raison et foi

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SnevJournal des aumneries

Foi et RaisonNol 2008

Snev est le journal des aumneries catholique et protestante de lcole normale suprieure

Le Royaume des Cieux est semblable un grain de snev quun homme a pris et a sem dans son champ. Cest bien la plus petite de toutes les graines, mais, quand il a pouss, cest la plus grande de toutes les plantes potagres, qui devient mme un arbre, au point que les oiseaux du ciel viennent sabriter dans ses branches. (Mt 13 3132)

Snev

Foi et RaisonNol 2008

quipe de rdaction : Bruno Le Floch et David Perrin

Foi et Raison

ditorialSi Benot XVI, la suite de Jean-Paul II et de son encyclique si importante Fides et Ratio de 1998, laquelle le futur pape avait beaucoup contribu, insiste autant dans son ponticat sur la question des rapports entre la foi et la raison, cest quil considre que notre monde aujourdhui a un besoin vital de sinterroger sur ce sujet et quil ne le fait pas assez. La question nest certes pas nouvelle mais elle est profondment actuelle et la vigueur des dbats autour du pape en est la preuve objective. Benot XVI nous invite scruter les signes des temps et reconnatre qu lorigine de la plupart des crises spirituelles contemporaines se trouve un usage dfectueux de la raison humaine. Lglise nest pas sauve de ce constat. Elle a autant besoin que le monde dapprofondir aujourdhui ce sujet. Le pape incite en effet les croyants toujours plus et toujours mieux se servir des lumires naturelles de la raison an que la foi puisse saffermir, se dvelopper et les incroyants ne pas idoltrer la raison, ne pas en rester des prjugs et des distinctions de sphres abusives. lhorizon de la question foi et raison , se trouve pose celle de la nature humaine, de son identit profonde et celle dune ractualisation de tous nos choix de vie. Lappel lanc par Benot XVI est tout le contraire dun alarmisme strile. La conscience aigu dune menace spirituelle portant sur la raison, la philosophie, les sciences et sur tout ce quelles impliquent est porte par la certitude dune vocation intacte de la raison humaine et de la foi capables datteindre ensemble la Vrit. Ce Snev rpond donc la double invitation du pape cultiver notre foi et notre raison en nous interrogeant justement sur la non-contradiction des deux. Nous avons voulu aussi travers ce numro tmoigner lintrieur mme de lcole de la grande intelligence de la foi, dans toutes ses dimensions, et de lunit de vie que nous voulons toujours plus forte entre nos tudes et notre foi.

La foi et la raison sont comme les deux ailes qui permettent lesprit humain de slever vers la contemplation de la vrit. Cest Dieu qui a mis au cur de lhomme le dsir de connatre la vrit et, au terme, de Le connatre lui-mme an que, Le connaissant et Laimant, il puisse atteindre la pleine vrit sur luimme. 1 Bruno Le Floch et David Perrin

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Encyclique Fides et ratio, Jean-Paul II, 1998.

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Sommaire

ditorial . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Thme : Foi et RaisonCredo ut intellegam, intellego ut credam Lencyclique Fides et Ratio (1998), Jean-Paul II Cosima Flateau et Clary de Plinval . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Quest-ce que la thologie ? Graciane Laussucq Dhiriart . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Faut-il abandonner lexistence de Dieu ? Jean-Baptiste Guillon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Digressions sur trois discours de Benot XVI Louis Manaranche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La raison et le mystre Au commencement tait le Verbe Louis Delpech . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . LActe de croire Anne Duguet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le Mystre de la Croix Emmanuelle Devaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le Problme du mal au regard de la foi et de la raison Antoine Cavali . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La folie en Dieu de la petite Thrse Pascale Ratovonony . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Chercher Dieu en Vrit Quaerere Deum David Perrin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le Langage de la parabole Delphine Meunier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le Scandale de lidole David Perrin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Sommaire Les Monstres de la raison Alexandra Fricker . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Thologie et philosophie Linterprtation des critures chez Matre Eckart Adeline Levilion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Hypothse dune lecture thologique de la physique de Pascal Elsa Ballanfat . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le cas Voltaire Agns de Ferluc et Paul-Victor Desarbres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La foi lpreuve du scandale chez Kierkegaard Marina Seretti . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Bergson et le mysticisme Marie-Nil Chounet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Lecture du Drame de lhumanisme athe dHenri de Lubac Jeanne-Marie Martin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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TalassadesTmoignage dun lve scientique croyant Xavier Lachaume . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Thtre : Un chemin dans le dsert Simon Gourdin-Bertin et Bruno Le Floch . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Foi et Raison

Lencyclique Fides et Ratio (1998), Jean-Paul II

Cosima Flateau et Clary de Plinval

Prsentation gnralePourquoi une encyclique sur la philosophie lapproche du 3e millnaire ?

J

II PUBLIE lencyclique Fides et Ratio le 14 septembre 1998, en la fte de la Croix glorieuse : la rexion sur la Croix est, dans le texte, le lieu dune rencontre difcile mais fconde entre la foi et la raison. En octobre 1998, Jean-Paul II fte aussi le 20e anniversaire de son ponticat, et en tant que philosophe, il a voulu placer ce ponticat sous le signe dun dialogue enrichissant avec la philosophie. Enn, une encyclique rpond toujours une urgence du temps prsent. Si le Pape publie Fides et ratio, ce nest pas seulement pour dire son estime profonde pour la philosophie, cest parce quil discerne une menace pesant sur la philosophie en tant que recherche de la vrit ultime. Et cette menace touche lglise car, pour elle, la philosophie, en plus de sa mission propre, joue un rle essentiel au service de lintelligence de la foi. Quelles en sont les grandes lignes ? Cette encyclique a pour objet de montrer lalliance non seulement naturelle mais ncessaire et fconde de la foi et de la raison pour le croyant. Dans cette optique, Jean-Paul II tient mettre en valeur les richesses de la rexion philosophique sur le plan de ses aspirations, de ses mthodes et de sa rigueur conceptuelle : ce texte est donc dabord un hommage dun philosophe la philosophie. Cest aussi lhommage dun croyant et dun homme dglise car Jean-Paul II sait combien la rexion philosophique nourrit et affermit la rexion thologique. Mais Jean-Paul II met aussi en lumire les risques de drive que connat la philosophie contemporaine et cherche montrer comment la philosophie, elle aussi, gagne se mettre au service de la comprhension de la Vrit Rvle. Jean-Paul II dveloppe sa pense en trois tapes : il examine dabord les vocations respectives de la foi et la raison, avant de prsenter le combat spirituel de la raison et de la foi, et enn la mission aujourdhui de la raison et de la foi. La Foi et la Raison sont comme les deux ailes qui permettent lesprit humain de slever vers la contemplation de la vrit. Cest Dieu qui a mis au cur de lHomme le dsir de connatre la vrit et, au terme, de Le connatre lui-mme an que, Le connaissant et Laimant, il puisse atteindre la pleine vrit sur luimme. 6

