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1 Emmanuel DECAUX Droits fondamentaux, n° 8, janvier 2010-décembre 2010 www.droits-fondamentaux.org RENE CASSIN : ENTRE MEMOIRE ET HISTOIRE Emmanuel DECAUX Professeur de droit public à l'Université Panthéon-Assas (Paris II) Directeur du Centre de Recherche sur les Droits de l’Homme 1. Lorsqu’on pense aux premiers compagnons présents à Londres, dès juin 1940 aux côtés du Général de Gaulle, à commencer par son aide-de-camp le lieutenant Geoffroy de Courcel, le petit-fils du baron de Courcel qui était ambassadeur à Londres au moment de Fachoda Maurice Schumann ce jeune journaliste déchiré entre Alain et Bergson qui deviendra la « Voix de la France » à la BBC ou le professeur René Cassin, le « légiste de la France libre » un quinquagénaire qui après avoir été grièvement blessé en 1914 avait présidé l’Union fédérale des associations françaises des mutilés et anciens combattants et participé à ce titre aux travaux de la SDN les derniers vers prononcés par Albany dans le Roi Lear viennent irrésistiblement à l’esprit : The weight of this sad time we must obey Speak what we feel, not what we ought to say, The oldest hath borne most: we that are young Shall never see so much, nor live so long. 2. Né en 1887, René Cassin est mort en 1976, à près de 90 ans, après une vie d’une richesse exceptionnelle : après la grande aventure de la France libre, où il ancra la Résistance gaulliste dans la tradition républicaine, il sera 16 ans vice-président du Conseil d’Etat, de 1944 à 1960, et siégera ensuite dix ans et huit mois comme membre du Conseil constitutionnel un privilège exceptionnel que seul Louis Joxe pourra lui disputer. Ces vingt-cinq ans au cœur de la vie politique, administrative et juridique française restent méconnues, alors que l’action internationale de Cassin, que ce soit au sein de la Commission des droits de l’homme des Nations Unies ou à la Cour européenne des droits de l’homme est beaucoup mieux connue, grâce à la récompense du prix Nobel de la paix qui en 1968 a marqué le vingtième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

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1 Emmanuel DECAUX

Droits fondamentaux, n° 8, janvier 2010-décembre 2010 www.droits-fondamentaux.org

RENE CASSIN : ENTRE MEMOIRE ET HISTOIRE

Emmanuel DECAUX

Professeur de droit public à l'Université Panthéon-Assas (Paris II)

Directeur du Centre de Recherche sur les Droits de l’Homme

1. Lorsqu’on pense aux premiers compagnons présents à Londres, dès juin 1940 aux côtés du

Général de Gaulle, à commencer par son aide-de-camp le lieutenant Geoffroy de Courcel, – le

petit-fils du baron de Courcel qui était ambassadeur à Londres au moment de Fachoda – Maurice

Schumann – ce jeune journaliste déchiré entre Alain et Bergson qui deviendra la « Voix de la

France » à la BBC – ou le professeur René Cassin, le « légiste de la France libre » – un

quinquagénaire qui après avoir été grièvement blessé en 1914 avait présidé l’Union fédérale des

associations françaises des mutilés et anciens combattants et participé à ce titre aux travaux de la

SDN – les derniers vers prononcés par Albany dans le Roi Lear viennent irrésistiblement à

l’esprit :

The weight of this sad time we must obey

Speak what we feel, not what we ought to say,

The oldest hath borne most: we that are young

Shall never see so much, nor live so long.

2. Né en 1887, René Cassin est mort en 1976, à près de 90 ans, après une vie d’une richesse

exceptionnelle : après la grande aventure de la France libre, où il ancra la Résistance gaulliste

dans la tradition républicaine, il sera 16 ans vice-président du Conseil d’Etat, de 1944 à 1960, et

siégera ensuite dix ans et huit mois comme membre du Conseil constitutionnel – un privilège

exceptionnel que seul Louis Joxe pourra lui disputer. Ces vingt-cinq ans au cœur de la vie

politique, administrative et juridique française restent méconnues, alors que l’action

internationale de Cassin, que ce soit au sein de la Commission des droits de l’homme des Nations

Unies ou à la Cour européenne des droits de l’homme est beaucoup mieux connue, grâce à la

récompense du prix Nobel de la paix qui en 1968 a marqué le vingtième anniversaire de la

Déclaration universelle des droits de l’homme.

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3. Mais peut-on écrire la biographie d’un universitaire et qui plus est d’un juriste ? Il faut des

personnages flamboyants comme Bernard Berenson ou Maynard Keynes, ou des carrières

sulfureuses comme celle de Martin Heidegger ou de Carl Schmitt, pour attirer les historiens, mais

il n’y a aucune biographie de Hans Kelsen ou de Georges Scelle, malgré leur rayonnement

intellectuel, et leur influence doctrinale, sans parler de leur verve polémique.

4. C’est dire qu’au moment où paraissent d’excellentes biographies de ses cadets dans le

gaullisme, Louis Joxe (1901-1991)1 ou Gaston Palewski (1901-1984)

2, après des travaux

importants sur ses contemporains comme Léon Noël (1888-1987)3 ou Pierre Cot (1895-1977)

4, on

attendait beaucoup de l’ouvrage consacré à René Cassin par deux historiens renommés, Antoine

Prost et Jay Winter5. Les premiers comptes-rendus dans la presse dite de qualité semblent

renforcer les clichés sur René Cassin, les uns en faisant le « père de la déclaration universelle des

droits de l’homme » (Le Monde), les autres, l’origine de tous les maux désormais attribués aux

droits-de-l’hommistes (Le Figaro), sans que les journalistes n’aient pris la peine de feuilleter

l’ouvrage… René Cassin est bien plus que cela, la lecture attentive de la biographie de Prost et

Winter suffit à le montrer avec distance et empathie.

5. La parution de l’ouvrage avait été annoncée lors de la journée d’étude organisée le 28 octobre

2008, au Palais-Royal, par la Commission nationale consultative des droits de l’homme et le

Conseil d’Etat, avec le cours de l’Institut international des droits de l’homme, qui avait réuni à

cette occasion grands témoins, juristes et historiens. Les Actes de cette journée publiés sous le

titre De la France libre aux droits de l’homme. L’héritage de René Cassin6, attestent de la

richesse de l’œuvre de René Cassin et de la multiplicité des apports inédits. Cette publication

s’inscrivait dans le droit fil des colloques de référence, organisés à l’initiative de « l’Association

1 MORELLE Chantal, Louis Joxe, diplomate dans l’âme, André Versaille éditeur, 2008. L’auteur avait déjà publié

avec Pierre Jakob, Henri Laugier, Un esprit sans frontières, Bruxelles, Bruylant, 1997.

2 BERNOT Jacques et PALEWSKI Gaston, Premier baron du gaullisme, éditions François-Xavier de Guibert, 2010. 3 BEAUVOIS Yves, Léon Noël de Laval à de Gaulle via Pétain (1888-1987), Septentrion Presses universitaires, 2001. 4 JANSEN Sabine, Pierre Cot : Un antifasciste radical, Fayard, 2002. 5 PROST Antoine et WINTER Jay, René Cassin, Fayard, 2011. 6 De la France libre aux droits de l’homme. L’héritage de René Cassin, Paris, La Documentation française, 2009.

