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RETROGONGORISME NOTES SUR QUELQUES TRAVAUX RECENTS La revue littéraire Europe a eu la bonne idée de consa- crer son numéro du mois de mai 1977 à Góngora. C'est une initiati- ve extrêmement sympathique, et on peut se féliciter de voir que des gongoristes français ont songé à commémorer le cinquantième anni- versaire des manifestations qui, en 1927, marquèrent à la fois le renouveau des études gongorines et l'essor de la nouvelle généra- tion poétique espagnole (1). La lecture du sommaire est de nature à convaincre qu'Europe a bien fait les choses : José Sanchis-Banus, de l'Université de Paris-Sorbonne; Bernard Sesé, Maître-Assistant a Paris-Sorbonne; Pierre Darmangeat, Inspecteur Général d'Espagnol; Charles Marcilly, Chargé d'Enseignement à l'Université de Clermont; Michel Deguy, coauteur d'une traduction des Solitudes; Maurice Molho, Professeur à la Sorbonne; James Dauphiné ... C'est dire l'im- portance de ce numéro que, gongoriste provincial, j ' a i lu avec l'intérêt que l'on suppose, dès qu'un entrefilet de mon journal m'en eut appris l'existence. Hélas! je le dis tout de suite et sans détour, j ' a i dé- chanté : le premier article m'a déçu, le second ne m'a pao consolé, le troisième encore moins ... Parvenu au terme de ma lecture, j'essaie de faire un bilan malgré tout positif, sans y parvenir. Je sais bien, et je me le suis redit à chaque page, qu'Europe n'est pas tout à fait une revue de recherche, et que tous les collabora- teurs de ce numéro ne prétendaient pas explorer des aspects inconnus de l'oeuvre de Góngora, mais simplement la faire connaître d'un large public d'étudiants et de non-spécialistes. D'ailleurs, ce n'est pas cela qui me gêne : je n'ai rien contre la vulgarisation, au contraire; j e me reproche même assez souvent de n'avoir pas jusqu'ici daigné en faire. Il serait donc normal que ce numéro d'Europe ne fasse pas, à proprement parler, progresser la connais- sance de Góngora et de son oeuvre. Ce qui est grave, c'est qu'il la fait régresser . . . Par une étrange ironie, ce cinquantenaire est si rétrospectif que, plus d'une fois, j e me s u i s demandé si je ne rêvais pas, si telle page avait bien été écrite en 1977 et non en 1927, voire en 1900. Non seulement l'information (dates, biogra- phie, critique textuelle, interprétation littérale, etc.) n'est pas à jour, parce qu'elle tient pas compte des principaux travaux (1) Europe, revue littéraire mensuelle, 21, rue de Richelieu, Paris, (1er). Prix- du n° spécial "Gongora" : 25 F.

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Page 1: RETROGONGORISME NOTES SUR QUELQUES TRAVAUX RECENTS · douane de l'époque, 5 part deux ou trois vieux chanoines bigots, dont: les dépositions sont quelque peu hargneuses à son égard

RETROGONGORISME

NOTES SUR QUELQUES TRAVAUX RECENTS

La revue l i t t é r a i r e Europe a eu la bonne idée de consa-crer son numéro du mois de mai 1977 à Góngora. C'est une i n i t i a t i -ve extrêmement sympathique, et on peut se f é l i c i t e r de voir que desgongoristes français ont songé à commémorer le cinquantième anni-versaire des manifestations qui, en 1927, marquèrent à la fois lerenouveau des études gongorines et l ' e s so r de la nouvelle généra-tion poétique espagnole (1) . La lecture du sommaire est de natureà convaincre qu'Europe a bien fai t les choses : José Sanchis-Banus,de l 'Univers i té de Paris-Sorbonne; Bernard Sesé, Maître-Assistanta Paris-Sorbonne; Pierre Darmangeat, Inspecteur Général d'Espagnol;Charles Marcilly, Chargé d'Enseignement à l 'Univers i té de Clermont;Michel Deguy, coauteur d'une traduction des Solitudes; MauriceMolho, Professeur à la Sorbonne; James Dauphiné . . . C'est dire l ' im-portance de ce numéro que, gongoriste provincia l , j ' a i lu avecl ' i n t é r ê t que l 'on suppose, dès qu'un en t r e f i l e t de mon journalm'en eut appris l ' ex i s tence .

Hélas! je le dis tout de sui te et sans détour, j ' a i dé-chanté : l e premier a r t i c l e m'a déçu, le second ne m'a pao consolé,l e troisième encore moins . . . Parvenu au terme de ma lec ture ,j ' e s s a i e de faire un bilan malgré tout pos i t i f , sans y parvenir .Je sa is bien, et je me le suis r ed i t à chaque page, qu'Europe n ' es tpas tout à fait une revue de recherche, et que tous les col labora-teurs de ce numéro ne prétendaient pas explorer des aspects inconnusde l 'oeuvre de Góngora, mais simplement la faire connaître d'unlarge public d 'étudiants et de non-spéc ia l i s tes . D ' a i l l eu r s , cen ' e s t pas cela qui me gêne : je n ' a i rien contre la vulgarisat ion,au contra i re ; je me reproche même assez souvent de n 'avoir pasjusqu ' i c i daigné en fa i re . I l se ra i t donc normal que ce numérod'Europe ne fasse pas, à proprement pa r l e r , progresser la connais-sance de Góngora et de son oeuvre. Ce qui es t grave, c ' e s t q u ' i lla fait régresser . . . Par une étrange i ron ie , ce cinquantenaire ests i ré t rospect i f que, plus d'une fois , je me suis demandé si je nerêvais pas, si t e l l e page avait bien été éc r i t e en 1977 et non en1927, voire en 1900. Non seulement l ' information (dates , biogra-phie, critique textuelle, interprétation l i t té ra le , etc.) n'estpas à jour, parce qu'elle tient pas compte des principaux travaux

(1) Europe, revue l i t téraire mensuelle, 21, rue de Richelieu, Paris,(1er). Prix- du n° spécial "Gongora" : 25 F.

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Robert JAMMES

parus depuis 1927 (à commencer pur ceux de Dámaso Alonso), maisla façon même de poser les problèmes, le choix des textes , lesappréciations générales sur la personnali té et la poésie deGdngora se réfèrent à un ensemble de c r i t è r e s que l 'on pouvaitcroire dépassés depuis un bon demi-siècle.

Or ce défaut es t d 'autant plus i r r i t a n t qu ' i l procèded'un mépris tantôt impl ic i te , tantôt agressivement proclamé pourles recherches de tous ceux qui, après 1927 mais avant auss i , sesont préoccupés de donner au lecteur de Góngora les moyens de l ecomprendre e t , en déf in i t ive , de le mieux goûter. On n'en f in i -r a i t pas de relever les si lences délibérés ou les al lusions dé-daigneuses à ces travaux, que l 'on foule aux pieds avec d'autantplus d 'a l légresse qu'on s ' e s t bien gardé de les l i r e :

"Góndola, qui axiez de la cAitiquz autAZ choseque ta pétrification d'un académisme \hé.toh.ique ..." (p.52]

" . . . ce n'est peui, comme, t'a biop souvent CAUune CKitique boKnée..." [p. 61)

" Commznt soutenir que ta seule nkétoKique duparallélisme zt de. la symétAie a dicté. des veAA aussi tAou-blanU... V [p. 43)

" . . Czs ¿chima,;, où ceAtainz Oiitiquz voit le. dzA-nieA mot de l'étuc.idation." [p. 39)

"Je ne peux ¿ouAcAVie au jugemznt qui piéXznd iz-duitz à un vain jeu de. itijlz unz imagz comne. ce.lie.-c-i." [p.36}

"On a tenté de mztVie en équation* cette poésie.Je ne ¿uiA paA de. ceux-là. Je ne Viouvc à cej> KZipectablz.b tra-vaux nulle justification du plai-dix que. je pAznd-f, à mz-i Izctu-

A . e . 4 . . . " ( p . 3 0 ) .

De quelle critique bornée, de quel académisme rhétori-que et pétrifié s 'agi t - i l ? (Jui fait des équations ? De qui sontcesschémas que ce censeur persifle . . . ? Nul ne saurait s ' indi-gner de voir une revue, même non spécialisée, contester des tra-vaux de spécialistes : encore faut-il le faire clairement et ex-plicitement, si l'on veut que ces critiques servent à quelquechose. Tout b l'heure, moi, je serai clair et explici te. . .

En fait, ce n'est pas tel ou tel gongoriste qui est plusparticulièrement visé, mais la recherche, mais l'érudition engénéral. Pierre Darmangeat le dit en termes fort nets, qui ontdu moins l'avantage de poser le problème :

Izi éAuditf, nous écla-OieA SUA Iz* ciA-LeuAS ouvKagZi sont utilzi : ili nous épcuiqe.nt

d 'intexminablzs àccheAches et des eAAZWis de {¡ait. VOUA le n.estz[qui est,en poésie, l'essentiel] (,ions-nous à Góngoia : "l'éAudi-

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RETROGONGORISME

-tion noua t/iompe." \p. 49).

Proposition importante à ses yeux sans doute, pu isqu ' i len a fa i t sa conclusion. Et s i l 'on veut plus révélateur encore,cette boutade du même :

"Ce /¡ont là du chotu que tout poète ( . . . )KZüünt au {,ond de ¿oi. Et qui ne l u lurent peu n'a qu'à ¿'occu-pe* d économie politique. PaA exemple . " ( p . 38).

Autrement d i t , les gens qui étudient la poésie en généralet cel le de Gdngora en par t icu l ier , sont de deux sortes : d'uncôté les érudits, les rats de bibliothèques et d'archives, qui pas-sent leur temps à déchiffrer de vieux papiers et à compiler des i n -formations dérisoires; on peut condescendre à consulter parfois lesrésultats de leur obscur labeur, mais ce n'est pas indispensable,cela peut même être nuisible; de l 'aut re, les esprits distinguésqui, n'étant pas alourdis par le poids de vaines connaissances,s'élèvent d'un seul coup d.'aile à la compréhension parfaite del'oeuvre poétique, qu'eux seuls peuvent savourer en connaisseurs.

Le débat est important et , pour peu que l 'on creuse, onle trouvera ou fond non seulement des multiples querelles d'écolessur les orientations delà cr i t ique, mais aussi de toutes les discus-sions actuelles sur la crise de notre pédagogie, sur ce que doivent,ce que devraient être notre enseignement supérieur et nos concoursde recrutement d'enseignants. C'est pourquoi j ' a i pr is la peine del i r e de près et d'annoter ce numéro d'Europe, parce que je suispersuadé que l'examen de son contenu peut permettre d'apporter(outre les indispensables et urgentes rect i f icat ions concernantGdngora) une contribution 5 un débat théorique qui nous préoccupetous. J ' inv i te le lecteur ë le parcourir avec moi, page après page.

RETOUR A LA PREHISTOIRE : LE "DON LUIS" DE JOSE SANCHIS-BANUS.

P 3 "En l'an de. gAâce. 1SS9, et plus précisément aumois d'août, disidía à ¿uppoitiA en teidalouAiz, le. TViè-i RévérendVon Fiancisbco Pachzcho [oie), é.vê.que. de. Coidoue., était &oAt mécon-tent d'un pAé.bendieA de -ion ChapitAZ. Celui-ci Kzçut, en conséquen-ce, une récapitulation du change* tetenuu contre lui, avec injonc-tion d'avoiA à y Aépondn.e."

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Robert-JAMMES

Cette présentation inexacte des faits entraîne: d '. impor-tante;; erreurs d'appréciation. [ 'essentiel des documents publie'spar Manuel Gonz;ílez Francés (un 1099), Rafael Ramírez de Arellano(en 1912) et Enrique Romero de Torres (en 1922) à propos de cetteenquête de l'évêque Pacheco est: reproduit à la Tin de l'éditionMille et (Jiménez, que tout gongorisl e, même novice, a constammentà portée de la main : il suffit de s'y reporter pour constater quel'évoque de Cordoue n'était pas "fort mécontent" de don Luis en par-ticulier, ni môme du chapitre en général; simplement, la conduitede certains membres dudit chapitre ayant pu paraître peu confor-me à leur état, il avait ordonné une enquête sur tous les prébendesdo la Cathédrale. Les griefs retenus.; contre Góntjora sont minimespar rapport à ce que l'on pouvait reprocher à certains de ses col-lègues (concubinage notoire, absentéisme systématique), d'où lalégèreté de l'amende : U ducats, moins d'une demi-journée de salai-re. Il ne faut donc pas parler des "démêlés" de CoYigora avec sonevêque, ni surtout voir dans sa réponse (imprudemment appelée"contestation" : pourquoi cet hispanisme ? et pourquoi cet anachro-nisme ?) la preuve qu'il avait "la répartie hautaine et la dentdure" (p. ¿i). Les rapports à l'intérieur de l'Eglise n'étaientpas ce qu'ils sont devenus récemment. Imacjine-t-on un racionerorépondant insolemment, au XVIème siècle, à son évêque ? L'insou-mission de Uónyora est ailleurs : plie er,t daneî son oeuvre où,curieusement, ni José Sanchis-Banus ni aucun des collaborateursd'Europe n'a voulu la voir. Mais j'anticipe ...

Tout ce que prouvant ces documents, et c'est capital,c'est que don Luis, homme d'Eglise par obligation familiale, étaitpeu dévot, que ses goûts et ses activités étaient surtout profane;;,que sous son nom circulaient des chansons légères, voire licencieu-ses, et que tout cela ne choquait pas outre mesure la société cor-douane de l'époque, 5 part deux ou trois vieux chanoines bigots,dont: les dépositions sont quelque peu hargneuses à son égard età l'égard de quelques-uns de ses collègues delà même génération (2).

(2)J'ai pris la peine, voici bientôt vingt ans, de lire toutes lesdépositions, qui sont toujours à Cordoue, à la bibliothèque del'évêché. Le temps m'a manqué pour transcrire l'ensemble de lavisita (ras. de 326 fos. de 320 x 220 mm) qui, s'il n'apporte pas derévélations fracassantes sur la vie de Góngora, constitue un docu-ment exceptionnel sur le Chapitre de Cordoue et, au-delà, sur un as-pect de la mentalité provinciale au XVIème siècle. Il y aurait là unpoint de départ intéressant pour une thèse de 3ème cycle. Voir Etudessur l'oeuvre poétique de don Luis de Góngora y Argote, pp. 254-255,-1.17. ' ~

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RETROCOMOORISMr:

["ncore une rectification : In clôture de l'enquête estde 15ÍÍ9, ruais elle s'est déroulée en majeure partie en 1588, etc'est de cette année qu'il convient de la dater : l'année de l'In-vincible Armada. C'est important car, au même moment, l'évêquePacheco se rendait en personne au Chapitre et lui demandait d'or-ganiser des prières publiques et des processions pour le succèsde l'entreprise. Il est douteux que Gdngora ait beaucoup prié;mais il écrivit une ode ("Levanta, Cspana, tu famosa diestra"),que l'on peut assimiler à une oeuvre de commande, et qui contre-dit le dédain qu'il affiche ailleurs pour cette expédition, com-me pour les autres entreprises militaires de son pays : gested'obédience significatif, à un moment où il avait besoin de sefaire pardonner quelques écarts; et avertissement aux (jongoristesmodernes de ne pas être dupes (3).

P.5 "Von Lu.Lt, ¿'adonna, il z-bt vAai, à an autAZ tta-veA-f, rfe 4o« tzmpi : la 'Migue.. In 1617, à 56 ani, il *,'installeà. Madiid; il y obtiint quelque.* ¿cM-idaction* d'amouA-pAop^e :Philippe III ia.it de. lui on chapelain."

Cent ne que l'on disuit. avant que Miguel Artigas nepubliât, en 1925, sa biographie de Góngora. Rectifions :a) Philippe III ne fit pas de Cdngora son chapelain; il est mêmedouteux que don Luis ait jamais pu échanger un seul mot avec lesouverain. Il y avait les capellanes (chargés de célébrer lesoffices dans la chapelle royale), qui étaient assez nombreux,et, encore plus nombreux (plusieurs dizaines), les capellanes dehonor, qui se contentaient d'assister aux offices, sur les bancsqui leur étaient réservés. Góngora était seulement capellán dehonor.b) Ce n'est pas pour obtenir cette charge, dont la rétribution étaitplutôt symbolique, que Góngora vint a Madrid : c'est, au contraire,pour lui donner le droit de séjourner à Madrid et de faire partiede la Cour (seul moyen d'approcher quelquefois un ministre ou sonsecrétaire) que ses amis (Villamediana, Rodrigo Calderón) lui ob-tinrent cette dignité.

(1) Pierre Darmangeat, par exemple, commet l'erreur de considérercette ode comme l'expression de l'enthousiasme personnel de Gdnyorû :"II ressent, soit avec enthousiasme, soit douloureusement, les évé-nements contemporains (...) Dès 1588 nous en convainc la chanson hé--roïque sur l'invincible Armada." Rien de plus contraire aux façonsde penser et de réagir de Góngora; je reviendrai sur ce problème.

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Robert -JAMMES

c) Considérer les démarches de don Luis à la Cour comme un"travers", c'est tout ignorer du sort de la petite et moyennenoblesse au début du XVIIème siùcle : on dirait à peu près aussiexactement de nos étudiants qu'ils d'adonnent au "travers" dehanter les rectorats pour solliciter des postes. Classer de sur-croît ce "travers" au même niveau que les liaisons féminines,et insinuer du même coup dans les lignes précédentes que donLuis couchait peut-être avec des nonnes, c'est passer les bor-nes du ridicule (¿0.

p.6 A propos des romances, des letrillas et de "la plupartdes sonnets", opposés aux grands poèmes :

"11 ¿'agit de. poèmes d'-¿rvipitcution popalcuAz, paA-{¡c¿4 buAluquz, le pia-i souvent -icubiAique., dont ¿a. izctuAe., même.aujouAd'hiU, n'o¿{,AZ d'autsieA dl(,{,¿cult&¿ que celleA de. la languedu Wllème Miele.."

On pouvait croire que Dámaso Alonso avait définitivementrelégué aux oubliettes la fameuse dichotomie de Cáscales : "Gónyoraanye de lumière, ange de ténèbres"; je constate qu'elle a la viedure et que, trois siècles et demi après qu'elle eut été formulée,elle a encore cours. Il faut donc donner encore quelques coups demarteau sur ce clou : fîdngora n'a pas une syntaxe pour ses grandspoèmes et une autre pour le restant de son oeuvre. Ses romances,letrillas, etc. sont également difficiles, beaucup plus difficilesque les poésies de ses contemporains, Quevedo compris. Leur diffi-culté ne tient pas aux archaïsmes du langage, mais a la densité du

(1)"Pour le salut de son âme, on aimerait croire que telles religieises, à qui il fait présent d'un panier de prunes accompagné d'un poème, sont pour lui, sans plus, des soeurs en Jésus-Christ. Mais quoi!n'a-t~on pas connu à Lope de Vega, successivement, deux épouses ettrois maîtresses en titre (dont la dernière après l'ordination dupoète)...?" (p. 5) .

Le"poème"en question (une décima) est de 1610. A cetteépoque, Gdngora vivait confortablement à Cordoue, où sa famille'était fort considérée (un frère et un beau-frère veinticuatros), ilétait lui-même ce que l'on peut appeler un notable, il avait 49 ans,l'Espagne entière le considérait comme son meilleur poète ... etJ.S.B. l'imagine escaladant les murs des couvents.

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RKTROGONGORISME

vers, à la recherche du style, aux jeux de mots, aux allusionséniymatiques, et l 'éditeur moderne qui veut en éclairer tous lespoints obscurs n'en finit pas de remettre son ouvrage sur le mé-t ie r . Experto credo Roberto (5).

p.g "LoAiqu'on AZ AZAa donné, la pzinz de "tAaduiAZ"IZA SolzdadzA. de IZ.UA •6ub-s.tt.tue* un ditcouAA pAoAaXquz immidia-tzmcnt intzlligiblz, on pouAAa conAtatZA quz ce qu'zllZA nouAAacontznt n'oi^AZ aucun intÍAzt, ou pAZAquz. Tout, IZA lizux com-m.iYU> de. l'zpoque. y paAàZnt, cormz paA Zxzmplz quz Za viz du ci-tadin u,t lactici, aloA* que ce£-fe du bzAgeji u>t Mmp£e e í naXu-AZilz [quz ne con4tAuÍAonA-nou¿ ÍZA villes à Za. campagne. !dixait kiphoYU>z AlZaii), ou encore, qu'il y avait quzlquz impAu-dzncz à zmpAuntZA lz* tAan^poAti> maAitimZA de l ' zpoquz . . . VanAla iztXxz quz noua avonA déjà citzz, le. pAoizMZuA ÀubAun nouAdit. aaai de Gôncofia : . . . je. MÍ-U, pzAüxadé. quz, comme Ízn pzintuAZ, il ÍZ dzAintZAZAiz dZA A

Je jure au lecteur que je n'invente rien, que .ces ju-gements péremptoires figurent en toutes le t t res (y compris lesréférences à Alphonse Allais et au professeur Aubrun) dans lenuméro d'Europe que j ' a i sous les yeux'. Nous voici donc revenusau fameux "nihilisme poétique" de Menéndez Pelayo, qui, lui dumoins, ne cachait pas son host i l i té 5 Hdngora. Que dis-jfi ? Nousvoici revenus à Jáuregui (6), qui reprochait à Co'ngora la médio-crité de son sujet, indigne selon lui d'un grand poème :

"Aun si a l l í se tratara de ^pensamientos exqui-sitos y sentencias profundas, sería tolerable que délias resulta-se la obscuridad; pero que diciendo puras frioneras, y hablandode gallos y gallinas, y de pan y manzanas con otras semejantesraterías " , etc. (7)

(5) Voir p lus l o in , n .10 . A propos de 1 ' " é l i t i sme" de Góngora,José Sanct)fe-Banus f a i t avec l ' A r t e nuevo de Lope un rapprochementqui a l ' a i r d'un énorme con t resens ( p . 6 ) , dans la mesure où i l sem-ble a s s imi le r deux a t t i t u d e s fondamentalement opposées v i s - à - v i s dupub l i c . Je suppose que J . S . B . s ' e s t mal exprimé.

(6) Et à Cáscales , e t à l ' e x t r a v a g a n t Faria y Sousa. Voir Juan deEspinosa Medrano e t l a poés ie de Góngora, in C.M.H.L.B. (Carave l l e ) ,n* 7, 1966, pp. 132-133.

(7) Antídoto . . . , éd. Eunice Jo iner Gates (Documentos g o n g o r i n o s . . . ,El Colegio de Mexico, I960, 155 p . ) , pp. 96-97.

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Robert JAMMES

J .S . -B. confond i c i ce q u ' i l appelle " inani té" avnc lamodestie voulue du sujet qui const i tue , précisément, l ' o r i g i n a l i t émajeure des Solitudes, le pas en avant de O'óngorn, son apport vér i -tablement "révolutionnaire" à l ' h i s t o i r e de la poésie. J ' a i assezlonquement développé cet te question dans un autre ouvrage pour nepas m'y étendre ic i (Si). Passe encore que Jáuregui, qui é t a i t imbude l ' e s p r i t de classe de son temps et qui, de surcro î t , écr ivai t unpamphlet, a i t eu cet te réaction ! Mais qu'on la retrouve en 1977sous la plume d'un membre de notre enseignement supérieur est pro-prement effarant : es t -ce a ins i qu'on enseigne la l i t t é r a t u r e à laSorbonne (9) ?

"II a pt¿i la syntaxe latine paA.ce qu'elle, étaitautAe ( . . . ) . Il démolirait le castillan pouA dabni.qu.eA une autAeàxngue, inconnue, et unique., avec ia syntaxe, ptop-te ( . . . ) . Le modèlelatin ? Bien ¿ÛA, il était inévitable à ion époque. tíaLf> le ACWA-cAit auAa.it au¿4i bien lait Va.hho.iKe., ou I'iAoquoi*. Qii1impoAte aujou.e.uA que. la Acgle du jeu ¿oit celle-ci ou celle-là. ..V

Plus d'un gonyoriste s 'é t ranglera d' indiynation en l i s an tla c i ta t ion que je viens de rapporter : i l se confirme que J . S . - B . ,qui d isser te avec une t e l l e assurance sur la langue de Go'ngora, n 'ajamais ouvert cet ouvrage u l t ra -c lass ique de Dámaso Alonso qui s ' i n -t i t u l e La lengua poética de Go'ngora, et dont la première rédactionremonte à 1927. Comment, après les analyses pa t ien tes , méthodiques,exhaustives de Dámaso Alonso, peut-on encore répéter que Uóngora a"démoli le cas t i l l an" pour lui subst i tuer une langue inconnue (10)?

(8) Etudes. . ., pp. 617-619.

(9) II n'y a pas seulement dans les Solitudes cette sensibilité siintense à la beauté des objets quotidiens et des détails minimes; ily a aussi tout ce côté grandiose (l'océan, le ciel, la planète, latempête, les étoiles...) qui constitue, comme le remarquait déjà Gar-cia Lorca, l'autre aspect de la sensibilité poétique de Góngora. Sansparler des implications idéologiques du poème dans son ensemble, oude l'épopée des navigations en particulier.

(10) Je rappelle les principales conclusions de Dámaso Alonso :"1) Estilo gongorino es la fijación e intensificación llevada a cabopor Góngora de algunos procedimientos estilísticos normales en lalengua poética del Renacimiento.2)Desde el ano 1580 usa Góngora estas fórmulas (...).•3) (...) Sobrenadan algunas composiciones en las cuales las notas an-teriores han sido acumuladas, repetidas, intensificadas de modo extra-ordinario(...).Ninguno de los elementos que concurren a formarlas esnuevo." (Ed. de 1950, pp. 218-219) . '. ~"

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RETROGONGONRISME

Comment ose-t-on prétendre que le latin ne l ' intéresse que dansia mesure où i l contredit le casti l lan, alors que, au contraire,l'influence de la poésie latine s'exerce toujours dans le sensd'un prolongement du castillan et d'un élargissement de ses possi-b i l i tés expressives ? Je comprends d'autant moins cette aberrationque J. S.-B. a écr i t , i l n'y a pas si longtemps, une étude surl'Ap oloqético de Juan de Espinosa Medrano, lequel avait justement,pour répondre aux accusations de Fana y Sousa, consacré une par-t ie importante de son argumentation à démontrer que Góngora restai ttoujours fidèle aux exigences linguistiques du castillan (11).