EAN -PAUL

Credo ut intellegam, intellego ut credam

Lencyclique Fides et Ratio (1998), Jean-Paul II

Introduction : Connais-toi toi-mme La rexion part dune exprience existentielle, qui est par consquent tant celle du croyant que de celle du philosophe : en dchiffrant le monde, par un merveillement la fois naturel et volontaire, lHomme se pose des questions sur les objets qui lentourent et sur lui-mme. LHomme est un animal chercheur de vrit. Au cur de lHomme se trouve ainsi inscrite une qute de sens qui donne lorientation de lexistence : qui suis-je ? do viens-je et o vais-je ? Tel est le sens de ladage socratique : Connais-toi toi-mme . Jean-Paul II montre bien comment ces questions sont prsentes dans toutes les cultures humaines : cest le Christ incarn qui est la rponse cette recherche de vrit en tant quuniversel concret. Ayant conscience davoir reu en Jsus le don dune vrit ultime sur lHomme et sa destine (la diaconie de la vrit ), lglise est parti prenante des interrogations sur le sens de lexistence. Cela explique lestime profonde de lglise pour la philosophie, dans la mesure o celleci est un amour de la sagesse qui sapplique dvelopper une rexion sur le sens de la vie. Lglise reconnat le trsor que constitue la capacit spculative propre la philosophie : les concepts forgs par celle-ci et les normes morales fondamentales constituent le patrimoine spirituel de lhumanit. Lglise voit dans la philosophie le moyen de connatre des vrits fondamentales concernant lexistence de lHomme et la considre comme une aide indispensable pour approfondir lintelligence de la foi et pour communiquer la vrit de lvangile.

Lglise est donc particulirement sensible la menace pesant sur la philosophie contemporaine : cette encyclique est un appel un renouvellement ou un recentrage de la philosophie. partir des temps modernes, la philosophie a eu tendance dtourner son regard du cosmos et de Dieu pour se concentrer de manire unilatrale sur lHomme. Cela a contribu lessor de nouveaux et fructueux savoirs, mais a conduit un anthropocentrisme lorigine dune occultation de la vrit qui nous dpasse. Dans ce climat de scepticisme et dagnosticisme, o le lgitime pluralisme de la pense a parfois dgnr en relativisme indiffrenci et en simple opinion, les philosophes ont prfr cultiver des jardins plus commodes que ceux de la mtaphysique. 7

Cosima Flateau et Clary de Plinval Lglise, en tant que tmoin de la Vrit du Christ, en appelle une rexion renouvele sur la vrit et provoque la philosophie redevenir une sagesse embrassant les grandes questions de lexistence, retrouver sa vocation mtaphysique originelle. Telle est la raison pour laquelle Jean-Paul II entend concentrer son attention sur la vrit et sur son fondement par rapport la foi.

Chapitre 1 : la rvlation de la sagesse de DieuJsus rvle le Pre Lglise vit dans la conscience que Dieu sest donn connatre par Jsus, son ls. Contre le rationalisme qui voudrait limiter la connaissance vraie au seul fruit des capacits naturelles de la raison humaine, lglise soutient que la foi possde en propre une vritable connaissance et quil ne faut pas mlanger deux ordres de connaissance qui ne se confondent pas ni ne sexcluent : la connaissance par la raison naturelle et la connaissance par la foi, les vrits que lon peut atteindre par la raison naturelle et les mystres qui ne nous sont donns connatre que par la Rvlation.

Pour poser la question du rapport de la foi et de la raison, il importe de saisir la nature salvique et historique de la Rvlation. Le but de la Rvlation nest pas la constitution dun systme de pense. travers les vnements et les paroles qui les clairent, la Rvlation manifeste le projet de Dieu de sauver lHomme. Irrductible un savoir philosophique, cette Rvlation sinscrit dans lhistoire parce quelle concide avec lengagement de Dieu aux cts de lHomme dans le temps. Lhistoire est le lieu o nous pouvons constater laction de Dieu en faveur de lhumanit.

Cest lIncarnation du Fils qui fait la synthse imprvisible de Dieu et de lHomme : par le Christ, lternel entre dans le temps, le Tout se cache dans le fragment, Dieu prend le visage de lHomme . La vrit enferme dans le rvlation du Christ est donc ouverte quiconque.

La raison devant le mystre Cependant, tant manifestation de Dieu, cette Rvlation demeure jamais empreinte de mystre. Mme rendue accessible la foi, elle reste une vrit insondable. Cest pourquoi lacte de foi est, par nature, un acte dobissance Dieu qui se rvle. LHomme donne son assentiment dans un moment de choix fondamental o toutes les dimensions de la personne sont impliques : lintelligence et la raison sexercent au maximum de leurs capacits, et par l mme, lHomme grandit en libert. Comme vrit suprme, tout en respectant lautonomie de la crature et sa libert, la Rvlation lengage souvrir la transcendance : pour lglise, la Rvlation est donc la vraie toile qui peut orienter lHomme. La raison aura son rle inalinable jouer condition de se laisser conduire vers linni de la Sagesse. 8

Credo ut intellegam, intellego ut credam

Lencyclique Fides et Ratio (1998), Jean-Paul II

Chapitre 2 : credo ut intellegam La sagesse sait et comprend tout. (Sg 9 11) (1620) Aprs avoir dans un premier temps prcis la diffrence de nature entre les vrits de raison et les vrits de foi, tout en soulignant que les deux genres taient compatibles, JeanPaul II souligne lunit entre la connaissance de la raison et celle de la foi, cette dernire permettant lapprofondissement et laffermissement de ce quapprhende la raison humaine. Il ny a donc pas de concurrence entre la raison et la foi, et la foi nintervient pas pour rduire lautonomie de la raison. Elle intervient en afnant le regard intrieur qui permet lHomme de discerner la prsence de Dieu dans les vnements ou dans la nature. LHomme atteint la vrit par la raison parce quclair par la foi, il dcouvre le sens profond de toute chose. Acquiers la sagesse, acquiers lintelligence (Pr 4 5) (2123) Paul dans lptre aux Romains, afrme la capacit mtaphysique de lHomme. Si la capacit mtaphysique native de la raison humaine a t blesse par le refus originel qui a dress lHomme contre Celui qui est source de toute vrit (Gense), la raison humaine peut tre gurie par la lumire du Verbe incarn. Dans cette perspective, il faut garder en mmoire la distinction entre sagesse de ce monde et sagesse rvle en Jsus-Christ : cest un grand d pour la raison que de souvrir la folle sagesse du Cruci. Ce quil y a de fou dans le monde, voil ce que Dieu a choisi pour confondre les sages. (1 Co)

