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OMAR KHAYAM, EDWARD FITZGERALD TRADUCTION, INTRODUCTION ET CONCLUSION DE SELDELAMER RUBAÏYAT Trois cent vingt verres entiers pour quatre vins versés SOURCE SALINE

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OMAR KHAYAM, EDWARD FITZGERALD TRADUCTION, INTRODUCTION ET CONCLUSION DE

SELDELAMER

RUBAÏYAT

Trois cent vingt verres entiers

pour quatre vins versés

SOURCE SALINE

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Cette version des Rubaïyat d’Omar Khayam a été écrite sur l’île de Java, il y a quelques années, d’après la version anglaise du poète Edward Fitzgérald.

Il existe deux Omar Khayam, pour deux sortes de fidèles.

L’Omar Khayam historique est présenté comme un pur laïc, un philosophe de la vanité du monde qui prêche l’ironie et l’oubli dans l’ivresse, qui n’hésite pas à recourir à la provocation, au scandale, au blasphème. Un libertin avant l’heure, en quelque sorte, une espèce de Français, une révolte contre ceux qui se croient « bien-pensant ». De plus, cet alcoolique était un homme d’une science éprouvée, un « incomparable savant » qui se désolait de la décadence du savoir, un mathématicien, un physicien, un médecin, un astrologue célèbre.

À celui-là, on ôte parfois toute préoccupation mystique pour en faire un réfractaire à toute religion. Il n’aurait chanté que l’extase charnelle, et pas du tout l’extase mystique. Le Vin dont il parle serait seulement le vin terrestre, et pas aussi le « vin doux » (Actes 2, 1-13), le vin mystique, le Sang du Christ, l’impression immense que l’on ressent lorsqu’entre humains ou face à la Nature « on se comprend au-delà des mots ». Le message du Vin, c’est pourtant pour Khayam : « donne à ton voisin » (voir la traduction Française d’Armand Robin, p 17), qui est une version pratique du : « aimez-vous les uns les autres », l’essence Christique du Vin. Et encore : « le vin rend religieuse et

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bien éduquée la personne » (p 35), verset qui ne se comprend que s’il se rapporte également au Vin céleste.

Voilà pourquoi au sujet d’Omar Khayam, nous croyons la légende plus crédible que l’histoire.

L’Omar Khayam légendaire est présenté comme un ami de Dieu : le sage ivrogne ou l’ivrogne sage, averti des horreurs comme des bienfaits de la vie, un accusateur de l’orgueil humain accaparant le Divin, et qui se présente sous les traits d’un inflexible fêtard, à un point tel qu’il sait faire la fête tout seul, seul au monde et sans désespérer.

Qui était vraiment Omar Khayam ? De toutes les choses du monde, il préférait les jolies femmes, les roses et les bons vins : toutes ces merveilles environnées de ronces. Personne ne saura qui fut exactement Omar Khayam, un dévoyé ou un sage, mais il faut reconnaître au moins qu’il avait bon goût, pour un laïc.

Cette version des Rubaïyat s’inspire carrément du Khayam légendaire, du Khayam mystique, rendu populaire par Edward Fitzgérald. Elle n’est pas à proprement parler une traduction, c’est une interprétation personnelle de la version anglaise, un exercice.

Bonne lecture.

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I Réveil ! Vers un matin dans la nuit toute en voiles

Oscille le caillou qui fait tourner les étoiles Mais voici ! Le chasseur de l’Orient1 va et prend La nuque du soleil dans un nœud flamboyant

II

Je rêvais à l’aurore quand le ciel la rend terne Et j’entendis une voix venir d’une taverne :

« Debout mignonnes ! Versez pour cette gorge aride L’eau de vie avant que ma coupe en soit vide ! »

III

Ceux qui restaient encore lorsque le coq chanta Crièrent à l’unisson : « restez ouvert, ne fermez pas Nous restons si peu ! Déjà le temps nous emporte Qui sait s’il reviendra quand il passe la porte ? »

IV

Les vieux désirs enfouis renaissent à l’an nouveau L’âme pensive quête alors le lieu solitaire

Où Moïse tendit sa blanche main au rameau Où Jésus respire encore avec la terre

V

Iram est parti en emportant ses roses Perdus ! Jamshyd et sa coupe aux sept anneaux Mais reste encore ce Vin, un rubis qui s’arrose

Et encore un jardin, épanoui dans l’eau

1 Orion

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VI Et bien ! Les lèvres de David sont closes

Mais que dit le rossignol quand il parle à la Rose ? Écoute, c’est divin : rouge Vin, Vin, Vin, Vin ! Et soudain, ses joues pâles se pétalent de rose

VII

Viens, remplis ton verre dans l’ardeur du printemps Jette tes remords : vêtement pour l’hiver !

