recueil de texte
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Lauréats Concours de Nouvelles Édition 2015 - 2016 Catégories : Adultes, Adolescents Ville de Saint-Calais et association "APAC".TRANSCRIPT
Recueil de NouvellesLauréats de l'édition
2015 – 2016
AdultesAdolescents
« Tout est calme, le robinet goutte, comme toujours on devine... »
PREMIER PRIX ADULTE
La sourceUn texte de Philippe PILLARD
Tout est calme, le robinet goutte toujours, on devine à son petit sourire amusé que
l’homme qui se lave les mains avec application au lavabo des toilettes, est habitué à le
voir ainsi. Alors qu’il essuie soigneusement chacune de ses phalanges, il perçoit le bruit
cadencé de l’eau sur la faïence, métronome liquide de ses jours désormais rythmés par
les protocoles de soin, les comptes rendus d’examen et les recherches de greffe. Il est
18h30 : bienvenue dans la vie du Papa de Nicolas, pensionnaire depuis 9 mois du pavillon
D de l’hôpital Trousseau, dans le service d’oncologie infantile du Professeur Jacquard.
9 mois déjà se sont écoulés depuis ce matin de décembre. C’était peu de temps avant
Noël. La vie l’avait jeté en vrac sans plus d’espoir auquel se raccrocher, que des
statistiques à un chiffre. Le corps médical avait donné un nom à la fatigue de
Nicolas : glioblastome multiforme de grade 3. Sans y être préparé, il avait dû faire face et
donner le change, comme si tout allait rentrer dans l’ordre très vite. Alors que la peur et la
révolte lui bouffaient le ventre, il avait feint une joie de circonstance. Après tout, la ville tout
entière ne s’était-elle pas parée de ses habits de fête, dans une profusion de lumières
scintillantes et colorées ?
L’histoire ? L’histoire, elle avait pris naissance le soir de la première opération. C’était venu
comme ça, comme par réflexe. Rien n’avait été prémédité, tout simplement parce que la
mort, ça ne s’anticipe pas pour un petit garçon de 6 ans et demi. Il avait trouvé Nicolas sur
son lit médicalisé, entravé par des cathéters qui s’immisçaient dans son corps comme des
sangsues.
- « Pourquoi je suis malade Papa ? »
- « T’es pas malade mon Chéri : T’es en recherche ! C’est pas pareil. »
Il fut ahuri de s’entendre prononcer ces mots. Il garda pourtant sa contenance comme si
ce qu’il venait d’avancer, relevait de l’évidence la plus élémentaire. Le silence de l’enfant
lui fit espérer un instant que cela suffirait.
- « Je recherche quoi ? »
- « Ben… Tu recherches la Source ; la Source de Joie ! »
Il sourit d’un air détaché, alors qu’en son for intérieur il était effrayé par l’espace qu’il
venait d’ouvrir. A peine avait-il trouvé un semblant d’assurance, que le sol à nouveau se
dérobait sous ses pas, miné par une nouvelle question de l’enfant.
- « C’est quoi la Source de Joie ? »
- « La Source de Joie… Et bien, c’est simple : c’est ce qui nous fait vivre. C’est ce qui
nous fait avancer et qui nous pousse à toujours aller de l’avant.
Pour ne pas perdre pied, il était contraint d’aller toujours plus loin, de s’enfoncer
davantage en terre inconnue ; un monde auquel lui-même donnait naissance à chaque
avancée de son récit. Aucun retour en arrière n’était désormais possible et en même
temps, chaque pas de plus s’effectuait sans garde fou, sans filet aucun : il risquait à tout
instant de verser dans l’invraisemblable et de perdre Nicolas sur ce chemin improvisé.
- « J’ai jamais entendu parler de la Source de Joie ? »
La réplique claqua comme un désaveu. Surtout ne pas laisser le doute s’installer.
Reprendre la main ; vite !
- « C’est normal, mon Chéri. C’est le Peuple des cellules qui la garde dans un lieu
secret. »
Qu’était-il en train de faire ? Il ne savait même pas lui-même où conduisait son histoire.
On n’a pas le droit de jouer ainsi avec la crédulité d’un enfant, qui plus est quand il s’agit
de son propre fils. Il était allé trop loin. Il lui mentait tout bonnement. Il le trahissait et
l’histoire dans laquelle il l’avait entraîné, allait se refermer sur eux.
Eric regarda longuement son garçon alors que celui-ci gardait le silence. Nicolas
réfléchissait. Il faisait manifestement un effort de concentration pour s’approprier les
informations livrées par son père. Le front plissé, il semblait en éprouver la logique. Peut-
être commençait-il à y croire…
Et si c’était cela justement : y croire, tout simplement. Eric n’avait pas l’intention de nier la
maladie. Il ne voulait pas lui cacher la vérité. Il s’agissait de l’habiller autrement, voilà tout.
Il allait la mettre en scène. Il allait créer un univers avec du sens et de la lumière. Ils
allaient s’évader du chaos où la maladie menaçait peu à peu de les enfermer, en partant
dans l’imaginaire. Ils avaient le droit ! Non ?
- « C’est qui le Peuple des cellules ? »
- « Le peuple des cellules forme une communauté merveilleuse. Chacun a sa place, son
rôle précis à jouer pour construire, entretenir, nettoyer, réparer et même défendre notre
corps. Partout, le Peuple des cellules intervient : dans nos muscles, nos cheveux, nos
yeux, notre cœur. Partout et tout le temps, même la nuit pendant que nous dormons.
C’est là d’ailleurs qu’il fait les réparations. Pour faire ce travail, il lui faut de l’énergie.
C’est pour cela bien sûr que nous mangeons. Mais il n’y a pas que cela. Le Peuple des
cellules est capable d’accomplir toutes ces tâches parce qu’il peut boire à la Source de
Joie. C’est une source magique qui donne envie, qui procure du désir, qui nous donne du
courage quand on a des problèmes. La Source de Joie, c’est le secret de la vie. Le
Peuple des cellules le sait. Parfois, on ne sait pas pourquoi, la Source se bouche. Elle ne
coule plus. Alors le Peuple des cellules a peur et il crie. C’est comme une alarme très
forte qu’on ressent et qu’on appelle la douleur. On est mal dans sa peau ; on voudrait en
changer. C’est comme un signe, une alerte. C’est à ce moment là que les docteurs
commencent à faire des examens. Le Peuple des cellules est courageux : il part à la
recherche de la Source, malgré le brouillard qui s’est formé et qui l’empêche de bien
diriger ses pas. Il continue de travailler cependant et garde espoir. Mais s’il passe trop de
temps sans boire, il se fatigue et s’épuise. C’est là qu’apparaît ce que les médecins
appellent la maladie. La tienne on l’appelle le cancer. Tu sais pourquoi ? Parce qu’en
astrologie, le signe du Cancer, on le représente par un crabe. Tu sais : le crustacé qu’on
trouve dans les rochers au bord de mer avec ses deux grosses pinces. Tu te rappelles
de quelle façon il court sur la plage ? Il court de travers ! Il va pas droit. C’est comme le
Peuple des cellules dans sa recherche de la Source : il court pas droit parce qu’il ne sait
plus où est la Source et qu’il a peur. C’est pour cela que tout va de travers dans ton
corps en ce moment. Alors, on t’aide du mieux possible. La chimio par exemple c’est un
liquide qu’on te met dans le corps pour donner à boire à tes cellules. Mais c’est chimique
la chimio. Certaines cellules, les plus jeunes, les plus fragiles, elles n’aiment pas et elles
meurent. C’est pour cela que tes cheveux sont tombés. Mais ils repousseront avec le
retour de la lumière. Peut-être qu’on te fera des rayons d’ailleurs. C’est justement pour
aider à dissiper le brouillard et à éclairer le chemin pour retrouver la Source. Tout ça, ce
sont des aides qui viennent de l’extérieur et parfois, cela ne suffit pas. Le Peuple des
cellules est alors obligé d’aller chercher la Source ailleurs et de quitter cette vie. C’est
triste, c’est vrai. C’est comme tous les départs. Je sais que tu as compris quand on t’a dit
que Théo était parti en voyage. Au fond, on a dit vrai : Il a quitté son lit et il est parti pour
continuer sa recherche. Ailleurs…
Mais il existe un autre chemin. Un chemin secret pour un autre voyage ; un voyage à
l’intérieur à l’intérieur de ton corps, sans quitter ton lit. Un voyage que peu de personnes
font car elles pensent qu’il faut forcément aller très loin, dans des pays inconnus, sous
des horizons lointains. C’est pourtant un monde vaste comme un continent, immense
comme les océans, toujours en mouvement comme le vent qui caresse les feuilles des
arbres ou l’eau des ruisseaux qui joue avec les rochers. Ce secret, c’est l’imagination.
Oui, je sais : ça semble trop simple pour être un secret. Mais c’est vrai.
Malheureusement, la plupart d’entre nous, on l’utilise mal. Nous passons notre temps à
imaginer comment les choses auraient pu être dans le passé et comment elles devraient
être dans le futur. On traverse ainsi nos vies sans nous arrêter dans le présent qui
n’existe vraiment que si nous lui prêtons attention de tout notre cœur. Et le Peuple des
cellules ne s’y trompe pas, lui qui ne sait vivre que dans le présent. Alors, va le
rejoindre : c’est ça le secret ! Utilise ton imagination pour rentrer dans ton corps et
l’accompagner. Pour l’aider dans sa quête. Sois à ses côtés. Plonge dans ton corps et
aide-le à trouver. Mets de la lumière et de la joie. Encourage-le. Cherche avec lui et tu
verras. »
Il est 18h20 en ce mercredi. Un ciel orageux s’est affaissé sur cette fin de journée et se
répand en une pluie froide. Eric a bien garé sa voiture sur le parking de l’hôpital, le long
de la nationale, comme à son habitude. Mais aujourd’hui, il ne sort pas du véhicule. Non.
