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Les meilleurs textes du concours 2015 Maison de la Francité Étincelles www.maisondelafrancite.be

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Thématique 2015 : Étincelles.

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Les meilleurs textes du concours 2015

Maison de la Francité

Étincelles

www.maisonde la francite.be

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La Maison de la Francité

remercie chaleureusement pour leur soutien :

Avec le soutien de la Commission communautaire française, de la Fédération Wallonie-Bruxelles, du Parlement francophone bruxellois et du Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles

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Avec le soutien de la Commission communautaire française

Dans la même collection :

- Variations sur trois thèmesTextes lauréats des concours d’écriture 2002, 2003 et 2004

- L’invention du siècleLes meilleurs textes du concours 2005

- Le pays de mes rêvesLes meilleurs textes du concours 2006

- Mon histoire romaineLes meilleurs textes du concours 2007

- Lutin au Québec. Une aventure du “vingt-et-unième“ en Amérique du NordLes meilleurs textes du concours 2008

- La tête dans les étoilesLes meilleurs textes du concours 2009

- Une rencontre africaineLes meilleurs textes du concours 2010

- Je t’appelle citadelleLes meilleurs textes du concours 2011

- Si j’étais magicien…Les meilleurs textes du concours 2012

- Destination ailleursLes meilleurs textes du concours 2013

- PrisonnierLes meilleurs textes du concours 2014

Maison de la Francité 2015

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Étincelles

Les meilleurs textes du concours 2015

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Préface

Faire étinceller l’écriture, ce langage intime et silencieux...

Chaque année depuis 15 ans, la Maison de la Francité organise unconcours de textes dans le but de motiver auprès d’un large publicl'expression personnelle en langue française.

En 2015, l’UNESCO, pour le thème de son « Année internationale »,a choisi de célébrer la lumière et les nombreuses découvertes qui luisont liées. S’inscrivant dans cette initiative, la Maison de la Francité achoisi le thème « étincelles » pour son concours de textes. Cettethématique est finalement fort à propos pour un concours d’écriture.L’acte d’écrire ne consiste-t-il pas à réveiller en nous les étincelles denotre imagination et de nos envies créatives ? L’acte d’écrire n’est-il pasaussi posé dans l’espoir de faire naitre des étincelles dans le regard despersonnes qui nous lisent ?

Des étincelles, cette année, il y en a eu de quoi allumer un formidablefeu d’artifice, puisque la Maison de la Francité a reçu en tout 1.183 textesd’auteurs de tous âges : cadets, juniors et adultes. Il s’agit d’un recordabsolu et absolument remarquable qui témoigne bien que l’amour del’écriture et de la langue française est bien vivant dans notre pays.

L’ensemble des textes reçus représente un peu plus de 4.000 pages,que les sélectionneurs de la Maison de la Francité ont dû lire avecattention et rigueur, dans le but de présenter au jury les 45 textes lesplus intéressants. Le jury quant à lui en a établi le classement : un

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véritable défi, où se côtoient subjectivité et objectivité, où se croisentpassion et raison.

Dans l’édition de ce recueil, la Maison de la Francité a tenu à garderintacte la spontanéité des styles et de certaines expressions voulues parles auteurs. Nous avons cependant adapté les textes aux règles de lanouvelle orthographe. C’est ainsi que, notamment, – même si JulesRenard disait avec poésie que « l'accent circonflexe est l'hirondelle del'écriture » –, nous avons supprimé les « chapeaux » au-dessus decertaines lettres et modifié certains autres détails encore. Nousespérons que cela ne troublera pas votre envol à la découverte despages qui suivent.

La Maison de la Francité vous souhaite une bonne lecture, enremerciant tous ceux qui ont apporté leur participation à ce concoursde textes 2015 : les auteurs, les concepteurs, les organisateurs, lescollaborateurs extérieurs, les sélectionneurs, les membres du jury etbien évidemment nos partenaires ainsi que la Commissioncommunautaire française et la Fédération Wallonie-Bruxelles – leurministère, leur parlement et leur gouvernement.

Ce concours a permis de nous rassembler dans un esprit d’ouvertureautour de la langue française, de sa richesse et de sa vitalitécontemporaine. Initier ce partage fait partie des objectifs de la Maisonde la Francité. Merci à tous de l’avoir rendu possible.

Ahmed MEDHOUNEPrésident du Conseil d’Administration de la Maison de la Francité

Donald GEORGEDirecteur de la Maison de la Francité

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Sélectionneurs

- Henry LANDROITChroniqueur de langue, pédagogue et écrivain

- Noëlle MICHELLectrice de la Compagnie de Lecteurs et d’Auteurs

- Michaël LANGELEZLecteur de la Compagnie de Lecteurs et d’Auteurs

- David BRANDERSÉditeur

Jury

Président :- Bernard TIRTIAUX

Écrivain et maitre verrierMembres :

- Isabelle BIELECKIPoète, romancière et dramaturge

- Laurence GHIGNYAttachée culturelle à la Fédération Wallonie-Bruxelles

- Claude LAJONAdministrateur du Club Richelieu International Europe

- Laurence ORTEGATAuteure et présidente de la Compagnie de Lecteurs et d’Auteurs

- Serge de PATOULDéputé francophone bruxellois

- Rita POULINDirectrice des Communications et Affaires publiques à la Délégation générale du Québec

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Palmarès

Catégorie « cadets » - 12 ans à 14 ans

- 1er prixMlle Marie-Louve BRUYAUX (d’Enines) pour son texte Par-dessus le rebord de sa tasse de thé

- 2e prixM. Seelis VAN DER AUWERAERT (de Woluwé-Saint-Pierre) pour son texte Souvenirs

- 3e prixMlle Alexia DEHAES (de Schaerbeek) pour son texte Élémentaire, mon cher Klimt

- 4e prixM. Sacha VELIKOVIC (de Couillet) pour son texte Le journal d'un téléphone gréviste

- 5e prixMlle Clémentine SCHOLLAERT (de Lillois) pour son texte Votre dévouée fille

- 6e prixMlle Mélina MAGDELÉNAT (d’Ixelles) pour son texte Naissance et renaissance

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Palmarès

Catégorie « juniors » - 15 ans à 17 ans

- 1er prixMlle Claire FRANCIS (de Wavre) pour son texte Grand frère

- 2e prixMlle Sarah MASSAY (de Liège) pour son texte Dans une chambre

- 3e prixMlle Gaëlle SIMON (de Vaux-sur-Sûre) pour son texte Dans la vie d'une allumette

- 4e prix ex-æquoM. Jean-François LOUVET (de Bruxelles) pour son texte Big-bangMlle Chiara PERDICHIZZI (d’Uccle) pour son texte Le caprice des étincelles

- 5e prixMlle Céline MATURELI (de Schaerbeek) pour son texte Cela ne veut pas dire qu'il n'y aura plus de lumière

- 6e prixM. Cyril GOSSEAU (d’Ixelles) pour son texte Décalage vers le rouge

- 7e prixM. Jean SERVAIS (de Forest) pour son texte Progrès de l'aube

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Palmarès

Catégorie « adultes » - 18 ans et plus

- 1er prixMme Françoise GUIOT (de Woluwé-Saint-Lambert) pour son texte Ma vie à pile ou face

- 2e prixMme Anne VERHAEREN (d’Écaussines) pour son texte InstantaNés

- 3e prixM. Martin COENE (d’Uccle) pour son texte Mamy

- 4e prixM. Guillaume LOHEST (de Leignon) pour son texte Le premier tweet de Prometeo

- 5e prixMlle Valentine DUHANT (de Jamioulx) pour son texte Joyeuses Pâques !

- 6e prixMme Patricia HARDY (de Forest) pour son texte Au troisième étage

- 7e prixM. Thibaut GROUY (d’Auderghem) pour son texte Prédateur

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- 8e prixMme Savina LEE (d’Ixelles) pour son texte L'angle mort

- 9e prixM. Michel BARBIER (de Marcinelle) pour son texte Petit matin

- 10e prixMme Nathalie FEREMANS (de Balatre) pour son texte L'aube revient quand même

- 11e prix au 13e prixMme Isabelle FABLE (de Molenbeek) pour son texte Étincelle… dynamite ou dynamiqueM. Bruno MAREE (de Han-sur-Lesse) pour son texte Ceux qui ne font que passerM. Pierre PIROTTON (de Retinne) pour son texte Moucheur de chandelles

- 14e prix ex-æquoM. Joachim SOUDAN (d’Ixelles) pour son texte Philippe et AnoukMme Régine NAULIN (de Woluwé-Saint-Pierre) pour son texte La découverte

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Textes des lauréats cadets

- Marie-Louve BRUYAUX Par-dessus le rebord de sa tasse de thé

- Seelis VAN DER AUWERAERT Souvenirs

- Alexia DEHAES Élémentaire, mon cher Klimt

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Marie-Louve BRUYAUX

Par-dessus le rebord de sa tasse de thé

Il voit le monde par-dessus le rebord d’une tasse de thé. Chaque jour, ille passe à observer le monde une tasse de thé à la main. Chaque jour lamême routine. Il se lève à 7 h 02, en veillant à ce que ce soit du pieddroit. Il se débarbouille avec un gant de toilette bleu ciel, il s’habille avecune chemise blanche et un pantalon rouge, il boit son bol de lait etmange sa tartine de confiture à la fraise, sort à 7h33 et emprunte lamême rue menant au petit café du coin. Il s’assied à la même table qued’habitude, celle de la terrasse qui a la meilleure vue sur la rue, qu’il fassebeau, qu’il pleuve ou qu’il grêle et observe tout ce qui l’entoure. Ilobserve la petite fille du boulanger qui se rend en classe, il observe lamère qui se promène avec son enfant, il observe les pères qui sortentde chez eux en jurant à cause de l’heure qui avance et s’engouffrent dansleur voiture. Il observe tout ça en se délectant de tout ce qui varie de laveille. Puis le soir, il paye son thé à la menthe, en veillant à laisser unpourboire à la gentille serveuse, et rentre à 18 h 04. Une fois chez lui, ils’assied à son bureau et note tout ce qu’il vu de changé durant lajournée. Il commence toujours par écrire sur une feuille lignée qui il est,pour être sûr de ne pas l’oublier :

Je me nomme Philippe Clerens,Je suis écrivain et, durant ma longue carrière qui dure depuis vingt-quatreans, je n’ai écrit que trois livres. Comme ces mots ne seront jamais connusque par moi seul, je pense pouvoir dire qu’ils ont tous les trois été devéritables chefs-d’œuvre. Ayant été chacun vendus à plus de quatre

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millions d’exemplaires et traduits dans la quasi-totalité des langues dumonde. Mon nom est connu dans le monde entier et, si ma photon’apparaissait pas à la fin de mes livres, je crois que personne neconnaitrait mon visage n’ayant jamais désiré monter sur un plateau TV oufaire quoi que ce soit pour me montrer.Je ne vis que pour l’écriture et mon unique objectif est de n’écrire que cequi me plait. Dans ma carrière, je n’ai réussi qu’à trois reprises à produirequelque chose qui me plaisait et venait du cœur. Mon dernier ouvrage estcelui que j’ai le plus aimé. En fait, c’est le personnage qui m’a plu. L’histoireétait plutôt simple mais ce qui a fait la richesse du livre, c’était son héroïnesi bien décrite et si attachante qu’on ne pouvait s’empêcher de l’aimer. Elles’appelait Anna, n’avait que huit ans et portait généralement une roberouge à pois blancs et deux jolies nattes terminées par des nœudsécarlates. Durant toute la durée de cette aventure que fut l’écriture de sonhistoire, je goutai pour la première fois de ma vie à autre chose que lasolitude. Je ne lâchais plus ma plume et je me mis à aimer mon héroïnecomme ma propre fille. Une fois mon livre fini et édité, je me mis à dépérir.Alors que tous mes lecteurs vantaient la richesse de mon personnage etla qualité de mon style, moi, je pleurais le départ de mon personnagecomme on pleure un proche décédé. À partir de ce moment, je me mis àrépéter chaque jour qui passait les mêmes gestes avec la même exactitudeque ceux que j’avais exécutés le jour où mon Anna était apparue pour lapremière fois dans mon esprit. Je me lève à la même heure et de la mêmemanière, je me lave avec un gant de toilette de la même couleur, jem’habille avec des vêtements identiques, je mets la même quantité de laitdans mon bol et de confiture sur ma tartine, et je sors exactement à lamême heure que ce jour-là.

J’attends désespérément depuis quatre ans de retrouver l’étincelle, c’estainsi que j’appelle l’inspiration qui s’empare de moi quand je décèle un

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geste, un mot, ou un regard venant d’un inconnu et qui, comme pour sesprédécesseurs, me permettra de retrouver le bonheur en créant un futurroman. Je la guette mais je doute qu’elle revienne.

Après ce travail, il allait se coucher pour sombrer dans un sommeilsans rêves.

Ce matin-là ne semblait pas différer des autres jours d’été. Le soleilbrillait et les enfants jouaient sur le trottoir, ne prêtant même plusattention à la célébrité assise à son habituelle table du café. Il arrivaitencore que, de temps en temps, une personne de passage s’arrête pourlui demander s’il était bien Philippe Clerens, le célèbre écrivain. Quevoulez-vous, on imagine toujours une personne comme lui dans unegrande villa plutôt qu’attablé au petit café du coin. C’est pour cetteraison qu’il ne fut pas surpris d’entendre une voix d’enfant lui demander :

– Excusez-moi, vous êtes bien l’écrivain Clerens ?

Il se retourna pour assouvir la curiosité de l’enfant quand il se figeanet ! La petite fille qui se tenait devant lui ressemblait en tout point aupersonnage qu’il chérissait tant. Pas seulement au niveau de ladescription faite dans son roman mais également comme elle luiapparaissait dans sa tête.

Elle avait de longs cheveux noirs qu’elle ramenait devant ses épaulesen deux tresses, une petite robe rouge à pois blancs et de petits soulierscirés noirs. Ses yeux avaient la couleur de l’océan et pétillaient de maliceet, sur son nez fin et ses pommettes, se répandaient une multitude detâches de rousseur. Sa fine petite bouche semblait faite pour sourire etses joues étaient légèrement rosées. Elle était menue et serrait contre

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elle un gros livre. La pauvre enfant semblait terrorisée!

L’écrivain finit par articuler :

– Oui, c’est bien moi. Veux-tu que je te signe un autographe, mapetite ?

– Non, répondit-elle d’une voix enfantine sortie tout droit de l’espritde l’auteur, je voudrais autre chose.

– Qu… quoi donc?– C’est assez compliqué. Puis-je m’assoir ?

Il se leva et prit une chaise à la table d’à côté. Une fois installée, ellese lança :

– Tout d’abord, laissez-moi me présenter. Je me nomme Anna, jedevrais avoir douze ans mais j’en parais huit.

En entendant ça, l’écrivain faillit s’étrangler mais la petite continua :

– Il y a quatre ans, on m’a retrouvée endormie en plein milieu d’uneroute. Je semblais n’avoir rien subi de grave sauf qu’à mon réveil je neme souvenais plus de rien, à part de mon prénom, Anna. Commepersonne ne me connaissait et ne pouvait dire qui étaient mes parents,je fus adoptée. Après un an et demi, mon médecin déplora que je negrandisse pas. Me croyant atteinte d’une grave maladie, mes parentsme retirèrent de l’école et me firent passer toutes sortes de tests pourtenter de comprendre quelle était la cause de ma non-croissance. Cestests ne dévoilant aucun résultat, ils décidèrent de me garder à lamaison pour surveiller mon développement. Ce fut pendant cettelongue période à rester cloitrée chez moi que je finis par démêler mes

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sentiments et impressions. En effet, il me semblait que tout en moi étaitcomme figé. J’aurais dû dépérir à rester ainsi enfermée mais non, jerestais parfaitement la même. Rien chez moi n’évoluait. Et un jour, pourl’anniversaire de mes onze ans, mes parents m’offrirent un livre, votrelivre, celui qui porte pour titre Anna, mon étincelle.

C’était en effet le nom qu’il avait donné à son dernier roman. Enl’honneur de cette inspiration qui lui avait permis d’écrire ses histoires.Il écoutait Anna sans réfléchir ou tenter de comprendre comment ellepouvait se tenir là devant lui, il se contentait de l’écouter et d’assimilertout ce qu’elle disait. Il ne put s’empêcher de noter qu’elle s’exprimaitcomme une adulte malgré son air enfantin. Exactement comme l’Annaqu’il avait créée.

– Je lus votre livre avec une attention toute particulière puisquel’héroïne me ressemblait en tout point. Pas seulement dans le physiqueet le caractère mais aussi dans l’attitude et les habitudes. Sans parlerdu fait que sa robe fétiche était exactement la même que celle danslaquelle j’avais été retrouvée évanouie. Plus je lisais, plus je me mis àcroire que vous aviez écrit ce livre en me prenant pour modèle. Vousdeviez certainement me connaitre. Cela devint une certitude quand, àla fin de l’histoire, je vis votre photo et que le premier mot qui sortit dema bouche fut « papa ». Alors voilà, si je suis ici c’est pour vousdemander si, par hasard, je ne serais pas votre fille ?

Il n’en croyait pas ses oreilles, tout cela était tellement insensé mais,malgré cela, une théorie invraisemblable se mit à germer dans sonesprit et, au lieu de lui répondre, il lui tendit la fameuse feuille qu’ilécrivait tous les soirs. Elle la lut avec attention et le fixa le regard pleinde questions.

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Il lui demanda donc :

– Est-ce que, comme mon Anna, tu as toujours sur toi ton journaldans lequel tu écris ta vie ?

– Ou… oui. – Dans ce cas, cela ne te dérangerais pas de me le confier et de

revenir dans deux jours ? – N… Non. Mais pourquoi ? – Tu verras, dit-il avec un sourire malicieux.

Anna lui laissa donc son journal et repartit dans l’incompréhensionla plus totale. L’écrivain, quant à lui, savait exactement ce qui lui restaità faire. Pour aider l’enfant, il devait d’abord savoir pourquoi elle l’avaitrejoint dans la réalité.

Tous les habitants du quartier furent bien surpris de ne pas le voir àsa table pendant une journée et demie et qu’il apparaisse l’après-midisuivant une liasse de papiers à la main. Ils furent encore plus surpris devoir une petite fille avec des nattes noires l’y rejoindre en courant.

Elle s’assit devant lui et lui dit :

– Je me souviens de tout, d’absolument tout ! Comment c’estpossible ?

– Il m’a suffi d’écrire en quelques pages la vie que tu as menée cesquatre dernières années, en veillant à utiliser le même style que celuique j’avais utilisé pour écrire le début de ton histoire et en pensant àrajouter que tu finissais par retrouver tes souvenirs. Mais maintenantqu’ils sont revenus, peux-tu me dire comment tu as fait pour sortir dulivre ?

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– Eh bien en fait, c’est grâce à vous. Vous m’aviez faite tellementréelle que je vivais vraiment tout ce que vous écriviez. Mais, à la fin demon aventure, j’étais perdue et comme je ne pouvais mourir puisquevous ne m’aviez pas écrit de fin, je suis inconsciemment sortie du livrepour pouvoir continuer à évoluer.

– Mais tu ne pouvais pas grandir ni te développer puisque je ne l’avaispas décrit.

– Exactement, mais maintenant, s’il vous plait, remettez-vous àécrire mes histoires car, comme je suis maintenant, je ne vis plusvraiment. J’existe mais je ne vis plus.

Et, à partir de ce jour, l’auteur n’eut de cesse d’écrire. Il avait comprisque désormais son étincelle était et resterait toujours son Anna. Peu àpeu, il reprit vie. Et chaque nuit dans ses rêves apparaissait une enfantqui, avec les années, fut de moins en moins une enfant et qui l’appelait« papa ».

C’est ainsi que Philippe Clerens trouva enfin le bonheur.

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Seelis VAN DER AUWERAERT

Souvenirs

Une femme entra dans la chambre. Qui était-ce ? Je n’avais aucuneidée.

– Alors Marc, comment était ta journée ?, me demanda-t-elle.

J’essayais de formuler une réponse, mais les mots ne me venaientpas à l’esprit. J’essayais de me rappeler ce que j’avais fait durant lajournée, mais je ne me souvenais de rien. Je me contentais donc dehocher la tête.

La femme me regarda d’un air triste, comme si je lui faisais de lapeine.

– Désolée, je n’avais pas réfléchi avant de poser la question, dit-elle.Il me faut toujours un moment pour m’habituer aux patients après lesvacances. Tu m’as beaucoup manqué d’ailleurs.

En entendant le mot « vacances », j’eus une espèce de déclic. Jesentais l’odeur salée de la mer, dont les vagues fluctuaient à mes pieds.Le vent tiède ébouriffait mes cheveux. Le ciel était d’un bleu foncé, sansaucun nuage. Je regardais l’horizon, là où l’eau se confondait avec leciel.

– Marc, tout va bien ?

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J’étais de nouveau dans la chambre aux murs blancs. La femmes’était assise dans le vieux canapé rouge en face de moi. De nouveau,je n’arrivais qu’à hocher la tête. Elle me souriait, versant du thé dans unebelle tasse en porcelaine. Elle y mit ensuite du sucre, remuant le toutavec une petite cuillère. Tout en me tendant la tasse, elle me dit d’unton paisible :

– Je suis allée au Japon pendant dix jours. Selon ta femme, vous yêtes allés il y a quinze ans. C’est triste que tu ne puisses plus te souvenirdu voyage. Le Japon est vraiment un endroit magnifique. La culture yest complètement différente de la nôtre et le climat y est très agréable !

– Je m’en souviens, lui dis-je.

Les yeux bleus de la femme s’écarquillaient – elle ne me croyait pas.

