recueil 2016 des meilleurs textes primés

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Avec le soutien du Gouvernement francophone bruxellois.

Dans la même collection :

- Variations sur trois thèmesTextes lauréats des concours d’écriture 2002, 2003 et 2004

- L’invention du siècleLes meilleurs textes du concours 2005

- Le pays de mes rêvesLes meilleurs textes du concours 2006

- Mon histoire romaineLes meilleurs textes du concours 2007

- Lutin au Québec. Une aventure du “vingt-et-unième“ en Amérique du NordLes meilleurs textes du concours 2008

- La tête dans les étoilesLes meilleurs textes du concours 2009

- Une rencontre africaineLes meilleurs textes du concours 2010

- Je t’appelle citadelleLes meilleurs textes du concours 2011

- Si j’étais magicien…Les meilleurs textes du concours 2012

- Destination ailleursLes meilleurs textes du concours 2013

- PrisonnierLes meilleurs textes du concours 2014

- ÉtincellesLes meilleurs textes du concours 2015

Maison de la Francité 20164

Je suis qui, au fait ?

Les meilleurs textes du concours 2016

Préface

Sur les réseaux sociaux, le sujet du « Je suis » traverse toutes lescauses imaginables. Son affirmation est éphémère et modifiable àl’envi. Cette année, le concours de textes de la Maison de la Francité aretourné la question à tout un chacun, invitant à dépasser la formuleconvenue pour qu’elle devienne journal, récit, nouvelle, chronique,portrait... toute forme d’écriture que l’auteur aura eu à cœur d’explorer.

« Je suis qui, au fait ? » Qu’est-ce qui anime le(s) personnage(s) quenous sommes dans la vie… Ou ceux que nous couchons sur le papier ?Suivent-ils, mènent-ils le troupeau, ou se perdent-ils en route ? Quellessont les valeurs qu’ils défendent, les passions qui les motivent ?Qu’aiment-ils dans la vie ? Les 820 textes reçus sur cette thématique,dont 736 purent concourir, fournissent un échantillon de réponsestoutes particulières, car, comme chaque année, l’imagination fut reine.En outre, quatre-vingts ans séparent l’ainé et le plus jeune participantde notre concours ! Une vie entière…

Plus de la moitié des textes nous sont venus d’en dehors de Bruxelles,les Bruxellois représentant 44% des participations. Nous nousréjouissons d’avoir reçu des participations des quatre coins de laBelgique. Avec 4% de participations, la Flandre n’est pas non plusabsente de la compétition. Cela démontre encore combien l’écriturecréative demeure vivace dans notre pays. Un total de 230 textes ont été écrits par des jeunes (moins de 18 ans),

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dont beaucoup ont été encouragés à concourir par leur école. Dans lescinq provinces de Wallonie, des enseignants ont profité de notreconcours pour amener leurs élèves à l’écriture. Certaines, comme lelycée Martin V, à Louvain-La-Neuve, y sont fidèles depuis plusieursannées. Deux élèves de cet établissement sont d’ailleurs récompensés,cette année ! En tout, trente-cinq écoles sont représentées, parmi nosjeunes participants. Contrairement aux années précédentes, la thématique a intéressé unemajorité d’adultes, et parmi eux, de séniors : un total de trois-cent-vingt-huit textes ont été écrits par des personnes de plus de 65 ans, cequi représente 44,5% des participations. À l’échéance du concours, leplus âgé de nos participants avait atteint l’âge de 92 ans. Pour ces ainés,la question posée par le concours a parfois fourni l’occasion de partagerl’expérience acquise au long de la vie…La sélection des textes s’est faite en deux étapes : les six sélectionneursde la Maison de la Francité se sont partagé les quelque 2.500 pagesreçues, pour leur accorder la plus grande attention. Ce sont 53 textesqui sortirent de cette présélection. Une seconde étape a permis d’enextraire une trentaine, qu’il revint au jury de classer.

Ce recueil propose à la lecture les meilleurs textes reçus dans les troiscatégories : 10 textes chez les adultes, 3 chez les juniors et 2 chez lescadets. En les éditant, la Maison de la Francité a choisi de conserverintacte la spontanéité des styles et de certaines expressions voulues parles auteurs. Toutefois, les textes ont été adaptés aux règles de lanouvelle orthographe et des graphies simplifiées. Nous espérons queces ajustements ne troubleront pas votre lecture.

La Maison de la Francité vous souhaite une belle découverte, etremercie tous ceux qui ont contribué à la réussite de ce concours 2016 :les auteurs, les organisateurs, les collaborateurs extérieurs, les

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sélectionneurs, les membres du jury et bien évidemment nospartenaires ainsi que la Commission communautaire française / Servicesdu Gouvernement francophone bruxellois et la Fédération Wallonie-Bruxelles.

Ce concours a permis une fois de plus de démontrer l’inventivité desécrivains en herbe, la richesse des imaginaires et l’habileté des auteursà exploiter les ressources de la langue française. Ce sont quelques-unesdes missions poursuivies par la Maison de la Francité et que la passiondes participants nous permet d’accomplir brillamment. Nous les enremercions vivement.

Ahmed MEDHOUNEPrésident du Conseil d’Administration de la Maison de la Francité

Donald GEORGEDirecteur de la Maison de la Francité

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Sélectionneurs

- Henry LANDROITChroniqueur de langue, pédagogue et écrivain

- Christiane DEVIAENEEnseignante et animatrice d’ateliers d’écriture

- Noëlle MICHELLectrice de la Compagnie de Lecteurs et d’Auteurs

- Charlotte SWALENSLectrice de la Compagnie de Lecteurs et d’Auteurs

- David BRANDERSÉditeur

- Martine LAMBERTLectrice de la Compagnie de Lecteurs et d’Auteurs

Jury

Président :- Taha ADNAN

Poète et écrivainMembres :

- Lorent CORBEELRédacteur en chef du webzine de critiques littéraires Karoo

- Laurence GHIGNYAttachée culturelle à la Fédération Wallonie-Bruxelles

- Laurence ORTEGATAuteure et présidente de la Compagnie des Lecteurs et d’Auteurs

- Serge de PATOULDéputé francophone bruxellois

- Frédéric TREMBLAYDirecteur des Affaires bilatérales et des Affaires publiques à la Délégation générale du Québec

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Palmarès

Catégorie « cadets » - 12 ans à 14 ans

- 1er prixM. CRUNELLE Léopold (de Nivelles) pour son texte Moi, Ekwila, 10 ans

- 2e prixMlle LEDOYEN Clara (de Wagnelée ) pour son texte Philosophie naturelle

- 3e prixMlle MAGDELENAT Melina (d’Ixelles) pour son texte Seul avec mon carnet

- 4e prixMlle VAN SOLINGE Maya (d’Auderghem) pour son texte Un petit bout de chemin

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Palmarès

Catégorie « juniors » - 15 ans à 17 ans

- 1er prixMlle HAZEVOETS Charlotte (Rixensart) pour son texte Volage... Je suis volage

- 2e prix Mlle FUNCK Aurélie (de Fontin) pour son texte L'envol

- 3e prixMlle LE GUEVEL Louise (de Watermael-Boitsfort) pour son texte Soleco

- 4e prix M. DINCER Berat (de Casteau) pour son texte Le songe en soi

- 5e prix M. KHAMNEI Dimitri (de Bruxelles) pour son texte Je ne suis pas dangereux, je suis en danger !

- 6e prix M. HUGLA Tanguy (de Liège) pour son texte Pourquoi moi ?

- 7e prixM. DELIE Nathan (de Chaumont-Gistoux) pour son texte Vivre

- 8e prixMlle VAN DER CAM Anaïs (de Genappe) pour son texte Ma maison intérieure

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Palmarès

Catégorie « adultes » - 18 ans et plus

- 1er prixM. LOHEST Guillaume (de Leignon) pour son texte Corps qui ai marché dans ces villes

- 2e prixMme VALENTOVA Veronika (d’ Auderghem) pour son texte Les rituels urbains

- 3e prixMme ROOLANT Anne (de Saint-Gilles) pour son texte Résidence Elseneur

- 4e prixMlle BRANKAER Johanna (de Chastre) pour son texte Les lunettes

- 5e prixM. DEFOSSÉ Guillaume (de Saint-Gilles) pour son texte Un escalier en cage

- 6e prixMlle DENEUVILLE Irène (de Bruxelles) pour son texte Je m'appelais Izmir

- 7e prixM. CHAUSSIER Jean-Francois (de Limelette) pour son texte Je suis née ce matin

- 8e prixMme VANDERVEKEN Siegrid (de Grand-Bigard) pour son texte L'air de Zoé

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- 9e prixMme de CLERCQ Anaïs (de Schaerbeek) pour son texte Je suis aigrie

- 10e prixMme MASSE Caroline (de Haillot) pour son texte Dompter ce feu qui brule en moi

- 11e prixMlle BENATS Evelyne (d’Anderlecht) pour son texte Identité

- 12e prixM. JANSEN Jean-Pierre (de Spy) pour son texte Celui qui fait tache

- 13e prixMme BERGER Allixe (de Ganshoren) pour son texte Delia

- 14e prixMme PLISSART Florence (d’Ixelles) pour son texte Domitilla

- 15e prix ex-aequoMlle BERGE Élisabeth (de Schaerbeek) pour son texte Une après-midi ordinaireMme DOR Sabina (de Lasne) pour son texte Quille suis-je ?M. HEYNEN Francois-Xavier (de METTET) pour son texte Un vélo bleu pour deuxMme MOSSERAY Christine (de Forest) pour son texte Qui suis-je en face de vous ?

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Textes des lauréats cadets

- Léopold CRUNELLE Moi, Ekwila, 10 ans

- Clara LEDOYENPhilosophie naturelle

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Léopold CRUNELLE

Moi, Ekwila, 10 ans

Qui suis-je ? Un petit garçon de dix ans. Je suis né en 1887 à Lousengo, village sur larive nord du Haut-Congo, en face de l’ile de Nsoumba. L’histoire n’aretenu ni le nom de mon père ni celui de ma mère. Moi, par contre, jeme rappelle que j’avais de nombreux frères et sœurs.

Qui suis-je ?Un jeune Bangala. Notre tribu vivait principalement de la pêche, nouscultivions également un peu de manioc et de bananes. Notre chef étaitun homme bon, mais aussi un des plus âgés de notre clan, presqueautant que le sorcier.Un soir, les hommes les plus forts de notre ethnie revinrent d’une longuechasse et ils nous apportèrent des morceaux de viande rouge. Le chefm’apprit que c’était de la chair d’éléphant. Ils avaient tué un vieux mâleaux défenses impressionnantes. On me dit qu’il fallait en manger lecœur pour absorber son pouvoir et sa mémoire. C’est ce que je fis et jeme sentis bien plus puissant.Quelques mois plus tard, suite à mon insistance, le chef et les guerriersm’emmenèrent chasser avec eux. J’étais muni d’une courte lance. Nousnous enfoncions toujours plus loin dans la jungle quand je m’arrêtai net.Je venais de voir des taches brunes sur du beige : un monstrueuxléopard ! Il s’apprêtait à sauter sur le chef qui ne l’avait pas entenduvenir… quand je lui lançai ma sagaie. Celle-ci le transperça, brisant l’élandu félin.

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Le chef et les autres membres du groupe me félicitèrent.De retour au village, on me fit un triomphe. Le chef et mon père medirent que j’étais un homme, à présent !

Qui suis-je ?Un chasseur bangala. Pendant plusieurs soirs, j’entendis parler de lamort blanche. Des hommes, comme nous, mais blancs. Ils se servaientd’autres tribus venant d’une région d’Afrique lointaine pour noussoumettre.Ces blancs, je l’appris plus tard, venaient de Belgique.Ils étaient habillés avec de beaux uniformes militaires. Assezrapidement, ils s’intéressèrent à nos meilleurs guerriers. C’est vrai qu’onest costaud dans la région ! Ils les incorporèrent dans ce qu’ils appelaient« la force publique de l’État indépendant du Congo ». Bref, ils devinrentdes soldats ; ils marchaient au pas dans des uniformes bleu marine. Ilsavaient même un drapeau présentant une étoile jaune sur fond bleu.Et puis, un jour, plusieurs hommes blancs habillés bizarrement en civilarrivèrent, avec d’autres noirs armés de bâtons qui crachent du feu. Ilsnous demandèrent de les suivre. Ils avaient un projet : établir notrevillage, très très loin dans leur pays au nord de l’Europe, dans une petiteville appelée Tervueren. D’abord, notre chef refusa ; ensuite, il se laissaconvaincre par de nombreux arguments. Notre peuple serait connudans le monde entier, nous pourrions visiter des pays et des villeslointains comme Anvers ou Bruxelles. Et finalement, le chef recevraitde nombreux cadeaux. D’après mon père, c’est surtout ce dernierargument qui fut décisif.Une grande partie du village refusa l’invitation. Heureusement, mamère, mes sœurs et mes frères en faisaient partie. Mon père, le chef duvillage, moi-même ainsi que quatre-vingt-sept personnes, nous fûmestous emmenés vers ce qu’on appelle l’océan. (Jusque-là, je n’avais jamais

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vu des coquillages ou même une vague.) Là nous attendait une énormebarque en métal. Nous devions nous entasser dans la cale, un endroitsombre et très chaud.

Qui suis-je ?Une marchandise. Pendant le trajet, plusieurs des nôtres moururent demaladie ; mon père fut le deuxième à partir. Le chef me prit près de lui.Au moins, avec le chef, il ne peut rien nous arriver…On nous fit débarquer dans une très grande tribu qu’ils appelaientAnvers. Puis nous sommes arrivés à destination : le Parc de Tervueren.On y avait construit un village très semblable au nôtre, mais celui-ciétait dans un enclos et des gens drôlement habillés venaient nous voir.Nous devions nous comporter comme dans notre Congo lointain. Leforgeron forgeait, le sculpteur sculptait, etc. Les visiteurs nous jetaientde la nourriture malgré l’interdiction. J’appris par la suite que notrevillage faisait partie d’une gigantesque foire universelle, appelée« Exposition internationale de Bruxelles de 1897 ». C’était énorme : prèsde huit millions de visiteurs et pas loin de trente pays participants.Bulgarie, Portugal, Chili… Je ne connaissais évidemment aucune de cesnations. Ils sont tous venus nous voir dans notre village congolais… Maisje n’ai pas pu aller regarder à quoi ressemblait leur mode de vie. C’estdommage, cela m’aurait intéressé.

Qui suis-je ?Une attraction. J’étais dans un zoo humain où les Européens venaientse divertir et contempler une culture exotique. Au moins, la nuit, ils nousfaisaient rentrer dans une grande hutte qu’ils appelaient un dortoir.Mais les choses se sont très vite aggravées ; beaucoup tombèrentmalades à cause du climat et sept furent rapidement dans un état grave.Le chef et moi-même en faisions partie. Un premier Bangala est mort,

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puis un deuxième, un troisième, un quatrième… Et ce fut au tour du chefde succomber et ensuite au mien. Le reste du village fut rapidementrenvoyé au Congo.Mais nous autres, nous fûmes tous les sept jetés dans une fossecommune, au milieu de handicapés et de vagabonds.Heureusement, quelques années plus tard, on nous déplaça dans uncimetière à l’extérieur de l’église.Ma tombe est juste à côté de celle du chef. C’est chouette, n’est-ce pas ?Actuellement, très peu de personnes viennent nous rendre visite. J’ai lesentiment que beaucoup de ceux qui ont été renvoyés au pays sontmorts pendant le trajet et ont une tombe sous-marine.

Qui suis-je ?Les restes d’un corps qui a vécu une aventure hors du commun…

Hier, le 28 mars 2016, un adolescent s’est penché sur ma tombe. Il faisaitfroid, mais un soleil printanier diffusait une belle lumière dorée surl'arrière de l’église Sint-Jan Evangelist. Le garçon semblait impressionnépar les sept tombes en pierre bleue qui lui faisaient face. Il a pensé à mon histoire puis a sorti un carnet et il a commencé à noter.Il a écrit trois mots : qui suis-je ?La mort, c’est l’oubli… Je sens que je vais revivre !

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Clara LEDOYEN

Philosophie naturelle

Je marchais seule, entourée de nature, sans penser aux conséquences.Je me demandai à voix haute :

— Qui suis-je ?

Une voix venue du centre de la Terre me dit :

— Je suis la pierre, la terre. Celle qui, venant de l’espace, a subi latempérature du soleil et celle de pluton. Je suis la pierre qui a franchi lesystème solaire à la vitesse de l’éclair. Je suis la pierre qui a roulé etdérivé dans les eaux, je suis la pierre qui frôle ton pied pour ensuitetomber.

— Mais, moi, qui suis-je ? lui répondis-je, bêtement.

Un murmure qui glissait entre les feuilles des arbres me chantasoudain :

— Je suis le chêne, l’érable, le pin. Je suis l’arbre qui purifie l’air. Jesuis l’arbre qui inspire, qui impressionne, qui expire. Je suis l’arbre quifait jouer les enfants. Je suis l’arbre qui te donne son bois, son être, sonsang. Je suis l’arbre que tu détruis.

À mes pieds, une voix fluette prit la parole à son tour :

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— Je suis la fleur. Je suis la fleur innocente et fragile. Je suis la fleurque tu dessines. Je suis la fleur que tu ne prends pas la peine de regarder.Je suis la fleur que tu écrases sous tes bottes. Je suis la fleur que tu offresà celle que tu aimes.

Les voix s’arrêtèrent. Je remarquai alors à quel point ce que je venaisd’entendre était le fruit de la folie. Sonnée, je pris une cigarette etallumai mon briquet.

Tout droit venu de la flamme entre mes doigts, quelqu’un parla :

— Je suis le feu. Je suis le feu qui réchauffe et qui est chaleureux. Jesuis le feu qui brule. Je suis le feu qui détruit. Je suis la protectionpremière. Je suis l’évolution. Je suis l’étincelle des amoureux. Je suis lefeu de la passion.

Effrayée, je lâchai l’objet qui se tut immédiatement. Ma gorge mebrulait et se serrait sous l’effet de la panique. J’avais besoin de medésaltérer. Les mains tremblantes, je pris ma bouteille d’eau.

— Je suis l’eau. Je suis la source de vie. Je suis l’eau que tu bois. Jesuis l’eau qui te lave. Je suis l’eau qui te sauve des flammes. Je suis l’eauque tu salis sans un remords. Je suis l’eau rare. Je suis l’eau introuvable,dit une voix qui résonnait entre mes mains.

Une voix puissante, qui provenait du souffle du vent, dit :

— Je suis le vent. Je suis le vent qui soulève tes cheveux. Je suis levent doux et chaud. Je suis la tornade. Je suis le vent violent. Je suis lesouffle. Je suis le vent qui a fait tourner vos moulins. Je suis le vent qui

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fait bouger les nuages d’orage. Je suis celui qui apporte la pluie.

Surgissant de nulle part, un cerf somptueux parla :

— Je suis l’animal. J’étais toi. Je suis la viande. Je suis ta nourriture,ton énergie. Je suis protégé et tué par la même espèce. Je suis tonanimal de compagnie. Je suis un animal sauvage. Je suis nommé. Je suisinconnu. Présente-toi !

Au début, je ne parlai pas. La peur me laissait muette. Déliant peu àpeu ma langue, je dis :

— Je suis l’homme. Je suis l’animal qui a grandi. Je suis l’animal qui aévolué. Je suis un bébé. Je suis un enfant. Je suis un adulte. Je suis toi.Je suis méchant. Je suis bon. Je suis aimable. Je suis détestable. Jedétruis et reconstruis. Je tue, puis je sauve. Je suis l’homme illogique.Je suis nous. Je suis l’homme logique. Je suis lui. Je suis celui qui se posedes questions.

