, monsieur Audley ;car je vois à la figure du docteur que je n’ai paslongtemps à vivre. »

Luke Marks tendit sa main gauche (la droiteavait été brûlée et était entourée de linges), etil serra faiblement celle de Robert.

Le jeune homme répondit cordialement àcette étreinte.

« Je n’ai pas besoin de remercîments, LukeMarks, dit-il ; je vous ai rendu ce service avecplaisir. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 441/513

Page 442: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Marks ne répondit pas tout de suite. Il étaitcouché tranquillement sur le flanc et regardaitRobert.

« Vous aimiez bien la personne qui disparutà Audley, n’est-ce pas, monsieur ? » demanda-t-il enfin.

Robert tressaillit en entendant parler de sonami mort.

« Vous l’aimiez beaucoup ce M. Talboys,m’a-t-on dit ? répéta Luke.

— Oui, oui, c’était un de mes bons amis, ré-pondit Robert avec un peu d’impatience.

— J’ai entendu raconter aux domestiquesdu château l’effet que produisit sur vous l’an-nonce de sa disparition, et le maître de l’au-berge du Soleil disait que vous n’auriez pas étéplus inquiet si c’eût été votre frère.

— Oui, oui, je sais… je sais… dit Robert ;mais ne parlez plus de cela, je ne puis vous direcombien ce sujet m’est pénible. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 442/513

Page 443: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

L’esprit de son ami sans sépulture devait-ille hanter à tout jamais ?… Il venait rendre vi-site à un mourant, et même là il était poursuivipar cette ombre agitée et tout lui rappelait lecrime qui avait troublé sa vie.

« Écoutez-moi, Marks, dit-il sérieusement,j’apprécie toute votre gratitude, et je suis trèscontent du service que je vous ai rendu. Maisavant d’en dire plus long, laissez-moi vous faireune demande solennelle. Si vous m’avez faitvenir pour me révéler le secret de la disparitionde mon ami, ne vous donnez pas cette peine,je sais déjà tout ce que vous pouvez me dire.Je le tiens de la bouche même de la femme quiétait jadis en votre pouvoir. Ne parlons doncplus de cela, vous ne pouvez rien me dire queje ne sache. »

Luke Marks regarda la figure sérieuse deson visiteur, et un faible sourire illumina pourun instant les traits hagards du mourant.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 443/513

Page 444: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Ainsi, je n’ai rien à vous révéler que vousne sachiez déjà ? demanda-t-il.

— Rien.

— Alors, ce n’est pas la peine que j’essaye,dit le malade d’un ton pensif ; mais vous a-t-elle tout dit ? reprit-il après une légère pause.

— Marks, je vous prie de vous taire sur cesujet, répondit Robert presque sèchement, jevous ai déclaré que je ne voulais pas en en-tendre parler. Les secrets que vous connaissezvous ont servi à avoir ce que vous vouliez.Vous étiez payé pour garder le silence, gardez-le jusqu’à la fin, cela vaut mieux.

— Vous croyez ?… ferai-je réellementmieux de me taire jusqu’à la fin ? murmuraMarks très agité.

— Je le crois, puisque vous avez reçu del’argent pour cela ; ce serait du moins de l’hon-nêteté que de ne pas manquer à votre pro-messe.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 444/513

Page 445: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Mais si milady avait eu son secret, et moile mien ? dit le malade en faisant une horriblegrimace.

— Que voulez-vous dire ?

— Supposez que j’eusse depuis longtempsdes aveux à faire, et que je m’en fusse abstenuparce que milady ne me traitait pas assez bien,parce qu’elle me donnait de l’argent commeon jette un os à un chien, pour l’empêcher demordre. Supposez qu’à cause de ce manqued’égards, j’eusse gardé mon secret, et deman-dez-vous si je dois toujours me taire. »

Il est impossible de décrire le sourire detriomphe que grimaça cette figure effrayante.

« Il n’a pas sa raison, se dit Robert, ayonsde la patience ; c’est bien le moins que je soispatient avec un moribond. »

Luke Marks contempla quelque temps Ro-bert en souriant toujours de la même manière.La vieille, fatiguée d’avoir veillé plusieurs nuitsde suite, s’était assoupie sur une chaise auprès

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 445/513

Page 446: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

du feu où bouillait la soupe qu’elle avait prépa-rée.

Robert Audley attendit très patiemmentqu’il plût au malade de parler. Le moindre bruitarrivait distinctement à son oreille à cetteheure de mort. Les cendres qui s’échappaientde la grille, le pétillement de la flamme, le tic-tac de la vieille pendule, les sourds gémisse-ments du vent de mars (qui paraissait être lavoix d’un banshee anglais criant son avertisse-ment funèbre à ceux qui veillaient le mourant),la respiration pénible du malade : chaque sons’entendait séparément et prenait une voix quiretentissait comme un sombre message dans lesilence solennel de la maison.

Robert avait caché sa figure dans ses mains,et songeait à ce qu’il allait devenir maintenantque l’histoire de George Talboys était finie, etque sa femme coupable était enfermée dansune maison de fous de la Belgique. Qu’allait-ildevenir ?

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 446/513

Page 447: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Il ne pouvait se rendre auprès de Clara Tal-boys, car il voulait garder pour lui le secrethorrible qu’on lui avait révélé. Comment ose-rait-il l’aborder avec l’intention de ne rien luidire ? Comment pourrait-il regarder ses yeuxet ne pas lui avouer toute la vérité ? Il sentaitque toute sa force faiblirait devant ce regardcalme et pénétrant. Se taire : il valait mieux neplus la revoir. Tout dire : c’était empoisonnerla vie de la jeune fille et la rendre malheureusetant qu’elle n’aurait pas vengé son frère assas-siné et oublié dans la tombe.

Ainsi entourée de difficultés qui lui parais-saient tout à fait insurmontables, la vie n’avaitplus pour Robert Audley le charme d’autrefois,et il s’avouait qu’il aurait été préférable pour luide périr dans l’incendie de l’auberge du Châ-teau, bien que son caractère facile l’eût aidé àsupporter jadis le triste fardeau qui lui pesaittant alors.

« Qui m’aurait regretté ? se dit-il, personne,excepté ma pauvre Alicia, et encore sa douleur

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 447/513

Page 448: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

n’eût-elle pas duré plus longtemps que lesroses d’avril ; Clara Talboys aurait-elle pleuréma mort ?… Non ! elle n’aurait regretté en moique l’instrument nécessaire à la découverte dusort de son frère… Elle n’aurait… »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 448/513

Page 449: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

CHAPITRE XV

CE QUE LE MOURANT AVAITÀ DIRE

Dieu sait où les pensées de Robert auraientpu le conduire s’il n’avait été tiré de sa rêveriepar un brusque mouvement du malade, qui seleva sur son séant et appela sa mère.

La vieille femme fit un soubresaut et setourna tout endormie vers son fils.

« Qu’as-tu, Luke ? lui dit-elle avec douceur.Il n’est pas temps encore de prendre ta potion.M. Dawson a dit de ne te la donner que deuxheures après son départ, et il n’y a pas encoreune heure qu’il est parti.

Page 450: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Qui vous dit que c’est la potion que jeveux, s’écria Marks avec impatience, j’aiquelque chose à vous demander, ma mère.Vous souvenez-vous du 7 septembre der-nier ? »

Robert tressaillit et regarda le malade avecinquiétude. Pourquoi revenait-il sur ce sujetdéfendu ?… Pourquoi rappelait-il la date del’assassinat de George ?… La vieille femme se-coua la tête de l’air d’une personne dont lespensées sont confuses.

« Mon Dieu, Luke, dit-elle, comment peux-tu me faire de semblables questions ? Ma mé-moire s’est envolée depuis sept ou huit ans, etje ne pouvais pas auparavant me rappeler lequantième du mois. Une femme qui travailleà la journée ne se souvient pas de ces baga-telles. »

Luke Marks haussa les épaules d’un aircontrarié.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 450/513

Page 451: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Pourquoi l’avez-vous oublié, dit-il d’unton bourru, ma mère, je vous avais dit de vousen souvenir. Ne vous avais-je pas prévenuequ’un temps viendrait où il vous faudrait servirde témoin et jurer sur la Bible. »

La vieille femme secoua la tête de nouveau.