– À Tokyo, il y a des buildings aussi hauts que les nuages. Les rues ysont propres, malgré une foule immense qui s’y déplace constamment.De grands écrans illuminent la ville la nuit, les couleurs changeantrapidement comme les lumières d’une discothèque. Quand il pleut, desparapluies transparents forment une grande masse au-dessus des têtesdes gens. Les voitures y sont la plupart du temps petites, avec un capottrès court. Aussi, la ville… la ville…

Les mots m’échappaient. Ils repartaient aussi vite qu’ils m’étaientvenus. Je n’arrivais plus à continuer mon histoire. Je ne me souvenaisplus de la suite.

– Marc ?

Je regardais la femme. Je n’avais toujours aucune idée de qui elle

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était. Elle était blonde, assez grande, avec des jambes très fines. Sesyeux d’un bleu très vif ressortaient de son visage parsemé de taches derousseur. Ses habits avaient quelque chose de médical. Elle portait unpolo assez moulant, en dessous duquel elle avait un pantalon blanc luiaussi. Une petite carte plastifiée, accrochée à son veston juste au-dessusde son sein droit, attira mon attention : « Myriam Genet - La Tour -Centre pour personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ». Alzheimer.Ce nom me disait quelque chose. Un déclic.

– M. Moens, sachez que je ne suis pas là pour vous rassurer avec dublabla inutile. Je vais donc aller droit au but, me disait le Dr Mossad.

Mon cœur battait de plus en plus vite.

– Vous êtes atteint de la maladie d’Alzheimer.

J’avalai ma salive. Ce que je craignais le plus venait d’être confirmé.Je me tournai vers ma femme et je voyais des larmes couler sur sesjoues.

– Très bien, M. Mossad, dis-je en me tournant vers le docteur.

Les mots sortirent de ma bouche d’un ton sec et monotone.J’essayais de cacher le fait que cette nouvelle m’effrayait, me dévastait.Bientôt je ne saurai plus ce que j’ai fait la veille. Plus tard, je ne merappellerai plus mes années d’études, puis je n’arriverai plus àreconnaitre ma femme ni mes enfants. Finalement, parler deviendradifficile, vu que mon vocabulaire deviendra de plus en plus petit. Moncœur battait très vite, trop vite même – je ressentais une douleur légère

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au niveau de ma poitrine.

– Tu es étrange aujourd’hui, Marc, me dit la femme en polo blanc,Myriam. Tu es sûr que tout va bien ? Un moment tu es présent, l’autretu deviens absent. Mais tes yeux sont plus vifs lorsque tu ne m’écoutespas.

– Des souvenirs…

C’est tout ce que j’avais à dire. Je me levai pour me diriger vers lestoilettes. J’avais soif. J’ouvris le robinet et je vis le filet d’eau augmenterdoucement en puissance. Le filet devenait un jet, puis une petitecascade. Des gouttes d’eau giclaient jusqu’à mon visage. Je réajustai lapuissance en tournant le robinet, puis je formai un bol avec mes deuxmains. L’eau le remplit rapidement, une partie s’écoulant entre mesdoigts. Je buvais le liquide froid, bol par bol, puis je m’éclaboussais levisage d’un grand geste des mains. Je levai les yeux vers le miroir.Derrière moi, Myriam se tenait dans l’ouverture de la porte. Elle mefixait de ses yeux bleus. Elle observait intensément le reflet de monvisage.

– Dis-moi Marc, ces souvenirs dont tu parles, ils sont comment ?

Je me tournai lentement vers la femme, essayant de construire unephrase cohérente dans ma tête. Les mots me venaient difficilementmais, après un petit bout de temps, j’avais une phrase correcte. Je luirépondis :

– Ils me viennent de temps en temps. Souvent après un mot ou unbout de texte. Ils sont clairs, mais furtifs. J’ai l’impression de disparaitre

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dans un monde à part. Quand ils disparaissent, je ne me souviens plusde ce que j’ai vu. Je me souviens juste d’une sensation de joie immense.

Myriam sourit d’un sourire magnifique. Quelqu’un frappa à la porte.Elle se tourna et commença à marcher vers l’entrée de la chambre, sedéhanchant légèrement. Myriam ouvrit la porte et une autre femmeentra. Celle-ci n’était pas du Centre : elle portait un long manteau beigeet des chaussures à talons en cuir noir.

– Ah, bonjour Myriam !, dit-elle. Les vacances se sont bien passées ?– Oui, elles étaient excellentes. Le repos m’a fait du bien !, répondit

Myriam.– C’est vrai que vous le méritez vraiment ce repos. Marc va bien ?

Myriam se tourna en souriant, me désigna d’un geste de la main et dit :– Comme vous pouvez voir, il est en excellente forme !

Je souriais chaleureusement à la femme, examinant son visage. Elledevait être dans sa cinquantaine et avait des yeux brun foncé enamande. Ses cheveux roux retombaient en grandes boucles sur sesépaules. Son nez, petit et fin, se trouvait à une distance parfaite de seslèvres rouge pâle. Quand la femme me vit, un grand sourire illumina sonvisage et elle se précipita pour me donner un câlin. Son corps dégageaitune odeur envoutante que je reconnaissais.

Je me trouvais de nouveau au bord de la mer, couché sur un grandlinge, sous un parasol rouge et blanc. La mer se trouvait à quelques pasde la chaise et je voyais le reflet du soleil étinceler dans les vagues. Àcôté de moi, ma femme lisait un magazine, couchée sur le côté. Jecontemplais son corps magnifique. De mes yeux, je suivais la ligne deses pieds, passant par ses cuisses, son derrière arrondi, puis le creuxléger de sa taille, finissant par ses épaules, que recouvraient de longues

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mèches rousses. Je m’approchai doucement d’elle, l’embrassant sur lanuque. Une odeur douce et sucrée remplit mes narines.

– Isabelle.

La femme rousse fit un pas soudain en arrière. Myriam était derrièreelle, les yeux grands ouverts, l’air incrédule.

– M… Marc ?, me dit la femme rousse d’un ton hésitant.– Isabelle !

Le nom sortit de ma bouche avec force.

Isabelle rit, des larmes se formant dans ses yeux. Très vite, lesgouttes devinrent trop lourdes et coulèrent le long de ses joues. Ellem’étreignit, son rire était interrompu par des sanglots irréguliers.

– Marc… Ça fait si longtemps…, me dit-elle doucement.

Je la serrai dans mes bras, déposant un long baiser dans le creux deson épaule. Je sentais à mon tour des larmes tièdes couler sur ma joue.J’avais reconnu ma femme.

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Alexia DEHAES

Élémentaire, mon cher Klimt…

Tant d’heures de préparation, un travail demandant une énormedose de précision, tout ça parce qu’une idée aussi folle que complexeavait germé dans mon esprit.

Je ne suis pourtant pas du genre à réaliser toutes les petites foliesqui me passent par la tête mais, cette fois, c’était différent; cette idées’était enracinée dans mon esprit jusqu’à devenir une obsession que jene pouvais supprimer de mes pensées. Elle revenait sans cesse mehanter et la tentation de la réaliser était devenue trop forte…

Le déclic s’était produit le jour où une cliente était venue dans monatelier pour récupérer un de ses anciens tableaux que je venais derestaurer. Elle avait l’air assez contente de mon travail lorsque je luiremis son tableau, elle me remercia et me dit :

– Si j’avais un talent tel que le vôtre, je ne perdrais pas mon tempsau-dessus de ces vieilles œuvres. Pourquoi ne tentez-vous pas quelquechose de différent ?

Il est vrai que je possédais un don en peinture que je souhaitaisexploiter de manière plus prestigieuse.

Tenter quelque chose de différent. Cette idée me torturait l’espritdepuis des jours, depuis cette petite étincelle et, pour une fois, j’avaisfini par céder… et par me lancer dans un projet. Le but de celui-ci était

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uniquement de transformer ma routine quotidienne en y ajoutant ungrain de folie.

J’étais désormais au centre de l’action, assis dans cet atelier sur unechaise en bois très inconfortable, parmi des spécialistes.Un de ces experts me jeta un coup d’œil suspicieux, pendant que lesautres analysaient mon travail. Je ne cessais de me dire que, sans cettecliente, je ne serais pas assis dans cet atelier mais bien dans le mien (oùles chaises étaient d’ailleurs nettement plus confortables). J’avais réalisémon projet le plus fou, uniquement grâce à cette phrase (qui semblaitd’ailleurs tout juste sortie d’une pub pour une nouvelle voiture) : « Tentezquelque chose de différent. »

Une voix m’extirpa de mes pensées :

– Tout à l’air en ordre monsieur, cependant nous ne comprenonstoujours pas certains éléments…, me dit l’homme assis à côté de moi.

Je n’écoutais plus; je paniquai tout d’un coup, quelque chose clochait-il ? Avais-je commis une erreur ? J’avais pourtant tout revu dans lesmoindres détails. J’étais en train de paniquer, il fallait que je meressaisisse au plus vite sinon ils allaient percevoir mon angoisse.

Je m’entendis lui répondre d’une voix mal assurée :

– Ah, très bien. Euh… que souhaitez-vous savoir exactement ?

– Pouvez-vous nous réexpliquer encore une fois toute l’histoiredepuis le début ?

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Tout réexpliquer ? Je me sentis un peu mieux, c’était mon momentpréféré, celui que j’avais tant préparé et que je connaissais par cœur.Je ne pouvais pas leur dire la vérité bien entendu, c’était même hors dequestion, alors je récitai mon texte (de manière très professionnelle biensûr).

– Je travaille toujours en procédant de la même manière : je fixe unrendez-vous à mon client, je note sur une fiche les aspects à amélioreret également ses coordonnées pour pouvoir le recontacter lorsque montravail est terminé…, commençai-je à réciter.

– Poursuivez !, dit un homme à ma gauche, d’un ton impatient.

– Un jour, un homme est arrivé à l’improviste dans mon atelier, medonnant un tableau qui, selon lui, avait une grande valeur au sein de safamille et qu’il voulait que je rénove. J’ai procédé comme d’habitude,en ne notant cependant que son nom et son prénom; le reste, m’avait-il dit, ne servirait à rien. Je voulais le recontacter pour avoir plus dedétails sur les éléments qu’il souhaitait que je retravaille, mais il n’étaitplus jamais réapparu, et j’ai découvert plus tard que le nom qu’il m’avaitlaissé n’était pas le sien mais celui d’un apiculteur de la région. J’avaisdonc un tableau dans mon atelier qui ne valait même pas la peine d’êtreamélioré puisque je ne savais pas à qui il appartenait. Je n’y avais plustouché depuis ce jour-là, et ce n’est qu’hier, en me penchant sur cettetoile, que j’ai réalisé qu’elle possédait une grande valeur, terminai-je demanière presque théâtrale.

Je finissais vraiment par y prendre gout, trop même…

La femme en face de moi me lança agressivement :

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– Vous essayez de nous faire gober qu’un homme est venu dans votreatelier de manière quasi anonyme, avant de disparaitremystérieusement dans la nature en vous laissant avec cette œuvred’une valeur inestimable ?

Je lisais dans ses yeux une pointe d’agacement. En réalité, elle n’avaitpas tort. C’était exactement ce que je voulais leur faire « gober », c’étaitessentiel, il le fallait, sinon tout risquait de flancher.

Ils n’avaient pas l’air très convaincus, je n’avais pourtant pas si maljoué mon rôle.

Le passage avec l’apiculteur avait peut-être manqué de crédibilité.

– C’est presque ça, mon explication peut paraitre assez surréalistemais c’est la vérité, sinon comment pensez-vous que cette œuvre soittombée entre mes mains ?, continuai-je.

Je devais paraitre sérieux quoi qu’il arrive, c’était essentiel.

Un des hommes, probablement le patron, se leva et me dit :

– Votre histoire semble en effet surréaliste mais nous sommesobligés d’y croire parce que, de toute manière, tous nos tests ont prouvéque le tableau datait de l’époque et nos spécialistes ont tout de suitereconnu le style de l’auteur; tout correspond.

Je voyais bien qu’il disait cela à contrecœur mais je m’en fichais.

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J’avais réussi à duper des spécialistes et mon projet avait fini par êtreune réussite, c’était tout ce qui m’importait.

Un mois plus tard, je contemplais le tableau, mon tableau, qui étaitdevenu un joyau du Louvre. Ça, c’était quelque chose de prestigieux,quelque chose de différent. Je voyais des touristes et des amateurs d’artfascinés par ma toile et j’entendais certains commentaires du style : « Klimt, c’était quand même un génie ! »

S’ils savaient !Plus je regardais mon tableau, plus je me revoyais en train de monter

ma propre petite arnaque.

Je me voyais quelque mois plus tôt ajouter une couche de bronxilliumC43 sur une toile neuve afin de lui donner un aspect plus vieux, puispeindre dessus à la peinture à l’huile, avec la précision et le style de cecher Klimt, pour ensuite la recouvrir à nouveau d’une fine pellicule debronxillium. Je l’avais ensuite laissé sécher et prendre la poussière unbon mois dans ma cave (j’étais maniaque et tout devait correspondre,y compris l’odeur). Pendant ce temps, j’imaginais le scénario le plusplausible que je pourrais raconter aux experts. Chaque détail avait étécrucial, je voulais que tout soit parfait.

Je regardai encore une fois mon tableau, il n’était vraiment pas simal. Mon œuvre représentait une femme pieds nus dans les bois,portant une robe dorée, ornée de quelques motifs rectangulaires etquelques cercles très colorés. Elle jouait du violon et son visage avaitune expression assez figée. Bref, une œuvre 100 % Klimt.

Un homme se rapprocha de mon escroquerie et la contempla un longmoment.

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Il était très grand et mince, fumait la pipe et portait une drôle decasquette à carreaux d’une autre époque. J’avais l’impression de l’avoirdéjà vu quelque part…

Soudain, il se retourna, nos regards se croisèrent et je susprécisément à cet instant qui il était.

Il vint vers moi et dit de manière à ce que je sois le seul à l’entendre :

– Vraiment pas mal du tout, ça a dû vous demander pas mal de tempset de précision, non ? C’est drôle, j’ai failli me faire avoir moi aussi.

J’étais stupéfait, il méritait vraiment sa réputation.

Il m’adressa un mince sourire satisfait.

Dire que, d’une petite phrase insouciante, une idée complètementfolle était née et qu’à partir de cela, j’avais monté une arnaque qui avaitfini au Louvre, une arnaque indécelable à 100 %… enfin presque !

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Textes des lauréats juniors

- Claire FRANCIS Grand frère

- Sarah MASSAY Dans une chambre

- Gaëlle SIMONDans la vie d'une allumette

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Claire FRANCIS

Grand frère

Le front collé contre la vitre froide de la camionnette (elle estchouette, blanche avec un drôle de petit bonhomme vert dessus),j’observe la lune qui semble nous suivre. On dirait une crêpe.

J’ai faim. Pourtant, quand j’imagine avaler quoi que ce soit, une enviede vomir monte dans ma gorge. J’ai l’impression qu’un tout petit animalest dans mon ventre, et qu’il a très mal, qu’il se tord dans tous les sens,comme s’il allait « rendre son âme à Dieu » (c’est papy qui dit ça... Enfait c’est la même chose que « crever » mais en plus joli).

Est-ce que moi aussi, je suis en train de mourir ?

Je voudrais qu’on s’arrête. Je voudrais qu’on fasse demi-tour. Jevoudrais qu’on rentre chez nous tous ensemble et que tout soit commeavant.

Mais je dis rien. Parce que je suis le plus âgé. J’ai onze ans. C’est plusque les deux mains.

Ils dorment tous. Sauf toi, papa, puisque tu conduis.

Papa. Tu as changé. J’ai essayé d’en parler avec Janis, ce petit frèrequi me ressemble tant, mais il ne comprenait pas ce que je voulais dire.On dirait que tu es vieux, encore plus quand tu trembles. Tu es tout

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blanc, avec des yeux rouges, comme le sable de la plage. Je préférais lepapa d’avant. Le papa fort, qui rigolait et qui disait plein de vilains mots,que j’ose même pas répéter.

Je suis pas idiot. Je sais que tu es malade parce que tu n’as plus tespetits sachets bizarres, que maman appelait « ton gouffre financier »,auxquels ni moi ni les autres ne pouvions toucher. Même pas pour faireune blague (enfin, on peut essayer, mais il faut courir vite alors, parceque, quand tu es fâché… tu fais un peu mal parfois). Tu me manques. Etj’ai peur.

Maman dort aussi. J’imagine qu’elle se lève, qu’elle me prenddoucement dans ses bras et qu’elle me chuchote, les yeux brillants, queje suis courageux, qu’elle m’aime. Alors je me blottirais contre elle, jepleurerais peut-être, je regarderais les reflets de la lune jouer commedes enfants dans ses cheveux, puis elle me dirait qu’on rentre à lamaison, que c’était pour rire.

Je veux pas penser à ça. Je veux pas pleurer. Pas encore. Parce queje suis fort. Je suis un grand. Un grand frère.

Nous sommes arrivés dans une ville avec un nom très difficile à dire,et je n’ose pas te demander de répéter.

Tu parles une drôle de langue un peu prétentieuse, avec un grosmonsieur et une madame avec la peau brune comme la terre et descheveux trop jaunes. Janis me glisse qu’on dirait des chevaux, avec leursdents plates et dorées, ce qui me fait rire. Je crois que tu essayes detrouver un endroit pour dormir cette nuit, parce qu’Alyson a vomi dansla voiture et que ça sent vachement mauvais. C’est dur de trouver des

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lits pour tout le monde. On est une grande famille. Six enfants. Janis,qui a un an de moins que moi, Alyson, qui a sept ans et qui reste toujourscollée à Lou, qui va sur ses huit ans, puis les petits, Shaan et Tinou. Est-ce que tu nous vois ?

Maintenant, six paires d’yeux noisette fixent le couple de poneys,tandis que Tinou, le bébé, dort contre la poitrine de maman, les poingsserrés, comme pour se protéger.

J’ai la plus belle des mamans. Elle a peur de rien, elle raconte pleinde trucs pour les grands (un peu dégoutants parfois) et elle rigole trèsfort. Trop fort peut-être. Je sais qu’elle voudrait rentrer à la maison, elleaussi. Je sais qu’elle t’en veut de ne pas avoir cherché un travail, de nepas l’avoir prévenue qu’on partait parce que tu n’avais pas payé lesfactures, de ne pas lui avoir demandé de l’aide. Je sais aussi qu’ellet’aime et qu’elle te suivra quoi qu’il arrive. Elle n’abandonne jamaismaman.

Je voudrais que tu voies tout ce que je fais pour que vous soyez fiersde moi. J’ai jamais (ou presque jamais) pleuré. J’ai jamais dit combienj’avais froid. Combien j’en avais marre. Combien j’avais mal. Et puis cejour où on dormait dans des tentes, et qu’en pleine nuit, la mienne s’estenvolée, comme un immense oiseau aux ailes déchirées : je suis resté.Serré contre Janis, tremblant ensemble sous la force de l’orage. Je mesouviens de son visage où les larmes se mêlaient à l’eau glacée. Il avaitfroid. Il avait peur. Comme moi. On n’osait pas vous déranger, toi,maman et les autres, bien au chaud dans la camionnette. On voulaitattendre le matin plutôt que de vous réveiller.

Puis tu es arrivé, comme un fantôme, blanc et hurlant. Je ne

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comprenais pas ce que tu criais, papa. J’essayais, mais il y avait trop debruit. On ne voyait rien, sauf ton visage trop pâle qui semblait flotterdans le déluge. Quand ta main s’est refermée sur mon épaule, j’ai cruque mon bras frigorifié allait se décrocher. Tu nous as entrainésdurement vers l’arrière de notre vieux tacot, nous y lançant presque.Puis ça a été le silence feutré, qui habituellement règne dans unechambre d’enfant. Jamais je n’ai aussi fort entendu le calme, même sila pluie était toujours là.

Alyson et Lou étaient lovées, l’une contre l’autre, comme lessalamandres du Portugal sur le sable brulant, et Shaan, le pouce enbouche, avait la tête sur le ventre de maman, qui tenait dans ses brasmaigres et doux le bébé Tinou. Je les regardais, là, immobile, mesquelques vêtements gorgés d’eau tombant en loques à mes pieds.

Dis papa, tu te rappelles ? Tu te rappelles de ce jour-là ? Dis-moi quetu te souviens.

Je crois que je suis en train de faire une bêtise. Une grosse bêtise. J’aipeur.

On n’a pas le droit d’être ici, même si tu dis que oui. Cette maisontoute froide, avec le vent qui hurle comme un loup blessé en nousfaisant frissonner, elle est pas à nous. Je suis terrorisé à l’idée qu’on noussurprenne ici, qu’on nous chasse en nous criant dessus, en nousbeuglant des horreurs dans une langue que je comprends pas. Je veuxpartir ! Je veux sortir !

Je me réveille, ressort cassé qui se dresse. Mon cœur affolé cognecontre mes côtes, menaçant de les éclater. Assis, je pose une main

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moite sur mon torse, la respiration saccadée et sifflante. Calme-toi,Adrian. Respire. Un souvenir. Un souvenir dans un cauchemar. C’est fini.

Je suis en sécurité. Il fait bon ici.

Dans le noir, j’entends les gémissements de Janis, les ronflementsde maman (il ne faut surtout pas lui dire, hein papa ?) et de Shaan, avecles respirations de Lou, Alyson et Tinou, et toi qui bouges dans ton lit.

Je me répète que tout va bien, je ne risque rien dans la yourte desamis des deux chevaux. C’est confortable, petit et plein de couleurs quidonnent envie de dormir.

