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BULLETIN NATIONAL SANTÉ MENTALE ET PRÉCARITÉ | numéro 45 | OCTOBRE 2012 Rhizome LA MONDIALISATION POUR UNE ÉCOLOGIE DU LIEN SOCIAL Continents

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BullETiN NATioNAl sANTé mENTAlE ET PRéCARiTé | numéro 45 | oCToBRE 2012

Rhizome

LA MONDIALISATION pour une écologie du lien social

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RhizomeLes Cahiers de

> Dossier

4 Développement Humain et Santé Mentale - Le grand défi pédagogique - Luciano Carrino

13 Nécessité et difficultés de l’économie solidaire dans la mondialisation - Jean-Louis Laville

17 Thérapie communautaire intégrative au Brésil et ailleurs - Adalberto Barreto

24 De la psychiatrie citoyenne en France au mouvement international Citoyenneté et Santé mentale - Marie-Noëlle Besançon

30 A propos de la psychiatrisation des problèmes sociaux : Le cas du suicide des paysans indiens dans l’État du Kerala (Inde) - Krishan Gireesh

33 Santé mentale et forces communautaires dans les interventions humanitaires - Guillaume Pégon

35 Controverses autour de l’action humanitaire en Haïti - Myrvine Marcelin

41 L’action humanitaire : la vision d’un acteur du Sud - Kamel Mohanna

45 Clinique spatiale de l’itinérance - Jean Dominique Leccia

50 Chez soi d’abord et rétablissement - Deux exemples de circulation de modèles d’action entre l’Amérique du nord et l’Europe - Christian Laval et Pauline Rhenter

54 la légitimité des illégitimes : réflexions autour de l’immigration pour raison thérapeutique - Elhadji Mamadou Mbaye

59 pour une prise en charge collective de la vulnérabilité psychique des personnes en quête d’asile - Malorie Geny, Gwen Le Goff, Halima Zeroug-Vial et Marc Vignal

62 Mondialisation et Santé Mentale : la Déclaration de Lyon du 22 octobre 2011, une présentation - Jean Furtos

69 > Bibliographie71 > Actualités

sommaire

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| Effets psycho-sociaux de la mondialisation sur la santé mentale

> Edito Edito Edito Edito EditoEdito

• Jean Furtos et El Hadji Mamadou Mbaye

RhizomeLes Cahiers de

Un premier cahier de Rhizome, en Janvier 2012 (n°43), présentait la mondialisation en tant que déterminant social de santé mentale. Rappelons les premières lignes de l’édito : « Chaque époque est soumise à de puissants processus qui influencent la manière dont les gens vivent en société. Notre époque est marquée par les effets psychosociaux de la mondialisation néolibérale, et ce dans les cinq continents. Elle produit une précarité qui se caractérise par une incertitude sur le lien social, d’abord constatée sur les pauvres et les plus malades, mais non moins présente au cœur de nos sociétés ».

Ce présent numéro est orienté vers les actions de terrain ; mais l’énormité du sujet oblige à une modestie de fourmi (un travail minutieux et répété), en même temps qu’à l’ambition d’une vision nécessairement systémique et globale. Il sera autant question de la transférabilité des modèles et des pratiques que du désir légitime d’influer sur le monde dans lequel nous vivons.

Le premier texte est signé par Luciano Carrino, psychiatre et expert en coopération internationale : son expérience lui permet de tenir ensemble la violence aliénante faite aux malades mentaux (il fut un élève de Basaglia), et la violence faite aux populations pour lesquelles on parle de politique de développement « en Afrique, en Amérique latine, en méditerranée et ailleurs ». Dans les deux cas, le non respect des droits humains fondamentaux présente des analogies marquées entre une approche individuelle et les aspects communautaires et politiques ; postulant ainsi qu’il y aurait une dynamique de lutte contre l’exclusion qui reposerait sur une similitude entre l’aliénation individuelle et l’aliénation collective. C’est précisément l’une des modalités de la clinique psychosociale décrite ces dernières années, une sorte d’indifférenciation entre le psychique et le social, ou plutôt une forme d’équivalence intriquée. Lors d’un récent voyage à Mayotte, l’un de nous a été passionné d’apprendre qu’en Mahorais on utilise le même mot, ouss(i)jkin(i), pour dire pauvre (selon les contextes : qui n’a pas d’argent pour ses enfants, pour s’habiller, pour se loger), et pour dire triste (qui pleure).Il y a de fait dans de nombreuses langues dites traditionnelles l’intuition précise du psychosocial, que nous pensions avoir dépassé dans notre société par une spécificité du fait psychique, de ses manifestations et de ses lois. L’introduction du cerveau ne change rien à l’affaire puisqu’on peut aussi parler de « cerveau social ». Nous reprendrons plus loin ce point important. Voici la manière dont ce cahier se déploie : la mondialisation est définie par l’hypermobilité des flux de toutes natures, notamment des flux de pensées et des catégories de l’action qui traversent la santé mentale.Ainsi : les thérapies communautaires intégratives créées et présentées par Adalberto Barreto, se présentent comme un retour à visée thérapeutique aux groupalités naturelles, dans les favelas et dans d’autres lieux où l’on vit, pour parler des problèmes concrets de santé mentale. 30 000 personnes ont déjà été formées au Brésil à cette méthode, mais aussi en Europe, en Afrique, en Amérique Latine. Dans ce cas, le travail en groupe est le traitement de l’exclusion

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hors du groupe, tandis que les solutions ne viennent pas nécessairement des professionnels même s’ils ont un rôle propre.Ainsi : les catégories du housing first (chez soi d’abord), pour les sans abris malades mentaux, nous viennent d’Amérique du Nord, avec la notion de rétablissement. Christian Laval déplie et oppose point par point les deux logiques d’accès à un logement : chez nous, comme une reconquête difficile sur la pathologie et la désocialisation, avec un accès au logement sous condition, qui s’oppose à un accès au logement sans condition mais avec accompagnement, et avec la notion que c’est le problème qui fait la communauté. Cette opposition, pour dualiste qu’elle soit, pose un problème intéressant, elle questionne l’adaptabilité, la mutabilité des modèles, leur métissage, aussi. Le chemin géographique inverse est suivi par le mouvement international citoyenneté et santé mentale, issu de France en direction de l’Amérique du Nord, à partir de l’expérience de Marie-Noëlle Besançon, Jean-Luc Roetlandt et d’autres qui ont d’abord crée le mouvement de psychiatrie citoyenne. A l’instar de housing first, ce mouvement part aussi des conditions concrètes de vie, de logement et de soin, à la manière psychosociale mais avec des prémices différents : accès à un logement autonome dans le premier cas, accès à un logement communautaire dans le second cas. Avec l’ambition de constituer une nouvelle révolution psychiatrique.

Si les effets psychosociaux de la mondialisation et les actions entreprises sont liées, encore faut-il que l’action ne soit pas pervertie et n’en rajoute pas à ce qui empêche de vivre. En ce qui concerne le suicide des paysans indiens (dans les Etats du sud, en particulier au Kerala), les déterminismes économiques sont à l’évidence au premier plan de manière quasi expérimentale. Krishnan Gireesh explique comment une approche purement médicale (diagnostic de dépression et antidépresseurs en guise de prévention) reste résolument inutile, inopérante, voire contre-productive ; par contre, pour des paysans surendettés en raison des normes de la mondialisation, la question de comment transformer des dettes à court terme en dettes à moyen terme, avec un soutien du politique régional et d’associations s’avère de loin plus efficace ; sauf que les règles d’airain de la mondialisation continuent de s’exercer. En cette matière il n’y a au demeurant rien d’exotique, et l’on connait la dite « souffrance au travail » décrite chez Télécom et ailleurs, avec des suicides qualifiés de « risques psychosociaux ».Dans le contexte du rapport des pays du Nord et du Sud, l’action des ONG est à analyser sans concession et avec bienveillance, en discriminant les effets bénéfiques qui renforcent la santé communautaire sans affaiblir les Etats et sans déboucher sur la « charity business ». Les textes de Guillaume Pégon, Myrvin Marcellin et Kamel Mohanna explorent ces problèmes cruciaux. Si le premier cahier de Rhizome avait déjà considéré les flux migratoires dans la mondialisation, on trouvera développés certains aspects sur la prise en compte de la santé des demandeurs d’asiles décrits dans le texte de SAMDARRA, qui insiste sur l’importance de repenser les logiques habituelles de prise en charge.

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| La mondialisation, pour une écologie du lien socialRhizomeLes Cahiers de

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El Hadji Mamadou Mbaye, pour sa part, décrit une notion inhabituellement posée en ces termes, celle des réfugiés pour raison thérapeutique en France. On sort d’une logique des droits de l’homme et de l’accueil, ou plutôt ces droits ne s’exercent que sous condition d’une sanitarisation médicalement argumentée, comme souvent d’ailleurs pour les demandeurs d’asiles. Ce n’est pas la vie bonne qui compte mais la mort évitable ; les droits de l’homme, à travers le filtre de la sanitarisation, deviennent la manière contemporaine de toucher la conscience occidentale et de mettre en jeu une compassion active. Le texte de Jean-Dominique Leccia sur l’itinérance d’une danseuse dénudée et malade, beau texte clinique, développe l’analogie entre l’errance et les paradigmes de la mondialisation.Quant aux solutions à visée globale, elles sont examinées par Jean-Louis Laville qui décrit la nécessité, les difficultés et les développements internationaux actuels de l’économie solidaire : cet antidote du néo-libéralisme, pour nécessaire qu’il soit, doit en même temps se défier du « social business ». Enfin les signataires de la Déclaration de Lyon d’Octobre 2011, publiée dans l’Asian Journal of Psychiatry (tout un symbole…), s’expriment en qualité d’experts pluridisciplinaires en santé mentale en même temps que citoyens du monde et appellent à une prise de conscience des effets psychosociaux de la mondialisation et des principes et conséquences qui en découlent. Pour que ce texte ne reste pas lettre morte, il faut que le politique et la société civile internationale s’en emparent pour promouvoir une écologie du lien social dont la pollution est aussi néfaste que celle des rivières, des mers et de l’air, tout au moins si nous voulons continuer de vivre en société.

En guise de conclusion, repartons du mot mahorais unique qui désigne pauvreté et tristesse. Ayant travaillé quelques mois à Dakar en 1974, dans l’équipe d’Henri Collomb, l’un de nous a participé avec René Collignon à la recherche constatant la quasi impossibilité d’authentifier les dépressions qui ne pouvaient être parlées, car, en plus, elles coupaient du groupe social, ce qui était tabou. Aujourd’hui à Dakar et partout les dépressions fleurissent, et les prescriptions d’antidépresseurs également : cela est permis et favorisé par l’individualisme porté du libéralisme mondialisé. Dans le même temps, peut-être, nous nous apercevrons que l’équivalence psychosociale dont certaines langues non occidentales ont le secret portent un poids de vérité que nous avions oublié. Si la spécificité du psychique reste une trouvaille précieuse de la modernité, l’équivalence du psychique et du social, par les bouleversements de la mondialisation, nous revient en plein visage.

Les effets induits ne sont pas un destin écrit d’avance, mais un défi à relever. Ils ne sont pas nécessairement psychotiques.

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Les cahiers de Rhizome : La mondialisation, pour une écologie du lien social

Développement Humain et Santé MentaleLe grand défi pédagogique

En psychiatrie, je voulais m’occuper des psychoses. En coopération, je voulais

m’occuper de la pauvreté. Mais, dans les deux cas, j’ai été amené à m’occuper d’abord du respect des droits humains fondamentaux comme porte d’entrée pour exercer correctement mon travail. En psychiatrie, il a fallu d’abord combattre le non-respect des droits des patients internés dans les hôpitaux psychiatriques. En coopération, il a fallu d’abord combattre le non-respect des droits des populations pauvres à avoir accès aux informations et aux moyens pour sortir de leurs conditions. Ainsi j’ai participé, comme beaucoup, à une étape de ce grand changement culturel qui cherche à mettre de plus en plus au centre de l’attention de toutes les professions les dynamiques de l’exclusion sociale. Ces dynamiques, qui avaient été reconnues il y a plus de cinquante ans par le petit groupe de professionnels qui commencèrent à travailler au dépassement des asiles, sont actuellement considérées, après les grands sommets des Nations Unies des vingt dernières années, comme la clé pour mieux comprendre, le mal fonctionnement des sociétés. Dans les conclusions des sommets de l’ONU, en effet, la communauté internationale est tombée d’accord pour indiquer les dynamiques d’exclusion comme les responsables de la pauvreté, du

chômage, des conflits sociaux et de l’instabilité produits par les processus de développement tels qu’ils se déroulent à présent. Elles sont considérées aussi responsables, par l’excès de compétitivité et d’avidité qui les anime, du pillage et de la contamination des ressources naturelles indispensables à la vie. Les mêmes sentiments qui avaient poussé les psychiatres à humaniser leur profession, poussent aujourd’hui un nombre croissant d’acteurs de tous les pays et de toutes les classes sociales à demander d’humaniser les processus de développement. C’est la pression croissante de ces acteurs qui a poussé les gouvernements de tous les pays à agréer la plateforme ONU du Millénaire, selon laquelle la lutte contre l’exclusion politique, économique et sociale est le moyen incontournable pour aller vers des sociétés saines et un développement « humain ». Cet adjectif corrige radicalement l’idée traditionnelle qui voit le développement comme le résultat automatique de la croissance économique. Il souligne que la croissance n’est pas suffisante et qu’elle est obtenue actuellement par des moyens peu humains, qui causent d’immenses souffrances et qui mettent en danger le futur de l’espèce. Il suggère, au contraire, qu’il faut centrer les processus de développement sur les besoins et la créativité

•Luciano Carrino*Psychiatre et expert de coopération internationale( Genève) Ce congrès des cinq continents a le grand mérite de nous pousser à discuter du

rapport entre la santé mentale et le fonctionnement des sociétés humaines. Ma contribution se base sur mon expérience de vingt ans en psychiatrie, puis ensuite de vingt autres années, dans la coopération au développement en Afrique, en Amérique Latine, en Méditerranée et ailleurs.

* Président de la KIP International School, point d’arrivée des expériences de coopération au développement humain réalisées depuis 1989 par différentes Agences des Nations Unies: UNHCR, FAO, IFAD, OMS, PAHO, OIT, PNUD, UNOPS. Il est vice-président du Groupe Pauvreté (POVNET) de l’OCDE/CAD pour 2011/12 et coordonnateur pour le thème de l’innovation des lignes directrices de l’OCDE/CAD sur le développement vert et la réduction de la pauvreté. Il a été responsable technique des programmes mul-tilatéraux de développement humain soutenus par le Ministère Italien des Affaires Etrangères, réalisés, au cours des vingt dernières années, par les Agences des Nations Unies dans divers pays: Albanie, Angola, Argentine, Bosnie, Bolivie, Colombie, Cuba, République dominicaine, El Salvador, le Guatemala, le Gabon, le Honduras, le Maroc, le Mozambique, le Nicaragua, la Serbie, l’Afrique du Sud et la Tunisie. Il a été l’initiateur de la coopération décentralisée entre Collectivités Locales dans le domaine multilaté-ral. Il a été consultant de l’OMS pour les situations d’urgence, de l’Union européenne pour les programmes de lutte contre la pauvreté, du Parlement européen et du PNUD pour la prévention et gestion des conflits. Il est l’auteur du Manuel de l’OMS « Le personnel local de santé et la communauté face aux catastrophes naturelles », du volume « Pauvreté et Coordination des Services » publié par la Commission européenne et de nombreux ouvrages sur le développement et la coopération internationale, y compris le récent « Perles et Pirates: critique de la coopération au développement et nouveau multilatéralisme » publié en italien et espagnol. Il est l’auteur de séries éducatives et documentaires pour la télévision. Dans la première partie de sa carrière en tant que psychiatre, il a été l’une des figures de premier plan dans les mouvements qui ont mené, en Italie et successivement dans d’autres pays, aux lois d’abolition des hôpitaux psychiatriques. www.kip-un.org

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| Développement Humain et Santé Mentale. Le grand défi pédagogique

des gens, sur l’égalité des opportunités, sur des relations pacifiques et sur le respect de l’environnement. Mais cette sensibilité diffuse contre l’exclusion et pour les droits, bien que formellement affichée par tous, ne s’est pas encore traduite sous des formes d’actions cohérentes des gouvernements. Comme il arrive souvent, le savoir-faire et l’intuition des populations précèdent de beaucoup les changements structurels des sociétés. Il est certain que le désir de participation des gens ne trouve pas encore de réponses adéquates chez les gouvernements, les partis politiques et ceux qui sont au sommet de la pyramide sociale dans tous les pays. Au contraire, même lorsque les dirigeants se déclarent « progressistes », même si les schémas des démocraties parlementaires libérales sont en place, prévalent encore solidement les mécanismes qui, depuis toujours, produisent et garantissent des stratifications injustes. Ce sont, bien entendu, les mécanismes qui favorisent la concentration de pouvoir et ressources dans les mains d’une minorité d’individus et de groupes qui, en conflit entre eux, marginalisent et excluent la grande majorité des gens. En tenant compte de la lenteur des « temps historiques », je pense que nous assistons aux premiers pas d’un changement culturel radical qui a ses racines profondes dans l’affirmation du principe révolutionnaire de l’égalité des droits fondamentaux de tous les êtres humains. L’affirmation de ce principe, après plus de dix mille ans d’histoire des sociétés fondées sur le pouvoir absolu des groupes dirigeants, a servi à mettre en question les sociétés aristocratiques du passé mais n’a pas encore exprimé ses immenses potentialités de changement. Il a produit, pour l’instant, des sociétés contradictoires qui déclarent aller vers l’égalité des droits, mais qui continuent à être caractérisées par des dynamiques d’exclusion évidentes. L’aspiration vers des sociétés justes et démocratiques ne s’est pas encore dotée d’instruments conceptuels et opérationnels cohérents. Elle reste une aspiration qui survit,

s’étend et se renforce, mais dans le contexte d’une mondialisation encore dominée par la pesanteur des idées, des savoirs, des types de sentiments et des schémas d’action produits par les cultures des sociétés stratifiées qui dominent encore partout. Certes, beaucoup de signes nous indiquent que cette aspiration peut nous conduire vers une meilleure qualité de la vie et aussi vers des sciences et des professions plus efficaces. Mais rien ne garantit qu’un jour cette aspiration pourra être satisfaite.

C’est là que l’apport de nos expériences et nos réflexions peut être utile. L’histoire des civilisations est marquée par la capacité extraordinaire du cerveau humain de produire, d’organiser des représentations psychiques et de les utiliser pour programmer l’action de l’individu vers la satisfaction de ses besoins. Une action qui doit être intelligente, car elle doit chercher des moyens pour atteindre les satisfactions au milieu des innombrables risques et dangers contenus dans l’environnement naturel et social. En psychiatrie, on appelle « Moi » cette fonction essentielle de l’appareil psychique. En philoso-phie, on appelle subjectivité ce mélange unique d’affectivité et de rationalité qui caractérise l’individu humain. Il n’y aurait pas de sociétés humaines complexes, ni de cultures, ni de ci-vilisations, sans cette capacité de l’individu d’organiser et de faire bien fonctionner son appareil psychique en gérant ses sentiments, c’est-à-dire les forces qui l’animent, pour satis-faire ses besoins. Comment ne pas voir qu’il y a une relation d’interdépendance entre les corps, les subjectivités, les sociétés et l’environnement ? La subjectivité se construit à partir du corps et du cerveau, mais se structure progressivement chez tout enfant en utilisant de façon unique et personnelle les ingrédients offerts par la famille, la culture et la société. Elle s’organise en cherchant à interagir avantageusement avec l’environnement naturel et social qui en résulte. Ainsi, le Moi et la subjectivité de chacun sont uniques, mais les ingrédients pour construire

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Les cahiers de Rhizome : La mondialisation, pour une écologie du lien social

cette unicité sont offerts en grande partie par les sociétés à travers la famille, l’école, les règles, les idées courantes, les croyances, les savoirs et tout ce qui constitue leurs cultures.C’est une banalité, mais il convient de la rappeler, car cette interdépendance indique un domaine de recherche qui est encore à ses débuts et qui est en grande partie paralysé par les approches « scientifiques » séparés qui prévalent dans les différentes disciplines sectorielles : économie, neurosciences, philosophie, psychologie, anthro-pologie etc. En souhaitant que cette recherche avance finalement, je vous ferai part de certaines réflexions qui viennent de mes expériences en psychiatrie et dans le développement.

Ethique, politique et techniqueLa première réflexion concerne le rapport entre éthique, politique et technique.En psychiatrie, il n’y a pas de doute que la force qui a animé notre travail de dépassement des asiles psychiatriques, en Italie et ailleurs, a été l’indignation éthique contre les conditions de vie déshumanisées imposées aux patients internés et, plus tard, l’indignation contre les dynamiques d’exclusion des patients dans la société. Cela nous a valu l’attaque des psychiatres traditionnels qui nous accusaient de ne pas faire de la psychiatrie mais de la politique, et de ne pas tenir compte de la « maladie mentale », bref d’être de mauvais professionnels. Mais voilà un phénomène extraordinaire qui s’est passé partout, quelle que soit notre formation professionnelle et quelles que soient nos sympathies pour tel ou tel autre courant de la psychiatrie : l’attention éthique aux droits humains des patients a produit partout des résultats impressionnants d’amélioration de leur santé mentale ; ces mêmes patients que la psychiatrie traditionnelle avait considéré comme « irréversibles », définitivement condamnés par la maladie à la perte de l’autosuffisance. Il a suffi de s’en occuper de manière humanisée, en cherchant à respecter la dignité de la personne, pour obtenir de manière diffuse et évidente, qu’ils récupèrent beaucoup de leurs capacités de relation et de pourvoir à leurs besoins. Une grande expérience professionnelle de réhabilitation a été obtenue en transgressant les règles de la psychiatrie « scientifique » de l’époque et en utilisant les instruments créatifs

suggérés par la sensibilité contre l’exclusion.Dans le développement il s’est passé un processus analogue. Face à la prévalence des projets charitables et paternalistes envers les pauvres, considérés comme incapables de sortir de leur condition, il a suffi de mettre en place des approches qui reconnaissaient et encourageaient leur rôle actif, pour démontrer que même les plus pauvres pouvaient remonter la pente. Certes, il a fallu mettre à leur disposition les informations et les moyens auxquels ils n’avaient pas eu accès précisément à cause des dynamiques d’exclusion au sein de leur société. Et pour ce faire, il a fallu combattre non seulement les stéréotypes idéologiques des professionnels de l’aide, mais aussi leurs instruments concrets d’assistance qui finissent par perpétuer la dépendance et la passivité des assistés. Il a fallu, en somme, donner la possibilité aux pauvres de créer leurs propres instruments (comme ont été les agences de développement économique local - ADEL - et tant d’autres) pour remplacer les vieux instruments qui ne reconnaissaient pas leur dignité. Là aussi, la sensibilité pour le droit au développement et le rejet des mécanismes de l’exclusion a produit des résultats qu’aucun économiste professionnel ne pouvait espérer. Du coup, la pauvreté qui est souvent considérée comme inévitable et liée aux différences naturelles de capacités humaines, a pu montrer son vrai visage de résultat du mauvais fonctionnement de la société qui exclut et qui empêche beaucoup de gens d’exprimer leurs potentialités naturelles et culturelles.

Dans les deux cas, il a été nécessaire de travailler pour que les individus dont on s’occupait, appelés malades mentaux ou pauvres, disposent d’abord des ingrédients fondamentaux pour construire leur subjectivité et devenir capables de pourvoir à leurs besoins ; ingrédients biologiques, matériels et culturels sans lesquels il est impossible d’atteindre l’autonomie relative qui caractérise un Moi qui puisse bien fonctionner.

Ainsi, on a pu reconnaître une sorte de seuil au-dessous duquel on ne peut pas encore parler de santé mentale ou de subjectivité pleine. Ce seuil n’est pas atteint ou bien pour des carences et des troubles biologiques, par exemple lorsque la per-sonne ne peut pas s’alimenter correctement ou

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| Développement Humain et Santé Mentale. Le grand défi pédagogique

est intoxiquée, ou bien lorsque l’environnement social ne fournit pas les moyens matériels et culturels pour les atteindre. Cela ne veut pas dire du tout que l’esprit fonctionnerait automatique-ment si on lui donnait les moyens nécessaires. Cela veut simplement dire qu’un grand nombre de privations matérielles et culturelles, dont l’organisation sociale est responsable, entravent certainement le parcours de tout individu vers la construction de sa subjectivité et la rendent faible, fragile, vulnérable.Le concept de santé mentale de base, qui a commencé à être utilisé il y a trente ans à propos des populations victimes de guerres, catastrophes, tortures et agressions, exprime bien la nécessité pour tout professionnel de tenir compte, comme nous l’avons fait pour les patients internés dans les asiles, des conditions de vie des personnes dont ils s’occupent et de leur accès aux droits et aux moyens matériels et culturels pour pouvoir être capables de pourvoir à leurs besoins. L’idée de santé mentale ou subjectivité de base anticipe celle de capacité effective (capability) proposée par Amartya Sen qui, en parlant de développement humain, met l’accent sur les conditions sociales qui doivent rendre possible l’exercice effectif des potentialités créatives de l’individu. Les deux approches, malgré leurs différences, arrivent à la même conclusion : on ne peut pas dissocier l’individu de son environnement naturel, politique et social et on ne peut pas avoir un développement humain, ni des Moi qui fonctionnent bien, si les conditions de cet environnement ne le permettent pas ou l’entravent lourdement. Voilà donc un premier champ de réflexion à approfondir : pourquoi et comment l’action professionnelle guidée par la sensibilité éthique et politique envers les droits humains et la dignité de la personne peut obtenir des résultats techniques bien meilleurs que ceux des professionnalités courantes ? Pourquoi et comment l’approche professionnelle peut-elle devenir plus rigoureuse et plus efficace en introduisant des variables subjectives que les professions traditionnelles cherchent à exclure sous prétexte de « scientificité » ? Comment tenir compte, dans l’exercice de la psychiatrie et des autres professions, de la dimension unique de

toute subjectivité et de sa dépendance structurelle par rapport à l’environnement naturel, social et culturel ?

Le champ d’action des professionsLa deuxième réflexion concerne le rapport entre compétence professionnelle et efficacité de l’action.En psychiatrie, ceux qui ont travaillé d’abord au dépassement des asiles et puis dans les services territoriaux, ont tous dû constater que, pour aider de manière efficace les patients, il ne suffisait pas de s’occuper de leur psychisme par des colloques, il était souvent indispensable de s’occuper aussi des autres aspects essentiels de leur vie : l’habitation, le travail, les rapports de quartier etc. Le psychiatre, pour être un bon professionnel, devait donc dépasser l’idée d’être un spécialiste exclusif de la réalité intrapsychique et reconnaître que celle-ci ne peut pas être comprise ni traitée sans prendre en considération aussi les conditions matérielles et culturelles de l’environnement des patients. S’il est vrai que les psychiatres doivent s’occuper des fonctions symboliques, il n’y a pas de raison pour qu’ils se limitent à prendre en compte la valeur symbolique des mots et oublient celle des actions et des conditions de vie. Comment laisser de coté la valeur symbolique que peut avoir pour un patient son travail ou la reconnaissance sociale des ses capacités ?

Mais ceux d’entre nous qui ont élargi le champ des symboles dont il faut tenir compte, ont été accusés par les psychiatres traditionnels de renoncer à leur spécificité, de devenir une sorte d’assistants sociaux, ou même d’être victimes d’une sorte de confuse mégalomanie. Cependant, nous avons simplement cherché à être plus efficaces dans notre travail. Nous ne sommes pas devenus des experts bons à tout faire. Mais nous sommes devenus capables de voir ce qui manquait à notre travail pour le rendre efficace et nous avons appris à mieux travailler en groupe et à mobiliser les autres professionnels ou structures qui étaient indispensables pour atteindre nos buts professionnels. Ce faisant, nous avons rompu les barrières artificielles qui entourent la psychiatrie et nous avons appris à dialoguer avec tous ceux qui peuvent se révéler complémentaires à notre action. Notre travail est devenu beaucoup plus complexe, et nous

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Les cahiers de Rhizome : La mondialisation, pour une écologie du lien social

bénéficiaires etc.Cependant, depuis longtemps une solution efficace à ce problème a été trouvée. Et cela n’a même pas été trop difficile, pour ceux qui voulaient la chercher. Il a suffi de passer de l’approche sectorielle à l’approche territoriale du développement. C’est-à-dire programmer et réaliser les actions de façon transdisciplinaire et intersectorielle au niveau de territoires bien définis, où il est possible d’assurer, dans toutes les phases du développement, le dialogue entre institutions, services, structures, professions et acteurs sociaux. C’est ce dialogue entre personnes ayant des rôles différents, mais également intéressées à la qualité de la vie dans le territoire qu’elles habitent, qui rend possible l’efficacité et l’ajustement des solutions et facilite le dépassement du spécialisme fragmentaire. L’approche territoriale fonctionne d’autant mieux qu’elle est capable de stimuler la participation active de tous les acteurs locaux (même les plus en difficulté, comme les patients) et de faire travailler de manière complémentaire les différentes structures et professions nécessaires pour résoudre des problèmes complexes. Mais le passage à l’approche territoriale du développement comporte une révolution politique et culturelle, car il s’agit de reconnaître le rôle fondamental des populations locales qui, jusqu’à présent, ont été totalement marginalisées dans les processus de développement, qui demeurent centralisés et basés sur les grandes concentrations industrielles et financières. Il s’agit de démocratiser ces processus, en les ouvrant à l’apport actif des gens qui vivent sur les territoires qui correspondent aux découpages politico-administratifs des états et qui, pour autant, disposent d’un gouvernement local qui les représente dans le dialogue et les négociations avec les instances centrales et internationales. Un grand nombre d’expériences, depuis le début des années 90, démontre qu’il est plus facile de combattre de manière efficace la pauvreté, la violence et les autres grands problèmes du développement si on met en marche des processus de négociation démocratique transdisciplinaires au niveau territorial.

En psychiatrie comme dans la coopération, il a été nécessaire, pour rendre l’action plus

avons dû renoncer au confort des psychiatres assis dans leur fauteuil, mais il est devenu aussi beaucoup plus efficace et intéressant. Dans le développement, il faut combattre des schématismes analogues à ceux qui affectent la psychiatrie. Car là aussi, prévaut la mentalité des spécialismes séparés. Le développement, en effet, est considéré comme le résultat automatique de la somme de milliers de projets sectoriels autonomes et séparés. Comme s’il y avait une main invisible capable de les ordonner ! Cette idée est liée à la croyance en une prétendue rationalité naturelle des marchés et surtout à la priorité absolue donnée à la croissance économique obtenue avec n’importe quel moyen. Le Produit Interieur Brut, sur lequel insistent tous les journaux télévisés, exprime clairement l’idée que tout ce qui est vendu et acheté sur le marché est bon pour la croissance/développement, même s’il contamine la nature, intoxique les consommateurs ou pousse à l’endettement irresponsable. Peu importe si cet indicateur fait croire que le développement se mesure « scientifiquement » en excluant tout ce qui n’est pas payé en argent, comme le travail des femmes à la maison, les dons, les actions de solidarité et tout ce qui rend la vie plus humaine. L’important c’est augmenter toujours le volume des projets économiques et des échanges d’argent.Malheureusement, la somme de milliers de projets sectoriels autonomes, bons et mauvais, ne fait pas une stratégie cohérente pour combattre la pauvreté et résoudre les autres problèmes complexes du développement. Même les donateurs et les acteurs de la coopération s’en sont aperçus et, depuis la Déclaration de Paris de mars 2005, cherchent des moyens pour dépasser la fragmentation dispersive actuelle et pour rendre plus efficace l’utilisation des ressources de l’aide. Dommage que les solutions proposées ne touchent pas aux facteurs de l’inefficacité, c’est-à-dire la séparation rigide des projets et des actions sectorielles spécialisées. Elles se limitent à multiplier les réunions de coordination, ne se rendant pas compte qu’il est impossible de bien coordonner les actions une fois qu’on a séparé les projets par secteurs, compétences, procédures de financement, modalités d’exécution, responsables techniques,

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constater qu’ils étaient apeurés, méfiants, confus, mal nourris, mais encore capables de s’opposer à l’action violente de l’armée et des escadrons de la mort. Bien sûr, on pouvait noter facilement que leur capacité mentale de faire face à leurs besoins avait été affaiblie par les privations et les souffrances imposées par la guerre. Et on savait que cette capacité suppose une subjectivité, une identité personnelle bien organisée. Mais on ne pouvait pas soupçonner que l’attaque à leur identité avait été scientifiquement programmée par l’armée, comme composante essentielle de la guerre. C’est ce que m’apprit la lecture d’un manuel rédigé par les conseillers psychologues américains de l’armée guatémaltèque pour aider à mieux combattre les « populations en résistance », c’est-à-dire les familles des Mayas qui avaient pris le maquis. Le manuel expliquait qu’il était essentiel d’affaiblir leur résistance en agissant sur leur identité personnelle. Il fallait, en particulier remplacer les composantes traditionnelles de l’identité par des composantes plus favorables à la culture des groupes au pouvoir, descendants des colonisateurs espagnols. Pour ce faire, le manuel suggérait d’obliger les Mayas à quitter leurs habitations traditionnelles, leurs étuves rituelles, leurs vêtements colorés, leur langue, leurs habitudes alimentaires, leurs croyances et beaucoup d’autres signes de leur appartenance culturelle. En même temps, il fallait les obliger à vivre dans des camps de baraques construits par l’armée, à s’habiller et se nourrir à l’occidentale, à parler en espagnol, à se convertir à la religion catholique ou protestante et ainsi de suite.