C’est un court chemin où court l’oiseau du temps Il s’envole, mais là : déjà il a rejoint les airs

VIII

Vois : chaque jour s’éveille un millier de fleurs Et un millier d’entre elles retombent au sol et meurent

Est-il donc possible de perdre la vie Par la main de l’été que la Rose ravit ?

IX

Viens donc avec Khayam et oublie tout ceci : Les ragots et les blâmes que t’ont dit tes amis

Personne ne sait rien et chacun tourne en rond Prends ce qui te convient et laisse le moins bon

X

Viens avec moi le long de la grande frontière Qui protège les champs de l’immense désert

Ici perd son nom la plus belle couronne Et le grand sultan fait pitié sur son trône

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XI Là, avec du pain, à l’ombre d’un bois

Avec du bon Vin, quelques versets et Toi Chantant dans le désert juste à côté de moi

Qu'est-ce que le désert ? C’est un jardin en soi

XII Certains recherchent les royaumes terrestres

Certains convoitent les arbres du paradis Prends ce qui tient dans ta main et laisse le reste

Il paraît loin, le bruit du tambour dans la nuit

XIII Écoute ce que dit la Rose, cette si belle fleur :

« Allons ! Ris : en ce monde je passe, oui, je viens Mais quand se déchirera le cordon de mon cœur

Tous mes pétales alors seront pour le jardin »

XIV Tous ces espoirs vains que l’homme met dans ses vœux

Partent en fumée ou restent sur le cœur Comme tombe la neige pendant une heure ou deux

Sur le désert ardent : reste un instant, puis meurt

XV Et ceux qui protègent leur or par le fer

Et ceux qui le lancent comme graine à semer Et tous s’acharnent à retourner la terre

Un coup pour le cacher, un coup pour le trouver

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XVI Pense : ces lieux de voyage, de repos, de passage

Dont les portes s’ouvrent dans un sens et dans l’autre Sultans après sultans et orgueilleux équipages

Demeurent là un moment, puis s’en vont dans un autre

XVII Dis-toi que le lion, mais aussi le lézard,

courtisent au lieu où Jamshyd eut sa gloire Et Nemrod, grand chasseur celui-là : un mythe ! Un âne le frappa à la tête : il s’endormit bien vite

XVIII

Je pense quelquefois que les plus belles fleurs Sont les roses écloses sur César à son heure

Que chaque hyacinthe dans un jardin en fête Est une goutte de sang de quelque belle tête

XIX

Sur la lèvre du fleuve, l’eau s’écoule à nos pieds Quelquefois torrent, quelquefois eau paisible

Tu peux méditer là, et après tout qui sait Sur quelle autre lèvre est sa source invisible ?

XX

Ô mon Amour ! Emplis ma coupe pour éclaircir Aujourd’hui des regrets et des peurs à venir

Demain ? Fardeau ! Si j’y pense à présent Alors j’y traînerais le poids de sept mille ans

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XXI Ainsi ! Ceux-là qu’on a aimés, tous ces bien-aimés

Et leur vie, leurs espoirs, ces raisins au pressoir Ont trinqué avec nous puis ils ont tout quitté Et un par un ont rejoint le silence en leur soir

XXII

Nous autres, nous dansons encore dans la ronde Eux partis, l’été naissant est un drap de choix

Et si nous nous trouvons sous le grand lit du monde Il faut descendre encore sabler le matelas

XXIII

Ah ! Faisons au mieux tout ce que l’on peut faire Avant que nous-mêmes rejoignions la poussière De poussière à poussière et sous le sol, sans Vin

Un repos sans échanson, sans chanson et sans fin

XXIV Pour toi : si tu penses qu’aujourd’hui est à faire

Pour toi si tu crois qu’un lendemain viendra Le haut de la Tour Sombre t’appelle à la prière :

« Fou ! Ce que tu cherches n’est ni ici, ni là. »

XXV Quoi ?! Tous les sages et les saints, ces savants

Du paradis là haut à l’En-bas des enfers Leur parole est vraie, mais les mots, c’est du vent

Et leur bouche est scellée par un pain de poussière

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XXVI Viens avec Khayam, laisse au parleur la raison Une chose est sûre : oui ! La vie est un songe

Une chose est sûre : tout le reste est mensonge La fleur est éclose ? Déjà ses pétales s’en vont.

