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doi: 10.1684/nrp.2013.0257 REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES 69 Article de synthèse Rev Neuropsychol 2013 ; 5 (2) : 69-81 La prise de décision : aspects théoriques, neuro-anatomie et évaluation Decision-making: theoretical aspects, neuroanatomy and assessment Philippe Allain 1, 2 1 Université d’Angers, Maison des sciences humaines, laboratoire de psychologie des Pays-de-la-Loire (EA 4638), 5 bis, boulevard Lavoisier, 49045 Angers cedex 01, France 2 CHU d’Angers, département de neurologie, unité de neuropsychologie, 49933, Angers, France <[email protected]> Pour citer cet article : Allain P. La prise de décision : aspects théoriques, neuro-anatomie et évaluation. Rev Neuropsychol 2013 ; 5 (2) : 69-81 doi:10.1684/nrp.2013.0257 Résumé Prendre des décisions allant dans le sens de nos intérêts propres ou de ceux de nos proches constitue une faculté complexe, indispensable à l’adaptation et à l’autonomie. Nous exerc ¸ons quotidiennement cette faculté dans de nombreux domaines de la vie quotidienne, tels ceux des finances, des soins, de l’habitat ou encore du travail. Dans cet article, nous proposons une synthèse des connaissances sur la prise de décision reposant, pour une large part, sur les travaux récents effectués dans le domaine. Après quelques rappels conceptuels brefs s’appuyant essentiellement sur des travaux de psychologie cognitive, nous nous arrêtons sur les apports des neurosciences à notre compréhension des mécanismes de prise de décision. L’accent est mis sur le rôle de la cognition et des émotions dans la prise de décision, sur les structures cérébrales impliquées dans la prise de décision, ainsi que sur les paradigmes d’évaluation de la prise de décision accessibles. Nous espérons que cette synthèse apportera un éclairage utile sur un domaine encore très peu exploré en neuropsychologie humaine. Mots clés : décision · risque · incertitude · ambiguïté · processus de prise de décision · substrats cérébraux Abstract Making decisions going to the sense of our own interests or those of our relatives constitutes a complex faculty indis- pensable for adaptation and autonomy. We daily exercise this faculty in many areas of everyday life such as finance, health care, housing or employment. In this article, we propose a synthesis of the knowledge on decision-making, mostly leaning on the current studies made in this domain. After a few conceptual reminders, primarily based on work done in the field of cognitive psychology, we stop on the contributions of neurosciences to our understanding of the mechanisms of decision-making. The emphasis is put on the role of cognition and emotions in decision-making, on the brain structures involved in decision-making as well as on the accessible assessment paradigms of decision-making. This overview shows that if the psychological mechanisms and the brain regions invol- ved in decision-making are numerous and better known today, many uncertainties remain concerning the tools useful to understand decision-making impairments in brain-damaged patients. An important experimental work should be done in this field, given that it is essen- tial, in terms of research, in order to refine, validate or invalidate the available theoretical propositions on decision-making and, clinically, to better understand the difficulties for brain-damaged patients in a critical area for daily autonomy. We hope that this over- view will provide a useful insight into an area that is still largely unexplored in human neuropsychology. Key words: decision · risk · uncertainty · ambiguity · decision-making processes · cerebral substrata Correspondance : P. Allain

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Page 1: Rev Neuropsychol 2013 ; 5 (2) : 69-81 La prise de …...Journal Identification = NRP Article Identification = 0257 Date: July 26, 2013 Time: 12:46pm REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE NEUROSCIENCES

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Article de synthèse

Rev Neuropsychol

2013 ; 5 (2) : 69-81 La prise de décision : aspectsthéoriques, neuro-anatomieet évaluation

Decision-making: theoretical aspects,neuroanatomy and assessment

pe Allain1,2

rsité d’Angers,des sciences humaines,oire de psychologie des-la-Loire (EA 4638),oulevard Lavoisier,Angers cedex 01,

’Angers,ment de neurologie,e neuropsychologie,Angers, [email protected]>

citer cet article : Allain P. Lade décision : aspects théoriques,natomie et évaluation. Revsychol 2013 ; 5 (2) : 69-811684/nrp.2013.0257

Résumé Prendre des décisions allant dans le sens de nos intérêtspropres ou de ceux de nos proches constitue une faculté

complexe, indispensable à l’adaptation et à l’autonomie. Nous exercons quotidiennementcette faculté dans de nombreux domaines de la vie quotidienne, tels ceux des finances,des soins, de l’habitat ou encore du travail. Dans cet article, nous proposons une synthèsedes connaissances sur la prise de décision reposant, pour une large part, sur les travauxrécents effectués dans le domaine. Après quelques rappels conceptuels brefs s’appuyantessentiellement sur des travaux de psychologie cognitive, nous nous arrêtons sur les apportsdes neurosciences à notre compréhension des mécanismes de prise de décision. L’accentest mis sur le rôle de la cognition et des émotions dans la prise de décision, sur les structurescérébrales impliquées dans la prise de décision, ainsi que sur les paradigmes d’évaluationde la prise de décision accessibles. Nous espérons que cette synthèse apportera un éclairageutile sur un domaine encore très peu exploré en neuropsychologie humaine.

Mots clés : décision · risque · incertitude · ambiguïté · processus de prise de décision · substratscérébraux

Abstract Making decisions going to the sense of our own interests orthose of our relatives constitutes a complex faculty indis-

pensable for adaptation and autonomy. We daily exercise this faculty in many areas ofeveryday life such as finance, health care, housing or employment. In this article, wepropose a synthesis of the knowledge on decision-making, mostly leaning on the currentstudies made in this domain. After a few conceptual reminders, primarily based on workdone in the field of cognitive psychology, we stop on the contributions of neurosciencesto our understanding of the mechanisms of decision-making. The emphasis is put on therole of cognition and emotions in decision-making, on the brain structures involved indecision-making as well as on the accessible assessment paradigms of decision-making.This overview shows that if the psychological mechanisms and the brain regions invol-ved in decision-making are numerous and better known today, many uncertainties remain

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concerning the tools useful to understand decision-making impairments in brain-damagedpatients. An important experimental work should be done in this field, given that it is essen-tial, in terms of research, in order to refine, validate or invalidate the available theoreticalpropositions on decision-making and, clinically, to better understand the difficulties forbrain-damaged patients in a critical area for daily autonomy. We hope that this over-view will provide a useful insight into an area that is still largely unexplored in humanneuropsychology.

Key words: decision · risk · uncertainty · ambiguity · decision-making processes · cerebral substrata

Correspondance :P. Allain

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Définition et aspects théoriquesChacun d’entre nous prend quotidiennement de nom-

breuses décisions. La prise de décision correspond au faitd’effectuer un choix entre plusieurs modalités d’actionspossibles lors de la confrontation à un problème, le butétant de le résoudre en traduisant le choix fait en uncomportement (en une séquence d’action). Elle impliqueun certain nombre d’opérations distinctes : la définition del’objet (ce sur quoi porte la réflexion et portera la décision),la recherche, l’analyse et l’organisation des informationsutiles, l’élaboration et l’évaluation d’hypothèses de déci-sions en prenant en particulier appui sur des connaissanceset/ou des expériences antérieures, le choix d’une hypothèsede décision et sa mise en œuvre. Certaines décisions sontsimples à prendre, alors que d’autres sont beaucoup pluscomplexes, en ce sens qu’elles engagent un nombre devariables plus ou moins important (choisir entre pile ouface versus choisir des placements pour ses économies)et qu’elles peuvent avoir des conséquences plus ou moinslourdes (perdre par exemple un euro versus perdre plusieursmilliers d’euros).