Chapitre 3 : intellego ut credamAvancer dans la recherche de la vrit (2427) Revenant lexprience existentielle de la qute incessante de la vrit ultime, Jean-Paul II note que celle-ci se dploie non seulement sur le plan thorique de la connaissance du rel, mais encore sur le plan pratique du bien accomplir, sur la question du sens de lexistence, de la souffrance et de la mort. Cette qute sexprime dans les systmes philosophiques et dans les convictions personnelles nourries par les expriences des Hommes. Les diffrents visages de la vrit de lHomme (2835) Quels que soient les genres de vrit, quil sagisse des vrits dexprience ou de la vrit scientique, de doctrines religieuses ou de doctrines philosophiques, la recherche de la vrit saccompagne toujours dun acte de foi, i.e. de croyance. En effet, en tant qutre social, lHomme est incapable de tout vrier et tablir par lui-mme. La croyance peut apparatre comme une forme imparfaite de connaissance ; mais elle recle aussi une grande richesse humaine dans la grce de connatre, non dans une vidence autarcique, mais dans la gratitude dun rapport interpersonnel fond sur la conance. Cest ainsi que, brisant nos tentations dautosufsance rationnelle, les martyrs rendent tmoignage la vrit. 9

Cosima Flateau et Clary de Plinval La recherche de la vrit va donc de pair avec la recherche dune personne qui faire conance. Dpassant le cadre de la simple croyance, la foi chrtienne introduit lHomme dans lordre de la grce qui lui permet de participer au mystre du Christ. Par la communion interpersonnelle avec le Christ, soffre lHomme la possibilit douvrir son intelligence et son cur au mystre. Aprs avoir montr dans le 2e chapitre que la foi fconde et dilate lintelligence humaine (Credo ut intellegam), nous voyons ici que lintelligence ne peut aboutir en sa qute que par un acte de conance ou de foi (intellego ut credam). Ainsi, malgr la distinction des ordres, la vrit rvle en Jsus et la vrit atteinte rationnellement par la philosophie ne peuvent tre quune, puisquelles ont la mme Source premire. Cette unit de la vrit, naturelle et rvle, trouve son identication vivante et personnelle dans le Christ.

Chapitre 4 : les rapports entre la foi et la raisonDans ce chapitre, Jean-Paul II reprend dans une perspective historique et critique les rapports quont entretenus la philosophie et la religion. Il cherche mettre en vidence le mutuel enrichissement de la foi et de la raison philosophique, soulignant la fcondit de leur coopration chez les Pres de lglise et le caractre nfaste de leur progressive sparation depuis lpoque moderne. Les tapes signicatives de la rencontre entre la foi et la raison (3642) Le dialogue de lglise avec la philosophie commence avec le discours de saint Paul sur laropage. Sadressant aux paens de langue grecque, les chrtiens devaient se rfrer la philosophie grecque pour pouvoir se faire entendre. Cest ainsi quun dialogue fcond a t nou entre la philosophie grecque et les Pres de lglise. leurs yeux, la philosophie avait le mrite de passer des mythes aux exigences de la raison universelle, puriant la religion grecque ambiante de son polythisme cosmique et de ses thogonies mythiques. Mais en mme temps les chrtiens demeurrent prudents envers la tendance la gnose et lsotrisme de certaines philosophies. La vraie connaissance tait pour eux exotrique. Ils voyaient dun mauvais il llitisme de la gnose philosophique alors que la Rvlation apportait une vrit universelle en principe accessible tous. Dans la thologie scolastique, commencer par saint Anselme, le rle de la raison philosophique se dveloppe davantage encore, ds quelle se voit charge de la mission, non pas de juger le contenu de la foi, mais de dcouvrir les raisons ncessaires permettant de parvenir une certaine intelligence du contenu de la foi. La philosophie se retrouve intgre lintelligence de la foi, lintellectus dei. La constante nouveaut de la pense de St Thomas dAquin (4344) Lglise propose Thomas comme un matre de pense philosophique et un modle dans la pratique de la thologie. Tout comme la grce suppose la nature, la foi suppose la valeur 10

Credo ut intellegam, intellego ut credam

Lencyclique Fides et Ratio (1998), Jean-Paul II

de la raison et se e ses capacits. Thomas a le souci de relier la sagesse spirituelle la sagesse philosophique , fonde sur la capacit de lintellect atteindre le vrai, et la sagesse thologique , fonde sur la Rvlation et applique manifester lintelligibilit de son contenu. Cest la sagesse de lEsprit qui sexprime dans toute vrit : Omne verum a quocumque dicatur a Spiritu Sancto est (Somme thologique) Le drame de la sparation de la foi et de la raison (4548) Une bonne part de la philosophie moderne sest dveloppe en sloignant de la Rvlation chrtienne ; ce mouvement a culmin dans le systme philosophique hglien, dont lhritage contradictoire fut lhumanisme athe de Feuerbach puis de Marx. En mme temps, se dveloppait dans lorbite des sciences physico-mathmatiques une philosophie positiviste (Comte), trangre non seulement la Rvlation, mais toute rfrence mtaphysique ou morale. Les impasses de ce rationalisme positiviste ont alors introduit le nihilisme et la dance lgard de la raison elle-mme. Malgr tout, on voit parfois se manifester des germes prcieux de pense qui, approfondis et dvelopps avec droiture desprit et de cur, peuvent faire dvelopper le chemin de la vrit (analyse sur la perception et lexprience, limaginaire et linconscient, le temps et lhistoire...). Ce divorce progressif entre la foi et la raison philosophique met en lumire la perte faite par les deux parties en prsence. Prive de lapport de la Rvlation, la raison philosophique peut sembler, dans une certaine mesure, emprunter des chemins marginaux. Dconnecte des exigences rationnelles de la philosophie, la foi court le risque de senfermer dans limmdiatet de lexprience et du sentiment. Do lappel de Jean-Paul II pour que la foi et la philosophie redcouvrent leur unit profonde dans le respect de leur mutuelle autonomie.

Chapitre 5 : les interventions du Magistre dans le domaine philosophiqueJean-Paul II aborde ici une question relativement polmique : daprs quelle lgitimit lglise se permet-elle dintervenir dans les dbats philosophiques pour pointer du doigt 11