« C’est probable, puisque tu le dis, Luke,mais je n’en ai pas la moindre idée ; j’ai perdula mémoire il y a neuf ans, monsieur, ajouta-t-elle en se tournant vers Robert, et je ne suisqu’une pauvre créature. »

M. Audley plaça sa main sur le bras du ma-lade.

« Marks, dit-il, n’ennuyez pas votre mèreavec vos questions. Je ne veux rien savoir… jene veux rien entendre...

— Et si je veux parler, moi, s’écria Lukeavec énergie, si je ne veux pas mourir avantd’avoir révélé ce secret pour lequel je vousai fait venir. Je vous ai fait venir pour cela,pour tout vous dire à vous et non pas à elle…

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 451/513

Page 452: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Oh ! non, pas à elle, j’aurais mieux aimé mourirdans le feu, dit-il en grinçant des dents. Je lui aifait payer ses insolences, je lui ai fait payer sesgrands airs et ses manières, mais elle n’a riensu. Je la tenais dans mes mains et j’en profitais,j’avais mon secret qu’elle ignorait, et elle mepayait pour me taire ; mais elle me traitait avectant de mépris, moi et les miens, que, m’eût-elle payé vingt fois plus, c’eût été comme si ellen’avait rien fait.

— Marks… Marks… au nom du ciel, dit Ro-bert sérieusement, soyez calme, quel est ce se-cret que vous cachiez à lady Audley ?

— Je vais vous le dire ; ma mère, donnez-moi à boire, dit Luke, essuyant ses lèvres des-séchées.

La vieille femme remplit un verre de tisanerafraîchissante et l’apporta à son fils.

Il but avec avidité, comme s’il avait sentique la mort arrivait à grands pas et qu’il devaitla gagner de vitesse.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 452/513

Page 453: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Restez où vous êtes, » dit-il à sa mère, enlui montrant une chaise au pied du lit.

La vieille femme obéit et s’assit lentementen face de M. Audley. Elle tira ses lunettes deson étui, en nettoya les verres, les plaça surson nez, et regarda tranquillement son fils, es-pérant sans doute que sa mémoire serait exci-tée par cette opération préparatoire.

« Je vous ferai encore une question, mamère, dit Luke, et je crois que vous pourrezy répondre. Vous souvient-il de l’époque oùje travaillais chez le fermier Atkinson. C’étaitavant mon mariage, j’habitais encore avecvous.

— Oui, oui, répondit mistress Marks avec lajoie du triomphe, je m’en souviens très bien.C’était au moment où nous ramassions lespommes du verger et où tu as acheté un giletneuf à ramages. Je m’en souviens, Luke, jem’en souviens. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 453/513

Page 454: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

M. Audley se demandait où aboutirait cepréambule et combien de temps il lui faudraitécouter une conversation qui ne signifiait rienpour lui.

« Si vous vous souvenez de tout cela, peut-être n’aurez-vous pas oublié le reste, ma mère,dit Luke. Vous rappelez-vous que j’amenaiquelqu’un chez nous un soir où le fermier At-kinson rentrait ses derniers grains ? »

Robert, étonné, regarda de nouveau le ma-lade et écouta avec intérêt ce que disait LukeMarks, quoiqu’il comprît à peine à quoi celapouvait aboutir.

« Je me rappelle que Phœbé vint avec toiprendre une tasse de thé ou manger un mor-ceau, répondit la vieille femme avec unegrande animation.

— Au diable Phœbé ! qui vous parle d’elle ?s’écria Marks. Qu’est-elle pour qu’on s’en oc-cupe ? Vous rappelez-vous que j’amenai aprèsdix heures un monsieur tout mouillé et couvert

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 454/513

Page 455: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

de boue ? Il avait le bras cassé et l’épaulepresque démise ; il fallut couper ses habitspour les lui enlever, et il s’assit au coin du feuoù il regardait les charbons d’un air stupidesans savoir où il était et chez qui il était. Voussouvenez-vous que je le lavai comme un en-fant, que je l’essuyai et que je fus obligé delui faire avaler de l’eau-de-vie avec une cuillèreque je glissai entre ses dents ? »

La vieille femme fit signe de la tête que oui,et murmura quelque chose pour prouver quetous ces détails lui revenaient, maintenant queson fils les avait rappelés.

Robert Audley poussa un cri terrible et tom-ba à genoux à côté du lit du mourant.

« Ô mon Dieu !… s’écria-t-il, merci de tabonté !… merci d’avoir sauvé la vie de GeorgeTalboys !…

— Attendez, dit Marks, n’allez pas si vite.Mère, donnez-moi cette cassette qui est sur lacommode. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 455/513

Page 456: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

La vieille obéit ; et, après avoir fouillé aumilieu des tasses à thé, des boîtes sans cou-vercle et des faïences qui encombraient lacommode, elle en retira une cassette d’un as-pect assez malpropre et dont le couvercle glis-sait sous la pression de la main.

Robert était toujours agenouillé auprès dulit, la figure cachée dans ses mains. Luke ouvritla cassette.

« Il n’y a pas d’argent, dit-il, et c’est dom-mage, car celui qu’il y a eu est parti depuislongtemps ; mais cette cassette renfermequelque chose qui vaut peut-être plus que del’argent, et ce quelque chose je vais vous ledonner, monsieur, pour vous prouver qu’unebrute comme moi a de la reconnaissance pourceux qui lui témoignent de la bonté. »

Il retira deux papiers pliés qu’il mit dans lamain de Robert.

C’étaient deux feuilles arrachées à un agen-da, sur lesquelles on avait écrit au crayon, et

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 456/513

Page 457: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

l’écriture était inconnue à Robert. Elle ressem-blait à celle d’un campagnard.

« Je ne connais pas cette écriture, dit Ro-bert en dépliant rapidement le premier desdeux papiers. Qu’est-ce que cela a de communavec mon ami ? Pourquoi me le montrez-vous ?

— Lisez d’abord, vous me questionnerezensuite, » dit Marks.

Le premier papier que Robert Audley avaitdéplié contenait les lignes suivantes, très malécrites et tracées par une main qui lui étaitétrangère :

« Mon cher ami,

« Je vous écris dans une situation d’espritdans laquelle jamais homme peut-être jusqu’àprésent ne s’est trouvé.

« Je ne puis vous dire ce qui m’est arrivé.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 457/513

Page 458: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Sachez seulement qu’il m’est arrivéquelque chose qui me fait quitter l’Angleterre,le cœur brisé, pour aller mourir dans quelquecoin ignoré ; je vous conjure de m’oublier.

« Si votre amitié avait pu m’être utile, jen’eusse pas manqué d’y recourir ; si vosconseils avaient dû m’aider, je vous les eussedemandés ; mais ni l’amitié ni les conseils nepeuvent rien pour moi, et tous mes souhaitsen ce monde se bornent à invoquer pour vousla bénédiction de Dieu et à vous supplier dem’oublier.

« G. T. »

Le second papier était adressé à une autrepersonne, et son contenu était plus court quecelui du premier.

« Helen,

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 458/513

Page 459: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Que Dieu ait pitié de vous et vous par-donne ce que vous avez fait aujourd’hui,comme je vous le pardonne moi-même.

« Vivez en paix.

« Vous n’entendrez plus parler de moi.

« Pour vous et pour le monde, je suis, à par-tir d’aujourd’hui, ce que vous avez voulu que jefusse.

« Ne craignez pas d’être tourmentée, jequitte l’Angleterre pour n’y jamais plus revenir.

« G. T. »

Robert Audley regardait ces lignes d’un airégaré. Elles n’étaient pas de l’écriture ordinairede son ami, et pourtant elles portaient ses ini-tiales et tout faisait croire qu’elles venaient delui.

Il examina attentivement la figure de LukeMarks en se disant qu’on se jouait de lui peut-être.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 459/513

Page 460: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Ceci n’a pas été écrit par George Talboys,dit-il.

— Pardon, répondit Luke Marks, ce fut biensa main qui traça chaque mot ; seulement, ilécrivit de la main gauche parce qu’il avait lebras droit cassé. »

Le soupçon disparut aussitôt de l’esprit deRobert.

« Je comprends, dit-il, je comprends…Dites-moi tout. Racontez-moi comment monpauvre ami fut sauvé. »

Il ne pouvait s’imaginer que tout ce qu’ilavait entendu était vrai. Il ne pouvait croireque cet ami, qu’il avait cru mort pendant silongtemps, était encore de ce monde et vien-drait lui tendre la main quand le passé seraitoublié ; il était ébloui par ce rayon d’espérancequi venait de luire d’une façon si inattendue.