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pour la fidélité à la pensée de René Cassin », en 19807 et en 1998

8. Depuis lors l’Association,

présidée par le président Marceau Long, dont Bernard Ducamin avait été la cheville ouvrière, a

fusionné avec l’Institut Cassin de Strasbourg qui a récemment fêté son 40ème

anniversaire,

organisé par Jean-François Flauss, sous la présidence de Jean Waline, un autre fidèle disciple de

René Cassin… On ne compte pas non plus les colloques universitaires consacrés à la Convention

européenne des droits de l’homme où la figure tutélaire de René Cassin ne soit évoquée et

invoquée9. Certains iront même jusqu’à craindre les excès d’un « culte de la personnalité »,

comme l’illustreront les polémiques tardives suscitées par John Humphrey. Le gigantesque

Amicorum discipulorumque Liber, en quatre volumes est autant un tombeau qu’un monument

juxtaposant dans un curieux bric-à-brac une thèse, un colloque des hommages et des recueils

d’articles. C’est là que Karel Vasak n’hésite pas à qualifier Cassin de « principal auteur de la

Déclaration universelle »10

… Il manque seulement une belle édition critique de l’œuvre de

Cassin, reprenant l’ensemble de ses écrits et de ses discours.

6. Il est dès lors pour le moins un peu rapide d’écrire que « le monde universitaire semble l’avoir

oublié » en déplorant qu’ « aucune faculté de droit n’a organisé de colloque en sa mémoire »

(p.407). D’autant que les auteurs affichent un souverain mépris pour les travaux des juristes,

comme en atteste la bibliographie où l’œuvre de référence de Gérard Cohen-Jonathan est réduite

à quelques journées d’étude (p. 419). Il serait d’ailleurs intéressant d’étudier plus à fond

l’entourage ou « les entourages » de René Cassin et de mieux cerner le rôle de certaines figures

controversées, comme celle de Karel Vasak, génie de l’ombre dont le nom n’apparaît même pas

dans la bibliographie, alors que ses initiatives, ses propos et ses écrits éclairent l’attribution du

prix Nobel de la paix à Cassin en 1968.

7 Actualité de la pensée de René Cassin. Actes du colloque international organisé par l’association pour la fidélité à la

pensée de René Cassin, C.N.R.S., 1981 ; rééd. hors commerce, par l’Institut international des droits de l’homme,

2008. 8 René Cassin (1887-1976). Une pensée ouverte sur le monde moderne. Hommage au Prix Nobel de la paix 1968,

Paris, Honoré Campion, 2001. 9 Notamment le colloque organisé en 2000 par Catherine TEITGEN-COLLY et al., Cinquantième anniversaire de la

Convention européenne des droits de l’homme, Bruylant, 2002. 10 René Cassin Amicorum Discipulorumque Liber, IV Méthodologie des droits de l’homme, Paris, Pedone, 1972, p. 2.

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7. Les ouvrages de proches de René Cassin avaient tracé les jalons d’une première biographie

intellectuelle, grâce à Marc Agi11

et à Gérard Israël, dont le brillant essai récemment réédité,

constitue une excellente introduction à la pensée et l’action de Cassin12

. Bien plus, Gérard Israël a

su aller à l’essentiel dans les Archives de René Cassin, livrant des informations neuves que n’ont

fait que confirmer ses successeurs. Après les propres souvenirs de René Cassin qui constituent un

passionnant bilan de première main sur les années cruciales 1940-1941 où il était presque seul

aux avant-postes de la France libre13

, les témoignages de ses contemporains et les hagiographies

de ses disciplines, un certain recul était sans doute nécessaire pour synthétiser tous ces apports,

concilier les idées et les faits, dans une grande biographie « à l’américaine », fondée sur des

recherches inédites dans les archives pour illustrer les multiples facettes d’une vie hors du

commun.

8. Force est de constater que le pari n’est tenu qu’à moitié. Certes les 400 pages de l’ouvrage

publié sobrement sous le titre René Cassin offrent de nombreuses pistes, mais ses lacunes sont

tout aussi éclatantes. La biographie définitive de René Cassin reste à écrire. Le rôle respectif des

deux auteurs n’est pas précisé, mais on a le sentiment que la répartition des rôles entre eux

contribue à accentuer les défauts de l’œuvre collective - comme dans la fameuse boutade

attribuée à Talleyrand… Ainsi l’excellente première partie sur le monde des anciens combattants

qui doit beaucoup aux travaux antérieurs d’Antoine Prost sur le sujet, néglige toute la littérature

anglo-saxonne. Il y a une part de name-dropping chez le méridional que reste René Cassin, alors

qu’on ne trouve mention de son nom qu’à une seule occasion dans le journal d’Harold Nicolson

dont le nom est confondu avec celui de l’acteur américain (« Nicholson » (sic), p.165) et nulle

part dans les mémoires de Duff Cooper ou d’Anthony Eden, pas plus que dans les journaux des

grands diplomates français, comme René Massigli ou Hervé Alphand (celui-ci apparaît dans le

cahier d’illustrations de l’ouvrage aux côtés de Cassin sur une photo datée de 1941, reprise des

Hommes partis de rien, sans être identifié). Inversement, Jay Winter qui s’est intéressé à la

dernière partie de la carrière de René Cassin, néglige toute la littérature française sur le Conseil

11 René Cassin, fantassin des droits de l’homme, Paris, Plon, 1979. Cf. aussi René Cassin, Prix Nobel de la Paix (1887-

1976), père de la Déclaration universelle des droits de l’homme, Paris, Perrin, 1998. 12 René Cassin (1887-1976). La guerre hors la loi. Avec de Gaulle. Les droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2007

(1ère éd. Desclée de Brouwer, 1990). 13 Notamment Les Hommes partis de rien. Le réveil de la France abattue (1940-1941), Plon 1975. Rééd. 1987.

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de l’Europe et la Convention européenne des droits de l’homme, les débuts de la IVème

République et ceux de la Vème

République, le Conseil d’Etat ou le Conseil constitutionnel, alors

même que des sources récentes multiplient les informations inédites.

9. On se demande d’ailleurs dans quelle langue ont été faites les recherches documentaires tant

les coquilles abondent. Il serait sans doute mesquin d’en dresser la liste exhaustive, mais

s’agissant d’archivistes qui se targuent de présenter la première biographie scientifique de Cassin,

il est curieux de voir mentionner une « lettre de J. Fougues-Dupuy à René Cassin » du 10 février

1945 (p. 282, note 2), sachant que Jacques Fouques-Duparc était le directeur du secrétariat des

conférences, en charge de la diplomatie multilatérale, au Ministère des affaires étrangères. Tout

aussi curieusement le nom d’André Gros, jurisconsulte du Quai d’Orsay et futur juge à la Cour

internationale de justice, est régulièrement affublé du prénom de Louis (p. 263 ; p. 287). Il

suffisait de se référer à la collection des Documents diplomatiques français, avec la série de

l’après-guerre, entamée en 1996, où on trouve plusieurs occurrences du nom de Cassin. Dès 1944,

l’idée de Georges Bidault était de consulter des hommes politiques et « des techniciens qui ont eu

l’occasion de connaître du dehors ou du dedans, sur le plan théorique ou pratique, le

fonctionnement des organismes genevois »14

et de « faire état d’actes précis illustrant la continuité

de notre fidélité aux idéaux d’une organisation internationale de sécurité comme l’institution de

Genève (…) »15

. Le nom de René Cassin apparaît également dans les travaux visant la poursuite

des grands criminels de guerre16

, sa qualité de président de l’Alliance israélite universelle étant

rappelée.