XXVII

Lorsque j’étais plus jeune je cherchais assidûment Les docteurs, les saints, et les beaux arguments Mais, même sans eux, ce que je sais est vite dit :

Dès qu’on passe l’entrée, on va vers la sortie.

XXVIII Des grains de sagesse que j’ai bien pu semer

Que j’ai labouré, et voulu voir germer Je n’ai récolté qu’un seul chapelet :

Quand un grain a passé, c’est qu’il s’en est allé

XXIX Des pourquoi de ce monde, j’ai à peine su

D’où venait l’eau allant et venant jusqu’à moi Et quant au vent soufflant sur le vide étendu

Je ne sais d’où il vient, je ne sais ou il va

XXX Je n’ai rien demandé, d’ou peut venir tout çà ?

Le temps de réclamer, et tout repart déjà Bois ceci ! Bois cela : je reste là à boire

Pour noyer ces brasiers au fond de ma mémoire

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XXXI Du centre de la Terre au plus haut des sept cieux

Je m’élève jusqu’au trône philosophal Le long de ma route, j’ai défait tous les nœuds

N’en reste qu’un : la Mort ! Oh Destin ! Nœud fatal !

XXXII Il était une porte, il n’était pas de clé

Et un voile envolé aussitôt écarté Nous parlions Toi et moi, enfin il me sembla

Et soudain rien de moins, rien que Toi, plus de moi

XXXIII À la face du ciel, j’ai fait monter un cri :

« Quelle lampe a l’enfant trébuchant dans la nuit ? » Alors, une voix descendit de l’En haut jusqu’ici : « Regardez tous en bas : un aveugle a compris ! »

XXXIV

Dans ma coupe délaissée, ma lèvre a trouvé Le grand secret ! Et depuis j’entends sous mon nez

Ma lèvre du haut dire à ma lèvre du bas : « Bois ! Bois ! Une fois morte tu ne reviendras pas »

XXXV

Je pense que mon verre, cette coupe de terre Est une vie de jadis depuis lors en poussière Elle fait ma joie, oui ! Et cette lèvre de sable

Me rend ivre aujourd’hui d’un oubli désirable

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XXXVBis(que de Omar) Je n’ai pas choisi le jour de ma naissance Et celui de ma fin me surprendra encore

Pourquoi moquerai-je cette bonne chance De noyer dans le Vin la tristesse et la Mort ?

XXXVI

Toute cette glaise en tas sur le tour du potier ! Tournant entre dix doigts et patiemment formée

Si la forme est ratée, la voilà aplatie Et soudain rejetée sans même un préavis

XXXVII

Ah ! Emplis ma coupe ! Pourquoi se répéter Comment le temps s’échappe en glissant sous nos pieds ?

Il n’est pas né d’hier, ne mourra pas demain Pourquoi s’en inquiéter quand aujourd’hui est bien ?

XXXVIII

Vois : le silence immense danse avec le désert Vois ! c’est le paradis : ni envie ni misère

Le ciel ? Où je suis ! L’horizon ? Près de moi Quant à la caravane : qu’elle passe, je n’en veux pas

XXXIX

Combien de temps passé en de vaines poursuites ? Et pour un peu de paix, combien d’années de fuite ?

Mieux vaut être rond comme raisin rouge ou vert Prendre le doux fruit, et délaisser l’amer

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XL Allons, allons, vient donc chez moi l’ami !