« Dites-moi tout, je vous en supplie… dites-moi tout, s’écria-t-il, pour que je comprenne sije puis.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 460/513

Page 461: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Je travaillais chez Atkinson en sep-tembre dernier et j’aidais à rentrer les grains,dit Luke Marks, et comme le plus court cheminde la ferme au cottage était celui des prairies,je passais toujours par là. Phœbé, qui connais-sait l’heure de mon retour, venait quelquefoism’attendre à la porte du jardin pour causeravec moi. Quelquefois elle ne venait pas, etalors je franchissais le fossé qui sépare le pota-ger des prairies, pour aller boire un verre d’aleavec les domestiques ou souper avec eux. Jene sais pas ce que Phœbé avait à faire danscette soirée du 7 septembre, mais je me sou-viens très bien que le fermier Atkinson m’avaitpayé mes gages ce jour-là et avait exigé un re-çu. Bref, elle n’était pas à la porte, et commeje tenais beaucoup à la voir, parce que je par-tais le lendemain pour Chelmsford, je fis le tourdu jardin et je franchis le fossé. Neuf heuresavaient sonné à l’horloge d’Audley pendantque j’étais dans la prairie entre la ferme d’At-kinson et le château ; il devait donc être neufheures un quart quand j’arrivai dans le potager.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 461/513

Page 462: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Je traversai le jardin et je pris par l’allée destilleuls. Sur mon chemin se trouvait le bosquetet le puits desséché. La nuit était noire, maisje connaissais l’endroit, et les lumières du châ-teau d’Audley brillaient dans les ténèbres. Enarrivant près du puits, j’entendis un bruit quime glaça le sang. Ce bruit, c’étaient les gémis-sements d’un homme qui souffrait et qui devaitêtre caché parmi les buissons. Je n’avais paspeur des revenants, mais ces gémissementsm’effrayèrent, et je restai une minute environsans savoir que faire. Les gémissements sefirent entendre de nouveau, et je me mis àchercher dans les buissons. Je trouvai unhomme couché sous des lauriers, et comme mapremière idée fut qu’il était là pour malfaire,j’allais le saisir au collet et le conduire à la mai-son lorsqu’il me prit lui-même par la main sansse lever de terre, et me demanda d’un ton sé-rieux qui j’étais et quels étaient mes rapportsavec les gens du château d’Audley. Quelquechose dans sa manière de parler me fit penseraussitôt que c’était un gentleman, bien que je

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 462/513

Page 463: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

ne le connusse pas et qu’il me fût impossiblede voir sa figure. Je lui parlai donc poliment.

— Je veux m’éloigner d’ici, dit-il, sans êtrevu de personne, entendez-vous. Je suis là de-puis quatre heures à moitié mort, mais je neveux pas que personne me voie. »

« Je lui répondis que c’était facile ; maisma première idée me revint. Il n’avait pas debonnes intentions, puisqu’il tenait à se retirersans être vu.

— Pouvez-vous me conduire quelque partoù il me sera permis de quitter mes habitsmouillés sans que tout le monde le sache ? »

« Il s’était assis en parlant, et je vis que sonbras droit était cassé et le faisait souffrir. Jelui montrai son bras en lui demandant ce qu’ilavait.

— Il est cassé, mon garçon ; mais ce n’estpas grand’chose, » ajouta-t-il en se parlant àlui-même. « Un bras se raccommode, tandisqu’un cœur brisé, c’est autre chose. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 463/513

Page 464: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Je lui dis que je le conduirais au cottagede ma mère, et qu’il y sécherait ses habits.

— Votre mère peut-elle garder un secret ?me demanda-t-il.

— Elle le garderait assez bien si elle s’ensouvenait ; vous pourriez lui raconter tous lessecrets des francs-maçons, des forestiers, desdevins et des vieilles gens d’autrefois ce soir,que demain elle n’en saurait plus rien. »

« Ces paroles le rassurèrent, et il se mitsur ses jambes en s’appuyant sur moi, car sesmembres étaient tellement meurtris qu’il nes’en servait que difficilement. Je sentis quandil me toucha que ses habits étaient humides etcouverts de boue.

« Est-ce que vous êtes tombé dans la mare,monsieur ? » lui demandai-je.

« Il ne me répondit pas ; il n’eut pas mêmel’air de m’avoir entendu. Je m’aperçus alors enle voyant debout que c’était un homme très

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 464/513

Page 465: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

grand et bien fait. Il me dépassait de toute latête.

— Conduisez-moi au cottage de votre mèreet faites sécher mes habits, vous serez bienpayé pour votre peine. »

« Je savais que la plupart du temps on ca-chait dans le mur du jardin la clef de la porteen bois, et je lui fis prendre ce chemin. Il pou-vait à peine marcher, et ce n’était qu’en s’ap-puyant sur moi qu’il mettait un pied devantl’autre. J’ouvris la porte, et je l’amenai par lesprairies jusqu’à notre cottage où ma mère étaitoccupée à préparer mon souper. Je le fis as-seoir dans un fauteuil devant le feu, et je pusl’examiner alors. Je n’ai jamais vu personneen pareil état ; il était tout couvert d’une vaseverdâtre, et ses mains étaient écorchées. Jelui enlevai ses habits aussi adroitement qu’ilme fut possible, et il se laissa faire comme unenfant. Il soupirait de temps en temps et re-gardait le feu sans s’occuper de son bras quipendait inerte. Le voyant dans un état si fâ-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 465/513

Page 466: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

cheux, je voulus aller chercher M. Dawson, etj’en parlai à ma mère ; mais il m’entendit, mal-gré son air distrait, et me défendit de sortir.Sa présence au cottage ne devait être connueque de ma mère et de moi. Il me permit ce-pendant d’aller lui chercher de l’eau-de-vie, etonze heures sonnèrent quand je fus de retourdu cabaret. J’avais eu une bonne inspiration enallant acheter de l’eau-de-vie, car il frissonnaitde tous ses membres, et il me fallut lui des-serrer les dents pour qu’il en avalât quelquescuillerées. Il s’assoupit ensuite, et je veillaipour entretenir le feu jusqu’au point du jour.Il s’éveilla en ce moment et me déclara qu’ilvoulait partir sur-le-champ. Je l’engageai vai-nement à retarder son départ. Il insista, et,bien qu’il ne pût se tenir droit deux minutesde suite, il ne changea pas d’idée. Ses habitss’étaient séchés, et je l’en revêtis. Il poussaitbien quelques gémissements de temps entemps, pendant que je lavais sa figure et que jerelevais son bras dans un mouchoir noué au-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 466/513

Page 467: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

tour de son cou, mais il voulait toujours partir ;et, quand il fit grand jour, il se trouva prêt.

— Quelle est la ville la plus rapprochée d’icien se rendant à Londres ? me demanda-t-il.

— Brentwood, lui répondis-je.

— Hé bien, si vous voulez m’accompagnerjusque-là et me mener chez un chirurgien quiarrangera mon bras, je vous donnerai un billetde cinq livres pour toutes vos peines. »

« J’y consentis volontiers, et je lui proposaid’emprunter un char à bancs, parce que la dis-tance était de six milles. Il secoua la tête en medisant non. Il ne voulait personne dans le se-cret ; il préférait marcher, et il marcha effecti-vement. Chaque pas lui coûtait un effort, maisil tint bon jusqu’au bout ; je n’en ai jamais vude sa force pour l’entêtement. Il s’arrêtait quel-quefois pour reprendre haleine, mais il repar-tait ensuite, et nous finîmes par arriver à Brent-wood. Là, je le conduisis chez un chirurgienqui raccommoda le bras cassé, et l’invita à at-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 467/513

Page 468: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

tendre qu’il fût mieux avant de quitter la ville.Il répondit que cela n’était pas possible, qu’ilétait pressé de retourner à Londres ; et quandle chirurgien eut terminé l’opération et lui eutmis son bras en écharpe… »

Robert Audley tressaillit. Il venait de se rap-peler que, dans son voyage à Liverpool, lecommis auquel il s’était adressé pour deman-der des informations lui avait dit que, parmi lespassagers partis à bord du Victoria Regia, figu-rait un jeune homme portant le bras droit enécharpe.