Qui suis-je ? Un animal ? Un élément ? Je suis parfois animal. Je suisun élément du quotidien. Mais je ne suis pas que ça.

Qui suis-je ? Un monstre ? Un cadeau ? Je ne suis rien de cela. Je nesuis pas bon, je ne suis pas méchant, je suis humain.

Les mots n’étaient pas de moi. Ils sortaient de ma bouche sans quece soit moi qui les dise.

Le silence revint, le cerf partit. Encore tremblante et secouée, jeramassai ma bouteille et mon briquet. Je ne voulais plus fumer, je n’avais

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plus soif. Je réalisais. Je commençais à comprendre ce qui s’était passé.On pouvait me dire folle. Je savais ce que j’avais vécu, à quoi j’avaisassisté.

Prise d’une confiance soudaine, je criai :

— On ne se définit pas par la couleur. On ne se définit pas par la formephysique. On ne se définit pas par l’intelligence. Nous sommesindescriptibles.

Nous sommes sept milliards, vous savez ! Nous sommes des filles,des femmes. Nous sommes des garçons, des hommes. Nous sommestout et tous. Nous ne sommes rien. Nous existons cent ans, puis nousdisparaissons.

Nous vivons des histoires. Nous sommes des livres. Des livres quicherchent des écrivains. Des écrivains qui pourraient nous écrire unebelle histoire. De bons écrivains. Je suis écrivain comme les autres. Lesmaris écrivent dans les livres de leurs femmes. Les enfants écrivent deleurs écritures maladroites. La famille, les amis, les professeurs et lesinconnus écrivent une page de l’histoire.

Épuisée, vidée comme si on m’avait retiré ma vie, je m’écroulai surle sol. J’avais fait mon travail, on n’avait plus besoin de moi. Fière de ceque j’avais accompli, je m’endormis.

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Textes des lauréats juniors

- Charlotte HAZEVOETSVolage… Je suis volage

- Aurélie FUNCKL’envol

- Louise LE GUEVELSoleco

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Charlotte HAZEVOETS

Volage… Je suis volage

Et si j’étais volage ? Oui, juste aujourd’hui. Et puis pourquoi pas demainaussi ? J’ai envie de vivre. De vivre une aventure. Une belle aventure.Sans lendemain. Pourquoi pas ? S’il le faut… J’ai envie d’être heureuse.D’être heureuse avec lui. Et puis avec d’autres aussi. J’ai envie de vivrechaque seconde. J’ai envie de rencontrer les hommes de ma vie. Il n’yen a pas qu’un. Pas de liste à faire. Juste profiter. Vivre. Encore. Vivre.Toujours.

Volage n’est pas un poids à porter… Volage n'est qu'un mot, après tout.C'est un son doux, mais aussi fébrile. C'est un mariage brisé, une relationqui prend fin. Ce n’est pas tragique, mais ça broie le cœur. C’est un mariqui trompe sa femme, une épouse qui trompe son époux.

Volage, c'est un oiseau pour certains, des plumes qui s'envolent pourd'autres. Volage, c'est une salope. Pourquoi une femme ? Peut-êtreparce que c'est un homme avec qui j’en parlais l’autre jour. On estinfluencé parce que l'on est, ce que l'on vit, ce que l'on sait.

Volage, c'est l'adultère. Volage, c'est l'amour brisé. Volage, c'est uneabeille.

C’est une ode à la vie. C’est comme une musique qui jaillit d’un baffle, unsoir d’hiver glacial. C’est comme un enfant qui rit pour la première fois,comme des premiers pas. C’est comme un premier sourire… Un dernier

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souffle. C’est l’immensité. Elle est là. C’est elle. C’est lui. Ce sont eux. Cesont ces choses, ces personnes. Ceux que j’ai tenté de fuir et ceux quim’ont fuie. Ce sont des rires et des pleurs, de l’amour et de la haine. Cesont les frasques de ma vie. Mes sourires et mes envies. Ma colère etmon désespoir. C’est l’immensité qui m’emplit. C’est comme unebourrasque de vent un jour d’automne. Comme la neige qui s’étale dansle jardin le soir de Noël. C’est l’immensité. Elle et moi. Pour toujours.

Parfois on aime mais les pulsions sont trop fortes. Parfois ça arrivecomme la pluie et l'orage. Comme la grêle un mois de mars. C'est unmot qui m'est proche. Mes parents se sont trompés. La faute ne revientni à l'un ni à l'autre. Ils s'aimaient et s'aiment encore aujourd'hui. Ils sontamis. Meilleurs amis non. Juste amis. De bons amis. Comme on en aplein autour de nous.

Je pense trop. Je ne sais pas si on peut considérer ça comme un défaut.Je m’ennuierais sans ces petites voix dans ma tête. C’est moi. Juste moiet elles, elles et moi. Une union invisible. Juste une femme et sesémotions. Émotions noires parfois, certes. Une femme néanmoins. Unefemme qui s’ennuie parfois. La solitude. Cette salope. Ce même termequi revient. Encore.

Il n'empêche que ce mot me trouble. Autant que la route lorsqu'il y a dubrouillard. Autant que l'eau d'une flaque dans la rue. Je n'oublie pas ledivorce de mes parents. Ni mon frère qui me rassurait quand on aentendu la porte claquer. Je n'oublie pas la douleur du passé. Ni lesourire gêné qu'ont les gens quand je leur parle de mes parents. On s'yfait. Ce n’est pas une tumeur. Quoique. Ça se consume quand même àl'intérieur de moi. Volage, c’est des pulsions et parfois une erreur.

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Volage. Un mot qui vole dans le vent tel un essaim de plumes porté pardeux ailes qui battent et qui soudain s'effondre sur le sol en rejoignantles mots « salope » et « adultère » qui sonnent en moi comme des motsloin d'être doux à entendre. Volage c'est lui, c'est elle, ce sont eux etpeut-être moi un jour.

Volage, c’est l’instant qui s’offre à moi lorsque je le rencontre un jeudi.Il pleut dehors. Il me propose de partager son parapluie. J’accepte. Onse retrouve dans un bar en moins de deux et il m’offre un verre. Jeprends du vin blanc, un Chardonnay, et lui une bière quelconque. Il n’estpas marié. C’est ce qu’il dit. Moi non plus alors. Il parle. Beaucoup. Troppeut-être, pour un inconnu.

Je ne suis pas mariée, non. Mais j’ai quelqu’un dans ma vie. Je suisamoureuse. Trop. Ou alors pas assez. Probablement pas assez. J’ai uncaractère changeant. Il s’y est fait.

Aujourd’hui, je lui ai dit que j’allais prendre l’air. Juste prendre l’air. Pasboire un verre dans un bar avec un inconnu. Il ne posera pas de questionquand je reviendrai à l’appartement. Il n’en pose jamais. Parfois je pensequ’il sait, qu’il a compris. Parfois je me dis que je ne le mérite pas. Qu’ilest trop bien pour moi. Il m’arrive de le regarder dormir. Il semblepaisible. Trop. Alors je sais qu’il ne sait pas. Ou du moins, je suppose qu’ilne sait pas.

On sort du bar, il est déjà dix heures. Deux heures ont passé. Trois peut-être. Il me propose un dernier verre chez lui. Je devrais dire non. Refuser.Mais je dis oui. Comme toujours. Sa maison est gigantesque. Il doit êtreriche. Peu importe.

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Il me propose de m’assoir dans un canapé couleur crème tandis qu’ilprépare deux verres à la cuisine. Je me lève du canapé alors qu’il meparle toujours de la cuisine. Je tourne dans la pièce et regarde lestableaux au mur. Des reproductions de Monet, Delacroix, Van Gogh, deVinci, Dali et Rembrandt se partagent les murs du salon.

Je suis le son, doux et suave à la fois, de sa voix jusqu’à la cuisine. Il metourne le dos et continue à parler fort comme si j’étais dans le salon àl’attendre. J’avance sans bruit et m’assieds sur le plan de travail justederrière lui. Il porte un costume noir, bien coupé. Il a le corps d’unApollon. J’imagine les muscles de son dos se contracter. Il tapote dupied par terre comme si une musique avait empli son cerveau. Je sautedu plan de travail et je mets mes mains autour de son torse, toujoursderrière lui. Il arrête de parler. Je sais qu’il sourit. Il se retourne etm’enlace. Il me caresse les cheveux comme il le ferait à une enfant et jeretombe en enfance pour deux secondes. Je fonds en larmes. Il meprend dans ses bras, monte au premier et me couche dans son lit, enlèvemes chaussures et défait ma robe. Il replie les draps sur moi et s’assiedsur le lit. Je sens son regard sur mon corps. Il m’aime.

Le lendemain, à l’aube, je disparais. Sans trace. Je rentre àl’appartement sans bruit et me glisse dans le lit à côté de mon homme.

Il sait. Mais il m’aime. Pour toujours…

J’espère.

Volage… Je suis volage.

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Aurélie FUNCK

L’envol

Une jeune fille à la fenêtre regarde le ciel de printemps parsemé denuages, que les rayons du soleil transpercent sans pitié. Au loin, enformation, des bernaches reviennent du sud, où elles ont passé lamauvaise saison. À leur vue, l’adolescente soupire. Elle voudrait tantêtre l’une d’elles, pouvoir, d’un simple battement d’ailes, être loin detout, de sa famille, de ses amis, de ce monde et des gens qui y vivent…Petite, déjà, elle le désirait plus que tout. Lorsque venait la saison desmigrations aviaires, elle pouvait passer des heures aux fenêtres, àattendre, les yeux en l’air, le passage d’oiseaux, dans l’espoir de voir,peut-être, son vœu exaucé. À cet âge, elle rêvait de voyages,d’aventures et de découvertes ; elle se demandait ce qu’il y avait aprèsl’horizon, tout là-bas, et à quoi pouvait bien ressembler la Terre vue dehaut. Elle était envoutée par la grâce avec laquelle les oiseaux volaient,ils semblaient nager dans le ciel et, aujourd’hui, son émerveillement estencore à son comble devant les bernaches dont les couleurs se marientsi bien avec l’atmosphère qui règne dans la ville.

Lorsqu’elles disparaissent de son champ de vision, la jeune fille selève et marche un peu ; ses pas résonnent dans l’appartement vide. Sonregard est attiré par la table où elle a posé, quelques instants plus tôt,un verre d’alcool et des comprimés. À côté, une feuille et un vieux stylo-bille dont le bout mâchouillé témoigne des nombreuses heures d’ennuien classe que l’adolescente a endurées ces cinq dernières années. Elleles fixe quelques secondes, incapable de détourner les yeux, puis,

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brusquement, elle se retourne vers la fenêtre et scrute désespérémentle ciel désormais vide, à la recherche des oies qui sont parties depuislongtemps. Elle sent la panique monter en elle, doucement,sournoisement, elle prend le contrôle de son corps et la jeune fille doits’assoir tant elle tremble.

Elle se calme du mieux qu’elle le peut, ralentit sa respiration, serelève et s’approche à nouveau, lentement, de la table. Elle prend,encore tremblante, les cachets dans sa main ; il y en a cinq… Commeson chiffre porte-bonheur. Deux au paracétamol et trois somnifères.Elle les fait rouler dans sa paume, les effleure du bout des doigts. Ils sontlégers, mais très lourds aussi, pour tout ce qu’ils signifient, pour tout cequ’ils représentent pour elle, à cet instant précis. Délicatement, elle lesrepose près du verre, prend la feuille entre ses doigts, la lit.

Dans le coin supérieur gauche, son nom, sa classe. Au milieu, écriten grandes lettres, le titre : « Finalement, qui suis-je ? – réflexion sursoi ». L’adolescente se retient de rire. Combien de fois ne s’est-elle pasposé cette question, combien de fois a-t-elle échoué à lui trouver uneréponse ? Elle n’a pas pris la peine de compter. Qui est-elle ? Elle-mêmene le sait pas. Elle ne connait que les étiquettes qu’on lui a attribuées aufil du temps, qui lui correspondent un peu, sans pouvoir la définirréellement : pour ses parents, elle est une ado en pleine crise, pour sesprofs, une emmerdeuse de première, pour les autres élèves, elle est lafille populaire de cinquième et pour ses amis… Quels amis ? Est-ce queles personnes avec qui elle passe du temps peuvent être considéréescomme ses amis ?

Au fond, un ami, c’est quoi ? Encore une question à laquelle elle avaittenté, en vain, de répondre. Toutes ces personnes tournant

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constamment autour d’elle… Aucune n’est sincère avec elle,l’adolescente le sait, elle le sent. Comment être heureuse quand on a,pour seule et unique compagnie, une bande de filles à papa quijacassent sans arrêt sur telle ou telle mode, ou qui gloussent commedes dindons lorsque l’une d’entre elles a un petit défaut sur sa tenue dujour ? Comment se sentir à l’aise au milieu de toutes ces filles au visagepeinturluré, aux lèvres écarlates et aux cils plus longs que nature ?

Lorsqu’elle était arrivée en secondaire, elle qui s’était imaginé unmonde où les différences, sources inépuisables d’enrichissements,étaient appréciées, elle s’était vite rendu compte que la réalité étaittoute autre. Ici, la conformité était de mise et seulement deux optionss’étaient offertes à elle : soit elle rentrait dans le moule, soit elle passait,mais par la force. La jeune fille avait préféré se fondre dans la masse,suivre le mouvement, pour ne pas se faire remarquer. Depuis le débutde ses secondaires, elle avait porté un masque qui l’avait toujoursprotégée des préjugés, des railleries et du rejet de la part de la majorité.Mais, plus encore, ce masque l’avait projetée au sommet de lapopularité, sans qu’elle ne sache trop comment. Le moindre de sescommentaires devenait une parole sainte, quiconque la contredisaitavait tort, et tout le monde était d’accord avec elle. Les garçons les plusconvoités du collège l’invitaient aux soirées, se la disputaient sans arrêtet essayaient d’obtenir d’elle un baiser, trophée ultime qui les rendraitvictorieux. Une fois seulement, elle s’était fait avoir par l’un d’eux ;depuis, son cœur s’était fermé, et ne s’était pas rouvert. L’école étaitcomme une ruche : ils n’étaient qu’abeilles et bourdons, et elle était laReine. Son règne aurait pu continuer longtemps si un jour, son masque,usé par le temps, ne s’était pas fissuré. Une partie d’elle-même avaitalors ressurgi à la lumière dont elle avait été si longtemps privée et luiavait fait réaliser à quel point elle avait changé. De l’enfant curieuse,

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joyeuse et sympathique, il ne restait plus rien ; elle était devenue, sousson masque, une adolescente renfermée, distante et perdue.Intérieurement, elle s’effondrait, jour après jour. Pourtant, personne nele voyait ; son masque, bien qu’abimé, remplissait toujours ses fonctionsd’illusionniste. Seul son professeur de philosophie avait remarqué qu’ily avait un problème et avait essayé de l’aider mais, au fond d’elle-même,elle savait qu’il était impossible à quiconque de la sauver. Elle sombraitconsciemment et irrémédiablement, et elle l’acceptait.

Et aujourd’hui est le jour où elle touchera le fond. Mais avant, elleveut rendre ce travail que ce professeur lui a donné. C’est sa façon à ellede le remercier pour tous ses efforts, même s’ils n’ont abouti à rien.

La jeune fille pose la feuille sur la table, ouvre le stylo-bille etcommence à écrire.

Qui suis-je ? Honnêtement, je ne sais pas. À vous de me le dire, c’estvous qui, de toutes les personnes m’ayant côtoyée ces cinq dernièresannées, m’avez le plus connue. Même mes parents ignorent qui je suisréellement. Je sais seulement qu’hier, j’étais pleine de lumière,qu’aujourd’hui, je suis vide, et que demain, je ne serai plus rien. Mercid’avoir réussi à me remplir d’espoir durant ces derniers mois ;malheureusement, l’espoir n’est pas la clé de tout. Mais c’est le cœur léger,croyez-moi, que je m’envole, avec comme meilleurs souvenirs vos parolesréconfortantes. Merci, encore une fois, et au revoir.

Elle ne signe pas. Ce n’est pas nécessaire, son nom est inscrit sur lafeuille. Elle la glisse dans une grande enveloppe en papier kraft et écrit,au dos, l’adresse de son professeur de philosophie, puis colle un timbredans le coin supérieur droit. Elle est sur le point de sceller l’enveloppe

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quand elle a une idée. Elle monte dans sa chambre, ouvre un de sesalbums photos et y prend trois photographies d’elle, petite, qu’elleajoute à la feuille. Au dos de l’une d’elles, elle écrit : Voici trois photos demoi, à l’âge de neuf ans, alors que j’étais encore naïve, mais heureuse ! Jerêvais d’être une bernache. Certains rêves sont faits pour être réalisés,même des années après…

Elle retire la languette de l’ouverture de l’enveloppe et ferme celle-ci pour de bon. Ensuite, elle attrape ses clés, quitte l’appartement,descend les escaliers et sort de l’immeuble. Une fois dehors, le vent fraislui caresse le visage. Elle ferme les yeux et profite du moment : c’estsans doute la dernière fois. Elle se met à marcher dans les rues de laville, passe par le parc où le marché hebdomadaire s’est établi. Sur lesétals, fruits et légumes, pâtisseries, plats asiatiques et autres délicesembaument l’air de leurs odeurs sucrées, ou épicées. Elle ralentit le paspour humer toutes ces odeurs qui lui paraissaient bien futiles, avant.Avant que sa vie n’approche de sa fin.

Au bout du parc, la boite postale, d’un rouge flamboyant, étincèleau soleil. La jeune fille y glisse l’enveloppe, puis fait demi-tour, maisn’emprunte pas le même chemin qu’à l’aller. Cette fois-ci, elle passe parl’allée commerciale, à quelques rues du parc, pour faire un saut dansson magasin préféré.

Lorsqu’elle ouvre la porte de la librairie, une petite clochette tinte.Le libraire, au fond de la pièce, lui fait un léger signe de la main ; il al’habitude de la voir ici. C’est une petite boutique discrète, appelée « LeChien Vert ». Il y fait sombre mais, étrangement, l’atmosphère y estaccueillante. L’adolescente monte rapidement quelques marches etarrive à son rayon préféré. Le bois craque sous ses pieds et une odeur

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de papier emplit ses narines. Avec bonheur, elle inspire de grandesgoulées de l’air qui porte cette odeur qu’elle aime tant. Elle cherche dubout de son index un livre sur l’étagère et, lorsqu’elle l’a trouvé, ellesourit, l’attrape et descend le payer au comptoir. Enfin, elle rentre chezelle.

Tout en marchant, elle réfléchit. Qui est-elle, finalement ? Cettequestion la tourmente à nouveau. Le fait que les gens la jugent sanssavoir la dérange. C’est comme si elle allait partir sans jamais avoir étélà ; toute son existence perdrait alors son sens, et celle qu’elle avait étédisparaitrait sans laisser de traces. Mais n’est-ce pas ce qu’elle veut ? Nejamais avoir existé ? Ne jamais avoir ressenti, vécu, aimé, souffert, nejamais avoir ri ni pleuré ? Elle ne sait pas, elle ne sait plus, elle est perdueet ne sait qu’une chose, c’est que demain elle ne sera plus.

Lorsqu’elle ferme la porte de l’appartement derrière elle, elle avise ànouveau les cachets et le verre d’alcool : sa peur a disparu. Elle prendson livre et monte dans sa chambre. Elle sort de sous son lit une caisseen carton dans laquelle sont entreposés plusieurs objets : une vieillepeluche à l’effigie d’un poney, un flacon de parfum et un cadre photo.Elle y ajoute le live puis prend un feutre et inscrit sur la caisse :« Souvenirs de moi ».