J’organise une orgie, car je me remarie J’ai répudié ma femme la raison stérile Et fait venir le Vin pour épouser sa fille

XLI

Être ou n’être pas selon loi ou raison Savoir si le carré peut cadrer dans le rond

De tous ces sujets fins qui mettent à la question Le verre est plus profond : son Vin n’a pas de fond

XLII

J’étais dans la taverne, je surveillais l’entrée Pendant le crépuscule, un ange y est passé Portant sur ses épaules un immense bassin Il m’en fit boire, voici : il était plein de Vin

XLIII

La Vigne apaise le coeur et éveille le sang Qui s’en remet joyeux à notre âme d’enfant

C’est l’alchimie subtile qui peut en un instant Changer le métal vil en bel or transparent

XLIV

Toute l’incroyance et ses hordes noires De peurs et de regrets qui déciment les âmes

Le puissant Mahmoud, seigneur de la victoire Les disperse et les tue, faisant chanter sa lame

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XLV Laisse la prudence : c’est une garde pour l’arme

Laisse en plan tous ces mondes en querelles et suis-moi Et dans un coin tranquille de ce lieu de vacarme

Amuse-toi de tout, car tout se joue de toi

XLVI Dessus, dessous, là, ici, derrière et devant

Tout cela n’est rien qu’un fabuleux tour de passe Passant dans une boîte éclairée par dedans

Et nous : de simples cartes, sans figures et sans faces

XLVIBis (que de Omar) Oui ! Tu peux chercher de côté ou aller tout au fond

Tu ne trouveras rien qu’un théâtre magique Où un soleil pendouille d’une mèche au plafond

Où même le vent fredonne un air tragique

XLVII Si les lèvres embrassées, si le Vin que tu bois Finissent dans le grand rien ou tout çà finira

Ne demande pas « pourquoi ? » Amuse-toi bien Peut être seras-tu rien, tu ne seras pas moins

XLVIII

Tant que la Rose fleurit près de la rivière Viens boire avec moi, Seigneur, apporte Ton verre

Et quand l’ange terrible de sa funeste voix M’appellera à Toi — surtout ne T’enfuie pas !

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IL Les cases de l’échiquier sont le jour et la nuit Où le destin s’amuse avec des pièces en vie Il les met ici, et là, puis échec, et puis mat !

Et quand il a fini il les remet en boîte

L C’est un bal de questions entre ni oui ni non

Où chaque fois les réponses devant toi se défont Celui qui t’a jeté dans cette danse emmêlée

Sait tout peut-être, mais n’a pas tout expliqué

LI Dès que le Calame a écrit : c’est inscrit

Plus rien n’y peut rien ni la foi, ni l’esprit Si tu pleures sur ta page, tu verras glisser l’eau Un océan de larmes n’en noierait pas un mot.

LII

Et ce bol à l’envers qui roule sur nos têtes Sous lequel enfermé tu rampes sans un choix

Tu peux crier vers lui, jamais il ne s’arrête Il passera sur toi, et puis aussi sur moi

LIII

De la première argile est fait le dernier homme De la première graine ce qu’on moissonnera

Le premier matin a fait toutes les sommes Et le grand soir final lira le résultat

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LIV Dès le commencement, on te jette au plus bas Dans une coupe en terre et le cœur à l’envers Et dans cet humble pot que tu crois être toi

On mêle un peu de ciel aux feux du sombre enfer

LIVBis (que de Omar) Assieds-toi un instant et finis donc ta bière

Tu y finiras quand tu iras sous terre Profite de ta vie : bois, bois, venge-toi !

Ta bière : descends là ! Elle ne t’aura qu’une fois

LV Le Vin raisonne une corde, et la fait vibrer C’est l’accord de l’être où le sage se plaît

Du métal de la corde sera faite une clé Pour ouvrir cette porte qui la tient enfermée

LVI

Ceci, je le crois : si l’Unique Lumière Me brûle en Amour ou me consume en Colère

Déjà dans la taverne il me semble la voir C’est toujours mieux qu’un temple sans lueur et tout noir

LVII

Eh toi ! Qui as piégé sans pitié le chemin De trappes sur la route où je pouvais marcher N’espère pas me dire que c’était mon destin Et que si j’ai chuté, c’est parce que j’ai pêché

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LVIII Eh Toi ! Qui fis l’homme pour qu’il se croie debout

Et qui mis le serpent dans le jardin d’Éden En lui donnant la faute, tu l’as mis à genoux

Et c’est sans ses pieds que tu veux qu’il revienne

LVIIIBis Si tu as soif : bois ! Mets ta main sur le verre

Ou t’en iras-tu sinon à la poussière ? Et de la cendre au sable : au résidu de matière

Que fera-t-on du sable alors ? Une bouteille ou un verre !