P . 11 "... On peut utilement neveniA SUA cette inanité,des signi(¡íé\s qui nous suApAenait tout à VheuAZ. Voici, en elfaet,un jeune homme, qui {¡ait nau{,AagZ, qui ut poAté SuA une plage paAl'épave à la.qu.eXle. il a pu S'accAocheA, qui escalade une. ¿alcUAZ,tAaveAse une. {¡oAêt, paA.vie.nt à une. hutte, de. beAgeAS; ceux-ciVa.ccueitle.nt, lui dont place aupAis du (¡tu, lui oüient le dZnejiet le gîte .- que voilà un lécit paA{,aitement insignifiant. Oui, seu-lement il ne s'agit pas ici d'une plage, d'une {oAêt et d'un_ ¿eude camp, nu¿4 de ¿a plage, qu^nte^encz, é&MA distillé en quelquesmot-i de toutes Izs plages que nous, avons vues, qu'il est possi-ble de voit.; de la catec.on.iz idéale plage, à jamais, soustAaite autemps et à la contingence; et ainsi de la ¿oAêt, du {¡eu de camp, etmême. de. l'humble cuillèAZ, du bol en buu> dans lequel le lait ut

i b t "

Deux remarques : d'abord, que l'on peut résumer delàmême manière bien des oeuvres parmi les plus grandes, et concluretriomphalement : que voilà un sujet parfaitement insignifiant !Pour rester en Espagne, on pourra trouver insignifiant le sujet duGuzman, histoire d'un raté, et encaceplus celui du Quichotte, quel'auteur a voulu, d'un bout à l 'autre, dérisoire; et que dire durécit du Lazarillo, où, pour passer à un autre registre, de l 'argu-ment du Romancero gitano ? Qu'est-ce qui n'est pas insignifiant ?

(11) Espinosa Medrano donne un exemple simple et convaincant. Soitle début de la première Eglogue de Virgile ,

Tityre, tu, patulae recubans sub tegmine fagi.Si on le transpose mot à mot en espagnol, on obtient :

O Tityro, tu,de la coposa recostado debajo del tol-do haya.

Qui oserait prétendre, dit Espinosa Medrano, que GóYigora a jamaisécrit en un jargon semblable? Il n'avait pas prévu J.S.-B.

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10 Robert .JAMMES

La poésie épique parce qu'elle chante les héros et les dieux ?^ous voici retombés dans une bien vieille ornière.

Deuxième remarque : tous les exemples choisis par J.S.-B.se retournent contre sa théorie: de l'abstraction, qu'il expose dansce paragraphe, qu'il développe dans la suite de son article et quenous retrouverons dans l'étude de Maurice Molho. Il ne s'agit pasde la^ plage en général, d'une idée abstraite de plage, mais biend'une plage très particulière, au bord de la mer en furie, au piedd'une falaise haute et abrupte, qui la sépare d'un autre paysagetrès particulier lui aussi. Il s'agit d'une forfit, ou plutôt d'unepente boisée parsemée de clairières, qui n'est nullement intempo-relle : elle est vue dans la nuit, dans le vent, et nul de sauraitla confondre avec un paisible bosquet garcilasien. Et ainsi de sui-te.

Mous pouvons nous arrêter un peu plus longuement sur ledernier exemple, celui du bol de buis :

Y en boj, aunque rebelde, a quien el tornoforma elegante dio sin culto adorno,leche que exprimir vio lo albu aquel día

- mientras perdían con ellalos blancos lilios de su frente bella -

gruesa le dan y fría,impenetrable casi a la cuchara,del viejo Alcimedón invencidn rara.

Non seulement cette écuelle est très précisément carac-térisée, par la matière dont elle est faite, par sa forme, par latechnique de su réalisation, mais elle a une individualité, je di-rais presque une personnalité que visiblement J.S.-B. ne soupçonnepas.A cette humble écuelle Góngora a délibérément donné un styleau sens artistique du terme, style rustique, dépouillé, qui l'oppo-se, de façon très calculée, au style un peu mièvre, surchargé, etpour tout dire trop civilisé d'un autre objet semblable auquel lelecteur de l'époque penoait inévitablement : les coupes de Hénalque,dans la troisième églogue de Virgile, auxquelles le nom d'Alcimédonle renvoyait. On peut même dire qu'il n'est là, ce nom, le seul quisoit prononcé dans toute la première Solitude, que pour nous rappe-ler le passage de Virgile :

. . . Pocula ponamfagina, caelatum diuini opus-Alcimedontis,lenta quibus torno facili superaddita uitisdiffusos hederá uestit palíente corymbos.(V.36-39).

Je mettrai en gage, dit Ménalque, des coupes de hcltre, ouvrage ci-selé du divin Alcimédon, sur les flancs desquelles une vigne sura-

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RETROGONGORISME 11

Routée au tour facile revêt d'un lierre verdâtre ses grappeséparses (12).

L'opposition est évidente, et sa signification aussi :au hêtre virgilien, Gongora oppose une matière plus dure, le buis;l'ouvrage d'Alcimédon est ciselé, non l'écuelle des chevriers; letour a travaillé "facilement" le hêtre, tandis que le buis est"rebelle"; enfin, les coupes sont ornées de grappes de raisin(alternant avec des feuilles de lierre, et non de vigne, ce quiest un raffinement supplémentaire), alors que l'écuelle pastora-le, fière de la pureté de sa "forme élégante", s'interdit toutornement, toute recherche ("sin culto adorno"). Face à la savantedoupe alexandrine,GbYigora campe une simple écuelle, qu'il veutmoderne, rustre et hispanique : on ne saurait plus énergiquementse situer dans l'espace, dans le temps, et même dans l'histoire.C'est, en raccourci, un manifeste esthétique valable pour l'ensem-ble des Solitudes, et J.S.-B. n'en a rien vu.

PARENTHESE SUR L'IMPORTANTE ETUDE DU PROFESSEUR AUBRUN.

p. 15 "Eni-in, tout sie.cemme.nt, Ch.V. AuhAun vient depojiaXtxe dam ta. Aevue LZA langue.* nzo-lcutinu, une importante étu-de compaAaXive : GóncoKa. et Calderón : o/íarmaviz et poéticité.

José Sanchis-Ranus cite à plusieurs reprises en termesadmiratifs cet article du professeur Aubrun, que j'avais remarquédans la revue indiquée (1976, n° 216, pp. 19-31), me contentant dele saluer de loin. Eh bien, j'avais tort, et je remercie J.S.-B. dem'avoir incité à le lire : on n'a pas tous les jours, dans notreprofession, l'occasion de faire des découvertes.

Le professeur Aubrun étudie deux octavas du Polyphème, laquatorzième et la dernière, qu'il compare entre elles (ainsi qu'àdeux passages équivalents de Calderón) pour démontrer, si j'ai biencompris, que, le contenu des deux strophes étant différent, leurstructure diffère aussi. Pour commencer par le plus simple, voyonsd'abord la dernière strophe :

(12) Je traduis aussi littéralement que possible. Les latinistesproposent plusieurs constructions du troisième vers, mais qui nechangent rien à la nature ni au style de l'objet décrit.

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12 Robert JAMMES

Sus miembros lastimosamente opresosdel escollo fatal fueron apenas,que los pies de los árboles más gruesoscalzó el l íquido al jdfar de sus venas.Corriendo plata al fin sus blancos huesos,lamiendo flores y argentando arenas,a Doris l lega , que con l lan to pío,yerno le saludó, le aclamó r í o .

Le professeur Aubrun estirae que "le moAczau releve cíela poé-iie lyrique en -ion nive.au dit sublime. L' he.ndéca¿ylla.be orga-ni¿>é en huitaine V-impone done : abababee, lej> a miori étant Aé-ier-vé-& au veri qui termine chaque strophe. Aucun élément épique nevient interrom^jre cette pure description : il n'y a ni avant nia¡orei; une ¿>érie de prétérits et un printemp-i éternel [llega)-iouitraient l'action à la dwiie."[p.21)

Le lecteur trouvera peut -ê t re q u ' i l y a, au con t ra i re ,une succession temporelle nettement marquée dans ce t te strophe (13),une dos plus narrat ives du l'olyphî.'me, que l 'on peut même considérercomme exceptionnelle de ce point de vue, et i l pensera sans doutequ 'e l le relève, au rebours de ce qu'affirme le professeur Aubrun,du style épique plus que du s ty l e lyrique, mais ceci n 'es t rien àcôté des merveilles que je vais lui montrer maintenant. Passonsvi te à l ' a u t r e strophe :

Purpúreas rosas sobre Galateala Alba entre l i . l ios candidos deshojo;duda el Amor cudl más su color sea,o purpura nevada, o nievo roja .De su frente la perla es e r i t r eaémula vana. El ciego Dios se enojay condenado su esplendor, la dejapender en oro a l nácar de su ore ja .

Commentaire :"La AÍQIZ du /eu c'e-ó-t le. huítain d'hendécatyllabOAhoKttment accentueli et Aimé*. ObieAvoni que le poète ajoute délibé-Aément une contrainte puisqu'il i'impo^e. deux Aime¿ au lieu de qua-tre -. abababb¿. Ce.tt.e AiaueuA -uipplime.nta.iAe a le met ¿te de pAovo-queA une allitZAation continue, accentuant de la ¿oAtz lu vertu-il i A de la iViophe." (p .22) .

(13) Quatre prétérits (fueron, calzó, saludó, aclamo), une conjonc-tion temporelle (apenas que), un adverbe de temps (al fin), un pré-sent (llega) suivi de deux prétérits, ce qui prouve qu'il s'agitd'un présent de narration : on fait difficilement mieux dans lestyle narratif.

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RETROGONGORISME 13

Ne vous frottez pas les yeux, vous avez bien lu : leprofesseur Aubrun fait rimer deshoja, roja et enoja avec deja etoreja. La syllabe atone lui suffit : ja, ja, ja, ja, ja! Et s'illui arrive de se mêler de poésie française (de quoi ne se mêle-ra-t-il pas?), il fera rimer hallebarde avec miséricorde (14).

Ainsi donc, le professeur Aubrun aura enseigné pendantje ne sais combien de lustres à la Sorbonne la littérature, et plusspécialement la poésie espagnole, sans savoir ce qu'est une rime,et, à fortiori, sans savoir ce qu'est une octava, puisqu'il croitqu'elles ont tantôt deux rimes et tantôt quatre, alors que (je leprécise pour les lecteurs d'Europe qui ne sont pas forcément his-panistes) elles en ont toujours ey trois, et rien que trois. Fer-mons la parenthèse (15).

TRADUCTIONS AU SECOND DEGRE.

Pp. 19-29, une série de sonnets traduits par BernardSesé. Compte tenu de la difficulté de l'entreprise, je ne discute-

(14) II paraît qu'en 1727 ("si tradición apócrifa no miente"), lesuisse d'une église parisienne étant décédé, un sien ami savetiervoulut lui composer une épitaphe. Comme il ne savait pas au justece qu'était une rime, il fut s'en enquérir auprès d'un lettré de sonquartier, lequel lui expliqua, simplifiant pour se faire mieux com-prendre, qu'il fallait que les trois dernières lettres de chaquevers fussent semblables. Le savetier se mit à l'oeuvre et, aprèsbien des efforts, il put faire graver ce quatrain sur la tombe deson camarade :

Ici gît mon ami Mardoche,qui fut suisse de Saint-Eustache.Trente ans porta la hallebarde :Dieu lui fasse miséricorde!

On remarquera que Ch. V. Aubrun se contente des deux dernières let-tres, alors que ce savetier s'en imposait trois; il est vrai qu'iln'était pas professeur à la Sorbonne.

(15) Le plus incroyable est que José Sanchis-Banus a lu ce passage(dont il cite une phrase, p. 16, n.19) sans voir l'énormité qu'ilcont ient.

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14 Robert>JAMMES

rai pas les détails (16) : quiconque a essayé de traduire Go'n-gora s'est trouvé confronté à maintes impossibilités ... Mais jecritiquerai le choix même des textes, qui est de nature à donnerune idée fausse de la poésie de Góngora : Bernard Sesé ouvre lar-gement la porte à la poésie funèbre, morale ou pétrarquisante; enrevanche, il ne laisse pas passer un seul sonnet satirique ou bur-

(16) II faudrait cependant rectifier les erreurs les plus voyantes :P. 18, 2e sonnet, 2e vers : "Au soleil", et non "Du soleil", pourconserver la corrélation avec le 11e vers : G. compare la chevelureà l'or, non au soleil; le texte dit "al sol".P. 20, 3e sonnet, v. 3 et 4 : la blancheur du pied de la nymphe nefait pas éclore les fleurs déjà cueillies; elle en fait naître denouvelles (topique archiconnu) , autant que sa main en cueille (cuan-tas ... tantas). C'est encore plus clair dans le modèle italien.Ibid., v. 14 : "l'éclat de ses flambeaux". Non :"l'éclat de sesneuf flambeaux". C'est une allusion à la couronne d'Ariane ("guir-nalda"), transformée en constellation de neuf étoiles.P. 21, 4e sonnet, v. 8 : "en ton calme et blanc mouvement". Blancomovimiento ne veut rien dire; il faut lire blando ("doux"), commetoutes les bonnes éditions.5e sonnet, v. 14 : "et chante ton éloge". Non : "tes hymnes". C'estimportant, surtout après le 11e vers ("ma belle idole, humblementje t'adore") , qui parut sacrilège au père Pineda.P. 23, 10e sonnet, v. 6 : "Et sans que l'Océan vil de la crainte".Océan est impropre : c'est une allusion au mythe d'Icare; il s'agitdonc de la Méditerranée.Ibid., v. 12-14 : "La mer, où le destin a marqué ton sépulcre.

Aura très haute gloire, ainsi que son rivage,Si ta ruine éclipse son renom."

Erreur; il faut traduire littéralement : "Si ta ruine lui dérobeson nom". L'ami de Góngora à qui est dédié ce sonnet (Luis Gaytánde Ayala) a placé si haut son amour, que sa chute sera aussi gran-diose que celle d'Icare et que, comme lui, il donnera son nom àla mer où il tombera, lui volant ainsi son nom antérieur.P. 24, 11e sonnet, v. 9 : "Si parmi ces ruines et ce délabrement".Un terme péjoratif est ici un contresens, s'agissant de Grenade,ville chère à Góngora : remplacer "délabrement" par "trophées",par exemple.P. 25, 13e sonnet, v. 2 : "Dans le paroxysme d'un sommeil profond".Non : "parasismo" signifie "syncope", "coma"; tout le contraired'un paroxysme ...

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RETROGONGORISME 15

lesque. En outre, sur les 20 sonnets présentés, dix datent de1582-1584 : est-il normal de privilégier à ce point des oeuvresécrites entre 21 et 23 ans ? Chargés d'influences garcilasiennesou italiennes, ces dix sonnets s'inspirent d'une conception néo-platonicienne de l'amour, que Gongora a partagée, certes, maisqui n'a de sens, dans son oeuvre, que dans la mesure où, en mêmetemps, il se révolte contre cette manière traditionnelle d'écrire- et d'aimer -, pour s'en libérer définitivement au bout de quel .ques années.

Ces dix sonnets, que j'appelle sonnets d'apprentissa-ge, sont donc ce qu'il y a de moins original dans l'oeuvre de Gdn-gora, et que l'on ne vienne pas me dire que je cherche à imposermes goûts personnels : mon appréciation se fonde sur des donnéesobjectives et démontrables. On peut démontrer, par exemple, quesur ces d ix sonnets de jeunesse, il y en a au moins neuf qui nesont pas personnels : l'un (le second de la série) est une imita-tion expresse de Garcilaso connue comme telle de tout le monde;quant aux huit suivants, ils sont tous imités et même traduits desonnets italiens :

"Al tramontar del sol, la ninfa mía" trahit desinfluences indiscutables de Torquato et de Bernardo Tasso, quesignale Salcedo. Ajoutons-y une non moins indiscutable réminiscen-ce de Garcilaso, chez qui l'on trouve déjà l'expression "al tramon-tar del sol" (¿c¿. I, v. 412).

"Oh claro honor del liquido elemento" est unevéritable traduction d'un sonnet de Bernardo Tasso : "0 puro, odolce, o fiumicel d'argento" (voir le texte complet dans Salcedo,p. 380).

"De pura honestidad templo sagrado" est égalementune traduction; c'est un sonnet d'Antonio Minturno ("In si bel tem-pio di memorie adorno") qui a servi de modèle (Salcedo, p. 376).

"Raya, dorado sol, orna y colora" s'inspire trèsnettement de "Scopri le chiome d'oro e fuor de l'onde" de FrancescoMaria Molza.

"Oh niebla del estado más sereno" : encore une tra-duction. Le modèle est d'ailleurs archiconnu : c'est le sonnet"0 gelosia, d'amanti horribil freno", dont à peu près toutle mondes'est inspiré en Espagne : il a été traduit littéralement par Lo-mas Cantoral, et imité par Hernando de Acuña, Jerónimo de Hora,Mifter Rey de Artieda, Dalbuena, etc. Comment juger Gdngora sur cesonnet si l'on ne signale pas, par exemple, que les quatre rimessereno, seno7 veneno, freno sont déjà dans le modèle italien ?

"Cual del Ganges marfil o cuál de Paro" est trèslittéralement traduit de l'Arioste. On peut s'amuser a comparer lepremier quatrain de GdYigora,

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16 Robert- JAMMES

Cuál del Ganges marfil, o cuál de Paroblanco mármol, cuál ébano luciente,cuál ámbar rubio o cuál oro excelente,cuál fina plata, o cuál cristal tan claro ...?

avec son modèle :Quai avorio di Gange, o quai di Parocandido marmo, o qual ébano oscuro;quai fin argento, qual oro si puro,qual lucid ambra, o qual christal si chiaro...?

En somme Bernard Sesé croyait traduire de l'espagnol, alors qu'iltraduisait de l'italien. C'est amusant.

Enfin le dernier :"No enfrene tu gallardo pensamiento", suit de

très près un sonnet de Luis Tansillo, "Poiche spiegato ho l'aieal bel desio", dont l'idée est la même d'un bout à l'autre.

Certes ces traductions sont fort belles (je parle decelles de GdVigora) et même, souvent, supérieures à l'original.Mais de cette perfection esthétique, de ce savoir-faire qui est icile mérite essentiel, que reste-t-il dans une traduction française?Quand on sait d'autre part que ces cas d'imitation directe, limitésaux sonnets amoureux des années 1582-1585, sont les seuls dans tou-te l'oeuvre de Góngora, faut-il que Bernard Sesé ait eu la main mal-heureuse, ou qu'il ait été mal informé, pour aller les choisir !

Pourtant les sources que j'indique sont connues depuislongtemps : Salcedo les a presque toutes relevées dès 1645. Puis,en 1896, Francisco Rodríguez Marín et Juan Quiro's de los Ríos com-plétèrent ces informations dans leur réédition des Flores d'Espino-sa. En 1927, J .P.W.Crawford reprit la question dans son ensemble,dans une étude que publia The romanic review. On trouve égalementdes indications dansles Estudios sobre el petrarquismo en Españade Joseph G. Fucilla, parus en 1960 (pp. 251-259). On peut enfin,si l'on ne veut pas courir après de trop nombreuses sources d'in-formation, se contenter de consulter tout bêtement l'éditionMille, qui signale les sources italiennes dans les notes finales(encore faut-il songer à regarder à la fin du volume) ou, plusbêtement encore, les Etudes ... .déjà citées, où tous ces renseigne-ments sont regroupés en quelques pages (pp. 355-374). Est-ce tropdemander ?

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RETROGONGORISME 17

DANS UNE ONDE MAUVAISE A BOIRE...

P. -31 "Divagation sur un naufrage". I c i commence leréc i ta l de Pierre Darmangeat. Rare p l a i s i r . Ecoutez :

"GóngoAa. Gong. Coup de gong, "£*ém¿ó<6emeníd'âme dtuu Iz bxonzi", zt choix d'un poztz qui a tAoquz ion p-te-mizA. patAonymz, Angotz, contAZ czttz mu>iquz, czttz dan-iz, czttzdiguAz du ¿igné. zcAit, actz poztiqaz déjà, je veux dixz Ciza.te.uA,M. Iz nom quz Von poAtz, non paA haioAd mu.¿> de pAopo¿ dzlibzAZ,tAa.du.it à. la. (¡OÍA zt CAZZ la pzuonnz de qui y tnouvz, pouA unzpaAt, 6a v'zAitz."

Vous retenez votre souffle, transportés . . . Mais moi,béotien, au risque de me faire écharper, vous le d i ra i - je ? jeviens d'entendre un couac. Oui, dès les premières mesures, commec'est fâcheux!, un couac!

Si don Luis s'est appelé Góngora y Argote, et non Argotey üdngora, ce n'est pas l u i qui l 'a décidé. En 1575 déjà, alorsqu ' i l n'est qu'un écolier, i l est désigné en ces termes dans unacte notarié : "el seîior don Luis de Gdngora, c lér igo, vezino deCdrdoba". Imagine-t-on, dans une famille de caballeros du XVIèmesiècle, un gamin décider, du haut de ses quatorze ans, q u ' i l re-léguera le nom de son papa après le nom de sa maman, parce quece lu i -c i , sonore et dactylique, plaî t davantage à son ore i l le ?

I l y a bien cinquante ans pourtant que Miguel Artigas afa i t just ice de cette bourde fort ancienne, en donnant la vraieraison de cette anomalie apparente, très fréquente au demeurant àune époque où la transmission du nom étai t moins uniforme que denos jours. C'est une raison d'ordre (je m'excuse . . . )économique :

"Como {¡uZAa un GóngoAa, zl abuzlo dzl pozta, quizntAajo a. la iamilia. zl caudal de lo-i Faîce.6, en il apzllido GùngoAa.viznzn a vinculaÁ-iZ la¿ KZntcu, zclzM.á¿>tica¿, y OÁÍ no hay paAa quzhablaA de lai nzciai intZApKZtacioneA quz ÍZ han quzAido daA aluio pnz{ZAZntz quz hizo don Lui* dzl apzllido tmtZAno (77).

"Necias interpretaciones" : c'est qu'en effet i l n'estguère d'historien de la l i t té ra ture qui, au XIXèflie siècle, n 'a i tdéraisonné (pardon : divagué) peu ou prou sur le nom du poète.Un exemple :

(17) Semblanza de G^ngora (Madrid, Ministerio de Instrucción Publi-ca y Bellas Artes, 1928; 68p.) , p. 7.

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18 Robert-JAMMES

"ContAcilAe.ne.nt à l'usage espagnol, il plaça le nomde -6a mzAe avant celui de ¿on pè\te. Cette inveAtion, dit un de 4e^

en promettait beaucoup d'autAe¿>."

J ' a i trouvé c e t t e perle dans l 'H i s to i r e comparée desl i t t é r a t u r e s espagnole et française d'Adolphe de Puibusque ( t . 11,~p~. 552), ouvrage primé par l'Académie française en . . . 1842. PierrePierre Darmangeat ne savai t peut-être pas g u ' i l avai t de si lo in-ta ins et de s i académiques prédécesseurs (18).

En 1962, les documents publiés par Dámaso Alonso etEulalia Galvarriato ont permis de confirmer et de préciser l ' e x -pl icat ion d 'Artigas : plus encore gu'à son grand-père maternel,c ' e s t à son oncle que don Luis doit de s 'appeler Góngora. Lorsque,en effe t , l ' onc le Francisco fonde, en 1582, un "mayorazgo" enfaveur de Juan, frère de Luis, i l fait figurer dans son testamentce t te clause, qui est on ne peut plus expl ic i te :

"\/ten [je m'excuse . . . ) e¿ mi voluntad e mandoque todo* loi poA mí. llamado-6 a e&te dicho binculo y lo¿ que. ¿ub-cedieAen en el ( . . . ) ¿dan obligado* e lei> obligo, en público y eniecAeto, poi eicAito y (¡iAma, -ae llamen e nombien de nombie y ape-llido de GóngoAa piimAo que otAo alguno, tAayendo IOA OAIKU, deIOA> Gdnc.oAca entiKaminte. a la wa.no HeAecha." [Vocumento-i ddoi...,'n° 33)

(18) II y a aussi des disciples récents : "Né à Cordoue, Louis deArgote y Gongora flpour des raisons d'harmonie, il choisira le pa-tronyme de sa mère) appartient à une famille ..." EncyclopaediaUniversalis, t. VII publié en 1970, p. 807, article Góngora, signéClaude Esteban, Maître-Assistant à l'Université de Paris IV. Déci-dément, la Sorbonne ...

(19) Ce document concerne le frère de don Luis. A-t-on l'équivalentpour le poète lui-même ? Non, et je pense qu'il est inutile de lechercher, car un tel document n'aurait sans doute pas été légal :l'oncle Francisco pouvait en effet léguer par testament un mayoraz-go fondé par lui avec son argent, mais il ne pouvait pas léguersa ración, qui appartenait au Chapitre, lequel se réservait ledroit de désigner le successeur d'un bénéficier défunt ou démission-naire. Dans la plupart des cas la désignation était, bien entendu,acquise d'avance.

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RETROGONGORISME 19

Reprenons notre audition ...

'•31 "Bien entendu, Go'nqCKa joue, ici, comme d'un se-cond ctaviZA, du ¿e*u> étymologique cfe-ó vocables aMocihi pouA{osigeA l'image .- iinon, comment (¡audAait-il entendue le "morbi-de cAi-itaJ" qui déiijne un cextain aspect de l'eau ?..."

"Morbide cristal" ne désigne pas un certain aspect del'eau; "morbide cristal" désigne la blancheur du teint des damesqui, à Valladolid, assistent à une fête en 1605, dans le cadredes réjouissances organisées à l'occasion de la naissance et du'baptême du futur Philippe IV :

Piso" el Cénit, y absorto se embaraza,rayos dorando el sol en los doselesque visten, si no un Fénix, una plazacuyo plumaje piedras son noveles,de Dafnes coronada mil, que abrazaen mórbidos cristales, no en laureles.

(Panegírico, v. 497-502. Pourquoi Pierre Darmangeat ne donne-t-illa référence ?)

Le soleil illumine la place- nouvellement construite deValladolid, qui est décorée de riches tapisseries à l'occasion decette fâte. Allusion d'abord au Phénix (parce que la nouvelle placesuccédait a l'ancienne, qui avait été incendiée en 1561), et ensui-te à Daphné : l'astre peut caresser les beautés vallisolétanesnon, comme Daphné, transformées en laurier, mais dans la beautémême de leur chair, "en mórbidos cristales".

Pp. "A peine nommé, le AavLueuA devient le Tawieau cé-1_32 lute du Zodiaque, le &Aont aAmé du "cAoiAia.nt de lune", y el .toi

todoi loi layo-i de ¿u pelo ( et te ¿oleil tout, lu layoni de ¿on ...de -6a ... de -iu ... ?"