Cosima Flateau et Clary de Plinval certaines doctrines ou certains prsupposs ? Lindpendance de la philosophie serait-elle menace par cette intervention du Magistre, qui, ce faisant, sortirait de ses prrogatives ? Le discernement du Magistre comme diaconie de la vrit (4956) Jean-Paul II la expos dans les premiers chapitres de son encyclique : la philosophie nest prcieuse pour la thologie que si elle est dabord authentiquement philosophique, dle ses rgles intrinsques. Mais il est du devoir de lglise de ragir aux thses philosophiques discutables qui compromettent la comprhension de la Rvlation. Le Magistre a donc une tche de discernement critique ; cela revient manifester les exigences qui, du point de vue de la foi, simposent la rexion philosophique. Cest la diaconie , le service de la vrit. Il ne sagit pas seulement de mettre en garde contre des drives, mais aussi dencourager la pense philosophique. Sont numres ce propos quelques interventions du Magistre au XIXe sicle : furent censurs dun ct le disme et le traditionalisme radical, en raison de leur dance excessive lgard des capacits naturelles de la raison, et de lautre le rationalisme et lontologisme parce quils surestimaient les ressources de la raison naturelle face la vrit rvle. Par-del les rfrences des systmes particuliers, le souci du Magistre tait de souligner la ncessit de la connaissance rationnelle et donc de la philosophie pour lintelligence de la foi : connaissance naturelle de Dieu et Rvlation, raison et foi sont insparables lune de lautre en mme temps quirrductibles lune lautre. Do la rsistance conjointe au rationalisme et au disme. Le XXe sicle a aussi vu quelques interventions du Magistre sur des matires dordre philosophique : contre le modernisme en matire historique, exgtique et mtaphysique, avec Pie X ; contre le marxisme et le communisme athe, avec Pie XI ; contre certaines drives de lvolutionnisme, de lexistentialisme et de lhistoricisme avec Pie XII. Plus rcemment, la Congrgation pour la Doctrine de la Foi a rappel les risques que couraient certaines thologies de la libration en reprenant des thses et des mthodes empruntes au marxisme. Ces mmes enjeux sont dcelables dans la culture contemporaine, quil sagisse du discours sur la n de la mtaphysique, ou encore de la rduction de la philosophie lhermneutique, lpistmologie ou au structuralisme. Dans le domaine thologique, se manifeste un renouveau tant du rationalisme que du disme. Nous touchons ici la proccupation majeure de lencyclique Fides et Ratio, porteuse dune grande esprance. Mme sil est difcile, dans un contexte dclatement de la culture, daccder un sens plnier, il ne faut pas sous-estimer les capacits mtaphysiques de la raison humaine, et ds lors, ne pas xer la rexion philosophique des objectifs trop modestes. Ainsi la foi de lglise se fait-elle avocate de la raison. Lintrt de lglise pour la philosophie Par-del les ractions et les mises en garde, le Magistre de lglise est donc surtout proccup dencourager un renouveau authentique de la pense philosophique, dans la continuit de lencyclique Aeterni Patris de Lon XIII qui entrana un renouveau thomiste. Le 12

Credo ut intellegam, intellego ut credam

Lencyclique Fides et Ratio (1998), Jean-Paul II

concile de Vatican II, spcialement dans la constitution Gaudium et spes, a dvelopp toute une anthropologie centre sur la valeur de la personne humaine, cre limage de Dieu, soulignant sa transcendance par rapport au reste de la cration et la capacit mtaphysique de la raison. Cette anthropologie est susceptible dalimenter la rexion philosophique. En rapport avec cette haute conception de la dignit de la personne, le Concile distingue aussi le drame de lhumanisme athe et indique les impasses auxquelles il conduit. Il tait donc du devoir du Magistre de lglise dencourager une pense philosophique qui soit en symbiose avec la foi. Dans cette perspective, les chapitres suivants entendent fournir quelques points de repre pour une relation harmonieuse entre thologie et philosophie.

Chapitre 6 : interaction entre la thologie et la philosophieLa science de la foi et les exigences de la raison philosophique Dans la mesure o elle est une laboration rexive et scientique de lintelligence de la parole de Dieu la lumire de la foi, la thologie recourt aux ressources conceptuelles de la philosophie. Et cela double titre. La thologie est dabord auditus dei : elle doit sapproprier le contenu de la Rvlation (dans la Tradition, les critures, le Magistre). Il lui faut ensuite passer lintellectus dei cest--dire lintelligence de la foi. Cest la tche de la thologie de comprendre la vrit divine, den reprer les structures logiques et conceptuelles, et surtout de mettre en vidence sa porte salvique. Pour ce faire, lintelligence de la foi suppose une connaissance naturelle cohrente du monde et de lHomme. De mme, la thologie dogmatique spculative prsuppose une anthropologie et une mtaphysique philosophique. Charge spciquement de rendre raison de la foi, la thologie fondamentale a plus particulirement la tche dexpliciter la relation entre la foi et la raison philosophique, ds lors quil existe des vrits naturellement et donc philosophiquement connaissables, dont la connaissance constitue un prsuppos pour laccueil de la Rvlation divine. La thologie morale a aussi besoin de lapport philosophique. En effet, le Nouveau Testament codie beaucoup moins la vie humaine que ne le faisait lAncien. Pour appliquer ses prceptes, le chrtien a besoin dune conception correcte de la nature humaine, de la libert, de la conscience, du jugement moral et de la dcision thique... Le recours aux sciences de la nature est aussi justi, mais il ne doit pas faire oublier la ncessit dune rexion typiquement philosophique, critique et vise universelle. Il en va de mme pour louverture aux sagesses des autres cultures : celle-ci doit se faire dabord dans le respect de luniversalit de lesprit humain par-del la diversit des cultures, ensuite dans le maintien de lacquis ralis par les inculturations antrieures, notamment au contact de le pense grco-latine, et enn dans le refus du repli sur soi des cultures au nom de leur lgitime diffrence. Il apparat ainsi que la relation entre la thologie et la philosophie devra tre une relation circulaire qui va de lauditus dei lintellectus dei en passant par la dmarche philosophique, prise au srieux pour elle-mme, selon sa mthode propre, mais guide et enrichie 13

Cosima Flateau et Clary de Plinval par la parole de Dieu. Quelques grands noms de thologiens chrtiens, qui furent aussi de vrais philosophes, illustrent la fcondit dune telle circularit entre thologie et philosophie : Anselme, Thomas, Maritain, Blondel...

Diffrentes situations de la philosophie (7579)

De ce qui prcde, il ressort que par rapport la foi chrtienne, la philosophie peut connatre plusieurs situations diffrentes. Dabord lautonomie complte, que ce soit par absence de connaissance de la Rvlation chrtienne ou par choix dlibr. Ensuite se trouve le cas de la philosophie chrtienne. On nentend pas par l une quelconque philosophie de lglise catholique ; on ne veut pas non plus dsigner simplement la philosophie produite par des penseurs chrtiens. Il sagit plutt dune spculation philosophique conue en union troite avec la foi, en ce sens quelle englobe tous les dveloppements importants de la pense philosophique qui nauraient pas t raliss sans lapport de la Rvlation chrtienne. Mais lintrieur de cette symbiose, la dmarche philosophique doit continuer obir ses rgles rationnelles propres. Jean-Paul II prcise sa pense sur cette question en distinguant un aspect objectif et un aspect subjectif la philosophie chrtienne. Laspect subjectif est celui de la purication de la raison par la foi, qui produit chez le philosophe lhumilit. Laspect objectif est celui de llargissement des thmes qui, bien quaccessibles la raison, nauraient peut-tre pas t explors sans la Rvlation (par exemple lexistence dun Dieu personnel, libre et crateur, le statut du mal, le sens de lhistoire...). Il y a enn, dernier cas de gure, la philosophie assume lintrieur de la thologie, ds lors que celle-ci, tant une uvre de la raison critique la lumire de la foi, exige une argumentation cohrente soucieuse duniversalit, ce qui ne peut se faire quen sappuyant sur un discours philosophique organis. Cest en ce sens noble que la philosophie fut appele ancilla theologiae, un peu au sens o Aristote dit que les sciences exprimentales sont les auxiliaires de la mtaphysique. Pour Jean-Paul II, Thomas dAquin demeure le modle de cette utilisation responsable et respectueuse de la philosophie, par son hritage aristotlicien.