Ensuite, elle redescend et marche vers la table. Dans une main, elleprend les cachets, et dans l’autre, le verre d’alcool. Elle les regardelonguement, puis elle s’assoit à la fenêtre et voit, au loin, en formation,des bernaches qui reviennent du sud, où elles ont passé la mauvaisesaison.

Elle ferme les yeux.

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* * *

Les oies continuent leur route ; dans la rue, un petit garçon s’amuseà les compter. Elles traversent un nuage et, lorsqu’elles en ressortent,l’enfant en compte une de plus, qui a l’air plus jeune que les autres, etheureuse. Peut-être est-ce son premier vol, peut-être est-elle, pour lapremière fois de sa vie, libre ? Il ne sait pas, il n’y prête pas attention, cen’est qu’une impression, après tout. Lui qui rêve de voyages etd’aventures, il a soudain envie d’être une bernache, lui aussi. Pourpouvoir voler, toujours plus loin, toujours plus haut, et sentir le bonheurglisser le long de ses ailes.

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Louise LE GUEVEL

Soleco

Je vis seule, j'ai oublié mon âge depuis bien longtemps. J'ai l'impressiond’avoir toujours existé. Ma maison est en pierre, elle est grise et simple.La parcelle de terre qui l'entoure est jaunâtre. Une sorte d'herbe morte.Cela m'importe peu, je n'y vais pour ainsi dire jamais. Je vis seule, jedéteste toute présence chez moi. Souvent, je vais rendre visite à desgens. Je fais ça depuis toujours, chez la plupart des êtres humains. Enfin,depuis toujours, oui et non. Au début, j’étais plus petite, maintenant,j’ai de plus en plus de travail. Actuellement, je prends de plus en plusd’importance, j’ai vraiment bien grandi. Je suis beaucoup plus forte avecle temps, et beaucoup plus que je n’en ai l’air. Je détruis souvent.J’épuise, j’anéantis parfois, ça m’arrive. Plutôt des jeunes que despersonnes âgées. Je suis une des causes de la montée du suicide dansle monde.

J’accompagne Jules, un petit garçon de onze ans et quelques mois,depuis très longtemps. J’ai pris son frère quand Jules était encore petit.Depuis, Dépression vient avec moi chez lui, et elle tient compagnie nonseulement à Jules, mais aussi à ses parents. Moi, je ne peux pas faire ça,ça ne fonctionne pas, mais elle, elle a la capacité de tenir compagnie àtoutes les personnes d’une maison en même temps. D’ailleurs, elle acommencé par aller voir le papa de Jules et maintenant, toute la maisondoit la supporter. Jules n’a pas d’amis. C’est normal, je ne le connaitraispas si bien. À l’école, je suis avec lui. C’est assez rare pour moi,d’accompagner les enfants même dans leur école. Le midi, je m’assois

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à côté de lui. Parfois, il va se cacher dans les toilettes, parfois, il se colleau radiateur, dos à la fenêtre et aux enfants qui jouent. Je lis alors, enregardant par-dessus son épaule. Il fait mine d’ignorer les remarquesqui arrivent dans ses oreilles. Et puis, enfin, la récréation se termine. Enfonction de la nature du cours, je suis plus ou moins présente. Quand ledernier se termine, il rentre chez lui, vite. Certains jours, il reste desheures sur l’ordinateur de la maison et il parle avec des gens. Ses amis,dit-il. Nino0104, Wipwip, toto19… Il joue longtemps, seul devant cetécran lumineux, dans la pénombre. Je le regarde, d’un peu plus loin,mais je ne quitte pas la pièce. Parfois, il s’imagine qu’il y a des gens aveclui, dans sa chambre. Et il parle. Mon image devient trouble, quand jerentre au plus profond des personnes. Elles ont des réactions étranges.Il ne le dit pas à ses parents, ils le prendraient pour un fou. Il ne peut, enréalité, le dire à personne. Son frère vivait la même chose que lui.

J’anéantis souvent.

Certains me cherchent. Aujourd’hui, par exemple, je suis chez Paul. Ilfait jour depuis peu. Il se lève toujours tôt. Un rai de lumière passe parla fenêtre et tombe exactement sur une petite table en bois. Devantelle, le vieil homme, un peu penché, légèrement bossu. Il mordtranquillement dans une tranche de pain. Il se lève avec lenteur, déposeun manteau épais sur ses vieilles épaules, ouvre sa porte et sort.D’abord, il inspire. Il fait frais, la forêt se réveille, les arbres bruissentlégèrement. Il entend bien, mieux que n’importe qui, il détecte chaquebruit, il sait combien d’oiseaux chantent dans les arbres. Il s’éloigne,ramasse un bâton sec et continue de marcher. Il m’apprécie. Ça fait bienune dizaine d’années qu’il habite dans la forêt. Ancien directeurd’entreprise, son toit était en or, maintenant il est en bois. Avant, iln’était pas seul. C’est lui qui est venu me chercher. Un jour, dans une

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sorte de passage que l’on pourrait rallier à la folie, ou au rêve. Mais lui,il l’a fait en toute conscience. Quelques derniers appels, un sac loin d’êtrerempli. C’est à ce moment que je l’ai rencontré. Et on a marchélongtemps. Depuis, il n’a pas cessé de sourire. Son cœur était en bois,maintenant il est en or.

Certains me cherchent.

Je fréquente aussi beaucoup de personnes âgées. Hier, par exemple,j'étais chez une certaine Henriette. Elle était assise dans un vieuxfauteuil de son salon où elle s'installe tous les soirs depuis de longuesannées. Elle n'est pas toute jeune, Henriette. J'étais assise en face d’elle.Parfois elle fermait les yeux puis les rouvrait et les dirigeait vers satélévision. On entendait une lampe grésiller, elle peinait à resterallumée. Soudain, une sonnerie retentit. Une sonnerie forte et stridente,faisant vibrer le combiné. Le visage de la vieille femme s'illuminainstantanément. Elle gardait son téléphone près d'elle, elle n'eut qu'àtendre la main. À ce moment, je partis. Oh, pas loin! Je fis quelques pasen arrière et sortis de la pièce. Je restai cependant juste derrière la porte.La conversation fut courte. C'était son fils qui appelait. Il parlaitexagérément fort. Il disait, comme à son habitude, qu'il avait beaucoupde boulot, qu'il ne pouvait pas « faire long ». « Tu sais maman, je travailleencore! »Après quelques échanges de oui et de non, Henriette sourit un peu pluset demanda des nouvelles de ses petits-enfants. Dans son espritvacillant, la promesse d'une visite dans la semaine n'avait pas étéeffacée. Elle avait tout préparé, dans le frigo. Petits plats, desserts etbiscuits qui, doucement, périmaient. Cette semaine encore, ses petits-enfants ne viendraient pas. Chercher un travail semblait aussi pesantqu'en pratiquer un. Et plus jeune? Il n’était pas encore sorti de l’école.

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Cependant, elle ne demanda pas, pour éviter à son fils un momentd'embarras. Elle se doutait que cette excuse-là n'avait pas été réfléchie.« Ce n'est pas grave », répondit-elle, le sourire un peu étourdi. Et sonfils raccrocha. Elle lui dit au revoir avant de se rendre compte que seulela tonalité lui répondait.Je revins et me mis plus près d’elle encore. Le silence était pesant, lesoleil n'était plus derrière ses rideaux grisâtres. Henriette ferma lesyeux… Pour de bon. La lampe s’éteignit.Je n'y vais plus à présent.

J’épuise parfois, ça m’arrive.

On m'appelle solitude.

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Textes des lauréats adultes

- Guillaume LOHESTCorps qui ai marché dans ces villes

- Veronika VALENTOVALes rituels urbains

- Anne ROOLANTRésidence Elseneur

- Johanna BRANKAERLes lunettes

- Guillaume DEFOSSÉUn escalier en cage

- Irène DENEUVILLEJe m’appelais IZMIR

- Jean-François CHAUSSIERJe suis née ce matin

- Siegrid VANDERVEKENL'air de Zoé

- Anaïs DE CLERCQJe suis aigrie

- Caroline MASSEDompter ce feu qui brule en moi

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Guillaume LOHEST

Corps qui ai marché dans ces villes

C'était il y a douze ans, la mort alors n'est qu'une idée noire et Alepintacte encoreséduisante citadellen'est pas un champ de ruines

Je m'étais dit Guillaume il est temps que tu aillesVoyager n'est pas dans ma nature, comme tout le monde cependant jesuis un voyageur, mais de ceux qui bovarysent, de ceux qui surveillentce que les légendes et les poètes ont déposé dans les boites aux lettresdes garesC'était contre-natureContre moi-mêmeUn attentat au cœur de mes angoissesFacebook encore embryonnaire sur un campus américainEt puis mon Ève ma Marie, partagée déjà entre envie et rêve (est-ce uneseule et même chose)

Enfin je voulais partir Je me disais Guillaume il est temps que tu ailles et je partis une premièrefoisTouriste backpacker qu'importe tant que le soleil et la poussière brulentMes amis, mes amis souvenez-vous de ce matin d'aout, Bruxellesruisselait, nous marchions dans une aube déserte et liquide, mon Ève

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ma Marie, mes amis, nous ne faisions pas encore de selfies, il n'y a plusde traces, rien, cette flaque immense qu'était Schaerbeek, et tout aubout la Gare du Nord, et tout au bout la Syrie, trois jours d'estomacsretournés, personne n'est assez stupide pour rejoindre Damas enautobus, l'Allemagne de jour, la Grèce de nuit, Istanbul, Ankara,GaziantepAlep, HomsVilles détruites assiégées (dans le temps dans l'espace dans l’intime)

Encore un départ, trois ans ont passé, des cheiks fument dans l'aéroportde Damas, mon Ève ma Marie, suis-je un voyageur malgré moi, c'est lequatorze février, je te laisse au pays une autre fois, tu me rejoindras letemps de quelques accords sur un vieux oud, trois ans ont passé, descheiks fument dans l'aéroport d'Alep et dans toutes les gares routièresdu Levant, je fume pareil, je suis un cheik, je suis la nostalgie la soifl'ivresse, je suis un voyageur malgré moi, la mort est alors un accident,elle ne fauche qu'au compte-goutte et de nuit, je repars pour la Syrie,un autre ami m'accompagne, qu'est-ce qu'un ami sinon celui qui voyageà tes côtés, vivant ou mort, je suis un cheik, je suis un muezzine, àHassaké ils m'appellent William, je suis un lord anglais pendant laGrande Guerre mille-neuf-cent-dix-huit l'Europe est à feu et à sang, commentréconcilier des frères ennemis, mes grands-parents n'existent pas, laSyrie quitte l’utérus du Sultan, la plus vieille femme du monde a vingtans déjà, cette année-là le poète meurt de grippe espagnole, maisDamas est libérée

Je suis sur Facebook à présent et les conneries pleuvent sur ce pays enfeu qu'elles ne pourront éteindre

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C'était avantÀ Alep les taxis sont jaunes, je ne sais plus, on y écoute Fayrouz, ouSaber Rebaï tellement kitch, mais ça fonctionne comme on dit, tout estklaxon, cohue, chaos, échappements, on part n’importe quand, il suffitde trouver un type ressemblant à un cheik, un moteur, des livressyriennes, il n'y a pas d'horaire, c'est autre chose que le TEC 56 qui faitCouvin-Namur, ici les chauffeurs sont peut-être des éleveurs dedromadaires ou des espions, on le sait les agents du régime ont toujourspullulé, la mort était là autour de moi, nul ne voulait la voir encore saufpeut-être quelques mères qui la sentaient venir et aussi les prisonniersde Palmyre, ce qu'on voyait c'était la tête de Bachar partout, sur lesmurs des écoles les vitres des taxis, c'était sa tête qu'on voyaitUn jour le cortège d'Assad s'est improvisé sur ma route, amusé j'aichanté la propagande comme la fouleLa mort, elle, on ne la voyait pasDieu la Syrie Bachar point à la ligneDes heures de bus, petits et grands, minivans où l'on s'entasse, Pullmande second rangDix heures parmi les cheiks le ventre écartelé, mon Ève ma Marie avaitrepris l'avionHassakéEnfin

Aujourd’hui je cours dans les sentiers du Condroz et sa dabka me donnedes ailes, lui c’est Omar Souleyman, cheik de l'électro arabe, né dans unbled égaré entre Hassaké et Ras-al-Aïn, il a chanté sept centscérémonies de mariage dans la DjézirehVous lisez ces noms vous pensez Daech Mais tout le monde le disait, tout le monde le ditLes Syriens sont le peuple le plus accueillant de la terre

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À Buenos Aires je suis un gringoÀ Damas on boit du maté argentin, les anciens migrants sont revenusavec l’herbe amère, qu’est-ce qu’un ancien migrant, d’autres sont restésdans les Andes, ainsi les grands-parents de Jorge Cafrune, el Turco,voyageur malgré lui, il chante No soy de aquí ni soy de allá, je ne suis nid’ici ni de là-bas, je n’ai pas d’âge ni d’avenirDans la cuisine de l'évêché à Hassaké, Edward passe en boucle unecassette de Jan Carat, que dit-il je n'en sais rien, quel kitch syriaqueadmirable, est-il vivant je n'en sais rien, de quel côté est-il enfin, ceschrétiens m'ont couvé comme un fils, avec eux j’ai gravi le bibliqueDjebel Abd-el-Aziz, sur Facebook à présent ils chérissent leur dictateurpréféré, que reste-t-il de l'ami qui retweete à la gloire du boucher deDamas, sa souffranceUne mère la justice qu’en reste-t-ilVous reprendrez bien un morceau de Sartre ou de Camus... PlutôtCendrars ou Apollinaire ?Nous devions enseigner le français à des enfants de cette ville coincéeentre l'Irak et la Turquie, j’aime ma langue maternelle, mais viendrait-ilà l'esprit d'un commerçant bourguignon d'organiser une foire aux vinspour les Églises autocéphales d’Orient ?Nous devions enseigner le français à des professeurs locaux, l'un d'euxétait aussi coiffeur il ne comprenait pas un traitre mot, mais il chantaitJoe Dassin à tue-tête, c'étaient des chrétiens, combien en reste-t-il,combien ont encore la tête sur les épaules ?Je suis sur Facebook et les conneries pleuvent sur ce pays en feu, OmarSouleyman enchante à présent le festival de Glastonbury et les boitesde nuit viennoises(à propos, mon usage du mot cheik est incorrect, mais le vieux Jakobsonveille sur moi et sur tous ceux qui bovarysent, etc.)Je suis sur Facebook et nous ne parlons pas la même langue, des mots

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pourrissent lentement sur les tas des commentaires, civilisation religionIslam minorités laïcité neutralité pétrole gazoduc Qatar mon cul, lesvilles les corps les idées se décomposentNous devions enseigner le françaisNous avons inventé des jeux, des chansons, comment dire, leursmanuels étaient un peu datés, kaki kimono képi, quel usage un petitAkad une petite Mouna peuvent-ils bien en faire ?Nous leur apprenions des chansons les classes étaient pleines à craquernous leur avons même passé du SouchonCombien sont morts qui pouvaient chanter le Pont d'Avignon ou La VieThéodore ?Combien de Like sur la page de l'armée de l'air du Régime ?Combien d'amis a Vladimir Poutine ?

Et sur terre, combien d’abrutis, et dans le ciel d’Alep, combien de barrelbombs ?

Attentat contre moi-mêmeJe m'étais dit Guillaume il est temps que tu aillesLa mort au fond n'a rien d'improbable, nous y allons, nous y sommesNos enfants sont comme les révoltesIls grandissent, on les dévoie, peut-être s'égarent, un jour meurentHoms, AlepNous nous racontons des histoiresNous y allons, nous y sommes

J'ai rangé dans la cuisine ces petits verres à thé (made in China)rapportés d'une échoppe de HassakéUn gros savon d'Alep repose sur le bord de la baignoire où petit blondet petit brun ignorants de la guerre et de la mort se font des barbes de

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mousse blanche Quarante-deux morts ce jour sous les bombes du Régime deux couscoupés sous le soleil de RaqqaChaque gorgée de thé noir est la Syrie tout entièreLe son du JT va si fort qu'il y a du sang sur mes livresLes petits jouent à la guerre (regarde papa je suis un Syrien pan pantacatacata)Fais comme si tu étais mort papa (voici mon corps à terre)

Préférer sa mère à la justice qui saitLes années dix font exploser chaque siècle, mais tu m'en diras tant, monBlaise, des années trenteQui est ma mère, qui sont mes frèresNos enfants sont comme les révoltes et les Églises autocéphalesMon Ève ma Marie, nos enfants, comme elles, grandissent, suivent leurssentiers dans les désertsQue feront petit blond et petit brun dans les années trente ?Les gamins de Deraa les bourreaux de Raqqa les paysans de la DjézirehAssad père et fils les opposants les miliciens les chabihas Adonis PaoloBachar Zuckerberg le gardien de but de Homs et le père van der LugtPoutine Fabius les abrutis du Réseau Voltaire, tous ceux qui font la pluieet le beau temps et le saint Pétrole sur Internet, moi, tous, tous, tous,peut-être, nous nous sommes fait des barbes de mousse blanche alors

C'était il y a douze ans, non, treize, qu’importeNous sommes dans des trains français, italiens, grecs, turcs, ah ce quec'est que d'être Européen, des Espagnols sur une terrasse d'Istanbulvous parlent de Damas ils ont les yeux qui brillent, la belle époque, ondort sur le pont du navire, je suis un voyageur, je suis au large c'est laMéditerranée, je suis Cervantès je tiens mon destin dans une seule

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main, inaccessible étoile, je suis le ténébreux le veuf l'inconsolé, j'ai vingtans et je ne connais pas le nom d'Assad, la mort n'est rien, je crois queles idées vaincront les corps, que l'amour est plus fort que la mort, je neconnais rien de l'amour, mon Eve ma Marie, je ne connais rien de lamort, tout est musique justice admiration, un jour, un jour viendra, unjour vient où comme autrefois petit enfant je joue L'Hymne à la joie à latrompette, je suis Beethoven, je dessine au tableau l'Europe demémoire, que faire de la Suisse, que faire des frontières orientales quise déchirent en iles grecques turques chypriotes, qui donc échoue surces iles, faut-il qu'il m'en souvienne la joie venait toujours après la peineAh ce que c'est que d'être Européen, au fond de mon jardin passent destrains Express qui relient Bruxelles à Luxembourg, je suis sur Facebook,on dit que Schengen est mort, je suis un tissu de souvenirs quis'entassent, tout est accumulé, pays traversés, odeurs senties, parolesreçues, bruitages, oud flute guitare, Hassaké Córdoba, Damas Namur,les terres rouges des Misiones, les épices des souks les voix de mesgrand-mères, Thuin sous l'occupation, je suis une mémoire remuée quireflue, je suis une impossible fidélité à chaque morceau de vérité, je suisun géniteur un père j'espère, je suis un professeur étranger, voyageurmalgré moi, je suis un corps qui marche dans ces villes, corps assis faceà l'écran où je les vois aujourd'hui détruites, corps et mémoire réfugiésdans un village paisible sous la neige, je suis l'hymne à la joie qui nedemeure jamais hélas, encore que, je suis chaque lieu que mes piedsont foulé, les terres aimées de mes grands-pères, les sources et lesdéserts, les entrailles de charbon de plomb de zinc d’argent, d’ici deTouissit de Potosí, je suis un enfant que sa mère ne reconnait plus, àjamais, je suis le Maroc la Tunisie la Syrie la Flandre la Wallonie, je suisun chœur décapité assiégé vivace

Enfin je voulais partir

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Être touriste et chrétien ne favorise pas la comprenure dans cette régiondu monde où se tint le concile de ChalcédoineComment peut-on être chrétien et touriste aujourd'hui voilà unequestion à mettre à l'ordre du jour des synodes et des conclaves

Je suis à l'arrière d'une Mercedes noire orpheline de musique. L'évêquescrute la route, le chauffeur est tendu, ce sont les nids de poule. Voici lemonastère de Tell Wardiyat, tout est calme. Un petit réfugié irakien jouedans les cuisines. Je suis seul dans une chambre, j'entends le moteurdes pompes d'irrigation. Est-ce que je lis ? Bernanos ? Dan Brown ? Jesuis une mémoire assiégée. Est-ce que j'écris, mon Ève ma Marie, quej'ai des angoisses, que tout est étrange ? J'écris dans un petit cahier faitmain, un journal de voyage, je suis un voyageur malgré moi, une amiea dessiné sur la couverture le triangle du pays qui brulera. J'écris desmots périssables. Neuf ans plus tard, je crains de les relire, car je suis deceux qui bovarysent, de ceux qui surveillent ce que les légendes et lespoètes ont déposé dans les boites aux lettres des gares, au sommet descitadelles, sur les flancs des déserts, dans les villes détruites.