Admettons que pelo est difficile à rendre; mais à s'obs-tiner sur ce détail, le traducteur perd de vue l'essentiel, quiest un jeu de mots opposant media luna et sol todo (et non todos) :"demi-lune" et "soleil entier". L'astre est entré dans le signe duTaureau, de sorte que le Taureau reçoit la totalité des rayons dusoleil.

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20 Robert" JAMMES

P.32 "LZA dzux p/iemizA-b -yiandA pozmzi, Volyphème. zt"-" - • •" -" Solitudz, i>ont de 1613."

Non : l a première So l i tude e s t de 1613, mais l e Polyphè-me es t de 1612, e t son a n t é r i o r i t é a é t é soul ignée par l e s ancienscommentateurs; c ' e s t un f a i t de première importance q u ' i l fautgarder présent à l ' e s p r i t , s i l ' o n veut comprendre l ' é v o l u t i o n deGóngora en ces années d é c i s i v e s e t , en p a r t i c u l i e r , l e pas degéant qui sépare l e s So l i tudes du Polyphème.

P.33 "Une, ézulz e t ¿inuzuAZ phAotz, -inachevée, non duizul (ait que. (¡ut abandonné, Iz pAojzt initial de quatAZ grandipoème-4, ni même paAce que Iz izcond Kz&te à l'ztat de ^Kagmznt,maii auAii pouA cette conclusion du pAzmieA, qui ÍZ -tequie à con-cluAe zt n'zit que pAomeM,z, Iz veAi céièb-te que Vexlainz [qui nedevait guèAe zn connaitfiz d'autAz) -iz plaidait à ibpétZA

"aux bataillZA d'amouA un champ dz l

La première So l i tude e s t bel et bien achevée : ellef i n i t même par un mariaye; pourquoi chercher des a r g u t i e s ? Biensûr , l e mariage e t , p lus précisément i c i , le l i t . n u p t i a l , c ' e s tauss i un commencement; a l l ons -nous perdre no t re temps à des exer -c ices de d i a l ec t i que é lémenta i re ? Au regard des conventions l i t t é -r a i r e s de l 'époque ( e t pas seulement de l ' époque) , l e mariaye e s tune conclusion, et la p lus c l a s s i q u e de tou tes : voir comedia,passim.

Reste que la première Sol i tude n ' e s t que l e premier vo-l e t achevé d'un ensemble inachevé, dont l ' u n i t é ne pouvait ê t r eassurée que par l e personnage énigmatique du peregr ino , l e seulautour duquel pouvait se nouer, s i ténue s o i t - e l l e , une i n t r i y u e .J 'a i dit ai l leurs quelle suite on pouvait entrevoir (19bis). Onpeut discuter l'hypothèse que j ' a i avancée; j ' a i l ' intention d'yrevenir un jour. L'important est de voir, surtout à la lecture dela deuxième Solitude, que Gcingora, par touches successives, com-plète le profil du personnage et l'achemine discrètement vers undénouement qui existai t bien dans sa pensée, même si des circons-tances personnelles ne lui permirent pas de l ' é c r i r e .

(19bis) E tudes , p . 410.

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RETROGOWCORISME 21

"Son ancétxe dan* la *ylve, GaAcilaio de la.Viga."...

Garci laso de la Vega n'a jamais é c r i t de s i l v a .

p .35 "L'accablante. chale.uA de. l'été, *icilien ia.it le*mouveneeii-6 non *eale.ment plu* lent*, mai* indéci*, tant pouAl'homme que. pouA l'animal :

. . . et lt* oAdixe*peignent leA champa qu'il* ¿avaient labouteA,mal dViigé*, quand il* ne ¿ont tAaZné¿à pa¿> lent* paA lej, boeuf,*, comme leuA maZtAe.

eAiant*.Ce mouvimint, ce. ie.inp-4, débouA-iolé., *e. comniniqae. poA l'anima.1 au.paysage lui-même.

Le chie.n, muet la nuit et le. JOUA a**oupi,de colline en colline et d'ombie en ombne ait."

Contrairement à ce que croit Pierre Darmanyeat, il nes'agit pas du tout ici de "l'accablante chaleur de l'été sicilien",mais ... de la beauté de Galatée, qui envoûte la jeunesse de l'îleamoureux de Galatée, les paysans négligent leur travail. D'où ceslabours superficiels, ces troupeaux à l'abandon et ces chiens qui,ne recevant plus d'ordres, passent leur temps à dormir (5 l'ombre,pardi!). Darmangeat s'est laissé abuser par le premier mot de lastrophe : "Arde la juventud...", et il n'a pas compris que cetteardeur n'avait rien à voir avec la température ambiante. On peut"se fier à GOngora",à condition toutefois de le lire attentive-ment (20).

(2C)La même erreur se retrouve curieusement sous la plume de Char-les Marcilly, p. 60 de ce même numéro d'Europe :"... lorsque la canicule écrase la Sicile, c'est l'étirement duchien errant à la recherche d'un peu de fraîcheur qui traduit latorpeur d'un monde en proie à la fournaise solaire (...). Ici,l'errance et l'allongement paresseux de l'animal envahissent lepaysage tout entier, en une image saisissante de la chaleur et del'accablement, à laquelle répond bientôt l'image cosmique du Chiende la constellation haletant dans un ciel de feu."

Pour habiller somptueusement un contresens Charles Mar-cilly n'a pas son pareil. Nous en reparlerons.

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22 Robert -JAMMES

P.36 "Même contAcutz entAe .• Fouie lascive eAAait e tce¿ moniapuciArfe^ qui pAe.nne.nt, pouA -te AzndAe à l a noce, ta con.dedu lactiouAci.

Veux types de cheminement : -sinueux ou dixect; un•tempo pooA chacun d'eux .• lent et nonchalant, vi{¡ et Aapide.

( . . . ) Now& -sommu dans un univet-f, non euclidien,couAbe et. oblique, ployé -SUA lui-même"...

Un univers non euc l id ien ? Chez Uóngora ? Voyons l etexto :

El arco del camino, pues, t o r c i d o ,que habían con t raba jopor la cuerda del a ta jol as ga l lardas serranas desmentido . . .

(So l . I , v. 335-338).Cányora emploie i c i , en e f f e t , une métaphore géométrique; moispourquoi essayer d'épater le lec teur ? L 'arc et l a corde, c 'estle ti-a-ba de la géométrie la plus-, eucl id ienne qui s u i t , et i l n'yaucune raison de par le r d'espace courbe. (Encore heureux que, àpropos; des d i f férences de "tempo" Jiées aux d i f férences de par-cours, on ne nous a i t pas serv i E ins te in par-dessus le marché!)

I b i d . " . . . ie. poète découvre ¿a. mette hoiuizuA divinede ¿a Solitude, p/ienant te teAme en ¿a pleine valeuA, COLA

. . . une au-tei ¿ouA.de plaintevient de la. solitude axnAi que du duzAt."

"Queja" (plainte) est une coquille; il faut lire "oreja"(oreille), ce qui change tout. J'y reviendrai.

P.37 "Echoi d'une -iingutièAe -sensibilité poétique, ha-bile à -sa-LsiA l'enlacement de tout, comme en témoignent ces autAe-sveA-s où lécho, pAéciAé.m<Lnt, à la {¡AontièAe du iilence qui le nie,est comme la voix du néant :

l'écho à la voix pleine,il n'e-it silence auquel il ne léponde."

Voyons le texte espagnol :El eco, voz ya entera,

no hay si lencio a que pronto no responda.(Sol. 1, v. 673-674.)

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RETROGONGORISME 23

Passe encore que la traduction escamote un ¿a pourtantfondamental : je reconnais qu'il n'est pas facile à rendre. Maisque le commentaire ajoute à la confusion, en faisant intervenirdes notions anachroniques ou, pour le moins étrangères au sujet("effacement de tout", "voix du néant"), c'est moins excusable.

Le passage est difficile, mais Dámaso Alonso l'expli-que longuement dans sa traduction en prose, et il le commentedons une note qui ne laisse rien dans l'ombre (p. 109 et 293 del'édition de 1936) : pourquoi ne pas s'y reporter ?

Je résume : Gongora exalte en une double hyperbole lamusique ("gaita", "salterio") au son de laquelle dansent lesvillageois dans la nuit, à la lumière des feux allumés tout autourde l'esplanade, et les chants qui accompagnent ces réjouissances.Première hyperbole : l'écho répond non seulement aux chants, maismême aux silences. Deuxième hyperbole : l'écho répond en répétantla totalité de la musique et des chants, et non la fin des motsseulement : jusque là "demi-voix" (voir la légende dans Ovide),l'écho est maintenant (_y_a) voix entière (21).

P.37 "Une. vision apocalyptique, dam un -bonnet calant de7 596 :

aAdz le fleuve, aA.de ¿a mex, ium le monde."

Moins apocalyptique quand on replace le vers dans son contexte(Mille, 262) : Gdngora développe une fois de plus ici le thème dePhaéton à propos d'un impossible amour. Les termes qu'il emploiesont très modérés par rapport à ceux d'Ovide, auquel implicitementil renvoie : au lieu d'un fleuve, Ovide en énumère sept, il évoqueles crevasses de la croûte terrestre par où la lumière pénètrejusqu'aux Cnfers, l'effroi de Pluton, la mer transformée en champde sable, etc.

Dans tout ce passage, Pierre Darmangeat procède de lamême manière, découpant des phrases de Gdngora en fragments, pouren augmenter l'éclat, comme si le poète avait besoin de ce sur-croît de splendeur. Le procédé fut mis à la mode en 1927 parGerardo Diego (Escorzo de Gdnqora); c'est amusant, mais a la limi-te de la falsification : on peut produire des effets fulgurantsen isolant un membre de phrase dans un editorial du Figaro. Peut-être même, à la rigueur, dans un traité d'économie politique ...

(21) Sur cette seconde idée Gdngora joue plus subtilement encore àla fin du romance "Guarda corderos, zagala", écrit en 1621.

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2¿t Robert-JAMMES

¿,1 "Ouef aAt de ¿uoçvieA ! Et pluA encore qu'-iH n'ypaAaZt du pfiimí abon.d : Góngota. donnz à ¿e-ó deux ép/ièfae-o un id'zaxi, une fontaine à Ac-c-4, axi ncui(5Aagé ¿a meA. Alia^ion à unde. Ke.ile.ti> :

VeAnudo e.t jovzn, cuanto ya ni ve.-f>tidoOcéano ha bebido

le hato, a la¿ a>ie.ruu>."

Il ne faut pas dire n'importe quoi : le nuufracjé essored'abord ÜÍÍÜ habits sur le sable, et i l les ôtend ensuite au sole i l .Où est le reflet ? où est lo miroir ? Il n'y a que du sable . . .Quant à la mer, furieuse et démontée ("montes de agua"), elle n'e;>tguère en état, de servir de miroir.

Je sais bien qu'un poète moderne, surtout un potHe influ-encé par le surréalisme, n 'hési terai t pas—peut-être—à combinerdans la même vision l'image de la tempête et celle, par exemple,de la mer sereine, et i l se peut que le lecteur trouve, do ce pointde vue, mon objection prosaïque. Mais c'est justement sur ce pointqu'i l faut inaister : Góngora, malgré sa modernité, n'est pas unpoète moderne. Il y a chez lui , comme chez tous ses contemporains,beaucoup plus même, un scrupule permanent, un souci de cohérence,de vraisemblance et d'exactitude qui est. parfaitement conformeaux règles admises à l'époque et que l'on trouve, par exemple,chezLdpez Pinciano. J 'aurai plus loin l'occasion de reparler de cesquestions théoriques à propos do l ' a r t i c lo de Maurice Molho.

Pour en revenir à notre naufragó, la preuve de ce quej'avance se trouve, irréfutable, dans ces vers du Polyphonie :

Marítimo Alción roca eminentesobre sus huevos coronaba, el díaque espejo de zafiro fue lucientela playa azul de la persona nua.(v. 417-42D).

Voulant faire de lu mer un miroir pour le Cyclope (car quel autreeût été assez grand ?), le poète a éprouvé un scrupule. Pourquoi ?Parce que la mer, toujours agitée, n 'est pas un miroir. Aussi,pour jus t i f ier son choix, a - t - i l pris soin d'évoquer d'abord lesjours alcyoniens ("alcyonei dies"), qui sont, selon la traditiongréco-latine, les jours calmes du mois de décembre pendant les-quels les alcyons couvent leurs oeufs, les seuls jours où un qéantpeut, avec quelque vraisemblance, se mirer dans la rner.

P.42 " i e poète. &J.£ hanté, pcui la. ptomeAte. dution, d' ívayiou'Lae.tmnt \dzMamcim¿e.nto) qui pè<se ¿>UA tout." Etplus loin, p. 43 : . . . "¿a hantise. peA^onnzZZz de ta moAt it du.niant".

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RETROGQNGORISME 25

La poésie do Congoro ne donne jamais cette impressionau contraire. Les sentiments dont parle ici Pierre Darmangeat sontessentiellement romantiques, et, si on les trouve plus tôt chezcertains espagnols (Quevedo, si l'on veut), c'est sur la based'une réflexion chrétienne personnelle qui est aux antipodes dupaganisme de Gdngora.

"il Aiu-icnt, ¿oit avec znthouAiaAme., ¿oit doulou--teu-iemen-t IQJ, ívé-nzme.nt¿ contzmpoAcUyUi (...). Vi* 15&8, nou-6 enconvainc la. chanson h&ioique. ¿>uA l'Invincible. tomada.."

Contre-sens majeur. Plus loin, Pierre Darmangeat irajusqu'à parler de la "rage" que Gdngora aurait éprouvée devant lesrevers espagnols (p. 48). On ne saurait méconnaître plus profondé-ment la personnalité de dnn Luis qui s'est toujours efforcé, aucontraire, de ne pas ressentir les événements politiques contempo-rains : c'est, peut-on dire, la base de sa philosophie, et il l'af-firme dès sa jeunesse : "Traten otros del gobierno / del mundo ysus monarquías", etc. Tout ce qui, dans son oeuvre, semble s'ins-crire en faux contre ce principe "apolitique" mparaît, quand onl'étudié de près, écrit sous l'influence de pressions extérieures,jamais comme l'expression d'un sentiment profond et spontané.

En ce qui concerne l'ode à l'Invincible Armada en par-ticulier, j'ai rappelé plus haut dans quelles circonstances trèsprécises elle avait été écrite. Mais il est vrai que Pierre Darman-geat n'est pas le premier à vouloir lui donner une importancequ'elle n'a pas : ce faisant, il marche sur les traces de ...Quintana, qui consacre quelque 80 payes du tome III de son Antho-logie (je me réfère à l'édition de 1Í33O) a Gdngora : vient en têtel'ode à l'Invincible Armada. Quintana avait ses raisons de cher-cher dans la poésie du Siècle d'or une tradition civique et patrio-tique (voir la thèse d'Albert Dérozier, passim). C'est, semble-t-il, à lui, grâce è l'influence de cette anthologie maintes foisrééditée, et aussi au fait que les Espagnols pouvaient se sentirencore directement concernées par l'événement, que cette poésiedoit d'avoir longtemps occupé une place qui n'est pas la sienne (22).Il serait temps, en 1977, de dépasser Quintana.

(22) "Les odes sur l'Armada, sur Saint Herménégilde (...) sont aunombre des bonnes productions de la poésie lyrique espagnole".(Nouvelle biographie universelle publiée par Firmin Didot , t.XXI,1857).

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Robert JAMMES26

P.45 A propos des castaynetter, : "Ci Kadz tt AonoKi ¿nAtAu.me.nt a Aadcuvi lu Solitude.* au même titAt que. la noble. théoKbe.."

Non, pas au même titre, au contraire : la thtforbe n'yfigure que métaphoriquement, justement parce qu'elle on estexclue, comme tous les instruments nobles :

Rompida cl agua en las menudas piedrascristalina sonante era tiorba.

(Sol. II, v. 349-350. Pourquoi Darmangoat ne donne-t-il [jas laréférence ?)Gongora nous dit en somme que, pour qui sait écouter, l'humblechanson du ruisseau est aussi belle que la musique du plus nobleinstrument, i-;t il en est ainsi d'un bout à l'autre dey Solitudes,où la beauté des choses modestes (ce que José Sanchis-Banus appel-le finement "l'inanité du signifié") est constamment mise en avant.

"La vérité est que GcVigora (...) débuta par des letrillasou dos canciones où le sentiment s'alliait avec l'esprit, la raisonavec la grâce, mais dont la page la plus goûtée, l'Ode à l'Invinci-ble Armada, n'obtint que 1'pRtine de ses contemporains. C'estalors, pour forcer le succès, qu'éclata le gongorisme ..." (H.Dietz,Les littératures étrangères. Italie, Espagne, 2e éd., Paris, 1900,pp. 356-359. J'ignore la date de la première édition.)

L'ode a l'Armada est également en tête des Poesías escogi-das de Gongora, publiées à Cordoue en 1841 par Luis María Ramírezy las Casas Deza, érudit par ailleurs estimable. Il la commentelonguement dans sa préface, pp. XXIII-XXIV :

"La primera de las Canciones que aquí se han puesto, es-crita a un acontecimiento harto célebre en nuestra historia, estoda guerrera, patriótica y religiosa, y el instinto del poeta leha hecho esparcir cierto aire de estrañeza en los períodos, y un nosé qué de rudeza en los sonidos, que ayudan mucho a su robustez ycuadran perfectamente con su argumento (...). El poema concluye conun consejo litil espresado poéticamente e inspirado al escritor porsu entusiasmo y celo nacional."

On sent bien à travers ce texte, que, pour Ramírez de lasCasas Deza et pour ses lecteurs, cette ode a encore, au milieu duXIXème siècle, une certaine valeur d'actualité.

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p.47 "Et ¿ZA pAoduiti du -iol e-t de taoWue*, lait caillé, ¿mpznztAable à la cuillzAZ."

Horreur ! Encore un couac ! Où Pierre Darmangeat a-t-ilvu que ce lait était caillé ?

... leche que exprimir vio la Alba aquel dia-mientras perdían con ella

los blancos lilios de su frente bella -gruesa le dan y fría,

impenetrable casi a la cuchara...(Sol. I, v. U7-151).

Ce la i t dense, crémeux, qui se souvient encore, la nuittombée, de toutes les fraîcheurs de l'aube, Darmangeat nous letransforme en t r i s t e rc5sidu de fermentation prosaïque ! Quel dé-sastre ! Ce sont là, pourrions-nous lui dire on lui rappelant sespropres paroles, "ce sont la des choses que tout poète ressent aufund de soi. Ft qui ne les ressent pas n'a qu'a s'occuper de beur-res ot de fromages. Par exemple".

Ibid. "Pe-4 acce-ó-io-óte-ó .- le iizge. qui caAnit IZA tuchzi."

Le liège ne garnit pas les ruches. Les ruches tradition-nelles sont faites en général d'un tronc d' arbre évidé. Là oùexiste le chEne-liècje, c 'est l'écurce entière d'un tronc de chêne-liège qui, recouverte d'une pierre plate, constitue la ruche.

Ibid. "Si conscient qu'il -ioit deA d>iamz<!> d<L la. naviga-tion [ta lon-me. impKZcaXion du "¿acz montagnaAd" te. monùie. bizndans ta pKzmiÍKZ Solitude. ) , Gónccia JiUMent It piodiclo.ux ¿tandonné, au monde modeAnz paA la conquête dej> octan-fi."

Pourquoi émousser Gongora ? Pourquoi toujours dissimu-ler son côté contestataire ? Europe serai t-el le devenue une revueconformiste ? Le sujet de cette longue imprécation, ce ne sontpas les "drames de la navigation", c'est le colonialisme espagnol,condamné par GôYigora en des termes que l'Espagne des années 1610n'étai t plus habituée, depuis longtemps, à entendre ("Que voilàun sujet parfaitement insignifiant", comme dirait José Snnrhis-Banus ! . . . ) .

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p ^Q "Un dijto.il vaut d'ítue noté.. Gangosa [Sotitudu,n *5 I I , VZAÍ 297) évoque V abzille. qui butine, "cíe-ó muetíe-ó é.toile.t>

ia. ¿olive". LZA ztoileA ¿ont ici IQJ> {¡IQ.UA..!,..."

Les étoiles ici ne sont pas ley fleurs mais . . . lesé to i les . Ce contre-sens affadit beaucoup le texte . 3e sais bienquo le responsable en est Garcia Lorca, mois i l avait clos.; excuses:c 'é ta i t en 1926, et les premiers travaux do Dámaso Alonso n 'étaientpas encoró publiés. On est moins excusable en 1977. Je reviendraiun jour sur cotte erreur, car e l le est riche d'enseignements.

P.51 "VOUA en ne.ve.niA à GdnqoKa, il noAAe. dan* une let-n.23 * * e unz MU>a.vi¿ntuAe. gafante, à. lui iuAvenue, puit, A''en donne, avec

humoLiA consolation iuA. ion âge : il vient d'avoiti SO anA ! ttait,f'ítumouA e ¿ í le. manque de £'ameAiuine.."

Les connaisseurs on resteront bouche bée : une l e t t r ede Go'ngora, de 1611, et dans laquelle, de surcroî t , don Luisfait ries confidences sur sa vie sentimentale ? Vite, qu'on nousla montre !

Vnc to i le l e t t r e , i l est à peino besoin de le préciser,n'a jamais existé que dans 1'imayination do Darmangeat. Je me suisdemandé, poussé pur cette détestable manie érudite do toujourschercher des sources, quelle pouvait fitre l 'or igine do cet te confu-sion, et je crois l 'avoir trouvée. Tile est. dans un a r t i c l e peucunnu qu'un chercheur laborieux consacra a l 'étude du commentaireinédit d'un romance fort gai l lard, composé par (¡angora en 1611.Cet a r t i c le fut publié, voici maintenant une vingtaine d'années,dans Les langues néo-latines (23). Le commentateur anonyme, quiécrit vers 1670 ou 1680, affirme à plusieurs reprises quo le ro-mance en question fut rédiyé 1ers d'un séjour à Grenade (ce quiest plus que vraisemblable), et que la Cloris dont il est questionaurait été courtisée par Gôngora lui-même, lequel, au derniermoment, aurait été supplanté par un rival plus généreux, le Belia-nis du romance : ceci, bien entendu, est beaucoup moins sûr. Toute-fois, l 'auteur anonyme du commentaire ayan t . l ' a i r de savoir dequoi i l parle, on peut admettre l'anecdote, qui doit reposer surun incident insignifiant, grossi par les amis grenadins de Gôngora,trop heureux de le taquiner. Et l 'auteur de l ' a r t i c l e faisai t re-marquer en conclusion que Gongora, en 1611, venait d'avoir oin-

(23) Le romance "Cloris c l más be l lo grano" de Góngora, n° 151 desLangues n é o - l a t i n e s , 19 59, pp. 16-36.

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guante ans, ce qui, après tout, pouvait bien expliquer son échec(24),et la bonne humeur avec laquelle i l prenait la chose.

Il y a loin, comme l'on voit, de ces hypothèses a la le t -tre de Go'nqora qu'a imaqinée Darmanyeat. Rien en tout cas n ' indi-que dans le romance que don Luis ait recherché les faveurs deCloris, ni, 5 plus forte raison, qu ' i l y ai t de l'amertume derriè-re les joyeusetés de cette poésie. Tout repose sur les assertionsd'un commentateur tardif.

Moralité : i l aurait mieux valu que Darmangeat ne l i sepas cet a r t i c le . Pour une fois, je suis d'accord avec lui : l 'éru-dition l ' a trompé.

Ibid. "Quelle A.cpAÍ&entation Góngota ¿e ^oJjalt-il den.24 notfie pZa.ne.te ? On a. d<L& Aaiioiu de po.n¿ZA qu'il avait notion de

-60.

Incroyable ! Tout à l'heure Pierre Darmangeat voulaitnous faire avaler que Góngora, en avance de trois siècles sur sontemps, savait déjà que l'espace est courbe, et maintenant il lesoupçonnerait presque d'ignorer ce que tout le monde savait depuislongtemps. Le projet de Christophe Colomb sera i t - i l né tout seuldans une cervelle d'illuminé ? Dès l'Antiquité on savait que lala terre est ronde, et le savant Eratosthène en avait même calcu-lé la circonférence, au Illème siècle avant J . - C , avec uneerreur de moins de 2.000 km. Et s ' i l est vrai qu'au Moyen-Ageces connaissances furent quelque peu oubliées, elles sont dès1410 exposées très clairement dans 1 ' Imago mundi de Pierre d'Ailly)qui fut ;le livre de chevet de Christophe Colomb.

Gdngora s 'est assez passionné pour les découvertes mari-times, i l a parlé avec assez de compétence de Magellan et de JuanSebastián Elcano, pour qu'on admette qu' i l savait parfaitement quela terre est sphérique, en pratique aussi bien qu'en théorie. SiPierre Darmangeat veut plus de détails sur cette question, jelui conseillerai, lui qui n'aime pas les oeuvres d'érudition, defeuilleter un manuel d'histoire de la classe de quatrième : i lpourra ainsi, comme i l le dit si joliment lui-même (p. 49),"s'épargner d'interminables recherches et des erreurs de fait".

(24) L'auteur dudit ar t ic le vient d'avoir, à son tour, cinquanteans et se repent d'avoir écrit pareille sottise quand il n'en avaitque trente.

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30 Rober t . JAMMES

DES BETES CURIEUSES.

Charles Marc i l l y , Gonqora, poète animalier.

52 "Poztz dz l'espace. zt du tzmp-i itA.oitzim.ntdaym, le. mou.vzme.nt diaXzc.tJ.qaz d'unz ZAAancz ph.yM.quz, p-iychologi-quz zt moAalz, ztznduz à Z'zchzlZz dz Z'univzJu, en unz odyMzequi ZAt fainctfzmznt czZZz dz Za conn&liAancz, chantAZ voluptueux,dz la oaiztz dZA coip* Zt dz la joiz dz la choix, analyitz Zuci-dzzt "doulouAZux. dz l'angoiMZ dz l'zàpuit zt dz Za ¿olitudzzx.iitznti.zllz, GônaoAa."...

Ce n'est pas sérieux. I l n'y a ni "angoisse", ni"erran-ce psychologique et morale étendue à l 'échelle de l 'univers", n i"odyssée de la connaissance", n i "solitude ex is tent ie l le" , n i r ienqui corresponde a ces notions philosophiques modernes chez Góngo-ra. Créer dans l 'espr i t du lecteur un l ien entre le mot " so l i t u -de" au sens existent ia l is te du terme et les Solitudes de Góngora,c'est délibérément l u i faire tourner le dos à la vérité : lo ind'être le l ieu de l'angoisse, de la dérél ict ion, de l'incommunica-b i l i t é ou du désespoir, les Solitudes sont, au contraire, l ' as i l edu bonheur, l'unique possib i l i té d'une relat ion authentique entreles êtres. I l ne faut pas dire n'importe quoi pour meubler unephrase.