10. Les mêmes approximations se retrouvent au sujet des institutions internationales : le nom de

William Rappard, l’un des fondateurs, avec Paul Mantoux, de l’Institut Universitaire des hautes

études internationales de Genève est écorché (« Rappart », p. 271). Il est assez curieux de lire que

l’Académie internationale de La Haye « avait ouvert en 1923 et était peu ou prou associée à la

CIJ » (p. 271), alors qu’il s’agissait à l’époque de la Cour permanente de Justice internationale ou

approximatif d’écrire que Georges Scelle « qui avait publié des textes sur la sécurité collective »

14 DAI, 1944, t. II, Imprimerie Nationale, 1996, p. 412. 15 Idem, p. 462. 16 DAI, 1945, t. I, Imprimerie Nationale, 1998, pp. 216 et s.

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(sic) était « secrétaire permanent » de l’Académie alors qu’il en était le « secrétaire général » (p.

272). Au passage, il est déploré que Cassin qui « aurait pu devenir ce qu’on appelle un « grand »

professeur de droit (…) ne publie pas chez Sirey ou Dalloz son travail sur le contentieux des

pensions ou son cours de 1930 à La Haye » (p. 403), alors qu’à l’époque le R.C.A.D.I. était

publié chez Sirey ! On pourrait également s’interroger sur le sens de la comparaison avec « les

civilistes qui occupent alors la première place », Esmein et Ripert : « Cassin était sans doute

aussi bon juristes qu’eux, mais il a lui-même choisi de limiter son travail scientifique » (p. 73),

surtout quand on sait qu’Esmein est mort en 1913 était avant tout un constitutionnaliste, même

s’il a fondé la Revue trimestrielle de droit civil17

. Mais plus sérieusement un grand flottement

règne sur les institutions internationales : il est fait état de « l’Institut de droit international de

Genève » (p. 80) mais en le confondant avec l’I.U.H.E.I. dirigé par Paul Mantoux (p. 94) ; ou

encore de l’ « American Institute for International Law » (p.207), et de « l’Institut de droit

international de New York » (p. 275), pour évoquer les travaux précurseurs de l’I.D.I. avec la

Déclaration des droits de l’homme de 1929. C’est d’autant plus regrettable que les archives de ces

différentes institutions auraient donné des pistes sur les réseaux d’influence de René Cassin, lui-

même titulaire d’une chaire de droit privé, dans le milieu fermé des internationalistes de Genève

et de La Haye, aux côtés de Georges Scelle ou de Jules Basdevant.

11. Là où la biographie d’Antoine Prost donne les clefs les plus utiles c’est sur la formation

première de René Cassin, permettant de tracer le fil conducteur d’une destinée, avec sa part de

hasard et de nécessité. Sa naissance à Bayonne et son enfance à Nice, dans une France encore

marquée par l’affaire Dreyfus, est heureuse au sein d’une famille partagée entre un père

entrepreneur viticole dynamique et une mère attachée à la tradition juive. Monté à Paris comme

étudiant en droit aux côtés d’un autre méridional – Paul Ramadier – il connaît ses premiers succès

avec une licence obtenue en 1908 et une thèse fameuse sur le principe de l’exception

d’inexécution soutenue en 1914, tout en menant des travaux alimentaires chez Sirey et dans le

cabinet d’un avocat aux Conseils, Me Gaston Mayer. Il s’inscrit également au barreau de Paris en

1909. La guerre, à 26 ans, va bouleverser cette carrière toute tracée, avec l’épreuve du feu, et très

vite une grave blessure, le 12 octobre 1914, qui lui vaut une décoration et le laisse invalide à

17 Dictionnaire historique des juristes français, XIIème-XXème siècles, Paris, PUF, 2007.

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65 %, astreint à porter un corset toute sa vie. Réformé en 1915, il reprend des cours à l’Université

d’Aix, sans pour autant être titularisé, passe l’agrégation de droit privé en 1920 et, reçu troisième

de son concours, devient professeur à Lille. S’il fait belle figure devant ce choix, sa déception

intime de n’avoir pu poursuivre sa carrière à Aix est naturelle. Il sera nommé à Paris en 1929,

mais là encore, cette nomination tant attendue ne va pas de soi. Un emploi d’ « agrégé sans

enseignement » a en effet été créé sur mesure pour lui en mars 1928 par le gouvernement, mais ce

poste ne lui revient pas et il est finalement élu l’année suivante comme « chargé de fonctions

d’agrégé », par un jeu de chaises musicales18

. En 1930, il obtient enfin une chaire de droit civil.

12. Mais parallèlement à cette carrière académique ordinaire, René Cassin est mobilisé par le sort

des victimes de guerre. Le drame de 14-18 a fait naître chez lui un sentiment profond de solidarité

humaine, accentué par des deuils familiaux, notamment la mort au front d’un beau-frère laissant

quatre orphelins. Il va mettre ses compétences juridiques et toute son énergie au service des

mutilés de guerre, des veuves et des orphelins. Il est à l’origine de la création de l’Office national

des pupilles (O.N.P.) et de l’Office national des mutilés (O.N.M.), avec une gestion paritaire. Il

présidera en 1921-22 et en 1923-24, l’Union fédérale des associations françaises des mutilés et

anciens combattants (U.F.), à la suite d’Henri Pichot.

13. Déjà apparaît la « méthode » de René Cassin, ce sens des « transactions » qui permet de

trouver des compromis sans céder sur les principes (p. 58). Pour ce faire, il utilise les institutions

comme levier, tout en gardant son indépendance, « cette indépendance qui ne commande pas la

négation et la critique systématique, mais qui donne à la collaboration comme à l’opposition une

force incomparable » dira-t-il en 1922 (p. 59). Ses premiers travaux militants portent ainsi sur les

prestations sociales, en invoquant un « droit au secours » et en cherchant à élargir le « champ de

l’assistance humanitaire » sur le plan européen (p. 99). Alors que d’autres associations d’anciens

combattants sont marquées par le nationalisme, René Cassin militera dans des organisations

républicaines, au nom du « sens de la solidarité » (p. 70), traduisant une première forme

d’internationalisme. Il déclarera encore en 1938 que « si les troubles sociaux qui n’ont pas

18 HALPERIN Jean-Louis, Paris, capitale juridique (1804-1950). Etude de socio-histoire sur la Faculté de droit de

Paris, Editions rue d’Ulm, 2011, p. 81, cf. aussi la notice p. 122.

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épargné les autres nations ont jusqu’ici été évités à la France, c’est que notre pays a eu, plus que

tout autre le sens de la solidarité » (p. 78).

14. Cette pensée qui s’inscrit tout naturellement dans le grand courant du « solidarisme », incarné

par Léon Bourgeois, trouve très vite sa dimension internationale. Dès le début des années vingt,

l’O.I.T., à travers une coopération technique sur l’appareillage des invalides des deux camps,

grâce aux efforts conjugués de René Cassin et d’Adrien Tixier, ouvrira non sans mal la voie au

rapprochement des associations d’anciens combattants, avec la Conférence internationale des

associations de mutilés et d’anciens combattants (CIAMAC). Il incarne ainsi à l’avance l’esprit

des O.N.G., qui « n’est pas de se substituer aux gouvernements, mais de faire connaître aux

gouvernements les sentiments des masses populaires » en parlant au nom de tous ceux qui avaient

acquis par leur courage et leurs souffrances, une autorité morale incontestable, (en représentant)

une génération d’hommes en uniforme, leurs familles, leurs veuves et leurs orphelins (p. 90).

Henry de Jouvenel évoquera à ce propos « la sainte conjuration des blessures et des

espérances »19

.