L’action retenue peut ou non avoir des conséquences,lesquelles auront ou non une certaine valeur pour nous.Sur la base de la certitude des conséquences d’une déci-sion, Lemaire [1] distingue trois types de situations de prisede décision : les situations de décision sous certitude, sousincertitude ou à risque. Les décisions sous certitudes sontdes décisions dont nous connaissons et sommes absolu-ment certains des conséquences. Lemaire [1] illustre dela facon suivante : si nous décidons de ne pas prendre deparapluie en sortant, nous savons que nous serons mouillésen cas de pluie. Les décisions sous incertitudes sont desdécisions dont nous ignorons la probabilité du résultat. Parexemple, travailler plus augmente nos chances de réussiteaux examens sans que nous sachions si travailler trois foisplus augmente par trois nos chances de réussite. Les déci-sions à risque sont des décisions dont les conséquences sontconnues ainsi que les probabilités de ces conséquences. Àtitre d’illustration, et pour reprendre Lemaire [1], dans lasituation où nous avons 30 % de chance de doubler notremise, nous connaissons la conséquence possible de la mise(la doubler) et la probabilité de cette conséquence (environune chance sur trois).

Dans le champ des neurosciences, Bechara et al. [2] ontproposé une classification quelque peu différente des situa-tions de prise de décision sous incertitude. Ainsi, ces auteursont proposé de distinguer les décisions comportant desrisques et les décisions comportant des ambiguïtés. Dans lesdécisions comportant des risques, la probabilité de chaque

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résultat est connue et le participant doit trancher entre unchoix sûr et un choix risqué. Ici, le choix sécuritaire estassocié à une forte probabilité d’obtenir une récompense,mais cette récompense est relativement faible en valeur. Enrevanche, le choix risqué est associé à une faible probabilitéde gagner une récompense, mais la récompense est nette-ment plus importante en valeur. Les décisions comportant

des ambiguïtés sont distinctes de celles comportant desrisques sur deux points. Tout d’abord, dans les décisionsambiguës, la probabilité d’obtenir un résultat spécifique estsoit inconnue, soit elle relève du hasard. Par ailleurs, lechoix possible (sécuritaire versus risqué) ne diffère pas entermes de valeur de la récompense. Ici, par exemple, dansune tâche de prédiction à deux choix, la probabilité de faireun bon choix est identique à celle de faire un mauvais choixet il n’y a pas plus de risque à faire l’un ou l’autre choix.Nous en reparlerons plus loin dans cette synthèse.

Pour en revenir à l’approche cognitive de la prise dedécision, la valeur que nous attribuons aux conséquencesde nos décisions constitue, pour Lemaire [1], le secondparamètre essentiel à prendre en compte dans toutes déci-sions. Cette valeur peut, selon lui, avoir plusieurs origines.Le plaisir escompté et/ou l’émotion attendue peuvent êtresuffisants pour justifier une décision. De la même facon,la nécessité que représente une option (pour un équilibrepersonnel, familial, professionnel, financier, etc.) peut êtredéterminante dans le processus de prise de décision, sansqu’elle soit nécessairement source de plaisir.

La psychologie a décrit de nombreux modèles théo-riques de la prise de décision (voir notamment [3]), ense centrant essentiellement sur la prise de décision sousincertitude et/ou sous risque. Nous nous contenterons icid’évoquer certains des aspects mis en avant dans le champde la psychologie cognitive à propos de la prise de décision.

La psychologie cognitive a montré que l’approcherationnelle de la prise de décision était insuffisante pourexpliquer nos prises de décision. Selon cette approche,dite classique, nous déciderions sur la base d’une analyserationnelle de la situation, en nous livrant à des calculs deprobabilités à la recherche d’une combinaison alliant aumieux les conséquences d’un choix et notre intérêt pour cesconséquences. Cette approche a été développée, pour unelarge part, sur la base du théorème de Bayes qui, rappelons-le, propose de formuler des jugements probabilistes enappliquant des règles simples de calcul des probabilités(une probabilité est un nombre allant de 0 à 1, 0 signifiantque l’évènement n’arrivera jamais, 1 qu’il arrivera toujourset 0,5 qu’il y a une chance sur deux qu’il se produise, etc. ;pour plus de détails, voir [1]). En fait, les travaux empi-riques réalisés autour de cette approche ont montré quenous avions beaucoup de difficultés à traiter les probabilités.Nous commettons beaucoup d’erreurs dans nos jugements[4, 5] dont des erreurs de représentativité, de conjonctionou encore sur la taille de l’échantillon, sans nécessaire-ment en prendre conscience (biais de confiance en soi ;voir notamment [6]).

Ces erreurs seraient, pour une large part, liées aux limites

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de notre système cognitif. Simon est probablement l’un despremiers chercheurs à avoir souligné ces limites en prise dedécision, ce à partir des années 1950. Il a développé unethéorie de la rationalité limitée, théorie qui s’oppose auxhypothèses sur la rationalité de l’« Homo Œconomicus ».Les principaux arguments de cette théorie peuvent être résu-més en ces termes. Nous prenons toutes nos décisions,

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quelles qu’elles soient, en fonction des buts visés et del’analyse de l’environnement lié à cette décision : « Unedécision dans la vie réelle comprend quelques buts ouvaleurs, quelques faits en ce qui concerne l’environnement,et quelques inférences tirées des valeurs et des faits. Lesbuts et les valeurs peuvent être simples ou complexes,cohérents ou contradictoires ; les faits peuvent être réelsou supposés, basés sur des observations ou des rapportsréalisés par d’autres ; les inférences peuvent être validesou fausses » ([7], p. 273). Nous sommes rationnels lorsquenous prenons des décisions, en ce sens que nous sommescapables de fournir une explication à la majorité des choixque nous faisons : « Dans une définition large de la rationa-lité, pratiquement tout comportement humain est rationnel.Les gens ont des raisons pour faire ce qu’ils font, et, si onles interroge, ils peuvent donner leur avis sur ce que sontces raisons » ([8], p. 1). Néanmoins, notre rationalité estlimitée car nous commettons souvent des erreurs et nousn’arrivons pas toujours à réaliser les objectifs que nousnous sommes fixés. Les limites de notre rationalité tiennentau fait que nous sommes incapables de traiter l’ensembledes informations en provenance de notre environnement :« Chaque organisme humain vit dans un environnement quiproduit des millions de bits de nouvelle information chaqueseconde, mais le goulot d’étranglement de l’appareil de per-ception n’admet certainement pas plus de 1 000 bits parseconde et probablement moins » ([7], p. 273).

En d’autres termes, notre représentation du monde estpartielle, ce qui va inévitablement influencer le contenu denos décisions et, peut-être surtout, la manière dont nousallons les prendre. Simon [9] propose une description de laprise de décision en s’appuyant sur le concept de rationalitéprocédurale dans le cadre d’un modèle dit de satisficing.L’idée centrale de ce modèle est assez simple. Tout déci-deur est rationnel en cas de choix simple : s’il préfère lechoix A au choix B et le choix B au choix C, il optera pourle choix A. Cependant, lors d’un choix plus complexe (àdix alternatives par exemple) en situation d’incertitude, ilva moins chercher à examiner l’ensemble des possibilitésqu’à trouver une solution dite raisonnable, en l’occurrenceune solution dont la valeur atteint un certain seuil de satis-faction ou d’aspiration. Il existe bien d’autres modèles dela rationalité limitée, mais nous ne les exposerons pas tousici (voir [3]).