.53 "EntAZ do-i miAto* quz, dz Zipuma canoi,do-i vzAdZA gaAzaA -ion dz la coiAizntz.

( . . . ) La tzckniquz dz Gônooia hait ici meAvcillz; caA Z'inciAZ "dzUpuma cano-i" aboutit à donnZA unz viguzuA paAticulizAz au AZlatii"quz", ce monosyllabz qui tombz, commz pan. haAoAdfi la. ¿ixizmzAtjlJLabz médiane du VZA4, non toniquz czAtZA — VhzndzcaAyllabz¿tant ici d'accentuation 4-8 — , WCLÍA qui ax.quA.eAt unz (¡oicz iingu-lizKZ e.t nouvzllz dz poJi la violzncz dz Za AuptuAZ. Ce "quz" d'unzizAmztz ZKZmplaÀAZ plantz ZittzAaZzmznt lu dzux aAbAZA zt Iz gzi-tz mzntal du poztz a ici la. MAztz d'une mcu.it de pzintxz qui tAaczun fiait."

Ce genre de commentaire est particulièrement goûté denos étudiants, qui s'efforcent d'en acquérir la technique pourréussir è leurs examens. J'ajoute q u ' i l est toujours faux. Fauxparce que subjectif : on a lu dans le texte q u ' i l s'agissait

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d'arbres (25), et on se met à chercher dans la forme des mots oudans celle du vers—dans le signifiant— quelque chose qui évoqueun arbre, ou, à défaut d'arbre, un arboriculteur; et, bien entendu,,on le trouve toujours. Et si, au lieu d'arbustes, Góngora avaitparlé de céréales, ce "que" cessant de ressembler à un pépiniéris-te musclé, aurait eu tout aussi naturellement le geste auguste dusemeur.

Or il est objectivement démontrable que ce "que" placéè la sixième syllabe du vers et suivi d'une incise, n'a aucunesignification particulière, ou, ce qui revient au même, qu'il atoutes les significations possibles. Il s'agit en effet, d'une tour-nure on ne peut plus courante chez Gdngora, et on pourrait ali-gner des dizaines d'exemples. Un coup d'épuisette au hasard, envoici trois (et dans la même phrase, pour corser la chose!). Jen'ai pas été les pêcher bien loin : tout simplement dans la dédica-ce des Solitudes, le seul passage un peu long qui soit reproduitdans ce même numéro d'Europe, p. 131.

(25) Charles Marcilly a tendance à imaginer ces deux myrtes d'unefaçon, elle aussi, très subjective. Commentant, dans un autre ouvra-ge collectif, une strophe du même épisode du Polyphème, il en vientà dire que Galatée et Acis, étendus sur le sol, voient en levantles yeux le feuillage de ces deux myrtes ("dosel umbroso") qui lesabrite :

"Et voici que l'image qui surgit est justementcelle d'un arbre "al mirto más lozano..." (Introduction à l'étudecritique . Textes espagnols, Paris, A. Colin, 1972, coll. U 2,P. 92).

Le myrte est un arbrisseau modeste, semblable au buis denos régions, où l'on discerne difficilement un tronc, et qui s'élè-ve tout au plus à deux ou trois mètres. L'éloquence de C M . luidonne des proportions de pin parasol, et elle lui fait perdre devue que le "dosel umbroso" dont il est ici question n'est pas unarbre, mais un rocher en surplomb :

Lo cóncavo hacía de una peñaa un fresco sitial dosel umbroso (v. 309-310).

Toujours aussi lyrique, C M . en vient même à s'extasier sur la"verticalité épanouie" de ce myrte. Mais il oublie, comme par ha-sard, de signaler l'essentiel —l'essentiel pour Gdngora et pourson public de 1612—, à savoir que le myrte est traditionnellementconsacré à Vénus, et que c'est là la raison majeure qui a dictéle choix de cet arbuste. Le passage en question décrit le momentoù les colombes (oiseaux d'amour) se posent dans l'arbuste deVénus, et qui marque évidemment le point culminant de cette scè-ne d'amour que Góngora, soucieux de concilier la bienséance etl'intensité, ne cesse de transposer au niveau des symboles.

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Oh tú, que, de venablos impedido,— muros de abeto, almenas de diamante—,bates los montes que?, de nieve armados,yiyantes de c r i s t a l los teme el c i e l o ;donde el cuerno, del eco repet ido,f ieras te expone que, - al teñido suelo,muertas, pidiendo términos disformes -espumoso coral le dan al Tornes . . .

Passons sur le premier "que", puisqu ' i l n ' e s t qu'à la troisièmesyllabe du vers, encore qu'à le bien considérer on puisse lu itrouver un j e ne sa i s quoi de cynéyétique, e t examinons les deuxautres qui, eux, sont bien dans la même s i tua t ion que le "que"planteur d 'arbres de tout à l ' heure . Si j ' a f f i rme que le premier("montes que, de nieve armados"), en surplomb sur la seconde moi-t ié du vers, est abrupt, vertiyineux e t , en même temps, y lac ia ldans sa brièveté coupante, qui me contredira ? Et si je prétendsque le second ("f ieras t e expone que, al teñido suelo")suspendla phrase de façon inquié tante , qu ' i l proémine, agress i f , au mi-lieu du vers , comme une hure de sanglier (à moins q u ' i l ne se dres-se comme un ours furieux), qui ne m'approuvera ? Et pourtant jen ' au ra i s , du point de vue sc ien t i f ique , r ien di t de valable, mêmes i , pour le d i r e , j ' a v a i s disposé de l ' i n imi tab le t a l en t de Char-les Marcilly. Le caractère mécanique et interchangeable dé ceyenre de commentaires suf f i t à en prouver l ' i n a n i t é .

Or je constate que Charles Marcilly en fai t sa règled 'or . Toutes les réflexions q u ' i l nous l iv re 5 propos des an i -maux déc r i t s ou évoqués par Gdngora sont fondées sur le mêmeschéma : trouver dans les sonori tés des mots, dans le rythme oula s t ruc ture du vers, voire dans le graphisme de la strophe, quel-que chose qui s 'apparente à l 'animal d é c r i t . I l su f f i t d'un peud ' ingénios i té (Marcilly n'en manque pas) et le tour es t joué;mais hélas ce n ' es t pas aut re chose qu'un tour ( je veux bien q u ' i lsoi t bon) que l 'on joue au lec teur . Je c i t e en vrac :

"Lo que lloKÔ la Annota.- -4-i e-ó nicta lo qui Ilota -,

( . . .) &iâce à la. lépitition du l_ et de¿ II de la. (¡oAmile lo que.Ilota au veAi 1, tepAite. ellu-mêm de. façon ¿yméttique au veAA îavec la. vaAiante. légite lo que. Ilota, V atlitéxatlon du liquide*obtenue, donna aux. deux octosyllabe* une incompakable lluiditi, à.la.qixz.lle la nultiplicatLon d&4 o appoAtz une lumcèAe doAÍe. : AoAtzde clapotLi voluptueux, gouAwan3 et lumineux qui ut l'image même,plastique et monote, de ce. miel que l'abeille a iabtiqué." (pp.56-57).

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Toujours à propos des abeilles :

"Liba. inquieta, ingeniosa labAa."Le poète a choiM. volontoÁxement dan* cette. ¿ymétJiie de. placeA auxdeux extAémité-i du ve-t-4 deux veAbe-i qui ¿'ouvAent -MiA une consonneliquide l_, liba, et labAa, intAoduiAtwt cUmi cette allusion deílaiditQ~mx6ÍQ.aíz qu¿ déjà dit It mal ¿ u t u A l ! "

Commentaire sur la diérèse des mots inquieta et inqenio-

"ViAloquant la pAononciation coutumioJie de-t, deux mot*,mettant en voJLeuA et quelle contient justement de ¿onoAité aioixe,il contraint littéAalement la. voix - ou l'abeille ? ... - à ¿e po-teA un instant -óa* quelque chote qui e*t justement petite tige deileuA tAenblante et inceAtaine,^ ce 'i iAagile couAonné d'un pistil,dont la fugace et ¿ymé&iique Aépétxiion ponctue meAveilleuAement la.légèAeté active de l'in¿ecte." (p. 5Í3).

Trop ébloui pour continuer, je me frotte les yeux. J'es-saie d'y voir clair : voyons, voyons ... J'ai bien l'impressionque, lorsqu'il parle de "petite tige de fleur" à propos de ce "ï_fragile couronné d'un pistil", Marcilly se fonde moins sur la sono-rité aiguë du î_ que sur sa forme typographique : c'est la lettrequ'il commente, plus que le son. Je veux bien, en principe : rienne prouve après tout que Gdngora n'ait pas été sensible à la cal-ligraphie des signes. Admettons qu'il aurait pu rêver devant un _î_couronné d'un tréma, tel une tige de fleur, etc. Il aurait pu rê-ver ... s'il avait connu le tréma. Or tout semble indiquer que nilui ni ses compatriotes n'utilisaient ce signe. Le mot cremafqui semble être une déformation du français tréma, attesté, luidès le XVIème siècle) n'apparaît en espagnol qu'à la fin duXVIIIème siècle. Je n'ai jamais trouvé de tréma dans aucun desnombreux manuscrits de poésies de Gdngora que j'ai étudiés , nidans aucune des éditions de ses oeuvres imprimées au XVIIème siè-cle : quand il y a une diérèse, la plupart des copistes et desimprimeurs transcrivent le mot sans ajouter quelque signe que cesoit. Seul Chacón, le très méticuleux Chacón (et, si j'ai bonnemémoire, Estrada aussi) indique la diérèse en mettant un accentaigu sur la première voyelle, un accent grave sur la seconde :ingeniosa, inquieta. Graphie imitée en partie par certains impri-meurs, qui se contentent de l'accent grave sur la seconde voyelle :ingeniosa, inquieta ^éd. Vicuña). Rien de commun avec les deuxpetits points qui, tel un pistil fragile, etc. etc.

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Autre objection, la même que pour le que planteur demyrtes : la tendance è la diérèse est constante chez Góngora, etJáureyui la lui a longuement reprochée dans l'Antidote, citant denombreux exemples pris dans la première Solitude. Les défenseursdo Gdnyora ont répondu en citant de nombreuses diérèses de Gar-cilaso et d'Herrera, qui portent presque toutes sur des _ï (26).Cela nous fait un gros bouquet, et même une yerbe de petites tigesde fleurs ... Pour nous en tenir à Gdngora, et plus étroitement auxdeux mots en question, je trouve chez lui trois autres exemplesd'ingenioso et huit (ça fait beaucoup!) d 'inquieta (tantôt adjectif,tantôt verbe), dans des contextes, on s'en doute, très différents.Exemple :

Corriendo inquieta,un dia caí .. ,

Vous savez où elle est tombée, la jeune fille inqui-è-te ? Pasdans les fleurs tremblantes et incertaines; pas dans le miel nonplus. Mon, elle est tombée dans la ... Je laisse Gdngora vousl'expliquer :

Corriendo inquieta,un dia caí.Con el ojo dien parte secreta;olí cual mosqueta,aunque no tan bien (...)Si en todo lo qu'hagosoy desgraciada,qué queréis qu'haqa ?

J'aimerais savoir comment Charles Harcilly va s'y prendre pour ti-rer son ï_ couronné de ce ... bourbier.

Je passe avec regret sur 1'autres commentaires, toutaussi riches, savoureux et circonstanciés : le Lie de ruecas, "quimet de façon curieuse et efficace une sorte de concavité dans lavoix, elle-même évocatrice de ce creux des ruches" (p. 5Í3), le _rde rayos, qui est bourdonnement d'abeille, les trois _1 de delsol hilan, fluidité du miel (ibid.), le vers " de can sí, embra-vecido", "qui lance comme un jappement les deux accents rapides dede can sí, véritable aboi à la poursuite de la longue période quis'étire alors en courbes inégales "(p. 60), les "sonorités à basede gutturales j_, k "qui se font sèches, craquantes et rageuses "(ibid. ), etc. Il faut bien laisser au lecteur le plaisir de fairequelques découvertes.

(26)Eunice Joiner Gates, Documentos gongorinos..., pp. 102-105.

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.61 Cual dellos las pendientes sumas gravesde negras büja, de crestadas aves,cuyo lascivo esposo vigilantedoméstico es del sol nuncio canoro,y, de coral barbado, no de orociñe, sino de púrpura turbante.

I c i , i l faut s'arrêter plus longuement car, à propos de ces pou-les et de ce coq, Charles Marcilly véritablement se surpasse. Admi-rons sans nous attarder "les al l i térat ions caquetantes" des deuxpremiers vers, "sur la base de j r_, ^jr, J_, £r_" : moi, ces ^ r , ££, j_,cr, me font penser à d'autres animaux domestiques, mais nous n 'a l -luns pas nous disputer pour si peu.

Remarquons aussi ce raccourci de psychologie animale :"( le coq) se caractérise d'abord par une évidente ironie de C-dngura,qui se d iver t i t à faire de ce volat i le un lascif époux v ig i lant ,volupté et jalousie ( i l y a presque de 1'Othello là-dessous)"T..Suggestif ! Mais pourquoi se référer b Shakespeare, alors qu'enEspagne nous avons Calderdn ? Le coq "médecin de son honneur", ce-la ferait "couleur locale", et cela serait aussi plus conforme autragique destin de ces poules, qui ne périront pas étouffées sousun orei l ler , mais d'une mort plus sanglante . . . La référence aOthello n'est pas seulement comique, el le repose sur un faux-sens,car i l n'y a rien dans le texte qui puisse faire penser à la jalou-sie : en qualif iant le coq de "v ig i lant" , Góngora n'entend pas ins i -nuer qu ' i l surveille la vertu de ses poules; i l veut dire seulementqu ' i l ne dort pas, qu ' i l vei l le (sens premier du la t in v ig i lare) ,puisqu'i l chante avant le lever du jour. C'est en ce sons que lecoq est appelé v i q i l , v i g i l aies chez les auteurs lat ins (27).

"La rraltipliaviion du o_ aux veAA 4 et 5 :domutico eA del ¿ol nuncio canoro,ij, de. coral barbado, no de oro

leur donne, un incomparable, éclat nuAical, le. choix volontaixe de.canoro CM lieu de. sonoro, avec la gutturale initiale. k_ contribuantà {¡aiAZ de cet hendécaAijllabz lumineux un véritable. cocoAicc."(p.62)

(27) II n'est pas non plus question de jalousie dans ces vers bienconnus de Valéry, que Góngora, je pense, eût aimé avoir faits :

Tes pas, enfants de mon silence,saintement, lentement placés,vers le l i t de ma vigilanceprocèdent, muets et glacés.

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Et voilà ! Emporté par son élan, Charles Harcilly a ou-blié que les coqs français et les coqs espagnols ne parlent pas lemême patois : les nôtres, qui sont patriotes, font cocorico,' tan-dis que les leurs font, bêtement,quiquiriquí. Et faisaient bête-ment uj uirit[ui _au temps de Gdngoru déjà, commo l'attestent tousles bons auteurs. De sorte que les nombreux £ de ces deux verspeuvont, en tant que flatus vocis, signifier tout ce que l'on vou-dra (rien sans doute), mais pas le chant du coq (27bis).

P.62 "Quien la cexviz opiimecon ta manchada, copiade loi cabrito* ncu, Aetozadoie.*,tan goloAoA, que c, ¿meil que merco* peinaA pue.de. la*de. -ou QU-UinaÂda pttopia."

Traduction :

"Cet autre a la nuque oppriméepar la foule bar iolée.. ."

Cette erreur est confirmée dans le commentaire

"Copia ej,t un mot ¿avant pouA designe*, le gland/se baAilé t h t t i ti l b

p g gnombre ( . . . ) , rrtW/se baAiolée et chatoyante qui tixe veni le bat,en quelque toute, cette nuque, ployie ¿oiu, le {¡aix."

(27bis) Désolé de saboter un si beau t ravai l , je compulse mes ré-pertoires d'onomatopées, pour voir si l ' interprétat ion de CM. nepouvait pas être rattrapée de quelque manière. Hélas! j ' a i beaufouiller, je ne trouve pas un seul cri de coq espagnol avec des o .Ah ! pourtant s i , en voici un que j ' oub l i a i s , t rès rustique, etmême rustaud; i l a été relevé par le Maître Gonzalo Correas (pro-fesseur, érudit et , de surcroît , mal élevé) :"Krikas al sol. Inter-pretan dezir esto los gallos en su kanto." (Vocabulario de refraneséd. Louis Combet, p. 716). I l y a un £, un seul . . . C'est mieux querien. Mais, à vrai di re , je vois mal comment ce cri indécent, évo-cateur de matineuses pail lardises rurales, pourrait se caser dansle commentaire si raffiné de CM. Je ne vois qu'un moyen de sauverce passage : c 'est d'admettre que Góngora voulait subtilement —très subtilement — suggérer que, de par l 'origine de son nom, lecoq hispanique est irrésistiblement voué au gallicisme. CM. aassez de talent pour essayer de nous en convaincre.

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Copia n'eut pas un latinisme, c'est un italianisme. Il est plu-sieurs fois attesté chez Góngora, et il signifie "couple" (20).Et si vous ne me croyez pas , essayez de porter sur votre nuqueune foule, bariolée ou pas, de chevreaux.

Toujours à propos des chevreaux :

" L'zmploi dz pzinan. ZA>t ici un gongoA¿im d'unzquoJ.it Q. toutz oaAticulièAZ: ¿igniiiant non.mJlzmznt coiHzA, il ut¡vi¿A paA Ce poitz dan¿ unz acczption tAU peAionnzMz,, czllz d'z&-ÎHZUHZA à pzinz avzc IZA dzyvti."

(28) II faut reconnaître que la traduction en prose de Dámaso Alon-so est ici hésitante : "unos cabritos de manchada piel", "... y sialguno no puede llegar a tocar su guirnalda..." D.A. a l'air depenser qu'il y en a plus de deux. Les commentateurs anciens (Salce-do, Pellicer, DÍaz de Rivas) ne sont pas très explicites. Pourtantle sens de ce mot est indubitable, comme le prouve ce passage duPolyphème où copia désigne des lièvres accouplés qu'un paysan ,par mégarde, fait fuir :

Tal, redimiendo de importunas aves,incauto meseguero, sus sembrados,de liebres dirimid copia así amiga,que vario sexo unió y un surco abriga (v. 477-480).

On pourra m'objecter qu'il y avait peut-être plusieurs couples delièvres dans le même sillon, et donc que copia pourrait quand mêmeà la rigueur signifier "abondance", abondance de couples ... Maison admettra je l'espère, compte tenu des moeurs de l'époque, quedans la canción "Qué de invidioses montes levantados", où figureégalement le'mot copia, il n'y a qu'un seul couple dans le litnuptial :

(Pensamiento mío)...Ya veo que te calasdonde bordada telaun lecho abriga y mil dulzuras cela.

Ya, anudada a su cuello,podra's verla dormida,y él casi trasladado a nueva vida.

Desnuda el pecho, el brazo descubierta ...

Dormid, copia gentil de amantes nobles,en los dichosos nudosqueen los lazos de amor os dio Himeneo.(Millé,388),

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Le sens de peinar est ici tout simplement celui de mordre,et même de mordre à belles dents, comme dans la fameuse letrilla"Los dineros del sacristán* qui nous présente un pauvre diable entrain de manger un triste poireau :

Herencia que a fuego y hierromal logra cuatro parientes,halld al quinto con los dientespeinando la calva a un puerro. (Millé, 112).

Parenthèse. Je ne puis résister au plaisir de citer ici la traduc-tion de Darmanyeat, telle qu'elle parut chez Seghers :

et le cinquième avec les dentspeigne la calvitie d'un chien (Gónqora, p. 129).

Génial ! Cette vision d'un malheureux peignant de ses dents lecrâne d'un chien galeux a quelque chose de góyesque. Savourons lon-guement ... Je ferme la parenthèse.

64 Les lapins,maintenant :No el sitio, no, fragoso,no el torcido taladro de la sierraprivilegia en la sierrala paz del conejuelo temeroso .. .

Traduction :Ni le site inégal,ni la spirale creuse de la terre ...

Commentaire : "C'QAt (¡¿ncUe.tne.nt cettz nigoutton qui donne, au d-LicouAAt'exact destin de ce taladAo, cettAe vaille du iol qu'est le teAKieA.Non, car ce dessin est inexact : taladro signifie vrille, mais signi-fie aussi tout simplement trou, et c'est le cas ici. Les terriersne sont pas reotilignes, d'accord, c'est pour cela que Gdngora lesqualifie de tordus; mais ils ne ressemblent ni à des vrilles, ni àdes spirales, ni à des escaliers en colimaçon ...

65 Passons au dindon :Tú, ave pereyrina,arrogante esplendor, ya que no bello,del último Occidente ...

introduit de¿ Indejk améA¿caiuz¿ en Eu-Kope. te. dindon e¿t encobe -tena/tdé à l'époquz de Góngoia. comme unoiieau exotique. (...) Sp-te.ndi.de., il V e¿>t paA une zmitoxne. aA.A.ogan-t-ia qui eóí £oA.me, couA.be haAmonieuAe et taille, mai-i onn£ -t>au-

pourtant te dine beau."

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L'essentiel n'est pas vu, parce qu'il y a à la base de cecommentaire encore un gallicisme de basse-cour : pour les Français,le mot "dindon" évoque les Indes, c'est-à-dire l'Amérique; pourles Espagnols, "pavo de Indias", implique également une référenceexotique, mais pas toujours, et pas essentiellement, puisqu'ilsdisent aussi (et disaient aussi au temps de Góngora) "pavo" toutcourt : l'important c'est donc pour eux la référence au paon. Et,dans tout ce passage, Gdngora joue sur l'association d'idéesdindon-paon (d'où les mots "arrogante", "esplendor", "bello") pournous dire que cet oiseau sans noblesse a, lui aussi, comme l'autre,sa splendeur. Mous retrouvons une fois de plus la finalité profondedes Solitudes : dire la beauté des êtres et des choses que, dansce monde aristocratique, la "grande" poésie ne savait pas admirer.

>.66 Et voici les perdrix, dont on va vous conter merveilles :Sobre dos hombros larga vara ostentaen cien aves cien picos de rubíes,tafiletes calzadas carmesíes,

emulación y afrentaaun de los berberiscos,

en la inculta región de aquellos riscos.Je passe sur la première partie du commentaire, qui nous montreque le premier hendécasyllabe, par son allongement, représente lalongueur de la perche, le second l'alignement des becs, le troisiè-me l'alignement des pattes (pourquoi riez-vous ?), le dernier laligne horizontale du sol, tandis que les deux heptasyllabes, envertu de leur "verticalité apparente", correspondent au corps duporteur : tout cela est tellement évident ! Et c'est si amusantde transformer en calligramme chaque strophe des Solitudes (29)!On reyrettera que Charles Marcilly n'ait pas suivi son inspirationjusqu'au bout, et qu'il n'ait pas vu que ces deux heptasyllabes"verticaux" indiquaient qu'il y avait deux porteurs, et non unseul : car c'est ainsi que tous les commentateurs (Salcedo, Pelli-cer, Dámaso Alonso) interprètent logiquement ce passage. Pour unefois que sa méthode le mettait,fortuitement, sur la bonne voie!...Mais voici le plus beau :

(29) Je rappelle quand même à tout hasard que c'est Dámaso Alonsoqui, pour en faciliter la lecture, a découpé en "strophes" inégalesle texte des Solitudes, lequel, jusqu'en 1927, se présentait tou-jours sous la forme d'une "silva" d'un seul tenant. Il y a doncici encore, à la base de la méthode de CM., un anachronisme.

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40 ' Robert JAMMES

"0A, ¿,UA ce tablzou, i'zlzvi anz lointainz q ,bizn moins, chant d'aitlzuAi que mémo-óte d'un chant pzAdu. Au ¿zcondvzM. ta AZpztition ac.czntu.ze. du i, ¿outignzz zncoAZ an vzn.6 sui-vant paA ta A.imz c<Mme-6-¿e4, <LntA.od~u.it anz maicalitz diicAztzmzntcUgiiz, ¿oAtz dz gazouittiA à pzinz pzACZptiblz, qui dit quz eubzci dz Aab¿i dzAoAmaiJ, mue-té ont un JOUA chanté.. Et czta ZncoAZnoiui montAZ ta ptodigizuAZ idnuibilitz dz GàngoAa. Coime -ó-i ta•bptzndzuA du tabtzaadz cha¿¿z ne pouvait zidaczA tz ¿ouvzniA m-iical dz ta vue. Quoi dz ptu¿ ¿mouvant quz ce pzpizmznt d'oiiZauxmoAti?"

Et plus loin, en conclusion du passage :

"UcU-b, tout dz mimz, czt obsédant gazouittiA abiintiuA tu bzcA'dz KubiA . . . "

Je suis, on me l 'a souvent di t , un rustre, un béotien.C'est sans doute pour cela qu'au lieu de m'attendrir, je me posetout de suite une question bête : pépiement, gazouillis, est-ce queces mots correspondent bien au chant de la perdrix ? Les perdrixfrançaises, j ' en suis sûr, je les ai écoutées, ne pépient ni negazouillent. Sans doute, direz-vous, mais les espagnoles ? Les per-drix espagnoles non plus, et Gdngora le savait bien , puisqu'ilétait chasseur. Vous savez comment elles font, les perdrix espa-gnoles ? Je vous le donne en mille ! Elles font cuchuchu. Et fai-saient déjà cuchuchu au temps de Gdngora, ainsi que vous pourrezvous en rendre compte en feuilletant, dans la ¡3.A.E., les cinqvolumes de la Agricultura cristiana du père Pineda (pas le jésuiteennemi de Udngora, l 'autre) où, dès 15Q8, le brave franciscainenregistra le chant de cet oiseau : "el cuchuchu de la perdiz"(30).Catastrophe ! Ce chant n'a aucun rapport avec les i_ aigus qui ins-pirent Marcilly. — Mais la perdrix a peut-être d'autres airs àson répertoire ? . . .— Elle en a d'autres : quand elle est poursui-vie, elle fait . . . - Pío pío ? - Non, elle fait a¿, a¿, a± (31).