15. La victoire du Cartel, en 1924, marque un nouveau tournant. Edouard Herriot élargit la

délégation française à l’Assemblée de la S.D.N., désignant trois titulaires, Léon Bourgeois,

Aristide Briand et Joseph Paul-Boncour, trois suppléants, Maurice Sarraut, Henry de Jouvenel et

Louis Loucher, mais également trois « délégués adjoints », Georges Bonnet, René Cassin, au titre

des Anciens combattants et Léon Jouhaux, pour représenter la C.G.T.. Pour renforcer sa position

au sein de la délégation française, Cassin sera tenté par un engagement politique plus marqué,

sous les couleurs du parti radical. Une première tentative de parachutage comme conseiller

général d’Antibes échoue en octobre 1928. René Cassin gardera un billet venimeux reçu à cette

occasion : « Les gens du pays commencent à connaître vos titres et qualités. Fichez-nous donc la

paix, avec vos droits et votre S.D.N. et ne nous revenez pas chaque fois que vous êtes à Antibes.

Vous êtes un sale petit juif sans importance. Signé : un vrai mutilé » (p. 360). En 1932, Cassin

tâtera le terrain dans une circonscription de Savoie voisine de celle de Pierre Cot, mais en vain.

19 MANIGAND Christine, Henry de Jouvenel, Presses universitaires de Limoges, 2000, p. 131.

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René Cassin participera également à certains travaux du bureau d’études de la C.G.T. avec des

jeunes radicaux de l’entourage de Daladier20

.

16. Il milite également au sein du Comité d’action pour la S.D.N. que préside en 1929 Henry de

Jouvenel, assisté par trois vice-présidents, Emile Borel, René Cassin et René Pleven, Pierre Cot

étant délégué général, Georges Bonnet trésorier et Pierre Brossolette secrétaire21

. Le Comité

organisera en décembre 1934 un « Congrès français de défense de la paix » inauguré par Emile

Borel et René Cassin et présidé par Paul-Boncour, Henry de Jouvenel et Henri Pichot22

. On

retrouvera Cassin dans le « Rassemblement universel pour la paix » que créent lord Robert Cecil

et Pierre Cot en 193523

. Mais des divergences apparaissent entre Cassin et Pichot qui prône le

rapprochement avec l’Italie fasciste, à la suite d’Henry de Jouvenel. D’autres responsables du

mouvement des Anciens combattants comme Jean Goy, le président de l’U.N.C., qui a été reçu

par Hitler en 1934, et s’engage dans une carrière politique comme élu de Falaise, après avoir été

battu en 1936 à Paris, finiront dans la collaboration. Cassin se trouve de plus en plus marginalisé

au sein même de l’U.F.

17. La biographie offre des aperçus intimes sur René Cassin à travers des bilans de vie qu’il

faisait à des dates importantes, non sans esprit critique à l’égard de lui-même, mêlant lucidité nue

et ambition déçue. Ainsi en 1936, devant la montée des périls, la cinquantaine venue, il

confessait: « Je disparaîtrai sans avoir donné ma pleine mesure (…). Malheureusement, une

certaine méfiance de moi-même m’a trop porté à ne pas réclamer la place où l’on exécute soi-

même ce que l’on conçoit. Albert Thomas a vraiment été l’homme qui a su faire cela (…). Dans

un cadre trop petit, et pour des publications confidentielles, j’ai fait des choses qui tout de même

resteront, même si elles sont inconnues : intérêts matériels des victimes de guerre (pupilles) et

leur rang dans le pays, mystique de la légalité républicaine – et aussi mystique de la SDN »

(p. 116). On comprend tout ce que Cassin doit au contexte politique et social de l’entre-deux-

guerres, imprégné de l’esprit de Genève ouvert aux amitiés internationales, quitte à sacrifier une

carrière scientifique d’universitaire à l’action internationale où il joue trop souvent les figurants.

20 Du REAU Elisabeth, Edouard Daladier 1884-1970, Fayard, 1993, p. 142. 21 MANIGAND Christine, op.cit., p. 133. 22 Idem, p. 135. 23 JANSEN Sabine, op. cit., pp. 219 et 223.

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Mais sa fermeté sera inébranlable pour ne pas sombrer dans le pacifisme comme tant d’autres.

L’échec de la S.D.N. à protéger les minorités nationales – avec le souvenir terrible de l’affaire

Bernheim où, face à la pétition d’un juif de Silésie, Goebbels affirme que « charbonnier est maître

chez soi » – sera souvent évoquée par Cassin, y compris au moment de l’adoption de la

Déclaration universelle, face à Vychinsky le procureur stalinien devenu diplomate.

18. Dès la mobilisation de 1939, René Cassin offre ses services à Jean Giraudoux, le nouveau

Haut-Commissaire à l’information. Le brouillon d’une lettre en date du 19 septembre figure dans

le Fonds Cassin des Archives Nationales, nos auteurs ne le citent pas, alors qu’il est

particulièrement éclairant de l’état d’esprit de Cassin qui évoque « les apports qu’un juriste, mêlé

depuis vingt ans à la politique internationale et qui a « remué » des masses d’Anciens

Combattants pour prévenir la guerre, pourrait fournir à la guerre morale menée par nous. Mes

cautions : A. Briand et Berthelot. Maintenant MM. Champetier de Ribes et Léger. Ils vous diront

dans quel esprit j’ai travaillé et je suis ardemment décidé à travailler de toutes mes forces avec

une dure expérience ». Et de citer un plan d’action : « Pourrait donner tout son temps :

I – Sur des aspects juridiques des affaires extérieures et des institutions françaises (Droit public

ou privé).

II – Liaison avec toutes les organisations d’anciens combattants soit françaises (confédération,

UF, etc.) soit interalliées ou internationales (FIDAC, CIAMAC) et par là même, américaine,

anglaise ou européenne.

III – Information de l’opinion française et des pays étrangers par radio-communiqué- articles

suggérés ou mises au point. Renseignement aux services français sur certains mouvements

d’opinions étrangères (anciens combattants et universitaires ou juristes étrangers).

IV – Au besoin mission : connaît l’allemand »24

.

19. L’expérience sera vite décevante. René Cassin s’efforcera de mettre en place « cet

observatoire des choses d’Allemagne, complet et permanent qui manque à la France »25

et

préparera quelques discours, déplorant qu’avec toute son éloquence raffinée, Giraudoux

24 TEISSIER Guy et BERNE Mauricette, Les vies multiples de Jean Giraudoux, Paris, Grasset, 2010, p. 462. 25 Idem, p. 357.

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« n’atteignit son auditoire ni au ventre, ni au cœur, ni même au cerveau »26

. Soucieux des choses

concrètes, Cassin s’investit également dans la création du Secours national, avec les équipes de

Robert Garric. Il dira même que seule cette « mission humanitaire » qui lui fera hésiter à quitter

le sol français27

. Dans ses souvenirs, Cassin évoque également les nombreux discours qu’il fait

lui-même et les articles sur « la conception hitlérienne du droit » qui seront la matrice de son

ouvrage L’Etat-Leviathan contre l’homme et la communauté humaine, publié chez Gallimard

dans le dernier numéro des « Nouveaux cahiers »28

la revue mensuelle de Detoeuf créée en 1937,

un « petit torchon » de la « ploutocratie » que vomit Drieu La Rochelle dans une critique

virulente de l’idéologie de la S.D.N.29

. Pour sa part, Cassin restera toujours fidèle à Briand, et

sera le président-fondateur de la Société des amis d’Aristide Briand dès 1944, retrouvant Pierre

Cot, Paul-Boncour, Maurice Schumann et le R.P. Riquet, en 1962 pour un grand colloque à

l’UNESCO marquant le centenaire de la naissance du « pèlerin de la paix »30

.