La théorie de Simon [9] a connu une large diffusiondans le champ de la psychologie ainsi que dans celuide l’économie. Elle lui vaudra le prix Nobel d’économieen 1978 pour son analyse de la prise de décision indi-viduelle dans les administrations et les entreprises. Sonimpact semble avoir été bien moins important que celle

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développée par Kahneman et Tversky [10] qui donneranaissance à l’économie psychologique et expérimentale.Daniel Kahneman (psychologue) s’est vu attribué, avecVernon Smith (économiste), le prix Nobel d’économie parl’Académie royale des sciences de Suède en 2002. Dans lalogique de Simon [9], Kahneman et Tversky [10] affirmentque nous ne sommes pas rationnels dans nos prises de

Article de synthèse

décision. En situation d’incertitude, nous sommes plusguidés par l’intuition que par la raison, avec une très forteaversion pour la perte. Dans les situations d’incertitude,nous élaborons nos jugements sur la base de règles heu-ristiques, souvent très utiles, mais qui peuvent présenterle désavantage d’introduire des biais de raisonnement.Kahneman et Tversky [11] définissent les heuristiquescomme des jugements courts et approximatifs se substi-tuant aux raisonnements longs ou aux analyses statistiquesdans l’explication des évènements et qui, contrairementà la règle de Bayes (fondée sur un schéma mathématiquerigoureux), ne permettent pas d’obtenir une réponseprécise. Pour Kahneman et Tversky [10], nous ne sommesdonc pas bayésiens dans l’élaboration de nos jugements ensituation d’incertitude. Nous utilisons des heuristiques qui,contrairement à une règle algorithmique, ne donnent pasinfailliblement la bonne réponse. Ces heuristiques nouspermettent de faire une évaluation correcte dans la majoritédes cas, tout en simplifiant le travail d’évaluation. Pour Kah-neman et Tversky [10], nous utilisons principalement troisheuristiques : l’heuristique de représentativité, l’heuristiquede disponibilité d’instances et l’heuristique d’ancrage etd’ajustement (pour plus de précision voir [1] et [3]).

Malgré les travaux fondamentaux des psychologues telKahneman, la vision classique d’une décision purementrationnelle a longtemps perduré, tant en psychologie qu’enéconomie. Il a fallu attendre la naissance de la neuroécono-mie pour voir enfin s’imposer l’idée selon laquelle d’autresfacteurs, dont en particulier les émotions, jouent un rôlecentral dans la prise de décision. Cette discipline qui mêlepsychologie, économie et imagerie cérébrale est née à lafin des années 1990 aux États-Unis. Elle n’est apparue enFrance qu’autour de 2005, soit trois ans après l’attributiondu prix Nobel d’économie à un psychologue.

Apports des neurosciencesà la prise de décision

Les apports des neurosciences à la prise de décisionsont multiples. Nous les regrouperons en trois principauxpoints : le rôle des émotions dans la prise de décision, lesstructures cérébrales impliquées dans la prise de décisionet les paradigmes d’évaluation de la prise de décision.

Rôle des émotions dans la prise de décisionUn peu avant la naissance de la neuroéconomie, cer-

tains travaux effectués dans le champ des neurosciencescognitives avaient déjà montré que, dans de très nom-

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breuses circonstances, les émotions prennent le pas sur laraison dans la prise de décision. Les travaux de Damasio[12] en sont certainement l’illustration la plus convaincanteet la plus remarquable.

À partir de cas de patients, tel celui d’EVR, Eslinger etDamasio [13] se sont intéressés aux troubles du compor-tement observés chez des patients porteurs de lésions

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frontales, principalement ventrales et médianes. Habituel-lement, ces patients ne présentent pas de perturbationsignificative dans les épreuves neuropsychologiques clas-siques destinées à mesurer les fonctions exécutives et/oula mémoire de travail. En revanche, comme cela a étéremarquablement observé pour EVR, dont les choix pro-fessionnels et personnels se sont révélés désastreux, cespatients semblent avoir les plus grandes difficultés à s’ajusteravec pertinence dans des activités de vie quotidienne, àadapter leurs comportements sociaux, ou à réagir de faconadaptée à diverses situations professionnelles ou person-nelles, bref à prendre des décisions.

Pour Damasio [12], ces comportements inadaptésseraient imputables à une perturbation dans les méca-nismes permettant de prendre des décisions conformes auxintérêts personnels du patient, aux conventions socialesou aux principes moraux. De plus, cette difficulté dansles prises de décision et dans les procédures de choixstratégique se double de réactions émotionnelles inappro-priées. En effet, ces patients ne manifestent plus, lors dela présentation d’images à forte connotation émotionnelle(meurtre, noyade, etc.), la variation de conductance cuta-née observée chez les sujets témoins. Ce résultat contrasteavec le fait qu’ils soient néanmoins capables d’évoquerverbalement tout un savoir émotionnel en rapport avecla situation représentée sur les images. Ils peuvent accé-der aux connaissances relatives aux faits présentés sanspouvoir déterminer ou être conscients de l’état somatiquecorrespondant.

Afin de rendre compte de ces résultats, Damasio [12] aémis l’hypothèse de l’existence de marqueurs somatiques

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selon laquelle certaines structures préfrontales seraientnécessaires à l’acquisition de liens associatifs entre desclasses de situations et des états émotionnels habituellementassociés à ces situations. Cette hypothèse considère doncque les processus émotionnels influencent significativementles processus de raisonnement et de prise de décision parle biais de ces marqueurs somatiques qui constituent des

Situation de prise de décision Faits

Options de décisiopossibles

Représentation deconséquences futu

Figure 1. Étapes impliquées dans la prise de décision.Tiré et traduit de Bechara et al. [14].

traces de la valence « bonne » ou « mauvaise », « positive »ou « négative » de l’émotion ressentie lors de la réponsecomportementale. Ces marqueurs sont acquis au cours desprocessus de socialisation et d’éducation. Ils ont pour fonc-tion de signaler automatiquement le caractère néfaste ounon du résultat probable d’une situation donnée. Autrementdit, lorsqu’un sujet est confronté à une situation d’une classeparticulière, le cortex frontal ventromédian, qui a appris parle passé le lien existant entre cette situation et un état internesingulier, est activé ce qui rend disponible l’état interneapproprié donc la qualification de la situation en fonctiondes conséquences qui lui étaient associées. Le marqueursomatique joue ici un rôle d’incitation ou de contrainte surles processus de décision, en prévenant les conséquencesindésirables ou dangereuses et en recherchant les solutionsavantageuses ou agréables.

En d’autres termes, selon Damasio [12], prendre unedécision ne signifie pas seulement accéder un savoir sur lasituation, raisonner sur les différentes options possibles pourl’action et sur les conséquences à court et à long termesde chacune de ces options. Cela implique aussi la réac-tivation, chez le décideur, d’un état émotionnel antérieur(marqueur somatique) qui a été formé lors d’une précédenteconfrontation à cette situation. Selon Damasio [12], la priseen compte de ces marqueurs somatiques est capitale pourmener à bien la décision (figure 1). Le système neural le plusimportant pour l’acquisition de ces marqueurs somatiquesest situé dans le cortex frontal ventromédian. Il permet lelien entre la situation, l’état somatique et les effecteurs del’état somatique.