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Credo ut intellegam, intellego ut credam

Lencyclique Fides et Ratio (1998), Jean-Paul II

Chapitre 7 : exigences et tches actuellesLes exigences impratives de la Parole de Dieu (8091) Lcriture tient plus ou moins explicitement des thses philosophiques : le monde nest pas absolu mais cr, lHomme est limage de Dieu, le mal moral est li au dsordre de la libert... Cette philosophie biblique est centre sur lIncarnation du Fils de Dieu, en laquelle la nature divine et la nature humaine sont sauvegardes en leur proprits et unies sans confusion. La conviction fondamentale de cette philosophie est que la vie humaine et le monde ont un sens et sont orients vers leur accomplissement qui se ralise en Jsus-Christ. Or dans un contexte de crise du sens et de fragmentation du savoir , il apparat ncessaire que la philosophie retrouve sa dimension sapientielle de recherche du sens ultime et global de la vie. Cette dimension sapientielle implique une philosophie qui soit elle-mme un savoir authentique et vrai (et non un simple retour rexif sur des savoirs non philosophiques), ce qui suppose que la philosophie sassure de la capacit de la raison humaine parvenir la connaissance de la ralit objective ; sans la raison on ne pourrait rendre justice le porte ontologique des afrmations bibliques. Ces exigences en impliquent une autre, savoir que la philosophie ait une porte authentiquement mtaphysique, qui seule permet de passer du phnomne au fondement. Une pense philosophique qui refuserait toute aventure mtaphysique serait inadquate pour remplir une fonction de mdiation dans lintelligence de la Rvlation. Une thologie dpourvue de perspective mtaphysique ne pourrait aller au-del de lanalyse de lexprience religieuse. En soulignant avec conviction limportance de laudace mtaphysique en philosophie, lencyclique en vient mettre en garde contre une philosophie qui senfermerait dans des recherches la vidant nalement de sa dimension mtaphysique : tel est le danger que reclent lclectisme, lhistoricisme, le scientisme, le pragmatisme et le nihilisme. Les tches actuelles de la thologie (9299) Une double tche incombe la thologie aujourdhui : dune part, renouveler ses mthodes pour servir plus efcacement lvanglisation ; dautre part, viser audacieusement la vrit ultime propose par la Rvlation, sans se cantonner par principe des tches intermdiaires. En tant que prsentation de lintelligence de la Rvlation et du contenu de la foi, la thologie a pour centre le mystre trinitaire de Dieu, auquel elle na accs que par celui de lIncarnation du Fils, et plus prcisment par le mystre pascal. Cest pourquoi, dans une allusion la thologie de Balthasar, lencyclique prsente lintelligence de la knose de Dieu comme la premire tche de la thologie : comment lire, dans la souffrance et labandon du Cruci la gloire de lamour qui se donne sans retour ? Cette thologie devra sappuyer sur les textes de lcriture et sur la Tradition vivante de lglise, ce qui prsuppose la rsolution dautres problmes. Dans la tche de lauditus dei, le premier problme est celui du rapport entre le signi (par les sources quinterprte le thologien) et la vrit (que Dieu entend communiquer par les textes sacrs ou fondateurs). Pour comprendre quelle vrit authentique les textes 15

Cosima Flateau et Clary de Plinval entendent communiquer, le thologien doit sappuyer sur une hermneutique philosophique constante, vitant dune part les piges du positivisme historiciste, qui voudrait rduire la vrit des rcits bibliques au seul reportage dvnements historiques, et de lautre, ceux du criticisme radical, selon lequel la signication salvique de la Parole de Dieu na pas de lien essentiel avec les vnements de lhistoire. Dans la foule, une juste hermneutique permettra de concilier lhistoricit du langage conceptuel avec sa validit durable et son aptitude permanente dire la vrit. Dans la tche de lintellectus dei, en ce qui concerne la thologie dogmatique, il faudra refuser la tentation de rduire les dogmes une porte simplement fonctionnelle pour sappuyer philosophiquement sur une mtaphysique de ltre, autrement dit, une rexion philosophique qui voit la ralit dans ses structures ontologiques, causales et relationnelles. La thologie morale a galement besoin de revenir la rigueur de la pense philosophique pour viter de driver vers une thique subjectiviste ou utilitariste : une anthropologie philosophique relie une mtaphysique du bon pourra orienter la thologie morale vers une thique respectueuse de la vrit du bien.

ConclusionCette encyclique est ne de la conviction que la foi et la raison exercent lune lgard de lautre une mission de purication et de stimulation. Do la volont de redire la profonde estime de lglise lgard de la philosophie, et un appel celle-ci largir et redynamiser ses perspectives, et renouer avec la thologie. Lencyclique se termine par une srie de vibrants appels. Aux thologiens, pour quils soient attentifs aux implications philosophiques de la Parole de Dieu et la dimension mtaphysique de la vrit, en vue dun dialogue fructueux avec toute la tradition philosophique. Aux philosophes ensuite, les priant de rendre la philosophie sa dimension de sagesse et sa porte mtaphysique. Quant aux philosophes chrtiens,ils sont appels couvrir les divers domaines de recherche philosophique en faisant jouer une raison qui sera dautant plus exigeante quelle sera soutenue et largie par la foi. Aux scientiques, leur demandant dtre attentifs la dimension sapientielle du savoir, an que les conqutes scientiques et technologiques soient toujours rfres aux valeurs philosophiques ou morales o sexprime la dignit de la personne humaine. tous le Pape demande de se convaincre quil est illusoire de penser que la grandeur de lHomme pourra tre celle dun matre absolu sur lui-mme sans Dieu : jamais la grandeur de lHomme ne concidera avec lorgueil promthen. LHomme est plutt invit habiter la Sagesse. En concluant, le Pape fait un rapprochement, premire vue surprenant, entre le philosophe et la Vierge Marie. Marie a beaucoup gagn en souvrant lappel de Dieu, et, loin que son consentement ait port atteinte sa dignit, il a ampli sa libert. De mme, le philosophe na rien perdre de son autonomie en accueillant les appels qui lui viennent de la Rvlation.

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Credo ut intellegam, intellego ut credam

Lencyclique Fides et Ratio (1998), Jean-Paul II

Pour rester inniment ouverte, la raison philosophique doit reconnatre ses limites, toujours provisoires, et les dpasser en saidant des suggestions de la foi ; et dautre part, son concours ne peut tre un appui lgitime et protable que si cette philosophie, toujours ouverte, critique, stimulante, garde sa pleine autonomie, en exerant son droit de regard et en ne renonant jamais son aspiration vers labsolu et le transcendant. (Blondel, La philosophie et lesprit chrtien.) C. F. et C.de P.

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Quest-ce que la thologie ?