Il n’a pas envie. Il n’a plus envie ; de rien. Plus envie de se tenir debout, de s’accrocher à
des espoirs sans lendemain, d’affronter le diagnostic des docteurs et de regarder Nicolas
dans les yeux en croyant encore à leur histoire. Oui c’est ça : il n’a plus envie de croire ;
en quoi que ce soit. Il abandonne. Alors les larmes coulent. Elles roulent sur ses joues
creusées par la peur et les nuits d’insomnie.
Dehors pourtant, le monde s’agite. Derrière le pare-brise embué, des silhouettes passent
en courant. Sur la nationale, les gyrophares dansent comme d’habitude à l’approche du
centre mais leur ballet s’est mué en une longue procession, portée par les sirènes des
pompiers. Que se passe-t-il ? Il sort de l’habitacle et voit alors une lourde fumée s’élever
au-dessus de l’hôpital, suffisamment dense pour s’opposer à la pluie qui lui cingle le
visage.
Quand il arrive essoufflé dans l’enceinte de l’établissement, il découvre que c’est le
pavillon D qui est en feu. L’entrée du hall lui est interdite par un cordon de sécurité. Une
infirmière vient à sa rencontre. Elle se voudrait rassurante mais sa voix trahit l’émotion.
Eric prend les informations au vol. L’incendie a démarré dans le local technique du 1er
étage. Une fuite d’eau a probablement provoqué un court circuit dans le tableau
électrique. Le système de sécurité a heureusement bien fonctionné avec les portes coupe
feu et les douches incendie au plafond. Mais le feu a très vite gagné en puissance en
émettant une épaisse fumée qui a surpris tout le monde. Les chambres ont heureusement
pu être évacuées avant l’arrivée des secours. De fait, chaudement enveloppés dans des
couvertures, les enfants sont évacués à l’extérieur du bâtiment.
Alors qu’Eric balaye le hall du regard, l’infirmière le saisit aux bras, comme pour chercher
un appui à ce qu’elle va dire.
- « Nicolas était avec un autre enfant dans la salle de repos, au fond du couloir. On n’a
pas pu les sortir... Mais les pompiers sont là. Ca va aller. Ca va aller… »
Au milieu du va-et-vient tendus des secours, pris dans la lueur vive des gyrophares, le
temps s’est arrêté pour Eric. De longues minutes denses et épaisses dans les vapeurs du
gasoil des moto pompes qui le laissent seul, le regard perdu dans le vide.
Et puis, un rire ; un rire qui se rapproche, rythmé par le bruit de pas pressés dans
l’escalier. Un rire scintillant et vif qui découpe la pesanteur de l’air chaud et compact. Son
rire. Son rire à lui.
- « Nicolas ! »
- « Papa ! Papa ! J’ai trouvé Papa ! Je l’ai trouvée ! »
Eric étreint son fils, submergé par l’émotion, goûtant avec bonheur à la chaleur de son
petit corps collé tout contre lui dans son pyjama trempé. Mais l’enfant cherche à se
dégager, comme s’il n’arrivait pas à se faire comprendre. Sous son crâne luisant, ses
yeux brillent d’un éclat intense et fixent son père, espérant manifestement qu’il comprenne
l’évidence.
- « Quoi mon chéri. T’as trouvé quoi ? »
- « Mais la Source papa : j’ai trouvé la Source ! »
Parce que son père reste incrédule, Nicolas lui fait le récit de son aventure.
« C’était comme t’as dit Papa. J’étais en train de me reposer et j’aidais le Peuple des
cellules en fermant les yeux et puis j’ai entendu le cri très fort. C’était tellement fort que je
me suis bouché les oreilles tellement ça faisait mal à la tête. Je pouvais plus bouger. Ca
me criait dessus et j’avais peur. Mon copain, il a voulu sortir mais le brouillard il est tout de
suite venu et on voyait plus rien. Et puis d’un seul coup, y a de l’eau qui est tombé du ciel.
Y avait plein de gouttes qui tombaient. Ca giclait partout et on était tout mouillé. Même
que mon pyjama, il me collait dessus partout. Alors j’ai dit à Maxime que c’était la Source
qui faisait ça et que maintenant on était plus mal dans notre peau. J’ai dit qu’il fallait pas
pleurer parce qu’on allait bientôt voir la lumière. Alors on a bu l’eau qui tombait en rigolant
et puis les lumières elles sont arrivées et même que c’était les pompiers qui les
avaient. Un que c’est vrai que je l’ai trouvé la Source, Papa ?»
- « Oui mon Chéri : tu l’as trouvée. T’as réussi, mon Chéri ! T’as réussi ! »
Dans ce 1er étage vidé de ses occupants, sombre et détrempé comme peut l’être la
carcasse d’un navire échoué, le Professeur Jacquard parcourt le long couloir qui le conduit
à son bureau. Il découvre son lieu de travail plongé dans une pénombre où s’immisce
faiblement la clarté diffusée par les lampadaires du parking.
Parmi les dossiers qu’il est venu chercher, le Professeur distingue celui consignant les
renseignements sur les enfants pressentis pour la greffe. La chemise plastifiée, luit plus
que d’autres dans le halo de lumière. Une goutte s’est curieusement infiltrée et a glissé le
long de la face interne de la pochette. Elle a arrêté sa course sans raison apparente, pour
se laisser tomber sur la feuille située en dessous. A l’endroit de sa chute, les fibres de
cellulose du papier se sont dilatées pour l’accueillir, gonflant les caractères tapés à
l’ordinateur. Elles ont ainsi créé un effet de loupe et mis en évidence un nom : « Nicolas
Levasseur ». Le professeur Jacquard sourit. C’est vrai que malgré les circonstances,
Nicolas laissait rayonner une belle joie cette après-midi. Au-delà des facteurs purement
cliniques, le moral du receveur est un élément déterminant dans la réussite d’une greffe.
Ses dossiers sous le bras, le Professeur quitte son bureau le cœur léger. Arrêter une
décision est toujours très délicat lorsque plusieurs bénéficiaires sont possibles. Ce soir, il
a sentiment d’avoir fait le bon choix.
Il est 22h37 : bienvenue dans la nouvelle vie de Nicolas.
SECOND PRIX ADULTE
La mouche
Un texte de Jean-Christophe JOUANNEAU
Tout est calme, le robinet goutte comme toujours, on devine derrière la vitre de la
cuisine un paysage champêtre. Plic, ploc. Tac. Plic, ploc. Tac. En écho aux perles d'eau
qui éclatent au fond de l'évier, un bruit entêtant rebondit. C'est ma tête. Encore un choc
aussi brutal contre ce satané carreau, et j’y perdrai à coup sûr plusieurs dizaines des
précieuses facettes de mes yeux composés. Mais que voulez-vous qu’une petite mouche
bleue telle que moi comprenne à la transparence du verre ? La fenêtre est bel et bien
fermée, et tant qu’elle le demeurera je n’aurai aucune chance de rejoindre la ligne verte
de l’horizon instable qui danse de l’autre côté du jardin. Là-bas, la forêt s’ébroue après la
pluie d’orage qui s'est abattue sur la campagne, propageant partout aux alentours les
effluves sauvages du sous-bois. Ces arômes subtils me rendent folle ! Précipités par
l’abominable canicule qui frappe toute la région depuis le début de l’été, les
pourrissements forestiers embaument jusqu’à l’air qui me parvient derrière ma glace
hermétique. Feuillages asséchés, œufs oubliés, fumures et crottins variés, cadavres en
décomposition, exaltent mon émoi déjà intense. Si je me laisse gagner par cette fièvre et
que je continue de taper comme une imbécile sur mon hublot, rien ne pourra me passer
par la tête que mon arrière-train, et je ne trouverai pas la solution pour sortir de ma prison.
Cependant, insecte je suis, insecte je demeure. D’un mouvement nonchalant, je fais
le tour de l'espace à ma disposition à la recherche d’une autre issue et, redécouvrant
miraculeusement ma lucarne facétieuse, je m’élance de nouveau à toute allure vers elle.
Elle n’a rien perdu de son étanchéité, mon crâne s’y fracasse dans un claquement
désagréable. Je me pose, un peu étourdie, sur la paroi qui ne veut pas céder. Quelques
pas dégourdiront vite mes membres ankylosés. La halte tente également une de mes
sœurs, puisqu'après avoir, elle aussi, copieusement pris sa caboche pour un
marteaupiqueur, elle me rejoint et commence à marcher sur les mêmes sentiers invisibles
que moi. Ses phéromones sont limpides, voici une calliphora vomitoria du plus bel acabit.
Je suis formelle. D’une coquette couleur acier, sa robe cache mal un ventre étiré dont le
gonflement trahit une prochaine ponte abondante. Avec notre espérance de vie d'imago
de trois ou quatre semaines, le temps nous est compté et nous sommes toutes obsédées
par la perpétuation de l'espèce. En ce qui concerne ma compagne de promenade, l'affaire
est en bonne voie. Quant à moi, il serait pour le moins surprenant que mes jolies ailes et
mon abdomen constellé ne séduisent pas, avant la fin de la journée, l'un des mâles
pléthoriques rassemblés en vol stationnaire près du plafond. Nombreux sont les humains
que navre et dégoûte notre fertilité, ils doivent pourtant se rendre à l'évidence, notre race
ne s'éteindra pas avant la leur.