Pour examiner l’hypothèse des marqueurs somatiques,

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le groupe de Damasio a mis au point une tâche qui per-met d’évaluer la capacité du sujet à prendre des décisionsen lui présentant des situations à l’intérieur desquelles ildoit procéder à une évaluation des conséquences en termesde coûts/bénéfices pour lui [15]. Concrètement, dans cettetâche, baptisée Iowa Gambling Task (IGT ; tâche du « jeude casino »), le sujet doit sélectionner, parmi différents tas,

n

sres

Activation implicite desbiais liés à l’expérienceémotionnelle antérieureassociée à des situations

comparables

Décision

Stratégies deraisonnement

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des cartes auxquelles sont associées selon des proportionsvariables des probabilités de bénéfices et de coûts dontl’importance est elle aussi très variable (voir la sectionsuivante). Bechara et al. [15] ont administré cette tâche àdes sujets normaux et des patients avec lésions frontalesventromédianes. Ils ont constaté que la plupart des sujetsnormaux, soit plus de trois sur quatre, ajustaient progressi-vement leurs choix pour optimiser leurs profits, les patientsfrontaux n’y parvenant pas et persistant sur de mauvaischoix.

Dans la logique de leur hypothèse, Bechara et al. [16]ont constaté que, lorsque l’on enregistre les variationsde conductance cutanée (mesure physiologique) au coursde l’IGT, les patients frontaux ont, en début d’épreuve,des réponses superposables à celles des témoins face auxrécompenses (gains) et aux punitions (pertes). Signalonstoutefois que tous les patients frontaux ne manifestent pasce type de réponses. En cours d’épreuve, après quelquesessais, la plupart des témoins développent une réactiond’anticipation avant la sélection d’un paquet de cartes.L’amplitude de cette réaction est plus importante pour lasélection des paquets à risque que pour celle des paquetsplus sûrs. Ce phénomène n’apparaît pas chez les patientsavec lésions frontales ventromédianes et corrèle à leurs défi-cits. Damasio [12] propose que ces patients sont devenusmyopes face à l’avenir.

Par ailleurs, et plus récemment, les mêmes auteurs[17] ont montré une double dissociation entre déficit demémoire de travail et déficit de prise de décision chezquelques malades présentant des lésions préfrontales dorso-latérales ou ventromédianes. Seuls les malades avec lésionsventromédianes étaient déficitaires à l’IGT. Ils concluentqu’une interprétation en termes de perturbation de lamémoire de travail n’est pas suffisante pour expliquer leurcomportement pathologique et que c’est bien le mécanismed’attribution progressive d’une valeur, négative ou positive,à un choix, à une décision qui fait problème chez cesmalades.

Les opérations de prise de décision dépendent donccertes de processus attentionnels, de raisonnement ou demémoire de travail, mais aussi beaucoup des émotions[18], qui, dans la logique de Damasio [12], permettent lareprésentation et la régulation des changements homéosta-tiques complexes qui se produisent aux niveaux corporelet cérébral dans une situation donnée via des marqueurssomatiques ; ces marqueurs somatiques n’étant rien d’autreque les états somatiques internes (viscéraux, musculaires,etc.) ressentis pour tout choix fait. Chez l’homme, leslésions frontales ventromédianes perturbent ou dégradentces marqueurs somatiques de telle sorte que les décisions

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avantageuses ne sont plus possibles [12]. Les travaux deDamasio [12] ont donc permis de pointer que les condui-tes complexes du quotidien, en particulier les prises dedécision, n’étaient pas uniquement sous dépendance demécanismes cognitifs mais dépendaient aussi de facteursémotionnels exercant parfois une pression déterminante surl’orientation des choix (théorie des marqueurs somatiques).

Article de synthèse

L’approche de Berthoz [19] place aussi les émotions aucœur de la décision. Pour lui aussi, l’émotion n’est pas unesimple réaction affective à l’environnement. Elle est égale-ment une puissante incitation à l’action, un outil pour laprise de décision permettant au cerveau de prédire l’actionen anticipant et en projetant ses intentions. Pour Berthoz[19], « l’émotion est une simulation de l’action. Les signessomatiques révèlent ses conséquences attendues. Ils pré-disent le futur et ne se contentent pas d’exprimer le présentou la valeur des expériences passées. L’émotion est à ladécision ce que la posture est au geste : une préparationde l’action. Elle établit le contexte dans lequel est vécuel’action. Dans l’infinie complexité que recèle le monde,les émotions permettent la simplification et donc, in fine,aident le cerveau à catégoriser ». Mais Berthoz [19] va plusloin à propos de la prise de décision. Pour lui, le processusdécisionnel ne correspond pas seulement à un ensemblede fonctions bien définies. Il est plutôt une propriété fon-damentale de tous les systèmes nerveux. Ainsi, pour lui,dès l’étape perceptive, lorsque nous groupons des élémentspour constituer des formes simples, notre cerveau prenddéjà un ensemble de décisions. Chez le poisson, la cel-lule de Mauthner est un énorme neurone qui lui permet deprendre une décision fondamentale face à un prédateur :fuir ou ne pas fuir ? Pour cela, le poisson n’utilise pas seule-ment les informations sensorielles qu’il recoit mais se réfèreaussi au contexte, aux actions engagées, à ses expériencespassées. Berthoz [19] envisage le processus de décisioncomme le résultat d’un ensemble d’évolutions au fur et àmesure des millénaires et décrit plusieurs phénomènes dedécision allant du plus simple au plus complexe, chacunde ces phénomènes empruntant des voies neuronales plusou moins longues. Ainsi, les voies courtes permettent defaire un choix automatiquement en quelques millisecondesface, par exemple, à un danger. Les voies longues permet-traient, via un circuit mettant en relation le cortex visuel,les régions pariétales, frontales et préfrontales des décisionsvolontaires, intégrant les préférences, les motivations et lesdifférents processus de choix eux-mêmes.

Structures cérébrales impliquéesdans la prise de décisionLes données des études faites chez l’homme en neu-

ropsychologie et/ou en imagerie cérébrale suggèrent que laprise de décision implique un vaste réseau cérébral incluantle cortex orbitofrontal, le cortex cingulaire antérieur, le cor-tex préfrontal dorsolatéral, le thalamus, le cortex pariétalet le noyau caudé. Dans cette section, nous nous appuie-rons essentiellement sur les travaux d’Ernst et Paulus [20] et

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de Krain et al. [21] pour décrire précisément les substratsneuronaux à la prise de décision.

Dans leur approche de la prise de décision, Ernst et Pau-lus [20] distinguent trois principales étapes, faisant chacuneappel à des processus cognitifs différents :– l’évaluation et la formation des préférences parmi lesoptions possibles ;

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Article de synthèse

– la sélection et l’exécution d’une action ;– l’expérience (le vécu) et l’évaluation d’un résultat.

Ces processus cognitifs sont pour eux spécifiques à laprise de décision, ce qui n’interdit pas que d’autres pro-cessus psychologiques, comme l’attention, la mémoire detravail ou encore la motivation puissent être impliqués, àdes degrés divers, tout au long de ces trois étapes de ladécision. En s’appuyant sur un ensemble de données deneuro-imagerie clinique ou fonctionnelle conséquentes etsur des travaux faits en physiologie humaine et animale,Ernst et Paulus [20] proposent la synthèse suivante.

