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RÉSUMÉ

Malgré le mariage de sa mère Barbara avec un Fortune, Grant McClure ne s’est jamais considéré comme un membre de l’illustre famille, en dépit de tous les efforts qu’a fait celle-ci pour l’intégrer. Peut-être parce qu’il n’a jamais vraiment pardonné à sa mère de les avoir quittés, son père et lui, fuyant leur vieux ranch du Wyoming pour les lumières de la grande ville.

Comme son père, en effet, Grant s’est senti trahi, et plutôt que de suivre sa mère, il a choisi, à l’âge de quatre ans, de rester vivre avec son père, au milieu des montagnes qui l’avaient vu naître. Aussi, lorsque sa demi-sœur, Kristina Fortune, lui demande un beau jour d’accueillir chez lui sa meilleure amie qui traverse une grave crise morale et professionnelle, Grant est des plus réservés.

Car l’amie en question n’est pas tout à fait une inconnue pour lui. Et il doute qu’une jeune et jolie femme comme elle, citadine et amie des Fortune de surcroît, puisse trouver son bonheur dans un ranch comme le sien.

Chères lectrices, On dit toujours qu'on choisit ses amis, mais pas sa famille : on est

bien obligé de faire avec celle que l'on a. Certains ont l'occasion de penser cela plus souvent que d'autres ! Issue, quant à moi, d'une famille assez chaotique, j'ai eu la chance d'en acquérir une seconde, absolument merveilleuse, par mon mariage. C'est une sorte de clan énorme et joyeux qui pourrait rivaliser avec les Fortune au niveau des drames, tragédies, joies et espoirs partagés. Je ne me lasse jamais de les voir tous ensemble.

Nous n'étions pas nombreux quand j'étais petite, et les grandes familles m'intriguent et m'intimident toujours un peu. Aussi n'ai-je eu aucune difficulté à entrer dans la peau de Grant McClure, le fils unique de Barbara, à la fois atterré et amusé de se retrouver lié par le second mariage de sa mère à une famille aussi haute en couleurs. ¡Sur le plan romanesque, ce point de vue m'intéressait : il s'agissait, en effet, de montrer les Fortune à travers les yeux d'un homme qui n'avait jamais eu l'impression d'être vraiment l'un des leurs... jusqu'à ce qu'un legs inattendu lui démontre le contraire.

L'héroïne aussi m'attirait beaucoup : une femme flic, au bout du rouleau, qui a besoin d'un refuge après le meurtre de son équipier. Enfin, pour compléter le tableau, il y avait aussi joker, ce magnifique cheval qui n'est pas le moins attachant des personnages de ce roman !

En tout cas, quelle que soit votre propre ambiance familiale, j'espère que les Fortune vous plairont et que vous aimerez ce nouvel épisode de leur saga.

JUSTINE DAVIS

Si vous achetez ce livre privé de tout ou partie de sa couverture, nous vous signalons qu'il est en vente irrégulière. Il est considéré comme « invendu » et l'éditeur comme l'auteur n'ont reçu aucun paiement pour ce livre « détérioré ».

Cet ouvrage a été publié en langue anglaise sous le titre :

THE WRANGLER'S BRIDE

Traduction française de JULIETTE MOREAUX

HARLEQUIN ® est une marque déposée du Groupe Harlequin et Amours d'Aujourd'hui® est une marque déposée d'Harlequin S.A.

Originally published by SILHOUETTE BOOKS, division of Harlequin Enterprises Ltd. Toronto, Canada

Toute représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et

suivants du Code pénal. © 1997, Harlequin Books S.A. © 2000. Traduction française Harlequin S.A. 83-85. Boulevard Vincent-Auriol. 75013 Paris — Tél. : 01 42 16 63 63 Service Lectrices — Tél 01 45 82 47

47 ISBN 2-280-07710-8 — ISSN 1264-0409

JUSTINE DAVIS

Une épouse en héritage

AMOURS D'AUJOURD'HUI

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Les confidences de Kate Fortune « Que de retournements ! Dieu merci, la famille a découvert que

l'histoire de Tracey Ducet n'était qu'un tissu de mensonges. Je savais, moi, que cette femme cherchait uniquement à nous escroquer... puisque le véritable jumeau que l'on a kidnappé à la naissance n'était pas une fille mais un garçon. Je suis ravie qu'on ait découvert son manège avant qu'elle ne crée de sérieux ennuis à la famille.

» En revanche, je me fais beaucoup de souci pour Jake. C'est une épreuve terrible pour lui. Je sais très bien qu'il est innocent mais... comment le prouver ? Et comment l'aider ? Je crois qu'il va bientôt me falloir cesser cette mascarade et me montrer au grand jour. Mes enfants ont besoin de moi. Je dois être là pour leur venir en aide. »

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NEWS

ON EN PARLE CE MOIS-CI...

Incroyable mais vrai !"

Les événements s'enchaînent maintenant à un tel rythme chez les Fortune, que plus personne n'ose prévoir où tout cela va les mener. Car, outre le fait que le très distingué Jake Fortune vient de se voir arrêter pour meurtre, il est maintenant de notoriété publique que Tracey Ducet, la femme qui affirmait être l'enfant disparue de Ben et Kate Fortune, n'est vraisemblablement qu'un vulgaire escroc. Comment le sait- on ? A cause d'un nouveau scoop qui a dû faire l'effet d'un coup de tonnerre dans l'illustre famille: la

mystérieuse jumelle disparue à la naissance serait en réalité un jumeau — lequel jumeau ne serait autre que... Brandon Malone ! Oui, vous avez bien lu. Le fils de Monica Mallone et l'héritier des Fortune ne feraient qu'un. Le plus choquant est que Ben Fortune lui- même aurait cautionné l'enlèvement de son propre fils par sa maîtresse !

Décidément la vie dépassera toujours la fiction. A tel point que je me demande parfois si je ne devrais pas m'inspirer de tout

cela pour écrire un roman. Car avouez que l'histoire des

Fortune forme à elle seule un scénario extraordinaire ! Peut-être même pourrais-je proposer le sujet à Brandon. Je me suis laissé dire, en effet, que celui-ci essayait de faire carrière dans le cinéma et il y a là, non seulement la matière d'un film, mais celle d'un véritable feuilleton. On peut, quoiqu'il en soit, compter sur les Fortune pour nous trouver, à tout instant, quelque nouveau rebondissement !

A suivre... Liz Jones

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1.

« De deux choses l'une, se dit Grant McClure : ou elle est vraiment douée, ou je suis vraiment facile à manœuvrer. »

Il penchait plutôt pour la seconde hypothèse : Kristina Fortune avait toujours su quelle ficelle tirer pour avoir ce qu'elle voulait.

En fait, songea-t-il en sortant de la grange, la vérité devait se situer quelque part entre les deux. Il n'avait jamais rien pu refuser à sa demi-sœur Kristina, même quand il savait qu'elle le menait par le bout du nez. Celle-ci avait bien trop de charme, de gaieté, et de facilité à manipuler les autres... Sans méchanceté d'ailleurs.

Il avait donc cédé une fois de plus et, maintenant, il allait devoir accueillir une étrangère chez lui, pour un temps indéterminé. Il l'avait appris la semaine précédente. L'intruse arriverait aujourd'hui. Bien entendu, cela n'aurait pas pu tomber à un pire moment, pour lui comme pour le ranch.

Avec un petit soupir, il s'appuya à la barrière de l'enclos et tendit l'oreille : le camion du ranch était en train de s'éloigner pour aller chercher l'invitée surprise. Il serait de retour dans deux heures. Le petit Chipper Jenkins s'était mis dans tous ses états, à la fois fou de joie qu'on lui confie le nouveau camion et vexé qu'on l'envoie accomplir une mission aussi indigne d'un cow-boy : aller chercher une bonne femme à la gare !

— Hé ! Le chapeau de Grant lui bascula brutalement sur le nez. Il sursauta,

rattrapa son couvre-chef de justesse et se retourna d'un bond, pour se trouver nez à nez avec un magnifique cheval. L'animal hocha la tête et poussa une espèce de gloussement ravi.

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— Joker ! Apparemment peu impressionné par Grant qui le foudroyait du

regard, l'étalon secoua vigoureusement la tête, faisant retomber une mèche de son toupet sur son grand œil rieur — un œil cerné d'une tache claire qui ressemblait curieusement à un maquillage de clown. A croire que les caprices de la nature font parfois bien les choses, car jamais Grant n'avait connu un cheval pourvu d'autant d'humour. Aussi avait-il surnommé celui-ci Joker, le farceur.

Ravi de sa blague, le cheval souffla bruyamment en hochant la tête de haut en bas et le regard sévère de Grant vacilla.

— Espèce de vaurien, marmonna-t-il en se mettant à rire. Joker n'était pas un vaurien et ils le savaient très bien tous les deux.

C'était au contraire un modèle de perfection, ou presque ! L'étalon avait tout pour lui : des proportions splendides, la puissance, la rapidité, l'endurance et le souffle. Il avait aussi du cœur, du caractère et un charme fou. S'il réussissait à passer ses qualités à ses poulains, la fortune de Grant était faite. Les plus grands éleveurs auraient donné n'importe quoi pour l'acquérir. Pourtant c'était à lui, petit propriétaire d'un ranch inconnu perdu au milieu de nulle part, qu'avait échu cet animal de luxe, la classe incarnée.

« Merci, Kate, murmura tout bas le jeune homme. Je ne sais pas pourquoi tu as fait ça, mais merci, du fond du cœur. »

Il leva la main pour caresser le cheval et murmura : — Allez, viens, grand clown. Il faut que tu travailles un peu, ou tu vas

devenir paresseux, en plus. Joker souffla encore bruyamment et se remit à hocher la tête. Il

semblait d'accord, enthousiaste même. Grant se secoua. Encore un peu et il ressemblerait aux vieilles dames sentimentales qui parlent à leur chat. Chaque fois qu'il passait trop de temps avec l'Appaloosa, il se mettait à attribuer à cet animal toutes les émotions humaines. Jamais il n'avait fait cela auparavant, sauf peut-être avec Gambler, le petit chien de berger à l'intelligence si vive. Celui-là travaillait à égalité avec les hommes du ranch.

Oh, et puis quelle importance ! Puisqu'il parlait déjà avec son chien, pourquoi ne pas discuter aussi avec l'étalon, le trésor du ranch? Quelque chose dans le caractère du grand Appaloosa invitait à ces dialogues amicaux. Cela faisait dix-huit mois qu'il le côtoyait maintenant et il renonçait peu à peu à lutter contre l'inévitable anthropomorphisme. « Voilà ce qui arrive, pensa-t-il avec ironie, quand on vit trop en solitaire. »

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Près de deux heures plus tard, Grant lâcha le cheval dans le grand enclos pour lui permettre de s'ébattre en semi-liberté. Joker piqua immédiatement un galop en bondissant comme un poulain. Il avait travaillé comme un vrai professionnel et méritait bien cette récréation. Bien sûr, il faudrait le brosser de pied en cap tout à l'heure pour lui rendre sa robe luisante car il ne résisterait sûrement pas à l'envie de se rouler dans la poussière. Grant n'avait tout de même pas le cœur de l'enfermer. L'animal adorait se gratter le dos par terre et bientôt, l'arrivée de la neige lui retirerait ce plaisir pendant de longs mois.

On était déjà fin novembre. Dans ces hautes terres du Wyoming, le froid s'installait généralement avant qu'on n'achève la dinde de Thanksgiving. Cette année, l'hiver n'en finissait pas de s'annoncer, sans jamais venir tout à fait. Il y avait bien eu quelques chutes de neige mais cela tombait mollement sans conviction et fondait en quelques jours. Le véritable gel ne tarderait plus maintenant. La profonde couverture blanche s'abattrait sur eux, noyant tout le pays sous son épaisseur. Ses hommes et lui entameraient la longue traversée de l'hiver, quand la neige gêne la moindre tâche, le moindre déplacement, quand il faut travailler jusqu'à l'épuisement, simplement pour permettre aux bêtes de survivre jusqu'au printemps. Malgré tous leurs efforts, ils en perdaient toujours un certain nombre... Oui, les jours à venir n'allaient pas être des plus faciles, et la dernière chose dont il avait besoin, à présent, était de devoir jouer la nounou pour une fille de la grande ville qui...

Le grondement du moteur du camion interrompit ses pensées. Chipper était de retour.

— Et c'est parti..., marmotta-t-il. Il jeta le licol de Joker sur son épaule et se dirigea vers la grange

pour aller accueillir la visiteuse. Il aurait sans doute dû aller la chercher lui-même, par courtoisie, mais il avait décidé, un peu puérilement sans doute, de ne pas se plier à toutes les exigences de Kristina.

Il vit d'abord Chipper. Planté devant la portière du petit camion bleu, le garçon parlait à quelqu'un à l'intérieur en souriant largement, les joues rouges, l'air totalement ébloui. Grant fronça les sourcils. Cette petite chipie n'allait tout de même semer le trouble sur son ranch ! Puis la visiteuse sauta à terre à son tour et il comprit mieux l'expression du garçon. De longs cheveux blonds, attachés en queue-de-cheval. Un jean et une grosse veste de mouton. Pas une tête de linotte en jupe courte, piaillant déjà pour se plaindre du froid, de la route, du voyage... Non, une vraie femme, bien plantée sur ses deux jambes, habillée d'une manière sensée, regardant le paysage qui l'entourait comme si elle le

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voyait vraiment. En silence. Avec des yeux à damner un saint. Le vent vif ne semblait pas la déranger du tout.

Elle le vit à son tour et se tourna vers lui avec un petit sourire. Au bout de quelques secondes, la surprise élargit ses yeux et Grant s'aperçut qu'il la dévisageait, bouche bée, sans faire un geste pour l'accueillir. Il se reprit, mécontent de lui. Il n'avait pas voulu montrer sa surprise mais... elle était toute petite ! Pas seulement quand on la voyait du haut de son mètre quatre-vingt neuf, mais réellement minuscule. Tout en elle était petit, de son visage fin à ses pieds menus dans leurs solides chaussures montantes. Elle semblait délicate, presque fragile et les cernes sombres sous ses yeux ne faisaient que renforcer cette impression : elle avait l'air fatiguée, épuisée bien au-delà du physique. Grant sentit une angoisse fugace resurgir, quelque part tout au fond de lui : son père avait parfois eu cette expression pendant les derniers jours, cinq ans plus tôt.

Elle le regardait toujours et cette immense fatigue ternissait des yeux qui auraient dû être vert émeraude.

— Bonjour, Grant. Une voix douce, un peu enrouée. — Bonjour, Mercy, répondit-il tout bas. Le vieux surnom la fit sourire, juste un instant. — Plus personne ne m'appelle comme ça depuis que tu ne viens plus

passer l'été chez toi à Minneapolis ! — Minneapolis n'a jamais été « chez moi ». C'est seulement là où

habite ma mère. Elle regarda encore autour d'elle, comme si l'immensité de ce

paysage sauvage déroutait ses yeux habitués aux tours de béton et d'acier de la ville. Ici, les tours étaient faites de granit et de neige, et on les appelait les Rocheuses.

— Ainsi, murmura-t-elle, ta maison a toujours été ici. — Toujours. Il ne faisait rien pour masquer la ferveur de sa voix. Depuis sa plus

tendre enfance, il savait que cet endroit faisait partie de lui. Sa beauté sauvage lui parlait à un niveau tellement vital qu'il ne pourrait jamais — ne chercherait jamais — à lui résister.

— C'est donc ici qu'il fallait toujours que tu reviennes. Je comprends mieux maintenant.

Elle soupira, un soupir si faible qu'il le vit sans l'entendre. En apprenant par Kristina plusieurs années auparavant que sa

grande amie Meredith avait fait ce choix invraisemblable de devenir flic, il s'était simplement dit qu'elle avait dû beaucoup changer depuis ce

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dernier long séjour à Minneapolis. Tout au long des vacances, cette année-là, elle s'était accrochée à ses basques, une gamine fluette de quatorze ans, agaçante et tenace et pas plus grande que sa sœur qui avait deux ans de moins.

Elle n'avait guère grandi depuis. Il avait l'habitude de calculer d'un coup d'œil la taille d'un cheval et, au jugé, il ne lui donnait pas plus de quinze paumes. Pourtant, malgré cela, il ne retrouvait pas grand-chose en elle de la gamine qu'il avait connue.

— Tu as... changé, dit-il. Cet été-là, elle avait été infatigable, toujours en mouvement, un

véritable feu follet. Kristina et elle se ressemblaient beaucoup, excepté les yeux, verts chez l'une, bleu clair chez l'autre. Où était passée toute cette belle énergie ?

— Changé, mais pas grandi, c'est ça ? demanda-t-elle avec un petit sourire sans joie.

— Tout juste. — Facile à dire. Toi, tu as pris dix centimètres en un seul été. Ce fut au tour de Grant de sourire. C'était arrivé au cours d'un autre

été à Minneapolis. La silhouette frêle de Meredith le suivait déjà partout quand son corps de quinze ans avait décidé de s'étirer d'un seul coup jusqu'à sa taille définitive. Il ne connaissait plus ses propres dimensions, se cognait partout, sursautait au moindre bruit. Il ressemblait à un véritable demeuré et aucun de ses vêtements ne lui allait plus. Seule la meilleure amie de sa demi-sœur semblait absolument fascinée par le processus...

— Je ne sais pas comment j'ai fait pour grandir avec toi collée à mes talons, Meredith Cecilia.

Elle fit une petite grimace. — Non, je t'en prie, arrête-toi à Meredith. Ou Meri. Elle lui jeta un regard de biais qu'il n'eut aucun mal à interpréter. — Ou Mercy ? proposa-t-il en riant. Pour ne pas dire Sans-Mercy ? Le premier été, il l'avait d'abord appelée Baxter, son nom de famille,

puis Meredith Cecilia, ce qu'elle détestait. Ensuite, par un trait d'esprit dont il s'était senti très fier, il avait inventé ce sobriquet qui, à son avis, allait parfaitement à la petite peste.

— Tu étais vraiment heureux, le jour où tu as trouvé ça. — C'était parfait pour toi. Tu ne me lâchais jamais. Chaque fois que je

me retournais, tu étais là. Je n'oublierai jamais le jour où tu m'as suivi jusqu'à la patinoire et où tu t'es retrouvée coincée dans le tourniquet.

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— Je n'avais que quatorze ans, expliqua-t-elle dignement. Je faisais une fixation sur toi, après que tu m'avais sauvée de ces garçons qui me tourmentaient.

Il pencha la tête sur le côté, surpris. Bien sûr, il avait compris qu'elle lui vouait l'un de ces béguins éperdus dont souffrent les très jeunes filles — comment ne pas le comprendre ! — mais il n'avait jamais fait ce rapprochement. Il se souvenait pourtant parfaitement de la scène. Au tout début, alors qu'il la connaissait à peine, il l'avait trouvée un jour aux abois, coincée par deux garçons plus grands qui la tourmentaient méchamment. Les yeux pleins de larmes, elle gardait pourtant le menton fièrement levé. Il avait fait fuir les petits voyous, s'était proposé pour la raccompagner chez elle. Elle ne lui avait pas dit un mot pendant le trajet, seul un simple « merci » à mi-voix en le quittant. Mais, maintenant qu'il y pensait, c'était à partir de ce jour-là qu'elle l'avait suivi comme son ombre.

— Ce n'était que deux petits tyrans. — Et toi, mon chevalier blanc. Ce fut au tour de Grant de faire la grimace. Il n'avait rien pour faire

un héros, même aux yeux d'une gamine facile à impressionner. Voyant sa réaction, elle eut un large sourire et, cette fois, ses yeux s'éclairèrent assez pour reprendre un instant la couleur d'autrefois.

— Oh, ne t'inquiète pas ! lança-t-elle avec plus d'entrain. Je suis remise depuis longtemps. En grandissant, j'ai compris que je m'étais laissé prendre à l'attrait d'une belle frimousse sans rien savoir de ce qui se cachait derrière.

— Oh. Le coin de la bouche de Grant se retroussa un instant. Il se sentait à

la fois amusé et un peu déçu. Avait-il vraiment pu éprouver quelque fierté d'inspirer pareils sentiments à Sans-Mercy, au point d'être vexé de la voir en rire aujourd'hui ? se demanda-t-il, stupéfait. Décidément, la complexité de l'âme humaine l'étonnerait toujours. Il était donc encore sensible à ce genre de chose, après toutes ces femmes qui s'étaient entichées de lui uniquement pour sa belle gueule, sans jamais se soucier d'établir un contact réel avec lui ? Sans compter celles qui se demandaient si le ranch valait ou non de l'argent...

Mercy, en tout cas, n'avait jamais été ce genre de femelle. Même à son moment le plus insupportable, elle ne s'était jamais abaissée à le flatter. Une gamine franche et directe. Si l'émotion l'empêchait de dire ce qu'elle pensait, elle ne se mettait pas à mentir : elle se taisait. L'émotion pourtant était restée discrète cet été-là et il avait surtout côtoyé une petite dynamo à la queue-de-cheval blonde.

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La queue-de-cheval était toujours là, mais le garçon manqué avait disparu. Le petit démon était devenu une véritable déesse avec ses grands yeux verts, son nez retroussé et son menton pointu de chaton. Meredith Baxter était devenue belle. Très belle même. Détachait-elle parfois ses cheveux soyeux ?

Grant s'aperçut brusquement qu'il avait oublié Chipper. Le garçon suivait avidement toute la conversation, en jetant à Meredith des regards timides mais fascinés. Elle ne semblait même pas le voir mais ce n'était pas une excuse pour lui, pensa sévèrement Grant. Et que faisait-il, lui-même, à la dévorer des yeux pendant que son pouls s'accélérait de minute en minute ? Ils ne parlaient que de souvenirs d'enfance, n'échangeaient que des plaisanteries, mais il sentait une réaction curieuse faire son chemin en lui et il n'appréciait pas du tout la sensation. Oui, il était seul depuis longtemps, oui, il devrait sortir plus souvent. Mais il n'allait certainement pas se laisser troubler par la plaie de son adolescence, Sans-Mercy, alias La- peste. Le fait qu'elle ait embelli en grandissant ne changeait rien. Outré par le cours que prenaient ses pensées, il se tourna brusquement vers le jeune homme.

— Chipper, occupe-toi des blocs de sel, lança-t-il fermement. J'aide mademoiselle à s'installer.

Chipper eut l'air affreusement déçu. — J'allais lui porter ses bagages... — Je peux me débrouiller, dit-elle tout de suite. Il n'y a pas grand-

chose à porter. — Mais je... — Je veux ces blocs de sel en place avant la nuit. File. — Oui, bon, marmonna Chipper, résigné. Il se tourna vers Mercy et son visage criblé de taches de rousseur

s'éclaira. — Si vous avez besoin de quelqu'un pour vous faire visiter... — Je penserai à vous, dit-elle en lui souriant. Un sourire absolument charmant, pensa Grant, et absolument vide.

Un sourire de surface qui ne reflétait rien de ses pensées ou de ses sentiments. Pas comme les rictus hypocrites des femmes de la bonne société que fréquentait maintenant sa mère : cela n'avait rien de superficiel. Non, cela ressemblait plutôt à un masque, un masque fait pour cacher... un vide ? Une souffrance ?

Tout lui revint d'un seul coup. Kristina lui avait pourtant expliqué le problème au téléphone la semaine précédente ! Et lui qui ne pensait qu'au dérangement et faisait des astuces sur les vieilles copines en détresse...

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Quand Kristina s'était mise à lui parler de son amie, il avait trouvé le nom très familier sans faire le rapprochement tout de suite avec sa petite ombre blonde. Il n'avait plus pensé à elle depuis tant d'années ! Il avait donc mal saisi le début, mais ce qu'on attendait de lui était simple : Meredith avait besoin d'un endroit calme et loin de la ville, pour retrouver la paix, parce que Nick Corelli, son coéquipier, venait d'être assassiné, quasiment sous ses yeux.

Pour une fois, cette petite manipulatrice de Kristina semblait parfaitement sincère et assez bouleversée.

— Ils étaient très proches, tu sais. Elle est effondrée. Il faut qu'elle se repose, elle n'en peut plus. Je t'en prie, Grant, rien que pour un petit moment. Il lui faut un endroit vraiment isolé, là où personne ne lui parlera de ce qui est arrivé. Il faut qu'elle puisse pleurer tranquille et sortir de son premier chagrin.

Voilà donc ce qui se cachait derrière ce sourire réservé ! Elle avait dû beaucoup aimer cet homme. Et lui, il était là avec ses gros sabots, et il se mettait tout à coup à faire de la tension parce qu'il n'avait pas approché de femelle depuis... Grotesque.

Elle n'était plus la petite groupie de son enfance mais une femme en deuil. Furieux contre lui-même, il se retourna d'un bloc et alla soulever les deux sacs de voyage que Chipper avait sortis du camion.

— Non, non, je les prends, protesta-t-elle. — Mais non, tu as fait un long voyage... — J'étais assise. Pose ça, c'est à moi de m'occuper de mes bagages. Grant lâcha les sacs en se demandant si toute la visite allait se jouer

sur le même registre. Sa mère s'était donné beaucoup de mal pour lui enseigner les bonnes manières pendant les quelques mois par an qu'il passait avec elle. Quand il se plaignait que les femmes ne voulaient plus entendre parler de courtoisie, elle répondait toujours, très calmement et très fermement : « Bien sûr que si, et les hommes aussi. Il suffit d'être poli sans condescendance. »

Il croisa les bras sur sa poitrine et la toisa d'un air accablé. Elle ne lui laissa pas le temps d'ouvrir la bouche.

— Ce n'est pas à cause d'un excès de féminisme, lança-t-elle très vite. Je suis de trop ici et je le sais bien. Tu as un ranch à faire marcher et tu me rends un grand service en me laissant venir ici. Si je peux faire quoi que ce soit, donner un coup de main pour quelque chose, il faudra me le dire. Tu comprends, si je me laisse traiter comme une invitée dès le début...

Il haussa un sourcil, perplexe. — Mais comment est-ce que tu veux qu'on te traite ?

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Elle sourit brusquement, un vrai et large sourire, et une décharge électrique le parcourut tout entier.

— Le mieux serait de m'ignorer complètement. Un peu déconcerté par sa propre réaction, il se mit pourtant à rire. — Je doute qu'on puisse t'ignorer, Mercy. J'ai essayé tous les étés,

pendant des années. — Je sais bien. Plus tu m'ignorais, plus je m'accrochais. Il fut obligé de se détourner, le sourire merveilleux de la jeune

femme commençant à lui donner le vertige. Bien. Il fallait reprendre les choses en main, et vite. Le mieux serait

probablement de répéter à Meredith les avertissements déjà donnés à Kristina. Cette dernière n'était jamais venue au ranch qu'en été et son amie n'avait certainement aucune idée de ce qui l'attendait.

Il s'éclaircit la gorge et lui jeta un regard réprobateur. — Tu sais, la neige va bientôt arriver, et tu te retrouveras coincée à

l'intérieur quasiment tout le temps. — J'ai apporté des livres. — Tant mieux, car n'imagine surtout pas que tu pourras travailler ici

ou là. Au lieu d'aider, tu ne ferais que donner du travail supplémentaire à mes hommes. L'hiver est notre saison la plus dure et on sera déjà suffisamment débordés.

— Je ne vois pas comment je pourrais t'aider de toute façon, répondit paisiblement Mercy. Je ne suis jamais montée à cheval et je ne connais rien aux vaches. Pour le reste, en revanche, je compte bien me débrouiller seule : tu n'auras pas à t'occuper de moi.

— Alors, c'est parfait. Visiblement, cela ne lui posait aucun problème d'admettre qu'elle ne

connaissait rien à la question. Il devrait y avoir plus de gens dans son genre, pensa Grant. Il en avait vu tellement, qui débarquaient dans ce coin perdu à la recherche de la grande aventure, sans rien savoir des réalités quotidiennes d'un ranch ! Son demi-frère Kyle avait été de ceux-là, mais Samantha Rawlings — une vraie professionnelle, celle-là ! — s'était chargée de son éducation, une fois pour toutes. Grant sourit. Kyle s'en sortait assez bien maintenant, pour un play-boy qui s'était toujours montré incapable de mener une tâche à bien.

L'attitude de Kyle n'avait d'ailleurs rien eu de surprenant : avec une mère aussi calculatrice et égoïste que Sheila Fortune, il n'était pas si facile de comprendre où se trouvaient les vraies valeurs. Grant mesurait sa chance d'avoir eu une mère comme la sienne, si douce, si simple, si aimante. A l'inverse, il se demandait souvent comment les enfants de

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Sheila avaient réussi à sortir entiers des griffes de leur mère. Maintenant qu'ils étaient mariés tous les trois, Sheila devait être folle de rage de ne plus pouvoir les contrôler. Non, il n'enviait pas ses demi-frères et sœurs de ce côté de la famille. Il y avait même des moments où il avait pitié de Nate, son beau-père... mais cela ne durait jamais bien longtemps.

Il rappela ses pensées vagabondes pour les concentrer sur Meredith. Pourquoi la présence de ce petit bout de femme réveillait-elle tout le passé ? D'ordinaire, il ne pensait jamais à sa famille.

— Quant à moi, je n'aurai pas non plus beaucoup de temps à te consacrer, répéta-t-il. Tu vas donc te retrouver très seule. Ça risque d'être un peu déprimant.

Un éclair sombre et douloureux passa dans les yeux verts et il regretta instantanément le choix de cette expression.

— Je me débrouillerai, dit-elle avec entrain. Quel contraste entre cette voix joyeuse et ce qu'il venait de lire dans

ses yeux ! Sentant son cœur se serrer, il se hâta de se secouer. Elle ne voulait pas de sa pitié. C'était une femme forte, qui évoluait dans un milieu impitoyable. Elle avait délibérément choisi ce monde qu'il avait en horreur. Il fit semblant de n'avoir rien relevé et la regarda tendre la main vers l'un des sacs de voyage bleus.

— Alors, un chacun ? proposa-t-elle. — D'accord. Elle souleva le sac sans effort. Grant qui l'avait eu en main un instant

savait qu'il était lourd, mais il garda sa surprise pour lui. Au fond, c'était logique : une femme flic devait être sacrément entraînée pour tenir sa place. Entre les truands d'un côté, et de l'autre les collègues qui attendent le premier faux pas pour ridiculiser les femmes qui ont voulu être des leurs, il y avait fort à faire. Apparemment, elle s'en tirait avec honneur. D'après Kristina, elle avait déjà cinq ans de carrière derrière elle, après l'obtention de son diplôme qu'elle avait décroché très jeune, le jour de ses vingt et un ans. Toujours selon son amie, elle n'avait jamais envisagé de faire un autre métier. Et une fois que Meredith Brady choisissait un objectif, rien ni personne ne pouvait l'arrêter !

Kristina parlait de son amie avec une admiration sincère, chose assez rare chez cette enfant gâtée pour que Grant ait dressé l'oreille. D'ordinaire, la jeune fille pratiquait plutôt les petites phrases assassines, coupantes comme des scalpels. Elle pouvait vraiment être odieuse quand elle s'y mettait, malgré tout son charme et toute son intelligence. Grant attendait avec impatience le jour où elle rencontrerait un homme capable de la mater. Si tant est qu'il s'en trouve

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un sur sa route ! Il l'espérait. Cela ferait de sacrées étincelles mais le résultat serait intéressant. Au fond, c'était le fait de l'entendre plaider pour son amie de toujours qui avait décidé Grant. Si elle n'avait pas hésité à se servir de son demi-frère pour obtenir ce qu'elle voulait, cette fois elle ne demandait rien pour elle...

Grant avait donc accepté d'accueillir Meredith. Ou Meri. Ou Mercy, plutôt. Car, pour lui, il fallait qu'elle reste la Mercy d'autrefois, l'amie de Kristina, une femme en deuil. Dans tous les cas, une intouchable. Oui, il fallait absolument qu'il garde cela à l'esprit avant de laisser d'autres réactions involontaires faire surface. Il ne voulait pas la trouver attirante, cela n'avait aucun sens, c'était presque indécent ! Si le fait de se servir d'un surnom de gosse l'aidait à maintenir un peu de distance entre eux, eh bien il continuerait.

De toute façon, la réaction qu'elle suscitait en lui ne signifiait rien. Mercy n'était même pas concernée personnellement, il aurait pu réagir de la même façon devant n'importe quelle femme. Il n'avait pas dû en voir une seule depuis plus d'un mois : il n'y avait donc pas de quoi s'étonner si sa libido faisait des siennes. Une réaction chimique, rien de plus.

Même sans l'importuner avec ses pulsions primaires, qu'est-ce qu'il allait faire d'elle maintenant ? Comment s'y prenait-on pour offrir un refuge à un être en pleine détresse ? Par où commencer ? Il connaissait le deuil et la souffrance, il les avait côtoyés toute sa vie. Il était encore tout petit quand sa mère les avait quittés, le ranch, son père et lui, lui faisant découvrir à quel point le bonheur était chose éphémère. La leçon avait été gravée en lui une deuxième fois à la mort de son père, après une agonie lente, insupportable à regarder. Un homme si plein de vitalité transformé en squelette ambulant, et regrettant jusqu'à son dernier souffle d'avoir laissé partir pour cette ville qu'il détestait la seule femme qu'il ait jamais aimée...

Comment pouvait-il espérer aider quelqu'un d'autre alors qu'il n'avait rien trouvé à l'époque pour soulager sa propre souffrance ? Kristina avait beau répéter que Mercy irait mieux dans un endroit retiré, il n'y croyait guère. Au fil du temps, il avait su, lui, découvrir la paix infinie qui se cachait dans les replis secrets de ces montagnes — mais comment espérer qu'une fille de la ville la découvrirait aussi ? D'autant que dans le cas de Mercy, il s'agissait d'une mort brutale, complètement inattendue. Une mort qui, si on se fiait à ses yeux hantés, était peut-être même celle de l'homme qu'elle aimait.

Et il n'était pas sûr qu'on puisse guérir de cette souffrance-là.

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2.

Impressionnant, pensait un peu plus tard Meredith, amusée. La vie de cow-boy faisait vraiment des merveilles pour le physique d'un homme. Un physique en tout point digne du chevalier blanc sur lequel elle avait fantasmé jadis. Aucun de ses collègues accros aux salles de gym ne lui arrivait à la cheville.

Malgré tout, elle avait un peu de mal à réaliser que ce cow-boy si sexy était bien Grant, « son » Grant, sa grande passion d'autrefois. Elle avait eu de ses nouvelles de loin en loin par Kristina, mais il ne la faisait plus vibrer depuis bien longtemps. Quand on parlait de lui, elle devait faire un effort pour se souvenir de son visage.

En le voyant, cependant, tous les souvenirs étaient revenus d'un seul bloc. Oui, c'était bien « son » Grant, plus mûr, plus solide, mais pareil à lui-même. Elle aimait la façon dont sa peau se fronçait un peu maintenant au coin des yeux, des plis légers gravés au fil des jours à force de contempler ces espaces infinis. Ses yeux étaient plus bleus encore que dans son souvenir, sa peau plus bronzée. Ses cheveux avaient toujours la même couleur de blé mûr, mais il les portait plus courts qu'autrefois, et cela lui allait bien.

C'était incontestablement un très bel homme, pensa-t-elle. Elle se sentait assez satisfaite de pouvoir admettre cela objectivement, sans être prise de frissons comme autrefois, chaque fois qu'elle le regardait.

Enfin, presque. Elle rangea son dernier chandail dans la commode et se redressa

pour inspecter sa chambre. D'après Grant, c'était celle de Kristina quand elle venait au ranch. « Elle ne reste jamais longtemps », avait-il dit pudiquement. En effet, elle ne voyait guère son amie s'installer dans

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ce cadre. Kristina sans sa bande de copains, Kristina privée de sortir danser jusqu'à 4 heures du matin ? C'était inimaginable !

En tout cas, cette pièce ne contenait rien qui fasse penser à elle. Etait-ce parce que Grant prenait soin de remettre la chambre dans son état initial quand sa demi-sœur la quittait ? Quoi qu'il en soit, Meri trouvait la pièce très confortable avec son grand lit de chêne, sa commode rustique et son petit bureau. Les rideaux étaient gais, sans fioritures avec leurs carreaux bleus et blancs, et le gros fauteuil bleu vif devant la fenêtre semblait très accueillant.

Songeuse, elle se dirigea vers le lit pour prendre la pile de T-shirts à manches longues qu'elle venait d'acheter. Kristina avait réussi à la faire rire de bon cœur en décrivant à sa manière comment se passaient les hivers sur le ranch de son demi-frère — description qui relevait du reste de la pure imagination, Kristina s'étant bien gardée de vivre pareille expérience ! Mais il en fallait davantage pour inquiéter Meri. A ses yeux, le fait d'habiter Minneapolis représentait une préparation adéquate à n'importe quelle expédition polaire, ce qui ne l'avait pas empêchée de faire ses bagages en conséquence.

Elle s'immobilisa, le regard fixé dans le vide, tandis qu'elle repensait à ses retrouvailles avec Grant. Mercy. Elle avait ressenti un véritable coup au cœur, tout à l'heure, en l'entendant prononcer ce surnom idiot. Comme s'il lui rendait d'un seul coup toute son enfance ! Au début, elle avait détesté ce sobriquet, jusqu'au jour où elle avait réalisé que Grant était le seul à l'appeler ainsi. Cela changeait tout ! Désormais, avait-elle pensé, il y avait quelque chose de spécial entre eux, un code secret. Il n'y a rien de plus imaginatif qu'une gamine qui se croit amoureuse...

Grant, en tout cas, la voyait apparemment toujours de la même façon. Une gosse à taquiner, une petite qu'on tolère, qu'on aime bien sans jamais la prendre au sérieux. Au fond, cela valait mieux pour tout le monde.

Il ne restait plus sur le lit que les deux chemises de nuit de soie qu'elle venait d'acheter. Elle voulait bien porter des caleçons longs, des pantalons de laine et de grosses chaussettes toute la journée mais, la nuit, elle aurait de la soie sur la peau. Elle s'accordait très peu de plaisirs de ce type, et refusait absolument de se sentir coupable ou ridicule pour cela.

Elle venait de les glisser dans le dernier tiroir de la commode, quand elle entendit un petit bruit sur le plancher nu, derrière elle. Elle se retourna d'un bond et découvrit un chien, assis poliment juste devant sa porte. Un chien de taille très moyenne au pelage gris et noir assez emmêlé — presque une toison de mouton. Il la contemplait très

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sérieusement et l'effet était assez déconcertant car l'un de ses yeux était brun et l'autre d'un bleu très pâle.

— Tiens ? Bonjour ! dit-elle en souriant. Elle s'approcha de quelques pas et s'accroupit.

Quelque chose dans l'attitude de l'animal l'empêcha de faire un geste déplacé, comme de lui caresser la tête. Il ne semblait pas chien à apprécier trop de familiarité.

— Tu es venu jeter un coup d'œil à l'intruse, c'est ça ? demanda-t-elle. Le chien pencha la tête sur le côté. Il semblait réellement la jauger et

elle faillit éclater de rire. — Il vaut mieux le laisser tranquille. Il n'est pas du genre câlin. Elle leva vivement la tête, stupéfaite de n'avoir pas entendu le pas de

Grant dans le couloir. On la prenait rarement par surprise de cette façon. — Je vois ça, dit-elle. Je reconnais les signaux qui disent « on peut

regarder mais on ne touche pas ». — C'est un chien qui travaille, pas un animal de compagnie. Il ne

cherche pas à se faire faire des mamours. Un instant, Meri se demanda si cette phrase contenait un

avertissement, un avertissement qui concernerait le maître autant que le chien. Puis elle se secoua en se traitant mentalement de paranoïaque.

— Alors, pas question de m'imposer, dit-elle gaiement en se redressant.

Le chien la contemplait toujours. — Si cependant il changeait d'avis, demanda-t-elle d'un ton

délibérément provocant, ça ne te poserait pas de problèmes si je répondais à ses avances ?

— Ça ne risque guère d'arriver, jeta Grant d'une voix brève. Une fois de plus, elle se demanda s'il parlait du chien ou de lui-même.

Elle réprima un soupir. N'avait-il pas de l'humour autrefois ? — Est-ce qu'il a un nom ou est-ce qu'on l'appelle toujours « le chien » ? Elle fut stupéfaite de voir Grant rougir. — Euh... en fait, il a été « le chien » pendant un certain temps. Jusqu'à

ce qu'il nous montre qui il était. Meri sourit. Quelle façon merveilleuse de voir les choses ! — Alors ? Quel nom a-t-il mérité ? Un instant, il eut l'air soulagé, comme s'il avait craint qu'elle ne

trouve sa réponse ridicule. — Gambler. Meri jeta un coup d'œil au chien qui levait la tête vers elle, toujours

immobile à la même place. — Le joueur. Tiens ! Pourquoi donc ? Il joue souvent à la roulette ?

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Grant sourit enfin. — A mon avis, il aimerait bien. Car c'est un risque- tout. Il faut le voir

sauter d'une bête à l'autre sans toucher terre. Rien ne peut l'arrêter. Tu lui dis de faire avancer les bêtes, il les fait avancer. Il est partout à la fois et il les manœuvre comme des troupes d'élite. Je l'ai vu déplacer un petit troupeau sur plusieurs centaines de mètres sans toucher terre une seule fois. S'il tombait, il se ferait probablement piétiner. Il joue sa vie sur un coup de poker en pariant qu'il aura le pied assez sûr. Il ne ralentit jamais et... les bêtes non plus.

Elle se retourna vers l'animal. Un chien aux yeux étranges, à l'air distant. Il devait peser tout au plus quinze kilos.

— Je vois d'où il tient cette dignité, alors. Il sait ce qu'il vaut. — Oui, c'est vrai. Il fait le travail de cinq hommes au moins. Remarque,

quand il ne travaille pas, c'est un flemmard intégral. Grant avait l'air content maintenant mais, curieusement, c'était elle

qui n'arrivait plus à le regarder en face. Elle garda donc les yeux fixés sur le chien tandis que Grant lui proposait gentiment :

— J'ai pensé que tu aurais envie de visiter un peu le ranch, de trouver tes repères...

Tout à coup, ce fut de nouveau très facile de croiser son regard et elle ne comprit plus pourquoi elle s'était sentie si gênée un instant auparavant. Il n'avait rien de très impressionnant, après tout. Rien de plus que sa haute stature et cela, elle en avait l'habitude. Elle en avait arrêté de plus costauds que lui pendant ses cinq années passées dans la police.

— Oui, s'il te plaît, dit-elle tout naturellement. Comme ça, je n'aurai plus à déranger personne ensuite.

Elle lui jeta un regard de biais, hésita un instant. Kristina avait-elle bien tout expliqué à son frère ? Prudemment, elle ajouta :

— Tu sais, ce n'est que pour un petit moment. Dès qu'ils... m'appelleront, je prendrai le premier avion et je ne t'embêterai plus.

Il la regarda un instant sans rien dire, puis marmonna, gêné : — Je ne voulais pas te donner l'impression que tu m'embêtais. — Bien sûr que je t'embête ! dit-elle en souriant. Je ne suis pas d'ici, je

ne connais rien à la vie d'un ranch : je gêne obligatoirement. J'essaierai néanmoins de déranger le moins possible.

Il haussa un sourcil. — Alors tu as vraiment changé. Elle éclata de rire. C'était venu spontanément mais, tout de suite, un

autre réflexe s'interposa. Comment pouvait-elle avoir le cœur à rire en ce moment ? siffla la petite voix qui bridait tous ses élans depuis des

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semaines. Elle n'avait pas le droit de rire, pas le droit d'être heureuse puisque Nick était mort. Tout juste si elle avait le droit de vivre... La douleur monta à l'assaut, cette peine affreuse tapie au fond d'elle- même, toujours prête à l'envahir dès qu'elle baissait sa garde. Elle n'osait même plus penser à l'homme qui avait été pour elle tellement plus qu'un coéquipier.

Elle fit un effort violent et réussit à dire d'un ton léger : — Ainsi, selon toi, j'étais une enquiquineuse professionnelle ? — C'est à peu près ça, répondit-il en souriant. — A mon avis, tu avais un traitement de choix. Si ça ne t'avait pas

tant ennuyé, j'aurais vite laissé tomber. Le sourire du jeune homme se fit ironique. — Même à l'époque, je m'en doutais un peu. — Si tu avais fait comme si je n'étais pas là, j'aurais probablement

arrêté tout de suite. — C'est maintenant que tu me le dis ! Cette fois, ils rirent tous les deux et Meri sentit la tension en elle se

relâcher un peu. Un peu seulement. Elle n'arrivait même pas à imaginer que la douleur lâcherait prise un jour. Elle avait mal, il lui semblait qu'elle avait mal depuis toujours alors que cela faisait seulement cinq semaines que Nick était mort dans ses bras.

Elle saisit sa veste et l'enfila tout en suivant Grant vers l'escalier. Le premier étage consistait en trois chambres prises sous la mansarde du toit. Un toit très pentu, capable de porter une grosse charge de neige.

Cela formait une voûte bien isolée dans laquelle montait toute la chaleur de la maison. Meri renifla avec plaisir le parfum léger du feu de bois qui montait par la cage d'escalier. L'air était déjà vif dehors mais il régnait ici une bonne chaleur de poêle à bois.

— On a un chauffage au propane, avait expliqué Grant tout à l'heure en passant devant l'énorme cuve, mais on essaie de s'en servir le moins possible. La cuisine et l'eau chaude en pompent déjà bien assez.

— L'eau chaude ? avait-elle demandé innocemment. Kristina m'avait dit qu'on vivait comme des sauvages ici.

Il s'était retourné avec un regard parfaitement inexpressif. Pouvait-il croire un instant qu'elle parlait sérieusement ? s'était-elle demandé, stupéfaite. Il devait vraiment la prendre pour une fille de la grande ville, une plante de serre élevée dans du coton. Inutile de lui dire qu'il se trompait, décida-t-elle. Ce sont des choses qui se montrent mais qui ne se disent pas.

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— Les sauvages aussi aiment prendre des douches, avait-il fini par dire d'une voix sèche. Certains, comme moi, les prennent même très longues, et très chaudes.

Meri s'était retrouvée sans voix et la tête pleine d'images inattendues. Un homme debout, nu, sous une douche brûlante... Son rythme cardiaque avait changé abruptement, tandis qu'elle découvrait, abasourdie, qu'elle pouvait encore penser à Grant sous ce jour.

Il avait atteint le bas de l'escalier et se dirigeait vers le gros poêle de faïence sur son socle de briques.

— Tout le monde surveille le feu pendant l'hiver, dit-il en reprenant sa voix habituelle. C'est plus facile de maintenir la température que de la faire remonter. Si le poêle s'éteint, c'est moins quinze dans toute la maison.

Elle repoussa résolument les images dérangeantes et incroyablement érotiques qui venaient de lui envahir l'esprit.

— Je te crois, dit-elle. Où est la réserve de bois ? — On a toujours une pile de bûches ici, et cette porte mène à

l'appentis où on stocke de quoi tenir une semaine. Avec un peu de chance, les vrais blizzards ne durent pas plus longtemps.

La porte, massive et basse, se trouvait tout près du poêle. Effectivement, se dit-elle, il ne devait pas faire bon essayer de charrier des bûches lors de ces tempêtes démentes où l'on pouvait à peine tenir debout et où la neige vous aveuglait totalement...

Elle approuva tranquillement de la tête. S'il comptait l'effrayer avec cette évocation des hivers montagnards, il allait être déçu. D'accord, elle venait de la ville, mais pas de n'importe quelle ville. A Minneapolis, aussi, les hivers étaient célèbres pour leur férocité. Certes, cela ne l'avait pas empêchée, pendant le trajet tout à l'heure, de réprimer un petit frisson en levant les yeux vers les faces austères des Rocheuses : ces montagnes-là, avait-elle compris, pouvaient en remontrer à plus endurci qu'elle.

Grant se dirigeait vers la porte d'entrée et elle lui emboîta le pas. Songeant encore à son retour de la gare, elle observa :

— Chipper a l'air d'un brave gosse. — C'est tout à fait ça. Brave, c'est vrai, mais encore un gosse. Il vient

de sortir du lycée technique pour s'embaucher à plein temps ici. Essayait-il de la mettre en garde ? Voilà qu'elle recommençait à voir

des sous-entendus partout. Elle s'était bien aperçue qu'elle plaisait au jeune garçon. Le contraire aurait été difficile puisqu'il avait passé tout le trajet de Clear Springs au ranch à rougir et à bégayer. Grant ne pensait tout de même pas qu'elle allait s'amuser à faire marcher un gamin

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innocent comme lui ? Brusquement, elle prit conscience de l'ironie de la situation.

— Dis donc, je te regardais comme ça, moi aussi ? Toute rouge avec des yeux de génisse ?

Grant s'arrêta net et se retourna vers elle. Lentement, un sourire vint retrousser ses lèvres. Ce sourire n'avait rien perdu de son impact en douze ans.

— Quelquefois, avoua-t-il. — Alors, je te fais toutes mes excuses. — Ne t'excuse pas ! C'était plutôt flatteur, au fond. Même si je ne

savais plus où me mettre. — Je te comprends ! En tout cas, ajouta-t-elle solennellement, je te

promets de ne plus jamais recommencer. Une fossette apparut sur la joue de Grant. — Dommage, dit-il. Maintenant, j'apprécierais mieux. Il lui tourna le dos et se remit en marche. Heureusement, car Meri ne

trouva rien à répondre. Grant avait donc gardé son humour provocateur ? Car il plaisantait, bien sûr. Enfin... probablement.

Elle dut courir un peu pour le rattraper. Il ne ralentit pas pour autant, mais elle avait l'habitude. Ses collègues non plus ne ralentissaient pas. C'était toujours à elle de marcher plus vite pour ne pas rester à la traîne. Plutôt que de céder à l'agacement, elle préférait se dire que c'était ce qui la maintenait dans une forme aussi éblouissante.