« Quand son bras fut arrangé, continuaLuke, il demanda un crayon au chirurgien. Lechirurgien sourit en branlant la tête et lui ditqu’il ne pourrait pas écrire de la main droite.

— C’est possible, reprit-il, mais de lagauche je pourrai peut-être.

— Voulez-vous que j’écrive pour vous ?

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 468/513

Page 469: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Non, c’est pour affaire confidentielle, etje vous serais obligé de me donner deux enve-loppes. »

« Pendant que le chirurgien allait chercherles enveloppes, il tira son agenda de sa pocheavec sa main gauche et déchira deux feuillesde papier. Il eut bien de la peine à griffonnerce qu’il voulait écrire ; mais il y parvint ce-pendant, et il glissa les deux morceaux de pa-pier dans les enveloppes qu’il cacheta. Il payaensuite le chirurgien, qui l’engagea à rester àBrentwood jusqu’à ce que son bras fût mieux ;mais il s’y refusa en disant que c’était impos-sible, et il me dit de le suivre à la station, oùil me donnerait ce qu’il m’avait promis. Je lesuivis donc à la station. Nous arrivâmes as-sez à temps pour prendre le train qui s’arrêteà Brentwood à huit heures et demie, et nouseûmes cinq minutes de reste. Il me conduisitdans un coin de la gare et me demanda si jevoulais porter ces lettres à destination.

— Volontiers, répondis-je.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 469/513

Page 470: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Savez-vous où est le château d’Audley ?

— Certainement, ma fiancée y est sou-brette.

— De qui ?

— De la nouvelle lady Audley, celle quiétait institutrice chez M. Dawson.

— Hé bien, cette lettre-ci, qui est marquéeau crayon, est pour lady Audley. Vous la lui re-mettrez sans que personne vous voie ; vous mele promettez, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Cette autre est pour M. Robert Audley, leneveu de sir Michaël ; le connaissez-vous ?

— J’ai entendu dire que c’était un élégant,mais qu’il était très affable pour ses inférieurs(c’est vrai que je l’ai entendu dire, monsieur,ajouta Luke entre parenthèse).

— Vous la lui porterez à l’auberge du Soleil.

— C’est convenu, monsieur. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 470/513

Page 471: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Il me donna la seconde lettre et le billetde banque qu’il m’avait promis, puis il me sou-haita le bonjour en me remerciant de mes ser-vices et monta dans un wagon de deuxièmeclasse où sa figure meurtrie m’apparut pour ladernière fois.

— Pauvre George !… pauvre George !…s’écria Robert.

— J’allai tout droit au village d’Audley etj’entrai à l’auberge du Soleil pour vous remettresa lettre, mais l’aubergiste me dit que vousétiez parti pour Londres dans la matinée. Ilne savait pas quand vous reviendriez ni enquel endroit vous habitiez à Londres, quoiqu’ilm’avouât que ce devait être dans les environsde Law’s Court, Westminster Hall, Doctor’sCommons ou quelque chose de ce genre. Quedevais-je faire ?… je ne pouvais vous envoyerla lettre par la poste, ne connaissant pas votreadresse, ni vous la remettre, puisque vous étiezparti : je me décidai donc à la garder jusqu’à ceque vous fussiez de retour. Je résolus d’aller le

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 471/513

Page 472: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

soir au château d’Audley et de savoir par Phœ-bé s’il m’était possible de voir milady. Je flâ-nai toute la journée ; et, vers le crépuscule, jegagnai la prairie où Phœbé m’attendait commed’habitude. J’allai avec elle dans le bosquet,et comme nous approchions du puits où nousnous étions assis plusieurs fois pendant les soi-rées d’été, Phœbé devint pâle comme unspectre et recula en me disant :

« Pas là !… pas là !…

— Pourquoi donc ? lui demandai-je.

— Parce que je suis nerveuse, ce soir, etqu’on m’a dit qu’il était hanté. »

« Je n’insistai pas, et en la menant vers laporte, je lui dis que tous les contes qu’elle avaitentendus étaient absurdes. À peine eus-je cau-sé quelques instants avec elle, que je m’aper-çus qu’elle avait quelque chose, et je lui de-mandai ce qui l’inquiétait.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 472/513

Page 473: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Je ne sais pas ce que j’ai ce soir, me ré-pondit-elle, je ne suis pas comme de coutume ;c’est peut-être à cause de ma frayeur d’hier.

— Quelle frayeur ? Ta maîtresse t’a-t-ellefait des reproches ? »

« Elle ne me répondit pas tout de suite,mais elle sourit de la manière la plus étrangeque j’aie jamais vu.

— Non, Luke, ce n’est pas cela, dit-elle en-suite, milady est toujours aussi bonne pourmoi, peut-être plus encore, et je crois que si jelui demandais de m’acheter une ferme ou unfonds d’auberge, elle y consentirait sans que jela pressasse trop. »

« D’où venait ce revirement d’idées !…Phœbé m’avait dit, quelques jours avant, quemilady était égoïste et dépensière, et que nousn’aurions pas de longtemps ce que nous vou-lions.

— Voilà un changement qui m’étonne, re-pris-je.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 473/513

Page 474: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

— Il y a de quoi, en effet, » ajouta-t-elleavec le même sourire de tout à l’heure.

« Et elle tourna sur ses talons.

— Oh ! je vois ce que c’est, Phœbé ; tu mecaches quelque chose qu’on t’a dit ou que tu asdécouvert. Si tu veux agir de la sorte avec moi,tu as tort, je t’en avertis. »

« Elle me rit au nez.

— Qu’est-ce qui te passe donc par la tête,Luke ?

— Ce sont les idées que tu y as mises, et jete répète que, s’il doit y avoir des secrets entrenous, nous ne serons jamais mari et femme. »

« Là-dessus, Phœbé se mit à pleurer, maisje n’y pris pas garde ; j’avais en poche la lettrepour milady et je cherchais un moyen de la luiremettre.

— Peut-être n’es-tu pas la seule à avoir dessecrets, Phœbé ? lui dis-je. Il est venu hier un

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 474/513

Page 475: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

monsieur qui voulait voir milady, un grandmonsieur à barbe brune. »

« Au lieu de me répondre, Phœbé pleuraà chaudes larmes et se tordit les mains ; j’enétais abasourdi, mais petit à petit elle m’avouatout et je sus qu’elle avait vu de sa fenêtre oùelle était assise, milady se promener avec unmonsieur dans l’allée des tilleuls. Ils étaient en-trés ensuite dans le bosquet, s’étaient appro-chés du puits, et là...

— Arrêtez, s’écria Robert, je sais le reste.

— Phœbé me raconta tout ce qu’elle avaitvu et ce qui s’était passé entre elle et miladyquand cette dernière était rentrée chez elle. Ilparaît que Phœbé, sans tout lui dire, lui avaitdonné à comprendre qu’elle savait son secret,et que, dorénavant, sa maîtresse dépendaitd’elle. Vous voyez donc que milady et Phœbécroyaient mort au fond du puits le gentlemanqui était tranquillement assis dans un wagondu train parti pour Londres. En remettant ma

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 475/513

Page 476: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

lettre, milady apprendrait le contraire, et nousperdions Phœbé et moi une bonne occasionpour nous établir. Je gardai la lettre en me di-sant que si milady était généreuse je lui avoue-rais tout et je la rassurerais. Mais elle ne futpas généreuse. L’argent qu’elle me donna, elleme le donna comme on jette un os à un chien.Quand elle me parlait, il était facile de voir quema figure lui déplaisait et les paroles grossièresne lui coûtaient rien. Ma bile s’échauffa et jegardai mon secret. J’ouvris les deux lettres etje les lus ; mais je n’y compris pas grand’chose,et je les cachai dans cette cassette d’où elles nesont pas sorties depuis. »

Luke Marks avait fini son histoire et était fa-tigué d’avoir parlé si longtemps. Il resta immo-bile dans son lit, regardant Robert d’un air in-quiet, comme s’il s’attendait à des reproches,car il avait vaguement conscience que ce qu’ilavait fait était mal.