J’adore être ici, papa. J’avais oublié ce que ça faisait de ne pas devoirmarcher pendant une heure pour avoir de l’eau. Tu te rends compte ?J’avais oublié les robinets. Et puis on a même l’électricité ici, dans cettepetite cabane pleine de couvertures. On a des lampes ! J’avais envie derire et de pleurer, tellement c’était ridicule d’être émerveillé pourquelque chose d’aussi normal. Des petites lumières qui s’allument lesoir.

Une yourte. La première fois que tu as prononcé ça, ça m’a faitpenser à « yahourt ». Tu nous avais expliqué que des fermiers, des amisde M. et Mme Hanson (les deux chevaux), voulaient bien nous prêtercette petite habitation, au milieu des champs, reliée à une caravane,qui nous fournirait de l’eau et de l’électricité. Maman avait même souri.Elle est plus belle comme ça.

Mais on a encore faim. Tu le sais. Mais tu dis que tu es malade, quetu ne peux pas aller chercher du travail. Couché dans ton lit, je ne

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comprends pas pourquoi tu ne te lèves pas, ni pourquoi tu regardes leplafond, comme si tu réfléchissais. À quoi tu penses ?

J’ai peur parfois. De toi.

Maman dit que tu es comme ça à cause de la fièvre, que tu délires.Que tu es « en manque ». Tu as besoin de quoi ? Je peux tout allerchercher pour toi. Même si c’est très loin, même si c’est très dur.

J’ai eu douze ans. J’ai faim. Tu es toujours malade. Je veux rentrer àla maison.

Tout le monde dort. Sauf moi. Maman dit : « Qui dort dine ». Mais j’yarrive pas. Mes paupières refusent de se fermer. À côté de moi, Janis etAlyson dorment, petits êtres squelettiques. Quand je regarde leurs brasaussi fins que des allumettes, les yeux enfoncés et cernés de noir, cescôtes qui ressortent à en déchirer leur peau et ces joues creusées, je t’enveux.

Je ne comprends pas. Pourquoi tu nous aides pas ? J’en ai assez detout faire. Je veux redevenir le petit Adrian, qui ne comprenait pas. Lepetit Adrian qui pouvait aller dans les bras de sa mère pour se faireconsoler. Le petit Adrian qui avait le droit de dire « stop » et de pleurer.

Je te jure que j’essaye de leur faire oublier, à Janis, Lou, Shaan etAlyson. Je leur montre les étoiles, en leur disant qu’elles ne sont pas lesmêmes que chez nous. Je leur dis en riant que, si on était encore à lamaison, on serait obligé d’aller à l’école, et qu’on ne pourrait pas secoucher aussi tard. Je leur apprends des nouveaux jeux, de nouvelleshistoires… Je ne veux pas qu’ils comprennent. Je ne veux pas qu’ils

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pleurent. Qu’ils aient conscience de là où ils sont et de ce que noussommes devenus. Je dois les protéger, les défendre contre cette réalitéqui me consume doucement.

Tu as vu papa ? Je parle mieux. J’utilise des mots de grands.

C’est toi qui devrais faire ça. Les aider. M’aider. Mais tu ne fais rien !Tu restes couché ! Et tu es un menteur ! Quand tu nous as dit qu’on avaitplus d’électricité parce que des autres enfants avaient saboté les fils, tume prenais vraiment pour un débile. Avec ton regard fou et tes mainspleines de noir, j’avais compris. Qu’est-ce que tu fais ? Pourquoi ? Papa,explique-moi. Quand je te pose des questions, soit tu ne réponds pas,soit tu cries. La dernière fois tu as dit : « Je suis fatigué Adrianito ». Dequoi tu es fatigué ? Tu dors tout le temps ! J’en ai marre papa. Vraimentmarre.

Le sommeil ne veut toujours pas de moi. J’ai beau chercher ses bras,il me repousse comme un nuage de moustiques. On entend les grossessauterelles. Quand j’ai demandé où on était à maman, elle m’a dit :

– Avant, en Espagne.

Puis on a roulé jusqu’au Portugal. Ici, on est tout près de Matosinhos.C’est le nom compliqué que j’avais entendu et que je n’osais pas tedemander de répéter.

Donc ce sont des sauterelles portugaises. Cette conclusion me faitsourire.

Il fait totalement noir dans la yourte. Du moins d’habitude. Là, il y a

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une douce lumière qui ondule. Puis j’entends des bruits. Des pas, lourds,trainants. C’est toi.

Surprise. Tu es sorti de ton lit ? Aussi tard ?

Quelque chose ne va pas.

Comme un message, mon cœur se met à battre plus vite et uneangoisse glauque me serre le ventre.

Les pas se rapprochent du centre.

– Papa ?

Ma voix est si faible que même moi, je l’entends à peine. Je repousseJanis, qui pousse un gémissement. Silencieux, je sors de mon lit etapproche. Je ne suis qu’une ombre fondue dans l’obscurité.

– Papa… ? Qu’est-ce que tu fais ?

Maintenant je distingue mieux ce que tu as dans les mains. Unebuche. Enflammée.

Comme si c’était un nourrisson, tu la déposes avec précaution aumilieu de notre abri. Épouvanté, j’aperçois, l’espace d’un instant, tonvisage à demi fou, tes yeux brillants à cause de la fièvre ou des larmes. Tu ne m’entends pas. Ou plus. Tu es loin.

Pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe ?

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La panique m’envahit, me coupant la respiration, engourdissant mesbras et mes jambes.

Puis, je comprends. En un éclair, c’est une évidence.

Je pensais que tu ne voyais rien. Je croyais que tu ne remarquais pas.Toute cette souffrance, ces jeux qui nous faisaient oublier notre misère,nos côtes saillantes, cette peur, cette détresse que nos cris muetstentaient de te faire comprendre.

J’étais idiot.

En fait tu t’en rendais compte.

Et tu veux que ça s’arrête. Que tout s’arrête.

Je suis désolé papa, mais tu n’as pas le droit. Je ne veux pas. Je neme suis pas battu pour rien. J’ai été courageux. Et je ne veux pas partir.Pas comme ça.

Alors que des flammes gourmandes lèchent déjà le sol, je comprendsqu’il est trop tard.

Trop tard pour lancer la buche dehors, pas pour nous en sortir. Jeréveille Janis, qui comprend d’un regard la situation, comme s’il s’yattendait depuis longtemps. Prenant quelques affaires sur son dos, ils’élance vers la sortie. Je réveille maman, à force de cris. D’un bond, ellesaisit Tinou, qu’elle garde contre elle, tout en tirant un Shaan en pleurspar la main. Je voulais voir les rayons de la lune dans ses cheveux, il y abien longtemps. Là, ce sont des lueurs orangées qui dansent dans ses

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yeux. Je l’ai déjà dit et je le répète car, plus à ce moment-là qu’à aucunautre, je peux affirmer : J’ai la plus magnifique des mamans.

Réveillées par mes cris, Lou et Alyson sont déjà debout, perdues,décontenancées. Quand elles comprennent, elles hurlent de terreur.Des vagues de chaleur me brulent le dos, la fumée me fait tousser etme pique les yeux. Est-ce que c’est ça l’enfer ? Du chaos, de la chaleur,des frissons d’angoisse et cette impression que tout se referme ?

Une sur le dos et une dans les bras, je me précipite dehors, avec cetteforce que je dois aux allers-retours sous un soleil de plomb, croulantsous le poids de bidons remplis d’eau.

Dans la nuit noire, notre abri n’est plus qu’un immense brasier.Maman ne pleure pas, trop brisée, trop épouvantée pour y penser.Contre elle, Shaan sanglote. Elle serre Tinou, petit loir endormi, dansses bras, comme pour s’accrocher à quelque chose.

Toi, tu as réussi à te tirer de la fournaise en rampant. Je devrais tefaire rouler dedans, te cracher dessus, t’insulter. Mais la seule envie quime tenaille, c’est de me précipiter vers toi, pour t’aider à te relever. Jete cherche des milliers d’excuses. Maladie, chaleur, fièvre, tu voulaisbien faire.

Mais aucune ne me satisfait.

Pourquoi je n’arrive pas à t’en vouloir ? Pourquoi je ne te repoussepas du pied ?

Pourquoi je t’aime encore ?

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Janis vient près de moi, m’enlaçant de ses bras décharnés. Commes’il s’agissait d’un spectacle, nous admirons les flammes qui dansent,qui ondulent en un rythme inconnu et qui s’élèvent vers le ciel, toujoursplus majestueuses, toujours plus hautes, faisant admirer leurs paruresdorées et destructrices. Les étincelles, éclats dorés dans l’obscurité,s’enfuient, vives et incontrôlables, libres, vers un destin qui leurappartient.

Minuscules morceaux incandescents qui signifient tellement plusque le plus grand des brasiers.

C’est une de ces étincelles, j’en suis certain, que je vois dans le regardperdu de Janis. Je la vois, juste là, briller, tremblante comme un espoirimploré, un merci offert et une reconnaissance qui me perce le cœur.Puis elle s’échappe, roulant sur sa joue creuse, suivant la courbe de seslèvres et coulant le long de son cou trop fin. Tremblant, je la cueille dubout de mon doigt, comme un trésor, pour l’effacer.

Je sens la petite main de Shaan qui saisit la mienne, les cheveux deLou qui me chatouillent le coude. Alyson vient prendre mon autre main.

Puis je te regarde, droit dans tes yeux que j’ai pareils.

Papa, je suis un frère.

Un grand frère.

Inspiré de faits réels.

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Sarah MASSAY

Dans une chambre

C’est dans une chambre où l’air est froid comme en un cercueil deverre, où le parquet brule comme de la glace usée et dont chaquemeuble est marqué par trop d’amour. Derrière les longs corridors emplisde courants d’air muets, après les escaliers escarpés, plus loin encoreque le mur du silence, se trouve la chambre. Aucun son ne sort de cettepièce, mais tous la pénètrent dans un vacarme résonnant de terreur.Les pas dans le couloir annoncent la tendre punition. Là-bas, les litaniesdes remontrances et les fessées sont dérisoires, elles sont lespréliminaires aux choses plus subtiles. Car nul n’est sanctionné en celieu, seul l’amour y est distribué parfois, certes, en trop grande quantité.

C’est l’histoire d’un enfant, petit et charmant. Il a à peine cinq ans.C’est l’histoire d’un enfant qui attend. Recroquevillé et impatient, il sedemande les larmes aux yeux quand son tant aimé parent lui reviendra.Ses larmes versées ne sont bien sûr que les fruits de sa joie amère, sonsourire déborde de souvenirs, lointains et récents. Tous sont plus beauxles uns que les autres, parfois douloureux, mais ne nous faut-il passouffrir un peu pour aimer ?

Le corps du bambin est calme, son excitation est dupée avec tant dematurité que c’en devient effrayant. Et ses yeux cernés, dans lesquelsse reflètent toutes ces années d’obéissance, sont la preuve irréfutablede son éducation irréprochable, de son enfance sacrifiée à l’amour.Tranquille, il se repose contre le radiateur et savoure ce moment si pur;

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tout est silence. Seul le bruit des voitures vient briser cette paix siprécieuse. Les moteurs ronronnent et râlent, mêlant leur chant aux pasdes passants trop rapides, trop pressés pour s’arrêter un instant. Peut-être auraient-ils pu entendre la respiration du petit s’ils avaient tendul’oreille, car celle-ci est puissante, son souffle envahit la chambre etretentit dans sa poitrine. L’air est humide, la pièce froide mais, malgrécela, le chauffage est bouillant si bien qu’il lui brule le dos. Cependant,l’enfant ne peut s’arracher à cette chaleur apaisante, même ses jouetsne peuvent rivaliser avec cette douceur enivrante qui règne dans lachambre. La lune ose à peine regarder par la fenêtre, elle est conscientede l’instant précieux et de son futur – un moment furieux. Elle ne peuts’empêcher de surveiller, comme une mère veillerait son bébé endormiau fond d’un cercueil, sans trop y prêter attention, de peur d’en souffrir.Elle se contente d’assister, mécontente et indignée, même un peujalouse, au doux courroux.

C’est l’histoire d’un enfant qui attend, recroquevillé et impatient,quand un pas, lent et résonnant, glisse dans l’ombre. Quel soulagement,sa solitude trouve enfin un terme ! Tout son être se tend au bruit de lapoignée qui tourne pour laisser entrer l’adoré. Hélas, le père est éreinté,son teint pâle fait ressortir ses cernes surmontés d’un regard fixe; ilsemble usé de sa journée. Les heures étirent son visage, pèsent sur sondos, elles furent longues et pénibles; néanmoins, le temps de laconsolation est proche. Sa récompense, durement méritée, lui seraaccordée sans délai, sans résistance, sans doute même à plaisirpartagé… Dans le cœur de l’innocent, la joie se mêle à la peur, l’amourà la douleur. Et même si celle de son corps se régénère, la beauté de sonâme ternit sous la puissance des étreintes. Elle s’érode doucement,coule dans chacune des larmes qui éclatent au contact du parquetbrulant et jonchent le sol de souvenirs.

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Le sourire du bambin ne trouve pas de réponse. C’est un visagefamilier et sévère que rencontrent ses yeux. Le père s’avance lentement,iI savoure la distance décroissante qui le sépare de sa progéniture.Chacun de ses pas détruit une chose innommable dans la poitrine del’enfant, jusqu’à ce qu’une plaine déserte ait supplanté toute émotion.Ainsi qu’une fleur qui fane ou un cadavre en putréfaction, son jeunevisage se décompose devant l’allure du géant en face de lui. Il patiente,immobile. Nul velours ne vient adoucir la poigne de fer qui se saisit dupetit corps, le projetant tendrement sur le lit. Les couvertures,légèrement froissées, sont froides; elles semblent un linceul drapantune petite mort inhérente à cette pièce. Mais le lit, ce lit n’est pas qu’unvulgaire sommier couronné d’un matelas, il est un temple où s’exerceun culte mystique et fascinant, une dévotion à l’amour, un amourinconditionnel, incompris, irrationnel… Un vrai délit d’aimer à ce point.

Et dehors, toujours, les voitures et quelques rares piétons et lalumière de la lune. La douce lumière argentée, mêlée à l’éclat orangedes lampadaires, éclaire la chambre, projetant de larges ombres sur leparquet encore glacé, à chaque passage plus usé. Et les passants se fontplus rares, les moteurs imperceptibles. Le monde s’anéantit tout autour.

L’innocent sous les draps, paralysé par la beauté de cette scène,patiente. Allongé et anxieux, il ne rêve pas; à vrai dire, il n’y songe mêmepas, l’heure du coucher est encore loin. Sur ses coussins, comme unprince à qui l’on prête mille-et-une attentions, son corps est pris detremblements; sans doute a-t-il froid. Heureusement, son père serapproche jusqu’à atteindre le bord du matelas, il va le border, leréchauffer. Ce sont de grandes pattes qui viennent arracher sesvêtements, des mains puissantes aux caresses délicates. Dans sontemple, l’enfant semble une fleur subissant le printemps prématuré d’un

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soleil hargneux. Ses chairs comme des pétales s’ouvrent sous le baiserdes rayons qui les pénètrent avec insistance. Son géniteur à ses côtésconsume avec rage l’union sacrée qui relie deux êtres s’aimant enverset contre tout; il embrase chacun des pétales au corps de la fleur setortillant sous lui. Et le bambin, toujours, patiente ; il cherche désormaisle bruit réconfortant des moteurs, les pas pressés des passants et lalumière des lampadaires. Mais tous ont fui cet instant ! Le seul sonparvenant à ses oreilles n’est autre que celui de sa propre voix, ses pleurset son souffle haletant. Mais pourquoi chercher une consolation ailleursqu’en ce lieu ? Cet endroit où tant d’émotions flambent en chœur pourformer un brasier humain, mêlant plaisir et péché, douleur et passion !Nulle flamme ne peut se mesurer à la chaleur étouffante de la chambre.Le désir y brule inlassablement et ronge l’amour comme le feu dévorel’air. Une affection à présent presque imperceptible et pourtant, dansle regard du père, quelle est cette chose étincelante et fugitive ?

– Comment se nomme cette lueur fugace qui brille dans tes yeuxsombres ? Peux-tu me le dire, toi qui as éteint celle qui brillait dans lespupilles de ton fils ? Quelle est cette lumière s’échappant du bucherardent, dis-moi, toi qui as éteint celle qui aurait dû étinceler à jamais ?Te sens-tu coupable d’aimer à ce point le petit sous ton corps ?Comprends-tu pourquoi l’éclat vacillant qui l’anime est condamné às’éteindre en tes étreintes ? Mais je vois dans tes yeux qu’un autre, il ya de cela bien longtemps, a éteint celle qui vivait en toi, et quand lesouvenir te revient, quand s’éveille en ta mémoire la flamme de tonpassé, j’y vois tout l’amour que tu portes à l’enfant qui est tien, à celuique tu étais.

C’est l’histoire d’un enfant qui attend, jeté, vaincu, abandonné, seul,souillé, incompris… Mais aimé. Un jour, il aura un fils, et c’est dans une

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chambre où l’air est froid comme en un cercueil de verre, où le parquetbrule comme de la glace usée et dont chaque meuble est marqué partrop d’amour, que ce fils attendra, patientera et sentira à son tours’éteindre en lui une chose que seul un brasier brulant peut ranimer.

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Gaëlle SIMON

Dans la vie d’une allumette

On ne sait jamais qui sera le prochain mais une chose est sûre : c’estque ceux tout au fond de la boite passeront en dernier. Je me dis queceux-là n’ont pas vraiment de chance car ils vont voir leurs camaradespartir un par un pour que finalement il n’en reste plus qu’un. Mais bon,c’est le destin d’une allumette, on n’y peut rien !

Moi, c’est Lumette et je suis située au centre de la boite. Je suis amiavec Al et Lulu du côté gauche et avec Minus du côté droit (surnomméainsi de par sa petite taille inhabituelle). On pourrait croire qu’il détesteêtre surnommé comme cela mais non, il trouve même ce surnom assezsympathique ! Il n’est pas du genre à s’énerver et on pourrait même direque c’est un peu le doyen de la boite. Il connait tout sur tout ! Même cequ’il y a dans le monde extérieur !

D’ailleurs, quand on parle du monde extérieur, Lulu est la plusenthousiaste ! Elle est particulièrement passionnée par ce qui se trouveà l’extérieur. Parfois, elle raconte quelques histoires sur ce qu’il pourraity avoir, par exemple des monstres à quatre pattes qui vivraient avec leshumains ou autres. Mais nous ne saurons jamais si ce qu’elle dit est vraicar, quand nous demandons à Minus, il nous dit que nous n’avons qu’àaller voir nous-mêmes. Facile à dire, lui, il est resté une bonne semainehors de la boite avant de revenir et a donc pu voir tout ce qu’il y avaitaux alentours ! Ah ! je l’envie parfois…

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Al par contre n’aime pas trop parler du monde extérieur. Il dit quecela n’a rien à voir avec nous et que nous devrions nous occuper de nosaffaires. Pas très chaleureux comme type mais, je ne sais pas pourquoi,je lui trouve tout de même un petit côté sympa.

Certains d’entre nous ont peur et se demandent jour et nuit quandviendra leur tour. Mais ceux qui font partie de cette catégorie ne sontqu’une toute petite poignée. Les autres préfèrent prendre ça du boncôté et se demandent à quoi ils vont servir. Allumer une bougie ? Un feude bois ? Ou autre chose ?

En tout cas, la plus optimiste d’entre nous, et aussi la plus rêveuse,c’est Lulu ! Elle, elle espère allumer un réacteur de fusée pour aller surla lune ou alors allumer un nouveau Soleil ! Un peu surréaliste mais elle,ça la fait rire.

Minus, lui, espère allumer un cigare. Un peu étrange comme rêvemais chacun ses gouts et ses couleurs comme on dit.

Et Al… Bah, en fait, il n’a pas vraiment d’envies ni de rêves.

Quant à moi, je me dis qu’allumer une bougie ne serait déjà pas mal;au moins, j’aurais apporté de la lumière aux gens.

D’autres, par contre, n’ont pas de chance. Pour les plus malchanceux,ils terminent brisés en deux et, devenus inutiles, sont abandonnés à lapoubelle. Ou alors, ils tombent entre deux meubles ou dans un endroitétroit et on ne les retrouve jamais…

Il y aussi une autre possibilité, mais beaucoup plus rare. Il se peut,

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parfois, que certains d’entre nous terminent dans un bricolage pourenfant, collés les uns aux autres sans que jamais leurs rêves ne seréalisent… Mais, comme je l’ai dit, c’est un cas rarissime.

Pour notre part, cela ne risque pas de nous arriver. Notre petite boitese trouve dans la maison d’une vieille veuve miteuse. Et je doute qu’àson âge elle fasse encore des bricolages…

Je l’ai déjà vue quelquefois, lorsqu’elle ouvre la boite pour choisir l’und’entre nous. Et j’ai déjà pu voir aussi quelques membres de sa famille.Je sais qu’elle a deux petits-enfants, un garçon et une fille. Par contre jene sais pas à quoi nous lui servons exactement car elle referme toujoursla boite avant que je ne le sache.

Lulu dit que c’est surement une vieille et cruelle sorcière qui se sertde nous pour chauffer sa marmite remplie de potions étranges ! Et queses petits-enfants sont en réalité ses loyaux serviteurs avec lesquels elleconvoite de conquérir le monde ! Elle en a de l’imagination quandmême…

Minus, lui, pense que nous lui servons à allumer son feu car, il fautbien l’avouer, il fait froid ici ! Et je suis sûre qu’elle a beaucoup plus froidque nous.

Al, quant à lui, il n’a pas d’avis ni d’idées. En fait, il n’a jamais été trèsbavard… Ni imaginatif.

Moi, je dis que nous le découvrirons quand notre tour sera venu. Quece soit pour allumer une bougie ou un feu, personnellement, cette finme convient très bien. Car j’aurai au moins apporté de la lumière et de

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la chaleur dans la vie de cette pauvre femme. Au moins, je lui auraidonné une petite étincelle de vie.

