s&a - février 2009 - vrai médicament ou gadget marketing

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FÉVRIER 2009 - SCIENCES ET AVENIR 59 Le laboratoire allemand Boehringer en rêve. Faire de la flibansérine un « blockbuster », un de ces médicaments stars qui atteignent ou dépassent le milliard de dollars de chif- fre d’affaires annuel. Plavix, Tahor, Risper- dal, Inexium, Glivec, Viagra…, on compte actuellement une soixantaine de blockbus- ters sur le marché, visant diverses maladies, de l’impuissance aux problèmes cardio-vas- culaires ou à la schizophrénie. Le Viagra, à lui seul, a rapporté 1,8 milliard de dollars l’année dernière à Pfizer, son fabricant. Bohringer espère bien lui emboîter le pas. Découvrir une molécule miracle est une chose. Atteindre le haut de l’affiche en est une autre. Mais pour ce faire, les industriels ne lésinent pas sur les moyens. Ils vont jus- qu’à dépenser 35 % de leur chiffre d’affaires en marketing contre 16 % en recherche et développement ! Bien souvent, ils prépa- rent les esprits des consommateurs en dif- fusant des campagnes visant à exagérer l’importance de la pathologie. Ainsi, lors- que le Viagra a été lancé, Pfizer n’hésitait pas à avancer une étude interne pour pro- clamer que près de 50 % des hommes de plus de 50 ans étaient concernés par l’im- puissance sexuelle. Une étude indépendan- te, menée sur 1300 hommes du Massachu- setts, aboutissait, elle, au chiffre de… 10 %. Assistera-t-on à la même surenchère lors de la commercialisation de la flibansérine ? Roy Moynihan, journaliste au British Me- dical Journal (BMJ) jette un pavé dans la mare. Au terme de son enquête*, il conclut que le dysfonctionnement sexuel féminin qu’est censé traiter le nouveau médicament n’est rien d’autre qu’une pseudo-maladie in- ventée par l’industrie pharmaceutique avec le concours de sommités médicales rému- nérées pour intoxiquer l’opinion. Dans son collimateur, deux chercheurs qui, en février 1999, affirmaient dans l’éminent Journal of American Medical Association (Jama), que « 43 % des femmes de plus de 18 ans souffrent de dysfonctionnement sexuel ». Chiffre repris aujourd’hui comme une vé- rité universelle dans la presse médicale et bientôt grand public. Or, Ray Moynihan démontre que ce chiffre est extrapolé d’une enquête menée en 1992 auprès de 1500 femmes américaines à qui l’on avait posé une série de questions sur les difficultés qu’elles rencontraient dans leur vie sexuelle : absence de désir, peur des rapports, etc. Une seule réponse posi- tive et les femmes se voyaient cataloguées comme souffrant d’un dysfonctionnement sexuel. Edifiant ! De même, en France, l’enquête Lilly/ Ipsos 2004 concluait que « 46 % des fem- mes sont sujettes à des baisses de désir sexuel et 16 % à des problèmes d’or- gasme ». Or, curieusement, dans leur En- quête sur la sexualité en France, publiée en 2008, Nathalie Bajos (Inserm) et Michel Bozon (Ined) observent que 6,8 % seule- ment des femmes disent avoir eu souvent au cours des douze derniers mois « une ab- sence ou une insuffisance de désir sexuel ». Comment expliquer un tel écart ? Tout simplement parce que les études pri- vées font l’amalgame entre une baisse ponctuelle de désir et une absence avérée à long terme. Le but étant de ramasser le plus de « malades » dans les filets. Maladie inventée ou bien réelle, une chose est sûre, Boehringer va tout faire pour atteindre le haut du podium. G. H. * BMJ, volume 326, 4 janvier 2003. L’an dernier, le Viagra a rapporté 1,8 milliard de dollars à son créateur, les laboratoires Pfizer. GARO / PHANIE Vrai médicament ou gadget marketing ? Dans leur quête de molécules capables de générer d’énormes profits, les industriels de la pharmacie iraient parfois jusqu’à inventer des pseudo-maladies.

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Dans leur quête de molécules capables de générer d’énormes profits, les industriels de la pharmacie iraient parfois jusqu’à inventer des pseudo-maladies.