— Ainsi Chipper va travailler pour toi toute l'année ? — Il vient de commencer à plein temps, oui. Avant, il travaillait

seulement pendant l'été, et il venait le week-end, avec sa mère. — Sa mère ? interrogea Meri tandis qu'une alarme soudaine se

déclenchait dans sa tête. — Oui, Rita. Elle nous fait la cuisine. Rita. Probablement une brune aux yeux brûlants. Machinalement,

Meri se mit à faire des calculs. Chipper avait dix-huit ans. Si sa mère s'était mariée jeune, elle pouvait n'avoir que trente-six ans. Seulement six ans de plus que Grant, autant dire rien du tout. Et le père de Chipper ? Avec un peu de chance, ce serait une armoire à glace avec un tempérament affreusement jaloux.

Assez décontenancée par ses propres pensées, elle se rappela à l'ordre. Tout cela ne la concernait pas !

— Elle fait la cuisine seulement le week-end ? — Oui, mais elle en fait des quantités impressionnantes. On congèle

les plats et on a des réserves pour toute la semaine. Elle nous a aussi

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appris quelques petites bricoles pour que nous puissions nous débrouiller en plein hiver quand on a terminé ses réserves.

— Je trouve ça très bien. — La cuisine préparée à l'avance ou le fait qu'elle nous ait appris à

nous débrouiller ? — Les deux, répliqua-t-elle en riant. Je ne sais pas faire la cuisine,

Kristina pourrait te le dire. — Elle me l'a déjà dit. Juste après m'avoir expliqué que ce ne serait

pas politiquement correct de penser que parce que tu étais une femme, tu te mettrais tout de suite aux fourneaux.

— Bien ! s'exclama Meri. Je vois que tout est clair. — Je parie qu'elle nous a tous sauvés d'une mort horrible. — Tout à fait, mais je suis en revanche un as de la vaisselle. Ce talent-

là rendra peut-être quelques services ? — Parles-en aux cow-boys. D'habitude, ils tirent à la courte-paille. — « Ils » ? Pas toi ? Il lui lança un sourire impudent. — Moi ? Je suis le patron ! Elle lui souriait toujours, émerveillée de se sentir le cœur aussi léger,

quand un hennissement en fanfare la fit sursauter. Elle se retourna vivement vers le cheval qui traversait au grand trot l'enclos près de la grange.

L'animal semblait à peine toucher terre, ses mouvements dégageaient une puissance phénoménale. Sa couleur aussi était spectaculaire : noir luisant de la tête au poitrail, mais le corps et la croupe d'un blanc pur parsemé de taches ovales couleur de sable.

Elle sourit en retrouvant un souvenir lointain. A l'époque de son grand béguin, elle avait décidé qu'elle devait tout apprendre sur ce qui intéressait Grant. Le garçon adorait les chevaux, elle n'y connaissait rien. Avec la détermination des très jeunes filles quand elles se trouvent dans un certain état d'esprit, elle s'était mise à lire tout ce qu'elle avait pu trouver sur le sujet. Elle y avait passé des heures chaque jour et fini par savoir beaucoup de choses, sans jamais entrer en contact avec les animaux eux-mêmes. A peine si elle voyait un cheval de temps en temps par la vitre de la voiture ! Quelques fragments d'érudition avaient dû néanmoins se fixer dans sa mémoire car elle retrouva brusquement l'image d'un étalon marqué comme celui-ci, mais en marron et blanc.

— C'est un... Appaloosa ? demanda-t-elle, hésitante. — Oui ! s'écria Grant, surpris.

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Ils se dirigèrent ensemble vers la barrière et elle se sentit obligée de minimiser sa science — sans avouer pour autant le mal qu'elle s'était donné autrefois pour apprendre tout ça.

— J'ai vu une photo d'un cheval identique, expliqua-t-elle vaguement, à ceci près qu'il n'était pas noir, mais plutôt brun et blanc...

— Il y en a de toutes les couleurs, même des blancs avec seulement les taches beiges. On les appelle des « léopards ». J'ai du reste une jument léopard qui porte un poulain de lui.

Elle s'arrêta devant la clôture, tête levée vers le grand cheval qui la dominait. Il était réellement impressionnant, mais son œil était si vif et cordial qu'elle n'eut pas peur de lui. Et puis il la regardait avec une si franche curiosité, la tête penchée sur le côté...

— Il est... magnifique. Le cheval souffla et fit un mouvement comme s'il se rengorgeait.

Meri éclata de rire. — C'est un descendant direct de Chief of Four Mile, un étalon texan

qui raflait tous les prix il y a trente ou quarante ans. Une vraie légende. Tout de même, ne te laisse pas impressionner. Il a beau avoir un sacré pedigree, c'est un clown.

— Je vois bien. Avec cette tache sur l'œil, ça se voit tout de suite. La curieuse tache blanche au-dessus de son œil lui donnait vraiment

un air comique, malgré sa taille et sa puissance. — Attention, dit Grant en la voyant s'accouder familièrement sur la

clôture de bois. C'est tout de même un étalon et ses réactions peuvent être imprévisibles.

Elle recula d'un demi-pas. — Il pourrait mordre, ruer ? Ça lui arrive ? — En fait, non. Du moins pas à ma connaissance. — Ah. Tu ne l'as pas depuis très longtemps, alors ? — Un peu plus de dix-huit mois. Elle eut l'air très surprise. — Il n'a mordu personne pendant tout ce temps, mais tu te méfies

quand même de lui ? Grant sembla un peu gêné. — Je ne me méfie pas exactement mais je suis... prudent. Je n'ai

jamais connu un étalon qui n'ait pas quelque vice. — Et lui n'en a aucun ? — A moins que tu ne veuilles considérer comme un vice sa manie de

faire tomber mon chapeau chaque fois que je m'approche de lui... Meri eut un petit rire et le cheval lui fit écho en hennissant d'un air

de connivence. Visiblement, il n'était pas cheval à se laisser tenir à

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l'écart d'une conversation. Elle leva les yeux vers Grant qui haussa les épaules.

— Tu ne risques rien. Ne fais seulement pas de gestes brusques qui pourraient le surprendre, et ne le touche pas avant qu'il ne t'invite à le faire.

Il ne donna pas d'autre explication et Meri n'osa pas demander à quoi elle reconnaîtrait cette invitation. Apparemment, elle était censée le comprendre toute seule, si jamais cela arrivait. Elle avança donc d'un pas et le cheval tendit le nez vers elle par-dessus la barrière en palpitant des naseaux. Assez impressionnée malgré elle, elle décida pourtant de ne pas bouger. Le souffle chaud de l'animal souleva un peu ses cheveux et elle découvrit l'incroyable douceur de son nez de velours. Il semblait humer sa queue-de-cheval.

Emerveillée, elle rit tout bas et il répéta son petit hennissement très doux, poussa sa tempe de son nez et retira sa tête. Il attendait visiblement quelque chose mais elle ne savait pas quoi. Elle resta donc immobile. Il revint la pousser, toujours aussi doucement et patiemment. Elle se faisait l'effet d'une créature stupide que le grand Appaloosa essayerait de dresser. Etait-ce là l'invitation dont avait parlé Grant ?

Elle jeta un regard rapide à Grant. Il suivait la scène avec une concentration intense, mais son expression était indéchiffrable et il ne lui donna aucune indication. Etait-il en train de la tester, pour une raison connue de lui seul ? Si elle échouait, allait-on la cantonner dans la maison pour le reste de son séjour ?

Ridicule. Lentement et prudemment, elle leva la main pour caresser l'encolure

luisante de l'étalon. Le petit hennissement, presque un murmure, retentit de nouveau mais cette fois Meri aurait juré qu'il contenait une note de satisfaction. L'animal appréciait-il sa caresse ou était-il simplement content qu'elle ait fini par comprendre ce qu'il attendait d'elle ?

— Il a un nom ? demanda-t-elle, émerveillée par la souplesse et la chaleur de la peau soyeuse du splendide animal.

— Je l'appelle Joker. Elle tourna la tête vers lui, amusée. Qu'elle souriait donc facilement,

aujourd'hui ! — Je comprends pourquoi mais est-ce que c'est vraiment son nom ?

Tu dis que « tu » l'appelles Joker... — Officiellement, il s'appelle Fortune's Fire. Les yeux de Meri s'arrondirent. — Fortune ? Comme la famille...

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Il hocha la tête. — Kate me l'a légué. — La grand-mère de Kristina, celle qui est morte dans un accident

d'avion ? Il hocha encore la tête. Quelle expression curieuse il avait ! Il

semblait perplexe, presque blessé. — Il vaut plus que le ranch tout entier, je pense, dit-il. Et je n'ai pas la

moindre idée de la raison pour laquelle elle a fait ça. Elle comprenait mieux maintenant : ce n'était pas le cheval lui-même

qui lui posait problème, seulement le fait qu'il soit à lui. Elle fronça les sourcils.

— Ta mère a bien épousé le fils de Kate ? Tu es le beau-fils de Nate, et donc plus ou moins son petit-fils à elle.

— Oui, plus ou moins, répondit-il d'un air toujours aussi troublé. Mais je n'étais rien pour elle. Je ne suis pas un Fortune, je ne l'ai jamais été. Ils ont toujours été très gentils et je sais bien que maman est la femme de Nate depuis vingt-cinq ans mais... je n'ai pas ma place dans cette famille.

— Kate devait penser le contraire, si elle t'a légué un animal aussi précieux.

Il secoua la tête. — Je n'arrive pas à comprendre. Elle a laissé son ranch à mon demi-

frère Kyle, et Joker aurait dû faire partie du lot. Si Kyle s'y connaissait mieux en chevaux, je suis sûr qu'il aurait protesté. Il aurait dû le faire.

— Puisqu'il n'y connaît rien, il s'en moque peut- être. — J'ai essayé de lui ouvrir les yeux. Je lui ai expliqué combien valait

le cheval, et que Kate n'avait aucune raison valable de me le donner... — Tu as essayé de rendre ce que Kate avait décidé de t'offrir, parce

que tu pensais que ce n'était pas à toi de l'avoir ? Meri sentit son cœur se serrer. Elle revoyait Grant à dix-sept ans, en

train de se lamenter au lieu de fêter la victoire de son équipe, parce que le champion de l'équipe adverse avait été malade et incapable de concourir. Gagner n'avait aucun sens, répétait-il, si on se battait contre une équipe privée de son meilleur élément. A l'époque, elle trouvait que son attitude avait beaucoup de noblesse. Il n'avait donc jamais baissé pavillon depuis ?

— Ça fait dix-huit mois que j'essaie de comprendre. Si ses poulains sont moitié aussi fantastiques que lui, le ranch sera riche dans quelques années. Mais pourquoi moi ? J'ai passé beaucoup de temps avec Nate, mais je n'ai jamais rencontré Kate que de loin en loin.

— Manifestement, tu lui as fait bonne impression...

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— On dirait, répéta-t-il sans entrain. Mal à l'aise, il frotta ses pieds bottés dans la poussière, et fourra les

mains dans les poches de son jean. Tel qu'il était, pensa Meri machinalement, il avait le look que recherchaient tous les hommes qui payaient leurs jeans si cher, sans jamais réussir à avoir l'air authentique. Elle força son regard à remonter vers le visage du cow-boy.

— Ça n'a pas l'air de te faire plaisir. — Je ne suis pas un Fortune, répéta-t-il d'un air un peu buté. Ma

mère en a peut-être épousé un, mais je n'ai rien à voir avec ce milieu. Pour être franc, j'ai même beaucoup de mal à comprendre comment ma mère fait pour les supporter.

— Moi aussi, rétorqua Meri. Il y a des moments où j'envie Kristina, mais le reste du temps je suis bien contente de ne pas être à sa place.

Les yeux de Grant s'élargirent un peu et il sourit, de ce grand sourire amical qu'il daignait lui accorder jadis, les jours où par miracle il acceptait de bavarder avec la petite peste de douze ans qui le suivait comme une ombre. Car, même quand elle l'agaçait souverainement, il ne s'était jamais montré méchant ou cruel comme l'aurait fait un garçon ordinaire — ne serait-ce que pour se débarrasser d'elle ! Du reste, Barbara Fortune n'aurait jamais toléré cela de la part de son fils. La mère de Grant et de Kristina était la femme la plus chaleureuse, la plus foncièrement bonne que Meri ait jamais rencontrée. En comparaison, Sheila, la première femme de Nate, ressemblait vraiment à une méchante sorcière — même si ce n'était qu'une femme égoïste et agressive qui n'avait jamais accepté de renoncer à porter le nom des Fortune.

— Moi aussi, dit Grant avec ferveur. Les Fortune ont beau être la famille royale du coin, je me passe très bien de leurs problèmes. Tout le monde s'aplatit devant eux mais, au fond, ils ne réussissent pas mieux leur vie que les autres. Leurs échecs sont simplement un peu plus retentissants.

Stupéfaite, Meri éclata de rire. L'attitude de Grant avait vraiment quelque chose de rafraîchissant !

— L'argent change souvent les gens, dit-elle. — Moins les gens que leur entourage... L'argent oblige à devenir

méfiant. Meri pensa à la nuit où Kristina, effondrée par la nouvelle de la mort

de sa grand-mère, lui avait raconté l'histoire longue et compliquée de sa famille.

— Oui, murmura-t-elle sans sourire cette fois. Kate Fortune a dû souffrir terriblement quand son bébé a été kidnappé.

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L'expression de Grant se fit grave, elle aussi. — Elle n'a jamais voulu croire que l'enfant était mort. Ils n'ont jamais

retrouvé de corps, alors elle n'a jamais renoncé. Meri frissonna. — C'est atroce. Kristina dit que sa tante Rebecca est aussi butée que

sa mère. Par exemple, elle s'est mis en tête que l'avion de Kate n'était pas tombé par accident. Même après tout ce temps, elle cherche encore un coupable.

Grant eut un demi-sourire. — C'est exactement ce que je veux dire. Quand on fait partie d'une

famille pareille, ce genre de réaction devient automatique. — Je dois dire que je les comprends car ils vont de drame en drame.

Regarde cette affaire de Monica Malone... Elle se tut brusquement. Ne risquait-elle pas d'aborder un sujet qu'il

valait mieux éviter ? Grant avait beau dire qu'il n'était pas vraiment un Fortune...

— Tu veux parler de Jake ? demanda-t-il sans emphase. — Excuse-moi. Je n'aurais pas dû te parler de ça. — C'est en première page de tous les journaux. Pourquoi est-ce que tu

ne devrais pas m'en parler ? — Parce que c'est un parent à toi. Plus ou moins. Grant haussa les épaules. — Jake a beau être mon oncle par alliance, je ne me fais pas

d'illusions sur son compte. J'ai toujours pensé qu'il ne montrait que la pointe de l'iceberg. Il règne sur le clan mais j'ai toujours senti chez lui une grande fragilité. Je suis le seul apparemment. A tel point que j'ai parfois l'impression qu'il n'y en a pas un seul dans la famille qui le voie tel qu'il est réellement.

— C'est normal. Tu as davantage de recul que les autres. Quant à moi, il m'a toujours intimidée avec son air d'aristocrate, avoua-t-elle.

Il abaissa sur elle un regard sérieux et lança : — Tu es flic. Qu'est-ce que tu penses de cette histoire ? — Je n'ai pas assez d'éléments pour me faire une vraie opinion. Je sais

seulement qu'on a vraiment vissé le couvercle sur cette affaire... — Ça ne m'étonne pas. — Le fait que Jake soit inculpé t'a surpris ? — Avec les preuves qui l'accablent ? Non. Cependant, je dois avouer

que j'ai du mal à croire que ce soit vrai. — Evidemment. Personne ne veut penser une chose pareille d'un

parent, même éloigné. L'étincelle ironique s'alluma dans le regard de Grant.

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— Sauf quand on est apparenté aux Fortune. Chez eux, tout peut en permanence arriver. Ils vivent dans un feuilleton perpétuel.

C'était en partie vrai, pensa Meri. Tout de même, elle n'arrivait pas à imaginer Jake Fortune, cet homme si élégant, si courtois et si distant en train d'assassiner une ancienne star de cinéma d'une façon aussi sordide.

Pourtant, elle était bien placée pour savoir que les apparences les plus policées cachent souvent des gouffres insondables de sauvagerie et de violence.

33

3.

— Dis donc, toi ! piailla Mercy, indignée. Grant ne put s'empêcher de rire en voyant qu'une fois de plus, Joker

venait de défaire sa queue-de- cheval. Elle recula pour se mettre hors d'atteinte, toisa le grand étalon d'un air furieux et se mit à se recoiffer en marmottant :

— Il va falloir que je renonce à ce shampooing à la pomme. — Ça ne changera rien, dit Grant. Je lui donne des pommes tous les

jours et ça ne lui fait pas autant d'effet ! Incroyable mais vrai : en une semaine, Mercy était devenue le centre

de l'univers pour le grand cheval indien. Il hennissait à tue-tête dès qu'il la voyait, boudait si elle ne s'occupait pas assez de lui et protestait avec véhémence si elle semblait s'intéresser à un autre cheval.

— C'est seulement que je suis nouvelle par ici, et que mes cheveux ont l'odeur de son en-cas préféré.

— Tu sors largement de l'ordinaire pour lui, c'est vrai. Peu de femmes passent par ici et elles ne s'approchent guère de lui.

— Ah, fit Mercy en retrouvant son sourire. Il s'intéresse aux dames, c'est ça ?

— Ça fait partie de son boulot. C'est un étalon. Un instant, il se demanda si elle allait être gênée par l'allusion. Non,

Mercy adulte était encore plus difficile à faire rougir que Mercy à douze ans.

— Bien sûr, répliqua-t-elle tandis que son sourire impudent s'élargissait. Tu devrais peut-être lui procurer une dame bien à lui ;

— Il a tout un harem, à chaque saison, lors des saillies.

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— Le boulot rêvé, en somme. La plupart des mâles donneraient n'importe quoi pour être à sa place.

Il haussa un sourcil. N'y avait-il pas eu dans sa voix une note amère ? Presque accusatrice ? Il voulait bien admettre que la gent masculine en général avait accumulé une ardoise assez lourde envers les femmes, mais il s'était tenu assez correctement lui-même et il refusait d'endosser les fautes de tous ses frères.

— Peut-être, répliqua-t-il. Mais les autres le plaindraient, parce que, en attendant, il s'est laissé éblouir par une fille de la ville.

— Et ce n'est pas une bonne chose ? demanda-t-elle, intriguée. Son front lisse s'était plissé. Cette expression ressemblait

probablement beaucoup à la sienne un instant plus tôt, quand il se demandait si elle l'accusait de quelque chose. Un peu ennuyé, il chercha un moyen de retirer ses paroles. Il avait seulement voulu faire de l'esprit; sa rancune envers les filles de la ville s'était envolée depuis longtemps.

— Disons seulement qu'elles sont plus à leur place en ville... — Je vois. Ta mère aussi ? Elle tapait juste ! Il eut une grimace. Mercy n'avait jamais été du

genre à éviter les affrontements — à plus forte raison maintenant qu'elle était flic.

— Oh, maman, tu sais... Elle dit que sa place est auprès de Nate, où qu'il soit. Enfin, elle est heureuse et c'est tout ce qui compte.

— Tu aimerais mieux qu'elle soit heureuse ici. Grant poussa un petit soupir impatient. Pourquoi avait-il fallu qu'il se lance dans cette discussion ? — Ce que j'aimerais mieux n'a aucune importance. Elle est née tout

près d'ici mais elle se sentait trop isolée au ranch. Il n'y avait pas d'autres femmes, le voisin le plus proche était à des kilomètres et le trajet jusqu'à Clear Springs représentait une vraie expédition. Les routes étaient bien plus mauvaises il y a trente ans.

— Je la comprends, murmura Mercy en abandonnant son attitude de défi. Ta mère est une femme très sociable, elle aime les gens. Elle devait se sentir très seule ici.

— Oui. — Elle a dû beaucoup souffrir en te laissant ici pour partir à

Minneapolis. — Elle ne m'a pas laissé, c'est moi qui ai voulu rester. Elle lui jeta un regard qu'il ne sut comment interpréter. — Je sais, dit-elle. Elle m'a dit que même à quatre ans, tu étais le plus

buté des cow-boys.

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Il eut un mouvement de recul et ses sourcils se froncèrent. — Ma mère t'a dit ça ? — Oui, elle m'a aussi raconté que quand elle a épousé Nate, elle t'a

demandé si tu voulais venir vivre avec eux. Tu t'es contenté de lancer un coup de pied dans le tibia de Nate et de partir en courant.

Grant se sentit rougir. — Ma mère parle trop. — Tu es contrarié parce qu'elle a dit ça ou parce qu'elle me l'a dit à

moi ? — Les deux, marmotta-t-il. Puis une idée subite lui fit plisser les yeux. — Dis donc, quand est-ce que vous avez eu cette conversation ? — Oh, juste avant Noël, si je me souviens bien. J'avais aidé Kristina à

décorer le sapin. A Noël ? Près d'un an auparavant ? Que faisait donc Mercy chez sa

mère, à parler de lui avec elle ? D'ailleurs c'était tout à fait impossible : il avait passé Noël en famille l'an dernier et on n'avait même pas mentionné le nom de Mercy. Il n'avait aucune nouvelle d'elle depuis très longtemps, si longtemps qu'il se souvenait à peine de son vrai nom quand Kristina avait téléphoné pour lui demander d'accueillir son amie. Si elle lui avait rendu visite, sa mère en aurait certainement parlé.

— Je ne comprends pas. J'étais chez ma mère pendant toute la semaine des fêtes et tu n'étais pas là.

Il n'avait pas réfléchi avant de parler mais, maintenant, il aurait donné n'importe quoi pour n'avoir rien dit. Ce n'était pas tant qu'il venait de la contredire — c'était leur mode habituel de communication. Seulement, l'an dernier, au moment des fêtes, elle était probablement en vacances quelque part avec l'homme qui venait de mourir. Et voilà que, comme un idiot, il se mettait à réveiller ses souvenirs ! Pourtant il ne lisait rien sur son visage, ni chagrin, ni choc. Au lieu de cela, elle se contenta de lui adresser un large sourire moqueur.

— Je parlais du Noël d'il y a douze ans, lança-t-elle. — Oh, marmonna-t-il, penaud et soulagé à la fois. Tu es contente de

toi ? — Oui, dit-elle tranquillement. Tu as marché à fond. Elle se retourna vers Joker et se mit à lui flatter l'encolure et à frotter

doucement son nez de velours. L'étalon grommela doucement et lâcha un soupir explosif de contentement. Il semblait si béat que Grant ne put s'empêcher de se remettre à rire.

Comment avait-elle fait pour devenir flic, un tout petit bout de femme comme elle ? Il faut croire que son intelligence et son sens de

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l'humour compensaient largement sa petite stature. Car, si elle n'en imposait pas physiquement, on n'avait pas facilement le dessus avec elle.

— Oui, grosse brute, murmurait-elle au cheval. Tu es beau comme tout. Mais je n'ai pas besoin de te le dire, tu le sais déjà. Toi aussi, tu es content de toi.

Joker souffla et tendit le cou, en extase. Hypnotisé, Grant suivit le mouvement des petites mains qui passaient et repassaient sur le pelage lustré. Il sentit son ventre se crisper.

— Tu sais que tu pourrais même donner à une fille de la ville envie d'apprendre à monter ?

Grant lui jeta un regard méfiant. Reprenait-elle les hostilités ? Apparemment pas : elle ne le regardait même pas, se contentant de frotter le cou musclé du cheval qui se laissait faire, les yeux mi-clos.

Pour la première fois de sa vie, Grant aurait bien aimé être à la place d'un cheval. Et cette idée le dérangeait profondément.

— Ah, tu as réparé la bride, Chipper ? Merci. Le jeune cow-boy leva les yeux, surpris. — Non, monsieur McClure. Je n'ai pas eu le temps. On a mis du

temps à retrouver le poulain qui s'était sauvé, et ensuite j'ai réparé la clôture...

Le poulain, l'un des premiers fils de Joker à naître au ranch, avait réussi à sortir du petit enclos près de la grange où on parquait les juments prêtes à mettre bas. Le poteau supérieur avait cédé et il avait réussi à sauter par-dessus les deux autres. Jolie performance pour un poulain d'un an, pensa Grant en réprimant un sourire. Ils tenaient peut-être un futur champion. Il serait curieux de voir la réaction de la bonne société si un cheval indien à la robe bigarrée faisait une entrée fracassante dans les circuits huppés.

Il fallait tout de même éclaircir cette histoire avec Chipper. — Mais alors, quand est-ce que tu as rangé le foutoir dans la salle des

harnais ? — Euh, je n'ai pas eu le temps non plus. On est rentrés tard, avec

Charlie, et je suis allé jeter un coup d'œil à la jument léopard. Vous savez comme elle est bizarre, depuis quelques jours.

Grant leva la main pour l'arrêter.

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— Doucement ! Je ne critique rien, je ne m'attendais pas à te voir rentrer avant la nuit, de toute façon. Mais si ce n'est pas toi qui as tout rangé, c'est qui ?

— Probablement le même bon génie qui a rentré un stère de bois, hier, alors que c'était mon tour.

Walt Masters venait d'entrer, à temps pour entendre la fin de la conversation. Grant lança un sourire pardessus son épaule au vieux cow-boy tout grisonnant qui vivait au ranch depuis toujours — ou en tout cas depuis l'époque où ce n'était qu'une petite entreprise familiale. C'était lui qui avait eu l'idée d'ajouter des chevaux de race au cheptel, quand le prix du bœuf avait chuté. D'abord réticent, Grant avait vite été séduit. Maintenant, les chevaux représentaient la partie la plus passionnante de son travail. La plus profitable aussi, depuis l'arrivée de Joker !

— Et le même, ajouta Walt, qui a rempli la caisse à bûches de notre baraquement. On ne pense jamais à nous autres, pauvres cow-boys maltraités.

Grant lui lança une bourrade amicale. — Maltraités ? Cite-moi un seul autre ranch où il y ait une table de

billard et une baignoire pour se délasser le soir, espèce de vieux débris ! L'homme eut un large sourire. — Ça c'est vrai ! Ton père se retourne probablement encore dans sa

tombe à cause de cette baignoire. — Probablement, Walt, répliqua Grant en le regardant avec affection.

Probablement. « Voilà, pensa-t-il fièrement. Cette fois, ma voix n'a pas tremblé. » Après cette agonie interminable, il avait mis longtemps avant de

pouvoir parler de son père. Maintenant, il se sentait capable de sourire à la plaisanterie du vieil homme, sachant que ce dernier avait aimé Hank McClure comme un frère.

Il sentit l'émotion lui serrer la gorge et préféra quitter la grange. Pensif, il songea à la remarque du vieux cow-boy : « le même bon génie ». Le bon génie en question avait fourni une sacrée somme de travail, depuis quelque temps. Jusqu'à l'accroc au rideau du salon qui venait aussi d'être réparé, à petits points précis et presque invisibles. Rien à voir avec son style à lui quand il était obligé de prendre l'aiguille.

L'air vif sentait la neige. Ce ne serait pas long maintenant. Dans une semaine, peut-être deux, le Wyoming aurait son pelage d'hiver.

Il entra dans la maison, referma la porte derrière lui et s'arrêta net. Une odeur bizarre, indéfinissable flottait autour de lui. Il renifla. Une odeur familière, qu'il devrait pouvoir reconnaître... Puis il comprit qu'il

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s'agissait de deux parfums bien distincts : l'odeur un peu sucrée du fluide à nettoyer les fusils et, incroyablement, du pain en train de cuire. Du pain frais ! Son estomac se réveilla et gronda aussitôt avec ferveur.

L'odeur de pain l'attirait mais l'odeur de fusil l'inquiétait un peu. Il décida de se renseigner d'abord sur cette dernière et se dirigea vers la petite pièce où il rangeait la collection d'armes de son père ainsi que sa propre carabine de chasse. Le fluide sentait vraiment très fort et il en oublia presque le parfum exquis du pain.

Il trouva Mercy dans la petite pièce, penchée sur les pièces luisantes de sa Remington 306 étalées bien en ordre sur un journal. Grant avait eu l'intention de nettoyer le fusil ce soir, après s'en être servi la veille pour abattre un cerf blessé dans la montagne. L'animal s'était cassé la patte et il l'avait pisté très loin pour pouvoir l'achever. Il ne se mêlait généralement pas du destin de ceux que condamnait la nature, mais il n'avait pas pu supporter le regard terrifié de l'animal. S'il l'avait laissé, il n'aurait pu que se traîner encore quelques heures avant qu'un prédateur ne l'attaque.

Il s'immobilisa sur le seuil et regarda Mercy nettoyer l'arme, un peu glacé par l'aisance et la précision de ses gestes. Brusquement, il prenait réellement conscience que cette femme connaissait les armes à feu, qu'elle s'en était peut-être servie elle-même pour contrôler d'autres prédateurs, les pires, ceux qui se déplacent sur deux jambes. L'idée lui semblait tellement incongrue ! Il essaya d'imaginer Mercy en train de calmer un colosse ivre ou d'arrêter un cambrioleur récalcitrant. Il ne pouvait l'envisager que d'une seule façon, en pensant à Joker habituellement si indépendant et complètement subjugué par elle. Elle faisait probablement son travail de la même manière, en se servant de son charme et de son intelligence plutôt que de la force brute.

Elle termina, se mit à ranger le matériel et Grant se décida enfin à entrer.

— Tu vérifies ? demanda-t-elle sans le regarder. Elle avait donc senti sa présence ? — Non, répondit-il. Tu sais ce que tu fais. — Merci. Elle ne fit pas un geste pour soulever la carabine, se contentant de

regarder le présentoir vide monté au- dessus de la petite armoire qui abritait la collection de son père.

— C'est là sa place ? — Oui. — Je te laisse faire, alors. Je ne pourrais pas l'atteindre sans escalader

ton canapé.

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Il remettait la Remington à sa place quand son estomac gronda bruyamment de nouveau. Un peu gêné, il jeta un coup d'œil à la jeune femme et vit qu'elle souriait largement. Ensemble, ils humèrent l'odeur du pain frais qui saturait l'air tiède de la maison.

— C'est vrai que ça donne faim, dit-elle. — Et moi qui croyais que tu ne faisais pas la cuisine ! — Pas la cuisine, non, mais si on parle boulangerie ou pâtisserie, c'est

autre chose. J'espère que ça ne t'ennuie pas que j'aie investi ta cuisine ? — Certes non ! Surtout si le résultat sent aussi bon ! Le seul

problème, c'est que je vais avoir une émeute sur les bras si cette odeur arrive jusqu'à la grange.

— J'ai fait trois miches, j'espère que ce sera assez pour tout le monde. — Quand donc as-tu trouvé le temps, avec tout le reste ? Elle ne chercha pas à nier ses autres activités, se contentant au

contraire de hausser les épaules. — J'avais toute la journée. — Je croyais que tu étais ici pour... te reposer. Il vit son expression s'assombrir et se raidit un peu — mais cela ne

dura qu'un instant. — Je ne peux pas traîner sans rien faire. Je me sens mieux quand je

suis occupée, dit-elle simplement. Il ne pouvait pas la contredire. Lui-même avait travaillé d'arrache-

pied juste après la mort de son père. C'était le seul moyen d'arriver au bout de ses journées. Il abattait une somme de travail phénoménale avant de tomber dans son lit comme une masse, assommé de fatigue. Cela n'empêchait pas les mauvais rêves mais quand il avait de la chance, il en oubliait la plupart avant le matin. Avec le temps, les cauchemars avaient relâché leur emprise et laissé la place au chagrin. Maintenant, il retrouvait surtout les bons souvenirs.

Il se demanda quand Mercy pourrait penser à Corelli sans que la souffrance n'assombrisse son regard.

Deux soirs plus tard, il s'aperçut qu'il disposait pour une fois de cette denrée incroyablement rare et précieuse : du temps pour lui. Grâce à Mercy, bien sûr. Grâce à la foule de choses qu'elle réglait d'elle-même sans qu'on ait jamais besoin de lui demander quoi que ce soit. Elle voyait une tâche à accomplir et elle l'accomplissait, sans commentaire. La multitude de petites corvées qui engloutissaient généralement les soirées de Grant se faisaient à présent en dehors de lui, tout semblait en ordre. Il pouvait même envisager maintenant de s'installer avec un bon livre. Depuis quand n'avait-il pas eu le temps de s'adonner à l'un des grands plaisirs de son existence ?

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Avec un long soupir de satisfaction, il se carra voluptueusement dans le grand fauteuil de cuir de son père, étendit ses jambes sur un tabouret et resta là quelques minutes, livre en main, à savourer cette perspective inouïe : deux heures tranquilles.

Ses paupières s'abaissèrent doucement. Où était donc Mercy ? Il l'avait vue tout à l'heure, accoudée à la clôture de l'enclos, en train de flirter avec Joker. Quand il était ressorti de sa douche, toutefois, elle n'était plus en vue. Il faut dire que sa douche avait été longue. Quelle merveille que de sentir l'eau ruisseler sur son corps après une dure journée ! Et la journée avait été harassante avec, pour finir, l'obligation d'aller récupérer une génisse embourbée dans un bas-fond marécageux. Il était rentré encore plus sale et fourbu que cette bête braillarde. La boue qui séchait sur lui le glaçait en lui tirant la peau. Que faisait donc Mercy ? A cette heure, il aurait dû l'entendre s'affairer quelque part dans la maison, ou la voir blottie sur le canapé en face de lui...

Il ouvrit brusquement les yeux. Quelque chose avait changé. La pièce était sombre et il se demanda vaguement si la lampe près de lui avait grillé. Puis il s'aperçut qu'il était enveloppé dans quelque chose de chaud, un peu rêche. Il mit un moment à reconnaître la couverture indienne habituellement jetée sur le dossier du canapé. Il dégagea un bras, le tendit pour tester la lampe. L'ampoule s'alluma sans difficulté, éclairant son livre fermé, posé sur la table.

Sur son bureau, de l'autre côté de la pièce, la petite horloge indiquait 3 heures du matin.

Walt était-il passé par là ? Non, le vieux aurait peut- être éteint la lampe, peut-être même aurait-il pris l'initiative de lui retirer son livre, mais ce n'était pas du tout son style de le border dans une couverture. Et puis il y avait peu de chances qu'il soit revenu ici, une fois installé bien au chaud dans le baraquement.

Grant se doutait bien de l'identité de la responsable, même s'il avait du mal à l'admettre. Mercy l'avait trouvé endormi et couvert comme un gamin. C'était humiliant, c'était... Il ne voulait surtout pas s'avouer qu'il trouvait cela curieusement réconfortant.

Et encore moins à quel point il commençait à apprécier sa présence dans sa maison.

— Elle est solide, cette petite, dit Walt d'un ton judicieux. Bien plus

forte qu'elle n'en a l'air.

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Grant ne se donna pas la peine de demander de qui il parlait. De toute façon, il n'y avait qu'une seule « elle » au ranch, et elle méritait amplement les louanges du vieux cow-boy.

— Elle n'était pas très contente quand j'ai voulu l'aider avec une botte de paille, observa Chipper, assez vexé.

— Elle avait besoin de ton aide ? demanda Walt d'un air dédaigneux. — Euh... non, admit Chipper, un peu penaud. Elle l'a balancée sur la

charrette comme si elle avait fait ça toute sa vie. Elle est forte comme un Turc.

— Elle apprend vite, aussi, renchérit Walt. Je suis allé voir Lady ce matin. Elle n'arrête pas de tourner en rond dans son box, ça me rend nerveux. Normalement, elle a encore six semaines avant de mettre bas !

La jument qu'ils appelaient Lady était une superbe créature, et elle portait un rejeton de Joker. Un petit frère de celui qui s'était échappé l'autre jour, sans doute également promis à un grand avenir !

— Moi aussi, elle me rend nerveux. Mais quel rapport avec notre... visiteuse ?

— Attends ! J'y suis allé, j'ai bavardé un petit moment avec Lady. Le temps que je revienne, la demoiselle avait nettoyé tous les box de ce côté de la grange !

Grant le dévisagea, abasourdi. — Elle ramassait le fumier ? — Et elle faisait du bon boulot, en plus ! — Je veux bien te croire, rétorqua-t-il, songeur. Il y avait eu le licol réparé, le bois rentré, la salle aux harnais rangée,

son fusil nettoyé, le pain... et voilà qu'elle chargeait des bottes de foin et qu'elle changeait la litière des bêtes ! En même temps, il entendait encore la voix presque suppliante de Kristina au téléphone : « Il faut qu'elle se repose, tu comprends, elle n'en peut plus. » Si c'était comme ça que Mercy envisageait une cure de repos, il préférait ne pas voir comment elle s'y prenait quand elle voulait vraiment se mettre à l'ouvrage. Car il ne s'agissait plus de petits boulots pour dépanner son hôte, mais d'un vrai labeur physique, exigeant une force et une endurance qu'il ne lui aurait jamais devinées.

Il savait bien, pourtant, à quel point les apparences sont trompeuses. Elle était visiblement capable de faire ce travail et si cela pouvait la soulager un peu... Tout de même, il se sentait mal à l'aise, un peu coupable : en insistant tellement sur le fait qu'ils étaient débordés de travail à cette saison, ne lui avait-il pas donné l'impression qu'elle devait justifier sa présence ici, payer son hospitalité ? Au moment du vêlage, on travaillait jour et nuit, et l'hiver était dangereux pour les hommes et

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les bêtes. Il cherchait seulement à la mettre en garde mais elle avait parfaitement pu comprendre ses avertissements autrement.

— ... tu vas faire, fils ? Grant regarda Walt sans comprendre. — Qu'est-ce que tu disais ? Je... réfléchissais. Walt eut un petit rire moqueur. — Tu réfléchis beaucoup, depuis quelque temps, si tu veux mon avis.

Fais attention, car ce n'est pas bon pour un homme de trop réfléchir. — Ouais, grogna Grant. Il tourna les talons et sortit de la grange. Il était temps qu'il parle à

Mercy. Il la trouva dans la maison, en train de glisser adroitement une

bûche dans le poêle. Elle avait pris l'habitude de remplacer chaque jour ce qu'ils brûlaient — comme il avait toujours eu l'intention de le faire, sans jamais réussir à se discipliner. La réserve à l'intérieur ne diminuait plus depuis le début du séjour de la jeune femme.

— Tu n'es pas obligée de faire tout ça, tu sais. Elle se redressa, le regarda avec curiosité. — Quoi, d'alimenter le feu ? Je déteste avoir les dents qui claquent

dans la maison. — Ce n'est pas ce que je voulais dire ! Irrité autant par sa propre maladresse que par l'incompréhension de

Mercy, il comprit que la phrase était sortie trop abruptement. Il avait presque l'air de lui faire des reproches !

Elle referma la porte vitrée du poêle, s'épousseta les mains sur son jean — un jean qui moulait délicieusement ses hanches et son postérieur. Puis elle le regarda en face, les yeux dans les yeux. Elle devait tout aborder dans la vie de cette façon. Tout à part peut-être la mort de Nick Corelli.

— Alors, qu'est-ce que tu voulais dire ? — Je t'ai déjà dit que tu n'étais pas obligée de travailler. — Et je t'ai dit, moi, que j'avais besoin de m'occuper. — Très bien. Occupe-toi. Tout ce que tu fais nous aide beaucoup, c'est

vrai. Mais si tu te mets à charrier des bottes de foin ou à nettoyer les box...

— Je sais bien que je ne suis pas obligée de le faire. — C'est du gros boulot, trop sale pour toi. Laisse ça aux types qui sont

payés pour le faire. Elle le jaugea du regard. — Alors que la couture ou le pain, ça va ?

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Il s'était bien douté, en se lançant dans cette conversation, qu'il allait s'attirer des ennuis.

— Ce n'est pas ça. Ou plutôt, pas de la façon que tu penses. — Alors tu pourrais m'expliquer ? Tu crois que je ne peux pas faire ce

genre de travail ? — J'aurais l'air fin à penser ça alors que tu as déjà prouvé que tu le

pouvais, dit-il raisonnablement. — Alors pourquoi est-ce que tu me dis d'arrêter ? Il lâcha un soupir exaspéré. — Je ne te dis rien du tout. Seulement, tu es censée être venue ici

pour te reposer, pas pour te crever à la tâche. — Ça ne t'est jamais venu à l'esprit, demanda-t-elle d'une voix

tendue, que c'est la seule façon pour moi de me reposer? — Si, répondit-il très vite. Bien sûr que si. Je suis passé par là, moi

aussi. Mais moi, j'ai l'habitude de ce travail, et toi pas. Même si tu es bien plus solide que tu en as l'air, tu pourrais te faire mal.

Un instant, elle sembla décontenancée, puis l'expression de défi revint dans ses yeux.

— C'est bien joli, ce côté grand mâle protecteur. J'aurais probablement adoré ça quand j'avais douze ans. Mais je ne suis plus une gosse, je n'ai pas besoin qu'on me protège.

Grant recula un peu, à la fois interloqué et amusé par cette tirade. Non, ce n'était pas une gosse qui lui tenait tête, botte à botte et nez à nez. C'était une femme, pleine de flamme et de passion.

Une bouffée totalement inattendue de désir jaillit en lui. Il n'aurait vraiment pas dû penser au mot « passion ». Pas à propos de Mercy ! Des images déferlaient furieusement en lui, à présent : l'ardeur qu'elle mettait à se défendre, était-elle là aussi quand elle faisait l'amour ? L'incendie gagna du terrain puis retomba, devint contrôlable. Un peu effaré, Grant se secoua.

« Interdit, chasse gardée, pensait-il. Je dois tenir le coup. » Tout de même... Nick Corelli avait été un sacré veinard.

L'absurdité même de cette pensée lui fournit de quoi retomber définitivement sur terre. Veinard, un homme descendu par des truands dans une rue sale de la ville ? Il déraillait complètement. Il ne voulait pas désirer Mercy — et depuis quelques jours, il passait beaucoup trop de temps à essayer de ne pas la désirer.

Il fit un gros effort, réussit à trouver un ton léger. — Bon, très bien. Seulement, Kristina aura ma peau si elle apprend

que je t'ai fait travailler si dur. Elle eut l'élégance d'accepter sa capitulation.

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— Ah, c'est donc ça ? Tu as peur de ta petite sœur... — N'importe quel homme aurait peur de Kristina. — C'est vrai. Mercy sourit, puis poussa un petit soupir. — J'ai toujours voulu être comme elle. — Comment ça ? Il y avait de l'indignation dans sa voix, mais elle ne sembla pas

relever sa réaction. — Oui, tu sais : élégante, charmante, effervescente. Tout ce que je ne

suis pas. — Tu es très bien comme tu es, grommela-t-il. La dernière chose dont

on ait besoin dans ce bas monde, c'est d'une autre bombe à retardement comme Kristina. Toi, tu es solide, sérieuse et pas gâtée pour un sou.

— Oh, merci ! s'exclama Mercy. C'est exactement le compliment que toutes les filles rêvent d'entendre un jour !

Puis elle le planta là et grimpa l'escalier quatre à quatre, tandis qu'il restait sur place à la suivre des yeux, bouche bée.

Ah, les femmes ! Qu'avait-il encore dit, cette fois, pour ainsi la vexer? Décidément, il ferait beaucoup mieux de la confier à Joker, se dit-il amèrement. Lui, au moins, savait s'y prendre avec elle.

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4.

Mercy s'étira et ses pieds rencontrèrent une plage de drap froid au fond du lit. Vite, elle se roula en boule pour retrouver sa poche de chaleur. La chambre était baignée dans une lumière froide et grise. Quelle heure pouvait-il être ?

Quelques minutes passèrent encore avant qu'elle ne fasse l'effort de se retourner vers le réveil sur sa table de chevet. Elle n'était pas pressée de mettre fin à sa première bonne nuit de sommeil depuis une éternité.

Plus de 8 heures ! Cette fois, elle se réveilla pour de bon. Cela faisait des mois qu'elle n'avait pas dormi aussi tard. Elle se redressa, se frotta énergiquement les bras : la pièce était glaciale. Le feu, en bas, avait dû s'éteindre sans que personne ne s'en aperçoive; Grant sortait toujours avant l'aube. Elle ferait bien de se dépêcher de descendre le remettre en route.

En bâillant, elle enfila un jean, un gros pull vert sombre et les chaussons de peau de mouton qui lui tenaient les pieds au chaud dans n'importe quelles circonstances. Elle avait vraiment du mal à émerger, ce matin, après sa grosse journée de la veille. Cela ne l'étonnait plus que Grant se soit endormi dans son fauteuil.

D'ailleurs, ce n'était pas tant le fait de le trouver effondré de fatigue qui l'avait surprise, mais plutôt le livre abandonné sur sa large poitrine. Elle n'aurait jamais imaginé, en effet, que le cow-boy qui menait ce ranch à la baguette lisait Shakespeare à ses moments perdus. Et encore moins les tragédies ! Curieuse, elle était allée jeter un coup d'œil aux étagères derrière lui et avait repéré encore du Shakespeare, du Molière et beaucoup d'autres classiques mêlés à des thrillers récents et des livres sur l'élevage. Elle s'en souvenait maintenant : Grant avait longtemps

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hésité entre une licence de littérature et une école d'ingénieurs, tout en se montrant parfaitement résolu à revenir au ranch.

En fait, il n'y avait rien là de si surprenant. Elle savait bien que Grant avait fait de brillantes études. Kristina lui avait tout raconté, très fière de la réussite de son grand frère. A la fin du dernier été, quand elle avait quatorze ans, elle avait même assisté à son départ pour l'Université en ravalant ses larmes, certaine qu'elle ne reverrait jamais son chevalier blanc. Puis elle-même était entrée au lycée, l'été suivant, et elle s'était sentie désormais bien trop mûre et raisonnable pour continuer à rêver longtemps à un béguin d'enfance.

Raisonnable ? Peut-être, mais pas suffisamment pour se priver de rester longuement près du vieux fauteuil de cuir, à regarder Grant dormir. Sa bouche si expressive, aussi prompte à sourire qu'à se durcir, avait l'air tendre et vulnérable. Les demi-cercles blonds de ses cils semblaient très épais sur ses joues hâlées. Dégagé pour l'instant du poids des responsabilités quotidiennes, il ressemblait beaucoup au garçon d'autrefois, prêt à partir à la conquête du monde.

Oui, elle avait ressenti un réel désespoir en le voyant partir, toutes ces années auparavant, mais le monde ne s'était pas arrêté de tourner pour autant. Elle avait renoncé à sa passion d'enfance, s'était trouvé d'autres buts dans l'existence même si, curieusement, certains automatismes étaient restés gravés en elle. Ainsi, hier, quand il avait dit en plaisantant qu'il ne repousserait plus ses avances, son cœur avait bondi ! C'était stupide, bien sûr. Heureusement, cela ne se produirait plus.

Elle s'étira une dernière fois et descendit. Quelques braises brillaient encore dans le foyer du poêle, mais le feu était éteint. Elle actionna vigoureusement le tirage, retira une bûche, tisonna, ajouta une poignée de petit bois qui prit rapidement. Bientôt, elle put refermer la porte et la température de la pièce commença insensiblement à s'adoucir. La catastrophe était évitée pour cette fois.

Longtemps, elle resta là à se frotter machinalement les mains en contemplant les flammes. Elle pensait encore au petit miracle que représentait cette bonne nuit de sommeil quand elle se dirigea vers la fenêtre pour écarter le rideau fraîchement raccommodé. Ce qu'elle vit au-dehors la pétrifia de stupéfaction.

La neige ! Une couche épaisse recouvrait tout, gommait les couleurs du monde, ne laissant plus que des variations infinies de blanc.

Une joie profonde l'envahit. A Minneapolis, elle accueillait toujours avec enthousiasme la première neige de l'hiver. Ce manteau de pureté étendu sur la ville lui semblait alors cacher, ne serait-ce qu'un moment,

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la laideur qu'elle rencontrait si souvent dans son métier. Elle savait que ce n'était qu'un masque, que la laideur était toujours là mais c'était merveilleux de faire semblant de croire que le monde pouvait être aussi pur, aussi propre ! Cela, c'était en ville. Ici, il n'y avait pas de laideur à cacher. Mais la neige apportait, cependant, à ce paysage austère et dépouillé une grande douceur.

Elle saisit sa grosse veste de mouton et se précipita dehors. L'air était froid, incroyablement pur. Le visage levé vers le ciel cotonneux, elle aspira de longues, longues respirations et s'entendit rire sans raison. Puis elle s'avança lentement, crevant à chaque pas l'épaisse couche blanche, savourant son craquement sous ses pieds.

Elle s'arrêta à la barrière du grand enclos. Dire qu'elle avait failli refuser quand Kristina lui avait proposé de venir ici ! Elle redoutait vraiment de se retrouver dans un endroit aussi tranquille, où rien ne viendrait la distraire de ses pensées. Bien sûr, avait- elle pensé, revoir Grant après toutes ces années, découvrir ce qu'était devenu le héros de son enfance, la distrairait un petit moment, mais elle ne pourrait pas s'empêcher de ressasser ce qui était arrivé à Nick et elle deviendrait folle, dans ce coin perdu, à force de revivre à l'infini chaque moment du drame, et de se reprocher de ne pas être en train de traquer les hommes qui l'avaient tué.

Elle s'était trompée. Grant avait bel et bien suffi à lui faire oublier tous ses problèmes. Ou, plutôt, il lui en posait de tout autres ! Rien de sérieux, bien sûr. Il la taquinait, comme il l'avait toujours fait et elle finirait bien par se débarrasser de ses réactions stupides face à lui — des réflexes issus sans doute de la passion qu'elle lui avait vouée autrefois. Au moins, se dit-elle en réprimant un sourire, elle tenait la preuve que, même gamine, elle avait eu du goût. Car Grant avait fait mieux que mûrir : à trente ans, il était encore bien plus beau qu'à seize. Il était, il était...