Robert ne lui adressa pas de reproches. Ilne se sentait pas capable de faire un sermon.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 476/513

Page 477: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Le ministre lui parlera demain et le tran-quillisera, se dit Robert, et si le malheureux abesoin d’un sermon, il vaut mieux que ce soitun prêtre qui le lui administre que moi… quelui dirais-je ? Sa faute est retombée sur sa tête,car si lady Audley eût été rassurée, elle n’au-rait pas mis le feu à l’auberge du Château. Com-ment oser après cela se tracer son existence etne pas reconnaître le doigt de Dieu dans cetteétrange histoire ? »

Les suppositions qu’il avait faites et en ver-tu desquelles il avait agi, lui parurent bien mes-quines. Le souvenir de la confiance qu’il avaiteue en sa propre raison lui fut pénible, maisil se consola en songeant qu’il avait essayé defaire son devoir envers les morts aussi bienqu’envers les vivants.

Robert Audley demeura auprès du mourantjusqu’au jour. Luke Marks s’était assoupi unpeu après avoir fini son histoire. La vieillefemme n’avait écouté que la moitié de laconfession de son fils, et Phœbé était couchée

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 477/513

Page 478: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

en bas. Le jeune avocat veillait seul dans lamaison.

Il ne pouvait dormir ; l’histoire qu’il venaitd’entendre l’absorbait complètement. Il remer-ciait Dieu d’avoir sauvé son ami et il lui tardaitde l’avoir retrouvé pour aller dire à Clara Tal-boys :

« Votre frère est vivant, je sais où il est. »

Phœbé remonta à huit heures et reprit saplace au chevet du lit du malade. Robert allase reposer à l’auberge du Soleil. Depuis troisjours, il n’avait dormi qu’en chemin de fer, enbateau ou en diligence, et il était harassé de fa-tigue. Quand il s’éveilla, il était presque nuit,et la chambre dans laquelle il fit sa toiletteétait précisément celle qu’il avait occupée avecGeorge Talboys, quelques mois auparavant.

L’aubergiste le servit à table et lui annonçaque Luke Marks était mort à cinq heures del’après-midi.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 478/513

Page 479: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

« Ça été un peu prompt, disait l’hôtelier, iln’a pas souffert. »

Robert écrivit ce soir-là une longue lettreà mistress Taylor, par l’entremise de M. Val,à Villebrumeuse, et cette lettre racontait à lacoupable, qui avait porté tant de noms diffé-rents et ne devait plus en changer, le récit faitpar le mourant.

« Ce sera peut-être, pensa-t-il, un soulage-ment pour elle, d’apprendre que son mari n’apas péri à la fleur de son âge, en admettant,toutefois, que son égoïsme lui permetted’éprouver un peu de pitié pour la douleurd’autrui. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 479/513

Page 480: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

CHAPITRE XVI

RETROUVÉ

Clara Talboys retourna dans le Dorsetschirepour dire à son père que son fils unique étaitparti pour l’Australie, le 9 septembre, et que,très probablement il était encore vivant, etqu’il reviendrait implorer le pardon de son pèrede la seule faute réelle qu’il eût commise encontractant ce mariage qui avait exercé une siterrible influence sur sa jeunesse.

M. Harcourt Talboys ne sut plus quel partiprendre. Junius Brutus ne s’était jamais trouvédans une position pareille ; et M. Talboys, nevoyant aucun moyen de sortir d’embarras enimitant son modèle, fut forcé d’être naturel unefois dans sa vie et d’avouer que le sort de son

Page 481: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

fils l’avait vivement inquiété depuis le jour desa conversation avec Robert Audley. Il consen-tit à ouvrir ses bras à l’enfant prodigue quandil rentrerait en Angleterre. Mais comment sa-voir l’époque de son retour et se mettre encommunication avec lui ? C’était là la question.Robert se rappela l’annonce qu’il avait fait in-sérer dans les journaux de Melbourne et deSydney. Si George était débarqué vivant dansl’une de ces deux villes, comment se faisait-il qu’il n’eût pas eu connaissance de cette an-nonce ? Se serait-il montré indifférent pour lesinquiétudes de son ami, ou bien n’aurait-il paslu les journaux ? Comme il voyageait sous unfaux nom, les passagers et le capitaine du na-vire n’avaient pu constater son identité avecla personne dont il était question dans l’an-nonce. Quel parti prendre ? Fallait-il attendreque George, fatigué de son exil, revînt versceux qui l’aimaient, ou bien faudrait-il adopterquelque mesure pour hâter son retour ? Robertétait en défaut ! Peut-être qu’au milieu de l’in-dicible soulagement d’esprit qu’il avait éprou-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 481/513

Page 482: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

vé en apprenant que son ami n’était pas mort,il n’avait pas la force de songer à autre chosequ’à cette conservation providentielle.

Dans cette situation d’esprit, il partit pourfaire une visite à M. Talboys, qui avait lâché labride à ses bons sentiments, au point d’inviterl’ami de son fils à venir passer quelques joursdans sa maison carrée et en briques rouges.

M. Talboys ne vit que deux choses dansl’histoire de George : le bonheur qu’il éprouvaità savoir son fils sain et sauf et le regret den’avoir pas été lui-même le mari de miladypour se procurer le plaisir de faire un exemplede sa signalée femme.

« Ce n’est pas à moi qu’il appartient de vousblâmer, monsieur Audley, lui dit-il, pour avoirsoustrait cette coupable à la justice et contre-venu ainsi aux lois de votre pays. Je veux vousobserver seulement que si cette femme m’étaittombée entre les mains, elle aurait été traitéedifféremment. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 482/513

Page 483: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

C’était au milieu d’avril que Robert se re-trouvait de nouveau sous ces pins où ses pen-sées s’étaient égarées si souvent depuis sa pre-mière rencontre avec Clara Talboys. Il y avaitmaintenant, dans les haies, des primevères etdes violettes ; et les ruisseaux qui, lors de sapremière visite, étaient durs et glacés commele cœur de M. Harcourt Talboys, avaient dége-lé, ainsi que le cœur de ce personnage, à lachaleur du soleil d’avril et couraient capricieu-sement au milieu des buissons épineux.

On donna à Robert une chambre d’un stylesévère et un cabinet de toilette qui n’avait riend’égayant ; et, tous les matins, il s’éveilla surun matelas à ressorts métalliques. Ce matelaséveillait toujours en lui l’idée qu’il dormait surquelque instrument de musique. Le soleil, enpénétrant à travers les persiennes, faisaitbriller les deux urnes placées au pied de son litet leur donnait quelque ressemblance avec leslampes en cuivre de la période romaine.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 483/513

Page 484: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Une visite à M. Harcourt Talboys était plu-tôt un retour vers l’enfance et les années depension, qu’un moyen de savourer la vie en sy-barite. On trouvait dans la maison Talboys cesfenêtres sans rideaux, ces descentes de lit, cesbruits de cloche le matin et ces prières en com-mun, qui sentent par trop les institutions pri-vées, où les fils de bonne maison se préparentà l’armée et à la marine.

Mais, lors même que la maison carrée et enbriques rouges eût été le palais d’Armide, et lesserviteurs qui la peuplaient une légion de hou-ris, Robert n’eût pas été plus content de l’habi-ter.

Il s’éveilla au son d’une cloche matinale etfit sa toilette aux premiers rayons du soleil,qui brillent sans vous égayer et vous font fris-sonner sans vous réchauffer. Il rivalisa de cou-rage avec M. Harcourt Talboys en se plongeantdans l’eau froide ; et quand il descendit pourfaire, avant déjeuner, une promenade sous lespins, dans la plantation touffue, il avait une fi-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 484/513

Page 485: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

gure violette comme celle du maître de la mai-son.

Une troisième personne assistait générale-ment à cette promenade, et cette troisièmepersonne était Clara Talboys, qui marchait àcôté de son père, plus belle que le matin, sousson large chapeau de paille à longs rubans flot-tants. M. Audley aurait été plus fier d’attacherà sa boutonnière un bout de ces rubans quen’importe quelle décoration.

On parlait souvent de George dans ces pro-menades du matin, et Robert Audley prenaitcarrément place à la longue table du déjeuner,sans se rappeler la matinée où il s’était assispour la première fois dans cette salle, et avaitdétesté Clara Talboys, pour la froideur avec la-quelle elle avait écouté l’histoire de son frère.Il savait à quoi s’en tenir maintenant. Il savaitqu’elle était aussi bonne que belle. Mais avait-elle découvert combien elle était aimée del’ami de son frère ? Robert se demandait par-fois s’il ne s’était pas déjà trahi, si l’influence

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 485/513

Page 486: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

magique qu’elle avait sur lui ne s’était pas révé-lée par quelque regard imprudent, par le trem-blement de sa voix, qui n’était plus la mêmequand il s’adressait à elle.