(30) Vous pourrez aussi le trouver dans le Diccionario etimológicode Corominas; c 'est moins fatigant . . .(31) "Ajear : repetir la perdi2, como quejándose, a j , aj , a j , cuandose ve acosada."(Ac.). D'où le mot ajeo, et perro de ajeo, qui se ditde chiens d'arrêt spécialement dressés. Ce? c r i désagréable est dé-crit pas Buffon, qui trouve qu'i l ressemble au bruit d'une scie, etqui rappelle à ce propos que, dans les Métamorphoses, Ovide présen-te P.erdix, avant sa transformation, comme l'inventeur de la scie.D'ailleurs en espagnol on dit également serrar en parlant de cecri de la perdrix.

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RETROGONGORlSME

-Hélas ! Et. c'est tout ? — Je peux encore vous proposer un troisiè-cri (plutôt bruit) qui est mentionné par Alonso Martínez de Espinar,auteur d'un savant ouvrage intitulé Arte de ballestería y monteríaescrita con método, para escusar la fatiga que ocasiona la ignoran-cia (il pensait aux futurs collaborateurs du 350ème anniversaire),livre imprimé a Madrid en 1664, et rédditd deux fois au XVIIèmesiècle : "Su canto es cuchichear, y los machos zelosos, demás desu canto, castañetean". C'est-à-dire qu'au moment des amours (etnon de la jalousie; je ne voudrais pas que Marcilly pense encore àOthello...), ils font claquer leur bec, co bec de rubis d'où, ilfaudra bien l'admettre, ne sortit jamai:; nul pépiement, nul ga-zouillis.

Conclusion : commentaire à refaire; les seuls oiseaux quifont pío pío sont les moineaux et les poulets (et encore, tant :.qu'ils sont jeunes; car lorsqu'ils sont grands, les poulets fontcoco ... je veux dire quiquiriquí).

.68 Et pour finir, voici le bouc ... voici le bouc... voicile bouquet :

El que de cabras fue dos veces cientoesposo casi un lustro ...

Traduction :Celui qui fut de chèvres deux cents foisl'époux quasi un lustre ...

Deux cents fois! En cinq ans!A peine trois fois par mois! Même pasune fois par semaine! Plaignons ces pauvres chèvres! Tout à l'heure,un coq trop gaulois, maintenant un bouc qui ne l'est pas assez!On savait que les Solitudes sont, par rapport au Polyphème un poè-me chaste, mais à ce point!... (31bis).

Ami lecteur, si nous faisions une pause ? Tu n'es paseffrayé ? En avons-nous vu, pourtant, des animaux étranges! Descoqs francophones, des poules desdémoniaques, des perdrix qui ga-zouillent, des chèvres frustrées, des boucs chastes, des chevreau-

(31t>is) soyons justes. D'autres avant Charles Marcilly, ont com-mis la même bévue sur ce passage : "El que de cabras fue dos vecesciento'' esposo casi un lustro a été l'occasion d'une plaisanteerreur : au lieu rie multiplier par deux conts le nombre des épouses,ce sont les veces qu'on a multipliées ... Piètre performance d'unbouc". (Agrégation d'espagnol, concours de I960. Rapport deM. Amédée Mas, -p. 18) .

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lígers, des lapins tire-bouchon, des abeilles lettristes, sansoublier les canards et les chiens chauves de Darmangeat, ni lesoctaves à rimes atones du professeur Aubrun ... J'aurais aimé, sile budget de Criticón n'était pas si misérable, apporter ma con-tribution à ce bestiaire. J'aurais placé ici une gravure bienconnue de Goya : elle représente un intellectuel fatigué, endor-mi à son bureau; autour de lui, voletant (et pépiant, je suppose),d'énormes oiaeaux ténébreux... La légende dit : "Le sommeil de laraison engendre des monstres".

PROMETHEE MAL ECLAIRE

Pp.79- Maurice Molho, professeur à la Sorbonne, commenteiet81 traduit le sonnet suivant, écrit en 1620 :

A un pintor flamenco, haciendo el retrato de donde se copió el queva al principio deste libro.Hurtas mi vulto, y cuanto mas le debea tu pincel, dos veces peregrino,de espíritu vivaz el breve linoen las colores que sediento bebe,

vanas cenizas temo al lino breve,que émulo del barro le imagino,a quien (ya etéreo fuese, ya divino)vida le fió muda esplendor leve.

Belga gentil, prosigue al hurto noble;que a su materia perdonará el fuego,y el -tiempo ignorará su contextura.

Los siglos que en sus hojas cuenta un roble,árbol los cuenta sordo, tronco ciego;quien más ve, quien más oye, menos dura.

Trois remarques :1) II est exact qu'il y a une allusion à Prométhée dans le secondquatrain : le peintre donne vie à la toile comme Prométhée donnavie à l'argile. Hais pourquoi mélanger les mythologies ?

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RETROGQfJGORISME A3

"L1 allusion à. la dzmiwigiz pA.omethze.nne. poAtz enelle, (.'évocation explicite, de. la Gznzóz, le*, deux mytholooizA, lapaiznne zt la chKQ.tA.znne., VindlicA.imina.nt à 1'aAA.ii.AZ-plan de lapensée : la toile, qui z¿t la mxtièAZ même de l'hommz-imagz,n'ett-zlle peu, l'émule de VaAqiZe dont lut pétti Iz pAemieA hom-me. paA Pkomithéz Iz VolzuA ou paA Vahvzh?"

Outre que la Bible n'a rien à faire ici (car i l n'estpas question de feu dans lu Genèse, alors que tout le quatraintourne autour de cette idée), cette référence aiguille le commen-tateur sur une fausse piste (la cendre symbolisant la mort in-cluse dans la vie ; idée chrétienne, non païenne; tout le contex-te du sonnet est païen). Cette fausse piste le conduit à un contre-sens :

"11 -i'ztuuit quz, comme l'ctAgilz dzvznu choit, latoile. z¿t ¡jAomi-iz à la. czndAZ, ce qui lai con&èAZ Vzmpieinte. mzmzde la viz. V'oà Iz caAactzKz ambigu de l'ohjzt, moAtel pcw.ee qu'ilut viz, zt piatiquemznt indzAtAuctihlz paAce qu'il AUéoAtit àl'inZAtz."

Il n'y a pas cette ambiguïté chez Gdngora, qui dit exac-tement le contraire dans les deux tercets : le tableau durera(parco q u ' i l est matière iner te) bien longtemps aprèn qtiR In ¡joète,6tre vivant, aura disparu.2) Pour justifier son interprétation, Maurice llolho introduit danssa traduction uno parenthèse qui n'est pas dans l'original :

" . . . pluA iz cAaiiu, qu'en czndAZ vaine ^e toiuwele lin bxei

(je l'imagine émulz de l'aAgilz),à qui, zthzAée ou divinz,une ->>plzndeuA IZOZKZ a confié, viz muzttz."

Je me. demande sur quelle autorité se fonde Maurice Molho pour bou-leverser ainsi la construction. Le texte espagnol dit : "l'argileà qui une splendeur légère confia la vie", et il traduit : "le linà qui une splendeur, etc."

Simplifions : Gdngora dit dans le premier quatrain que sonportrait est vivant, et que le peintre, en étalant ses couleurs,semble donner une ûme à la toile. Portrait si vivant, poursuit-ildans le second quatrain, que (ceci ost implicite) le peintre a sansdoute dérobé le feu du ciel comme autrefois Prométhée, de sorte que(ceci est. dit expl ici tement )" je crains rie voir réduire en cendresla toile, cette toile qui prétend imiter l'argile à laquelle donnavie (autrefois!) une splendeur légère (i.ç. In feu divin)."

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rcttc";H)ltlndclur" légère du v.8 ne désigne pas du toutcommr [c croit M.uiricr Molho, "lu mince couche de peinture" que lepeintre é t a l r r-ur la t m l p , ma i a là flamme dérobée aux dieux', et.^ui donna vie à l ' a r g i l e pé t r i e par Prométhée. L'équivalence"esplendor"-"l lanxi" est a t t e s t é e en deux autres passages de GoVi-gora (32).

Interprétât ion conforme à ce l l e de Salcedo. Celle deMolho est irrecevable pour deux raisons : le p r é t é r i t fid et lesubjonctif passe fuese (v. 7 et 8) indiquent, par contraste avecles présents des vers 1 à 6, q u ' i l s ' a g i t de la légende ancienne,et non des couleurs, non du t rava i l actuel du peintre (si actuelqu ' i l n ' e s t pas encore achevé au moment où l ' au teu r écr i t : voirv. 9 ) . D'autre par t , s i Itolho s 'en t i en t à sa traduction, surquoi se fonde-t-i l pour par le r d'une a l lus ion ù Prométhée ? Cel le-ci d isparaî t totalement.3) Traduction du vers 12 : " l e s s ièc les qu'en ses feui l les compteun chêne". Commentaire :

"L'homme-¿mace QJst un homme.-chêne rVionvià, paA ioninejitÁ.e., à une. mime, longévité., -¿n-icA-ite en peAiiitance de &e.uil-

(32) Entre el esplendor pues alimentadode flores ya, suave ahora cera ...

(Panegírico, v. 241-242; mal ponctué dans Mille : j'ai suivi Salce-do, t. III, p. 362. Il s'agit de la lumière — esplendor — des cier-ges de cire, fleurs naguère.allumés à l'occasion des funéraillesde Philippe II).

Esta pues confusión hoy coronadadel esplendor que contra sí fomenta...

(Mille, 347, sonnet "Esta de flores, cuando no divina". Il s'agitencore de la flamme d'un cierge.)Il n'est pas inutile de remarquer que ces deux textes et celui dusonnet qui nous préoccupe correspondent à la même phase madrilènede la production poétique de Góngora (1617,1619,1620), et que dansle sonnet "Esta de flores, cuando no divina", le mot esplendor estégalement associé au mythe de Prométhée :

cómplice prometea en la rapiñadel voraz fue, del lúcido elemento

(la cire fut la complice prometheenne, ¿.£. la complice de Prométhée,dans le vol du feu.)

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Je m'excuse de chausser une fois de plus mes gros sabots,mais ce n 'est pas ma faute si l'on m'oblige à rappeler des véritésélémentaires : les feuilles du chêne (roble) sont caduques. Parlerù leur propos de "persistance de feuillaye" pour exprimer l ' idéede longévité, c 'est dire le contraire de ce que l'on prétend expri-mer. Gdngora ne se réfère pas ici à la durée des feuilles du chêne,mais à leur nombre : de même qu'un enfant compte sur ses doigts,les chênes comptent sur leurs feuilles pour dénombrer les s ièclesde leur durée; c 'est-à-dire qu ' i l s les comptent par mil l iers . Hy-perbole.

Pourquoi diable Maurice Molho, qui n'ignore pas l ' e x i s -tence des commentaires de Salcedo Coronel ( les seuls qui existentsur les sonnets), s ' e s t - i l lancé dans cette exégèse sans les con-sulter ? En 192Ü déjà Alfonso Reyes proclamait la nécessité de re-venir aux anciens commentateurs (33). Bien sûr, i l s sont tous su-je t s h caution, mais on y trouve presque toujours cette pe t i teflamme qui permet d'allumer la lanterne. C'est moins d i f f ic i le etmoins périlleux que d'escalader l'Olympe . . .

LFS SOLEILS BROUILLES . . .

>p.B2- James Dauphiné : La poétique du solei l dans les Solitudes.9(] On peut examiner les Solitudes sous une inf ini té d'angles; pour-

quoi pas sous celui-ci ? Mais à vouloir systématiser et tout rame-ner à la même idée, on tombe dans l'invraisemblance, l 'affirmationgratui te , le sophisme et la contre-vérité pure et simple. C'estle cas de cette étude, qu ' i l ne me paraît pas u t i le de discuterdans le dé ta i l . Je me borne à relever deux exemples s ignif ica t i fsde cette tendance au système (parce qu'elle est fréqente chez lesétudiants, et qu ' i l convient de les mettre en garde, contre e l l e ,inlassablement), et t rois erreurs dont la rectif ication me semblenécessaire.

P-82 "Fréquence dzi nom soleil, on, de-6 adje.cti{,4 tua-n.1 dui-bant la IUDKÎAZ it dej, ¿onoA.i£éA en 0 e.t en OR. Le. ¿ole.il danA

le. ¿igné du tauAe.au (TOREO), ¿aitón dz cette Solitude., c'e¿t lel i l dam, I'OA {(KO}."

(33) Necesidad'de volver a los comentaristas. L'article, daté deIt-O, fut publié en 1925 dans îa Revue Hispanique.

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fnuti le de commenter. Je passe au second exemple de démonstrationpuéri le :

p.U2 " . . . en Viakissant légèrement la langue espagnole,on peut suppose* que les Solitudes [Soledades] sont le don du so-le.il."Note. -. "Sol = ¿ole.il; d<VL = donne*."

L'auteur de cette étude a l 'a i r particulièrement at t i répar ce genre de démonstration, qui tient à la fois de la contrepè-terie et de la charade à t i ro i rs . Fray Gerundio lui-même était plussérieux ! Venons-en aux trois erreurs (entre autres) :

p.83 "La lune, la. nu.it ¿ont inexistante.*; seul règne leioleil."

On comprend, après les deux citations précédentes, lesraisons qui poussent James Dauphiné à proclamer une erreur aussicolossale; mais i l faudra bien, s ' i l se décide un jour à l i re lesSolitudes, qu ' i l se rende à l'évidence. Rien qu'au début, la t ra-versée de la forêt dans la tempête, l 'arrivée chez les chevriers,J'éloge de la vie primitive, le repas de l'étranger et, évidemment,le sommeil paisible entrecoupé des seuls aboiements d'un chien,tout cola se passe de nuit . La noce villageoise donne égalementlieu à plusieurs scènes nocturenes, jusqu'aux derniers vers quiracontent le retour, dans la nuit déjà, des nouveaux mariés à leurmaison. Si l'on ajoute les multiples références aux étoiles etaux constellations, on estimera au contraire que la nuit existedans la première Solitude, beaucoup plus même que le sujet nesemblait,% à première vue, le supposer.

p.86 "Au dernier coucher, tandis que Vénus se lève pourpuésideA la nuit d'-amouA, Góngoia note : "Les épousés à leuA mai-son reviennent! Qui couAonnze luit/ Vétoiles iix.es, d'astxes iugi-ti{¡¿/ Qui en sonoAe (¡umée ¿e dissolvent." [10S0-10S3). L'imagina-tion poétique aiçiUsée paA -¿a musique des sphèAes suscite une i>na-ge. et se libère. Le soiA tombe, tout se (¡ond en musique."

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On ne saurait plus mal choisir pour parler de musique,étant donné qu'il s 'agit de pétards. Les "étoiles fixes", ce sontles lampions qui illuminent la maison des mariés; les "astres fugi-t i f s qui en sonore fumée se dissolvent", ce sont des fusées. Encoreune fois : est-ce trop exiger que de demander à quiconque veutpublier un texte sur les Solitudes de consulter, au moins, la ver-sion en prose de Dámaso Alonso ?

p.08 "Le ¿eul o-t qu'il convienne d'accepteA e¿>t celuidu ¿ole.il, et c'ett à cauAe. de ce pa.ntoyA.ique. de. la. vie natuAille,de. la me.diocn.itz datée, d'un idéal que. le. Nouveau-momie n 'a puKÍaliteA, que maintt, paA-iacZA de¿ Solitudes touchent encore lele.cte.uA d'aujourd'hui I . . . Í

Si le Nouveau-monde et l'Eldoiado déçoivent, quela potiie ¿'attache à leuA donner un équivalent!"

Je déplore une fois de plus qu'on en soit encore, en1977, à édulcorer Gdngora, à le remodeler sur les canons idéologi-ques de l'académisme traditionnel. Gongora ne s 'est dit nulle part"déçu par l'Amérique", pour la bonne raison qu'il n'a jamais pla-cé de ce côté un quelconque espoir. Au contraire : i l a (au re-bours de Camoëns) condamné les entreprises coloniales en termessi énergiques que ses commentateurs anciens et modernes en ontété gênés. Et il ne s 'ayit pas là d'une position fortuite, circons-tancielle : son attitude sur ce point est en harmonie profondeavec son éducation, avec: sa culture, avec tout ce qui en lui pro-longe tardivement (un peu comme chez Cervantes) certains aspectscontestataires de l 'espri t de la Renaissance. La légitimité do luconquête de l'Amérique est une question dont i l entendit débattrechez lui , dans sa jeunesse, à Cordoue : son père eut à ce sujetune correspondance érudite avec Juan Ginés de Sepúlveda (porte-parole d'un colonialir.me particulièrement féroce et rétrograde,on le sa i t ) , dont le petit-neveu et héri t ier , Juan de Argote ySepúlveda, n 'était autre que le beau-frère de don Luis. Que cetaspect rebelle de la personnalité de Góngora soit encore dissimu-lé en 1977 me navre: qu'il le soit dans la revue Europe me désoledoublement.

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. 'HOMME DES BOIS

p,91 Maurice Mal ho : Concept et métaphore dan;'; l'.ónqora (49p., diagram-mes compris).

Les trois textes réunis sous ce titre s'échelonnent ré-gressivement de 1977 à 1959. Le dernier, qui est le plus ancienet aussi le plus important, en est à sa troisième édition : ilfut publié d'abord dans le Bulletin hispanique (LXII, 1960,pp. 249-285), puis, sous forme de plaquette, dans la CollectionDucros en 1969; le second figurait lui aussi dans la plaquettede 1969; le voici donc publié pour la deuxième fois.

Mes remarques porteront essentiellement sur le troisiè-me texte. Je n'examinerai que partiellement le;; deux premiers,laissant de côté tout ce qui est problématique de littératuregénérale (Sur la métaphore. Sémantique et poétique) pour m'entenir à ce qui concerne spécialement Gdngora. Je n'ai pas nonplus l'intention d'examiner css trois textes, quoique leur auteurnous invite à le faire, sous leur aspect "d'autobiographie intel-lectuelle" : il me paraît plus normal de laisser cette analyseaux futurs biographes de Maurice Molho.

Dès les premières lignes de son second article, MauriceMolho part en guerre contre l'idée que la réalité (non seulementla réalité sociale du temps de Cdngora, mais même la réalité bruted'un objet, d'un arbre) puisse à un quelconque degré être présen-te dans les Solitudes :

"Un voit dii ¿oAi à quzl point Iz <p>ioblè.n\z de•icwo-ot M. la. "Kzalitz" -ou tout ce qu'on voudAa. bizn mzttAZ -iou-ice mot— z¿t pAL&zntz, ou non piiizntz, acczptzz ou zludzz, datvbl<u Solitudes, zit ítAangeA à ta pZYi&é-i et à la pratique, d'un potto.du WUèmz -iièciz. Góndola ícn.¿t unz bucoliquz : l<u, âtte-6 qu'ily mt zn -scène - bzAgzk*, pêche.ut-0, aAfa e-6, oi¿zaux, objetó iami-lizM, ztc. - -iont dzi, univzA-iaux. qui -6e phojzttznt, en vzAtu deIZUK pfiizction poztiquz pAopte, zt non ¿ou¿ -t'z-ipzcz de IZUAquotidiznnz ¿ino.ula/iitz, dayu> un abiolu ima.gina.iAZ ou il* t,Zttanimznt en zntitZA conc.zva.bZii,." (pp. 97-99)

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3'ai déjà eu l'occasion d'aborder cette discussion àpropos des théories de José Sanchis-Banus, qui, d 'ailleurs, seréférait explicitement à. Maurice Mclho et c i ta i t le pasr.açede l;i Poétique d'Aristote auquel son collègue de la Sorbonnefait allusion ici même, un peu plus loin dans le cours de sonraisonnement : poesis maqis universalia, historia maqis sinqula-ria dici t .

Le sophisme est visible : i l consiste à rejeter touteprésence de la réalité au nom d'un principe aristotélicien, aprèsavoir faussé le contenu dudit principe en poussant aux limitesde l'absolu, et même de l'absurde, ce qui, dans le texte de laPoétique est très raisonnable,parce que très relatif :. maqis . . .roagis. Les théoriciens affirment que le sujet de la poésie estplus "universel", moins "individuel" que celui de l 'histoire :quoi de plus évident? De là à dire que la poésie de Gdngora netrai te que de l'universel, et d'un universel si abstrait qu'ellen'est plus que "projection d'universaux", i l y a un abîme. Etc'est parce qu'il le franchit les yeux fermés que Maurice Mo]hodéclare froidement que "Gdngora écrit une bucolique", comme s ' i ln'y avait aucune différence entre ces bergers, ces pêcheurs, cesarbres, ces oiseaux, ces objets familiers et ceux de Garcilaso parexemple. La discussion devient difficile quand le raisonnement sefonde sur des contre-vérités aussi gigantesques : je me borne àsuggérer au lecteur de re l i re , l'une après l 'autre, la premièreSolitude et la première Eqloque.

Tournons quelques pages; nous verrons Maurice Molho re-venir à la charge :

comment KiconnattAZ un peuple humu.n da.n¿ce (,ouAm¿Zle.mnt d'athlitOA et de dan^eiut* ? L'univeAi de Góngo->ia n'a A¿zn d'humain : on n'y AZncon&ie. que dt¿¿ ídízi, de-i ítn.<u>do. laiton, CLUAAÍ incoipoietà que le¿, objets que. le nacaAd du poi~-te iixe, hoAi expéA-ience, danA la. lumíeAe glaciate. du mythe.."(p.107)

On peut après cela se demander quel plais ir MauriceMolho trouve à la lecture des Solitudes. Quelle jouissance poéti-que peut procurer le commerce des universaux ? Le langage mêmequ'il emploie ("rien d'humain","incorporels", "êtres de raison","lumière glaciale du mythe") ost terriblement chargé de connota-tions péjoratives. Que res te- t i l donc du poème? Des mots, qu'onrelie entre eux avec des flèches ?

f»'ous avons déjà vu comment, de son côté, José Sanchis-Banus, en s'appuyant sur la même théorie, débouchait sur la nonmoins désolante notion d'inanité ou d'insignifiance du contenu.

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Uiiant. à Maurice Molho, son dés i r de faire des Solitudes un poèmeabs t ra i t , .sans contact avec aucune dos r é a l i t é s dans lesquellesbaignait Gdnyora ( r é a l i t é s quotidiennes et matér ie l les , r é a l i t épolit ique et sociale de l'Espagne uu début du XVIIème ¡siècle, idé-ologie de son temps) l'amène h accepter sans contrôle le reproched'incohérence formulé par Jáuregui, à déclarer que ces incohérencessont bien r é e l l e s , et même q u ' e l l e s sont voulues par GcSncjora :

" . . . -iou.cie.ux de mzttxz en lumièAZ lu incohéxzn-cu du poème ( . . . ) , il zn décèXe de. Ai g>ioaiè.Ae.i> qu'il zit ¿mpo-6-¿ibiz que. don Luii, éi mzticulzux. dayu> la composition de *><&>OUVIOLCZA, ne le.i IJ ait peu, ^cizmmznt introduites." (p. 106)

J ' au r a i s aimé que Maurice Molho, au l ieu de se contenterd'affirmer globalement, p r î t la peine d'énumérer ces "incohéren-ces" si "grossières" dont parle Jáuregui dans son t rès fan ta i s i s tepamphlet. : i l aurai t vu a lo rs que Jáuregui en relève fort peu, etque pas une ne r é s i s t e à l'examen. Mémo pas ce l le (la seule queM.M. c i t e dans une note, p . 135) qui oppose la scène des chevrierssn chauffant autour d'un feu (la nui t , en montagne et par grostempo) et la chaleur pr in tan iè re évoquée dans un autre passage(le lendemain, en plein midi, dans la plaine et par beau temps).Dois-je , une fois de plus , chausser les sabots du bun sens, pourdire à Maurice Molho qu'un t e l contraste n'a r ien d'invraisembla-ble ? Plusieurs contenporains de Jáuregui, r ipostant aux moqueriesde 1'Antidote, l ' on t d i t avant moi. Je la isse à l 'un d'eux lesoin de convaincre Maurice Molho :

"Ei bonLiim. imitación: pofique. en la pAimaveAa eucanpo AaAo hace, de nochz l*.¿o y de. dia colon."

Il ajoute infime (mais à l ' i n t e n t i o n de Jáuregui seulement ) :

"la. Utz {)Aiân le. auian de daA doicizntoi palo¿"{~íU)

Pourquoi compliquer ce qui est simple ? Pourquoi donnerà ce t te opposition entre le s ingul ier et l ' un ive r se l , entre l ' h i s -

(34) L'"Antidote" de Jáuregui annoté par les amis de Gdnqora (Bulle-tin Hispanique, LXIV, 1962), p. 203. On notera le terme imitacidn("es bonisima imitación") mot clef des théoriciens,de Lopez Pincia-no en pa r t i cu l i e r , qui implique à la fuis élaboration esthétique e t.fidélité au rée l .

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feoire et la poésie, une dimension métaphysique ? Que faut-il enten-dre, quand les théoriciens du XVIème siècle nous disent, plus con-crètement, que la poésie (et ils auraient tout aussi bien dit leroman, si celui-ci avait existé ë leurs yeux en tant que genreautonome) prend avec les faits, les lieux, les choses et lespersonnes des libertés que l'histoire s'interdit ? Simplement ceci,par exemple, que nous avons le droit de vouloir trouver sur unecarte le lieu de tel événement raconté par les historiens, maisqu'il serait sans doute naïf d'y chercher celui des Solitudes;que nous pouvons espérer retrouver, à Simancas ou ailleurs, desdocuments concernant les protagonistes de cet événement historique,mais qu'il paraît vain d'aller y chercher le nom d'un certaingentilhomme qui, peu avant 1613, aurait, vers la fin du moisd'avril ou le début du mois de mai, fait naufrage à quelques lieuesd'un village où devait être célébrée, le surlendemain, une nocevillageoise ... On rougit d'avoir a rappeler des principes siélémentaires. Les Solitudes réunissent dans un bref espace uneplage au bord d'une falaise vertigineuse, une zone escarpée oùvivent des chevriers et des montagnards, une plaine fertile etcultivée, bornée au loin par une chaîne de montagnes où prendnaissance la rivière sinueuse qui l'arrose, une ria océanique, unepetite île au milieu de cette ria, une côte paisible où l'on voitun riche palais de marbre et, plus loin, un village pauvre depaysans et de pêcheurs ... Il est trop évident que Gdngora re-compose ici un paysage, et même toute une région fictive, danslaquelle il n'est pas difficile de retrouver des souvenirs deses deux voyages à Cuenca d'une part, de son séjour à Ayamonted'autre part, sans parler des autres réminiscences non identi-fiables pour l'instant, ni de ce qui est purement imaginaire. Ilprend avec J'exactitude anecdotique et topographique les mêmeslibertés -mais pas plus — que les peintres de son temps et desépoques antérieures. Regardez par exemple Les chasseurs dans laneige de Brueghel l'Ancien, ou La moisson, du même, ou encoreLa chute d'Icare : les paysages, très.vastes, sont aussi divers,aussi composites que celui des Solitudes, mais il n'y a, icinon plus, nulle incohérence : si l'on détaille La moisson, on yverra, d'un seul coup d'oeil, des paysans, des blés dorés, desarbres verts, un village, une église et son clocher, une plaineverte, des collines jaunes et, au loin, des rivages et des éten-dues d'eau calme ... Hais on n'y trouvera pas d'iceberg au milieudes blés mûrs, pas plus qu'on ne verra de rossignol ni de sauleverdissant dans le tubleau de neige. Encore une fois, tout celaest si connu qu'on s'en voudrait de continuer. J'aurais pu prendren'importe quel peintre (non surréaliste, s'entend) : j'ai choisiBrueghel parce que sa peinture n'est pas sans rapport avec lesSolitudes, et aussi parce qu'il sait ce qu'est l'incohérence,

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puisqu'il lu pratique à l'occasion, mais toujours à bon escient;les incohérences voulues du Triomphe de la mort, par exemple, sontinconcevables dans La moisson, et, bien entendu, dans les Solitudesde Gdngora, qui n'ont rien d'un monde en folie ni d'une visionde cauchemar.