Elle ne trouvait pas ses mots, ce qui était suffisamment rare pour que son sourire se fasse ironique. Grant lui avait toujours fait cet effet, son moulin à paroles devenait muet devant lui. Jadis, elle se retranchait dans ce silence comme dans une forteresse mais, aujourd'hui, elle n'avait plus l'âge et la situation l'agaçait profondément. Il lui avait montré très clairement et à plusieurs reprises qu'elle n'était pas son genre. L'idée qu'il se faisait d'elle n'était vraiment pas valorisante : « Tu es solide, sérieuse et pas gâtée pour un sou ! » Il aurait pu tout aussi bien décrire une génisse ou un cheval.

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Elle secoua la tête et se remit à sourire. Non, pas un cheval ! Aux yeux de Grant, en effet, elle devait avoir bien moins de séduction que ce m'as-tu-vu de Joker.

Mais alors, pourquoi ? Pourquoi n'arrivait-elle pas à tirer un trait sur ses sentiments infantiles ?

Etait-ce une façon de se protéger ? se demanda-t-elle. Une partie de son esprit faisait peut-être inconsciemment diversion, le but étant de faire de Grant un pôle d'attraction suffisamment puissant pour repousser à l'arrière-plan les souvenirs qui la hantaient. Le cerveau humain pouvait emprunter d'étranges détours pour se protéger, elle l'avait constaté assez souvent !

Quand son cœur s'accélérait en le voyant, quand elle se sentait fondre de tendresse en le regardant dormir, un volume de Shakespeare entre les mains, n'était-ce qu'une illusion, un écran de fumée ? Qui sait?

— Tu essaies de voir combien de temps tu mettras à geler sur pied si tu restes sans bouger ?

Elle se retourna d'un bond. Décidément, il avait la manie de ces approches silencieuses ! Habituellement, elle gardait une conscience aiguë de l'espace qui l'entourait et de tous les mouvements autour d'elle. C'était nécessaire dans son travail.

— J'aime la première neige, bredouilla-t-elle. Avec un peu de chance, il attribuerait au froid le rouge brique de ses joues. — On n'est pas en ville ici. Le chasse-neige ne viendra pas te dégager

la route. La nouveauté s'émoussera un peu quand il y en aura deux mètres et que tu ne pourras pas sortir pendant une semaine.

Elle étudia son visage quelques instants. — Tu es perpétuellement en train de me rappeler que j'habite en ville,

dit-elle. Tu crois que j'ai oublié ? Il secoua vaguement une épaule. — C'est juste un avertissement. Un avertissement pour qui ? se demanda-t-elle. Pour la première

fois, elle sentit le froid et se dirigea lentement vers l'abri de la véranda. — Bon, d'accord, je suis une fille de la ville, comme tu dis. Rassure-

toi, je ne risque guère de l'oublier. — Elles ne l'oublient jamais. Il grimpa à sa suite les trois marches de bois puis se retourna pour

contempler le paysage blanc. — Elles peuvent être contentes de découvrir un endroit comme celui-

ci, loin du monde. Surtout quand il fait bon et que les veaux et les

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poulains gambadent au soleil. Mais s'il s'agissait d'y vivre toute l'année...

Kristina, pensa Mercy. Il répétait ses paroles, presque mot pour mot. « Grant ne vit que pour ce ranch. J'avoue que c'est beau, oui, d'une certaine manière, et les bébés animaux sont adorables, mais jamais je ne pourrais m'y supporter : il me faut les néons de la ville. »

— Kristina..., commença-t-elle tout haut. Puis elle se tut, hésitant à se hasarder en terrain miné. Les épaules de Grant se haussèrent un peu sous sa lourde veste

fourrée. — Oui, Kristina, parlons-en ! Elle ne serait peut- être pas aussi gâtée si

elle avait dû vivre quelque temps ici avec moi, loin de sa bande de gosses de riches. Elle ne changera jamais, maintenant.

— Qu'en sais-tu ? Et puis, quoi qu'il en soit, je ne suis pas Kristina. « Ni Kristina, ni ta mère », ajouta-t-elle en silence. Cela, elle ne le dit

pas. Il n'avait certainement aucune envie d'entendre cela dans sa bouche.

— Non, c'est vrai, admit-il. Mais tu es tout de même quelqu'un de là-bas.

— Et du moment qu'on est de là-bas, on ne change jamais, c'est ça ? Ce refrain stupide commençait à l'agacer prodigieusement, même si

elle comprenait très bien la raison du blocage. Mais, alors qu'elle s'attendait à une réponse péremptoire, il la surprit

en faisant un véritable effort de diplomatie. — C'est dur de changer. Dans un sens comme dans l'autre. Moi non

plus, je ne pourrais pas apprendre à vivre en ville. Je l'ai toujours su. — Depuis tes quatre ans? Il sourit, un sourire qui ne contenait pourtant pas beaucoup de joie. — Bien avant ça ! Ici, c'est chez moi, c'est ma place. Ça a toujours été

comme ça et ça le sera toujours. Mercy se percha sur le rebord de la grande balan- celle accrochée à la

charpente de la véranda — une très belle pièce en cèdre sculpté, qui ajoutait une note curieusement accueillante à cette maison si simple et austère.

— Mon père avait offert ça à maman pour leur anniversaire de mariage, dit Grant. Il l'a fait venir d'un petit atelier à San Antonio. Je crois qu'il espérait que si elle passait du temps assise là à regarder le paysage, elle apprendrait à voir combien c'était beau. Elle l'a bien vu mais ça n'a pas suffi. C'était peut-être déjà trop tard, elle avait déjà décidé de partir.

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— Alors tu as balancé ton coup de pied à ton beau- père et braillé à ta mère que tu ne voulais pas vivre avec eux.

— Je n'avais que quatre ans, dit Grant, un peu agacé à son tour. Je voulais que mon père et ma mère restent ensemble. Je pensais probablement aussi que si je m'accrochais ici, elle finirait par rentrer.

— Mais elle était déjà remariée avec Nate ! — Peut-être. Mais ça ne veut pas dire grand-chose pour un gosse de

quatre ans. Il n'empêche que j'ai eu tort : je n'aurais pas dû donner ce coup de pied à Nate, ajouta-t-il avec une grimace rapide.

— Il a survécu. Et puis, il aime ta mère. — C'est vrai. Il y a des moments où je me dis que c'est la seule

personne au monde qu'il aime vraiment. Oh, il est attaché à ses gosses mais...

— Je sais. Je connais d'ailleurs un peu Jane et Michael et ils ne semblent pas particulièrement proches de leur père.

Elle jeta à Grant un regard de biais. — Au moins, toi, tu ne peux pas douter de l'amour de ta mère. — Plus maintenant, non. A l'époque, je n'en étais pas si sûr, surtout

quand mon petit stratagème a échoué, mais je l'ai compris ensuite. — Au moins, elle a respecté ta décision. — Oui, c'est vrai. Elle a toujours respecté mes choix. Ce qui dénote

une vraie confiance de sa part, je le sais, car c'est loin d'être l'attitude du reste de la famille qui n'arrête pas de seriner que je perds mon temps ici.

— Que tu perds ton temps... ? Il croisa les bras sur sa poitrine et Mercy se demanda ce qu'on avait

bien pu lui dire pour le mettre à ce point sur la défensive. — Voyons, tu es intelligent, Grant ! cita-t-il d'un ton acide. Tu peux

faire quelque chose de ta vie. Tu as des diplômes, mon garçon, qu'est-ce que tu fabriques là-bas, loin de tout, à garder les vaches ? Quatre années de fac ! Et pour quoi faire ?

Mercy plongea son regard dans le sien et demanda calmement : — C'est bien ce que tu veux faire ? — C'est la seule chose que j'aie jamais voulu faire, dit-il avec une

détermination froide qui montrait qu'il avait dû souvent défendre son choix.

— Alors dis-leur de s'occuper de leurs affaires. Il sursauta presque, interloqué, et elle enchaîna : — J'ai vu trop de gens piégés dans des boulots qu'ils détestaient. J'ai

vu ce que ça leur a fait, à eux et à leur entourage. Si tu es heureux dans ton travail, c'est tout ce qui compte.

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Il lui sourit subitement, chaleureusement, et elle eut l'impression que le soleil venait de sortir de derrière les nuages.

— C'est ce que ma mère a fini par me dire, la dernière fois que Nate s'en est pris à moi.

— Bravo pour elle. Je crois bien que ça doit être la chose la plus difficile pour un parent, de respecter le choix de son enfant quand on n'est pas d'accord avec lui.

Grant s'appuya contre une colonne de la véranda et la regarda d'un air pensif.

— Tu parles d'expérience ? Elle hocha la tête. — Mes parents voulaient que je sois médecin. — Médecin au lieu de flic ? Effectivement, ce n'est pas tout à fait la

même chose ! — Et mon idée ne leur a pas plu du tout. J'avais passé le concours

d'entrée de deux ou trois écoles de médecine, pour leur faire plaisir. Je savais que je voulais... aider les gens, mais j'avais déjà compris que ce n'était pas comme ça que je voulais le faire.

Elle eut un sourire amer et murmura : — Si j'avais su... — Si tu avais su quoi ? — Que la moitié des gens qu'on croise dans ce métier ne veulent pas

qu'on les aide. Ils veulent seulement qu'on ramasse les morceaux une fois que tout est terminé.

Elle eut un frisson bref. — Il y en a d'autres qui veulent que les flics règlent leur problème

pour de bon. Ils n'arrivent pas à tirer la gâchette eux-mêmes alors ils s'arrangent pour qu'un flic le fasse à leur place. Comme si on était des machines, comme si on n'avait aucune émotion...

Elle se tut abruptement, avant que tout ce qui était noué en elle ne puisse s'échapper. Elle prit le temps de reprendre le contrôle de sa voix puis murmura :

— Je... excuse-moi. Je ne voulais pas... Elle se mordit la lèvre, se força à se taire. Ses paupières la brûlaient

et elle savait que si elle disait un mot de plus, elle se mettrait à pleurer. Elle aurait dû se douter que tout ressortirait si elle se mettait à parler de son travail. Dire qu'elle croyait avoir fait tant de progrès ici ! En fait, elle n'avait retrouvé qu'une paix de surface, rien n'était changé au fond. Elle frissonna encore, un frisson qui ne devait rien au froid.

Brusquement, Grant fut près d'elle sur la balan- celle. Trop surprise pour réagir, elle sentit ses bras se refermer autour d'elle. Sa force, sa

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gentillesse, la chaleur de son corps étaient trop tentantes pour qu'elle ait le courage de s'écarter.

— C'est un sale boulot, Mercy, dit-il doucement. Je le savais bien mais voilà, je n'avais jamais beaucoup pensé à ceux qui le font. Il aura fallu que tu me dises...

Il semblait vraiment ému et cela la réconforta — alors même que des signaux d'alarme se déclenchaient en elle. Dans son état d'esprit actuel, c'était beaucoup trop dangereux pour elle de se laisser aller, surtout avec cet homme-là. Sa gentillesse était le pire de tous les pièges.

Elle faillit s'arracher à ses bras, réussit à s'écarter calmement. — Je suis désolée d'avoir déversé tout ça sur toi, dit-elle avec un peu

de raideur. Il la regarda attentivement mais ne fit rien pour la retenir. Elle se

leva, s'éloigna encore un peu. A trois pas de lui, elle se sentit en sécurité. — Je me suis posé beaucoup de questions ces derniers temps sur ce

métier, dit-elle quand le silence fut devenu insupportable. Ce n'est pas une raison de t'ennuyer avec mes misères.

Grant se tut encore un instant, puis dit : — Il faut bien que tu en parles à quelqu'un. « Sans doute, mais pas à toi ! » pensa Mercy. La dernière chose dont

elle avait besoin était d'ouvrir ses pensées les plus noires à cet homme qui menaçait déjà son fragile équilibre.

— Il faut que je tire ça au clair par moi-même. — Je vois que tu es toujours aussi butée qu'il y a douze ans. — Je ne suis pas butée. Je veux simplement régler mes problèmes

moi-même. — Bien sûr que tu dois tout régler toi-même. Mais cela ne t'interdit

pas d'en parler à quelqu'un. Tu crois vraiment que tu y laisserais toute ton indépendance ?

Elle le regarda, soupçonneuse. — Les hommes pensent généralement que les femmes parlent trop de

leurs états d'âme. — C'est peut-être là le problème. Tu côtoies surtout des hommes dans

ton travail, ou des femmes qui s'obligent à se plier à leur manière de faire. Tu n'arrives plus à parler. A moins que les flics ne s'épanchent librement qu'entre eux ?

Elle fronça les sourcils puis reconnut l'étincelle d'humour dans ses yeux bleu vif.

— Les flics, dit-elle sardoniquement, gardent tout à l'intérieur jusqu'à ce qu'ils explosent. La plupart d'entre eux, en tout cas.

— Pas toi ?

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— Moi, je ne vais pas exploser. Je ne suis pas le genre, d'après le psychologue de la brigade.

— Tu es allée voir un psychologue ? — On est obligés, après une mort violente. — Ça t'a fait du bien ? — Je crois. Elle se retourna vers le paysage enneigé. Le froid commençait

lentement à la paralyser. — Il trouvait que c'était une bonne idée de venir ici. — Et qu'est-ce que tu en dis, toi ? Ça fait un petit moment que tu es là

maintenant. — Peut-être. C'est beau, il y a quelque chose de fondamentalement

sauvage ici qui me plaît. Quelque chose de pur. C'est impitoyable, mais sans méchanceté, c'est... net et juste. Comme la vie, quand l'avidité humaine ne s'en mêle pas.

Grant semblait abasourdi. — Je... C'est ce que j'ai toujours senti. C'est pour ça que je ne pourrais

être heureux nulle part ailleurs. Pendant un long, très long moment, ils se regardèrent en silence, les

yeux bleus de Grant rivés aux yeux verts de Mercy. Ils sentaient tous deux le lien inattendu qui venait de se forger entre eux. Un lien concret, si puissant qu'elle se sentit presque effrayée. Elle ne voulait pas ressentir cela, elle ne voulait rien ressentir du tout en ce moment, alors qu'elle se savait si profondément vulnérable. Son cœur réagissait avec une inconséquence terrifiante.

Il fallait absolument remettre de la distance entre eux, tout de suite ! Et pourtant, elle ne pouvait pas nier qu'il venait de se passer quelque

chose de très important. Fidèle à elle-même, elle choisit donc la confrontation.

— Seulement, il y a des risques imprévus. Au regard qu'il lui lança, elle sut qu'il comprenait très bien de quoi

elle parlait. — Des risques, répéta-t-il. Sa voix était parfaitement inexpressive et elle battit abruptement en

retraite. — Entre autres, je suis en train de mourir de froid, lança-t-elle. Elle tourna les talons et s'enfuit dans la maison.

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Décidément, Meredith Baxter était la femme la plus... la plus insupportable qu'il ait jamais rencontrée. De même qu'elle avait été la gamine la plus insupportable...

Grant se retourna encore une fois dans son lit et tira le gros édredon de plume jusqu'à son nez. Il n'avait pas froid. La neige tombait toujours et le toit portait maintenant une couche épaisse qui l'isolait très efficacement. Malgré le vent qui soufflait depuis quelques heures, la maison était probablement plus tiède que par une nuit d'hiver ordinaire.

Les fabricants de calendriers qui pensaient que l'hiver commençait en décembre changeraient vite d'avis si jamais ils passaient par ici. Dans le Wyoming, l'hiver commençait quand il en avait envie.

Malgré tous ses efforts, ses pensées retombaient inexorablement dans la même ornière. Mercy, toujours Mercy. Elle avait failli le rendre fou, douze ans auparavant, et voilà qu'elle revenait à la charge. Avec un arsenal beaucoup plus redoutable ! Car le nouveau moyen qu'elle avait choisi pour lui faire perdre l'esprit se révélait autrement dangereux qu'autrefois.

Elle arrivait même à lui gâcher ses nuits de sommeil, lui qui dormait toujours comme une souche après ses longues journées de travail. Depuis son arrivée, il avait l'impression de passer ses nuits à sursauter au moindre bruit et à contempler le plafond, en se retenant de regarder le réveil. Il ne voulait pas voir approcher l'heure où il devrait se traîner hors du lit et reprendre le travail.

Un nouveau craquement que son état de nerfs rendait assourdissant le fit se rabattre sur le dos, excédé. « Tu ferais mieux de t'arracher tout de suite, pensa-t-il. Tu aurais pu faire la moitié du boulot de la matinée depuis que tu es allongé là à penser à cette fille. »

Oui, mais il aurait bien aimé, quand même, savoir ce qu'elle avait voulu dire en parlant de « risques imprévus ».

Un nouveau son lui fit dresser l'oreille. Il aurait juré que la porte d'entrée venait de s'ouvrir. En pleine nuit ? Impossible ! Walt, pensa-t-il brusquement. Il s'était passé quelque chose.

Il roula hors du lit et se mit à s'habiller à la hâte — pas seulement à cause du froid. Il enfila de grosses chaussettes de laine mais attrapa ses bottes au vol. Il les mettrait en bas pour ne pas réveiller Mercy en dévalant l'escalier.

Mais dès qu'il sortit de sa chambre, il comprit qu'il ne la dérangerait pas. Elle devait s'être réveillée aussi, sa porte était grande ouverte. En se dirigeant vers l'escalier, il jeta un coup d'œil rapide à l'intérieur. Le lit était vide, les couvertures et la couette bleu vif entortillées suggéraient

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un sommeil aussi agité que le sien. Elle avait dû entendre la même chose que lui et descendre aux nouvelles.

— Walt ? appela-t-il en descendant quatre à quatre. Pas de réponse. Très inquiet maintenant, il dévala les dernières

marches en courant, se précipita dans le living, ses chaussettes dérapant sur le plancher de bois. Là, il s'arrêta net, abasourdi. La porte d'entrée béait, grande ouverte.

Walt n'aurait jamais fait une chose pareille. Même au milieu de la pire catastrophe, on préservait automatiquement la chaleur. Sans chaleur, la vie dans ces contrées n'était tout simplement pas possible.

Il s'approcha de la porte. Dehors, un rideau serré de flocons bouchait toute visibilité.

Il ferma soigneusement la porte, se retourna vers les pièces sombres de la maison.

— Mercy ? appela-t-il. Pas de réponse. Partagé entre l'inquiétude et l'irritation, il alla à

grands pas jeter un coup d'œil dans la cuisine et trouva la pièce sombre et silencieuse. Il revint fourrer une bûche dans le poêle et fixa les flammes claires qui se tordaient derrière la vitre, les sourcils froncés. La porte ne s'était pas ouverte toute seule, il s'assurait toujours lui-même qu'elle était bien fermée avant de se coucher. Fille de la ville ou non, Mercy faisait toujours très attention aussi.

Etait-elle dehors ? Il rouvrit la porte d'entrée à la volée et contempla, bouche bée, les

traces déjà à demi effacées dans la neige vierge de la véranda. Des traces toutes petites qui n'avaient pu être faites par les semelles extra-larges de Walt.

Mais qu'est-ce que... Il fourra ses pieds dans ses bottes, saisit au vol sa lourde veste et une

lampe de poche, et sortit en refermant la porte derrière lui. Les traces descendaient les marches puis s'éloignaient tout droit. Au bout de quelques mètres, elles obliquaient à droite, vers la grange principale.

Il descendit les marches à son tour. Dès qu'il sortit de l'abri de la véranda, le vent vint mordre la peau de son visage. Un vent bien plus fort qu'il ne l'avait cru. Il gelait à pierre fendre et ce vent créait des conditions réellement polaires.

Une colère subite s'empara de lui. Que faisait-elle à se promener dans ce froid, au milieu de la nuit, avec ce vent et cette neige ? Elle ne savait donc pas à quel point ce temps était dangereux ? Elle ne savait pas que dans cet univers mouvant, on pouvait perdre tous ses repères et mourir de froid à quelques pas de la maison ? Elle n'avait donc rien

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dans la cervelle, elle ne tenait pas à la vie ? Dire qu'il commençait à penser qu'elle n'était pas aussi stupide que les autres copines de Kristina...

Une hâte fébrile le saisit et il marcha plus vite, plissant les yeux pour mieux distinguer la piste qui s'effaçait un peu plus à chaque pas. Sa puissante lampe torche ne faisait qu'éclairer la neige qui tombait dru, poussée à l'horizontale par le vent furieux.

Il perdit sa trace à vingt mètres de la maison. Elle avait probablement continué vers la grange, il espérait de tout

son cœur qu'elle était bien arrivée jusque-là. Un nouveau détour inexplicable pouvait la perdre irrévocablement. Il courut jusqu'à la porte, la trouva fermée mais pas verrouillée. Un peu soulagé, il la fit coulisser, se glissa à l'intérieur... et crut que son cœur s'arrêtait.

Il venait de voir Mercy, effondrée sur le sol devant le box de Joker.

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5.

Tête tendue par-dessus la porte de son box, Joker lança un hennissement plaintif. Grant n'avait jamais entendu cette note dans la voix du grand étalon. Galvanisé, il se précipita en avant, glissa sur de la paille éparse, se rattrapa de justesse et alla se jeter à genoux près de la jeune femme recroquevillée sur le sol. Joker hennissait toujours, agitant la tête de haut en bas comme pour la lui montrer.

— Oui, oui, d'accord, je sais ! lança Grant. Elle tremblait de tout son corps, les bras serrés autour de ses épaules

pour préserver sans doute le peu de chaleur qui lui restait. La grange était relativement tiède et il fut soulagé de voir qu'un obscur instinct de survie lui avait fait enfiler ses grosses bottes et sa veste fourrées. Mais que portait-elle en dessous ? Il frissonna malgré lui. C'était mince, vert d'eau, une étoffe fluide, un peu brillante. Elle n'était tout de même pas sortie en chemise de nuit... ?

Eh bien, si, apparemment ! — Tu as perdu la tête ! s'exclama-t-il en l'attirant contre lui. Il l'appuya contre son torse, ouvrit la bouche pour lui servir une

tirade dont elle se souviendrait, mais elle leva la tête et à l'instant où il vit ses yeux, toute sa colère s'envola.

Il n'avait jamais vu un être aussi totalement... désolé. Il y avait dans ses yeux élargis à la fois de la terreur, une peine immense et une résignation, surtout, qui lui fit plus peur que tout le reste. Elle grelottait mais ce n'était pas de froid et, pour la première fois, il la découvrait fragile et démunie, hantée par une vision qu'elle ne parvenait pas à regarder en face.

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— Mercy ? murmura-t-il avec toute la douceur dont il était capable. Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce qui s'est passé ?

Le corps de la jeune femme se crispa encore plus. Une petite plainte lui échappa et elle se mit à se balancer d'avant en arrière. Grant ne demanda plus rien. A quoi lui servirait de comprendre la nature exacte du démon qui l'avait jetée dehors dans la neige, au péril de sa vie ? Il se doutait bien de ce que ça devait être.

Il tendit le bras, ouvrit le box de Joker. Il n'aurait peut-être pas dû lui faire confiance à ce point mais l'étalon adorait Mercy et ils avaient besoin de la chaleur que dégageait son grand corps sain. Il souleva la jeune femme, la posa sur la litière de paille propre à l'intérieur, et referma la porte. Vite, vite ! A gestes un peu fébriles, il s'assit tout près d'elle, ouvrit sa veste et l'attira contre lui, passa ses jambes, vêtues seulement de cette étoffe verte si mince — de la soie ? — en travers des siennes. Il fallait absolument la réchauffer, il sentait bien que c'était vital.

Loin de protester, elle se laissait faire sans résister et cela l'effrayait. Joker murmura à voix basse et renifla très délicatement la tête de

Mercy. — Elle va s'en sortir, dit Grant à l'étalon. Il se moquait de savoir si c'était absurde de rassurer un cheval, il

parlait pour Mercy autant que pour Joker. Et probablement aussi pour se rassurer lui-même. Comme elle tremblait contre lui !

— Elle a seulement besoin de se réchauffer et de savoir qu'elle est en sécurité, que tout va bien, dit-il, la tête levée vers l'étalon.

Les petits hennissements de Joker semblèrent changer de nature, moins plaintifs maintenant, très tendres.

Cela faisait longtemps que Grant n'avait pas cherché à réconforter une femme. Il n'était pas sûr de s'en être très bien sorti. Depuis quelques années, il évitait plutôt de se mettre dans ce genre de situation, sauf si Kristina avait besoin d'être consolée après une peine de cœur, ou quand Nate faisait quelque chose qui ennuyait sa mère. Mais jamais il n'avait eu à consoler une femme en proie à un tel désespoir.

Longtemps, il se contenta de la serrer dans ses bras en silence, en essayant de sentir si ses tremblements diminuaient. Doucement, il lui appuya la tête dans le ceux de son épaule, secrètement ému par sa docilité. Plusieurs fois, il dut repousser la tête de Joker qui cherchait à souffler dans ses cheveux. Sans doute pour la faire réagir avec une colère feinte, comme elle le faisait d'habitude !

Mais elle ne réagissait pas.

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Grant savait maintenant à quoi ressemblaient ses cheveux détachés. Ils formaient une crinière épaisse et dorée, aussi douce qu'il l'avait deviné. Il sentait un parfum très léger de pomme, la trace de ce shampooing qui avait soi-disant séduit le grand étalon. Il sentait surtout les frissons atroces qui continuaient à la parcourir.

Pendant tout ce temps, il avait conscience qu'elle ne portait probablement rien sous sa chemise de nuit vert pâle. L'étoffe délicate semblait si bizarre sur ses bottes fourrées ! Il imaginait trop bien à quoi elle devait ressembler dans ce vêtement diaphane, comment le reflet de cette couleur délicate éclairerait ses yeux verts. Il sentait son propre corps réagir en la sentant si proche, et luttait furieusement pour réprimer cette réaction. Ce serait la pire des insultes de faire un geste déplacé dans un moment pareil. Mercy, si brave, qui affrontait l'enfer au quotidien, méritait moins que toute autre qu'on l'insulte.

Au lieu de ça, il fallait parler, parler sans s'arrêter. Il ne savait même pas très bien ce qu'il disait, seulement une suite de mots réconfortants et tranquilles, comme pour apaiser un cheval effrayé. Il la tenait tout contre lui, sans la serrer : il ne voulait pas qu'elle se sente prisonnière et elle était tellement plus petite que lui.

Immobile, elle restait blottie entre ses bras et ses frissons diminuaient peu à peu. Elle ne faisait pas un geste, ne disait pas un mot. Quand enfin elle sembla calmée, il se tut aussi et se contenta de la bercer.

Joker sembla se détendre à son tour, tout en continuant à surveiller attentivement Mercy. Jusqu'à quel point comprenait-il ce qui se passait? se demanda Grant, intrigué. Il savait que les animaux captent parfaitement l'humeur de leur maître. Combien de fois n'étaient-ils pas partis au galop tous les deux, hilares et bien décidés à prendre des risques ? Quand il se sentait de mauvaise humeur, l'étalon le savait tout de suite. Il avait une façon inimitable de le regarder, la tête penchée sur le côté d'un air accablé...

Après un long, très long silence, Mercy murmura avec effort : — Excuse-moi. Il ne répondit pas, se contenta de la serrer un peu plus fort pendant

un instant. — Je... La petite voix désolée se tut et il la sentit remuer. Sa tête pesa plus

lourd contre son épaule, complètement abandonnée. Ce petit mouvement confiant lui serra le cœur et le remplit de joie.

— Je croyais que c'était fini. Le rêve. Je ne l'avais plus fait... depuis que j'étais ici.

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C'était donc un cauchemar qui l'avait poursuivie dehors dans la neige?

— Je n'aurais pas dû te faire parler de tout ça aujourd'hui, murmura-t-il.

— Le... docteur disait qu'il fallait que j'en parle. Il la sentit soupirer contre lui. — Tu le disais aussi, reprit-elle, mais c'est... dur. Tous mes amis...

connaissaient Nick. Ils avaient du chagrin aussi et ça ne semblait... pas juste de leur parler de ce qui s'est passé... Je ne pouvais pas leur raconter comment c'était vraiment. Trop horrible, trop moche, ils étaient ses amis, sa famille...

Ses phrases commençaient à se précipiter, fiévreuses. Elle s'arrêta net en se mordant les lèvres et il la sentit frissonner de nouveau. Il se remit à la bercer doucement et elle ne résista pas. Il lui sembla même qu'elle s'appuyait plus lourdement contre lui.

Il n'avait pas vraiment envie de savoir, lui non plus : ce devait vraiment être atroce pour hanter à ce point une femme aussi forte. Et pourtant il fallait bien qu'elle cesse de garder ça pour elle, de se contrôler si courageusement alors que l'horreur cherchait à s'échapper à coups de griffe...

— Dis-moi, chuchota-t-il. Dis-moi, Mercy. — Je ne peux pas. — Si, tu le peux. Joker la poussa délicatement du nez comme s'il cherchait aussi à

l'encourager. — Bien sûr que tu le peux. A qui d'autre est-ce que tu pourrais parler ?

Je ne le connaissais pas, ça ne me fera pas de peine, pas comme à eux. — Je... — Qu'est-ce qui s'est passé, Mercy ? Kristina m'a seulement dit qu'il

avait été tué pendant son service. — Pas seulement tué. Exécuté. Il frémit. Non, il ne voulait vraiment pas entendre ça, mais il ne

pouvait plus faire machine arrière, maintenant qu'elle commençait enfin à parler.

— Continue, dit-il d'une voix ferme qui le surprit lui-même. — On s'occupait... d'une enquête assez compliquée. Grant devina qu'elle préférait rester vague, et il ne demanda aucune

explication. Il y avait probablement des choses que les flics ne disaient pas aux quidams comme lui. Ce devait être un réflexe, comme les soldats en temps de guerre qui ne donnaient que leur nom, leur grade et leur matricule...

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— Nick a eu un tuyau par un type qui le renseignait. Il travaillait sur le meurtre d'un autre collègue, un ami, il y a deux ans. Il faisait confiance à ce type.

Le ton de sa voix alerta Grant. — Il n'aurait pas dû ? — L'indic l'a livré sur un plateau. C'était un coup monté. Ceux qu'on

cherchait l'attendaient dans l'entrepôt. En embuscade. Elle eut un frisson bref et très violent, puis un autre. Instinctivement,

Grant la serra plus fort, attendit en silence que son corps s'apaise et qu'elle repose immobile entre ses bras. Plus que jamais il aurait aimé qu'elle se taise. Elle se tairait probablement s'il cessait d'insister... mais il savait aussi qu'elle devait absolument extirper d'elle la scène tout entière.

— Vas-y, termine, dit-il d'une voix rauque. — Je... non. Ça n'a pas d'importance. Ça ne change rien. — Termine, Mercy. Un instant, il crut qu'elle allait refuser, puis quelque chose dans sa

position lui dit qu'elle capitulait, même avant que les paroles ne viennent. Des paroles lourdes de souffrances, de rage et de culpabilité.

— Ils lui ont... attaché les mains. Dans le dos. Ils lui ont tiré une balle dans la tête.

— Nom de Dieu... — Il était fichu. Sauf si moi j'avais... Je suis arrivée trop tard. Il était

déjà en train de mourir... quand je suis arrivée jusqu'à lui. Grant se figea. Voilà une chose qu'il n'avait pas envisagée. — Tu... étais là aussi ? — On était équipiers tous les deux. Bien sûr que j'étais là. Sa voix se fit brutale et amère. — Pour tout le bien que ça lui a fait. Il... Elle reprit son souffle convulsivement, dans un effort de tout son

corps. — Il saignait. Tant de sang. Sa... tête. Elle frémit avec violence. — Il respirait encore. Mais ses yeux... ils étaient déjà... Il est mort

dans mes bras. Oh, non. Ça, c'était trop. — Mercy... — Si j'étais arrivée une minute plus tôt, une seule petite minute. Si je

n'avais pas pris le temps de faire un rapport radio pour donner notre position, demander des renforts, si je l'avais suivi tout de suite quand il est entré...

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— Mercy, arrête. Il la sentit secouer la tête furieusement, refusant toute tentative de

consolation. — Tu ne comprends pas ? C'est ma faute s'il est mort. J'étais son

équipière, j'aurais dû être avec lui. J'aurais dû faire quelque chose. — Mourir avec lui, par exemple ? Il se montrait délibérément brutal, pour arrêter ce torrent de

reproches. — J'aurais pu... — En fait, tu es obligée de demander des renforts dans ce genre de

situation, non ? — Oui, mais... — Alors tu as fait ce que tu étais censée faire. Contrairement à lui. Pas très délicat peut-être de parler comme cela d'un mort mais, pour

l'instant, il ne pouvait penser à personne d'autre qu'à Mercy. La courageuse Mercy qui tremblait contre lui d'horreur et de culpabilité.

— Il avait plus d'ancienneté que moi. J'aurais dû le suivre, pas rester en arrière...

— Si tu l'avais fait, tu serais morte. Il parlait froidement, d'un ton plein de certitude. — Tu crois qu'ils auraient fait une exception pour toi ? S'ils ont pu en

exécuter un, ça ne devait pas les déranger beaucoup d'en abattre deux. Comment pouvait-elle ne pas voir cela ? Ça lui semblait évident,

aussi limpide qu'un jour d'hiver dans le Wyoming. Elle n'aurait rien pu faire, sauf s'ajouter à la liste des victimes. Une partie de ce qu'elle ressentait devait être ce qu'on appelait la culpabilité du survivant ; le fait d'avoir été si proche de la victime empirait probablement beaucoup les choses. Pourtant, ce n'était pas tout : elle semblait réellement penser qu'elle aurait dû réussir un miracle, accomplir l'impossible.

Il sentait bien qu'elle n'acceptait pas ce qu'il lui disait. Tout était encore trop récent, la plaie encore à vif ne lui laissait pas le recul nécessaire. Elle revoyait la scène à travers un brouillard de chagrin et de colère, et toute son interprétation s'en trouvait faussée. Elle se trompait du tout au tout, sans même envisager qu'on puisse voir les choses d'une autre manière.

— Tu te souviens de l'année où je suis venu rendre visite à maman quinze jours, et ensuite je suis parti camper dans le nord du Minnesota? demanda-t-il doucement.

Comme si elle se méfiait de ce changement de sujet inattendu, elle hésita un instant avant de hocher la tête. Il sentit son mouvement sans le voir.

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— Je suis parti en randonnée dans l'arrière-pays. Le deuxième jour, j'ai vu une meute de loups abattre un cerf. C'était un jeune qui avait dû s'éloigner du groupe. Ce n'était pas joli mais, pendant qu'ils se rassemblaient pour l'achever, le reste du troupeau a pu s'enfuir. Ils n'avaient pas d'autre choix — ils n'avaient même pas à penser en termes de choix. L'instinct de survie est programmé en eux, ils ne peuvent pas aller contre lui. Il n'y a que les humains pour chercher des solutions dans une situation pareille. Il y a des moments où je ne suis pas sûr que ce soit une bonne chose.

— Qu'est-ce que tu essaies de me dire ? — Que ce jeune cerf s'est mis dans cette situation périlleuse en

s'éloignant de la sécurité du troupeau. Elle se raidit. — Autrement dit, c'est la faute de Nick s'il a été assassiné ? Tu te

trompes. Cette affaire devenait un peu une obsession, c'est vrai. Le flic qui avait été abattu était un ami. Mais il était quand même le meilleur flic que j'aie jamais connu.

Non, elle ne pouvait pas encore admettre que son Nick puisse avoir la moindre responsabilité dans ce qui lui était arrivé. Il se hâta de continuer :

— Je veux dire qu'il y a aussi des loups chez vous. Ils sont aussi impitoyables que les nôtres, tu le sais encore mieux que moi. Ils sont même bien pires parce que les loups ne tuent que quand ils en ont besoin pour survivre. Si tu leur avais donné la moindre chance, ceux-là t'auraient tuée aussi. C'est ça que Nick aurait voulu, tu crois ?

Elle s'affaissa un peu contre lui et il dut tendre l'oreille pour saisir son murmure :

— Non. — Mercy, je suis tellement désolé ! Je sais bien que tu l'aimais, mais

tu ne l'aurais pas sauvé en te faisant descendre, et tu ne le ramèneras pas en te torturant maintenant.

— Je l'aimais, oui. Il était... je crois qu'il était mon meilleur ami. Une façon curieuse de parler de son amour perdu, pensa-t-il

vaguement. Il se contenta de dire : — Je sais ce qu'on ressent quand on perd quelqu'un à qui on tient

vraiment. Je connais le vide que ça laisse. Elle respira profondément et il la sentit se rassembler. Quand elle

parla de nouveau, la note âpre de sa voix avait presque disparu. — Je sais, oui. J'ai su par Kristina que ta mère était réellement

inquiète pour toi quand ton père est mort. Grant recula imperceptiblement.

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— Ah ? Je ne savais pas. Nous n'avons jamais... beaucoup parlé de lui. — Elle l'aimait, tu sais. — Pas suffisamment. Il n'y avait presque pas d'amertume dans sa voix. Il en ressentait

même un peu de fierté : il avait fait beaucoup d'efforts pour en arriver là.

— Pas assez pour rester ici ? C'est vrai. Mais elle l'aimait. Il soupira. — Je sais, oui. Et je ne crois pas qu'elle ait jamais regretté sa décision. — Non. Elle m'a dit un jour qu'elle ne regrettait qu'une chose : ne pas

avoir été avec toi pendant que tu grandissais. Si elle n'avait pas été sûre que tu serais assez solide, assez indépendant et assez buté pour te débrouiller, elle n'aurait jamais pu saisir sa propre chance d'être heureuse.

— Buté, oui, elle me l'a dit assez souvent, rétorqua-t-il avec un petit rire.

Il entendit une exclamation lui échapper, pas vraiment un rire mais un son presque gai. « C'est terminé », pensa-t-il avec un soulagement immense. Pour cette fois, au moins, c'était terminé. Puis elle soupira, et ce n'était plus un soupir de chagrin mais d'inquiétude.

— J'espère seulement que les gosses de Nick seront aussi solides que tu l'as été.

— Il avait... des gosses ? — Deux, un garçon et une fille. Oh, ça va être si dur pour eux sans lui ! — Je suis sûr que tu sauras les aider. — Je ferai de mon mieux. D'ailleurs, je suis leur marraine. Mais je

crois bien qu'Allison va avoir beaucoup de mal à s'en sortir. Leur marraine ? Qu'est-ce que... Allison ? — Allison ? coassa-t-il quand il ne trouva absolument rien d'autre à

dire. — Oui, sa femme. — Il était marié ? demanda-t-il stupidement. Elle leva la tête vers lui. — A l'une de mes meilleures amies, répondit-elle, visiblement

surprise par sa réaction. C'est moi qui les ai présentés l'un à l'autre. — Mais je croyais... — Quoi donc ? — Kristina disait que tu étais très proche de lui. — C'est vrai, dit-elle d'une voix qui tremblait un peu. Je te l'ai dit, je

crois que c'était mon meilleur ami. Il était aussi... plus que ça. Il avait dix ans de plus que moi, ça faisait quinze ans qu'il était flic. C'était mon

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mentor, il m'a fait traverser toutes les mauvaises passes. Il y a des moments durs pour un flic, encore plus durs quand on est une femme. Il ne m'a jamais dorlotée, mais il s'est arrangé pour que j'aie toujours ce qu'il me fallait pour m'en sortir. J'étais demoiselle d'honneur à leur mariage, j'étais là pour les naissances de Matt et de Lisa. Ils étaient comme ma famille.

Elle parlait du fond du cœur, avec une émotion profonde, et il se sentit brusquement tout honteux de ce qu'il avait pensé.

— Je croyais que vous étiez... tu vois ce que je veux dire... — Non, je ne vois pas... Tu croyais quoi ? Elle se tut abruptement quand la réponse évidente lui apparut enfin. — Tu croyais qu'on était amants ? — Enfin... oui. La façon dont Kristina en parlait... Il se tut, affreusement gêné. Jamais il ne s'était senti aussi grossier,

aussi stupide. — Elle t'a dit qu'on était proches et tu en as conclu que c'était

obligatoirement une histoire d'amour ? — Je... — Ne me dis pas que tu es un de ces types qui ne croient pas qu'un

homme et une femme puissent être de véritables amis ? Allait-elle se lancer dans une harangue, maintenant ? Oh, et puis

qu'elle se lance ! Il préférait de loin la voir en colère qu'abattue comme tout à l'heure. Ses yeux lançaient des éclairs, elle se redressait pour le toiser, dressée devant lui dans la paille...

— Je n'ai jamais dit ça, interrompit-il en toute hâte. C'est seulement, en écoutant Kristina... j'ai sauté à des conclusions, voilà. Je n'aurais pas dû et je le regrette.

Il faisait bien plus que le regretter. Un cyclone vrombissait sous son crâne, il se sentait horrifié par le côté sordide de ce qui était arrivé, atterré par la culpabilité qu'elle portait, désolé de l'avoir blessée par ses conclusions trop faciles... et d'une façon complètement inattendue, soulagé, enchanté que Nick et elle n'aient pas été amoureux.

Cette partie de sa réaction l'inquiétait beaucoup. Jusqu'ici, il avait pu contrôler l'effet qu'elle lui faisait en la voyant comme une femme en deuil, une femme qui venait de perdre son amour. Maintenant qu'il savait que Nick avait été un ami, l'époux d'une autre, amie de surcroît, qu'elle était la marraine de leurs enfants... il ne savait plus très bien ce qu'il ressentait.

Il n'était d'ailleurs pas très sûr de vouloir le savoir.

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6.

« Je ne l'ai pas remercié, pensa-t-elle. Pas vraiment. Pas comme il le mérite après ce qu'il a fait pour moi. »

Elle marchait à travers la neige, dans le grand silence de ce dimanche matin. Si seulement elle avait pu trouver en elle-même une telle sérénité ! Elle ne cessait de penser à cette confession étrange, dans la pénombre et l'odeur de foin frais, pendant que la tempête rageait autour de la grange. Même sans être impliqué personnellement, il est difficile d'écouter une histoire aussi laide. Rien n'obligeait Grant à s'exposer à ce flot d'horreurs, rien ne l'obligeait non plus à la prendre dans ses bras aussi gentiment, aussi... tendrement.

Elle sentit la chaleur lui monter aux joues et écarta bien vite cette pensée. Pas question de s'attarder aux gestes de Grant, ni à ce qu'elle avait ressenti. Elle se souvenait très clairement de s'être abandonnée contre lui, d'avoir savouré le poids de ses bras autour d'elle. Non ! Elle n'y penserait plus. Elle ne voulait même pas admettre que Grant ait soulagé sa peine comme personne d'autre n'avait pu le faire, rien qu'en étant là à la serrer contre lui. Ses paroles, qui ressemblaient pourtant à celles de ses amis, avaient eu une résonance particulière, et elle s'était laissé réconforter, presque malgré elle.

Il faudrait cependant autre chose que des paroles pour effacer sa culpabilité. Elle ne pouvait pas s'en débarrasser aussi facilement, ne souhaitait même pas encore en être libérée, car elle était convaincue d'avoir réellement failli à son rôle. Mais, pour la première fois, il lui sembla qu'un jour ce serait possible. Un jour, elle se sentirait libérée de cette affreuse responsabilité.

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L'air vif et glacé la purifiait en baignant son visage. Elle se remplit les poumons et faillit sourire. Dire que Grant avait cru que Nick et elle... Nick, qu'elle appelait parfois son grand frère. Elle comprenait bien comment Grant avait pu sauter à cette conclusion, mais pas sa réaction bizarre en apprenant son erreur. En semblant presque... contrarié ?

Elle se retourna vers le ranch en contrebas, écrasé sous son manteau de neige. Le jour s'était levé, limpide et aveuglant après la tempête. Les Rocheuses remplissaient l'horizon, poudrées de blanc des pieds à la tête et beaucoup plus souriantes. Un paysage immense, infiniment paisible et silencieux.

Oui, elle ressentait en elle le même écho que Grant face à cette terre. Sa beauté sauvage avait le pouvoir de la guérir. Ici aussi, la vie était rude, mais si seuls les plus endurcis survivaient, personne n'enfonçait les plus faibles, personne ne faussait la balance. La nature choisissait, sans passion, dans sa pureté impitoyable.

Elle soupira. Mieux valait ne pas trop s'attacher à cet endroit. Les assassins ne courraient pas longtemps, il faudrait retourner à Minneapolis pour témoigner au procès et reprendre le fil de sa vie.

Elle entendit le moteur d'une voiture, très bruyant dans le silence. Un 4x4 rouge vif approchait rapidement sur le chemin de gravier qui menait au ranch. Quelqu'un d’ici, se dit-elle tout de suite : le chauffeur affrontait la neige fondue du chemin avec beaucoup d'aisance. Probablement la mère de Chipper, la cuisinière émérite, l'irremplaçable Rita !

« Arrête, marmotta-t-elle tout haut. Tu es complètement ridicule. » Elle écarta l'autre mot qui lui venait à l'esprit et qui aurait sans doute été plus juste.

Déterminée à secouer ces pensées absurdes, elle dévala la pente douce vers la maison, avec la ferme intention d'accueillir la cuisinière en la couvrant de louanges. Ils mangeaient comme des rois depuis son arrivée. Même surgelés et réchauffés, les lasagnes, hachis parmentier et poulets en sauce étaient absolument délicieux.

Ses bonnes intentions faiblirent un peu quand elle fut assez près pour voir le visage de l'arrivante. Une brune aux yeux incendiaires, comme elle l'avait deviné — mais elle avait de beaucoup sous-estimé sa beauté. Rita était absolument spectaculaire.

La cuisinière se débattait avec un chargement trop volumineux : un carton de nourriture sur lequel elle avait empilé plusieurs sacs de provisions. Voyant que l'un d'eux allait basculer, Mercy se précipita et réussit à le cueillir au vol.

— Oh, merci ! C'était celui des œufs, bien sûr, lança Rita, essoufflée.

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— Bien sûr, répéta Mercy, amusée. Elle souleva un nouveau sachet. L'autre femme poussa un soupir de

soulagement et enchaîna : — Ou alors, celui avec tous les bocaux de verre. Elle avait un rire joyeux et absolument charmant, pensa Mercy en

réprimant un soupir, et ses yeux sombres rayonnaient d'humour. Puis elle vit l'alliance dorée à sa main gauche. — Je suis Rita. Vous devez être Mercy. — C'est ça. Tout le monde ici la connaissait donc par son sobriquet de gamine ?

Au fond, ce n'était pas déplaisant, et elle décida de rester souriante et d'attendre la suite. Ensemble, elles portèrent les provisions à l'intérieur.

— Grant m'avait prévenue de votre arrivée, lança joyeusement Rita en ouvrant la porte. Il avait seulement oublié de dire à quel point vous alliez embellir le paysage.

Stupéfaite, Mercy mit un instant à réagir. — Je, euh... merci, bégaya-t-elle. — Mon fils a complété mes informations. Je crois que vous avez fait

une conquête. — Je... n'ai rien fait pour cela, murmura Mercy en posant son

chargement. Que disait-on dans une situation pareille ? Elle ne voyait pas du tout

comment aborder le sujet de Chipper avec sa mère ! — Pas de problème, lança Rita avec entrain. Je m'inquiéterais peut-

être si je ne savais pas qu'il tombe amoureux tous les deux mois, en moyenne.

— Oh ! Je suis contente de le savoir ! Rita éclata encore une fois de son rire adorable. Elle avait vraiment

un charme fou, autant que Kristina mais dans un style très différent, bien plus terre à terre et généreux. A sa manière, elle était aussi belle que Kristina, aussi brune que la jeune fille était blonde. Brusquement, Mercy se sentit très petite et parfaitement quelconque.

— Où est Grant ? demanda Rita. — Je... il s'occupe d'une jument pleine. Walt dit qu'elle se comporte

d'une façon bizarre depuis quelque temps. — Ça doit être Lady. Walt sait de quoi il parle. C'est le meilleur sage-

femme de chevaux de tout l'Etat du Wyoming. Mercy ne put s'empêcher de sourire. Le vieux cow-boy ridé et

grognon ne ressemblait guère à une sage- femme ! — Je ferais bien de m'y mettre, dit Rita. Je devais venir hier, mais Jim

n'a pas voulu que je fasse la route jusqu'ici par un temps pareil.

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— Jim est... votre mari ? — Oui, le petit veinard. Elle baissa la voix d'un air de connivence tandis que ses mains vives

déballaient ses provisions. — En fait, c'est moi qui ai de la chance, mais je ne veux surtout pas

qu'il s'en rende compte ! Impossible de douter de sa sincérité. Brusquement soulagée, Mercy

se mit à rire... mais d'où venait cette sensation d'un poids diffus qui se retire ? A quoi pensait-elle donc ? Craignant que son visage ne reflète ce qu'elle ressentait, elle se détourna pour vider un autre sachet. De la farine, du sucre roux et blanc, du beurre et, tout au fond, de petits vermicelles décoratifs, rouges et verts.

— Pour des cookies de Noël ? demanda-t-elle. — Oui. Je ne sais pas pourquoi, Grant a décidé qu'il en voulait cette

année. Si j'ai le temps, je les ferai aujourd'hui. Je sais que c'est un peu tôt, mais on n'est jamais sûr que la route restera praticable à cette époque de l'année.