Ragaillardie par le repos que je me suis accordée, je répète mon exploration
aérienne de la pièce. C'est une cuisine à l'ancienne. Crépitant doucement, une cheminée
magistrale occupe une grande partie du mur situé près de la fenêtre. Vient ensuite la porte
- close -, un imposant vaisselier, puis un poêle à bois sur lequel fument deux casseroles
noires dont une vieille femme en tablier sale s’occupe avec un soin tout particulier. D'un
côté, elle touille savamment un ragoût de mouton aux allures de volcan déchaîné, de
l'autre, elle surveille une réduction d'échalotes au vin rouge. Le manche de sa spatule
constitue un juchoir de premier choix pour une bestiole fatiguée de chercher une sortie à
l'air libre. Je m’y perche et entreprends de me lisser la trompe. Soyons clairs, les relents
des compositions culinaires qui mijotent sous mes ventouses m'inspirent bien moins que
les odeurs puissantes de la forêt ! Quoi qu'il en soit, mes ablutions entomologiques
déplaisent manifestement à la cuisinière négligée. Elle saisit le torchon grisâtre qui pend à
sa taille ronde et le lance dans ma direction au risque de faire valdinguer ses ustensiles.
C'est d'ailleurs ce qui se passe. La cuillère, avec son contenu, s'envole en même temps
que moi et s'étale au sol, dessinant un motif abstrait sur le carrelage pâle. Comment
condamner pareil accès de colère ? Quand l'on sait sur quelles charognes répugnantes
nous fichons nos pattes, dans quelles déjections nauséabondes nous trempons notre
bouche... Ce matin, avant d'entrer dans cette maison, ne me suis-je pas barbouillé les
mandibules de la dépouille liquéfiée d'un lézard farci de moisissures ? Et hier soir, n'ai-je
pas sucé jusqu'à l'ivresse la plaie infectée du chien grabataire qui finit de faisander au
fond de sa niche dans la ferme d'à côté ? Le cordon bleu a décidément de solides raisons
pour vouloir m'éloigner de ses marmites. Son geste n'a rien d'exceptionnel. Les hommes
nous détestent, il en va ainsi depuis des lustres. Voyez par exemple Martin Luther - le
bonimenteur allemand du seizième siècle, pas l'autre. Persuadé que nous avons été
créées par le Diable en personne, il ne supportait pas qu'une mouche lui chatouillât la
main ou le nez. D'après lui, notre nature diabolique nous poussait même à le distraire
lorsqu'il écrivait ses ouvrages pieux. Bel hommage à nos qualités de nuisibles !
L'attaque de la vieille a suscité une sacrée panique parmi les créatures volantes du
secteur. Elles tourbillonnent en désordre autour du plafonnier éteint et harcèlent par
vagues irrégulières la seule source de lumière disponible : ma vitre imperméable. Les
tamponnements saccadés de tous ces corps chitineux qui s'entrechoquent donnent une
musique aléatoire vibrante et agaçante. Je participe bien sûr au concert, comme tout le
monde, et me heurte aux carreaux avec le même entrain que si c'était la première fois. Il
faut dire que mon instinct de survie me commande de fuir le plus loin et le plus vite
possible, et que la perspective magnétique du paysage qui se dérobe m'attire chaque
instant davantage.
Peu mélomane, la vivandière mouchophobe ne semble pas goûter notre récital.
Sous son évier, elle s'empare d'une bombe insecticide et asperge abondamment la cohue
vibrionnante. Un moustique tombe immédiatement. Puis une demi-douzaine de
moucherons. La panique fait place à la terreur. Car nous avons beau tout ignorer des
ingrédients chimiques des toxiques élaborés à notre intention, et surtout de leurs
conséquences sur notre système nerveux, le parfum caractéristique de citronnelle qui les
accompagne nous est parfaitement insupportable et suscite chez nous un effroi inné. La
transe collective redouble donc d'énergie lorsque le nuage mortel atteint le gros de la
troupe. En revanche, les soubresauts mécaniques des premières victimes abattues ne
nous émeuvent pas outre mesure. Chacun sait que la compassion ne figure pas au
nombre de nos penchants grégaires rudimentaires.
Est-ce l'effet du poison ou l'état d'épuisement ? Toujours est-il que nous sommes
désormais plusieurs à avoir renoncé à franchir l'impénétrable rempart. Grouillant dans la
rainure de la fenêtre, nous piétinons de façon convulsive les morts qui s'y entassent
maintenant régulièrement. Nos aller-retours superflus ressemblent à une danse macabre
frénétique. Et stupide. Navrant spectacle en vérité, auquel prend malgré tout visiblement
plaisir l'exterminatrice armée de son tue-mouche. Le bras tendu vers nous, et pestant
contre nos manquements élémentaires à l'hygiène, elle s'apprête à nous pulvériser une
nouvelle dose de son gaz fatal. Pschitt ! Le vaporisateur ne crache toutefois rien d'autre
qu'un liquide jaunâtre qui coule sur les doigts fripés de la tueuse. Vide. Voilà notre
tourmenteuse désarmée. De dépit, elle balance à travers la pièce son artillerie inutile. La
bombe rebondit sur le bord du foyer de la cheminée et termine sur le paillasson. Quelle
idiote ! À un cheveu près, son engin finissait dans les flammes, où il serait devenu une
redoutable grenade incendiaire. Avec ses embrasures toutes fermées et son volume d'air
relativement réduit, la petite cuisine se serait alors métamorphosée en geôle crématoire
pour tous les êtres vivants qui s'y agitent : nous autres insectes, assurément, mais
également la cuisinière génocidaire. Le plus effarant est qu'elle n'imagine absolument pas
la catastrophe qu'elle a failli provoquer. Elle se rue sur son placard à la recherche d'un
second aérosol. En vain. Ses munitions sont épuisées. Elle poursuit néanmoins sa quête
dans le vaisselier. Aveuglée par la rage, elle ne comprend pas qu'elle a déjà suffisamment
répandu de produit dans l'atmosphère pour exterminer la moitié des parasites de la
contrée. Son comportement hystérique ne présente finalement que peu de différences
avec notre effervescence machinale. Obnubilée par un but unique, comme nous, elle
gesticule sans aucune logique. Comme nous. Foule animale, foule humaine, individu
animal, individu humain, nos pulsions primaires, nos aspirations, nos horizons sont
tellement semblables ! De surcroît, à en juger par l'état très approximatif de ses vêtements
et de son équipement de cantinière, et par la crasse sous ses ongles, ses lamentations
sur notre malpropreté s'avèrent assez injustes. Tellement semblables...
Le recours à la chimie lui étant impossible, la vieille ramasse le torchon qu'elle m'a
jeté tout à l'heure et fonce sur les derniers d'entre nous qui frétillons encore. Le linge
claque ! Le souffle, terrible, balaie les corps empilés et expédie presque tous les
survivants par terre. Déblayée, la rainure laisse du coup apparaître les trous d'évacuation
de condensation. Une chrysope s'y insinue adroitement. Le vert tendre de sa voilure
diaphane agit comme un signal pour les quelques mouches qui la suivaient et qui
s'engouffrent tout de suite derrière elle. J'en suis. L'air du tunnel où nous avons pénétré
n'est pas pollué, nous respirons enfin à notre aise. Quoiqu'en queue de procession, je
perçois, devant mes complices d'évasion, le bleu du ciel et les frondaisons mouvantes de
la forêt. L'étroitesse de la galerie interdit tout dépassement, mais dans notre impatience
fébrile, nous nous hasardons à des manoeuvres emberlificotées dont le seul résultat et de
ralentir notre cavale. Au reste, les émanations champêtres que nos sens en éveil
saisissent à présent par bouffées ne calment évidemment pas le jeu. L'excitation est à son
comble. Et dans nos cerveaux primitifs - impulsion aveugle et irrésistible -, se forme une
certitude radicale : nous ne mourrons pas empoisonnées ! Personne ne saurait en effet
mieux dire car notre couloir exigu débouche en fait sur une ravissante barbotière
recouverte de nénuphars. La chrysope est gobée par une agile rainette, mes deux
devancières par un crapaud boursouflé. Pas de quoi assouvir son vorace appétit.
TROISIÈME PRIX ADULTE
Le Ramoneur
Un texte de Lucie MOUSSON
Tout est calme, le robinet goutte comme toujours, et on devine au-delà le murmure
naissant de Londres qui s’éveille. Je lançai un regard au miroir qui me renvoya un dernier
regard, je pouvais partir.
J’avais revêtu mes habits sombres et crasseux de ramoneur, et dans la froide et
jeune matinée de ce mois de novembre 1778 je me frottais les mains en accélérant le pas,
presque à en courir, pour réchauffer mon corps fatigué.
J’habitais depuis peu de temps dans un vieil immeuble. J’avais emménagé avec
ma famille, et malgré la vétusté des lieux, nous avions un toit pour affronter l’hiver,
contrairement à beaucoup. J’avais récemment repris le boulot d’un ramoneur, ce qui
assurait un peu de revenus pour le moment, mais comme la plupart des demandes
concernaient le centre-ville, je devais marcher souvent une heure avant d’atteindre le
chantier en cours.