Étape 1L’évaluation et la formation des préférences (valeurs)

parmi les options possibles engageraient des circuits neuro-naux à la fois cognitifs et affectifs. Un ensemble de facteursinfluencerait le développement de ces préférences, dont enparticulier les caractéristiques des options retenues ainsique celles des résultats escomptés avec chacune d’elles.Parmi ces caractéristiques, on peut citer la valence (posi-tive ou négative), la saillance (intensité et magnitude), laprobabilité (degré de certitude) et le délai (à court ou longtermes). On peut aussi citer le nombre d’options à sélec-tionner, la valeur relative de chacune d’elle, l’expérienceacquise avec chaque option retenue et son résultat, lecontexte (affectif ou social) dans lequel la décision està prendre. Chacune de ces caractéristiques pourrait êtrecodée via des circuits neuronaux spécifiques, moduléspar des systèmes neurochimiques distincts. Cette étapeengagerait :– le cortex pariétal connu pour son implication lors dutraitement des probabilités [22, 23] ;– le cortex cingulaire antérieur souvent actif dans les situa-tions d’incertitude [24] ;– le cortex frontal dorsolatéral droit et le cortex frontal orbi-taire habituellement engagés dans les situations impliquantla modification des choix [25] ;– le gyrus frontal moyen et inférieur gauche impliqués dansle raisonnement [26] ;– la région limbique (amygdale, insula, cortex frontalorbitaire et cortex cingulaire antérieur) impliquée dans letraitement émotionnel des stimuli [27] ;– le cortex orbitofrontal, l’amygdale et le striatum ventralimpliqués dans le marquage émotionnel des stimuli [28].

Étape 2La sélection et l’exécution de l’action permettraient

de mettre en œuvre l’une des possibilités envisagées à

REVUE DE NEUROPSNEUROSCIENCES COGNITI

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l’étape précédente. Au plan cognitif, cette étape implique-rait l’inhibition et la suppression des actions concurrentes,la séquenciation du plan d’action retenu en sous-étapes, lecontrôle de la séquence et la correction des erreurs. Au planneuronal, cette étape engagerait :– le cortex cingulaire antérieur impliqué dans la détectionde conflits [29] et le contrôle des erreurs [30] ;

– le cortex préfrontal latéral qui, en interaction avec le cor-tex cingulaire antérieur, contribue aussi à la régulation del’action en situation de contrôle d’erreurs [31] ainsi qu’àl’orientation vers des stratégies compensatoires [32] ;– le noyau accumbens (composante du striatum ventral)impliqué dans la modulation de la motivation à l’action[33] ;– l’amygdale [34], le cortex préfrontal [35] impliqués aussidans la motivation à l’action ;– le cortex prémoteur impliqué dans l’incitation (excitation)à l’action [36].

Étape 3L’expérience du résultat et son évaluation permettent,

comme à l’étape initiale (étape 1), de lui attribuer unevaleur. Les processus de marquage émotionnel inter-viennent donc aussi à ce niveau. Il existe néanmoins unedifférence essentielle entre la première et l’étape ultimedu processus de prise de décision en ce sens que lafonction de l’étape 1 est de former une préférence fondéesur une valeur attendue alors que celle de l’étape 3 estde la consommer pour en tirer des enseignements utilespour l’adaptation comportementale. Un certain nombred’éléments nouveaux et spécifiques (affects) interviennentdonc à l’étape 3 pour l’attribution d’une valeur au résultat,dont par exemple le regret, la déception ou la surprise. Auplan cérébral, cette étape impliquerait :– le striatum ventral [37] et le cortex orbitofrontal [38]impliqués dans la détection de la différence entre unfait attendu et un fait observé. L’imagerie fonctionnelle aconfirmé cette donnée [39] ;– le cortex préfrontal médian, en particulier l’aire 10 deBrodmann, engagé dans le processus de rétroaction [40] ;– le cortex orbitofrontal, l’amygdale et le striatum ventralimpliqués dans le marquage émotionnel des stimuli [28] ;– la région limbique (amygdale, insula, cortex frontalorbitaire et cortex cingulaire antérieur) impliquée dans letraitement émotionnel des stimuli [27] ;– le cortex préfrontal médian, incluant le cortex orbitofron-tal. Il recoit des informations sensorielles multimodales etfournit les principales sorties des structures corticales versles structures viscéromotrices de l’hypothalamus et du tronccérébral [41] ;– le cortex préfrontal médial impliqué dans le traitement duplaisir [42], des résultats gratifiants [40] et dans la formationd’associations hédoniques [43] ;– l’amygdale et le noyau accumbens impliqués dansl’apprentissage associatif [44].

Ce modèle à étapes de la prise de décision et ses sub-

YCHOLOGIEVES ET CLINIQUES

strats neuronaux reste, de l’aveu même d’Ernst et Paulus[20], largement hypothétique et est à valider, en particulierdans le champ de la clinique humaine (voir [45] pour unesynthèse comparable). La figure 2 en propose une illustra-tion synthétique.

La méta-analyse effectuée par Krain et al. [21] est uneautre source d’information complémentaire essentielle pour

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REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIENEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES

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Article de synthèse

Aires Évaluation ExécutionTraitement desconséquences

DLPFC +++ ++ +++

dCCA +++ ++ +

LIP/S +++ + +++

GTS +++ + ++

VL/MPFC ++ + +++

vCCA ++ + +++

Ant. Insula +++ ++ +

Amygdale ++ + +++

vStriatum + +++ +

Cognitive

Affective

AutredStriatum + +++ +

préAMS + +++ +

Option A

Option B

Option C

Action B Conséquence B

Formation de préférences

Étape 1 : évaluation

Exécution et réalisationd’une action

Étape 2 : exécution Étape 3 : traitement des conséquenses

Action/conséquences B

Apprentissage

Option A

Option B

Option C

Modification de la valeurdes options

Figure 2. Modèle hypothétique des processus à la base de la prise de décision et régions cérébrales impliquées au cours des différentes étapes du processusdécisionnel. Bas de la figure : la prise de décision comprend trois étapes : (1) l’évaluation et la formation des préférences parmi les options possibles ; (2) lasélection et l’exécution d’une option ; (3) et l’expérience et l’évaluation d’un résultat. Haut de la figure : la prise de décision s’appuie sur un vaste réseauneuronal engageant des régions cérébrales (cognitives et affectives) multiples. Leur niveau d’engagement est fonction de l’étape du processus de prise dedécision. Bas de la figure : un scénario possible de situation de prise de décision où les substrats neuronaux supposés interviennent aux trois étapes dela prise de décision à divers degrés. Leur degré d’engagement est proportionnel au nombre de signes plus (+). Certaines prises de décision pourraient êtrepeu émotionnelles et d’autres très cognitives. Bas de la figure : à l’étape 1, apparaissent trois options possibles (options A, B et C). À l’étape 2, l’optionsélectionnée (option B) est en cours d’exécution. À l’étape 3, le résultat de l’action est en train d’être vécu et traité (résultat B). La quatrième case représenteles processus impliqués dans l’apprentissage qui a lieu lorsque la séquence action-résultat est achevée. L’apprentissage modifie la valeur associée à chaqueoption de l’étape 1 pour la fois suivante, en sachant que le résultat B n’influence pas seulement la valeur de l’option B mais également celles des optionsnon retenues (options A et C). Ant. Insula : partie antérieure de l’insula ; dCCA : partie dorsale du cortex cingulaire antérieur ; DLPFC : cortex préfrontaldorsolatéral ; dStriatum : striatum dorsal ; préAMS : aire motrice présupplementaire ; LIP/S : lobule intrapariétal et supérieur ; GTS : gyrus temporal supérieur ;vCCA : partie ventrale du gyrus cingulaire antérieur ; VL/MPFC : partie ventrale ou latérale du cortex préfrontal médian ; vStriatum : striatum ventral.Tiré et traduit d’Ernst et Paulus, 2005 [20].