Un chapitre était réservé aux actions « éducatives », telles que l’obligation de faire partie des patrouilles « d’auto-défense civile », qui étaient censées s’opposer à la guérilla des Mayas, c’est-à-dire de leurs parents au maquis, ou l’obligation d’assister à des séances de propagande occidentale. Certainement il devait y avoir des chapitres réservés aux « moyens pour recueillir les informations » comme plus tard dans les manuels utilisés par l’armée des Etats-Unis en Afghanistan, mais ils n’étaient pas dans la copie que j’ai pu consulter. Ce manuel était certainement moins raffiné que ceux qui sont produits actuellement, mais il avait certainement le don de la clarté.

efficace, de rompre le mythe du spécialisme autoréférentiel et de rendre possible le dialogue des professions au niveau du territoire. Face aux lieux communs des approches sectorielles basées sur la séparation des responsabilités et l’addition d’un grand nombre de structures spécialisées, chacune avec sa propre logique, il a été possible de démontrer l’efficacité de l’approche territoriale, transdisciplinaire et participative, qui reconnaît l’interdépendance entre tous les acteurs sociaux et qui est capable de les mobiliser, sans exclusion, pour vivre mieux. Voilà donc un deuxième champ de réflexion et de recherche : pourquoi et comment des professions qui acceptent de remettre en question leur autonomie, leurs bases scientifiques et leur séparation peuvent devenir plus efficaces ?

Psychisme, identité, sociétéLa troisième réflexion con-cerne le rapport entre le fonctionnement de notre appareil psychique et celui de nos sociétés.Cette réflexion se base sur

l’observation qu’il y a une analogie entre les deux fonctionnements et qu’ils s’influencent réciproquement. On peut agir sur l’un pour changer l’autre et vice-versa. Ou mieux, on peut agir sur les deux simultanément pour renforcer un changement souhaité. Dans la réalité, on rencontre toujours les résultats de cette influence réciproque, soit chez les individus, soit dans le fonctionnement des sociétés. Il est nécessaire alors de mieux comprendre comment ces résultats sont obtenus, comme prémisse pour essayer de changer les choses. Si ce qui nous intéresse est l’exclusion, nous devons mieux connaître les dynamiques culturelles qui la produisent et la maintiennent afin de mieux pouvoir aider les patients, les pauvres et, plus en général, les individus à ne pas en être totalement victimes et à pouvoir exprimer mieux leurs potentialités créatives.

En travaillant dans le cadre de la coopération, j’ai rencontré souvent des populations victimes de la guerre. Entre autres, les Mayas du Guatemala à la fin des années 80. Il n’était pas difficile de

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façon d’agir suivant les situations et surtout suivant les rôles sociaux qu’il faut assumer tout au long de la journée et de la vie : enfant, écolier, habitant d’un quartier, membre d’un groupe d’amis, professionnel, parent, militant politique, croyant, soldat etc. Nous dépensons une grande énergie psychique pour tenir ensemble ces différentes composantes de l’identité personnelle, d’autant plus qu’elles sont souvent en contradiction entre elles. Ainsi, l’identité est beaucoup moins stable et solide qu’on l’imagine habituellement. Elle doit conti-nuellement travailler, s’adapter, démontrer son utilité pour assurer notre bien. Elle est exposée tout le temps à la pression de notre entourage. Si elle est trop rigide, elle nous met en danger parce qu’elle nous empêche de nous adapter. Si elle est trop flexible, elle nous met aussi en danger car elle ne sait pas bien reconnaître ce qui est dans notre intérêt. Elle doit trouver sa voie et une configuration relativement stable au milieu de périls, pressions, manipulations et illusions de tout genre.

Depuis le début, dans les sociétés complexes stratifiées, les groupes dirigeants ont su utiliser l’instabilité, la flexibilité et la fragilité des identités personnelles. Ils ont appris à les influencer de manière à orienter les comportements et à rendre acceptables les frustrations imposées par l’organisation sociale, en échange d’une promesse de meilleures chances de survie, de satisfaction et de sécurité. Ils ont su introduire, dans les identités personnelles des gens qu’ils marginalisaient, des schémas préconstitués pour guider leurs idées et leurs actions à tout moment de leur vie. Ils l’ont fait étant probablement convaincus que c’était pour leur bien ou, mieux, que leur bien dépendait d’abord du bien des dirigeants et de pouvoir les guider dans un monde plein de dangers mortels. C’est dans ces schémas culturels qu’il faut chercher les clés de la soumission et l’explication de la facilité avec laquelle un petit nombre de personnes a toujours réussi à dominer la majorité des gens. Et c’est dans l’espace de créativité qui, malgré tout, reste possible, qu’il faut chercher les portes de sortie de la soumission.

Les mécanismes mentaux de la soumission, peu et mal étudiés jusqu’à présent, ont fonctionné

En réalité, il se passait au Guatemala un processus de manipulation et de conditionnement des identités personnelles que j’avais déjà connu et combattu dans les asiles. L’armée, comme l’hôpital psychiatrique, avait besoin de contrôler les comportements des personnes dont elle s’occupait et le faisait en agissant soit avec la force, soit en cherchant à leur faire assumer les idées et les schémas de comportement qui lui convenait. La force n’était pas suffisante. Il était aussi nécessaire que les personnes contrôlées pensent et sentent en fonction des buts de leurs contrôleurs et en assument les mêmes points de référence culturels. Il était nécessaire, en somme, de changer les identités personnelles des Mayas pour les transformer en instruments efficaces de leur propre soumission. Mais cette constatation, facile dans le cas de l’armée, des asiles et des autres institutions totalitaires, ouvre la porte à d’autres considérations. Car l’orientation des subjectivités on la retrouve un peu partout : dans la publicité commerciale, dans la propagande politique, électorale, religieuse, etc. Et que dire de l’enseignement dans les écoles, les universités, les centres de formation professionnelle ? Et, à bien voir, la construction de l’identité personnelle des enfants n’est pas le but fondamental des processus éducatifs de la famille ? Dans le flux continu des éléments qui constituent la réalité (la physique quantique les appelle particules et forces), l’identité indique la configuration relativement stable de ces éléments. La notion d’identité s’applique aussi aux éléments qui constituent notre réalité mentale, c’est à dire les sensations, perceptions, représentations, émotions et sentiments. L’identité personnelle, symbolisée par le nom de la personne et rattachée à son corps, peut être considérée comme la configuration relativement stable de l’appareil psychique. Elle sert fondamentalement à se libérer, de manière efficace et aussi sûre que possible, des sentiments agaçants, pénibles ou angoissants qu’on appelle besoins et à rechercher les sentiments agréables qu’on appelle satisfactions. Notre identité unique se base toujours sur la combinaison d’une multiplicité d’identités partielles, celles justement qui servent à agir dans les diverses circonstances de la vie. Nous devons changer notre mode de penser et notre

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sont pas dans notre intérêt et que nous avons été amenés à assumer sous la pression culturelle et sociale.

Les professionnels qui ont combattu l’asile se souviennent d’avoir été accusés de manquer de vision « scientifique » car ils ne s’occupaient pas de restituer à des appareils psychiques dérangés leur indépendance et autonomie pour que le patient en fasse ce qu’il veut. Mais l’accusation était doublement injuste. D’abord, parce qu’ils combattaient la destruction des subjectivités imposées par la vie asilaire, aidaient à en construire d’autres plus capables de sortir les patients de la situation horrible où ils avaient été mis et obtenaient une amélioration des conditions de vie des patients que la vision « scientifique » de la psychiatrie ne pouvait même pas imaginer. Ensuite, parce qu’ils avaient certainement une vision plus rigoureuse de l’appareil psychique et de sa complexité et interdépendance et ne croyaient pas à une présumée « indépendance » ou « autonomie » absolue de l’esprit, qui n’existe pas mais qui s’inscrit parfaitement dans les modèles de la pensée autoritaire égocentrique de toujours.Le mouvement que Lucien Bonnafé avait voulu appeler « désaliénation », en se référant au dépassement des asiles et de l’approche « aliéniste », avait saisi quelque chose de fondamental que j’exprimerais ainsi: l’asile, avec ses règles et sa vie caricaturale, rend évident ce qui se passe dans la société, où d’autres règles et valeurs conditionnent l’appareil psychique et la subjectivité des gens. Les aliénistes se trompaient parce qu’ils avaient attribué aux patients une aliénation qui, en réalité, était produite en grande partie par l’institution, la société et la psychiatrie elle-même. La désaliénation devait libérer la psychiatrie des aliénistes et les patients de l’aliénation provoquée par l’asile. Nos expériences de dépassement des asiles nous aident à voir, aujourd’hui qu’un vaste processus d’aliénation est en cours partout où les schémas de pensée et d’action suggérés par la culture dominante amènent à des comportements qui ne sont pas dans l’intérêt de l’individu qui les assume, et servent plutôt à satisfaire les besoins des personnes qui ont le pouvoir de les conditionner.

sans contradictions insurmontables pendant plus de dix mille ans et les gens qui occupaient la base de la pyramide sociale ont appris à considérer ceux qui en occupaient le sommet comme indispensables à leur protection et comme expression d’un ordre naturel immuable. Avec la naissance de l’aspiration à l’égalité de droits, il a été possible de remettre en question cet « ordre naturel » et de découvrir la fonction répressive des cultures qui fondent, accompagnent et consolident les dynamiques de l’exclusion. Depuis lors, il est possible de voir la construction des subjectivités comme le résultat d’un conflit permanent entre les schémas très solides de pensée et d’action des cultures autoritaires, qui prévalent encore partout, et les nouveaux schémas incertains, guidés par l’aspiration à vivre dans des sociétés plus justes et démocratiques.

Quoi qu’il en soit, il est certain que les Moi, les subjectivités, les identités personnelles sont le terrain sur lesquels se joue la compétition entre la culture autoritaire et l’aspiration au nouveau, et que cela vaut pour tout le monde, y compris les patients de la psychiatrie. Schématiquement, on peut résumer la situation ainsi : dans les forces culturelles qui animent les processus de construction et d’adaptation continue de notre subjectivité, il y en a qui sont plus dans notre intérêt et d’autres qui le sont moins. Sur la trace de la Plate-forme du Millénaire qui exprime la sensibilité moderne contre l’exclusion, nous pouvons dire que sont plus dans notre intérêt les schémas de pensée et d’action qui nous aident à chercher la satisfaction de nos besoins par des moyens qui ne font pas de mal à notre santé, n’empoisonnent pas nos relations avec les autres, nous font vivre en harmonie avec la nature et nous poussent à construire des sociétés équitables, solidaires et pacifiques. Ne sont pas dans notre intérêt les schémas de pensée et d’action qui prévalent actuellement et qui stimulent autoritarisme et soumission, consommation irrationnelle et pauvreté, avidité et paternalisme, mépris pour la nature et mégalomanie productive.

L’important est de voir qu’au sein de notre subjectivité nous pouvons toujours identifier les idées, les habitudes et les styles de vie qui ne

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passivité, perdant la capacité de s’en sortir et même de vivre. Il faut bien sûr mettre à disposition des gens les moyens matériels sans lesquels ne peut pas repartir le processus de construction de leur subjectivité active, mais il faut le faire en stimulant en même temps leur organisation collective et en faisant passer l’aide matérielle et financière par les projets qui naissaient de leur travail en commun et du dialogue avec nous qui les aidons. On doit mettre à leur disposition des opportunités qui deviennent réelles seulement si eux-mêmes cherchent à les saisir, prennent des décisions, organisent leur vie et leur travail. Eux, ils ont à gagner la reconstruction de leur capacité subjective de pourvoir à leurs besoins et nous, nous avons à gagner une satisfaction professionnelle plus élevée et de nouveaux alliés dans le processus pour changer la qualité générale du développement et de la vie.

Dans les deux cas, en psychiatrie et dans le développement, on peut reconnaître les processus de manipulation des identités personnelles qui affaiblissent et asservissent les gens. Mais dans les deux cas, si on ne se laisse pas bloquer par les idéologies qui influencent l’identité professionnelle, il est toujours possible de combattre ces manipulations et d’ouvrir la route à un parcours de construction ou de reconstruction d’identités plus critiques et créatives qui renforcent en même temps les capacités individuelles de pourvoir à ses besoins et à la cohésion sociale.Voilà des questions qui se posent à toutes les professions : qu’est ce qui rend si difficile de savoir reconnaître les manipulations culturelles qui ne sont pas dans l’intérêt des gens qui les intériorisent et conditionnent nos professions en les rendant moins efficaces sous prétexte de « scientificité » ? Comment mettre en place des méthodes de travail pour corriger les effets des pressions dangereuses et aliénantes et pour aider les individus à construire des identités créatives et bénéfiques pour soi et les autres ? Comment ne pas voir là, le grand défi pédagogique ou, mieux, de renversement de la pédagogie traditionnelle, qu’il y a derrière toute profession, y compris la psychiatrie ? ||

L’aliénation provoquée par l’asile n’est que la forme extrême d’une aliénation de base qui affecte les subjectivités des sociétés pyramidales. Ces sociétés se maintiennent, par la force, le consentement ou la passivité de subjectivités profondément conditionnées, aliénées par les idées et les schémas d’action qui garantissent les stratifications. Ainsi, les subjectivités sont détournées par les dynamiques de l’exclusion et travaillent souvent contre l’intérêt des gens auxquelles elles appartiennent. Elles finissent, alors, par être des instruments de la marginalisation et de la mise en danger des personnes qu’elles avaient la fonction naturelle de protéger.

En travaillant avec des populations victimes de guerres, on rencontre des subjectivités évidemment influencées par des suggestions culturel-les qui les obligent à déléguer à d’autres leur bien-être et leur destin. Ces populations sont victimes d’un cercle vicieux car elles doivent aliéner leurs capacités de réaction et de défense en les confiant à ceux qui les guident dans des directions qui leur font du mal et leur font perdre progressivement leur capacité d’initiative. Plusieurs fois j’ai observé ce phénomène qui affecte les populations soumises à de longues privations : leur Moi, qui au début a encore la force de fuir, de chercher à s’en sortir, de s’agiter, progressivement devient plus faible et silencieux comme si l’expérience répétée de la frustration l’avait persuadé qu’il est inutile de s’agiter et qu’il vaut mieux épargner les dernières énergies. Le silence qui règne souvent dans des campements de gens en fuite de la guerre est un signe de cette rétraction du moi provoquée par la peur et les privations.

Lorsqu’on travaille avec ces populations, on doit tenir compte de cette situation d’extrême faiblesse et dépendance. Il ne suffit pas, alors, de leur donner des aliments ou des biens de première nécessité, comme font habituellement les projets humanitaires. Car l’aide qui tombe du ciel, si elle facilite la survie, confirme aussi la dépendance par rapport à ceux qui ont le pouvoir et les moyens. Elle stimule un comportement analogue à celui des patients chroniques des asiles qui s’installent dans la dépendance et la

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Nécessité et difficultés de l’économie solidaire dans la mondialisation

à une épistémologie, et là je me réfèrerai à Boaventura de Sousa Santos1 par exemple qui met l’accent sur la nécessité de coupler une science sociale critique avec une science sociale des émergences, c’est-à-dire mettre en avant aussi ce qui est en train de se passer dans la société, et à Albert Hirschman qui met également l’accent sur l’articulation entre une perspective critique et une perspective d’ouverture du champ des possibles, ce qu’il appelle une perspective possibiliste. Je vais vous parler d’un mouvement invisible, le mouvement de l’économie solidaire, qui pourtant prend une certaine consistance dans plusieurs continents avec des politiques publiques qui ont été adoptées à son égard dans certains pays d’Amérique du Sud, avec en 2010 la première rencontre africaine de l’économie solidaire et 17 pays représentés. Cette année, la constitution d’un réseau européen d’économie solidaire et la première rencontre asiatique l’an dernier de l’économie solidaire, montrent que ce phénomène invisible est pourtant présent dans des contextes très différents. Je vais essayer de résumer mon propos en essayant de prolonger ce qui a été dit en 4 points :

1. Quelle est exactement la crise dans laquelle nous sommes ?2. Quelles sont les formes de réaction de la société civile ? 3. Quelles sont les significations profondes de ce mouvement d’économie solidaire ?4. Quelles sont les conditions de sa véritable reconnaissance ?

La jeunesse de la crise Je pense que si on veut être précis, il vaut mieux parler d’une succession de crises que nous vivons depuis quelques décennies, plutôt que d’une crise ponctuelle.

On a beaucoup abordé les effets psychosociaux négatifs de la mondialisation à juste titre puisqu’on connaît le cortège de souffrances qu’il y a aujourd’hui dans le monde entier ; on sait aussi, si on regarde l’expérience européenne, que la situation dans laquelle nous sommes qui est la situation d’une société de marché, produit des risques très graves. Si l’on se réfère aux années 30, on sait que cette société de marché à généré une régression autoritaire et certains de ces signes peuvent également réapparaître. Donc il y a une déstabilisation des sociétés, mais je voudrais malgré tout mettre l’accent sur le fait qu’il y a aussi des avancées, même modestes, même ténues, de démocratisation. Cela renvoie

Il y a quelques années nous avions fait un numéro de la revue Ecologie et Politi-que où l’on désignait l’économie solidaire comme écologie du lien social et je me retrouve particulièrement dans les thématiques Mondialisation et santé mentale qui sont traitées en ce moment.

1. Boaventura de Sousa Santos, Professor of Sociology at the University of Coimbra in Portugal and a Distinguished Legal Scholar at the University of Wisconsin-Madison

•Jean-Louis LavilleSociologue et économiste, Professeur au Conservatoire National des Arts et Métiers (Paris)

| Accélération et dépression. Réflexions sur le rapport au temps de notre époque

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| Nécessité et difficultés de l’économie solidaire dans la mondialisation

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Il y a eu des crises qui se sont succédées et aucune n’a trouvé véritablement de réponse ; je voudrais rappeler à cet égard, la première crise des années 1960-1970, qui est une crise culturelle, une crise de valeurs que l’on peut spécifier en parlant d’un effritement de l’idéologie du progrès, de l’idéologie productiviste.

Il y a eu tout un ensemble de nouvelles questions qui ont été posées à ce moment-là sur la production, mais aussi sur la consommation ; c’est ce que l’on appelait à l’époque, les nouveaux mouvements sociaux, et ceci incluait aussi des préoccupations en terme de santé publique, en particulier, une mise en cause d’un état social traditionnel qui reposait trop souvent sur l’assimilation entre usagers et assujettis ; donc il y avait une préoccupation de droit civique qui s’est exprimée dans différents champs, par exemple celui de la garde des enfants, celui de l’aide aux personnes âgées mais aussi la critique de l’enfermement psychiatrique. Il y avait tout un ensemble de collectifs volontaires qui se sont constitués à cette période pour réclamer une avancée des droits, mais aussi qui ont manifesté une modification des formes d’engagement public au sens où les formes adoptées ont été des formes moins délégataires, moins centralisées, beaucoup plus axées sur des actions concrètes locales et qui dans une certaine mesure amenaient à intervenir aussi sur une autre économie comme un moyen d’aller vers un autre monde, si on reprend les termes qui ont été rendus célèbres ensuite par le mouvement altermondialiste . Donc, il y a eu ce premier moment de nouveaux mouvements sociaux à partir d’une crise culturelle.

Et puis ensuite on a oublié ce premier moment parce qu’a eu lieu ce qu’on a appelé à tort la crise économique qui est en fait une gigantesque restructuration capitaliste avec les principes du consensus de Washington, c’est-à-dire une condamnation généralisée de l’intervention publique comme étant un facteur de perte de compétitivité. On a alors remis le marché haut en première place et ça a entraîné tout le mouvement de dérégulation financière et économique que l’on connaît. Cela a entraîné d’autres collectifs qui se sont fait

jour à ce moment-là, des collectifs qui voulaient beaucoup moins aller vers un autre monde, et beaucoup plus défendre ce qui pouvait l’être, des collectifs qui étaient centrés autour de la lutte contre l’exclusion, autour de l’insertion, autour de la défense du travail et du revenu. Il me semble que le mouvement d’économie solidaire dans sa complexité tient à ce qu’il prend source dans ces deux crises, c’est à dire qu’il y a à la fois un aspect de réparation, mais aussi, un aspect auquel il n’a pas renoncé de transformation sociale. Il y a une articulation complexe entre ces deux dimensions de réparation et de transformation.

Les formes des expériences d’économie solidaire Je prendrai juste deux exemples. Un premier exemple : il y a des groupes d’économie solidaire qui se sont constitués à partir des problèmes de santé mentale, je pense évidemment à l’exemple fameux de l’Italie, dans lequel la fermeture des asiles psychiatriques qui ne généraient pas de solution concrète pour les personnes concernées, a entraîné la mise en place de coopératives de solidarités sociales nées dans l’illégalité dans les années 70. Elles ont ensuite été reconnues dans la loi à partir des années 80, c’est-à-dire à travers de nouvelles structures qui permettaient d’admettre comme membres, à la fois des usagers, des professionnels et des volontaires. On avait trois catégories et il y a une dynamique de nouvelle structure juridique dite de multi-partie prenante.

Ce qui est intéressant c’est que ce modèle qui a émergé en Italie a été maintenant reconnu dans les législations d’une vingtaine de pays dans le monde sur différents continents. On voit bien que cette dynamique multipartite correspond à des manières d’aborder les services relationnels en s’arrimant sur l’expression des différentes parties prenantes. On retrouverait ça dans des mouvements comme le mouvement « Progrès » en France qui a aussi mis l’accent sur l’accès au travail, comme les coopératives de solidarité sociale avec l’idée que, par l’accès au travail, on ne vise pas une nouvelle discipline pour les personnes concernées, mais une possibilité de participation pour ces personnes à travers des

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formes collectives de structures. Là encore, il y a donc eu tout un ensemble de structures qui ont émergées directement à partir des questions de santé mentale, mais il y a aussi d’autres structures qui ont eu des effets psychosociaux sans partir de cette question là au départ, et je pourrais citer de nombreuses expériences de développement local. J’en mentionnerai uniquement une pour mémoire, l’expérience des banques communautaires au Brésil qui sont nées à partir de l’expérience très connue de Banco Palmas – Fortaleza (Brésil) et qui joue sur deux leviers :• un  levier  d’injection  par  les  collectivités locales de financements publics, • un levier de monnaie sociale locale. Le fait qu’il y ait une monnaie sociale créée localement permet de générer tout un ensemble de discussions dans des univers urbains aussi bien que ruraux autour des questions : est-ce qu’on gère cette monnaie, quels en sont les apports et les limites.

Les significations profondes de ce mouvement d’économie solidaireOn voit bien qu’à travers ces exemples, il y a, je crois, et c’est le troisième point auquel je viendrai, une signification de l’économie solidaire qui est en fait une volonté de repenser le politique et de repenser l’économie, c’est-à-dire de penser le politique au-delà de l’Etat, de reconnaître qu’il y a une capacité d’action collective par l’auto-organisation de la société civile, et de réhabiliter une dimension d’espace public au sens de participation et de délibération des citoyens. Je pense que cette dimension publique est tout à fait constitutive des expériences d’économie solidaire. Il y a aussi une volonté de repenser l’économie au-delà du marché, et là on se réfère à toute une approche socio-anthropologique de l’économie qui montre, en particulier à travers les travaux révérenciels de Karl Polanyi, qui reprend lui-même le travail d’autres anthropologues, qu’il y a une pluralité de principes économiques. Certes le marché est très ancien, mais il y a d’autres principes économiques : la redistribution, la réciprocité, qui ne sont pas des principes archaïques mais qui sont en œuvre dans notre modernité avancée. Donc retrouver aussi cette pluralité de l’économie réelle qui est masquée par l’idéologie du marché.

Il me semble qu’il y a cette volonté de repenser le politique, de repenser l’économie et donc de repenser les agencements entre sphère économique et politique puisque, dans la vie quotidienne, ces sphères sont imbriquées et souvent, dans nos cloisonnements institutionnels et disciplinaires, nous parlons soit de politique, soit d’économie, mais sans arriver véritablement à mixer les deux approches alors que, comme l’a remarqué Frazer et bien d’autres, les espaces publics populaires sont caractérisés par le fait qu’ils sont avant tout centrés sur les questions socio économiques. Il me semble qu’il y a cette dimension de solidarité vécue qui fonde une autre économie politique mais qui fonde aussi une critique anthropologique du libéralisme en actes, c’est-à-dire que, par rapport à l’objet de cette rencontre, l’anthropologie libérale suppose une complétude de l’individu définie comme homo-économicus ; or, ce à quoi on se réfère avec ces expériences d’économie solidaire, avec ces expériences de solidarité en économie, c’est justement la reconnaissance de l’incomplétude, la reconnaissance de ce que Jean Furtos appelle la précarité dans le sens de la nécessaire et incontournable ouverture à l’autre. Je pense qu’il y a aussi un apport de ces expériences sur le rapport au changement social puisqu’en fait il ne s’agit pas de trouver un modèle alternatif parfait qu’il faudrait ensuite appliquer, il s’agit de reconnaître l’ouverture des possibles qui est déjà en train de se faire dans la société et de voir comment ces expériences peuvent avoir des marges de manœuvres qui soient de plus en plus fortes.

Les conditions d’une reconnaissance réelle de l’économie solidaire Il faut être vigilant et pas naïf car il y a de très grandes forces qui s’opposent à la reconnaissance de l’économie solidaire et qui se manifestent par plusieurs scénarios. Le premier scénario qui s’oppose à la reconnaissance de cette économie solidaire, c’est la réduction de l’économie solidaire à un sous-service public. On voit bien avec l’importance du « new public management » par exemple, avec les nouvelles formes de gestion qui ont été introduites dans les services publics, dans les ONG, dans le monde associatif,

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politique. Malgré tout, il y a une possibilité de reconnaissance de cette économie solidaire, de maintien et de consolidation de son identité, mais cela suppose une voie étroite. Cette voie étroite passe par des alliances institutionnelles, par la coproduction de politiques publiques, mais aussi par la réflexion sur de nouveaux indicateurs de richesse et l’impossibilité de se satisfaire du seul indicateur quantitatif de la croissance. A cet égard, des expériences comme celles de l’Equateur et de la Bolivie sont intéressantes parce que ces deux pays viennent de reconnaître, dans leur nouvelle constitution, l’économie plurielle comme étant une nécessité pour aller non plus vers un objectif de croissance, mais vers un objectif de « buen vivir », de bien-vivre, et on voit bien qu’il est possible de définir un autre vivre ensemble à travers une autre approche de l’économie et dans ces deux constitutions, on reconnaît qu’une économie qui fait de la place à tout le monde, suppose qu’il y ait un secteur privé avec des régulations, un secteur public, mais aussi ce qui est appelé dans les termes même de leur constitution, une économie solidaire. ||

qu’il y a une appréhension de la qualité à partir de certifications techniques, il y a une centration sur l’efficacité et l’efficience, il y a une fonctionnalisation de ces organisations, leur réduction à la prestation de service, et finalement il y a un oubli de la mission institutionnelle au profit de la dimension organisationnelle sur laquelle sont rabattues toutes ces tentatives. Ca amène à une normalisation sur le registre d’un sous-service public qui est un des dangers qui guette l’économie solidaire et qui est une des dérives que l’on voit aujourd’hui en train de se faire.Le deuxième scénario annihile la portée critique de l’économie solidaire, c’est sa réduction au « social business » ; on le voit avancer de plus en plus dans un certain nombre de contextes (contexte nord-américain et autres), ce n’est plus que l’adjuvant d’une moralisation du capitalisme et on considère que toutes ces tentatives doivent se réduire à des manières de faire oublier les problèmes de droits humains et de considérer que finalement les entreprises, avec des fonctions annexes sociales, pourraient suffire à résoudre les problèmes et à nier leur dimension

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Dans ces temps de consultations, je recevais de plus en plus de personnes provenant de la favela, adressées par mon frère avocat du Centre des droits de l’homme. Elles souffraient d’exclusion, victimes de violences familiales, ou d’abandon. Face à cet afflux de gens présentant les mêmes difficultés existentielles, j’ai pris conscience que ma position et mes compétences touchaient leurs limites. Face à ces défis j’ai décidé d’aller sur place pour mieux comprendre la situation de ces consultants et leur contexte. J’avais surtout l’idée qu’au sein même de cette communauté, il y avait des ressources, des savoirs, et que mon rôle pouvait être de les aider à reconnaître ces capacités, les mutualiser et les mettre en commun.

Lors de la première rencontre, trente personnes m’attendaient dans la favela : j’ai proposé que ceux qui le voulaient prennent la parole pour évoquer la difficulté qui les perturbait. Parmi les situations-problèmes présentées, c’est celle de l’insomnie apportée par une mère célibataire de trois enfants qui a été retenue par le groupe. Plutôt que d’apporter ma « science », mon diagnostic, proposer mes médicaments, j’ai demandé si d’autres personnes avaient vécu une situation comparable et ce qu’elles avaient fait pour l’améliorer ou la résoudre. C’est alors qu’à travers les expériences vécues relatées par les personnes présentes, est apparu une grande variété de solutions et de façons de faire : tisanes, sports, prières, rire, promenades, médicaments… A partir de là, une réflexion a été menée sur ce que les habitants de cette communauté pourraient faire collectivement pour lutter contre l’insécurité et la violence dans la favela.

Issu d’une famille modeste du Nordeste brésilien, imprégné de la culture du sertão des savoirs

traditionnels magico-religieux, j’ai intégré une première forme de représentation du monde, de la maladie et de la souffrance. Plus tard j’ai eu la chance de faire des études de médecine à l’université, ce qui m’a donné d’autres outils pour appréhender la maladie, les souffrances et les soins. Je me suis rendu compte que ces deux modèles de représentation, apparemment différents, s’avéraient ségrégatifs excluaient l’autre et tout ce qui était différent.

J’ai eu la chance dans la période difficile de la dictature des colonels de venir faire des études en Europe. Tel un chercheur d’or, je pensais que l’Europe représentait une mine inépuisable de richesse intellectuelle, de savoirs et de compétences universitaires. J’ai donc fait ma spécialité de psychiatrie à Lyon où j’ai eu le plaisir de rencontrer mes amis Jean Furtos et Jean Guyotat, et j’ai passé le doctorat d’ethnologie avec comme professeur François Laplantine. Enfin, j’ai suivi et validé des études de philosophie et théologie à Rome et d’Ethno-psychiatrie à Paris avec Georges Devereux.

Tout en continuant à creuser les mines d’or, à la recherche de pépites de plus en plus pures, je me suis rendu compte progressivement que ces mines cachaient des manques relationnels de chaleur et d’humanité dont l’expression était pourtant très courante dans ma culture nordestine1. En rentrant au Brésil, bardé de médailles de savoirs européens, on m’a tout de suite proposé une chaire de professeur de santé communautaire et des consultations de psychiatrie à l’hôpital universitaire.

Face au défi représenté par les effets délétères de la mondialisation, et les nombreuses personnes touchées par la précarité psychique, nous avons pen-dant ce congrès des cinq continents déjà entendu de nombreuses réponses et des expériences très enrichissantes. Je vais vous présenter maintenant notre expérience brésilienne, comment nous avons répondu à ces problèmes, quelles solutions, ou pistes nous avons trouvées.