Chaque jour qui passait me voyait monter et descendre dans les conduits, vider et
remplir les seaux, frotter, frotter, encore et toujours frotter pour décoller les dépôts des
murs et ce, jusqu’à l’épuisement le plus total. Puis, le soir venu, je remontais une dernière
fois le conduit de la cheminée, le dos raide, les mains en sang. Je descendais du toit dans
la rue où la circulation s’était tue. L’arrivée de la nuit chassait les derniers passants chez
eux tandis que, sur un dernier au revoir et le refus de passer par la taverne oublier avec
mes compagnons de labeur la journée passée, les précédentes et celles à venir, je
reprenais mes jambes épuisées et marchais jusque chez moi.
Sur place, au lieu de me glisser dans les draps rêches mais propre avec le reste de
ma famille, serrée pour se tenir chaud, je relançais les flammes de l’âtre, et reprenais le
métier de la femme que j’avais abandonnée tout le jour. Les travaux de coutures ne
pouvant être assurés dans la journée en raison d’un coup de froid particulièrement fort
mais temporaire, il fallait tout de même poursuivre cet ouvrage sans quoi les revenus ne
seraient plus suffisants et nous nous retrouverions à la rue. Or décembre approchait, et
avec lui un hiver qui s’annonçait rigoureux. Hors de question de le passer dehors, ce
serait se condamner à une mort certaine, nous et nos deux jeunes enfants. Déjà que les
murs de ce logement presque sous les combles étaient si fin que le vent semblait passer
à travers, amenant avec lui le froid du dehors. L’extérieur n’en paraissait que plus glacial.
Les deux pièces que comportait l’habitation n’étaient réchauffées que par le simple
foyer dans lequel le feu mourant n’illuminait plus guère que mon visage aux traits noirs de
suie. Je me regardais un instant dans le miroir, seul et unique héritage d’un passé dont les
échos lumineux ne venait que rendre plus ternes encore les jours difficiles d’aujourd’hui.
La couture terminée, les quelques affaires en notre possession rangées, je me
change, me lave, et reprends mon apparence. Et je m’étends – enfin ! - sur la couche
parmi ma famille. Deux petits que je ne vois guère plus ces jours-ci, en raison de ce
travail, et la personne que j'aime qui, pour l’instant, se remet doucement d’avoir frôlé la
mort.
« Ca ira mieux demain ». C’est sur cette pensée plus encourageante que véridique
que je ferme les yeux et m’endors au rythme des gouttes d’eau frappant l’émail du lavabo.
Je me réveille au son des coups frappés à la porte après ce qui me semble
seulement quelques minutes de sommeil. Après quelques instants sans bouger pour
prolonger la nuit qui fuit déjà, je me lève, et me dirige vers la porte où les coups
redoublent.
L’infirmière, qui est aussi une voisine et une amie de la famille entre. Elle vient ausculter
Jess.
La fatigue se lit encore dans ses yeux mais ils ne brillent plus de fièvre comme il y a
quelques jours. Le soulagement est immédiat, on voit enfin la fin des jours les plus
sombres. Ce ne sera pas la dernière fois qu’un problème surgira sans prévenir mais cette
fois on s’en sera sortis. Comme toujours. Et les hauts et les bas sont le quotidien de la vie.
Je m’assoie sur le lit, et plonge mes yeux dans ceux clairs de Jess que je regarde
tendrement.
- C’est le dernier jour. Le dernier jour que je fais ça.
- Je t’avais dit de ne pas le faire, de trouver autre chose. Tu sais ce qu’il se passera
si…
Je l’interromps :
- Cela n’arrivera pas. Et je te l’ai dit, c’est le dernier jour. Il est temps que je parte.
Je me change, rapidement, et me dépêche de partir avant que des arguments plus
convaincants ne soient avancés. Car je sais très bien ce que je risque. Un procès, puis la
prison pour avoir menti. Pour avoir voulu sauver ma famille.
C’est le cœur serré que je me rends sur le chantier. Le dernier jour, je me le répète en
boucle, c’est le dernier jour. Demain tout sera fini, Jess va mieux et la vie reprendra son
cours.
Heureusement, tout se passe comme d’habitude. Je quitte le chantier avec ma paie, le
cœur soulagé de la tension de la journée accumulée à celles des journées précédentes.
Alors que je tourne le dos au groupe de ramoneurs que je vois pour la dernière fois,
quelqu’un me rattrape et me tire par le bras. C’est Jack, le patron de notre groupe de
travail. Je me retourne, me demandant avec inquiétude ce qu’il me veut.
- Je sais ce que tu es. J’ai payé ce que je te devais, alors maintenant tu fous le camp
d’ici, je ne veux pas de problèmes avec la justice !
- Je…
- Je ne dirais rien, si c’est ce qui t’inquiète, mais de ton coté tu ne reviens plus
jamais.
- C’était mon dernier jour.
Il hoche la tête et me laisse partir.
J’ai frôlé une catastrophe sans nom, il s’en est fallu de peu. Je me demande qui a
remarqué ce qu’il y avait de différent chez moi… Je n’ai jamais ouvert la bouche, rien fait
de compromettant.
Puis je hausse les épaules, fataliste. Cette histoire est terminée désormais. C’est
du passé, c’était le dernier jour.
Sur le chemin du retour je me surprends à siffloter, cela me fait sourire, je n’avais
agi ainsi depuis mon enfance. C’est la fréquentation des ramoneurs qui a déteint sur moi,
je présume.
Je rentre dans l’appartement, où m’attend ma famille. Les enfants sont couchés,
heureusement. Je les verrai demain, mais ils ne doivent pas savoir ce que j’ai fait. Ils ne
se rendraient pas compte de l’importance de ce secret. Jess, est debout pour sa part et
m’accueille avec un soulagement immense. Je peux me changer pour la dernière fois.
Je fais face au miroir, et retire les chausses noircies de charbon ainsi que la
chemise, grise et trempée de sueur, et enfin le foulard qui retenait depuis plusieurs jours
ma longue chevelure sombre.
J’ai sauvé ma famille de la faim et du froid grâce à ma paie de ramoneur, même si
pour cela j’ai risqué la prison pour m’être travestie en homme. Je peux à présent redevenir
la femme que j’avais abandonnée.
NdA : Nouvelle fictive inspirée de faits réels tels ceux relatés dans Albert Nobbs (film de
2012).
PRIX DE LA VILLE DE SAINT-CALAIS
PERSONA
Un texte de Fatma ADOUI
Tout est calme, le robinet goutte comme toujours, on devine son souffle moribond au
ruissellement laborieux de ses larmes livides. Il aimait sa loge telle qu'elle était : l’odeur
envahissante du parquet usé consciencieusement ciré, l'accueil moelleux de la
méridienne de velours rouge décrépi, ses murs pâles et défraîchis, dont la chair était
tatouée des noms et de la date de passage des nombreux artistes qui s’y étaient succédé.
Deux lampes Tiffany diffusaient une lumière douce et surannée. Ici, il se sentait à sa
place. Par la fenêtre, il voit le ciel s’obscurcir d'une teinte violacée. Au loin, des éclairs
éclatent d’un rire silencieux. L’orage approche. Il regarde sa montre : il est l’heure de se
préparer.
Le rituel est toujours le même : poudre de riz pour adoucir sa teinte ivoire, un zeste de
rouge sur sa bouche nue et une touche rose sable sur ses joues. Ombres bleutées sur
ses paupières attentives. Sur ses cils, du mascara qui allonge son regard. Il suffit de peu
pour voir le monde autrement. Sa robe en satin épouse son mètre soixante-dix comme
une seconde peau. Le décolleté est juste ce qu’il faut pour mettre ses seins en valeur
sans les rendre vulgaires. Ses escarpins sont fins et presque plats. C’est ailleurs que se
situe la grandeur. Il ajuste sa perruque blond platine sur ses cheveux pâles sagement
plaqués. Enfin, il met les lentilles qui lui font les yeux délicats de celle qu’il ressuscite tous
les vendredis soir. Il aime sa voix. Timbre fragile et aguichant qui déborde d’un désir
abyssal d'amour. « Elle avait un trou au cœur que rien n’a jamais pu combler. J’ai trouvé
en elle ce qu’il y avait en moi », chuchote-t-il pour lui-même. Il s’observe dans la glace. Il
est devenu elle. Elle l’habite totalement, comme s’ils étaient cousus dans la même peau. Il
croise son regard, si intense qu’il semble boire son souffle avec avidité. Subitement
effrayé, il ferme les yeux. Ne pas la laisser aspirer mon âme, songe-t-il sans savoir
pourquoi. On frappe à la porte : « Sur scène dans cinq minutes ! ». « Je suis prête »,
répond-il doucement.
Je m’avance au milieu de la scène. Je m’y sens bien. Sans masque grivois. Mon numéro
de poupée aux grands yeux trop fardés, c’est en ville qu’il a lieu. Les apparences sont
trompeuses. Je sens battre le pouls de la salle. Mon cœur vibre à l’unisson. Les yeux clos,
je laisse fondre une seconde de paix sur ma langue. Puis, ma voix s’élève, rauque et
douce à la fois. Je sais par avance son effet sur le public. L’émotion est toujours au
rendez-vous. Puissante, grisante. C’est comme ça que je les ai conquis. Grâce à Marilyn.