Mercy avait complètement oublié qu'on était aux premiers jours de décembre. Noël dans un peu plus de trois semaines ! Cette année, la célébration de Thanksgiving en famille lui avait largement fait passer le goût des fêtes traditionnelles. L'atmosphère avait été si lourde de choses que personne n'osait dire, et tout le monde était si inquiet pour elle ! Ces quelques jours avaient drainé ses maigres réserves émotionnelles. Une raison de plus pour venir ici : elle ne pouvait tout simplement plus supporter l'anxiété de ses parents. Elle les aimait tendrement, appréciait leur désir de l'aider, mais elle n'avait plus la force de les rassurer en permanence. Surtout alors qu'elle n'était elle-même pas du tout sûre qu'elle s'en sortirait.

— Je pourrais les faire, si vous voulez. Les cookies, je veux dire. Rita s'immobilisa, un gros jambon à rôtir entre les mains. Mercy

n'arrivait pas à déchiffrer son expression. — Je ne cherche pas du tout à envahir votre territoire, dit-elle très

vite. Je ne sais pas faire la cuisine, mais je fais de bons cookies. Le sourire enchanteur de Rita jaillit de nouveau. — Vous ne cuisinez pas du tout ? Alors il faudra que Grant se

débrouille avec ce jambon. Il me l'a commandé spécialement. A vous deux, vous réussirez tout de même à suivre les instructions ?

Elle posa une feuille pliée en quatre sur la pièce de viande, puis jeta un coup d'œil à Mercy.

— Chipper dit que vous êtes officier de police. — Oui.

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— C'est un travail dur. Encore plus dur pour une femme, non ? Mercy n'avait aucune envie de la contredire. — C'est vrai. — Alors c'est un peu comme de faire marcher un ranch. C'est plus dur

pour une femme, pour beaucoup de raisons différentes. Mercy pencha la tête sur le côté, surprise. — Je n'y avais jamais pensé, mais vous avez raison. Rita disposait

devant elle des tomates en boîte, des champignons et un oignon, sortait du dernier sac un paquet de pâtes. On allait apparemment manger des spaghettis ce soir.

— Il faut avoir une sacrée résistance pour s'en sortir, ici, dit Rita. La plupart des citadins ne peuvent pas.

— Il paraît, oui, répondit Mercy un peu ironiquement. — Ah. Grant vous a fait son discours favori ? — Plusieurs fois. — C'est un peu une fixation, chez lui. Rita leva les bras pour décrocher une grande casserole et jeta à

Mercy un nouveau regard de biais. — Il a ses raisons pour ça, acheva-t-elle. — Sûrement, oui. — Je trouve quand même ça bizarre : puisqu'il s'est braqué contre les

filles de la grande ville, il devrait s'occuper un peu des jeunesses du coin qui meurent d'envie d'attirer son attention.

— Il ne... s'en occupe pas ? — Chipper dit qu'il ne sort jamais avec les autres. Quand ils font la

fête, il reste toujours ici. — Il a un tel travail au ranch ! Il n'arrête pas. Trop tard, elle réalisa

que son attitude était déplacée. Grant n'avait pas besoin qu'elle le défende ! Rita sourit, l'air assez

satisfaite. — Oui. Ce n'est pas un boulot facile, tout le monde ne peut pas faire

tourner un ranch comme le sien. Elle regarda Mercy bien en face et reprit : — Mais je crois qu'une femme assez solide pour faire votre travail

pourrait s'adapter à n'importe quoi, si elle le voulait. Mercy soutint son regard. — Je pense, oui. Si elle y tenait vraiment. Le respect que lui témoignait l'autre femme la réconfortait

obscurément, mais elle ne suivait qu'à moitié ce curieux échange : elle s'interrogeait plutôt sur les raisons de la hargne de Grant envers les citadines. Ce n'était tout de même pas le départ de sa mère ? La

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cuisinière du ranch semblait au courant de quelque chose qu'elle aurait bien aimé savoir — mais comment lui poser la question ?

Le sourire de Rita s'élargit et se fit encore plus chaleureux. — Les cookies, dit-elle, sont dans votre camp. — Comment est-ce que tu es arrivée jusque-là ? s'exclama Grant. Mercy tendit la main pour frotter doucement le chanfrein de Joker.

Quelques minutes auparavant, elle avait entendu le petit hennissement familier de l'étalon, et elle s'était installée sur la corniche pour reprendre son souffle en l'attendant, sachant que le cavalier serait certainement Grant.

— Sur mes deux jambes, répondit-elle gaiement. Elle lui sourit. De son perchoir, elle pouvait s'adresser à lui sans se

dévisser le cou. — Une sacrée balade, dit-il, apparemment impressionné. Elle hocha la tête, assez satisfaite de son exploit. Cette corniche

rocheuse qui surplombait le ranch tout entier se trouvait à près de deux kilomètres de la maison, et au moins trois cents mètres de dénivelé. Heureusement, le plus gros de la neige avait fondu, sinon l'escalade aurait été éreintante à cette altitude.

Une fois arrivée à la corniche, elle avait découvert une plate-forme protégée par un auvent naturel. A un certain endroit, l'érosion avait creusé une cavité très abritée, une sorte de balcon en plein ciel tourné vers le ranch et ses pâturages enneigés. Sur le sol, à l'abri des regards, le vent avait amoncelé des feuilles mortes et des aiguilles de pin pour faire un matelas très doux.

— Une sacrée balade, oui, mais ça valait la peine de monter. On est bien ici.

— C'est vrai, répondit Grant. Je suis souvent venu ici à l'époque de la maladie de mon père. Je venais... me reposer un peu quand tout devenait trop dur.

Le cœur de Mercy se serra. Peu d'hommes sont capables d'avouer leur chagrin avec cette simplicité. Et, la veille, il avait su trouver des gestes si tendres pour l'aider... Elle sentit la chaleur lui monter aux joues et se hâta d'enchaîner un peu obscurément :

— Je comprends que ça t'ait fait du bien. Ne serait-ce que l'exercice... — Oh, moi, je viens à cheval. Il faut vraiment avoir une forme

olympique pour venir ici à pied, en plein hiver. Tu dois avoir une sacrée condition physique, car on se fatigue vite avec l'altitude.

Grant croisa les bras sur le pommeau de sa selle et lui sourit aimablement.

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— Dans le coin, personne ne fait plus de cinquante mètres à pied à moins d'y être absolument obligé.

— Je suis bien obligée puisque je ne monte pas. Le sourire de Grant s'effaça et il la regarda d'un air pensif. — C'est vrai. C'est même un vrai problème. Surtout si tu as l'intention

de faire des randonnées pareilles... S'il t'arrivait quelque chose dans un coin perdu, on ne le saurait même pas.

— Un cheval risque plus de glisser que moi dans les coins escarpés. — Pas les chevaux de ranch. Ce sont de vrais équilibristes. — Oui, mais mon problème à moi serait de rester sur leur dos. — Effectivement. Il lui lança ce large sourire qui avait toujours eu le don de lui couper

le souffle, et elle constata une fois de plus que les années n'avaient guère dilué son effet.

— A ceci près que, si tu te retrouvais par terre, le cheval rentrerait à la maison. Et on saurait, au moins, qu'on a un pied-tendre à aller ramasser.

Elle fit la grimace et il continua, enchanté : — Au pire, on pourrait même appeler Rocky... Elle secoua la tête, amusée malgré elle. Elle savait par Kristina que

Rachel Fortune, l'une des filles de Jake et Erica, avait monté un service de sauvetage aérien à Clear Springs avant d'épouser Luke Greywolf, un médecin du cru.

— Merci, je vois le tableau. De toute façon, ça ne s'applique pas puisque je ne monte pas à cheval.

Il sembla hésiter un instant. — On devrait peut-être arranger ça. — Arranger quoi ? — Le fait que tu ne montes pas. Mercy en resta bouche bée, et Grant se mit à rire. — Ce n'est pas la peine d'avoir l'air aussi choquée. Tu as dû y penser

aussi. Oui, bien sûr que tu y as pensé : tu en as même parlé un jour. — Moi ? Il hocha la tête avec une certitude écrasante. — Bien sûr ! Hein, Joker ? Elle te l'a dit à toi. Le cheval souffla et Mercy stupéfaite le vit secouer la tête de haut en

bas comme s'il était parfaitement d'accord avec Grant. — Cet animal, marmotta-t-elle, n'est pas normal. — Pourquoi ? demanda Grant, enchanté. Il se souvient très bien : tu

lui as dit qu'il pourrait donner à une fille de la ville comme toi l'envie d'apprendre à monter. Un mec n'oublie pas une chose pareille.

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Elle lui jeta un regard de biais. — Je vois ça, oui. Il lui refit son sourire dévastateur. — L'école d'équitation ouvre demain matin. Je compte sur toi. — Grant, je t'assure... — Je ne suis pas un professeur très patient. Ne sois pas en retard. — Grant, sérieusement ! Je sais bien que tu n'as pas le temps de... — Je n'ai pas de temps à perdre à me demander où tu es et s'il t'est

arrivé quelque chose. Ou de quadriller la région à ta recherche. Tu apprends à monter, j'arrête de m'inquiéter. Donnant donnant.

— Mais tu n'as pas à t'inquiéter pour moi, protesta-t-elle. Elle était d'autant plus mal à l'aise que cette idée — Grant se faisait

donc du souci pour elle ? — faisait naître en elle une chaleur délicieuse. Elle ne se reconnaissait pas du tout dans cette réaction !

— Bien sûr que si, dit-il légèrement. Kristina aurait ma peau s'il t'arrivait quoi que ce soit.

Kristina. Oui, bien sûr. Mercy réprima un soupir. Elle était vraiment stupide. Sans répondre, elle descendit de son perchoir, surprise de sentir combien le froid mordait dès que l'on s'avançait à l'air libre. Elle n'avait pas réalisé à quel point on était protégé dans cette poche de rocher.

— Ou pire encore, continuait Grant du haut de l'étalon. Elle viendrait peut-être ici pour me rendre la vie impossible. Je serais fou à lier avant le printemps.

— Je croyais que tu l'adorais. — Je l'adore, mais pas ici. Elle aime beaucoup trop son confort pour

être bien ici et quand Kristina n'est pas bien... Il secoua les épaules sans terminer sa phrase. — Moi aussi, je suis de la ville, comme tu n'arrêtes pas de me le

rappeler. L'aigreur de sa propre voix la heurta, mais l'irritation la gagnait. Elle

se trouvait en contrebas maintenant, et le fait de devoir lever la tête vers lui commençait déjà à lui raidir le cou.

— Tu sais..., dit-il comme s'il réfléchissait à une question très épineuse, je commence à me demander s'il n'y aurait pas moyen de te dresser.

— Oh, merci beaucoup ! — 8 heures demain matin. On ramène les bêtes des pâturages à mi-

pente à l'aube, je te verrai en revenant. — Grant...

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— Fais oui gentiment comme Joker, Mercy. Autrement, tu rentreras à pied.

— Je comptais rentrer à pied de toute façon, répliqua-t-elle sèchement.

— Oui, mais maintenant tu as une autre possibilité. Du moment que tu acceptes de venir à mon cours, bien entendu.

Après tout, pourquoi pas ? Puisqu'elle devait passer du temps sur un ranch, quoi de plus naturel que d'apprendre à monter ? Et puis l'idée était assez... séduisante. Cela lui donnerait une telle liberté, elle pourrait revenir jusqu'ici, dans cet endroit merveilleux, en une fraction du temps qu'elle avait mis aujourd'hui.

— Bon, d'accord, lança-t-elle sur une dernière hésitation. — Très bien ! Grant sortit son pied gauche de l'étrier. — On n'a pas souvent monté Joker à deux, mais ça n'a pas l'air de le

déranger. Bienvenue à bord. Mercy contempla l'étrier. Joker était si grand que la boucle pendait

nettement au-dessus de sa taille. Elle jeta un regard réprobateur à Grant.

— Tu plaisantes ? — Oh. Désolé. Il se pencha vers elle et lui tendit la main. — Essaie de glisser ton pied à l'intérieur, je te soulève. Allez, viens. Elle hésita puis s'accrocha à lui et passa maladroitement son pied

dans le gros étrier gainé de cuir. La grande main de Grant se referma sur son poignet et instinctivement la sienne l'imita. Sa paume se remplit de chaleur, elle sentit les tendons solides et les muscles de cette main virile, et aussi autre chose, une sensation qu'elle n'aurait pas su définir. Elle leva les yeux vers Grant, et vit qu'il regardait leurs mains jointes comme s'il sentait, lui aussi, ce frémissement étrange.

— Grant ? chuchota-t-elle. Il se secoua d'un seul coup. — Viens, répéta-t-il. Il la souleva sans effort apparent et elle se retrouva à califourchon

derrière lui. C'était bien plus haut qu'elle ne l'avait imaginé. Le sol barbouillé de neige caillouteuse semblait brusquement très dur, et très lointain !

— Ce n'est peut-être pas une bonne idée, finalement, chevrota-t-elle. — Tu n'as pas peur, tout de même ? Un flic macho comme toi ? — Mon machisme, je le garde pour les machos de la même espèce. Grant se mit à rire.

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— Tiens-toi bien ! — A quoi ? protesta-t-elle. C'est toi qui as les étriers et la selle. Moi,

tout ce que j'ai, c'est... Le seul mot qui lui venait à l'esprit n'était pas vraiment

recommandable. — Son arrière-train, compléta Grant cordialement. Tu t'accroches à

moi. Tu n'es jamais montée à deux sur une moto ? — J'avais au moins quelque chose pour mes pieds, marmonna-t-elle. — On rentrera au pas. Hein, Joker ? En entendant son nom, l'étalon fit un écart guilleret et Mercy retint

un cri de frayeur. Non, vraiment, ce n'était pas une bonne idée. — C'est impossible ! s'exclama Grant, impatienté. — Je suis désolée, répondit humblement Mercy. — Je n'arrive pas à le croire. J'ai travaillé toute ma vie avec des

chevaux et je n'ai jamais rien vu de pareil. — Mais je ne fais rien, moi, protesta-t-elle. — On dirait que tu n'as pas besoin de faire quoi que ce soit. Grant avait l'air en colère. Derrière eux, Joker poussa encore un

hennissement furieux et le hongre de Mercy se mit à danser sur place de nervosité. C'était l'un des animaux les plus calmes du ranch, mais les coups de trompette de l'étalon le mettaient hors de lui.

Sans fausse honte, Mercy s'accrocha des deux mains au pommeau de la selle. Elle préférait largement perdre sa dignité que son équilibre. Après seulement trois jours de ces séances, elle savait très bien qu'elle ne tiendrait pas longtemps en selle dans ces conditions.

— Je ferais peut-être bien de retourner le calmer, proposa-t-elle maladroitement.

— C'est ça. Il se calmera jusqu'à ce que tu te remettes en selle. Je te jure, on dirait que cette sale bête est jalouse.

Merci soupira. Si Grant n'avait pas été aussi énervé, la scène aurait été franchement comique. Joker n'admettait pas ces cours d'équitation. Il avait d'emblée montré beaucoup d'irritation, et de jour en jour sa colère se faisait de plus en plus bruyante. Aussi absurde que cela paraisse, le grand Appaloosa se refusait à ce qu'elle fréquente d'autres chevaux que lui.

D'une certaine manière, c'était même assez flatteur. Au moins, elle pouvait se vanter d'avoir l'admiration sans partage de l'un des mâles du ranch. Bien sûr, il y avait aussi Chipper, qui continuait à rougir chaque

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fois qu'elle lui adressait la parole et qui lui demandait sans cesse s'il n'y avait pas quelque chose qu'il puisse faire pour elle. Mais Chipper ne comptait pas. Il était bien trop jeune, plus jeune même que les gosses de dix-huit ans qu'elle côtoyait en ville. Ou plutôt, pensa-t-elle avec un nouveau soupir, les jeunes de la ville étaient plus âgés, mûris trop vite par la laideur et le stress de leur environnement. Chipper mesurait-il pleinement sa chance ?

Inutile de se raconter des histoires. Si Chipper ne comptait pas, c'était uniquement à cause de l'homme planté devant elle en train de foudroyer Joker du regard. Malgré toutes les interruptions de l'étalon, le temps passé avec lui en trois jours de leçons avait décuplé le trouble qu'elle ressentait en sa présence.

— Il met tout le monde à cran, grommela Grant. Même Gambler a préféré se planquer quelque part. Tous les chevaux sont sur les nerfs et les hommes commencent à en avoir leur claque de monter des bêtes hystériques.

— On ferait mieux de tout arrêter, alors... Elle fit de son mieux pour cacher sa déception. Elle n'avait plus du

tout envie de renoncer maintenant ! Même dans ces circonstances difficiles, l'équitation avait été une véritable révélation pour elle. C'était mieux qu'amusant, c'était grisant, même en restant à l'intérieur du grand enclos choisi par Grant pour leurs séances quotidiennes.

— Pas question de laisser un cheval me dicter ce que je dois faire, décida Grant.

Joker hennit encore plus fort, et le hongre de Mercy fit un véritable bond de côté. Grant saisit la bride au vol et Mercy, comprenant l'avertissement, se laissa rapidement glisser à terre — c'était d'ailleurs la première technique d'équitation qu'elle ait maîtrisée. Joker continuait ses coups de semonce assourdissants.

— Si je voulais attribuer des émotions humaines aux bêtes, dit-elle, je jurerais qu'il a l'air content de lui, maintenant.

Elle se dirigea vers la clôture. Joyeusement, Joker trotta à sa rencontre et la poussa d'un coup de tête, visiblement très fier d'avoir réussi à l'éloigner de son rival. Elle ne put s'empêcher de rire en tapotant le nez velouté de l'étalon. Il baissa la tête en soufflant violemment, et elle lui tira gentiment l'oreille — un manque de respect qu'il tolérait avec le plus grand plaisir.

— Espèce de grosse brute, tu es en train de gâcher mes chances d'apprendre à monter, lança-t-elle sévèrement. A cause de toi, je vais me trouver coincée à la maison et je ne pourrai pas profiter de ce cadre fabuleux.

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— Tu trouves vraiment que c'est fabuleux ? Elle jeta un regard par-dessus son épaule. Grant, qui emmenait le

petit hongre bai vers la grange, s'était arrêté à quelques pas. Le cheval roulait des yeux inquiets vers Joker mais, maintenant que Mercy n'était plus en selle, l'étalon ne prêtait plus aucune attention à son collègue.

— Bien sûr ! répondit-elle. Je vois mal comment on pourrait rester insensible à un tel paysage !

— C'est pourtant assez courant, dit Grant avec son demi-haussement d'épaules coutumier.

— Eh bien, c'est qu'il y a beaucoup d'aveugles, alors, dit-elle d'une voix brève.

Grant ne répondit pas, mais elle vit une étrange lueur passer dans son regard. Une lueur à la fois satisfaite... et méfiante.

— Puisqu'il nous a dérangés, dit-il avec un geste vers le grand étalon, il va devoir payer le prix.

— Comment ça ? En regardant Joker d'un air sévère, il expliqua : — Il va réapprendre les bonnes manières. L'école n'est pas encore

fermée. — Aïe, aïe, glissa Mercy à l'étalon d'un air inquiet. Mon vieux, je crois

que tu vas avoir des ennuis. — On verra s'il est encore si faraud avec deux cents tours d'enclos

dans les pattes. Viens. — Qui, moi ? demanda Mercy sans comprendre. — Attends, cette selle est trop étroite pour lui et le siège de la mienne

serait trop grand pour toi. On va lui mettre la vieille selle de ma mère et raccourcir les étriers. J'espère que ça ira, elle est beaucoup plus grande que toi.

— Comme les trois quarts de la population du globe, répondit Mercy automatiquement.

Puis elle comprit enfin où il voulait en venir et ses yeux s'arrondirent.

— Moi ? Tu veux que je le monte, lui ? — Je ne vois pas d'autre solution. Tu veux toujours apprendre à

monter, non ? — Oui, mais je... mais il... — Je sais, je devrais probablement me faire examiner le cerveau.

Normalement, je ne mettrais jamais un débutant sur un étalon, mais cette fois, c'est différent. Joker n'est pas comme les autres et il semble bien décidé à te protéger. C'est le moins qu'on puisse dire.

— Mais, Grant, il a tant de valeur pour toi...

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— Bien sûr, mais c'est avant tout un cheval, pas une porcelaine. Je ne crois pas qu'il faille élever un animal dans du coton, quelle que soit sa valeur. Joker travaille comme tous les autres chevaux du ranch. Ça l'empêche de devenir trop orgueilleux ou de se ramollir.

— Mais s'il se faisait du mal ? — Tu es trop petite pour lui faire du mal, dit Grant avec son plus beau

sourire. — Merci, jeta-t-elle, agacée. — Ecoute, ce n'est pas pour lui mais pour toi que tu devrais

t'inquiéter. D'ailleurs, je me demande si j'ai raison de te laisser prendre un tel risque. Joker est...

— Ça se passera très bien, dit-elle froidement. — Très bien. Alors on y va ? Mercy ouvrit la bouche pour acquiescer sèchement, puis la referma. — Tu savais que j'allais réagir ainsi, articula-t-elle, outrée. — Parfaitement ! s'écria Grant, ravi. Elle ne put s'empêcher de rire. — Bon, très bien. En fait, je me fiche de me faire manipuler du

moment qu'on m'emmène là où j'ai envie d'aller.

Au fil des leçons, Joker fit effectivement la preuve qu'il pouvait se comporter comme un parfait gentleman. Il se montrait d'ailleurs bien plus facile à monter que le petit bai des débuts ! Son trot même paraissait moins abrupt et chaque fois qu'elle avait l'impression de perdre l'équilibre, il semblait le sentir et ralentissait immédiatement.

— Il est sous le charme, disait Grant en secouant la tête. Mercy notait pourtant qu'il ne quittait jamais l'étalon des yeux. Ce

qui n'était pas très confortable pour elle, car cela voulait dire que son regard restait en permanence rivé sur elle !

Elle comprenait beaucoup mieux, maintenant, la raison pour laquelle elle s'était sentie aussi réticente quand Grant avait proposé de lui apprendre à monter. Inconsciemment peut-être, elle devait pressentir combien ce serait difficile de le côtoyer de cette façon. Trop souvent, en effet, Grant lui criait d'arrêter et s'approchait pour lui expliquer quelque chose ou corriger sa position. Trop souvent, les leçons exigeaient qu'il la touche, soit qu'il veuille l'aider à placer ses bras ou ses jambes comme il convenait, soit qu'il doive lui étirer les talons vers le sol — les muscles de ses mollets la faisant souffrir en permanence.

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Et ni les courbatures, ni la raideur de certains muscles dont elle n'avait jamais eu conscience auparavant ne désamorçaient les petits frissons fous, ou les bouffées brûlantes qui la transperçaient alors. Plus d'une fois elle avait vu Grant se figer, les yeux rivés sur ses mains posées sur elle. Parfois il la lâchait abruptement comme s'il venait de se brûler. Cela ne faisait rien pour calmer son malaise.

Et elle avait beau se répéter que tout cela ne signifiait rien, que ce n'était pas... personnel, qu'elle était seulement la seule femme à l'horizon et que Grant était un homme normal, au sang raisonnablement chaud, cela ne changeait rien à son trouble. L'ennui, c'est que, habituée à vivre dans un milieu masculin, elle ne pouvait guère ignorer le désir de Grant, même si celui-ci faisait comme si de rien n'était et déployait des trésors d'ingéniosité pour cacher sa réaction. Alors, elle s'efforçait de se convaincre que ce serait stupide de tirer des conclusions de son attitude, et que l'excitation qu'il ressentait n'était qu'une réaction automatique d'un mâle à la présence d'une femelle. Du reste, jamais il n'avait fait ou dit quoi que ce soit qui puisse indiquer le contraire. A vrai dire, il montrait même très clairement que ce désir qu'il n'arrivait pas à contrôler le contrariait beaucoup !

Le problème, c'est que, pour compliquer encore les choses, le corps de Mercy la trahissait aussi ! Et que, même si sa réaction à elle était moins visible — il y avait tout de même des avantages à être une femme —, elle n'en était pas moins puissante. Dès que Grant s'approchait d'elle, son cœur s'accélérait et quand il la touchait, même pour lui tirer impitoyablement les talons vers le sol, elle n'arrivait plus à reprendre son souffle.

Tant et si bien que, plus les leçons duraient, plus cela devenait difficile de penser à autre chose. Grant lui-même avait l'air misérable. Chaque fois que cette tension bizarre leur tombait dessus, chaque fois qu'il réalisait que ses mains étaient restées posées sur elle plus que nécessaire, ou qu'il s'était oublié à la regarder trop longtemps sans rien dire, il reculait abruptement en évitant son regard et s'éloignait à grands pas. De la même façon que Joker quand il boudait !

Si seulement ils avaient pu regarder le problème en face ! Mais elle qui ne reculait jamais devant les discussions difficiles, ne voyait absolument pas comment aborder la question. Elle ne se sentait ni le courage, ni même l'envie de tirer tout cela au clair, bien au contraire. Chaque fois, en effet, que ces réflexions l'amenaient jusqu'à cette voie sans issue, elle soupirait en concluant qu'elle devait avoir besoin de cours d'une autre nature que ces leçons d'équitation.

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7.

« J'ai déjà eu des idées stupides dans ma vie, pensa Grant amèrement, mais la plus stupide de toutes était bien ces leçons d'équitation.» Oui, apparemment celle-là était du même tonneau que d'avoir cru que Constance Carter voudrait bien l'épouser. Il ferait bien, d'ailleurs, de ne pas oublier cet incident. A croire que la leçon donnée par cette demoiselle si sophistiquée n'était pas encore bien assimilée et qu'il avait besoin d'un cours de rattrapage.

— Bonne nuit, Grant. La voix de Mercy était douce et tranquille, mais il y vibrait parfois

une note un peu enrouée qui n'était pas loin, chaque fois, de lui décrocher le cœur.

— Bonne nuit, marmotta-t-il en réponse. Il ne leva pas les yeux vers elle. C'était inutile, il savait très bien ce

qu'il verrait : il n'avait cessé de lui glisser des regards furtifs toute la soirée. Il savait comment la lumière de la lampe tombait de biais sur elle, nimbant d'un halo de douceur sa fine silhouette blottie sur le canapé dans ce pull aux couleurs tendres, vert et ocre. La couleur semblait rehausser celle de ses yeux, ajouter du lustre à ses cheveux dorés. Qu'elle était belle !

Ils avaient passé la soirée à lire, installés l'un en face de l'autre dans le salon. Elle s'était plongée dans l'un de ses livres sur l'élevage des chevaux et lui dans un thriller récent. Même les bons auteurs ont des passages à vide ; l'histoire lui semblait laborieuse, il n'arrivait pas à s'y intéresser.

De temps en temps, Mercy avait posé une question, en s'excusant chaque fois d'interrompre sa lecture — jusqu'à ce qu'il lui dise avec un

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peu d'impatience de demander tout ce qu'elle voulait sans faire tant d'histoires. La gêne entre eux s'effaçant un peu, il s'était mis à lui décrire les différentes races de chevaux, parmi lesquels, bien sûr, les Appaloosas dont la morphologie, selon lui, était particulièrement bien adaptée au maquis serré de leur région d'origine, là où le peuple Nez-Percé les avait domestiqués en premier.

Quand ils s'étaient remis à lire tous les deux, il avait constaté une fois de plus que le livre qui l'aurait probablement fasciné en temps normal le laissait de marbre.

Et maintenant, elle était debout, son livre refermé à la main. Déjà ? pensa-t-il. Il la sentit hésiter sur le pas de la porte, crut entendre un petit soupir. Un instant plus tard, il entendit son pas dans l'escalier et, enfin, la porte de sa chambre qui se refermait.

Il s'aperçut alors qu'il retenait son souffle et le relâcha bruyamment. Quelle bêtise ! Il n'avait aucune raison de se sentir soulagé. Son absence ne le délivrait pas, au contraire ! Une porte close — vingt portes closes ! — auraient pu les séparer sans l'empêcher pour autant de penser à elle, endormie si près de lui.

La première fois où il avait rêvé d'elle, il avait été stupéfait et même un peu amusé. Elle venait alors tout juste d'arriver au ranch. Emergeant brutalement d'un rêve très sensuel dans lequel il la rejoignait dans le grand lit de bois de la chambre voisine, il avait choisi d'en rire. Il poussait vraiment la chasteté trop loin s'il se mettait à penser de cette façon à la plaie de son adolescence ! avait-il pensé. Bien sûr, elle était devenue une jolie femme, tout à fait capable d'inspirer des fantasmes à un homme qui ne l'aurait pas connue gamine, mais ce n'était pas franchement son cas...

Quand cela s'était reproduit, il n'avait plus trouvé l'anecdote aussi drôle. D'autant plus que les rêves se multipliaient, devenaient de plus en plus précis, de plus en plus érotiques. Au bout de quelques jours, cela avait même fini par vraiment l'irriter — contre lui-même ou contre elle, il ne le savait pas au juste. Et comme si cela ne suffisait pas, voilà qu'il avait eu cette idée inepte de lui apprendre à monter.

Il repoussa son livre d'un geste furieux et laissa sa tête retomber sur le dossier de son fauteuil. Comment pouvait-on à ce point manquer de sens commun ? se demanda-t-il amèrement. Des leçons d'équitation ! Alors que tout le monde savait ce que cela signifiait : passer du temps ensemble, se parler, se toucher... Et cela tous les jours, pendant près de deux heures !

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Il secoua la tête, assommé par sa propre bêtise. Oui, il fallait vraiment qu'il soit fou, ou débile, ou totalement masochiste, pour qu'une idée pareille lui vienne à l'esprit. Et qu'il y donne suite, en plus !

Tout à coup, la solution lui vint, merveilleusement simple. Pourquoi ne pas passer la main à Chipper ? Elle maîtrisait déjà les rudiments, quelqu'un d'autre pouvait parfaitement prendre la relève. Le garçon travaillait dur, mais on pouvait plus facilement se passer de lui que des autres hommes, plus expérimentés. Il serait fou de joie à l'idée de passer deux heures par jour avec l'objet de ses rêves les plus fous. Et Grant lui-même pourrait se concentrer sur son ranch sans être dérangé par la présence de Meredith, alias Sans-Mercy.

Pourquoi n'y avait-il pas pensé plus tôt ? Très content de lui-même, il se replongea dans son livre, découvrit qu'il n'avait rien enregistré du dernier chapitre et retourna en arrière. Où en était-il quand elle lui avait posé sa question sur les Appaloosas ?

« Les Appaloosas... Joker. » Impossible ! Il ne pouvait pas passer la main à Chipper, pas quand

elle montait l'étalon qui représentait l'avenir du ranch. C'était inconcevable de donner une responsabilité pareille à ce gosse. Certes, Joker avait été parfait depuis le commencement, il se montrait incroyablement doux et coopératif, avançait avec des délicatesses de demoiselle et s'arrêtait de lui-même à la moindre alerte. Beaucoup de chevaux, surtout des étalons, se seraient instantanément débarrassés de leur cavalière en sentant son manque d'assurance, mais Joker s'était comporté comme si son unique but dans l'existence était de maintenir Mercy en selle.

L'attitude de l'étalon et l'excellente condition physique de la jeune femme lui avaient permis de progresser plus rapidement que Grant ne l'avait prévu. De jour en jour, il voyait s'améliorer le rapport privilégié qui s'établissait entre elle et le grand Appaloosa. Ils étaient en train de développer cette rare et merveilleuse communication entre le cavalier et la monture qui les fait se déplacer comme une entité unique.

Malgré tout, Grant ne pouvait pas laisser le jeune Chipper seul face à Joker. Selon toute probabilité, il ne se passerait rien et la conduite de l'étalon resterait impeccable — sauf si le gosse déclenchait une catastrophe sans l'avoir voulu. S'il perdait la tête, en effet, tout pouvait basculer en un instant. Or le gamin avait dit plusieurs fois à Walt que l'étalon le rendait nerveux, que jamais il ne voudrait posséder un cheval qui vaille autant d'argent. Ne risquait-il pas de perdre tous ses moyens si on lui demandait de surveiller à la fois Mercy et le cheval ?

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Grant jeta son livre sur la table. Un beau jour du printemps dernier, il s'était trouvé nez à nez avec un chat sauvage dans un repli de falaise. Le petit fauve avait dû se réfugier là en l'entendant approcher. Quand il s'était aperçu qu'il avait oublié de se ménager une porte de sortie, sa fureur avait été presque comique. Arc-bouté dos à la paroi, il toussait, crachait, s'étranglait littéralement de fureur. Grant avait battu en retraite, poursuivi par ses invectives. Ce soir, il comprenait parfaitement le point de vue de l'animal.

Il mit longtemps avant de se résoudre à grimper l'escalier à son tour. La traversée du palier lui sembla interminable : il fallait passer devant la porte close de la chambre d'amis et il ne pouvait pas s'empêcher de penser à la femme allongée à l'intérieur.

Blottie dans le gros fauteuil bleu, enroulée dans la couette du lit,

Mercy contemplait par la fenêtre le ciel pur qui pâlissait lentement. Il était encore tôt mais Grant devait déjà être en selle à faire la tournée des pâturages. Les silhouettes sombres des granges et du baraquement des cow-boys se précisèrent un peu et elle crut entendre un chant d'oiseau. Non, bien sûr, elle avait dû l'imaginer. Les oiseaux étaient probablement tous partis vers le sud depuis longtemps.

Elle lâcha un énorme soupir, puis un petit rire ironique. — Alors, c'est le grand désespoir ? se demanda-t-elle tout haut. Un sourire triste vint éclairer son visage. C'était la question de Nick

quand il sentait qu'un problème la tourmentait et qu'il voulait la faire parler.

Elle retint son souffle et attendit l'assaut de la souffrance. Quelle imprudence de penser à ces moments de connivence !

Mais la douleur redoutée ne vint pas. Bien sûr, elle ressentait encore un chagrin immense en pensant à son ami mort ainsi qu'à sa femme et ses enfants — plus que jamais, aussi, elle restait déterminée à faire tomber ses assassins — mais la souffrance ne la paralysait plus, les larmes ne l'aveuglaient plus. Seule sa détermination restait intacte, à son grand soulagement, car elle avait parfois redouté de faiblir si jamais sa douleur s'atténuait.

Un instant, elle se sentit coupable. A retrouver la paix, ne serait-ce qu'un peu, ne trahissait-elle pas, déjà, le souvenir de Nick ? Elle savait pourtant que c'était un processus naturel. Nick lui-même aurait été le premier à vouloir qu'elle se console, qu'elle réussisse à triompher d'un

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chagrin destructeur. Jamais il n'aurait accepté que sa propre mort représente la fin de son bonheur à elle.

« Tu crois que Nick aurait voulu ça ? » Elle entendait encore la voix de Grant lui poser la question. Non,

bien sûr, Nick n'aurait jamais voulu qu'elle meure avec lui, pas plus qu'il n'aurait souhaité la mort de l'un de ses gosses, ou celle d'Allison. Pas seulement parce qu'il avait autant d'affection pour elle qu'elle pour lui, mais à cause, aussi, d'une autre raison, qui faisait partie intégrante de leur métier.

Les larmes se mirent à couler sur son visage, librement, sans sanglots. Elle venait juste de comprendre que Nick lui avait expliqué tout cela, à mots couverts, au bout d'une année de patrouilles ensemble.

— Si jamais il m'arrive quelque chose, tu sauves tes fesses et tu règles leur sort ensuite. Tu les mets au trou, d'accord ?

Elle avait hoché la tête et réussi à articuler : — Toi aussi. Les années avaient passé et elle avait oublié ce bref échange. Et puis

l'inimaginable était arrivé, exactement comme Nick l'avait pressenti. A présent, elle devait tenir sa promesse. Pourtant, au lieu de traquer les tueurs, elle se terrait ici à attendre que d'autres retrouvent leur trace, et le fait qu'on lui ait ordonné de partir ne changeait rien à l'affaire

Elle soupira encore, plus doucement cette fois, et contempla le paysage tranquille. Il faisait presque jour, une lueur vert tendre baignait le ranch immobile. Il neigerait peut-être encore aujourd'hui : Grant avait dit la veille au soir que l'air sentait la neige.

Grant... Avant d'arriver ici, elle aurait juré que rien ne pourrait soulager son

chagrin ou la distraire de la disparition de son grand ami. Pourtant, le miracle était en train de se produire, grâce à ce lieu magique et à l'homme qui l'habitait.

Grant... A quoi bon se voiler la face ? Il était temps d'admettre ce qu'elle ressentait, de cesser de l'attribuer aux vestiges d'un béguin d'enfance. Le garçon qu'elle adorait douze ans plus tôt était certes intelligent, plein de gentillesse et beau comme un jeune dieu, mais il ne faisait vraiment pas le poids à côté de Grant aujourd'hui. Même si elle soupçonnait qu'avec ses nouvelles qualités, ce dernier avait aussi acquis de nouvelles cicatrices.

Car quoique marqué par la séparation de ses parents, le Grant qu'elle avait connu n'avait pas d'amertume. Il se sentait aimé. Non, ces cicatrices étaient plus récentes et n'étaient en rien imputables au départ de sa mère ou encore à la douleur d'avoir perdu son père. Il y avait autre

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chose. Autre chose qui expliquait cette méfiance à fleur de peau qu'elle sentait à présent chez lui.

« Il a ses raisons », s'était contentée de déclarer Rita Jenkins en faisant allusion à l'aversion de Grant pour la grande ville. Depuis, Mercy n'avait cessé de se demander lesquelles et pourquoi cette femme séduisante était si bien informée ? Grant se serait-il laissé aller à pleurer sur son épaule ? Elle eut un petit sourire attendri à cette idée, et nota aussitôt qu'il ne restait aucune trace en elle de la jalousie qui l'avait saisie en voyant Rita pour la première fois. Elle ne pouvait pas être jalouse d'une femme aussi amicale et sincère.

Une autre image vint aussitôt remplacer la première : le moment où elle-même s'était appuyée contre l'épaule de Grant pour se ressaisir après son terrible cauchemar. Auparavant, il lui fallait chaque fois plusieurs heures pour se libérer de ces images insoutenables : Nick qui mourait dans ses bras, la marée de sang qui montait autour d'elle et dans laquelle elle se noyait. Nick qui la regardait d'un air de reproche comme jamais, jamais il ne l'avait fait dans la réalité.

Grant avait réussi à la réconforter comme personne d'autre n'avait su le faire. Et, sans qu'elle sache comment, sa seule présence avait réussi à tenir l'horreur à distance.

Mais le besoin qu'on avait d'un être ne signifiait pas pour autant qu'on soit nécessaire à ce même être. Ce qu'il avait fait pour elle, Grant l'aurait sans doute fait pour n'importe quelle amie de Kristina. Sa situation l'avait ému et il avait cherché à la consoler, c'est tout. Cela n'avait rien de personnel. Du reste, jamais, à aucun moment, il ne l'avait autorisée à penser qu'il s'intéressât réellement à elle.

Mais si ce n'était pas le cas, qu'avait-il donc à sursauter comme si un taon l'avait piqué, chaque fois qu'ils se touchaient ? Pourquoi sentait-elle si souvent son regard sur elle quand ils se retrouvaient le soir en tête à tête ? D'où venait cette gêne diffuse qui planait entre eux ? Une gêne telle que la veille, dans le salon, elle l'avait noyé d'un flot de questions, incapable de supporter le silence qui les rapprochait. Ou les séparait, elle ne savait plus. Car en le voyant si déterminé à l'ignorer, elle avait préféré s'enfuir dans sa chambre.

Comme le temps lui avait semblé long, ensuite, avant qu'il ne s'engage dans l'escalier à son tour ! Et elle avait tendu l'oreille, malgré elle, blottie au fond de son lit, mais parfaitement éveillée, quand elle avait entendu ses pas précautionneux sur les marches, puis le long du petit couloir. S'était-il immobilisé un instant devant sa porte ? Sûrement pas, elle avait dû l'imaginer, car l'autre porte s'était ensuite très vite refermée, la laissant à la fois soulagée et déçue.

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Il neigeait à présent. Silencieux et rapides, les épais flocons se pressaient en rangs serrés devant sa fenêtre.

Cette fois, ce serait une chute paisible et non plus une tempête comme la dernière fois.

Elle contempla longtemps le spectacle. Au fur et à mesure que la neige recouvrait le monde, elle sentait la paix descendre de nouveau en elle. Que c'était donc étrange qu'une telle douceur, une telle sérénité pût naître d'un paysage aussi sauvage, et que cette même neige, qui pouvait se révéler mortelle quand on l'affrontait à découvert, fût si belle quand on la contemplait à travers une vitre, telle une carte de vœux.

Noël ! Encore une fois elle l'avait oublié. Dire que cette année, elle ne pourrait même pas offrir le moindre cadeau à ses parents ! Avant son départ, ils l'avaient suppliée de n'en rien faire, pas cette année, pas dans de telles circonstances. Elle se sentait tout de même un peu coupable.

Elle secoua la tête, agacée. Etait-elle donc toujours obligée de se sentir coupable de quelque chose ? N'avait-elle pas suffisamment eu sa dose, ces temps derniers ? se reprocha-t-elle, tout en sachant qu'elle ne se montrait pas très juste envers elle-même. Elle avait toujours passé les fêtes en famille et le fait de manquer au rituel cette année, surtout pour une raison pareille, lui donnait un affreux sentiment de solitude. Elle n'avait pas le choix, bien sûr : ce serait terriblement dangereux d'aller retrouver ses parents maintenant, alors qu'elle avait si bien réussi à disparaître. Elle ne pouvait pas tout compromettre, simplement parce que sa famille lui manquait.

Restait le fait qu'elle s'imposait ici à un moment de l'année où l'on se tourne traditionnellement vers ses proches. Elle s'était immiscée dans la vie de Grant à un bien mauvais moment. En venant ici, elle s'était doutée qu'elle resterait vraisemblablement au-delà des fêtes, mais elle n'avait pas deviné ce qu'elle ressentirait.

Cela ne servait à rien, cependant, de ressasser le problème à l'infini puisqu'elle n'avait pas le choix. Elle ne pouvait ni rentrer chez elle, ni aller chez ses parents. Et si elle montrait son malaise, elle ne ferait que gâcher les réjouissances des autres. Non, le mieux était encore de prendre sa part ici, en attendant de pouvoir le faire devant le tribunal. C'était la meilleure façon de se déculpabiliser et de remercier Grant de son hospitalité.

Contente de sa décision, elle rejeta la couette et se redressa d'un bond. Que froid ! Elle s'habilla très vite, en grelottant. Elle se sentait pleine d'entrain et en même temps plus sereine qu'elle ne l'avait été depuis longtemps. Une sérénité qui s'était glissée en elle pendant qu'elle contemplait la splendeur de la neige neuve.

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— Celui-là ? La tête sur le côté, Mercy examina le petit arbre. Il avait une forme

harmonieuse mais il aurait l'air bien perdu dans le vaste salon du ranch. — Il est joli. — Il est un peu petit, admit-il, mais tu sais, je n'ai pas grand-chose

pour le décorer. Il doit y avoir une guirlande électrique quelque part dans la réserve, et peut-être une boîte de décorations que ma mère avait laissées.

Le front de Mercy se plissa. — Il « doit y avoir » ? Tu n'en es pas sûr ? — Je ne sais plus très bien où on a pu les mettre. — Walt m'a dit que vous ne faites pas de sapin, d'habitude. Il avait

l'air assez étonné. — On n'en a pas fait l'an dernier, dit-il d'une voix brève. — Alors pourquoi cette année ? — J'en avais envie, d'accord ? Il savait bien qu'il parlait trop sèchement, mais il n'avait aucune

envie d'entrer dans des explications. D'autant plus qu'il ne savait pas très bien lui-même pourquoi il se lançait dans tous ces préparatifs pour Noël, cette année.

Il mit pied à terre, passa les rênes par-dessus la tête de sa monture pour l'attacher à un buisson. Ce cheval avait été son compagnon constant avant l'arrivée de Joker, et il avait presque oublié combien son allure était confortable. Pas aussi régulière que celle de l'Appaloosa, et bien sûr moins rapide, mais c'était vraiment un bon cheval.

— Rita dit que tu lui as demandé d'apporter un jambon à rôtir, alors que tu ne sais même pas le préparer ?

— Tu veux bien t'occuper de tenir Joker pendant que je coupe cet arbre ?

Cela faisait seulement trois jours qu'ils faisaient ces randonnées ensemble, et Joker se comportait toujours aussi correctement. Tout de même, il pouvait arriver bien des choses maintenant qu'ils avaient quitté la sécurité de l'enclos. Il sortit une hachette de ses fontes et se dirigea vers le sapin.

— Joker est tranquille, rétorqua-t-elle. On se comprend, lui et moi. Et les cookies, alors ?

Grant lui jeta un regard par-dessus son épaule. — Quoi, quels cookies ? — Les cookies de Noël. Rita dit que tu lui en as demandé, cette année. — Rita a beaucoup à dire, je trouve, ironisa-t-il.

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Tout le monde semblait avoir beaucoup à dire à son sujet en ce moment, pensait-il, excédé. Bien décidé à se taire, il s'attaqua au petit arbre avec une énergie tout à fait disproportionnée à l'épaisseur de son tronc grêle. Mais cela valait mieux que de continuer à écouter des questions pour lesquelles il n'avait pas de réponses.

Pourquoi avait-il subitement eu envie de faire revivre quelques-unes des traditions de Noël ? Et pourquoi pas, après tout ? Tout le monde semblait déterminé à en faire toute une histoire, mais il était bien libre de faire ce qu'il voulait ! Rita, Walt et tous les cow-boys, jusqu'à Chipper lui-même, le taquinaient et cela lui déplaisait souverainement. Si Mercy s'y mettait aussi maintenant... Non, pour être juste, elle ne le taquinait pas exactement. Elle semblait plutôt chercher des réponses. C'est pourquoi il préférait encore l'ironie des autres !

Il se mit à traîner le sapin vers son cheval qui fit un écart, puis se calma en voyant qu'il se contentait de l'attacher au bout d'une corde. Il glisserait sur la neige sans s'abîmer.

— Grant, si tu... — Ecoute, interrompit-il. Noël est un jour comme les autres par ici.

On fait le même travail, on nourrit les bêtes comme tous les autres jours. Alors ne va pas chercher des raisons abracadabrantes parce que j'ai eu envie pour une fois d'un sapin et de quelques cookies.

Elle le regarda un long instant en silence puis, humblement — bien trop humblement pour la Mercy qu'il connaissait —, elle dit :

— Je voulais seulement te demander si ça t'ennuierait qu'on rentre en passant par cet endroit que tu m'as montré hier. Le petit lac.

Déconcerté, il ne sut que répondre. — Ce n'est pas très loin, reprit-elle. — Non, seulement de l'autre côté de cette petite crête. Il devait l'avouer : pour une citadine, elle n'avait aucune difficulté à

s'orienter dans la nature. — Alors, tu veux bien ? — Euh... oui. Pourquoi pas ? — Ça ne va pas abîmer le sapin ? Il la regarda avec méfiance. Se moquait-elle de lui avec cette douceur

suspecte ? Impossible de le savoir. C'était aujourd'hui une femme complexe, habile à cacher ses pensées. Autrefois, il lisait en elle à livre ouvert mais aujourd'hui, il n'était jamais tout à fait sûr de ce qu'elle pensait. Sauf quand elle baissait totalement sa garde, comme l'autre nuit, dans la grange. Ce qui n'était pas près de se reproduire, il le pressentait : Mercy était si forte que même en portant une charge

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d'épouvante pareille, elle ne se laissait vaincre que momentanément, quand l'ennemi l'attaquait par-derrière, dans ses rêves.

— J'aurais juste aimé le revoir. C'était un endroit merveilleux. — Tu es du Minnesota. J'aurais cru que tu connaissais des centaines

de lacs plus jolis que celui-là. — Peut-être, mais celui-là m'a semblé... spécial, je ne sais pas

pourquoi. — Alors on y va, dit-il, en reprenant les rênes et en sautant en selle. La neige était plus profonde au revers de la crête, et la marche un

peu plus difficile. Ils mirent un bon quart d'heure à atteindre le sommet. Le petit lac, guère plus grand qu'un étang, était blotti en contrebas. Au-delà, il n'y avait qu'un terrain plat, inondé au printemps, parsemé en été de touffes d'herbe mêlées de sauge et de quelques genévriers — rien de spectaculaire. En hiver, en revanche, l'eau se couvrait de glace bleu acier, les cristaux de neige transformaient la sauge en une dentelle délicate, les sapins noirs poudrés de blanc devenaient des monolithes impressionnants. Vu du haut de la crête, cela ressemblait à la plus belle de toutes les cartes de Noël.

Mercy se laissa glisser à bas de Joker. Agile de nature, elle avait maintenant une manière bien à elle de bondir en selle ou d'en descendre sans se servir de l'étrier trop élevé. Grant l'avait taquinée en la traitant d'acrobate de cirque, mais elle se sentait trop fière d'elle — avec raison, il devait l'admettre — pour se vexer.

Il mit pied à terre à son tour, et évalua machinalement la profondeur de la neige : pas plus d'une quinzaine de centimètres à cet endroit exposé. Bientôt, les chutes se succéderaient et cette fois ce serait pour de bon. De jour en jour, on s'enfoncerait un peu plus dans l'hiver.

Il resta un peu en retrait pour pouvoir regarder Mercy à son aise. Elle ne disait rien, plantée immobile et très droite devant le paysage immaculé. Le cheval de Grant souffla en secouant la tête, Joker souleva un sabot et se mit à gratter patiemment la neige, comme s'il voulait lui aussi en mesurer la profondeur, ou — qui sait — imiter son maître. Le connaissant, Grant aurait à peine été surpris.

Mercy, elle, ne faisait pas un geste, elle semblait à peine respirer. Grant commençait même à s'inquiéter un peu. Plusieurs minutes passèrent encore, et il finit par faire un pas en avant en se penchant un peu pour voir son visage.