•Adalberto BarretoPsychiatre et Ethnologue, Professeur à la Faculté de Médecine de l’Université Fédérale du Ceará (Brésil), Créateur de la méthode « Thérapie Communautaire Intégrative »

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1. Au Nord Est du Brésil (note de la rédaction)

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et exercer autrement ma profession, je me suis rendu compte que je n’étais pas que partie offrante ; je trouvais un intérêt personnel plus qu’universitaire dans les résonnances que suscitait l’évocation des expériences des autres participants. Je venais pour moi et comme les autres, j’étais partie prenante de ce qui s’échangeait. J’ai découvert, à partir de ces séances, que la précarité était aussi en moi. Je venais prendre un bain d’humanité, de simplicité, qui soignait mon aliénation universitaire, et me permettait de retrouver « l’indien qui est en moi ». Ces prises de conscience ont facilité l’abandon de ma position hiérarchique et de savoir incompatible avec ces groupes de parole, privilégiant l’horizontalité des échanges, tels qu’ils nous paraissaient pertinents.Comment créer des échanges de paroles sans domination ? C’est à cette question qu’ont répondu le déroule-ment des différentes phases de la thérapie com-munautaire et les règles qui ont été mises en place. C’est ce qui garantit que la communauté est libératrice et non un espace de domination, de massification de l’individu. Ainsi des règles et un déroulement très précis ont été institués pour garantir la liberté de parole, le respect des différences et la mise en valeur des savoirs que chacun, quel qu’il soit, a tiré de ses expériences de vie. Ce qui nous intéresse c’est le vécu et les expériences de vie de chacun et non le statut social ou la spécialité de chacun.

Quelques éléments du contexte de notre actionLes transformations qui découlent des nouvelles technologies, de la globalisation et des guerres, obligent des populations entières à se déplacer.Ces phénomènes migratoires déclenchent une série de pertes. On perd le lien avec sa terre, avec sa communauté, sa famille et avec les valeurs de sa propre culture. Ces pertes privent le groupe des éléments fondamentaux qui nourrissent l’identité culturelle, et garantissent la cohésion de la communauté.Dans ce nouveau groupe, ils n’ont plus à leur tête un gardien “un père,” un chef, qui veille à la sécurité de tous.Alors émerge le sentiment d’être abandonné, d’être orphelin. Cela génère chez certains individus et dans certaines familles une situation

Dès cette première séance, j’ai pu constater qu’ils avaient des problèmes mais qu’ils avaient également des solutions venant de leur culture et des apprentissages acquis à partir des difficultés vécues. Un des axes de notre intervention était de valoriser les compétences de chacun et du groupe. Si à cette première séance, il y avait une trentaine de personnes, de semaine en semaine, le nombre de participants n’a fait qu’augmenter. Les sujets de réflexion ont concerné l’alcool, la drogue, la violence dans la famille, l’éducation des enfants, les conflits dans le couple. Mais chacun de ces thèmes était abordé, non comme une question intellectuelle mais comme une réflexion et un partage d’expériences à partir d’une situation émotionnellement vécue : par exemple, le thème n’était pas l’alcoolisme qui pourrait appeler à une question de cours, mais la souffrance et les difficultés exprimées par une mère comme : « tous les soirs j’ai peur pour mes enfants, quand mon mari rentre saoûl à la maison ».La richesse des échanges nous a amené assez rapidement à enregistrer les séances afin d’améliorer, à partir de la pratique, cet outil d’intervention psychosocial et à mettre en place un travail de recherche sur les effets et les répercutions individuelles et collectives de ces séances de parole régulières. Ainsi, progressivement, les étudiants en médecine et en psychologie sont venus m’accompagner à ces séances dans la communauté déshéritée de la Favela de Fortaleza, nommée Quatro Varas. Au fur et à mesure des séances, nous avons dû aménager le dispositif pour ne pas retomber dans le modèle d’aliénation sociale privilégiant le pouvoir et la parole de certains, ainsi que les relations verticales. Nous avons cherché à développer la reconnaissance de la richesse de chacun dans des relations horizontales. Il nous est apparu rapidement qu’il fallait protéger la parole de chacun et les échanges des tentatives de prise de pouvoir, des donneurs de leçon, du désir d’imposer ses idées ou d’aider l’autre. Un groupe de paroles ou une communauté sont bénéfiques quand la qualité des relations qui s’y instituent favorise la croissance de chacun.Le premier écueil à prendre en compte était celui de ma participation. Comment me déprendre de l’aura et de ma position de spécialiste, détenteur du savoir universitaire ? Venu au départ par devoir, pour rendre service

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sociale et les thérapeutes se soignent autant de leur “autisme institutionnel et professionnel” que de leur “aliénation universitaire”. Tout ce savoir-faire que nous avons très pro-gressivement mis en pratique représente fonda-mentalement un changement de paradigme, un changement de lunettes qui nous invite à :• Aller  au-delà  de  l’individu  pour  toucher  le collectif, le public ;• Voir  au-delà  des  carences,  déficiences  pour s’appuyer sur les compétences acquises par l’expérience de vie, et faire surgir le potentiel de celui qui souffre ;• Sortir d’un modèle qui engendre la dépendance, pour un modèle qui nourrit l’autonomie et la coresponsabilité ;• Sortir  de  la  verticalité  des  relations  pour l’horizontalité ;• Déconstruire une attitude de méfiance envers l’autre et croire davantage dans les capacités de l’autre ; • Rompre avec l’isolement du savoir scientifique et du savoir traditionnel ; • Passer de « la solution vient d ‘ailleurs » à « la solution se trouve dans la personne, la famille, la communauté » ;• Rompre  avec  un  modèle  clientéliste  et  pro-mouvoir une conscience critique et citoyenne.

Le point de départ, une « situation problème »Dans la thérapie communautaire, nous invitons les personnes à exprimer leurs émotions et sentiments sans risque d’être jugées, ce qui permet de défouler les tensions causées par le stress. De quoi parler ? Des soucis du quotidien, de ce qui nous tracasse, nous empêche de dormir, de ce qui nous préoccupe au niveau de l’éducation des enfants, des relations familiales, du chômage, des violences subies à la maison, au travail ou dans la société. La thérapie communautaire n’est pas le lieu pour confier les grands secrets.La “situation-problème” présentée par quelqu’un et choisie par le groupe, est un point de départ. C’est à partir de cette situation que les animateurs cherchent à favoriser la croissance de l’individu et des personnes de son environnement, pour acquérir un plus grand degré d’autonomie, de conscience et de coresponsabilité. La question-

de misère et d’exclusion sociale inenvisageable dans leur communauté d’origine.Devant les fractures des liens sociaux qu’entraînent ces situations, les solutions ne peuvent plus être l’œuvre d’une seule personne, qu’elle soit leader politique, religieux ou scientifique. En plaçant son espoir dans un “sauveur de l’humanité”, le peuple devient son otage et est victime de ses manipulations. Ceci dit, il ne s’agit pas d’éliminer le “spécialiste” car il a un rôle très important dans notre société. Il est un partenaire de plus.Il s‘agit de “récupérer” le capital “socio culturel” du groupe, pour que celui-ci soit co-participant des décisions et des politiques sociales. Cela réclame de rompre avec le modèle qui concentre les informations et le pouvoir entre les mains d’une seule personne, pour passer à un modèle qui valorise les ressources du groupe et permet à l’information de circuler. Ces contextes exigent la création de nouveaux paradigmes capables de promouvoir une action thérapeutique créative et effective, qui nous permet :1. D’appréhender l’homme et sa souffrance au sein d’un réseau relationnel.2. De voir, au-delà du symptôme, “celui qui regarde le doigt qui pointe une étoile ne verra jamais l’étoile.” 3. De ne pas tant identifier la gravité de la pathologie que le potentiel de celui qui souffre.4. De faire que la prévention et la promotion de la santé soit une préoccupation constante et l’œuvre de tous.

La communauté agit là où la famille et les politiques sociales sont défaillantes. Nous affirmons que la solution est dans le “collectif” et ses interactions, dans le partage, dans les identifications à l’autre, dans le respect des différences. Nous privilégions le travail de groupe, pour qu’ensemble nous partagions problèmes et solutions. Le groupe fonctionne comme un “bouclier protecteur” pour les plus vulnérables. Il devient un moyen d’agrégation et d’insertion sociale. La cible de l’intervention, c’est la souffrance, jamais la pathologie. Les thérapeutes doivent être partie prenante de cette construction. Communauté et thérapeutes en tirent bénéfice. La communauté développe autonomie et insertion

1. PNUD 2009, Lever les barrières. Mobilité et développement humains.

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- parler en “JE”- pas de conseils- pas de jugements- pas d’interprétations- pas de discours- proposer chansons, proverbes, histoires, poésies…

Les règles : ont une fonction structurante pour le groupe car elles garantissent l’écoute respectueuse et protègent des manipulations idéologiques. Le silence : est une règle d’or. Il permet l’écoute active. On s’écoute soi-même quand l’autre parle de lui. Parler de soi à la premiere personne : cela permet à l’individu de prendre conscience de l’importance de son vécu et de sa singularité. Renforcer son identité personnelle et culturelle lui donne une plus grande capacité d’agir.La célébration des anniversaires et des dates significatives : valorise les personnes et les évènements et favorise la formation des réseaux après la séance de TC.Les musiques : ont pour fonction d’accueillir et de contenir les émotions qui émergent dans le groupe. Elles aident à sortir de la souffrance individuelle par le soutien collectif. Elles dédramatisent les situations et permettent, sous forme de métaphores, de nommer les émotions.

Choix du thème : Fonction et sensEncourager à parler : il est important d’aider les personnes à parler, à s’exprimer en faisant appel aux proverbes issus de la culture des participants. Pourquoi parler avec la bouche ? “Quand la bouche se tait les organes parlent, quand la bouche parle, les organes guérissent” ou mettre en “mots” nos “maux”. Nous allons parler avec la bouche pour ne pas exprimer notre mal-être à travers une maladie comme la dépression, la gastrite, des douleurs…De quoi parler ? De ce qui nous empêche de dormir. Par exemple, “en tant que mère ou père, ce qui nous préoccupe au niveau de l’éducation de nos enfants, le manque de sécurité, la violence... “La TC (thérapie communautaire) n’est pas le lieu où on livre les secrets.

clé qui déclenche la réflexion est : « Qui de vous a déjà vécu quelque chose de semblable et qu’avez-vous fait pour vous en sortir? » Il s’agit de mettre des mots sur les maux. Dans la thérapie communautaire, la parole est le remède, le baume apaisant, calmant, la boussole aussi bien pour celui qui parle que pour celui qui écoute. C’est dans le partage d’expériences de chacun que la douleur des personnes souffrantes est soulagée et que peuvent apparaître de nouvelles pistes pour surmonter les problèmes. Cela permet à la communauté de trouver en elle-même les solutions à des problèmes qu’isolément, la personne, la famille et les services publics n’ont pas été capables de trouver. Le groupe devient espace d’accueil et de soin où l’on veille attentivement au respect des lois suivantes : faire silence, ne pas donner de conseils, ne pas juger, ne pas faire d’interprétation ou de généralité, parler à la première personne, proposer des chansons, des poésies, des histoires, en rapport avec ce qui est dit. Je vous présente brièvement et en résumé le dispositif que nous avons construit en 25 ans de pratique.

Les six étapes d’une séance de thérapie communautaireAccueil : Fonction et sens• “Chauffer” le groupe en vue du partage.• Mettre les participants à l’aise.• Garantir un dialogue respectueux.• Structurer  l’échange  qui  doit  avoir  lieu  sans jugement.• Rappeler les règles :- silence

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• Rappeler que tous les participants peuvent poser des questions et que la personne dont le thème a été choisi a le droit de ne pas répondre.•   A  la  fin,  remercier  la  personne  qui  a  apporté la situation-problème lui dire qu’à partir de maintenant elle reste en silence et écoute les témoignages des participants. •  Pendant que la personne parle, noter les mots-clés qui serviront à formuler la question-clé pour la prochaine étape de la thérapie communautaire.

Quels types de questions poser ?• Des questions qui favorisent la réflexion sur soi et sur ses liens familiaux, professionnels, sociaux. Eviter les questions investigatrices (qui cherchent trop “ la petite bête ”).• Des questions qui ont trait au processus et non aux résultats. Exemples :- Qu’est-ce qui fut le plus douloureux dans cette perte ?- Qu’avez-vous fait pour la surmonter ?- Quelles valeurs et croyances vous ont aidé ?- Qu’est-ce que la mort n’a pas détruit de la personne qui vous a quitté ?

Des questions qui facilitent la compréhension du problème, qui éclairent ses relations et la vision que la personne a d’elle-même et qui permettent « d’ouvrir des portes » pour le futur. Dépasser les préjugés, re-signifier, redonner sens au vécu, sor-tir du conseil, de la faute, pour parvenir à la cores-ponsabilité. Rendre possible la prise de conscience de sa responsabilité dans toute relation. Problématisation (partage d’expériences de vie - Fonction et sens)La situation apportée par le protagoniste fait émerger des situations semblables déjà vécues et les stratégies respectives par lesquelles la difficulté a été surmontée. Poser la question clef : “qui a déjà vécu une situation semblable et qu’est-ce que vous avez fait pour vous en sortir ?”, permet de :• rendre visible une souffrance cachée • re-signifier  la  profondeur de  sa douleur,  de  sa souffrance en découvrant que ces dernières sont celles de beaucoup. • sortir du sentiment de solitude et faire croître le répertoire des différentes possibilités d’insertion. • mettre en évidence et  légitimer  les  ressources socioculturelles disponibles dans le réseau.

Qui désire parler dit son prénom et sa souffrance en quelques mots. • Le  thérapeute  doit  noter  les  prénoms  et  faire une petite synthèse de chaque histoire présentée. Ex : “Laissez-moi voir si j’ai bien compris … votre souffrance, c’est la peur d’être volé ?” Cela permet la recherche de la syntonie dans le groupe (d’être sur la même longueur d’onde) : le respect et la restitution fidèle de ce qui a été dit sont indispensables pour construire une signification commune qui facilite les identifications et structure le partage des expériences. Dans la restitution, se concentrer sur l’émotion et non sur le problème.Ex : Votre souffrance, c’est la peur de la rechute ? Votre souffrance, c’est votre impuissance à aider votre mère ?

Demander au groupe de bien prêter attention car il va devoir choisir l’un des thèmes énoncés.Quand tous ont parlé, le thérapeute doit restituer la synthèse au groupe et demander que des personnes disent chacune quel thème elles vont choisir parmi ceux présentés ce jour-là et pourquoi. Justifier son choix est un prétexte pédagogique important : on apprend à argumenter ses choix et options. Aujourd’hui pourquoi choisir telle problématique et demain pourquoi choisir tel ou tel homme politique ?

Puis on passe au vote. Pouvoir voter est un – exer-cice démocratique - apprendre à se positionner, à défendre son point de vue et devenir “sujet” de son histoire personnelle. En réalité, à travers le choix de tel thème, c’est ma souffrance que j’accueille. “Je ne reconnais en l’autre que ce que je connais chez moi.” Le thérapeute s’adresse aux personnes dont le thème n’a pas été choisi, demande leur compréhension et se met à leur disposition à la fin de la séance de TC, pour proposer une orientation ou définir un type d’accompagnement approprié.

Contextualisation : Fonction et sens“Un phénomène devient incompréhensible quand le champ d’observation n’est pas suffisamment vaste pour qu’en lui soit inclus le contexte.” (P. Watzlawick)• On demande à la personne dont le thème a été choisi de parler de son souci, d’apporter plus d’éléments.

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témoigner de ce qu’elles ont vécu à partir des questions comme : « Qu’est ce que je retiens de ces échanges, avec quoi je repars ? ».La Thérapie Communautaire étant terminée, c’est alors que commence la construction du réseau de soutien social.

Quelques réflexions pour terminerQuels changements et quelles différences les séances de thérapie communautaire ont amené pour chacun et pour la communauté ?Pour l’individu : une réconciliation avec sa parole, une élévation de l’estime de soi en se rendant compte que sa propre expérience et les acquis de son existence peuvent être intéressants et utiles aux autres, le sentiment d’appartenance à un groupe, la constitution de liens, un soutien social et une reconnaissance de son existence et sa valeur. Pour la communauté : on a pu constater la construction de réseaux solidaires et relever dans les recherches effectuées, des effets non négligeables sur les déterminants sociaux de la santé. Pour les professionnels : humanisation des relations, valorisation des compétences person-nelles et valorisation des ressources culturelles, conscience des ses limites, plus grande flexibilité et disponibilité pour le travail d’équipe. Il est évident que la santé est la synthèse d’une multitude de processus et le produit de l’interaction des différents déterminants sociaux. Cette compréhension nous ouvre des horizons. Elle fait de la santé un territoire public, pluriel, un processus dynamique où nous sommes tous appelés à intervenir préventivement dans un ensemble de facteurs, dans une dialectique mobilisatrice des acteurs sociaux et des différents savoirs. Tous les acteurs sociaux sont appelés à intervenir à différents niveaux où chaque personne devient protagoniste de sa santé et acteur dans le groupe.

Cette compréhension clarifie notre intervention et nous empêche de vouloir :• Médicaliser les problèmes sociaux,• Socialiser les problèmes médicaux,• Donner des réponses individuelles à des problè-mes collectifs,• Agir comme des sauveurs de l’humanité, • Tout attendre des décisions gouvernementales.

• respecter  les  différences  qui  s’expriment  dans les multiples codes d’expression et faire surgir des solutions et des stratégies novatrices.• apprendre  à  penser  ensemble  et  établir  un espace de construction collective sous une forme participative et démocratique. • renforcer  le  réseau  des  identifications  qui  va entrer en scène après la séance de TC. • renforcer  la  vie  et  fortifier  les  initiatives d’humanisation déjà présentes.

La TC est régie par l’éthique des relations au service des valeurs de la vie, de l’égalité, de la justice et de la citoyenneté.

Clôture : Fonction et sensC’est un moment spécial où se révèlent l’étendue, la profondeur des apports des expériences vécues. C’est ce qui va faciliter le renouvellement et le changement en soi et chez les autres.

Objectifs : les rituels d’agrégation sont un moment de synthèse humanisant où les participants se tournent les uns vers les autres, pour exprimer leur gratitude et leur admiration face au courage et aux qualités qui ont émergés à travers les paroles entendues et pour partager ce qu’ils ont appris au cours de la séance de TC. Faire la ronde : le fait de s’appuyer les uns sur les autres, dans un climat d’affectivité et d’intimité, renforce le sentiment d’union et de soutien mutuel dans un même mouvement de recherche d’équilibre harmonieux. Les paroles d’identification, dites auparavant, s’expriment maintenant dans une attitude corporelle de soutien et de construction d’un réseau humanisant.Connoter positivement les interventions de tous : le thérapeute communautaire reconnaît, valorise et remercie pour l’effort, le courage, la détermination et la sensibilité de la personne dont le thème a été choisi et des participants qui ont présenté leurs difficultés. C’est une manière de réfléchir à la portée transformatrice des échanges. Demander que les participants expriment aussi ce qu’ils ont appris en écoutant l’histoire de cette personne ou qu’ils disent ce qui les a le plus touchés dans tous les témoignages entendus. Les personnes présentes sont invitées à

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Qu’est-ce que nous avons appris de cette expérience et quelles sont les perspectives qui se dessinent?1 - L’homme ne peut se développer que dans des relations qui le lient à l’autre.2 - Toute approche de la précarité doit prendre en considération les ressources personnelles et celles qui existent autour de lui. La mine d’or est à l’intérieur de chacun.3 - La précarité et la richesse sont partout. Elles sont des composantes de tout être humain et de tout groupe humain. La richesse n’appartient pas seulement aux riches mais aussi à la base ; l’académie n’a pas l’hégémonie de la production de la connaissance (modèle sauveur de l’humanité....).4 - La diversification des ressources personnelles culturelles doit être développée.5 - Il faut investir plus dans les liens qui intègrent que dans les lieux qui excluent et stigmatisent. 6 - Ce que les institutions ne peuvent apporter, c’est la solidarité, l’affection, l’idée de liberté de parole et de reconnaissance. 7 - Il faut passer d’un modèle vertical à un modèle horizontal.8 - Il  faut  sortir  d‘un  modèle  qui  génère  la dépendance pour aller vers un modèle qui promeut l’autonomie.

Cela exige :1. De mettre en question nos certitudes, car toute certitude est une prison.2. Faire une rupture épistémologique ; valoriser une alternative non concurrentielle mais complémentaire et équilibratrice au savoir universitaire.3. De rompre tant avec l’isolement du « savoir scientifique » qu’avec celui du « savoir populaire » et respecter ces deux formes de savoir.4. D’œuvrer dans une perspective de complémen-tarité sans rompre avec la tradition et sans nier les apports de la science moderne.5. De mettre en pratique une « écologie de l’esprit » et de respecter les diversités culturelles et leurs systèmes de représentation.6. De reconnaître la valeur du partage (écoute active). Nous sommes partie donnante mais aussi partie prenante.7. De redécouvrir la notion de communauté et d’appartenance à un groupe pluriel, où sont respectées et valorisées les différences. ||

Il est nécessaire de trouver des solutions partici-patives en intégrant des savoirs et en renforçant des réseaux solidaires. La TCI a représenté dans notre expérience une grande force venant de la diversité de la culture.

La thérapie communautaire n’est pas une expérience unique, exotique et brésilienne. D’autres acteurs engagés dans le champ sanitaire ou social ont perçu les limites de leur action et ont mis en place des outils reposant sur les mêmes valeurs que la thérapie communautaire intégrative et intégrant ces séances dans des associations d’entre-aide. Je citerai pour mémoire mon ami Jean–Pierre Boyer à l’hôpital Saint Egrève à Grenoble, en Suisse, Ricardo Rodari, dans l’école de hautes études sociales (HETS), Nicole Hugon à Marseille et beaucoup d’autres collègues à Lyon, à Romans, à Strasbourg, qui ont fait le constat qu’il ne suffisait pas de savoir traiter les maladies mentales ou avoir des outils sociaux pour lutter contre la précarité, mais qu’il fallait inventer d’autres formes d’action complémentaires pour favoriser la resocialisation, lutter contre l’isolement et l’exclusion en s’appuyant sur les ressources des personnes dites en précarité. De plus, les multiples études d’évaluation de l’impact de la TC sur les personnes et les groupes montrent une élévation de l’estime de soi, l’apport d’un soutien social, d’une reconnaissance, avec constitution de réseau relationnel, et sentiment d’appartenance à un groupe. C’est la raison pour laquelle la TC se développe non seulement au Brésil (30 000 personnes formées, 46 centres de formation), mais aussi en France où des formations sont organisées (IFTS) ainsi qu’en Suisse (HETS), en Allemagne, en Afrique et en Amérique latine.La TCI n’est pas une panacée mais une pratique s’appuyant sur des valeurs. D’autres formes sont à développer, à faire connaître ou à inventer, notamment dans le domaine artistique ou créatif. Comme le rappelle la fable qui existe dans toutes les cultures : “ après avoir beaucoup voyagé à la recherche du trésor, c’est en revenant chez soi et en soi qu’on finit par le trouver ”. Comme cela fut mon cas, je pense qu’il est nécessaire d’y penser pour les victimes des crises de la mondialisation.

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Les cahiers de Rhizome : Effets psycho-sociaux de la mondialisation sur la santé mentale

De la psychiatrie citoyenne en France au mouvement international Citoyenneté et Santé mentale

Cette idée de traiter les malades au plus près de leur domicile, dans la Cité, hors de l’hôpital, celui-ci n’étant plus qu’un lieu de traitement de la crise, comme n’importe quel hôpital général, est-elle donc si incongrue aujourd’hui ? Nous ne le pensons pas, et moins que jamais. Au contraire, il est urgent de modifier le système de soins psychiatriques, et de créer des lieux de soins, d’accueil et de vie dans la Cité pour proposer une nouvelle forme d’accompagnement aux personnes souffrant de troubles psychiques.

Notre proposition : développer la psychiatrie citoyenne Nos propositions ne se limitent pas à un plaidoyer humaniste ni à la promotion d’une nouvelle enseigne pour la psychiatrie. Nous sommes persuadés qu’un changement profond de notre système de soins doit advenir. Certains, dans le service public comme dans l’associatif, ont anticipé et élaboré le changement, ce qui, pour nous, est une première phase de la psychiatrie citoyenne.Passer à la deuxième phase serait de proposer un nouveau système :- liant les soins et les impératifs de vie,- profondément inséré dans la réalité sociale, sur un territoire donné, - alliant les efforts de l’Etat et des collectivités locales, - ouvert à toute collaboration avec le privé,

Contexte psychiatrique et sociétal

Il est essentiel de réagir à l’actualité navrante que nous vivons aujourd’hui. A notre époque

postmoderne, nous ne pouvons que constater que la maladie psychique est encore extrême-ment mal appréhendée et que la discrimination fait encore rage ; les politiques sont les seules proposées alors même que la psychiatrie, parallèlement aux autres secteurs de la société, traverse une crise gravissime par manque de moyens humains et financiers. La fermeture indispensable des anciens lits d’asile depuis une vingtaine d’années, non com-pensée par la création simultanée de structures alternatives adaptées, a entraîné l’abandon d’un bon nombre de malades psychotiques laissés dans un isolement pathogène.La politique de secteur, lancée en 1960 par une simple circulaire, n’a jamais été vraiment appliquée faute de moyens réels et de volonté de la part de tous : professionnels, politiques, société. Pourquoi ? Qu‘est ce qui  fait que cette idée du secteur n’a pas largement conquis les psychiatres, et qu’en 2009, une enquête mon-trait que moins de 25 secteurs sur 850 étaient ouverts sur l’extérieur? Pourquoi n’y a-t-il pas eu d’obligation de mettre en œuvre cette politi-que qui s’est faite selon le bon vouloir des méde-cins chefs, donnant ainsi une grande inégalité de développement des structures sur l’ensemble du territoire ?

Face aux défis lancés par la crise globalisée qui atteint l’ensemble des popu-lations dans tous les pays, nous constatons parallèlement l’émergence d’une prise de conscience visant à développer la citoyenneté dans tous les secteurs, qu’ils soient sanitaires, sociaux, économiques, éducatifs, culturels… En France, un nouveau courant a pris naissance récemment, la « Psychiatrie citoyenne » qui œuvre pour promouvoir la pleine citoyenneté des personnes souffrant de troubles psychiques, ainsi que la citoyenneté de chaque citoyen lambda, appelé à développer son « potentiel soignant ». Nous ferons le bilan de ce mouvement et évoquerons ses perspectives d’avenir.

• Marie-Noëlle BesançonPsychiatre, présidente et co-fondatrice des Invités au Festin(Besançon)

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- axé sur une citoyenneté effective à tous les niveaux décisionnels.

Avec Bernard Jolivet, psychiatre et psychanalyste qui a créé de nombreuses structures de soins à Paris (la Société Parisienne d’Aide à la Santé Mentale : la SPASM), nous nous sommes efforcés de développer ces propositions dans un livre : « Arrêtons de marcher sur la tête ! Pour une psychiatrie citoyenne »1.Nous allons d’abord recenser les structures déjà créées et qui fonctionnent dans cet esprit sur notre territoire français.

Un exemple de psychiatrie citoyenne en France : Les Invités au FestinL’association Les Invités au Festin (IAF)2, que j’ai fondé en tant que psychiatre et citoyenne avec mon mari (entrepreneur social issu de l’entreprise), mène depuis 20 ans une expérience innovante d’alternative psychiatrique et citoyenne, en créant des structures légères et non médicalisées, ayant actuellement l’agrément de maisons relais (couplée à des accueils de jour et des GEM3), offrant logement et accompagnement psychosocial à des personnes souffrant de troubles psychiques et/ou sociaux, afin de les aider à retrouver toute leur place dans la société.« Les Invités au Festin initient une voie nouvelle, la psychiatrie citoyenne, qui s’inscrit dans la dynamique de la démocratie sanitaire. Il s’agit de la 4ème révolution psychiatrique4. Cette psychiatrie  citoyenne  s‘ouvre  au  social  et  à  la souffrance psychique de bon nombre d’exclus qui n’ont pourtant pas de maladie mentale, dans une volonté de déstigmatisation.5 »

Les objectifs :Prévenir l’exclusion chez les malades psychiques, qui risque de générer encore plus de troubles de santé (physique et psychique) chez ces personnes, et les troubles psychiques (et physiques) chez les exclus.

Permettre la réhabilitation psychosociale des personnes souffrant de difficultés psychiques et/ou sociales, en organisant une vie de style communautaire avec accompagnement dans le lieu de vie même de chacun, sur le plan de l’autonomie et des relations. Approche globale

des personnes grâce à un travail sur le lien social à ses trois niveaux (sanitaire, social, citoyen)

Recréer le chemin manquant entre les personnes en souffrance psychique et la société, et changer ainsi le regard de celle-ci sur les personnes très stigmatisées actuellement (la France étant le pays le plus stigmatisant au monde pour la schizophrénie).

Promouvoir une psychiatrie citoyenne qui vise à développer la citoyenneté des personnes souffrant de troubles psychiques, ainsi que la citoyenneté de tous les citoyens vis-à-vis de ces personnes. Il s’agit de « rendre la folie à la société et de développer le potentiel soignant du peuple » (Lucien Bonnafé). Nous sommes cofondateurs du Mouvement international de psychiatrie citoyenne lancé en décembre à Besançon lors du premier colloque citoyen et international de psychiatrie citoyenne (organisé par les IAF)Il s’agit dès lors d’une nouvelle manière d’être avec les personnes souffrant de troubles psychiques et sociaux qui propose, grâce à cet habitat collectif et à de nombreuses activités organisées, un travail personnalisé à la fois sur

1. Besançon M.N., Jolivet B.(2009). Arrêtons de marcher sur la tête ! Pour une psychiatrie citoyenne. Editions de l’Atelier, Paris.

2. Besançon M.N. (2006). On dit qu’ils sont fous et je vis avec eux. Editions de l’Atelier.

3. Groupe d’Entraide Mutuelle

4. La première est celle de la psychothérapie institutionnelle jusqu’en 1950 où il fallait soigner l’hôpital, pour qu’il ne soit pas lui-même nocif ; la seconde est la découverte des neuroleptiques en 1952 qui a permis la sortie de nombreux malades de l’hôpital ; et la troisième en 1960 est la politique de secteur qui voulait remettre le patient dans la Cité, au plus près de sa vie normale, de sa famille, son travail, mais n’a pas abouti car l’Hôpital public est resté au centre du dispositif. Cette période est marquée par la diminution des financements alloués à la psychiatrie.

5. Bernard Jolivet, Psychiatre, Président d’honneur de la Fédération d‘aide à la santé mentale Croix Marine, en 2005.

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le développement des capacités d’autonomie et sur la restauration du lien social à ses trois niveaux : personnel (niveau sanitaire), relationnel (niveau social) et citoyen (niveau sociétal).Il s’agit de considérer avant tout la personne comme citoyenne, faisant partie de la famille humaine, comme tout un chacun, et non d’abord comme malade, sans nier ses difficultés, mais en s’appuyant sur sa partie saine. Nous avons pour cela élaboré un concept IAF de psychiatrie citoyenne, non enfermant ni stigmatisant, reprenant les principes fondateurs de la démocratie :• Vivre avec, être avec, faire avec, convivialité, et non fossé entre inclus et exclus : fraternité. • Participation,  responsabilisation,  utilité  sociale, et non assistanat : égalité.• Ouverture sur l’extérieur, présence de bénévo-les, partenariats, et non enfermement : liberté Economie sociale et solidaire, autofinancement, et non économie du tout marchand : solidarité.

Réalisations des Invités au Festin• A Besançon, 2 lieux de vie (statuts de maisons relais, de 13 et 14 places), 1 lieu d’accueil de jour (115 participants), un Gem (50 personnes), 100 bénévoles, 17 salariés (dont 7 participants-salariés). • A Boulogne-Billancourt : un accueil de jour (20 personnes), 16 bénévoles, 2 salariés (dont 1 participant-salarié).• IAF réseau, un réseau de développement du concept des IAF a été créé en mars 2007, afin d’essaimer ce modèle. Actuellement, 11 projets sont en route sur le territoire national, une association belge de 10 maisons est rattachée au réseau, et un projet de 3 maisons est en cours au Rwanda (avec une association basée à Antony).