La vie ennuyeuse qu’on menait à la maisoncarrée était égayée de temps en temps par undîner auquel assistaient quelques campa-gnards chargés de se supporter mutuellement,et par des visites matinales qui faisaient ir-ruption dans le salon, au grand désespoir deM. Audley. Le jeune avocat se montrait surtoutmalveillant pour les jeunes gens au teint fraiset coloré, qui accompagnaient, dans ces occa-sions, leurs mères ou leurs sœurs.

Évidemment, il était impossible que cesjeunes gens pussent voir les beaux yeux brunsde Clara sans devenir amoureux d’elle, et laconséquence en était que Robert était furieuxcontre tous ses rivaux. Il était jaloux de toutce qui approchait sa bien-aimée. Il était jalouxd’un vieux fat de quarante-huit ans, d’un ba-ronnet dont les favoris tiraient sur le rouge, des

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 486/513

Page 487: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

vieilles femmes du voisinage que Clara Talboysvisitait et soignait, et des fleurs de sa serre aux-quelles elle consacrait son temps au lieu des’occuper de lui.

Tout d’abord, il y avait eu entre eux beau-coup de cérémonies ; mais peu à peu, ilsétaient devenus familiers et amis en causantdes aventures de George. L’intimité était venueensuite, et au bout de trois semaines, miss Tal-boys rendait Robert heureux en lui reprochantd’avoir mené si longtemps une vie inutile etd’avoir négligé les occasions de montrer ses ta-lents.

Quel bonheur d’être sermonné par lafemme qu’il aimait ! Quel bonheur de pouvoirs’humilier et se déprécier devant elle ! Commel’occasion était belle pour lui donner à com-prendre que, s’il avait eu un but unique à pour-suivre, il eût cherché à être autre chose qu’unflâneur, et n’eût pas reculé devant les obstaclespour obéir à la voix qui lui disait de marcher.Aussi, il en profitait largement, et terminait

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 487/513

Page 488: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

d’habitude ses hypothèses en disant qu’il allaitrenoncer probablement à son genre de vied’autrefois, et commencer une nouvelle exis-tence.

« Croyez-vous donc, disait-il, que je liraides romans français et que je fumerai du tabacturc jusqu’à soixante-dix ans ? Croyez-vousque le jour n’arrivera pas où ma pipe m’ennuie-ra ainsi que les romans français, et où la vie meparaîtra si monotone que je ne serai pas fâchéd’y renoncer de manière ou d’autre ? »

Je constate avec peine que pendant que lejeune avocat se permettait ces lamentationshypocrites, il avait déjà vendu en esprit toutson mobilier de garçon, y compris la collectioncomplète de Michel Lévy et une demi-dou-zaine de pipes montées en argent, pensionnémistress Maloney, et dépensé deux ou troismille livres à faire l’acquisition d’un coin deterre verdoyant où se cachait une maisonnettetoute tapissée à l’extérieur de plantes grim-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 488/513

Page 489: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

pantes et coquettement penchée sur le bordd’un lac.

Il va sans dire que Clara Talboys ne com-prenait pas la portée de toutes ces lamenta-tions mélancoliques. Elle recommandait àM. Audley de lire beaucoup, de prendre sa pro-fession au sérieux, et de recommencer la viesur un autre pied. Elle n’était peut-être pas trèsagréable, l’existence qu’elle proposait à Ro-bert. Travailler pour être utile à ses semblableset conquérir une réputation n’était pas du goûtdu jeune avocat, et il faisait la grimace à cetteperspective désolante.

« Je consentirais bien à ce qu’elle me pro-pose, se disait-il, mais il faudrait une récom-pense à mon travail. Si elle voulait partagermon sort et m’aider à supporter la fatigue dela lutte, rien de mieux ; mais si, pendant queje travaille, elle allait épouser quelque noblecampagnard ?… »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 489/513

Page 490: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Avec un caractère irrésolu comme le sien, ilest probable que M. Audley eût gardé son se-cret, effrayé de parler et de briser le charmede cette incertitude qui n’était pas l’espérance,mais qui était encore plus rarement du déses-poir si, dans un moment d’oubli, la vérité ne luieût échappé.

Il était depuis cinq semaines à GrangeHeath, et il sentait que les convenances lui dé-fendaient d’y rester plus longtemps. Il fit doncses préparatifs et son portemanteau, et unbeau matin du mois de mai, il annonça son dé-part.

M. Talboys n’était pas homme à se lamenteren termes passionnés sur le départ d’unconvive ; mais il exprima ses regrets avec unefroide cordialité, qui, chez lui, équivalait auxplus chaudes protestations d’amitié.

« Nous avons très bien vécu ensemble,monsieur Audley, lui dit-il ; vous avez bienvoulu trouver de votre goût notre existence

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 490/513

Page 491: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

calme et réglée, et vous vous êtes mêmeconformé aux usages de la maison avec unecomplaisance que je regarde comme un com-pliment à mon adresse. »

Robert s’inclina. Il remerciait le hasard quil’avait toujours éveillé à temps le matin et em-pêché d’arriver en retard au luncheon deM. Talboys.

« J’espère donc, puisque nous nous enten-dons si bien, reprit M. Talboys, que vous vou-drez bien nous honorer de vos visites toutesles fois que vous en sentirez le désir. Le gibierabonde dans mes propriétés, et mes fermiersseront pleins d’égards pour vous s’il vous plaîtd’apporter un fusil et de chasser. »

Robert accepta avec empressement cetteaimable invitation. Il déclara qu’il n’aimait rientant que la chasse, et qu’il serait très heureuxde profiter des avantages qu’on lui offrait avectant d’obligeance. Il ne put s’empêcher de jeterun coup d’œil vers Clara en parlant de la sorte.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 491/513

Page 492: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Les paupières des beaux yeux bruns interce-ptèrent un instant leur regard, et une légèrerougeur illumina la charmante figure.

Cette journée était la dernière que le jeuneavocat passait dans l’Élysée, et bien des heuresennuyeuses devaient s’écouler avant que lemois de septembre lui fournît une excuse pourrevenir dans le Dorsetschire. Pendant cettelongue absence, les jeunes nobles campa-gnards ou les vieux fats de quarante-huit anspourraient user de leurs privilèges de voisins àson désavantage. Il n’était donc pas étonnantqu’il fût soucieux par cette belle matinée, etque sa compagnie fût si peu agréable pour missTalboys.

Mais le soir, après dîner, quand le soleilbaissa à l’horizon, et que M. Harcourt Talboyss’enferma dans son cabinet pour régler sescomptes avec son homme d’affaires et un desfermiers, M. Audley devint un peu plus ai-mable. Il se plaça à côté de Clara dans l’em-brasure d’une des grandes fenêtres du salon et

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 492/513

Page 493: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

regarda les ombres du soir qui grandissaient àmesure que les derniers rayons du soleil dispa-raissaient au couchant. Il était heureux de setrouver en tête à tête avec elle, bien que sa joiefût troublée par l’ombre du train express qui al-lait l’emporter à Londres le lendemain ; il nepouvait s’empêcher d’être heureux en sa pré-sence, d’oublier le passé et de ne pas se préoc-cuper de l’avenir.

Ils parlèrent de ce frère disparu qui étaittoujours leur trait d’union, et Clara fut bientriste ce soir-là. Comment pouvait-elle être au-trement en se rappelant que si George vivait,ce dont elle n’était pas sûre, il errait dans lemonde, loin de ceux qui l’aimaient, et portaitpartout avec lui le souvenir de sa vie flétrie.

« Je ne comprends pas, dit-elle, commentpapa peut se résigner ainsi à l’absence de monpauvre frère ; car il l’aime, monsieur Audley,vous avez même dû vous en apercevoir. Ah ! sij’étais homme, j’irais en Australie, je le trouve-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 493/513

Page 494: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

rais et je le ramènerais ici, si toutefois il est en-core de ce monde, » ajouta-t-elle à voix basse.

Elle détourna la tête et regarda le ciel quis’assombrissait. Robert plaça sa main sur lebras de la jeune fille. Cette main tremblait mal-gré lui, et sa voix tremblait aussi quand il parla.