Elle pleurait. Sans effort, sans déchirement. Les larmes glissaient sur ses joues,

mais il n'y avait pas de sanglots, pas de plaintes. C'était un long ruissellement paisible qui semblait ne jamais devoir se tarir.

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Inquiet, Grant avala sa salive. Il n'avait guère l'habitude des larmes des femmes, à part celles de Kristina qui, quand elle était petite, éclatait en sanglots dès qu'on la contrariait. Une habitude qu'elle avait apparemment perdue, du moins il l'espérait.

Et Mercy n'était pas Kristina, comme elle le lui avait fait remarquer plusieurs fois. Il faudrait autre chose qu'une déception puérile pour la faire pleurer.

— Mercy ? murmura-t-il enfin, incapable de trouver autre chose à dire.

Elle se retourna enfin vers lui, et il recula, stupéfait. Ce qu'il lisait dans son regard n'était pas de la souffrance mais un rayonnement qui lui coupa le souffle.

— C'est tellement beau ! chuchota-t-elle. — Tu pleures parce que... c'est beau ? Vite, elle s'essuya les joues comme si elle venait seulement de

prendre conscience de ses larmes. — Excuse-moi. Ça m'arrive quelquefois. Ça sort tout seul, quand

quelque chose me fait ressentir... une émotion particulière. — Ne t'excuse pas..., marmonna Grant, gêné. — La plupart du temps, heureusement, j'arrive à me contrôler. Il faut

bien. Tu te rends compte, dans mon métier, si je... Mais cette fois, ça m'a prise de court.

Sans même penser à ce qu'il faisait — s'il avait réfléchi un instant, il aurait trouvé moins risqué de s'aventurer sur la glace encore fragile du lac qui se trouvait à leurs pieds — il passa un bras autour de ses épaules. Un instant, il la sentit se raidir, puis elle se laissa aller et s'appuya contre son flanc. Comme si c'était là sa place, comme si, depuis toujours, ainsi que lui, elle appartenait à cette terre pure et sauvage.

Bouleversé par ce qui se passait entre eux, il retenait son souffle. Qu'elle trouve tant de beauté dans ce coin de terre qui était toute sa vie faisait naître en lui une émotion intense, mais il ne savait pas trop comment la définir. De même qu'il n'aurait su nommer cette sensation curieuse qui montait en lui tandis qu'ils restaient là, sans parler, debout l'un contre l'autre. Ce n'était pas seulement du désir — même s'il avait fini par admettre au fond de lui qu'il désirait Mercy. La sensation était faite de beaucoup d'autres choses : il y retrouvait leur ancienne affection, le respect que lui inspirait son courage, ainsi qu'une admiration réelle pour son intelligence et sa capacité à intégrer des expériences parfaitement nouvelles pour elle. -

Cela formait un mélange très confus. D'ailleurs il n'était plus sûr de rien depuis que Mercy avait débarqué chez lui. En lui ne subsistaient

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plus que des doutes, désormais, à l'exception d'une seule certitude : celle que la gamine qui bouleversait ses étés, autrefois, était devenue une femme capable de bouleverser sa vie tout entière.

92

8.

— Tu veux quoi ? Grant incrédule dévisageait Walt et l'autre soutenait son regard avec,

au fond de l'œil, une petite étincelle insolite. — Tu m'as très bien entendu, dit le vieux cow-boy. — Mais tu ne vas jamais en ville pour Noël. — Je t'ai dit : ils font une grande fête sous le marché couvert. On va

même danser. J'ai vu les affiches quand je suis allé en ville la semaine dernière. Ça durera probablement toute la nuit.

— Ils font ça tous les ans, dit Grant d'un ton sévère, et tu n'y es encore jamais allé.

— On ne m'avait jamais invité, répliqua Walt d'un air madré. — Mais... — Attends, tu essaies de me dire que je ne peux pas prendre un jour

de congé pour le réveillon ? Je n'ai pas de famille dans le coin, comme les autres, alors je n'ai pas le droit de sortir m'amuser un peu ? Je n'aurais pas cru ça de toi, mon garçon.

— Bien sûr que si, tu peux faire tout ce que tu veux, bredouilla Grant, mais...

— Je ferai ma journée avant de partir, t'inquiète pas. Les bêtes seront soignées. Pour le reste, tu seras tout de même capable de te passer de moi ?

— Ce n'est pas ça... — En plus, tu auras Mercy pour t'aider. Je n'aurais jamais cru

pouvoir dire ça un jour, mais pour une fille de la ville, elle comprend vite.

Le vieil homme eut un sourire subit.

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— Elle comprend même beaucoup de choses ! — Ouais, grogna Grant. — Un diamant reste un diamant, mon gars, où qu'on le trouve. La

monture ne compte pas. Il peut être serti dans de l'or fin ou dans de la pacotille...

Grant leva les yeux au ciel. — Tu veux bien arrêter de faire de la philosophie et m'expliquer en

clair de quoi tu parles ? Walt abandonna son personnage de vieux sage pour toiser son jeune

patron d'un air austère. — J'essaie de te dire que tu es aussi têtu qu'une mule et aussi aveugle

qu'une taupe quand il s'agit de femmes. Oui, elle vient de la ville, et alors ? A mon avis, tu as la frousse de rester seul avec cette petite.

— Tu dis n'importe quoi ! Cependant, les protestations de Grant n'étaient pas particulièrement

convaincantes, même à ses propres oreilles. — N'importe quoi ? Je suis peut-être vieux, mon garçon, mais je ne

suis pas bête. N'importe qui peut voir... — ... ce qu'il a envie de voir, interrompit sèchement Grant. Il n'avait pas vraiment envie d'entendre le vieux cow-boy lui

confirmer ce qu'il savait déjà : à savoir que les sentiments qu'il éprouvait pour Mercy n'étaient un secret pour personne. D'ailleurs, s'il en avait jamais douté, il lui suffisait de se remémorer tous les regards furtifs et les sourires rentrés, croisés ces temps derniers : tous pensaient manifestement la même chose.

Pour rendre sa position encore plus intenable, plusieurs d'entre eux l'avaient même pris sur le fait, en train de contempler Mercy pendant qu'elle passait à cheval, pansait Joker — elle avait décrété que puisqu'elle le montait, elle devait aussi s'occuper de l'étalon — ou faisait l'un des innombrables petits travaux qui leur rendait la vie tellement plus facile, à lui comme à tous les hommes du ranch.

Walt s'éloigna, ouvertement hilare, et Grant vexé lui tourna le dos. Si ça amusait les hommes de se faire des idées à son sujet, eh bien qu'ils s'amusent ! En fait, ce qu'il éprouvait pour elle était bien différent. Plus que du désir, en effet, il éprouvait pour elle une profonde curiosité. Oui, c'est ça, elle l'intriguait. Parce qu'elle semblait différente des autres femmes et qu'elle s'était si vite adaptée à la vie du ranch, alors que les conditions en ce moment y étaient très dures et qu'elle n'était qu'une fille...

« Têtu comme une mule, aveugle comme une taupe... Oui, elle vient de la ville, et alors ? » Les mots de Walt venaient de résonner à ses

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oreilles, moqueurs. Eh bien, non, il se trompait. Le vieux le connaissait peut-être depuis toujours mais, cette fois, il s'égarait complètement : il n'était ni aveugle, ni têtu, seulement... prudent. Car il avait de bonnes raisons de l'être.

Il sortit à grands pas de la grange et se dirigea vers la maison. Il se sentait exaspéré — et il avait beau se dire que c'était à cause de Walt, il se doutait un peu qu'il se racontait des histoires.

Il passa par le sas, précédant la cuisine, où l'on laissait ses bottes crottées. Les mains gourdes, il retira sa veste et s'effondra sur le petit banc pour s'attaquer à ses bottes. Il venait de passer une journée éreintante à patauger jusqu'aux genoux dans la neige boueuse des bas-fonds, pour casser la glace des pièces d'eau où venaient boire les bêtes. La dernière chose dont il avait envie en ce moment était d'avoir à aller sauver quelque vache imprudente qui s'aventurerait trop loin en cherchant de l'eau. Il avait beau prendre ses précautions, cela arrivait presque tous les ans.

Même ses chaussettes étaient à tordre, pensa-t-il, épuisé. Il avait déjà eu froid aux pieds, mais rarement à ce point. Il n'avait même plus l'énergie de se lever du petit banc pour passer dans la cuisine bien tiède. Ce n'était pourtant pas prudent, il allait attraper une pneumonie s'il ne se séchait pas tout de suite.

Il prit subitement conscience d'un parfum exquis qui évoquait toutes sortes de souvenirs. Dans la cuisine, de l'autre côté de la porte, on faisait de la pâtisserie. Mercy, bien sûr. Elle avait tenu parole et ne faisait jamais la cuisine, mais les hommes raffolaient de son pain frais et de ses gâteaux. Travaillait-elle toujours aussi dur, même quand elle n'avait pas besoin d'échapper à des idées pénibles ? Probablement. Elle s'activait avec un tel naturel, qu'il s'agisse du travail de la maison ou du rude labeur du ranch, qu'on doutait qu'elle puisse rester longtemps inoccupée.

Les effluves délicieux l'attiraient comme un aimant. Au prix d'un gros effort, il réussit à se remettre sur pied et à ouvrir la porte. Des cookies ! Il semblait y en avoir des centaines, de toutes les formes et de toutes les couleurs, entassés sur des plateaux ou attendant sur des grilles, pâles et brillants, ou déjà saupoudrés de sucreries multicolores. Des cookies de Noël.

Mercy, une trace de farine sur la joue, lui lança un sourire qui le réchauffa autant que la tiédeur de la pièce. Elle brandit la plaque qu'elle tenait à la main, couverte de petits tas de pâte réguliers.

— Rita m'a dit que tu voulais des cookies pour les fêtes. J'espère que tu parlais sérieusement.

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— Je... Sa voix s'éteignit. Il ne trouvait absolument rien à répondre. Il avait

seulement dit cela à cause d'un vague souvenir : sa mère ne faisait-elle pas des cookies, autrefois, au moment de Noël ? Cela devait dater du temps où il était à peine assez grand pour traîner dans ses jambes pendant qu'elle s'affairait dans cette même cuisine. En fait, c'était surtout pour Mercy qu'il y avait pensé, en se disant que cela égaierait un peu ce Noël passé loin des siens.

Mercy glissa la plaque dans le four, referma la porte et retira le gros gant qu'elle portait. Entendant un son léger dans un coin de la pièce, Grant se retourna et resta bouche bée. Assis devant la fenêtre, Gambler fixait Mercy de ses yeux vifs et attendait patiemment, parfaitement immobile. Ce qu'il attendait devint évident quand Mercy trouva un cookie brisé et lui en lança un morceau. Le chien l'attrapa adroitement, l'avala tout rond et se rassit pour attendre le suivant.

— Même le chien, marmotta Grant. — Comment ? — Rien, rien... Pourquoi devrait-il être surpris, d'ailleurs ? Puisque Joker adorait la

jeune femme, pourquoi pas Gambler ? Comme tous les autres, il devait bien finir par succomber à la gentillesse de Mercy.

— Tu as l'air gelé, dit-elle. — Je suis gelé. — Chipper m'a dit que tu rentrerais probablement trempé. Grant fronça les sourcils. — Chipper est censé faire le circuit des clôtures aujourd'hui. — Il le fait. Il est seulement passé me dire que sa mère ne pourrait pas

venir parce que sa petite sœur était malade, et que je devrais donc démarrer les cookies sans elle.

Elle eut un large sourire. — Il semblait beaucoup y tenir. — Je le comprends. Jamais de sa vie il n'avait vu autant de cookies. Et que ça sentait bon

! Dès que les hommes les découvriraient, ce trésor ne tarderait pas à se volatiliser, malgré la quantité. Il était prêt à parier son chapeau qu'il n'en resterait plus un seul pour le réveillon, le lendemain. Aucune importance, il ne resterait de toute façon plus personne au ranch demain, seulement lui et Mercy. Tous les autres seraient partis faire la fête ailleurs.

« Tu as peur de rester seul avec cette petite... »

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Il eut un sursaut bizarre et voulut croire que c'était seulement la bêtise de Walt qui lui faisait ainsi hausser les épaules. A moins que ce fût un tremblement occasionné par le froid. Pourquoi restait-il là dans ses vêtements trempés ?

— Tu as vraiment froid ! s'écria Mercy. Tiens, grignote ça et attends une seconde.

Avant qu'il puisse réagir, elle lui fourrait dans les mains trois cookies tièdes et parfumés et disparaissait dans la buanderie de l'autre côté de la cuisine. La petite pièce contenait l'énorme congélateur du ranch et une porte donnant sur l'extérieur qui permettait aux hommes d'avoir accès à la grosse machine à laver et au sèche-linge. Docile, il mordit prudemment dans l'un des gros cookies au beurre, puis avala le restant, comme Gambler, en trois coups de dents. A côté, la porte du sèche-linge s'ouvrait, se refermait. Que faisait-elle ? Avec gourmandise, il se demandait s'il n'allait pas subtiliser l'un des cookies en forme de bonhomme de neige — d'ici, ils semblaient contenir des pépites de chocolat — quand Mercy revint en tenant quelque chose à la main.

— Tiens, dit-elle. Elle lui tendait une paire de ses propres chaussettes, ses grosses

chaussettes de laine. — Hein ? Machinalement, il tendit la main, sursauta en les touchant. Elles

étaient chaudes, presque brûlantes. Elle venait de les sortir du sèche-linge — pour lui.

— Mets-les vite avant qu'elles ne perdent toute leur chaleur. Il obéit sans un mot, incapable de retenir un gros soupir de bien-

être. Quand il leva les yeux vers Mercy, elle le regardait faire avec un large sourire.

— Maman faisait toujours ça quand je rentrais de jouer dans la neige avec les doigts de pieds gelés. Qu'est-ce que c'était bon !

— Oui, murmura Grant avec ferveur. — Maintenant, elle me demande de m'asseoir et de bien secouer tout

le sable de mes chaussures. — Ce n'est pas tout à fait la même chose. — Ils se plaisent beaucoup en Arizona. C'est très beau, d'ailleurs.

Quand la plaine est bien verte et les Montagnes du Dragon bien rouges, c'est vraiment spectaculaire. Et puis papa adore se vanter d'habiter juste en dehors de Tombstone et de voir Boot Hill de sa fenêtre. Les hauts lieux du Far West !

Il sourit, tout en se demandant pourtant s'il n'entendait pas un peu de tristesse dans sa voix.

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— Tu regrettes de ne pas être avec eux en ce moment ? Elle s'accouda au rebord de l'îlot central qui abritait les fourneaux.

Le père de Grant avait abattu des cloisons et ouvert des fenêtres pour offrir à sa femme la plus jolie cuisine du Wyoming, comme il disait. Après le départ de sa femme, il n'était plus guère entré dans cette pièce spacieuse et bien agencée. Les styles avaient changé avec les années sans que cette cuisine ne se démode jamais. Grant avait l'impression de la redécouvrir : avec ce parfum délicieux et Mercy debout devant lui, c'était la pièce la plus douillette de la maison.

La jeune femme lança un nouveau morceau de cookie à Gambler qui l'attrapa au vol et lui lança un regard interrogateur.

— C'est tout, mon grand, répondit-elle. Tu finirais par te rendre malade.

Le chien agita son bout de queue et sembla se le tenir pour dit. Il jeta un bref regard à Grant comme pour évaluer son humeur et, rassuré, se roula en boule sur le tapis devant l'évier et ferma les yeux.

Si ce chien ne travaillait pas comme un démon, se dit Grant, on penserait presque qu'il se ramollissait.

Gambler méritait bien qu'on le gâte un peu, mais il n'avait jamais voulu accepter quoi que ce soit de la main de quiconque. Jusqu'à l'arrivée de Mercy...

Il pensait qu'elle ne répondrait pas à sa question sur ses parents quand il l'entendit répondre enfin :

— Mes parents me manquent, oui. Mais j'y suis allée pour Thanksgiving et je savais que je ne supporterais pas de les retrouver toujours aussi inquiets pour moi.

— Kristina disait que tu avais besoin d'aller quelque part où les gens n'en parleraient pas tout le temps.

— C'est ce que tu m'as donné, dit-elle en levant vers lui ses yeux limpides. Merci pour ça, Grant.

— Je... de rien. C'est moi qui devrais te remercier. Tu as abattu une charge de travail phénoménale depuis que tu es ici. Je t'avais pourtant dit que tu n'étais pas obligée de justifier ta présence.

— Et je t'ai dit, moi, que ça me faisait du bien. — Je comprends ça. Elle le considéra longuement en silence. — Oui, je crois que tu comprends vraiment, et je te remercie pour ça

aussi. Et pour tous les endroits paisibles que tu m'as montrés ici. Je sais que ça t'a pris beaucoup de temps, de sillonner le ranch avec moi.

— Ce sont des endroits que j'aime. Ça ne m'ennuyait pas du tout.

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Et c'était vrai. Certains lieux, certains gestes avaient pris une valeur nouvelle tandis qu'il les redécouvrait avec elle et qu'il voyait peu à peu le visage de Mercy s'apaiser, les ombres quitter son regard.

— Je te remercie quand même. — C'est moi qui devrais te remercier, répéta-t-il. J'ai eu besoin de tout

ça aussi, à une époque. Avec toi, je retrouve beaucoup de choses que je finissais par ne plus voir. Je retrouve le sens qu'elles avaient pour moi.

— Oh, chuchota-t-elle. Sa gorge semblait s'être serrée. — Mercy, souffla-t-il de la même façon. Il ne sut jamais très bien comment c'était arrivé. Il ne se souvenait

pas d'avoir bougé ou de l'avoir vue bouger, mais brusquement elle était dans ses bras et il renversait sa tête blonde, tout en cherchant sa bouche avec la sienne. Il entendit la petite exclamation qui lui échappait, puis elle se haussa à sa rencontre.

Ses lèvres de femme étaient tièdes et douces, si accueillantes ! Il goûta les cookies sur sa bouche et aussi autre chose qui n'appartenait qu'à elle. Sans savoir comment, il avait deviné qu'elle aurait ce goût-là.

Il n'avait pas deviné, cependant, qu'au simple contact de leurs bouches, une vague énorme de chaleur s'engouffrerait en lui. Ou que la sensation du corps gracile de Mercy contre le sien le brûlerait même à travers les épais remparts d'étoffe qui les séparait. Il n'avait pas su que le fait de l'embrasser lui donnerait le vertige, que tout s'évanouirait autour de lui, tout sauf sa bouche et le poids léger de son corps abandonné entre ses bras.

Il découvrit surtout que ce baiser ne soulageait en rien la tension qui montait en lui depuis tant de jours. Au contraire, le désir explosa si férocement en lui qu'il sut qu'il ne pourrait plus le contrôler bien longtemps.

Il fallait arrêter, tout de suite. Encore quelques secondes et il mourrait sur place s'il ne la possédait pas, ici, tout de suite. Bientôt, il ne pourrait plus se retenir de lui arracher ses vêtements et...

Avec un grondement étranglé, il se força à s'écarter d'elle. Comment avait-il pu trouver la pièce aussi tiède ? Sans la chaleur de Mercy contre lui, sans le contact de sa bouche, elle était glacée !

Il l'entendit faire un tout petit bruit, mi-soupir, mi- plainte. S'il s'était autorisé à le faire, il aurait bien gémi aussi.

A tâtons, Mercy s'accrocha au rebord du plan de travail et leva les yeux vers lui. Elle aussi devait avoir le vertige. Il savait bien qu'il devrait dire quelque chose, faire un geste, mais il en était tout à fait incapable.

Il vit le mouvement de sa gorge quand elle avala sa salive.

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— Je... Elle avala encore, et cette fois sa voix semblait presque normale,

seulement un peu tremblante. — Quand tu dis merci, tu ne fais pas les choses à moitié... Grant cligna stupidement les yeux. Dans le métier qu'elle faisait,

Mercy avait dû apprendre à retomber sur ses pieds en toutes circonstances mais... faire de l'humour dans un moment pareil ?

— Ça n'avait rien à voir. — Grant... — Les merci s sont pour... les cookies. Il tourna les talons en jetant par-dessus son épaule : — Et les chaussettes chaudes. Il s'en alla sans se retourner, en se disant fermement qu'il avait hâte

de prendre sa douche et de se débarrasser du reste de ses vêtements humides. Il ne le pensait pas vraiment, bien sûr. Il savait bien qu'il s'enfuyait de la cuisine parce que, s'il restait, il allait l'embrasser encore une fois, et qu'il ne voulait pas être responsable de ce qui arriverait alors.

Depuis, elle ne l'avait pas revu, et elle se demandait s'il allait se montrer. Elle savait — il ne s'était pas privé de le répéter — que le bétail se moquait de savoir si c'était un jour férié et que le travail du ranch restait le même.

Elle savait aussi que Walt et les autres avaient abattu le plus gros de la besogne avant de sauter dans les véhicules du ranch pour s'en aller en bande vers Clear Springs. Chipper rentrait chez sa mère, bien entendu, prêt à s'amuser comme un gosse malgré la grippe de sa petite sœur. Les autres étaient partis avant midi, en passant par la cuisine à la fois pour prendre chacun une poignée de cookies, et pour lui laisser des offrandes parfois assez insolites. Celui qui allait le plus loin prenait le volant et déposait tous les autres ; le lendemain de Noël, il referait en sens inverse tout l'itinéraire pour ramener ses camarades.

Grant s'était retranché dans la grange. Il ne lui avait quasiment plus adressé la parole, sauf pour l'avertir qu'il n'y aurait pas de leçon d'équitation aujourd'hui. Bien entendu, il n'avait pas dit un mot sur ce qui s'était passé la veille dans la cuisine. Elle n'arrivait pas à décider si elle se sentait vexée ou soulagée. Comment l'aurait-elle pu alors qu'elle était encore sous le choc ? Jamais elle n'avait ressenti quelque chose qui puisse approcher cet instant où Grant l'avait embrassée. Rien de ce qu'elle avait jamais pu imaginer quand elle rêvait de lui toutes ces années auparavant, dans sa parfaite ignorance de ce qui se passait entre les hommes et les femmes, n'avait ressemblé à cela. Ensuite, ses

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expériences d'adulte, d'ailleurs assez limitées, ne lui avaient jamais suggéré qu'un seul baiser puisse être aussi dévastateur.

De toute façon, elle n'était plus cette gamine éblouie par un jeune garçon, mais une femme adulte dans les bras d'un homme. Fini les mensonges. Désormais, elle ne cherchait plus à ignorer l'effet que cet homme avait sur elle. Elle admettait librement qu'il pouvait la bouleverser totalement sans faire le moindre effort. Avec un seul baiser.

Elle respira profondément, soupira. Elle ne savait absolument pas ce qu'elle allait faire maintenant, mais il fallait agir, ou exploser à très brève échéance. Elle sauta sur ses pieds, alla vérifier le poêle, puis se souvint qu'elle venait d'y enfourner deux grosses bûches. Délibérément, elle retourna s'asseoir sur le confortable vieux canapé. Voilà. Maintenant au moins, elle ne marchait plus de long en large comme un lion en cage. Elle respira encore, très profondément, mais cela ne l'aidait guère car l'air sentait la résine du petit arbre qu'ils avaient rapporté à la maison ensemble, et qui attendait qu'elle veuille bien s'occuper de lui. Le parfum la ramenait inexorablement à Grant.

Grant et ce long moment paisible devant le lac, quand il avait posé son bras sur ses épaules. Elle avait senti qu'il était totalement en phase avec ce qu'elle éprouvait, que lui aussi avait trouvé en ces lieux un apaisement à sa douleur. Seul un homme très solide osait avouer ce genre de choses. Très vite, pourtant, il s'était rétracté. Comment pouvait-il se montrer aussi confiant et en même temps aussi ambigu dans ses rapports avec elle ? Et pourquoi la traitait-il en étrangère après s'être mis à nu devant elle ? Qu'attendait-il ou que lui reprochait-il ?

« Il faut vraiment que tu analyses tout, Brady ? » La voix ironique de Nick lui revint, accompagnée d'une bouffée de

chagrin. Dire que sa famille passait en ce moment son premier Noël sans lui ! C'est là qu'elle aurait dû être, avec Allison et les gosses. Elle était leur marraine, leur amie, et elle aurait eu tant besoin de pleurer avec eux ! Seulement, c'était impossible et eux aussi savaient très bien pourquoi. Allison avait été la première à encourager Mercy à partir, à mettre un peu de distance entre elle et la ville. Si seulement la distance avait pu gommer ce qu'elle ressentait ! Quand elle y pensait, cela faisait aussi mal que d'essayer de disséquer les motivations de Grant.

Oui, elle analysait probablement trop, mais si c'était parfois un travers, c'était aussi l'une de ses grandes forces dans son métier. Plus d'une fois, sa capacité d'analyse lui avait donné la clé d'une affaire. Nick lui- même avait fini par l'admettre, même s'il lui adressait généralement un regard de biais, accompagné de la semonce familière : « Brady, quelquefois un cigare n'est rien d'autre qu'un cigare. »

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Ah ! les hommes..., soupira Mercy en regardant par la fenêtre tomber la nuit.

A cet instant, l'homme auquel elle avait pensé toute la journée poussa la porte d'entrée, Gambler sur ses talons.

Elle le regarda retirer son chapeau et sa veste, les accrocher posément près de la porte. Il ne semblait ni gelé, ni trempé comme la veille. Surprise, elle le vit ressortir et se pencher pour ramasser quelque chose sur le plancher de la véranda — une brassée de branches de pin.

C'est seulement en entrant pour la deuxième fois qu'il la vit, assise là à le regarder. Surpris, il s'arrêta; il ne semblait pas très bien savoir quoi lui dire. Gêné, il montra son fardeau.

— J'ai pensé qu'on pourrait allumer la cheminée ce soir, et ajouter ça au feu. Ça sent bon quand ça brûle.

Faisait-il encore cela pour elle, après le sapin, les cookies ? Et comment devait-elle l'interpréter ? Comme le fait d'avoir gardé et aligné sur la cheminée toutes les cartes de vœux qu'il avait reçues de sa famille et de ses voisins. Cela donnait à la pièce un vrai air de fête. Pourtant, Walt lui avait dit que son patron jetait généralement les cartes dès qu'il y avait répondu.

Grant froissa du papier, empila un demi-cageot, une poignée de petit bois et deux bûches dans la cheminée puis ajouta deux branches de pin. Le feu prit très vite et bientôt un parfum évocateur remplit la pièce. Grant se tourna vers elle et resta planté là quelques secondes. La veille encore, elle lui aurait conseillé de s'asseoir et de se détendre un peu. Après leur baiser, elle ne savait plus du tout quoi lui dire.

Il finit par traverser la pièce pour venir s'asseoir sur le canapé à côté d'elle. Enfin, si l'on peut dire, corrigea-t-elle pour elle-même, car il s'était installé à l'autre extrémité. Gambler, lui, se roula en boule devant le feu et s'endormit instantanément, soit qu'il fût imperméable à la tension subtile qui régnait dans la pièce, soit qu'il ait choisi délibérément de l'ignorer.

Mercy avait déjà fait réchauffer le dîner préparé par Rita : des ailes de poulet aux épices et une énorme marmite de soupe. D'un commun accord, ils décidèrent de prendre leur repas près du feu.

Un repas dont l'ambiance n'était guère festive, songea-t-elle, le cœur serré, tandis que Grant avalait le contenu de son assiette sans dire un mot.

— Tu veux boire quelque chose de chaud ? demanda-t-elle quand il eut fini.

Il réfléchit bien plus longtemps que ne le méritait une question aussi simple, puis finit par hocher la tête. Elle se leva et passa dans la cuisine,

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pour prendre le breuvage traditionnel qui attendait au chaud sur un coin du fourneau. Quelques instants plus tard, elle revenait avec deux chopes brûlantes.

Grant prit la sienne et huma son contenu avec curiosité. — Du cidre chaud ? demanda-t-il. — Plus ou moins. C'est une tradition dans ma famille. L'air intrigué, il remua le liquide doré avec le bâton de cannelle qui y

trempait, puis prit une gorgée. Ses sourcils se haussèrent abruptement et il se lécha les lèvres, comme si le goût lui plaisait.

— Il y a du cognac. — Que dis-tu ? Oui, il y a du cognac. S'il remarquait le rouge de ses joues, il l'attribuerait probablement au

breuvage. Ou à la chaleur du feu de bois. Du moins elle espérait qu'il ne devinerait pas la cause réelle de son trouble et l'envie folle qu'elle avait soudain de sentir sur les siennes ces lèvres au goût de cidre et de cognac.

— Tu n'aimes pas ? reprit-elle comme il regardait son verre d'un air dubitatif.

— Non, je suis surpris, c'est tout. Je ne pensais pas qu'on en avait. — Walt m'en a rapporté quand il est allé à Clear Springs la semaine

dernière. — Ah. Il prit une autre gorgée plus gourmande et se mit à sourire. — C'est vraiment bon. — Je suis contente que ça te plaise. Il but encore et contempla le sapin, l'air surpris. — D'où ça vient, tout ça ? Un assortiment d'objets bizarres était suspendu aux branches du

petit arbre de Noël. Cela allait d'un éperon d'argent poli à une petite croix dorée.

— Tes cow-boys, dit-elle simplement. Ils sont venus les apporter pour décorer le sapin, et ils m'ont demandé des cookies en échange.

Il lui jeta un regard stupéfait et se retourna vers l'arbre. — Ah, répéta-t-il. C'est vraiment très joli. Elle secoua un peu la tête, sidérée par la vacuité de leur conversation.

Le silence retombait déjà, et elle décida qu'elle préférait encore ces échanges trop polis à pas d'échange du tout. Etait-elle seule à sentir le malaise qui couvait entre eux ? Peut-être, car elle semblait imaginer beaucoup de choses depuis quelque temps. Elle avait même pensé que Grant pouvait avoir une autre raison d'allumer un feu dans la cheminée, et qu'il aurait peut-être envie de partager avec elle une soirée...

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agréable. Quant au premier mot qu'elle avait failli choisir — « romantique » — elle refusait d'admettre y avoir pensé un seul instant.

Lorsque Grant eut achevé son repas et Mercy renoncé à finir le sien, ils jetèrent les débris au feu. Une flamme jaune jaillit et ils la contemplèrent tous deux comme s'il s'agissait d'un phénomène sans précédent qu'ils étaient payés pour étudier.

Et ce silence qui durait toujours ! Mercy n'en pouvait plus mais elle ne trouvait strictement rien à dire qui ne risque d'aggraver la tension ambiante.

— Tu veux faire une promenade à cheval demain ? Mercy sursauta presque, aussi étonnée par le son de cette voix

étranglée que par sa proposition. — Mais tu avais dit... — Je sais, mais Joker commence déjà à tourner en rond après un jour

de congé. Si on lui en donne un autre, il va faire des bêtises. Oui, bien sûr : Joker. Il pensait au cheval et pas à une promenade

avec elle. — Oh. Pauvre Joker ! Son ton devait être plus sarcastique qu'elle ne le voulait : il lui jeta un

regard perçant et répondit d'un ton assez froid : — Si tu ne veux pas, je le sortirai moi-même. Elle poussa un soupir. — Si, j'aimerais bien faire une promenade à cheval. C'est une jolie

façon de passer la matinée de Noël. — Très bien. Entendu. — Mais pas si tu te comportes comme un ours grognon toute la

journée. — Les ours ne sont jamais autrement que grognons, dit-il, toujours

sur la défensive. C'est dans leur nature. — Même la nature peut changer. Il serra les lèvres, mais ne répondit pas. Dans ce silence absolu, il

vida sa chope, tira ses bottes, se leva et ajouta une bûche au feu qui n'en avait nul besoin. Le tout sans dire un seul mot. Maintenant qu'il était debout, elle s'attendait presque à ce qu'il la plante là et disparaisse pour le reste de la soirée. Quand il revint vers le canapé, elle poussa un petit soupir de soulagement.

« Difficile à croire qu'on t'ait donné une médaille de bravoure, il n'y a pas très longtemps », se dit-elle. Son propre sarcasme la décida enfin à parler.

— C'est à cause d'hier ? Grant se figea puis, très lentement, il tourna la tête pour la regarder.

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— Quoi donc ? — Ton... humeur. C'est à cause de ce qui s'est passé dans la cuisine

hier ? Elle le vit serrer les dents. — Tu veux dire, quand je t'ai embrassée ? Il lui fallut tout son courage pour hocher la tête. — Non, dit-il à voix basse. Elle se remit à respirer. Une fois de plus, elle ne savait pas très bien

si elle était soulagée ou affreusement désappointée. « Tu t'attribues beaucoup trop d'importance, se dit-elle brutalement. Tu t'es fait des idées, voilà tout. Ce baiser qui t'a fait bouillir le sang n'était rien pour lui. »

— Ce n'est pas du tout parce que je t'ai embrassée, dit Grant. Il retournait le couteau dans la plaie. — Excuse-moi ! protesta-t-elle. Je regrette d'avoir même pensé qu'il y

avait un rapport ! — C'est surtout, dit Grant d'une voix presque menaçante, que je

n'avais pas envie de m'arrêter là.

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9.

Les mots lui avaient échappé et il ne pouvait plus les rappeler. Il retint un juron en se mordant la lèvre. Voilà, c'était dit. De toute façon, il en avait assez d'essayer de lui cacher à quel point il la désirait — il ne savait même plus pourquoi il tenait tant à le cacher. Le personnel du ranch au grand complet s'était déjà moqué de lui en d'autres occasions, et ce ne serait certainement pas la dernière fois.

Ce qui se passait en ce moment était naturel, presque inévitable. Il suffisait de prendre n'importe quel type de trente ans, avec des désirs sains et normaux, de le placer dans un ranch isolé, seul avec du bétail et des chevaux, un chien et quelques cow-boys, puis de lui parachuter une femme aussi belle que Mercy : la fin était écrite d'avance — le contraire aurait même été surprenant. Non, il n'avait strictement rien à cacher.

Seulement, la femme en question était venue ici pour faire face à son chagrin après la mort brutale d'un ami très cher. Autrement dit, elle se trouvait dans un état extrêmement vulnérable, peu propice pour faire des choix. Ce serait honteux de profiter d'elle en ce moment.

Oui et, en plus, il risquait gros, pensa-t-il ironiquement. Si Kristina apprenait ça ! Kristina, son alibi préféré...

A un mètre de lui, Mercy le dévisageait, les yeux ronds. Et les joues enflammées.

— Excuse-moi, dit-il avec une certaine raideur. Tu es gênée, maintenant.

— Je... Tu... — Oublie que j'ai dit ça, tu veux bien ?

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Elle se mordit la lèvre, puis leva le menton. Et voilà ! Il reconnaissait les signes : elle se préparait à une confrontation. Il n'y avait pas de dérobades possible avec Mercy.

— Seulement si tu ne le pensais pas vraiment. Il eut un mouvement de recul. — Comment ça ? — Le pensais-tu ? — Mercy... — C'est tout simple, tu peux répondre par oui ou par non. — Tu étais là, dit-il amèrement. Qu'est-ce que tu en penses ? — Je ne sais pas. Je n'ai pas... énormément d'expérience dans le

domaine. Tu voulais... aller plus loin ? — Ecoute, Mercy ! — Réponds-moi. — Je brûlais plus fort que ce poêle, jeta-t-il. Ça te suffit comme

réponse ? Il vit ses joues s'empourprer plus encore pour devenir franchement

cramoisies. — Je crois, oui. Elle se retourna vers la cheminée et contempla les flammes.

Pourquoi avait-il allumé ce feu ? pensa-t-il soudain. La chaleur était insoutenable.

Elle ne disait plus rien mais fixait les flammes, parfaitement immobile. Quand une poche de résine odorante éclata comme un coup de fusil, elle ne sursauta même pas. Son oreille exercée avait dû percevoir d'instinct la différence avec un véritable coup de feu.

A quoi donc pouvait-elle bien penser ? se demanda-t-il. Et à quoi lui servait-il donc de l'acculer à pareil aveu si c'était pour, ensuite, rester plantée là comme une souche ?

Il fit un effort énorme pour se montrer aussi calme qu'elle, mais son contrôle finit par craquer.

— C'est tout ? s'exclama-t-il. Tu me poses une question pareille et puis tu t'en tiens là ?

Elle tourna la tête. Ses joues restaient un peu roses mais cela pouvait ne venir que de la chaleur du feu.

— J'avais seulement besoin de savoir... — De savoir quoi ? Elle baissa les yeux avec gêne, et dit très vite, sans le regarder : — Si j'étais seule à... ressentir ça. Grant aspira une grande goulée d'air. — Je... Tu... ne voulais pas arrêter là non plus ?

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Comme si elle venait de s'apercevoir qu'elle ne le regardait plus en face, elle se tourna vers lui d'un seul bloc et une fois de plus, Grant ressentit une bouffée d'admiration pour elle. Cette fille avait du cran ! Pas étonnant qu'elle ait choisi un métier aussi difficile.

— C'est assez difficile à dire, mais... non. Je ne voulais pas arrêter là. — Mercy..., commença-t-il. Il se tut en entendant le son de sa propre voix. Trop tendue, trop

impatiente ! Son corps réagissait violemment à ce qu'elle venait d'avouer et il avait besoin de toute sa concentration, simplement pour contrôler son désir.

Elle ne lui en laissa pas le temps. Ses grands yeux verts se levèrent vers lui, emplis d'une lueur douce et tremblante, et il sut qu'il était perdu. Malgré tous ses efforts pour se retenir, il la prit dans ses bras et elle fondit contre lui.

Dire qu'il avait presque réussi à se convaincre qu'il imaginait la passion avec laquelle elle lui avait rendu son premier baiser ! Dire qu'il ne cessait de se répéter qu'une trop longue période de chasteté lui avait fait perdre la tête ! Et qu'un baiser n'était qu'un baiser et qu'il n'y avait pas là de quoi en faire tout un plat !

Comme il se trompait ! Ses lèvres étaient aussi douces, sa bouche aussi délicieuse que dans

son souvenir. Et les flammes qui jaillirent en lui, bien plus brûlantes encore.

Il l'embrassa de toutes ses forces et elle se tendit vers lui de tout son corps. Il sentit ses petites mains se glisser derrière son cou, ses doigts fins plonger dans ses cheveux. Comme si toutes ses terminaisons nerveuses s'étaient réveillées d'un seul coup, cette caresse prenait une intensité insoutenable.

Elle eut une petite plainte enrouée qui le fit frissonner tout entier. Jamais il n'avait ressenti un désir aussi violent. A la torture, il poussa

un grondement sourd et essaya de s'écarter d'elle. Mais elle s'accrocha à lui, les bras noués autour de son cou, son corps pressé contre le sien. Doucement, elle frotta sa bouche sur la sienne, suivit le contour de ses lèvres du bout de sa langue. Grant ne put retenir un gémissement de plaisir.

Enflammée par sa réaction, elle l'embrassa encore, arc-boutée contre lui. Egaré, Grant tentait de se contrôler encore. Si jamais elle s'apercevait à quel point elle l'excitait, elle serait effrayée, rebutée peut- être. Il se figea, attentif, puis recula encore pour la laisser prendre l'initiative. Mais, comme si elle n'avait attendu que son invitation, elle revint à la charge.

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Enfiévré, il saisit la jeune femme aux tempes, l'embrassa si furieusement qu'ils basculèrent tous deux sur les coussins du canapé. Quand il la sentit allongée sous lui, il crut sincèrement qu'il allait perdre la tête et s'abattit sur elle comme un fauve sur sa proie. Les mains de Mercy se refermèrent sur ses épaules avec une force surprenante. Mais loin de vouloir le repousser, elle l'attirait encore plus près. Tout à sa passion, elle lui pinça même la lèvre inférieure entre ses dents et il ne put retenir un sursaut convulsif des hanches.

Tout tournait autour de lui. A contrecœur, il arracha sa bouche à la sienne et, pendant un long instant, plongea dans les yeux élargis de la jeune femme. Jamais il ne lui avait vu une expression pareille. L'idée que c'était lui qui l'avait fait naître le bouleversait totalement.

Etait-ce vraiment Mercy, cette femme adorable- ment belle et rayonnante, sans une ombre dans le regard, seulement ce désir immense qui s'était emparé d'eux en même temps ? C'était là le visage qu'aurait Mercy heureuse, pensa-t-il, ému. Le visage qu'elle devrait avoir toujours, sans tristesse, sans souffrance, sans affreux souvenirs.

Mais qu'était-il donc en train de faire ? Elle était venue chez lui reprendre des forces, il n'avait pas le droit... Il se redressa d'une détente, sans écouter son corps qui hurlait de frustration. Son corps qui s'en fichait bien des bonnes raisons et des mauvaises, et qui se préoccupait uniquement de ce qu'on lui refusait. En ce moment, cela lui semblait moins vital de respirer que de se perdre dans la chaleur de la femme qu'il désirait. Les dents serrées, il lutta contre lui- même et contre cette marée de désir.

— Grant? Sa voix était basse, hésitante, angoissée. — Mercy, écoute... Il se tut un instant, chercha à reprendre son souffle. — Il faut... arrêter. Je sais que tu es... encore un peu fragile, après

Nick... Elle se redressa lentement, sa respiration aussi précipitée que la

sienne. Ses yeux embrumés, ses lèvres entrouvertes encore un peu gonflées par l'intensité de leurs baisers... Très lentement, elle dit enfin :

— Oui, peut-être... — Alors on ferait mieux d'arrêter... pendant qu'on le peut encore. — Mais ça n'a rien à voir. — Je crois que si. Le sang ronflait dans ses oreilles, son corps n'entendait que la

déception dans la voix de Mercy, et la tentation lui vint de tout oublier. Il sentit qu'il allait perdre la tête, se força à raisonner :

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— On dit toujours que quand... un proche meurt, l'instinct immédiat est de...

— ... faire l'amour, éprouver la réalité de la vie, c'est ça que tu veux dire ?

Grant fit la grimace. — C'est atrocement clinique quand c'est exprimé comme ça mais...

c'est plus ou moins ce que je veux dire. Elle se mit sur pied avec application, se redressant de toute sa

hauteur. Elle dégageait maintenant une dignité hors de proportion avec sa petite taille.

— Je crois que tu te sous-estimes, Grant. C'est assez rafraîchissant d'ailleurs. J'apprécie même, dans une certaine mesure, ton effort... disons d'abnégation. J'étais effectivement assez fragile en arrivant ici, mais la crise est finie. J'ai retrouvé un équilibre. Pendant un moment, j'ai même cru que j'avais trouvé autre chose.

— Ce n'est pas de l'abnégation, marmonna-t-il. Dans tout son petit discours, pourquoi était-ce ce mot qui le vexait le

plus ? Sans doute parce c'était un mot héroïque et qu'il ne se sentait absolument pas héroïque en ce moment, seulement frustré, affreusement et totalement frustré, et c'était entièrement sa faute parce qu'il avait laissé ses scrupules se mettre en travers de son désir.

— Je comprends ce qui te gêne, Grant. Je suppose que c'est une réaction assez fréquente, effectivement. Tout de même, tu as vraiment cru que je voulais faire l'amour avec toi uniquement à cause de la mort de Nick ? Pour me prouver que j'étais encore vivante ? Dans ce cas, tu me sous-estimes aussi.

— Mercy... — Je ne suis plus non plus la gamine qui croyait que le soleil se levait

rien que pour toi. Si j'ai voulu faire l'amour avec toi, c'est pour une raison toute simple : c'est parce que tu m'as fait ressentir quelque chose qu'aucun homme ne m'avait jamais fait ressentir avant toi. Et j'avais cru comprendre que pour toi... c'était pareil. Voilà tout.

Puis elle lui tourna le dos et s'en alla, le dos très droit, la tête très haute.

Il y avait des moments, pensa-t-il amèrement, où il regrettait que sa mère lui ait inculqué des principes. Car il avait fait manifestement plus de mal que de bien avec son sacrifice de ce soir. Alors que ce serait si simple de faire comme tant d'autres : prendre ce qu'on lui offrait sans se poser de questions. Mais voilà : Barbara McClure Fortune avait eu beau ne figurer qu'épisodiquement dans sa vie, cela ne l'avait pas empêchée d'avoir une influence déterminante sur lui. Peut-être parce qu'elle était

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absente, précisément, ou qu'il espérait que ses efforts la feraient revenir.

Il se laissa retomber en arrière dans le canapé et soupira violemment. Le désir l'écartelait toujours.

Il entendit un son bref qui semblait faire écho à son soupir excédé. Gambler s'était approché sans bruit ; planté devant lui, il le regardait avec une expression curieuse. Quand il vit qu'il avait capté l'attention de Grant, il tourna les talons et trotta vers la porte.

— Toi aussi ? marmotta Grant en se levant pour le faire sortir. Tu me trouves si minable que tu ne veux même pas rester sous mon toit ?

Le digne petit berger lui jeta un regard par-dessus son épaule mais s'abstint de tout commentaire.

Grant referma la porte derrière lui. Le chien passerait la nuit dans la grange, comme il le faisait toujours. Gambler n'était pas un chien d'appartement et ses visites à la maison avaient été rares avant... avant l'arrivée de Mercy, bien sûr. Son chien, son étalon, ses hommes — elle les avait tous charmés sans le moindre effort. Ils lui mangeaient tous, littéralement, dans la main.

Quant à lui... il ne trouvait pas de mot pour décrire l'effet qu'elle lui faisait. Il n'était même pas sûr que ce mot existât.

Lourdement, il s'engagea dans l'escalier. Une ascension en solitaire, et une sacrée façon de passer le réveillon. Il serra les dents devant la porte close de Mercy. S'il ne s'était pas senti aussi fou de désir, il se serait sans doute vautré dans la mélancolie la plus pitoyable.

Mercy, qui avait cru ne pas dormir de la nuit, fut réveillée en sursaut

par une volée d'aboiements aigus. Elle se redressa d'un bond, l'esprit en alerte. Elle avait déjà entendu aboyer Gambler, mais jamais encore elle n'avait entendu dans sa voix tant d'urgence et d'inquiétude.

Sans hésiter, elle se jeta à bas du lit et s'habilla en toute hâte, enfilant ses bottes fourrées en dernier, tout en sautant à cloche-pied vers la porte. Un pas lourd dévalait l'escalier : Grant était debout et répondait à l'appel de Gambler.

Le temps d'arriver en bas, il était déjà dehors. Elle ouvrit la porte à son tour et le vit traverser la cour au pas de charge. Le chien courait devant lui, en direction de la grange où se trouvaient les juments.

Lady ! Ce ne pouvait être que la jument léopard. Elle se précipita à son tour.

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Un son rauque et douloureux résonnait dans la grange. Gambler, tremblant de nervosité, montait la garde, assis devant la porte du box où Grant venait de disparaître, une grosse lampe torche à la main. Mercy s'y précipita à sa suite, effrayée par la respiration laborieuse de la jument.

La bête magnifique était allongée sur le flanc et son ventre distendu semblait encore plus énorme dans cette position. Son encolure et ses flancs étaient rêches et sombres, trempés par la sueur. Elle eut un brusque sursaut, se débattit un instant en secouant la tête, puis retomba. L'épuisement ternissait ses beaux yeux.

Mercy sentit ses propres entrailles se contracter douloureusement. Immobile, elle regarda Grant poser doucement la main sur le ventre de la bête.

— Tranquille, ma belle. Tout va bien se passer. Ton petit a décidé d'arriver en avance, ce sera un bébé de Noël. Tranquille.

La jument roula les yeux vers lui et sembla s'apaiser un peu. Il se mit à genoux en parlant toujours. Hypnotisée par cette litanie tendre et paisible, elle accepta passivement son examen en le fixant de ses beaux yeux sombres, comme si elle comprenait qu'il cherchait à la soulager.

Mercy savait que cette naissance arrivait trop tôt. Walt lui avait expliqué qu'on cherchait toujours à programmer les saillies de façon à planifier la naissance le plus tôt possible après le nouvel an. Dans toutes les compétitions, on situait l'anniversaire des chevaux au 1er janvier et cela donnait une longueur d'avance au poulain.

— Est-ce que c'est vraiment trop tôt ? Un prématuré ? Grant leva la tête vers elle. Elle vit ses yeux s'élargir et s'aperçut que,

dans sa hâte, elle avait enfilé un pull à même sa peau. Ses cheveux n'étaient pas attachés non plus. Il ne fit aucun commentaire, se contentant de répondre à sa question.

— Non, ce n'est pas ça le problème. Le véto pensait qu'elle mettrait bas à la mi-janvier, ça ne fait guère que trois semaines d'avance. Non, il se passe quelque chose.

— Quoi donc ? — Normalement, une jument met bas dans la demi-heure après avoir

perdu les eaux. La dernière fois, elle n'a mis que quinze minutes. Là, on dirait que ça fait longtemps qu'elle est à terre. Si le poulain avait commencé son trajet avant que les choses ne se gâtent, s'il est coincé en route ou si le cordon est noué, il risque de mourir.

Mercy ouvrit de grands yeux, l'estomac serré. — Tu veux que j'appelle quelqu'un ? Un vétérinaire ? Il secoua la tête.

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— Le vieux Watson mettrait deux heures à arriver, même si on pouvait le trouver un soir de réveillon. Le poulain ne pourra sûrement pas attendre si longtemps. Elle non plus d'ailleurs. Elle n'en peut plus.

Horrifiée, Mercy secoua la tête. Elle aimait beaucoup cette jument si douce et si jolie, elle lui apportait souvent des bouts de carotte ou de pomme et s'amusait à lui parler comme à une jeune maman.