Ces structures ont fait la preuve de leur efficacité, tant qualitativement (diminution des symptômes, hospitalisations, médicaments ; mieux-être pour tous (y compris bénévoles et salariés), que quantitativement (2000 journées d’hospitalisation économisées sur une seule maison, soit 750 000 €/an).

Points forts : Action sociétale, apport du bénévolat qui bénéficie lui aussi des bienfaits des structures, selon leurs témoignages ; action citoyenne dans les 2 sens, qui crée de la cohésion

sociale et fait du bien donc à toute la société.A travers cette approche de la psychiatrie, c’est une transformation de la société qui est proposée : appliquer enfin les valeurs citoyennes qui fondent la vie ensemble.Le fait de viser d’emblée le lien citoyen permet automatiquement de travailler sur le lien sanitaire, la santé, car elle conditionne les deux autres liens, social et sociétal.Ne pas considérer les personnes comme malades mais comme citoyennes avant tout, avec des capacités, des potentialités ; notion du rétablissement, il y a une vie au delà de la maladie, et les personnes retrouvent un pouvoir sur leur vie, hors du champ sanitaire ; et les résultats en prouvent l’efficacité.- Action qui, à l’inverse de la situation actuelle (hôpitaux psychiatriques) :- inclut et n’exclut pas, dé stigmatise, change le regard sur les personnes ayant des troubles psychiques,- est efficace : un réel travail est mené, il ne s’agit pas que de logement mais bien d’une alternative qui montre ses effets bénéfiques sur les personnes, avec des résultats objectifs,- coûte moins cher : 55€/P/j (mais nous ne touchons que 16€/j/p, au titre de la maison relais), au lieu de 350 pour le CHS et 850 pour le CHU (1000 à Sainte Anne) (structure sanitaire), et de 150€ minimum pour toute structure médico sociale équivalente.

Les IAF sont reconnus au niveau national par différents prix (prix de l’initiative en économie sociale, Fondation du crédit Coopératif en 2002, grand prix de la Fondation de France, en 2008), prix grand public (version Femina, Femmes Formidables en 2006), et international (sélection Ashoka en 2006, qui soutient les entrepreneurs sociaux innovants dans le monde). Au niveau du gouvernement, une réflexion est en cours pour reproduire ce concept et l’introduire dans le prochain Plan psychiatrie et santé mentale ; cette expérience est considérée comme exemplaire au niveau de l’accompagnement et du suivi global des personnes dans la cité.

Les difficultés rencontréesElles sont nombreuses et multiples. Cette expérience est difficile à mener car elle repose en grande partie sur le bénévolat (contribuant à porter notre autofinancement aux 2/3 de nos

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besoins économiques), par choix philosophique, mais aussi par manque de financement. Des détracteurs aimant le pouvoir quel qu’il soit s’empressent de nous critiquer pour nous affaiblir (que ce soit des psychiatres et soignants en général, des parents et familles, des politiques, des administratifs…). Cette action qui prône la citoyenneté refuse tout pouvoir, puisqu’elle le rend aux personnes elles-mêmes et aux citoyens, elle est éminemment subversive. Elle insupporte donc tous ceux qui d’une manière ou d’une autre, veulent protéger leur territoires, leurs lobbies, et se sentent menacés par nos propositions de faire alliance avec toutes les bonnes volontés pour inventer un nouvel art de vivre ensemble.

Les autres expériences de psychiatrie citoyenne en France- Le service du Dr Jean-Luc Roelandt à Lille (secteur de Lille-Est), qui est le pionnier de la psychiatrie citoyenne6 et œuvre depuis plus de 20 ans pour la promotion de cette nouvelle forme de prise en charge en santé mentale. Son service est complètement ouvert sur la Cité7, restent actuellement seulement 12 places d’hospitalisation intra muros, la totalité sera transférée à l’hôpital général d’ici un an. Un QG extérieur régule le travail, avec orientation des patients dans les différents lieux d’accueil et de soins disséminés dans la ville, des CMP ouvert 24 heures sur 24 ; de nombreuses structures extérieures alternatives à l’hospitalisation (soins intensifs à domicile, séjour familial thérapeutique, appartements associatifs et thérapeutiques, hôpitaux de jour, etc.) Travail en lien permanent avec les élus, qui sont au centre de la psychiatrie citoyenne, création de Conseils locaux de santé mentale (CLSM) avec les mairies et tous les acteurs de la santé mentale sur un territoire qui gèrent tous les problèmes concernant la psychiatrie, l’hôpital n’étant plus qu’un partenaire parmi les autres.

- Les Groupes d’Entraide Mutuelle ou Gems, sont des associations d’usagers (inspirés du modèle anglo-saxon des clubs) créées dans la suite de la Loi de 2005 qui a reconnu le « handicap psychique », afin de pouvoir permettre le suivi, l’accompagnement, la compensation des séquelles dues à la maladie

psychique. Leur objectif est de favoriser les liens, les responsabilités, les activités, celles-ci étant gérées et organisées par les usagers eux-mêmes afin qu’ils puissent accéder à la pleine citoyenneté. Il en existe environ 350 sur le territoire, et on peut les considérer comme un des lieux les plus positifs et efficaces pour l’accès à une citoyenneté réelle et concrète.

- Les Pairs aidants (concept venant du Canada, des pays anglo-saxons) ou médiateurs de santé en France sont en train de commencer à s’implanter sur le territoire français depuis 2011, un programme de formation de 45 places venant d’être décidé par le gouvernement. Il s’agit d’utiliser les compétences reconnues et validées des anciens patients en psychiatrie, liées à l’expérience assumée de leur maladie, c’est-à-dire, qui ont suivi le processus du « rétablissement » (« recovery » aux USA). C’est en quelque sorte une « validation des acquis de l’expérience » (VAE), qui va permettre à ces pairs aidants d’être embauchés dans des équipes soignantes.

- Housing First, expérimentation débutant dans 5 grandes villes françaises depuis 2011 également, avec des personnes sans-abri et souffrant de troubles psychiques graves, pour leur permettre de vivre dans des appartements individuels, avec un suivi pluridisciplinaire à leur domicile. Programme en fin d’expérimentation aux USA et au Canada et montrant que les bénéficiaires seraient au bout de 3 ans à 70% encore dans leur appartement. Les résultats, non encore définitifs, seraient à nuancer car certains publics sont contre-indiqués pour ce type d’expérience (toxicomanes par exemple). Le problème de la solitude dans les appartements reste une difficulté importante.

- L’implication des élus et des citoyens sur les territoires, telle l’association « Elus, Santé Publique et Territoires » qui promeut la création des CLSM, l’animation de réseau local de santé mentale, et l’association des Maires de France.

- L’impact du premier colloque international de psychiatrie citoyenne « La psychiatrie citoyenne : utopie ou réalisme ? » qui s’est tenu à Besançon les 6 et 7 décembre 2010, à l’initiative des IAF8.

6. Roelandt J.L et Desmond P. (2001). Manuel de Psychiatrie Citoyenne - Avenir d’une désillusion. Editions InPress.

7. Voir l’organisation de ce service : In « Un service de psychiatrie au cœur de la Cité : La psychiatrie citoyenne et les réseaux de santé mentale de Lille-Est »; J.L.Roelandt, Nicolas Daumerie, Avit Meaux, Aude Caria et coll., mars 2008.

8. Voir le blog du colloque : http://psychiatrie-citoyenne-colloque.over-blog.com/ Télécharger les Actes du colloque : http://www.lesinvitesaufestin.fr/pdf/actes_colloque_psycitoyenne.pdf

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Ce mouvement invite tous les citoyens, en par-ticulier les élus, à s’impliquer personnellement dans les problématiques de santé mentale dont le sort reflète souvent les valeurs qu’une socié-té se donne à elle-même. Ce formidable élan humaniste s’est traduit par une série de remar-ques :• dénonçant  l’insupportable  dans  l’actualité psychiatrique, en particulier les excès d’une politique sécuritaire qui entraîne une sur-stig-matisation des usagers.• proposant : un plus large appui sur les asso-ciations d’usagers et une professionnalisation du savoir expérientiel de ceux-ci ; une intensi-fication de la formation et de l’information aux problèmes psychologiques et psychiatriques pour tous, et cela dès l’école ; une ouverture au bénévolat, symbole de l’engagement citoyen. • demandant  le  développement  de  structures alternatives à l’hospitalisation, en particulier de lieux d’accueil et de vie respectant la citoyenneté des usagers.

Cette volonté a débouché sur un désir manifeste de changements :• changement de vision du système de soin d’aide aux personnes souffrant de troubles psychiques pour qu’il s’oriente vers un « rétablissement » global de la santé sans enfermer les gens dans des perspectives trop restrictives ;• ouverture  sur  une  gouvernance  citoyenne  au niveau des territoires régionaux et locaux, don-nant enfin la parole aux citoyens ;• organisation d’une coordination par les élus de tous les acteurs concernés dans la cité : usagers, secteur sanitaire, social, économique, judiciaire, culturel, spirituel, éducation, police et citoyens ;• affirmation et maintien du secteur public com-me axe même des soins et de l’accompagnement psychiatriques.

Enfin, les participants ont unanimement rappelé le rôle déterminant des relais d’opinion, notamment des médias, dans l’évolution de la perception et des représentations de la maladie psychique par la société, demandant que ceux-ci ne s’emploient pas exclusivement à relayer les problèmes lorsqu’ils surviennent mais fassent aussi œuvre de pédagogie vis-à-vis du grand public.

L’ambition des organisateurs était clairement revendiquée : décloisonner les approches et humaniser les pratiques. Exemple de démocratie sanitaire, participative et citoyenne, ce colloque d’un format inédit (avec 5 collèges préparatoires en amont constitués d’experts et de citoyens), a osé faire le pari de la mixité des regards et des opinions en ouvrant le débat à toutes les parties prenantes, sans exclusive. Ces collèges discutaient sur des blogs dédiés à partir des propositions que nous avions faites dans notre livre « Arrêtons de marcher sur la tête ! Pour une psychiatrie citoyenne »,9 pour voir advenir une nouvelle psychiatrie qui soit vraiment citoyenne et permette aux personnes de retrouver les droits et devoirs qu’elles ont perdu du fait de la maladie, et aux citoyens lambda de se préoccuper du sort de leurs semblables atteints par la maladie psychique, en s’intéressant au système de soins psychiatriques, en le critiquant et en faisant des propositions. Un texte de synthèse de ces discussions fut présenté aux participants du colloque, puis débattus en atelier. Un grand débat final devait retenir les propositions les plus pertinentes afin de les adresser à tous les décideurs publics et politiques. 24 propositions ont été ainsi rete-nues, rédigées et envoyées en février 2011, aux administrations locales, régionales, centrales, aux ministères, aux politiques10. Les conclusions suivantes furent aussi envoyées en même temps à ces responsables, sorte de « Déclaration de Besançon » : Pour la première fois dans le monde de la psychiatrie, 620 personnes – experts et citoyens ordinaires – ont confronté leurs points de vue et dégagé un consensus sur la manière la plus efficace, aux plans médical, économique et social, d’apporter des réponses opérationnelles aux enjeux que la société française doit relever en matière de psychiatrie.Humanisme et désir de changement se sont con-crétisés à l’issue du colloque, dans la création d’un « Mouvement international de psychiatrie citoyenne » (MIPC), dont le développement est souhaité sur tout le territoire, en lien avec des mouvements similaires à l’étranger (pays pré-sents : Canada, USA, Bénin, Suisse, Belgique; pays invités mais excusés pour empêchement de dernière minute: Italie, Australie, Royaume-Uni).

9. « Arrêtons de marcher sur la tête », Op cit

10. Voir le document sur notre site : http://www.lesinvitesaufestin.fr/pdf/propositions_finales_colleges_colloque.pdf

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A Lyon, nous avons voulu également tenir une réunion afin d’avancer dans la concrétisation de ce Mouvement, pour rassembler les pays con-cernés sur ce thème qui fait sens. Nous avons dû lui choisir un autre nom, car le terme de « ps-ychiatrie citoyenne » était mal perçu au Canada et aux USA (le terme psychiatrie est réellement réservé aux psychiatres, pas aux citoyens… il est très stigmatisant).Le nom retenu est donc « Mouvement International Citoyenneté et Santé Mentale » (MICSM) qui a fait consensus. Une vision très large et ouverte de ce que nous voulons faire et 10 pays sont maintenant présents pour lancer cette future ONG qui tiendra son assemblée constituante lors du 2ème forum international de psychiatrie citoyenne à Québec du 30 octobre au 2 novembre 2012.L’annonce publique que j’ai pu faire en fin de congrès à Lyon a attiré des personnes intéres-sées souhaitant faire partie de l’aventure.Merci aux organisateurs de ce magnifique con-grès de nous avoir permis de découvrir tant de belles et bonnes expériences touchantes, effica-ces, tellement enrichissantes et généreuses que nous souhaitons soutenir et fédérer dans notre Mouvement afin que nous devenions vraiment tous ensemble des acteurs de changement plus féconds dans ce monde qui a un besoin urgent de justice et d’amour. ||

Le Mouvement International de Psychiatrie Citoyenne (MIPC)Le chercheur canadien Jean François Pelletier, co fondateur du MIPC à Besançon souhaite promouvoir celui-ci à Montréal, cette capitale développant un fort partenariat avec des ONG internationales pour qu’elles y implantent leur siège. Il est en effet très motivé et actif pour développer la psychiatrie citoyenne au Canada, en particulier par l’intermédiaire de l’hôpital où il travaille, l’Institut Universitaire Louis H. Lafontaine. Celui-ci a déclaré mettre la plei-ne citoyenneté comme la véritable finalité du traitement dans ses murs, favorisant ainsi le rétablissement des patients. Une délégation de 17 membres de cet hôpital est venue participer au colloque de Besançon, dont la Directrice générale des soins, présente également à Lyon lors du congrès des cinq continents en 2011.

La suite logique du colloque de Besançon fut d’intervenir au Congrès des cinq continents11 (Lyon) pour y présenter notre conception de la psychiatrie citoyenne, son actualité, et son deve-nir, grâce à ce mouvement qui prend une dimen-sion internationale, car la citoyenneté n’a pas de frontières, et ensemble nous allons échanger, développer, promouvoir de nouvelles pratiques qui veulent « booster » la pleine citoyenneté en santé mentale, et lutter ainsi contre les méfaits d’une mondialisation inhumaine.

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Les cahiers de Rhizome : Effets psycho-sociaux de la mondialisation sur la santé mentale

A propos de la psychiatrisation des problèmes sociaux :Le cas du suicide des paysans indiens dans l’État du Kerala (Inde)*

Plus de la moitié des suicides passe par l’inoculation de poisons issus des pesticides,

la pendaison constituant la seconde modalité. Chez les femmes, l’immolation par le feu représente un suicide sur six. Les causes principales de ces suicides dans le sud de l’Inde seraient liées à des problèmes sociaux, à des difficultés financières, et à des problèmes de santé mentale. Dans ces régions, le suicide est vu par les psychiatres comme une méthode de résolution des problèmes associée à une trop grande accessibilité des pesticides dangereux1.

L’État du Kerala, au sud de l’Inde, est parmi les plus riches du pays au niveau économique et culturel : il joue un rôle de modèle en ce qui concerne le développement et le bien-être de sa population, on y constate une chute importante des taux de fécondité, une augmentation de l’espérance de vie à la naissance et une baisse importante des taux de mortalité néonatale et infantile. Dans le même temps, l’Etat modèle du Kerala se présente aussi comme la capitale suicidaire de l’Inde.

Dès 2002, il a connu le plus fort taux de suicide avec 11.300 cas, soit 32,2 suicides pour 100 000 habitants par an, soit trois fois plus que la moyenne nationale. Le Kerala contribue à hauteur de 10 % du nombre total de suicides en Inde alors qu’il ne représente que 3,4 % de la population. Ces suicides concernent plus les hommes (74%) que les femmes, les femmes mariées (78%) plutôt que les divorcées (5,8%),

Il y a eu 187 000 suicides d’individus âgés de plus de 15 ans en Inde, en 2010. La plu-part sont survenus dans les zones rurales : deux fois plus dans les zones rurales que dans les zones urbaines, majoritairement situées au sud de l’Inde. Plus de 42% du nombre total de suicides des personnes de plus de 15 ans et 40% des suicides chez les femmes ont eu lieu dans les quatre Etats du sud : Andhra Pradesh, Kernataka, Tamil Nadu et Kerala, alors qu’ils ne représentent que 15% de la population indienne de plus de 15 ans. Alors que les pouvoirs publics proposent une psychiatrisation de ces suicides, l’on comprend que leur dimension sociale est plus importante.

•Krishan Gireesh, Ph.DThiruvananthapuram, Kerala, Inde

* Texte traduit et mise en forme par Jean Furtos et Elhadji Mamadou Mbaye

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Les cahiers de Rhizome : La mondialisation, pour une écologie du lien social

les veuves (3,8%), et les séparées (1,8%). Au Kerala en 2010, la pendaison est la première méthode de suicide (50%), suivie par la prise de pesticides (32%). 10,4% sont directement des fermiers (sans compter le suicide de leur proches)2 et 12% des chômeurs. Selon les mêmes statistiques officielles, les problèmes familiaux sont authentifiés comme la plus importante cause de suicide (42%), suivie des problèmes de santé physique (16%) et de santé mentale (15%)3.

Plusieurs caractéristiques sociologiques émaillent cette prééminence, avec en particulier un taux notable de suicide des paysans, avec une forte tendance à ce qu’il soit associé au suicide familial. Il était en effet tout à fait surprenant de noter un certain nombre de suicides parmi les proches des paysans suicidés. C’est ainsi que des personnes non cultivatrices, non paysannes elles-mêmes, pouvaient se suicider en étant dépendantes des premières victimes masculines du suicide. Les études ont montré que le suicide appartenait plutôt au groupe d’âge 40/60 ans pour environ 60%, suivi par le groupe des 20/40 ans aux alentours de 22%. Le suicide se passait la plupart du temps dans la maison. Devant cette étrange « épidémie », la stratégie de santé mentale qui a prévalu, au moins jusqu’en 2006, a reposé sur une approche individuelle basée sur la psychiatrie. Un comité composé de douze psychiatres, d’un gastro-entérologue et d’un médecin de famille, sans représentant des paysans, a conclut qu’il s’agissait essentiellement

1. Wikram Patel, Chinthanie Ramasundarahettige et al, Suicide mortality in India: a nationally representative survey. The Lancet, vol. 379, June 23,2012

2. Certains districts avaient des taux plusieurs fois plus élevés que cette moyenne.

3. Statistiques officielles de l’autorité de santé mentale du Kerala, http://www.ksmha.org/suicide.htm

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de complications de santé mentale de personnes ne pouvant avoir accès aux soins pour des éléments dépressifs sévères. Il était considéré que 90 % à 98% des victimes de suicides souffraient de troubles psychiatriques, quelques soient les difficultés sociales rencontrées, et que les antidépresseurs devaient constituer la colonne vertébrale de l’intervention anti-suicidaire, tout particulièrement la prescription des inhibiteurs de la recapture de sérotonine, étant donné un déficit caractérisé ou supposé de ce neuromédiateur dans les situations suicidaires. Le Docteur Mani, au nom de la commission ad hoc, exprimait le point de vue que la dépression avait été trop banalisée, trop psychologisée, avec seulement 5 % des patients au Kerala mis sous un traitement antidépresseur. Les experts considéraient que la stigmatisation sociale attachée aux problèmes de maladie mentale constituaient un obstacle majeur aux efforts de prévention du suicide ; avec des centres d’aide et de soins encore trop embryonnaires.

Tous ces éléments d’analyse sont certainement pertinents du point de vue strict de l’accès aux soins ; mais si l’on regarde d’un peu plus près l’analyse et les préconisations de cette commission, on peut s’étonner de la prédominance des affections psychiatriques en tant qu’étiologie du suicide, puisqu’il n’y a pas au Kerala d’études épidémiologiques à grande échelle vraiment fiable sur les troubles psychiatriques. La composition de la commission qui s’est occupée du suicide des paysans donne à penser qu’il était dans les intentions du gouvernement de médicaliser le problème et de mettre la culpabilité sur les victimes et les petits fermiers plutôt que de reconnaitre le suicide comme un problème socio-économique et, en quelque sorte, un échec de la politique de libéralisation et de l’introduction de la culture des OGM à partir de 2002 dans un contexte de mondialisation du commerce des produits agricoles. On peut aussi noter que le Kerala était à l’époque le plus gros marché indien pour les médicaments psychiatriques, en particulier pour les antidépresseurs.

Si l’on revient aux caractéristiques socio-économiques de ces suicides, on note que 77 % des fermiers suicidés faisaient partie des

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plus petits propriétaires avec une moyenne de 0,8 hectares par famille. Le suicide des paysans semblait corrélé de près à trois éléments marquants : une sécheresse majeure pendant plusieurs années, une réduction drastique de la récolte des céréales liée à l’introduction des « semences magique» 4, et un taux d’endettement bancaire extrêmement important à court terme ; les paysans avaient investis leurs maigres ressources dans la culture des OGM, incapables d’acheter les herbicides que réclamaient ces nouvelles modalités de cultures ; et ce en l’absence de soutien dans ce contexte, qu’il s’agisse de l’État ou du système bancaire. Il faut aussi noter que ces populations furent confrontées à une baisse vertigineuse des exportations des cultures de rente, dans une région où plus de 80% des produits agricoles sont exportées, alors que l’importation des produits alimentaires affecte directement les revenus des paysans.

Il y a eu par ailleurs, consécutivement aux périodes de sécheresse, un effondrement des prix des produits agricoles. Certaines études montraient par ailleurs que l’intervention massive et systématique d’antidépresseurs anti-sérotoninergiques pouvait augmenter le taux de suicide.

A l’inverse, on a pu noter, après un changement de gouvernement de l’Etat du Kerala (2006-2007), que la mise en jeu d’interventions sociales et économiques auprès des paysans a eu des

effets positifs en terme de prévention; ces inter-ventions consistaient en procédures de remise de dettes : Le « State level bank of Cognity » a annon-cé un moratoire de six mois sur le recouvrement des prêts consentis aux agriculteurs, associé à la reconversion de prêts à court terme en prêts à mo-yen terme, à payer entre trois et sept années. Les banques ont également exprimé leur bonne volon-té pour fournir aux fermiers des prêts pour acheter des semences de riz à planter, avec un support et un étayage social important, en lien avec les pro-grammes d’associations non gouvernementales. Ce type de soutien a été proposé en particulier dans le district de Wayanad, district agricole autre-fois prospère et devenu très suicidaire.

Au total, dans les lieux où ces mesures de

4. Semences à rentabilité rapide, comme le gingembre et les épices

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soutien ont été instaurées, on a pu constater que le suicide des paysans avait diminué très considérablement, ce qui semble suggérer que dans certains contextes, une analyse purement psychiatrique des phénomènes suicidaires est contraire aux besoins de santé mentale d’une population considérée ; à l’inverse, en situation de grande précarité, la dimension sociale de la maladie est parfois plus importante que la dimension techniquement médicale.

Sur le plan structural, les paysans Indiens restent globalement piégés dans un cercle vicieux qui intègrent de plus en plus une culture de type extensive orientée sur des produits à bénéfice rapide comme le gingembre ou les épices par exemple, au détriment des cultures vivrières, avec une augmentation des investissements et le cercle sans fin de l’endettement. Les prêts consentis aux paysans sont faits soit par des banques, soit par des personnes privées (20 %), avec un nombre d’hypothèques très important. Le coût des frais de culture, frais de graines, de pesticides, d’engrais, a été multiplié environ par 100 depuis les années 1960, alors que le profit n’était multiplié que par 10 à 15. De la même

façon pour les fermiers non propriétaires, le prix de la location des terres s’est multiplié d’une manière extrêmement conséquente, passant d’environ 2000 roupies par acre à 70 000.Cet engrenage de surcoût a malheureusement continué après la période de 2003 à 2007 qui s’était conclue par une amélioration nette de la propension suicidaire.

Au total, les conditions économiques de la paysannerie en rapport avec une mondialisation des produits cultivés et une évolution à marche forcée vers des produits faisant espérer de forts profits constitue un cercle vicieux infernal qui conduit au surendettement et au désespoir ; tandis que le taux de suicide continue d’être inquiétant.Cette réalité psychosociale questionne les effets de la mondialisation sur la santé mentale des populations des pays du sud. Elle montre également que si la psychiatrie a un rôle important à jouer dans l’accompagnement de ces populations victimes de la mondialisation, elle doit plus qu’ailleurs mieux prendre en considération les déterminants sociaux et culturels dans la prise en charge des patients.||

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donc qu’il y ait impact entre 6 mois et 3 ans), rendre compte de la qualité de leurs activités à travers des critères d’efficacité, de pérennité et d’efficience, etc. Les ONG sont traversées par diverses logiques gestionnaires, des logiques de projet, de réseau. Je suis toujours surpris de constater, que ce soit à Haiti, au Rwanda, à Madagascar, au Liban, en Algérie, au Burundi, au Bangladesh, etc, dans tous les programmes que mes collègues gèrent quotidiennement entre 30 et 70 mails par jour : ils sont à la fois femmes et hommes de réseaux, souvent praticiens, et gestionnaires. Ils sont connectés avec les bénéficiaires et aussi avec les ministères, les institutionnels et les professionnels de différents secteurs de la santé, du social, de l’éducation, etc.

La mission sociale de ces mêmes ONG, notamment celles qui travaillent dans les champs de la santé mentale et du social, se donne comme objectif principal de restaurer le lien social avec l’hypothèse que la restauration du lien social améliore la santé mentale des individus. En ce sens les ONG sont traversées par des courants hétérogènes et peuvent être pensées à la fois comme des sortes d’agents de la globalisation, au sens néolibéral du terme, et des acteurs de la mondialisation, au sens où elles ont le souci du lien social et des « capabilités » des individus. Il est donc question de la manière dont certaines ONG travaillent cette tension, de mieux comprendre comment elles organisent la distribution des flux financiers, des valeurs et méthodes qui les accompagnent, en provenance des pays à haut

Les projets mis en œuvre par ces ONG sont des projets qui ont une temporalité courte,

généralement 6 mois en contexte d’urgence, 3 ans en contexte de développement, parfois 6 ans ou 9 ans mais c’est plus rare. Ces temporalités courtes et moyennes de l’action induisent des postures d’accompagnement spécifiques qui sont en tension entre des conceptions de l’humain différentes. Il s’agit parfois de répondre aux besoins de base des victimes de catastrophes en leur donnant de l’eau, un toit, l’accès à des latrines... L’individu est ici appréhendé comme étant un réceptacle qui reçoit de l’aide, un « bénéficiaire ». Il s’agit aussi parfois, dans des logiques de réadaptation, d’accompagner le développement des aptitudes et capacités de ceux qui sont considérés comme des « personnes » en situation problématiques multiples (handicap, vulnérabilité, précarité) ; il s’agit de les aider à participer activement à la vie sociale. Il s’agit encore d’autres fois d’accompagner un travail de réflexivité, de travailler les processus d’affectivation et de subjectivation en se mettant à l’écoute de celui qui est considéré ici comme un « sujet ». Cela dans des contextes socioculturels parfois différents, parfois proches, souvent enchevêtrés. Le plus souvent ces conceptions de l’individu se succèdent dans nos interventions, c’est le cas pour Handicap International, sans qu’on n’ait vraiment le temps d’en travailler les effets.

Simultanément, les ONG doivent répondre aux normes de la globalisation et de ses logiques financières. Elles doivent rendre compte de ce qu’elles font, mesurer leur impact (il faut

Les ONG internationales sont souvent gérées par des ressources humaines provenant des pays à haut revenu. Elles sont aussi souvent financées par des bailleurs ou donateurs situés dans ces mêmes pays. On sait qu’elles interviennent dans les pays à faible revenu et emploient majoritairement des ressources humaines locales. Sur le champ de la santé mentale, une des questions posées est la place de ces ONG en tant qu’acteurs de la mondialisation avec des complexités parfois contradictoires.

•Guillaume Pégon Référent Technique Santé Mentale à Handicap International Fédération(Lyon)

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sur les contes/dictons, sport, peinture, etc.). Ces médiations sont élaborées collectivement avec les personnes en souffrance, avec des professionnels de la relation d’aide (psychologues, travailleurs sociaux) et des personnes ressources de la communauté (animateurs communautaires). L’originalité de cette approche réside non pas tant dans le fait de chercher à soigner mais plutôt à prendre soin d’opportunités d’empowerment. A partir de récits d’expériences diverses tant clinique que de développement local, il s’agit de donner la parole à des professionnels de terrain et de chercher avec eux à comprendre comment remettre en mouvement le « Je » de la personne en souffrance et réactiver sa capacité à agir pour elle-même au sein de son environnement. Comment réanimer un « Nous » communautaire permettant aux individus de faire face aux nouvelles contraintes de participation citoyenne qui peuvent être générées du fait de leur situation de vulnérabilité ou de handicap ?

Le concept bantou, d’Ubuntu « Je suis parce que nous sommes, nous sommes parce que je suis », et qui signifie aussi en kinyarwanda, la langue rwandaise, et en kirundi, la langue burundaise, « humanité », « générosité » ou « gratuité » nécessite d’être pensé à nouveau frais comme un moteur des pratiques et postures humanitaires. ||

revenu ; tout en organisant la reconnaissance des liens sociaux et en essayant de faire participer ceux qui sont visés par l’action à l’élaboration, la mise en œuvre et l’évaluation de l’action.

Au cours de ces dernières années, les ONG catalysent l’émergence d’une nouvelle approche dite de Santé Mentale Communautaire pour accompagner notamment les traumatismes vécus par des populations suites à des évènements de grande envergure : catastrophes naturelles, guerres, génocides. Les interventions de Santé Mentale Communautaire visent à prendre soin à la fois de la souffrance psychique des personnes les plus vulnérables et du contexte social dans lequel cette souffrance s’exprime. L’intervention part du postulat que la communauté possède en elle-même une capacité soignante qu’il s’agit d’étayer afin de prévenir au niveau individuel les risques de décompensations psychopathologiques sévères, en cherchant à soigner les symptômes traumatiques et la détresse psychologique générée par des deuils impossibles, des ruptures de liens familiaux, des discriminations liées aux nouvelles déficiences des personnes, etc. Les activités proposées s’appuient sur des médiations sociales à visée thérapeutique (groupe de parole, groupe de sensibilisation, visite à domicile, théâtre, travail

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dominée par les gens de la ville.b) Une structure sociale basée sur la production agricole qui s’organise sur un mode familial, autour de la communauté et bien loin du pouvoir central de l’Etat.Avec le temps, le mode de fonctionnement parallèle de ces deux structures a donné lieu à ce que l’anthropologue historien Michel Rolph Trouillot appelle une crise généralisée, conduisant aux effritements des institutions rurales et urbaines, à la paupérisation extrême des masses rurales et à la bidonvilisation excessive de l’espace urbain en Haïti. C’est sur ce fond de crises institutionnelles, sociales et politiques généralisées que se greffent les désastres naturels récents d’Haïti et la catastrophe résultant du séisme du 12 janvier 2010. Ce fond de crise me permet d’articuler ici comment la vie s’organise dans les communautés populaires en Haïti avant et après le séisme.