En parlant de ça, une bonne partie d’entre nous est déjà partie depuisque nous sommes ici ! Et leur départ est toujours régulier : une fois parjour quand l’horloge de l’église sonne six fois exactement.

Je pense que nous sommes ici depuis… deux ou trois semaines,environ. Et à mon avis, notre tour, à moi, Al, Lulu et Minus, arriverabientôt car nous sommes de moins en moins dans cette petite boite quiest notre maison. Mais j’espère vraiment que Minus ne finira pas à lapoubelle car Al dit que, s’il est revenu dans la boite après une semaineà l’extérieur, c’est qu’il a été jugé inutile. J’espère que non car cela seraitvraiment trop triste pour lui...

Bref, nous verrons bien, il ne faut pas déprimer ni désespérer ! Car,en quelque sorte, nous sommes tous un peu comme une étincelled’espoir dans la vie de tous les jours.

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Textes des lauréats adultes

- Françoise GUIOT Ma vie à pile ou face

- Anne VERHAERENInstantaNés

- Martin COENE Mamy

- Guillaume LOHEST Le premier tweet de Prometeo

- Valentine DUHANT Joyeuses Pâques !

- Patricia HARDY Au troisième étage

- Thibaut GROUY Prédateur

- Savina LEE L'angle mort

- Michel BARBIER Petit matin

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Françoise GUIOT

Ma vie à pile ou face

Lila. Sacré petit bout. Il n’y a plus qu’elle qui me parle normalement.Un moulin à paroles que rien ne fait taire. Elle a toujours été comme ça.Quand ma mère vient avec elle, Lila s’affaire autour de moi sansmontrer le moindre étonnement. Comme si j’étais toujours le « moid’avant ». Comme si tous les appareillages n’existaient pas. Rien quepour ça, tout le monde devrait avoir une petite sœur de six ans.

Elle entre dans la chambre. Si je suis côté face, elle grimpe sur monlit, se couche le long de mon corps qui ne ressent plus rien et commenceà pérorer. Si je suis côté pile, elle se cale en dessous du lit Stryker où jesuis étendu, accroupie façon grenouille sur une feuille de nénufar et ellejacasse en continu. Puis elle sort de son mini sac rose la brosse à cheveuxde sa poupée et me coiffe sans se lasser. Je l’adore. Déjà avant, mais là,sans s’en rendre compte, elle me fait le plus grand cadeau qu’on puisseme faire : poser son regard de gamine sur son grand frère et ne pas voiren moi un pantin de chiffon, ne pas voir que tout est foutu, que plus rienne bouge. Il n’y a plus qu’elle qui soit capable de ça.

Les autres ? Ah, les autres ! Je les comprends, et tout ça est de mafaute. Ils font tout pour un mieux, mais ce mieux-là est délétère. Au fildes visites, de nouveaux codes de communication se sont mistacitement en place. Par exemple, personne n’évoque jamais l’accident.Mes potes ne parlent plus jamais de moto. On n’aborde pas non plus leslésions, les opérations prévues, tout ce que je ne pourrai pas récupérer.

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Bien sûr, on ne parle plus de mes études. À un mois de mon diplôme…Je ne serai jamais kiné. Vous en connaissez, vous, des kinéstétraplégiques ?

Mais à force d’éviter tout ce qui pourrait faire mal, on ne parle plusde rien. Parce que la maison familiale qui était parfaite jusque-là -Pensez ! un bel étage à Bruxelles !… Et bien bel étage et fauteuil roulant,ça rime avec déménagement. Et le grand jardin à l’arrière, pour yaccéder, il faut descendre l’escalier de la terrasse. Au fond, on peut setourner dans toutes les directions, il n’y a vraiment pas grand-chosequ’on puisse évoquer sans que le panneau « sens interdit » ne se hisseimmédiatement dans toutes les têtes. Et comme tout le monde a unmal de chien à ne pas craquer, les sujets praticables se raréfient, à partla météo et encore, elle pourrait me faire penser à « balade ».

Le regard aussi. C’est impressionnant comme il disparait. Il n’y a plusque Lila, je pense, qui me regarde en face pour parler de tout et de rienet qui pouffe encore de rire parce qu’elle continue à trouver la vieamusante. Les autres, leurs yeux s’obstinent à ne plus regarder tropdans ma direction, ou frôlent juste mon visage furtivement. Ils mettenttoute leur énergie à éviter de fixer mon corps inerte, mes jambes « déposées là » par les infirmiers, ou mes bras qui n’ont pasnécessairement une attitude naturelle, mais ce n’est pas moi quiarriverai à les placer autrement.

Je sais que tous ces évitements, qu’il s’agisse des mots ou desregards, sont faits pour ne pas me blesser. C’est aussi pour eux tous, unefaçon de ne pas craquer, du moins en face de moi. Mais à force d’évitertout, ça pue la mort, ici.

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Alors paradoxalement, j’ai fini par aimer ça, ce système de dinguequi est indispensable pour ne pas que j’attrape des escarres. Toutes lestrois heures, précises comme des coucous suisses, les filles en blancdéboulent dans ma chambre, vissent le deuxième matelas pour mecoincer correctement et éviter toute torsion, et puis, à la une, à la deux,on me retourne comme une crêpe et c’est reparti pour trois heures dansl’autre sens. Pour le moment, c’est trop tôt pour déterminer si jerécupèrerai quoi que ce soit ou si, toute ma vie, je jouerai le rôle de lacrêpe. Trois heures les yeux au plafond, trois heures à inspecter le linoaseptisé. Ma vie à pile ou face. La première fois, face vers le bas, j’ai crudevenir fou. Le front retenu par une large bande élastique, trois heuresface à mon avenir : extrêmement restreint.

Maintenant c’est devenu un temps de pause. Je me dis que tout suitla même logique. Il y a cette limite de temps à ne pas dépasser pour laquestion d’escarres et moi je sais que c’est aussi ma limite au-delà delaquelle je n’arriverai plus à faire mon cinéma et à paraitre serein. Après,je pense que des centaines de fissures, émotionnelles cette fois,apparaitraient au grand jour, au vu de tous. Un gars, bourré d’escarresmorales. Ça me donne une de ces envies de chialer comme un gosse,mais pas maintenant : j’ai la nuit pour ça.

« En bas », personne ne voit l’expression de mon visage. Je peux donclaisser tomber le masque. Mon regard file dans le vide. Je sais que si lesgens croisaient ce regard absent, ils seraient terrifiés. Moi aussi, je suismort de trouille. L’envie d’en finir n’est jamais loin. Et dans ma vie,même petit, j’ai toujours eu honte quand le trouillard prenait le dessusen moi.

Dans les sujets que personne n’aborde, il y a mon père. Pas une

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visite ! Les rares fois où j’ai vaguement tenté d’en parler avec qui que cesoit, la conversation a été habilement tournée. Donc je n’essaye plus. Ildoit être furieux, il a raison. Je sais bien. J’ai cassé le contrat. J’avaispromis, juré, sur notre Union sacrée. Je l’ai trahi. Mais je préfèrerais millefois qu’il vienne ici pousser une gueulante à faire trembler les murs,plutôt que cette absence-là. J’ai beau passer mon temps (et Dieu saitque j’en ai) à lui demander pardon dans ma tête. J’ai besoin de lui direque j’ai déconné grave, que je comprends qu’il soit déçu, mais que j’aibesoin de lui autant que quand j’avais l’âge de Lila.

Bon sang, je me rappelle bien. Il y a eu cet été à la plaine de vacances.Les gamins du quartier sud m’avaient pris en grippe je ne saurai jamaispourquoi. À cinq heures, quand je quittais la plaine, il fallait passer parun sentier avant d’arriver au petit bus qui me ramenait chez moi. Le seulmoment où mes copains n’étaient pas avec moi puisque leurs mères lesattendaient en voiture. Ces crétins du quartier sud m’attendaient et sefoutaient de ma balle en haie d’honneur de chaque côté du sentier.Chaque jour la haie « d’horreur » poussait un cran plus haut dans monimagination. Pourtant, ils ne m’ont jamais rien fait, concrètement. Maisla boule au ventre commençait de plus en plus tôt dans la journée, aupoint de me couper toute envie de partir le matin, puis de me teniréveillé une partie de la nuit.

J’avais peur. Et déjà à l’époque, tellement honte d’être un garçon quia peur. Je n’en parlais donc à personne. Puis j’ai commencé à vomir lematin avant le passage du bus. J’étais pâle comme un linge et je netenais plus sur mes quilles. C’est mon père qui m’a fait cracher lemorceau. J’ai même pleuré en lui racontant. La honte suprême ensomme. La suite a signé notre lien et la naissance de l’Union sacrée. Cen’est pas kiné qu’il aurait dû être – jusqu’il y a peu il disait « kiné de père

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en fils », encore une phrase qu’on ne prononcera plus – c’est conteur,ou acteur. Une créativité de dingue. Il m’a monté toute une histoire àdormir debout d’où il ressortait qu’il avait eu très peur et aurait mêmepleuré, lui aussi, quelques jours avant moi. À l’époque, j’y ai cru. Il fautdire que, pour me faire cette terrible confession avec moult trémolosdans la voix, il avait soigné la mise en scène et m’avait emmené derrièredes rangements au grenier. Il avait inventé un serment compliqué quinous liait à jamais dans ce secret partagé. Personne au monde, hormislui et moi, ne saurait jamais que l’un et l’autre nous avions un jourcraqué. L’Union sacrée était née.

Quelques jours après, un paquet est arrivé par la poste. Retour dansle coin désormais sacré du grenier. Papa m’avait fait envoyer par sescontacts intergalactiques basés au Japon, si j’en croyais les timbres, unrobot détenteur de pouvoirs dépassant tout ce qui était connu jusque-là. La boite indiquait qu’il s’appelait Sparky-Robot. Il fonctionnait avecdeux batteries logées dans son dos et, par un très heureux hasard, papavenait justement de trouver deux piles compatibles. Une fois lancé,Sparky-Robot marchait, tournait la tête, faisait un bruit d’enfer et,surtout, son thorax et ses yeux crachaient des étincelles dotées d’unpouvoir jamais vu : faire rétrécir la peur. Pour bien profiter de ladémonstration des forces intergalactiques, il a fallu bien sûr éteindre lalampe du grenier et braver les hypothétiques araignées planquées pasloin de notre abri. Mais avec Sparky-Robot de notre côté, ce n’est pasquelques minables araignées qui allaient me filer la pétoche.

Sparky a été admis dans l’Union sacrée dans un grand débordementd’étincelles et un bruit de ferraille absolument jouissif. Les batteries onteu du mérite de tenir le coup.

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Dans les jours qui ont suivi, mon kiné-de-père a exploité ce pauvreSparky au-delà de toute décence. Les petits crétins du quartier sudn’avaient évidemment pas fondu au soleil. Et, malgré l’allianceintergalactique, la trouille me bloquait souvent la respiration et me filaitdes points de côté qui me pliaient en deux de douleur. Je me souviensde séances au grenier. Papa, Sparky et moi, tous les trois couchés sur ledos. Et papa qui laissait libre cours à son imagination pour la séance derelaxation la plus géniale qui soit. J’ai souvent repensé à ces moments-là pendant mes cours à la fac, avec une immense bouffée de tendresse.Quel talent !

C’est marrant, autant d’années après, j’entends encore sa voix quim’expliquait tout ce qu’il fallait faire pour ne pas épuiser le « magnéto-cyclotron » qui alimentait nos batteries, puisque, bien sûr, nousfonctionnions nous aussi sur des piles secrètes logées quelque part dansnotre thorax. Il fallait donc s’étendre sur le dos, fermer les yeux etrespirer lentement mais à fond. Puis visualiser mentalement les deuxbatteries et sentir combien elles étaient lourdes sur le sol. Repérertoutes les zones de contact entre nos batteries et le plancher encontinuant à respirer à fond et en gonflant bien le ventre. Après unmoment de mise en charge intense, il fallait fermer les yeux deux foisplus fort et se concentrer au maximum jusqu’au moment où on pouvaitsentir dans ses poumons la force des étincelles qui y étaient contenues.Chez les humanoïdes, elles restaient invisibles mais étaient bien là. Papaposait doucement sa main sur mon thorax et mesurait la force desétincelles. Quand j’étais rechargé au maximum, nous disionssolennellement « Compagnie Sparky », puis il fallait marquer un silenceet dire exactement ensemble « Sparky-pour-toujours ».

Inutile de préciser qu’après une demi-heure de rechargement de

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mon « magnéto-cyclotron », la boule au ventre avait disparu et que jerespirais à pleine amplitude sans l’ombre d’un point de côté. En casd’alerte ou d’évènement grave, le « magnéto-cyclotron » pouvait aussiêtre renforcé en position debout. Pas besoin de fermer les yeux. Ilsuffisait de respirer trois fois à fond en répétant la formule in petto.Consigne bien utile en quittant la plaine de jeu : les autres pouvaientvenir ! J’ai supposé que les étincelles se voyaient quand même un peupuisqu’ils m’ont regardé différemment, puis… ne m’ont plus regardé dutout. Les premières terreurs vaincues, ce n’est pas rien, quand même.

C’était central dans ma vie, cette complicité avec mon père. Àlongueur de temps, on commençait les mêmes phrases en mêmetemps. J’avais choisi le même métier que lui. À chaque moment difficile,avant que je parte à mes oraux à la fac, on prononçait encore notrecélèbre formule, en rigolant mais, pour nous, elle voulait tout dire. Alorsbien sûr c’est vrai que j’ai tout foutu en l’air, mais je voudrais quandmême qu’il vienne.

Là, j’ai dormi, je pense. Je me réveille côté face. Si Lila vientaujourd’hui, je lui demanderai de m’amener mon robot pour décorerma chambre. Les infirmières ont proposé qu’on m’apporte des objetspersonnels. C’est vrai qu’entre la chirurgie de transferts tendineuxprévue en mai – je pourrai sans doute retrouver un petit peu de mobilitéau niveau des bras – et la kiné de revalidation, je suis parti pour habiterici plusieurs mois. Autant m’y sentir chez moi. Lila ne trouvera pas çaincongru. Elle a une capacité étonnante à me comprendre mieux quequiconque. C’est idiot comme idée de demander ce jouet à 22 ans, maisc’est la seule chose qui me soit passée par la tête.

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Ce soir, je n’en reviens toujours pas. Si Lila n’avait pas babillé sansréfléchir comme toujours, je ne sais pas qui m’aurait appris la débâcle.Je lui ai demandé d’apporter Sparky avant-hier. Elle est revenue hier enm’expliquant le plus naturellement du monde que le robot n’est plusdans ma chambre puisque papa l’a pris quand il est parti pour sonappartement.

Mais c’est quoi, ce délire d’appartement ? Ma mère était sortie boireun café, ça tombait bien. J’ai tiré les vers du nez à Lila qui répondait àtout avec toute la candeur du monde. Et là, le puzzle prenait une touteautre allure. Le crash. Mes cervicales brisées. L’entrée dans le chaos.Mon père atterré par la nouvelle et… tétanisé de culpabilité. S’il n’avaitpas acheté sa moto, je ne lui aurais pas piqué les clés. Ma mère qui luihurle dessus que oui, c’était irresponsable d’acheter cet enginsurpuissant quand on a un fils qui passe sa vie sur les forums de motards.Et c’est criminel de laisser trainer les clés. En bref, c’est de sa faute. Lesportes qui claquent, les silences complets à table. Et puis un jour, unevalise dans le hall et mon père qui part en appartement.

Je comprends mieux les silences compassés, les sujets qu’on évite.Mais il y a quelque chose qui me rend un poil d’espoir. Si mon père a prisSparky avec lui, c’est quand même… Ça veut dire que l’Union sacrée…Ça veut quand même dire quelque chose, non ? À 19 heures, quand ellem’a fait un bisou pour partir, j’ai demandé à Lila de bien retenir unephrase et de la dire devant papa, demain, quand il ira la chercher àl’école. Elle l’a répétée deux fois, gravement. Elle disait Sporky, mais cen’est pas grave. Elle sentait la fraise et tous mes espoirs sont partis « àDieu vat » avec elle, en sautillant.

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J’étais côté pile à contempler le lino et mon avenir. La première chosequi m’a alerté c’est ce bruit de ferraille invraisemblable qui provenait ducouloir. J’ai eu instantanément le front baigné de sueur. Sparky. Il n’y aque lui pour faire un bruit de casserole pareil. Puis j’ai entendu les pas.Pour être sûr de ne pas être déçu, je me suis dit très vite que non, c’étaitsurement le grand infirmier rigolard. Ma trouille était majeure. J’aiessayé d’inspirer trois fois comme au temps où mon « magnéto-cyclotron » était prêt à rendre l’âme faute de carbu. Puis j’ai pris moncourage à deux mains et j’ai ouvert les yeux. Dans mon champ de vision,la vieille paire de Docksides de mon père, pas cirée – bien la preuve quec’était lui – contrastait singulièrement avec le brillant du lino.

C’est dingue, mais on a dit exactement en même temps « j’tedemande pardon », puis « non, c’est moi », puis on s’est mis à rire etpleurer exactement au même moment aussi. Et pendant ce temps-là,Sparky, plus bruyant que jamais, arpentait le lino en crachant tousazimuts des étincelles intergalactiques capables de réduire les terreursgigantesques en peurs aux dimensions humaines.

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Anne VERHAEREN

InstantaNÉs

– Maëlle, on a besoin de toi à l’hôpital. Tu peux venir tout de suite ?

Oui, évidemment. Je dis toujours oui… Même si je sais que les heuresqui vont suivre seront pénibles. Je me lève et m’habille en vitesse.J’emporte mon matos dans un sac en bandoulière noir. Je l’ai vouludiscret, ni trop visible ni trop grand, pour ne pas ajouter à l’incongruitéde ma présence. Il est un peu plus de 5h00 et le jour se lève à peinelorsque je monte dans la voiture… La promesse d’une magnifiquejournée d’été.

– Salut Ma… Je t’accompagne à la chambre 18. Le petit s’appelleHugo. Tu verras, il est minuscule, juste un peu rouge. Les parents nesont pas contre ta venue mais… Enfin, tu sais… Comme toujours, c’estpas évident… J’ai quand même dû insister.

Je comprends mais je ne m’habitue pas. Le couloir de la maternitéest tranquille. Dans quelques heures, les soins commenceront, les repas,les bains… pour certains.

La porte 18 s’ouvre sur un jeune couple de parents accolés à leur bébégisant dans le trop large couffin de l’hôpital. Leurs prunelles semblentme traverser. J’ai l’impression d’être transparente. Je précise :

– Je suis la photographe.

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La maman revient peu à peu à elle :

– Je m’appelle Valérie... Voici Stéphane… et notre petit garçon. Il estné à 26 semaines.

Le papa bafouille avec un pauvre sourire : – Il s’appelle Hugo.

Un sanglot reste calé dans sa gorge. Il se penche vers l’enfant etprend le petit corps gourd tout en douceur… Il l’allonge sur sa paumegauche.

– Il est si beau… Comme endormi.

Sa main droite frôle très délicatement l’abdomen figé de l’enfant.

J’ai le cœur serré. Je suis incapable d’ajouter quoi que ce soit. Je faisce pour quoi je suis là. J’extrais mon appareil du sac et m’apprête à lesphotographier. Le papa opine du chef. La mère se détourne. Des larmesbrillent au coin de ses yeux. Elle préfère se recoucher… J’allume leplafonnier et ferme les rideaux pour éviter le contre-jour. Le père oublievite ma personne. Il caresse les petites joues marbrées d’Hugo, son frontempourpré, parcourt les fins bras bleutés avec son index, recoiffe lachevelure fœtale rebelle. Il place le petit pouce à peine onglé près duvisage triangulaire installé sur le côté. On jurerait qu’Hugo va le téterd’ici peu… Le père se laisse aller à un baiser léger comme un souffle.Celui qu’il voudrait rendre à ce corps inerte.

Mon appareil accompagne la gestuelle émouvante du père. Il vas’assoir dans le fauteuil situé en face du lit, devant la fenêtre occultée.

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Il colle le ventre bombé du bébé sur son torse pour réchauffer la chairde sa chair. Ses yeux se ferment, soulagés. Je remarque qu’Hugo et sonpapa se ressemblent très fort : mêmes arcades sourcilières, haut frontidentique, nez comique en trompette… Je choisis un angle qui mettraen valeur cette ressemblance, cette « parenté », qu’ils devrontrevendiquer auprès de la commune, de leur famille, de leurs amis, deleurs collègues… Ce ne sera pas facile de revenir chez soi, déshabitésde l’enfant qu’ils ont appris à aimer durant de longs mois, avec pourseuls bagages, quelques clichés… Devant mon objectif troublé, le balletse poursuit un moment qui me semble une paisible éternité. C’est doux.C’est impressionnant. C’est vivant.

Je prends soudain conscience d’une absence. La mère est restéeassise sur sa couche, esseulée, débraillée, en peignoir, yeux baissés,mains abandonnées, chevelure hirsute… Je zoome sur son regardinversé en train de sangloter de l’intérieur. Sans larmes cette fois. Sansvoix. Elle se noie littéralement devant moi. Je l’invite à prendre Hugodans ses bras. Elle ne réagit pas. Elle ne m’écoute pas. Elle ne m’entendpas. Elle se trouve à des lieues de là. Naufragée sur un bout de banquisequi rétrécit à vue d’œil… Je ne me résous pas à m’en aller sans avoir pula filmer, elle, et Hugo, et Stéphane. Ensemble. Je me rends compte queje les prénomme : ils me sont désormais familiers.