Et à travers elle, je garde une partie de moi hors de leur portée. J’aime chanter. C’est
toute ma vie. Certains m’envient, quelques-uns me désirent, d'autres, je les amuse. Ils
peuvent bien prendre de moi ce qu'ils veulent, moi, je sais ce que je viens chercher. La
liberté d’être qui je veux. Ici, j’échappe à toute contrainte. Simplement, j’existe.
Soudain, une voix pâteuse m’interpelle : « Eh, miss pin-up ! » Elle dégouline de dédain. Je
l’ignore et je continue à chanter. Mais la voix persiste, insolente, violemment insistante :
« Eh, Marilyn ! Arrête de faire ta mijaurée, déshabille-toi ! » Je regarde le malotru. Je
chancelle sous le choc : mon directeur me fait face ! Il occupe une table avec deux autres
hommes éméchés qui me lorgnent avec concupiscence. Des rires gras déchirent leurs
ventres. Son visage est balafré d’un sourire égrillard. Il a trop bu. Un pan de sa chemise
sort de son pantalon, dévoilant une bedaine flasque. Lui, si strict, ne tolérant aucun écart
de conduite de ses salariés ! Il ne me reconnaît pas. J’en suis soulagée et j’en tremble : je
lui plais ! Son regard poisseux glisse sur ma bouche, mes seins, et s’attarde lourdement
sur mes hanches. Je frissonne de dégoût. Sensation visqueuse d’être palpée par une
limace. Enivrés par leur goujaterie qu’ils brandissent comme un étendard, ils éructent des
quolibets paillards ponctués de hoquets huileux : « Cesse de t’égosiller, on veut juste voir
ton joli p’tit c.. », « Eh, la fausse blonde ! T’as l’air d’un travelo, t’en es un ? » Ils rient à
corps perdu. Chaque mot claque sur moi comme un coup de fouet. Douleur de l’affront
incrustée dans ma peau. Des années pour grandir, une seconde pour mourir…
Mes mains agrippent ma robe pour ne pas trembler. Plus un son ne sort de ma gorge
nouée. La musique s'arrête, mais leurs railleries continuent. Dans la salle, un grondement
de colère enfle rapidement, me tirant de mon inertie. Je quitte la scène et je m’avance
vers leur table. De près, je les trouve grotesques. Je m’approche de mon directeur dont je
devine le trouble. Je n’ai plus aucune crainte. J’ai presque envie qu’il me reconnaisse.
Une lueur de peur balaie ses yeux. Il détourne le regard et lance crânement à ses
comparses de beuverie : « Suffisait de demander poliment ! » Nouveaux éclats de rire
graveleux. Une bouffée de rage m’envahit. Je saisis la bouteille de champagne posée sur
la table, je la secoue vigoureusement et j’arrose la clique médusée qui pousse des cris
d'orfraie. D’un bond, mon directeur se lève et empoigne la bouteille avec force. Celle-ci
m'échappe et heurte brutalement son visage. Il tombe à terre. Un tonnerre
d’applaudissements éclate dans la salle. Les videurs interviennent et embarquent le trio
sans ménagement. Mon directeur a le privilège de voyager sur l'épaule d'un des videurs.
Son corps rebondit comme un sac trop rond, au rythme des foulées de son porteur. Il
gémit sur son sort : il a mal au cœur. Sidérée par ce dénouement, je remonte sur scène
un peu hébétée, sous une ovation qui dure longtemps, longtemps…
Lundi matin. Rien n’est plus comme avant. J’ai compris que je n'étais pas la seule à
tricher. Pour la première fois, je me suis maquillée. Légèrement. J’ai revêtu un tailleur qui
souligne ma féminité, assumant pleinement le regard impudique des passants. Qu'il est
bon de marcher contre le sens du vent ! Dans le hall de l’entreprise, j’affronte le regard
éberlué de Martine, l’hôtesse d’accueil, qui finit par me sourire. Si chaleureusement, que
cela me bouleverse. Puis, je croise les visages stupéfaits de mes collègues. Enfin, ils me
regardent. Avant, j’étais transparente. Mon directeur est là, le nez tuméfié et l’œil cerné de
bleu. Effaré devant ma nouvelle apparence, il me fixe en silence. Je détourne son
attention : « Que vous est-il arrivé ? » Il tâte son nez et lâche en balbutiant : « Je rentrai
d’un dîner avec ma femme lorsque des loubards nous ont agressés. J’étais seul contre
eux, les lâches ! » Puis, il s’éloigne, un brin chancelant sous le poids encore vif de sa
mésaventure.
Alors, c’est tout ? Je m’adosse contre le mur pour ne pas tomber. Mon cœur est débordé.
Tout ce que j’y retenais cherche à s’en déverser avec la force d'un torrent en cru. Un
collègue s’approche doucement et me chuchote en souriant : « On s’en doutait. Tu es
resplendissante. Je t’envie. » Je ris et je pleure en même temps, mon cœur ne sait plus.
Au fait, je m’appelle Éric, j’ai vingt ans, et aujourd’hui, c’est le premier jour de ma vie.
PREMIER PRIX ADOLESCENTS
Apparence
Un texte de Lucie CHAUVIERE
Tout est calme, le robinet goutte comme toujours, on devine la tempête dehors, malgré le
silence de la maison. Une femme est allongée sur le canapé, endormie. On pourrait la
croire humaine, malgré ses oreilles pointues et son nez aquilin. Un chien arrive, presque
un loup. Il la renifle, et comme si ce léger bruit l'avait réveillée, elle ouvre les yeux. Ses
pupilles se résument à deux fentes perd1ues dans un bleu profond. Aussitôt, la tempête se
calme, puis s'arrête, comme si elle n'avait jamais existé. La femme se lève et jette ses
longs cheveux noirs derrière ses épaules : « Bonjour Wolfi, chuchote-t-elle en se penchant
pour caresser le chien. Tu viens me dire que c'est l'heure de manger, n'est-ce pas ? »
On sonne à la porte. Elle va ouvrir, son chien sur les talons. Un homme se tient à
l'entrée. Grand, blond, athlétique, il a les mêmes yeux qu'elle, mais dorés. Ils se
connaissent de longue date, pourtant il ne la reconnaît pas. Elle porte maintenant un
tailleur strict et des lunettes à monture d'acier. Sa coiffure compliquée cache ses oreilles
en pointe et des lentilles dissimulent ses iris si particuliers.
« Ah, c'est toi, Xéris, lui dit-elle en le fixant de ses yeux cobalt. Entre, je t'en prie.
– Merci, lui répond-il en entrant »
Il arrive dans un salon faiblement éclairé. La jeune femme part se changer dans une autre
pièce, puis revient quelques minutes plus tard, métamorphosée. Troquant son tailleur
contre une tenue de cuir noire et moulante, elle s'est attaché les cheveux en une longue
tresse serrée. Attrapant son arc posé jusque là sur une chaise près de l'entrée, elle saisit
son carquois et lance : « On y va ?
– C’est parti, Erilis, répond Xéris en se levant. »
Regardant le ciel par la fenêtre de la voiture, Erilis repense à sa première réunion. Elle
venait de déménager car elle s'était faite repérer dans son ancien village et était
complètement perdue. Xéris et les autres membres l'avaient bien accueillie, elle s'était
sentie chez elle. Se jurant de ne plus déménager, elle était passée maîtresse dans l'art du
camouflage. Cela fait maintenant trois ans qu'elle va à ces réunions, une fois par mois.
Elle aime voir d'autres elfes qui, comme elle, sont obligés de se cacher. Elle est ravie de
les revoir et a hâte d'arriver.
« Pas de jeunes recrues ce mois-ci ? demande-t-elle à Xéris.
– Non, je ne crois pas » confirme-t-il en se replongeant dans sa conduite.
C'est ce qu'elle préfère, les nouveaux. Toujours craintifs, timides, généralement
1
seuls, parfois accompagnés d'un plus vieux qu'eux. Il faut les mettre en confiance, leur
parler, les accompagner dans leurs débuts. Dissimulation, maniement des armes,
invention d'un passé, ... Il faut tout leur apprendre, mais cela lui plait.
Ils arrivent. Abandonnant le fil de ses pensées, Erilis observe le paysage. De
basses montagnes se dressent maintenant devant eux. Xéris s'engage dans une vallée.
La route devient chemin de terre, puis disparaît tout à fait. Les deux elfes descendent de
voiture après que Xéris l'ait garée près d'un grand chêne. Ils marchent silencieusement
pendant cinq bonnes minutes, puis arrivent dans une clairière près d'une falaise.
S'avançant vers un rocher appuyé contre la paroi, ils psalmodient dans un ensemble
parfait : « Vern el ar viror toum filom ivar vri al fam . » Aussitôt, la pierre s'ouvre en deux
sans un bruit et les deux elfes s'enfoncent au cœur de la montagne.
Des visages. Tendus à l’extrême. Pas de convivialité, mais une peur. Tangible.
Accueillie par des hochements de tête, Erilis se rend compte qu'il manque quelqu'un.
Iram. La fiancée de Xéris. Amie de la jeune femme, Erilis s'inquiète :
« Que se passe-t-il ? Où est Iram ? »
Un silence lourd suit sa question. Un elfe aux cheveux couleur de lune finit par s'avancer
et répond : « Iram a trahi. »
« Coupez ! Naomie, très bien. Tu joues ton rôle à la perfection. Lucas, attention,
Xéris doit être encore plus tendu. On reprend tout ça demain. Soyez à l'heure ! »
Après s'être changée, Naomie attrape son sac, lance un « au revoir » général et
part. Arrivée chez elle, elle engloutit un repas frugal, prend une bonne douche et va se
coucher.