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Article de synthèse

identifier les substrats neuronaux à la prise de décision. Cesauteurs se sont intéressés aux données obtenues en ima-gerie fonctionnelle (IRMf ou PET scan) auprès de sujetssains et de patients cérébrolésés en ne retenant, pourles études faites avec des patients, que celles incluantun groupe de sujets témoins sains. Cette méta-analyse aporté sur 27 études, soit 392 sujets sains et 45 patients.Elle confirme, pour une très large part, le modèle pro-posé par Ernst and Paulus [20], montrant que la prise dedécision activait, de facon significative, un vaste réseaude régions cérébrales incluant le cortex orbitaire, cingu-laire antérieur et dorsolatéral en frontal, le précuneus etle lobule pariétal supérieur, le thalamus et le noyau caudéau niveau sous-cortical. Krain et al. [21] en concluent queces résultats confirment l’importante complexité des opé-rations de prise de décision, estimant qu’elles engagent denombreuses régions cérébrales connues pour leur implica-tion au niveau de la sélection des réponses, la gestion desréponses conflictuelles, le traitement de la récompense etle contrôle attentionnel. Au-delà de cette conclusion, dansleur étude, Krain et al. [21] s’intéressent à la distinction opé-rée par Bechara et al. [2] à propos des différentes formesde prise de décision, à savoir les prises de décision sousrisque et les prises de décision sous ambiguïté. Nous avonsdéjà évoqué cette distinction dans les premières pages decette synthèse. Nous rappellerons seulement que dans lessituations de prise de décision sous risque, la probabilitéde chaque résultat est connue et le participant doit tran-cher entre un choix sûr à gain très probable mais faibleet un choix risqué à gain peu probable mais élevé. L’IGT[15] serait pour Krain et al. [21] une assez bonne illus-tration de ce qu’est une tâche de prise de décision sousrisque, tout comme la Cambridge Gamble Task (CGT) deRogers et al. [46] sur laquelle nous reviendrons plus loin.Dans les situations de prise de décision ambiguës, la pro-babilité d’obtenir un résultat spécifique est soit inconnue,soit relève du hasard. Il y a ici deux choix possibles quine diffèrent pas en termes de valeur de la récompenseou de la punition. Les tâches de prédiction à deux choixsont des tâches typiques de prise de décision sous ambi-guïté. Le sujet doit choisir entre une alternative ou l’autreet il n’y a pas plus de risque à faire l’un ou l’autre choix(figure 2).

Krain et al. [21] réalisent deux nouvelles méta-analysesen dissociant les études étudiant la prise de décision sousambiguïté (14 études) et la prise de décision sous risque(13 études). Ils montrent que :– les situations de prise de décision sous risque activentsignificativement : les régions frontales orbitaires dont enparticulier l’aire 10, ce de facon bilatérale avec une asy-

REVUE DE NEUROPSNEUROSCIENCES COGNITI

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métrie en faveur de l’hémisphère gauche et une extensionantérieure vers le gyrus frontal médian (aire 10), caudalevers le cortex insulaire et dorsale vers la région insu-laire antérieure (aires 8/9). Dans ces situations risquées,l’activité est également plus importante dans la région parié-tale inférieure gauche (aire 40), les régions latérales dulobule pariétal supérieur (aire 7), au niveau du noyau caudé

gauche, du cortex occipital et du gyrus temporal moyen(aire 21) ;– les situations de prise de décision ambiguës activentsignificativement : les régions frontales dorsolatérales defacon bilatérale, les régions dorsales et sub-calleuses ducortex cingulaire antérieur (aire 32 de Brodmann), le cortexcingulaire droit et gauche, le précuneus (aire 7), les faceslatérales bilatérales du lobule pariétal inférieur (aire 40) etle lobe pariétal supérieur droit (aire 7).

Pour Krain et al. [21], ces données sont en faveur del’idée selon laquelle les réseaux de neurones supports desdécisions sous risque sont dissociables de ceux supportantdes prises de décision sous ambiguïtés. Les décisions sousrisque sont essentiellement tributaires des régions frontalesorbitaires et médianes. Les décisions sous ambiguïté sont,elles, essentiellement tributaires des régions frontales dor-solatérales. Ils concluent que leurs données plaident enfaveur du modèle de Zelazo et Muller [47] qui suggère defaire la distinction entre des traitements exécutifs affectifs dit« chauds » et des traitements exécutifs purement cognitifsdits « froids ». Dans ce modèle, les traitements exécutifs dits« chauds » renverraient à la prise de décision sous risque etles traitements exécutifs dit « froids » à la prise de décisionsous ambiguïté.

Paradigmes d’évaluation de la prise de décisionL’examen de la littérature permet de recenser l’existence

d’une bonne vingtaine de tâches pour étudier la prise dedécision. Nous ne les décrirons bien évidemment pas toutesici. Nous nous centrerons sur celles dont les développe-ments ont été suffisamment importants pour les rendreaccessibles à la pratique clinique. Nous en avons identi-fié 3 : l’IGT [15, 18], la CGT [46] et la Game of Dice Task(GDT [48]). À noter qu’il n’existe que peu d’adaptation etde validation de ces tâches en langue francaise.

Iowa Gambling TaskOn doit à Bechara et al. [15], l’IGT, dont nous avons

rapidement parlé plus haut. Bechara et al. [18], en ontproposé une version informatisée plus récemment. Cetteversion a été normée auprès d’un échantillon de 932 sujetssains de nationalité américaine âges de 18 à 95 ans. Elle estcommercialisée chez Psychological Assessment ResourcesInc. (PAR). Dans cette tâche, le sujet-joueur est placé faceà un écran d’ordinateur. Quatre paquets de cartes (A, B, Cet D) apparaissent à l’écran (figure 3, planche de gauche). Ilse voit allouer une somme d’argent factice (2 000 $) avec,pour consigne, de perdre le moins d’argent possible et d’en

YCHOLOGIEVES ET CLINIQUES

gagner le plus possible. Le jeu consiste à choisir une à uneles cartes, sur n’importe quel paquet (par un clic à l’aide dela souris de l’ordinateur), jusqu’à ce que l’examinateur inter-rompe l’épreuve. Le sujet-joueur doit faire 100 tirages autotal (cinq blocs de 20 essais), mais il n’en est pas informé.Il lui est précisé que les cartes lui rapportent une certainesomme d’argent mais, que de temps à autre, il y a des

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Article de synthèse

CASH PILE

BORROWED

$0 $1000

WIN $ 120!