Je disais que la vie familiale rurale s’est organisée schématiquement entre deux polarités : confiance et méfiance, tradition et modernité. C’est sur ce fond culturel chargé d’ambivalence que se défininissent en Haïti les rapports, campagnes/villes, riches/pauvres, intellectuels/analphabètes, inclus/exclus. Je parle d’ambivalence parce qu’elle contient en réalité à la fois une envie mais aussi un rejet. Cette méfiance a un double effet, elle contribue à l’éloignement de la paysannerie et de certaines catégories sociales de la chose publique et participe en même temps à son enfermement par rapport au reste du pays. C’est donc autour

Tout d’abord, deux mots sur les stratégies de vie dans les campagnes haïtiennes. La structure

familiale haïtienne émane d’une organisation sociale centrée sur elle-même dans une logique de méfiance et de retrait : retrait vis-à-vis de l’extérieur, (en dehors de la communauté), mais aussi du pouvoir de l’Etat en tant que tel. La vie dans le monde rural s’organise dans une logique familiale et traditionnelle, en dehors des systèmes de régulation politique classique.Une brève évocation historique d’Haïti nous permettra de comprendre cette organisation sociale atypique au sein de la Caraïbe. Je parle ici d’une société datable, qui, dès le lendemain de son indépendance, s’est organisée autour d’un système social d’inclusion et d’exclusion hautement hiérarchisé. Elle porte en elle une inscription temporelle qui crée un avant et après. Plus précisément, elle porte aussi l’inscription voire l’acceptation de ceux qui ont des droits dans la société et ceux qui n’en ont pas, entre les gens du dedans et ceux du dehors. Dans sa forme actuelle, la société haïtienne maintient une idéologie et un système de pensée hérité de la société de plantation dont elle est issue. En effet, le système social basé sur la plantation a profondément marqué le pays dans sa formation, dans ses composants sociaux et culturels à travers ses fractures héritées de la colonisation et de l’esclavage. Cette empreinte est à la fois symbolique et réelle. Elle a favorisé progressivement la création au sein du pays de deux grandes structures donnant lieu à deux logiques sociales différentes :a) Une structure sociale économique et politique

Haïti face à l’adversité, un bien vaste sujet. Aussi, je me contenterai de faire quel-ques commentaires sur les réponses données par la majorité des familles haïtien-nes pour faire face aux difficultés de tous les jours. Mes commentaires sont ceux d’une psychologue clinicienne travaillant dans le champ de la santé mentale en France et en Haïti. Je mettrai en perspective les stratégies d’adaptation et les réponses que ces familles apportent pour améliorer leurs conditions de vie. En effet, il est intéressant d’avoir dans les débats actuels un dialogue interculturel qui permet d’appréhender les modes d’organisation des contextes culturels différents. Le cas d’Haïti permet d’articuler cette alternative qui ouvre sur les expériences d’ailleurs, c’est-à-dire des collectivités locales dans leurs pratiques sociales, culturelles et géopolitiques.

• Myrvine MarcelinPsychologue Clinicienne, Thérapeute familiale, Chargée de cours à l’IED-Université Paris 8

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internationale a développé un modèle de coopération en Haïti qui consistait à renforcer la société civile haïtienne, finançant directement les Organisations Non Gouvernementales (ONG) et, à travers elles, certaines associations locales. L’objectif étant de créer un contre pouvoir vis-à-vis de l’Etat haïtien, jugé corrompu, dictatorial et inefficient. Il n’y a pas de doute que l’Etat en Haïti a fonctionné dans certains cas comme une entité aux mains de groupes qui ne servent que leurs intérêts privés. Une entité kleptomane et prédatrice qui puisait sa force du pouvoir dictatorial. Cependant, les réponses proposées par les bailleurs de fonds et l’international face au problème de la légitimité et la capacité de l’Etat en Haïti ont paradoxalement annihilé la possibilité de le transformer : ces réponses ont fini par affaiblir l’Etat Haïtien en le privant de ses moyens d’action. Ce faisant, il est devenu impossible de mobiliser des atouts institutionnels locaux pour répondre de manière cohérente aux défis qui se déploient après la catastrophe du 12 janvier.

Par ailleurs, le choix délibéré des bailleurs et des institutions internationales de contourner l’Etat haïtien a affaibli le potentiel d’organisation du pays dans la lutte contre la corruption, dans la production de capacité locale, au maintien des capacités autour des actions concertées, méthodiques et productives, en somme au renforcement structurel du pays. L’incapacité actuelle du pays à faire face aux catastrophes naturelles qui le frappent régulièrement comme les cyclones, les inondations, les sècheresses,

de cette organisation familiale traditionnelle que s’est construite et organisée la structure de parenté dans les campagnes haïtiennes. C’est de cette forme d’organisation familiale et traditionnelle que je tenterai de rendre compte aujourd’hui. Deux raisons expliquent ce choix :a) D’abord, parce qu’il rend compte de la pérennité d’une pratique familiale vieille de plusieurs décennies,b) Mais aussi parce qu’elle se perpétue encore aujourd’hui dans une forme de résistance face à l’extérieur et aux enjeux actuels. En effet, à travers les réseaux étendus de parenté la solidarité familiale s’est très vite mise en œuvre dès le lendemain du séisme qui a ravagé le pays le 12 janvier 2010. La famille rurale s’est beaucoup mobilisée pour venir en aide à leurs proches qui vivent à Port-au-Prince victimes du séisme. La diaspora aussi s’est mobilisée en masse pour aider les leurs. Il convient de rappeler ici que dans les premiers moments, bien avant que l’aide internationale n’arrive dans le pays, c’est à mains nues, avec des pioches et des cailloux que la population haïtienne a retiré les corps de ses proches sous les décombres. Certains y ont même laissé leur vie en essayant de leur venir en aide. On ne le mentionne pas assez dans les débats.

Contrairement à ce qu’on imagine, le séisme du 12 janvier 2010 n’a pas créé la précarité dans le pays, il a dévoilé à la face du monde la fragilité chronique de l’ensemble du pays et des institutions de la société haïtienne. Ce faisant, il amplifie les conditions adverses à sa stabilisation, tout en réduisant ses options de réagir face à l’immensité des défis qui en ont résulté. L’enlisement qu’on observe aujourd’hui dans la population ne date pas d’hier, ni du séisme, il est structural. Bien avant le séisme, les populations des villes et des bidonvilles dans leur majorité vivaient déjà en marge de toutes les infrastructures urbaines, incapables de subvenir aux besoins les plus élémentaires en alimentation, en santé ou en éducation. On peut se demander comment cette fragilité ou cette précarité est devenue si endémique dans le pays?

Je tenterai un commentaire à titre d’explication : Bien avant le séisme, la communauté

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Atrophier les capacités institutionnelles et les potentiels locaux nécessaires à la transformation des conditions sociales du pays ? Il y a à l’heure actuelle en Haïti, autant d’initiatives que d’acteurs sur le terrain (il y aurait plus de 10 000 ONG installées dans le pays principalement à Port-au-Prince, la capitale, après le séisme). Il faut dire en même temps que ces organisations sont là pour combler aussi le vide institutionnel laissé pas l’Etat haïtien, et la société civile haïtienne qui n’a jamais eu le souci d’investir dans le développement du pays. En même temps, ces réponses toutes azimutes ont eu pour effet de transformer ce pays en une terre expérimentale des organismes internationaux et humanitaires, qui maintient le pays dans une situation de dépendance. La preuve en est qu’en Haïti, actuellement, la majorité des produits consommés par la population vient de l’importation. Par voie de conséquence, le pays perd ses capacités de production locale et d’autonomie. Les mouvements paysans ont tenté de réagir à cette situation, mais que peuvent- ils contre l’invasion du riz américain, des aliments divers de la République Dominicaine et de toutes ces importations qui envahissent le marché Haïtien ?

On comprend alors que dans ce contexte, Haïti soit devenue un terreau extraordinaire pour faire naître et grandir des ONG. Ne l’appelle-t-on pas d’ailleurs «la république des ONG » ? Aujourd’hui, cette population désorientée se trouve concentrée autour des quartiers et des bidonvilles où elle tente de manifester sa présence, comme pour ne pas être oubliée. Le séisme de 2010, a levé les voiles sur la précarité, la misère et la violence qui sévit dans une grande partie de la population haïtienne depuis des décennies. Une précarité dont on a par ailleurs, courtoisement ignoré l’existence jusqu’ici. Aujourd’hui, la population s’invite au débat national post-séisme, l’enjeu étant de peser dans les débats en s’exposant notamment devant les caméras et devant la face du monde. Elle investit les camps, refusant de laisser certaines zones stratégiques comme le camp du “Champs de mars” en face du palais national, bien au cœur de la capitale. Elle s’accroche à leur rêve d’habiter. Un rêve d’habiter qui devient quête de vie ou quête de l’ailleurs, tel est le combat séculaire de la population défavorisée d’Haïti.

les épidémies et bien entendu le séisme, montrent combien ce modèle a été un échec. En revanche, s’il est normal que les citoyens, les organisations de la société civile demandent à l’Etat de réagir, de gérer ces difficultés, on oublie trop souvent que cet Etat n’a pas toujours été capable de répondre adéquatement aux besoins de sa population. Pas plus que la société civile haïtienne qui est toujours en quête d’une identité. A titre d’exemple, l’Etat haïtien et les classes dominantes en Haïti n’investissent pas dans des infrastructures de santé, de routes, de services sociaux pour leurs citoyens. Pas plus qu’ils n’investissent dans des infrastructures nécessaires au développement de la production économique qui puisse aider à améliorer les conditions de vie de la population. Les rues, les trottoirs de la capitale haïtienne deviennent quasiment un marché à ciel ouvert.

En effet, Il est important de créer de l’espace pour le développement de la société civile en Haïti. Il est aussi impératif pour le pays et pour son devenir démocratique que la société civile soit une force agissante et une interlocutrice valable auprès des institutions internationales. Cependant, ceci doit être fait tout en évitant l’affaiblissement de l’Etat au point d’être paralysé, car sans un Etat organisé, structuré à minima, on n’arrivera pas à construire une société et un Etat de droit. On voit bien aujourd’hui les signes de cette faiblesse dans la gestion des crises actuelles, plus particulièrement du séisme. Les acteurs viennent de partout sans trop de coordinations entre eux, créant plus de troubles, de désordres qu’ils n’apportent de solutions. Les réponses de l’Etat ne sont guère mieux, car, inadaptées aux enjeux actuels. C’est donc toute une politique mise en œuvre en Haïti depuis des décennies qui est aujourd’hui en échec. Mais cet échec n’est pas seulement l’échec d’une société, d’une nation, c’est l’échec d’un modèle. C’est ce modèle qui est questionné.

On constate en Haïti que les acteurs internationaux jouent plus de rôle dans la « reconstruction » du pays que les haïtiens dans la création de leur propre société. Dès lors, on peut se demander quelles conséquences cela peut avoir pour la suite ? Renforcer une dépendance déjà très importante vis-à-vis de l’étranger ?

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très différente de ces logiques traditionnelles et culturelles. Au contraire, elles fonctionnent sous une forme paternaliste et tentent de devenir des interlocuteurs privilégiés pour les jeunes, ce qui fragilise les liens familiaux. Les figures d’autorité traditionnelles reconnues et autorisées comme légitimes dans les communautés sont remplacées par des leaders moins légitimes mais qui ont su s’imposer comme tels auprès des ONG et des organismes internationaux. Dans les faits, les camps sont pris en charge par les leaders des quartiers qui ne font pas toujours figure de leaders au plan des valeurs culturelles et traditionnelles. Ces leaders sont devenus des interlocuteurs incontournables entre la population et ces dites ONG internationales, parce qu’ils parlent leur langue et connaissent leur code. Aussi, la concentration des populations dans les camps ne permet pas de retrouver des lieux mythiques et symboliques qui naguère, pouvaient assurer protection et sécurité à l’individu.

En effet, la population a très bien compris qu’il fallait investir les camps, les villes, car c’est là où tout se passe, les repas, les soins, voire un éventuel relogement. Certains n’hésitent pas à laisser la campagne pour venir chercher l’aide en ville, principalement dans les camps de Port-au-Prince. Les lieux symboliques sont ainsi désertés au profit des lieux stratégiques. En cela, le séisme a touché les structures sociales et familiales les plus intimes qui pouvaient contenir et donner du sens. Ces structures traditionnelles étant fragilisées, la famille ne peut plus jouer son rôle habituel de soutien et de contenance. L’une des conséquences de cette situation est un passage dépressif plus ou moins long et plus ou moins sévère. A qui parler de ses pertes, de ses blessures psychiques, sur qui se reposer ? Avec très peu de structures de prise en charge en santé mentale en Haïti, c’est à la famille que revenait la charge de s’occuper de ses malades mentaux et des désordres affectifs. Aujourd’hui, affaiblie, disloquée, appauvrie, fragilisée et exsangue, elle ne peut palier à tant de difficultés, comme elle le faisait auparavant. Le groupe avait cette fonction de contenance, et d’enveloppe psychique qui pouvait éviter les décompensations psychiques ou de sombrer dans la dépression ou dans la folie. Aujourd’hui les plaies sont encore à vif tant

Si on peut trouver un certain sens dans la manière dont la population s’expose aux yeux du monde, sans faire aucune nuance entre le dedans/dehors, l’extérieur et l’intime, loin des caméras et des yeux du monde, l’organisation de la vie dans les camps est soumise aux mêmes aléas que dans les bidonvilles de Port-au-Prince. La violence, le viol collectif et la drogue sont des enjeux importants qui devraient aussi s’inviter dans les débats actuels. Comment assure-t-on sa sécurité dans les camps ? Comment les femmes et les enfants arrivent-ils à se protéger des abus sexuels ?1 Peut-on exiger un certain droit à la protection et à la sécurité dans un contexte de non-droit ? Vers qui se tourner ? Quelles sont enfin les figures sociales et traditionnelles qui médiatisent et régulent le dérèglement social et les débordements psychiques dans un tel contexte ? Ce qui est sûr, c’est que la vie aujourd’hui dans les camps après le séisme, s’organise en fonction d’autres règles, d’autres valeurs que celles purement culturelles et traditionnelles. La famille a perdu de son poids et de sa légitimité dans ces espaces confinés et inhabituels. En effet, dans les camps, « l’aide » s’est beaucoup individualisée, provoquant dans une certaine mesure un éclatement de la famille et des réseaux communautaires traditionnels. Le parent est de moins en moins un interlocuteur privilégié pour l’enfant. Au même titre que ses parents, un jeune majeur peut avoir sa propre tente, donc, son propre chez soi, ce qui rompt avec une certaine forme d’organisation familiale traditionnelle en Haïti où les enfants non mariés vivaient sous le toit et l’autorité de leurs parents jusqu’à ce que ceux-ci se mettent en couple pour fonder leur propre foyer. La vie s’organisait ainsi, autour du lakou2, de l’habitat qui définissait la place et le rôle de chacun dans la famille en fonction de son âge et de sexe. Tout ceci est balayé aujourd’hui. L’autorité des parents est remise en question, dans la mesure où ceux-ci n’ont plus la capacité de subvenir aux besoins de leurs enfants3. Ils ont ainsi perdu de leur légitimité dans leur rôle parental. Cette forme d’individualité diminue aussi l’influence des parents vis-à-vis de leurs enfants, eu égard aux valeurs traditionnelles partagées dans la famille. Les organismes internationaux qui assurent l’aide humanitaire dans les camps s’inscrivent dans une logique

1. Voir à ce sujet le rapport publié par l’INURED, Voice from the shanties, mars 2010, in www.inured.org.

2. Pour désigner l’habitation dans l’espace rural haïtien.

3. Enfant ici, ne renvoie pas à une catégorie d’âge, il désigne, tous ceux qui vivent sous le toit et l’autorité parentale quel que soit l’âge.

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le manque de soins et le sous-développement chronique. Dans les faits, un autre paradoxe se dégage : plus les remèdes se multiplient, plus le malade va mal. Il est vrai qu’on a souvent le sentiment de devoir refaire aujourd’hui ce qu’on a terminé la veille. Un cercle vicieux qui enferme dans une pratique qui pousse à faire tous les jours un peu plus de la même chose. Une des conséquences de ces échecs répétés est d’enfermer toute lecture de ce problème dans un certain catastrophisme qui empêche de penser d’autres possibles. Si la tendance globale dans ce genre de situation est de considérer les solutions qui ont marché à un certain moment comme des solutions définitives, donc valides à tout jamais, il semble aujourd’hui évident, vu l’enlisement du pays de se questionner sur la pertinence de ces actions. Il est aussi important de sortir de la pensée magique qui consiste à dire à chaque fois « cette fois-ci ça va marcher », sans chercher à s’intéresser au fondement du problème. En effet, les problématiques d’un pays évoluent (en bien comme en mal d’ailleurs) ce qui oblige à adapter à chaque fois les réponses au contexte et aux situations de chacun. La situation actuelle en Haïti fait penser à une certaine surdité des aidants vis-à-vis de ceux qu’ils aident. Il est en effet plus simple et pratique de faire ce qu’on connaît qu’il devient fastidieux de chercher des solutions différentes!

La majorité des organisations internationales qui travaillent en Haïti ont cette conception magique du changement et du développement. Chacun amène son kit. Les programmes sont nombreux mais ne sont pas toujours en phase avec les besoins de la population. Face au découragement de la population devant ces innombrables crises et catastrophes de tout genre qui assaillent le pays, l’international oppose un optimisme déconcertant sans vraiment s’appuyer sur des plans stratégiques articulés avec les problèmes structurels auxquels le pays fait face depuis des décennies. En réalité, chaque catastrophe apporte son quota de missionnaires ou d’humanitaires qui cherchent dans leur fond de tiroirs des projets que l’on remet en scène à chaque fois. Il suffit pour cela de changer le nom des événements, la date et on repart. Jeanne ; Hanna, Ike, Emily, Tomas, Irène, et j’en passe, ne sont que des ouragans après tout! On est en

le choc traumatique a été grand. Néanmoins, avec une force inouïe, la population haïtienne a investi de nouveau la rue, plus blessée que jamais pour chercher la vie.

Quelles conséquences pour la population ? Si suite au séisme, un segment de la population haïtienne a perdu symboliquement une certaine cohésion sociale, voire un certain mode de vivre ensemble, cette apparente atomisation des valeurs traditionnelles peut fragiliser les individus dans leur reconstruction. En effet, l’absence de l’étayage du groupe ravive les blessures psychiques, la perte et le sentiment d’abandon. Dans beaucoup de situations, la population devient passive comme si elle se regardait vivre. Les récentes catastrophes naturelles, les événements de vie et les difficultés chroniques auxquelles la population fait face peuvent être considérés comme des facteurs aggravants qui maintiennent cette population dans une situation à risque. Dans certains cas, ils peuvent aussi être déclencheurs de la maladie mentale, notamment dans les troubles dépressifs.

Par ailleurs, la forte inégalité et la hiérarchie sociale existante dans le pays ne donne pas à tous les mêmes chances de s’en sortir, ni les mêmes capacités à rebondir. Aussi, paraît-il pertinent de réfléchir dans cette phase de « reconstruction » du pays à un modèle de société qui, à défaut d’être égalitaire, soit juste pour chacun. Haïti est décrit très souvent par son chaos et sa violence, mais en réalité il y a des paramètres beaucoup plus complexes que de simples corrélations violence-misère-pauvreté et le phénomène est d’autant plus complexe que les problèmes sont précisément intriqués. S’écarter d’un modèle tout venant qui se voudrait universel donc, applicable partout, c’est prendre conscience qu’il y a d’autres paradigmes dans le réel haïtien. C’est aussi prendre en compte la particularité du contexte du pays et permettre d’avoir des réponses plus adaptées aux problèmes qui se posent dans ce pays.

Comme nous l’avons vu, Haïti souffre de maladies endémiques, les missions des «spécialistes» de tout genre se succèdent dans le pays et chacun tente de trouver à sa façon, sa solution face à ces maux les plus primaires ; la faim, la misère,

| Controverses autour de l’action humanitaire en Haïti

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institutions sont malheureusement dépassées souvent en nombre par des institutions de missionnaires ou caritatives de tout genre qui, à défaut d’aider à construire un Etat de droit, proposent à la société un état providentiel, un état divin avec en perspective le royaume des cieux !

S’il est important de sortir de l’urgence, de l’immédiateté pour penser des stratégies à long terme dans la reconstruction de ce pays, il est moins utile de payer très cher des experts internationaux dont les recommandations finissent en général dans des fonds de tiroir pour savoir que Haïti a besoin de routes, des écoles, des hôpitaux, des Universités, de création d’emploi ou renforcer son système judiciaire afin de sortir de son sous-développement chronique. Plus que tout, c’est d’abord aux Haïtiens qu’il revient de construire leur pays en les aidant à mettre sur pied des projets pérennes afin de lutter contre l’exclusion, la corruption et d’aller vers la création d’un Etat de droit. Les besoins sont criants et font appel à des réponses parfois simples et pragmatiques. Il existe des plans stratégiques définis par le gouvernement haïtien faits par des acteurs locaux et étrangers qui ne demanderaient qu’à être mis en place ou à défaut être étoffés et appliqués. Pour terminer, j’ai envie de reprendre cette phrase de Paul Watzlawick : « Plus le problème est complexe et paraît désespéré, plus la solution est désespérément simple ».||

quelque sorte toujours en urgence en Haïti. Il n’y pas de place pour le questionnement pour la remise en question. A quoi bon ! Combien de fois n’entend-t-on pas dans le discours des uns et des autres que « Haïti, ne pouvait pas tomber plus bas » ; c’est un discours qui revient à chaque catastrophe. Plus celui-ci est important et provoque des dégâts collatéraux, plus on y croit, et plus on insiste. C’est cette naïveté qui conduit encore à développer des solutions anachroniques qui empêchent de penser ou d’explorer d’autres solutions envisageables voire préférables, cela frôle un certain cynisme ! Aussi, devient-il nécessaire de sortir ce pays de sa totale dépendance pour l’accompagner vers une autonomie, même relative. Mais le problème de la dépendance est qu’elle maintient des liens sans fin avec l’univers de la dépendance et l’autonomie devient une menace de rupture ou de changement.

ConclusionS’il est clair qu’il existe des facteurs historiques qui expliquent la précarité de la population et le manque de développement général du pays, cette précarité devient de plus en plus chronique et laisse peu de place à la pensée optimiste. Plus que l’échec d’un pays, c’est l’échec d’un modèle qui est mis à mal aujourd’hui en Haïti. En même temps, il y a des institutions et des ONG qui font un travail remarquable auprès de la population en Haïti, notamment dans le domaine de la santé ou du développement rural. Mais ces

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médiatisation et la « charity business » ; avant aussi l’avènement de « l’industrie des droits de l’Homme » mise en place par les grandes puissances pour justifier des actions telles que l’invasion américaine en Irak…Cette mondialisation et ses conséquences ont eu un impact fort sur l’Humanitaire et les acteurs de l’Humanitaire. Avec l’affaiblissement de l’Etat Providence, les crises militaires et sécuritaires, le rôle de la société civile, (à travers notamment les ONG), les ONG internationales ont été appelées par des organismes internationaux tels que la Banque Mondiale à répondre aux demandes sociales et à remplir les fonctions des politiques publiques.

Aussi, on peut se demander si le travail de certaines ONG du Nord n’est pas en train de saper les initiatives et les aspirations des peuples vers la démocratie et les droits humains, lorsque ces deux notions sont mises dans toutes les sauces ? Ou lorsque des partenariats sont mis en place par des ONG locales qui ont été créées par des Etats étrangers et qui n’ont aucune légitimité pour travailler sur ces questions ?

Bref, il faut le reconnaitre, la technicisation à outrance et le marché de l’humanitaire ont eu des conséquences désastreuses sur les principes d’humanisme et de solidarité et par voie de conséquence sur l’humanitaire mais aussi sur la coopération et l’aide au développement. La preuve est l’élargissement incroyable du fossé entre riches et pauvres, et le constat de désolation que nous avons aujourd’hui en percevant des missions dites humanitaires où se mêlent le politique, les médias et le militaire. En effet, et malgré le nombre très élevé des institutions gouvernementales, intergouverne-

En quoi les humanitaires seraient-ils les acteurs de la mondialisation.

À mon avis, il faudrait commencer par poser la question de savoir de quels « humanitaires » il est question ? S’agit-il de ceux qui sont originaires du Nord et qui se rendent dans des pays du Sud pour des missions ? Est-il question de ceux qui ont accompli leur mission dans les années 60, 70 et 80 ou de ceux qui se rendent aujourd’hui en leur qualité de « professionnels » et qui en retour perçoivent des honoraires très intéressants ?!S’agit-il d’humanitaires originaires du Sud et qui accomplissent leurs tâches dans leurs propres pays ? En bref, j’aimerais que soit défini le terme « humanitaire » car il y a une différence selon l’origine mais surtout selon la période historique et selon les motifs qui poussent la personne à détenir ce titre.J’ai eu souvent l’occasion d’évoquer cette question, et pour être bref, je dirais que l’humanitaire est de plus en plus en train de perdre ses points de repères, et le contexte de la mondialisation ne favorise pas son retour aux principes d’engagement sincère et humaniste qui sont censés l’animer !

Je dois dire aussi que, nous avons l’espoir, qu’à travers le Printemps arabe, qui semble avoir un effet sur le monde entier, l’humanitaire retournera à sa forme solidaire ; un humanitaire profondément et sincèrement engagé pour la cause juste des peuples ; un humanitaire tel celui qui prévalait dans les années 70-80, avant que la mondialisation de l’économie de marché et l’affaiblissement de l’Etat aient fait dériver l’action humanitaire vers un excès de professionnalisme technique, une sur-

1. Cette intervention a eu lieu dans le symposium coordonné par Pierre Micheletti et Daniel Henrys sur « les humanitaires acteurs dans la mondialisation ».

• Kamel MohannaPrésident et fondateur de l’association Amel International (Liban)Coordinateur général du Collectif des ONG libanaises et arabesPédiatre, Professeur à l’Université [email protected]: amel associationtwitter: Amel NGO

| L’action humanitaire : la vision d’un acteur du Sud

La mondialisation de l’économie de marché affecte directement l’action humanitaire qui semble dériver vers un excès de professionalisation, une surmédiatisation et un charity business.Quelles nouvelles attitudes doivent adopter les ONG internationales ? Quelles réponses spécifiques les ONG du Sud peuvent apporter à la crise de l’action humanitaire et aux conséquences psycho sociales de la mondialisation ?

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mais le musulman. Chez nous, la position des pays du Nord a été vécue comme celle d’un dominant certain que seul son modèle est le bon. Cela a créé un sentiment d’infériorité et de frustrations. D’autant que les puissances ont entretenu les puissants, et l’intérêt financier prime souvent sur l’intérêt des peuples.

La montée des extrémismes religieux a été l’une des conséquences de cette mondialisation. Là où l’Etat s’est retiré, ceux-ci se sont développés. Qui incriminer, vers qui se tourner, lorsque l’on souffre, alors que les Etats affirment qu’ils ne sont pas responsables du fait que l’économie soit aux mains des grandes firmes internationales ? On se cherche alors une autre identité, plus claire, plus rassurante, pour prouver que l’on existe. Le Professeur Mustafa Hijazi4 a explicité les mécanismes psychosociaux de ce repli religieux de la manière suivante : les courants religieux s’appuient sur trois leviers pour faire « pression » sur les populations. Tout d’abord, l’incrimination : celui qui n’est pas d’accord avec le mouvement religieux est contre lui et donc coupable. Ensuite, la culpabilisation : celui qui remet en question le dogme n’est pas un bon croyant ; Dieu le punira. Enfin, la proscription : celui qui n’est pas avec moi est contre moi, car il est un ennemi de la religion. Incrimination, culpabilisation et proscription. Voila quelques conséquences psychosociales de la mondialisation. Celles-ci vont contre la citoyenneté. Comment ensuite renforcer la solidarité, parler du respect des droits de l’Homme, lorsque ces mouvements excluent l’Autre et nourrissent ainsi le cercle vicieux de l’exclusion ?

Au Liban, nous avons vécu l’expérience suivante :Durant la guerre qui a duré plus de quinze années, nous avons bénéficié du soutien de nombreuses ONG dont Médecins sans frontières et Médecins du monde. Nous avons été témoins de la solidarité et des valeurs humanistes qui animaient les volontaires qui venaient vivre avec nous notre tragique quotidien en risquant leurs vies tous les jours au même titre que nous. Ils le faisaient avec aucune autre motivation que celles de la solidarité et de la générosité et n’avaient en général aucune attente d’ordre pécuniaire ou intéressée.

mentales et non gouvernementales qui ne font qu’augmenter et qui absorbent des budgets faramineux, nous sommes tous à même de cons-tater qu’aujourd’hui nous vivons dans un monde où il y a une crise alimentaire, énergétique et financière et que nous sommes par exemple très loin d’atteindre les objectifs du millénaire pour le développement (OMD): extrême pauvreté, analphabétisme, mortalité infantile…Cela est d’ailleurs confirmé par un rapport publié en juin 2010, lorsque 5 ans avant l’échéance des OMD, plus de 140 chefs d’État et de gouvernement se sont retrouvés à l’ONU (New York) le 22 sept-embre 2010, réaffirmant leurs engagements, malgré les « crises globales, les catastrophes naturelles et les conflits actuels »2. L’ONU, par la voix de son secrétaire général Ban Ki-moon, reconnait que les avancées sont insuffisantes, la faim touche 925 millions de personnes et les indicateurs sont mauvais pour les objectifs concernant le SIDA, le développement durable, et l’objectif de réduction de la perte de la biodi-versité en 2010, qui ne pourra pas être atteint : « si les tendances actuelles se confirment, la perte de la biodiversité continuera jusqu’à la fin du siècle, alors que des milliards de personnes en dépendent directement pour leurs modes de subsistance, voire leur survie »3.

Néanmoins, nous sommes d’accord que l’aide au développement ne bénéficie pas de fonds aussi importants que ceux de l’humanitaire. Ce dernier ayant bénéficié de la mondialisation à une plus grande échelle est devenu un vrai business et ses institutions, de réelles entreprises privées.

L’engagement humanitaire a évolué avec la mondialisation. Cette mondialisation a été marquée par la chute de l’Union Soviétique et du Mur de Berlin et, depuis les années 1990, par l’affaiblissement de l’Etat et l’adoption de l’économie de marché. Les enjeux géopolitiques et les conflits ont évolué parallèlement à ces événements. Le désengagement de l’Etat « Providence » a laissé de côté des millions de citoyens. La libéralisation du système économique mondial tend vers un monde où les riches s’enrichissent et les pauvres s’appauvrissent. De son coté, le 11 septembre a marqué un tournant décisif dans la polarisation des conflits. L’ennemi n’est plus le communiste

2. Discours d’ouverture (20 septembre 2010) d’Helen Clark, Administratrice du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD)

3. Communiqué PNUE, New York, le 20 septembre 2010

4. Le Professeur Mustafa Hijazi est docteur en psychologie et auteur de nombreux ouvrages notamment sur les effets psychologiques de la mondialisation.

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Alors que les luttes opposaient les différentes milices, et alors même que la Croix Rouge Internationale était contrainte de fermer ses portes à un moment donné, Amel ouvrait des centres de développement communautaire dans toutes les régions, y compris à proximité des centres de réfugiés palestiniens, pour proposer ses services et programmes tant aux Libanais qu’aux Palestiniens. Outre son intervention d’urgence humanitaire, Amel orientait déjà son action vers des projets de développement.

Aujourd’hui encore, alors que la guerre est terminée, la situation au Liban reste instable et la vie quotidienne est toujours marquée par les divisions communautaires et les conflits internationaux.

Dans ce contexte, propice aux discriminations et aux inégalités, et où l’Etat est faible, l’association Amel poursuit son engagement dans la promotion de l’égalité et du droit de tous à s’exprimer et à vivre dignement dans des régions contrôlées par des mouvements opposées à ces valeurs. Dans un Liban miné par le clientélisme politique et le confessionnalisme, Amel s’est développée et étendue sur l’ensemble du territoire libanais, indépendante des mouvements politiques et/ou confessionnels et créant un courant parallèle totalement dévoué au développement équilibré,

Après la guerre (1990), les choses ont changé. Nous avons été témoins du changement de profil des humanitaires qui venaient en “donneurs de leçons”, souvent bardés de diplômes mais surtout très éloignés de la réalité du terrain. Représentants d’ONG (du Nord évidemment) devenues très riches5, c’étaient les nouveaux acteurs de l’humanitaire et les “aventuriers du XXIème siècle”!6

Nous avons alors vu défiler des consultants et des experts techniques envoyés par les ONG partenaires pour nous apprendre notre travail alors qu’ils n’ont souvent aucune connaissance du terrain. Nous avons rencontré l’arrogance de nombreux représentants de partenaires et de bailleurs qui prétendaient savoir mieux que nous ce qui doit être fait sur le terrain et comment !

Néanmoins et malgré tout, l’association Amel, depuis sa création, entend rester un trait d’union entre Nord et Sud, en favorisant le travail des organisations du Nord au Liban, tout en se positionnant clairement pour des relations plus égales et plus justes entre le Nord et le Sud. Amel croit à la nécessité d’un partenariat solidaire et juste car ce n’est qu’à travers un réel partenariat qu’émergeront des forces capables de mettre les Etats du Nord comme du Sud devant leurs responsabilités.

Amel est une ONG libanaise (non confessionnelle) née en 1979 après la première invasion israélienne du Sud Liban en 1978, alors que le Liban vivait une guerre tragique qui dura plus de 15 années7.