Au temps où j'explorais ces questions, j'ai lu de prèsl'Antidote, en le conférant, ligne par ligne, avec le textedes Solitudes; j'ai dépouillé les notes de Díaz de Rivas qui ré-pondent à Jáuregui, les annotations marginales de certains lecteurs,la réponse de Francisco Fernández de Cdrdoba , abad de Rute, lesattaques de Faria et Sousa avec les réponses du Lunarejo, et jen'ai jamais trouvé une seule incohérence, même de détail, dans lesSolitudes (35).

(35) Je récapitule, puisque Maurice Molho ne l'a pas fait, touslos points sur lesquels Jáuregui croit relever quelque incohérence,invraisemblance ou impropriété dans les Solitudes. Il reprocheà Gongora :

a) d'avoir appelé Solitudes un lieu très fréquenté. Je reviendraiplu?; loin sur le sens de ce mot (Antídoto, ed. Eunice Joiner Gates,p. 86) .b) d'avoir mis au centre du poème un inconnu, qui oublie son amourpour s'éprendre d'une paysanne (ibid., pp. 87-88). Tous les apolo-gistes ont dénoncé ce contresens avec véhémence.

c) d'avoir dit d'abord qu'il faisait froid, et puis qu'il faisaitchaud (pp. 88-89). C'est l'objection discutée plus haut.

d)d'avoir présenté, dans la dédicace, le duc de Béjar on train dechasser, au lieu de le montrer, suivant l'exemple de Garcilaso,occupé à des tâches civiles ou militaires plus glorieuses (pp.89-92).

Après ces quatre objections, Jáuregui considère déjà qu'ila tout dit sur la question, et il passe à l'examen de la langue,du style et de l'esthétique du poème, qui constitue de loin lapartie la plus importante de son pamphlet :

"Dexemos las inadvertencias i desatinos que ay enla mala disposición de esta obra en general, y vamos a sus sen-tencias particulares, que son muy de reir." (p. 92)

Cependant on relève encore dans les pages suivantesquelques critiques qui concernent aussi le contenu, et que l'onpeut ajouter aux précédentes, afin de ne rien omettre. Ainsi, Jáu-regui reproche à Góngora d'avoir dit par erreur :e) que l'étoile polaire est la plus brillante de toutes (p. 93).Du point de vue de l'exactitude scientifique, c'est Jáuregui quia raison.

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Ou plutôt si, il y en a une; une seule, mais elle est detaille. Je m'étonne d'ailleurs que Maurice Molho ne l'ait pas rele-vée, car elle était de nature à étayer sa théorie : je veux parlerde la cérémonie du mariage, qui, brusquement, sans transition, noustransporte des campagnes espagnoles de 1610 en pleine antiquitégréco-latine. On s'attendait à quelque discrète évocation du ritecatholique, et nous voici en plein épithalame païen; le curé duvillage, auquel la comedia lopesque avait pourtant habitué le pu-blic est remplacé par un choeur de garçons et de filles qui, à lafaçon de Catulle, invoquent une divinité mythologique :

Ven, Himeneo, ven; ven, Himeneo.

Formé à 1'autres sources, plus anciennes, plus humanistes,que Lope et la majorité de ses contemporains, Góngora, ici, a déli-bérément transposé. Sa répugnance à s'attendrir sur les aspects re-ligieux de la vie de son temps a été plus forte que le souci d'exac-titude et de cohérence qui se manifeste tout au long du poème. Ex-ception qui en dit long, remarquons-le au passage, sur la profon-deur de son paganisme et sur l'erreur de ceux qui veulent accor-der à ses rares poésies religieuses plus d'importance qu'elles n'ont.Je veux bien qu'ici l'on parle d'incohérence; mais d'incohérenceexceptionnelle, unique, et qui ne relève pas du tout du systèmed'explications de Maurice Molho.

Car, ne lui en déplaise, la réalité est bel et bien pré-sente dans les Solitudes. Réalité élaborée, recomposée et styli-sée, comme dans toute oeuvre de création littéraire, mais réali-té tout de même: ces personnages, ce cadre et ces objets sont his-paniques, ils ne sont pas français, ni latins, ni grecs (je metsà part 1'épithalame, et lui seul); ils sont du Siècle d'or, pasde nos jours, ni du Moyen-Age. Et, à travers sa longue et sinueusedescription, Góngora laisse, de façon parfois consciente, parfoisinconsciente, transparaître les préoccupations esthétiques, mora-les, politiques et même (oh! scandale) économiques qui s'expriment

f) que le soleil n'éclaire pas toutes les parties de l'Océan(p. 94). Ici Jáuregui prend déloyalement au pied de la lettre unehyperbole.g) que la cuiller était l'oeuvre d1Alcimédon, ce qui en faisaitun objet vieux d'au moins 1500 ans (pp. 94-95). J'ai parlé plushaut de ce passage, et de la signification de cet anachronisme vou-lu.

Et c'est tout 1 Y a -t-il de quoi, sur ces arguments in-consistants ou spécieux, échafauder une théorie de l'invraisem-blance délibérée et de l'incohérence concertée ?

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dans d'autres oeuvres contemporaines, et en même temps, d'autrespréoccupations, strictement personnelles, que l'on ne retrouvepas chez les autres. Et il en est de même (avec plus ou moins debonheur, certes) de toute oeuvre en prose et en vers fût-elle depoésie pure. Et toute critique qui essaie de couper ces liensentre l'oeuvre et son temps, pour la transposer dans les limbesabstraits des universaux, est une critique fondamentalementerronée et réactionnaire (3o)

(36) Comme est d'essence réactionnaire toute tentative d'évacuerle signifié au profit du signifiant. Les deux méthodes procèdentde la même attitude mystifiante, et ont tendance à s'épauler mu-tuellement. C'est le cas ici de l'étude de José Sanchis-Banus etde colle de Maurice Molho :

"Qu'avons-nous donc à chercher l'histoire (qu'ilnous soit permis de jouer sur la polysémie du mot) dans la poésiede Góngora ? Au vrai, nous sommes en présence d'une des tentati-ves d'abstraction les plus forcenées qui aient jamais été entre-prises. Les réalistes tâchent à imiter la réalité, si tant estqu'on puisse savoir ce qu'elle est. Don Luis se donne pour mis-sion de recréer les archétypes dont- cette réalité serait le re-flet (s'ils sont, et si elle est)". (P.11)

"Et dans son article déjà cité, M. Aubrun ajoute :"La cohérence de la strophe n'est pas dans le signifié, à peuprès inexistant, mais dans le signifiant (...) Jorge Luis Borgesl'a bien vu (Nota sobre Walt Whitman). Pour la première fois dansdans l'histoire de la poésie, pense-t-il, un poète - Góngora -décide de faire un poème sur rien, affirme tacitement qu'il n'arien à dire, que son seul souci c'est.de mettre les mots en placeet en fonction, sans se soucier de l'effet que pourrait avoir sonouvrage sur ses lecteurs, sans y glisser une intention d'ordrenonpoétique où le lecteur puisse voir une interprétation." (P.16,n.16)

"Comme le dit Jorge Luis Borges (...) cité parM. Aubrun (...) : Góngora, je crois, a été le premier à estimerqu'un livre important peut se passer d'un sujet important : lavague histoire racontée par les Soledades est délibérément insi-gnifiante." (Ibid ., n.23)

Ainsi donc les écrivains n'écrivent pas, contrairementà ce qu'un vain peuple pense, pour dire quelque chose, et toutest bon pour essayer de faire admettre ce postulat : le recoursà un idéalisme de pacotille ("la réalité existe-t-elle ? est-elleconnaissable?"), digne d'une mauvaise dissertation de terminale,aussi bien que les références à Borges, dont le nom à lui seul esttout un programme. Est-ce pour compenser que J.S.-B. termine son

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Venons-en au vif du sujet (37), qui est le commen-taire des quatre premiers vers de la dédicace :

article sur des considérations antifranquistes, sans doute sincères,mais peu en rapport avec le sujet ?

Bien entendu, J.S.-B. se réfère aussi à plusieurs repri-ses à Maurice Molho qui, de son côté, laisse entrevoir dans unenote les implications idéologiques de sa méthode :

"Ce qu'a été Gongora dans la société espagnole deson temps, la façon dont il y a effectivement vécu - en un mot :ce qu'un sociologue pourrait nous dire de lui et de son oeuvre -ne présente que peu d'intérêt. Cela fait partie de l'anecdote."(P.138,n.53)

On ne peut s'empêcher de sourire quand on rapproche cettedéclaration de 1959, tout-à-fait conforme à l'inspiration généralede la critique de M.M., de l'étalage inattendu de notions marxis-tes (un peu simplifiées, à vrai dire) qui se trouve au début dutexte "apertural" (écrit en 1977, il est vrai, et à l'intention dela revue Europe) :

"On ne doit pas perdre de vue, en effet, que laconstitution d'un discours poétique - comme, du reste, celle detout discours - ne saurait se délier de l'infrastructure économico-sociale qui en conditionne la survenance.

Dans l'Espagne des Habsbourgs, Góngora invente l'un desdiscours poétiques de l'hégémonie, c'est-à-dire d'une aristocratieféodale qui, détentrice des terres et de la rente, comptabilise sapuissance en termes de rhétorique."

Compensation, ici aussi ? A moins que nous ne touchionslà à un aspect de cette"autobiographie intellectuelle" que je mesuis promis de ne pas aborder ...

(37) Je laisse de côté certains détails tels que le quesillo asade-ro, sur lequel M.M. disserte longuement, pp. 1O1-103 :

Sellar del fuego quiso regaladolos gulosos estómagos el rubioimitador suave de la cera,quesillo ... (Sol. I, v. 872-375).

L'explication de Dámaso Alonso ("pretendiendo apagar en los estóma-gos de los comensales el fuego gustoso de los vinos") repose surune mauvaise construction ("sellar del fuego los estómagos"), queM.M. critique avec raison en s'appuyant sur le coiraientaire de Sal-cedo (p. 134,n.8. Que ne procède-t-il toujours ainsi!). Mais l'in-terprétation qu'il propose ("pretendió luego cerrar, a manera desello, los estómagos de los comensales golosos de vino, el quesilloasadero, regalo del fuego") n'est pas tout-à-fait exacte dans sadernière partie. "Regalado del fuego" ne signifie pas "avec le feu

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Pasor, de un pereyrino non errantecuantos me dictó versos dulce musa,

en yol edad confusaperdidos unos, otrus inspirados.

Maurice Molhu y consacre 16 pages, dont 25 notes détaillées, unschéma et un graphique, battant ainsi tous les records des exéyètesanciens et modernes. Mais ce n'est pas moi c)ui lui reprocherai unexcès de minutie. Je regrette seulement tant de sueur ver:;ée enva in.

la thèse de Maurice Molhn peut se résumer ainsi :1) La silva, forme métrique adoptée par (.'rinyora, est étymoloyique-ment (et de fait dans ]a pensée de l'auteur) l'équivalent dela selva, la forêt.2) Selva (forêt) est l'équivalent de Soledad (solitude), et vice-versa.

Je simplifie beaucoup, mais je ne crois pas trahir surle fond la pensée de Maurice Molho.

On peut lui accorder le premier point" (silva = selva) etadmettre qu' i l y ait dans la pensée de l'auteur une correspondanceentre la forme libre de son poème et le caractère naturel et sponta-né de la végétation d'une forêt, liais on ne saurait admettre le se-cond point : la Solitude, c 'est-à-dire, le cadre naturel dont lepoème nous présente divers aspects, n'est pas la forêt. Son désird'assimiler les trois termes (s i 1 va - selva - soledad) conduitMaurice Molho à une série d'affirmations qui sont en contradictionflagrante, absolue , avec le contenu du poème :

"(/ne solidad z*t donc un lie.u déJ>ZAt où la natute.,abandonnai à zllz-mim, O&&AZ l e Apzctacli d'une végé-tatùon capAi-ciiuiz it imjModucttve.." (p. 112)

"Un c/iamp cultivé, -campo ou hu&ito- n'e-ó-í paA uneAoludad. ( p . 135 ,n .25)

"Solidad ít de.MZAto Azmblent AynonijtmA. Commz la•ioludad, tí díAJeAto QJ,t improductif, inhabité. e.t "con^uA". ( p . 138,n.50)

o f £ e r t " ( p . 101), ni "don du feu"(p .1O3) , ni " r ega lo del fuego" (p.134), mais "mimado, mejorado por e l fuego". Góngora emploi souventrega la r en ce s ens . I c i i l s ' a g i t d 'un fromage qu'on a passé sur leg r i l avant de l e s e r v i r . I l e s t p o s s i b l e auss i que Gdngora a i t jouéen ou t r e avec un a u t r e sens de r e g a l a r , t r è s é t ro i t ement imbriquéau p récéden t , qui e s t c e l u i de " r échauf fe r " ( regalar se d i t notam-ment, se lon Covar rubias , de la ne ige qui fond à la c h a l e u r ) .

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Son obstination le conduit à une seconde erreur , co ro l l a i -re de la précédente, sur l ' i d e n t i t é des personnages, dont i l veutfaire des bergers exclusivement :

"La Aolzdad, a-inAi nommée, patee, q u ' e u e évoquelu Aoliiudu pa-itoAalu dz la AZlva, dont IZA hôtels ¿ont du bzA-ÇZAA AZlvajZA ..." (p . 129)

"On pAopoAZ aux convivu, qui ¿ont du chzvAiZAA,quatAZ dzAAeAti AUCCZAAÍ&A ..." (p . 101)

"La Solzdad Ut un pozmz AylvzMAZ, ¿nACA.it danAuno. Ailva de 1091 \JZAA .- lu pzAAonnagu qu'on y AzncontAZ ¿ontdu bzAijiAA -be.iva.jtA dont l'habitat oAdinaiAZ ZAt hoAA du. villaoz,la AZlva." (p. 111)

"Le-6 beAgeAA de GóngoAa ne Aont paA du aaAicut-tzuAA aJldzanoA, mcùA du itAU AZlvajzA, ètta.ngeAA au village."(p. 136, n.25)

"11 ZAt'paA contAZ zvidznt à qui Aait IÍAZ dzpAZA que. Iz Aujzt zn ZAt la vida paAtoAil, autAZmznt dit : la vidaAZlvajZ." (p. 136, n.25)

Toutes les affirmations que je viens rie reproduire sontcatégoriquement démenties par le texte des Solitudes et pur l 'oeu-vre ent ière de UbVujora : i l es t faux de dire que tous les personna-yes des Solitudes sont des bergers , et i l es t faux de dire quel ' ac t ion des Solitudes se passe dans des forê ts .

Commençons par l es personnages : les premiers que levoyageur rencontre sont effectivement des chevriers (v. 92); maisce sont les seuls beryers de tout le poème. Parmi ces chevriers ,i l en est un auquel le poète s ' a t tache plus particulièrement :c ' e s t celui qui, le lendemain, au lever du jour , l'amène contemplerle panorama que l 'on aperçoi t , et qui commente la présence de toursen ruine dans ce paysage, avant de ]e qu i t t e r pour se joindre àune battue au loup; or ce chevr ier , a ins i que l ' indiquent d i scrè-tement ses propos, est de haute naissance : c ' e s t un noble réfu-gié parmi les bergers (38)

(38) " . . . las e s t r e l l a s nocturnas luminariaseran de sus almenas,cuando el que ves sayal fue limpio acero"(v.215-217)

Pour un berger a b s t r a i t , i l ne manque pas de ca rac té r i s t iques indi-viduelles . . . J ' i n c l i n e à c ro i r e pour ma part q u ' i l y a dans cesvers une allusion t r è s p réc i se , dont i l faudrait peut-être chercherla clef dans les re la t ions de Góngora avec les Niebla ou les Aya-monte. Pure hypothèse pour l ' i n s t a n t .

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Puis le voyageur, descendant vera la plaine, voit ungroupe de montagnardes ("serranas", "montañesas"), gui dansent auson d'instruments rustiques. Ces montagnardes ne viennent pas dufond des bois; elles habitent, comme tout le monde,dans des vil-lacjes :

inundación hermosaque la montaña hizo populosade sus aldeas todasa pastoraleo bodas (v. 263-266) (39)

(39) "Pastorales bodas"! Pourquoi diable "pastorales" ? J'avoue quece mot ici, me gêne. Non que GoYigora nie contredise, car je ne cher-che pas à démontrer qu'il n'y a dans les Solitudes rien de pasto-ral; je veux seulement établir que ce qui est pastoral, primitif etsylvestre ne représente qu'une partie, que j'essaie d'évaluer, desSolitudes. Mais c'est lui-même que Oóngora contredit, et ceci megêne car il est toujours, et jusque dans les moindres détails, trèscohérent : or il qualifie de pastorales des noces qui,on ne vapas tarder à le voir, n'ont rien, absolument rien de pastoral.Alors ? Je cherche à comprendre. Inadvertance? Cela n'aurait, aprèstout, rien de scandaleux. Mais, avant de se prononcer, il fautessayer de réunir tous les éléments du problème.

Cet adjectif n'est pas aussi fréquent qu'on pourraitcroire chez Gdngora. A ma connaissance, il l'emploie deux fois ausens religieux ("episcopal"), ou en liaison avec ce sens, une foisau sens littéraire ("bucolique") et trois fois au sens littéral,le seul qui nous intéresse : ici, plus loin, au vers 937 ("la chozapastoral", mentionnée comme référence) et, surtout, au premiervers du très célèbre romance d'Angélique et de Médor, "En un pasto-ral albergue", de 1602. Or il y a dans, ce romance une quantité dedétails qui doivent nous permettre de préciser ce que GoVigora en-tendait par ce mot. Le décor, les thèmes qui apparaissent au se-cond plan sontindiscutablement pastoraux : "albergue", "choza","ca-bana", "robles", "cabras", "ovejas", "pellicos", "pastores", "paz","bondad",... Sur ce point, Góngora reste très fidèle à l'Arioste,allant même plus loin que lui, et l'on peut supposer que ce décorlui a été imposé par son modèle; par son sujet aussi, et par lasignification qu'il entend lui donner : innocence et triomphe d'unamour contraire aux convenances (Médor est noir et de rang modes-te, ne l'oublions pas). Mais il n'en est pas de même, curieusement,pour les personnages, je veux dire le berger et sa femme qui abri-tent les amours des deux héros. L'Arioste désigne le berger pardes expressions qui ne laissent place à aucune ambiguïté: "un pas-tore" (chant XIX, st. 23), "il pastor" (st. 24), "il pastor" (st.25)"del córtese pastor" (st. 25), "il pastore" (st. 27). Quant à sonépouse, c'est simplement "la moglie" (st. 27), et "la moglie del

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Nombreux villages, montagne peuplée : les théories de MauriceMolho commencent à souffrir ! ... Et ce n'est pas fini : viennentmaintenant les jeunes gens porteurs de cadeaux destinés à la noce.Ce sont, eux aussi,des montagnards ("serranos", v. 358). Parmi eux

pastore" (st. 33), donc une bergère aussi. Or Góngora, sur ce point,s'écarte de son modèle : s'il place des bergers en fond de tableau,l'hôte des deux amoureux n'est jamais appelé "pastor" : il est dit"villano" à deux reprises, et quand il en vient à parler de sa fem-me, Gongora lâche le mot ... "labradora" :

A su cabana los guía ...Llegaron temprano a ella,do una labradora acogeun mal vivo con dos almas,y una ciega con dos soles.

Ce qui revient à dire que ce "villano" est lui aussi laboureur, etnon berger. Et il est instructif de voir, à travers sa version ex-plicative en prose, comment Dámaso Alonso, qui n'a sans doute paspensé à ce problème, a glissé d'instinct, en quelques lignes,de "villano" à "labrador", et non à "pastor" :

"... un "villano" que, montado en una yeyua...""... las tristes voces de la joven hacen que elrústico se detenga.""... y la sencilla bondad del labrador..."

(Luis de Góngora, Romance de Angélica y Medoro, Madrid, ed. Acies,1962, 86 p.). Autrement dit, partant du monde pastoral ariostéen(je ne parle que de cet épisode), dont il amplifie certains thèmestrès liés au mythe de l'âge d'or, Góngora en vient quand même, etdès 1602, à déplacer vers un monde rural plus proche de son expé-rience, plus représentatif de son siècle, le décor de son poème,de sorte que ce qui était présenté au début comme un "pastoralalbergue" abrite, en réalité, des agriculteurs.

Au fond, le processus des Solitudes est assez semblable:Góngora part du monde primitif des bergers, avec toutes ses conno-tations symboliques empruntées au mythe de l'âge d'or, parce quec'est, littérairement, celui qui s'impose d'abord, le plus éprouvé.Mais il en vient très vite au monde rural proprement dit, quioccupe cette fois une place prédominante dans le poème, alors qu'iln'apparaissait que très timidement ("campos", "vegas") dans le ro-mance de 1602.

Mais revenons à nos moutons, si moutons il y a dans cespastorales bodas si peu pastorales des Solitudes : cet adjectif,il me paraît évident que Gongora l'a mis par une sorte de réminis-cence inconsciente, et sur la lancée de l'épisode précédent. Le

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il en est un (v. 364) que Gdngora qualifie de "político" ("político:urbano y cortesano", dit Covarrubias) et qui prononce le fameux dis-cours contro les conquêtes coloniales. Une confidence à la fin dece discours (v. 500-501) nous apprend que ce "montagnard" a perdu

monde des bergers, qu'il vient à peine de quitter, est encore toutproche, il vit intensément dans son esprit, alors que la descriptionde la noce reste à écrire. Ce mot, en somme, il a pu le placeravant l'épisode de la noce; il n'aurait pas pu l'écrire après.

Moi aussi (si je puis me citer après l'Arioste et Gdngo-ra . . . ) , moi aussi, relisant un travail vieux de dix ans, je m'aper-çois, à mon grand dépit (mais finalement à ma satisfaction aussi),que raes associations d'idées ont fonctionné de la même manière :parlant du discours du montagnard sur les conquêtes coloniales,j'ai à quatre reprises (deux fois à la p. 140 et deux à la p. 143des Etudes. . . déjà mentionnées) appelé "chevrier" ce montagnardqui n'est pas un chevrier, par contamination du passage précédent.En revanche, je n'ai pas commis cette erreur quand, plus loin, j'aifait un bilan du poème qui m'a obligé à garder présents à l'espritsimultanément ses divers épisodes (p. 577).

Et les commentateurs ? Eh bien je constate que Salcedoa réagi de la même manière lui aussi, au point de commettre uncontresens : prenant pastorales au pied de la lettre, il en con-clut que les gens des alentours (et donc aussi de la plaine) sontvenus dans la montagne assister à des "noces pastorales", alorsque c'est exactement l'inverse qui se passe. Cette interprétationl'amène à faire de populosa l'attribut de montana, et de aldeasle complément de populosa, pour expliquer que la montagne s'estpeuplée des habitants de tous les villages voisins :

"Inundación (...) que hizo populosa la montaña(...). Declara la ocasión nuestro Poeta de auersetrasladado al monte los aldeanos, y dize que fuela de unas bodas pastorales" (T.I, p. 64v.).

Pellicer commet la même erreur, ou à peu près :"... inundación que pobld la montaña, desamparandotodas sus aldeas por venir a celebrar vna pastoralboda." (Lecciones solemnes, col. 410).

La suite du poème dément cette interprétation; seule peut s'admet-tre l'explication de Dámaso Alonso :

"Esta afluencia o inundación de serranas hermosashabía salido de todas las aldeas de la populosamontaña para asistir a unas bodas pastoriles."

Tout à fait d'accord, sauf bien entendu sur le mot "pastoril"; maisce n'est pas à Dámaso Alonso qu'il faut en demander compte, c'està Gongora , qui n'est plus là pour se justifier. J'ai fait de monmieux pour répondre à sa place.

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sur les mers son fils et sa fortune : il s'agit donc encore d'unnoble, doublé sans doute d'un marchand (marchandise et noblessefaisaient bon ménage dans l'oeuvre de Gdngora : voir Las firmezasde Isabela). Non seulement donc il y a beaucoup de monde danscette sierra, non seulement tous ces gens-là vivent dans desvillages, mais, en outre, en voici déjà deux qui sont d'origineurbaine ...

Le vieillard invite le voyageur à l'accompagner, luiet les "serranas", au village voisin ("lugar pequeño", v. 523;"aldehuela", v. 641), que l'on voit au loin entouré de peupliersbien alignés, comme à la ville ("política alameda", tout lecontraire d'une forêt , v. 522). Tu verras, lui dit-il,

verás curioso y honrarás testigoel tálamo de nuestros labradores (v. 526-527).

Les laboureurs, on le sait, n'habitent pas dans les forets :voir, si besoin, la thèse de Noël Salomón, passim.

Le groupe arrive au village à la tombée du jour; ils sontaccueillis par un feu d'artifice qui n'a rien do primitif ni desylvestre. On danse sur 1'alameda, ou il y a beaucoup, beaucoup demonde (v. 663-664). Le lendemain, le village décoré de verdure,ressemble au parc d'une grande ville (v. 701-704), d'autant plusque les rues sont pleines de monde, rendant très "populoso" ce"luqarillo" (v. 712-713). Il y a même des arceaux de roses donales rues, qui,nous dit-on, sont larges ("calles espaciosas", v.710). On continue ?

El numeroso al fin de labradoresconcurso impaciente

los novios saca : él de años floreciente,y de caudal más floreciente que ellos (v.755-750).