Je suis sur le quai de la gare de Hassaké AdieuLe train de nuit va rejoindre Damas en quatorze heuresJe suis dans l'Orient-Express dans le Transsibérien j'ai ma propre cabinedes cheiks fument dans l'allée je baragouine quelques mots d'arabe jesuis un contrebandier espagnol je suis mon père en pleursJe suis une mémoire remuante un instrument sans cesse s'accordantC'est le plus beau le plus heureux le plus triste trajet de train de ma vieMon Ève ma Marie sera dans quelques jours à mes côtés La Syrie malgré moi devient une huile essentielle Se condense en souvenir s'élève et s'élargit Au monastère de Saint Moïse l'Abyssin j'ouvre le Coran et de savantes

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revues jésuitesLa belle époqueÀ Paris cependant Sarkozy écrase Ségolène L'avion écrase le temps le souvenir écrase le néant le sale réel anéantitla nostalgie

Identités malheureuses nationales religieuses meurtrières Quelque part dans une cellule de Daech vit un amoureux de l'Islam

Pays mourant tu n'en finis pas de traverser mes frontièresChaque gorgée de thé noir est la Syrie tout entière Tout est plus large que la fine pointe de l'instantTout est accumuléLa mort cette idée noire me brule les lèvres, maisles trains les taxis les autobus d'Alep rivaliseront éternellement avecL'Hymne à la joieLes conneries et les bombes russes pleuvent sur ce pays en feu qu'ellesattisentLa braise des souvenirs n'en peut plus d'être rougeLes métaphores sont des porte-graines et Comme nos mères

Plus fortes que DieuPour le meilleur mon Ève, et pour le pire ma MariePour le pire et pour le meilleur

Et je me dis Guillaume il est temps que tu ailles

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Veronika VALENTOVA

Les rituels urbains

Je n'ai pas besoin de regarder ma montre en allant au travail. Poursavoir l'heure qu'il est, il me suffit d'observer les autres voyageurs dumétro. Si je suis à temps, je monte dans le wagon avec un homme auvisage cruel et impassible qui rappelle vaguement un zombie. Dans sabarbe se perdent des miettes de son petit déjeuner, ce qui me rassurequelque peu. À la chair humaine, il préfère visiblement une couque.

En cas de retard, je profite de la compagnie de deux amies, uneblonde et une brune, qui ne cessent de s'échanger des confidences enchuchotant. Je ne sais jamais laquelle écoute laquelle, on dirait qu'ellesparlent toutes les deux en même temps.

Et si je suis en avance ? Eh bien, je ne sais pas, car cela ne m'arrivejamais. Parfois, je pense que la ville ne s’éveille qu'au moment où je sorsde mon lit. Elle me prépare son petit spectacle quotidien entre 8 heureset 8 heures 30. Avant, il ne se passe absolument rien puisque je suisendormi.

Depuis quelque temps, un nouveau voyageur a fait irruption dansma routine matinale. Ou plutôt une voyageuse. Elle a un aspect des plusagréables et son regard est le plus doux de tous ceux que j'ai pu croisersur la ligne 5 du métro bruxellois. Elle monte une station après moi,s'assoit toujours sur le deuxième siège à gauche de la porte et sort unlivre de son sac à main.

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J'ai mené ma petite enquête pour connaitre ses gouts littéraires.Chaussé de mes lunettes, je me suis assis juste en face d'elle pour tenterde déchiffrer le titre au dos de son livre. On dirait qu'elle est éprise delittérature russe. Après des nouvelles de Tourgueniev, elle acourageusement entamé Crime et châtiment. Ça lui prendra un certaintemps puisqu'elle ne peut le lire qu'entre les stations Hankar et GareCentrale, où elle descend. Ça avance quand même, elle est déjà à lapage 83.

Mais la question que je me pose est la suivante : comment peut-onse concentrer sur les dilemmes moraux et existentiels à 8 heures dumatin dans une rame de métro, en compagnie d'un zombie et de deuxpipelettes narcissiques ? C'est un mystère qui me fascine de plus en plus.

Dimanche dernier, chez Filigranes, je me suis surpris à feuilleter AnnaKarénine. J'ai fini par l'acheter pour faire moi-même l'expérience d'unelecture sérieuse pendant mes trajets quotidiens. Pourquoi ne pasprofiter de cette occasion pour élargir mes horizons culturels plutôt qued'épier les autres voyageurs ?

Hélas, j'avoue m'être complètement perdu entre les VladimirPetrovitch et les Piotr Vladimirovitch. Les Russes ne sont pas pour moiou alors ils doivent changer de nom pour s'appeler comme tout lemonde – Claudette ou Bernard. Il est vrai qu'on voit mal ClaudetteKarénine se jeter sous un train à cause d'un amour malheureux. Maisceci est une question de gout. Pour ma part, je n'ai jamais eu envie deme jeter sous un train et je ne m'en porte pas plus mal.

Une autre déception que j'ai dû affronter était que ma voyageuseéprise de littérature russe ne s'est jamais intéressée à mes lectures.

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Pourtant, j'occupais invariablement le siège en face d'elle, dans l'espoirqu'elle lève les yeux pour scruter le nom de l'auteur sur la couverture demon roman. Jamais. Je pourrais agiter mon livre devant son visage enpoussant des cris de cerf en rut, elle ne le remarquerait pas.

Quand je m'asseyais à côté d'elle, ce n'était guère mieux. Une fois,j'ai même laissé mon volume sur le siège en feignant de partir,m'attendant à ce qu'elle m'appelle pour me dire que j'ai oublié quelquechose. Hélas, elle était si profondément plongée dans sa lecture qu'ellen'a rien remarqué, même quand un gros monsieur, content d'avoirtrouvé un siège libre, écrasa la pauvre Anna Karénine sous ses fessesvolumineuses. Pour récupérer mon livre, j'ai dû attendre jusqu'à lastation Comte de Flandre où il descendait, alors que je m'arrêtehabituellement à De Brouckère. Je suis arrivé au travail en retard et monchef m'en a fait la remarque.

Puis, un jour, un malheur est arrivé. J'avais jalousement gardé ledeuxième siège à gauche de la porte pour ma sublime inconnue, maiselle n'est pas montée ce jour-là. Ni le jour suivant ni les autres. Au début,j'ai cru à une maladie. Puis à un licenciement. J'ai inlassablementarpenté toutes les lignes de métro à sa recherche, mais rien.Finalement, j'ai dû admettre qu'elle était peut-être morte.

Terrassé par le chagrin, je me suis procuré un volume de Crime etChâtiment de seconde main. Tous les jours, je m'asseyais sur le siège dema chère disparue, en me rappelant le temps de notre bonheur. Je neremarquais plus les autres voyageurs, j'étais plongé dans ma lecture etdans mes souvenirs.

Dostoïevski m'a totalement accaparé. J'ai adoré Crime et Châtiment.

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Comment n'ai-je pas vu son génie plus tôt ? Mais le changement quis'opérait en moi n'était pas seulement de nature littéraire. De touteévidence, je subissais également une étrange transformation physique.Mon regard devenait plus doux et ma voix est montée d'un ton ou deux.Elle me plaisait et me paraissait plus séduisante ainsi. Parfois, je mesurprenais à chantonner des airs des ballets de Tchaïkovski. Je ne savaismême pas que je les connaissais. J'avoue ne pas être un visiteur assidudes opéras, mais subitement, j'ai eu envie de me procurer des billetspour les spectacles de la prochaine saison.

Il est bien connu que la musique adoucit les mœurs, mais elle peutaussi avoir d'autres effets insoupçonnés. À force d'écouter des opéras,mes jambes se sont affinées et mes poils ont disparu. Je ne me rasaisplus qu'une fois par semaine et j'ai fini par ne plus me raser du tout. Àquoi bon le rasoir ! Je l'ai jeté à la poubelle avec le sentiment solenneld'entamer une nouvelle étape de ma vie.

À l'occasion d'une visite à ma mère, je me suis même glissé, sous unprétexte quelconque, dans son dressing pour essayer ses robes encachette. Une autre fois, je lui ai volé une jupe. Délicieusement rouge,avec quelques plis devant. J'étais tellement curieux de savoir si ellepouvait m'aller !

Et puis un jour, je me suis surpris à contempler avec envie un sac àmain dans la vitrine d'un magasin. Ses paillettes brillaient et au niveaude la fermeture, il y a avait un petit pompon charmant. À couper lesouffle ! Je n'ai pas résisté longtemps. Je me suis précipité dans lemagasin pour l'acheter, ainsi que des petits escarpins. Ils m'allaient àmerveille.

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Ce matin, je monte dans la rame de métro, mon volume deDostoïevski dans mon nouveau sac à main. Je m'assois sur le deuxièmesiège à gauche de la porte. Je sais que je ne descendrai pas à DeBrouckère. Je descendrai à Gare Centrale, à SA station. Non, à MAstation désormais. Je ne sais pas où cela me mènera, mais le momentvenu, je saurai où diriger mes pas.

J'aspire profondément avant de me lancer dans ma nouvelle vie. Jesors de la rame d'un pas décidé et d'un geste habituel, je serre le sac àmain contre moi pour ne donner aucune chance à un pickpocket quipourrait se dissimuler dans la cohue. Mes doigts touchent une mècherebelle qui descend un peu trop bas sur mes yeux. Un de ces jours, jedevrai aller chez le coiffeur. Mes cheveux ne ressemblent à rien.

À ma grande surprise, je ne sors pas dans la rue, mais je prends ladirection de Starbucks dans le grand hall de la gare Centrale. Je salue lavendeuse qui me fait un signe de tête amical, puis j'entre dans la petitepièce derrière pour me changer. Ça y est, j'ai compris ! Je suis vendeusechez Starbucks. L'odeur du café et des gâteaux m'enivre. Cela va êtredur de tenir toute la journée sans en avaler au moins un.

« Natalia et Ivan étaient contents de leurs vacances ? », me demandema collègue entre deux cafés et un chocolat chaud qu'elle doit préparerà des clients très pressés de prendre leur train.

J'ai donc des enfants. Et je leur ai donné des prénoms russes ! C'estune véritable obsession chez moi, cet amour pour la littérature russe.Qui sait, j'ai peut-être même suivi quelques cours de cette langue, avantd'abandonner, effrayée par la complexité manifeste de l'écriturecyrillique.

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Je marmonne quelque chose en réponse et je vais vite servir unmuffin dégoulinant de chocolat. Mes gestes sont agiles et surs, jem'admire moi-même. Comme si j'avais toujours été vendeuse. Pendantla pause-café, on grille une cigarette avec ma collègue en terminant lesgâteaux invendus de la veille. À ce rythme, je vais prendre dix kilos ! Ilfaut que je me surveille.

Les heures ont filé si rapidement que je ne me suis pas aperçue quela journée de travail était finie. C'est Sophie, ma collègue qui vientprendre ma place derrière le comptoir, qui me dit en riant de rentrerchez moi. Vite, je dois récupérer les enfants à l'école. Que devrais-jepréparer pour diner ? Le frigo est presque vide à part du lait et quelquesœufs. Et si je faisais des blinis? Il reste encore de la confiture et lesenfants adorent. Je prends le métro, mais je n'ai plus la force de lire.Cette journée au Starbucks m'a vidée.

À la sortie de l'école, je reconnais immédiatement Natalia et Ivan,deux enfants blonds aux yeux bleus adorables. Ils bavardent gaiementpendant que nous nous dirigeons vers la maison. Je suis inquiète enouvrant la porte de l'appartement. Et si j'avais un mari ? Ce n'est quetout récemment que j'ai changé de sexe et je ne suis pas sûre d'êtreprête à remplir le devoir conjugal. Malgré le fait que j'ai déjà deuxenfants, je n'ai pas l'habitude de ce genre de choses. Par bonheur,aucune trace d'homme dans l'appartement. Je dois être veuve oudivorcée.

Je réussis brillamment les blinis alors que la cuisine n'était pas monfort dans ma vie précédente. Les enfants ont mangé, ils vont se laveret puis ils se couchent. L'appartement devient calme. Après avoir lavéla vaisselle, je m’assois dans le fauteuil avec Lolita de Nabokov. Je mets

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de la musique : Le Lac des cygnes, mon ballet préféré. Bientôt, fatiguéepar ma longue journée et les obsessions sexuelles quelque peurépétitives de Humbert Humbert, je me frotte les yeux et je bâille. Jetombe dans le lit comme une masse et m'endors immédiatement.

Le lendemain, je me maquille dans la salle de bains à la dernièreminute. Quel stress ! Je dois penser à la collation des enfants. Je suistellement pressée que j'oublie de glisser Lolita dans mon sac avant departir. Ah, que je déteste prendre le métro quand je n'ai rien à lire !

Une fois n'est pas coutume, mon regard glisse sur les passants ets'arrête sur un passager qui me semble étrangement familier. Il tient unroman de Tolstoï à la main et fait semblant de lire tout en m'observantdiscrètement. Je lui souris alors que je n'ai pas l'habitude de réagir ainsiface à des inconnus. Il pose tout de suite son livre sur les genoux et merend mon sourire. Il parait ému, ses mains tremblent légèrement. Maisoù l'ai-je déjà vu ? Pourquoi ma mémoire est-elle si courte ?

Nous nous regardons longuement, nos yeux ne se quittent plus.Avant de descendre à Gare Centrale, je m'approche de lui et je lui disdoucement, pour que les autres passagers n'entendent pas : « Vous meprêterez votre livre, quand vous l'aurez fini? ».

« Il est à vous », me répond-il en chuchotant et il me tend AnnaKarénine. Vite, je l'attrape puisque je dois descendre, on est à GareCentrale.

« Vous serez là demain ? » je lui crie depuis le quai. Malgré le sonstrident annonçant que la porte se ferme, j'entends clairement saréponse.

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« Je serai là comme tous les jours, Nadia. »

Nadia ? Je m'appelle donc Nadia ? Je ne le savais pas moi-même,mais lui, il sait. Un passager du métro peut-il vous connaitre mieux quevous ne vous connaissez ? Est-il possible qu'il m'aime ? Depuislongtemps ? Il disait qu'il était là tous les jours...

Moi, après toutes les déceptions que j'ai eues, je ne suis pas sûre depouvoir encore tomber amoureuse. Mais qui sait... Si je lis AnnaKarénine, ça pourrait changer. Quand vous vous mettez à lire desromans russes dans le métro de Bruxelles, l'imagination vous tourne latête.

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Anne ROOLANT

Résidence Elseneur

Mme S.— Et moi, je suis qui en fait ?

Sophie— Vous serez le fantôme, Madame Simonnet, vous ne devrez pas parler,seulement passer sur la scène avec un drap blanc. C’est un très beaurôle.

Mme S.— Ah bon.

Mme D.— Et moi alors ?

Sophie— Vous, vous êtes Ophélie, ce sera très joli, avec des fleurs dans lescheveux. Comme elle sera morte, vous ne devrez rien dire non plus.

Mme T.— Moi je voudrais des fleurs aussi.

Sophie— Non non, vous verrez, vous aurez aussi un rôle important, vous ferezles amis de Hamlet, Rosenkrantz et Guildenstern, avec madameLangeneus…

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Mme V. L. — Je suis Madame Van Langendries, je vous l’ai déjà dit, Mademoiselle.

Sophie— Oui oui, c’est vrai, excusez-moi, mais c’est difficile à retenir, si nousnous appelions tous par notre prénom, c’est plus sympathique, non ?Moi, c’est Sophie.

Mme T. — Moi c’est Huguette.

Mme S.— Et moi Yolande.

M. K.— Je m’y oppose formellement ! Non, non, pas question, jamais vousne m’appellerez Raoul, n’acceptez pas ça, Mesdames ! C’est une horriblecompromission, on commence par le prénom, puis ils vont noustutoyer ! Vous allez voir, c’est toujours comme ça dans ce genred’établissements ! Jamais je n’accepterai le tutoiement, même quandje serai impotent et incontinent !

Sophie— Ne vous énervez pas, Monsieur Kinart ! Ok je renonce aux prénoms.Vous avez jeté un œil à la tirade ?

M. K. — Oui, mais il me faut un crâne.

Mme T. — Mais moi, au fait, je suis qui ?

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Sophie— Eh bien, je vous l’ai dit, Madame Thibaut, vous êtes Rozenkrantz, unami de Hamlet.

Mme T.— C’est compliqué, je ne retiendrai pas le nom…

Sophie— Ce n’est rien, vous devez juste vous tenir à côté de Hamlet, monsieurKinart donc, avec une hallebarde. L’atelier couture vous fera une bellecape. Vous pourrez choisir une bleue ou une rouge. C’est monsieurKinart qui est le seul à avoir de la mém… qui est le seul à avoir envie deparler, qui fera le rôle principal. C’est un résumé de Hamlet que nousallons présenter, pas le texte intégral, ce sera une sorte de pantomime.

Mme V. L.— On ne pourrait pas faire une pièce moins compliquée ?

Sophie— Mais j’ai pensé à Hamlet, parce que nous sommes à la résidenceElseneur.

M. K.— Plutôt « elles se meurent » », haha !

Mme D.— Je ne comprends rien.

Mme S.— Au fait, je suis qui, moi ?

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Sophie— Madame Simonnet, je vous l’ai dit, vous êtes un fan-tôme, bouhou,sous un grand drap blanc.

Mme S.— Ah oui ? Ah bon.

Mme T.— Moi je m’étais inscrite à l’atelier théâtre parce que quand j’étais jeune,je vous parle d’avant la guerre, ma grand-mère avait un abonnementau théâtre du Parc. J’ai même vu Louis Jouvet jouer le docteur Knock,ça, c’était une bonne pièce. À l’époque, on savait rire et on ne jouait pasla comédie sous un drap de lit et…

M. K.— Epargnez-nous vos souvenirs s’il vous plait, Madame Thibaut. Nousavons tous ici des tonnes de souvenirs, et probablement plusintéressants que ceux-là, si on devait tous les déballer…

Sophie— S’il vous plait Monsieur Kinart, un peu de tolérance…. Bon,récapitulons : la scène se passe sur les murailles du château d’Elseneur,l’atelier bricolage nous fera un décor. On entend une musique… J’aichoisi la musique du film Christophe Colomb.