En arrière-plan, je perçois les gazouillis du papa. J’en pleurerais. J’ensourirais. Mon viseur se retourne instinctivement vers lui et, dans lespupilles pailletées et dilatées par le manque de sommeil, je vole leminois endormi du bel au bois mourant. Je perçois l’étincelle de vie quifut si brièvement. Je la saisis. Flash immortalisé de ce visage endormance qui illuminera, plus tard, quand ils seront à nouveau sereins,ces deux parents désenfantés, égarés dans cette odieuse chambre

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d’accouchement mal insonorisée, où tout est inadapté au format desbébés nés trop tôt.

Les allées et venues dans le couloir indiquent que la vie de l’unité desoin reprend. Des pleurs de nourrissons traversent la cloison et sortentpeu à peu la mère de sa torpeur douloureuse. Elle revientprécautionneusement à elle, à nous, à la réalité. Elle tourne la tête versson mari et son petit. Pourtant, elle patauge encore dans le déni. Dansl’inévidence de ce qui lui arrive. Dans le froid qui la saisit. Tremblotante,elle se renfonce dans le lit. Je me demande ce que je fabrique ici…Intrigante, voyeuse, voleuse d’images, voyageuse des limbes. Je feraismieux de retourner à mes shootings habituels : mariage bidon,communion à flonflon, récalcitrant poupon, mannequin parfait,chienchien à mémère… Le traintrain rassurant. Valérie se redresse : « Je vous remercie. On en a fini maintenant. C’est fini, je veux dire, c’estfini de toute façon ». J’hésite à m’en aller. Je voudrais tellement insister.Lui dire qu’elle risque de regretter. Lui expliquer l’importance de cesphotos pour la suite. Pour se remémorer. Pour se dire que tout ça aexisté, que ça fait partie de soi, de sa vie, de son passé. Je sais combiencet enfant est d’ores et déjà ombiliqué dans l’histoire de leur famillebalbutiante… J’aimerais lui réciter la litanie des bébés que ma pelliculea éternisés : Sacha, Lorie, Etan, Luana, Marie, Nathan, etc. Et chaquefois la nécessité de garder une « brasille » de ces vies éphémères… Toutun album qu’on feuillète de temps à autre pour les ainés. Un montagedias qu’on commente à ceux qui naitront après, qu’on contemple aucœur d’une soirée d’été comme une brise qui rafraichit la mémoire… ouen début de journée, pour aider à avancer dans la belle lumière de l’été…ou n’importe quand, pour raviver les mouvements intenses de l’amourqui a grandi en même temps que l’enfant a poussé… Traces que rienn’efface.

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Valérie refuse néanmoins de poser avec Hugo. C’est trop dur. C’esttrop récent. Simplement trop. Mais il ne faut pas perdre de temps.L’équipe infirmière ne va pas tarder à emporter Hugo… Je range monmatériel le plus lentement possible. J’éteins la lampe principale. J’ouvreles rideaux opaques pour laisser entrer le jour. Le soleil matinal sedéverse à flot dans le dos du père assis. Je me dirige vers la porte. Undernier coup d’œil derrière moi. Et là je n’en reviens pas. L’images’imprime sur ma rétine : une féérique aura nimbe père et fils. Ellen’échappe pas à la mère. Transfigurée, elle trouve enfin la force de selever. Elle s’avance nu-pieds vers eux. Elle manque de chuter mais lehalo fascinant lui donne le courage de les rejoindre. Elle enserre sonmari et son fils de ses longs bras de mater dolorosa. L’instantané estinespéré. À mettre en boite. Vite. Valérie étire ses lèvres dans un sourirecraintif. Qui n’ose pas. Qui culpabilise. Qui se dit surement : pourquoi jeris alors que je devrais encore et encore écouler les sanglots de moncorps de mère désempli…

Stéphane accueille sa maladresse, sa hardiesse contenue, sa joliessede jeune mère à peine née. Ils sont très beaux. Leurs visages serépondent silencieusement. Le lien qui les relie s’épaissit. Durcit. Assezfort pour survivre au reste. J’aime à le croire. Je le crois. Ils inscrivent àjamais leur fils dans leur histoire. Stéphane tend l’enfant aux finespaupières closes à Valérie qui l’emmaillote délicatement de ses longsdoigts aux ongles coupés courts. Pour ne pas blesser. Elle avait anticipé.Elle le lui confie : les petits vêtements caramel clair, la chambre àcoucher arc-en-ciel, les faire-part ennuagés et le nid d’ange en osierhérité de sa maman déjà dans les étoiles. Elle ôte sa chemise de nuit etcouche Hugo contre ses seins déjà lourds qu’il lui faudra bander pourempêcher la montée de lait. Peau tout contre peau. Elle continue demurmurer à ses oreilles des petits mots dans la langue-mère. Peut-être

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lui dit-elle au revoir, adieu, on t’aime, t’aimera toujours, tu as ta placedans notre famille, on parlera de toi, on imaginera la vie que tu auraiseue, on la vivra pour toi, on t’aime, t’aimera, on gardera ces instants-là,on ne les oubliera pas, on t’aime, t’aimera, ton bracelet de maternité,ta mèche de cheveux, l’empreinte de tes mains, de tes pieds, on t’aime,t’aimera, tu verras, ne t’en fais pas, notre Hugo, le premier de tout. Jephotographie fugitivement la mère et l’enfant. Je dérobe ce momentaux heures rapides… Étincelle de vie échappée belle. Portrait pérennedu nouveau-mort-né. Sous tous les angles, toutes les sutures. Pourpanser la déchirure de la séparation. Pour penser, demain, à ce qui futsi brièvement.

Mais il faut savoir arrêter l’emballement de l’appareil. Ne pass’acharner. Les laisser vivre le temps de l’adieu, hors champ. Je remballerapidement mes affaires. Je fonds comme une photo qui coule, s’efface,se brouille. Impossible de s’habituer à ça. Heureusement, la mémoirede mon appareil conserve un peu de l’histoire instantanée d’Hugo… Jerentre chez moi pour développer les photos, retoucher les aspérités dela fin de vie. J’offrirai dès demain à Valérie et Stéphane les clichés sépiade leur enfant endormi pour toujours en cette journée d’été naissante.

– Maman, tu me montres l’album de grand frère Hugo ?– Chérie, tu sais où il se trouve. Prends-le et viens t’assoir près de

moi…– Voilà mamounette ! Comme j’adore cette photo où Hugo repose

sur la main de papounet ! Il est tout mimi comme ça sur son ventre avecsa petite tête sur le côté. On dirait qu’il suce son pouce. Son petitderrière en l’air, c’est trop drôle !

– Oui, Marine, c’est vrai… Et comme il te ressemble, tu vois ?

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– Mais oui, je sais… Tu dis toujours qu’on est tous les deux le portraittout craché de papounet : le p’tit nez de la famille, les sourcils en V, legrand front ! Et il a quoi de toi, mamounette ?

– J’ai choisi son prénom, ma chérie. C’est celui de mon arrière-grand-père, c’est-à-dire le grand-père de ma maman. Elle l’admirait beaucoupet il l’a élevée… Mais tu ne les as pas connus non plus.

– Sur le mur derrière moi, c’est celui qui a une longue barbe grise etqui tient grand-mère des étoiles dans ses bras ? C’est celle que tu as miseà côté de la grande photo avec toi, papa et Hugo à la maternité, avec lesoleil plein d’étincelles derrière vous ?

– Oui, c’est bien celle-là, c’est la sixième à gauche, dans notrecollection de sourires !

Marine se lève et s’écarte à pas sautillants du mur bariolé de photosfamiliales qu’elle connait presque par cœur. Elle sourit de toutes sesdents à cette belle après-midi estivale. Elle croque la vie pour deux, sansheurts ni fracas. Elle aime ça, l’idée d’avoir un grand frère, même s’iln’est pas là. Cet amour qu’elle ressent, qui la pousse vers l’avant, c’estle précieux cadeau d’Hugo, à elle, à ses parents… Que rappellent cesquelques instantanés devant lesquels étincèle le regard de sa maman.

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Martin COENE

Mamy

Le courrier m'était parvenu par recommandé. Une enveloppe enpapier kraft. Mes coordonnées apparaissaient à l'encre noire,calligraphiées. Je l'avais posée distraitement sur le buffet en acajou etne l'ouvris que tard dans la soirée, après m'être abruti quelque tempsdevant une émission de télé-réalité où des allumés de la tête se fontaider 24 heures sur 24 par des spécialistes afin de rééduquer leursdélinquants de gamins. J'avais un peu pitié. Pour ces parents - de grandsenfants – et, surtout, pour ces enfants – des adultes avant l'heure. Pourmoi aussi, au bout du compte. J'aurais aimé qu'un spécialiste se penchâtne fût-ce qu'un jour sur nous. J'avais arraché l'enveloppe et déplié unefeuille de papier épais. L'entête mentionnait une étude notariale. Letexte était bref, rédigé de cette écriture chaloupée. Suzanne Lambrechtavait formulé le vœu, dans son testament, de me léguer la photographieque je trouverais ci-joint.

Ma sœur et moi revenions du parc Josaphat. Il faisait lourd. On s'étaitposé sur l'herbe pour regarder les tireurs à l'arc. De très hauts mâts enacier peints en vert, auxquels ils accrochaient des plumes colorées, leurservaient de cible. Ils tiraient en l'air comme des possédés depuis le pieddu mât. Ma soeur et moi attendions qu'il y ait des blessés ou des morts.Mais ça n'arrivait jamais. Alors on se lassait un peu – et passions direbonjour à l'âne. Parfois on lui faisait lécher un peu de notre glace, etparfois on lui crachait dessus. Et puis on rentrait. On achetait quelquesbonbons acidulés au coca chez le primeur et retrouvions, le cœur lourd,

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l'appartement de notre grand-mère.

Sur la façade d'à côté, il y avait un hiéroglyphe. Un cerf en train debouffer les feuilles d'un arbre. J'aimais bien, moi. J'aurais préféré quema grand-mère habite cet immeuble-là. Je lui avais demandé pourquoielle ne voulait pas y habiter et elle m'avait répondu en se marrant quec'était comme ça. Et puis, elle, de toute façon, les animaux qui sebâfrent sur les façades, elle en avait vraiment rien à foutre.

Elle habitait l'avenue Latinis, à Schaerbeek. Un immeuble de troisétages sans cerf sur la façade et sans ascenseur. L'immeuble datait desannées cinquante. Une cage d'escalier tout en pierre marbrée et anglesaigus. Avec du fer forgé en guise de rampe. Au rez-de chaussée, un petitvieux. Au premier, un couple de petits vieux. Au deuxième, ma grand-mère. Au dernier, Suzanne, une autre petite vieille. La seule « amie » dema grand-mère. Tous les mardis soirs, elles mangeaient ensemble unfilet américain à la brasserie de l'avenue Latinis, un peu plus loin quel'église Sainte-Suzanne – ça ne s'invente pas. Suzanne devait être unesainte pour accepter l'amitié de ma grand-mère. Ou se sentir très seule.Ou les deux.

L'appartement de ma grand-mère semblait figé quelque part entrel'après-guerre et les années soixante. Des voiles jaunis par la nicotineet constamment tirés ne laissaient filtrer qu'une pâle lumière dedimanche après-midi pluvieux. Une moquette laineuse qui brulait lespieds recouvrait le sol du salon, de la salle à manger et de la chambre àcoucher. Un carrelage en damier noir et beige parcourait l'unique couloiret la cuisine. Sur les carrelages des murs de la cuisine, il y avait de vieuxautocollants défraichis de personnages de Disney. Ma grand-mèrepassait beaucoup de temps dans cette cuisine, assise à la table en

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formica. Elle parlait toute seule. Parfois aux personnages de Disney. Elleaimait bien Daisy. Dans le salon, il y avait un téléphone en bakélite roseposé sur une table en verre. Il ne sonnait jamais et on n'avait pas le droitd'y toucher. Contre la cheminée murée, un yucca haut d'un mètrecinquante au moins retenait toute mon attention. Je pensais durcomme fer que les yuccas naissaient au Sahara.

– T’es crétin ou quoi ?, me disait ma sœur.

Une étagère modulable en acier et en verre fumé supportait toutessortes de bibelots et de quarante-cinq tours. Je me souviens de PatriciaKaas et du pingouin en cristal. La table parfaitement lustrée de la salleà manger et le buffet surmonté d'une vitrine étaient sombres etencombraient toute la pièce. Le genre de mobilier sempiternel quienlaidit inutilement les intérieurs de petits vieux. À croire qu'ils le fontexprès pour déprimer leur monde. En plus, on n'a quasiment jamaisbouffé sur sa table. Le poste de télévision ne diffusait que ZDF, selonma grand-mère. Alors on matait les séries allemandes ou américainesdoublées en allemand. Les sergents Jon et Ponch avaient des voixnasillardes. On se prenait quelques fois des fous rires. Ma grand-mèremenaçait de couper le poste et on se taisait. On se rabattait sur lescrackers au fromage et sur le jus d'orange. Ça nous filait le gout du vomi.

Ma sœur a deux ans et demi de plus que moi. Elle était bouffie à cetteépoque. Elle l'était depuis la mort de mon père. Elle mangeait tout letemps, tout et n'importe quoi. Les garçons ne l'intéressaient pas encoreà cet âge-là et elle passait le plus clair de son temps avec moi. Elle aimaitbien m'insulter et me faire des clefs de bras. Quand on jouait auxPlaymobils, c'était toujours elle qui prenait les cowboys. Moi, lesIndiens. J'avais pas le choix. Encore moins pour les noms. Mes Indiens

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s'appelaient tous Mentos. Ce que je préférais encore comme jeu, c'était« saucisse ». On roulait l'autre dans un tapis et puis y devait se démerderet onduler partout, comme une merde de chenille, pour pas se fairebouffer. C'était crevant. Plus tard, elle est devenue une jeune fille. Etpuis une femme. Elle a rencontré Lino – je l'appelait linoléum – et s'estmariée. Elle a divorcé. S'est remariée. Plusieurs fois. Le dernier mec queje lui remets avait un tatouage de scorpion sur l'omoplate. Il avait lesdents ravagées. Chaque fois que je la voyais, elle était un peu plusdéglinguée de la tête. Alors, on s'est moins vus. Puis on a cessé de sevoir. La dernière fois, c'est la fois où elle est passée chez moi. Sapée entraining, les cheveux dégueulasses et hyper-maigre, elle n'a pas arrêtéde toucher à mes affaires. Elle m'a demandé des nouvelles de notremère. M'a demandé de la thune. Je lui ai demandé de partir. Et ne l'aiplus jamais revue. Par la suite, je me suis rendu compte qu'elle m'avaitpiqué des trucs. Toutes sortes d'objets sans valeur. Des DVD, un styloWaterman qui ne marchait plus et mon vieux canif. Mes clopes, aussi.

On passait les vacances d'été à la caravane. Une longue caravaneverte et blanche, posée sur une parcelle rectangulaire et bordée d'ifsdans un caravaning de Noiseux. Deux marches menaient à un perronen bois pourri. Il fallait marcher sur les extrémités pour éviter de passerà travers. Franchie la porte d'entrée, à gauche, il y avait un salon. Unebanquette en U avec des sièges amovibles pour y ranger des affaires.Le tissu était brun et orange, les motifs, psychédéliques. Il y avait unetable basse en chêne avec du carrelage sur la surface plane. Face à laporte d'entrée, on butait contre la table à manger. Elle était fixée au solet, quand on la rabattait, ça devenait le coin à dormir de ma grand-mère. À droite, la kitchenette et, au fond, une chambre avec la douche.Ma sœur et moi dormions là.

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La plupart des résidents du caravaning y vivaient à l'année. Il y avaitbeaucoup de vieux. Des parterres avec des nains de jardin, desbrouettes, parfois des moulins miniatures et des géraniums. Chaqueété, nous retrouvions Rachid et Vincent. Avec ma soeur, nous formionstous les quatre le « gang des BMX ». Comme dans le film dont j'avais lacassette vidéo. J'avais un BMX bleu et jaune; ma sœur, un rouge etblanc, et Vincent, il en avait un vert avec des floches sur son guidon.Rachid, lui, n’avait pas de BMX. Alors on avait customisé son vélo deville avec du marqueur indélébile.

Avec nos bécanes, on sillonnait le camping à la recherche de trucs àfaire pour tuer le temps. On faisait des concours de sauts, de vitesse oude dérapages avec nos torpédos – sauf Rachid qui n'avait qu'un freinavant et dont, dans le meilleur des cas, il ne parvenait à tirer qu'un tristecouinement. Nos cascades s'accompagnaient de bruitages de pneuscrissant sur le bitume ou de moteurs hyper cylindrés inspirés deL'Homme qui tombe à pic. On se faisait appeler Mike, John, Steve etKate; et on ambitionnait tous de devenir cascadeurs.

Il nous arrivait de délaisser nos vélos pour aller titiller les orvets. Il y enavait tout plein dans le tas de foin en contrebas du domaine. Parfois,M. Philippe – un vieux de la vieille du caravaning qui avait fait de la prison –nous invitait à prendre un sirop de citron et des cacahouètes dans sacaravane. On aimait bien parce que Raymond, son mainate, connaissaitun paquet d'insultes. Il y avait aussi le bois de sapins dans lequel on allaitplacer des collets. Je ne pense pas qu'on n’ait jamais attrapé quoi quece soit.

Et puis, il y avait Rudy, le propriétaire du caravaning. Le châtelain.C'était le seul à ne pas crécher dans une bicoque en tôle. Le rez-de-

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chaussée de sa maison faisait office de réception et d'épicerie. Et,comme les nouveaux venus se faisaient rares et que les résidentspréféraient faire leurs courses au supermarché de Marche, il y régnaitune atmosphère d'après-Tchernobyl. Pourtant, moyennant une piècedorée de cinq francs belges, dans le bahut réfrigéré posé au centre dela pièce, on pouvait se servir de ce que le monde avait de meilleur à nousoffrir. Je parle du Mister Freeze, le glaçon friandise. Une espèce desachet de flotte congelée et conditionnée en tube par la grâce de lachimie et pour le plus grand bonheur de tous. Notre relation avec Rudyse résumait donc à cette transaction quasi quotidienne. Et, si les rayonssemblaient devoir rester vides à jamais, le frigo, lui, était toujoursapprovisionné. Un mec futé, ce Rudy.

À tous les coups, en quittant l'épicerie, on passait voir la mare. Elleregorgeait de tritons et de grenouilles. Des heures passées à mater lafaune aquatique tout en mastiquant notre Mister Freeze. On étaitrésolument sous le charme de la nature. Chacun d'entre nous s'étaitapproprié une grenouille. La mienne s'appelait Mike. Celle de ma sœur,Kate. Il y avait encore Steve et John, mais je ne me souviens plus à quid'entre Rachid et Vincent elles correspondaient. Elles étaient un peunos alter ego. On leur faisait faire des courses, des sauts et tout lebordel. On leur filait des trucs à bouffer qu'on attrapait avec du papiertue-mouche. On leur avait même construit une mini cabane. Ellesétaient comme des coqs en pâte. On les aimait bien, nos batraciens.Alors, quand un jour on retrouva tous ces petits corps déchiquetés etsanguinolents, gisant aux abords de la mare, quelque chose se brisa enmoi. Quelqu'un avait arraché les pattes de nos copains encore vivantset avait laissé leur carcasse démembrée croupir au soleil. Quelqu'un quinous aura servi des cuisses de grenouille au repas et nous aura forcés àles bouffer jusqu'à la dernière. Quelqu'un qui le paierait cher. En

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attendant, on dégueulait Steve, Kate, Mike et John dans les chiottes dela caravane.

Ma grand-mère carburait à la Triple Westmalle. Au lever du jour, elledécapsulait sa première bière et, à la tombée de la nuit, elle n'était plusqu'un jerrican dégoulinant d'essence. Il suffisait d'une étincelle pour lafaire exploser. Ma sœur et moi l'avons senti passé et la déflagration étaittoujours soufflante. On se prenait des raclées pour pas grand-chose.Une porte ouverte, un courant d'air, un mot de travers. Mais, le pire,c'était la nuit. Ma grand-mère se réveillait parfois en gueulant et titubaitjusqu'à la chambre. Elle hurlait qu’elle avait mal partout et voulait qu'onlui fasse du bien. Son corps était en feu. C'est le diable, disait-elle. Elleen sortait un du pieu – généralement moi – et lui ordonnait de lasoulager. Elle extirpait sa chair flasque et luisante de sa robe de nuit. Lascène – cette ritournelle obscène – se jouait toujours à l'identique. Ellesaisissait nos mains et les menait jusqu'à ses seins lourds et moites.Nous malaxions, nous pétrissions. Encore et plus fort. Puis elle voulaitqu'on lèche ses tétons. Des tétons gros comme des pis. Qu'on les suce,qu'on les mordille. Elle calait ensuite notre tête entre ses cuisses rougeet grasses et nous enfonçait le visage dans son sexe mouillé. Le rythmequ'elle intimait de ses mains – des serres – était frénétique. Intenable.Et pourtant, nous tenions. Nous emplissions d'air nos poumons lorsquenous remontions furtivement à la surface. Et replongions. Et ainsi desuite, jusqu'à ce qu'elle jouisse avec hargne. Jusqu'à ce qu'elle nousinonde de son fluide ranci.

Ma mère ne savait pas. Ma mère n'aurait pas pu savoir. Pas plusqu'elle n'a su comment avait fini ma grand-mère, en vérité. Ses yeuxétaient autrefois pleins de vie. À présent, ils étaient éteints. Plus deflamme. Pas d'étincelle. Elle ne nous voyait plus. Elle ne voyait plus rien.