« Vivement demain, se dit-elle, ce film est vraiment passionnant. »
Et elle s'endort. Tout est calme, le robinet goutte. Comme toujours ...2
2
SECOND PRIX ADOLESCENTS
Panique au collège
Un texte de Lilly-Rose LECOMTE
Tout est calme, le robinet goutte comme toujours, on devine qu'une personne est passée
aux toilettes du bahut. C'est Alix, Alix Garcia une belle brune aux yeux verts, de taille
moyenne, qui a 14 ans. Elle n'a aucune envie d'aller aux WC mais elle cherche par tous
les moyens à quitter le collège pour échapper à ses évaluations. Elle ne veut pas les faire
car elle n'a absolument rien appris. Quand je dis rien appris, ça veut dire qu'elle n'a même
pas ouvert son cahier.
Alix est au collège Clémence Royer à Montpellier. Ce collège est connu pour son CPE,
Monsieur Martinez, gardien d'une véritable « prison » aux grands murs de béton, aux
grilles hérissées de pointes et aux caméras de surveillance placées partout.
En classe elle est à côté de Pénélope Lambert, sa meilleure amie, une jolie blonde aux
yeux marron.
-« Hé Pén', j'ai pas appris pour l'éval' de tout à l'heure, faut que j'me casse !
-Mais Al', t'es pas bien ! C'est nul de sécher ! Tu ne peux pas rater une évaluation !
- Mais s'il te plaît, aide-moi ! dit Alix.
-OK, mais comment tu veux faire ? La porte d'entrée est fermée à double tour et avec ces
murs de prison on peut pas sortir ! s'exclame Pénélope.
- Bah… Je vais escalader les grilles, dit Alix.
- Quoi, mais t'es sérieuse !?! Grimper par-dessus les grilles ? Bon… Je veux bien t'aider
mais c'est tout, souffle Pénélope.
- Merci, alors, faudrait que tu dises au pion de venir quelque part loin de la porte d'entrée
pour que je puisse sortir en douce, chuchote Alix.
- Ok !
La professeur de mathématiques termine son cours en disant d'une voix stridente :
- Bon vous notez vos devoirs pour demain, s'il vous plaît ! Cela va sonner dans une
minute !
Driiing, la sonnerie retentit.
- Bon dans 10 minutes, y'a contrôle d'histoire, faut que je m'en aille tout de suite !!
s'exclame Alix.
- MAIS COMMENT ON FAIT, ZUT !!! s'énerve Pénélope. Tu sais très bien que les pions
traînent partout dans la cour !
- Oh ! Mais tu vas te calmer tout de suite ! renchérit Alix. Si tu veux pas m'aider, tu te
barres ! Je me débrouillerai toute seule !
- Ouais, eh bien, tu sais quoi ! Tu me saoules, j'me casse ! J'vais voir les garçons !
- J'm'en fiche, t'as qu'à aller avec eux ! fit Alix.
« Bon maintenant que Pen' m'a lâchée, faut que j'me débrouille toute seule » pensa Alix.
Dix minutes après, la sonnerie retentit et Alix court se cacher dans les toilettes.
- Tout le monde est parti, à l'attaque ! s'exclame Alix.
Alix sort des toilettes, déterminée, elle se précipite jusqu'aux grilles qu'elle commence à
escalader.
- Aïe, j'me suis suis fait trop mal ! maugrée Alix, en serrant les dents.
- Mademoiselle Garcia, descendez de là, immédiatement ! hurle tout à coup le CPE,
Monsieur Martinez, dans son dos.
Alix s'est fait griller !
- Dans mon bureau de suite, Mademoiselle ! Non, mais c' est quoi ces manières !
Pourquoi étiez-vous en train d'escalader les grilles ? Vous cherchiez à vous tuer ?
- Pardon... J'ai oublié de partir à la récré, comme j'ai fini les cours, et je n'ai pas osé
demander aux surveillants de m'ouvrir, bafouille Alix.
- Votre histoire ne tient pas la route,jeune fille, grogne le CPE.
- Mais Monsieur, s'il vous plaît ! proteste Alix.
- Bon d'accord, on va vérifier ton emploi du temps pour savoir dans quel cours tu dois
être…
Monsieur Martinez prend son carnet et vérifie son emploi du temps :
- Mais vous me mentez, Mademoiselle. Vous devriez être en cours avec Madame
Chevallier, à cette heure-ci. Venez avec moi, je vous emmène !
- D’accord, répond la jeune fille d'une petite voix.
Alix retourne donc en cours en se demandant comment elle pourrait faire pour sécher les
cours : « Bon, le plan A a raté, passons maintenant au plan B : je vais demander à aller
aux toilettes ».
- Excusez-moi, Madame, j’étais dans le bureau de Monsieur Martinez, je n'ai pas eu de
récréation. Est-ce que je peux aller aux toilettes avant de commencer le contrôle, s’il vous
plaît ? C'est vraiment urgent ! supplie Alix à sa professeur.
- Si c'est vraiment si urgent que ça,vas-y, mais dépêche-toi ! répond Madame Chevallier.
« Bon, c’est bon, mais comment je vais faire pour partir maintenant. Ah, oui c’est vrai, tout
a l’heure le pion a oublié de verrouiller le portail, j’ai qu’à partir en douce par là ! » songe
Alix.
Elle se rend au portail en douce, tout en faisant attention à ce que le CPE ne la voie, car
son bureau donne sur l'entrée.
Là, elle l’ouvre tout doucement, quand tout d’un coup on hurle dans son dos :
- MADEMOISELLE GARCIA, REVENEZ LA TOUT DE SUITE ! vitupère le CPE.
- Oh, zut, il m’a vu l’autre là ! Bon tant pis, je cours ! se dit Alix.
Alix part en courant dans la rue, elle en a marre du collège. Mais il y a beaucoup de
circulation sur le quai des Tanneurs, et cela l'effraie d'autant plus que le CPE lui court
après ! Elle ne sait pas comment s’en débarrasser. Alors, elle court, elle court, se
retourne, court, se retourne pour voir ou est Monsieur Martinez. Il se rapproche de plus en
plus d’elle ! Alix prend une décision… elle traverse la route sans regarder...
BAM ! Alix s’est fait renverser par une voiture !
- ALIIIX !!!!!… crie Monsieur Martinez.
Le lendemain, dans la chambre 312 de l’hôpital Lapeyronie.
Alix va bien, elle a la jambe droite cassée et une entorse aux cervicales. Elle reçoit la
visite de sa meilleure amie Pénélope.
- Hé, qu’est ce qu’il t’a pris de traverser la route sans regarder, tout ça juste pour rater le
contrôle ? Tu as imaginé ce qu’il aurait pu t’arriver ? s'exclame Pénélope.
- Oui… c’est vrai, je n’aurais jamais dû faire ça, mais maintenant va-t’en !… répond Alix,
toujours fâchée.
- Bon Alix, écoute nous ne sommes plus des gamines, à s’embrouiller comme ça, pour un
rien ! déclare Pénélope.
- Oui, tu as raison. Bon, on oublie tout et on repart à zéro ? demande Alix.
- D'accord, on repart à zéro ! dit Pénélope, joyeuse.
Toc Toc Toc... Quelqu’un frappe à la porte de la chambre.
- Entrez… dit Alix.
- Ah ! s'étrangle Alix. Euh... Bonjour, Monsieur Martinez…
- Non mais, Alix, tu ne vas pas bien dans ta tête ? Qu’est-ce qu’il t'a pris de courir comme
ça au milieu des voitures ? commence Monsieur Martinez, d'un air méchant.
- Mais j’avais deux évaluations et je n’avais pas eu le temps d’apprendre !...
- Et alors ? Les évaluations se refont, je suis sûr que tes professeurs auraient accepté que
tu te rattrapes. J'ai eu vraiment peur pour toi, tu aurais pu mourir, se radoucit Monsieur
Martinez.
- Oui, c’est sûr, c’était une mauvaise idée de ma part. répond Alix qui regarde
désespérément l'interminable goutte à goutte de sa perfusion.
Une infirmière entre alors dans la chambre.
- Bon Mademoiselle Garcia, plus de peur que de mal ! Par contre vous allez rester parmi
nous un sacré moment ! dit-elle en sortant une seringue de sa poche.
– Aïe, je sens que je vais regretter les cours, mais c'est de ma faute !
TROISIEME PRIX ADOLESCENTS
Petits « Pas » ?!
Un texte de Mathilde GOIGOUX
Tout est calme, le robinet goutte comme toujours, on devine les cris des enfants qui jouent
au-dehors. Leurs exclamations stridentes sont dérangeantes, me parvenant jusque dans
ma chambre. Pourtant, allongée sur mon lit, je n'y attache pas grande importance. Non,
car autre chose retient mon attention.
Cette fois encore, j'entends ces bruits. Des bruits de pas, selon toute
vraisemblance, mais aussi peut-être des murmures ténus. Des chuchotements. Ces sons
étouffés me parviennent d'en haut, par-delà les lattes de bois composant le plafond.
Ils ne peuvent avoir qu'une provenance.
Le grenier – après tout, il n'y a rien au-dessus.
Ce n'est pas la première fois que je les entends. Souvent, allongée sur mon lit
comme je le suis maintenant, je perçois ce faible écho, qui semble résonner dans mon
crâne même. Je me demande alors s'il est réel, mais il s'estompe toujours avant que je ne
puisse clarifier la question.