Mme D. — Moi je veux bien faire Christophe Colomb !

Sophie— Non non, Madame Dumont, vous êtes Ophélie, avec des fleurs, c’estplus joli.

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Sophie— Bon, je continue… Quand la musique s’arrête, on baisse la lumière eton répandra une capsule de fumée, pour faire le brouillard, monsieurKinart - aussi avec une cape - s’avance en tenant un crâne, on va essayerde trouver un crâne en plastique au magasin de farces et attrapes, suivide mesdames Thibaut et Van Langen… neus… dries, les amis de Hamletqui portent une hallebarde et une cape. Il s’arrête et prononcelentement la tirade. Après quelques minutes, madame Dumont passesur la scène en Ophélie, avec un bouquet de fleurs. Monsieur Kinartinterrompt sa tirade pour dire « Oh ma pauvre Ophélie » en la suivantdes yeux tristement.

M. K.— Aha ! Je n’aurai pas de difficulté à prendre un air affligé ! Je ne devraipas me forcer, ça non ! C’est terriblement affligeant d’être un vieux etde voir passer une vieille avec des fleurs dans les rares cheveux qui luirestent ! Haha !

Sophie— Je vous en prie, Monsieur Kinart, restons courtois… Ensuite passemadame Simonnet en fantôme et monsieur Kinart dit « Oh, mon père ».Vous vous souvenez que je vous ai dit que le fantôme était le père deHamlet ?

Mme S.— Non.

Mme T.— Dites, c’est moi avec les fleurs ?

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Sophie— Non ! Je vous dis que non ! … Euh bon, allons-y, commençons larépétition. Musique… Maintenant, j’arrête la musique, vous entrezlentement, Monsieur Kinart, suivi de mesdames Thibaut et VanLangendries. Allez allez, de ce côté-ci… Vous vous arrêtez et vous voustournez vers moi. Voilààà très bien. À vous, Monsieur Kinart.

M. K.— C’est un roc, c’est un pic, c’est un cap ! Que dis-je c’est un cap, c’estune péninsule…

Sophie—Mais c’est Cyrano !

M. K.— Eh bien oui ! Haha !

Sophie— Mais Monsieur, on va jouer HAMLET, vous devez commencer par« être ou ne pas être », allez-y, vous le saviez si bien ce matin !

M. K.— Non merci ! Moi, je suis Cyrano, ça c’est un vrai personnage !« Grimper par ruse au lieu de s’élever par force ! Non merci ! Avoir unventre usé par la marche ! Une peau qui plus vite à l’endroit des genouxdevient sale ? Non merci ! Non merci ! » Haha ! « Ne pas monter bienhaut peut-être, mais tout seul », ça c’est parler ! Tandis que Hamlet,pauvre lavette, il s’apitoie sur lui-même « être, ne pas être », beuheu,c’est pitoyable ! Je refuse de me compromettre avec cette lamentabletirade !

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Mme T.— Je ne comprends plus rien ! Qui je suis ? Avec des fleurs ou avec unehallebarde ?

M. K.— Madame Dumont, voulez-vous être ma Roxane ?

Mme D.— Votre quoi ? Votre quoi ? Mais non ! De toute façon moi, je suis… Aufait, je suis qui encore ?

Sophie— Bon, écoutez, on va arrêter la répétition ici. J’appelle l’infirmière. Jereviendrai vendredi, ou pas…

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Johanna BRANKAER

Les lunettes

Vous savez, je suis myope. Ce qui est proche, je le vois clair, détaillé,vif. Ce qui est plus lointain n’apparait que comme schéma vague,distant, abstrait. Je préfère ce regard handicapé au visage défiguré parles lignes sévères d’une monture. Je suis trop fière pour les lunettes.L’intérieur de mon regard est invisible après tout, alors que la rondeurininterrompue de ce visage s’offre à tous avec ses yeux qui reflètent leciel comme des lacs. Voir n’est pas tout ; il y a aussi être vu. Je ne veuxpas avoir l’air d’une secrétaire. Dans les heures secrètes de la nuit, jesuis poétesse. Le flou artistique sur le monde me permet d’appréhenderavec une plus grande perspicacité ce qui se meut en moi.

Mon regard est un regard de poète : à tout ce qu’il effleure, il prêteune certaine grandeur. Une beauté ensorcelante habite le détailordinaire. La nuit, les particules désarticulées qui constituent majournée se transforment en odes mystérieuses. Un sourire timide volé à un garçon en uniforme dans le tram. Une vieille qui tresse avec des restes de paille un piège à rats. Un renard affamé qui erre dans les décombres. Un enfant maigre qui se cache dans la jupe de sa mère. Et mon travail. Pour les yeux ordinaires, il est dépourvu de toute poésie.Travailleuse parmi des dizaines d’autres, uniformes, moroses, épuisées.Le vacarme des machines, la puanteur de la poudre, la froide acuité dufer qui sort de toutes les maisons de la ville. Ces yeux sont aveugles à lamusique des choses. Ils ne voient pas la marche virile scandée par les

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basses des machines, ils ne voient pas cet air plus subtil quil’accompagne, le chant des flutes métalliques, la fugue des fantasmesdes mains ouvrières, le vibrato patriotique. Je vous fais remarquer quela poésie, ce n’est pas les petites choses, c’est les petites choses portéespar de grands sentiments.

L’amour transforme tout ce qui passe par mes yeux, par ma bouche,par mes mains. Toutes les particules désarticulées qui constituent majournée sont surplombées par ce sublime sentiment. Cela vous étonne ?Le pauvre Fritz qui se bat dans une lointaine Russie, ce brave garçonaux cheveux ternes et déjà clairsemés, ce pauvre Fritz qui tremblelorsqu’il allume une cigarette, qui écrit des lettres sentimentales auxparoles remâchées – qui ne comprendra jamais rien à la poésie… CeFritz, est-il capable de métamorphoser un monde ? Vous vous étonnez…J’avoue : je ne vous parle pas de Fritz. La source de ma poésie est ungrand séducteur au regard aigu, à la langue suave. Ma muse secrète,c’est Joseph.

Depuis ce jour où il a posé le regard sur moi du haut de sa loge àl’opéra, je suis perdue – quelle douce perte m’a envahie ! Je ne l’avaispas immédiatement reconnu. Sur l’écran du cinéma, il était resté unetache grise aux traits indéfinis. J’ai senti son regard puissant sur moi,m’étais rendue avant qu’il ne m’adressât la parole dans cette voixfamilière. Je l’ai aimé avant de savoir qui il était.

Il est marié, bien sûr, et j’ai mon Fritz. Mais ce n’est pas comme ça. Iln’aime pas sa femme, il n’aime pas toutes ces putes du Babelsberg. Ilest seul à me connaitre, je suis seule à le connaitre. Ce n’est que dans letendre feu de nos étreintes que nous apparaissons sous notre véritablenature, celle de poètes, des gens qui créent. Dans le monde des

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apparences, je travaille dans une usine, il travaille dans les médias. Dansle monde de l’essence, nous ne sommes qu’un seul être qui crée un seulhymne à l’amour, à la vie, à l’art. Nous sommes des dieux au plusprofond de nos pensées.

Mon Joseph est un grand esprit. Il est docteur en littérature. Si sesromans et ses pièces n’ont pas été publiés, c’est parce qu’uneconspiration d’éditeurs sionistes l’a empêché. Son esprit est un feu, meréchauffe, m’illumine. Mes mains, qui dans la journée manient deszinzins, sculptent la matière coriace de son corps. Les mortels ordinairesvoient son pied estropié, sa taille peu impressionnante, ses lèvreslivides. Je suis initiée dans la puissance de ses membres, dans la chairde sa bouche, dans la vigueur de son sexe. Il me traite de tzigane, debarbare, de charogne. Avec lui, je suis une femme libre, sauvage, féroce.Ses yeux perçants, ses pas silencieux, les hurlements de son excitation– il est un fauve quand il m’aime. Je suis sa proie, je suis sa nourriture.Je l’abreuve de tendresse, le sature d’admiration. Je suis son esclave, jesuis la prêtresse de son culte. Les masses le vénèrent, mais je suis seuleà accéder au saint des saints, à la chambre sans fenêtres du sanctuaire.

Quand il entre en moi, le vieux continent s’embrase, les nègress’entretuent, les océans écument impétueusement. Il a en lui la fureurd’un monde entier. Son souffle renverse la terre, son regard l’épure, sesmains la pulvérisent. Mais moi, ce sont les détails que j’aime : la douceurdes touffes poilues autour de son nombril, le nævus granuleux dans lecreux de son coude, la différence de nuance entre les sourcils, l’un plusblond que l’autre. Mon amour enterre son visage dans ma fourrure russe comme unourson qui cherche les tétons de sa mère. Sa bouche tâte le cristal de la coupe avant de siroter le Sekt.

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Ma langue fait rouler dans ma bouche les raisins qu’il a pelés avec sesdents. Il me déshabille en chantonnant un air des Nibelungen.Ses doigts peignent mes cheveux libérés.Des morsures parsèment comme des taches de rousseur mes épaules. Une goutte de sang jaillit de ma lèvre inférieure.Une guerre éclate entre nos jambes.Il soupire comme un félin quand il se ramollit. Nous nous serrons dans le drap de coton égyptien. Ses paupières tremblent quand je pose mes lèvres sur son sommeil. Il me fait un clin d’œil dans le miroir quand il referme mon soutien-gorge. Il m’appelle « ma pomme », « ma pute », « ma petite poétesse ». Ses mains palpent mon profil quand je lui lis mes lignes nocturnes. Les empreintes de ses ongles sur mes mains disparaissent longtempsaprès lui. Mes mains, dans son absence, se plient autour de mon ventre encorecreux.

Vous l’avez deviné ? Les mains m’ont trahie. Cela ne se voit pasencore, mon abdomen est plat comme une assiette. Dans l’obscuritéde mon giron se meut pourtant cette vie qui multiplie nos vies. Crevetteanonyme dans le sombre sanctuaire de mes tripes. Un jour, il sortira demoi – oui, je sais que c’est un garçon, un petit homme. Il sera visionnaire,ses paroles incendieront le monde. Je l’appellerai Joseph.

Je ne me sens plus seule quand je le vois partir. Mes doigts caressentl’obscure présence en mon ventre. Paisiblement, je regarde entre lesrideaux la silhouette floue de mon amour montant dans la voiture quil’attend devant l’hôtel pour le reconduire chez Frau Goebbels et leursmômes.

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Je suis myope, vous le savez.

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Guillaume DEFOSSÉ

Un escalier en cage

Je suis Patrizio.

Dix-neuf marches. Il y a dix-neuf marches avant d'accéder à la portede mon appartement. Je vis ici depuis tellement longtemps que j'ail'impression de connaitre intimement chacune d'entre elles. Quandj'étais petit, je leur avais même donné un nom. Il y avait Marceline quiavait cette teinte blonde du bois de sapin rouge. Elle était la premièrede l'escalier. Je la trouvais belle et délicate. Juste avant le premier étagetrônait Adhémar. Il avait tout du nouveau riche. Un frêne qui se prendpour un chêne. Il est vrai qu'il était le plus récent de tous puisqu'il avaitdû être remplacé quand j'avais huit ans. Du haut de sa volée, il pouvaitcontempler, royal, tout le hall d'entrée de l'immeuble, inconscient biensûr de l'existence d'une deuxième volée, et même d'une troisième etd'une quatrième qui le surplombaient. Et puis il y avait Marjorie qui étaitla dernière marche avant la porte de notre appartement. Elle étaittellement triste. Toujours sale d'une coulée de sac-poubelle, d'unchewing-gum jeté à la va-vite par ma grande sœur avant d'entrer, d'untrait de feutre rouge laissé par un de mes frères ou de mes cousins…Elle semblait si fine, si martyrisée qu'il m'arrivait certains soirs de lanettoyer, juste elle. Avec un grattoir, une balayette et une épongegorgée d'eau et de savon, je m'appliquais pendant un quart d'heure àlui redonner un peu d'éclat et de clarté. Je me souviens de l'aircirconspect de ma mère qui, adossée au chambranle de la porte, meregardait faire sans jamais poser de question. De toute façon, je ne vois

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pas ce que j'aurais pu lui répondre. Pas plus que lui expliquer pourquoià l'aide de mon compas, j'avais gravé mon prénom en tout petit sur lecôté gauche de Marjorie. Une lubie d'enfant, devait-elle penser.

J'aime les escaliers de bois. Je ne sais pas pourquoi, ça a toujours étécomme ça. Peut-être que j'ai tendance à m'identifier à eux. Tu te pensesarbre fort et fier et tu finis en marches, empilées les unes sur les autres,piétinées à longueur de journée par des dizaines de personnes, tapéesdu pied par un enfant en colère, dévalées par une jeune fille pressée deretrouver son petit ami… Personne ne fait jamais attention auxescaliers, surtout quand ils sont moches et de mauvaise qualité. Et puisil y a les rampes et leurs barreaux. C'est probablement dans la caged'escalier de mon enfance que j'ai dû m'habituer à vivre en prison. Déjà.

Surtout, quand tu es au milieu d'une volée, tu n'as plus que deuxchoix possibles : descendre ou monter, t'élever ou t'abaisser. C'est unepression énorme, mais tu es obligé de choisir. Je me souviens que quandadolescent, les copains m'appelaient pour aller trainer au parc ou dansune station de métro, il m'arrivait de rester subitement figé sur unemarche, incapable de bouger pendant quelques secondes, submergépar l'importance du moment. Rester sagement à la maison et lire undes romans de mon père par ennui ou descendre rejoindre la bande etfinir une fois de plus par faire des conneries, toujours par ennui. L'ennui. Quoi que je fasse, je ne pourrai jamais y échapper. Il me colle àla peau, me poursuit et m'assiège. Quand je m'amuse, je m'ennuie.Quand je suis seul, je m'ennuie. Quand je fume un joint, je m'ennuie.Même quand je baise, je m'ennuie. Je suis un homme qui s'ennuie dansun escalier.

Je suis Patrizio.

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Devant le miroir de cette chambre trop familière, mes penséesvagabondent dans les recoins de mon enfance. Le stress commence àfaire frémir mon œil droit. Je le sens battre comme si mon cerveautentait de s'échapper par la fenêtre. Je transpire tellement que meslunettes d'écaille semblent jouer sur le toboggan de mon nez. J'aimeraisavoir les mêmes marques profondes sur les ailes que celles de mononcle pour pouvoir définitivement les coincer. Je suppose qu'il existeune technique pour ça, mais je ne la connais pas, je ne porte pas delunettes. C'est étrange comme une petite vitrine devant les yeux peutchanger complètement votre apparence. On dirait une armure quidissimule et protège vos faiblesses. J'ai l'air d'un jeune patrond'entreprise comme ça. C'est bien la première fois que je ressemble àquelque chose d'ailleurs.

Avec précaution, je sors du tiroir de la commode le coupe-chou demon grand-père. C'est la première fois que je le tiens en main depuis sixans que je l'ai enfermé là-dedans, comme une toile de maitre que l'onachète et qu'on s'empresse de mettre sous clé pour le protéger duregard des autres et du sien par la même occasion. Papy me l'a légué àsa mort. C'était bizarre. Je me souviens qu'à la lecture du testament,toute la famille s'était retournée sur moi avec un petit sourire. C'était laseule chose qui me revenait. Il n'y avait de toute façon pas grand-choseà récupérer, mais quand même, ça avait sonné comme une dernièresupplique. Depuis le temps qu'il me demandait quand j'allais coupercette grosse barbe qui me mangeait la moitié du visage, je ne prenaismême plus la peine de répondre. Je me souviens avoir été violemmentpartagé entre la colère de me voir forcer la main jusqu'à la mort etl'émotion de recevoir cet objet qu'il chérissait tant. C'est vrai que depuistoujours, il le conservait précieusement de peur de devoir un jour utiliserces horribles rasoirs Gilette en plastique à vingt-six lames anticeci et

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super-cela ou pire encore, les électriques « qui s'adaptent tellement bienà votre mâchoire ». Papy n'a jamais vraiment pu s'adapter à l'ère del'électricité. Gadget, disait-il. Son rabot, sa mousse et son coupe-chouétaient ses derniers liens avec le monde de sa jeunesse. Je me souviensqu'il me disait toujours qu'un homme qui porte une barbe est un hommequi a quelque chose à cacher. Alors maintenant, Grand-Père, tu vas êtrecontent, même si aujourd'hui, c'est l'inverse. Pour me cacher, je vais lacouper, cette barbe de mille jours. Et en imitant tes gestes qui plus est.Et voilà, comme ça, doucement. Si je dérape et que je me coupe lacarotide, les journaux ne me rateront pas. Le fugitif le plus bête du mondes'égorge lui-même par erreur. La honte. Après une longue hésitation, jedécide de raser la moustache aussi. Trop grosse, trop belle, trop visible.Je souris. Me voilà glabre. Glabre et bicolore. J'attrape le flacond'autobronzant pour essayer de corriger ça.

J'enlève la serviette qui étreint mes cheveux. Ils retombentlourdement sur mes épaules. Moi qui avais toujours rêvé d'une tignassenoire, voilà qui est chose faite. J'inspecte le résultat. C'est parfait àl'exception de cette petite mèche blonde sur mon front. Rien de grave.Un petit coup de rasoir et la rebelle s'éparpille en poils dans ma poubelleau milieu des lingettes imbibées d'autobronzant. J'hésite à me refaireune queue de cheval. C'est une vieille habitude que j'avais prise quandje travaillais chez Serge. À force de rester la journée entière penché surces chaussures, suant comme un bœuf dans la chaleur étouffante deson atelier de réparation, j'avais fini par attraper de la bourbouille surles joues. Ma sœur m'avait alors donné un de ses élastiques et m'avaitainsi permis, sans le savoir, de changer radicalement mes conditions detravail. Si je me plaçais adroitement dans l'axe de la porte, un petitsouffle d'air frais venait sécher en continu ma nuque avant que lesgouttes de sueur ne s'échappent de mes cheveux et s'insinuent entre

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mon t-shirt et ma peau. J'ai travaillé chez Serge durant seulement troismois, mais ça fait maintenant dix-sept ans que je porte cette queue decheval. Tant pis, je la garde. En souvenir.

Je suis Patrizio.

Il fait toujours plus chaud. Un rayon de soleil pénètre dans la chambrepar une déchirure du rideau et vient taper sur le canon du Beretta posésur le matelas défoncé. Son reflet dans le miroir m'aveugle. Je le rangedans la poche intérieure de ma veste, à sa place, la même depuis dixans. Il est chargé, son passé aussi. Je retourne dans la salle de bain etramène les sacs en plastique dans la chambre. Avec les petits ciseaux àcouture de ma mère, je coupe les étiquettes de mon nouveau look.Chemise grise, veston noir, jean foncé et chaussures de ville noires, mevoilà bien loin de mes vieux polos à capuche et des mes éternellesbaskets blanches. Je jette un œil à mon reflet. Je viens de prendre quinzeans d'un coup. Je souris en me disant que si je me faisais arrêter ensortant de l'immeuble, j'en prendrais de toute façon pour autant.Quelque part, je prends de l'avance.