LIX Écoute : un soir où la lune allait verser

Vers le Ramazan, quand il était tout près Je me trouvais seul au magasin d’un potier

Avec un peuple d’argile rangé dans des casiers

LX C’est étrange à dire, mais de ces pots de terre Tous voulaient parler, et pas un pour se taire

Soudain, j’entendis une voix qui se mit à crier : « Pourquoi donc suis-je un pot ?! Mais où est le potier ?! »

LXI

Un autre a parlé : « non ce n’est pas pour rien Que mon corps fut formé de l’eau et de la terre

Certainement, non, ce ne peut être en vain La mort est illusion : je ne suis plus poussière ! »

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LXII Un autre bol a dit : « jamais garçon malheureux

Ne casserait la coupe qui l’a fait rire un peu Comment ? Il la tiendrait doucement dans sa main

Et d’un coup par caprice la briserait soudain ? »

LXIII La question fut posée, mais toute voix se tut

Puis vint encore un pot, bossu et empoté « Ils se moquent de moi parce que je suis tordu !

Est-ce ma faute à moi ? Le potier m’a raté ! »

LXIV Un autre dit : « pour calmer les disputes

On nous cogne l’un sur l’autre pour raison de « santé » J’en ai jusque-là ! La coupe est pleine ! Flûte !

Nous autres pauvres verres ne faisons que trinquer. »

LXV Puis, parle une cruche au long cou desséché : « L’argile de ma gorge se trouve bien aride Emplissez-moi de Vin que je puisse verser

Cà ne tient pas debout, une bouteille vide ! »

LXVI Alors, les pots de terre relevèrent les yeux En voyant apparaître la lueur du croissant

« Comme elle est belle la blanche coupe des cieux Comme elle est pleine ce soir ! Comme son Vin est blanc ! »

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LXVIBis La lune est le soutien de tout le sombre espace

Et tout l’univers tient dans cette jolie tasse Et tous ces cieux empilés de l’En haut jusqu’en bas

Jusqu’où tomberont-ils quand elle se fendra ?

LXVII Du jus de cette Vigne qui m’a tout apporté

Tu laveras ce corps que ma vie a quitté Et dans un suaire de feuilles de raisin

Mets-moi donc en terre, mais du côté jardin

LXVIII Et que de mon argile répandue dans le sol S’élève un beau nuage de parfum odorant Qu’il aille de-ci de-là, et toujours en volant

Qu’il surprenne un bigot et le suive un moment

LXIX Mes idoles ? Des femmes ! Que j’ai aimées longtemps

Et qui m’ont cocufié devant les yeux des gens Le sérieux m’a quitté pour embrasser mon verre

Mon honneur est parti avec un de mes vers

LXX Repentir est un verre en cristal transparent

La promesse est un vin dont mon pichet est plein Je mets l’un dans l’autre, et je ne sais comment Tout d’un coup disparaît la noirceur du raisin

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LXXI Et même si le Vin a été fort impie

En volant sans raison les honneurs de ma vie Je me demande ce que le vigneron achète

De moitié si précieux que le Vin qu’il apprête

LXXII Hélas, le printemps devrait faner avec la Rose Ce livre ouvert aux fraîches senteurs écloses Le rossignol joyeux sur l’écorce est perché

Qui peut dire où il va quand il s’est envolé ?

LXXIII Amour, Toi et moi contre Triste destin

Pouvons-nous de l’ensemble retirer un seul brin ? Enlever un morceau de ce lot de malheur

Et le refondre en sorte qu’il soit plus près du cœur ?

LXXIV Ah ! Ma lune de miel est toujours présente

L’autre lune du ciel, en montée, en descente Croissante, décroissante, me cherche dans le jardin

J’échappe à son regard : c’est moi le plus malin !

LXXV Alors toi ! Bondis donc jusqu’au ciel au plus vite

Piétinant les étoiles dispersées sur ta route Mène ta course joyeuse jusqu’au Point de Limite

Qui est Un ! Ainsi, tu auras vidé ta coupe

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CONCLUSION : LES DEUX VINS

Une dernière note sur le Vin : tout d’abord, comme il y eut deux Omar, il y a deux sortes de Vin, selon où il nous conduit. Le Vin terrestre est en effet un véhicule : il nous amène en l’air, sur l’eau et procure toutes les sensations du voyage, telles que découverte, rencontre, élévation, vertige, perte d’équilibre, nausée, comme si nous étions sur un chariot, ou plutôt un bateau. Mon ami Éric, qui vit à Java, m’a rapporté la sagesse d’un Musulman Kejawen érudit : le Vin qui nous conduit au Paradis est licite. C’est le Vin que chante Khayam. Le Vin qui nous conduit en Enfer est le seul Vin que condamne le Coran.