Laboureurs,laboureurs nombreux, et même un (au moins) laboureurriche : vous croyez qu'ils vivent dans les bois ? Les chants amé-bées qui suivent nous confirment que la promise est du même mil-lieu social :

Villana Psiques, ninfa labradorade la tostada Ceres ...

Quant à leurs occupations quotidiennes, laissons la parole auchoeur des garçons :

Ven,Himeneo, y nuestra agriculturade copia tal (39bis) a estrellas deba amigas

(39bis) Ici Dámaso Alonso traduit correctement : "pareja". MaisDarir.angcat n'en a pas tenu compte :

que notre agricultureen abondance telle aux étoiles amies

doive des fils robustes ... (Góngora, éd. citée,p. 198).

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progenie tan robusta, que su manotoros dome, y de un rubio mar de espigasinunde liberal la tierra dura;y al verde, joven, floreciente llanoblancas ovejas suyas hagan, cano,en breves horas caducar la hierba.Oro le expriman líquido a Minerva,y, los olmos casando con las vides,mientras coronan párnpanos a Alcides,

clava empuñe Lieo. (v. 819-831).Agriculture, taureaux, moissons dorées, brebis dans la plaine,oliviers, vigne ... Mais où sont les bergers ? mais où sont lesforêts ? Continuons notre lecture, nous en trouverons peut-être...l.e père de l'épousée invite toute l'assistance :

el suegro ancianocuantos la sierra dio, cuantos dio el llano

labradores convida (v. 053-855).Ainsi donc, même parmi les montagnards il n'y a que des labrado-res. Quant aux chevriers ... Eh bien, il faut se rendre a l'éviden-ce, les chevriers ne sont pas venus, parce qu'ils appartiennent àune autre région, à un autre monde; la coupure entre les deux mon-des se produit au moment où le voyageur descend du belvédère versla vallée; c'est là que le mot pastor est prononcé pour la dernièrefois (v. 235), à propos justement du noble-berger qui vient de lequitter pour courir chasser le loup (et non pour se rendre à lanoce).

Lorsque, après le repas, on voit entrer douze jeunesI il les, Congora précise une nouvelle fois :

Seis de los montes, seis de la campana,

terno de gracias bello, repetidocuatro veces en doce labradoras, (v. ÍÍU5-889).

Pas plus que les serranos, les serranas ne sont des bergères. Etleurs voeux, très agricoles, recoupent ceux des chants alternés ci-tés plus haut (40) . L'ejido auquel on se rend ensuite est appelé

olímpica palestrade vajientes desnudos labradores (v. 961-962).

(40) V. 893-943. Sont mentionnés l'agriculture en général ("granje-rias", "reja", "azada"), le blé, le vin, les chèvres, les vaches,les agneaux, la laine (l'élevage est aussi une activité agricole),les abeilles, tout ceci débouchant sur le souhait d'une honnêteprospérité qui puisse être transmise aux descendants; cette notionie "competente medianía", bien située "entre opulencias y necesida-

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On ne m'en voudra pas si j'arrête là ma démonstration : la deuxiè-me Solitude, avec sa ria, ses bateaux, son île et ses pêcheurs nouséloigne encore plus du monde des chevriers et des forêts. Une ques-tion se pose cependant : comment Maurice Mol ho a-t-il lu les Solitu-des ? J'avoue que je ne m'explique pas une telle erreur.

Deuxième point : la Soledad n'est pas la selva. Il décou-le normalement du premier et, d'ailleurs, les citations que j'aifaites l'impliquent assez clairement : contrairement à ce qu'affir-me Maurice Molho, la soledad c'est surtout la campagne cultivée et

des", et dont le contenu économique était très clair pour les con-temporains, a aussi un contenu moral qui s'exprime par la tradition-nelle opposition entre les palais princiers ("ilustren obeliscoslas ciudades..."), toujours menacés par l'éclair, et la cabane duberger ("choza pastoral") que son humilité protège. Il est clairque cette "choza" symbolique ne désigne pas ici la maison des nou-veaux mariés, dont le domicile est clairement évoqué à la fin dupoème (et ailleurs) : c'est une maison du village ("casa"), illu-minée pour la circonstance; et si dans les cabanes de bergers ondort sur du liège et des peaux de mouton (épisode des chevriers,v. 163), ou sur le foin (romance d'Angélique et de Médor), ici ondort, selon le vers archiconnu de la fin, dans de très villageoislits de plumes.

Une précision pour finir : M.M. prétend que "les chantsles jeux et les danses ont également lieu hors de l'agglomération;la soledad est le théâtre naturel des réjouissances" (p. 136,n.25).C'est encore une erreur : les chants d'hyménée, quoique païens,sont chantés à l'église (appelée "temple" pour la circonstance),comme l'indique la fin de l'épisode :

El dulce alterno cantoa sus umbrales revocd feliceslos novios, del vecino templo santo.(v.845-847).

(Remarquons en passant que la maison n'est pas loin de l'église,ce qui indique qu'elle n'est pas au fond d'un bois...)

Les chants et danses qui occupent les vers 893-943 sontexécutés sitôt après le repas ("Levantadas las mesas...") et dansla salle même où a eu lieu le repas, car ce modeste festin n'" paseu lieu en plein air, comme l'atteste l'emploi des verbes : "entrdbailando..." (v. 890), "la novia sale acompañada" (v. 946).

Quant aux jeux, il ost bien évident qu'ils ne pouvaientpas, étant donné leur nature, se dérouler dans les rues du village;mais l'ejido fait partie du village.

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le village (même si c'est aussi, parfois, la montagne et la forêt).N'oublions pas que la solitude se définit d'abord par

rapport a la ville et contre elle. On pourrait, on exagérant, direque la Soledad commence aux portes de Madrid. Ecnutons l'Abad deRute, Francisco Fernández de Córdoba, répondant aux critiques deJáuregui :

lo itgundo, quieAo dec¿* <Lllu.oa/1, cieAto ÇA que loi d-u>tante.¿ de.1 tAd&ago y ne.goc-lacion.eA de.Icù Ciudades an tenido -4-temp-te nonb'ie., y an penado plaça, de Solzda-dzi, poA m¿4 qui la Requinte, it habítz gente" (Al).

D'ailleurs, le plan que les contemporains assignaientà l'ensemble hypothétique des quatre Solitudes ("Soledad de loscampos, de las riberas, de las selvas y del yermo) nous montre bienla compréhension du terme, en même temps qu'il nous confirme que,pour eux, le sujet principal de la première c'est la campagne,et non la forêt.

Autre exemple ? Prenons Uuevedo (ñ.A.E., LXIX, p. 34a) :Gustoso el autor de la ¿olz-dad y sus

escribid este soneto :Retirado1 en la paz de estos desiertos,con pocos, pero doctos libros juntos ...

Imaginc-t-on [Juevedo lisant Sénèque dans une hutte de bergers ?González de Salas, à qui ce sonnet est dédié, est là pour éclai-rer notre lanterne : "Algunos años antos de su prisidn último, meenvió este excelente soneto desde la Torre." Donc Quevedo appelle"desierto", et son correpondant et ami, qui a rédigé le titre,appelle "soledad" le village de La Torre de Juan Abad (dans JeCampo de Montiel, actuelle province de Ciudad Real), qui n'étaitpas le premier hameau venu, et dont Quevedo était fier d'être leseigneur.

Mais pourquoi aller chercher ailleurs des définitions,alors que Cóngora a pris la peine de nous en donner une, très ex-plicite, dans ces merveilleux tercets de 1609 qu'on ne relit ja-mais assez ? De Madrid, et non sans avoir d'abord exhalé sa ran-coeur contre la Cour, il évoque. Cordoue où le bonheur l'attend,

(41) Texte édité par Artigas dans sa biographie de Go'ngora, p. 403.L'Abad de Rute ajoute trois pages d'intéressantes citations de Cé-sar, Cicerón, Sénèque, Sannazar, Chiabrera, Guarini, qui permettentde préciser le sens des mots solitudo, solitario, solitudine chezles auteurs latins et italiens.

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Sous les oranyers et les citronniers, au bord des fontaines où ilfait bon dormir :

Allí el murmurio de las aguas ledo,ocio sin culpa, sueño sin cuidadome guardan ...

Oh Soledad, de la quietud divinadulce prenda, aunque muda, ciudadanadel campo, y de sus ecos convecina !

Sabrosas treguas de la vida urbana,paz del entendimiento ...quién todos sus sentidos no te aplica ?

El prudente ...,un político medio le conducedel pueblo a su heredad, de ella a su fuente.

Sobre el aljófar, que en las hierbas luce,o se reclina, o toma residenciaa cada vara de lo que produce.

... visitando sus frutales.

Sírvele el huerto con la pera gruesa,émula en el sabor (y no comprada)de lo más cordial de la camuesa.

C'est tout cela, la Soledad : le village, et aux abords du village,la propriété où l'on vient se reposer dos tracas de la ville; cesont les échos, la rosée, l'herbe, tous les charmes de la nature;c'est la tranquillité, la paix de l'âme; et ce sont aussi les arbresfruitiers, Je jardin, et tout ce que produit lu terre quand elleest cultivée (42).

(42) Une étude plus approfondie de la notion de solitude devraitfaire intervenir un certain nombre d'autres textes où le mot n'estpas mentionné, mais où l'idée est très présente (Mille, 70, 298,401 et l'île de la seconde Solitude) ; on verrait alors apparaître,à l'intérieur de la soledad au sens large (la campagne), le rêvesecret de don Luis, l'idéal très intime d'une sorte d'ermitage,d'un petit espace bien cultivé et surtout bien clos, séparé du mon-de extérieur par une épaisse haie de verdure, ou par un cours d'eau,ou par les deux.

Mais il y aurait lieu d'élargir cette recherche, et de

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Conclusion : étant donné que la Solitude n'est pas laforêt, tout le long raisonnement de Maurice Molho est à reprendre,et, du même coup, ses graphiques sont à refaire. Je le regretteparticulièrement pour le diagramme de la p. 116, qui me plaisaitpar cette quadruple superposition de binarités, dont 1'équipollen-ce faisait ressortir de façon évidente la dissociation mentale dusémantème, intimement liée à son indissociation sémiotique. Peut-être qu'en mettant les flèches verticales à la place des flècheshorizontales, et réciproquement, on pourrait sauver quelque chose ?N'ayant acquis dans ma jeunesse que les rudiments de la géométrieeuclidienne, je suis mal qualifié pour donner des conseils sur unpoint si délicat.

Si la discussion qui précède a été un peu longue, c'estqu'elle a à mes yeux une grande importance, non seulement parceque l'équation soledad = selva constitue le pivot du raisonnementde Maurice Molho, mais surtout parce qu'elle met en cause la si-gnification et la portée idéologique du poème. Car si l'on admetl'explication de Maurice Molho, la première Solitude devient ipsofacto et exclusivement, compte tenu de la signification habituellede la vie pastorale au XVIIème siècle, un éloge de la vie primitive(non un refus mais une fuite de la vie de Cour, fuite dans le mon-de irréel, dans le mythe archaïque de l'âge d'or. Or s'il est vraique cet éloge de la vie primitive existe bien, aux vers 94-135(sur un mode d'ailleurs très négatif, qui met toujours au premierplan la condamnation de la vie de Cour), il n'existe que commeharmonique de l'éloge de la Solitude, comme prélude à une longuedescription de la vie rurale très contemporaine. Nous retrouvonsici, comme partout dans son oeuvre, un •don Luis de Góngora bien an-cré dans son temps, en dépit, ou plutôt à cause de son refus de lavie madrilène. C'est la réalité (quel que soit le déplaisir que ce

voir ce qu'impliquait cette notion avant Gdngora (voir n. précéden-te) et après lui, en France notamment, où les mots "désert" et "so-litude" apparaissent fréquemment dans la littérature du XVIIèmesiècle. Croit-pn, par exemple, que les Solitaires de Port-Royalvivaient au fond des bois ? Ou qu'Alceste, lorsqu'il propose àCélimène d'aller vivre avec lui au "désert", songe à installercette élégante parisienne dans une hutte de branchages ? Voir Lesobservations très suggestives d'Edouard Lop et André Sauvagedans leur édition du Misanthrope (collection Les classiques du peu-ple, Paris, Editions sociales, 1963; 223 p.), pp. 75-77.

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mot peut causer à Maurice Molho), la r é a l i t é du XVIIème s i èc le( s ty l i sée , idéal isée ce r t e s ; j ' e n ai assez longuement discutéa i l l eu r s ) qui est constamment présente dans les Soli tudes.

p.114 Maurice Molho nous propose maintenant une nouvelleéquation :

-6u6-6Ícuice )me.

"7° Me-i v2A4 kacontent [ion : AepAéAentation depcu> d'an pQAe.gA.in íAKant, pAo-fa.gon-66-te de. mon poè-

2° Me¿ veju, ¿ont \ion : *e.pAZAenta£ion d'¿de.nti.ti)l<u> pat, d'an péAÍQAin ZAiant, qui n'<u,t au t te que mo-t-même."

Ici aussi, on peut être d'accord sur la première équa-tion, qui se borne a nous dire en français la même chose queüdnyora en espagnol, mais non sur la seconde, surtout quand onvoit la portée que Maurice Molho lui donne, et les conséquencesqu'il entend en t i rer :

"MaL*> peAeçjAino évoque a.uM>i, dam la langue c¿a¿-•i^Que, la qualité, de. ce qui e.*t Aasie., QjtAange, hotii du commun, e.t,paA ¿à-même, "précieux" : il dé.¿igne. à tout inAtant 1'inoAdinaÁAZ,le. ¿upeAlatÁ-t,, l'inouï. En 6e qualifiant explicitement de peAeçtKinole poète accuse. *>a piopie diUéAznce, l'inigalable peA&e.ction de•ion gé.nie, e t , du même coup, ¿a solitude.."

I l est d i f f ic i le d'accumuler, en si peu de lignes, autantd'erreurs :1"- Qu'il soit bien c la i r d'abord, que, li t téralement au moins, Gón-gora parle de son héros, non de l u i . Le peregrino c 'est un naufra-yé jeune, beau et. noble, ce n 'es t pas Gdnyora (même s ' i l lui prêtesouvent son propre regard, ses propres émotions). Rien dans le tex-te des deux Solitudes n 'autorise une toi le identification.2°- Peregrino dans ce vers est substantif ("un peregrino"); dans cecas i l n'a jamais le sens de "singulier" ou, si l 'on veut, de"génial", qu ' i l peut avoir quand i l est adjectif, et qu ' i l a, parexemple, dans le sonnet "Hurtas mi b u l t o . . . " , que Molho ci te ennote à ce propos. Comment un aussi fin l inyuiste a - t - i l pu commet-tre une erreur lexicale aussi grossière ?3"- Voit-on Góngora faire allusion à"l ' inégalable perfection de songénie" dans une dédicace, e.t imagine-t-on les quolibets que lui au-rai t valus parei l le forfanterie de la part de Jáuregui, Quevedo,Lope, e tc . ?

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V- Le rapprochement entre la notion de génie et ce l le de sol i tudeest d'essence romantique e t ne peut en aucune façon s 'appliquer àGdnçjora (43) : un poète n ' a pas , par rapport à la société dans l a -quelle i l se trouve, l es mêmes réact ions au XVIIème s ièc le et auXIXème, pour la simple raison que ce t t e socié té es t a r i s tocra t iquedans le premier cas, bourgeoise dans l e second. De surc ro î t , lemot "sol i tude" désigne, nous l 'avons vu, la campagne en général,et même s i , comme le veut Maurice Molho, i l désigne les forê ts , i ln 'a jamais dans le contexte du poème ce-sens négatif d'isolementindividuel.

Conclusion : le diagramme de la p . 115, déjà gravementendommagé, me para î t totalement hors d 'usage. Travail à r e f a i r e .

Cette "cohérente expl icat ion" des quatre premiers versde la dédicace des Soli tudes e s t confirmée, nous d i t pourtant Mauri-ce Holho, par le sonnet "Restituye a tu mudo horror divino" de1615, auquel i l consacre l es pages 119-130 de son étude. L'idéeen soi n ' e s t pas mauvaise, car i l es t vrai que ce sonnet peut ê t r eéejairant et q u ' i l mérite plus d ' a t t en t ion qu'on ne lui en a accor-dé jusqu'à présent . Malheureusement 1'exégèse de Molho ne r é s i s t epas à la lecture : e l l e es t viciée par un contresens général, quifausse l ' i n t e r p r é t a t i o n de tout le second quatrain, et par unesér ie d 'e r reurs dispersées sur le res te du sonnet. ( J ' a i l ' a i r derabâcher, et je m'en excuse : j e ne m'obst inerais pas h r e c t i f i e r ,s i d 'au t res ne s 'obs t ina ient pas à se tromper.) Voyons d'abord lesecond quatrain :

Prudente cónsul, de las selvas diño,de impedimentos busca desatadotu c laustro verde, en val le profanadode fiera menos que de peregrino.

Le contresens consiste à faire de "prudente cónsul" un vocatif,alors q u ' i l es t sujet , et à i den t i f i e r "cónsul" et "soledad" :

(43) "Tout se passe comme s i l es c r i t i ques contemporains s ' e f for -çaient d ' in t rodui re Góngora dans un univers de pensée qui n ' e s t pasle s ien , mais le leur propre, émanant, en plein XXèroe s i è c l e , d'uneproblématique qui ne s ' e s t f a i t jour que t r è s tard dans l ' h i s t o i -re de la pensée occidentale . En d ' au t re s termes, i l semble qu'undéfaut grave de ces études gongorines qui nous sont o f fe r t e s , e s tqu ' e l l e s sont anachroniques."

I I es t savoureux de trouver ce t t e description s i p e r t i -nente de l'anachronisme sous la plume de . . . Maurice Molho l u i -même (p. 97).

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"La Solzdad, commz Poltion, ut pAadzntz córual,paAcz qu'zllz hait AZvivAZ l'âgz d'oA. Ettz Iz iZJia davantagz znco-AZ *>l zllz pAZnd la iagz zt pac¿h¿qaz AZAolution ( . . . ) quz lui -6ug-gZAZ Iz poztz : caA Iz pozmz - la -bilva - z¿t de Icui MlvaA digno,c'ztt à d¿AZ dignz de la ¿olzdad natuxzllz où ¿l tAouvZAa, ¿'¿liz llbzAZ du zntAavzA du mzttz -de ¿mpzdA.rre.ntoj> dzAatado - ¿adzmzuAz vz/iitablz : la vzAtz znczlntz dz la izlva.. [...) TAarupa-Azntz alluAion à VzxoAdz dzA SolzdadzA ! Le pZAZgAino dont ilZAt ¿ci hait mzntion n'tAt autAZ que Iz poztz •¿iM.-mëme . . . " ( p . 124).

On voit comment, pour trouver une confirmation à une in-terprétation erronée de la dédicace et à une vision aberrante del'ensemble des Solitudes, Maurice Molho est amené à torturer letexte de ce sonnet pour lui extorquer un témoignage. Pourtant i lavait été bien orienté, dès 1959, par Marcel Bataillon consulté surce point, ainsi qu' i l le dit lui-même (pp. 137-138, n. 45bis).Avec un sûr instinct d'hispaniste rompu aux textes du Siècle d'or,Marcel Bataillon, qui n 'é ta i t pourtant pas gongoriste, avait vud'emblée la construction de ce quatrain : "Un prudente cdnsul, dig-no de las selvas, busca, desatado de impedimentos, tu claustroverde, oh Soledad . . . "

Restait à savoir qui était ce "prudente cónsul". MarcelBataillon pensait que c 'é ta i t le duc de Béjar, dédicataire des Soli-tudes. Compte tenu de la personnalité du duc de Béjar, c'est peuvraisemblable (44). Je répète que Marcel Bataillon avait bien ledroit de se tromper sur ce point, étant donné qu ' i l ne prenait pasla responsabilité de publier un ar t icle sur Gdngora. Mais MauriceMolho qui publie ce texte pour la troisième fois, aurait pu pren-dre la peine d'ouvrir au moins une fois le seul commentaire exis-tant de ce sonnet, celui de Salcedo ( t . I I , pp. 615-619) : i l yaurait vu que Gdngora fait ici allusion au savant (prudente) jur is -te (cdnsul) Francisco de Amaya, professeur à l'Université de Sala-manque (claustro), qui revenait quelquefois è Antequera, sa patrie,lorsqu'il était libre (de impedimentos desatado), et qui préparait

(44) C'est également au duc de Béjar que Cervantes avait dédié, ququelques années plus tôt la première partie du Quichotte. Voir àce propos la note détaillée de Rodríguez Marin (t. I , pp. 11-12de l'éd. Atlas), qui achèvera de convaincre le lecteur que le ducde Béjar ne pouvait, même avec beaucoup de f la t ter ie , être t ra i -té de "prudente" ni de "cónsul".

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ane réponse à l ' A n t i d o t e de J á u r e g u i ( 4 5 ) . Très l i é , ne l ' o u b l i o n spas, à Jáuregui dont i l évoque l'amitié presqu'à chaque page, Sal-cedo savait de quoi i l par la i t .

Il est curieux que l 'attention de Maurice Molho n 'a i tpas, un jour ou l 'autre, été at t irée sur ce point, car ces rensei-gnements ne se trouvent pas uniquement chez Salcedo : i l s ont été •repris dans un certain nombre d'ouvrages fort classiques, à com-mencer par un trai té de Lucien-Paul Thomas qui, dès 1909, signa-lait que ce sonnet est dédié à Francisco de Amaya (46). On retrou-ve la même information dans le Vocabulario de Go*nqora de BernardoAlemany y Selfa, publié en 1930, au mot cónsul : "Alude Gdngoraal doctor D. Francisco de Amaya, que salid en defensa de la Sole-dad primera" (p. 252b). Et en 1967 encore . . . mais ne parlons pasde travaux trop récents que les collaborateurs de ce trois-cent-cinquantième anniversaire n'ont peut-être pas eu le temps de l i -re . . . Comme le dit (presque ) Gcîngora dans ce même sonnet,

tan sorda orejatiene la Facultad como el desierto.

Voilà qui m'amène à parler de la"variante intéressante"de l 'édition Mille, où le mot "queja" est substitué à "oreja" :

tan sorda quejatiene la soledad como el desierto,

leçon adoptée par Darmangeat dans sa Divagation (p. 34), et commen-tée par Maurice Molho p. 126 :

"La lzç.on de. ¿'édition HLllé. Gimtnzz, nzttzmentmoiru, polzmique., paAaZt plu¿ gAavz e-t pliu, belle, datu, ia doulouAZu-iz inàpination. ( . . . ) La plainte. ¿olitaiAZ e-t noAtalgiquz - ccllzde la touAteAzllz, ujmbotz de la ¿olÁtudz, et czllz du poètz mzuA-txi pan. Vindillzn.zncz hoàtLZz dej, hommzA - <ut à pe-tne aixdiblz[60Ada quzja) comme, un ¿oupin. de. la &oAê.t qa-L t>'ztou.Hz ¿ou* l'ie.uA du bkanche-i. "

(45) El Antiantidoto, dont le texte ne nous est pas parvenu, quoi-que les polémiques de l'époque le mentionnent assez souvent. Maisnous connaissons les premières réactions de Francisco de Amaya àla lecture du pamphlet de Jáuregui ,: elles nous ont été conservéesdans les marges d'un ms. de la B.N.M. (voir L'Antidote de Jáureguiannoté, étude déjà c i tée) .

(46) Le lyrisme et la préciosité cult is tes, p. 104. Et que les col-laborateurs de ce numéro spécial ne viennent pas me dire que cetouvrage est dépassé, puisqu'ils en recommandent l'étude à leurs lec-teurs dans la Bibliographie finale (pp. 145-146) : sur dix t i t rescités, deux (soit le cinquième) sont de Lucien-Paul Thomas!

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C'est fort bien dit, au point que, convaincu par les cha?-roes de son propre style, Maurice Molho finit par adopter définiti-vement cette leçon dans le texte et la traduction qu'il reproduità la fin de son étude, p. 133. Mais que de temps perdu inutilement!Quiconque a tant soit peu pratiqué l'édition Mille sait qu'ellereproduit fidèlement le texte du ms. Chacdh tel qu'il a été impri-mé en 1921 dans les tomes I et II de l'édition Foulché-Oelbosc.S'il arrive à Mille de s'écarter de Foulché, il s'en expliquetoujours très clairement en note. Il n'y a aucune note à ce vers,ce qui veut dire que cette "variante" est purement et simplementune erreur; erreur non de Mille, mais beaucoup plus banalementd'un moderne typographe madrilène, qui ne pensait sans doute pasinspirer de si touchantes réflexions à un professeur de la Sorbon-ne (47).

Il y aurait également beaucoup à dire sur l'interpréta-tion du premier quatrain (pp. 121-123), dont pratiquement tout està reprendre : les hierros breves ne sont pas les contraintes mé-triques, mais les barreaux de la cage, et, par jeu de mots, lespetites erreurs (yerros breves) que certains critiques malveillantsont reprochées au poème; ladino ne signifie pas "éloquent","disert",mais "qui parle bien l'espagnol" (voir Covarrubias), et répond àces mêmes critiques qui ont trouvé incorrectes certaines tournu-res; lisonja a un sens très particulier (le cadeau qui fait plai-sir), fréquent chez Góngora; la notion de silence a chez lui uneextension beaucoup plus grande que ne le croit Molho, etc. L'in-terprétation littérale de ce sonnet exigerait plusieurs pages, etje préfère y consacrer une étude séparée : que le lecteur patienteun peu, s'il n'est pas encore saturé de Gdngora et des gongoris-tes. J'ajoute que je ne me fais pas fort de tout expliquer : jevois encore quelques zones d'ombre dans ce sonnet, où l'enchaîne-ment des idées, tres elliptique, est parfois ambigu, dans les ter-cets notamment. J'espère du moins, si je ne parviens pas à toutélucider, donner à d'autres une base de départ solide pour allerplus loin, jusqu'au bout si possible : c'est cela,la recherche.

pp.131- Texte et traduction de la dédicace des Solitudes. Cette132 traduction, qui fut publiée en 1966 dans la Revue de Poésie, et

en 1970 dans la Collection Ducros, est l'oeuvre de M. Deguy, F. Fé-dier, G. Iommi, R. Marteau, E. Simmons et H. Tronquoy. Elle n'estdonc pas impulable à Maurice Molho; mais du moment que celui-ci

(47) Bien entendu, aucun manuscrit, aucune édition ancienne ne don-nent la leçon adoptée par M.M.

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.1 .VIMES

ci jugé bon de lu îvprodui rr> on ¡innexe et à l 'appui de sa démons-t ra t ion , on prut f-upppivr q u ' i l lu juge s a t i s f a i s an t e . En ce cas,le noiní qu'on ;\ii:¡;-.o uire er.t q u ' i l ne s ' e s t guère montré exigeant.