Avec une éponge, je nettoie à fond l'évier et la baignoire, ainsi quetout le carrelage bleu ciel de la salle de bain. Je rassemble l'éponge, lesboites de teinture, l'autobronzant, mon peigne, la serviette, le rabot etla bouteille d'après-rasage dans le sac-poubelle. Je le jetterai dans unebenne à quelques blocs d'ici. Il reste à espérer qu'ils n'iront pas jusque-là dans leurs fouilles. Le coupe-chou traine toujours sur la commode. Jele glisse dans mon jean. Ce sera mon talisman, jusqu'à ma mort, commepour toi Papy. Dans mon sac à dos, je glisse les nouveaux vêtements quirestent, le passeport, une boite de balles pour le 92, les clés du vieuxbreak et quelques canettes de soda. De toute façon, l'alcool, c'est fini

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pour moi à partir d'aujourd'hui. Le verre de trop, la langue qui dérapeet la gueule de bois en cellule pour des années, trop dangereux. Lapoche droite de mon veston se déforme alors que j'y glisse monportefeuille chargé de la première liasse de billets. Si tout roule commeprévu, le reste devrait suivre dès le mois prochain. Il y a intérêt, où monescapade sera courte.

Je suis Patrizio.

Il est temps d'y aller. Dans quelques heures, mon nom sortira et çava être la foule ici. Une dernière vérification et me voilà sur le palier. Lachaleur n'a jamais été aussi étouffante. Sur le col de ma chemiseapparaissent les premières traces de sueur orange. Je descendsquelques marches. Je m'arrête, je me retourne. Deux choix. Je regardeMarjorie. Ça fait longtemps que personne ne l'a bichonnée. Elle estterne, grisâtre. J'attrape mon mouchoir, l'enduis de salive et frottedoucement. Dans le bois apparaissent ces quelques lettres : Thomas.

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Irène DENEUVILLE

Je m’appelais IZMIR

1

Aux grandes vacances, tout le monde part pour la mer du Nord. Ondébarque à Ostende et on respire fort. « À cause de l’iode », dit la mère.Un appartement près du parc. Près de la grande horloge à fleurs. Prèsdes barques glissant sur l’étang. Après une journée à la plage sous leparasol : la terrasse, les crevettes qu’on décortique en dégustant uneRodenbach. Izmir et le père boivent une limonade. Le père n’aime pasla bière. Parfois, il en boit, car « un homme ne boit pas de limonade »,dit la mère en lui passant sous la table le portemonnaie. C’est elle quigarde l’argent. C’est lui qui règle l’addition.

2

Les vacances à la mer se méritent. Lorsqu’Izmir est sage, elle reçoitune gaufre ou une glace. On loue un tricycle et elle roule sur la digue. «Ne t’éloigne pas ! », dit la mère.Quelquefois, on loue un engin à quatre places. C’est le père qui pédalepour les autres. On est trois. Un siège reste vide. On voit les pédales quitournent toutes seules. La grand-mère suivie de son mari rentre àl’appartement préparer le souper. « À la mer, on mange du poisson ! »,dit la mère.Les jours se ressemblent. Le matin, la plage. L’après-midi, la digue, lagaufre ou la glace. Le soir, les crevettes. On se couche tôt, sauf les jours

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de pluie quand on n’a pas fait le plein d’iode. Alors, on joue aux cartes.On laisse gagner Izmir au grand dam du grand-père qui ne supporte pasla triche. Le père somnole devant la baie vitrée. La pluie tambourinecontre les carreaux. On ne distingue plus le parc, ni les barques, nil’horloge à fleurs. « Quel temps ! », dit la mère et toutes les têtes setournent vers la fenêtre.

3

Les souvenirs défilent. Fini la mer du Nord. On ne va plus à Ostendedepuis qu’Izmir a changé d’école. Dans sa classe, une élève joue dupiano. Izmir jouerait bien aussi d’un instrument, mais il faut fréquenterune académie. « Les études, c’est plus important que la musique ! », ditla mère. Le père lève la tête. « J’aimais le violon », dit-il, « mais le violonne m’aimait pas ! ». L’allusion à ses antécédents s’arrête là. La mère, nonsans fierté, étale ses distinctions, ses diplômes. Avant d’épouser le pèred’Izmir, elle a été comptable à l’U.E. où toute la tribu s’alimentait. Lavendeuse criait « 14 020 ! » et on se dirigeait ensemble vers le guichetavec ses marchandises puis on allait à la pâtisserie où Izmir recevait unéclair au chocolat.

4

Le samedi soir, le père sort « ses femmes ». On va au cinéma duquartier, un vieux cinoche aux banquettes branlantes. En sortant, onmange des frites dans un cornet débordant de mayonnaise.

5

Le grand-père décède en quittant la piscine. L’enterrement a lieu le

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jour anniversaire d’Izmir. Elle a quatorze ans. La grand-mère décède àson tour et laisse Izmir désemparée. Ce sont ses premiers chagrins.

6

Les pois chiches et les grains de café non torréfiés se conservent à lacave. « Au cas où on serait de nouveau en guerre ! », dit la mère. Leshivers sont rigoureux. On dégage à grand-peine la neige accumuléedevant la maison, car il y a d’abord le jardin à traverser et puis l’arrêt dutram où les habitués trépignent. Pour aller à l’école, on gravit la ruemontante dont les trottoirs sont inexistants. C’est encore la campagne.Plus pour longtemps.Izmir se casse la jambe en passant devant l’église. « Elle a fait exprès ! »,dit Henri, un sale gamin. Comme si on faisait exprès de se casser lafigure !

7

Izmir n’a pas étudié le piano. Elle n’a pas fait les grandes écoles. Izmirécrit. Un jour peut-être, on la lira. Les souvenirs sont tenaces. Ils renvoient Izmir dans le parc où elle a faitses premiers pas. Où elle a lancé sur l’eau du bassin ses premiersbateaux.« Maman, les p’tits bateaux qui vont sur l’eau ont-ils des jambes ? S’ilsen avaient, ils marcheraient ! », chantonne la mère. Mais quand le pèreentonne un extrait de « Paillasse » de Leoncavallo, elle dit : « Chut ! »C’est comme cela que le père a perdu sa voix.Les bateaux en papier d’Izmir ne prendront jamais le large.

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Quand son esprit délire, Izmir refait le monde. Elle saute dans lesvagues de la mer du Nord en regardant l’écume de sa chope de bière. «La mer a aussi des cheveux blancs ! », disait la grand-mère. C’était il y a longtemps et pourtant cela semble si proche. Les souvenirsn’ont pas d’âge. La tribu s’est disloquée. Tout le monde a disparu.

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Ouvrir un album de photos jaunies par le temps. Voici la grand-mèrematernelle, magistrale, droite comme un i. À sa gauche, le grand-père,moustaches démesurées, fier de cette plus-value qui le propulse àl’avant-scène. De l’autre côté, la grand-mère paternelle, plus effacée,étonnée. Sur la tête, un drôle de chapeau à plume. Son second mari,grand, chauve, sourit au petit oiseau qui va sortir. Devant les couplesrigides des aïeux, celui des parents en tenue de mariés. Lui, modeste,conscient du rôle qu’il va devoir jouer toute sa vie. Elle, réservée, digne,châtelaine dans sa robe cousue main, un petit bouquet de fleurs dansles bras. Ils sont entourés de plantes vertes artificielles disposées pourla circonstance dans le studio du photographe. Tous regardent versl’objectif, les yeux agrandis par le flash. Tous pathétiques dans leurcostume de cérémonie.Les êtres chers, on les porte en soi. Pas besoin de ces photos, mais peut-être a-t-on peur d’oublier leurs traits, ce petit geste familier de la main,ce sourire mélancolique. Izmir ressent la tristesse infinie d’une époquerévolue. C’était son clan ! Sa tribu ! Des fils et des filles du prolétariat.Enfants des filatures et des tanneries, nés dans la gêne, les privationset le labeur. Ils sentent la sueur, le lin roui, les effluves de la rivière, lapeur. Ils se sont élevés seuls dans la rue, la boue, les cris, les taloches,

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entre les frères et sœurs, petits morts en sursis. À peine au monde, déjàdans la tombe. Ils se dressent tous devant Izmir.

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Izmir est un pseudonyme. Cela veut dire « Smyrne », une ville sur lelittoral turc de la mer Égée. Il signifie aussi « myrrhe », cette résinearomatique fournie par le balsamier qui a les propriétés d’un baume.« Elle se faisait appeler Izmir ! », dira-t-on plus tard. On n’en connaitrapas la raison. D’ailleurs, il n’y en a pas.

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Les ancêtres s’évanouissent dans le néant. Comment est-ce, là-bas,là d’où personne n’est jamais revenu ? Une fenêtre claque. Un bébé pleure. « Mes barquettes prennent l’eau ! »pense Izmir en traversant la rue. Cette eau si précieuse que l’on gaspille.Cette eau dans laquelle barbotent avec joie les enfants et que d’autresportent longtemps sur la tête dans des outres avant de pouvoir l’utiliserau compte-goutte. L’eau dans la mémoire d’Izmir s’associe à la mer duNord. Le petit seau sur la plage se remplit puis se vide dans les douvesdu château fort. Les pieds foulent le sable chaud. Un petit moulin auxailes fluorescentes tourne avec le vent. Les mouettes sont au rendez-vous. Elles regardent Izmir qui n’est pas encore Izmir et qui pataugedans les douves. À quoi ça joue, un enfant sur la plage, si ce n’est àdémolir ce qu’il a construit ? Les tours s’écroulent. La mer s’engouffredans ce qui reste du fragile édifice. « C’est de l’art éphémère ! », dit lepère, lui qui ne dit jamais grand-chose. Les mouettes reculent vers lebrise-lame. Elles observent l’enfant. Le château est en ruines. Izmir, enlarmes. « C’est ta faute ! », dit la mère. Le père ne bronche pas. Quand

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il rentre du boulot, il se laisse tomber dans le fauteuil et s’endort devantla télévision. La nuit, il ronfle pendant qu’Izmir écoute des chansonsdans les écouteurs d’un petit poste à galène.

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« Je hais les dimanches », chante Greco, la muse de Saint-Germain-des-Prés. Cette chanson a envoyé des gens au suicide. C’était uneépoque comme cela, ni pire ni meilleure. Izmir aime les dimanches.Quand il fait beau, elle se promène au bord du canal. La vie est là, toutesimple. Il suffit de la cueillir. De l’accueillir ! La tribu d’Izmir a engraisséla terre dans laquelle picorent les oiseaux et pénètre la pluie. Rien nepeut effacer les souvenirs. Les vagues de la mer du Nord roulenttoujours dans la tête d’Izmir. Il suffit d’un vol d’oiseaux, d’une averse,d’une étincelle pour que quelque chose se mette à vibrer en elle, à latroubler.

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Dieu a abandonné Izmir. Elle ne croyait pas en lui alors il ne croit plusen elle. Elle est devenue inutile au Créateur. Moins que cette rose aujardin qui veille sur ses épines. Izmir ne veille sur personne, mais ellevoudrait que quelqu’un veillât sur elle. Sa vie a été turbulente, insolente,superbe. Faite de rebondissements, de bouleversements etd’embrouilles. Izmir continue d’écrire, mais elle se fatigue vite. Sonobsession : vivre ! Remplir l’espace, assumer son corps qui n’obéit plus,ses articulations qui se raidissent, son esprit qui se vide, sa mémoire quifiche le camp. Une mollesse dans les mouvements et tout lui devientinsupportable. « À mon âge… », disait la mère au crépuscule de sonexistence. Izmir a oublié la suite. On ne fait pas attention à ce que disent

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les vieilles personnes. 14

Avant de s’endormir, elle entend la mère lui dire : « Tu verras plustard ! » Elle n’a rien vu venir. « Je sais d’où je viens », pense-t-elle, enécoutant le brouhaha des voix familières, « mais pas où je vais. Qu’y a-t-il là-bas ? Un désert, un gouffre, une oasis ? Quel sens tout cela a-t-il ?Est-ce important de le savoir ? Je suis d’ici et d’ailleurs. »Ses yeux se ferment. Derrière ses paupières s’agitent des ombres. « Jem’appelais Izmir », murmure-t-elle, mais personne ne l’entend plus.

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Jean-François CHAUSSIER

Je suis née ce matin

Un jour indéterminé, 10h05Ma chambre est un endroit bien rangé. Par la fenêtre, je vois lesbranches d'un érable. Elles sont pleines de bourgeons prêts à éclore.Dans le coin, il y a une corbeille. Elle a été vidée, mais il y reste des pagesdéchirées et, dessus, quelques mots incomplets, d’une écriturerégulière.En me levant, j'ai examiné chacune de ces choses. Puis je me suishabillée, j'ai brossé et arrangé mes cheveux avec soin, comme s'ils'agissait de très vieilles habitudes. Je suppose que c'est ainsi que jecommence mes journées. En tout cas, tous ces gestes sont tellementfamiliers que j'ai l'impression qu'ils font partie de moi.Quand tout m'a paru en ordre, j'ai regardé cette pièce et je me suisassise droite dans le fauteuil. Quelqu'un de proche (ma mère, j'imagine)m'a dit que c'est à sa façon de se tenir dans un fauteuil qu'on reconnaitla jeune fille respectable et, même si je ne suis manifestement plus unejeune fille, je me sens incapable de ne pas en tenir compte. J'admirais ce jardin avec son arbre légèrement incliné, et soudain je mesuis sentie bien. Contente. Alors j'ai décidé de réfléchir.J'ai commencé à remplir ce petit carnet neuf, avec sa couverture en cuir,que j'ai trouvé sur le bureau. Décrire la manière dont je commence majournée m'a semblé une bonne façon de résumer ce que je sais. Àl’évidence, je suis quelqu'un d'ordonné. J'en suis d'autant plusconvaincue que j'éprouve une profonde satisfaction à me l’imaginer. Jedois être quelqu'un de respectable. C'est tout à fait ce dont j'ai l'air,

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quand je relève la tête de ce carnet pour plonger dans le miroir qui mefait face : une dame âgée, la coiffure et la mise impeccables. Quelqu'unsur qui on peut compter.

Le même jour, 20h14Une infirmière m'a apporté mon repas, puis le docteur est passé. C’estun homme très prévenant : il s'inquiétait de me voir fatiguée à la fin denotre conversation. Pour une dame de mon âge, c’est réconfortant : jesais que, même si ma mémoire ne me permet plus de répondre à toutesses attentes, il comprendra.Il m'a posé des questions sur mon état, mes occupations... J'ai répondude mon mieux et il a eu l'air satisfait. J'en étais contente. Il m'a dit qu'ilessaierait un nouveau traitement contre mon amnésie demain, qu'ilavait bon espoir. Il m'a encore posé quelques questions sur messouvenirs. Je me suis bien excusée de ne pas pouvoir lui répondre, maisil ne s'en est pas formalisé et n'a pas voulu me fatiguer davantage. Unhomme véritablement charmant. Ce soir, je me couche après avoirenfilé une robe de chambre et démêlé mes cheveux. La nuit tombe surle jardin. Je me sens entre de bonnes mains.

Un autre jour, 10h23Je me suis réveillée ce matin dans une chambre propre et bien rangée.J'y ai fait ma toilette et m'y suis habillée machinalement. J'ai contempléun moment le jardin depuis la fenêtre, assise dans un fauteuil, sereine.Au bout d'un moment, je me suis sentie honteuse de rester là à ne rienfaire. Alors j'ai pris le carnet de cuir posé sur le bureau et m'y suisinstallée pour le lire. J'étais curieuse d’y trouver des souvenirs perdus.À la place, j'ai lu le récit détaillé de toutes mes occupations de ce matin,de la même écriture régulière, un peu penchée, que je vois en cemoment courir sous ma plume. L'encre n'a pas encore cette pâleur

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qu'elle prend au bout de quelques semaines. On pourrait croire que cesmots ont été écrits hier. J'ai cherché en vain un calendrier. J'ai dû merésoudre à noter l'heure. J’espère que l’horloge est précise, je crois queje déteste l’imprécision.Cette situation me trouble. Je vais aller me rassoir dans le fauteuil etregarder le jardin : au moins, l’endroit est bien tenu. Il me rassure.

Le même jour, 20h04Le professeur Blanche est passé. Je n'ai pas retrouvé son nom dans mesnotes précédentes. Je m'empresse donc de le consigner maintenant. Ilme semble que c'est important.Il m'a complètement rassurée : mon problème d’amnésie est rare, maispas inquiétant. Je me dis aussi qu’à mon âge, on ne peut plus autantfaire confiance à ses souvenirs. Il pense pouvoir essayer demain untraitement prometteur. Il m’a félicitée de mes efforts pour l'aider dansson examen. C'est réellement un homme charmant.Et puis il a dit quelque chose sur l’ironie de ma situation, compte tenude mon passé. Je n'ai pas bien compris, mais, comme il semblait separler à lui-même, je n'ai pas osé chercher plus loin. Il est parti quand ila vu que je commençais à me sentir fatiguée. J'ai parfois une migrainequi me monte à la tête, et que je n'arrive à calmer qu'en allant m'assoirdevant la fenêtre. Ce soir, l'obscurité gagne le jardin et je sais que messouvenirs vont s'évanouir avec le jour. Mais l'arbre, ce fauteuil et leprofesseur Blanche seront toujours là demain. Alors je ne m’en fais pasréellement. Tout est bien.

Un autre jour, 09h56Je me suis installée au bureau. Si j’en crois le carnet que quelqu’un (moi,sans doute) a déposé dessus, c’est ce que je fais tous les jours, vers lamême heure. Je suis, d’après mes mots, précise et méthodique : ce ne

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semble pas de la vantardise, car j’ai dressé sur la page de garde une listede tout ce que j’ai pu conclure au fil des jours sur moi-même. Àl’intention de qui ? Je n’ai pas compris tout de suite. Et puis tout m’estapparu évident : j’ai conscience depuis longtemps de l’état de mamémoire, qui s’efface tous les soirs. Ces notes, c’est à moi qu’elles sontdestinées, afin de ne pas repartir chaque matin d’une feuille blanche.Je trouve le stratagème brillant, et admirable la façon dont il est mené.C’est étrange de se complimenter soi-même de cette façon.Je suis restée longtemps à relire cette liste, avant de décider qu’il mefallait ajouter une contribution pour aujourd’hui. J’ai réfléchi, et quelquechose m’a frappée : il me semble que depuis le temps que je suis dansce lieu (le carnet est déjà rempli à moitié), sans rien en savoir, d’autresque moi auraient montré une certaine impatience, se seraient peut-êtremême révoltés. Qu’en conclure ? Sans doute que je suis quelqu’un depatient : je vois bien qu’on prend soin de moi. Pourquoi irais-jeimportuner ce professeur avec des questions auxquelles il n’estimeapparemment pas nécessaire de répondre ? Après tout, peut-êtremême cela fait-il partie de mon traitement. Cette conclusion m’aapporté une certaine satisfaction et j’ai refermé le carnet avec l'agréablesentiment d’avoir accompli ma tâche du jour.En me levant, j’ai trouvé une lettre au pied de ma chaise. Sans douteest-elle tombée du carnet quand je l’ai ouvert. J’ai décidé de la rangeret de la lire ce soir, après mes dernières notes de la journée. Pour lemoment, je vais m’assoir sur le fauteuil devant la fenêtre et contemplerl’érable dont les feuilles rougies tapissent le jardin. Mon carnetm’indique que c’est ainsi que je termine la matinée.

Le même jour, 19h51Le professeur Blanche est passé en fin d'après-midi. C'est vrai qu'il estcharmant, quoiqu’un peu cavalier. Il m'a interrogée sur mon quotidien

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et mes habitudes. Je lui ai répondu et il a visiblement apprécié mesefforts. Il s'est même montré impressionné par le carnet. Il m'a assuréque le traitement qu'il comptait entamer demain porterait ses fruits.À la fin, nous avons parlé de mes souvenirs. J'ai commencé à me sentirfatiguée et, je l'avoue, j'ai trouvé désagréable cette façon de prolongernotre entretien. Je lui suis reconnaissante du temps qu'il me consacre,mais le respect aux dames de mon âge a ses droits. J'ai dû me montrerferme et il est parti en s'excusant.Je sens de nouveau cette migraine. Je voudrais aller m’assoir face aujardin. Mais il reste cette lettre qu’on a déposée dans mon carnet. Soncontenu peut être important et je vais me faire violence.