Graciane Laussucq Dhiriart saint Thomas dAquin, saint Bonaventure, ou plus prs de nous le pre de Lubac ou le cardinal Ratzinger, mais nous sommes souvent assez perplexes au moment de dire en quoi consiste la thologie. Or cest lapport essentiel des Pres de lglise et le cur mme de la vie spirituelle et intellectuelle de tout croyant.

V

ASTE QUESTION ... Nous connaissons bien des thologiens, du moins de nom, comme

La thologie est la recherche de la comprhension rationnelle de Dieu.Comme lindique son tymologie (thos-logos), la thologie est la science de la divinit. Or le mot logos en grec signie la raison, la science qui sappuie sur la lumire naturelle de lhomme : la thologie est donc la connaissance rationnelle de Dieu. Si lon cherche dans le grand Larousse lentre thologie , on apprend que la thologie est divise en deux branches : dune part la thologie naturelle ou rationnelle , qui traite de lexistence et des attributs de Dieu, de la destine de lhomme, et de limmortalit de lme en sappuyant uniquement sur la raison ou lumire naturelle, dautre part la thologie dogmatique ou rvle qui consiste en un expos systmatique des dogmes de la foi, et se fonde sur les textes sacrs et lautorit de lglise. Il semble quen fait cette division en deux branches sexplique par deux emplois diffrents de la raison. Pour la thologie naturelle , la raison est un chemin de progression vers la connaissance : que peut-on savoir de Dieu en oubliant tout prsuppos et en ne sappuyant que sur ce quil nous est donn de connatre ou de comprendre rationnellement ? Au contraire, pour la thologie rvle, la raison est un outil dexposition dun contenu que lon possde dj, autrement que par la raison puisquil nous a t rvl. Telles que ces deux branches sont dnies, elles prsentent toutes deux un problme certain, celui dune sparation entre raison et rvlation. En effet, dans le premier cas, la raison cherche connatre Dieu mais en faisant de la rvlation quelle considre comme un prsuppos, une hypothse pralable la recherche rationnelle, une rponse donne empchant linterrogation vritable. Dans le second cas, lexpression d expos systmatique (au sens d expos en systme ) semble renvoyer une conceptualisation, une formalisation dun savoir donn et g ; la raison nest pas linstrument dun vritable questionnement, elle ne cherche pas comprendre la foi, et la thologie ainsi entendue court le danger de ntre quun systme notionnel. Or la vritable thologie, la thologie entendue en son sens plein, peut se dnir comme des quaerens intellectum, cest--dire la foi cherchant comprendre . Cest la recherche de la comprhension rationnelle du Dieu de la rvlation. En elle sallient vritablement raison et foi. La raison est outil de comprhension de la foi. 18

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Quest-ce que la thologie ?

Cette dnition est essentielle et surtout trs profonde puisquelle repose sur le prsuppos que Dieu peut tre connu autrement que par la rvlation, et que la question de Dieu a voir avec la raison. Cela implique que la foi et la raison, la rvlation et la philosophie, peuvent cohabiter . La thologie est donc linclusion de Dieu dans le domaine de la raison. Le prsuppos que Dieu peut tre connu par la raison en cache en fait un second, et le plus important : cest quil faut pour cela que la foi soit rationnelle. On touche ici la nature mme de la foi. La foi chrtienne nest pas une pure conance sans contenu mais une conance en quelquun de tout fait dtermin, en une vrit dont le contenu doit tre exprim. Et ce contenu ne consiste pas en des images symboliques quil faudrait interprter, mais en des assertions vraies et immdiatement valables ; la foi prtend dire du monde ce quil est vraiment, poser des assertions ontologiques. Or cest cette prtention de vrit et de ralit qui exige et suscite la raison. Cest donc la nature mme de la foi qui est la cause profonde de cette prtention qua lglise de comprendre la Parole. Exclure la question de Dieu et de la foi du domaine de la raison, comme le fait le disme, cest contester celle-ci dans sa structure propre et son essence mme. Bien plus quune possibilit pour lhomme, la thologie, entendue comme comprhension rationnelle des principes de la foi, est un devoir du chrtien. Car Dieu est venu se rvler aux hommes, et ceux-ci ont le devoir de chercher le connatre et de comprendre ce en quoi ils croient. La thologie rpond ainsi au devoir dintelligence du christianisme : Soyez toujours prts justier votre esprance devant ceux qui en demandent compte. (1 P 3 15)

Raison et rvlationPuisque la thologie allie foi et raison, elle nest pas la philosophie. Il est vrai que Justin dans lAntiquit identie thologie et philosophie : puisque philosopher cest vivre selon le Logos et sinterroger sur Dieu, alors les chrtiens sont les vrais philosophes. Mais si lon prend lacception moderne des termes, la philosophie se rapporte la raison, alors que la thologie se rapporte la raison et la foi : des quaerens intellectum. Il ny a donc pas identit de lun lautre, mais il ny a pas non plus opposition et un rapport troit stablit mme entre les deux dans la mesure o la raison et la thologie se posent les mmes questions sur lorigine et la n de lhomme et posent toutes deux des assertions ontologiques. On comprend ds lors linsistance avec laquelle Benot XVI appelle un dialogue des deux et une vritable coopration : le philosophe ne peut se dbarrasser de la question de Dieu, et le thologien, ds quil ne cherche plus rassembler des faits historiques mais vraiment comprendre, entre en philosophie . Mais cette dnition de la thologie comme des quaerens intellectum pose au moins autant de questions quelle apporte de rponses. En effet, un problme essentiel surgit : si la thologie est la recherche de la comprhension rationnelle de Dieu, et si donc Dieu peut tre connu rationnellement et cela par la nature mme de notre foi, quoi sert alors la rvlation ? Pourquoi Dieu vient-il se rvler si on peut le comprendre rationnellement ? La rvlation nopre-t-elle pas en quelque sorte un court-circuitage de la raison ? Comment la comprendre ? 19

Graciane Laussucq Dhiriart

Il faut dabord voir que la rvlation divine excde la raison et est en ce sens ncessaire : elle manifeste lhomme certaines vrits qui sont hors du champ de la rationalit stricte. Car nous ne pourrions jamais atteindre par notre seule raison la personne du Christ, passer dune ide de Dieu une personne bien dnie. Or cest en la personne du Christ que Dieu est venu se rvler aux hommes. La notion mme de mystres de la foi montre les limites de la raison devant la comprhension de Dieu. Notre foi ne peut donc jamais tre rduite aux limites de ce qui est philosophiquement dmontrable. Ce serait une erreur aussi grande que le disme que de sen tenir une croyance exclusivement rationnelle, ce que lon nomme le thisme. Ce nest pas parce que notre foi est intimement rationnelle quelle se rduit ce que la raison de lhomme peut en comprendre. Mme pour ce qui est accessible par la raison humaine, saint Thomas dAquin afrme quil tait ncessaire que lhomme fut instruit par une rvlation divine, car sinon la vrit concernant Dieu ne serait atteinte que par un petit nombre dindividus, la suite dun long temps, et avec de nombreuses erreurs. La rvlation est donc ncessaire, la raison ne suft pas.