20. Une étude reste à faire de cette mobilisation de Cassin au service de la propagande de guerre,

à Paris avec Jean Giraudoux, puis à Londres auprès du général de Gaulle. Cassin insiste sur le fait

que sa voix est connue de nombreux auditoires. Il intervient 18 fois sur la B.B.C. en 1940,

s’adressant aux Anciens combattants, aux colonies ou aux étudiants. Les auteurs relèvent à

plusieurs reprises une certaine grandiloquence, mais la lecture de ces discours met en relief leur

force intime. Sa voix, vibrante et bien timbrée, porte loin : « discours sur l’organisation de la

paix : la voix ressemble à celle de Cassin » notera Daladier dans son journal du 22 août 194431

.

Ce qui est fascinant, c’est de constater, à travers ses discours combien René Cassin reste fidèle à

quelques grands thèmes, à commencer par celui des droits de l’homme qui apparaît dès l’avant-

guerre, marque son ancrage républicain au sein de la France libre avant de devenir un élément

fondateur du nouvel ordre international en gestation.

21. A partir de 1940, le destin de Cassin prend en effet un nouveau tour. Il aurait pu s’embarquer

sur le Massilia, avec d’autres membres de la classe politique. Léo Hamon le croise sur le quai…

26 Ibid., p.363. 27 CASSIN René, op. cit., p. 28. 28 Les nouveaux cahiers, avril 1940. 29 DRIEU LA ROCHELLE Pierre, Journal 1939-1945, Gallimard, 1992, p. 172. 30 JANSEN Sabine, op. cit., p. 125. 31 DALADIER Edouard, Journal de captivité 1940-1945, Calmann-Lévy, 1991, p. 299.

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Il préfère gagner Londres, avant même d’avoir entendu l’Appel du 18 juin qui d’ailleurs ne

s’adressait pas aux civils. Sa légende de gaulliste de la première heure gommera ce mystère :

« Un jour que je parlais avec René Cassin, il m’indiqua, sans penser dire quelque chose

d’extraordinaire, qu’il avait déjà, le 17 juin, pris la décision de partir pour Londres » soulignera

Claude Bourdet32

. René Cassin et son épouse quitteront Saint-Jean-de-Luz le 23 juin dans un

convoi australien, avec des troupes polonaises et une poignée de Français, comme Raymond

Aron. Sa rencontre avec de Gaulle en fera un homme clef, « le juriste de la France libre », chargé

de négocier les premiers accords diplomatiques et administratifs avec le gouvernement

britannique pour faire reconnaître l’existence, l’indépendance et la légitimité de la France

combattante. On connaît la suite. Il sera longtemps le premier civil de l’entourage du Général –

sans doute quelque peu isolé par son engagement républicain, son statut professoral, son âge mûr

et visé par l’antisémitisme de certains milieux militaires.

22. Son journal du 26 décembre 1940 est l’occasion d’un nouveau bilan intime : « (…) ayant

sacrifié ma vie scientifique, sinon mon enseignement, à une sorte de chimère philanthropique

dédiée à la génération des combattants, aux orphelins et à la prévention de la guerre de 1939…

voilà soudain que le voile se déchire ! J’étais pour une part modeste, marqué pour être le premier

civil venu de France pour répondre à l’appel du Général de Gaulle. Même si, après la victoire,

des déceptions et même pire t’attendent René n’oublie pas cela. Tu auras eu le privilège unique

de relever la France presque morte. Nous vaincrons ! » (p. 172). La proximité avec de Gaulle ne

sera jamais aussi grande : « au second étage se trouvait le bureau du général de Gaulle, inoccupé

en son absence et ceux de M. Fontaine et du professeur Cassin », à côté de la salle de conférences

où se tiennent les réunions33

. René Cassin, en tant que secrétaire permanent du Conseil de

défense, se décrira lui-même comme la « Cendrillon de la France libre ». S’il refuse le

contreseing ou le titre de « chancelier » que lui propose de Gaulle, il préside les réunions en son

absence. Le témoignage du général dans les Mémoires de guerre, parle de lui-même, lorsqu’il

évoque les « personnalités françaises » lui ayant refusé leur concours, comme Roland de

Margerie, tandis que d’autres comme Pierre Cot étaient « trop voyants » : « Quelques-

32 BOURDET Claude, L’aventure incertaine, Stock, 1975, p. 413. 33 Colonel PASSY, Mémoires du chef des services secrets de la France libre, rééd. Odile Jacob, 2000, p. 107. M.

Fontaine était à la tête des services civils.

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uns pourtant furent tout de suite à mes côtés et apportèrent aux devoirs qu’ils assumaient à

l’improviste une ardeur et une activité grâce auxquelles, en dépit de tout, le navire prit et tint la

mer. Le Professeur Cassin était mon collaborateur – combien précieux ! – pour tous les actes et

documents sur lesquels s’établissait, à partir de rien, notre structure intérieure et extérieure »34

.

Et René Cassin figure encore en tête de la liste, au protocole subtil, dressée en mars 1941 : « A

Londres notre administration centrale s’était affermie ; des hommes de qualité comme Cassin,

Pleven, Palewski, Antoine, Dejean, Alphand, Dennery, Boris, Antier, etc., en formant

l’ossature »35

.

23. Dans son propre journal, Cassin traduit l’exaltation du premier noyau de Français libres dans

le Londres héroïque du Blitz, notant le 20 septembre 1940 : « Le départ du Général, mais surtout

les bombardements et l’obligation de coucher hors de chez soi ont transformé le travail intérieur

et anéanti la vie normale. Aujourd’hui levé tôt au shelter de la BBC, j’ai parcouru à pied le

quartier d’Oxford Street, plus dévasté encore qu’hier. Le Langham Hotel a reçu une nouvelle

bombe. Derrière, une échelle est dressée. L’odeur âcre de l’incendie suffoque. Cependant je suis

optimiste. Rentré chez moi, je vaque à ma toilette, au ménage, puis vais au travail […]. L’après-

midi, lettres et entretiens. Je prépare un entretien important avec l’Amiral […]. Je rentre ce soir

par ciel clair et je dîne chez moi avec des tartines. Mais l’alerte sonne et voici qu’on annonce un

grand incendie vers le Sud-Est »36

. Il faudrait que ce journal intime, dont nos auteurs donnent

quelques extraits passionnants, soit intégralement publié pour avoir un témoignage immédiat sur

la vie quotidienne à Londres en 1940. Il fournirait un piquant contrepoint au Journal de 1939-

1940 de Roland de Margerie37

.

24. En septembre 1941, lors de la mise en place du Comité national, René Cassin sera

commissaire à la justice et à l’instruction publique, ce qu’il ressent non sans amertume comme

une mise à l’écart, même si ce « rôle secondaire » va lui ouvrir une voie unique pour la suite de sa

carrière. Dans ses mémoires, Cassin ne cache pas qu’il fut « révolté » de cette décision qui « [l]e

34 L’Appel. 1940-1942, Plon, 1954, p. 84. 35 Idem, p. 142. 36 Cité par CREMIEUX-BRILHAC Jean-Louis, La France libre. De l’appel du 18 juin à la Libération, Gallimard,

1996, p. 173 37 de MARGERIE Roland, Journal 1939-1940, Grasset, 2010.