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Sinon son chagrin. Mon père décédé. Sa longue agonie. Sa mort lentesur un lit d'hôpital. Son chemin de croix. Elle cumulait les boulots. Ellecumulait les dettes. Les frais s'amoncelaient et le temps qu'elle passaità les résorber la vidait à son tour de toute substance. Ma sœur et moiavions perdu nos deux parents. Et si nous étions liés à la mort par leurabsence, nous l'étions encore plus douloureusement à notre grand-mère.

Mais cet été touchait à sa fin et les vacances étaient derrière nous.La promesse d'une liberté imminente. Notre mère devait passer nousprendre. Dans l'appartement de ma grand-mère, nous rongions notrefrein en attendant la délivrance. X-OR le Shérif de l'Espace m'y aidaitavec la plus grande peine. L'attente était pesante. Ma grand-mère cuvaitsa bière dans la cuisine en radotant devant ses autocollants. Ma sœuren profitait pour fouiller les armoires du buffet en acajou. J'étais affalédans le canapé quand elle revint avec une photographie. Elle me latendit sans un mot. Il s'agissait d'un déjeuner en famille chez ma grand-mère. La table de la salle à manger était dressée pour l'occasion. Il yavait un gâteau au centre de la table. Avec des bougies. C'étaitl'anniversaire de mon père. Son dernier. Il était livide. Il avait déjà perduses cheveux. La scène se matérialisait avec fracas dans mon esprit.Surgis d'un passé récent et pourtant déjà enfui, émotions, angoisses etressentiments défoncèrent une porte verrouillée de ma mémoire.J'avais été aspiré par un maelstrom. L'image de mon père malade. Celled'un homme au physique désincarné, enterré sous des couches desouvenirs sains et sûrs qui précédaient sa maladie. La seulephotographie, à ce stade de sa vie, que je lui ai jamais connue et que,jusqu'alors, j'avais pu tenir entre mes mains.

La contemplation virait au tourment et ce ne fut pas le tintement

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minimaliste de la sonnette déglinguée qui m'en extirpa, mais le bruitdes savates de ma grand-mère frottant mollement sur le carrelage duhall d'entrée. Je me souviens du visage creusé de ma mère. De sonsourire forcé. Elle l'avait souhaité joyeux. Ma sœur et moi avons courujusqu'à elle et nous sommes agrippés à sa jupe. Nous ne la lâcheronsplus. Pour rien au monde. Pas avant d’avoir quitté l'antre de l'avenueLatinis. Ma mère avait saisi avec douceur la photographie que j'avais enmain et me demanda ce que je tenais là. Mes poils s'étaient hérissés. Jel'avais oubliée. Je ne voulais pas qu'elle la voie. Je ne voulais pas briserle charme des retrouvailles. Je ne voulais pas qu'elle craque, qu'ellefonde en larmes, qu'elle se liquéfie à la vue de son mari défunt, vivantet presque mort. Mon père. Encore moins qu'elle ne s'évapore unenouvelle fois.

Des appréhensions justifiées. Car elle avait filé dans la cage d'escalieret la lourde porte de l'immeuble claquait déjà. Ma sœur souleva notreseul et unique bagage et lui emboita le pas. Je m'apprêtais à faire pareillorsque ma grand-mère me tomba dessus en m'invectivant. Ellem'arracha la photo des mains et se cala dans l'encadrement de la porte.Elle me traitait de voleur, de vaurien, de sale mioche, de petite merdelorsque cette chose brisée au fond de moi laissa s'échapper une bulle.Une bulle de rage. Une colère immense et viscérale. Ma grand-mèreavait dû le comprendre. Elle se tut. Un rictus de surprise déformait sonvisage rougeaud. J'avais sorti mon canif de la poche de mon short. Ellerecula. Je dépliai la lame sans la quitter des yeux. Elle reculait encore.J'avançais sur elle, déterminé. Elle se mit à couiner. Je voulais l'égorgercomme un porc. Elle hurla à me faire péter les tympans. J'aurais vouluplanter ma lame dans ce kyste bourré de haine. J'aurais voulu fairecouler le pus. Percer ce corps hostile. Sentir sa chair adipeuse s'ouvrirune dernière fois. Mais ses savates glissèrent sur l'arrête de la plus haute

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marche avant même que je ne l'effleure. Et elle fut happée par le vide àune vitesse stupéfiante. On aurait dit qu'elle avait été tirée par unélastique. Je repliai ma lame intacte et fourrai le canif dans ma poche.Je m'approchai d'elle. Elle gisait là, tête en bas, au pied de la ramped'escalier. L'une de ses jambes était désarticulée. Sa robe étaitremontée et laissait apparaître une constellation de varices. Une culottecouleur chair aussi. Sa nuque ployait en angle aigu sous le poids de soncorps inerte. Du sang jaillissait encore de sa gueule meurtrie.Finalement, je levai la tête et l'aperçus. Suzanne. Elle était appuyéecontre la balustrade en fer forgé de son palier et me fixait de son regardplongeant, perçant. Elle ne dit rien. Je ne dis rien. Sa silhouettefantomatique persista. Un long instant. Même après qu'elle se futéclipsée derrière la porte de son appartement. Puis j'enjambai le corpsde ma grand-mère et dévalai les marches quatre à quatre.

Voir mon père sur cette photographie ne me procura pas la sensationde vertige dont j'avais souvenance. Le temps et les circonstancessemblaient bel et bien révolus. Je n'avais pas le souvenir non plus de nosdeux visages, à l'avant-plan. Ma sœur et moi avions l'air candide etfarouche de deux bêtes prises dans le faisceau lumineux des pharesd'une voiture. C'était le flash. L'étincelle de colère qui jaillit en moi futcausée non pas tant par sa présence, en bout de table, que par sonattitude. Elle souriait. Un sourire large et satisfait. Nous tirions tous desgueules d'enterrement et ma grand-mère se marrait.

Au dos de l'image, Suzanne avait simplement écrit : « Cecit'appartient, je crois. »

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Guillaume LOHEST

Le premier tweet de Prometeo

« Il est très regrettable que le réchauffement climatique n’entraine aucun réchauffement des peuples et des nations. »

(Bernard Pivot sur Twitter, le 3 mars 2015)

Il y a quelques semaines, je me trouvais en panne d’inspiration.C'était l'une des premières soirées du mois de mars. Le temps neressemblait à rien. La journée avait été clémente, radieuse même, maisvers les quatre heures une mauvaise neige s'était mise à tomber, de cellequi fond, elle s'était muée en crachin, puis le vent s'était levé, enfin lesoleil avait réapparu, d'un coup d'un seul, éclatant, avant de se coucheret d'abandonner le pays à une nuit glaciale.

Mon vieux poêle ardennais, qui tire très mal, avait fini par s’éteindre.Il était plus de vingt-deux heures, je commençais à prendre froid, etcette foutue inspiration était bien éteinte elle aussi. Je dois dire que c’estdevenu une fâcheuse habitude, à tel point qu'il m'arrive de considérerma carrière de chanteur comme un malentendu, une erreurd’appréciation de la destinée. Mon bilan, très maigre : un seul single.Son succès foudroyant m’a procuré une rente à vie, quelques coucheriesau début mais, depuis six ans, rien. Single pour l’éternité. Comme sil’écriture de cette seule chanson avait consommé l'entièreté de mesressources, épuisé l'énergie créatrice de toute une vie. En attendant, ladernière maison de disques qui croit encore en moi m’a fixé un

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ultimatum. Il lui faut un nouveau titre avant l’été. J’ai donc consacréchaque seconde de mon temps, ces derniers mois, à traquer un débutde bonne idée. Or, ce soir-là, après les giboulées, dans le froid, j’ai trouvébien mieux. Mais en morceaux. Et bien malgré moi.

Quelques jours plus tôt, j’avais pris connaissance d’une informationinattendue et réjouissante : Bernard Pivot est un inconditionnel deTwitter. Je m’amuse de peu, je le reconnais mais, à chaque fois que j'ypense, cette nouvelle m’apporte un puissant et savoureux réconfort.Cela me donne l’impression que l’avenir peut être apprivoisé, même parun vieux loup ou, selon le point de vue, que le passé a encore du chien.

Mon activité sur le réseau social était jusqu’alors à peu près nulle : unchanteur éteint doit pouvoir la mettre en sourdine pour passer inaperçu.Les milliers de tweets de l’ex-présentateur d’Apostrophes ont été unélectrochoc. Étant moi-même ce qu’on peut trouver de plus ponctuelsur le marché de l’audiovisuel, une sorte de Sandra Kim ou de SœurSourire version masculine, je voue un immense respect à ceux qui ontsu s’imposer sur le très, très long terme. Et Pivot, l’homme-dictée, leclassique des classiques, lui, l’incarnation de la télé à l’ancienne, quandsonne l’heure de twitter, il n’y va pas par quatre chemins : il tweete.Histoire de montrer qu’il n’a pas dit son dernier mot.

Alors, me suis-je dit, moi non plus. Et, d’un coup d’un seul, j’ai plongédans la twittosphère. Mais ce n’était pas pour m’exprimer, non, c’étaitun terrain de chasse, c’était là que je comptais débusquer mon idéefulgurante, la révélation de mon prochain disque, ou single, restonslucide. Je me suis mis à suivre toute une série de personnalités,d’actualités folles et d’improbables sujets : #vieéternelle, #Brassens,#jesuischarlie, #histoiresérotiques, #pivot, #single, #stromae,

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#papefrançois, #francophonie, #chiensdecirque, #quadrilinguisme.

Entre autres.

Ce soir-là, j’ai tenté #suicide. Et la lumière fut.

C’était une femme. Le premier tweet que j’ai lu d’elle avait été rédigétrois minutes plus tôt. Six mots, trente-huit caractères. Un sens absurde,mais ce visage, ces yeux !

EstelleB – 3 mn [#suicide ce soir pour motif géologique]La minuscule photographie présentait des traits jeunes, un regardétincelant, presque aguicheur. Le second tweet est venu presqueaussitôt.

EstelleB – À l’instant [Ouvert le gaz, j’attends, j’ai pris ma décision,quelqu’un me suit en France, en Suisse ou en Belgique ?]

Oui, ai-je pensé, en Belgique oui. Mais était-elle sérieuse ? Cela meparaissait invraisemblable. J’aurais dû tweeter avec le hashtag #suicidepour me manifester, mais je ne voulais pas être démasqué, mon pseudoétait mon nom de scène. J’ai donc patienté, attendu moi aussi, maisdans l’indécision par contre, et dans l’indécence du follower qui ne sedévoile pas. Y avait-il vraiment, quelque part dans le mondefrancophone, une jeune femme en train de se suicider en direct surTwitter avec pour seul public un chanteur raté trop lâche pour l’endissuader : moi ?

EstelleB – À l’instant [Combien de tweets encore avant l’explosion ?]

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Je ne parvenais pas à penser à autre chose qu’à la chanson que j’allaisécrire sur cette femme, c’était certain à présent. Mais il allait me falloirdavantage de tweets. Si elle devait craquer une allumette, j’espéraisavec cynisme que ce serait le plus tard possible. J’avais besoin de creuserun peu le personnage, son histoire, ses raisons de vouloir en finir. Unequestion juridique m’a alors traversé l’esprit : pouvait-on considérer monattitude comme de la non-assistance à personne en danger ? Non,c’était ridicule. Quoique. Et Bernard Pivot, qu’aurait-il fait dans masituation ? Je me suis surpris à imaginer que je pouvais l’alerter. Ilsuffisait de lui envoyer un tweet après tout, il était certainement enalerte, là, dans le coin, à quelques hashtags de distance...

*

Je me suis éclipsé un instant. Il me fallait un verre de rouge. Le foyerde mon poêle n’était plus qu’un lointain souvenir, la température de l’airdans la pièce n’en gardait aucune trace. Mes doigts étaient glacés. Àmon retour devant l’écran quinze pouces, j’ai découvert deux nouveauxtweets.

EstelleB – 2 mn [On est foutus, condamnés par l'anthropocène, oncroyait que l'Homme avait le contrôle en tout mais Gaïa revient sur ledevant de la scène.]

EstelleB – 1 mn [Les #Lumières, c'était notre dernier atout.]

À ce stade, il faut m’imaginer troublé. Celle que j’avais prise pour uneadolescente un peu allumée venait de se montrer d’un coup d’un seul,mystique et intello, historienne, poète. Et elle avait balancé ce motbarbare – anthropocène – , qui ne cadrait pas bien avec un suicide au

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gaz, surtout sur le Web.

J’ai donc temporisé et réfléchi. Une petite recherche s’imposait.#Anthropocene, sur Twitter, ne m’a pas beaucoup aidé : l’accent avaitsauté, je me retrouvais avec le terme en anglais et les commentairesdécousus de toute une série de Bernard Pivot anglo-saxons. Je me suisdonc rabattu sur wikipédia.

Je résume. Anthropocène : terme utilisé par certains chercheurs pourindiquer que nous serions entrés dans une nouvelle ère géologiquedepuis l’avènement de l’âge industriel. Une ère dans laquelle l’influencehumaine est si importante, sur le climat, sur la biodiversité, sur lesgrands cycles chimiques, que nous serions devenus, nous, les hommes,la première force géologique sur terre. Bon. Entre les lignes, ça disaitsurtout ceci : on a tout bousillé, toutes les courbes partent enexponentielle, on ne sait pas ce qui nous attend. Tout va péter, quoi.Entretemps, Estelle avait tweeté. Elle était pile dans le sujet.

EstelleB – 7 mn [Ressources épuisées. Envolées. C'est le cas de ledire on a tout jeté dans l'atmosphère.]

EstelleB – 3 mn [Alors je tweete en attendant le grand fracas. Je tireencore un peu grâce à ma gazinière.]

Pour ma chanson, cela commençait à devenir un rien compliqué;néanmoins, j’y croyais encore. J’avais trouvé le titre, ça s’appellerait « E-suicide Estelle », et ce serait en fa mineur, parce que cette tonalitém’avait réussi pour mon unique single. Pour le reste, il allait s’agir de lajouer finement parce que je n’avais aucune idée de la suite. Toutdépendait des tweets. S’il y en avait d’autres. Ce qu'ils me diraient d'elle.

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Michel Butor a affirmé au sujet de Twitter : « Cent-quarantecaractères, c’est une contrainte prosodique acceptable. » Je suis d’accordmais, sur le moment, ça ne m’aidait pas dans ma propre prosodie. Il étaitprès de minuit, je désespérais pour ma chanson. Histoire de passer letemps et de me donner du courage, je suis allé consulter les derniersPivot.

Bernard Pivot – 3 h [Peut-être existe-t-il des couples aux sentimentstièdes, presque froids, qui espèrent dans le réchauffement de la planète ?]

J’en avais connu de meilleurs. Et je ne parvenais pas à abandonnermon projet de chanson sur EstelleB. J’étais à ce moment convaincu queson histoire de gaz n’était qu’une mise en scène destinée à créer le buzz,mais je suis resté de trop longues minutes sans nouvelle d’elle. Vingt-six très exactement, au bout desquelles je me suis résolu à intervenir.Mon pseudo de chanteur me retenait toutefois. J’ai d’abord pensécontourner l’obstacle en me créant un nouveau compte d’utilisateur,mais je n’avais plus le temps. J’ai donc entrepris de rédiger un messagelimité à cent-quarante caractères. En réalité, c’était mon premier tweet.Depuis mon inscription, je n’avais fait que suivre.

Contrainte prosodique acceptable ? Contrainte tout court. J’ai écritune bonne dizaine de tweets différents, effacés sans les envoyer. Puis ila bien fallu lâcher prise, d’un coup d’un seul, avec ce nom ridicule.

Prometeo officiel – À l’instant [@EstelleB : S’il vous plait, faites unsigne. Pourquoi #anthropocène vous angoisse-t-il tant ? J’ai besoin devous pour ma prochaine chanson…]

Je l’avais fait. Mais à peine avais-je cliqué sur « envoyer » que je me

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suis enfui dans ma cuisine pour ouvrir une nouvelle bouteille de rouge.Ma paranoïa avait repris le dessus. Si la presse people tombait sur montweet, j’imaginais déjà les titres : « Le chanteur Prometeo cherchedésespérément un second souffle sur Twitter » ou, pire : « La loose dePrometeo jusqu’au bout du web. » La curiosité a mis quelques minutesà revenir le disputer à la honte. Je suis retourné devant l’écran. Riend’Estelle. Par contre, le hashtag #anthropocène s’était enflammé. Lajeune femme avait reçu, depuis mon tweet, des dizaines de réponses.Quelques messages m’étaient adressés, la plupart au sujet de monidentité. Est-ce que j’étais bien le chanteur Prometeo ? Malheureu-sement, oui.

Une heure plus tard, je m’étais lassé de cette avalanche de tweetsdésordonnés. Certains débattaient de l’anthropocène et duréchauffement climatique (il s’agissait d’évaluer de combien de degrésla terre se réchaufferait), d’autres construisaient des scénarios sur lamort ou sur le bluff d’EstelleB. Poursuivre mon rôle dans ces discussionsaurait été indécent et pathétique. J’avais ouvert les vannes d’un flotincontrôlable, j’avais allumé la mèche, donné le signal officiel que tousles voyeurs pouvaient se dévoiler. Toute nouvelle prosodie de ma partaurait aggravé mon cas. J’ai accordé ma guitare folk et joué en fa mineur, cherchant, à défaut de paroles, une bonne mélodie.

Pour combler l’absence de texte, je chantonnais anthropocène,anthropocène, ou Estelle, Estelle, dans l’espoir de faire surgir quelquechose de fort. Musicalement parlant, bien sûr. Mais les harmoniesesquissées demeuraient bien ternes, trop tièdes, ça ne décollait pas. Jesuis allé me coucher à trois heures, vaseux, avec le sentiment de m’êtreenfoncé encore un peu davantage dans mon statut d’ancienne staréteinte. Prometeo, un vrai trou noir : ça aussi c’était un bon titre.

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*Le lendemain matin, à onze heures, avec treize degrés dans la pièce

de vie, je me suis résolu à relancer le poêle. Comme d’habitude, j’étaisaux prises avec des buches humides, achetées trop tard dans la saisonet trop bon marché, à un type qui coupe son bois en extra après sesjournées de travail. Pour son plaisir soi-disant; le mien était de craquerles allumettes les unes après les autres en attendant que ça prenne.

Quand, enfin réchauffé, j’ai déverrouillé l’ordinateur laissé en veille,j’ai compris que ma nuit n’avait pas été vaine. Un tweet m’avait étéadressé, à 3h45, par un certain Alexandre.

Alexandre12 – 8 h [@prometeoofficiel : Votre chanson est peut-êtredéjà écrite malgré vous. Relisez les tweets d’EstelleB : si je compte bien,ce sont des vers.]

Piqué de curiosité, je me suis mis à collecter avec excitation lesmessages écrits la veille par Estelle, jouant du copier-coller pour lesmettre bout à bout. Précisément, ça copiait mais ça ne collait pas bien,certaines phrases me semblaient trop longues; d’autres, beaucoup tropcourtes. À moins de les découper ? Il allait falloir que j’y revienne. Maisplus tard, car une autre surprise m’attendait.

Je n’avais pas remarqué, depuis que Bernard Pivot m’avait amené àle fréquenter assidument, que Twitter permettait de recevoir aussi desmessages privés. Or j’en avais deux. Le premier, daté, me souhaitait labienvenue sur le réseau social. Le second était d’Estelle, il avait étéenvoyé à minuit et demie. Il disait : « Ne vous inquiétez pas Prometeo,je ne suis pas morte. C'est incroyable que ce soit vous, justement vous,qui ayez réagi… De quelle chanson parlez-vous ? Nous devrions nous

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rencontrer. Je vous parlerai de l’anthropocène. De cette grandeaccélération qui me paralyse au point de m'empêcher de vivre. Avez-vous déjà mis des tweets en musique ? »

Elle terminait en me laissant un numéro de portable. J’ai longuementregardé le visage de la photo, cherchant sur ses joues, autour des lèvres,dans son regard, le scintillement d'une angoisse.

Aujourd’hui, enfin, tout est prêt, paroles et musique. En fa dièsemineur. J'ai chargé le vieux poêle de mes buches les plus sèches car, toutà l'heure, Estelle frappera à la porte. Je lui préparerai un thé. Parlerons-nous d’anthropocène ou de musique, de ses tweets ou du mien ? Toutbien réfléchi, je suis incapable de dire si elle a bluffé au sujet du gaz etdu suicide. Je ne compte pas le lui demander car, au fond, cela nechange rien à notre chanson. Qu'en pensera-t-elle ? Suis-je parvenu àprendre la mesure de l'anthropocène ? Ajouter ce dièse à la tonalité,c'était une idée ridicule au départ. Je voulais dissimuler un clin d’œil, unpetit caprice de forme. Mais autant l'avouer après tout : dès l'instant oùje me suis contraint à composer en fa# mineur, d'un coup d'un seulquelque chose s'est délié, les notes et les mots ont trouvé leur place.C'est peut-être un signe.

N.B. Les tweets de Bernard Pivot sont authentiques, ainsi que la citation attribuée à Michel Butor.

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Valentine DUHANT

Joyeuses Pâques !

– À vos marques, prêts… Partez !

Au signal du DRH, les employés, armés d’un panier frappé du logode l’entreprise, s’élancent dans le couloir. Bousculade effrénéed’employés, intérimaires, stagiaires, contractuels, chercheurs, chefs deservice, experts financiers et responsables du marketing, mélange destatuts qui se tendent dans un même élan vers un objectif commun :ramasser le plus d’œufs possible et, surtout, trouver le mystérieux œufd’or.