— Elle ne va pas mourir, au moins ? — Pas si je peux l'empêcher. — Qu'est-ce que je peux faire pour t'aider ? Il lui jeta un bref regard. — Tu as déjà accouché quelqu'un, Inspecteur ? — Oui, une fois. — Alors prépare-toi pour recommencer. S'il comptait l'intimider, il se trompait. — Je vais te chercher de l'eau chaude ? demanda-t-elle sans se

démonter. Il eut un bref sourire. — Exactement. — Je cours à la maison. Le sourire s'élargit. — Non, seulement jusqu'au robinet là-bas. Attention, l'eau y est très

chaude, presque bouillante. On a mis un petit chauffe-eau exprès. Laisse-moi me laver les mains d'abord.

Elle ne put s'empêcher de sourire à son tour. — Je vois. C'est ce qu'on appelle de l'organisation ! — C'était l'idée de Walt. Rien n'est trop beau pour ses juments. Ça fait

déjà deux ou trois jours qu'il a transféré Lady dans ce box, il avait dû sentir qu'elle nous préparait un coup dur.

Mercy jeta un regard autour d'elle. Effectivement, ce box était beaucoup plus grand que les autres, et il n'y avait pas de mangeoire, sans doute pour éviter les accidents.

— J'aimerais qu'il soit là pour t'aider. — T'inquiète pas. Tu t'en tireras très bien. Puis il se mit à lui donner des ordres et elle obéit sans se formaliser :

il savait ce qu'il fallait faire, ce qui n'était pas son cas. — Apporte-moi la boîte bleue qui se trouve dans ce placard, et aussi

les serviettes propres. Il me faudra la lampe chauffante, branche-la dans la prise à côté de la porte. On va chauffer les serviettes, ça aidera à sécher le poulain. Va chercher la lanterne dans l'autre grange, s'il te plaît. Les plafonniers ne vont pas suffire. Je ne veux pas risquer de lui faire du mal parce que je n'y vois rien.

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— J'y vais. Elle lui apporta d'abord la boîte, la lampe chauffante et les serviettes,

puis se hâta de courir vers l'autre grange. Joker lança un hennissement vibrant en la voyant entrer, mais elle ne lui accorda qu'une caresse rapide au passage. En la voyant repartir vers la porte au trot, sa lampe à la main, il se mit à protester.

— Toi, tais-toi, lança-t-elle assez sèchement. C'est ton bébé qu'elle essaie de mettre au monde et on a assez à faire comme ça.

Elle était déjà à la porte. Curieusement, le grand étalon n'insista plus.

Elle trouva Grant à genoux à côté de la jument. Il avait retiré sa grosse veste et s'était lavé les mains. Il s'était même lavé et désinfecté jusqu'aux épaules car elle voyait des taches humides aux bords des manches de son T-shirt gris.

Ce T-shirt gris, sans aucune décoration, aurait dû être parfaitement inintéressant mais sur Grant il était... spectaculaire. Etiré en travers de sa large poitrine, serré autour de ses bras musclés, moulant son ventre plat, il lui révélait un Grant qu'elle n'avait encore jamais vu...

— Pose la lanterne là, et allume-la, jeta-t-il. Elle obéit et les ombres dans les angles du box s'effacèrent. — Il faut que j'aille voir ce qui coince à l'intérieur. Prie pour que je ne

trouve pas des sabots pointés vers le haut. — Qu'est-ce que ça voudrait dire ? — Que ce seraient probablement ses pattes arrière, et que je ne

pourrais rien faire. Parle-lui, essaie de la calmer. Elle est très fatiguée, mais elle pourrait tout de même m'envoyer un coup de sabot vu ce que je vais faire.

Mercy le vit s'agenouiller derrière la jument et comprit qu'il comptait se rendre compte de la situation au toucher. Elle fit la grimace.

— Moi, je ne m'en priverais pas, à sa place, marmotta-t-elle en s'agenouillant près de la tête de la jument.

Parler à la pauvre bête ? Elle voulait bien mais, pour dire quoi ? Un peu hésitante, elle se mit à caresser l'encolure humide.

— Bon, d'accord, ce n'est qu'un homme, murmura-t-elle. Il fait de son mieux, mais il n'y connaît rien, hein, ma toute belle ? Mais il va t'aider, je t'assure, et ton bébé ira très bien. Toi, il faut juste que tu tiennes bon...

Elle parlait, parlait, du ton qu'elle prenait toujours pour s'adresser à Joker, à la fois tendre et taquin. En face d'elle, Grant s'affairait, très concentré, suant à grosses gouttes. Ça n'en finissait plus. Elle redoutait presque de voir ce qu'il était en train de faire. A un certain moment, la

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jument se mit à se débattre furieusement, et elle entendit Grant jeter un bref juron. Venait-il de prendre un coup de sabot ? Il continua sa tâche obscure et elle reprit sa litanie apaisante.

Enfin, elle l'entendit lâcher un grognement de satisfaction. Elle posa la main sur la joue de la jument et leva les yeux. Il s'essuyait les bras, l'air assez content de lui.

— Allez, ma grande, lança-t-il. C'est à toi, maintenant. — Tu as réussi ? Il n'était pas à l'envers ? — Non, seulement une patte repliée dans le mauvais sens. Ça devrait

aller maintenant. Je crois que je l'ai mis en position. Il tendit la main, éteignit la lanterne près de lui, se leva pour aller

éteindre l'autre. Elle leva des yeux surpris vers lui et il répondit : — Le poulain n'aimera pas ça si la lumière est trop vive. Avant même qu'il ne finisse sa phrase, cela recommença. Réalisant

que ses efforts n'étaient plus inutiles, la jument eut un sursaut d'énergie. Elle souffla, haleta, s'agita. Son corps se contracta massivement, tressauta et bientôt, une forme souillée, recouverte d'une membrane diaphane, se mit à émerger de son corps. Mercy retint son souffle. De la sueur, du sang, un corps gonflé qui halète et se soulève... il y avait dans la scène un aspect bien sauvage, mais c'était tout de même l'essence même d'un miracle. En un temps incroyablement bref, une créature minuscule, toute en jambes, s'effondrait sur la litière de paille : l'image vivante de son père, en miniature.

A gestes rapides, mais sans hâte, Grant se remit au travail. Prenant bien garde de ne pas effrayer la mère ou le nouveau-né éreintés, il se servit des dernières serviettes, encore chaudes de la lampe, pour essuyer le poulain, plaça près de lui un petit chauffage. Mercy vit avec quelle douceur il manipulait le cheval minuscule, coupait le cordon, le soulevait avec précaution pour le poser près de la tête de sa mère. Une créature absurde et charmante, aux poils collés et tout ébouriffés et à l'expression solennelle. Malgré son épuisement, la jument vint tout de suite pousser son petit du nez.

— Doucement, petite mère, chuchota Grant. Elle est là, elle va bien et il faut vous reposer toutes les deux. La nuit a été rude.

— Elle ? murmura Mercy. C'est une fille ? La lumière était très faible et elle n'avait pas pu s'en rendre compte.

Grant lui sourit, amusé, mais sa voix était aussi douce que la sienne quand il répondit :

— Oui. Ce sera la plus jolie pouliche du comté, avec les proportions de sa mère et la robe de son père.

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Elle lui rendit son sourire. Elle se sentait incroyablement, absurdement heureuse. La force de cette joie la désarçonnait même un peu mais... quelle émotion de contempler cette petite vie toute neuve ! Le cycle continuait, vie, mort, vie...

En cet instant, elle sut avec certitude qu'elle sortirait des ténèbres. Certes, elle n'oublierait jamais Nick, ne cesserait jamais de regretter de l'avoir perdu, mais elle reprendrait le fil de sa vie. Elle s'ouvrirait de nouveau aux satisfactions et aux plaisirs. Comme la jolie nouveau-née devant elle, elle tenait encore à peine sur ses jambes, mais elle survivrait. Comme Nick l'aurait souhaité.

Un peu étourdie par cette révélation, Mercy contempla la scène en silence. Mais si elle avait cru leur travail terminé, elle comprit vite son erreur. Il restait encore beaucoup à faire. Toujours à gestes précis et sans brusquerie, Grant se mit à retirer la litière souillée, emporta le placenta. A intervalles réguliers, il s'interrompait pour donner à la jument un peu d'eau tiède à boire. Il lui apporta ensuite une petite quantité de luzerne sèche. Il partait, revenait, enchaînait une tâche après l'autre. Quand Lady se remit brusquement sur pied, il se détendit un instant, mais il ne s'arrêta pas pour autant. Maintenant, il lavait doucement les mamelles de la jument en prévision de la première tétée.

Enfin, il lança un regard à Mercy et ils sortirent ensemble du box. Doucement, il referma la demi-porte derrière eux.

— On va les laisser se reposer un peu, murmura-t-il. Il ne s'éloignait pourtant pas encore et Mercy resta près de lui, à

surveiller attentivement les mouvements à l'intérieur. Elle le sentait encore un peu inquiet des suites de cette mise bas trop longue et difficile. Plusieurs minutes s'écoulèrent en silence. La pouliche devait déjà avoir une heure, pensa-t-elle machinalement.

Gambler, qui était resté sagement à l'écart, vint vers eux et s'assit à leurs pieds.

— Bon chien, murmura Grant en se baissant pour lui gratter les oreilles.

Il gardait les yeux rivés sur les occupantes du box et Mercy eut envie de rendre plus ample justice au petit animal qui avait si bien su amener du secours à la jument qui souffrait.

— Bien mieux que ça ! murmura-t-elle en se laissant tomber à genoux et en plongeant son regard dans les yeux brun et bleu de la brave bête. Tu as été fantastique.

Gambler poussa un petit gémissement de satisfaction, très bas, comme s'il comprenait qu'il fallait éviter de faire du bruit. Mercy osa

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une caresse rapide derrière ses oreilles et se sentit tout heureuse quand il l'accepta. Après tout, il s'agissait d'une occasion spéciale.

— Mercy. Elle entendit le soulagement dans la voix de Grant et sauta sur ses

pieds. Voyant qu'il regardait toujours à l'intérieur du box, elle l'imita. Juste à temps pour voir la pouliche achever de se redresser en vacillant sur ses longues pattes trop fines, ses sabots minuscules écartés pour garder son équilibre. Elle était debout !

Un instant plus tard, elle s'abattait en tas sur la litière. Mercy poussa un petit cri d'inquiétude, mais Grant lui serra le bras en souriant. Déjà, la pouliche luttait pour se remettre sur pied et, cette fois, elle ne retomba pas.

— Voilà ! fit Grant, très satisfait. Elle était seulement fatiguée après la naissance. On dirait que tout va bien pour elle. Maintenant, il faut seulement qu'elle réussisse à trouver son petit déjeuner...

Le bébé maladroit dut s'y reprendre à plusieurs fois, pendant que la jument l'encourageait de quelques murmures tendres. Enfin, elle trouva la mamelle et se mit à boire avidement. Le dernier obstacle était vaincu et Mercy sentit une tension presque tangible quitter Grant.

Elle leva les yeux vers lui. Il souriait, un sourire de contentement très doux et très paisible. Quelque chose se mit à trembler en elle. Douze ans plus tôt, Kristina se moquait toujours d'elle quand elle lui affirmait que ce n'était pas seulement la belle gueule de Grant qui lui plaisait, mais tout ce qu'il avait, aussi, de magnifique à l'intérieur. Son amie haussait alors les épaules. Les hausserait-elle encore aujourd'hui ? Mercy l'ignorait. Mais elle savait, elle, que c'était bien ce Grant-ci, l'homme sensible et généreux, qu'elle pressentait déjà quand elle avait douze ans.

Mercy les contempla tous, la jument et sa petite, l'homme et son chien. A cet instant, Grant tourna la tête vers elle, et quelque chose dans son expression la submergea. Elle tourna les talons et s'enfuit en clignant les yeux de toutes ses forces pour retenir ses larmes.

Grant était un homme merveilleux — et jamais de sa vie elle n'avait passé une nuit de Noël aussi exaltante.

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10.

— Il reste encore un peu de ton grog au cognac ? La voix de Grant venait du salon. Elle ne fut pas vraiment surprise

par sa question : la séance avait été rude, mais elle non plus n'avait pas sommeil. Pas après ce réveil en sursaut, pas après avoir participé au miracle.

— Je le réchauffe, lança-t-elle. Puis elle ajouta en riant : — Tu ne plaisantais pas quand tu disais que tu aimais les douches. Je

commençais à me dire que je ferais bien d'aller voir si tu ne t'étais pas noyé.

— Ça ne m'aurait pas déplu. Ce n'était qu'un murmure, un peu enroué, très équivoque... et juste

derrière elle. Mercy sursauta violemment. Comment avait-il fait pour s'approcher d'elle encore une fois sans qu'elle le sache ! Elle se ramollissait, elle oubliait ses réflexes ! Tous ses instincts de flic s'endormaient dans cet endroit trop tranquille...

Elle se retourna et perdit instantanément le fil de ses pensées. Grant se tenait à un pas d'elle, vêtu uniquement d'un jean, accroché bas sur les hanches. Il était pieds nus, et elle comprit pourquoi elle ne l'avait pas entendu arriver. Ses cheveux mouillés, rejetés en arrière, dégageaient la ligne élégante de ses pommettes et de sa mâchoire.

Le cœur de Mercy s'emballa. Malgré elle, elle parcourut des yeux sa poitrine et son ventre nus, les muscles de ses bras et de ses épaules. Comment faisait-il pour l'émouvoir de cette façon ? Non, il ne faisait rien, les autres hommes cherchaient à séduire, mais pas Grant. Lui, il

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suffisait qu'il soit là... Devant lui, elle ressentait tout ce qu'une femme rêve de ressentir.

« Ça ne m'aurait pas déplu... » Ses paroles et leur sous-entendu sensuel se répétaient à l'infini dans sa tête et les images qu'elles évoquaient lui coupaient le souffle. Comme s'il venait de lire ses pensées, il s'approcha d'un pas. Coincée dans l'angle du plan de travail, elle renversa la tête en arrière pour ne pas le quitter des yeux et il ajouta d'une voix encore plus caressante :

— Tu aurais pu te doucher avec moi. Elle laissa échapper un léger sursaut. Essayait-il délibérément de la

rendre folle ? Son imagination ne cessait de lui projeter des images incroyablement érotiques : elle-même, en train de se glisser sous la douche avec Grant. Son corps à lui, l'eau ruisselant sur les lignes fermes de son corps, sa peau luisante, glissante, sous ses mains...

Involontairement, ses mains se crispèrent, ses ongles s'enfoncèrent dans ses paumes. Elle avait besoin de cette petite douleur pour contrôler cette envie féroce de le toucher. Elle se retenait de toutes ses forces, mais il était juste devant elle, si proche qu'elle sentait la chaleur qu'il irradiait ! Elle mourait d'envie de plaquer ses mains sur sa poitrine, mais il s'était écarté d'elle, la dernière fois, et elle ne savait pas si elle supporterait un second rejet.

— Si tu continues à me regarder comme ça, gronda-t-il, on va se retrouver exactement au même point qu'hier soir.

Le souffle coupé, elle ouvrit la bouche, la referma sans rien dire. — Tu as changé d'avis ? demanda-t-il abruptement. Non, elle n'avait pas changé d'avis. Pourquoi l'aurait-elle fait ? La certitude d'aimer Grant était lovée en elle, tout

au fond, là où elle gardait les rares choses dont elle était réellement sûre dans l'existence. Sa foi dans son propre courage s'était autrefois trouvée là — elle ne la trouvait plus nulle part maintenant. Pourtant, même si elle avait perdu sa confiance en elle, elle gardait confiance en lui. Jamais, jamais Grant ne ferait un geste pour s'imposer à une femme qui hésitait à lui céder. Même s'il savait qu'il pouvait balayer tous ses doutes d'un seul baiser brûlant.

— Je... C'est toi qui t'es... arrêté, articula-t-elle. Pour l'amour du ciel, que faisait-elle donc à le provoquer, au lieu de

foncer vers la sécurité de sa chambre ? Mais elle savait qu'il était trop tard pour cela. Car elle aurait beau lui fermer sa porte, cela ne changerait rien aux sensations qu'il réveillait en elle.

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— J'ai arrêté hier soir parce que je croyais que tu voulais faire l'amour pour de mauvaises raisons. Je croyais que tu avais besoin de te prouver je ne sais quoi, dit-il. Je ne voulais pas que tu... aies des regrets ensuite.

— Alors pourquoi... — Parce que maintenant, dit-il de cette voix douce et enrouée qui la

faisait frémir, je crois que tu veux célébrer la vie. Il franchit la distance qui les séparait encore, et son corps solide se

pressa contre le sien. Elle frissonna, et pourtant il faisait tout à coup incroyablement chaud !

— J'ai vu ton visage tout à l'heure, Mercy. Tu as vraiment senti le miracle, non ? Une vie nouvelle qui remplace l'ancienne, la ronde qui ne finit jamais... C'est toujours la même chose, pour les animaux ou pour les hommes : ça continue. Toi aussi, tu continueras. Tu as compris ça ce soir, non ?

Elle aurait sans doute dû se sentir stupéfaite mais non : que Grant ait perçu en elle cette révélation, c'était aussi dans l'ordre des choses.

— Oui, dit-elle à mi-voix. Nick me manquera toujours, mais je continuerai. Je lui dois au moins ça. Je continuerai, et je ferai en sorte que ça en vaille la peine.

— Tu feras plus que continuer, Mercy, tu seras heureuse de nouveau. Tu retrouveras ton travail et ses satisfactions. Tu vas guérir. Il y aura toujours une cicatrice, mais ça ne te fera jamais, jamais plus mal de la même façon.

— Il faut célébrer la vie, chuchota-t-elle, presque comme une prière. — Oui, dit Grant. Et c'est la meilleure raison possible pour faire

l'amour. Elle sentit qu'il allait l'embrasser et s'étira instinctivement à sa

rencontre, comme si les baisers de cet homme étaient un bonheur qui lui revenait de droit. En même temps, elle se sentait au bord d'une grande découverte. Tous ses fantasmes d'enfant semblaient bien pâles à côté de la réalité ! Rien dans sa vie ne l'avait préparée au contact de la bouche de Grant sur la sienne, à la chaleur générée par la caresse de ses lèvres, à l'explosion de sensations en elle quand sa langue franchit ses lèvres entrouvertes.

Rien n'aurait pu la préparer : comment peut-on se préparer à une chose qu'on n'aurait jamais crue possible ? Elle qui pensait maîtriser son corps et ses réactions mieux que la majorité des femmes — après tout, elle avait dû suivre un entraînement extrêmement rigoureux, subir des pressions incroyables, à la fois physiques et mentales —, elle qui avait cru connaître ses limites, elle apprenait avec le baiser de Grant qu'il n'y avait pas de limites.

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Avec un grondement sourd, il referma ses bras sur elle et l'attira contre sa poitrine nue. Enfin, elle touchait ce mur de chair souple et tiède ! Ses mains se levèrent d'elles-mêmes ; en ce moment, le toucher était un besoin vital. Frémissants, ses doigts glissèrent sur lui, s'attardèrent dans le duvet de sa poitrine, passèrent sur ses mamelons.

Il l'embrassait, et elle lui rendit son baiser de toute la force de sa passion. Elle le sentir frémir de tout son corps et un sursaut identique la souleva quand elle sentit ses mains glisser le long de ses flancs, s'emparer de ses hanches pour la presser contre lui. Presque sans en avoir conscience, elle eut un mouvement lascif et sentit ses doigts s'enfoncer dans sa chair, entendit la plainte rauque qu'elle lui arrachait. Un vertige délicieux la saisit. Elle n'avait jamais beaucoup usé de ce genre de pouvoir, ce n'était pas son style et elle avait une conscience bien plus aiguë du pouvoir purement physique nécessaire dans son métier. Ou peut-être n'avait- elle jamais jusqu'ici réellement détenu ce pouvoir purement féminin de faire perdre la tête à un homme de cette trempe ?

Grant arracha sa bouche à la sienne et plongea son regard dans ses yeux. Elle y lut un désir véritablement féroce. « C'est moi, c'est moi qu'il désire », triompha-t-elle en silence.

Il haletait brutalement. — Dis-moi, articula-t-il. Si on doit arrêter... il faut que ce soit tout de

suite. Elle s'aperçut que quelque chose la troublait encore. — Je suis toujours une fille de la ville, Grant. Tu ne les aimes pas

beaucoup. — Fille de la ville ou pas, tu es un diamant, Mercy. Un diamant pur et

sans défaut. Cette image inattendue la toucha, l'amusa un peu aussi. Elle ne

pouvait vraiment pas se voir comme un diamant, mais ce n'était pas le moment de le contredire !

— Un homme n'a pas souvent l'occasion de tenir un diamant. Quand il l'a dans sa main, plus rien d'autre n'a d'importance.

Il reprit sa bouche et se perdit en elle comme elle se perdait en lui. Emportée, tous ses sens déployés, elle s'aperçut à peine qu'il la soulevait de terre.

Elle revint à elle quand il la fit tourner de côté pour passer la porte de la cuisine. Il croisa son regard dégrisé et, l'espace d'un instant, il eut l'air totalement désemparé. Pensait-il qu'elle allait brusquement le repousser ? Il se pencha comme s'il voulait l'embrasser encore pour

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faire renaître les flammes, pour l'empêcher de dire les mots fatidiques. Puis il arrêta son mouvement et murmura :

— Qu'y a-t-il ? — Je... ne prends rien. Pas de contraception, je veux dire. Il s'y attendait si peu qu'il mit un instant à comprendre. Les coins de

sa bouche se retroussèrent. — J'ai quelque chose, moi. Elle dut sembler un peu interdite, car il se hâta d'expliquer : — Quand Rita m'a demandé de m'assurer que Chipper savait à quoi

servaient les préservatifs, je ne pensais pas que j'allais utiliser les échantillons !

Mercy pouffa comme une collégienne. Jamais elle n'avait été le genre de fille à pouffer ! Grant eut l'air aussi surpris qu'elle puis, dans un large sourire, il se pencha pour l'embrasser.

— Vite ! gémit-elle. Une flamme s'alluma dans les yeux de Grant. Malgré son fardeau, il

grimpa les marches quatre à quatre... puis s'arrêta net sur le palier, devant la porte de la chambre d'amis.

— Chez toi ou chez moi ? Un peu égarée, Mercy renversa la tête en arrière pour le regarder. — Ça change quelque chose ? — Je crois, oui, répondit-il avec une certaine gêne. Je n'ai jamais... fait

l'amour ici. Il fit une petite grimace ennuyée. — Je ne l'ai pas fait du tout depuis... un certain temps. — Moi non plus, chuchota-t-elle, absolument ravie. Il n'avait jamais fait l'amour dans sa propre maison ? Elle se sentait

brusquement incroyablement heureuse. Il faisait donc une exception pour elle ! Ce qui se passait en ce moment était réellement exceptionnel pour lui. Il la désirait réellement, au-delà de ce besoin physique qui les possédait tous deux. Elle était peut-être naïve d'y attacher trop d'importance, mais cela se glissa dans son cœur comme une victoire.

— Chez toi, dit-elle brusquement. Elle sentit sa large poitrine se gonfler, vit ses yeux se fermer un

instant, puis il abaissa son regard sur elle et hocha la tête une fois, presque sévèrement. Ce qu'elle voyait dans son visage compensait largement son silence.

— Bonne réponse ? demanda-t-elle d'une voix qui tremblait un peu. — Oui, dit-il d'une voix rauque. Je te veux dans mon lit. Si c'est un

manque de délicatesse de dire ça, je regrette. — Ne regrette surtout pas, articula Mercy, sans souffle.

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Il se dirigea vers sa propre porte à grands pas, comme si elle ne pesait pas plus entre ses bras que la minuscule pouliche tout à l'heure. Croyait-il vraiment manquer de délicatesse ? Alors qu'elle venait de le voir manipuler ce petit être comme si c'était la chose la plus précieuse du monde ? Elle l'avait entendu rassurer la jument épuisée et si ce n'était pas de la délicatesse dans sa voix, alors elle ne connaissait pas le sens de ce mot. Ne réalisait-il vraiment pas à quel point il s'était révélé à elle cette nuit ?

Elle n'eut pas le temps d'y penser plus longtemps. Grant venait de pousser la porte de sa chambre de son pied nu, il la portait à l'intérieur. Elle n'était jamais entrée ici, avait tout au plus jeté un coup d'œil à l'intérieur en passant, un jour où la porte était restée ouverte. Une pièce masculine mais sans ostentation, avec des meubles massifs et des couleurs unies. La literie, de simples draps blancs sous des couvertures et un gros édredon bleu sombre, était repoussée en vrac, comme il l'avait laissée en sautant du lit à l'appel de Gambler. Une chemise était jetée sur le pied du lit, une montre posée sur la commode. Mercy sourit en découvrant la pile de livres sur la table de nuit. Aux yeux du monde, Grant avait peut-être choisi de gaspiller ses talents ici, mais il n'avait jamais cessé d'exercer son esprit.

Il la posa au chevet du lit en la laissant glisser lentement contre lui, comme s'il voulait sentir chaque partie de son corps. Cette caresse voluptueuse attisa le désir en elle et elle lut dans ses yeux qu'il le savait très bien. Jamais de sa vie elle n'avait vu une flamme comme celle qui jaillit de ses yeux bleus.

Il l'embrassa encore, d'un élan de tout l'être, et elle s'effondra contre lui. Elle n'avait plus de force, son corps lourd et brûlant ne lui appartenait plus. Elle s'abandonna entre ses mains et il la saisit, l'allongea sur le lit. Désemparée, elle le vit se détourner au lieu de s'abattre près d'elle, le vit arracher le tiroir de la table de nuit et se mettre à fouiller à l'intérieur à gestes si désordonnés qu'elle se demanda si par hasard il tremblait autant qu'elle.

Il jeta un petit paquet carré sur la table de nuit, lui lança un regard de côté avec une grimace fugace.

— Je veux être sûr d'y penser... tout à l'heure. C'était une phrase toute simple et pourtant Mercy frémit jusqu'au

plus profond de son être. Enfin il s'allongeait près d'elle, la reprenait dans ses bras. Elle voyait son visage tout près du sien, tendu, vulnérable. La force même du désir qu'elle y lisait la rassurait. Il l'embrassa encore, sur le front, sur les joues, le menton et le bout du nez; il traça une piste de feu le long de sa gorge. Ses mains cherchaient

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l'ourlet du Seat qu'elle avait enfilé en hâte tout à l'heure. Elle se souleva pour l'aider, se contorsionna pour sortir ses bras des manches. Il l'embrassait toujours et elle n'arrivait plus à penser clairement.

Elle émergea du vêtement, entendit Grant pousser une sorte de plainte étouffée et se souvint qu'elle s'était habillée si vite à l'appel de Gambler qu'elle n'avait pas mis de soutien-gorge. Déjà elle sentait ses mains sur ses seins, presque révérences. Ses mamelons se dressèrent, durcis ; chacun de ses doigts la brûlait.

Elle leva la tête pour mieux voir. Le contraste de ses mains fortes et hâlées sur la blancheur de sa peau la fit frissonner. Il interrompit son geste et lui jeta un regard interrogateur, comme s'il n'était pas très sûr qu'elle accepte ses caresses. Elle voulut parler, le supplier de presser ses mains sur les pics de chair qui s'assombrissaient sous l'afflux de son sang ! Elle ne pouvait plus parler et elle lui communiqua son désir de la seule façon possible, en arquant le dos, en lui offrant sa poitrine.

Il murmura quelques mots rauques qu'elle ne saisit pas. Elle s'en moquait : enfin, enfin il venait de saisir ses mamelons entre ses doigts, il les pétrissait doucement. Mercy poussa un cri, se raidit en sentant les flèches de feu que ce geste décochait d'un bout à l'autre de son corps. Le désir devenait un véritable tourment.

Son cri galvanisa Grant. Il lui arracha presque ses bottes souples et fourrées, son jean. Dès qu'elle fut nue, ses mains retombèrent et il la contempla en silence. Sans le désir brut qui durcissait son visage, elle n'aurait pas pu supporter ce regard.

— Mercy, chuchota-t-il. Qui aurait cru que tu deviendrais si belle ? — Toi, tu as toujours été beau, murmura-t-elle. Il se penchait pour l'étreindre, mais cette phrase l'embarrassa un

peu. — Tu exagères. — Non. Je ne crois pas. Même quand tu portes beaucoup trop de

vêtements, tu es beau. Il eut un sourire rapide et se débarrassa de son propre jean. Quand il

se retourna vers elle, Mercy le contempla à son tour, en prenant tout son temps. Il se laissa faire — après tout, il l'avait bien regardée, elle ! Elle avait su qu'il était solide et très viril, mais la vue de son corps nu fit pâlir tout ce qu'elle avait pu imaginer auparavant. Sa poitrine semblait encore plus large maintenant qu'elle voyait comment ses flancs se resserraient vers sa taille étroite et son ventre dur. Elle comprenait la grâce naturelle de ses mouvements en découvrant ses hanches minces, ses jambes longues et musclées, son corps que la vie au grand air et l'équitation avaient vraiment développé de façon magnifique.

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Les jeans souples et moulants qu'il portait et qui semblaient ne rien cacher de son anatomie avaient, en fait, considérablement masqué les choses. Car si elle avait encore pu douter de l'intensité de son désir, elle en avait maintenant l'évidence devant elle. Elle trembla un peu, anticipant ce qui allait venir avec un mélange délicieux de crainte et de plaisir.

Il dut lire le doute sur son visage, car son front se plissa. — Mercy ? — Je... Elle vit sa mâchoire se serrer, mais sa voix était égale quand il

demanda : — Tu ne veux plus ? — Non ! s'écria-t-elle. Ce n'est pas ça, c'est seulement... ça fait

longtemps et tu es... — Je suis quoi ? — Un peu surdimensionné, acheva-t-elle en rougissant furieusement. — Oh. Son visage changea. Maintenant, il était rassuré, content... et pas

tout à fait sûr de pouvoir le montrer. — C'est... Est-ce que tu... Il se tut en rougissant à son tour. — Je n'avais pas pensé que tu étais si petite. — Je ne suis pas petite, protesta-t-elle automatiquement. C'est toi qui

es... Sa voix s'éteignit et elle le contempla de nouveau, de la tête aux

pieds. En oubliant totalement ce qu'elle s'apprêtait à dire. C'était plus fort qu'elle, elle le dévorait des yeux, ivre de l'idée qu'il allait lui faire l'amour avec ce corps splendide. Elle entendit Grant prendre une respiration explosive, comme s'il venait de recevoir un coup au plexus.

— Plus tard, articula-t-il d'une voix rauque, je veux te regarder comme tu me regardes en ce moment. Très, très longtemps. Je veux que tu touches tout ce que tu regardes et je veux te faire la même chose. Mais plus tard. Je t'en prie.

Il tendit les mains vers elle et elle roula impatiemment dans ses bras. Ses mains étaient partout sur elle, elles frôlaient, caressaient, cherchaient et trouvaient chaque terminaison nerveuse. Ses sens s'éveillaient au plaisir comme ils ne l'avaient jamais fait auparavant.

Pour la première fois de sa vie, elle sentait son corps lui échapper totalement. Il était tout à Grant et il en jouait comme d'un instrument. Elle s'abandonnait totalement et se moquait de tout sauf d'une chose : il ne fallait pas qu'il s'arrête, pas avant que cette terrible et merveilleuse

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tension qui montait en elle ne se relâche, pas avant qu'il ne lui donne ce qu'elle attendait, ce qu'il était seul à pouvoir lui donner, la foudre qui consumerait ce besoin déchirant.

Quand sa main se glissa doucement entre ses jambes, elle sut ce qu'il allait trouver. Elle sentait bien sa propre chaleur et la souplesse humide de sa chair ! Il trouva le petit nœud au centre de son plaisir et elle s'accrocha à ses épaules en gémissant son nom. Il ne restait plus que lui comme repère stable dans un univers qui tournoyait de plus en plus vite.

Sans cesser un instant ses caresses, il saisit sa main, l'attira le long de son corps. Elle hésita un instant, intimidée. Au cours de ses cinq années dans la police, elle avait découvert beaucoup d'aspects du sexe — mais cela n'avait rien à voir. Ce soir, c'était Grant, son amour de jeunesse, qui était avec elle, et ce qui se passait entre eux était pur et joyeux, si différent des choses sordides qu'elle côtoyait dans son travail qu'elle se sentait totalement désarmée.

— Je ne sais pas... Elle laissa sa voix s'éteindre. Elle était ridicule : comment pouvait-

elle ne pas savoir, à son âge, dans son milieu ! Mais Grant ne sembla pas la trouver ridicule.

— Ah, Mercy, ma douce... Je vais te montrer. Ce mot si tendre lui fit battre le cœur. Maintenant il guidait sa main,

enroulait ses doigts autour de lui, lui montrait le mouvement et la pression nécessaires. Elle essaya de faire ce qu'il lui demandait et il retira sa main, poussa une longue plainte de plaisir. Une nouvelle excitation la gagnait à ce contact. Sa chair était si dure et si douce à la fois, si chaude ! Et il la caressait toujours, la rendait folle avec ses caresses, elle se consumait de désir et se sentait insupportablement vide. Lui seul pouvait la combler !

A l'instant où elle sut qu'elle ne pourrait pas supporter ce manque un instant de plus, les hanches de Grant se pressèrent violemment contre elle.

— Mercy, haleta-t-il, la prochaine fois, on fera l'amour toute la nuit, je te le jure. On le fera où tu voudras, de toutes les façons que tu voudras. Mais, cette fois, je ne peux plus attendre.

Les mains tremblantes, il déchira le petit carré d'aluminium posé sur la table de nuit. Puis il se dressa au- dessus d'elle et elle tendit les mains pour l'accueillir, enroula autour de lui ses bras et ses jambes.

— Oui, souffla-t-elle en le sentant chercher son chemin. Oui, Grant, tout de suite.

126

Il se glissa en elle en un mouvement plein d'aisance, comme si leurs corps n'avaient attendu que ce moment pour se prouver qu'ils s'imbriquaient parfaitement. Parvenu au plus profond d'elle, il se figea et se mit à trembler, et Mercy rit, essoufflée, émerveillée par tant de plénitude.

Il marmotta quelque chose, une sorte de juron passionné et émerveillé aussi. Elle n'avait pas su qu'on pouvait se sentir aussi proche d'un autre être. Il se mit à bouger lentement en elle, se retira pour revenir encore et encore à la charge. Si elle l'avait su, elle n'aurait jamais pu se remettre, jadis, de l'avoir perdu.

Elle ne s'en était d'ailleurs probablement jamais remise. Mais cela n'avait plus d'importance. Plus rien n'avait d'importance

puisqu'elle serrait Grant dans ses bras. Puisqu'il lui enseignait tant de choses qu'elle n'avait jamais apprises, rien qu'avec la concentration passionnée de son corps et la lueur chaude de ses yeux. Chacun de ses mouvements la soulevait plus haut vers le plaisir et elle s'ouvrait à lui, libre et abandonnée. Les couvertures gisaient sur le plancher, oubliées ; le froid ne pouvait plus les toucher.

Grant jura encore, doucement, et prononça son nom d'une voix qu'elle ne devait jamais oublier. Puis sa main se glissa entre eux et retrouva le bouton de chair dans lequel son plaisir se massait, prêt à éclater. Mercy cria, s'arqua convulsivement contre lui.

« Qu'il ne s'arrête pas, qu'il ne s'arrête pas ! » Elle chercha les mots pour le supplier de la pousser plus loin encore, mais tout ce qui lui échappa fut une plainte continue où il n'y avait que son nom.

Son corps se tendit comme un arc et l'explosion commença. Sa chair se referma sur celle de Grant — elle sentit encore plus nettement sa présence en elle. Elle l'entendit crier son nom, le sentit s'arquer à son tour et se précipiter en elle une dernière fois, puis elle n'eut plus conscience que de l'ondulation forcenée de son propre corps et des vagues de sensations exquises qui la parcouraient.

Lentement, elle revint à elle. Elle entendit d'abord la respiration rauque et précipitée de Grant. Immobile, elle savoura son poids sur elle, la fine pellicule de sueur sur sa peau. Il s'accrochait toujours à ses épaules ainsi qu'il l'avait fait en explosant de plaisir, comme s'il craignait qu'elle ne se volatilise s'il la lâchait un seul instant. Puis elle sentit les larmes déborder de ses yeux, subites et irrésistibles, comme le jour de l'étang.

Elle songea qu'elle n'avait pas vraiment choisi la facilité : certes, elle reposait entre les bras de Grant, là où elle avait tant rêvé d'être, douze

127

ans plus tôt, mais sa vie à elle se trouvait à Minneapolis et celle de Grant restait irrévocablement liée au ranch.

Elle ne croyait guère au succès des amours à distance. Ils auraient tout le temps de réfléchir à la question plus tard. Pour

l'instant, cela suffisait de sentir son corps abandonné sur le sien. Seulement, elle ne pouvait pas s'empêcher de se demander s'il

détestait toujours autant les filles de la ville.

128

11.

Il fallait absolument trouver une solution, pensa Grant. Le fait de rêver à Mercy toutes les nuits n'allait pas seulement le rendre fou : tôt ou tard, ça le tuerait. Depuis son arrivée au ranch, il se réveillait épuisé tous les matins.

A demi endormi, il nota que, pour une fois, il ne se sentait pas particulièrement éreinté. Il se sentait même très bien, détendu et étrangement content de lui-même comme du monde entier. Bientôt, il essaierait de se souvenir pourquoi mais, pour l'instant, il préférait rester lové dans son cocon de sommeil, là où tout était merveilleux. Les dernières traces de son rêve réussissaient presque à le convaincre que Mercy était vraiment là, tout contre lui, ses courbes douces et chaudes pressées contre sa peau.

Il jaillit du sommeil et se dressa sur un coude. Son heure habituelle de lever était dépassée depuis longtemps : il faisait jour. Il faisait même grand soleil, la neige avait dû s'arrêter. Cette lumière très gaie lui apprit enfin la raison pour laquelle il se sentait si heureux.

Il ne rêvait pas. Tout était réel, il ne s'agissait plus de ces rêves érotiques si précis : Mercy dormait dans son lit, nue, ses épaules minces dépassant un peu de l'édredon, malgré l'atmosphère froide de la chambre. Ses cheveux blonds s'étalaient sur son oreiller, ses cheveux blonds qu'il avait enfin pu caresser tout son soûl et qui l'avaient caressé sur toute la longueur de son corps.

Tout lui revenait en vrac. La naissance de la pouliche, la conversation dans la cuisine, sa propre fièvre et la réponse passionnée de Mercy. Rien que d'y penser, le désir flambait en lui, il voulait la reprendre, maintenant, tout de suite.

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La veille au soir, en s'apercevant qu'elle pleurait, il avait ressenti une véritable terreur. Voyant son épouvante, elle s'était mise à rire à travers ses larmes en secouant la tête. Avec un temps de retard, il avait reconnu l'expression. La même que ce jour-là, près du petit lac : quand quelque chose la bouleversait trop, cela sortait malgré elle. Avec ses larmes, elle lui disait sans paroles ce qu'elle venait de ressentir. Bouleversé à son tour, il l'avait serrée dans ses bras en la désirant, déjà, de nouveau.

Ils avaient fait l'amour encore, et encore, de façon chaque fois plus intense que la précédente, pour sombrer enfin dans un sommeil de plomb, étroitement serrés l'un contre l'autre.

Mercy murmura quelque chose, remua contre lui. Grant retint son souffle et savoura cette caresse intime.

Jamais il n'avait ressenti cela, cette joie en ouvrant les yeux, ce sentiment que tout était en ordre, chaque chose à sa place dans l'univers, parce qu'il s'était réveillé avec une femme dans ses bras. Pas n'importe quelle femme, cette femme-ci ! En désirant si fort lui faire l'amour ici, dans le lit où il avait été conçu, il avait dû sentir que cette fois était différente de toutes les autres.

Que c’aurait été bon de se laisser aller, de savourer cette douceur inattendue, ce réveil douillet et l'immense plaisir de l'avoir près de lui ! Son cœur et son corps étaient fous de joie, mais déjà sa tête lui lançait des avertissements aussi stridents que les aboiements de Gambler dans la nuit.

C'était une fille de la ville. Elle l'avait dit elle- même. Elle avait dit aussi qu'elle retournerait dans son monde. Dès le premier jour, quand les ombres s'étalaient encore sous ses yeux pâlis : « Rassure-toi, je ne resterai pas très longtemps. Dès qu'on m'appellera, je prendrai le premier avion... »

Il se souvenait encore de chaque mot. Sur le moment, cela n'avait pas eu d'importance — hier soir non plus. Il la désirait tellement que la partie logique de son esprit avait tout simplement cessé de fonctionner. Seulement, il n'avait jamais tout à fait oublié ses paroles.

Et maintenant ? Maintenant qu'il savait exactement ce qui était possible, maintenant que Mercy l'avait touché au cœur ? Eh bien, ils se retrouvaient exactement au même point qu'avant.

Il sentit un nœud glacial se former dans son ventre et la sensation lui fit penser à Constance. Son cœur léger se gonfla d'amertume, et toute son allégresse s'envola. « Tu as marché droit dans le piège, se reprocha-t-il amèrement. Tu savais bien qu'elle partirait. Il n'y a rien ici qui puisse retenir une femme, si elle n'est pas née pour cette vie. »

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Mercy remua de nouveau. Plus que tout au monde, il aurait aimé la réveiller en la couvrant de baisers. Il voulait revoir dans ses yeux la passion et la tendresse, qu'elle tende ses bras vers lui avec impatience, qu'elle ait ce petit murmure de plaisir.

Il ne fit rien. Il en avait déjà bien trop fait ! Lourdement, il s'écarta d'elle en essayant d'ignorer les protestations furieuses de son corps. Avec une sorte d'horreur, il la vit se retourner vers lui, vit ses cils se lever paresseusement, dévoilant ses yeux verts embrumés. Il eut besoin de toute sa détermination pour ne pas la prendre dans ses bras, lui dire des choses qu'il ne voulait pas dire, des choses qu'elle ne voudrait pas entendre...

— Bonjour, murmura-t-elle. Le sourire doux et tendre qui retroussait ses lèvres lui broyait le

cœur. — Il est tard, murmura-t-il. Il n'y avait qu'une solution : prendre cela à la légère. Plaisanter avec

elle, remettre de la distance entre eux de cette façon, en faisant comme si rien de ce qui s'était passé n'avait d'importance. Ses lèvres refusaient de sourire, les paroles justes ne lui venaient pas. Il ressentait un tel arrachement en s'éloignant d'elle mais, en même temps, il avait tellement besoin de se mettre en sécurité ! Ecartelé entre ces deux priorités, il ne trouva rien à dire.

Mercy cligna des yeux. — Quelle heure est-il ? — Tard, répéta-t-il d'une voix parfaitement inexpressive. Il vit un pli se creuser entre les sourcils de la jeune femme. La

froideur de sa voix fit son chemin à travers les brumes du réveil et elle se redressa à son tour, lui laissant de nouveau entrevoir la ligne gracieuse de son dos, la jolie corolle de ses hanches. Les images de leur nuit d'amour s'engouffrèrent aussitôt en lui pour le torturer. Il retrouva chaque sensation, ses seins au creux de ses mains, la houle de ses hanches sous les siennes, sa chair chaude et douce, le plaisir, plus violent que tout ce qu'il avait jamais ressenti auparavant. Il ferma les yeux, avala sa salive avec effort et détourna la tête.

— Grant? — Il faut que j'aille voir la pouliche, dit-il abruptement. — Quelque chose ne va pas ? Il se leva, ramassa son jean, fit la grimace en se souvenant de la hâte

avec laquelle il l'avait retiré dans la nuit. — Si je suis censée lire dans tes pensées, je n'y arrive pas très bien,

dit-elle sans colère.

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Il se retourna vers elle. Elle serrait les couvertures contre elle pour cacher le corps qu'elle lui avait offert si librement — ses yeux étaient troublés mais son regard ne vacillait pas. Tête droite, elle attendait de comprendre son attitude.

« Il faut que je lui dise, pensa-t-il. Je lui dois bien ça. » Ce n'était pas parce qu'il avait trouvé avec elle un instant de bonheur

inespéré qu'il pouvait changer les règles du jeu. Il n'avait pas à lui en vouloir, tout était clair depuis le commencement : elle n'avait jamais caché qu'elle retournerait là-bas dès qu'elle le pourrait.

— Ne t'en fais pas, Mercy, dit-il avec effort. Je sais bien que cette nuit n'a... rien changé.

Il vit ses yeux s'écarquiller. Vite, vite, il fallait aller jusqu'au bout. — Tu retourneras là-bas, là où tu es bien. Et moi, je resterai ici, là où

je suis bien. — Je... vois. Quel ton bizarre, et quelle expression étrange sur son visage ! Mal à

l'aise brusquement, il se demanda si, en voulant lui faciliter les choses, il n'avait pas fait le contraire.

— On a toujours su que ce serait comme ça, non ? reprit-il. Tu as ton monde, j'ai le mien et ils ne peuvent pas se rencontrer vraiment.

— C'est ce que tu as dit, oui. Toujours cette raideur curieuse. Il faisait de son mieux pour la

rassurer, que lui fallait-il de plus ? Il ne lui demandait rien et ils savaient tous deux ce qui allait se passer. Ce qu'ils avaient trouvé ensemble était... incroyable, mais les données de base ne changeaient pas : il ne pouvait pas vivre dans son monde, elle ne pouvait pas vivre dans le sien.

— Mercy... — On ferait bien de se mettre au boulot, dit-elle. Le ranch ne connaît

pas les jours fériés, c'est bien ce que tu disais ? Il y avait un malentendu quelque part, il le sentait bien, mais elle lui

échappait déjà, il ne savait plus comment tirer les choses au clair. Le visage parfaitement neutre, elle enfilait rapidement ses vêtements. Il chercha une question, une phrase qui lui permette de comprendre et ne trouva rien. Muet, misérable, il se remit à s'habiller.

Il avait à peine refermé son jean quand elle se retourna vers lui, entièrement vêtue.

— Bon ! s'écria-t-elle gaiement — trop gaiement — allons voir notre petite nouvelle. J'ai le droit d'apporter une pomme à la maman ?

Il la regarda stupidement, abasourdi par sa bonne humeur. — Un morceau seulement. Mercy, écoute, si j'ai dit quelque chose...

132

— Laisse tomber, cow-boy. Il se demanda si le nom cachait une insulte. Elle parlait si

tranquillement que cela ne semblait pas possible. Puis elle ouvrit la porte et s'arrêta un instant sur le seuil en lançant par-dessus son épaule:

— En tout cas, c'est une nuit mémorable. C'est le traitement de faveur que tu réserves aux filles de la ville ?

Elle disparut. Immobile, Grant écouta l'écho de ses pas s'éteindre dans l'escalier.

Si seulement elle pouvait classer toute l'affaire, décider que ce n'était

qu'une erreur de parcours ! Recroquevillée dans sa veste fourrée, elle grelottait lamentablement. Elle ne le pouvait pas ! Elle refusait de considérer cette nuit comme une erreur. Elle n'avait pas beaucoup d'expérience, mais elle n'était tout de même pas assez naïve pour croire que tout le monde éprouvait un tel plaisir.

Peut-être que si. Peut-être qu'elle était réellement naïve. Et si cela n'avait rien eu de spécial, pour Grant tout au m o i n s ? Au fond, c'était le plus vraisemblable. Comment aurait-il pu parler de cette façon, autrement ?

« Tu retourneras là-bas, je resterai ici... Tu as ton monde et j'ai le mien. » Il avait dit cela d'un ton si... rassurant. Comme s'il voulait la réconforter en lui expliquant qu'il comptait bien la voir repartir. Comme s'il lui rappelait une fois de plus que son opinion sur les filles de la ville ne souffrait aucune exception. Comme s'il craignait qu'elle ne pense... qu'elle ne pense quoi ?

Ses mots devaient contenir un avertissement. Puisqu'il n'attendait rien d'elle, elle ne devait rien attendre de lui.

Très bien ! Elle n'attendrait rien de lui, pensa-t-elle furieusement en frottant du revers de la main ses joues ruisselantes. Elle s'était comportée comme une imbécile. Elle ne pensait tout de même pas qu'une seule nuit suffirait à tout changer ?

En tout cas, elle ne jouerait pas à l'innocente bernée, elle ne se lamenterait pas sur la perfidie des hommes. On ne lui avait rien promis, elle avait fait son choix, participé de tout son enthousiasme. Maintenant, elle assumerait les conséquences. Elle n'avait pas le droit de se mettre dans un état pareil, simplement parce que Grant avait formulé une évidence. Au fond, c'était très hypocrite de sa part de se plaindre de ce qu'il fût assez honnête pour dire les choses clairement.

133

Tout pouvait encore se terminer sans dommage. Elle était quasi certaine qu'il ne se doutait pas du mal que lui avaient fait ses paroles. En cinq années dans la police, elle avait acquis une grande capacité à masquer ses émotions. Grant ne devinerait pas qu'elle avait été assez folle pour penser qu'une nuit avec lui signifiait quelque chose. A la lumière du jour, elle comprenait que même si ça avait été stupéfiant, même si la terre avait tremblé sous elle, cela ne comptait pas.

En sortant de la chambre, elle s'était montrée gaie, désinvolte, blasée même. Le rôle le plus difficile de sa carrière mais elle pensait avoir réussi à faire illusion. Si Grant pouvait tourner le dos à ce qui s'était passé entre eux... eh bien, elle aussi.

Hier soir, elle s'était demandé s'il détestait toujours autant les citadines. Ce matin, elle tenait sa réponse.

Elle vit un mouvement du coin de l'œil. Gambler trottait vers elle. Elle s'arrêta pour l'attendre et, quand il la rejoignit, ils se remirent en route côte à côte comme deux amis qui se rencontrent par hasard et font un bout de chemin ensemble.

— Tu fais tes rondes, chef? demanda-t-elle. Le petit berger lança un petit « wouf » satisfait. Un peu interloquée,

elle le toisa. Il levait la tête vers elle en trottant, et ses yeux dépareillés la regardaient en face.