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pénalisait moralement après 17 mois d’efforts ininterrompus et loyaux »38

. Crémieux-Brilhac

explique bien les raisons de cet échec, dans un contexte de rivalité avec l’amiral Muselier, alors

que Cassin avait assuré la coordination des services de Londres en l’absence du général de Gaulle

de juin à septembre 1941. Les instructions données par le Général étaient claires : « Les

oppositions, les rivalités, les chicaneries seraient indignes pour nous tous. S’il s’en produisait par

malheur, et quels qu’en soient les sujets, vous devriez agir énergiquement et, au besoin, m’en

référer immédiatement ». Comme le souligne l’historien, « la main ne sera pas jugée assez ferme,

l’éminent professeur n’étant pas porté sur la férule ; ainsi René Cassin, confirmé dans la dignité

d’un des pères fondateurs et de conscience républicaine de la France libre ; ne sera-t-il jamais

plus investi de responsabilités politiques de premier plan »39

.

25. Les critiques ne manquent pas au sein de la France libre et même si elle peut sembler sévère,

il faut citer, une lettre de Brossolette datée de Londres le 30 mai 1942 et adressée à André Philip

pour chercher à le recruter afin de remplacer Diethelm à l’Intérieur : « Vous avez sans doute (ou

ne savez pas) qu’il y a un embryon de gouvernement qui se nomme le Comité national (le général

de Gaulle en est le président, et c’est en cette qualité qu’il agit politiquement) mais les hommes

qui le composent sont ou médiocres ou sans relief. Dejean aux Affaires étrangères, Cassin à

l’Instruction publique et à Justice ne représentent rien. Pleven, aux Colonies et aux Finances, est

d’une haute qualité morale ; il a la confiance du Général, il est intelligent, mais il est mou et

timide (…). Voilà tout le gouvernement de la France libre »40

. Plus tard, de Gaulle lui-même

trahira sa frustration devant les rivalités de son entourage : « Mais oui à Londres ! A cette époque

là, le plus assommant c’était Cassin ! Et puis il y avait Pleven, Dejean…Enfin tous ! C’était tout

le temps des histoires de télégramme entre eux… »41

. Mais de Gaulle reconnaîtra aussi

l’abnégation de Cassin, lorsqu’il confiera à Alain Peyrefitte : « Il y avait une telle atmosphère

d’union au Comité français que René Cassin m’a dit : « Si vous avez besoin d’une place au

Comité pour l’offrir au Comte de Paris, je suis tout prêt à lui céder la mienne »42

.

38 CASSIN René, op.cit., p. 407. 39 CREMIEUX-BRILHAC Jean-Louis, op.cit., p. 183. 40 Colonel PASSY, op.cit., p. 348. 41 GUY Claude, En écoutant de Gaulle. Journal 194-1949, Grasset, 1996, p. 380. 42 PEYREFITTE Alain, C’était de Gaulle, tome 2, Fayard, 1997, p. 533.

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26. A fortiori à Alger, la marginalisation de Cassin sera encore plus grande, avec les compromis

politiques qui s’imposent et l’arrivée de techniciens, comme Jean Monnet ou Maurice Couve de

Murville. Louis Joxe prend la tête du Secrétariat général du gouvernement tandis que Cassin, au

nom de la séparation des pouvoirs, est chargé le 6 août 1943, du « comité juridique du CFLN »,

distinct du comité du contentieux présidé par Pierre Tissier, tout en siégeant au sein de

l’assemblée consultative. Dès le 12 juin 1943, dans un télégramme personnel adressé à Cassin, de

Gaulle tente de justifier cette nouvelle mise à l’écart en soulignant « l’extrême importance » de la

présidence de la Commission de Législation et du Contentieux qui va être créée : « Au nom de la

France combattante, je vous remercie et vous félicite de l’œuvre capitale que vous avez accompli

parmi nous depuis le premier jour, notamment comme commissaire national à la Justice et à

l’Instruction publique. Fidèles amitiés »43

. Lorsque Cassin doit abandonner l’Assemblée

consultative, de Gaulle en prend acte dans une lettre personnelle du 31 mai 1944 qui comporte ce

post-scriptum inhabituel : « Ne manquez pas, s’il vous plait, de me tenir au courant de ce qui

vous intéresse et de rester en contact direct avec moi »44

.

27. Là encore, la voie semble toute tracée pour amener René Cassin à la tête d’un Conseil d’Etat

épuré et rénové, mais il n’en est rien. Sa nomination est entérinée le 22 novembre 1944. Mais dès

le 7 novembre, Cassin annonce lui-même la nouvelle à ses collègues de la Faculté de droit, dans

une enceinte mêlant résistants et collaborateurs45

. Nos auteurs semblent tout ignorer des efforts de

Léon Noël pour obtenir la vice-présidence du Conseil d’Etat, à la mi-septembre avec le soutien de

François de Menthon, le garde des Sceaux, ainsi que d’Alexandre Parodi et de René Mayer, tous

deux maîtres des requêtes et reflétant sans doute l’esprit du Palais-Royal. Léon Noël attribue à

Georges Bidault, l’échec de sa nomination à ce poste, tout comme au secrétariat général du Quai

d’Orsay, sans évoquer la position du Général. Son journal est peu amène pour son rival plus

chanceux : « ancien membre du comité de Londres, ancien combattant, professeur de droit,

d’origine juive, brave garçon, mais assez niais. Je l’ai connu pérorant à Coblence [… devant des]

combattants français et allemands prêchant en faveur d’un rapprochement. Délégué à Genève, il

était de ceux qui se montraient germanophiles quand l’Allemagne était faible et qui, après avoir

43 Lettres, notes et discours, juin 1943- mai 1945, Plon, 1983, p. 27. 44 Lettres, notes et discours, juin 1943- mai 1945, Plon, 1983, p. 226. 45 HALPERIN Jean-Louis, op.cit., p. 87.

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contribué à l’aider dans son œuvre de destruction des traités, sont devenus belliqueux et

germanophobes quand, avec Hitler, l’Allemagne est redevenue infiniment plus forte que la

France »46

.

28. L’ironie du sort voudra que leurs destins se croisent à nouveau au Conseil constitutionnel dont

Léon Noël sera le premier président, après s’être engagé dans l’aventure du R.P.F. Le gaulliste de

la première heure qu’est Cassin restera toujours un vieux radical-socialiste. Reçu par de Gaulle à

la Boisserie, le dimanche 13 avril 1947, il ne cache pas ses « divergences ». L’aide de camp du

Général tient compagnie à Mme de Gaulle après le déjeuner : « Alors qu’elle parle, les deux voies

s’élèvent furieusement derrière la porte du bureau. Je dis : «Le professeur Cassin n’a pas l’air

d’être d’accord... Moi non plus dit-elle tristement…»47

. Déjà apparaît un trait propre à la relation

entre Cassin et de Gaulle : Cassin est celui qui sait dire non à de Gaulle, inébranlable qu’il est sur

les principes républicains. Il sait faciliter l’intégration de Pompidou au Conseil d’Etat, alors qu’il

sert de directeur de cabinet au Général, mais ne cède jamais sur l’essentiel. A cet égard, les

échanges de lettres avec de Gaulle lors de la crise de mai 1958 sont particulièrement éclairants et

il faut savoir gré aux auteurs de les révéler. Dans sa position clef de vice-président du Conseil

d’Etat, le gaulliste historique qu’est Cassin insiste sur les formes républicaines du retour aux

pouvoirs du Général, face aux tentations putschistes.