Depuis sa création en situation d’urgence humanitaire dans un Liban en pleine guerre fratricide et avec une partie du Sud Liban occupée par Israël, l’association Amel a su préserver son indépendance et son identité propre. La capacité d’Amel d’avoir pendant plus de trente années été acteur dans toutes les régions, avec toutes les communautés tout en revendiquant plus de droits et des services de qualité pour tous, est en soi presqu’un exploit. Durant la guerre civile, alors que le pays était divisé en zones communautaires et que chacun risquait sa vie en se déplaçant d’une zone à l’autre, l’association Amel s’est implantée dans des régions de confessions et d’orientations politiques diverses.

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5. Pour l’année 2000 (même approximativement) et en dollars américains pour : le « Groupe World Vision » un pouvoir de dépense de 900 millions ; le « Groupe Care » 600 millions ; le «Groupe Oxfam » 500 millions ; le « Groupe Save the Children » 365 millions [Ian Smilie, « La montée de l’ONG transnationale », 2002, p. 61].

6. Bernard Kouchner, in Le Débat “ La grande aventure du XXème siècle qui s’achève s’appelait le marxisme. La grande aventure du XXIème siècle commence et s’appellera mouvement humanitaire”.

7. Le président de l’Association Amel est le Coordinateur Général du Collectif des ONG libanaises et arabes

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des travailleurs migrants exploités repose sur la volonté d’Amel de promouvoir les droits fondamentaux de TOUS et d’agir concrètement pour voir ces droits se concrétiser. C’est en travaillant directement sur le terrain, avec et aux côtés des populations qu’Amel a pu créer un lien de confiance, acquérir un soutien fort et perdurer.

Amel appuie son action sur la conviction que le changement est possible à condition de reconnaître son caractère long et complexe, de baliser la voie en adoptant l’approche du cumul des expériences, la valorisation des ressources et un esprit positif et fédérateur.

En tant qu’association porteuse de valeurs humaines, Amel a toujours pris part à la promotion des droits de l’Homme et des droits civiques. C’est une association qui travaille beaucoup avec les jeunes et les enfants dans le but de renforcer leur connaissance des droits fondamentaux et leurs capacités à s’engager comme acteurs fondamentaux dans la société civile.

L’association Amel a désormais le statut d’ONG internationale ; elle est devenue Amel International, pour être en mesure de mieux collaborer avec des partenaires du Sud et du Nord.

Il est temps de cesser cette industrie des droits de l’Homme mise en place par les grandes puissances dans le but de justifier leurs interventions et qui mènent à l’élargissement du fossé qui existe entre les riches et les pauvres ; il est temps de revenir à un partenariat sincère, juste et équitable entre le Nord et le Sud, basé sur des valeurs d’humanisme et de droits humains afin de bâtir un futur commun solidaire et humaniste.

Amel est engagée dans cette voie et en collaboration avec les membres des sociétés civiles du Sud et du Nord, en acteurs solidaires et avec une approche d’égal à égal, nous pouvons travailler ensemble à travers un partenariat réel et solidaire, pour un monde plus juste et plus humain. ||

au dialogue et à l’acceptation de l’Autre puisque tous et chacun veulent atteindre le même objectif : vivre le mieux possible, loin des inégalités et de l’injustice.

La vision d’Amel est basée sur une approche participative et respectueuse de l’humanité de chacun conduisant à l’autonomie économique et sociale des populations locales.C’est dans ce sens que l’association a adopté le slogan « Pensée positive et optimisme permanent », afin de réunir les efforts de chacun pour que les discours se concrétisent en action sur le terrain. La stratégie d’Amel s’appuie sur une offre de services de qualité comme socle pour les programmes de développement pour aboutir au renforcement de la culture de droit et du concept d’appartenance citoyenne ; une appartenance qui tend vers la promotion des droits civils de tous les citoyens sans distinction confessionnelle, socio-économique ou politique.

Les programmes de développement s’appuient sur les besoins réels des populations et ont pour objectif ultime l’aboutissement à une culture de droit.

La présentation de services qui répondent à des besoins fondamentaux tels que la santé et l’éducation est un socle qui permet de renforcer les capacités des individus à s’exprimer et à exercer leur rôle de citoyens. Amel a choisi de s’engager au plus près de la population tout en dialoguant continuellement avec les autorités politiques, afin de renforcer leurs connaissances et leurs capacités à travers de nombreux projets emblématiques en faveur de la tolérance et du dialogue.

Le dialogue entre les différentes communautés est au centre des préoccupations d’Amel. Dans un pays où se côtoient 18 confessions, les Libanais vivent encore trop souvent dans l’ignorance de l’Autre, situation qui renforce les idées reçues et les préjugés. Cela est sans aucun doute très néfaste à l’unité nationale, aux chances de développement et à la paix.

Son engagement dans les régions déshéritées du Liban, mais aussi auprès des réfugiés et

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Clinique spatiale de l’itinérance

laquelle d’abord elle s’insurge, à charge pour nous de le remettre en orbite.

L’arrêtEn l’absence de lit disponible au département de psychiatrie, elle fut d’abord installée à l’urgence en chambre d’isolement. C’est de là qu’elle s’enfuira à plusieurs reprises lorsqu’elle allait fumer, accompagnée à l’extérieur. Elle était ramenée, gelée, débraillée et vociférante. Pourtant, comme pour les patients maniaques désorientés, la mise à demeure forcé, le lieu clos est indispensable à l’instauration d’un lien. Venant d’une région du Québec éloignée de 800 kms, comme souvent avec les itinérants, se pose étrangement un premier dilemme, où l’hospitaliser ? Plutôt que de la renvoyer escortée en ambulance, dans son hôpital de secteur, nous choisissons pour elle de la traiter sur place, avec la perspective qu’elle rentre chez elle d’elle-même, au terme de son séjour hospitalier.

En évitant de la cataloguer trop rapidement borderline, toxicomanie et délirante, ce que nous souhaitons en lui offrant une halte c’est qu’elle retrouve son chemin. Notre lieu d’accueil, devra lui permettre de retrouver d’abord une harmonie spatiale. Nous espérons qu’elle retrouve alors sa mobilité et sa parole.

Le mouvementUne fois l’agitation et le délire dissipés, elle est transférée de l’urgence au service de psychiatrie, récemment rénové, avec le souci d’établir un équilibre architectural où la circulation entre les

Appelons la Suzanne, elle nous arrive maintenue attachée sur une civière dans une

ambulance escortée par la police. Son dossier, à l’urgence de l’hôpital de Rouyn Noranda où elle est déjà « passée » récemment, nous indique qu’elle est originaire de la Gaspésie, à l’embouchure du Saint Laurent, et une agence de Québec organise ses tournées de danseuse. Lorsque nous la recevons sa tenue est de circonstance, elle vient de se faire renvoyer « manu militari » de son club de troisième zone car elle était violente et s’en prenait aux clients qu’elle accusait de comploter contre elle. Dans cette région boréale où elle transite, déracinée, emportée dans la tourmente, elle perd ses repères. Danseuse «nue», cocaïnomane, dissociée, borderline et itinérante, une version boréale du célèbre film « Recherche Suzanne désespérément ! ». Dans les couloirs de l’urgence elle est agitée à moitié nue prête à repartir dans la nuit froide en rase campagne. Comme dans le film, comme Madonna, emportée par le mouvement, elle est perdue, sans lieu stable et reconnu, sinon ses éphémères saloons et ses motels défraîchis. Happée dans un environnement qui change toutes les deux semaines et un mouvement qui sans cesse la déporte, elle tente désespérément comme d’autres en pareil circonstance, de se réchauffer et de se fixer dans les paradis artificiels de l’alcool et de la drogue. Ils précipitent sa chute, elle se désocialise, pour finalement se réfugier dans un délire en forme d’adversité. Son état commande une pause, le temps de se réapproprier cet électron libre qu’est devenu son corps, elle nécessite une hospitalisation, contre

L’itinérant substitue au mot à mot de l’histoire son dangereux pas à pas aux frontières de l’espace et d’une mort toujours possible. Il actualise de manière avant-gardiste la nécessité d’une lecture spatiale du mental, sur une planète mondialisée et en péril, qui génère de nouvelles manières de vivre et de penser, mais aussi de réagir et de souffrir. Le niveau de sa désorganisation spatiale est le premier indicateur de l’ampleur de sa détresse. Nous développerons dans un premier temps le récit d’une hospitalisation qui a permis à une patiente itinérante de se réhabiliter et de retrouver son mouvement. Dans un deuxième temps, nous analysons la place et le rôle des différents éléments spatiaux en œuvre dans l’évaluation et le traitement de personnes itinérantes.

•Jean Dominique LecciaPsychiatre Prof. Adjoint. University McGill, Montréal.www.jeandoleccia.com

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avec la fébrilité du dehors, va peu à peu s’estomper, elle va accepter son hospitalisation, comme une pause, pour se reconstruire. Par étapes, elle va reconquérir sa mobilité tout en retrouvant son intégrité, et d’abord au sein même du département fermé, puis de l’hôpital, et enfin dans la ville avant, finalement, de repartir toute seule chez elle en autobus. Elle est allée retrouver sa mère qui était une femme de ménage, qui avait passé sa vie dans les motels. Un destin?

Ce qui nous a servi de témoin dans ce relevé d’ethnographie clinique, c’est le corps. Une approche spatiale de l’itinérance va devoir intégrer une sémiologie gestuelle qui peut aller de l’agitation en rapport avec la fébrilité des milieux désignés de l’errance sociale à la prostration où le dernier lieu privé du sujet se résume aux limites de son corps. Son éventail symptomatique est large, il va de la prostration où comme dans la mélancolie, le corps muet et souffrant devient la frontière de l’identité, jusqu’à l’agitation qui évoque la fuite des mots dans la manie en passant par la fusion, la symbiose anxieuse avec un univers menaçant, magistralement représentées dans “ Le cri de Munch ”. On l’a vu avec Suzanne, c’est en récupérant lentement son corps qu’elle retrouve son individualité et sa parole.Mission accomplie, Suzanne est à nouveau sur orbite, nous avons utilisé le lieu non pour impérativement la sédentariser, mais plutôt pour lui redonner un mouvement équilibré en respectant ses trajets qui depuis son enfance, organisent son histoire. Pour ouvrir la réflexion,

chambres et les espaces publics soit plus fluide. Elle va pouvoir circuler librement dans les limites du département. Elle est alors encore incapable de s’asseoir plus de trente secondes dans un bureau pour parler, elle ressort rapidement. Les dialogues avec les intervenants sont limités, allant de quelques pas faits ensemble dans le couloir jusqu’à une promenade assistée, dans l’hôpital. Sa surface d’évolution encore close va malgré tout s’agrandir, se complexifier. On note comme des étapes de son évolution sa capacité à utiliser l’environnement tutélaire, transitionnel que nous lui offrons et dont elle accepte les contraintes. Lentement ses déplacements se font de manière plus fluide, son périmètre de mouvement s’élargit. Elle circule de manière plus respectueuse des autres, avec lesquels elle établit des bribes de dialogue, des ébauches de liens.

Les limitesPour la protéger contre un extérieur vécu comme chaotique et menaçant, c’est d’abord la frontière entre le dedans et le dehors que nous allons rétablir pour elle, de manière unilatérale : une chambre close, puis un champ plus large, mais limité, un département fermé. À l’intérieur elle apprend à reconnaître la diversité des frontières, chambre, salle commune ou corridors, et à respecter les frontières du public et du privé ; témoin de son évolution, sa possibilité de nous rencontrer dans un bureau juste pour parler. Dans le même temps elle réintériorise ses propres limites, depuis l’intime. Les premiers temps, elle circulait sur le département, en habit d’hôpital entr’ouvert sans souci de sa nudité, elle se déplaçait comme si elle était encore dans son club. Ce n’est que lentement qu’elle va reprendre conscience et confiance en son corps, notamment lorsqu’elle va retrouver ses habits. Elle a recommencé à se maquiller, à prendre soin d’elle et tous les soirs elle faisait la lessive de ses vêtements pour pouvoir les remettre le lendemain matin. Elle se retrouve.

ConclusionRésumons le processus. En rupture de lieu, Suzanne, va s’approprier le Département pour en faire un territoire de réapprentissage de l’espace. Au moment où l’agitation, en rapport

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du sujet avec son milieu. Elle va permettre en lui redonnant la parole de mesurer la nature de ses problèmes et de ses besoins en relation avec son état mental. Tous nécessitent d’abord une thérapie spatiale, dont on déterminera la forme, simple prothèse ou reconstruction, après avoir évalué l’état des paramètres à la base de notre équilibre géomental, qu’il s’agisse de la stabilité des lieux, de la sécurité des trajets et de la permanence des frontières.

Le lieu comme lienL’inventaire des lieux de l’itinérant décline souvent son histoire affective. Le palier choisi pour s’endormir sera celui d’un ancien amour. Le banc public sera celui du jardin au centre du quartier où on a habité, où on est reconnu. Une ultime résistance existentielle avant de sombrer, un dramatique SOS. La familiarité de l’environnement, sa subjectivité apparaissent comme un dernier rempart contre le risque d’être totalement désorienté. L’itinérant fait habituellement un retour sur les lieux de son histoire, avant de la perdre. Le sujet va alors se réfugier dans ces lieux sociaux de l’itinérance que sont le mirage des grandes villes, avec en leur sein, les gares, les jardins et les métros, des lieux public détournés que souvent ils privatisent à minima. On ne s’étonnera pas de les retrouver nombreux dans les prisons, où ils sont pris en charge, déchargés des contraintes de la rue.

L’itinérant, lorsque nous le rencontrons, est fondamentalement en rupture de lieu. Quand la patiente dit “qu’elle est éparpillée en plusieurs endroits”, on doit entendre aussi en plusieurs liens qui se dégradent, et qui entraîne un désinvestissement du lieu. Le sujet itinérant va nous obliger à être à la fois le lieu et le lien. Notre mission, lui assurer d’abord la sécurité du lieu pour rétablir le lien. Cette primauté et cette priorité du lieu fondent les mouvements américains, Gites d’abord à Montréal, House First a New York, ils visent à offrir sans conditions d’abstinence ou de fidélité à la médication, un domicile à chaque homeless souffrant de maladies mentales. Ce mouvement aujourd’hui s’étend et s’inscrit dans la tradition des accueils qui partout dans le monde proposent des abris à des itinérants. Leur thérapie, devra respecter la logique sans

en guise de conclusion, on notera que son orientation spatiale nomadique, cette capacité d’organiser son espace autour du déplacement, est largement répandue en Amérique du Nord. Une spatiale idée continentale qui s’origine dans la découverte du Nouveau Monde avec la mythique conquête du Far-West et celle plus récente et boréale de l’Abitibi. Un continent où la psychiatrie vise moins la recherche de la vérité de l’être que le retour de sa mobilité.

Réflexions GéomentalesCette histoire de Suzanne, je l’ai retenue parmi tant d’autres parce que ce type d’itinérance, selon des formes et des modalités diverses est très fréquente chez les jeunes de la rue des métropoles. Une population vulnérable où, à Montréal, le taux de suicide est sept fois plus élevé que la moyenne déjà haute dans leurs tranches d’âge, et 40 % d’entre eux souffrent de maladies mentales et ont déjà fait des tentatives suicidaires. Pour ces itinérants, la demande la plus courante lorsque nous les rencontrons est qu’on les loge ou pour le moins qu’on les localise. Bien sûr, il existe d’autres formes et niveaux d’itinérance, un simple décrochage passager, en relation avec une rupture affective ou sociale, qui après avoir épuisé le recours de la famille et des amis peut se retrouver dans la rue, une itinérance de circonstances, jusqu’à l’errance absolue, sans parole et sans repères, une véritable psychose spatiale. Bien sur, nous avons aussi choisi de présenter l’équipée sauvage de Suzanne, pour son happy end, pour démontrer justement que l’itinérance n’est pas sans espoir et qu’elle peut avoir une fin.

Notre réflexion va naturellement s’étayer sur l’histoire de Suzanne, mais aussi sur les centaines d’itinérant(e)s que j’ai reçus aux urgences psychiatriques, depuis une trentaine d’années. Quelles que soient les milieux où j’ai exercé, métropole, régions éloignées ou réserves amérindiennes, quelles que soient les populations concernées (immigrés minorités ethniques ou sexuels, citoyens mieux enracinés), chaque itinérant signale d’abord une grave perturbation environnementale qui place souvent le sujet fragilisé en situation de survie. C’est alors qu’on doit décider d’un plan de traitement pour permettre la réharmonisation

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harmoniser les trajets, en même temps que se rétablissent ses frontières.

L’intégrité retrouvéeÀ l’interface entre l’environnement et le corps, les limites qui ordinairement nous bordent, s’estompent dans l’itinérance. L’existence de frontières, diversement perceptibles mais reconnues, scande notre rapport à l’espace, elles établissent des lignes protectrices au plus proche de notre corps, entre le dedans et le dehors, le public et le privé jusqu’à l’intime. La nécessité de maintenir la pérennité et l’intégrité du corps oblige les itinérants à rechercher en permanence un endroit où pouvoir se laver, manger ou dormir en sécurité. En l’absence d’intimité possible, le corps est en permanence exposé, voire sollicité s’il s’agit de femmes. Dans l’impossibilité de tracer les limites de son propre territoire, l’une d’elles nous dira : « le domicile, c’est comme un vêtement qui habille, j’ai l’impression d’être nue ». Le lieu privé du sujet se résume aux limites de son corps sans voix. La peau devient la dernière limite, la sauver devient le premier impératif, une situation de stress intense et persistante, dont on souligne aujourd’hui les effets psychologiques dévastateurs.

La forme que prend leurs désorganisations mentales, selon le Dr Frohwirth1

,évoque d’ailleurs « celle d’une psychose carcérale inversée où, au lieu d’être confronté à un espace impersonnel et fermé, l’itinérant se trouve face à un espace ouvert et angoissant, difficile à marquer de son empreinte en l’absence de frontières reconnues ». La désorganisation environnementale se reflète dans le récit, le “JE” s’estompe au profit d’un “ON” indifférencié, pour décrire son mode de survie. La disparition des frontières entraîne chez les itinérants des états de dilution spatiale, qui ne sont pas sans évoquer la situation des jeunes psychotiques égarés dans la langue.La reconstruction de l’identité va se faire au travers du rétablissement des frontières spatiales, elle passe par le geste. Une gestuelle hypothéquée qui va de l’affaissement à l’emballement quand nous les recevons, et qui va se resynchroniser, retrouver ses limites symboliques en cours d’hospitalisation au travers d’activités quotidiennes et ritualisées. La reconquête des frontières passe par la maîtrise de son environnement immédiat.

mot d’un lien, qui va passer par le lieu. Notre réponse immédiate sera de proposer un lieu transitionnel dans lequel le sujet va pouvoir s’arrêter avant de se repérer, en rétablissant sa mobilité et ses trajets.

Les trajets réapprivoisésPour l’itinérant, le trajet se confond avec sa réalité. Il est, tout entier, ce trajet qui lui colle à la peau et inscrit son individualité. La plus ou moins grande désorganisation des parcours et des limites sera un indicateur de l’intensité de sa détresse. Avec l’itinérant, le verbe se fait geste, le discours est chorégraphié. Ce qu’il donne à voir et à comprendre, c’est un mouvement. Son écoute clinique sera attentive à l’amplitude et à la rythmicité des déplacements, à leurs circularités répétitives lentes ou encore à leurs emballements. À force d’être parcouru et répété, le trajet peut s’épuiser générant des états dépressifs spatiaux, le mouvement peut aussi se perdre dans sa dispersion, vouant alors l’itinérant à une errance sans bornes, aboutissant à de véritables psychoses spatiales.

Sa demande d’aide signale souvent la volonté d’une pause dans ses déplacements précaires, parfois dangereux. Le thérapeute devra accepter de prendre d’abord en charge, momentanément, la trajectoire du sujet. Cette aire de repos du corps que nous lui offrons doit s’instituer aussi comme une étape de sens, dans la réorganisation de ses trajets. Parfois, une simple balise symbolique, un ultime espace lien, pour cet itinérant qui passent régulièrement a l’urgence ; « Oui, j’ai mon côté urgence. Il reste toujours là. Ce n’est pas le côté rue. Tu parles d’autre chose, tu parles de toi-même, de ta vie », le plus souvent un véritable ancrage provisoire pour ceux qui ont perdu l’usage commun de l’espace et qui nécessitent d’être orientés vers des refuges plus ou moins structurés. Des lieux intermédiaires qui vont permettre au sujet de se réharmoniser avec son environnement et de retrouver la fluidité de ses mouvements.

La réharmonisation des trajets se fait autour d’un accueil hospitalier ou communautaire où il va pouvoir se reposer, en sécurité. Sans vouloir à tout prix sédentariser, le lieu va s’établir comme un point fixe à partir duquel vont pouvoir se ré-

1. Dr. Frohwirth Le sans domicile fixe P 23 Les urgences psychiatriques. Direction JD Leccia Editions médicales. SPECIA. 1987

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spatialité en crise, avec les bouleversements géopolitiques de la mondialisation et les menaces environnementales qui planent sur notre planète.

Le lieu intermédiaire que nous occupons doit permettre la reconquête de cet équilibre par une simple pause ou par un arrêt du mouvement. Il devra permettre au sujet de retrouver son individualité, le retour progressif du “JE” dans le discours va passer par la maîtrise lentement retrouvé de son environnement. La parole restituée nous donne un meilleur accès aux fragilités psychologiques préexistantes masquées, mais aussi aux accoutumances à l’alcool ou aux drogues pour essayer de se fixer. Comme pour les sujets psychotiques, le processus thérapeutique d’intensité et de durée variable demeure toujours incertain.||

Perspectives cliniquesL’itinérant domicilie sa folie dans un espace irrationnel qui légitime et continue la déchéance du lien social. Dans son véritable no man’s land entre une organisation rigide et impénétrable de l’espace et un univers qui flirte avec la mort, le sujet itinérant est en situation d’urgence. Pour les évaluer nous n’avons d’autres solutions dans un premier temps que d’observer l’état de leur dérive environnementale, de leur lieu, de leurs trajets et de leurs frontières. Menacés dans la simple itinérance passagère, et en ruine dans l’errance, ces trois paramètres sont à la base de notre langage spatial. Son harmonie est au fondement même de nos identités L’itinérant signale un vaste problème de société que l’on ne peut réduire en simple problème social. L’itinérance est le symptôme d’une

| Clinique spatiale de l’itinérance

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Chez soi d’abord et rétablissementDeux exemples de circulation de modèles d’action entre l’Amérique du Nord et l’Europe

Afin de mieux comprendre le phénomène du sans abrisme, de nombreuses études se sont

focalisées ces dernières années sur les logiques de (sur) vie, les stigmatisations, les étiquetages, les trajectoires et les carrières des personnes. Moins nombreuses sont celles qui se sont centrées sur l’accès à un «chez soi», question partagée par tous les humains au delà des particularismes. Dès lors, lorsque le curseur de l’action vise non plus « le traitement d’abord », mais le « chez soi d’abord », il nous faut alors apprendre à considérer la résolution du sans abrisme comme un problème public qui pose la question de la solidarité et donc des investissements (économiques, sociaux, et politiques) que les agents de la société et leurs mandants sont prêts à engager pour le résoudre. Que nous impose la solidarité en la matière dans une société libérale et démocratique ? Procurer un toit, une maison à un individu sans chez soi devrait au moins techniquement être une tâche à la portée de la société. C’est une question qui ne devrait pas donner lieu à l’élaboration de critères sélectifs qui engagent la subjectivité des individus (autonomie et capacité à habiter par exemple). Des habitats bon marché et accessibles dans la Cité, telle est la solution ! Mobiliser des catégories morales enracinées dans les Droits de l’homme, c’est la position que défendent les militants du droit au logement. Selon eux, la question de fond consiste à faire passer le problème public du sans abrisme comme fait social et sa résolution comme programme politique. Tel est l’enjeu prioritaire du moment.

Les professionnels de l’accompagnement sont engagés dans ces enjeux de solidarité de manière beaucoup plus complexe et d’une certaine façon plus inconfortable. Ils sont confrontés à une injonction diffuse mais tenace qui est en fait une défausse politique d’avoir à «mesurer» les capacités, à orienter les files d’attente, à

expertiser les compétences des personnes à habiter «chez elle». Cette confrontation devient particulièrement problématique dans un contexte où les politiques publiques inhérentes à la société salariale construits dans la seconde moitié du 20ème

siècle, se reconfigurent en mettant en avant la personnalisation de la relation d’accompagnement et plus globalement en mobilisant la «subjectivité» des individus (Cantelli, Génard, 2007). Nous proposons ci-dessous de documenter deux éléments saillants de cette transformation lorsqu’elle s’applique à des personnes sans abris ayant des troubles psychiatriques sévères. A l’encontre des modèles d’intervention dit en escalier (step to step) le modèle du « chez soi d’abord » pose l’accès à un logement sans conditions comme le point de départ dans le processus de rétablissement des personnes. Après avoir été expérimenté en Amérique du Nord, peu à peu l’intérêt pour ce type d’approche a gagné l’Europe ou plusieurs projets sont en cours. Dans la mesure où sous le même label, existent différentes pratiques (pays, publics, pratiques) encore peu répertoriées, le chez soi d’abord émerge au sein d’une controverse et donc est l’objet de nombreuses critiques. Les plus sérieuses nous semble être le fait que les causes structurelles du sans abrisme risquent d’être durablement masquée. En effet, la lutte contre la pauvreté ne peut pas se limiter à la lutte contre le sans abrisme. Une autre critique vise, sur un autre plan, la solitude des personnes issues de la rue concernées par ce type de programme. Dans un autre registre, les évaluations disponibles sont pour l’essentiel nord américaine et il manque des preuves que cela marche dans les contextes nationaux de la vieille Europe ou la définition minimale donnée au « chez soi d’abord» s’appuie plus sur des principes partagés que sur des réalisations concrètes et évaluées.Manquant encore du recul nécessaire pour évaluer ces dernières, cet article discute « le chez

•Christian LavalSociologue (Lyon)

•Pauline RhenterPolitiste, Programme national “Un chez soi d’abord”Fédération Régionale de recherche en Santé Mentale du Pas-de-Calais

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| Chez soi d’abord et rétablissement Deux exemples de circulation de modèles d’action entre l’Amérique du Nord et l’Europe.

est évaluée non par la personne mais par les professionnels qui l’entourent. Tendanciellement, ce modèle produit des hébergements transitoires. Il est constitué d’échelons que les personnes sans abris doivent franchir pour accéder à l’étage supérieur. A chaque étage, des conditions, des normes et donc des mesures d’autonomie sont définies principalement par les institutions et les professionnels de soin ou d’accompagnement et donc requis, voir imposés aux requérants. Dans les faits, les personnes restent souvent bloquées dans les étages inférieurs et n’arrivent pas facilement à occuper un logement à « eux » de manière permanente. Ce modèle de circulation ne résorbe pas le problème du sans abrisme mais fait circuler de manière toujours inadéquate des lits (et des places) et des personnes.Pour le second modèle « housing first », l’accès au logement est immédiat, et sans condition de traitement, de suivi et d’abstinence. Ce modèle repose sur l’idée d’une priorité donnée au logement pour les personnes sans-abri, même si elles abusent d’alcool ou de substances, au principe que le logement est d’abord un droit fondamental et ensuite un levier de rétablissement. Selon ce second modèle, parler de «chez soi» fait sens du coté de l’inclusion sociale dans une vie ordinaire. Habiter chez soi plutôt que dans un foyer ou dans la rue opère un véritable changement de perspective sur soi et sur son rapport au monde. Tel est du moins le pari engagé. Conséquemment, l ‘opposé du sans abrisme n’est pas la mise à l’abri (plus ou moins urgente et toujours temporaire) mais le fait d’avoir un « chez soi ». Qu’il s’agisse du franchissement du seuil, de la possession des clefs, de l’acquisition d’une adresse ou d’une boîte aux lettres, des relations avec les voisins, les structures spatiales et temporelles du « chez soi » sont mises au cœur de l’expérience subjective. Inconditionnalité pour un petit nombre.Tels sont les principes et les valeurs sous jacents à ces deux modèles. Il faut rajouter que si la critique du premier modèle est maintenant bien documentée (cf. supra), faute de recul surtout en Europe, le second modèle alors qu’il se présente comme un re-enchantement de l’action publique n’est évidemment pas exempt d’imperfections et de critiques.

Désocialisation versus rétablissement De la même manière que le « chez soi d’abord »

soi d’abord » comme modèle et non comme une pratique en cours. Nous procéderons par couple d’opposition : traitement d’abord versus chez soi d’abord d’une part, désocialisation versus rétablissement d’autre part. Enfin parce que cette nouvelle grammaire de l’action publique est inscrite dans l’histoire des politiques publiques, nous conclurons par une discussion sur la pertinence ou non du concept de vulnérabilité.

Traitement d’abord versus chez soi d’abordSi on devait tenter une généalogie des catégories des politiques publiques dites de solidarité, on pourrait opposer une première « famille » sémantique qui se construit sur un terreau et une logique de professionnalité dont feraient partie les notions d’urgence sociale, de soins curatifs et d’insertion. Une seconde famille, obéissant à une logique où l’usager est devenu un acteur incontournable, regrouperait les notions de réduction des risques, d’empowerment et de rétablissement. Ces deux dernières notions, apparues dans l’aire anglo-saxonne, sont encore peu connues en France.La philosophie générale du « chez soi d’abord » se situe à l’intersection de ces généalogies. Elle porte une critique sur l’institutionnalisation et la routinisation des traitements discontinues (dispositifs d’accueil, hébergement temporaire), mais aussi sur le discours d’inconditionnalité affichée de ces dispositifs d’urgence auquel correspond de fait, dans le grand partage des sans abris entre les structures, un accès conditionné qui finissent par buter contre le mur infranchissable de l’insertion. Dans ce contexte d’échec relatif, le modèle du « chez soi d’abord » se présente comme une alternative d’autant plus que son expérimentation en Amérique du nord ouvre des perspectives nouvelles. Deux modèles y ont été expérimentés, principalement aux États-Unis et au Canada. Le premier modèle « treatment first » consiste à proposer temporairement à des personnes sans abri un logement dans un cadre collectif, avec la nécessité pour celles ci d’avoir un suivi psychiatrique, un traitement et un accompagnement, notamment concernant les addictions. Un logement permanent est offert aux participants arrivant « avec succès » à la fin du programme. Être ou non « prêt » au logement est ici une notion essentielle. La capacité à habiter et à se maintenir dans un logement de façon autonome

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s’enracine dans une critique de l’urgence sociale, le concept de rétablissement dont la genèse a été  forgé  dans  le  contexte  d‘une  réflexion  des usagers de la psychiatrie sur leur condition de malades mentaux, peut être défini comme un processus inverse de celui de désocialisation et plus largement de toutes les notions qui insistent sur la disqualification et sur un chemin de perte ( d’un toit, de relations et d’identité) . Le livre « Les naufragés » de Patrick Declerck paru en 2001 illustre et donne une légitimité clinique à la désocialisation dont le sens premier avait été décrit dès 1950 par Alexandre Vexlard dans « Le clochard » comme une déchéance en 4 étapes dont la dernière correspond à une phase finale de résignation et d’accoutumance à ces frustrations. La philosophie du rétablissement s’oppose de fait à cette histoire naturelle de la chute. Lorsque dans le cadre des expérimentations de « chez soi d’abord», la philosophie du rétablissement, qui comme nous l’avons vu est née dans le monde de la psychiatrie, migre dans le champ du sans abrisme, il est positionné d’emblée dans un renversement de perspective par rapport aux théories de la désocialisation. Deux points, qui contribuent à ce changement de point de vue, sont particulièrement important à rappeler ici : Le rétablissement n’évoque pas un retour à l’état antérieur (sinon, il signifierait uniquement un retour à “un travail comme avant”, des relations sociales  “comme  avant,  etc  ‘’);  il  s’identifie  à  un cheminement personnel plus qu’à une normalisa-tion sociale visible de l’extérieur De ce point de vue, selon une optique de rétablissement, la chute n’est pas la fin du processus mais peut en être le début. Sylvie Noiseux, infirmière québécoise, selon une méthode qui se revendique de la théorie ancrée (grounded theory), a conceptualisé sept catégories concernant la manière dont les personnes vivant avec la schizophrénie se rétablissent. De ces ca-tégories narratives, jaillit une force d’évocation qui rompt avec les généralisations abstraites ou symptomatiques. Elle permet surtout de saisir en quoi la réduction du « chez soi d’abord » à la résolution du sans abrisme par la seule obtention de biens de logement, fussent ils “ alternatifs”, ne saisit qu’une partie de l’expérience des personnes doublement “ embarquées “ dans la vie de la rue et dans les troubles psychiatriques. Écoutons les mots choisis par les personnes elles même pour décrire leur expérience du rétablissement :

descente aux enfers, jaillissement d’une étin-celle (choc entre l’écœurement marqué par les symptômes et le désir de vivre), démar-che personnelle d’introspection, activation de dispositions personnelles combatives, découverte de clefs pour aller mieux, capacité de manœuvrer le jeu du rapport inégal des forces intérieures et extérieures et enfin perception d’une lumière au bout du tunnel. Notons que la description ne porte pas sur les processus de dé-quelque-chose mais sur ce qui peut donner de la force et de la santé.Nous avons besoin certainement de forger et de nous servir d’autres catégories conceptuelles pour saisir et décrire ce renversement de perspective auquel les professionnels, plus experts en diagnostic de perte, sont peu aguerris. Celle de vulnérabilité peut être utile à condition de la définir selon une méthode d’analyse historicisée qui tente de penser les métamorphoses de l’action sociale depuis un demi siècle.