— La petite va bien ? Il jappa brièvement, puis trotta plus vite vers la grange des juments,

comme s'il comprenait parfaitement sa question et condescendait à lui montrer la réponse. Malgré son cœur si lourd, elle ne put s'empêcher de sourire au petit animal.

— Allez, avoue, dit-elle. C'est toi le patron ici, non ? Tu laisses seulement les autres penser qu'ils s'occupent de tout ?

Il jappa encore une fois et attendit avec impatience qu'elle le rejoigne à la porte de la grange. Elle savait qu'il entrait toujours par la remise, là où on avait ménagé une ouverture pour lui dans la paroi de planches — de cette façon, il faisait ses rondes librement et on pouvait verrouiller les portes la nuit. Elle conclut qu'il n'était pas sûr qu'elle soit capable de trouver l'entrée sans son aide.

Elle se mit à rire et fit coulisser la lourde porte. Tout de suite, Gambler se glissa à l'intérieur et alla se planter devant le box d'accouchement pour attendre au garde-à-vous qu'elle referme derrière elle.

— Quel gentleman ! lui dit-elle avec admiration. J'aimerais que ton maître soit aussi...

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Elle s'arrêta net. Non, elle ne s'abaisserait pas à cela. Elle ne rejetterait pas la responsabilité sur Grant. Elle aussi avait voulu ce qui était arrivé.

« Moi qui ne m'étais jamais intéressée au sexe pour le sexe, j'ai fait une entorse à mes habitudes, pensa-t-elle avec un petit sourire ironique. Sauf que je ne m'en suis pas aperçue sur le moment. Ou plutôt, j'ai refusé de m'en apercevoir. »

Elle s'approcha du box avec un petit soupir. En sortant d'ici cette nuit, le monde lui semblait être un endroit radieux et parfait. Comment tout pouvait-il avoir basculé si vite ? Quel gâchis !

Elle se montra à la porte du box et Lady tourna paisiblement la tête vers elle. Tous les chevaux de Grant possédaient cette sérénité propre aux animaux qu'on traite sans brutalité.

Où était la pouliche ? Son cœur se serra brusquement et elle se pencha par-dessus la porte, parcourut le box du regard. Rien. Mais si, quelque chose remuait là-bas, derrière la jument léopard, un petit visage aux yeux vifs se tendait de derrière la croupe solide de sa mère pour la regarder.

Mercy eut un grand sourire, soulagée et charmée à la fois. — Bonjour, ma jolie, chuchota-t-elle. Joyeux Noël ! Les petites oreilles s'agitèrent furieusement au son de sa voix. — Toi aussi, petite mère, ajouta Mercy en tendant à Lady le morceau

de pomme qu'elle avait apporté. La jument tendit le cou pour renifler la friandise et la prit

délicatement entre ses dents. Derrière Mercy, la grande porte coulissa bruyamment. Elle ne se

retourna pas. Ce ne pouvait être que Grant puisque les hommes ne rentreraient pas avant la fin de la journée. La jument leva la tête d'un air alerte, et Gambler la quitta pour trotter vers la porte. Oui, c'était Grant, sans doute possible.

Il ne dit rien mais elle entendit son pas traverser la grange. Il fit couler le robinet, remua plusieurs objets. Encore quelques tintements et il s'approcha enfin, accueilli par le petit hennissement amical de la jument.

— Désolé d'arriver aussi tard, ma grande, murmura-t-il en ouvrant la porte du box.

Mercy s'écarta pour le laisser passer, vit qu'il portait une grosse cuvette de plastique qui contenait une épaisse bouillie fumante.

— Le petit déjeuner ? demanda-t-elle d'une voix tranquille et cordiale.

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Intérieurement, elle luttait contre un nouveau serrement de cœur. S'il était en retard, c'était parce qu'ils s'étaient attardés au lit, tous les deux...

— C'est du son, dit-il en posant son fardeau. Machinalement, il continua ses explications en examinant

minutieusement la mère et la pouliche. — Elle devrait reprendre son régime normal d'ici une dizaine de

jours, mais c'est ce qu'il y a de mieux pour elle en ce moment. — Ah. Le silence retomba. Elle avait beau chercher, elle ne trouvait

absolument plus rien à dire. Comment deux personnes qui venaient de faire l'amour aussi passionnément pouvaient-elles avoir l'impression de ne plus se connaître ?

Ils restèrent là à regarder la jument avaler sa bouillie pendant que la pouliche la surveillait de ses yeux pleins de curiosité. Dès que la cuvette fut vide, Grant la retira — pour ne pas risquer d'accident, dit-il en l'emportant vers l'évier où il la nettoya méthodiquement. Et en silence.

Son matériel rangé, il hésita un instant. Mercy crut qu'il allait enfin dire quelque chose, mais il tourna les talons et sortit sans un mot. Réprimant un soupir, elle se retourna vers le box. La vue de la pouliche en train de téter goulûment la fit sourire malgré sa peine. Il y avait dans ce tableau tant de simplicité, tant de paix et d'espoir qu'elle pouvait même écarter un instant son propre tourment et le contempler avec bonheur.

— Cette famille est trop pour moi, maman. Tous les jours une

nouvelle crise. Grant changea de position sur sa chaise rustique dans la cuisine et

posa ses pieds sur la table. Bien entendu, il avait retiré ses bottes. L'éducation de sa mère n'aurait jamais permis pareille lacune.

A l'autre bout du fil, Barbara Fortune eut un rire amusé. — C'est vrai. Quelle histoire ! Je n'arrive pas encore à croire que

Brandon, le fils de Monica, était en fait le fils de Kate ! Tout ce temps, on a pensé que le jumeau kidnappé était une fille.

— C'est aussi ce que croyait la femme qui a essayé de se faire passer pour elle.

— Oui. On peut dire qu'elle nous a bien eus ! Il faut dire que la ressemblance était stupéfiante. Elle y croyait peut-être sincèrement elle-même.

136

Grant sourit avec un peu d'amertume. Sa mère cherchait toujours le bon côté des gens comme des choses, mais Grant doutait que l'on puisse en trouver un chez cette fille. Dès que Brandon Malone avait présenté la lettre de Monica révélant le secret de sa naissance, elle s'était volatilisée avec son compagnon. C'était sans doute deux escrocs, même si Grant ne voyait guère de différence, au fond, entre leurs manigances et celles des femmes qui estimaient que ce ranch et son propriétaire constitueraient un beau trophée à ajouter à leur tableau de chasse.

— Alors, Monica est responsable de tout ? demanda-t-il. Même de la mort de Kate ?

Sa mère soupira. Elle avait du mal à trouver des circonstances atténuantes pour cette femme terrible et son obsession.

— D'après les lettres qu'on a retrouvées dans son coffre et ce qu'a découvert Gabe Devereax, le détective de la famille, elle était déterminée à prendre le contrôle de l'empire de Kate. Pour elle, tout devait revenir à Brandon. Et puis elle détestait Kate parce que Ben n'avait jamais voulu la quitter.

— Et elle s'est vengée en plaçant à bord de son avion un tueur à gages. Charmante créature.

Il remua sur sa chaise, outré. Comment sa mère pouvait-elle vivre dans ce monde ? Il n'aimait pas entendre parler de choses pareilles — même si les malheurs des autres le distrayaient un peu des siens ce matin.

— Je suppose que c'était elle, aussi, tous les problèmes au laboratoire?

— Elle en parle aussi dans ses lettres. Elle espérait que les sabotages créeraient une confusion dont elle pourrait profiter.

« De toute façon, les Fortune nagent dans une confusion perpétuelle, pensa Grant avec rancune. Le chaos semble vraiment être leur élément naturel. »

— Je souhaite beaucoup de chance à ce Brandon Malone. Il en aura besoin, avec cette famille.

— C'est ma famille aussi, Grant. Il lâcha un soupir inaudible. — Je sais. Excuse-moi. — C'est ta famille aussi. — Je n'en ai jamais eu l'impression. — Je sais. Pourtant ils t'aiment et ils t'admirent, à leur façon. — Moi ? demanda Grant, stupéfait.

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— Nate dit toujours que toi, au moins, tu sais ce que tu veux. Il apprécie ça chez un homme. Et tu sais très bien que, pour Kate, tu faisais partie de la famille. Ne t'a-t-elle pas laissé ce magnifique cheval ?

Effectivement, elle lui avait légué Joker. Joker qui transformerait peut-être un jour son ranch en une véritable mine d'or. Joker qui avait été le premier à tomber sous le charme d'une minuscule femme flic, avant qu'elle ne retourne son propre univers sens dessus dessous... Comme ses pensées glissaient facilement vers elle ! Il les arrêta net et lança d'une voix butée :

— Je ne sais toujours pas pourquoi elle a fait ça. — Kate était très généreuse. Quelque chose dans la voix maternelle alerta Grant qui se hâta de

dire : — Je sais, maman. Je suis désolé. Je sais que tu l'aimais beaucoup et

je ne suis pas ingrat, je t'assure. C'est seulement que je n'en reviens pas, même après tout ce temps.

— J'ai toujours redouté que tu te sentes un peu... exclu. — Je n'ai jamais rien senti de tel, jamais. Tu sais, je préfère vraiment

rester à distance de tous leurs mélodrames. Je suis un cow-boy, moi, j'aime les choses simples. Ils sont bien trop compliqués pour moi.

— Arrête ton numéro, dit sa mère, et Grant comprit au son de sa voix qu'elle s'était remise à sourire. Je regrette seulement que Kate ne soit pas là pour assister au dénouement de cette affaire invraisemblable. Elle aurait été si heureuse de savoir que son bébé était vivant.

— Son bébé ? Il doit avoir près de quarante ans ! — Tu sais très bien ce que je veux dire. Il a été kidnappé alors qu'il

n'avait que quelques heures, alors on a continué à parler de lui ainsi. De toute façon, quand on aime un enfant, il reste toujours votre bébé.

— Oui, maman, dit Grant docilement. Il souriait malgré lui. Elle ne ratait jamais une occasion de lui

exprimer sa tendresse, ouvertement ou à mots couverts. — Tout de même, c'est vrai que Ben a participé au kidnapping ? — C'est ce qu'affirme la lettre que Monica a écrite à son fils. Enfin, au

fils de Kate : je n'arrive pas encore à me faire à cette idée. Monica ne pouvait pas avoir d'enfants et quand elle a su que Kate attendait des jumeaux, elle a fait un chantage affreux à Ben pour qu'il lui livre Brandon. Je ne comprendrai jamais comment il a pu faire une chose pareille.

Grant fit la grimace. — Je serais fier de pouvoir dire que j'avais un vrai lien de parenté

avec Kate, mais je n'en dirais pas autant de Ben.

138

Sa mère ne répondit rien. Inquiet, Grant dressa l'oreille. — Maman ? Quelque chose ne va pas ? — On a... découvert autre chose. Les médias ne parlent que de ça ici,

mais j'ignore si tu as eu la nouvelle là-bas. Sais-tu pourquoi Jake a cédé au chantage de Monica, lui aussi ? Cela a fini par se savoir quand il a été arrêté.

Grant marmotta un juron. Il commençait à en avoir assez de ce feuilleton familial aux rebondissements ahurissants. Il ne supportait pas le stress qu'il sentait chez sa mère. Et s'il lui proposait de venir au ranch se reposer un peu, loin du tourbillon permanent des Fortune ? Il chercherait le moment propice pour le lui proposer. Pas tout de suite, bien sûr : elle ne voudrait sans doute pas s'absenter en ce moment, alors que son beau-frère en prison attendait son procès pour meurtre, et que la famille se trouvait au centre d'une affaire qui avait déjà reçu trop de publicité.

— Qu'est-ce qu'il y a encore ? lança-t-il avec un peu de hargne. — C'est au sujet de Jake. Elle hésita encore, mais il ne la pressa plus. Barbara expliquait

toujours les choses à sa façon, il suffisait d'attendre. — On a découvert qu'il n'était pas le fils de Ben Fortune. Grant se figea, abasourdi. — Jake? — Kate était déjà enceinte quand elle a épousé Ben — mais pas de lui,

apparemment. Le véritable père de Jake aurait été tué pendant la guerre.

Grant poussa un long sifflement. — Mais alors... Jake n'est pas un Fortune si je comprends bien ! — Oui et non ! Les choses sont assez confuses. — Ça, je m'en doute. Comment Nate réagit-il ? Je sais qu'il a toujours

eu des relations spéciales avec son frère. Cette histoire ne doit pas les arranger.

— Je n'en sais rien. Il est... assez bizarre en ce moment. Il est allé rendre visite à Jake, mais il ne m'a pas encore dit de quoi ils ont parlé.

— Maman... — Oh, il le fera ! En temps et en heure. Ton beau- père a sa propre

façon de faire les choses. Ton beau-père... Sa mère avait beau être mariée avec Nate depuis

vingt-cinq ans, Grant n'arrivait pas vraiment à considérer cet homme comme son beau- père. Nate Fortune, un homme riche et influent, un ambitieux qui en voulait toujours plus...

— On dirait que Jake et Erica commencent à se réconcilier.

139

Une fois de plus, Grant en resta bouche bée. — Cette affaire les a vraiment rapprochés. Je crois que Jake a fini par

comprendre à quel point il avait besoin d'elle. Et puis... ils s'aiment. — Eh bien, voilà au moins une bonne nouvelle ! Je suis ravi pour eux. Il était aussi très heureux, sans très bien savoir pourquoi! Il n'avait

jamais compris comment Erica supportait les exigences de Jake, mais le fait d'apprendre qu'au milieu de tant d'adversité ils luttaient pour sauver leur couple lui rendait inexplicablement sa bonne humeur.

— Tout s'arrangera, dit sa mère avec son optimisme habituel. Alors, dis-moi, comment va ta visiteuse ?

— Mercy ? « Comme s'il y avait quelqu'un d'autre ! » pensa-t-il, sardonique. Il

essayait uniquement de gagner du temps pour décider de ce qu'il devait dire.

— Mercy, oui ! répéta sa mère en riant. J'avais oublié que tu l'appelais Mercy, je n'ai plus entendu ce petit nom depuis que vous étiez gosses.

— Je... C'est revenu tout naturellement. — Comment est-ce qu'elle s'en sort ? Kristina était très inquiète pour

elle. — Je crois qu'elle commence à... aller mieux. — C'est une bonne chose ! Quelle fille extraordinaire ! Et quel

courage! Ça me fend le cœur de penser à ce qu'elle a dû endurer. Est-ce qu'elle est là ? Kristina va arriver d'un moment à l'autre, elle voudra sûrement lui parler.

— Euh... elle doit être dehors, je ne sais où. Attends une seconde. Il posa l'écouteur et se remit sur pied. — Gambler ! appela-t-il. Le chien qui somnolait sur le petit tapis devant l'évier sauta

instantanément sur ses pieds et trotta vers lui. — Mercy, ordonna Grant en lui ouvrant la porte. Va la chercher,

Gambler. Va la chercher. Gambler lança le jappement bref qui voulait dire qu'il comprenait, et

fila dehors. Grant le regarda traverser la cour au galop, tout droit vers la grange. Il semblait savoir exactement où trouver la jeune femme. C'était d'ailleurs l'endroit le plus probable : elle ne se lassait pas de contempler la petite pouliche. Et Gambler savait toujours où trouver tous ceux qui constituaient son univers — son univers tranquille et bien ordonné.

Brusquement, Grant se demanda si cette vie de chien n'était pas finalement plus agréable que celle de son soi-disant maître.

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12.

Assurément, la petite pouliche comprenait vite ! Elle venait juste d'arriver mais elle découvrait les ficelles de son nouvel univers à une vitesse stupéfiante. Relativement solide sur ses jambes, elle savait déjà se déplacer, se nourrir, poser sur le monde un regard étonné et sagace à la fois... Elle irait loin !

Mercy ne savait pas depuis combien de temps elle admirait la pouliche, émerveillée et attendrie à la fois, quand Gambler reparut. Il jappa pour attirer son attention puis repartit tout de suite vers la porte. Une fois là, il s'arrêta en la regardant par-dessus son épaule et jappa de nouveau. Encore quelques pas et il répéta le processus.

— Je suis censée te suivre, c'est ça ? Elle s'avança vers lui et il aboya immédiatement d'un air

approbateur et recommença son manège. Mercy se mit à rire. — Bon, j'arrive. Ne te gêne pas, j'aimais beaucoup les vieux films de

Lassie. Visiblement, l'animal cherchait à l'entraîner vers la maison. Un

instant, son cœur s'emballa. La dernière fois que Gambler était venu l'appeler, c'était pour une urgence. S'était-il passé quelque chose ? Un accident...? Grant !

Elle se secoua avec un sourire ironique. Elle avait dû voir trop de ces films où le chien fidèle sauve ses maîtres, se dit-elle sévèrement. Il ne se passait rien de grave puisque Gambler ne montrait aucune inquiétude. Tout de même, elle accéléra un peu le pas.

Gambler trottait vers la porte de la cuisine. — ... beaucoup mieux, je crois.

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Elle entendit la voix de Grant en poussant la porte et se sentit absurdement rassurée de le trouver assis à la table de chêne, en chaussettes, le téléphone calé au creux de l'épaule.

— Oui, dit-il en lui jetant un coup d'œil par-dessus son épaule. Je te la passe, elle te le dira elle-même.

Il se leva pour lui tendre le combiné et elle le prit machinalement avec un regard interrogateur.

— Kristina, souffla-t-il. Puis il se pencha pour gratter les oreilles de Gambler. — Bon chien. Mercy en resta bouche bée. — Tu l'as vraiment... envoyé me chercher ? Et il l'a fait ? — Oui, bien sûr ! Ce n'est pas grand-chose, pour lui. Elle se raidit un peu. Pas grand-chose ? Grant semblait trouver que

beaucoup d'événements ne signifiaient pas grand-chose. Elle lui arracha presque le combiné des mains et lui tourna le dos

pour ne pas voir son regard stupéfait. — Meri ? Derrière elle, Grant quitta la pièce pour la laisser parler en privé.

Meri ? Elle s'était tellement habituée à Mercy que son nom habituel lui semblait presque bizarre.

— Bonjour, Kristina. Joyeux Noël ! — Toi aussi, lança gaiement son amie. Si tu savais, c'est la folie

furieuse ici. Un vrai thriller. Papa est en état de choc à propos de l'oncle Jake et de grand-père. Maman essaie de l'aider mais... enfin, Grant te racontera tout. Et toi, comment ça se passe ?

— Je vais bien. Ce n'était pas vraiment un mensonge : pour ce qui inquiétait

Kristina, elle se sentait effectivement sortie d'affaire. Pourquoi lui avouer que le reste de sa vie venait de basculer dans le chaos ?

— Tu n'as pas l'air bien. Combiné plaqué contre son oreille, Mercy se débarrassa

maladroitement de sa grosse veste et chercha les mots qui pourraient la rassurer.

— Mais si, vraiment. Je me sens... beaucoup plus tranquille. Je fais face.

— Plus de cauchemars ? La main de Mercy se crispa sur le combiné en se souvenant d'une

nuit de neige, quand elle était sortie de son rêve atroce pour reprendre pied dans les bras de Grant.

— Plus de cauchemars. Et j'espère que c'est pour de bon.

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— Alors ça t'a vraiment fait du bien d'aller là-bas. J'ai toujours pensé que ce serait bon pour toi. Contrairement à moi, la solitude te réussit. Tu as toujours eu besoin de te retrancher quelque part pour mettre les choses à plat quand ça n'allait pas.

Kristina l'étonnerait toujours. On pouvait facilement se tromper sur son compte, avec cette façade qu'elle offrait d'enfant gâtée sans cervelle, mais elle avait beaucoup de finesse et un jugement très sûr.

— Et puis, Grant sait très bien écouter. Encore une fois dans le mille ! Décidément, il ne fallait pas sous-

estimer Kristina. — Oui, c'est vrai, murmura Mercy. — Il nous a manqué au réveillon, mais je n'aurais pas pu supporter de

te savoir toute seule là-bas. Je suis contente qu'il soit resté. La gorge de Mercy se serra. — Je suis désolée si j'ai... changé son programme. — Pas de problème, c'était plus important de ne pas te laisser seule en

ce moment. Et puis ce n'est pas comme si Grant se plaisait vraiment ici. Il vient seulement pour nous voir.

Et elle qui n'avait rien vu, rien compris ! Les indices, pourtant, n'avaient pas manqué : la réaction des hommes aux préparatifs de Noël, les commentaires de Rita... Kristina ne faisait que confirmer ce dont Mercy se doutait depuis le début : pour elle, Grant avait renoncé à passer les fêtes en famille. Elle se sentit si touchée qu'elle se retrouva sans voix.

Heureusement, Kristina enchaînait déjà, de la voix affectueuse mais dépitée qu'elle prenait souvent en parlant de son demi-frère.

— S'il pouvait faire autrement, je crois bien qu'il ne quitterait jamais son ranch adoré.

Mercy fit un effort énorme pour ravaler son émotion. — Tu sais, tu m'as fait un beau cadeau en me proposant de venir ici.

C'est merveilleux. Et tellement paisible ! — Paisible, je veux bien, mais merveilleux, je trouve que tu exagères

un peu. N'oublie pas que je connais le coin ! — C'est vraiment très beau, tu sais. Avec la neige... — On en a aussi ici, mais au moins elle recouvre quelque chose

d'intéressant. Pas seulement des granges et des vaches. — Des rues et des bagnoles, ironisa machinalement Mercy. — Voilà que tu te mets à parler comme Grant ! Attends, c'est vrai ? Tu

te plais vraiment là-bas ? Mais il n'y a pas une seule boutique correcte dans ce trou, y compris dans le bled qui passe pour une grande ville à proximité. Et je ne parle pas des coiffeurs !

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— Eh bien, toi au moins, on peut dire que tu es une vraie fille de la ville !

Tout de suite, Mercy regretta ses paroles, mais Kristina se contenta de rire.

— Et comment ! Puis elle redevient sérieuse. — C'est encore un mot de Grant, ça. Il est toujours aussi négatif? — A propos de quoi ? — Des filles de la ville. — Je... Il n'a pas l'air de nous apprécier beaucoup, c'est vrai. — Après la toupie qu'il s'est trouvée la dernière fois, on peut

comprendre ! Mercy retint son souffle. Allait-elle enfin apprendre la raison de la

hargne de Grant ? Ce serait donc une femme ? — Une fille de la ville, je suppose ? interrogea-t-elle en essayant de

garder un ton désinvolte. Avec un peu de chance, elle n'aurait pas besoin d'insister davantage. — Constance Carter, répliqua Kristina, volubile. Elle fait partie du

même country club que mon père, c'est là qu'elle a rencontré Grant, il y a quelques années. Elle a fait comme si elle venait de découvrir le grand amour mais, au fond, il n'était qu'une curiosité pour elle, quelqu'un de follement original à tramer dans les cocktails et exhiber à la ronde. Un vrai cow-boy, beau comme un dieu — et relativement riche, ce qui ne gâte rien. Mais quand elle a compris qu'il n'avait pas la moindre intention de quitter son ranch et de se laisser promener en laisse, elle l'a jeté tout de suite. Elle n'arrivait tout simplement pas à croire qu'il puisse lui demander de vivre dans un endroit aussi... rustique !

Outrée, elle prenait un ton haut perché pour singer avec férocité la voix snob de la demoiselle. Mercy avait toujours eu conscience de l'absolue loyauté qui se cachait sous la frivolité apparente de son amie. On ne pouvait pas toucher à son grand frère sans s'en faire une ennemie pour toujours. En ce moment, elle était si sincère qu'elle ne voyait même pas l'ironie de la situation. Car, après tout, elle-même voyait le ranch exactement de la même façon que l'affreuse Constance Carter !

— Il faut dire que c'est assez isolé, ici, murmura Mercy. Kristina se calma d'un seul coup. — Oh, je connais ! L'été dernier, Grant m'a proposé de passer tout l'été

avec lui, mais je n'ai pu tenir que trois semaines. Je n'ai jamais compris comment maman avait pu vivre là-bas aussi longtemps. Elle est bien plus heureuse ici, avec du monde autour d'elle.

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Mercy faillit sursauter. Bien sûr, cela crevait les yeux ! Les trois femmes que Grant avait le plus aimées, sa mère, sa sœur et une fille avec qui il avait espéré passer sa vie, l'avaient toutes quitté pour les lumières de la ville. Ou du moins, c'est ainsi qu'il devait voir les choses. Ce n'était pas surprenant qu'il soit si amer ! Brusquement, elle n'arrivait plus à lui en vouloir.

Comme dans un rêve, elle acheva sa conversation avec Kristina, parla quelques instants avec Barbara pour lui souhaiter de joyeuses fêtes, puis raccrocha. Une autre idée était en train de faire son chemin en elle. Elle reprit sa veste, la boutonna avec soin, et ressortit à grands pas.

Elle réfléchissait toujours mieux en marchant. En s'enfonçant dans les étendues vides des pâturages, aveuglée par la lumière crue du soleil sur la neige, elle repensait à ses relations avec Grant.

Ce matin, en l'entendant lui dire qu'il n'attendait rien d'elle, elle avait compris qu'il voulait se débarrasser d'elle, la renvoyer loin de lui. Et si c'était tout le contraire ? En lui expliquant, de cette voix si rassurante, qu'il savait qu'elle reprendrait le fil de sa vie, ne cherchait-il pas plutôt à adoucir sa propre déconvenue ? Parce qu'elle allait obligatoirement prendre le chemin de toutes les autres femmes de sa vie ? Et s'il n'avait fait qu'anticiper l'inévitable, essayer de leur faciliter les choses à tous deux, conjurer la douleur de la séparation à l'avance...

Mais pourquoi la séparation était-elle forcément inévitable ? Elle s'arrêta un instant, bouche bée, les yeux perdus dans le vague.

Au bout de quelques instants, les ondes de choc de cette pensée s'estompèrent un peu et elle fourra les mains dans ses poches, rentra le menton dans le col de sa veste et marcha plus vite, résolue à examiner la question sous toutes ses facettes.

Grant se trompait-il vraiment ? Avait-elle d'autre choix que de retourner là-bas ? Non, bien sûr. Il fallait bien que tôt ou tard elle renoue avec son ancienne vie. Pas seulement pour témoigner devant le tribunal qui jugerait les assassins de Nick mais aussi pour faire face à ses propres démons, exorciser l'instant où elle avait compris qu'il était trop tard pour le sauver. Cet instant où la respiration rauque de Nick s'était éteinte dans ses bras.

Elle eut un frisson violent qui ne devait rien au froid. Le froid qui la poursuivait venait de l'intérieur.

Oui, qu'elle le veuille ou non, elle retournerait là- bas. Il fallait bien qu'elle reprenne sa vie et son travail. Que pourrait-elle faire d'autre ? Se cacher ici à tout jamais ?

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Elle s'arrêta encore une fois, abasourdie par la force de sa propre réaction. A l'idée de rester ici, avec Grant, pour toujours, il y avait eu en elle une explosion totalement inattendue de joie et d'espoir.

— Froussarde ! s'écria-t-elle tout haut. Tu as vraiment laissé ton cran dans cet entrepôt !

Tête baissée, poings serrés, elle courait presque maintenant, grimpait droit devant elle. Très vite, elle se retrouva à bout de souffle et dut s'arrêter, haletante, les genoux tremblants. Elle avait beau être en forme, elle ne pouvait tout de même pas galoper comme une chèvre à plus de deux mille mètres d'altitude !

Elle n'avait pas choisi consciemment sa destination, mais elle ne ressentit aucune surprise en réalisant où elle se trouvait. Bientôt, elle put reprendre son ascension, plus lentement, en regrettant de ne pas avoir les longues jambes de Joker pour la porter. Elle ne pouvait pas sortir l'étalon toute seule et aujourd'hui, elle avait absolument besoin d'être seule...

Trop d'émotions contradictoires s'entrechoquaient en elle. La mort de Nick, son propre sentiment de culpabilité, ses doutes quant à la voie qu'elle avait choisie... Elle avait pourtant réussi à faire front jusqu'ici. Pas très bien, sans doute, mais en faisant illusion une partie du temps, elle s'était tout de même maintenue à flot. Il avait fallu la beauté incroyable de ce lieu et la présence de Grant pour que le mélange explose. Elle se sentait si écartelée qu'elle ne savait sincèrement pas si elle pourrait jamais se rassembler.

Elle dut sortir les mains de ses poches pour la courte escalade jusqu'à la corniche rocheuse qui abritait la petite salle creusée par l'érosion sous le surplomb. De tous les endroits de paix que Grant lui avait montrés, c'était là qu'elle s'était sentie le plus sereine.

Pourquoi trouvait-elle du bonheur là où les autres ne voyaient que solitude ? se demanda-t-elle. Y avait-il en elle quelque chose de si différent ? Une lacune, sans doute, ou une tendance un peu sauvage. Ainsi que le soulignait Kristina, elle avait toujours eu besoin de se retrancher dans un endroit tranquille pour réfléchir. Et, plus que jamais, elle devait réfléchir à sa vie, et à ce qu'elle allait en faire.

Grant aussi était venu se retrancher ici dans les moments difficiles. Il s'y était souvent réfugié pendant l'agonie de son père. Un instant, elle crut presque le sentir près d'elle. Elle entendait encore clairement le son de sa voix quand il lui avait avoué cela ! Lui aussi avait eu besoin de calme et de solitude. De beauté aussi peut-être. Car Grant ressentait les choses de la même façon qu'elle.

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En tout cas, elle ne s'était pas trompée en devinant en lui des cicatrices cachées. Il les portait cependant avec plus de panache qu'elle-même, pensa-t-elle avec un soupir. Les bras serrés autour de ses genoux, les mains fourrées dans ses manches — pourquoi n'avait- t-elle donc pas pris de gants en sortant ? — elle contempla le ranch. Ce paysage qu'elle commençait à bien connaître la ravissait toujours autant. Dans cette poche de granit bien abritée, elle ne sentait pas le froid qui l'aurait nécessairement saisie si elle avait dû rester immobile en plein vent. Tout de même, c'était un peu insensé de s'éloigner autant de la maison par un froid aussi intense...

Son père lui avait toujours dit que si elle avait eu tout son bon sens, elle ne serait jamais devenue flic. Il avait sans doute raison. Bien entendu, le jour de son diplôme et de son incorporation, il s'était montré aussi fier que s'il avait toujours rêvé de cet uniforme pour elle.

Elle soupira encore. Elle aurait bien eu besoin en ce moment du bon sens de son père et du soutien discret de sa mère. Pourtant, si elle était allée les retrouver, en dépit de toute prudence, elle aurait définitivement manqué les moments précieux passés ici avec Grant. Or, quoi qu'il arrive maintenant, elle ne regretterait rien. Jamais. De même qu'elle n'oublierait jamais cette nuit de Noël qui les avait unis.

Un souvenir dont elle aurait bien besoin, sans doute, et qui l'aiderait à traverser les jours sombres qui s'ouvraient devant elle.

Les premiers temps, en effet, elle serait sans doute heureuse de reprendre son service après ce long congé. Puis la routine reprendrait et avec elle la lassitude. Une lassitude qu'elle ressentait de plus en plus, depuis quelque temps.

Ceux de ses collègues qui devinaient ce qu'elle ressentait lui répétaient tous que c'était dans la nature du métier, qu'elle devrait s'y faire. Elle n'osait pas le leur demander, de peur de les offenser, mais... pouvait-on vraiment s'habituer à tant de laideur, jour après jour ? Et si on s'habituait, est-ce qu'on ne se trouvait pas... contaminé ? A force de s'endurcir, ne perdait-on pas de son humanité ? Si on se laissait ronger par cette désillusion, ne finissait-on pas par détester le genre humain, se détester soi-même ? Dans tous les cas, on ne pouvait plus rien apporter.

Oui, bien sûr, ces catégories étaient bien trop tranchées, personne ne se rangeait aussi carrément dans l'une ou dans l'autre. Elle savait que la majorité de ses collègues dressaient des cloisons étanches entre leur travail et leur vie privée, qu'ils développaient même parfois des personnalités radicalement différentes. Pourtant, ces interrogations qu'ils auraient accueillies d'un haussement d'épaule n'étaient pas si naïves. Dans la guerre contre les truands, on finissait parfois par utiliser

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les mêmes méthodes qu'eux, par adopter leurs valeurs. Par devenir un loup à son tour.

La seule chose pire que ça était... d'être un flic qui a perdu son cran. Elle frissonna encore, se frotta les bras. Elle devrait certainement

rentrer, elle était ici depuis trop longtemps et... Un hennissement jaillit, plus bas dans la pente. Joker. Stupéfaite,

elle se demanda un instant comment elle pouvait le reconnaître avec tant de certitude, elle qui ne savait rien des chevaux si peu de temps auparavant.

Joker, et donc Grant aussi. Saisie, elle se mordit la lèvre et fit un effort pour contrôler son expression. Elle ne se sentait pas du tout prête à l'affronter ! Elle attendit, crispée et après un laps de temps interminable — ou seulement quelques secondes, l'homme et sa monture apparurent en contrebas.

Grant arrêta l'étalon au même endroit que la dernière fois. Quand il parla, sa voix était basse et si neutre qu'elle comprit que lui aussi avait dû fournir un effort énorme pour se présenter devant elle.

— Je pensais bien que tu serais là. — J'avais besoin de réfléchir. Une émotion fugace traversa le visage du cavalier, si vite qu'elle n'eut

pas le temps de l'identifier. — Mercy, si c'est à propos de ce matin... — Non. Enfin... pas seulement, ajouta-t-elle avec franchise. Ça en fait

partie mais c'est aussi... beaucoup d'autres choses. Elle fit un geste vague et Grant la contempla en silence quelques

instants. — Quoi donc ? demanda-t-il de la même voix basse et patiente. Elle parcourut du regard le ranch tapi sous la neige, les étendues

infinies des pâturages. Le ciel se couvrait, on ne voyait plus que les bases massives des montagnes, les nuages avaient mangé les sommets.

— J'ai l'impression de m'être... trouvée et perdue en même temps, murmura-t-elle.

Cela n'avait aucun sens, bien sûr. Que pouvait-il répondre à une phrase aussi fumeuse ? se demanda-t-elle avec impatience. Du reste, Grant ne chercha pas à répondre. Sans un mot, il poussa Joker un peu plus près, noua les rênes au pommeau et, sans mettre pied à terre, se hissa adroitement sur la corniche. L'étalon baissa la tête, apparemment résigné à l'attendre sans bouger.

Un long instant, ils restèrent assis côte à côte à contempler le paysage. Ils craignaient probablement tous deux de se regarder en face.

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Elle lui jeta un coup d'œil furtif, le vit ouvrir la bouche comme s'il allait parler, la refermer. Il poussa un soupir et essaya de nouveau.

— Le fait de venir ici était censé te faire du bien, dit-il. — Ça m'a fait beaucoup de bien. Je peux penser à Nick maintenant

sans... pleurer. Je n'ai plus de cauchemars, plus comme avant. J'ai trouvé la paix ici, une paix dont je n'avais aucune idée.

— Si c'est ça que tu as trouvé... Il hésita, fit un effort de volonté pour aller au bout de sa question. — ... qu'est-ce que tu as perdu ? Mercy soupira. Près d'elle, Grant se raidit, attendit quelques instants

puis articula froidement : — Ça ne me regarde pas, c'est ça ? — Non, ce n'est pas ça du tout ! Elle posa son menton sur ses genoux, rassembla son courage. — C'est toute ma vie qui a changé. Quand je pense à retourner à

Minneapolis, à reprendre mon service, ce n'est plus comme avant. Je ne voyais déjà plus les choses de la même façon avant la mort de Nick, mais je me disais que c'était seulement un mauvais passage, que tous les flics saturent à un moment ou à un autre.

— Mais tu ne le penses plus ? Lentement, à contrecœur, elle secoua la tête. — Depuis que je suis venue ici, depuis que j'ai vu cet endroit, je sais

que c'est plus grave. Elle ferma les yeux, serra plus étroitement ses genoux entre ses bras.

C'était très difficile pour elle d'avouer ça, mais elle savait que s'il y avait une personne au monde qui ne la jugerait pas, ce serait Grant.

— Je crois bien que j'ai perdu mon cran. — Toi ? Jamais de la vie. C'était sorti spontanément, d'un ton si incrédule qu'elle se sentit un

peu réconfortée. Seulement, la stupéfaction de Grant ne suffisait pas tout à fait à exorciser cette idée.

— Merci, murmura-t-elle. C'est quand même ce que je crois. Tu sais, avant, j'avais hâte de reprendre le collier, je voulais redescendre dans l'arène, livrer bataille, nettoyer les bas-fonds. Maintenant, je me dis seulement : à quoi bon ? Les gens continueront à faire ce qu'ils ont toujours fait et ma petite contribution ne changera rien.

— Les gens ne sont pas tous comme ça. — Je sais bien. Mais un flic voit surtout ceux-là. Quand je pense que je

me retrouverai toute ma vie en face d'ordures comme ceux qui ont assassiné Nick... Même l'idée d'aider à les enfermer ne me donne plus aucune satisfaction. Au contraire, ça me rend malade.

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Elle sentit la main de Grant sur son épaule, ne résista pas quand il la tourna vers lui.

— Tu n'as pas perdu ton cran, Mercy, dit-il doucement. C'est ton cœur qui se révolte. Ce n'est pas du tout la même chose.

Elle leva les yeux vers lui et trouva dans son regard tout le réconfort, toute la clairvoyance chaleureuse dont elle avait, besoin dans ce moment où elle ne croyait plus en elle-même. Oui, elle lisait clairement en lui tout à l'heure. En disant qu'ils n'avaient pas d'avenir ensemble, il cherchait seulement à leur épargner à tous deux une désillusion amère. Et même en sachant cela, il avait tout de même pris le risque de lui ouvrir les bras ! Elle n'aurait pas su nommer l'émotion qui la bouleversait. Le fait de savoir, elle aussi, qu'ils devaient se quitter ne lui facilitait pas les choses.

Mais que faire d'autre ? Même si elle acceptait de renoncer à tout ce qui avait fait sa vie jusque-là, Grant ne pourrait probablement jamais donner sa confiance à une étrangère. Et elle ne voulait pas le voir vivre dans la crainte perpétuelle de la perdre.

— Je n'ai jamais connu quelqu'un qui ait autant de cran que toi, Mercy, dit-il en la regardant bien en face. Tu ne dois jamais en douter. Le problème, c'est que tu as aussi des sentiments et de la compassion. Tu sens profondément les choses. Et je crois que tu en as tout simplement assez de côtoyer ce qu'il y a de pire en l'homme.

Lentement, sans savoir si elle devait le faire mais incapable de s'en empêcher, elle se haussa vers lui et posa gravement un baiser sur ses lèvres. Elle ne trouvait pas de mots pour exprimer sa gratitude, seulement ce geste. En le sentant se figer, elle recula, craignant d'avoir gâché quelque chose. Elle retint son souffle... et brusquement il lui rendit son baiser avec tendresse, ses bras se refermèrent sur elle et la soulevèrent vers lui.

Elle l'embrassa de tout son cœur, fondit contre lui. Il plongea ses grandes mains dans ses cheveux, il grogna de frustration, la lâcha pour arracher ses gants. Elle eut à peine le temps de reprendre son souffle qu'il l'embrassait encore, pétrissant ses cheveux à pleines mains. Elle ne les attachait plus depuis qu'il lui avait chuchoté à quel point il les trouvait beaux.

Son baiser devenait féroce. Il n'y avait plus rien d'hésitant en lui, il l'embrassait comme un homme prend possession d'un territoire. Pour la première fois de sa vie, elle désirait appartenir pleinement à un homme. Elle s'accrocha à lui, l'embrassa à perdre haleine. Qu'importe si elle lui montrait à quel point elle avait besoin de lui ! Elle s'en moquait, elle se moquait de tout sauf de le tenir entre ses bras. Il s'attaquait

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maintenant aux boutons de sa veste et elle ne protesta pas, l'aida même à les défaire. Quand sa main se glissa à l'intérieur en cherchant ses seins, elle eut un petit cri et se pressa contre lui. Oh, ces vêtements qui les empêchaient de se retrouver comme dans la nuit, peau contre peau !

Grant se laissa glisser sur le flanc et la renversa avec lui sur le lit de feuilles et d'aiguilles de pin. Mercy se rapprocha encore, se plaqua contre lui. Comment avait-elle pu frissonner tout à l'heure ? Cette petite salle rocheuse était chaude comme un brasier !

Ils cherchaient chacun à écarter leurs vêtements, tâtonnaient à la recherche de la peau de l'autre. Ils atteignirent leur but en même temps, lâchèrent le même soupir de soulagement. Avidement, les mains de Mercy parcoururent les muscles du torse de Grant, pour s'arrêter net quand il trouva son sein, quand son pouce se mit à passer et repasser sur son mamelon.

Convulsivement, elle s'accrocha à sa taille, tint bon tandis qu'il continuait ses caresses et qu'une véritable ivresse l'emportait. D'instinct, elle se pressait contre lui de toutes ses forces. Aveuglément, elle tendit la main, se mit à explorer lentement le renflement qui tendait le jean de son compagnon. Elle l'entendit gémir, recommença, sentit ses hanches s'arquer violemment.

— Mercy... Elle continua et il la saisit aux épaules, la plaqua à terre. — Mercy, arrête. — Ça ne te plaît p a s ? Il eut un rire haletant. — Je vais te montrer à quel point ça me plaît, ici même, sur ce rocher. Elle plongea son regard dans ses yeux enfiévrés, jeta un coup d'œil

tout autour de l'abri de granit vers lequel semblaient converger tous les rayons du pâle soleil d'hiver, puis lui sourit.

— Si ta veux. J'adore cet endroit. Il gémit encore, comme si ses paroles l'enflammaient autant que ses

caresses. — Fais attention. Je vais croire que tu parles sérieusement..., gronda-

t-il. — Je parle sérieusement. Cet endroit est... spécial pour moi. Elle ne dit pas que ce serait un souvenir à chérir quand elle serait

loin de lui, mais il lui sembla qu'elle n'avait pas besoin de le dire pour qu'il le comprenne. Une lueur traversa son regard bleu. Pensait-il lui aussi aux souvenirs qu'ils allaient se forger ensemble ? En même temps, elle s'avouait un autre mobile, beaucoup plus égoïste. Elle voulait que cet endroit précis porte sa marque. Chaque fois que Grant viendrait à

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l'avenir dans ce lieu de retraite, il ne pourrait pas s'empêcher de penser à elle. Chaque fois, il retrouverait le souvenir d'une fille de la ville qu'il n'avait pas détestée.

Mais l'heure était au présent. Et déjà Grant lui arrachait sa veste et l'étendait sous elle pour adoucir leur lit de granit. Ses gestes toujours si précis étaient devenus maladroits tandis qu'il la déshabillait. Elle voulut l'aider mais il repoussa ses mains, les dirigeant vers ses propres vêtements.

Bien sûr que c'était fou de faire l'amour sur un rocher, à moitié nus dans le froid polaire des montagnes. Mercy le savait mais rien n'avait plus d'importance... L'intensité de son désir était tel qu'elle se serait laissé emmener n'importe où.

Elle tremblait d'impatience tandis qu'il achevait de lui enlever son jean. Elle frémit, non pas de froid, quand elle fut nue, mais parce que son corps sentait qu'il touchait au but, qu'il allait bientôt connaître le merveilleux délire du plaisir.

Une fois nu, lui aussi, Grant saisit sa grande et lourde veste et l'étendit sur eux deux. Quand il s'allongea sur elle, quand elle sentit le premier contact de son corps mâle et affamé, elle poussa un gémissement rauque et se souleva à sa rencontre. Grant couvrit sa bouche de la sienne pour boire ce cri et il ne résista plus tandis qu'elle refermait les bras sur lui pour mieux l'attirer en elle.

C'était fou, totalement fou, scandait en lui une voix lointaine, la seule chose en lui qui ne se consumait pas au rythme furieux de leur étreinte. Oui, c'était fou, totalement fou. Mais cette folie ajoutait une dimension sublime à l'acte d'amour. Cette haute corniche rocheuse qui les abritait des éléments dominait un paysage sauvage. Il n'y avait que dans un site pareil qu'ils pouvaient se donner et se prendre avec un tel abandon, une telle furie, une telle liberté. C'est ce qu'ils firent. Quand enfin ils explosèrent ensemble, Grant cria son nom d'une voix rauque et elle lança le sien dans une plainte folle. Et leurs deux appels se mêlèrent dans un cri aussi primitif que celui des créatures sauvages de la montagne.

Qui sait ? Pourquoi serait-ce forcément impossible, après tout ? songeait Grant tandis qu'ils retournaient au ranch sur le dos de Joker, Mercy dans son dos, les bras noués autour de sa taille. Il supporterait peut-être la ville à petites doses. S'il faisait quelques concessions, ils parviendraient peut-être à continuer à se voir. Il n'était pas assez fou pour penser qu'elle souhaiterait s'installer ici tout à fait, mais... Mercy semblait réellement se plaire au ranch. Il suffirait qu'elle lui rende visite

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assez souvent. Et peut-être réussiraient-ils ainsi à entretenir cette flamme lumineuse qui était née entre eux.

Mercy ne l'obligerait jamais à choisir comme Constance l'avait fait, il le sentait. Elle était trop franche, trop directe, et trop honnête pour cela. Et puis elle comprenait, elle, que son cœur puisse être hé à cet endroit pour toujours.

Un brusque découragement l'envahit. Oui, ce serait peut-être possible, mais à quoi bon ? Ces amours longue-distance n'étaient jamais qu'une succession de voyages en avion et de coups de téléphone, d'absences douloureuses entrecoupées d'intenses moments passés ensemble. On avait alors si besoin de rattraper le temps perdu qu'on se sentait comme écorché, à vif. Jamais on ne vivait le quotidien dans sa durée. Où trouver dans tout cela le processus par lequel deux personnes finissent par ne faire plus qu'un ?

Aussi étrange que cela puisse paraître, sa mère avait trouvé cela avec Nate. Chaque fois qu'il voyait cet homme arrogant se plier avec grâce aux suggestions de sa mère, il était bien obligé de le constater. Un jour, des années auparavant, pendant l'une de ses visites, ils s'étaient affrontés tous les deux, et Nate lui avait lancé avec colère que Barbara était sa femme, pour toujours, et que Grant ferait bien de s'y habituer. Le garçon interdit avait alors compris, pour la première fois, que sa mère était devenue une Fortune. Qu'il le veuille ou non, cette famille puissante et turbulente ferait désormais partie de sa vie.

Barbara et Nate... Si sa mère, si chaleureuse et simple, pouvait former un couple heureux avec Nate Fortune, l'éternel insatisfait, pourquoi n'en seraient-ils pas capables, Mercy et lui ? Etait-ce vraiment beaucoup moins plausible, cette rencontre du cow-boy et de la femme-flic ? Barbara et Nate, Kyle et Samantha, Jake et Erica... Ne pourraient-ils pas réussir aussi bien qu'eux, malgré tous les obstacles qui les séparaient ?

Les vieilles sirènes d'alerte résonnaient dans sa tête mais cette fois elles ne pouvaient pas réellement l'ébranler. Elles ne perçaient pas le cocon de chaleur qui l'enveloppait encore après avoir fait l'amour si passionnément à Mercy dans cet endroit si spécial pour lui. Maintenant, pensa-t-il, quelque chose de Mercy resterait toujours là-haut. Il y retrouverait toujours ce don total d'elle-même qu'elle lui avait fait et le souvenir d'un plaisir stupéfiant.

Il n'était peut-être qu'un pauvre idiot de penser qu'ils pourraient bâtir quelque chose ensemble, mais ce serait encore plus stupide de laisser partir cette femme sans rien tenter pour la retenir. Même si ça ne durait pas, même si c'était seulement pour le temps de son séjour ici !

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Joker aperçut la grange au loin et hennit joyeusement. Mercy ne disait rien et Grant se demanda subitement à quoi elle pouvait bien penser. Elle ne regrettait tout de même pas ces instants de folie sauvage, quand ils s'étaient possédés l'un l'autre comme deux êtres merveilleusement libres et sauvages ?

— Mercy ? — Oui ? Elle avait une voix étrange. Ni hostile, ni triste... seulement

différente. — Je crois qu'il faut qu'on parle. — Oui. — Je m'occupe de Joker et je rentre tout de suite. — D'accord. Toujours cette note dans sa voix qu'il n'arrivait pas à définir... Il la déposa au passage devant la maison, et se hâta de rentrer Joker.

L'étalon était resté longtemps exposé au froid et il voulait le chouchouter tout particulièrement, lui mettre sa couverture la plus épaisse et lui donner une poignée d'avoine. Il avait montré tant de patience en attendant deux humains qui ne pensaient plus qu'à eux !

Il alla jeter un coup d'œil rapide à Lady et à sa pouliche, et fut content de voir que la petite ne semblait pas du tout intimidée par sa présence.

Maintenant, il pouvait retourner à la maison. Il traversa la cour en courant presque et trouva Mercy dans le salon. Elle tenait le téléphone pressé contre son oreille et il y avait sur son visage une expression qui lui fit regretter amèrement d'avoir aligné tant de poteaux pour faire venir ce petit câble le long des huit kilomètres du chemin.

Elle leva les yeux vers lui quand il entra et il s'immobilisa devant elle sans rien dire. Elle le fixait, très lointaine, en écoutant toujours. Enfin, elle hocha la tête et lâcha :

— Oui. Je vous ferai savoir à quelle heure. Elle raccrocha et il sut exactement ce qu'elle allait dire. Elle le dit

tout de même, comme si ce qu'ils redoutaient tous les deux ne serait pas réel tant qu'elle ne l'aurait pas dit tout haut.