29. Après l’épopée de la France libre, le grand moment de la vie de René Cassin a sans doute été

sa longue présidence du Conseil d’Etat, de 1944 à 1960, à la charnière de deux Républiques.

Après des débuts difficiles – et sans conteste un antisémitisme persistant dans ce grand corps de

l’Etat, malgré une épuration sévère – René Cassin s’imposera comme un grand réformateur. Les

propos de Jean-Marc Sauvé, le vice-président du Conseil d’Etat, lors de la journée d’étude de

2008, ne sont pas seulement de circonstances. Ils marquent la trace profonde laissée par Cassin

dans les institutions, mais aussi les cœurs et les esprits, comme le marquaient déjà les travaux

pionniers d’André Holleaux et la grande histoire du Conseil d’Etat48

. On pourrait retrouver la

46 NOËL Léon, op.cit., p. 249 ; cf. aussi pp. 246 et 247. 47 GUY Claude, op.cit., p. 304. 48 Le Conseil d’Etat. 1799-1974, C.N.R.S., 1974.

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trace de son action dans les histoires de la IVème

République, à commencer par le copieux journal

du président Auriol.

30. Un autre témoignage négligé est fourni par les carnets du nonce Roncalli qui traduisent le

conservatisme mais aussi l’entregent du futur pape Jean XXIII. Leur premier contact, en mai

1945, semble avoir été une réunion pour le « Rayonnement français » organisée au Palais-Royal

où, placé « à côté du président du Conseil d’Etat Cassin, le nonce fut l’objet de beaucoup de

considération »49

. Le 24 février 1949, le nonce participe à une cérémonie à la Sorbonne « à la

gauche du président Auriol, pour la proclamation des droits de l’homme » et aux côtés de Robert

Schuman, « au milieu d’une compagnie de juifs et de francs-maçons » (sic)50

. Le rapprochement

avec Cassin apparaît nettement deux ans après : Cassin est invité à la nonciature le 12 mars 1951,

parmi quatre cents personnalités, pour l’anniversaire du pape51

. Le 1er décembre 1951, le nonce

signale au passage « une conversation avec [T.S.] Eliot et avec René Cassin, un homme de lettres

de premier ordre et un personnage important de la politique intérieure »52

. Il retrouve Cassin à une

réception diplomatique en janvier 1952 : « Parmi les personnes présentes à l’ambassade

d’Australie, il y avait également René Cassin. J’aime cultiver la relation avec lui ne noceat »53

.

31. Parallèlement, René Cassin s’investit de nouveau sur la scène internationale, mais là aussi sa

place à la Commission des droits de l’homme n’est pas assurée d’emblée. Les socialistes arrivés

au pouvoir ont leur candidat en la personne de Salomon Grumbach, un vieil ami de Léon Blum, et

Cassin doit peser de toute son influence pour continuer l’action entamée54

. Plus tard, en proie à

des difficultés croissantes, il ne manque pas de faire intervenir Paul Ramadier, son vieux

camarade du Quartier Latin (p. 300).

49 RONCALLI Angelo Giuseppe, Journal de France. Vol. I, 1945-1948, Cerf, 2006, p. 100. 50 Vol. II, 1949-1953, Cerf, 2008, p. 56. 51 Idem, p. 412. 52 Ibid., p.532. 53 Ibid., p. 556. Une autre rencontre à l’occasion d’un déjeuner à l’Académie diplomatique internationale est également

mentionnée en novembre 1952, p. 700. 54 PATEYRON Eric, La contribution française à la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

René Cassin et la Commission consultative des droits de l’homme, La Documentation française, 1998, p. 46.

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32. Sur la genèse de la Déclaration universelle, tout semble avoir été dit et l’ouverture de

nouvelles archives permet de bien situer les rôles respectifs des différents protagonistes55

. Dès

1942, dans une lettre à Henri Laugier datée du 1er septembre 1942 qu’il retrouvera à la tête du

secrétariat des Nations Unies, René Cassin évoque son obsession : « De votre côté, je voudrais

beaucoup avoir votre collaboration active sur les points suivants : a) Droits de l’homme. Vous

avez repris la direction de la Ligue Internationale des Droits de l’Homme j’en ai parlé à la radio

vers la France. Mais vous devriez m’envoyer un état du mouvement en Amérique sur une

Déclaration internationale des Droits de l’Homme… Benès est avec nous. Notre rôle de Français

sera de sortir quelque chose de bien pour la fin de la guerre » (p. 280).

33. C’est dans le même esprit qu’après-guerre, il suscite la création d’une Commission nationale

consultative des droits de l’homme, instituée sous sa présidence, par un arrêté ministériel de mars

1947 pour suivre les travaux des Nations Unies, avec quelques juristes et des représentants de la

société civile. Ce volet crucial de l’action internationale de Cassin est passé sous silence, malgré

l’ouverture des archives et les premiers travaux d’Eric Pateyron ou de Georges-Henri Soutou56

. A

cet égard, la vision des relations entre Cassin et Parodi est trompeuse, (p. 286) faute de se référer

aux archives diplomatiques, qui montrent les réticences du Quai d’Orsay devant les initiatives de

Cassin, dans le contexte sensible de la décolonisation, ce qui freinera l’élection de Cassin à la

présidence de la Commission des droits de l’homme.

34. Par contre l’appréciation d’ensemble des auteurs est équilibrée s’agissant de l’œuvre

collective qu’est la Déclaration de 1948. On regrettera seulement qu’ils ignorent les travaux

pionniers sur la Déclaration faits en français par Albert Verdoodt et Jean-Bernard Marie, pour se

contenter de références en langue anglaise de seconde main. De même, les comptes-rendus des

séances de la Commission des droits de l’homme et de l’Assemblée générale sont une mine

d’information trop négligée. Ainsi donner l’impression que Cassin est le premier orateur qui « se

lève et prend la parole » (p. 303) pour présenter la Déclaration, lors de la séance du 10 décembre

peut sembler réducteur, car il n’est pas le rapporteur du projet et surtout il intervient à son rang,

55 Cf. notre compte-rendu de l’ouvrage de Mary-Ann GLENDON, dans le n° 1 de cette Revue. 56 SOUTOU Georges-Henri, La France et la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948, Les

éditions du diplomate, 2008.

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parmi de nombreux orateurs inscrits… Mais les comptes-rendus officiels comme les images

d’archives rendent toute la solennité de la circonstance mais aussi sa dimension universelle.

35. On comprend encore moins bien qu’en évoquant les travaux préparatoires de la Constitution

de la Vème

République57

, où Cassin a joué un rôle crucial en tant que vice-président du Conseil

d’Etat avec tout l’appui de Michel Debré soucieux de rendre hommage à cette institution, nos

auteurs citent le débat sur le Préambule, mais pour faire un contresens en écrivant que Cassin

« est mieux placé que quiconque pour écarter du préambule la référence à la Déclaration

universelle qui aurait été gênante, la France n’ayant pas à l’époque adhéré aux pactes en étaient

issus » (p. 354). Et pour cause ! Et lors du départ à la retraite de René Cassin, en 1960, le

président de la République vient lui rendre un nouvel hommage public devant le Conseil d’Etat :

« Il sait avec quelle confiance le gouvernement de la Libération l’avait mis en sa charge. Il

m’appartient de dire ici, après bientôt seize années, que cette confiance a été magnifiquement

justifiée »58

.