« Faut-il que j’aille à la recherche de votrefrère ? demanda-t-il.

— Vous !… s’écria-t-elle en le regardant lesyeux pleins de larmes, vous…, monsieur Aud-ley !… croyez-vous donc que je pourrais vousdemander un pareil sacrifice pour moi ou pourceux que j’aime ?

— Et pensez-vous, Clara, qu’un sacrificeme paraîtrait trop pénible, s’il était fait pourvous ?… pensez-vous que je trouverais troplong n’importe quel voyage, si je savais quevous m’accueilleriez au retour avec des remer-cîments pour vous avoir servi fidèlement ?…J’irai d’un bout de l’Australie à l’autre pourchercher votre frère, si vous le désirez, Clara,

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 494/513

Page 495: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

et je ne reviendrai qu’après l’avoir trouvé. Jevous laisse le soin de choisir la récompense demes peines. »

Sa tête était courbée et elle resta quelquesinstants sans rien dire.

« Vous avez bon cœur, monsieur Audley,dit-elle en fin, et je sens si bien tout le prix devotre offre, que je ne trouve pas de remercî-ments à vous adresser. Mais ce dont vous par-lez ne peut se faire. En vertu de quel droit vousimposerai-je un tel sacrifice ?

— En vertu du droit qui me fait pour tou-jours votre esclave, que vous le vouliez ou non,du droit que vous donne sur moi l’amour quej’ai pour vous, Clara, s’écria M. Audley se je-tant à genoux avec beaucoup de maladresse,il faut l’avouer, et s’emparant d’une petit-mainqu’il couvrit de baisers. Je vous aime… Cla-ra… je vous aime… Vous pouvez appeler votrepère et me faire sortir de cette maison si vous

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 495/513

Page 496: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

voulez, mais je vous aimerai tout de même ettoujours, que cela vous plaise ou non. »

La petite main s’éloigna de la sienne, maispas brusquement, et elle s’appuya un instanttoute tremblante sur les cheveux noirs de Ro-bert.

« Clara… Clara… murmura-t-il d’une voixsuppliante, faut-il que j’aille en Australie cher-cher votre frère ? »

Pas de réponse. Je ne sais comment cela sefait, mais, en pareil cas, le silence est ce qu’ily a de plus agréable. Chaque moment d’hé-sitation est un aveu tacite, chaque pause uneconfession charmante.

« Irons-nous tous deux, voulez-vous, mabien-aimée ?… Irons-nous comme mari etfemme, et ramènerons-nous votre frère entrenous deux ? »

M. Harcourt Talboys parut un quart d’heureaprès. Il trouva Robert Audley tout seul et sevit forcé d’entendre une révélation qui le sur-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 496/513

Page 497: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

prit beaucoup. Comme tous les gens suffisants,il voyait très peu ce qui se passait sous sonnez ; et il avait cru bénévolement que c’était sasociété et la régularité qui régnait chez lui, quiavaient charmé son convive et l’avaient retenudans le Dorsetschire.

Il fut donc un peu désappointé, mais il ne lelaissa pas trop voir et se montra passablementcontent de la tournure qu’avaient prise les af-faires.

« Il n’y a plus qu’un point pour lequel j’aibesoin de votre consentement, mon cher mon-sieur, dit Robert lorsque tout fut réglé, nouspasserons notre lune de miel en Australie, sivous le permettez. »

M. Talboys fut pris à l’improviste. Il essuyaquelque chose comme une larme qui parutdans ses yeux gris et tendit la main à Robert.

« Vous allez à la recherche de mon fils, dit-il. Ramenez-le et je vous pardonnerai volon-tiers de m’avoir enlevé ma fille. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 497/513

Page 498: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Robert Audley partit pour Londres, pourabandonner son appartement dans Fig-TreeCourt, et s’informer des navires qui étaient enpartance de Liverpool pour Sydney dans lemois de juin.

Ce n’était plus le même homme : le présent,l’avenir, tout était changé pour lui. Le mondelui apparaissait couleur de rose et radieux, et ilse demandait comment il avait pu le trouver sitriste et d’une teinte si neutre autrefois.

Il était resté à Grange Heath jusqu’après leluncheon et, quand il rentra chez lui, il faisaitdéjà sombre. Il trouva mistress Maloney quifrottait l’escalier, suivant son habitude dechaque samedi soir, et il lui fallut traverser uneatmosphère saturée de vapeur au savon quirendait la rampe graisseuse sous sa main.

« Vous avez là-haut une masse de lettres,dit la blanchisseuse en se relevant et s’ados-sant contre le mur pour laisser passer Robert ;il y a aussi des paquets et un monsieur qui est

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 498/513

Page 499: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

venu plusieurs fois, et vous a attendu ce soir,parce que je lui ai dit que vous m’aviez écrit dedonner de l’air à votre chambre.

— Très bien, mistress Maloney, vous meservirez à dîner aussitôt que vous voudrez ;n’oubliez pas la pinte de sherry et veillez à mesbagages. »

Il monta tranquillement chez lui pour voirquel était son visiteur. Ce ne devait pas êtreun personnage important. Un créancier peut-être, car il avait tout laissé en désarroi en serendant à l’invitation de M. Talboys ; et depuislors, il s’était trouvé si bien dans la planètede l’amour, qu’il avait oublié toutes les affairesterrestres et les notes des tailleurs.

Il ouvrit la porte de son salon et entra. Lescanaris chantaient leurs adieux au soleil cou-chant et les derniers reflets du jour se jouaientparmi les feuilles des géraniums. Le visiteur,quel qu’il fût, était assis le dos tourné contre lafenêtre et la tête penchée sur la poitrine ; mais

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 499/513

Page 500: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

il se leva en entendant Robert entrer et le jeunehomme poussa un cri de joie et de surprise entombant dans les bras de George Talboys, sonami perdu.

Mistress Maloney commanda un dîner pluscopieux à la taverne qu’elle honorait de sa pra-tique, et les deux amis veillèrent une partie dela nuit au coin de ce feu qui avait été si long-temps solitaire.

Nous savons tout ce que Robert avait à dire.Il toucha légèrement à ce qui pouvait chagrinerson ami ; il parla très peu de la misérablefemme qui terminait sa vie dans un faubourgretiré de la ville belge.

George Talboys parla brièvement de cetteradieuse journée de septembre, où il avait lais-sé son ami endormi au bord de l’eau, pendantqu’il allait reprocher à sa femme l’infâme com-plot qui lui avait brisé le cœur.

« Dieu m’est témoin que, du moment où jetombai dans le puits, connaissant la main per-

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 500/513

Page 501: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

fide qui m’avait poussé là où je pouvais mou-rir, ma première pensée fut celle de sauverla femme qui m’avait trahi et avait voulu metuer. Je me retrouvai sur mes pieds au milieude la vase, mais mon épaule était meurtrie etmon bras droit s’était cassé en donnant contreun des côtés du puits. Je fus pétrifié pendantquelques minutes, mais mon courage me re-vint ; car je comprenais que je respirais la mortau fond de ce trou noir. J’avais fait, en Austra-lie, un apprentissage qui pouvait m’être utile,je grimpais comme un chat. Les pierres dupuits étaient inégales et rugueuses et je pou-vais remonter en posant mes pieds dans lesinterstices, m’appuyant du dos contre la paroiopposée et m’aidant de mes mains malgré mafracture. Ce ne fut pas chose facile, Robert ; etje me demande pourquoi l’homme qui s’étaittant de fois déclaré ennuyé de la vie, a pristant de peine pour la conserver. Il me fallutplus d’une demi-heure pour arriver en haut dupuits, et cette demi-heure fut pour moi uneéternité de souffrances et de périls. Il m’était

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 501/513

Page 502: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

impossible de sortir du jardin avant la nuit etje m’étendis sous des buissons et des laurierspour attendre qu’il fît noir. L’homme qui metrouva vous a dit le reste, Robert.

— Oui, mon pauvre ami, oui, il m’a toutdit. »

George n’était jamais retourné en Australie.Il avait effectivement pris place à bord du Vic-toria Regia, mais il avait changé de destinationen route et avait été transbordé sur un autrenavire de la même compagnie, qui faisait voilepour New-York, où il était resté tant que l’exillui avait été supportable et que la solitude nelui avait pas fait regretter ses amis.