— Ils ont arrêté les assassins. Ils passent devant le juge d'instruction lundi. Je dois y aller. On m'attend.

154

13.

« Si je continue comme ça, pensa Grant, c'en sera bientôt fini du ranch et de tout ce qui l'entoure ! »

Il fallait absolument se ressaisir, penser un peu plus à son travail et un peu moins à Mercy. Il allait devenir fou à se demander sans cesse si tout allait bien pour elle... et aussi ce qui se serait passé s'ils avaient pu parler le jour de son départ.

Il frissonna brutalement. Pourquoi ne lui avait-elle rien dit ? Comment pouvait-elle retourner là-bas sans un mot alors que c'était si dangereux ?

Il entra d'un pas pesant à l'intérieur de la grange et claqua la porte. Walt, tranquillement assis sur un tabouret, sursauta en poussant une petite exclamation exaspérée. Grant vit que le vieux réparait un licol — le genre de tâche dont Mercy les avait débarrassés pendant son séjour.

— Tu ferais bien de cracher ce qui te ronge, conseilla Walt, ou tu vas t'étouffer.

— Il n'y a rien. — C'est pour ça que tu tournes comme un ours en cage depuis que la

petite dame est partie ? Grant flanqua sans ménagement sur son support la selle qu'il tenait

à la main. — Je suis comme je suis. Walt l'étudia en silence quelques instants puis reprit doucement : — On s'inquiète tous pour elle, Grant, depuis que ce détective t'a

expliqué ce qui se passait vraiment. Grant poussa un juron furieux. Il avait téléphoné à Gabe Devereax, le

détective privé chargé par Rebecca Fortune d'enquêter sur la mort de

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Kate, parce que Barbara lui avait dit qu'il avait des amis dans la police. Grant voulait seulement s'assurer que Mercy aurait du monde autour d'elle pendant les premières audiences du procès des assassins. Il ne s'attendait pas du tout à entendre ce qu'il avait appris : à savoir que le meurtre de Nick Corelli, comme celui de son ami quelques années plus tôt, était lié à la mafia, et que Mercy elle- même, l'unique témoin des faits, était devenue la cible à abattre ! Du reste, toujours selon son informateur, il y avait déjà eu des tentatives afin de la faire taire définitivement, et c'était donc pour se mettre à l'abri, autant que pour reprendre des forces, qu'elle était venue se cacher au ranch. Ses chefs lui avaient en effet ordonné de quitter la ville et de se faire oublier, pour sa propre sécurité.

Soucieux, il jura de nouveau, arracha plus qu'il ne tira le tiroir qui se trouvait sous l'établi, pour en sortir une petite boîte métallique. Puisqu'il faisait tout de travers avec les bêtes en ce moment, autant qu'il reste dans la grange à nettoyer sa selle.

— Tu vas rester ici à te taper la tête contre les murs ou tu vas te décider à faire quelque chose ?

— Faire quoi ! cria presque Grant. Walt ne se laissa pas intimider. — Aller la retrouver, répondit-il paisiblement. Grant luttait contre cette envie depuis le jour de Noël, quand Mercy

avait bouclé son sac et décampé tout de suite après leur retour de promenade. Bien sûr qu'il en avait envie ! Mais, chaque fois qu'il envisageait la question, il décidait que c'était une mauvaise idée. Comme ce n'était pas la conclusion à laquelle il souhaitait arriver, il reprenait alors toute son argumentation... pour arriver encore au même résultat. Mais le désir de partir restait toujours aussi puissant.

— C'est elle le flic, pas moi. Elle sait ce qu'il faut faire... — Face à la mafia ? rétorqua Walt sévèrement. Grant réprima un nouveau frisson. L'idée le rendait malade. S'il

fermait les yeux, il pouvait presque voir Mercy, seule et désespérée, en train de tenir tête à un groupe de silhouettes sombres.

— Tu la connais, marmotta-t-il. Tu crois vraiment qu'elle apprécierait si je me ruais à sa poursuite comme si elle était incapable de se débrouiller toute seule ?

— Ce n'est pas parce qu'on sait se débrouiller qu'on a toujours envie de le faire seul.

Pendant un long, très long moment, Grant contempla le vieil homme en silence. Walt le regardait droit dans les yeux et brusquement son expression s'adoucit.

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— Je ne voudrais pas que tu finisses comme ton père, fils. Il a perdu une fois et il n'a plus jamais tenté sa chance. Il a vieilli et il est mort ici, tout seul à part toi et moi. Enfin, du moins, la partie de lui qui n'était pas déjà morte quand ta maman est partie.

Grant lâcha un troisième juron mais, cette fois, sa voix était résignée. Walt lui sourit.

— Vas-y, fils. On s'arrangera pour faire tourner la boutique. De toute façon, tu ne fiches plus rien depuis Noël.

Quatre heures plus tard, Grant bouclait sa ceinture dans le petit avion à hélice qui l'emmènerait à Denver. De là, il prendrait un autre vol pour Minneapolis. Il ne savait pas s'il avait raison de partir, ni même s'il était soulagé d'avoir enfin pris une décision. Il savait seulement qu'il ne pouvait pas faire autrement.

Mercy referma lentement le livre abandonné sur ses genoux. De

toute façon, le jour baissait tellement qu'elle ne distinguait plus rien. Inutile de reprendre les paperasses rapportées de sa réunion avec les inspecteurs chargés de l'enquête au bureau du procureur. Elle connaissait déjà le dossier par cœur. Elle passerait sa soirée enfermée dans son petit appartement, assise dans la pénombre, à regretter de ne pas être seule. Dans le living, son garde du corps regardait le match des Timberwolves en attendant la relève dans quelques minutes.

Ses chefs avaient voulu la mettre à l'hôtel, mais elle avait refusé. A son avis, elle s'était éclipsée assez longtemps pour que ses poursuivants renoncent à la chercher et, après tout ce temps, les tueurs n'imaginaient certainement pas qu'elle ose revenir chez elle. Pas alors qu'elle avait si bien réussi à leur filer entre les mains ! Malgré ses protestations, on lui avait tout de même imposé un ange gardien, de jour comme de nuit. Un garde du corps chargé de la garder en vie assez longtemps pour qu'elle puisse identifier les tueurs de Nick devant le juge.

Le tour de garde d'Eric Nielsen tirait à sa fin. Heureusement car l'enthousiasme du jeune policier l'éreintait. Elle n'avait probablement que deux ans de plus que lui, trois tout au plus, mais elle se sentait bien vieille devant lui. Le fait de le voir aussi surexcité par cette surveillance de routine, ennuyeuse à mourir, lui rappelait tout ce qu'elle avait perdu.

La litanie nerveuse du commentateur du match s'arrêta net. Instantanément, elle se redressa en tendant l'oreille. Pourquoi ce forcené du basket avait-il brusquement éteint la télé ? Dans le silence subit, elle entendit qu'on frappait à la porte. Très fort. Elle sauta sur ses

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pieds sans prendre garde à son livre qui chutait sur le tapis, et rafla son arme sur la table de nuit.

— Eric ? lança-t-elle. — Je vais voir. Elle se glissa jusqu'à la porte du living en écoutant de toutes ses

forces. Elle entendit Eric aboyer une question mais d'ici, elle ne distingua pas la réponse. Elle s'avança encore. Le jeune flic avait l'œil rivé au petit judas de la porte et sa propre arme à la main.

— Elle n'est pas là, criait-il. Elle ne comprenait toujours pas ce que disait la voix assourdie

derrière le battant mais, quand Eric leva son arme, elle sentit son cœur s'emballer.

Dans une poussée d'adrénaline, elle traversa la pièce en courant et prit position près de la porte, là où elle se retrouverait derrière le battant si l'inconnu était effectivement assez fou pour forcer la porte.

— Ça ne colle pas, souffla-t-elle à Eric. S'ils voulaient entrer, ils s'y prendraient autrement. Je ferais peut-être bien de jeter un coup d'œil par la fenêtre pour voir si c'est une diversion.

— Ouais, dit Eric. Tout de même, ce serait nul comme diversion. On ne voit que lui avec ce costume de cow-boy.

Mercy s'arrêta net. — Quoi ? — Un costume complet, avec le chapeau et les bottes, précisa Eric en

secouant la tête d'un air méprisant. Et puis, ils ne se tromperaient tout de même pas sur ton nom. A mon avis, c'est un type tellement soûl qu'il se trompe de porte. Tu n'as pas une voisine qui s'appelle Mercy et qui sort avec un clown qui se prend pour Clint Eastwood ?

Elle faillit laisser choir son arme. — Quoi ? répéta-t-elle. — C'est ce qu'il a dit. Qu'il cherchait Mercy et qu'il ne partirait pas

sans l'avoir vue. — Ce n'est pas vrai..., chuchota-t-elle, atterrée. Elle courut jusqu'à la porte, se haussa jusqu'au judas. Elle avait deviné, bien sûr, mais son nom lui échappa tout de

même : — Grant. Avant qu'Eric ne puisse réagir, elle fourra son arme dans la ceinture

de son jean, fit jouer les serrures, ouvrit la porte à la volée. Planté juste devant elle, Grant clignait des yeux, surpris par l'ouverture subite de la porte. Sans voix, elle le regarda un instant et il fit un pas vers elle, ouvrit les bras. Elle sentit alors son pouls s'accélérer mais il s'arrêta net et ses

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yeux se plissèrent. Il venait de voir le pistolet à sa ceinture, et aussi Eric planté à deux pas d'elle, son arme à la main.

— Tu connais ce type ? demanda Eric en examinant l'intrus avec méfiance.

Avec son chapeau cabossé, sa grosse veste de mouton et ses bottes de cow-boy, Grant ne ressemblait guère aux jeunes loups de Minneapolis.

— Oui, répondit-elle doucement. Je le connais. Entre, Grant. Grant jeta un regard prudent vers l'arme d'Eric et le jeune flic se hâta

de la fourrer dans son étui en s'écartant pour le laisser passer. Mercy referma la porte derrière lui, poussa les verrous.

— Alors c'était bien vrai, dit-il abruptement. Vous êtes armés jusqu'aux dents. Mercy, pourquoi est-ce que tu ne m'as rien dit ?

— Ecoute... — Pendant tout ce temps, avec tout ce qui s'est passé, tu ne t'es même

pas donné la peine de me dire que ces types avaient essayé de te tuer. Deux fois !

Comment avait-il appris cela ? Elle n'en avait aucune idée mais, au fond, cela ne changeait rien.

— Il n'y avait pas de raison de le faire. Il sembla se transformer en statue de pierre. — Pas de raison, répéta-t-il d'une voix blanche. — On s'était assurés qu'ils ne pourraient pas suivre ma trace jusqu'au

ranch. Personne là-bas n'a couru le moindre risque... — Tu crois que c'est ça ? cria-t-il, incrédule. Tu as des tueurs qui te

pistent, tu as un garde du corps et tu crois que c'est pour nous que je m'inquiète ?

— Je... — Nom de Dieu, Mercy, tu ne crois pas que je pouvais savoir la vérité,

surtout après... Il se tut abruptement et jeta un regard bref à Eric. Celui-ci devait être

un peu plus lent qu'elle ne l'avait cru, ou peut-être simplement un peu naïf, car il fallut qu'elle aussi se retourne vers lui pour qu'il finisse par comprendre.

— Oh. Euh... je retourne voir le match. Il reprit sa place devant la télé et elle entraîna Grant dans la petite

cuisine. Grant ! Il lui avait tellement manqué. Si seulement elle avait pu se jeter dans ses bras, juste un instant. Mais elle n'osait pas. Si ses bras se refermaient sur elle, elle ne pourrait jamais s'en arracher — et il fallait qu'il s'en aille, tout de suite, pour sa propre sécurité.

— Pourquoi es-tu venu ? demanda-t-elle abrupte- ment.

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— Pourquoi ? Je découvre que la mafia veut ta peau et tu me demandes pourquoi je suis là ?

La petite flamme qu'elle avait entretenue obstinément au fond de son cœur, alors même qu'elle laissait le ranch et son propriétaire loin derrière elle, reprit tout à coup une nouvelle vigueur. Il tenait donc à elle ! Mais l'avait-elle jamais ignoré ? Elle connaissait assez Grant pour savoir qu'il était incapable de profiter égoïstement de la présence d'une femme sous son toit, incapable aussi de lui faire l'amour sans tendresse. Le problème était ailleurs.

Dans un sursaut, son esprit s'écarta violemment du sujet douloureux.

— C'est exactement pour ça qu'il faut que tu partes, dit-elle avec force.

— Tu veux me protéger ? C'est ça que tu faisais, chez nous, en ne me disant pas ce qui se passait vraiment ?

Elle baissa les yeux. — Tu n'avais pas besoin de savoir ça. — Je n'avais pas besoin de savoir qu'en plus de la mort de Nick, tu

affrontais le fait qu'on avait failli t'abattre deux fois ? Je n'avais pas besoin de savoir ce que tu risquais en revenant ici ?

— Qu'est-ce que tu aurais pu faire ? — T'enfermer au ranch, pourquoi pas ? dit-il sans sourire. — Grant, il fallait que je revienne. — Ouais, dit-il en repoussant son chapeau en arrière. Et tu étais

sacrément pressée de le faire. Tu avais hâte de venir servir de cible à tes mafieux, hein ? Tout plutôt que de rester au ranch un jour de plus ?

Sa voix vibrait de colère. Interdite, elle murmura : — Tu sais bien que ce n'est pas vrai... — Ah bon ? — Oui. Ou bien c'est que tu n'as rien compris, répliqua-t-elle. Ecoute,

il faut que je mène cette affaire jusqu'au bout. Tu dois bien le comprendre ! Je ne peux rien changer au passé, ni sauver l'homme que j'aurais dû sauver, mais je peux au moins contribuer à faire mettre sous les verrous les ordures qui l'ont tué.

— Mercy, arrête. Je croyais qu'on était clairs là- dessus. Si tu avais fait quoi que ce soit, tu serais morte aussi.

— Je... Elle avala sa salive, réussit à contrôler sa voix. — C'était facile à dire, là-bas. C'était le ranch, la montagne... Là-bas,

je pouvais le croire. Mais Nick vivait ici, et ici il y a tous ces rapports où ce qui s'est passé est écrit noir sur blanc...

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Elle vit ses mains se tendre vers elle. Au même instant, un coup bref frappé à la porte d'entrée les fit sursauter tous deux. Juste à temps, pensa Mercy en faisant un pas en arrière.

— La relève d'Eric... Le jeune flic était déjà en train de jeter un coup d'œil par le judas, de

déverrouiller la porte. — C'est Murphy, annonça-t-il à la cantonade. Il fit un pas de côté pour faire entrer un homme massif aux cheveux

roux généreusement parsemés de gris. Il avait fait partie de l'encadrement de Mercy au cours de ses premières semaines dans la police.

— Bonsoir, Murph', dit-elle. Il hocha la tête pour la saluer mais son regard restait fixé sur Grant. — C'est qui, le cow-boy ? demanda-t-il. Il semblait amusé, un peu méprisant. Un instant, Mercy vit Grant à

travers ses yeux. Ici, les hommes soignaient leur apparence, très conscients de l'image qu'ils projetaient. Grant n'était pas sophistiqué de cette manière, mais il n'y avait rien en lui dont on puisse se moquer, au contraire. De lui se dégageaient une solide intégrité, beaucoup de grâce, et l'aura du pays sauvage auquel il appartenait.

Comme elle l'aimait ! Elle venait de se l'avouer brusquement, alors même que, planté au

centre de sa petite cuisine, il paraissait totalement incongru dans son univers. Elle n'en ressentit aucune joie, seulement une douleur brutale. Grant méritait mieux que la femme qui avait laissé tuer Nick sous ses yeux sans lever le petit doigt pour le sauver.

— C'est un ami, dit-elle à Murph. Le rouquin se retourna vers elle. — Alors vire-le d'ici, ma grande. — C'est ce que j'essaie de faire. — Il est têtu ? — Plutôt. Et il n'apprécie pas non plus, intervint Grant paisiblement,

qu'on parle de lui à la troisième personne. Les sourcils de Murphy se haussèrent et il jeta un bref coup d'œil à

Grant. — Un petit malin ? Tu sais, mon vieux, si je dis ça, c'est pour ton bien. — Il n'aime pas non plus la condescendance. — Dis-moi, tu as un sacré vocabulaire pour un cow-boy. — Et tu remues beaucoup d'air pour un flic.

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— Vous allez arrêter, tous les deux ! s'exclama Mercy, exaspérée. Murphy, laisse tomber. Grant m'a beaucoup aidée. C'est chez lui que je suis allée quand il a fallu me planquer. Dans son ranch.

Eric passa la tête par la porte, fit signe qu'il s'en allait et fila en refermant la porte derrière lui. Murphy sourit brusquement.

— Alors c'est pour de vrai ? Excusez-moi, je croyais que vous étiez un de ces types qui aiment se déguiser en cow-boy.

Il jeta un coup d'œil à Mercy et acheva : — Et puis... on est tous un petit peu tendus, avec l'audience demain

matin. Grant acquiesça. — Oui, je comprends. Néanmoins, vous ne pensez pas qu'il y aurait

d'autres moyens de faire tomber vos clients que de mettre une femme en danger ?

Murphy secoua la tête. — Impossible. On a besoin de son témoignage. Mais elle sera

protégée. On a fouillé l'immeuble du tribunal de fond en comble et nos gars l'occupent toute la nuit.

Grant ne semblait pas particulièrement rassuré et, curieusement, cela réconforta Mercy. Murphy se tourna vers elle.

— On va tout reprendre de zéro ce soir, Baxter. Tu sais qu'ils vont essayer de jouer sur le fait que tu n'as pas vu le coup de feu proprement dit.

— Elle n'a pas vu les faits, mais il faut quand même qu'elle se montre en public pour leur donner une chance de la dégommer ?

Grant redevenait agressif, et Murphy commença à s'impatienter. — Elle aura une équipe des services spéciaux autour d'elle à chaque

seconde... Le vieux flic se tut, bouche bée, et ses yeux passèrent de Grant à

Mercy, revinrent vers le cow-boy... Il venait apparemment de réaliser la situation, et Mercy sentait monter en lui une question qu'il ne devait absolument pas poser.

— Il ne m'arrivera rien, coupa-t-elle. Je vais témoigner, Grant, il n'y a pas à revenir là-dessus.

Un long, très long instant, il resta là à la contempler. Elle soutint son regard, le suppliant de toutes ses forces de comprendre.

— Tu n'as aucune idée à quel point ça compte pour moi que tu sois venu. Mais tu ne peux pas m'aider maintenant, Grant, personne ne le peut. Il faut que j'aille jusqu'au bout.

Une lueur passa dans le regard de Grant, une lueur incroyablement douce qui rappela à Meri la lumière des petits matins dans le Wyoming.

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Un grand espoir se leva en elle, sans qu'elle ose nommer ce qu'elle espérait. Enfin, très lentement, il leva la main et lui effleura la joue.

— Tu n'as pas perdu ton cran, Mercy, dit-il. Il avait dit la même chose, ce jour-là, avant leur folle étreinte, là-haut

sur la corniche. Les souvenirs se pressèrent en elle et elle sentit le rouge lui monter aux joues. La flamme qui brûlait dans les yeux de Grant montrait que lui aussi revivait la scène.

— Il faut que je le fasse, répéta-t-elle encore. Sa voix n'avait plus de force parce que tout ce qu'elle voulait, en ce

moment, c'était rentrer à la maison avec lui. — Il faut que je le fasse. Pas seulement pour Nick. Pour moi aussi. Encore une fois, il resta longtemps silencieux. Murphy aussi se

taisait, ce qui était rare. — Très bien, dit enfin Grant. Je crois que je comprends, oui, je

comprends. Chacun doit vaincre ses propres démons. Tu vas gagner, Mercy. Tu es trop solide pour perdre.

Elle s'aperçut qu'elle retenait son souffle et le relâcha lentement. — Fais une seule chose pour moi, tu veux ? demanda-t-il doucement. Elle fit oui de la tête, incapable de parler. — Ne perds jamais confiance en toi, Mercy. Tu es un diamant, tu le

seras toujours. Il dit cela sans emphase, avec une certitude bouleversante. Au

moment précis où elle doutait de jamais retrouver sa confiance en elle et son courage, il venait de les lui rendre, polis et brillants comme le joyau auquel il la comparait. Elle n'avait pas donné sa confiance à beaucoup de gens au cours de son existence mais elle avait toujours eu foi en Grant. Elle pouvait s'en remettre à son jugement.

Il sembla vouloir dire autre chose, serra les lèvres et se détourna brusquement. Etait-ce vraiment si dur pour lui de la laisser là ? C'était sûrement égoïste, mais elle l'espérait.

Longtemps après son départ, elle lutta pour essayer d'y voir clair. Venait-elle de faire une erreur atroce en le renvoyant ? Et si elle n'allait jamais le revoir, s'il refusait de lui adresser la parole la prochaine fois ? Si seulement elle avait pu en parler à quelqu'un ! Retranchée dans sa chambre pendant que Murphy montait la garde dans la pièce à côté, elle se mit à pleurer en silence parce que les seules personnes à qui elle aurait réellement pu parler étaient Nick et... Grant lui-même qu'elle avait dû congédier.

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Grant, toutefois, n'était pas reparti tout de suite. Certes, il avait accepté de laisser Mercy affronter ses démons à sa manière. Mais il voulait être sûr qu'il ne lui arriverait rien.

Il resta donc jusqu'au lundi soir, rivé à l'écran de télévision de sa chambre d'hôtel. Le procès était retransmis en direct. Dès qu'il vit le groupe de policiers qui entourait Mercy, il comprit qu'on avait pris toutes les précautions possibles. Elle était réellement en sécurité, autant qu'elle puisse l'être dans ces circonstances.

La vue de Mercy à l'écran le secoua beaucoup. Il faillit même ne pas la reconnaître, elle ne ressemblait absolument plus à la sauvageonne qu'il connaissait, capable de s'attaquer sans hésiter aux tâches les plus rebutantes d'un ranch. Les cheveux bien tirés, en tailleur sévère avec de hauts talons... elle était méconnaissable.

Il avait donc pris le chemin du retour, un peu confus toutefois d'être venu à Minneapolis sans passer voir sa mère ou Kristina. Il n'en avait pas eu le courage. Elles le connaissaient beaucoup trop bien, toutes les deux, pour ne pas s'apercevoir qu'il se passait quelque chose de grave.

En reprenant la routine du ranch, il restait ballotté par toutes sortes de regrets et d'espoirs. Il savait pourtant que de toutes ses émotions, une seule avait de l'importance. Il l'emportait partout avec lui, sans jamais l'exprimer et sans savoir qu'en faire. Son amour pour Mercy.

Quand était-ce arrivé ? Peut-être au moment où il l'avait vue sauter du camion qui l'amenait. Ou la première fois qu'elle s'était extasiée sur la beauté du monde qui les entourait. A moins que ce fût même douze ans plus tôt, quand elle le regardait comme s'il avait personnellement accroché la lune dans le ciel. Mais quelle importance ! C'était arrivé, et il devait vivre maintenant avec cette certitude, même s'il ne pouvait pas le lui dire à elle. Pas maintenant, pas pendant qu'elle avait sa propre bataille à mener.

Et puis il savait parfaitement ce qu'elle choisirait. Une fois qu'elle aurait exorcisé ses démons, qu'elle les aurait vaincus avec son courage habituel, elle redeviendrait le flic exemplaire d'autrefois. Une femme comme elle ne quittait pas son boulot sur un simple coup de tête.

Il ne la reverrait donc jamais. Cette cité dans laquelle il refusait de vivre allait encore lui arracher une femme.

« Arrête, s'ordonna-t-il furieusement. Tu ne peux pas la perdre alors qu'elle n'a jamais été à toi. »

La brosse qu'il passait sur le dos de Joker crissa aigrement et l'étalon tourna la tête pour le regarder avec curiosité. L'animal aussi était bizarre depuis le départ de Mercy. Il ne dépérissait pas, mais il passait ses journées à attendre près de la barrière de l'enclos, comme si la

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femme aux cheveux qui sentaient la pomme pouvait apparaître à tout moment.

— Oublie-la, mon vieux ! marmonna Grant. Il ferait bien de suivre son propre conseil, pensa-t-il avec rancune.

Délibérément, il se secoua et se mit à dresser mentalement la liste des tâches qui l'attendaient. Il n'avait qu'à faire son travail. Avec le temps, il réussirait bien à gommer de sa mémoire l'image de cette petite sorcière aux yeux verts qu'il avait eu le malheur — ou le trop grand bonheur — de laisser entrer dans sa vie.

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14.

— Il n'aurait pas dû faire ça. — Oui, bien sûr, mais il voulait la peau de Franco. Il voulait faire

tomber la bande à lui tout seul. Il se l'était juré lorsque Parness s'est fait descendre, il y a deux ans.

En entendant les voix, Mercy renonça à entrer. Les trois policiers dans le petit bureau ne l'avaient pas vue : elle n'était donc pas obligée de les affronter tout de suite. Arpentant sans bruit la salle de conférences, elle attendit que l'adrénaline reflue dans ses veines.

Elle venait de prendre part à une bataille féroce. Il avait fallu rester calme sous une pluie de questions brutales, insidieuses, méprisantes. Sa voix était demeurée ferme et claire, ou du moins elle l'espérait, mais pour le reste, avait-elle vraiment donné les bonnes réponses ? Elle ne le savait plus.

— Entrer là-dedans sans attendre les renforts, continuait une voix derrière la porte vitrée. C'était complètement dingue ! Le pauvre vieux !

— On les a eus, n'empêche. Le juge ne va pas les rater. Et ce sera Baxter qui les aura fait tomber. Elle n'a pas laissé l'avocat de ces salopards la démonter, pas une seule fois.

— Nick disait toujours qu'elle ne perdait pas facilement la tête. — S'il en avait fait autant, il serait peut-être toujours là. Mercy se mordit la lèvre et battit en retraite. Elle regagna le couloir

et se mit à marcher au hasard, très vite. Maintenant que son témoignage était terminé, son escorte lui avait souhaité bonne chance avant de disparaître dans deux fourgons. Elle était seule.

Elle avait parfaitement reconnu les voix dans le petit bureau. Ces hommes, ses collègues, venaient de regarder la retransmission de

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l'audience... et ils ne la jugeaient pas, pas un seul instant. Au contraire, leur approbation bourrue la touchait jusqu'au fond du cœur. Et le fait d'entendre les actes de Nick commentés de cette façon, avec ce détachement fataliste, leur donnait un tout autre sens. Oui, son ami avait pris des risques insensés. Il avait perdu la tête.

Elle trouva un siège et resta longtemps immobile, un peu étourdie. Pourquoi n'avait-elle pas pu voir cela avant ? Pourquoi transformer son chagrin en culpabilité ? Bien sûr, on ne pouvait pas s'attendre à ce qu'elle trouve instantanément la bonne perspective. Le traumatisme avait été réel et assez profond pour l'empêcher de réfléchir lucidement. Pourquoi lui avait-il fallu tout ce temps pour voir enfin la vérité ?

L'éloignement, la distance l'avaient aidée. Sa vie au ranch aussi. Non, c'était plus que ça. La véritable clé était Grant lui-même, sa force paisible, la foi qu'il avait en elle. Si elle pouvait enfin se libérer de son fardeau, c'était grâce à lui. Il avait raison, bien sûr, lui aussi quand il lui disait que si elle avait fait quoi que ce soit, elle n'aurait pas sauvé Nick mais elle serait morte aussi.

Pour l'admettre, toutefois, elle avait eu besoin de sortir d'elle-même — et elle l'avait fait en tombant amoureuse de Grant.

Des pas résonnèrent à l'angle du couloir. Elle sauta sur ses pieds. Ce serait bientôt terminé pour aujourd'hui mais le juge avait peut-être décidé de faire appel une dernière fois à elle. Une silhouette apparut, marchant vers elle, et elle eut un mouvement de recul. Ce n'était ni un avocat, ni un policier. C'était la veuve de Nick.

Allison vint vers elle à pas rapides et avant que Mercy ne puisse réagir, elle la serra dans ses bras de toutes ses forces.

— Merci, dit-elle avec ferveur. Ils vont payer pour ce qu'ils ont fait et c'est grâce à toi.

— Je... Elle avala sa salive, essaya de retrouver sa voix. — J'aurais voulu faire beaucoup plus. Les empêcher de le tuer. Allison lui sourit tristement. — Je sais bien. Mais je sais aussi que Nick était prêt à tout après la

mort de Charlie Parness, et il a pris des risques insensés. C'était une obsession pour lui. Il recevait des coups de fil au milieu de la nuit, il sortait sans me dire où il allait... Je pense que cette affaire lui a fait perdre toute prudence, mais ça, tu le sais aussi bien que moi.

Elle avait constaté la même fièvre, oui, mais en l'interprétant d'une façon très différente. Pour elle, Nick vivait pour son travail, il se vouait corps et âme à la lutte contre les méchants. Elle lui vouait une

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admiration sans partage. Dire qu'elle avait même rassuré Allison, les rares fois où celle-ci lui avouait son inquiétude !

— Je regrette tellement de n'avoir rien pu faire, dit- elle — mais c'était un regret nouveau et très différent. J'aurais dû t'écouter. J'aurais peut-être pu...

Allison l'interrompit brutalement. — Meri, tu n'es tout de même pas encore en train de te culpabiliser ? Mercy recula, interdite. — Je... — Kristina m'a dit qu'elle t'avait envoyée quelque part pour te faire

sortir cette idée stupide de la tête. J'espère que tu as fait le point, à présent. Tu sais combien j'aimais Nick, Meri. Je l'aimais de tout mon cœur, mais il a cherché ce qui lui est arrivé, lança-t-elle d'un air de défi. Depuis des mois, je craignais tous les jours qu'il lui arrive quelque chose. Depuis plus longtemps même : depuis la mort de Charlie, j'avais l'impression qu'on vivait une espèce de sursis.

Mercy frissonna. — Dire que je n'ai rien vu, soupira-t-elle. J'aurais dû l'empêcher

d'entrer dans ce hangar. — Ecoute-moi, ma grande, répliqua Allison. Personne ne connaissait

Nick mieux que moi et je sais qu'il avait un respect énorme pour toi, en tant que collègue et en tant qu'amie. Mais il serait vraiment furieux s'il savait que tu te ronges en pensant que tu aurais pu empêcher ça. Ça me fait mal aussi, Meri, alors je t'en prie, arrête. Ne prends pas ça sur toi. Personne d'autre ne te reproche quoi que ce soit, et surtout pas moi. Nick savait ce qu'il faisait. C'était son choix, pas le tien.

Mercy sentit quelque chose se relâcher en elle, une tension qu'elle portait depuis si longtemps qu'elle avait presque fini par s'y habituer. Elle avait vaincu ses démons, et réussi à témoigner contre les assassins de Nick. Quatre d'entre eux paieraient le prix de leur crime. Nick avait eu sa vengeance. Elle ne pouvait rien lui donner de plus.

L'angoisse qui se relâchait venait soudain de laisser un vide dans lequel son ancienne confiance en elle s'engouffra. Elle se redressa, sentit une nouvelle énergie couler dans ses veines. Maintenant, elle en était sûre, elle serait capable de reprendre son travail. Certes, sa façon de voir ce métier serait changée pour toujours, mais elle pourrait y revenir avec une foi intacte dans ses propres capacités.

Reconnaissante, elle se tourna vers Allison. Comme elle était forte ! — Et toi, Allison, est-ce que tu t'en sors ? Vraiment ? — Je vais m'en sortir. Matt et Lisa m'aident beaucoup. Je ne peux pas

me laisser aller alors qu'ils ont besoin de moi.

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— Et eux, comment vont-ils ? — Leur marraine leur manque. Alors quand est-ce que tu comptes

venir les voir ? — Ils... veulent me voir? — Bien sûr qu'ils veulent te voir ! Ils ont perdu leur père, ils ont

besoin que les autres adultes autour d'eux se serrent les coudes. Et ils s'inquiètent pour toi parce qu'ils ne t'ont pas vue. Ils ont besoin de te voir pour savoir que tu vas bien.

Allison la jaugea du regard et demanda : — J'espère que c'est le cas, à présent. Mercy respira profondément et hocha la tête. — Oui. Oui, je vais bien. — Parfait. Alors viens passer le nouvel an avec nous. — Je... non, pas tout de suite. Je passerai voir les gosses, bien sûr,

mais ensuite... il y a quelque chose que je dois faire. Quelque chose de très important.

Le mot était encore trop faible. Rien n'aurait pu être aussi vital que ce qu'elle s'apprêtait à faire.

Oui, elle pouvait reprendre le fil de sa vie là où il s'était brisé. Elle pouvait reprendre son travail, mais ce ne serait plus avec tout son cœur et toute son énergie, car elle les avait laissés sur un ranch là-bas dans le Wyoming.

Grant hissa une botte de paille sur le plateau du camion. La ronde

infernale de l'hiver ne lui laissait plus aucun répit. Il venait de passer deux jours à pousser le petit camion à travers la neige épaisse, pour aller charger et décharger les lourdes bottes de paille aux points stratégiques. Un travail de titan qu'il lui faudrait recommencer à peine terminé.

L'aboiement joyeux de Gambler éclata soudain dans le silence. Walt devait être de retour. Il venait d'emmener la jument léopard et sa petite faire leur première promenade en dehors du grand enclos. Grant les avait regardés partir tout à l'heure. En abordant la neige vierge, la pouliche avait eu une démarche inénarrable, à la fois offensée et amusée. C'était la première fois que Grant souriait depuis des jours.

Il se secoua et empoigna la botte suivante. Pourquoi avait-il tenu à faire seul ce boulot déjà fatigant pour deux hommes ? Il faisait beaucoup de choses seul, ces derniers temps, et les hommes avaient appris à ne pas lui poser de questions. Walt lui-même ne disait plus rien. A quoi bon puisque Grant l'envoyait paître dès qu'il ouvrait la

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bouche ? Sa propre attitude ne lui plaisait guère mais il n'arrivait pas à se contrôler. Et cela le mettait encore plus en colère.

Dans la grange, Joker poussa un hennissement vibrant. Grant sursauta, interdit. L'étalon se montrait presque aussi grognon que lui ces derniers temps. Depuis quand ne l'avait-on pas entendu lancer ce coup de trompette éclatant ? Intrigué, Grant se pencha à l'extérieur pour jeter un coup d'œil vers l'autre grange, puis vers la maison. Il ne vit personne, resta quelques secondes indécis, puis se remit au travail.

Il chargea la botte suivante sur le camion, puis une autre encore. — Joyeuse et bonne année, marmotta-t-il avec ironie. Son humeur se dégradait de plus en plus. L'effort physique semblait

la décupler au lieu de lui donner un exutoire. Le chargement presque terminé, il jeta la dernière botte avec tant d'énergie qu'elle alla trop loin et glissa hors de son alvéole, prête à basculer. Il bondit en avant avec un juron exaspéré, sachant déjà qu'il arriverait trop tard. Si cette saleté éclatait, il mettrait une heure à tout ramasser.

La botte se redressa avant même qu'il ne la touche, glissa vers lui et reprit sa place au sommet de la pile. Walt avait dû arriver juste à temps pour la retenir.

— Merci, grommela-t-il en commençant à retirer ses gants. — De rien. Grant se figea, tétanisé. Cette fois, il perdait vraiment la tête. Il avait

cru entendre la voix de Mercy. Elle contourna le camion et s'avança vers lui. Bouche bée, il la

regardait s'approcher sans un geste. Pourquoi était-elle venue ? se demanda-t-il stupidement. Et comment était-elle venue ? Il n'avait pas entendu de véhicule. Elle était bien capable d'avoir demandé au chauffeur du car de Clear Springs de la déposer à l'entrée du chemin, et de faire les huit kilomètres à pied. Elle ne ressemblait plus à la femme sophistiquée qu'il avait vue à la télévision mais à sa Mercy à lui, en jean et bottes fourrées, avec sa grosse veste de mouton. Il ne manquait que la queue-de- cheval : ses cheveux blonds flottaient librement sur ses épaules et il sentit son corps se raidir en se souvenant de la façon dont cette chevelure l'avait effleuré de façon si intime. Il voulut résister à ses souvenirs et sa voix se fit brutale :

— J'ai su, pour l'inculpation. Félicitations. Elle s'immobilisa, juste devant lui, et haussa les épaules comme si

cette victoire qu'elle avait désirée si passionnément n'avait plus de valeur pour elle.

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— Tout suivra son cours maintenant. Ils chercheront surtout à attirer le moins d'attention possible. Ils savent ce que leurs patrons attendent d'eux.

— Alors tu as fait ce que tu devais faire. — Oui. Comme tu avais dit que je le ferais. — Tu étais bien la seule à en douter. Il acheva d'arracher ses gants, et sa voix changea un peu quand il

demanda : — Tu... vas bien ? — Oui. Il sentit la conviction dans sa voix, et leva les yeux vers son visage. — Tu avais raison, continua-t-elle. Je ne pouvais vraiment rien faire

pour Nick. Allison elle-même le savait. Moi... j'ai mis un peu plus de temps à comprendre.

— On ne peut pas brusquer ces choses-là, concéda-t-il. Alors, quand est-ce que tu reprends le travail ?

— Tout de suite, j'espère. Quelque chose mourut en lui, un dernier espoir dont il n'avait même

pas eu conscience. Il détourna la tête en silence, fourra ses gants dans sa poche. Il ne fallait pas qu'elle voie son visage : cette fois, il sentait qu'il ne réussirait pas à contrôler son expression.

— Enfin, ajouta-t-elle doucement, s'il y a de l'embauche par ici... Il se retourna d'un bloc. — Quoi ? Elle fit un geste vers les bottes de foin. — On dirait que tu as besoin d'un coup de main. Yeux ronds, bouche ouverte, il la contemplait stupidement. Il la vit

prendre une longue, très longue inspiration et poser la main sur la ridelle du camion comme si elle avait besoin d'un point d'appui.

— Il y a un petit problème, reprit-elle d'une voix qui tremblait un peu. Je cherche un boulot permanent.

Grant avala sa salive avec effort. Il ne comprenait pas un mot de ce qu'elle disait. Obscurément, il sentait bien qu'il se montrait intensément stupide mais il ne sut que bredouiller :

— Mais tu en as déjà un, non ? — J'en avais un. Un boulot qui m'a passionnée pendant un certain

temps. Mais j'ai fini par comprendre qu'il me prenait plus qu'il ne me donnait. Plus, aussi, que je ne pouvais donner. Alors j'ai démissionné.

— Tu as... Il cligna des yeux, abasourdi, et la vit hocher gravement la tête.

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— C'est sans doute idiot, je sais. Tu connais les filles de la ville : toutes des hystériques. Mais une fois que j'ai su que j'étais capable de tout reprendre là où j'en étais restée, je me suis rendu compte que je n'en avais plus vraiment envie.

Il nota machinalement l'inflexion ironique de sa voix quand elle dit « filles de la ville », son mot à lui. Trop stupéfait, il ne put que répéter :

— Tu as vraiment démissionné ? — Hier. Hier. Elle avait démissionné hier ? Et elle était venue tout droit ici ? — Mercy..., commença-t-il. Puis il se tut, parce qu'il redoutait encore de l'avoir mal comprise. Silencieuse, elle essayait d'arracher une écharde qui dépassait du

plateau de bois du camion. Elle s'acharnait, très concentrée, comme s'il s'agissait d'une tâche importante. Grant comprit brusquement qu'elle était aussi anxieuse que lui. Il la vit relever le menton et retrouva la Mercy courageuse et solide qu'il avait toujours connue. Celle qu'il avait probablement toujours aimée.

— Tu as vraiment appelé la pouliche Sans-Mercy ? demanda-t-elle. Il mit un instant à réagir. Elle avait donc déjà croisé Walt ? — Je... oui. — Parce que je n'étais pas là, ou que c'est ça que tu veux ? Grant avala encore une fois sa salive. Il lui devait la vérité. Elle était

venue ici sans savoir comment il allait l'accueillir. Et cela seul avait dû lui demander un tel courage qu'il en avait le cœur serré.

— Le nom, articula-t-il, n'était pas un souhait. Plutôt une lamentation. Tu m'as manqué, Mercy.

Elle cessa de respirer. Ses yeux verts s'élargirent et l'espoir qui jaillit d'eux lui apprit tout ce qu'il avait besoin de savoir. Le visage tendu, les yeux brillants, il fit un pas en avant. Il venait de comprendre quelque chose, une évidence peut-être mais qui prenait soudain pour lui les allures d'une véritable découverte. Mercy avait quelque chose de plus que Constance, une chose qui avait même manqué à sa mère : une indépendance totale de cœur et d'esprit, une qualité rare et qui lui garantissait que si elle restait, ce serait uniquement parce qu'elle le voulait vraiment.

— Si tu cherches vraiment de l'embauche... je te prends. Tu es bien sûre que tu sais à quoi tu t'engages ?

— Oui, souffla-t-elle. Oh, oui, je suis sûre. Si toi, tu l'es aussi. Une joie sauvage s'engouffra en lui mais, au dernier moment, il eut

presque peur de s'y abandonner.

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— Tu manies Joker plutôt bien, dit-il. Et tu t'es bien débrouillée pour la naissance de la pouliche.

— J'espère qu'il y aura une douzaine de naissances, s'écria-t-elle, téméraire. C'est la seule chose qui manque par ici.

Grant entendit son propre hoquet de surprise. — De quel genre de naissances parles-tu, exactement ? Elle le regarda bien en face. — De quel genre, à ton avis ? Je t'aime, ajouta-t-elle simplement. Les yeux de Grant se fermèrent un instant. — Je t'aime aussi. — Je sais, dit-elle sans effort. Ses yeux se rouvrirent d'eux-mêmes. Il la contempla, abasourdi, et

elle lui sourit tendrement. Dire qu'il avait été si longtemps incapable de faire confiance à ce sourire !

— J'ai compris ça, murmura-t-elle, quand tu es arrivé au grand galop dans cette ville que tu détestais, rien que pour t'assurer que j'avais suffisamment de protecteurs autour de moi.

Grant lui sourit, enchanté et gêné à la fois. — J'ai abattu mes cartes, hein ? — Quelques-unes, seulement, car je ne savais pas si tu... m'aimais

assez pour me pardonner. — Te pardonner quoi ? — D'être une fille de la ville. Il secoua la tête solennellement. — Tu n'es plus une fille de la ville. — Et nos enfants ne seront pas des gosses de la ville non plus. A l'idée d'une petite bande de gamins lâchés sur le ranch, tous doués

de l'esprit indomptable de Mercy, Grant sentit un immense sourire lui étirer le visage. Brusquement, il se mit à rire.

— Je commence à me dire que notre jolie pouliche mérite un nom plus approprié.

— Comme quoi, par exemple ? Il lui tendit enfin les bras et elle s'y glissa joyeusement. Dès qu'il la

toucha, une flamme jaillit en lui, une flamme tempérée d'une tendresse toute neuve, telle qu'il ne s'était jamais autorisé à en ressentir auparavant.

— Mercy's Fire, murmura-t-il. Le feu de Mercy. Elle ne put rien répondre : il l'embrassait déjà. Il fallait bien qu'il lui montre exactement ce qu'il voulait dire !

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Epilogue

— Celui-là, il a beau ne pas être un Fortune, il est digne d'en être un ! Sterling Foster parlait avec sa décision habituelle, mais aussi avec

une chaleur inhabituelle. Ravie, Kate le regarda traverser la pièce vers elle, toujours aussi élégant avec sa haute silhouette mince et son épaisse chevelure blanche. C'était son meilleur ami, pensa-t-elle, celui avec qui elle avait traversé tous les coups durs de ces deux dernières années.

— Qui donc ? demanda-t-elle. Elle devinait bien de qui il parlait mais elle voulait entendre son

opinion. — Le jeune McClure. Kate hocha la tête en souriant. Il lui arrivait souvent de contredire

Sterling, parfois pour le seul plaisir d'argumenter avec lui mais, pour une fois, elle était totalement d'accord. Elle n'avait jamais eu beaucoup l'occasion de rencontrer le fils de Barbara, mais elle avait beaucoup entendu parler de lui. D'abord par Barbara, cette belle-fille qu'elle aimait tendrement, et aussi par sa petite-fille Kristina. La jeune femme ne tarissait pas d'éloges sur son grand frère. Elle l'appelait toujours comme cela, « mon grand frère », jamais « mon demi-frère » ou même « mon frère ». Au fil des anecdotes de la jeune fille, tour à tour admiratives ou ironiques, Kate pensait avoir appris à le connaître. Elle appréciait beaucoup ce garçon, et elle l'admirait sa détermination.

— Pourquoi me parlez-vous de Grant justement maintenant ? s'enquit-elle.

— On le cite dans le journal. — Tiens ! Qu'a-t-il donc encore fait ? demanda Kate, amusée. Sterling brandit le journal qu'il tenait à la main.

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— Il a vendu le premier poulain de Fortune's Fire pour une somme invraisemblable. A mon avis, aucun cheval ne peut valoir autant.

Kate sourit. Les chevaux n'étaient décidément pas la tasse de thé de Sterling.

— Quelle que soit la somme, vous trouverez toujours que c'est trop cher pour un cheval, rétorqua-t-elle.

— C'est vrai, admit-il sans gêne. Mais je suis capable de voir quand quelqu'un sait mener son affaire. Votre cadeau lui a porté chance.

— Encore plus que vous ne le pensez, murmura Kate avec un sourire. Etait-ce vraiment un hasard ? Les legs personnalisés que Kate avait

faits à ses enfants et petits-enfants avaient souvent, d'une façon ou d'une autre, provoqué des rencontres inespérées.

— A ce train-là, il est parti pour faire fortune ! s'écria Sterling, très satisfait.

Le sourire de Kate se fit mystérieux. — Je crois cependant qu'il y a une pouliche qu'il ne vendra pas. Une

petite pouliche appelée Mercy's Fire. — Comment dites-vous ? Décidément, je ne sais pas où les éleveurs

vont chercher ces noms ! — Mercy, dit tranquillement Kate, est le petit nom que Grant a donné

à sa femme. Sterling se retourna, stupéfait, et Kate éclata de rire. Elle adorait le

surprendre mais elle n'y parvenait que rarement. — Il s'est marié ? Kristina jurait ses grands dieux qu'il resterait seul

toute sa vie, après l'épisode avec la petite Carter. Qui est-ce qu'il a épousé ? Attendez...

Kate attendit, enchantée, que l'esprit rapide de l'avocat fasse le rapprochement nécessaire.

— Cette amie de Kristina qui est partie dans le Wyoming ? Celle qui a témoigné contre les assassins du policier, il y a quelques mois ?

— Meri Baxter, confirma Kate. Mais je crois qu'on l'appellera Mercy désormais. C'est une fille fantastique, courageuse dans tous les sens du terme et très intelligente. Kristina était sa demoiselle d'honneur. Si seulement elle pouvait enfin trouver le bonheur, elle aussi !

Le cœur de Kate se serra un peu. Quand admirerait- elle sa petite-fille dans sa propre robe de mariée ? Mais il fallait pour cela que Kristina s'éloigne, fasse de nouvelles rencontres. Oui, c'était une bonne idée. Ce serait excellent pour cette petite de s'en aller d'ici quelque temps, d'échapper un peu aux problèmes de la famille. Pourquoi ne pas l'envoyer en Californie pour s'occuper de son propre héritage ?

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Il suffisait parfois de si peu ! Plusieurs fois depuis son décès officiel, l'héritage de Kate avait changé la vie de l'un de ses descendants.

Sterling la regardait en fronçant les sourcils, sa bonne humeur envolée.

— Que complotez-vous encore ? Kristina n'a pas besoin de vous pour se trouver un mari. Elle est bien assez dégourdie, croyez-moi !

— Je sais, je sais, murmura-t-elle d'une voix apaisante. De toute façon j'ai bien d'autres soucis en ce moment !

Non, elle n'avait pas envie de taquiner Sterling aujourd'hui. Subitement grave, elle sauta sur ses pieds et se mit à arpenter la pièce.

— A mon avis, nous n'allons plus pouvoir continuer bien longtemps cette mascarade. Ce qui arrive à Jake est bien trop grave, il a besoin de tout le soutien possible. Cette affaire atroce traîne en longueur, je n'en peux plus d'attendre que la police retrouve le véritable assassin de Monica. J'avais décidé de rester morte le temps de découvrir qui avait cherché à me tuer, c'est fait. C'est elle qui est morte maintenant et ma famille a besoin de moi. Sans parler de... Brandon. Je n'arrive pas à y croire. Comment Ben a-t-il pu me faire ça ? Quelle désillusion ! J'ai voulu avoir la vérité, eh bien, je l'ai ! Maintenant, il faut seulement que je trouve un moyen de revenir à la vie sans leur donner un choc trop rude à tous !

— Ma chère Kate... Nous trouverons une solution. La voix de Sterling était un peu brusque mais il avait une façon bien

à lui de lui entourer les épaules de son bras. Kate soupira. Qu'aurait-elle fait sans le soutien de Sterling, ces temps derniers ? Ils avaient eu des affrontements mémorables, il cherchait toujours à l'empêcher de prendre trop de risques, mais il était toujours là quand elle avait besoin de lui, toujours prêt à l'aider et à la réconforter avec sa tendresse un peu gauche. Cette tendresse dont elle n'avait plus du tout envie de se passer.

Sterling les avait tous sauvés du désastre et, si la famille devait survivre à cette série noire, ils auraient encore besoin de lui. Et ils survivraient, bien sûr ! Elle était absolument déterminée à les tirer d'affaire et elle trouverait bien encore quelques stratagèmes pour contrer le mauvais sort qui s'acharnait sur eux. Car les Fortune n'étaient pas les enfants du destin mais ses enfants à elle. Et elle les sortirait indemnes de cette épreuve.