Vulnérabilité et anthropologie conjonctive La notion de vulnérabilité, sociologiquement tout au moins, peut être définie assez précisément. Elle n’est, ni une nouvelle manière de renommer l’exclusion, ni un synonyme de précarité. En ouvrant la possibilité de rebonds, de rétablissement, de parcours en dents de scie, elle rend compte d’une nouvelle forme d’expérience sociale faite d’agir et de pâtir qui ne serait pas spécifique aux populations les plus “démunies”, (selon l’expression consacrée). L’hypothèse tenue est que la vulnérabilité rend compte d’une représentation nouvelle d’une expérience jusque là autrement décrite. Dans «les mots et les choses», Michel Foucault dans le chapitre consacré aux sciences humaines, posait déjà que celles-ci substituent (entre autres catégories) une analyse en termes de fonctions à une analyse en terme de normes.

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Nous citons : « un tel renversement a deux séries de conséquences notables : tant que le point de vue de la fonction l’emportait sur celui de la norme, tant que ce n’était pas à partir de la norme et de l’intérieur de l’activité qui la pose qu’on essayait de comprendre l’accomplissement de la fonction, alors il fallait bien partager de facto les fonctionnements normaux de ceux qui ne l’étaient pas ». Par cette analyse qui visait alors l’épistémologie des sciences sociales, M Foucault ouvrait la voix à ce que J.L. Genard a proposé plus récemment de définir comme une anthropologie conjonctive. Selon ce dernier, on peut dater le moment de basculement dans les années 60 où « à un partage des êtres s’est substitué un continuum anthropologique ». Il serait trop long d’analyser ici les éléments qui ont conduit à cette évolution, mais on peut évidemment pointer les avancées de la psychopathologie, de la psychanalyse mais aussi les luttes d’émancipation, notamment ouvrière et plus tard féministe des années 60. Quoi qu’il en soit, prenons acte d’une continuité et non d’une rupture entre différents couples d’opposition : normal et pathologique, autonomie et dépendance, responsabilité et irresponsabilité, liberté et détermination.Le nouveau modèle d’intervention sociale qui as-socie “un chez soi d’abord” et “rétablissement” semble au cœur de ce nouveau paradigme. Anthropologiquement, chaque individu y est poten-tiellement perçu comme un être vulnérable mais en même temps cette vulnérabilité n’exclut en rien qu’il puisse être sollicité dans sa capacité à se re-prendre en main. Au contraire c’est à partir de son expérience (prise dans l’acception proposée par J. Dewey comme “ensemble d’opérations actives”), qu’une voie alternative inattendue peut advenir; et cette possibilité vaut pour la vie de chacun.Pour Bruno Latour, l’expérience consiste : « à passer à travers une épreuve et en sortir pour en tirer les leçons (…). Elle se définit non par la connaissance dont on dispose au départ, mais par la qualité de la trajectoire d’apprentissage qui a permis de passer à travers une épreuve et d’en savoir un peu plus (…). Une bonne expérience n’est pas celle qui échoue mais celle qui a permis de dessiner le chemin d’épreuves par lequel il va falloir passer de façon à ce que l’itération suivante ne s’accomplisse pas en vain ».Selon une autre entrée, depuis un certain nombre d’années, des cliniciens du travail utilisent aussi

le terme d’épreuve subjective dans le contexte collectif de l’activité de travail. Yves Clot s’appuyant sur Vigotski, note à ce propos: « La “faiblesse” où l’épreuve précipite le sujet, n’est source de “force” que si celui-ci trouve aussi auprès de son entourage, avec les autres, ses pairs, des ressources de compensation dans la vie socio-collective et dans la pluralité sociale des mondes où il est engagé. D’abord simples moyens détournés de tendre au but, ces ressources extérieures se changent alors potentiellement en sources : ce comportement collectif active et entraîne les fonctions psychiques propres, “il est également source de création de formes tout à fait nouvelles de comportement”. Par un choc en retour, et en réponse à cette migration des sources du développement, le sujet doit puiser dans ses propres ressources, et parfois, découvre parmi elles celles qu’il ne soupçonnait même pas ».

Au contraire de l’idéal de resocialisation qui postule plus ou moins explicitement que l’individu doit remonter la pente inverse de la désocialisation et retrouver une capacité à résister à sa condition de sans abris, au rétablissement correspond une enquête sur soi et sur le monde dont l’enjeu est de passer de la dépendance ou de la survie du “naufragé” à davantage de savoirs sur soi et d’auto détermination mais sans jamais avoir en point de mire une visée de socialisation idéale et définitive. Il est probable que ce processus éminemment singulier ne puisse avoir une chance d’aboutir que si la société s’ouvre à des allures de vie qui cherchent à construire des voies différentes. Changer de perspective nous oblige à construire non seulement une solidarité anonyme et redistributive orchestrée par les politiques publiques mais aussi à faire vivre une communauté en charge du problème. A l’inverse de l’usage habituel de la notion de communauté qui insiste sur la propriété commune, la notion de communauté de charge (des vulnérabilités) (Esposito, 2000) permet de définir un objet commun en le délimitant par défaut : « c’est le problème qui fait la communauté, un problème qui justement entrave le nous – ce qui en fait aussitôt un problème de société » (C.Laval, B.Ravon, 2011). C’est justement ce que propose la philosophie de rétablissement qui est le principe actif au cœur du programme du “chez soi d’abord”. ||

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La légitimité des illégitimes : réflexions autour de l’immigration pour raison thérapeutique

Dans un accord républicain entre les partis de gouvernement, les étrangers en situation

irrégulière ont vocation à être reconduits dans leur pays d’origine car donner une reconnaissance à cette catégorie d’étrangers conduirait à une remise en cause des principes même de l’Etat et de sa souveraineté, à savoir le respect des règles et des lois de la République. Dans cette perspective, la question posée est celle de la reconnaissance par l’Etat de publics qui défient ouvertement son autorité. Les étrangers en situation « illégale » sont ainsi illégitimes au regard de la législation sur l’entrée et le séjour des étrangers en France. Cependant, paradoxalement, dans une logique de santé publique, ils peuvent bénéficier d’une forme de reconnaissance institutionnelle, dès lors qu’ils sont atteints de pathologies graves qui menacent leur existence biologique. Dans ce cas, ils sont pris en charge et bénéficient, outre des soins, d’un titre de séjour au motif de leur maladie grave. Illégitimes en matière de politique d’immigration, ils deviennent légitimes au regard de la politique de santé publique, en vertu de l’article 313-11-11° de la loi CESEDA sur l’entrée et le séjour des étrangers en France instituant le dispositif qui permet leur régularisation sur le territoire. Ce dispositif détermine ainsi l’ensemble du parcours des étrangers malades atteints de pathologies graves en France.

L’objectif de ce texte est de s’interroger sur l’influence des différentes institutions sur les parcours de vie des étrangers malades en France. Il est basé sur des observations de terrain et sur une série d’entretiens effectués en Afrique et dans différentes villes de France, aussi bien auprès des étrangers malades qu’auprès des associations

qui les soutiennent ainsi que des acteurs institutionnels chargés de concevoir et d’appliquer les politiques à l’égard de ces publics1.

Evolution des controverses pour la recon-naissance institutionnelle du parcours de souffrances Les premières mobilisations associatives en faveur des étrangers malades ont eu lieu dès le début des années 1990. Elles étaient conduites en réaction à ce qu’elles appelaient, non pas la « double peine », mais la « triple peine » (malades, emprisonnés et expulsés). Leur principal argument était de montrer que l’expulsion d’un étranger gravement malade dans un pays dépourvu de traitements représente une condamnation à mort, car elle interrompt les traitements prescrits en France et qui font défaut dans les pays pauvres où sont expulsés les étrangers malades. La sensibilité politique de ce discours, sa forte dimension morale ainsi que l’affaire des sans papiers de l’Eglise Saint Bernard qui se joue en même temps en 1996, attirent l’empathie de l’opinion publique et de certains hommes politiques. Elles conduisent à la loi n°97-396 du 24 avril 1997, instituant le principe de l’inexpulsabilité des « étrangers atteints de pathologies graves ». En 1998, la mobilisation autour des « ni-ni » (ni régularisables, ni expulsables) a conduit à la création d’une nouvelle catégorie d’action publique celle « d’étrangers malades ». Ainsi, par l’article 12 bis 11 de l’ordonnance du 2 novembre 1945, modifiée par la loi du 11 mai 1998, un titre de séjour est accordé “ à l’étranger résidant habituellement en France dont l’état de santé nécessite une prise en charge médicale dont le défaut pourrait entraîner pour lui des

Le management politique du parcours des étrangers en situation irrégulière est difficile à réaliser. Cette catégorie de population est d’autant plus difficile à atteindre par les politiques publiques qu’elle est invisible. L’un des seuls droits dont ils disposent est le droit à la santé, en cas d’urgence, ou après trois mois de résidence sur le territoire, ou suite à une maladie grave qui menace leur existence biologique. Illégaux mais légitimes en raison de leur souffrance, les étrangers madades créent une nouvelle catégorie d’action publique problématique.

1. Une centaine d’entretiens et de l’observation participante ont été effectués dans ce cadre entre 2005 et 2009.

•Elhadji Mamadou MbayePACTE,IEP Grenoble / ONSMP

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conséquences d’une exceptionnelle gravité, sous réserve qu’il ne puisse effectivement bénéficier d’un traitement approprié dans le pays dont il est originaire “. Cette clause qualifiée d’humanitaire sera particulièrement exploitée par les étrangers en situation irrégulière en vue de leur régularisation. Cependant, depuis 2002, sa logique va de plus en plus à l’encontre de celle de lutte contre l’immigration et des objectifs chiffrés de reconduites à la frontière. Sa délivrance ou son refus accompagné d’une obligation à quitter le territoire français conditionne le vécu et la survie de l’étranger malade en France. Alors que la politique d’immigration est de plus en plus restrictive, le droit au séjour pour raison médicale est le seul moyen institutionnalisé de régularisation d’un étranger en situation irrégu-lière sur le territoire français2. Néanmoins, s’il est considéré comme un dispositif humanitaire, il sert également d’alibi pour masquer et légitimer une politique d’immigration remettant parfois en cau-se les droits humains des étrangers en situation irrégulière3. Les droits humanitaires se substituent ainsi aux droits de l’Homme des étrangers. Face à cette tendance d’une politique d’immigration basée sur la seule reconnaissance de la pitié ou de la souffrance, certains étrangers en situation irrégulière seraient prêts à mettre délibérément en danger leurs corps sain et leur survie afin de régulariser leur séjour.

Mondialisation, immigrés thérapeutiques et droit au séjour Lorsqu’un étranger malade dans son pays d’origine décide de s’engager dans une « mobilité résidentielle », son objectif est généralement d’étendre son champ des possibles et de devenir un acteur propre de sa trajectoire biographique. Il s’investit alors dans une individualisation de son parcours de vie, rompant avec celles des autres malades. Entre rester et mourir ou partir et vivre, l’immigré thérapeutique choisit souvent la seconde alternative. Ce choix est d’autant plus évident chez les malades qui n’ont plus rien à perdre et tout à gagner dans l’émigration et la destandardisation du parcours de vie -mais surtout de mort- de millions de malades résignés à attendre de mourir dans certains pays pauvres où les biopolitiques sont devenues des « nécropolitiques » (Fassin, 2007). Le malade qui veut continuer à vivre et

être responsable de son destin peut choisir de partir lorsqu’il en a les moyens : il s’agit alors d’immigrés thérapeutiques (Mbaye, 2009).

La maladie du sida a attiré les premiers immigrés thérapeutiques après l’arrivée des trithérapies en 1997 et l’institutionnalisation du droit au séjour pour soins en France en 1998. Il s’agissait principalement d’individus à l’aise financièrement dans leurs pays d’origine et qui pouvaient venir s’approvisionner en médicaments en France. Jules est burkinabé de 48 ans, entré en France en 2002. Il témoigne : « Étant salarié, avec des ressources très convenables, je commençai à développer un lymphome non hodgkinien. Cette maladie nécessitait une chimiothérapie, un traitement qu’il m’était impossible d’obtenir au Burkina Faso. Mon médecin, en contact avec un hôpital parisien, a fait des démarches pour qu’on puisse m’y prendre en charge. Comme j’étais un agent de l’Etat, j’ai déposé une demande d’évacuation sanitaire. L’évacuation sanitaire existe pour tous. Dans la pratique, elle est réservée aux dignitaires, à ceux qui ont des appuis. J’ai demandé un congé annuel, fait une demande de visa touristique et puis je suis parti. J’ai obtenu mon visa le jour à 18 heures. J’étais dans l’avion pour Paris le soir même à 22 heures. ».

La migration associativeEn dehors de ces privilégiés, un autre public a profité de ces traitements disponibles au Nord. Il s’agit des responsables d’associations de malades dans les pays du Sud, surtout de dirigeants des premières associations de personnes vivant avec le VIH/sida en Afrique, connectés au réseau international des ONG humanitaires. Ils avaient l’avantage de pouvoir voyager pour présenter leurs expériences dans les grandes conférences internationales. Durant ces rencontres, ils nouaient des relations directes avec les associations du Nord. Certains d’entre eux ont ainsi bénéficié d’abord de la solidarité des malades du Nord, en recevant dans leurs pays d’origine des médicaments collectés par les ONG au Nord. Cependant, ces stocks de médicaments étaient en quantité limité et entrainaient controverse et concurrence entre ceux qui pouvaient les recevoir et rester en vie et ceux qui ne figuraient pas en première ligne

2. En comparaison des régularisations « au cas par cas » des travailleurs sans papiers, aux parents d’enfants scolarisés en France, aux parents d’enfants malades…

3. Il est défini par les ex-ministres de l’intérieur Nicolas Sarkozy et de l’Immigration Brice Hortefeux, comme « l’aspect généreux d’une politique d’immigration ferme ».

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4. Les maladies opportunistes liées au VIH/sida (tuberculose, pneumonie, méningite…) sont causées soit par un système immunitaire rendu déficient par le virus, soit par des agents pathogènes de notre environnement quotidien.

alors que les corps sains des étrangers en situation irrégulière sont systématiquement recherchés pour être reconduits à la frontière. Robert, de nationalité gabonaise précise : « Y a peut-être une ou deux personnes sur 1000 malades au pays qui se disent que je vais me battre pour avoir le visa pour venir me faire soigner, d’autant que maintenant c’est dur d’avoir le visa. Mais, il y a un autre problème : des personnes qui sont pauvres dans le pays d’origine se disent qu’ils vont en France pour “chercher fortune”. Et ils arrivent à rentrer. Et c’est peut-être ça qui fait penser qu’ils viennent pour se faire soigner. Chez beaucoup de jeunes et d’adultes dans nos pays, la question du VIH n’est pas à l’ordre du jour et la plupart d’entre eux ne savent pas qu’ils sont contaminés par le VIH. Un beau jour, ils se disent que ça ne va pas au pays, ils vont chercher ailleurs. Et souvent quand ils arrivent ici, ils sont en train de passer dans cette phase de maladie opportuniste4. Et là, une semaine, deux semaines après leur arrivée, ils sont malades. ».

L’intégration par la maladie Une fois en France, les étrangers gravement malades peuvent bénéficier d’une « carte de séjour pour raison médicale » comme le précise l’article 313-11, 11° de la loi CESEDA n°2003-1119 du 26 novembre 2003. Dans un contexte marqué par les restrictions des politiques d’immigration, l’immigré doit apporter les « preuves de son intégration » conformément à la définition de l’intégration du Haut Conseil à l’Intégration de 1993 reprise par la loi du 24 juillet 2006 à travers le contrat d’accueil et d’Intégration. Comme domaine de solidarité, d’humanisme, de citoyenneté et de gouvernance, la santé est devenue un lieu d’intégration des étrangers en France. Les discriminations institutionnalisées dont peuvent être victimes les étrangers dans d’autres secteurs d’action publique sont moins évidentes dans le milieu de la santé. Charles est de nationalité centrafricaine. Il est arrivé en France en 2007 et témoigne : « Je veux rester en France ! Parce que même si c’est dur de rester avec les enfants loin au pays, les traitements sont biens ici. Je suis bien soigné, j’ai les médicaments, j’ai les approvisionnements, je me porte bien et je préfère ici. C’est vrai que les papiers, ce n’est pas encore ça ! Mais la santé, c’est la priorité! Vu tout ça, j’ai préféré rester

dans la hiérarchie des bénéficiaires et pouvaient mourir car non « indispensables » pour la continuité de la mobilisation de la société civile des pays du Sud. Ces choix difficiles venaient s’ajouter aux autres problématiques comme la marginalisation des malades, les problèmes sociaux aigus, la pauvreté, etc. Ainsi, la plupart des premiers responsables de la société civile engagés dans la santé ont finalement pu profiter de ces conférences internationales pour rejoindre les pays riches. Dans certains pays d’Afrique, les acteurs informés des droits des malades au Nord, conseillaient les responsables associatifs et les malades de partir dès qu’ils en avaient l’occasion. Par exemple, les quatre principes qui fondent la lutte contre le sida en France : éviter tout risque de discrimination à l’égard des personnes vulnérables, infectées ou malades du sida; informer des risques réels et des voies de transmission ; honorer la confidentialité, et respecter le libre-choix des malades ont pu attirer des malades du sida en France plutôt qu’au Canada où l’étranger ne peut entrer sur le territoire s’il constitue un « fardeau » pour le système de santé. Néanmoins, il faut préciser que ce phénomène d’immigration thérapeutique est très marginal (moins de 10%) ; la migration est d’abord économique : la plupart des étrangers malades originaires du Sud découvrent leur pathologie une fois installée sur le territoire du pays d’accueil au Nord. Ainsi, cet imprévu bouleverse souvent le projet migratoire et transformer leur parcours d’immigré ordinaire à celui d’immigré-malade.

Du parcours d’immigré à celui d’immigré-maladeSi le travail a toujours fondé la légitimité de l’immigré dans son pays d’accueil, en revanche, la maladie représentait le symbole de la négation du travailleur immigré (Sayad, 1999). L’illégitimité d’hier est ainsi devenue, grâce à l’amélioration des droits des malades, le moyen de reconnaissance et de légitimité de l’étranger en France. La biopolitique en tant que gouvernement des corps (Foucault, 1976) conduit à une politique de la vie, autrement dit à une biolégitimité. Cet individu qui n’a d’autres formes de légitimité que celle d’être un corps souffrant, à priori sans nationalité, ni origines, ni religion, devint légitime et reconnu

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pour les soins. Et quand j’aurai les papiers, je chercherai un travail, car moi, je suis opérationnel moi ! Mais comme tu sais, en France, pour avoir les papiers, il faut se battre. Heureusement pour moi, je suis entre les mains d’une assistante qui est bien. Elle m’oriente bien, elle m’informe, elle me soutient, elle me donne des conseils. Là, j’ai écrit pour une carte de séjour provisoire, mais ils ne m’ont pas répondu. Même si les traitements étaient disponibles au pays, je n’y retournerai pas ».

Comme seul moyen institutionnalisé de régularisation sur le territoire, le droit au séjour pour soins est sollicité sans exception de pathologie. Du fait des avantages qu’il offre, les étrangers en situation irrégulière développent plusieurs stratégies pour bénéficier de ce titre de séjour. Si des contaminations volontaires de personnes voulant bénéficier d’un titre de séjour sont souvent évoquées par les associations de soutien aux étrangers malades, nous n’en avons pas retrouvés. Cependant, la simple évocation de ces pratiques potentiellement possibles, montre comment les politiques d’immigration obligent certains étrangers à exposer leurs corps malades plutôt que leurs corps sains pour bénéficier d’une reconnaissance. Cette réalité témoigne également d’une forme de résignation de leur part face à des politiques d’immigration définitivement axées sur la lutte contre l’immigration irrégulière.Parmi les stratégies adoptées pour bénéficier de la carte de séjour pour soins, il y a : - la mobilité : pour aller vers les préfectures où l’application des lois sur l’immigration est la moins restrictive,- l’usurpation d’identité d’une personne malade pour se présenter à sa place et bénéficier de la carte de séjour,- le mariage ou la mise au monde d’un enfant français, stratégie généralement utilisée par les femmes migrantes.La nouvelle politique de démocratie sanitaire permet aux étrangers malades de participer à l’action publique. La figure du malade réformateur social (Defert, 1994) est sollicitée par les associations migrantes pour légitimer leur place en tant qu’« experts profanes » de leur propre santé. L’inexpérience des pouvoirs publics en matière de santé des étrangers ainsi que la complexité des enjeux culturels de leur prise en

charge, encouragent les pouvoirs publics à recourir aux associations migrantes. Des interprètes, des médiateurs culturels sont ainsi formés parmi les étrangers malades pour participer à la prise en charge sanitaire des patients étrangers.

Les responsables des associations communau-taires, ayant d’abord bénéficié de plusieurs an-nées d’expériences en tant que bénévoles au sein d’associations françaises transfèrent ainsi leurs expériences militantes au sein de leurs nouve-lles organisations. Elles entrent parfois alors en concurrence avec les associations traditionnelles de santé pour bénéficier des subventions

publiques d’autant que la création des associations mi-grantes de santé s’est généralement faite suite à une sollicitation et un

encouragement des pouvoirs publics. Arrivés et installés pour la plupart en situation irrégulière, certains étrangers malades ont pu bénéficier d’abord d’une régularisation en raison de leur corps souffrant, avant de créer leurs propres organisations et devenir ainsi des partenaires privilégiés, experts de santé publique. Grâce à leurs actions militantes, ils bénéficient de financements, recrutent du personnel, participent à la mise en place des programmes locaux ou nationaux de santé publique et devenant experts dans des commissions nationales. La maladie devient alors un outil d’intégration dans la société française.

C’est le cas de Bernadette. Originaire du Rwanda, elle entre en France en 1990. Ayant vécu le génocide rwandais depuis la France, elle décide de s’installer définitivement à Saint Denis dans la banlieue parisienne et s’engage à l’association Sol en Si. En 1997, elle crée l’association Ikambere pour accueillir les femmes migrantes. Avec l’aide des autorités nationales, l’association devient un centre de ressources dans des domaines divers comme la formation professionnelle des femmes, la prévention, l’aide à l’emploi et au logement ou l’accompagnement moral des femmes. En 2003-2004, elle participe à la mise en place du programme national de lutte contre le sida en direction des migrants et est sollicitée

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5. Le réseau AVEROES vise la mise en place dans les Etats membres de l’UE des normes juridiques communautaires contraignantes sur l’accès aux soins des étrangers en situation irrégulière et la protection des étrangers gravement malades contre l’expulsion. Son objectif est de créer un réseau européen couvrant 19 Etats membres afin de développer un plaidoyer et d’avoir une reconnaissance au sein des institutions de l’Union européenne.

6. www.odse.eu.org

7. Affecté par la crise, l’Espagne a décidé en septembre 2012, d’instituer une nouvelle réforme de son système de santé et de supprimer la gratuité des soins pour les étrangers en situation irrégulière.

« établissements ouverts au public tels qu’un hôpital ou un centre de d’accueil pour toxicoma-nes ». Le contexte de lutte contre l’immigration et les discours politiques sur « l’appel d’air » et le coût de la prise en charge des étrangers malades influent directement sur la mise en œuvre du droit au séjour pour soins. Alors que certaines préfectures refusent de délivrer une carte de séjour à des étrangers malades, d’autres vont jusqu’à les reconduire à la frontière alors que leur maladie grave est attestée par un médecin et l’inexpulsabilité des étrangers gravement malades est institutionnalisée depuis 1997. L’Observatoire pour le droit à la santé des étrangers (ODSE), créé par les associations, veille au respect de la législation sur le droit au séjour des étrangers malades6. Il réussit à éviter plusieurs expulsions grâce à son expertise dans ce domaine. Cependant, il ne peut surveiller l’ensemble des cas d’étrangers malades qui vivent sous le risque d’une expulsion.

Sans titre de séjour, l’étranger malade ne peut ni accepter un emploi adapté à son état de santé, ni refuser un travail « au noir » qui l’exploite. Sako, de nationalité ivoirienne est gravement malade, il rend compte de cette situation : « Nous voulons travailler et avoir des employeurs. Nous voulons pouvoir bénéficier de contrats de longue durée qui soient vraiment adaptés à nos possibilités physiques. C’est-à-dire des postes qui ne vont pas nous esquinter physiquement et moralement. Certains sont sur des postes où on les exploite. Ils travaillent à des heures impossibles, ils dépassent même les heures et ils ne sont pas bien payés alors qu’ils sont malades. Il faudrait examiner ce problème parce que cette situation nous préoccupe vraiment ».

La mondialisation des migrations influe directement sur la santé des populations aussi bien des pays d’immigration que celles d’émigration. Si l’immigration thérapeutique est encore un phénomène marginal, l’accélération des phénomènes de mondialisation et de globalisation engendre des peurs de l’autre et des « solidarités en situation extrême » qui questionnent nos fraternités et notre humanité7 .||

par l’Institut national de Prévention du sida pour la mise en place de programmes de prévention ciblées. En 2005, le Conseil National du Sida choisit Ikambere pour organiser des actions dans le cadre de l’année « Sida, grande cause nationale ». Devenu un acteur incontournable, elle reçoit chaque année plus de 600 femmes originaires de 27 pays. En 2008, l’association employait 19 personnes. Le 11 juin 2008, Bernadette reçoit la médaille de l’Ordre national du Mérite, des mains du préfet de la Seine- Saint-Denis pour récompenser son action en France.

Les effets des politiques de lutte contre l’immigration sur les parcours des étrangers malades Si, grâce aux politiques sociales, les étrangers malades ont pu s’intégrer, à l’inverse, les politiques de lutte contre l’immigration affectent directement l’effectivité de ces acquis et les droits aux soins, au séjour et aux autres prestations sociales dont ils peuvent bénéficier en tant que malades. Dans le domaine de l’accès aux soins, les étrangers vivant en France ont légalement droit à l’ Aide Médicale d’Etat ou la Couverture Maladie Universelle dès lors qu’ils résident en France depuis plus de trois mois. Cependant, ils sont très peu à recourir à leurs droits (seuls 7,2% des étrangers en situation irrégulière font valoir leur droit à l’Aide Médicale d’Etat (AME)5. En raison de son succès, les dépenses de l’AME représenteraient un coût financier important qui encouragent les pouvoirs publics à s’engager dans sa réforme à défaut de son abrogation. Dans cette perspective, le non recours que connait ce dispositif n’est pas une préoccupation publique ; au contraire, il s’inscrit dans la politique menée à l’égard de l’Aide médicale d’Etat pour réduire son effectivité (Math, 2003). Ce dispositif a été institué grâce à la mobilisation des associations de défense des étrangers et pour respecter les accords internationaux signés par la France. Cependant, en tant que tel, il va à l’encontre des objectifs en matière d’immigration. Dans une circulaire du ministre de l’Intérieur du 21 février 2006 sur l’interpellation des étran-gers en situation irrégulière, celle-ci donnait “libre accès” aux forces de l’ordre d’interpeller les étrangers irréguliers, jusque dans les

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Pour une prise en charge collective de la vulnérabilité psychique des personnes en quête d’asile1

compte de la santé mentale des demandeurs d’asile et réfugiés au sein du Dispositif National d’Accueil3 ». Le recueil de données s’est déroulé pendant an, de mai 2010 à avril 2011, sur l’ensemble du territoire national. Basé sur une méthodologie d’entretiens collectifs, chaque entretien a rassemblé une dizaine de professionnels intervenant dans les structures du Dispositif National d’Accueil, auxquels ont pu s’associer leurs partenaires soignants. Ces choix méthodologiques reposent sur une volonté d’ancrer ce projet dans une démarche d’expertise collective : ces rencontres interprofessionnelles ont pu favoriser la confrontation des pratiques et expériences d’acteurs d’un même territoire. Les échanges qui en ont découlé sont venus alimenter le contenu de cet état des lieux, tout en contribuant à nourrir les dynamiques locales autour de la question de la prise en charge et de la prise en compte de la santé mentale des demandeurs d’asile et réfugiés.

Un des constats majeurs issu de cette investi-gation souligne la nécessité absolue de sortir d’une conception linéaire de l’accompagnement, ou chaque intervenant se concentre sur ses interlocuteurs directs, pour évoluer vers une vision systémique, où chaque acteur a conscience d’être une maille d’un large filet de sécurité soutenant la santé psychique de la personne suivie. Le système de transmission de la « patate chaude » a pu démontrer la grande difficulté d’un accompagnement où le professionnel/bénévole intervient jusqu’au bout de ses possibilités, avant de chercher un relais une fois épuisé et dépassé. A l’inverse, les dispositifs

Pensant se réfugier en France, le demandeur d’asile découvre ainsi l’accueil du pays, mais

aussi ses écueils. En 2003 déjà, l’Observatoire régional sur la santé mentale et la précarité avait analysé la problématique de la santé mentale des demandeurs d’asile et réfugiés. A l’époque, le besoin avait émergé dans un contexte d’augmentation importante du nombre de demandeurs d’asile venant se réfugier en Rhône-Alpes. Depuis 2 ans, c’est dans un contexte différent que s’exprime une recrudescence des difficultés d’accueil, d’accompagnement, de prise en charge des personnes venant trouver refuge en France. La situation économique européenne et nationale entraine des restrictions budgétaires importantes, autant dans le champ sanitaire que social. En découle l’émergence de logiques gestionnaires drastiques, notamment dans les établissements publics de santé. Les hôpitaux voient leurs fonctionnements évoluer vers un prima des logiques financière et administrative. Le Dispositif National d’Accueil des demandeurs d’asile2 (DNA) subit depuis 2010, une diminution progressive de son budget annoncée à hauteur de 10 % sur 3 ans. Dans cette course généralisée pour sauvegarder le « moins pire », l’ensemble des associations, des services sociaux, déplore la dégradation de leurs capacités d’intervention. Les professionnels intervenant auprès des demandeurs d’asile sont tout particulièrement heurtés par la violence des situations extrêmes qu’ils rencontrent. C’est dans ce contexte mouvementé que le Réseau Samdarra a souhaité marquer un pas de recul pour dresser un « État des lieux de la prise en charge et de la prise en

L’accueil des personnes voulant bénéficier du statut de réfugié en France est soumis à des injonctions paradoxales de plus en plus pesantes particulièrement pour les professionnels en charge du traitement des dossiers : théoriquement il s’agit d’accueillir, dignement, en accord avec les principes de la Convention de Genève. Concrètement, il s’agit avant tout de définir légalement et administrativement, dans des délais de plus en plus courts, l’authenticité et la légitimité de cette demande d’asile; le tout dans un contexte politico-institutionnel amenant insidieusement à considérer le demandeur d’asile comme un « présumé menteur ».

1. Cet article est issu d’une étude menée par le Réseau Samdarra financé par le FER et l’OFII

2. Le DNA comprend les centres d’accueils pour demandeur d’asile (CADA), les centres provisoires d’hébergement destinés aux réfugiés (CPH), des places d’hébergement d’urgence, les plateformes d’accueil, et la gestion des allocations temporaires d’attentes (ATA).

3. Recherche-action de Samdarra

• Malorie Geny, Gwen Le Goff, Halima Zeroug-Vial, Réseau Samdarra, CH le Vinatier Bron.

• Marc Vignal, Psychosociologue consultant.