36. De même, s’agissant du rôle crucial de Cassin au Conseil constitutionnel, nous en savons

beaucoup plus, grâce aux archives privées de Léon Noël et à l’ouverture des archives publiques, à

l’initiative du président Jean-Louis Debré. Lors des crises qui ont marqué les débuts de la Vème

République, le recours à l’article 16 et les juridictions d’exception, la révision constitutionnelle

par un referendum au titre de l’article 11, ce sont les vieux gaullistes comme René Cassin et

Marcel Waline qui sont les plus attachés à défendre le droit envers et contre tout, dans le secret

des conseils. Cassin pour avoir été un des premiers à avoir eu le courage de dire oui à de Gaulle

sera d’autant plus légitime pour lui dire non si nécessaire. Par un étrange effet de miroir, le

Conseil Constitutionnel affronte la crise de l’article 16, au moment même où la Cour européenne

se prononce sur l’affaire Lawless c. Irlande59

.

37. La mise en œuvre de la réforme de la R.T.F. crée de nouvelles tensions. Alain Peyrefitte

raconte sa visite de jeune ministre au Palais-Royal, sur le conseil de Georges Pompidou, le 16

57 Les grandes délibérations du Conseil constitutionnel, 1958-1983, Paris, Dalloz, 2009. 58 Lettres, notes et carnets, juin 1958-décembre 1960, Plon, 1985, p. 324. 59 Cf. notre étude dans les Mélanges Pettiti, Bruxelles, Bruylant, 1998.

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mars 1964. Léon Noël l’accompagne jusqu’au bureau de Cassin qui est le rapporteur. « Ce

gaulliste de 1940 est aussi intraitable que Léon Noël : « Vous savez combien nous avons servi le

Général. Mais il faut lui montrer les limites à ne pas franchir. Cette réforme est du domaine

législatif puisqu’elle touche aux garanties fondamentales des libertés publiques. Le Général n’est

pas raisonnable en demandant de faire cette réforme par décret. Il veut trop donner de pouvoir au

gouvernement, pas assez au Parlement. Il est passé de l’extrême de la IVème

République à un

extrême opposé. Il a sauté par-dessus le cheval ». Tour à tour Léon Noël et René Cassin me

développent la théorie de la fidélité infidèle : « Ce n’est pas servir le Général que de s’incliner

devant ses lubies lorsqu’il a tort ». René Cassin ajoute : « quand le Général, en juin 40, m’a

demandé de faire les statuts de la France libre, je lui ai proposé de lui donner les statuts d’une

Légion étrangère qui serait intégrée à l’armée britannique. « Pas du tout, m’a-t-il dit. Nous

sommes la France ! C’était grandiose, c’était fou, mais ça n’était pas juridiquement impossible.

Aujourd’hui, adopter par voie de règlement un statut qui concerne les libertés publiques, ça n’est

pas aussi grandiose, mais c’est juridiquement impossible. Nous devons lui rendre le service de

nous y opposer »60

.

38. Cette intransigeance lui coûtera sans doute la présidence du Conseil constitutionnel à deux

reprises, en 1959 lorsque Léon Noël est nommé par de Gaulle, tandis que Cassin sera nommé

l’année suivante, par Gaston Monnerville, puis en 1965, lorsque la question de la succession de

Léon Noël se pose et que Cassin lui parait le « seul qualifié » malgré ses 77 ans. Mais il s’agit

surtout de barrer la voie à Michelet « incapable de présider » et à défaut de Cassin ou de Parodi,

récusés par de Gaulle, c’est Gaston Palewski qui sera nommé à la présidence du Conseil en

février 1965, assurant ainsi une présidence de neuf ans, à une période charnière.

39. La correspondance du général avec Cassin traduit bien les hauts et les bas de leurs relations,

passant du « cher ami » à « cher monsieur le président » en passant par « mon cher président et

ami » au gré des circonstances officielles ou privées... En 1955, pendant la traversée du désert, de

Gaulle accepte non sans un certain quant à soi que Cassin présente à l’Académie des Sciences

morales et politiques une communication sur l’Appel, puis l’en remercie avec force éloge et

60 PEYREFITTE Alain, C’était de Gaulle, tome 2, Fayard, 1997, p. 175.

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émotion : « Je ne vois pas comment on pourrait exprimer, mieux que vous ne l’avez fait, tout ce

qui a été notre philosophie et en même temps notre passion dans la grande entreprise que nous

avons menée en commun. Comme vous le dites si bien, ce sont les faits et les résultats qui nous

jugent et nous jugeront. Cela nous suffit, et nous ne redoutons pas l’Histoire »61

. En 1956, René

Cassin adresse également au Général le nouveau volume des Etudes et documents du Conseil

d’Etat (E.D.C.E.) ce qui lui vaut un éloge inattendu : « Dans la France ballottée par tant de

remous, il est encore quelques bastions solides : Le Conseil d’Etat en est un »62

. Avec le retour au

pouvoir du général, les contacts directs remplacent la correspondance, mais Cassin n’hésite pas à

plaider inlassablement la cause de l’ONU auprès de de Gaulle, ce qui lui vaut une longue réponse

circonstanciée en septembre 196563

. La réaction indignée de Cassin aux propos du général de

Gaulle au lendemain de la guerre des Six-Jours marque un point de rupture, en 1967. Pour autant,

de Gaulle adresse un magnifique message de félicitations à Cassin, le 10 octobre 1968 : « Le très

juste et très grand honneur qui vous est fait s’adresse aussi à la France. C’est pourquoi en vous

félicitant, je ne saurais manquer de vous remercier. Soyez assuré que ce prix Nobel de la Paix

réjouit, non point seulement tous ceux qui croient aux droits de l’homme, mais aussi vos

compagnons dans une guerre dont l’enjeu était le sort de l’humanité, inséparable du destin de la

France » avant de conclure avec « ses sentiments de fidèle amitié »64

. La dernière lettre, un

message privé adressé le 27 juin 1970 après la mort de Mme Cassin se conclut par une « amitié

fidèle et très attristée » après avoir évoqué « les grandes années de la guerre »65

.

40. Lors de son installation par le Général de Gaulle comme Vice-président du Conseil d’Etat, le

23 décembre 1944, Cassin pouvait déclarer : « Je me conformerai à la noble tradition

républicaine, léguée par Laferrière et exaltée par Théodore Tissier, qui consiste non seulement à

dire le droit, à l’enseigner ou à le faire, mais aussi à la défendre »66

. Curieusement, cette formule

fait écho à l’interprétation talmudique de la Loi donnée par Emmanuel Levinas, qu’il faut

« apprendre, enseigner, appliquer et garder ». C’est sans doute l’ultime message que livre Cassin

61 Lettres, notes et documents, juin 1951- mai 1958, Plon, 1985, p. 236 et p. 249. 62 Idem, p. 270. 63 Lettres, notes et carnets, janvier 1964-juin 1966, Plon, 1987, p. 191. 64 Lettres, notes et carnets, juillet 1966-avril 1969, Plon, 1987, p. 246. 65 Lettres, notes et carnets mai 1969-novembre 1970, Plon, 1988, p. 44. 66 Cité par André Holleaux, « René Cassin, Vice-président du conseil d’Etat » in René Cassin Cassin (1887-1976). Une

pensée ouverte sur le monde moderne, op. cit., p. 137.

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qui a tant fait pour l’éducation et la formation aux droits de l’homme. Pour garder vivant ce

message, des pans entiers de la biographie de René Cassin restent encore à écrire. Mais l’histoire

est sans doute trop sérieuse pour être confiée aux historiens !