Or puisque notre foi est rationnelle, raison et rvlation ne sopposent pas. La rvlation ne fait que dpasser la raison en tant simplement une raison plus grande, plus exigeante, la raison divine. Et non seulement elle nest pas trangre la raison, mais elle est au contraire communication aux hommes de la rationalit. Car enn si la thologie est possible, cest parce que lhomme est dou de raison, et si celui-ci est rationnel cest parce quil a t cr rationnel par Dieu : partir dun seul homme, il a cr tous les peuples pour habiter toute la surface de la terre, il a dni des temps xes et trac les limites de lhabitat des hommes : ctait pour quils cherchent Dieu ; peut-tre pourraient-ils le trouver en ttonnant, lui qui, en ralit, nest pas loin de chacun de nous (Actes des Aptres, 17, 27) Si lhomme peut atteindre Dieu par lui-mme, grce sa lumire naturelle, cest parce que Dieu la cr tel. Cest la rationalit de lhomme qui fait que la rvlation nest pas pour lui une irruption soudaine, violente et arbitraire dans sa nature, mais quil peut y adhrer profondment, la considrer comme vraie, cest--dire se convertir. La rvlation est le don de la raison aux hommes. Le pouvoir de penser est un don de Dieu, il participe de la raison divine. Cest le sens de la Pentecte : lEsprit Saint est donn aux hommes, la raison divine singulire se communique aux hommes et devient multiple et diverse. La rvlation hisse lhomme au niveau de la raison. Et ainsi tout ce que les hommes trouvent dans leurs recherches philosophiques sont des vrits donnes par Dieu. On comprend donc pourquoi, dun point de vue fondamental, la rvlation est ncessaire. 20

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Quest-ce que la thologie ?

La thologie est une recherche vivante et personnelle des choses de Dieu, une mditation de la Sagesse partir du oui de la foi.Cela implique deux points. Dune part, cest llment de rponse la fameuse question, qui nest pas seulement une boutade : un thologien peut-il tre athe ? Le thologien athe est une antithse, il ne peut pas exister car alors la thologie nest pour lui quun bricolage formel de notions mortes, sans articulation aucune avec la rvlation, et na donc plus que le nom de thologie. Dautre part, cela permet de comprendre le lien entre science et saintet. La thologie, en tant que recherche de Dieu est une purication de la foi et une ascse, elle porte ainsi la saintet. Mais ce rapport se fait double sens : le discours du thologien est dautant plus vrai que le thologien est saint car seule la saintet permet de connatre ce dont on prtend parler, Dieu. Ce cercle vertueux est soulign par Euraque le Pontique : Si tu tadonnes la science de Dieu, en ralit, tu pries, et si tu pries, tu es rellement thologien. Car plus on a lintelligence du mystre de Dieu, plus on se laisse pntrer par Lui, et plus on se prpare et on se rend apte annoncer lhomme la rvlation. Ce dernier point nous fait voir que plus encore que parole sur Dieu, la thologie est parole de Dieu, puisque toutes les vrits que dcouvre lhomme sont donnes par Dieu qui rend possible lhomme cette dcouverte. travers la parole des thologiens, cest Dieu lui-mme qui se rvle. Et le thologien nest dle sa tche que sil laisse Dieu sexprimer travers lui-mme qui est pourtant homme. On comprend ainsi pourquoi saint Bonaventure dit que seule lEcriture est thologie au sens propre du terme car elle a vraiment Dieu pour sujet, ne se contente pas de parler de Dieu mais le laisse parler. Ainsi seul le Christ est le vritable thologien car il est la Parole de Dieu, la raison divine incarne, le Verbe fait chair.

Quest-ce donc que la thologie ? Cest dabord la rponse ce mot de Diderot : Si la raison est un don du Ciel, et que lon puisse en dire autant de la foi, le Ciel nous a fait deux prsents incompatibles et contradictoires . La thologie est ce qui rconcilie la raison et la foi, ce qui fait participer la raison humaine de la raison divine. Cest lexpression intime, profonde, de notre foi : la raison naturelle appartient au Verbe parce quelle en provient, parce que Dieu est la raison premire et ultime de toutes choses cres. Exercer sa raison pour comprendre la foi est le devoir de pense du christianisme et, plus encore, un hommage rendu au Crateur. Enn, cest lessence de la conversion, qui est adhsion de lintelligence la Vrit.1 G. L.-D.

Quelques lectures : Sauver la raison , Communio, no XVII, 23, marsjuin 1992 ; Les principes de la thologie catholique du Cardinal Ratzinger.

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Faut-il abandonner lexistence de Dieu ?

Jean-Baptiste Guillon

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preuves de lexistence de Dieu nont pas bonne presse de nos jours. Croire que Dieu existe, cest avoir la Foi, nest-ce pas ? Pourquoi la Raison devrait-elle satteler une tche qui la dpasse inniment et o elle ne peut que se ridiculiser ? Lchec rationnel de toutes les prtendues preuves dAristote, des Stociens, de la scolastique et mme de Descartes nest-il pas patent ? Qui a jamais t convaincu par de tels arguments ? Les preuves de lexistence de Dieu mritent la sentence que Pascal prononait contre Descartes : Inutile et incertain . Elles sont incertaines car elles ne convaincront jamais personne. Elles sont inutiles parce que le Dieu quelles prsentent est un crateur muet, et non pas le Dieu vivant de la Rvlation qui Seul peut nous sauver.ES

Une manire philosophique de comprendre cet chec consiste dire quil vient dun objectivation de Dieu. Si le Dieu des philosophes nest pas le Dieu vivant cest prcisment parce quil fait de lui un objet, cest--dire en particulier quelque chose qui existe . Si le Dieu vivant est au-del de lexistence, alors lexistence de Dieu nest mme pas quelque chose dinaccessible la raison, cest tout simplement un concept mal form. Dieu na pas tre . La situation nest pourtant pas si claire que cela, car lglise enseigne depuis bien longtemps que Dieu, principe et n de toutes choses, peut tre connu avec certitude par la lumire naturelle de la raison humaine partir des choses cres 1 . Que signie donc cet article ? Lglise aurait-elle oubli deffacer un vieil article sans grande importance dont les progrs rationnels nous permettraient aujourdhui de mesurer lerreur ? Le Catchisme na pourtant pas lair de considrer que cette capacit est sans importance : En dfendant la capacit de la raison humaine de connatre Dieu, lglise exprime sa conance en la possibilit de parler de Dieu tous les hommes et avec tous les hommes 2 , sans cette capacit, lhomme ne pourrait accueillir la rvlation de Dieu. 3 . Pour rpondre aux diverses difcults que jai mentionnes plus haut contre cet article du concile Vatican I, il faut distinguer trois objections : cet article est en contradiction avec la thse selon laquelle Dieu nest pas une entit qui a exister ; cet article est en contradiction avec le dogme selon lequel le contenu propre de la foi ne peut pas tre tabli par la raison, car si on tablit que Dieu existe, on tablit de fait que la rvlation est vraie, donc on prouve rationnellement la foi ; cet article est en contradiction avec lchec patent des preuves de lexistence de Dieu.1

Cc. Vatican I : DS 3004, Catchisme de lglise catholique [CEC] 36. CEC 39. 3 CEC 36.2

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Faut-il abandonner lexistence de Dieu ?