Aujourd'hui, pourtant, il résonne avec tant d'insistance qu'il ne laisse plus en moi de
place au doute : ces crissements existent bel et bien – ponctués parfois même de
craquements sourd qui trahissent leur nature réelle. En fermant les yeux, je peux presque
deviner quelque chose se mouvant au-dessus de ma tête.
Lorsque je les rouvre, je ne peux détacher mon regard du plafond. Ces bruits
m'obsèdent, aujourd'hui comme ils m'ont obsédée les jours précédents, depuis leur
apparition. Et aujourd'hui comme jamais, je veux en avoir le cœur net.
Poussée par une implacable curiosité, je me lève. J'enfile des chaussettes, pour
protéger un minimum mes pieds des éventuelles échardes pouvant joncher le sol là-haut.
Je rejoins la porte de ma chambre le plus discrètement possible. Je ne veux pas
alerter ce qui se trouve là-haut, quoi que ce soit. Je la pousse avec précaution, très
lentement, satisfaite de ne pas l'entendre grincer. Je me glisse dehors
précautionneusement et m'engage dans le couloir recouvert de bois ; en m'efforçant de ne
pas faire grincer le parquet.
Ma maison est grande, même pour une maison de campagne. Elle ne possède
qu'un étage, sans compter le grenier, mais il est très étendu, parcouru par un unique et
long couloir. Ma chambre est la plus à l'est et se trouve juste à côté des escaliers menant
au grenier.
Ceux-ci sont très vieux et montent jusqu'à une porte de bois mité. Son ouverture
semble scellée par un cadenas, mais celui-ci n'est jamais fermé. Ce serait inutile puisque
personne ne va, de toute façon, jamais dans les combles.
Je monte doucement les marches de bois, prêtant attention à ce qu'elles ne
craquent pas.
C'est alors que ma chaussette s'accroche à un gros clou qui dépassait
nonchalamment.
Je trébuche en avant, tandis que mon pied reste bloqué par le clou, malgré ma
vaine tentative pour me rééquilibrer. Je chute lamentablement sur les marches et m'étale
de tout mon long, dans un fracas probablement audible depuis l'extérieur de la maison
même.
Sonnée, je reste ainsi un instant avant de me relever précipitamment, de décrocher
ma chaussette d'un mouvement rageur et de me ruer vers la porte.
Je l'ouvre d'un geste vif et elle pivote avec force craquements et grincements. Je
rentre dans la pièce et embrasse l'intérieur du regard.
Trop tard.
Le grenier, tout plein de bibelots et de poussière qu'il est, semble vide de quoi que
ce soit pouvant se mouvoir librement.
Peu importe ce qu'il y avait à cet endroit quelques instants plus tôt, cela n'y est
plus. Ma flamboyante chute l'a fait fuir. Je soupire, déçue, frustrée et un peu vexée. Mon
échec est totalement risible et même un peu pitoyable.
Je regarde mes mains douloureuses et y vois plantées de belles échardes. Je tente
de les enlever sans grand succès. Je secoue la tête et décide d'entreprendre une
exploration de l'endroit, plutôt que de m'apitoyer sur mon sort de personne naturellement
et irrémédiablement maladroite.
Je pousse la porte doucement. Je n'ai pas spécialement envie qu'on me questionne
sur les raisons de ma présence dans cet endroit – alors que personne n'y met jamais les
pieds. Cette histoire est entre ces mystérieux bruits de pas et moi.
Je commence néanmoins à comprendre pourquoi personne n'y met jamais les
pieds...
L'endroit est totalement décrépi, plein de toile d’araignées et de poussière volant
allègrement dans l'air. J'éternue lorsqu'un mouton passe près de mon visage.
Les vieux meubles sont partout. Des buffets en bois et des penderies s'étendent à
perte de vue. Je n'avais aucune idée de ce qui pouvait se trouver ici et j'avoue ne pas
m'en émerveiller. C'était, somme toute, ce à quoi je m'attendais.
Mon père a racheté cette maison à la mort de sa propriétaire, mais si ses enfants
ont récupéré les meubles des deux étages du dessous, ils n'avaient pas parus intéressés
par ceux qui s'entassaient dans les combles et mon père s'en est, en toute logique, vu
attribuée la propriété lorsqu'il a racheté la maison.
Voilà la raison pour laquelle ce capharnaüm reste enfermé à cet endroit, loin de
l'intérêt de qui que ce soit.
Je continue d'avancer au milieu d'abats-jour démodés et de tapisseries affreuses,
ainsi que d'autres objets étonnamment intéressants. Je trouve une jolie peinture sur toile,
réalisée avec maîtrise, ou encore un lot d'adorables petites tasses en porcelaine. Ces
objets éveillent mon intérêt pour cet endroit.
Mon exploration avance tandis que je progresse au milieu du désordre, m'éloignant
de plus en plus de l'endroit où il me semblait avoir entendu les bruits de pas si troublants.
Cependant, un fait étrange me frappe : plus je progresse, plus l'impression de décrépitude
qui m'avait interpellée lorsque j'avais franchi la porte d'entrée s'estompe, au point que je
parvient à respirer avec plus de fluidité et qu'il me semble voir de moins en moins de
traces d'arachnides.
Les meubles imposants se clairsèment, aussi, et mon regard porte plus loin.
Lorsque je me retourne, je vois un amas dense d'imposants meubles sur ma droite, me
poussant à me demander comment donc l'endroit est organisé.
Je n'ai guère le temps de m'interroger plus longtemps. J'entends la porte d'entrée
claquer en bas, ce qui signifie que ma mère est rentrée. Elle nous cherchera bientôt, moi
et ma sœur, pour nous demander d'accomplir une quelconque action utile à la
communauté familiale – une corvée, en somme.
Je fais demi-tour, cherchant à regagner en vitesse mais discrètement la porte
d'entrée - compromis complexe à gérer, j'en conviens. Je repasse devant les mêmes
fenêtres poussiéreuses qu'à l'aller – laissant filtrer une lumière glauque -, devant les
mêmes meubles de bois.
C'est alors que quelque chose attire mon attention. Bien sûr, j'aurais presque pu le
remarquer dès mon entrée dans le grenier, mais ma frustration due à ma chute et ma hâte
de partir à la découverte de cette nouvelle zone m'en avaient détournée.
C'est lorsque j'arrive à peu près au-dessus de ma chambre que je les remarque.
Des traces de pas.
Elles jonchent le sol dans les deux sens, et elles ont beau être loin d'être nettes,
elles sont tout de même identifiables pour ce qu'elles sont. Je grimace néanmoins en
constatant que je ne peux pas savoir de quel genre de traces il s'agit.
Bien sûr, elles sont trop grandes pour être dues à des rongeurs ou à des petits
oiseaux, mais leurs contours sont tellement flous à cause de l'obscurité et de la quantité
de poussière qu'il m'est impossible de déterminer s'il s'agit même d'un gros oiseau ou
d'une autre espèce animale, voire même d'un humain. En plus de ça, la plupart sont
brouillées par les miennes – qui elles-mêmes sont loin d'être nettes et sont
indifférenciables du reste des empreintes.
Je me demande si de telles empreintes sont visibles partout dans le grenier... Je
songe un instant à faire demi-tour, lorsque j'entends ma mère m’appeler. Je peste à mi-
voix un instant et me décide finalement à retourner à la porte, que je franchis après un
dernier regard vers le royaume de poussière.
Je suis dans ma chambre, assise à mon bureau, en pleine réflexion.
Après être descendue, j'avais salué ma mère, qui m'avait demandé de mettre le
couvert avec ma sœur. Après le repas, je m'étais moi-même occupée de mes échardes –
je ne voulais pas demander à ma génitrice de peur qu'elle me pose de questions à ce
propos. J'avais désinfecté comme j'avais pu et appliqué des pansements là où le sang
coulait un peu trop à mon goût.
Mes mains sont maintenant correctement empaquetées et me laissent libre
d'attraper des choses sans souffrir.
Un stylo entre les dents, je réfléchis à ce que j'ai découvert. Les traces de pas
confirment la présence de quelque chose dans le grenier, mais ne m'aident pas à savoir le
plus important : quelle est cette chose ?
Un gros hibou peut-être ? Je n'ai pas visité tout l'étage, après tout, peut-être une
fenêtre est-elle brisée et permet-elle à ce genre de gros oiseau d'y pénétrer. Cela n'aurait
pas grand-chose d'étonnant...
Des coups secs frappés sur la porte de ma chambre me tirent de ma réflexion. Je
demande d'une voix forte :
« Oui ? »
La porte s'ouvre. Je grimace en voyant ma sœur dans l'embrasure. Elle qui ne veut
jamais qu'on entre dans sa chambre...
« Qu'est-ce que tu veux ? »
Elle prend un air faussement gêné, avant de m'adresser un sourire hypocrite.
« Eh bien, vois-tu, j'étais sur Facebook avec Anthony quand...
- Tu veux réquisitionner mon PC ?
- Ouiiiii ! » répond-elle avec un sans-gêne à peine dissimulé.
Elle prend mon ordinateur tout en m'expliquant qu'elle était au milieu d'une
discussion d'une importance capitale avec son petit copain, qui est, soit dit en passant,
l'amour de sa vie, lorsque son ordinateur avait tragiquement planté avec une violence peu
commune, et qu'elle avait donc décidé de venir prendre le mien.