Irène,Je sais que vous ne vous souvenez pas de mes lettres précédentes, mais jecontinuerai jusqu’à ce que l’une d’elles atteigne son but.Vous me connaissez : c’est moi qui sers vos repas. Je vous connais aussi :votre nom, d’où vous venez et pourquoi vous êtes amnésique. Je souhaitevous rendre vos souvenirs. Je le veux vraiment. En fait, j’en ai terriblementbesoin.Vous êtes Irène Delorme. Vous habitiez à Petit-Sart. Vous étiez assistantedans une maison médicale de Drigny. Votre travail consistait à composer,tenir à jour et trier les dossiers des patients. Aux dires de vos employeurs,vous faisiez très bien votre travail. Vous étiez précise et méthodique.Vous avez ainsi fait merveille à l’époque de la crise des réfugiés : quandvotre centre a été chargé, parmi d’autres, de délivrer des certificats desalubrité pour répondre aux inquiétudes de la population, votre travail depetite fourmi consciencieuse s’est vite révélé capital.Il le fut encore plus après les premiers attentats, quand on a demandé àvos supérieurs d’ajouter des bilans psychiatriques à leurs certificats. Votretravail précis et méthodique a permis de refouler de nombreux cas

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suspects. Déjà à ce moment, il y eut des questions : où disparaissaient cescas ? Pourquoi n’en entendait-on plus parler ? Mais vous avez continuévotre travail, Irène, précise, méthodique… Comme vous l’avez continuéquand vos dossiers ont commencé à mentionner des lieux de naissancefamiliers : il fallait traquer les complices de l’intérieur, vous aviez denouveaux dossiers à traiter. Avec précision et méthode.Je sais qu’à ce stade, vous me lisez toujours. Car, même si vous commencezà comprendre que je n’étais pas dans votre camp, vous prenez votre piedà entendre cette description de votre travail. Me lirez-vous jusqu’au bout pour prolonger le plaisir ?Car un jour, vous avez vu son nom, celui d’un tout jeune homme, en têtede l’un de vos dossiers. Un homme que j’aimais, que vous auriez dû aimeraussi : Mathias Delorme. Votre fils.Vous avez assemblé les données : ses manifs, ses protestations… Untravail irréprochable. Votre petite pierre consciencieuse a conduit Mathiasdans la file des parias. Avec méthode.Là, je m'arrête et je prends mon élan. C'est le moment que je redoute àchaque fois. Je sais que votre inconscient guette mes mots pour détecterceux qui vous blesseront. Qu'il prépare une de ces « stratégiesd'évitement » qu'étudie le docteur Blanche, cet homme si charmant quivous étudie comme un fascinant sujet d'étude. C'est ce que vous êtes, Irène: un sujet d'étude. Notre époque en a fini avec les petites souris laborieuses.Personne ne protestera pour vous. Tout le monde a vu où vos dossiers bienremplis ont mené Mathias et les autres.Souvenez-vous, Irène, de ce que vous avez fait subir à votre fils : vousl'avez tout simplement

Un jour, 10h02Je loge dans une petite chambre bien rangée, que meublent seulementune garde-robe, un bureau, une commode et un lit. De la fenêtre, je vois

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un petit jardin recouvert par les feuilles rouges de l'érable qu'on a plantéen son milieu. Pour commencer ma journée, je me suis brossé les cheveux et habilléeavec soin. Puis je me suis assise dans le fauteuil devant la fenêtre. C'estétrange, j'ai l'impression qu'il s'agit de très vieilles habitudes. Etpourtant je n'en garde aucun souvenir.Il y a sur le bureau un petit carnet de cuir noir. Il est vierge et sembleneuf : sa reliure craque encore quand on l'ouvre. Pourtant, il y a au fondde la corbeille quelques morceaux de pages qui ont l'air d'en avoir étéarrachées, ou au moins à un autre carnet identique. On y repère desbouts de mots, d'une belle écriture, régulière et penchée. Mais jen'arrive pas à les lire.

Note du docteur Blanche – vendredi 15 octobre, 10h05 :

Il y a eu un incident dans l’aile des prisonniers politiques, hier soir. Le sujet112 a fait une rechute. Cette fois, j’en ai cependant trouvé l’origine : versvingt heures, son hurlement a alerté la gardienne et la lettre qu’elledéchirait avec rage a pu être récupérée à temps. J’en ai reconstitué assezpour retrouver son auteur et son contenu et j’ai découvert qu’Inès Alaoui,une jeune employée de cuisine, a bien connu le fils du sujet. Elle a réussi àse faire engager parmi le personnel du centre afin de la forcer à retrouverla mémoire. Toujours est-il que cette jeune femme a été renvoyée. Ce genrede contretemps ne se reproduira plus : j’ai déjà perdu assez de temps dansl’étude du cas 112.Elle avait entamé depuis quelques semaines, via son carnet, un inventairedes informations que son inconscient acceptait qu’elle conserve. Elle seconstruisait une conscience d’elle-même expurgée de tout ce qu’elle auraitpu relier à la source de son traumatisme. Je pense qu’à terme, ce processusl’aurait amenée à dépasser sa stratégie d’amnésie quotidienne pour se

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construire une mémoire totalement focalisée sur ses habitudes régulières. Ainsi, il m’a semblé symptomatique de ne voir dans ses notes que desréférences à l’organisation de sa journée, comme si celle-ci était la seulesource pertinente pour retrouver son identité fuyante. Elle n’a jamaisexprimé le désir de s’informer sur l’actualité : elle n’a ainsi aucune chancede tomber par hasard sur les photos de corps torturés ou les comptes-rendus d’enquête qui auraient pu lui rappeler le sort de son fils. Au cours de nos entretiens, le recours systématique à des stratégiesd’évitement lui a toujours permis de fuir les questions sur son passé : si jene lui en parle pas, sa confiance aveugle en mon statut de spécialiste luiinterdit toute initiative ; si je la pousse à se souvenir, elle se sent soudainmonter des migraines, ou elle se retranche derrière le respect dû auxpersonnes âgées. Je note à ce propos qu’à cinquante-quatre ans, ellesemble s’imaginer bien plus vieille, ce qui lui permet de repousser mestentatives sans se sentir grossière et, en même temps, de s’expliquer sespertes de mémoire.La rechute d’hier a renversé tout ce fragile édifice et je crains qu’elle nemette plus de temps cette fois-ci. Mais j’ai confiance : j’ai replacé un carnetneuf sur son bureau et j’attends. Son inconscient va se remettre àl’ouvrage : c’est un travailleur étonnamment précis et méthodique.

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Siegrid VANDERVEKEN

L'air de Zoé

Mon père s'était retourné vers la fenêtre et je savais qu'il avaitprononcé son dernier mot. Debout devant le grand rectangle de cielbleu, le soleil le découpait d'un trait net. Pourtant, face à son bureaubien rangé, je ne parvenais pas à arracher mes yeux de sa nuque. Cettefois encore, ses mots m'avaient figée ; et avec les années, ilsm'atteignaient avec de plus en plus de force.

Ses mains se rejoignirent dans son dos, il écarta légèrement les piedset je sus qu'il me restait à quitter la pièce. Mais je restais plantée là,collée au sol, enracinée au plancher, face au verso d'un être qui attendaitmon départ afin de paraitre à nouveau vivant. Mes mots avaient dû allertoucher une sorte de paroi, une limite au-delà de laquelle ses songes nes'étaient jamais aventurés, et contre laquelle il restait.

Il posa le front contre la vitre, son souffle court forma un rond et jesus que j'avais franchi le cadre de son intimité. Je baissai les yeux sur lebout de mes chaussures et sortis d'un seul mouvement. Mes piedsdescendirent les escaliers dans une lumière blafarde. Ses motsrésonnaient encore.

Mon père parlait peu, il était dur, fier, pas du genre à faire demi-tour,et encore moins à reconnaitre ses erreurs. On m'a dit qu'il n'avait pasvoulu avoir d'enfant. Pourtant, j'étais entrée dans sa vie, vingt ans plustôt. Peu après, ma mère nous avait laissés seuls, foudroyée par un

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cancer. Et moi, je n'étais pas blonde, ni maigre, ni perchée sur des talonsbruyants ; je ne ressemblais pas à celle qu'il avait aimée ni aux suivantes.Souvent, je me demandais s'il suffirait de ça pour gagner son sourire.

Le trottoir m'accueillit avec une bouffée d'air frais qui me ramena àla vie. Zoé m'appela à cet instant précis. Parfois, les mystères du hasardm'interpellent.

— Qu'est-ce que ton père a dit ?— Que c'était hors de question.— Rien d'autre ?

Je n'avais pas envie d'en parler au téléphone et encore moins dansla rue. J'avais besoin de sentir mes mots accueillis par son visage. Toutecette histoire était devenue bien lourde à porter. Ses bras et ses épaulesseraient mes bouées, pour m'éviter de sombrer trop loin.

— Ok, quand tu veux, je t'attends.

Zoé vivait seule, dans un petit appartement à dix minutes de chezmoi. Le soleil brillait dans ma petite rue calme. Je posais un pied devantl'autre sur les dalles grises. Dans le fond de ma poche, je serrais sa clé.Elle me l'avait filée le jour où on s'était embrassées pour la premièrefois. Il y avait déjà deux ans de ça. Elle n'était pas fidèle, mais j'étais laseule à partager ce petit bout de métal. Je voyais ça comme une formede proximité. En échange de cette confiance particulière, j'avais décidéde ne jamais y aller sans la prévenir. De mon côté, j'essayais un garçonde temps en temps, mais c'était pas pareil qu'avec les filles. Vraiment,il y avait quelque chose avec elles que je ne trouvais pas avec eux. Jesavais que ce n'était pas normal. Je ne comprenais pas bien ce qui se

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passait, sauf que ça se passait. J'y réfléchissais souvent. J'en parlais peu.

Je me demandais aussi ce qu'en penserait mon père. Sa réponserésonnait encore. Sa voix tournait, comme un vautour, en boucle, au-dessus de mes pensées. J'aurais peut-être dû garder mes questions etquitter la maison sans lui en parler. Aurait-il réagi ? Se serait-il inquiétépour moi ? Je voulais éloigner ce doute, insoutenable, et m'étais laisséemporter par l'espoir de sentir ne fût-ce qu'un maigre filet d'amour.

J'entrai dans le parc, un raccourci pour rejoindre Zoé et une sourcede distraction pour mon esprit en dérive. Sur le gravier, entre les feuillesrousses et les marrons, un écureuil s'arrêta juste devant moi. Il meregarda. Puis, un second, plus jeune, traversa, rejoignit le grandmarronnier ; suivi d'un troisième, et le grand disparut derrière eux.J'étais encore immobile quand ils me regardèrent tous les trois du hautd'une branche. Ils disparurent.

Les parents peuvent-ils reprocher à leurs enfants d'exister ? D'êtrenés avec un chromosome en moins ? D'être microcéphales ? De porterla peau blanche ou noire ? D'avoir eu la polio ? D'aimer des personnesdu même sexe ? Suis-je atteinte d'une différence de conception oud'une maladie ? Suis-je une erreur de la nature ?

Je marchais dans l'herbe. Le parc était presque désert. Même si lesoleil brillait comme en été, on était bien en septembre. Les enfants,en classe, il restait deux ou trois vieilles dames, leur microchien et leursmicrocacas.

Super journée.

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Je frottais mon pied puant sur la pelouse et remerciais le soleil poursa détermination à continuer à briller. Des oiseaux chantaient. Unelégère brise soufflait. Au loin, un bébé braillait, poussé dans son landaupar des cheveux blancs, sourds. J'étais invisible, comme ma douleur. Je pressai le pas, avec l'envie deplus en plus pressante de retrouver Zoé.

— T'en as mis du temps !— J'ai laissé mes chaussures sur le palier...

Elle leva les sourcils. Je la rejoignis sur le divan et me blottis contreelle, la tête sur ses genoux. Elle glissa une main dans mes cheveux etl'autre se cala dans la mienne.

— Il ne t'a peut-être pas voulue, mais au final, il t'aime quand mêmevachement.— Parce qu'il refuse que je quitte la maison ? Ça lui plairait bien d'êtreenfin débarrassé de moi. Non, vraiment, s'il y a une chose certaine, c'estque je suis en trop dans sa vie. Personne n'aime ce qui l'encombre oualors il est complètement barge !

Zoé me regardait taper de l'index sur ma tempe. Elle n'avait pasl'habitude de poser des questions. Elle m'écoutait. Le silence devenaitlourd.

— Je l'ai déçu, une fois de plus ! En fait, j'arrive pas à entrer dans sescases... À être celle qu'il aurait voulue ! Mais qu'est-ce que j'y peux ?

Je me relevai, m'assis, ma respiration s'accélérait.

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— Je crois que je suis homo, mais en fait, j'en sais rien. Et lui, il m'a ditque j'étais la honte de toute la famille, que je n'avais aucun respect nipour lui ni pour tout ce qu'il avait fait pour moi ! Mais qu'est-ce qu'il afait pour moi ? Hein ?

Elle me regardait avec ses yeux doux et rassurants, son visagetranquille pouvait tout accueillir. Ma gorge se nouait.

— Il a même dit qu'il aurait mieux fait de mourir plutôt que d'avoirrencontré ma mère ! C'est sûr, sa vie aurait été plus tranquille sans nous.

Mes larmes s'échappèrent.

— Son dernier mot, c'était « digne »... Un mot qu'il faudrait quej'apprenne si je voulais faire partie de la famille.

Je pleurais sans pouvoir m'arrêter, la gorge serrée.

— Je voulais juste être avec toi, tous les jours, tout le temps.

Elle posa les mains sur ma cuisse. Je ne comprenais plus rien, j'étaisperdue. Elle me déposa un long baiser sur la tempe, m'entoura de sesbras, me berça. Je revenais à elle. Sa tête se posa sur mon épaule.

— Zoé... Tu crois que je suis handicapée ?

Elle leva les sourcils et plissa le front.

— Pardon ?

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Ses grands yeux verts plantés dans les miens firent un bond dans mapoitrine. Je me levai et tapai à chaussettes sur le vinyle.

— Je ne suis pas normale ! Je ne suis pas comme tout le monde ! J'arrivepas à être celle qu'il faut, à faire ce qu'il faut !— T'es sérieuse ?— Bien sûr, regarde un nain qui veut prendre le métro ! Un aveugle quiveut faire des courses ! Un type sans bras qui veut cuisiner ou faire satoilette ! Un trisomique ou un homosexuel qui veut... Je... Comment ilsfont pour s'en sortir ?

Je soufflai et cognai du poing sur la petite table de salon. Elle inspiraprofondément et regarda à travers la fenêtre. Je savais qu'elle neregardait rien. Elle avait toujours ces yeux-là quand elle cherchait uneréponse.

— Il faut ! Il faut !... Être ou faire ceci ou cela !... On s'en fout d'êtredifférentes !

Je fronçai les sourcils.

— Moi je te dis que tout le monde s'en fout qu'on soit avec un mec, unenana... Ou même... tous en même temps !

Elle me lança une grimace amusée et rigola. Je restais silencieuse.

— De toute façon, ça ne regarde personne... On est bien plus qu'uneétiquette, tu crois pas ? Je te fais un thé, poulette ?

Elle se leva. Dehors, deux mouettes se disputaient un bout de

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nourriture en plein vol. Je regardais leurs acrobaties en pensant à toutesles miennes, faites depuis toujours pour cacher mes questions, mesdifférences, mes peurs. Je tenais sans doute trop à exister auprès de lui,à y trouver une place. Elle n'existait pas. J'avais réussi à terminerd'effilocher mon lien de filiation. Le silence est d'or, mais l'or, c'estparfois trop lourd à porter toute seule.

— Oh, tu me réponds, tête de mule ?

Elle avait déjà rempli deux tasses d'eau chaude et me tendait le choixentre trois sachets, mes préférés. Je saisis la verveine, lui effleurai lesdoigts, elle m'envoya un clin d'œil. Je souris.

— T'es plus belle comme ça !

Mon téléphone sonna. Mon père. Un frisson me parcourut. Je saisisl'appareil, mais le regardai s'égosiller. Zoé avança l'index, appuya sur lebouton vert, le visage confiant et complice. Dans le creux de ma main,sa voix résonnait. Je me le collai à l'oreille.

— …un peu vite... t'es là ?— Oui, oui.— Je voudrais donc que tu rev...

Pendue à son interruption, je restais muette. Zoé me souriait et melança un clin d'œil. Cette suspension m'exaspérait.

— Quoi ?

J'entendais le vent souffler dans le téléphone. Il devait être sur la

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terrasse, dans le coin où les voisins ne pouvaient l'entendre.

— ... si tu aimes une fille... je...

Je raccrochai, éteignis mon téléphone et fermai les yeux.

— Je te passe des chaussures propres ?— Oui.

La gorge coincée dans un nœud immense, je n'aurais pu dire plus. Jetremblais. Je pleurais. Je ne savais plus que penser. Zoé me tendit unmouchoir. Mes mains m'enfilaient ses chaussures. Elle me déposa unbaiser, me poussa dehors, me sourit.

— Je t'attendrai ici.

Elle m'envoya un clin d' œil en me tendant ma veste. J'étais déjà dansles escaliers, l'esprit dans ce qui m'attendait.Le trottoir m'accueillit dans une bouffée d'air lourd. Zoé chaussait unepointure de moins que moi. Je sentais déjà mes orteils se comprimer.Malgré cela, j'aurais voulu passer par Rome pour rejoindre la maison,tant j'appréhendais de me retrouver face à lui.

Je descendis le boulevard Christophe Colomb. Le vent s'y engouffraittoujours à vive allure. Mes cheveux volaient devant mes yeux. Je nefaisais aucun effort pour les remettre en place. Je frissonnais. J'enfonçailes mains serrées plus loin dans mes poches. Je pensais à Zoé, laisséederrière moi, ma veste à la main. La circulation se densifiait. Le bruit etl'agitation sentaient la fin de la journée collective, sorte de soulagementpour tous les gens, de tous les âges. Moi, je ne voyais que les lignes entre

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les dalles grises du bord du trottoir. Un camion passa tout près de moien klaxonnant. Je sursautai, me plaquai contre la façade. Marre.

Le cœur encore tremblant, la respiration saccadée, je tournai àgauche dans la rue du Viaduc. Ma petite rue montait fort. J'avais malaux pieds. J'avais froid. Je serrais les dents. Je levai les yeux sur l'espacesans maison, un peu plus haut, là où la rue passe au-dessus des rails dumétro. J'habitais juste après, dans le deuxième bâtiment.

Je traversai. La douleur s'intensifiait à chaque pas. En posant le piedsur le trottoir d'en face, je manquai de me faire renverser par un cycliste,lâché à toute vitesse. Il hurla. Son vélo sauta sur la route. Il zigzagua, serétablit, cria encore et disparut dans le Boulevard. Marre.

Je grimpe les trois marches de l'entrée de mon immeuble et jeréalise : mes clés sont dans ma veste. Je sonne. Personne ne répond.Mon GSM est resté chez Zoé. J'entends déjà ses commentaires, sesjugements : mon éternelle distraction, où ai-je la tête, à quoi est-ce queje pense, qu'est-ce qu'on va faire de moi ? Marre.