Éparpillés à travers l’étage, les travailleurs courent, ouvrent desportes, ferment des tiroirs, fouillent des cartons, soulèvent descouvercles, amassant au passage une myriade de douceurs sucrées.Tous retombent en enfance, cet âge d’or où les trésors étaient cachésdans le jardin, le parc ou le salon, déposés par des cloches aux carillonsde fée qui annonçaient bombance. Bondissant joyeusement d’un coinà l’autre dans un vacarme de claquement de portes et d’éclats de rire,chacun savoure à l’avance les délices pascals qu’il partagera en famille.Et hop, un œuf dans le casier ! Et hop, un autre sur la fontaine à eau !Les collègues guillerets remplissent leur panier avec un enthousiasmefébrile, échangeant au passage des clins d’œil complices de mauvaisgarnements.

Quelle bonne idée que ce team building récréatif gommant tout

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statut et toute hiérarchie ! Une parenthèse bienvenue dans le traintraindes réunions, analyses et autres feedbacks. Plus de rapports, plus depouvoir, juste de la légèreté, un plan gagnant-gagnant orienté plaisir.CDD temps-plein, salaire attractif, pas d’expérience exigée.Compétences demandées : agilité, endurance et dérision.

Une fois les œufs les plus faciles à trouver bien au chaud dans lespaniers, le rythme ralentit peu à peu. Le poids de la récolte se fait sentir,on commence à s’essouffler, à souffler, à s’arrêter. Seuls les plusendurants sautillent toujours d’une pièce à l’autre, multipliant leur butinavec gourmandise. Toujours pas d’œuf d’or en vue mais, au moins, dubon temps praliné en perspective.

– J’ai trouvé un œuf d’argent !

Le cri victorieux résonne dans tout l’étage et arrête net la course deschercheurs d’or modernes. Rayonnant, le regard pétillant de fierté, unstagiaire tient entre les mains un œuf énorme d’une brillancemétallique, Graal du pauvre mais Graal tout de même. Tremblantd’excitation, il glisse son ongle dans une fente minuscule et en ouvrel’extrémité. Sous le regard envieux de ses collègues haletants, il yplonge la main et en ressort un carton d’un geste ample et théâtral. Ils’éclaircit la gorge pour en lire le contenu, fait durer le suspensequelques instants et claironne d’une voix tonnante :

– Cinq jours de congés payés supplémentaires !

Stupeur ! Des avantages salariaux !? Eux qui s’attendaient à gagnerleur poids en chocolat ou un lapin géant ! Voilà qui change la donne.Quel autre lapin sortira donc du chapeau d’or ?

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La tension monte d’un cran, l’air se fait plus dense et se charge d’uneardeur électrique. L’œuf étincelant a mis le feu aux poudres, le feud’artifice promet d’être éblouissant. Les chercheurs de trésor enjouésse muent en une cohorte de soldats de plomb. La cadence s’accélère,les fronts se plissent, les mollets geignent. À chacun sa stratégie, àchacun son plan d’attaque. Les pièces éloignées ? Non, les plus proches !Les planches hautes ? Non, les plus basses. Les bureaux, check ! Laremise, check ! Les toilettes ? Vite ! Non, moi d’abord ! On se pousse,on se tire, on se dépasse, on se marche sur les pieds. L’œuf d’or ira auplus efficace, au plus rapide, au plus réactif, au plus proactif ! À chacunsa chance, mais que le meilleur gagne.

Soudain, le DRH s’exclame :

– Plus que quinze minutes !

Les participants déjà à bout de souffle se jaugent, une lueur de défidans le regard, consommés d’une ardente volonté de gagner. Lescomplets-vestons, chemises amidonnées et tailleurs pantalons s’agitentde plus belle, gesticulant et grimaçant sous l’effort. Quelle drôle d’idéeque cette compétition incongrue, attisant les inimitiés et encourageantles coups bas ! Rapports de pouvoir, course insensée au résultatinsignifiant, contrat à dureté minée. Nerfs fragiles s’abstenir.

À court d’idées de cachettes potentielles, certains changent destratégie et misent sur leurs concurrents, les suivant à la trace ou leurbarrant le passage pour les freiner dans leur lancée. Qui du patient, dufuté ou du rapide trouvera le lot tant convoité ? Plus de pitié, plus degaieté, c’est dépasse ou trépasse.

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Suant et transpirant dans les bureaux surchauffés de chaleurhumaine, les cravates sont dénouées d’un coup sec et les vestes jetéesà la hâte. Brulant d’une fièvre insensée, la horde désordonnée puisedans ses réserves pour tenir le rythme. On se retient par la manche, onse fait des crochepieds, on se double et on s’écarte d’un geste brusque.Mais où est donc ce satané œuf d’or ? Le petit bois a pris, les petitssoldats bouillent, le brasier s’étend à une vitesse fulgurante, gerbebrulante et crépitante de pression sans soupape, étincelle partie de rienqui grandit, grandit et…

– OUIIIIIIIIIII !

Le sifflet du DRH explose dans le couloir, rebondit sur les murs desbureaux et perce les tympans. Coupés dans leur élan, tous cherchent levainqueur des yeux, haletants et hébétés, le regard assombri de dépit.C’est Camille, la directrice du marketing, tailleur froissé et sourirecarnassier, qui serre l’œuf dans ses bras tel un être fragile à protéger decette masse barbare, doudou de l’enfance ou contrat juteux. Avec unelenteur calculée, elle plonge une main au vernis écaillé dans le coffre autrésor. Elle prend une grande inspiration avant de déclamer, star dujour :

– Prime de six mois de salaire !

Un silence pesant de dépit suit son annonce triomphale, les perdantsreprenant leur souffle tout en tenant mollement leur panier à moitiévidé dans l’échauffourée. Les claquements secs des pas du DRHrésonnent dans le couloir lorsqu’il s’avance vers Camille pour lui serrerla main.

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– Félicitations ! Fais bon usage de ce petit cadeau de Pâques !

Tout sourire et dynamisme de convenance, il se tourne ensuite versles autres :

– J’espère que vous avez pris du bon temps et que avez pu rechargervos batteries pour affronter de nouveaux défis ! À présent, rassemblonsnotre butin et faisons un peu de rangement avant de nous remettre autravail.

Chacun cligne des yeux comme s’il s’éveillait d’un mauvais rêve etregarde autour de lui d’un air hagard, découvrant l’étendue du chaos :chaises renversées, œufs éparpillés, sol jonché de documents, câblesemmêlés, habits froissés, cheveux défaits, chemises collantes de sueur.Une tornade noire semble avoir traversé les bureaux, parenthèse defolie dure et électrisante. Peu à peu, les intérimaires, stagiaires,contractuels, chercheurs, chefs de service, experts financiers etresponsables du marketing récupèrent le contenu de leur panier etréparent les dégâts. Chacun évite le regard des autres et tente dereprendre contenance malgré ses membres raides et son espritembrumé. Une fois tout remis en ordre, tous reprennent leur place etse remettent au travail sans être vraiment certains de ce qui vient de sepasser. Tandis qu’ils peinent à se reconcentrer sur leurs tâchesrespectives, le DRH retourne à son bureau d’un pas nonchalant, unsourire mielleux de pub pour dentifrice toujours plaqué sur le visage. Enchemin, il prend soin de s’arrêter régulièrement pour passer la tête danschaque pièce et lancer à la cantonade :

– Joyeuses Pâques à tous et toutes !

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Patricia HARDY

Au troisième étage

Le ciel crache des trombes d’eau et la petite qui veut aller au parc !Je lui dis que ce n’est pas possible; nous allons rentrer à l’appartementet, pour la consoler d’un chagrin qu’elle n’a pas encore montré, je poussela porte d’un magasin de jouets. Quelle chance qu’il soit sur notrechemin celui-là. Oui, nous avons de la chance; elle, d’avoir une supergrand-mère et moi, d’être du bon côté du trottoir.

Il est là, il ne travaille pas, il est sans emploi et il aime aller chercherla petite depuis son entrée en maternelle. Est-ce qu’il vient avec nous ?Je ne me souviens pas. Sans doute, car une sale drache d’octobre tombeavec fracas. S’il avait fait soleil, c’est sûr qu’il ne serait pas venu avecnous. Je ne sais plus, mais ce n’est pas son genre de me suivre.

D’habitude, c’est moi qui le suis. Par exemple, le weekend, je nedemande plus où nous allons, moi j’ai toujours eu trop d’ambition et derêves. Quand nous nous sommes rencontrés, j’avais envie depromenades à la campagne et à la mer et puis, j’ai appris à mecontenter. Il a deux ou trois adresses de prédilection à dix-quinzeminutes à pied de l’appartement. Avec le temps, ça nous a fait desrepères, une routine. C’est du solide nous deux.

Il doit être passé 16h et la petite ne sourit plus, elle a compris quenous n’irions pas au parc. Je pourrais lui acheter un jouet qu’elle aimeraplus tard mais, ici et maintenant, elle n’en a rien à cirer. Elle tient à son

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parc, celui de ses souvenirs, d’avant son déménagement, mais bon, uneautre fois ma chérie, nous aurons d’autres occasions, je te le promets.

Nous traversons et marchons de plus en plus vite, malgré les bonnesraisons de nous mettre au sec. Elle est en pétard, exceptionnellementelle pleure. Assise dans la poussette qu’il conduit dans la rue qui descendvers le square, elle tend ses jambes furieusement, elle veut s’arrêter etfaire marche arrière. Je me tais. Elle ne changera pas d’avis et nous nonplus; c’est pour son bien et, de toute façon, si je l’écoutais, son père diraitque sa mère est vraiment folle.

Nous sommes arrivés, elle se lève et il faut la prendre par la mainpour qu’elle ne reparte pas aussitôt dans la direction opposée. Qui ouvrela porte ? Je ne sais plus. La voiture est repliée, c’est lui qui la tient entout cas; et elle, elle commence à crier, toute à la sauvagerie de son âge,ce qui résonne curieusement dans ce hall d’entrée fréquentégénéralement par des octogénaires très civilisés.

Moi, au fond, je suis silencieusement d’accord avec elle. Le parc, c’estimportant; ce sont ses racines, c’est là où elle a connu ses premiersplaisirs – se balancer, glisser sur le toboggan, faire des pâtés, laconnaissance d’autres enfants.

Je n’ai jamais remis les pieds là où j’ai vécu mes premières années.Le Congo, c’est loin. Soixante ans et plus de 6.000 kilomètres. Depuisque je suis en Belgique, mon cœur de petite fille blanche, fille del’adjudant-chef, l’homme au ceinturon flambant, mon cœur est encoreen larmes, alors, ma chérie, même si ton parc est à deux pas, je sais quele tien est en train de se noyer.

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J’appelle le vieil ascenseur et nous entrons trempés; lui, le premieravec le buggy, puis elle, qui se réfugie dans le coin adverse, puis moi quileur fais face tout en évitant le regard du miroir. D’habitude, elle aimeappuyer sur le bouton du 7e étage mais, là, elle l’ignore et quand nouscommençons à monter, qu’elle a en quelque sorte perdu tout espoir,qu’elle se sent seule, incomprise, peut-être abandonnée, trahie,impuissante certainement, humiliée même, elle rue dans les brancards,comme on dit.

Elle agite les jambes devant elle, et ses petits pieds cognent la paroien bois, l’ascenseur gémit, l’habitacle tremble. Elle a quatre ans et je nela juge pas; ce n’est pas grave, c’est une petite fille, ma petite-fille, jel’aime, même quand elle fait la tête. Nous allons arriver et nous allonsjouer, oublier, passer à autre chose, ce n’est pas grave.

Au 3e étage, il la claque.

Je ne l’ai pas vu venir. Sa main de boucher au chômage est partie toutà coup, faisant un grand bruit brutal et sec sur le dessus de sa têted’enfant. Il ne l’a pas frappée sur la joue mais sur le sommet de la tête.S’il l’avait frappée sur la joue, sa joue aurait encore été rouge dans unedemi-heure et, dans une demi-heure, son papa vient la chercher.

Il l’a claquée sur le dessus de la tête pour que mon fils ne voie rien.Elle n’a pas l’air plus étonnée que ça ou le cache bien. Elle continue degrogner sans baisser le son ni les yeux rougis et embués de grosseslarmes. C’est une brave, c’est une guerrière, je suis fière d’elle.

Je ne dis rien. Je sais qu’il ne faut rien dire, qu’un seul mot pourraitavoir des conséquences terribles. Que je pourrais faire pire que mieux,

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provoquer, envenimer, regretter. Je ne suis pas lâche, il y a longtempsque j’ai appris à me taire.

Il n’a pas un regard pour moi. Cette fois je ne suis pas sa proie. Ducoin de l’œil, je le vois la fixer avec sa rage d’homme petit et faible. Sestraits sont devenus incroyablement durs; son profil s’est aiguisé, ilpourrait trancher comme une lame de stylet; ses yeux brillent d’un éclatqu’ils n’ont que dans la violence. Il ne prononce pas un mot, il est sûr deson bon droit, je le sais. Elle n’avait qu’à la fermer; après tout, elle lui adonné un coup de pied, elle lui doit le respect, elle va apprendre ce quec’est que la vie, ce que c’est d’être une femme.

Je suis sonnée. Cette fois, je regarde le miroir; sans lunettes, je medevine transparente et l’œil éteint. Il l’a frappée. Je me le répète : il l’afrappée. Dans cet ascenseur qui n’en finit pas de monter, je l’entendselle et le vois lui, tel qu’il sait être, médiocre, calculateur et cruel. Je medemande si je ne dois pas en avoir pitié. Il est blême.

Il l’a frappée. L’information met du temps à m’arriver vraiment. Il-a-levé-la-main-sur-elle. Et ça lui a visiblement plu. Peut-être même qu’iljouit sous mes yeux de l’avoir tapée ? J’hésite, est-ce qu’il l’a battue ?

Il a calculé son geste pour ne pas qu’il y ait de trace. Je suis sans voixet étrangement calme. Je me parle parce que je sais que ça ne sert àrien de lui parler. Il a toujours raison et il ne s’excusera jamais.

Je ne fais rien à part me faire face et je me dis que je dois ab-so-lu-ment revenir à moi.

Je me rappelle. Reviens. Celle que tu étais, celle que tu étais avant,

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celle que tu étais avant lui doit revenir. Je-dois-revenir. Pour la petite.Au moins pour la petite. La petite a besoin de toi.

Au 7e, j’ouvre la porte de l’appartement et nous nous asseyons toutde suite toutes les deux, par terre, dans le couloir. Je la prends dans mesbras, je nous console avec de pauvres mots qui rassurent : « Papa vavenir ma chérie ».

Je nous berce avec toute la tendresse qui me reste tandis qu’il noustoise, lèvres pincées et jointures serrées devant la cuisine. Elle se relèveet je la suis dans le salon. Nous ouvrons le jeu, des cartes de l’alphabeten relief, elle les touche et je les lui nomme en attendant son papa.

Quand elle partira avec lui à 17 h 30, nous aurons découvert les lettresde A à J comme son prénom. Gentiment, elle nous dira au revoir, commesi de rien n’était, comme si rien de spécial ne s’était passé dans cetascenseur. C’est la dernière fois qu’elle l’a vu.

Nous ne nous sommes pas parlé lui et moi ce soir-là. Le lendemain,j’ai marché dans Bruxelles, et je me répétais : il l’a claquée. Je n’ai pastout de suite pensé qu’il a toujours été violent. Il m’a fallu quelques joursencore pour réaliser que j’avais vécu dix années dans la peur.

Alors j’ai profité d’une de ses absences pour faire venir un serrurieret mettre ses affaires hors de chez moi. Et je me suis dit que, sans lapetite, il y serait encore chez moi, et qu’à coup sûr, elle et moi, dans cevaste univers, nous nous étions retrouvées, infiniment etmystérieusement proches l’une de l’autre.

Et aussi qu’un enfant, c’est beaucoup plus grand qu’on ne croit.

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Thibaut GROUY

Prédateur

Le sol tremblait de manière presque imperceptible. Peu sontcapables de détecter des vibrations aussi subtiles. Elles produisent unson inaudible pour la plupart, mais pas pour le prédateur embusqué, lessens aux aguets, les muscles tendus, les nerfs à fleur de peau. Il scrutaitau loin, dans l’attente d’un mouvement qui confirme ce qu’il avaitanticipé : l’arrivée du troupeau. Il n’avait pas chassé depuis plusieursjours et la soif de sang inextinguible avait repris le dessus. Il ne pouvaitréprimer un tel besoin. C’était écrit dans ses gènes; il était né pour tuer.

Il aperçut enfin les premiers membres du troupeau dans la lumièrecrépusculaire. Leurs ombres s’allongeaient derrière eux, leurs regardsvagabondaient distraitement. Ils avançaient d’un pas preste, pressésles uns contre les autres. Ils formaient ainsi une masse compacte debétail abruti. Leur marche hâtée soulevait un léger nuage de sable. Déjàla moitié de cet imposant cortège était entrée dans le champ de visiondu prédateur. Celui-ci connaissait exactement ses habitudes. Il savaitpar où il passerait et à quel moment. Il n’y avait pas plus prévisible quece genre de proies. Cependant, il n’était pas suffisamment expérimentépour oser s’attaquer à des animaux plus méfiants.

Le soleil avait presque disparu du ciel, laissant les ténèbres recouvrirpeu à peu l’environnement. Il n’était plus possible de distinguer lescouleurs; le décor était devenu un nuancier de gris. Entre chien et loup,dit-on. Et cela arrangeait bien notre représentant du sommet de la

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pyramide alimentaire. Se faire passer pour une simple bêtedomestiquée lui garantissait un avantage tactique. Dans l’obscuriténaissante, il pouvait aisément se glisser parmi eux sans éveiller lemoindre soupçon. Mais il préféra se déplacer jusqu’à une cavité plussombre encore, guettant avec avidité son passage. Son assaut seraitfulgurant. Il ne fallait pas créer un mouvement de panique… Dans unpremier temps. Cela pourrait le mettre lui-même en danger. Chacun deses gestes devrait être précis et efficace comme les engrenages d’unehorloge. Un faux mouvement, une hésitation et tout basculerait en unemicroseconde. Au mieux, il pourrait prendre la fuite et commencer àtraquer un nouveau troupeau dans un autre endroit (ce n’était pas lesopportunités qui manquaient). Au pire… Il balaya ces pensées parasitesde son esprit. Il était bien trop pragmatique pour se laisser envahir parles incertitudes de l’avenir. Alors que la distance qui le séparait de sacible diminuait, il se concentra à nouveau sur l’instant présent.

L’adrénaline s’était frayé un chemin dans ses veines. Elle s’étaitinfiltrée dans chaque parcelle de muscle et stimulait son systèmenerveux au maximum. Le cerveau en alerte, il pouvait même entendreles battements de son propre cœur en fond. Il savourait la chaleur deson être. Pas une douce flamme mais un furieux incendie, prêt à dévorertoutes les chairs à sa portée. Dans le noir scintillaient deux petitesescarbilles rougeoyantes, témoins du brasier qui l’habitait. Le maitriserrelevait de l’exploit. Il ne parviendrait pas à réprimer une telle violencebien longtemps. Heureusement, le troupeau s’était rapproché à unevitesse folle. Dans l’ignorance, il poursuivait sa course effrénée, lecerveau programmé à respecter un itinéraire fixe. Les silhouettesélancées dansaient dans les dernières lueurs du jour. Le bruit de leursfoulées rapides envahissait l’atmosphère. La tension atteignait sonparoxysme. Le monstre à l’affut étudiait chacune des proies potentielles

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à la recherche d’un signe…

Une femelle ralentit la cadence et se détacha de la masse. Leprédateur la repéra instantanément. Lorsqu’elle s’isola nettement dugroupe, il focalisa toute son attention sur elle. Cette innocente créaturereprésentait la délivrance, la purge de ses pulsions assassines. Il n’yaurait aucune autre occasion; ce serait elle et nulle autre. À peine l’avait-il découverte que déjà elle l’obnubilait. Sa fourrure soignée aux refletsdorés, ses courbes délicates et sensuelles, sa posture altière… tout enelle provoquait la fascination et l’appétence. Instinctivement, ilretroussa la lèvre supérieure.

Sa trajectoire indécise la précipitait dans le piège. Lui se rapprochaità pas feutrés tandis que les bribes d’une conversation au téléphone luiparvenaient :

– J’ai été retenue plus… Clôturer leur dossier…

Sa voix était ferme, sans compromis. Elle dégageait une certaineassurance, un fort tempérament qui devait lui être utile dans saprofession.

Six mètres.

– Ne t’é-ner-ve PAS, articula-t-elle dans son portable, insistant biensur la négation.

Elle n’avait pas haussé le ton mais son expression était sanséquivoque. Accaparée par la discussion, elle n’avait pas remarqué quele couloir était désormais désert (ou presque). Le reste du troupeau

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s’était rué dans les profondeurs de la station de métro.

Quatre mètres.

Il respirait son parfum. Puissant. Enivrant. Le désir le consumait del’intérieur, balayant toute trace d’humanité sur son passage. Ne restaitplus que le carnassier, si proche de sa convoitée. Si affamé.