Points 100 75

Blue Red

$2000 $3000 $4000 $5000 $6000

he de g

A’ B’ C’ D’

Figure 3. Captures d’écrans de l’Iowa Gambling Task (IGT, voir [18]) (plancet de la Game of Dice Task (GDT, voir [48]) (planche de droite).

cartes qui entraînent le paiement d’une pénalité. Les cartesdes paquets A et B rapportent 100 $, contre 50 $ pour lescartes des paquets C et D. Parallèlement, les pénalités dansles paquets A et B coûtent 1 250 $ quand elles ne coûtentque 100 $ dans les paquets C et D. Toutes ces informationsne sont pas explicitement données au sujet-joueur. Il luiest juste dit que certains paquets sont plus avantageux etque, pour ne pas perdre, il doit les privilégier. À chaquesélection, l’ordinateur génère un son spécifique indiquantun gain ou une perte. Un message écrit apparaît égalementà l’écran, précisant la somme gagnée ou perdue. Une barreverte située en haut de l’écran s’allonge ou diminue enfonction de la valeur des gains ou des pertes.

Cambridge Gamble TaskRogers et al. [46] ont développé la CGT pour évaluer la

prise de décision sous risque. Il s’agit là aussi d’une tâchede prise de décision informatisée. Elle a été intégrée, dansune version quelque peu modifiée, à la batterie de testsneuropsychologiques automatisée, Cambridge Neuropsy-chological Test Automated Battery (CANTAB). Dans cettetâche, le sujet-joueur est placé face à l’écran d’un ordina-teur et se voit allouer un certain nombre de points. À chaqueessai, lui sont présentées, alignées en haut de l’écran, dixboîtes de couleur rouge et bleue (figure 3, planche dumilieu). Le ratio boîtes rouges/boîtes bleues (6/4, 7/3, 8/2,9/1) varie de facon pseudo-aléatoire d’un essai à l’autre. Lesujet-joueur est informé que l’ordinateur a caché un jetonjaune, au hasard, sous l’une des boîtes. Le sujet-joueur doitparier sur l’emplacement du jeton en choisissant la couleurbleue ou la couleur rouge (à l’aide de la souris par un clic surl’une des cases marquées bleu ou rouge en bas de l’écran).

REVUE DE NEUROPSNEUROSCIENCES COGNITI

À chaque essai, une fois son choix de couleur fait, le sujet-joueur doit miser des points. Le nombre de points misésest généré automatiquement par l’ordinateur, soit dans unordre croissant, soit dans un ordre décroissant. Il corres-pond à un pourcentage du total des points acquis (5, 25,50, 75 et 95 %). Une fois la mise faite (par un clic de sourissur la case chiffrée au milieu de l’écran), l’emplacement du

auche), de la Cambridge Gamble Task (CGT, voir [46]) (planche du milieu)

jeton est révélé. L’ordinateur indique au sujet-joueur s’il agagné ou perdu. Les points gagnés ou perdus sont addition-nés ou soustraits. Le sujet-joueur fait quatre blocs de dixessais, l’objectif étant à chaque fois de gagner le plus depoints possibles.

Game of Dice TaskPour évaluer le comportement de prise de décision sous

risque, Brand et al. [48] ont proposé une tâche informatiséeappelée GDT (« jeu de dés »). Lors du lancement du pro-gramme, apparaît à l’écran de l’ordinateur une main tenantun gobelet fictif (figure 3, planche de droite). Le sujet-joueurest invité à tenter d’essayer d’augmenter un capital de départfictif (1 000 D) en effectuant 18 lancés de dés. Avant chaquelancé, le sujet doit choisir un nombre unique (1, 2, 3, 4, 5 ou6) ou une combinaison de deux (1 et 2 ou 3 et 4 ou 5 et 6),trois (1, 2 et 3 ou 4, 5 et 6) ou quatre nombres (1, 2, 3 et4 ou 2, 3, 4 et 5 ou 3, 4, 5 et 6). Chaque choix est lié àun gain et une perte identiques et spécifiques, dépendantsde la probabilité d’occurrence du choix (un seul nombre :1 000 D de gain/perte ; combinaison de deux nombres :500 D de gain/perte ; combinaison de trois nombres : 200 Dde gain/perte ; combinaison de quatre nombres : 100 D degain/perte). Une fois que le sujet-joueur a fait son choix (encliquant avec la souris de l’ordinateur sur la face du dé oula combinaison de faces du dé retenues), le gobelet est agitéet le dé est lancé. Le résultat apparaît à l’écran. Si le sujet aperdu son pari, il entend un son terne et la somme perdueest immédiatement retiré à son capital. S’il a gagné, il enest informé par un bruit de caisse enregistreuse et la sommegagnée lui est créditée (figure 3).

YCHOLOGIEVES ET CLINIQUES

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Classification des tâches de prise de décisionDans la logique des propositions de Bechara et al. [2],

Brand et al. [48, 49] ont proposé d’opérer une distinctionentre ces quelques tâches de prise de décision.

Pour ces auteurs, la principale différence entre l’IGT etla GDT tient au fait que, dans cette dernière, les probabilités

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Article de synthèse

des gains/pertes sont parfaitement connues du sujet-joueur,de même que les valeurs des gains/pertes associées àchaque probabilité. Elles lui sont très explicitement four-nies et il peut s’y référer à tout moment pendant l’épreuve.Ainsi, le sujet-joueur sait, qu’en choisissant un nombre, il aune chance sur six de gagner 1 000 D et cinq chances sursix de perdre 1 000 D. Il sait également, qu’en choisissantune combinaison de quatre nombres, il a quatre chancessur six de gagner 100 D et deux chances sur six de perdre100 D. De la même manière, le sujet-joueur est informé deson crédit ou de son débit, ainsi que du montant de ses gainset de ses pertes, du début à la fin de la tâche. Selon Brandet al. [48], les probabilités de gains/pertes sont donc parfai-tement objectives et peuvent permettre des calculs précis.Dans l’IGT, la valeur des gains/pertes est incertaine et lesprobabilités des gains/pertes sont inconnues et doivent êtreestimées.

L’IGT et la CGT peuvent être différenciées sur la basedu même type de raisonnement, cette dernière étant aussitrès explicite. Pour Brand et al. [48, 49], la seule différenceentre la GDT et la CGT tient à la stabilité des gains et despertes au cours des essais. Dans la GDT, les gains et lespertes associées aux paris restent stables au fil des essais,ce qui n’est pas le cas dans la tâche de Rogers et al. [46]où ils sont générés de facon croissante ou décroissante parl’ordinateur sur la base d’un pourcentage du nombre depoints acquis.

En regard de l’ensemble de ces éléments, Brand et al.[48, 49] décrivent la GDT et la CGT comme des tâchesde prise de décision sous risque très engageantes au plancognitif, autorisant des opérations de calcul et de planifica-tion pour les décisions à prendre, et ce sur toute leur durée.Elles permettent aussi l’application de procédures de raison-nement permettant de maximiser les bénéfices sur le longterme. Au final, pour Brand et al. [48, 49] ces deux tâchessont des paradigmes permettant d’étudier l’implication desprocessus exécutifs dans les mécanismes de prise de déci-sion, même s’ils n’excluent pas que d’autres variables, enparticulier mnésiques, émotionnelles et comportementalespuissent y intervenir (figure 4).