J'hésite. Je pousse à nouveau sur le bouton, toujours pas de réponse.Mes orteils comprimés poursuivent leur torture. Mon corps tout entiertremble de froid.

Je traverse, cette fois le nez en amont. Je ne pense qu'à une chose,enlever ces chaussures. Je grimpe sur le mur, garde-corps du pont, etme libère les orteils. Assise en tailleur sur la largeur de briques, je memasse les pieds et regarde en bas. C'est si haut que c'en est presqueirréaliste. Dans le quartier, toutes les rues montent et descendent fort,mais devant cette hauteur jusqu'alors cachée par les bâtiments, il y a

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quelque chose de fascinant. Le vent souffle. C'était le seul endroit où jepouvais m'assoir. Mes pieds se refroidissent.

Comment sait-on si on est homo, ou bi, ou hétéro ? Et pourquoi ondoit porter ces étiquettes assassines ? J'aime bien le vent dans lesoreilles. Je tourne la tête pour augmenter sa présence, pour qu'ilm'enveloppe, lui et son manteau glacé. Les arbres qui jonchent la pentejusqu'aux rails perdent leurs feuilles. C'est beau, une feuille qui tombe.C'est léger. Elles sont libres, légères, simples. Elles ne doivent pas porterd'étiquette. Elles naissent, vivent et tombent autour de leur arbre. Ellesvivent là où elles sont, telles qu'elles sont. En fait, si un arbre rejette sesfeuilles en dehors de la saison, c'est un signe de maladie. Elles ne sontpas tristes d'être nées sur un arbre malade, elles tombent, c'est tout.J'avance le bassin et balance les pieds dans le vide. L'air frais me passeà travers les chaussettes, entre les orteils écartés, encore sous le coupde la libération. Je me demande si...

On m'attrape le bras, je suis tirée en arrière et jetée au sol. Il me serrefort, comme si j'allais m'envoler. Je garde les yeux fermés. Son odeurme parvient, si près de moi. Je sens la chaleur de son corps, le vent nesouffle plus. Il pleure. Il ne lâche pas son étreinte, presque à me fairemal. J'ouvre les yeux. Derrière lui, sur le trottoir d'en face, son sac decourses est renversé : des kiwis, des bananes et du lait... Les ingrédientspour mon milkshake préféré.

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Anaïs DE CLERCQ

Je suis aigrie

La femme.L’église est trop petite, je vais fumer une clope dehors, personne neremarquera. Le bruit des talons sur la pierre. Ah ce soleil ! Les mariésont de la chance. C’est charmant, cette enseigne. Un petit troquet.Prendre un café au soleil. Le premier du printemps. Allez dépêche-toitu vas être en retard, quel chapeau ridicule, tu dois être une amie de lamariée. Ça ne sert à rien que tu te presses il n’y a plus de places. Bonjour.Oui un petit café s’il vous plait. Maman avait une belle robe pour sonmariage je me demande ce qu’elle est devenue. Maman n’avait que desjolies choses de toute façon. Chair de poule. En septembre, ça va fairetrente-sept ans qu’elle est morte. Mathilde est vraiment une petiteconne. Elle ne se rend pas compte de la chance qu’elle a. Qu’est-ce queje donnerais pour me blottir ne serait-ce que quelques minutes dans lesbras de maman... Et elle qui préfère fuir à des centaines de kilomètrespour s’enterrer vivante. Merci. Si elle avait vraiment un cœur, elleresterait avec moi. Voilà je me suis brulée. Trop chaud. Je suis contrariéed’avoir pensé à Mathilde. Elle dit qu’elle veut être bonne sœur... Quellehypocrisie ! Elle dit qu’elle veut consacrer sa vie à faire le bien et ellecommence par me briser le cœur.

...

J’adore les cocktails. Qu’est-ce que c’est, ces petites bouchées ?Impossible à identifier, mais c’est bon. Et ça, c’est de l’avocat. J’adore

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les crevettes aussi. Est-ce qu’il y a des crevettes ? Ah bonjour vous allezbien ? Oui oui la mariée est ravissante. Attendez, excusez-moi je vaischercher un verre. Je déteste marcher sur le gravier, les talonss’enfoncent, on manque de tomber à chaque pas. Voilà la mère de lamariée, heureuse comme c’est pas permis. Quel sourire idiot. J’irai luidire bonjour tout à l’heure. Ils courent partout, ces enfants, c’est paspossible. Ils auraient dû prendre une jeune fille pour les occuper dansun coin, dessiner sagement, jouer au roi du silence au lieu de courircomme des sauvages et de jouer à cachecache au milieu de la foule. Çalui ressemble de vouloir faire des économies de trois francs six sous, unjour comme celui-ci. Mathilde aussi pouvait jouer des heures avec lespetits voisins, les soirs d’été. Impossible de la faire rentrer pour diner.Dès que j’apparaissais à la fenêtre pour la disputer, elle disparaissait ensautillant au coin de la rue. Son rire montait, délicieusement provocant.Ça pouvait durer jusqu’à ce que je finisse par me fâcher et descende lachercher et la trainer à la maison. Je ne pensais pas que ce mariage merappellerait de bons souvenirs. Tiens, j’ai dit « des bons souvenirs ». Surle coup j’étais furieuse, pourtant c’est vrai que c’est plutôt agréable d’yrepenser. Ma petite Mathilde qui me glissait entre les doigts, qui sefaufilait en riant dans le jardin des voisins et me narguait derrière lagrille. C’était une vraie peste. Elle n’en a toujours fait qu’à sa tête. Je medemande ce que j’ai pu rater dans son éducation. Ah bonjour !Félicitations, votre fille est splendide et elle a de la chance, quel tempssuperbe ! Pour un mois d’avril, c’était pas gagné. Ah je vais gouter, à plustard. Elle a montré par où ? Je ne le vois pas, son stand de foie gras.Peut-être que tout est déjà parti, les quantités sont minuscules ici. Ellessont élégantes ces jeunes femmes, ça doit être les amies de la mariée.Je me demande ce que Mathilde va faire de ses vêtements. Elle n’auraplus besoin de rien, au couvent. Elle ne va prendre que les sous-vêtements, les chaussettes, peut-être quelques teeshirts bien chauds

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pour l’hiver qu’elle pourra glisser sous sa robe et c’est tout. C’est pasfolichon. Est-ce qu’elle va donner le reste ? Ça y est, encore une larme.Il ne fallait pas penser à Mathilde. On m’avait bien dit que les enfantsn’étaient jamais comme on les espérait. J’ai pas été déçue. Je crois quej’aurais presque préféré une toxico, j’aurais pu la garder à la maison, ladorloter, lui préparer ses repas, l’accompagner voir son médecin,acheter ses médicaments de substitution...

...

C’est fou ce que les bruits résonnent, ici. Les rires, les couverts quis’entrechoquent, les discussions joyeuses. Me lever, marcher. Suivre lecouloir. Ah. C’est ici. Charmante, cette petite cour. Mince, pas de savon.L’eau est fraiche. S’arrêter un instant. Cette nuit si noire. Une petiteporte. Je pourrais disparaitre ici. Pfiou, évanouie. Personne ne mechercherait. Je marcherais le plus longtemps possible puis je ferais untrou dans la terre et je m’allongerais et personne ne me retrouveraitjamais.

...

Cette foule. Je n’ai pas dansé depuis combien de temps ? Boule àfacettes. Robe de princesse. Je n’avais jamais remarqué avant ce soirqu’elle ressemblait vaguement à Mathilde. Il y a quelque chose dans lenez, le regard aussi. Elle a l’air butée, elle aussi. Ça n’a pas dû être de latarte pour sa mère, d’organiser le mariage. Si j’avais dû organiser celuide Mathilde, j’aurais morflé. Mais la récompense, ce serait de la voir sibelle dans sa robe, ce soir. Fermer les yeux. Ça fait du bien. Mathilde.Elle est si belle dans sa robe, ce soir. Elle a enfin trouvé quelqu’un debien. Elle va quitter la maison, mais je ne suis pas triste. La vie suit son

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cours. Ouvrir les yeux. Elle est encore plus belle que j’aurais pul’imaginer. Le marié est un peu guindé, mais peut-être que seschaussures le serrent. J’avais dit à Mathilde qu’il fallait qu’ils étrennentleurs chaussures à l’avance sinon ils auraient mal aux pieds. Ils ne m’ontpas écoutée. Ils n’en ont fait qu’à leur tête. Pfff ça c’est Mathilde. Bientôtje serai grand-mère. La vie suit son cours. Un matin on m’appellera eton m’annoncera que le petit est né dans la nuit. J’offrirai le berceau, jesais déjà où je vais l’acheter. Retour à la réalité. Sortir prendre l’air etfumer une clope. Brrr. Elles s’entendaient bien, Mathilde et elle, quandelles étaient enfants, je ne sais plus pourquoi à un moment elles ontcessé de se voir. Qui est-ce qui crie ? Pourquoi elle engueule ses gossescomme ça, elle ? J’en peux plus de ces parents qui ne voient pas lachance qu’ils ont d’avoir des enfants vivants. La mienne sera bientôtmorte pour ce monde. Morte pour ce monde, c’est morte tout court.Allez je rentre. Ils m’énervent tous. Cette foule, toujours là à rire et àdanser, soulevée par une énergie inépuisable. Ils ont tous l’air si heureuxà s’agiter bêtement. Cette soirée ne va jamais prendre fin. Les enfantsqui passent en courant. Aïe ! Attention ! Vous ne pouvez pas regarderdevant vous ? La vieille édentée qui presse son index contre son crânepour signifier que je suis zinzin. L’homme d’une quarantaine d’annéesqui me regarde bizarrement. Oui c’est ça, moquez-vous tous de moi. Jesuis la seule à ne pas danser ce soir. Cette foule. La mariée qui n’est plusqu’à quelques mètres. Ne pas réfléchir, jouer des coudes pour meretrouver à ses côtés. Elle pivote, elle fait un pas dans ma direction.Tendre mon pied. Tendre mon pied. La mariée, un instant endéséquilibre et qui s’affale lourdement. Un silence puis les rires. Lamusique qui reprend. Courir. Courir. M’enfuir avec mon aigreur. Quellehonte. La pauvre mariée qui a eu l’air terrorisée tandis qu’elle tombaitlourdement sur le sol. Une gamine qui doit rêver de ce jour depuis desmois. Et moi qui lui ai fait un crochepied. Un crochepied ! Qu’est-ce que

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je suis en train de devenir ? Une vieille bonne femme aigrie ? Quellehonte. Marcher longtemps pour perdre de vue les cris des enfants et lachute de la mariée. La tache sur mon âme ne me quitte pas, elle. Lesimages tournent. Ses yeux terrorisés. Son corps qui heurte le plancher.J’espère que je ne lui ai pas fait mal. Pas fait attention, est-ce que sarobe était tachée ? Est-ce qu’elle s’est relevée facilement ? Est-ce qu’ellea boité ? Je vais devenir mauvaise. Comme la vieille sorcière qui habitaitau rez-de-chaussée et qui me pinçait devant les boites aux lettres. Nousles enfants, on la détestait. Elle se plaignait, répétait sans cesse qu’onfaisait trop de bruit, qu’on courait dans les escaliers, qu’on faisait desmiettes de biscuit dans le hall. Je suis devenue la vieille sorcière qui nesupporte pas que la vie continue sans elle, que les enfants soient libreset qu’ils courent sans raison, que les gens soient heureux, s’aiment etfondent des familles. Ça fait mal. Pauvre vieille sorcière... Pour lapremière fois, penser à elle avec tendresse. Qu’est-ce qu’elle a pu vivrepour s’assécher ainsi, elle aussi ? Peut-être qu’elle avait des grands rêveset qu’aucun ne s’est réalisé. Elle avait peut-être rêvé de rencontrer ungentil garçon et d’avoir des enfants qui courent partout et mangent desbiscuits. Je regrette d’avoir pissé sur son paillasson, tiens. Respirer.Mathilde ne reviendra pas. Mathilde est partie pour de bon. Mais il nefaut pas céder à l’aigreur. Respirer. Où est-ce que j’ai mis mon manteau? Je vais rentrer, mais j’enverrai des fleurs demain à la mariée.

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Caroline MASSE

Dompter ce feu qui brule en moi

J’ai toujours été fascinée par les chauffe-eaux. Il y en avait danschaque salle de bain de mes grands-parents paternels et maternels. J’aiencore le souvenir confus d’un appareil à la fois inquiétant et attirant,d’autant plus qu’il était formellement interdit aux enfants de s’enapprocher. C’est avec délectation que j’ai découvert des années plus tardque la salle de bain de mes beaux-parents était elle aussi équipée del’appareil en question. C’était un peu ma petite madeleine de Proust.Retrouver la légère odeur de gaz et la petite veilleuse hypnotique quiattendait patiemment qu’on la réveille. Et tout à coup, quelqu’un dansla maison tournait un robinet d’eau chaude, le foyer s’embrasait dansun bruit de bruleur de montgolfière, et provoquait ma jubilation. J’auraisaimé rester assise dans la douce chaleur de la salle de bain pourcontempler le chauffe-eau pendant des heures et guetter sa mise enroute. Admirer cette petite flamme bleue dansant librement sur sonsupport, narguant le monde et ses difficultés puis devenant un feupuissant à l’appel de l’eau chaude. Mais qui aurait laissée seule unepetite fille dans une salle d’eau humide, sous prétexte qu’elle souhaitaitétudier le fonctionnement du chauffe-eau ?

Cette passion pour cet appareil somme toute sans charme a trouvétout son sens après de longues heures de thérapie et d’introspection.J’ai réalisé que, de façon tout à fait inconsciente, je me reconnaissaisdans ce chauffe-eau. Mon fonctionnement et le sien sont en tout pointidentiques.

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En moi brule un feu dont l’intensité de combustion varie en fonctionde la demande. Je me consume en permanence, comme une petiteveilleuse, qui ne demande qu’à s’embraser. Et dès que quelqu’un faitappel à ma capacité d’action, mon travail, mes conseils, mon aide, masoif de justice… c’est la mise à feu complète. Je brule mon combustibleet déploie une énergie incommensurable.

J’ai été très bien élevée. On m’a appris à être une petite fille polie,studieuse, dévouée, et pleine d’humilité. Cette éducation, qui m’apermis d’évoluer dans un monde de valeurs nobles et justes, a fait demoi l’adulte que je suis aujourd’hui : travailleuse, gentille, pleine dedévouement. Mais ce don de soi n’est pas uniquement la conséquenced’une bonne éducation. Il est inné, ancré à l’intérieur de moi,profondément. Dès que l’on a besoin de moi, dès que l’on fait appel àmoi, je réponds présente et je donne sans compter. C’est ma force etc’est aussi le chemin de ma perdition. Au gré des attentes des autres, jeme jette au combat, sans mesurer l’investissement. C’est tellement plusfacile de dire oui, et de donner le meilleur de soi-même, toujours, avecle sourire. Tout le monde reçoit son eau chaude, tout le monde estcontent. C’est simple et efficace.

Sauf quand la demande en eau chaude devient trop importante etque le chauffe-eau atteint ses limites, se met en sécurité, voire cramecomplètement. Et là, personne ne comprend. Tout avait toujours trèsbien fonctionné et tout d’un coup, ça ne marche plus.Il faut alors faire appel à un réparateur qui en principe va redonner vie àl’appareil et lui faire récupérer sa fringante petite veilleuse. Car au boutde plusieurs pannes, il est devenu évident que mon bruleurdysfonctionne. Il carbure comme un volcan, puis il s’éteint.

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J’ai consulté de nombreux techniciens qui se sont penchés sur monproblème, au fil de mes incendies et extinctions successifs. Ils ontremplacé des bougies d’allumage et nettoyé le couvercle, mais surtout,ils m’ont appris à dompter ce feu qui brule en moi. Ne plus jamais lelaisser s’éteindre ou s’étouffer, mais ne plus non plus le laisser s’emballerau gré des vents. Ma question vitale se trouve dans l’entretien de monfeu sacré.

Dans mon cas, la solution salvatrice est de déposer sur le papier lesflammes qui me lèchent la carcasse. Mes carnets se remplissent debraises, de fournaise, de feu qui couve, de cendres ou d’étincelles. J’osey écrire des horreurs calcinées et toute ma souffrance brulante. Au furet à mesure que je libère mes mots, mon stylo laisse des tracesfumantes. Mes embrasements prennent vie dans des récits dont lespersonnages font office de pompiers. Et aujourd’hui ma veilleuseronronne et danse en se moquant de ceux qui ont tenté de l’éteindre ets’y sont brulé les doigts.

Un chauffe-eau peut fonctionner à merveille. S’il est placé dans unenvironnement nocif, ou manipulé avec de mauvaises intentions, celapeut lui être fatal. C’est ce que j’appelle les « éléments nuisibles ausystème ». Trop de sollicitations, manque d’air… Mais ce sont plusgénéralement des personnes dont le sport favori consiste à tester voslimites jusqu’à l’extinction des feux. Ce sont celles qui profitent de votrebienveillance et de votre investissement pour vous en demandertoujours plus. Celles qui tournent le robinet au maximum et puis vousincriminent parce que l’eau est trop chaude et les a ébouillantées. Cellesqui ne verront jamais le travail fourni jour après jour, mais vous feronttoujours remarquer la petite tache de rouille sur votre couvercle. Cellesqui vous feront douter à l’extrême de vos capacités jusqu’à ce que votre

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veilleuse en pâtisse et menace de s’éteindre. Ces souffleurs de flamme,je tente de les fuir et de faire preuve d’indifférence à leur égard. Car plusje brule pour eux, plus ils se nourrissent de ce feu pour me détruire.

Pour respecter ma flamme, il a aussi fallu expliquer à mon entourageque je fonctionnais comme un chauffe-eau, et que désormais pour mepréserver, j’allais essayer de canaliser mon énergie. Donc, dire nonparfois. Provoquer des frustrations, des incompréhensions. Distillermon eau chaude avec parcimonie pour que chacun apprenne à enretrouver la valeur. Ne plus être uniquement ce que l’on veut que je sois.Choisir pour qui et pour quoi j’embrase ma flamme et consomme mongaz.

Savoir qui je suis m’a pris beaucoup de temps, et je n’ai sans doutepas encore fait le tour de la question. Ce sera certainement la recherchede toute une vie. Alors quand chacun se revendique « Je suis… » au grédes actualités, je me dis que je suis à la fois Charlie et Aylan, Paris,Damas ou Calais. Mais je crois qu’au final, même si c’est sans doutemoins tendance et moins spirituel, « Je suis un chauffe-eau ». Et je vouslaisse le choix de la marque.

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Table des matières

Préface 7

Sélectionneurs / Jury 9

Palmarès 11

Textes des lauréats cadets 17

Léopold CRUNELLE - Moi, Ekwila, 10 ans 19

Clara LEDOYEN - Philosophie naturelle 23

Textes des lauréats juniors 29

Charlotte HAZEVOETS - Volage… Je suis volage 31

Aurélie FUNCK - L’envol 35

Louise LE GUEVEL - Soleco 41

Textes des lauréats adultes 49

Guillaume LOHEST - Corps qui ai marché dans ces villes 51

Veronika VALENTOVA - Les rituels urbains 61

Anne ROOLANT - Résidence Elseneur 69

Johanna BRANKAER - Les lunettes 71

Guillaume DEFOSSÉ - Un escalier en cage 77

Irène DENEUVILLE - Je m’appelais IZMIR 89

Jean-François CHAUSSIER - Je suis née ce matin 97

Siegrid VANDERVEKEN - L'air de Zoé 106

Anaïs DE CLERCQ - Je suis aigrie 115

Caroline MASSE - Dompter ce feu qui brule en moi 121

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