Deux mètres…

L’attaque fut foudroyante. Un éclair. Le prédateur fondit sur elle,enfonçant impitoyablement ses griffes dans le ventre de la jeunefemme. Elle sentit la lame d’acier s’enfoncer en elle de dix centimètreset poussa un cri, rapidement étouffé par une pression sur sa gorge. Ill’attirait dans l’obscurité au moment de lui asséner un deuxième coupde couteau. Celui-ci perfora son poumon gauche. Le troisième coup futfatal; le métal froid glissa le long de son estomac pour aller sectionnerl’aorte. Surprise par un tel déferlement, elle était restée amorphe, lesmuscles pétrifiés. Elle, qui était d’habitude si fière, presque arrogante,était réduite à l’état de pantin entre les griffes de cette bête. Lorsqu’elleémergea de sa brève léthargie, il était trop tard. D’une main, elle tentavainement de dégager sa trachée. L’agresseur la plaqua au sol. À mesureque le sang s’écoulait de ses blessures, elle perdait toute son énergievitale. Elle avait toujours été une battante, c’était dans sa nature. Seretrouver dans une telle situation de faiblesse la laissait démunie. Endernière option, elle tenta d’appeler à l’aide mais tout ce qui sortit desa bouche, c’était un souffle mourant. Elle prit alors pleinementconscience de ce qui lui arrivait. La peur l’enserra. Une peur primaire,archaïque. Elle était la mouche prise dans la toile. L’antilope saisie parle fauve. La brebis dans la gueule du loup. Elle sentait venir la fin, et

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l’instinct de survie n’y changerait rien. Elle croisa le regard de sonassaillant et y vit toute la cruauté que pouvait recéler l’âme humaine.Deux grandes pupilles la fixaient intensément. Deux fenêtres vers unabysse qui voulait l’aspirer. Pas de souvenir précis défilant devant sesyeux. Juste des images floues, hétéroclites. Une succession de flashsincohérents, comme si toute son existence n’avait aucun sens. Elleperdait pied avec la réalité.

Le prédateur était quasiment allongé sur sa victime. Le sangmaculait sa chemise. Il entendait vaguement le GSM déverser desphrases dérisoires du genre « …Tu m’écoutes au moins… ». D’un gestebrusque, il le poussa plus loin. Il ne voulait surtout pas être dérangépendant l’instant crucial. La fournaise, qui le dévorait depuis le début,se calmait lentement. Désormais impassible, il sondait le visage d’enface qui, lui, affichait un air affolé. Elle comprenait l’inéluctable. Sesglobes oculaires roulaient dans leurs orbites à la recherche d’uneéchappatoire. La pauvre bête sans défense s’accrochait encore à la viedans un réflexe primitif. Il sentit les muscles de sa proie s’alanguir, sarespiration devenir lourde. Il capta alors son regard et y vit toute lafaiblesse que pouvait recéler l’âme humaine. Deux petites pupillesfébriles l’observaient craintivement. Deux petites prunelles au fonddesquelles luisait une flammèche moribonde. Elle perdait pied avec laréalité.

L’espace entre les deux êtres n’était pas plus épais qu’un linceul. Ilsétaient tous deux figés dans une sorte de communion macabre. Lemonde autour d’eux s’était évaporé. Elle basculait; lui s’accrochait à cemoment infime et infini. Ce moment où l’ultime étincelle de vies’évanouit, avalée par le vide. Un vide vertigineux et redoutable. Lenéant, l’absence de tout.

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Encore en extase, le prédateur se releva. Lorsqu’il perçut legrondement annonçant l’arrivée imminente d’un nouveau troupeau ensens inverse, il prit la fuite laissant derrière lui un cadavre exsangue.Dehors, une fine couche de sable générée par des travaux se dispersait,emportée par le vent d’ouest. Les centaines d’empreintes fraichementtracées s’estompaient progressivement. L’éclairage public jetait sur larue une lumière austère tandis que les derniers rayons du soleilfrappaient le haut des gratte-ciels. Dans l’air humide et malsain de cemois d’automne résonnèrent les premiers cris d’effroi provenant desentrailles de la ville. L’attaque avait été foudroyante. Un éclair.

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Savina LEE

L’angle mort

On avait décidé de bouger. Le début de soirée chez Auré c’étaitsympa, il y avait de l’ambiance. Trente-deux piges. On avait commandéplein de tapas, on avait bien bu.

On avait envie d’aller dans un bar, danser sur les tables. Je croyaisque j’allais passer une belle nuit.

Et je suis là. Est-ce que je suis en train de mourir ? C’est trop con.Quand j’arrive à penser, je pense à ça, que c’est trop con.

Parfois je pars, mais il y a un gars qui me parle tout le temps, ou bienc’est un autre, je sais pas… Combien ils sont, plusieurs, mais j’en saisrien… Il y a beaucoup de bruit, ça pue, ça fait plusieurs fois que je mevomis dessus, je suis épuisée, j’ai mal partout, c’est trop con.

Où sont Auré, Charlotte et Céline ? On était quatre dans la voiture.Je me concentre sur les sons pour entendre leurs voix, mais j’arrive pasà rester attentive; d’ailleurs, il y a un bourdonnement de dingue quicouvre tout. Il y a du vent, des cliquetis, des voix en français, ennéerlandais, des walkies talkies qui grésillent sans cesse, avec des bipsbips… Et ce gars qui me parle, mais je comprends rien à ce qu’il dit, ilme lâche pas… Ou bien c’est un autre…

Je crois que je lui demande où sont mes potes et je crois qu’il

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n’entend pas parce qu’il met juste ses deux mains sur ma figure. Maisça m’a tellement fatiguée de poser une question que je m’endorscomme ça, avec la sensation de ses mains chaudes autour de mes yeux.

Je suppose que je ne dors plus mais je ne sens plus mon corps, je SUISle bourdonnement. Un bourdonnement qui entend s’il ferme lespaupières, qui voit s’il arrête d’écouter. Une seule perception à la fois.En plus, j’ai Alzeihmer, impossible de savoir à quoi ressemble ce gars :dès que j’ai les yeux fermés, je ne parviens pas me à figurer ses traits et,quand je les ouvre, je ne sais jamais si c’est le même qui est là, penchésur moi. Parce qu’ils sont plusieurs, ça j’ai bien compris.

Parfois je me dis qu’ils sont bien gentils de supporter l’odeur, le bruit,mon immense fatigue… Est-ce que je meurs maintenant ? C’est tropcon, la prochaine fois, on devrait danser chez Auré, en sautant dans lesfauteuils, comme des enfants… Mais il n’y aura plus jamais de prochainefois, cocotte…

Parfois ça me réveille parce qu’ils me mettent un truc sur le visageet puis je me rendors. Je finis par n’être ni bien ni mal, je pense que plusrien n’existe, le monde était une vaste blague à laquelle on a tous cru,une sorte de poisson d’avril géant aux infos pour toute la planète etdepuis des générations… Les tables de multiplication, les noms latins,les multinationales, Mère Teresa ou Lady Gaga, tout ça n’a jamaisvraiment existé, hein, c’est ça ? On nous fait croire vraiment n’importequoi ! Mais quand on meurt, on se rend bien compte qu’il n’y a rienqu’une fatigue énorme, un bourdonnement hypnotisant, des tubesdigestifs qui se remplissent et se vident… Voilà on n’était que ça, degentils tubes digestifs à l’assaut d’un monde imaginaire, des tubesdigestifs bien obéissants qui comptent, étudient, bossent, font la fête

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et fondent de merveilleuses familles de tubes digestifs…

Et puis là, ils sont deux, c’est sûr. Il y en a un qui a son visage près dumien et l’autre, je le vois derrière, il fait des travaux de chantiers, il a unescie qui fait des étincelles. Et le pire c’est qu’on dirait qu’ils s’encouragentl’un l’autre ou qu’ils jouent à touché-coulé, ils semblent se donner desindications, ça a l’air passionnant leur truc. En tout cas moi, ça meréveille complètement parce que ces étincelles-là, c’est beau, c’estinattendu, et je me concentre dessus. Elles décollent, fusent,s’éteignent et recommencent… Je peux faire un vœu ? Au début, jevoulais leur dire qu’ils pouvaient arrêter leur jeu, que tout ça n’étaitqu’une blague de toute façon mais là j’ai envie qu’ils continuent, j’aimebien.

Je crois que je suis mieux parce que quand le gars m’a dit avec uneétrange douceur dans la voix : « Tu es très courageuse et il va falloir l’êtreencore… », non seulement j’ai compris mais j’ai eu le réflexe de me direqu’avec les mecs c’est toujours comme ça : leurs compliments, en faitce sont des menaces.

Deux ans et sept mois qu’on s’est rencontrés. Enfin que moi je l’airencontrée. Parce qu’elle me dit que ce soir-là, c’est comme si elle nem’avait pas vu, pas enregistré… Moi je me souviens de tout, et surtoutd’elle, de son visage tranquille, de son regard perdu : elle s’abandonnait,elle n’y croyait plus et surtout elle ne comprenait rien à ce qui arrivait.Elle partait rejoindre ses trois « meilleures collègues » décédées sur lecoup.

Nous, dès qu’on a vu qu’il y en avait une qui respirait encore, quin’était touchée ni à la tête ni aux autres endroits vitaux, on a développé

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le max de moyens. C’était ça notre nuit, sortir cette fille de là, une coursecontre l’amertume et les minutes. On voulait pas qu’elle parte et en plusmoi je l’ai tout de suite trouvée belle…

Elle était coincée dans la carcasse de la voiture, perdait du sang,beaucoup trop de sang, par l’artère fémorale, son cœur s’épuisait, sespoumons fatiguaient, bref ses paramètres étaient mauvais et onn’arrivait pas à atteindre l’hémorragie.

Et puis je suis passé tous les jours aux soins intensifs. Avec des fleursparfois ! Elle n’était pas vraiment enthousiaste, pas vraiment contrairenon plus… Elle ne disait pas grand-chose et je comprenais bien ça…Quelque chose au fond de moi me demandait de m’obstiner. Ellem’appelait « Mister Brightside »…

Alors voilà moi, suivant mon horaire, je me trouvais toujours une « pause Pauline », et je montais au cinquième chambre B523. Elle estsortie de là et je l’ai suivie. Elle a fait sa kiné, on allait boire des cafés,elle a fini par me demander des détails sur cette nuit-là, à quoi çaressemblait, ce qu’elle disait, si elle m’avait vomi dessus. Elle acommencé à rire de mes vannes de con, elle s’est remise à bien marcher,à vouloir aimer. Elle m’a dit :

– D’accord. Je pense qu’à toi je peux faire confiance.

Et j’ai senti que ça venait de loin.

Aujourd’hui, Pauline, on est de nouveau à deux dans cet hôpital saufque là on est au dixième et que moi qui ai l’habitude d’agir selon desprocédures, gestes calculés, paroles soupesées, moi qui ai toujours

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quelque chose à faire dans chaque situation d’intervention, que ce soitun clochard bourré qui a glissé sur le trottoir, une demoiselle qui a oubliéde petit-déjeuner, ou un chauffeur de poids lourd qui a omis de mettreson clignotant, là je suis comme un touriste, complètement Lost intranslation. Je caresse tes cheveux, je retiens ta cuisse pleine decicatrices, ok, parce que l’infirmière dit que c’est bien pour toi. Tu saisPauline, malheureusement, j’ai déjà vu un enfant mourir, j’ai déjà vu unemère tenir son enfant mort, j’ai dû observer des vieux agoniser dansd’affreux gargouillis, des visages crispés, entendre des cris quit’arrachent l’âme, des gens qui ont mal, des gens qui ont la trouille, desgens qui ont tellement peur que ce soit foutu, mais je suis toujours restécalme, confiant. Parce que c’est ce qu’il faut, parce que c’est la seulechose que je peux apporter. C’est pas une histoire d’adrénaline, je croisque c’est une question de racines, un truc au fond de moi qui me permetde rester droit, un truc difficile à expliquer aux gens, mais là, Pauline, tuvois, je tremble, je vais chialer, je vais chialer…

Je sais que personne ne va mourir mais je ne nous ai jamais sentiaussi fragiles, je n’avais jamais perçu les choses sous cet angle-là, c’estcomme une partie du fonctionnement de l’univers qui m’était restéinvisible jusque là et pourtant j’avais les yeux bien ouverts, crois-moi !

Pauline, tu me regardes avec fierté, c’est plein d’étincelles dans tatête je te connais, et je m’accroche à ça quand le docteur nous dit :

– Voilà la tête est presque dégagée. Madame, encore une pousséeet bébé est là !

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Michel BARBIER

Petit matin

Le village allait bientôt s’éveiller… La nuit s’était passée sans bruit,hormis les miaulements des chats. Si le ciel restait bien noir au-dessusdes toits, on avait déjà entendu quelques chants d’oiseau isolés. Del’autre côté de la voie de chemin de fer, le coq de la ferme se taisaitencore. Plus loin, entre les nuages, on apercevait une poignée d’étoiles,comme des étincelles, qui scintillaient, l’une après l’autre.

Debout dans la cuisine, en salopette bleue, le garagiste vidait satasse de café. Il avait l’air mal réveillé. D’ordinaire, il ne se mettait pasau boulot avant les huit heures, huit heures et demie. Mais le client avaitdit : au lever du jour. Et le travail n’était pas fini… Il descendit l’escalierde fer, brancha le poste à souder, s’enfonça la tête dans le casque etbaissa la visière de protection. L’appareil crépita sèchement, commedes feuilles mortes sous les pas d’un coureur, tout en soulevant deséclaboussures d’étincelles.

L’épicière, en peignoir, versa du lait dans un poêlon. Puis, elles’aperçut qu’elle n’avait plus de chocolat. Mais elle n’avait qu’à passerla porte du magasin pour en trouver… Elle tourna le bouton du réchauden approchant l’allume-gaz du bec. Elle dut appuyer plusieurs fois pourobtenir la petite étincelle qui fit jaillir les flammes. Quand le lait se mità frémir, elle y plongea une barre de chocolat noir.

À seize ans, on n’aime pas se lever tôt. Pourtant, depuis qu’elle aimait

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Nicolas, Louise était toujours debout la première. Elle s’éternisaitdevant le miroir de la salle de bain, pillait la trousse de maquillage desa mère et changeait trois fois de tenue… Son cœur battait déjà un peuplus fort quand elle s’engagea sur le trottoir, son cartable au dos. Uneétincelle de clarté matinale venait d’effleurer le clocher de l’église.

Derrière sa fenêtre, au-dessus de l’enseigne du garage, le vieux,immobile dans son fauteuil, regardait le monde apparaitre : la rue, lepassage à niveau, le quai de la gare, les voies, la cour de la ferme…Depuis qu’il voyait passer Louise, fraiche et jolie comme toutes lesamoureuses, une lueur fugitive brillait au fond de ses prunelles éteintes,chaque matin.

Louise tourna dans la ruelle en pavés, puis se mit à courir jusqu’à lachapelle. À l’intérieur, c’était sombre et humide. La flammècherougeoyait dans la lampe à huile, entre la dizaine de chaises et l’autel,éclairant à peine le grand Christ en croix et la statue de la Vierge… Uneombre passa derrière un vitrail et Nicolas entra.

À chaque fois qu’ils étaient serrés l’un contre l’autre, langue contrelangue, une étincelle fulgurante éclatait qui leur perçait les reins. Celafinirait par un incendie, un jour ou l’autre… Ils ne se disaient rien… Ilsparleraient plus tard, tout leur saoul, dans le train.

Nicolas sortit son paquet de cigarettes et le Zippo que Louise lui avaitoffert. Elle sourit en suivant chacun de ses gestes : l’index qui soulèvele couvercle du briquet, avec un petit déclic, le pouce qui fait tourner laroulette jusqu’à la soudaine étincelle qui enflamme la mèche… Ilsfumèrent, les yeux dans les yeux, savourant ce premier plaisir défenduqui en prédisait d’autres. Elle toussa un peu et prit une décision : quand

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elle attendra leur premier enfant, elle arrêtera, évidemment…

Si quelqu’un dormait encore dans la rue, le fracas du volet du garagevenait de l’éveiller à coup sûr. Le client attendait déjà sur le trottoir, tiréà quatre épingles, comme tous les représentants de commerce… Il avaitdormi dans la chambre d’hôte, au-dessus de l’épicerie, et le garagistel’envia pour ça.

Le moteur de la voiture ne démarra pas du premier coup et le clients’énerva. Le garagiste dit que ce n’était pas grave : un problèmed’allumage, l’étincelle qui ne se produit pas. Il faudrait remplacer lesbougies, mais le client n’avait pas le temps, il avait déjà du retard. Il ditqu’il s’arrêterait au retour. Le moteur finit par vibrer sous le capot, justeau moment où un premier rayon de soleil fusait de derrière la colline…Le garagiste s’avança un peu pour jeter un coup d’œil vers le magasin,mais la belle épicière ne semblait pas pressée d’ouvrir.

Louise et Nicolas se tenaient par la taille, sur le quai, au bord desvoies. Ils attendaient l’express pour l’Italie qui passait quelques minutesavant leur omnibus. Bientôt, il allait déferler devant eux à toute vitesse,pareil au flot tumultueux d’un torrent souterrain, quand il débouche duflanc de la montagne… À la belle saison, le soleil matinal éclairait parl’arrière les compartiments dont les stores n’étaient pas baissés, etc’était comme l’obturateur d’un projecteur de cinéma qui en mettaitplein les yeux… Un jour, Louise et Nicolas monteraient dans ce trainpour aller à Venise.

La voiture s’apprêtait à franchir le passage à niveau quand la sonneriese déclencha et que les feux rouges se mirent à clignoter. Lereprésentant hésita, ralentit, puis se dit qu’il était déjà très en retard,

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qu’il avait le temps de passer… Il enfonça l’accélérateur, la voiturebondit, mais le moteur cala, au milieu des voies.

En un instant, tout se figea, comme si quelqu’un avait appuyé sur « pause » : Louise et Nicolas enlacés sur le quai, le fermier devant laporte de l’étable, l’épicière occupée à lever son volet, le garagiste quisortait pour la saluer.

On entendait que la sonnerie menaçante et le démarreur, sansrelâche et sans succès. La maudite étincelle ne venait pas. Il aurait dûfaire remplacer les bougies… Il n’envisageait même pas de quitter lavoiture. Il insistait encore, et encore… Alors le bruit du rapide surgit,lointain, et très vite de plus en plus proche, de plus en plus fort. Le trainapparut, tout au bout des voies, dans un reste de brume matinale.Aussitôt, il freina. Du métal des roues, crissant sur celui des rails,jaillissaient des gerbes d’étincelles colorées… Le représentants’arcbouta sur le volant, donna un coup de clé rageur et la voituredémarra, enfin. Le souffle du train effleura son pare-choc arrière.

Pendant de longues minutes, assis sur son capot, devant la ferme, ilrespira l’air à grandes gorgées, malgré les effluves du tas de fumier ausommet duquel le coq s’était décidé à chanter. Le fermier le regardaiten hochant la tête… Louise et Nicolas allaient monter dans l’omnibus.Elle tremblait encore un peu et il lui caressait les cheveux… L’épicière,toute pâle, posa la main sur son décolleté en poussant un soupir desoulagement et adressa un sourire au garagiste qui en fut heureux pourla journée.

La sonnerie du passage à niveau s’arrêta. Le coq se tut. Le clocherde l’église tinta sept fois… Le vieux, au-dessus du garage, décolla son

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visage de la vitre et retomba dans son fauteuil. Il avait pris l’habitude,depuis longtemps, de penser à la mort, chaque jour, pour ne pas êtresurpris le moment venu. Il s’en approchait doucement dans sa tête, pastrop près, pour ne pas la provoquer, comme s’il voulait l’apprivoiser. Illa connaissait mieux que quiconque dans le village. Et mieux quequiconque il avait vu, juste au-dessus du passage à niveau, les rayonsdu soleil levant étinceler sur la lame de la grande faux.

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Table des matières

Préface 7

Sélectionneurs / Jury 9

Palmarès 11

Textes des lauréats cadets 17

Marie-Louve BRUYAUX - Par-dessus le rebord de sa tasse de thé 19

Seelis VAN DER AUWERAERT - Souvenirs 27

Alexia DEHAES - Élémentaire, mon cher Klimt 33

Textes des lauréats juniors 41

Claire FRANCIS - Grand frère 43

Sarah MASSAY - Dans une chambre 55

Gaëlle SIMON - Dans la vie d'une allumette 61

Textes des lauréats adultes 67

Françoise GUIOT - Ma vie à pile ou face 69

Anne VERHAEREN - InstantaNés 79

Martin COENE - Mamy 87

Guillaume LOHEST - Le premier tweet de Prometeo 97

Valentine DUHANT - Joyeuses Pâques ! 107

Patricia HARDY - Au troisième étage 113

Thibaut GROUY - Prédateur 119

Savina LEE - L'angle mort 125

Michel BARBIER - Petit matin 131

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- Kalame, réseau des animateurs d'ateliers d'écriture,

- la Compagnie de Lecteurs et d'Auteurs (CLéA),

- le Centre de l'Audiovisuel à Bruxelles,

- le Centre du Film sur l'Art,

- le café-théâtre B'lzou,

- le Centre belge de la bande dessinée,

- les éditions Le Lombard,

- les éditions Racine.

Nous remercions aussi :

Etincelles - Recueil des meilleurs textes 2015 Dépôt légal : D/2015/3233/2

Coordination du projet : Anne Vandendorpe en collaboration avec Virginie D’HoogeRelectures et corrections : Lydia Zaïd et Judith LachtermanEncodage de la base de données : Vicky GillissenGraphisme : Olivier DavidSans oublier les interventions de Rachid El Khabbabi, André Mortier et Kamélya El M’Rabet

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Page 140: Recueil 2015 des meilleurs textes primés

La promotion du françaisau cœur de BruxellesCréée en 1976 d’après le mot cher à Léopold Sédar Senghor, la Maison de la Francitéest une ASBL qui assure la promotion de la langue française et de la francophonieinternationale, dans un esprit d'ouverture et de modernité. Cette action s'exerceprioritairement dans les régions bruxelloise et wallonne. Loin de se limiter auxspécialistes, elle vise à sensibiliser le public le plus large.

À travers de nombreux services et activités destinés à un public varié, francophoneou non, elle contribue à faciliter l'apprentissage et la maitrise du français oral et écrit,tout comme à stimuler l'expression en français. Par son concours de textes, c'est àla liberté de création et à l'imagination qu'elle souhaite encourager jeunes et adultesà partir de l'âge de 12 ans.

18 rue Joseph II - 1000 Bruxelles

02 219 49 33

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La Maison de la Francité bénéficie du soutien de la Commission communautaire française.