« Jonathan m’a très bien reçu, Robert,j’avais assez d’argent pour satisfaire à mes dé-sirs très modérés, et quand le sac aurait étévide, j’avais l’intention de repartir pour les pla-cers de l’Australie. Les amis ne m’auraient pasmanqué si j’avais voulu, mais quelle sympathiepouvait trouver mon cœur blessé chez des

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 502/513

Page 503: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

gens qui ne connaissaient pas mon mal ? J’aisoupiré après une de vos poignées de main,Robert, et je me suis souvenu que c’était vousqui m’aviez aidé à supporter la plus terribleépreuve de ma vie. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 503/513

Page 504: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

CHAPITRE XVII

EN PAIX

Deux années se sont écoulées depuis la soi-rée de mai où Robert a retrouvé son ami ; etle joli cottage rêvé par M. Audley est devenuune réalité. Ce cottage s’élève entre Tedding-ton Locks et Hampton Bridge, au milieu d’uneforêt de verdure, et sa façade regarde la rivière.Un petit garçon âgé de huit ans se roule parmiles lis et les herbes de la rive en pente, et joueavec un baby qui se penche sur les bras desa nourrice pour regarder d’un œil étonné sonimage qui se reflète dans les eaux tranquilles.

M. Audley commence à être connu, et s’estdistingué dans la grande affaire de Hobbscontre Hobbs. Il a soulevé les éclats de rire de

Page 505: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

la cour par son compte-rendu délicieusementcomique de la correspondance amoureuse deHobbs. Le beau garçon aux yeux noirs est lefils de George Talboys, qui décline musa àÉton, et pêche à la ligne dans l’eau claire quicoule sous les frais ombrages, derrière les murstapissés de lierre de son collège. Mais il vienttrès souvent au joli cottage voir son père, quiy demeure en compagnie de sa sœur et de sonbeau-frère ; et il est très heureux auprès de sononcle Robert, de sa tante Clara et du joli baby,qui commence à peine à se traîner sur la pe-louse. Cette pelouse descend en pente doucejusqu’au bord de l’eau, où se trouve un petitchalet suisse et un débarcadère où George etRobert amarrent leurs légers canots.

Il vient encore d’autres personnes au cot-tage, près de Teddington. On y voit aussi unebrillante jeune fille au cœur gai et un vieuxgentleman à barbe grise, qui a survécu au mal-heur de sa vie, et l’a surmonté en véritablechrétien.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 505/513

Page 506: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Il y a plus d’un an qu’une lettre, bordée denoir et écrite sur papier étranger, est arrivéeà M. Robert Audley pour lui annoncer la mortd’une certaine mistress Taylor. Cette dameavait expiré paisiblement à Villebrumeuse,après une longue maladie que M. Val appelaitune maladie de langueur.

Un autre visiteur apparaît au cottage pen-dant l’été de 1861. C’est un jeune homme francet bon, qui caresse le baby, joue avec George,et s’entend surtout à faire manœuvrer les ba-teaux qui sont toujours en mouvement quandsir Harry Towers est à Teddington.

Il y a un joli petit fumoir rustique dans lechalet suisse. Pendant les soirées d’été, leshommes vont y fumer ; et c’est là que Claraet Alicia viennent les chercher pour les menerprendre du thé et manger des fraises et de lacrème sur la pelouse.

Le château d’Audley est fermé, et c’est unevieille concierge qui est toute puissante dans

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 506/513

Page 507: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

la maison où retentissait autrefois le rire musi-cal de milady. Un voile recouvre le portrait pré-raphaélite, et une épaisse couche de poussièredérobe à la vue les Wouvermans, les Poussins,les Cuyps et les Tintorets. On montre souventla maison à des visiteurs curieux, quoique lebaronnet n’en sache rien ; et ces visiteurs ad-mirent le boudoir de lady Audley, et font desquestions à n’en plus finir sur la jolie femme àla belle chevelure, qui est morte à l’étranger.

Sir Michaël n’a aucune envie de revenir àl’ancienne demeure où il a fait jadis un rêve debonheur impossible. Il reste à Londres jusqu’àce qu’Alicia devienne lady Towers : et alors ilira habiter une maison qu’il a récemment ache-tée dans le Hertfordshire, tout près des do-maines de son gendre. George Talboys est trèsheureux auprès de sa sœur et de son ami. Il estjeune encore, et il n’y aurait rien d’impossible àce qu’il trouvât quelque jour une autre femmequi le consolerait du passé. Cette sombre his-toire s’oublie un peu chaque jour ; et un temps

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 507/513

Page 508: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

viendra où le voile de deuil jeté sur la vie dujeune homme par sa méchante femme, auracomplètement disparu.

Les pipes et les romans français ont étédonnés à un jeune homme du Temple qui avaitété l’ami de Robert pendant sa vie de garçon ;et mistress Maloney reçoit une petite pension,payable par trimestre, pour avoir soin des ca-naris et des géraniums.

J’espère que personne ne trouvera mauvaisque mon roman finisse en laissant tout lemonde heureux et en paix. Si mon expériencede la vie ne date pas de longtemps, elle a dumoins touché à bien des choses, et je suis del’avis de ce grand roi philosophe qui disait quejamais, dans sa jeunesse ni dans son âge mûr,il n’avait vu « le Juste abandonné et ses enfantsmendiant leur pain. »

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 508/513

Page 509: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

https://ebooks-bnr.com/

Ebooks libres et gratuits - Bibliothèque numé-rique romande - Google Groupes

en octobre 2020.

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre nu-mérique : Maria Laura, Monique, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principale-ment d’après : M. E. Braddon, Le Secret de Lady

Page 510: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Audrey, tome premier, Paris, Hachette, 1869.D’autres éditions ont été consultées en vue del’établissement du présent texte. L’illustrationde première page reprend le détail de Venus ofUrbino (d’après Le Titien), huile sur toile, 1823,de William Etty (Royal Scottish Academy, YorkMuseum).

— Dispositions :

Ce livre numérique – basé sur un texte librede droit – est à votre disposition. Vous pouvezl’utiliser librement, sans le modifier, mais vousne pouvez en utiliser la partie d’édition spéci-fique (notes de la BNR, présentation éditeur,photos et maquettes, etc.) à des fins commer-ciales et professionnelles sans l’autorisation dela Bibliothèque numérique romande. Mercid’en indiquer la source en cas de reproduction.Tout lien vers notre site est bienvenu…

— Qualité :

Nous sommes des bénévoles, passionnésde littérature. Nous faisons de notre mieux

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 510/513

Page 511: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

mais cette édition peut toutefois être entachéed’erreurs et l’intégrité parfaite du texte par rap-port à l’original n’est pas garantie. Nos moyenssont limités et votre aide nous est indispen-sable ! Aidez-nous à réaliser ces livres et àles faire connaître…

— Autres sites de livres numériques :

Plusieurs sites partagent un catalogue com-mun qui répertorie un ensemble d’ebooks et endonne le lien d’accès. Vous pouvez consulterce catalogue à l’adresse : www.noslivres.net.

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 511/513

Page 512: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

Table des matières

CHAPITRE I INVESTIGATION RÉ-TROSPECTIVECHAPITRE II JUSQUE LÀ ET PASPLUS LOINCHAPITRE III EN COMMENÇANTPAR L’AUTRE BOUTCHAPITRE IV CACHÉ DANS LATOMBECHAPITRE V DANS L’ALLÉE DESTILLEULSCHAPITRE VI PRÉPARATION DUTERRAINCHAPITRE VII LA REQUÊTE DEPHŒBÉCHAPITRE VIII UNE LUEUR ROUGEDANS LE CIELCHAPITRE IX LE PORTEUR DENOUVELLES

Page 513: Mary Elizabeth - Ebooks-bnr.com

CHAPITRE X MILADY AVOUE LAVÉRITÉCHAPITRE XI LE CALME SUCCÈDEÀ LA TEMPÊTECHAPITRE XII L’AVIS DU DOCTEURMOSGRAVECHAPITRE XIII ENTERRÉE VI-VANTECHAPITRE XIV POSSÉDÉ DU DÉ-MONCHAPITRE XV CE QUE LE MOU-RANT AVAIT À DIRECHAPITRE XVI RETROUVÉCHAPITRE XVII EN PAIXCe livre numérique

Le Secret de Lady Audley (tome 2) 513/513