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• Pour rompre avec le “bricolage” : une action en synergie au niveau local et au niveau interinstitu-tionnel nationalLa fréquente réticence des directions d’établis-sements hospitaliers à institutionnaliser ces partenariats fait que les articulations inter-professionnelles qui nous ont été présentées reposent en grande majorité sur l’implication d’acteurs-porteurs. Il nous semble donc important d’inscrire nos préconisations et recommandations en rupture avec ce mode de fonctionnement coûteux sur le plan humain et qui maintient les dispositifs dans la précarité d’une dépendance envers la bonne volonté de ces personnes « piliers ». C’est pourquoi nous préconisons une action coordonnée et en syner-gie qui prenne en compte les différents niveaux de compréhension de la problématique qui cons-tituent également des niveaux de changements envisageables.

En d’autres termes, il semble indispensable d’œuvrer pour que les préoccupations et difficultés de terrain concernant la santé et la santé mentale des exilés puissent trouver des cadres de références au sein d’une instance gouvernementale impliquant les différents ministères concernés.

• Un recadrage de la problématique dans le champ de la Santé Publique et des inégalités sociales, territoriales et culturelles de santéAu cours de notre investigation, les « figures » locales des dispositifs publics de santé (ARS, hôpitaux publics, etc.) ont été régulièrement interpellées pour leurs failles en ce qui concerne ce public : difficulté d’accès aux soins, pratiques non adaptées au public, méconnaissance, manque de formation/d’information… Ces constats peuvent être associés au fait qu’à ce jour dans l’organisation gouvernementale, la problématique des demandeurs d’asile et réfugiés soit avant tout une responsabilité du Ministère de l’Intérieur, via le Service de l’asile, et de l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration. Si l’absence du Ministère de la santé peut s’entendre

qui nous ont été présentés comme des évolutions bénéfiques dans les pratiques et partenariats, reposent sur le souci partagé des acteurs d’une indispensable articulation des intervenants comme soutien à leurs propres assises professionnelles, et par répercussion à la santé mentale des personnes réfugiées. Dans ces dispositifs, l’« aller vers » concerne également l’ouverture à l’« autre professionnel », du « champ d’à côté », pour nourrir une dynamique interprofessionnelle de complémentarité et de réciprocité. Il peut être utile de souligner qu’en 20054 déjà, l’Orspere proposait le même constat qui avait notamment suscité sur la création du Réseau Samdarra par la DRASS en 2007. Depuis, les dynamiques de concrétisation puis de développement de ce dispositif ont révélé la nécessité d’affiner l’analyse des systèmes de coopération à l’œuvre dans l’accompagnement et le suivi des demandeurs d’asile. Si les bénéfices d’un maillage inter-partenarial ne sont plus à démontrer, dans les faits, la complexité de la problématique due à l’intrication de différents champs, enjeux et niveaux de lecture rendent difficile le tissage de liens avec les ressources « non-expertes de l’asile » notamment.

Il devenait donc important de pouvoir observer comment les structures d’hébergement spéci- fiques à l’asile s’adaptent aux évolutions de procédures, de législations, de politiques ? Qu’en est-il sur d’autres territoires de l’articulation entre la santé et l’hébergement ? Qu’est ce qui relève des réalités locales, et qu’est ce qui découle d’un niveau supérieur (politique, législatif, économique…). Existe-t-il des « bonnes pratiques » à partager ? Cette nécessité de penser les dispositifs d’action comme des mailles impliquant l’articulation de systèmes et de logiques parallèles a donc alimenté cet état des lieux. Au fil des échanges avec plus de 300 professionnels et bénévoles, des préconisations et recommandations se sont progressivement dessinées.

Préconisations et recommandationsCette étude nous a amené à préconiser différents principes directeurs qui permettraient de favoriser la coordination des interventions auprès des personnes en demande d’asile et réfugiées. En voici quelques uns :

4. Voir le rapport de recherche action de l’Orspere, « Pour un Réseau régional Santé mentale-Précarité-Demandeur d’asile », mai 2007

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pourrait ouvrir de nouvelles perspectives, il nous semble d’ailleurs que de nombreux professionnels mettent en œuvre dans leurs actions les principes éthiques et méthodologiques.Il importerait alors de développer et de renforcer une dynamique de soutien et de qualification collective des acteurs.Travailler dans une approche de santé communautaire auprès du public de la demande d’asile consisterait tout d’abord à poser un autre regard sur ces publics, et à les considérer comme experts de leur propre santé et comme partenaires dans la prise en compte comme dans la prise en charge, de cette problématique. L’approche de santé communautaire incite également les professionnels à intégrer l’ensemble des personnes concernées dans la compréhension de la problématique, à prendre en compte leur subjectivité, leur cadre de référence, à entendre leurs demandes, leurs besoins et leurs attentes.

Un certain nombre d’autres principes directeurs sont développés dans le rapport final de l’état des lieux qui a été finalisé en avril 2012. Ce travail intense de mise à plat des différents facteurs de la complexité de la problématique, a été l’occasion de nombreux et riches échanges avec une multitude d’acteurs du soin, du monde associatif et bien entendu du Dispositif National d’Accueil. Nous voudrions profiter de l’occasion de cet écrit, pour rappeler combien leur investissement au quotidien est la base précieuse du soutien à la santé mentale des demandeurs d’asile et réfugiés, et que sans leurs expertises respectives, rien ne serait possible.

Pour une meilleure connaissance de cette thématique, Samdarra organise : La 5ème journée d’étude du Réseau Samdarra intitulée « Récits et paroles de migrants en quête d’asile, Quels enjeux ? Quels effets sur la santé mentale ? » se déroulera le 18 octobre 2012 à l’amphi Descartes/École Normale Supérieure (15 parvis René Descartes Lyon, Métro Debourg). ||

par l’impossibilité constitutionnelle de promouvoir des actions de santé qui discrimineraient une partie de la population pour leurs origines ou statuts administratifs, il est également utile de souligner que de dissoudre les demandeurs d’asile dans la masse floue des « populations vulnérables » ne suffit pas à répondre à leurs besoins spécifiques.

Il peut donc être utile de rappeler et de souligner le fait que la problématique de santé mentale des demandeurs d’asile relève pleinement du champ de la santé publique et que la loi de santé publique du 9 aout 2004 décrète la responsabilité de l’État (l’État est le garant de la protection des personnes en matière de santé), et préconise le renforcement des partenariats entre les institutions de santé, les collectivités territoriales, les usagers, associations et professionnels du secteur sanitaire et social.

La loi rappelle également la nécessité de lutter contre les inégalités de santé (vigilance vis-à-vis des populations vulnérables, en situation de précarité, dépendantes, etc.), et définit la région comme le niveau de planification des actions et de coordination des acteurs. Est-ce qu’elle dit directement quelque chose sur la santé des étrangers ou demandeurs d’asile ?

Cette reconnaissance a déjà été actée par certaines instances régionales de santé à travers le soutien et le financement de projets et d’actions visant une amélioration de la prise en charge de la santé mentale des réfugiés et demandeurs d’asile.

Le recadrage que nous préconisons pourrait se traduire selon plusieurs axes, certains nous paraissent prioritaires, comme le financement de l’interprétariat par les instances de la santé publique au titre des « inégalités culturelles de santé » ou bien le soutien aux acteurs de la santé mentale (formation, sensibilisation, analyse de pratiques, coordination et développement de réseaux entre les acteurs de la santé mentale et de l’asile,…).

• S’inspirer des approches de santé communautai-res pour développer la promotion de la santé men-tale : « travailler avec plutôt que travailler pour ».Dans le cadre de la problématique de prise en charge de la santé mentale des demandeurs d’asile l’approche de santé mentale communautaire5

5. Voir le site de l’institut Théophraste Renaudot, principal acteur du développement de ces pratiques.

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Mondialisation et Santé Mentale :La Déclaration de Lyon du 22 octobre 2011 Une présentation

Pour la première fois au monde, à notre connaissance, un congrès international s’est penché sur le rapport entre mondialisation et santé mentale, postulant des effets psychosociaux

péjoratifs sur le lien social. L’idée ne concernait pas seulement les personnes affectées de maladies mentales ou de handicaps, mais une vulnérabilité collective. Le congrès des cinq continents, avec des représentants de 45 pays, s’est effectivement emparé du sujet et a travaillé à Lyon-Villeurbanne du 19 au 22 Octobre 2011. Un consensus s’est dégagé pour reconnaître que la souffrance psychique d’origine sociale en rapport avec la mondialisation apparaissait comme un phénomène qui dépasse en effet le champ de la psychiatrie et du handicap. Une approche clinique et sociologique permet d’authentifier des processus d’aliénation préoccupants qui s’observent potentiellement dans toutes les tranches d’âge et toutes les strates des populations, pas seulement orientés sur les vulnérabilités individuelles.Ainsi, la tendance forte à la précarisation de la transmission intergénérationnelle observée chez les adolescents de Sao Paulo ou de Gennevilliers, chez les enfants des rues en Afrique, les Roms en Espagne, etc…., suggère qu’en période de mondialisation économique, il n’est guère étonnant d’observer une mondialisation de la clinique relativement décalée par rapport aux classifications nosographiques habituelles. De même, l’extension considérable de la souffrance au travail, et pas seulement le chômage, insiste sur le rapport entre la mondialisation, le nouveau management et l’individualisme atomisant qui en résulte.

Le congrès s’est conclu par une déclaration solennelle, la Déclaration de Lyon, lue et publiée en trois langues (Français, Anglais, Espagnol), avec un intitulé qui ne donne pas dans la langue de bois (Furtos, Sundram, 2012). Il faut reconnaitre que la préoccupation est sérieuse, inédite dans sa formulation, vitale dans son contenu.

Sans doute seuls des praticiens et des chercheurs en santé mentale, mais aussi des représentants de la société civile, à la fois experts pluridisciplinaires et citoyens du monde, pouvaient affirmer que la mondialisation nous rend fous, ajoutant néanmoins l’orientation positive qui en découle, une écologie du lien social.On pourra lire la première partie de la déclaration qui consiste en un préambule sémantique, sous la forme d’un glossaire qui précise le sens des mots, lesquels ne vont jamais de soi. Il permet de comprendre les principes centrés autour du concept de précarité, qui doit être complexifié par rapport à son sens usuel :

•Jean FurtosPsychiatre, ONSMP

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1. Une saine précarité est simplement définie comme le fait d’avoir besoin d’autrui pour vivre, dans la réciprocité ; cette précarité, à reconnaitre, qui s’oppose à l’idéologie de l’autonomie obligatoire et atomisante, fait en réalité partie des droits de l’homme : « Les êtres humains, libres et égaux en droit, naissent et demeurent précaires tout au long de leur vie dans la mesure où ils ont absolument besoin d’autrui pour vivre » (Article 2.1 de la Déclaration de Lyon).

2. Le point d’impact des aspects pathogènes de la mondialisation (il y a donc des aspects qui ne le sont pas), consiste à transformer cette saine précarité en mauvaise précarité, celle dont on parle habituellement. Le passage du sain au malsain aboutie à une triple perte de confiance en autrui, en soi et en l’avenir ; cette triple confiance est pourtant nécessaire car elle autorise le “vivre en société”, avec le goût d’aller vers un avenir par nature inconnu orienté par un désir, un projet personnel et collectif.

Ce point d’impact doit être considéré comme une véritable forme de pollution du lien social et du lien avec soi-même, aussi toxique pour la vie sur la planète que la pollution des fleuves, des rivières, des océans et de l’atmosphère. A quoi servirait en effet une planète biologiquement viable si l’être humain disparaissait en tant qu’être social ? C’est le souci que porte avec une emphase justifiée la Déclaration de Lyon.La responsabilité qui en découle s’exerce sur le plan clinique, au sens large de ce terme, et bien sûr sur le plan politique. C’est pourquoi la déclaration se termine par des recommandations qui visent leur mise en actes au niveau micro-local et global. Affirmer que la mondialisation est un déterminant de santé mentale, avec des effets sur la santé des individus vivant en société, ouvre à une responsabilité collective à assumer ; et ce dans la non toute puissance, mais avec détermination. Une prise de conscience de cette nature nécessite l’instauration d’antidotes, une régulations des processus économiques non limités à leurs seuls aspects financiers, et laisse espérer des effets de seuils mutatifs sur le plan des mentalités et de leur prise en compte sociale, économique et politique.||

| Mondialisation et Santé Mentale : la Déclaration de Lyon du 22 octobre 2011

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Les cahiers de Rhizome : La mondialisation, pour une écologie du lien social

Nous, signataires de cette déclaration, réunis en Congrès des 5 Continents sur les effets de la mondialisation sur la santé mentale, experts pluridisciplinaires en santé mentale en même temps que citoyens du monde, appelons à une prise de conscience des effets psychosociaux de la mondialisation et des principes et conséquences qui en découlent.Cette déclaration se situe dans la filiation des principes de la Déclaration d’Alma Ata de 1978 et de la Charte d’Ottawa de 1986,en accord avec la récente Déclaration Politique de Rio du 21 Octobre 2011 sur les Déterminants Sociaux de Santé,tout en précisant la spécificité de la Déclaration de Lyon : promouvoir une Ecologie du Lien Social dans le contexte de la Mondialisation.

1- PREAMBULE SOUS FORME DE GLOSSAIRE

Certains mots doivent être précisés pour éviter les malentendus : mondialisation, psychosocial, santé mentale, précarité, souffrance, écologie des liens sociaux.

1-1 - La mondialisation associe deux processus différents et intriqués :

- un processus de très longue période qui résulte de la croissance des flux migratoires, des échanges humains, commerciaux et d’informations à travers les frontières physiques et politiques. Les échanges culturels se sont intensifiés depuis le milieu des années 80 avec la révolution numérique jusqu’à la dimension d’un village planétaire où « l’autre est mon voisin ». C’est une véritable conscience mondiale qui émerge aujourd’hui, et les régulations revendiquant une meilleure gouvernance et une nouvelle citoyenneté, sans exclure les identités nationales et régionales. Le risque est celui d’une solidarité abstraite et vide. Ce défi est périlleux mais vital à relever.

DECLARATION DE LYON DU 22 OCTOBRE 2011

Quand la Mondialisation nous rend fou, pour une écologie du lien social.

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- ce premier processus est à distinguer du second qui est constitué par la prédominance de l’économie de marché soumise au seul profit, nommément le néo-libéralisme ; le mouvement a émergé à la fin du XIXème siècle et s’est accéléré à la fin de la seconde guerre mondiale. Le marché est supposé rationnel et l’Etat devrait se cantonner à une intervention minimale, sans régulation. Une idéologie se construit où seule l’initiative individuelle devient le pivot de la richesse des nations comme de leur malheur. Cette dérégulation est démultipliée par l’accélération des flux des nouvelles technologies en information et en communication, du fait du premier processus, mais elle domine le monde par la cupidité sans contrôle de ceux qui sont aux manettes ; déconnectée de l’économie réelle et du pouvoir politique, elle n’a pas d’horizon temporel ni social.

Ces deux niveaux de processus ont des effets psychosociaux différents dont il convient de reconnaître les effets fastes et néfastes en termes de santé mentale.

1-2 - Les effets psychosociaux : le qualificatif psychosocial souligne l’interaction normalement indissoluble entre ce qui revient à la part du sujet et ce qui revient à la vie sociale. En ce sens, les effets de contexte, et en tout premier lieu celui de la mondialisation, affectent simultanément le sujet individuel et le lien social. Ces effets favorables ou défavorables en termes de santé mentale constituent l’orientation principale de la Déclaration de Lyon.

1-3 - La santé mentale : au sein d’une société de plus en plus individualiste dans ses aspects à la fois promotionnels et atomisant, les effets psychosociaux concernent nécessairement la santé mentale de tous. Elle ne se limite donc pas ici à la prévention et à la prise en charge des troubles mentaux traités habituellement par la psychiatrie, qui restent essentielles ; elle ne se limite pas davantage à promouvoir les droits des personnes handicapées, ce qui reste non moins essentiel, mais elle considère les effets psychosociaux de la mondialisation sur l’ensemble des citoyens du monde dans les divers aspects de leur vie. La mondialisation nécessite une approche systémique et globale de la santé qui doit aussi prendre en compte les différences de pays, de région, de religion, de culture.

1-4 - Le mot précarité n’a pas seulement la signification négative qui lui est ordinairement attachée, synonyme d’incertitude, de risque de catastrophe, de pauvreté. Il est intéressant d’évoquer le fait que, dans la plupart des langues d’origine latine, précarité vient du terme latin precari qui signifie : dépendre de la volonté de l’autre, obtenir par la prière. L’état de précarité, dans ce sens, est antagoniste et complémentaire de l’autonomie. Il signifie une dépendance à respecter, évidente chez le bébé même si l’on reconnaît ses compétences ; non moins évidente chez la vieille personne mais aussi à tous les âges de la vie. Les situations de maladie, de traumatisme, de fragilité particulière augmentent le niveau de précarité qui signifie tout simplement et positivement : avoir absolument besoin de l’autre, des autres, pour vivre. Dans cette perspective, on peut parler d’une saine précarité définie par le besoin d’un support social à tous les âges de la vie, dans la réciprocité de l’échange. Par rapport

| Mondialisation et Santé Mentale : la Déclaration de Lyon du 22 octobre 2011

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Les cahiers de Rhizome : La mondialisation, pour une écologie du lien social

à la notion utile de vulnérabilité, celle de précarité a le mérite précieux, en cette époque individualiste, d’inclure l’autre, les autres, dans sa définition.

1-5 - La souffrance : les situations de précarité sont nécessairement ambivalentes en ce qu’elles produisent aussi bien de la sécurité et du plaisir que leur contraire. C’est pourquoi la souffrance est une réalité du sujet humain, sans préjuger de son avenir ; elle peut apparaître sur la scène sociale ou rester dans l’intériorité ; elle s’accroît lorsque les conditions de la confiance sont attaquées.

1-6 - L’écologie du lien social constitue l’horizon de la Déclaration de Lyon, son objectif : à quoi servirait de sauver la planète si les humains eux-mêmes disparaissaient en tant que chacun d’entre eux est un être social ? La vie sociale des êtres humains devient un enjeu majeur.

L’orientation du congrès des cinq continents, et de cette déclaration qui le conclut, est d’examiner attentivement en quoi les aspects néfastes de la mondialisation mettent en péril les situations ordinaires de précarité en polluant les modalités concrètes du lien social.

Il s’agit de se confronter aux « conditions qui nuisent à la santé à tous les niveaux » (Déclaration Politique de Rio, 8) et d’en tirer les conséquences pratiques pour favoriser des effets viables et durables en termes d’écologie humaine. 2 - DECLARATION DE PRINCIPE

2-1 - Les êtres humains, libres et égaux en droit, naissent et demeurent précaires tout au long de leur vie dans la mesure où ils ont absolument besoin d’autrui pour vivre.

2-2 - Cette précarité native est l’un des moteurs du maintien de la vie grâce aux liens interhumains, familiaux et sociaux ; elle s’oppose à l’exclusion.

2-3 - Cette précarité native ne doit pas être confondue avec le seul sens négatif qui lui est ordinairement attaché. Elle ne doit pas non plus être assimilée à la pauvreté, bien qu’elle lui soit souvent associée.

2-4 - Les conditions qui favorisent des liens humains suffisamment confiants constituent la base d’une saine précarité et concernent toute personne en charge sur le plan social, économique et politique ; elles impliquent la justice et l’équité, et donnent force au sentiment personnel d’une maîtrise de l’avenir auquel chacun peut activement participer.

2-5 - L’ignorance de ces conditions est aussi néfaste à l’individu et à la société que celles touchant aux atteintes de la liberté et de la sûreté, elle fait violence aux personnes. Toutes les violences ne sont pas du registre d’une cruauté « chaude », comme la torture, par exemple : il faut savoir reconnaître les cruautés « froides », de plus en plus importantes, du registre du mépris social, de la disqualification et de l’exclusion.

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2-6 - Les contextes sociaux, économiques et politiques sont susceptibles de faire basculer massivement les liens humains du côté de la méfiance, entraînant alors une précarité négative, avec des effets péjoratifs sur la santé mentale. Ces effets portent sur le rapport à soi, à la famille, aux groupes humains et sur le rapport crucial à l’avenir.

Ces effets peuvent être décrits de diverses manières, notamment qualifiés de dépression, de repli sur soi, d’atomisation des individus, de paranoïa sociale, de disparition de tout projet d’avenir autre que catastrophique.

2-7 - Ainsi le respect effectif de l’écologie du lien social fait intégralement partie des déterminants sociaux de la santé mentale ; cette écologie du lien social doit être envisagée dans une acception systémique et globale, non réductible aux symptômes et aux désordres traités par la psychiatrie.

2-8 - Dans cette perspective, une santé mentale suffisamment bonne peut être définie comme suit :

• la capacité de vivre avec soi-même et avec autrui, dans la recherche du plaisir, du bonheur et du sens de la vie,

• dans  un  environnement  donné  mais  non  immuable,  transformable  par  l’activité  des hommes et des groupes humains,

• sans destructivité mais non sans révolte, soit la capacité de dire « NON » à ce qui s’oppose aux besoins et au respect de la vie individuelle et collective, ce qui permet le « oui »,

• ce  qui  implique  la  capacité  de  souffrir  en  restant  vivant,  connecté  avec  soi-même et  avec autrui.

2-9 - A ce moment de l’histoire humaine, le contexte social, économique et politique est celui de la mondialisation. Nous devons affirmer sa forte potentialité à rendre les humains fous d’angoisse et d’incertitudes quant à la fiabilité des liens sociaux ; il affecte les assises symboliques des cultures et des personnes, il affecte la notion même d’avenir et de projets porteurs de sens. En tout cela il est antagoniste aux Droits de l’Homme.

3 - RECOMMANDATIONS

Nous, signataires de cette déclaration, réunis en Congrès des 5 Continents sur les effets de la mondialisation sur la santé mentale, experts pluridisciplinaires en santé mentale en même temps que citoyens du monde :

3-1 - Demandons que soit reconnue l’importance d’une santé publique qui intègre les effets psychosociaux liés au contexte social, économique et politique, dans le cadre de pratiques de santé mentale concrètes et solidaires, dans le respect de la dignité des personnes.

| Mondialisation et Santé Mentale : la Déclaration de Lyon du 22 octobre 2011

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Les cahiers de Rhizome : La mondialisation est un déterminant social de la santé mentale

3-2 - Insistons sur la responsabilité de toutes celles et ceux qui, à des titres divers, sont en charge d’une écologie humaine fondée sur une saine précarité des liens humains, aussi vitale que l’air que l’on respire ou que l’interdiction de la torture, de l’esclavage et de l’oppression. On doit avoir à répondre de cette responsabilité (2-4, 2-9).

3-3 - Demandons aux responsables politiques et économiques que ces effets de contexte soient intégrés dans la refondation d’une gouvernance financière globalisée et durable, sous contrôle du politique, afin de permettre aux banques de jouer leur rôle de soutien de l’économie réelle, de l’emploi et de l’innovation technologique. Cela nécessite une régulation exercée par le pouvoir politique.

3-3 bis - Insistons pour que cette régulation s’exerce effectivement au niveau des systèmes financiers dérégulés et des pulsions de cupidité de ceux qui sont aux manettes, comme un principe de civilisation pour tous ; faute de quoi, si ce principe impératif n’est pas exercé à la bonne place, il se déplace d’une maniéré éhontée au détriment des personnes, surtout les plus vulnérables et les plus marginales, en les stigmatisant, selon le principe idéologique que seule l’initiative individuelle est le pivot de la richesse, et en l’occurrence, du malheur des nations (cf 1-1).

3-4 - Sachant qu’à ce jour il n’y a pas d’espace public mondial qui puisse objectiver, mesurer et qualifier les effets psychosociaux défavorables de la mondialisation, nous voulons instaurer une organisation internationale pérenne, amorcée par le Congrès des cinq continents. Il s’agit de soutenir cette préoccupation vitale d’une écologie des liens humains auprès des décideurs économiques et politiques afin que les principes de gouvernance, les lois et règlements tiennent compte de ce qui est faste et néfaste aux liens sociaux.

Proposons à cette fin de constituer un Observatoire International sur la Mondialisation et l’Ecologie humaine ; son but sera la recherche, les échanges et les propositions concernant les problèmes de précarité et de souffrance mentale liés aux effets aliénants de la financiarisation et de la marchandisation du monde.||

Les cahiers de Rhizome : La mondialisation, pour une écologie du lien social

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| | Bibliographie

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Fassin D., (2007), La biopolitique n’est pas la politique de la vie, Sociologie et sociétés, vol. 33, n°2, pp. 35-48.

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Ouvrages et Articles

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Les cahiers de Rhizome : La mondialisation, pour une écologie du lien social

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Sayad A., (1999), La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’im-migré, Paris, Seuil. 437 p.

Références pour la France et la Suisse : formation IFTS Echirolles et HETS Genève.

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| Actualités

Nous avons lu

• Le travail social ou « l’art de l’ordinaire »David Puaud, yapaka-be, Editions Frédéric Delcor. Fédération Wallonie, Bruxelles de Belgique – 44, bd Léopole II-1080- Bruxelles. Juin 2012Face aux logiques d’expertises sociales croissantes, un rappel vivifiant de ce qu’est le travail social du côté de l’art ordinaire du vivre ensemble.

• Drogues faut-il interdire ? Alain Morel et Jean-Pierre Couteron, Collection tendances psy, Dunod, Paris, 2011Faut-il interdire les drogues ? Et que faut-il interdire ?La révision d’un paradigme, ses enjeux professionnels et citoyens.

• Fragments d’intimes, amours, corps et solitudes aux marges urbainesPascale Jamoulle, La Découverte, Collection alternatives sociales, Paris, 2009Aux marges urbaines, les sphères de l’intime se fragilisent. Cet ouvrage explore la vie émotion-nelle affective et sociale des personnes de toutes origines, souvent marquées par l’épreuve de l’exil. Comment s’invente la mondialisation par le bas de l’échelle sociale.

• 1984 Georges Orwell, Gallimard, Folio (poche),1949(Re)lire ce livre prophétique contribue d’une manière saisissante à comprendre la paranoia sociale, le retrait auto-excluant de notre époque, la perte de l’avenir comme projet.

Agenda

• Les 6 et 7 Octobre 2012, 42èmes journées de l’Ecole de la Cause Freudienne sur le Thème : « Autisme et psychanalyse », Palais des Congrès, Paris : Contact : [email protected], Tél : +33 01 45 49 02 68 Cartons d’invitations et informations utiles sur : http://www.42journees-ecf.org

• 8 Octobre 2012, 9ème journée Européenne de la dépressionThème : « Crise économique : Impact sur la santé psychique».Lieu : Ministère des Affaires sociales et de la Santé, Salle P.Laroque, 14 Av Duquesne, 75007, Paris.Contacts et inscription obligatoire : [email protected], Tél : 09 51 75 68 11 • 10 Octobre 2012, journée mondiale de la santé mentaleThème : « Doué de culture » la folie, un art de vivre ?Lieu : Ministère des Affaires sociales et de la Santé, Salle P.Laroque, 14 Av Duquesne, 75007, Paris.Contacts et inscription gratuite et obligatoire : FASM Croix-Marines, Tél : 01 45 96 06 36http://www.agapsy.fr/

Actualités

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Les cahiers de Rhizome : La mondialisation, pour une écologie du lien social

Agenda (suite)

• 11 Octobre 2012, La Fédération Agapsy organise une rencontre Nationale Thème : « Plan psychiatrie et santé mentale de l’incantation à la concrétisation »Inscriptions en ligne depuis le site internet : http://www.agapsy.fr» www.agapsy.frContact : [email protected] , Tél : 03.83.98.57.61 Lieu : Ministère des Affaires sociales et de la Santé, Salle P.Laroque, 14 Avenue Duquesne, 75007, Paris.

• 18 Octobre 2012, 5ème journée du Réseau Samdarra : Thème : « Récits et paroles de migrants en quête d’asile – Quels enjeux ? Quels effets sur la santé mentale ? »Lieu : Amphi Descartes/Ecole Normale Supérieure, 15 parvis R.Descartes, Lyon (métro Debourg)Contact et inscriptions : Gwen Legoff, Coordinatrice du réseau SAMDARRA : [email protected], Tél : 04 37 91 50 93 (inscription gratuite).

• 27 Novembre 2012, Colloque Départemental : Thème : « Politiques et dispositifs en faveur de la réduction des difficultés d’accès aux soins ».Lieu : Maison des Associations, 12 ter Place Garibaldi, Nice.Contacts et inscriptions gratuites et obligatoires : CODES 06, Tél : 04 93 18 80 78

Nous remercions la Ferme du Vinatier (fonds documentaire), et M. Alioune Bâ pour le prêt de leurs photos (exposition Ferme du Vinatier 2008)

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Rhizome est une revue trimestrielle éditée par l’observatoire national des pratiques en santé Mentale et précarité (onsMp-orspere) avec le soutien de la direction générale de la cohésion sociale et de la direction générale de la santédirecteur de la publication : Jean Furtosassistante de rédaction : claudine Bassini

Comité de rédaction guy ardieT, psychiatre (st cyr au Mont d’or) / François cHoBeauX, sociologue (ceMea paris) / Valérie colin, dr en psychologie, onsMp / Jean dalerY, prof. de psychiatrie (univ. lyon 1) / philippe daVeZies, enseignant, chercheur en médecine du travail (univ. lyon 1) / laurent el gHoZi, président espT / Bernard elgHoZi, médecin (réseau créteil) / Benoît eYraud, sociologue (lyon) / carole FaVre, infirmière (le cannet) / carole gerBaud, responsable associatif (Bourg-en-Bresse) / Marie gillooTs, pédopsychiatre (nanterre) / alain gouiFFÈs, psychiatre (uMappp rouen) / christian laVal, sociologue, (lyon) / antoine laZarus, prof. santé publique (Bobigny) / Jean-pierre MarTin, psychiatre (paris) / alain Mercuel, psychiatre (st anne paris) / eric Messens (Bruxelles) / gladys Mondiere, dr en psychologie (lille) / pierre MorcelleT, psychiatre (Marseille) / christian Muller, psychiatre (lille) / eric piel, psychiatre (paris) / gilles raYMond, chargé d’études pJJ / pauline rHenTer, politologue (lyon) / rose-Marie roYer, usH (paris) / olivier Querouil, conseiller technique fonds cMu (paris) / nicolas VeluT, psychiatre (Toulouse) / Benjamin Weil (lille).

Contact rédactionelhadji Mamadou Mbaye - tél. 04 37 91 54 60

cH le Vinatier, 95 Bd pinel - Bp 30039 - 69678 Bron cedexTél. 04 37 91 53 90 - Fax 04 37 91 53 92e-mail : [email protected] : www.orspere.frréalisation : crayon Bleu - Tél. 04 72 61 09 99 impression : imprimerie Brailly (st genis-laval) - Tél. 04 78 86 47 47 Tirage : 7 600 ex - dépôt légal 2302issn 2117-4520 - cppap 0910B05589

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RhizomeBulletin national santé et précarité, Téléchargeable sur le site www.orspere.fr

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CH le Vinatier, 95 Bd Pinel - BP 3003969678 Bron Cedex - FRANCETél. +33 (0)4 37 91 53 90Fax + 33 (0)4 37 91 53 92 E-mail : [email protected] : www.orspere.fr

RhizomeLes Cahiers de

Bâtir les Cahiers de Rhizome dans le cadre des missions de l’Observatoire National des pratiques en Santé Mentale et Précarité nous est apparu, au fil des années, comme une nécessité. Ces Cahiers accueilleront, une fois l’an, dans un format élargi, une thématique spécifique envisagée selon une approche pluridisciplinaire, autour de recherches effectuées dans le cadre de l’Observatoire. Souhaitant lancer des ponts entre la communauté scientifique et les praticiens, nous continuerons, avec ce nouveau support, d’approfondir la réflexion théorique et pratique sur les liens complexes entre santé mentale et précarité. Chaque Cahier, en continuité avec les trois autres Rhizome annuels, est conçu comme un outil de recherche et de connaissance mais aussi comme une contribution au débat collectif. Il comprend une investigation du contexte social, politique et juridique, des présentations réflexives sur des pratiques cliniques ou sociales dans leur rapport avec les théories de référence dans chacun des champs mais aussi avec la politique et ses enjeux démocratiques. Il s’agit, en construisant un espace critique pensé à partir de la pratique, de permettre au lecteur d’être dans une position de réajustement permanent entre les exigences éthiques et l’évolution des pratiques. Enfin, notre projet éditorial vise à discuter des productions pratiques de santé mentale qui impliquent plus largement la communauté des citoyens.