Le Vin qui rapproche les gens après une dispute est un fluide paradisiaque, un effluve du Royaume de Dieu. Celui qui sépare les convives et cause la discorde est le fluide Infernal qu’il faut interdire. Le Vin qui rend courageux, joyeux, paisible est le Vin du Paradis. Celui qui rend pleutre, médisant et violent est le Vin Infernal.

Ainsi, il faut savoir boire, et savoir boire, c’est en fait savoir reconnaître l’Enfer du Paradis et leurs chemins respectifs. Le sage s’arrête dès que son pied se pose sur un chemin qui n’est pas le sien, mais l’insensé court sur toutes les routes.

Le Vin est un domaine de pouvoir, et il peut perdre l’homme. Mais, comme l’a souligné Platon, il est aussi l’occasion d’acquérir la maîtrise de soi et de tester le maintien des hommes. Le Vin ramène l’être vers l’enfance : physiologiquement peu à peu on revient vers la joie adolescente, puis on oublie comment parler et marcher, pour finir à quatre pattes comme un bébé qui vomit. Ce mouvement de retour vers l’enfance, amorcé par l’ivresse du Vin renferme d’ineffables mystères.

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Dans la Bible, il est parlé de « Vin doux », au livre des Actes. Cette expression « Vin doux » fut donnée par les témoins de la Pentecôte à une ivresse mystique, qui avaient saisi des gens de toutes origines rassemblés là, et qui soudain purent se comprendre comme s’ils parlaient tous la même langue. C'est-à-dire que si un Chinois parlait chinois, le Gaulois le comprenait si bien qu’il avait l’impression d’entendre du gaulois. Ce « Vin doux », c’est la descente de l’Esprit Saint.

En fait, nous croyons que le Vin mystique se respire plutôt qu’il ne se boit. D’ailleurs, anciennement on appelait « souffle » l’effet du vin, comme on appelait « souffles » les substances si dématérialisées (les drogues) qu’elles pénètrent dans la pensée par les replis du cerveau.

Dans la cosmologie des anciens, la frange supérieure des cieux se compose d’un air si fin, si délié qu’il se tient à la limite de la flamme. C’est la sphère de feu où conduit la légère ébriété. C’est l’immense bassin porté par l’Ange dans le quatrain XLII, car quiconque y accède y trouve l’ivresse, avec ou sans vin terrestre. Bien que le corps du buveur soit sur terre, son âme évolue là-haut. S’il abuse de son verre, il redescendra finalement, passant par la sphère d’air où les démons tenteront de l’atteindre, puis dans les brumes de la sphère d’eau où il oubliera comment parler, puis dans le bourbier fangeux où il finira par se vautrer. Il arrive même que le buveur quitte la sphère de Feu par le haut, vers le vide glacial de l’espace noir, rejeté dehors : là l’attend le vertige horrifiant de la dépression, voire la possession schizophrénique.

Le Talmud explique que le Vin est une substance extrêmement forte, une des dix choses solides établies dans le monde, à peine inférieures au Sommeil et à la Mort : la montagne est forte. Mais le fer est plus fort que la montagne, parce qu’il la pénètre. Le feu est plus fort que le fer, car il le fond. L’eau est plus forte que le feu, parce qu’elle l’éteint. Le nuage est plus fort que l’eau, parce qu’il la capture. Le vent est plus fort que le nuage, parce qu’il l’emmène où il veut. Le corps est plus fort que le vent, puisqu’il l’attache

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avec son souffle. La peur est plus forte que le corps, car elle peut l’abattre. Le vin est plus fort que la peur : il la chasse. Le sommeil est plus fort que le vin, car il en triomphe à la fin. Le sommeil est un soixantième de la mort. La mort est plus forte que tout.

Bref : « Avec le Vin ne fait pas le brave, car le vin a perdu bien des hommes ». Bible.

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