Pour Brand et al. [48], l’IGT est une tâche de prise dedécision où l’ambiguïté est peu propice aux calculs pré-cis et aux projections des gains et des pertes. Pour lesauteurs, elle fait donc moins appel aux mécanismes exé-cutifs et engage davantage les expériences émotionnellesantérieures (figure 4). Toutefois, Brand et al. [50] revien-dront quelque peu sur l’idée selon laquelle l’IGT est unetâche de prise de décision ambiguë. Les auteurs adopteronten effet une position plus nuancée, considérant que, si ellepeut être considérée comme telle en début de passation,

REVUE DE NEUROPSNEUROSCIENCES COGNITI

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elle s’apparente davantage à une tâche de prise de déci-sion sous risque en fin de passation. L’argumentaire est lesuivant : au début de la tâche, tant que le sujet ne s’est pastrop confronté aux gains/pertes associés aux tirages dansles paquets de cartes, il prend ses décisions sous ambiguïtéalors que dans les derniers essais, après de multiples tirages,il sait dans quels paquets il y a des cartes à risque et des

cartes moins risquées. Rappelons néanmoins ici que cettecourbe de progression de la performance à l’IGT n’apparaîtpas chez tous les témoins, comme l’ont signalé Bechara etDamasio [51] dans leurs travaux initiaux.

Dans le même ordre d’idée, pour Dunn et al. [52],l’affirmation selon laquelle l’IGT mesurerait l’apprentissageimplicite des récompenses/punitions associées à la prise dedécision sous ambiguïté est incompatible avec les donnéesde la littérature montrant que des participants à la tâchepeuvent développer très tôt des savoirs explicites précis surles règles la gouvernant. Cette affirmation est égalementincompatible avec les données montrant que la tâche solli-cite fortement des fonctions cognitives telles la mémoire detravail. Pour Dunn et al. [52], s’il y a bien développementde savoirs explicites à l’IGT, alors les signaux somatiquesrecueillis (réponses électrodermales) ne peuvent plus seule-ment être envisagés comme anticipatoires des réponses àvenir, mais aussi comme une résultante de la constructionde ces savoirs conscients sur la situation décisionnelle (voiraussi [53]). Dunn et al. [52] vont encore un peu plus loindans leurs critiques de la théorie des marqueurs somatiques,rappelant notamment que des hypothèses alternative à la« myopie pour l’avenir » existent pour rendre compte desdéficits à l’IGT (déficit de mémoire de travail, etc.), que lesrésultats obtenus par Damasio et al. ont été peu répliquéset qu’ils pourraient être plus hétérogènes que prévu. PourDunn et al. [52], ces données ne remettent pas en causela théorie des marqueurs somatiques, mais justifient destravaux complémentaires (figure 4).

Conclusion

Le concept de prise de décision a fait l’objet d’éclairagesthéoriques provenant de différents domaines de la psy-chologie et des neurosciences qui, pour une large part,se recoupent. Nous retiendrons ici l’idée dominante selonlaquelle la prise de décision est une activité complexe etqu’il n’existe pas qu’un seul type de prise de décision, maisplusieurs formes de prise de décision, dont en particulierla prise de décision sous risque et la prise de décisionsous ambiguïté. Les auteurs du champ des neurosciencesproposent que, dans les situations de prise de décisionsous risque, les conséquences des choix sont connues. Ledécideur est amené à trancher entre un choix plutôt sûr,généralement associé à une récompense de faible valeur, etun choix peu sûr, plutôt associé à une récompense dontla valeur est beaucoup plus importante. Dans les situa-tions de décision sous ambiguïté, la possibilité d’obtenir unerécompense est inconnue ou hasardeuse, avec une absence

YCHOLOGIEVES ET CLINIQUES

de variation de la valeur de la récompense associée auchoix risqué ou sécuritaire. L’approche de Damasio [12]de la prise de décision, qui peut être considérée commes’intéressant surtout aux situations décisionnelles ambiguës,a permis de souligner que nous ne décidions pas uni-quement grâce à nos aptitudes cognitives, exécutives enparticulier, et que les processus émotionnels étaient parfois

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Article de synthèse

A. Décision sous ambiguïté

B. Décision sous risque

Situation de prise de décision Faits

Options de décisionpossibles

Représentation desconséquences futures

Stratégies deraisonnement

Décision

Décision

Activation implicite desbiais liés à l’expérienceémotionnelle antérieureassociée à des situations

comparables

Stratégie de décisionactuelle

Feed-back

Situation de prise de décisionOffrant des informations sur :

- Les récompenses et punitions possibles- Probabilités

Mémoire à long termeProbabilités

Montant des gains/pertes ouconséquences des expériences

Marqueurs somatiquesSignaux de la périphérie du

cerveau associés à desdécisions/conséquences

antérieurs

Fonctions exécutives

- Catégorisation des alternatives- Sélection de l’information à rappeler

- Application de stratégies

Mémoire de travailReprésentation des caractéristiques de la

situation et rappel des connaissances sur etdes expériences avec :

- les probabilités- les montants de gains/pertes

ou des conséquences :- des expériences avec des situations

antérieures de décision

Figure 4. Étapes impliquées dans (A) la prise de décision sous ambiguïté et (B) la prise de décision sous risque. La partie A du graphique montre les étapes4]. Selont signitapes imt et plu

impliquées dans la prise de décision sous ambiguïté selon Bechara et al. [1de « stratégies de raisonnement » évoquée par Bechara et al. [14] pourraiela prise de décision sous ambiguïté. La partie B du graphique montre les émémoire de travail et les processus exécutifs y apparaissent plus clairemenSchémas extraits et traduits de Bechara et al. [14] ; Brand et al. [49].

REVUE DE NEUROPSNEUROSCIENCES COGNITI

plus déterminants dans les décisions. Ici, comme se plaît àle dire Gil [54] : « L’émotion, loin d’être le fardeau de la rai-son, devient la direction assistée, l’auxiliaire de la raison ».L’approche de Damasio [12] soulève néanmoins un certainnombre de questions et mériterait d’être davantage testée.Les auteurs qui se sont intéressés aux supports anatomiquesde la prise de décision ont montré que la région frontale

n Brand et al. [49], les notions de « représentations des résultats futurs » etfier que la mémoire de travail et les processus exécutifs sont engagés dans

pliquées dans la prise de décision sous risque selon Brand et al. [49]. Las explicitement engagés.

YCHOLOGIEVES ET CLINIQUES

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ventrale n’était pas la seule engagée dans les aptitudes déci-sionnelles et que le cortex cingulaire antérieur, le cortexpréfrontal dorsolatéral, le thalamus, le cortex pariétal et lenoyau caudé jouaient aussi un rôle important. Notre incur-sion dans le champ des approches neuro-anatomiques de laprise de décision a aussi montré que les modèles proposésrestent peu nombreux et qu’ils nécessitent tout un travail

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Article de synthèse

de validation clinique. Celle effectuée dans le domainedes outils permettant d’évaluer la prise de décision montrequ’ils sont encore peu nombreux, parfois imprécis quantaux processus décisionnels qu’ils évaluent et, enfin, qu’ilssont très peu normés en langue francaise. Au final, il noussemble que cette synthèse de la littérature montre que si lesmécanismes et les régions cérébrales concernés par la prisede décision sont multiples et assez bien connus aujourd’hui,beaucoup d’incertitudes demeurent autour des épreuvespermettant d’en appréhender les dysfonctionnements. Un

important travail expérimental reste donc à faire dans cechamp, étant entendu qu’il devrait permettre, au plan dela recherche, d’invalider, valider ou affiner les propositionsthéoriques disponibles en prise de décision et, au plan cli-nique, de mieux cerner les difficultés des patients dans undomaine central pour l’autonomie au quotidien.

Liens d’intérêts

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt.

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