Elle finit par sortir et je soupire, contente d'être enfin seule et de pouvoir ainsi
réfléchir.
Mes pensées s'attardent encore et toujours sur la « chose » qui hante le grenier,
mais semblent tourner irrémédiablement en rond. Ma réflexion ne me mène nulle part et je
décide finalement d'aller me coucher.
C'est peu après m'être étendue que le bruit me parvint à nouveau. Ces ténus
craquements de parquet, ces légers frottements, ces bruits de pas si captivants.
Je m’assois dans mon lit, hésite à aller y jeter un œil devant le triste spectacle de
mes mains bandées et de mes chaussettes blanches devenues noires.
Mon hésitation ne dure qu'un instant. Je me lève en toute discrétion, et me dirige
vers le couloir avec des mouvements qui se veulent légers et habiles autant que précis et
silencieux.
La porte de ma chambre s'ouvre sans un bruit et en un instant je suis en train de
gravir les marches de l'escalier miteux. Néanmoins, dans le silence pesant qui
m’oppresse, il me semble entendre les bruits s'éloigner. Glisser vers l'autre bout de la
maison, vers l'Ouest, lentement mais sûrement.
Je me retourne et contemple le couloir plongé dans l'obscurité, qui donne accès à
de nombreuses pièces telles le bureau ou la chambre de mes parents et, au bout, faisant
face aux escaliers descendant vers le rez-de-chaussée, la chambre de ma sœur.
Je me reconcentre vite, chassant cette impression de mon esprit tandis que je
pousse la porte mitée, que je parviens à ouvrir sans trop de grincements. Là, j'entre dans
la pièce et m'empresse de la passer en revue du regard.
Rien. Rien ne retient mon attention. Rien n'a changé depuis cet après-midi. Les
meubles s'entassent toujours à perte de vue, au milieu de moult babioles d'un intérêt plus
ou moins flagrant.
Je soupire. Je n'arriverai décidément jamais à résoudre ce mystère.
Je baisse les yeux, déçue, sur le sol aux lattes poussiéreuses. C'est alors que je les
vois. Ces traces de pas semblant toutes fraîches, que je ne me souvenais pas avoir vues
cet après-midi. Je reprends espoir, relève la tête et embrasse à nouveau le grenier du
regard.
Je perçois alors un mouvement furtif. Loin au-delà d'une rangée d'imposants
meubles, presque aux confins des combles.
Je m'empresse d'avancer dans cette direction, le cœur battant, gagnée par
l’excitation. Peut-être comprendrai-je enfin...
Mais bientôt mes espoirs se heurtent à une rangée de grandes armoires, faisant
efficacement barrage. Je ne suis pas allée aussi loin dans l'après-midi et ne sais pas
comment les contourner. Je tente plusieurs directions, peste, finis par essayer d'escalader
sans grand succès. Je me maudis de n'avoir pas pris de lampe torche. J'ai perdu de vue
la chose que je traquais, et j'ai beau me dresser sur la pointe des pieds tant que je peux et
tenter de regarder entre les armoires, je ne parviens pas à la retrouver.
Mes tentatives pour déplacer les armoires sont vaines. Je finis par abandonner, de
plus en plus déçue et frustrée, je reviens sur mes pas et arrive finalement à nouveau près
de la porte.
Là, je prête plus attention aux empreintes. Elles sont les seuls indices qu'il me
reste. A bien y regarder, elles sont assez nombreuses et étonnamment régulières, comme
si la « chose » était venue fréquemment et récemment.
Bien sûr, ça ne m'aide pas, puisque je sais déjà tout ça. Après tout, je l'ai assez
bien entendu de ma chambre.
Forte de cette information, je décide néanmoins de rester dans le grenier et de
guetter « la chose ». Après tout, elle finira bien par repasser tôt ou tard.
Je m'installe dans un fauteuil poussiéreux, immobile derrière un buffet. Seul le haut
de mon crâne dépasse, suffisamment pour me permettre de voir un éventuel intrus.
Le temps passe lentement mais sûrement et rien ne semble vouloir perturber la
quiétude qui règne en ce lieu. Une douce somnolence me gagne.
Je ne sais pas depuis combien de temps j'attends. Mon esprit embué a perdu la
notion du temps lorsque je commence à m'approcher un peu trop du sommeil. Ma tête
bascule sur le côté.
Je suis sur le point de m'endormir lorsqu'un bruit me fait sursauter. Je me lève d'un
bond pour inspecter la zone par-delà le meuble derrière lequel je me cache.
Je ne vois rien. Immédiatement déçue, il me faut quelques instants pour réaliser
que le fracas que j'ai entendu était celui de la porte d'entrée qui claque. Je fronce les
sourcils, étonnée. Personne n'est censé ni rentrer ni sortir à une heure pareille.
Je me résigne finalement et quitte le grenier. Trop de choses me paraissent
inexplicable et je ne tiens pas à passer une nuit blanche à résoudre ces énigmes.
Lorsque je rejoins ma chambre, je constate que ma sœur m'a rendu mon PC. Selon
toute probabilité, cela doit être parce que le sien marche à nouveau..
J'ai envie de me détendre. J'attrape mon ordinateur portable et m'étale sur mon lit,
enlevant au préalable mes chaussettes plus que sales.
En ouvrant ma session, je constate que ma sœur a oublié de se déconnecter de
son compte Facebook. Je soupire et m'apprête à quitter la page, lorsque je remarque
qu'une fenêtre de conversation est ouverte. Elle est en train de parler avec son petit
copain.
J'hésite un instant, lève les yeux au ciel... et finis par me plonger dans la lecture de
la conversation.
Le début est une série de message mièvres typiques d'amoureux.
Moi – Coucou Lapin !
Anthony – Re Chaton
Moi – Tu as pu rentrer tranquille, pas de soucis ?
Anthony – Aucun, nickel.
Moi- On remets ça demain ???
Je sais qu'ils se sont vus dans l'après-midi -ils ne se lâchent jamais. Néanmoins
cela m'intrigue qu'elle ne lui pose la question que maintenant, alors qu'il était parti il y a
plusieurs heures déjà...
Anthony – Ok ça marche.
Moi – On gère, je trouve, ça ressemble de plus en plus à quelque chose !
Anthony – Yep ! On s'est investi, aussi faut dire...
Moi – Oui !
A ce stade de la discussion, je ne comprends plus trop de quoi ils parlent. Un projet
d'amoureux lambda, sûrement...
Moi – Par contre, il faudrait qu'on soit plus discrets...
Anthony – Pourquoi ? On fait rien de mal... Personne s'en sert de toute façon. T'avais pas
franchement besoin de me mettre dehors quand t'as cru entendre ta sœur bouger...
Cette phrase pique ma curiosité au plus au point.
Moi – Non mais tu comprends pas... Ça n'a aucun sens d'aménager le grenier si on ne
peut plus s'y voir en secret! Et puis je crois qu'elle commence à se douter de quelque
chose. Manquerait plus qu'elle découvre qu'un passage mène de ma chambre au
grenier... Bon, sur ce je retourne explorer la zone est. On a trouvera peut-être encore un
ou deux meubles intéressants pour notre coin.
Ce dernier message date d'il y a quelques minutes déjà et, tandis que je le lis,
j'entends à nouveau les bruits de pas si obsédants résonner furtivement au-dessus de ma
tête.
PRIX DÉCOUVERTE ADOLESCENTS
La nuit
Un texte de Diane CAULIER
« Tout est calme, le robinet goutte comme toujours, on devine la nuit, lourde et pesante,
qui s'allonge lentement sur le corps de l'homme endormi.
* * *Le loup marche, doucement, à pas feutrés.
* * *L'homme remue brusquement son bras droit, puis ses jambes, et d'un mouvement las,
s'allonge sur le dos. Il soupire de contentement, et reprend sa rêverie ensommeillée.
* * *Le loup trottine parmi les maisons endormies, portant sur son dos la nuit, lourde et
pesante.
* * *Le corps de l'homme, endormi, est parcouru de frissons nerveux. L'homme se réveille,
attrape sa couverture d'une main froide, et la repose doucement sur son corps, encore
frissonnant. Il se réchauffe, puis retombe lentement dans la demeure du sommeil.
* * *Le loup, alléché, excité, se met à courir dans la ville, ses pattes s'enfonçant dans la neige
en un crissement sec. La sueur ruisselle sur le haut de son corps, mais ses pattes sont
engourdies par la neige épaisse gisant sur le sol, tombé sur ciel le soir de Noël.
* * *L'homme rêve, profondément endormi.
* * *Le loup, rageur, tourne au coin de la rue Mimosa, et se retrouve à destination voulue.
3, avenue Cascade. L'odeur est forte.
* * *L'homme rêve, profondément endormi.
* * *Le loup ouvre doucement la porte de la demeure de l'homme, traverses les pièces
sombres jusqu'à arriver dans sa chambre.
* * *L'homme rêve, profondément endormi.
* * *
Le loup, en un bond léger, se retrouve sur le lit de l'homme. Il ouvre grand sa gueule et tue
se ce dernier.
En cette nuit de décembre, un cri de douleur retentît. Un loup s'abreuva du sang d'un
homme, rêvant, profondément endormi. Mais personne, avenue Cascade, ne se douta de
rien.
Tout était calme, le robinet continuait de goutter comme à son habitude. »
Concours lancé au printemps 2015,
par l'Association Pour l'Animation
Culturelle (APAC) et le Service Culturel de
Saint-Calais.