Les t r.nkii-teiirr- ont adopté le fractionnement du texteen lrfisueü. -vus an (-.oint par Orîmaso Alonso, i l y a cinquante ans,dans un Dut de c l a r t é . Tri'S bien ! Mais alors pourquoi trouve-t-oncinq la isses dans le t e \ t e reproduit par Europe, ainsi que dans latraduction, a lors q u ' i l n ' \ en a jamais eu que quatre dans les d i -verses éditions oe Oéri-i::o Alonso ? Pourquoi ? Tout simplement par-ce que dans l ' éd i t ion de 1927 (a ins i que dans ce l le de 1936, dontle format est identique1*, les hasards de la typographie voulurentque le vers 20 \>" del oso que aún besaba atravesado") se trouvâtau bas de la p. 41 . de sor te que le vers 21 (" la asta de tu lu-ciente jabalina") se trouvait au début de la p. 42. Et, malgré laponctuation t rès exp l ic i t e de Dámaso Alonso, malgré la s tructureévidente de la phrase, nos six traducteurs réunis , prenant celapour une coupure, ont froidement séparé le verbe ("besaba") de soncomplément direct ( "as ta" ) . Dira-t-on que je suis sévère, s i jelaisse venir sous ma plume le mot "incompétence" ?

Et dira- t -on que je su is t a t i l l o n , s i je remarque unecoquille qui fausse le sens de tout un vers ("l 'expose" pour " t ' e x -pose", v. 10), qu ' i l y a au vers 9 une faute d'accord ("où la cor-ne par l 'écho répété", pour "répétée") qui constitue un contresens,ou que c ' es t une inept ie de faire de Tormes un p lur ie l ("donnentaux Tormes")? Pourquoi t raduire au vers 16 "en cuanto" par "dès que"alors qu ' i l s ignif ie évidemment "pendant que" ? Pourquoi mettreune majuscule à "arrima", au vers 13, a lors que la phrase cont i -nue ? Pourquoi avoir supprimé progressivement (car i l en subsistecurieusement quelques-uns dans la première moitié) tous les signesde ponctuation, au point de rendre ce t te traduction radicalementincompréhensible pour un lec teur non hispaniste ? Pourquoi ? (48)

(48) Je m'en t iens aux erreurs élémentaires; i l y a des d i f f icu l tésplus sérieuses dans ce texte qui n'ont même pas été entrevues. Aquoi rime, par exemple, ce "qazon de grainens non dénué" (el degrama césped no desnudo) du vers 29 ? Le duc de Béjar se lamenterait-i l , t e l un moderne banlieusard, de voir sa pelouse envahie par lechiendent ?

Contrairement a ce que croient les traducteurs réunis,césped s igni f ie rarement "gazon" au Siècle d 'or , et plus souvent,comme le l a t in caespes dont i l dérive, "motte de t e r re en formede brique" (Gaffiot), "terrón con rayzes" (Nebrija), "une mottede te r re avec des racines d'herbes ou d'espines y attachées"(Oudin). Le Diccionario de autoridades précise : "puede servir parafortificación y otros usos" et c i t e deux exemples à ce propos :

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On n'en finirait pas de s'indigner ... Mieux vaudrait finir surune note gaie, en relisant, p. 70 de ce même numéro, le début del'article de Michel Deguy, chef de file de ce groupe de traducteurs

"Je izpaAi d'unz allusion à wn tnavait collectif,(/tuctueux pouA "nou¿", rmU-i tAop peu -temaACfiié : le n° 60 de la.Revue de poéM.e dédié à Gónooha, covKstAuit pA-incipaZunnt autouAd'une traduction collective de la pAemièAe solitude."

"Travail fructueux", "travail trop peu remarqué" : avecquelle ingénuité ces choses-là sont dites (49)!

Courage, lecteur ! Le plus dur à avaler reste au fond dela coupe.

ANACHRONOLOGIE

Bernard Sesé : Luis de Gdnqora y Arqote et son temps.On ne demande pas à l'auteur d'une chronologie d'être ori-

ginal ni d'en savoir plus que les autres : on attend seulement de

"cabanas hechas de ramos y céspedes", et "el altar era un céspeddesaliñado". Le deuxième exemple prouve que césped, au singulier,peut désigner aussi toute construction faite avec des mottes.

Dans le texte deGiángora le mot désigne la margelle suré-levée de la source ("la alta cenefa de la fuente"), sur laquelle leduc vient s'asseoir, ou s'allonger. L'herbe prélevée avec les mot-tes l'a peu à peu recouverte, au moins partiellement, de sorte quece césped, cette petite digue de terre est maintenant assez verte("de grama no desnudo") pour qu'on ait plaisir à s'y étendre. Onremarquera la précision, en peu de mots,du décor évoqué, constantechez Góngora : tout le contraire des "a bstra ctions", des " archéty-pes" et des "universaux".

(49) L'étude systématique des traductions de Gángora (pas seulementen français : je pense par exemple à la traduction des Solitudesen vers anglais réalisée par E.M.Wilson et à celle, plus récente,de Cunningham, en vers anglais également) n'a jamais été faite.Ce pourrait être le sujet d'un travail fructueux.

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lui qu'il sache choisir des sources d'information dignes de foi(en l'occurence, une petite histoire de la l i t térature espagnole,la biographie d'Artigas et l 'édition de Mille pouvaient à la r i -gueur suffire), et qu' i l prenne la peine de transcrire correctementdes noms, des dates, des t i t r e s , et de résumer des faits en unephrase sans les déformer. Faut-il croire qu'un tel travail est au-dessus des forces d'un gongoriste parisien ? Qu'on en juge :

7 561."!...) Il lit 4U hunanitti au. Collège duJuuiteA de la villa.."

Pure hypothèse d'Artigas, qui avait besoin de remplirquelques payes. Rien ne le prouve; ce qui est sûr en revanche,c'est que, dans ses vers et dans sa correspondance, Góngora témoi-gnera souvent de l 'hos t i l i té aux Jésuites.

7 576."Gônc.oAa a Aeçu 1<U> OACLAZA minewii a{,in depouvait AÍCZVOÍÁ quelques béné.¿i.ce.4 et AenteA eccl'teiaitiquzA quilui a léguÍA un oncle mateJine.1 . . . "

Bernard Sesé en parle comme d'une portion congrue, alorsqu'il s 'agit de revenus très importants.

"Pè-4 cette époque, le. jeune homme. acquieJit danA leAceAcle-i HttbiaJjieA et aAi.itocAaXA.queA de Salamanque une. liputationd'txzzllznt poète; il ícAit aZoii, de-ó -bonnets peXxoXqui^aMÙ et dp-ièce-6 en mette couAt (letAillcu> e.t Aomonce-ó] de -6aueuA l i

En 1927 déjà ces informations étaient dépassées : elleseurent cours au XVIIIème et au XIXème siècle, et reposaient sur lacourte et pompeuse biographie de Pellicer, qui est trùs peu sûre.Nous ne savons rien sur les fréquentations de don tuio à Salamanque,ni sur ce qu'il put écrire pendant ses études, ni même s ' i l écrivitquelque chose : ses plus anciennes poésies datées (quatre romanceset une eancirfn) sont de 1580, année où i l quitte Salamanque.

"De ISiû date -6on pKemieA poème imprimé . . . "

Ce n'est pas un "poème"; c'est la cancióq dont je viensde parler : quatre strophes de treize vers.

"Revenu à CoAdoue. I75S7), il y Aeç.oit le* oAdAej>mcLJeuÂA; ¿on oncle fAa.nc.iAco lui a légué ¿a. chaAgz de pAibendiZA."

C'est seulement en 1505 que don Luis devient officielle-ment membre du chapitre. La rectification est importante, car onconstate que ses sonnets pétrarquisants s'échelonnent de 1582 a 15ÍÍ5,

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Robert JAMMES

période où iJ est encore, jusqu'à un certain point, disponible.Après 15B5, i l semble avoir dépassé définitivement cette concep-tion aliénante de l'amour. Il est vraisemblable que son entrée enfonctions au chapitre est pour quelque chose dans cette évolutionvers une sorte de maturité sentimentale.

15&5." Saintz TkzAZiz, Chzmin de peA^zction."

C'est se moquer du monde ! Que vient faire ici Sainte;Thérèse, alors qu'elle étai t morte depuis t rois ans ?

75£7. ( . . . ) "Un AappoAt dz FAanciico Pachzco,normé évêque de CoAdouz zn 75*7, dinoncz cependant la nzcticznczda -Í,ÍZUA G éngoAa dan¿ l oMiitancz. aux ol&icZA divivu>..."

J ' a i déjà c r i t iqué (p. 4 et 5 ) ce t t e façon de prénen-ter les choses. Autre erreur à corriyer : la v i s i t a en questioneut l ieu en 1580-15H9, et non en 15G7.

15SS."Saintz ThzAèiZ, Libio dz m vida, i/( -4-ic I Leu, Motadas ."

CncorR Sainte? Thérèse ! Je rappelle qu ' e l l e é t a i t mortfïen 15(12; le Cast i l lo inter ior o t ra tado de las moradas doit daterde 1577: quant au Libro de su vida, i l fut rédigé entre 1562 et1566, soi t 22 ans plus t ô t . Je plains les éludianto qui uti 1 iüero-ínette chronologie.

HOZ." Gaznan dz Ái{laAachz 12ème paAtxe.)" Et plu;;l o i n , ù l ' a n n é e 1605, "'•\CLIZO \lzmin,Gu.znÁ>~dz AljaAazhz I "¿me -oaA-tiz)."

Le lecteur va se demander quelle dute est la bonne.Eclairons-le : ]a seconde partie du Guzmán a bien été publiée on1605. €n 1602, c'est Juan Marti qui avait public1, ROUFS le pseudony-me de Mateo Lujdn de Sayavedra, une deuxième partie apocryphe.

1603." Lon$ -JéjouA à ¿a. COUA, iw^tjxílÍA. à Vailadc-lid; dz bAitfanti ZApAiti ïa d-izqazntaizttt atoA* : CzAva.nte.-i, Vi-czntz Etpinzi, HuAtado dz Mendoza".

Hurtado de Mendoza ? Lequel ? Dioyo Hurtado de MendoznC1503-1575) é t a i t mort depuis 2!: anf.; quant à Antonio, né vers;15H6. il devait avoir 17 ans en 1603. C'était, peut -ê t re déjà unesprit bri l I tint, mais il enl peu prcibablc <|iii- (liingora l ' a i t romoiqut; on 160?.

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76 Robert .1.VIMES

"Peux tecuetf j de. ce femp-6 contiennent des oeuv-te-ilie fn { .- '¿Hcies de y ce tai ¿divytxei de PedAo Eipinota. ( . . . ) et ¿a.•seconde >\x\tie du Románcelo i C

C'est vrai des Floreo, qui publient en effet 37 poésiesde Góngora: ruis la Segunda parte del Romancero general, publiéeelle aussi en 160'', n'en contient que 6; en revanche, le Romancerogeneral de 1604 en contient 34, sans compter les poésies attribuées.Il ne faut pas confondre entre eux ces importants recueils.

"i.'aj:iîcc suivante {1604} il e-st de AetouA à COA-Jcuc". Tout indiaue qu'il est de retour à Cordoue à la fin de 16U3.

"les ivuaíiC s se pouAMiivent : BUAÇOA, SalvatieAAa.,Pcntevcd\.i. Au cents de ce do.<\nie\ veyare, il tend visite au comtede Lcn-.cs."

3urqos. Salvatierra et Pontevedra sont ley étapes d'unseul et irire vc>age. effectué en 1609 (Góngora est à Pontevedra le3 juin!, liernard Sesé a lu Artigas en diagonale.

"i^iii, un ¿éjoiiA à kh.dx.id 1/609)..."

Ce séjour à Madrid fait lui aussi par t ie du même voyage,ûrfngora f i t même deux séjours a Madrid en 1609, l 'un à l ' a l l e r , du6 au 13 a v r i l , l ' a u t r e plus long, au retour de Pontevedra ( j u i l l e t ,août et septembre 1609, et peut-ê t re octobre). Ce ne sont pas desimples précisions d 'ordre anecdotique; Cóngora a éc r i t en 1609quantité de poésies en l i a i son avec ce voyage : contre Cuenca, con-t re Madrid, à Pampelune (où quelqu'un éc r iv i t aussi un sonnet con-t re l u i ) , au comte de Lemos, contre la Galice, à sa lointaine Cor-doue q u ' i l idéa l i se plus que jamais . . . On no peut pas comprendreces poésies s i on ne les s i tue pas correctement.

à Coidou.'c, où a lieu en 161Ô une joute poé-tique en ¿'honne.uA de Saint Ignace de Loyola."

Le retour à Cordoue est antérieur au 27 novembre 1609.Quant à la joute poétique, c'est à Séville qu'elle a lieu, et nonà Cordoue : il eût été impensable qu'une cabale littéraire puisseêtre organisée contre don Luis dans son propre fief de Cordoue.

"Juan de JÓMAÍCUÍ AempoAte le pAix.".

Non ! Le prix (du sonnet, car il y eut. plusieurs épreu-ves) fut attribué à un certain Bernardo Luis de Cárdenas, pour un

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mauvais sonnet en jargon basque (50).

1612." Aprèi un brz¿ voyage à Madrid, Gónqora ieretire à la campagne., dam une pn.opn.ie.ti appartenant au chapitrede. la Cathédrale de. Cordoue, la. Huerta de San MOACO-Ó."

Le voyage à Madrid de 1612 n'est pas prouvé. La proprié-té s'appelait (et s'appelle encore) Huerta de don Marcos, et nonde san Marcos. Ce n'est pas en 1612 que Gdngora s'y instal le : i ll 'ava i t louée dès 1602, et i l y fa i t très clairement allusion dansles tercetos de 1609.

Solitudes devaient comprendre quatre. chantt>."Ce n'est pas sûr; c'est une hypothèse des contemporains.

"te -iccmdale éclate auMitôt, départageant adver-saires et admirateuAi du poè-te; partliauM du cuttidme. (ou cuítíra-niAme) ou partiiani du conceptiime [division au dune.uAant f¡oit OA-bitAo-Ue)."

Pourquoi continuer à propager des idées fausses, quandon sait qu'elles sont fausses ? L'opposition entre "cu l t is tes" et"conceptistes" est une des plus désastreuses inventions de la c r i -tique du XIXème siècle, et l 'on peut dire que tous les historiensde la l i t té ra ture qui ont u t i l i sé ce cr i tère se sont, sans excep-t ion , fourvoyés. On pourrait , en faisant la revue de leurs erreurs,réunir un volumineux sot t is ier où l 'on trouverait les légendesles plus abracadabrantes (menaces de mort contre Rioja poursuivipar la haine des cu l t is tes, duels et même batai l les rangées entreles deux clans dans les rues de Madrid, etc.)

î611 ."L'ordination MLCindotaZi qu'il rzcoit alor*permet à Góngora de peAcevoit la mugre rente de 15.000 naravedi-iannueZi. "

15.000 maravedís faisaient à peine 40 ducats, alors queses bénéfices cordouans l u i en rapportaient 2.500. Ce n'est doncpas pour cette raison que Góngora s'est fa i t prêtre. Voir plushaut, p. 5.

(50) Voir L"*Antidote" de Jáuregui annoté par les amis de Gdngora,pp. 200-201, n .11 .

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78 Robert ¿TAMMES

"CeAuaitte-6, Lo-b tAabajot de VZA-ÍIÍU i¡(erf. potthume.1".

Que de scrupules tout-à-coup ! L'édition du Persiles n'estposthume que de quelques mois, alors que celles de Sainte Thérèsel'étaient de plusieurs années et qu'on n'en a rien dit. . .

1618." Saint Jzan de la OLOÍX, OZUVKZA Apinituzlli*."

De plus en plus fort : Saint Jean de la Croix étai t mort27 ans avant, en 1591.

7679-762T." A l'avinzmznt de Philippe. If, II {O.VOA.1,It Comtz-Vixc d QlivaAZ* qui cheAche. à JOUZA IZA mécè.ne-&, vzut AtgagniA IZA ($aueu -6 de Góngo-ta. Cilui-ci cQ.pznd.ant pouA plalui au Koi,giami amieifi de -t/iéâtte, compose deux come.dia-6 mékiocAU : Lcu>jlimA di ï^abzla. e-t El doctoA CaAlino."

Renversant ! En s ix l iynes , une charre tée d ' e r r eu r s !Ces deux comedias ont é té é c r i t e s en 1610 et 1613 respectivement :Pourquoi en par le r i c i , e t pourquoi mentionner le nom de Phil ippeIV ? E l l e s n ' aura ien t pu, en toute hypothèse, ê t r e des t inéesqu'à Philippe I I I , monarque bigot qui n ' a u r a i t sans doute pasapprécié l e s gau lo i se r ies t r è s poussées du Doctor Car l ino . Affir—mer que ces deux comedias sont médiocres, c ' e s t avouer qu'on neles a jamais l ues , e t qu'on n ' a r ien lu à leur s u j e t . Dire quele tout puissant Olivares (qui a eu, en e f fe t , des bontés pour(¡óngora) "cherchait à se gagner ses faveurs" e s t à la l imi te dugrotesque.

162S." Qu<L\jtdo, CcLAtcu dzl cabollzAo de ¿a Tenaza."

Encore un anachronisme. Lesdites Cartas sont une des pre-mières oeuvres de Quevedo : e l l e s ont dû ê t re rédigées vers 1600.Même remarque pour La vida del Buscón,que Bernard Sesé si tue en1626, alors qu ' e l l e c i r c u l a i t manuscrite vingt ans plus t ô t , ainsique pour les Sueños,dont la rédaction dut commencer à peu près aumême moment...

7 627." Saint Jean cíe la Choix, Cantiquz ¿pini-tWLl." (51)

(51) Le Cantique s p i r i t u e l dut ê t r e é c r i t entre 1576 e t 1578.

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RETROGONGORISME 79

Bernard Sesé n'a pas voulu clore sa chronologie sansfaire un ultime effort pour se surpasser, et, ma foi, il y a bril-lamment réussi : cinquante ans de décalage, ce n'est pas à la por-tée du premier annaliste venu ! Dommage que sa chronologie n'aitpas embrassé aussi le XVIIIème siècle ! Nous aurions eu l'émerveil-lement d'y lire l'information suivante : "1779 : Cantar de mío Cid."

Si encore on pouvait, ces rectifications faites, consi-dérer cette chronologie comme utilisable ! Mais il y a tout ce queje n'ai pas relevé et qui, en privilégiant les aspects les moinspersonnels de l'oeuvre de Góngora, concourt à donner de lui l'ima-ge la plus académique, la plus conformiste, la plus vieillotte, laplus désolante, la plus fausse : celle d'un poète qui aurait vouésa lyre aux oeuvres de commande, aux strophes dévotes, aux jouteslittéraires, aux relations mondaines et è la vie de Cour; un mal-heureux poète poursuivi, de sa naissance à son lit de mort, par lesJésuites, par Sainte Thérèse, par Saint Jean de la Croix. Affreux !

Ü.UELQUES REFLEXIONS EN GUISE DE CONCLUSION.

Terminé ! Non, je n'ai pas envie de triompher : je suisplutôt navré, et d'abord d'avoir éreinté la revue Europe que, pourtoutes sortes de raisons, j'aime bien, et qui nous a donné, surl'Espagne et sur l'Amérique latine, tant de numéros intéressantset courageux. Navré aussi de constater que, de ces 146 p. de tex-te serré, il ne reste rien ,ou presque. Car, on l'a vu à chaque re-marque, je ne reproche pas aux auteurs de ce numéro de soutenirun point de vue différent du mien (plût au ciel ! . . . ) ; je leur re-proche des ignorances, des négligences, des erreurs, des contresens;je leur reproche d'avoir fait un travail inutilisable parce quescientifiquement nul (52). Pourtant ce n'est pas le talent quileur manque, ni la culture, ni la qualification professionnelle.Alors ? Alors il y a peut-être lieu de terminer par quelques ré-flexions sur les raisons de cet échec, réflexions que j'ai eu, dansle passé, cent autres occasions de faire, y renonçant toujours parpeur de disserter sur des vérités que je croyais premières. Aujour-

(52) J'excepte le passage que Maurice Molho consacre à l'histoirede la silva en tant que genre littéraire (pp. 108-110), qui rasseniTble des informations utiles.

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80 Robert-JAMMES

d'hui je me dis que ces portes ne sont peut-être pas si ouvertesqu'on croit ... Voici donc, sous forme d'aphorismes, quelquescoups d'épaule : si je les donne dans le vide (ma foi, tant mieux!),je vais me ridiculiser; si je me heurte à de fortes serrures, ilm'en cuira ... On verra bien.

I - Les textes ont un sens, voulu par leur auteur (53). Toute spé-culation qui ne se fonde pas d'abord sur une interprétation objec-tive du texte (je veux dire conforme au projet de l'auteur), outout au moins sur la recherche de cette signification, est par dé-finition nulle, et ne peut oervir de base à nulle discussion.

II - Corollaire : la recherche ou la prise en compte de significa-tions non conformes au projet de l'auteur (interprétations psy-chanalytiques, sens posthumes, etc.) est secondaire par rapportà la recherche de la signification initiale du texte.

III - La recherche de ce sens, même purement littéral, est souventlaborieuse; elle ne saurait se limiter à une méditation close surle texte; elle doit, surtout quand le texte a été écrit dans desconditions historiques différentes des nôtres, recourir à un en-semble de connaissances extrinsèques qu'on appelle érudition.

IV - Corollaire : ceux qui abordent l'étude d'un texte difficileou ancien (et à plus forte raison difficile et ancien) sans prépa-ration suffisante, en se fiant uniquement à leur intuition et àleur savoir-faire, courent le risque de se méprendre et de fairerire à leurs dépens.

V - L'érudition n'est pas un obstacle à l'émotion esthétique, aucontraire. Il est faux de prétendre, par exemple, que la poésieest étouffée sous le fatras des commentaires. La connaissance em-bellit les textes en leur donnant tout leur éclat; l'ignorance lesdéforme et les mutile (54).

(53) Ce sens peut être précis ou vague/ rationnel ou absurde, sim-ple ou multiple; il peut, à la limite, être inexistant, si l'auteurpar exemple, s'est amusé à aligner des mots pour leur sonorité,ou des lettres pour leur graphisme : mais ce non-sens lui-même, entant que voulu par l'auteur, est une signification que le lecteurdoit recherches (s'il y a lieu) et admettre en premier.

(54) Ce n'est pas abîmer les Solitudes que d'expliquer la portéeexacte, plus significative qu'il ne semble, de l'allusion à latroisième Eglogue de Virgile; ou d'indiquer que les "muettes étoi-

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RETROGONGORISME 01

VI - Corollaire : celui qui dépouille une liasse d'archives, poury chercher un minuscule détail biographique ou un éclaircissementchronologique, n'est pas nécessairement moins sensible à la beau-té d'un poème que celui qui se borne à en déguster les consonneset les voyelles pour en faire une paraphrase extasiée.

VII - Autre corollaire : il ne faut pas opposer, comme on l'afait trop souvent au niveau du C.A.P.E.S. ou de l'Agrégation, lalecture des textes et l'étude des travaux de recherche concernantces mêmes textes. L'expérience prouve en effet que ceux qui fontfi de la critique ne sont pas pour autant de meilleurs lecteursdes textes (55); on constate même parfois qu'ils ne lisent niles critiques ni les textes.

VIII - Le rôle du critique est d'abord de nous expliquer la pen-sée, les émotions, etc., d'un auteur, non les siennes propres. Au-trement dit : le but de la critique est de nous parler d'un texte,d'un auteur, non du critique. En s'imposant cette discipline, lecritique n'a pas à craindre de mutiler son intéressante personnali-té : on ne la verra que trop, quels que soient ses efforts pour ladissimuler.

les" sont les astres du firmament et non, banalement, les fleurs;qu'il faut voir, à travers le dindon, le paon; qu'il faut lire"el sol todo", et non "el sol todos"; ou de montrer que le décor dupoème est précis, concret, intense, et non abstrait, général etvague.

Ce n'est pas assassiner le Polyphème que de rappeler,dansun passage particulièrement voluptueux, la signification erotiquedu myrte. Ce n'est pas nuire au Panégyrique que de préciser que le"morbide cristal" concerne la beauté des femmes et non les ruis-seaux ...

Je m'en tiens intentionnellement à des exemples pris dansles pages précédentes : dans chacun des cas énumérés il est facilede voir comment l'ignorance affadit le texte.

(55) Voir pages précédentes, passim. Que d'erreurs auraient pu êtreévitées, si les auteurs de ce numéro avaient seulement pris la pei-ne de lire soigneusement toute l'oeuvre de Góngora, qu'ils aiment,disent-ils, et qui tient en un volume 1

Page 82: RETROGONGORISME NOTES SUR QUELQUES TRAVAUX RECENTS · douane de l'époque, 5 part deux ou trois vieux chanoines bigots, dont: les dépositions sont quelque peu hargneuses à son égard

82 Robert JAMMES

IX - Corollaire : lü recherche des effets do style est toujoursdangereuse chez un critique, car il risque d'en venir très vite às'écouter parler ou lieu d'écouter parler son auteur. Il ne fautpus confondre critique littéraire et création littéraire.

X - A partir du moment où l'on décide de se placer sur le terrainde la création littéraire, il est clair que chacun, rrtfme le criti-que professionnel, a le droit de parler de soi autant qu'il luiplaira. On lui demande seulement d'être intéressant. Dans sa Vidade don Quijote y Sancho, Unamuno nous apprend peu de choses sur lapensée de Cervantes, et beaucoup sur celle d'Unamuno. Le portraitqui orne la couverture d'Europe exprime Picasso plus qu'il n'expri-me GóViyora : mais c'est Picasso ! mais c'est Unamuno !

XI - La valeur objective d'un travail critique (j'entends, parexemple, le parti que pourra en tirer un continuateur) n'est pasnécessairement ni totalement liée à l'âge et aux opinions philoso-phiques de son auteur. Les travaux de Menéndez Pidal, voire de Me-néndez Pelayo, sont encore utilisables (au moins partiellement) partous, y compris par les marxistes, alors que des ouvrages plus ré-cents, écrits par des critiques soi-disant plus "avancés",ne lesont pas.

XII - Corollaire : la connaissance est toujours progressiste,quelles que soient les opinions politiques de celui qui la faitavancer. Seule l'ignorance est réactionnaire.

Robert JAMMES

Professeur à l'Université de Toulouse-le Ilirail.