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Page 1: S&A - février 2009 - Vrai médicament ou gadget marketing

FÉVRIER 2009 - SCIENCES ET AVENIR � 59

Le laboratoire allemand Boehringer en rêve. Faire de la flibansérine un « blockbuster », un de ces médicaments stars qui atteignent ou dépassent le milliard de dollars de chif-fre d’affaires annuel. Plavix, Tahor, Risper-dal, Inexium, Glivec, Viagra…, on compte actuellement une soixantaine de blockbus-ters sur le marché, visant diverses maladies, de l’impuissance aux problèmes cardio-vas-culaires ou à la schizophrénie. Le Viagra, à lui seul, a rapporté 1,8 milliard de dollars l’année dernière à Pfizer, son fabricant. Bohringer espère bien lui emboîter le pas. Découvrir une molécule miracle est une chose. Atteindre le haut de l’affiche en est une autre. Mais pour ce faire, les industriels ne lésinent pas sur les moyens. Ils vont jus-qu’à dépenser 35 % de leur chiffre d’affaires en marketing contre 16 % en recherche et développement ! Bien souvent, ils prépa-rent les esprits des consommateurs en dif-fusant des campagnes visant à exagérer l’importance de la pathologie. Ainsi, lors-que le Viagra a été lancé, Pfizer n’hésitait pas à avancer une étude interne pour pro-clamer que près de 50 % des hommes de plus de 50 ans étaient concernés par l’im-puissance sexuelle. Une étude indépendan-te, menée sur 1300 hommes du Massachu-setts, aboutissait, elle, au chiffre de… 10 %. Assistera-t-on à la même surenchère lors de la commercialisation de la flibansérine ? Roy Moynihan, journaliste au British Me-

dical Journal (BMJ) jette un pavé dans la mare. Au terme de son enquête*, il conclut que le dysfonctionnement sexuel féminin qu’est censé traiter le nouveau médicament n’est rien d’autre qu’une pseudo-maladie in-ventée par l’industrie pharmaceutique avec le concours de sommités médicales rému-nérées pour intoxiquer l’opinion. Dans son collimateur, deux chercheurs qui, en février 1999, affirmaient dans l’éminent Journal of

American Medical Association (Jama), que « 43 % des femmes de plus de 18 ans

souffrent de dysfonctionnement sexuel ». Chiffre repris aujourd’hui comme une vé-rité universelle dans la presse médicale et bientôt grand public. Or, Ray Moynihan démontre que ce chiffre est extrapolé d’une enquête menée en 1992 auprès de 1500 femmes américaines à qui l’on avait posé une série de questions sur les difficultés qu’elles rencontraient dans leur vie sexuelle : absence de désir, peur des rapports, etc. Une seule réponse posi-tive et les femmes se voyaient cataloguées comme souffrant d’un dysfonctionnement sexuel. Edifiant ! De même, en France, l’enquête Lilly/Ipsos 2004 concluait que « 46 % des fem-

mes sont sujettes à des baisses de désir

sexuel et 16 % à des problèmes d’or-

gasme ». Or, curieusement, dans leur En-

quête sur la sexualité en France, publiée en 2008, Nathalie Bajos (Inserm) et Michel Bozon (Ined) observent que 6,8 % seule-ment des femmes disent avoir eu souvent au cours des douze derniers mois « une ab-

sence ou une insuffisance de désir

sexuel ». Comment expliquer un tel écart ? Tout simplement parce que les études pri-vées font l’amalgame entre une baisse ponctuelle de désir et une absence avérée à long terme. Le but étant de ramasser le plus de « malades » dans les filets. Maladie inventée ou bien réelle, une chose est sûre, Boehringer va tout faire pour atteindre le haut du podium. G. H.

* BMJ, volume 326, 4 janvier 2003.

L’an dernier, le Viagra a rapporté 1,8 milliard de dollars à son créateur, les laboratoires Pfizer.G

ARO

/ PH

ANIE

Vrai médicament ou gadget marketing ?Dans leur quête de molécules capables de générer d’énormes profits, les industriels de la pharmacie iraient parfois jusqu’à inventer des pseudo-maladies.

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