En dpit des liens que ces trois objections peuvent avoir, elles reoivent trois rponses diffrentes. Mes rponses seront les suivantes : larticle nest pas en contradiction avec la thse (par ailleurs discutable) selon laquelle Dieu nest pas une entit qui a exister car prouver quil y a un crateur rel nest pas prouver que cette entit relle est un type dentit telle quon peut dire delle quelle existe ; larticle nest pas en contradiction avec la condamnation du rationalisme car prouver quil y a un crateur nest pas prouver que Yahv existe, et ce nest que ce point qui tablirait la foi ; larticle est effectivement incompatible avec un chec complet des arguments en faveur de lexistence de Dieu, mais un tel chec nest nullement patent.

Les deux dernires rponses reposent sur lide que lexistence de Dieu peut sentendre en plusieurs sens, et que le sens qui pose problme nest pas celui dont il est question dans larticle de Vatican I. Mon article consiste donc principalement exposer trois sens distincts de lexistence de Dieu an de voir les liens distincts entre la raison naturelle et chacun de ces sens.

Les trois questions dexistenceIl y a trois types de question quont peut appeler questions dexistence et qui, malgr leurs diffrences fondamentales, sont souvent confondues : A. les questions de mode dtre dentits relles ; B. les questions dextension de prdicats ; C. les questions de ralit des entits dune thorie. La question de lexistence de Dieu peut tre pose en ces trois sens... cest--dire quil y a en fait trois questions radicalement diffrentes quon regroupe illgitimement sous la dsignation de la question de lexistence de Dieu. Avant dappliquer ces trois sens Dieu, prcisons ce quils veulent dire. 23

Jean-Baptiste Guillon A. Les questions dexistence les plus abyssales dans la tradition philosophique sont celles qui sinterrogent sur le mode dtre de certaines ralits : par exemple les nombres, les universaux, ou les ides... Quelquun qui soutient la thse que les nombres nexistent pas ne met pas en cause les mathmatiques ; il ne soutient pas que la thorie des nombres est une thorie totalement vide qui na aucune entit relle pour objet ; il soutient simplement que le genre dentits auquel sintressent les mathmatiques nest pas tel quon puisse dire delles quelles existent. Le terme exister sera rserv dautres entits telles que les tre vivants, les blocs de pierre, ou les quarks. B. Les questions dextension de prdicats nont gnralement pas la forme les x existentils ? mais plutt y a-t-il des x ? . La thorie kantienne de lexistence comme prdicat de prdicat et non prdicat de chose4 , largement relaye par Frege5 puis Quine6 , a identi les sens A et B de la manire suivante : pour Kant et Frege, la question les x existent-ils ? revient se demander le prdicat x a-t-il un extension ? . Mais Kit Fine7 a rcemment fait observer qu la question les nombres existent-ils ? on naccepterait pas comme pertinente la rponse oui, il y a 2, 3, etc . Il est trivialement vrai qu il y a des nombres (que lextension de ce prdicat nest pas nulle) puisquil y a notamment un nombre premier entre 8 et 12 ! Il ne suft donc pas quil y ait un nombre pour que ce nombre existe au sens A. Mais quand bien mme on montrerait que 11 existe, serait-ce sufsant pour rgler la question de lexistence des nombres ? Dire 11 et 27 existent, mais tous les autres nombres nexistent pas ne serait pas seulement une rponse trange, ce serait surtout une rponse qui rendrait fausse la proposition selon laquelle les nombres existent. Si donc la question de lexistence B est une question de quantication particulire (ou existentielle , selon la dsignation habituelle), la question de lexistence A nest pas une question de quantication, et surtout pas de quantication particulire. C. En dpit de leur faible reprsentation dans la littrature philosophique, les questions de ralit des entits dune thorie sont probablement celles qui correspondent aux questions les plus courantes comprenant le verbe exister . Ce sont des questions telles que Sherlock Holmes a-t-il exist ? , Mose a-t-il exist ? , ou Les licornes existent-elles ? . Cette question est fondamentalement diffrente de la question A : quand on pose la question les nombres existent-ils ? , on ne sait pas clairement quoi devrait ressembler la ralit pour que la rponse positive soit vraie. La question A pose au moins autant une question sur le sens de exister que sur ce quil en est de la ralit. En revanche, quand on se demande si les licornes existent, on sait assez nettement ce que voudrait dire la rponse positive : en cherchant bien, on pourrait un jour trouver une sorte de cheval avec une corne, monter sur son dos, etc. Et sil tait ainsi tabli que les licornes nont pas t inventes, le problme A pourrait subsister : la licorne relle sur le dos de laquelle je me trouve est-elle une ralit telle que je peux dire delle quelle existe ? Ou est-elle un pur agrgat datomesKritik der Reinen Vernunft, A 598 / B 626, Ak. III, 401. Funktion und Begriff , trad. in Frege, crits logiques et philosophiques, Paris, Points, 1971, p.98 n.1. 6 On What There Is , repris in From a Logical Point of View, New York, Harper and Row, 1953, ch.1. 7 The Question of Ontology , paratre aux OUP, disponible en ligne : http ://philosophy.fas.nyu.edu/docs/IO/1160/ontology.pdf5 4

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qui seuls existent ? La rponse serait probablement lie la question plus gnrale : les tres vivants existent-ils ? Donc A et C, en dpit de leur formulation similaire (avec exister et non il y a ) sont radicalement diffrentes. B est-elle identique C ? Cest ce que pensait Russell pour qui la question Mose at-il exist ? est quivalente Y a-t-il un homme qui a un nombre sufsant de proprits pour quon lidentie Mose ? 8 . Mais Kripke a montr que ctait-l une fort mauvaise thorie de ce genre de question9 : Mose pourrait trs bien navoir rien fait de ce quon lui attribue et avoir exist nanmoins : il aurait par exemple commenc raconter un norme mensonge sur ses propres actions ses arrire-petits enfants qui lauraient cru et auraient transmis ce mensonge... et il nen serait pas moins Mose ! En un sens dtourn, on pourrait

dire a naurait pas t vraiment Mose , mais il sagit ici dun usage non classique du nom propre, celui qui permet de dire Mde ntait pas encore vraiment Mde avant le meurtre de ses enfants : elle ntait pas encore son personnage, mais elle tait dj qui elle tait ! Les questions C ne se rapportent pas du tout un ensemble pertinent de prdicats : elles se rapportent une thorie (un livre, un mythe, une doctrine, etc.) et demandent si telle entit de la thorie est aussi une entit de la ralit ; ceci nimplique nullement que la thorie ne dise que des choses vraies sur lentit en question. Le lien quil doit y avoir entre une thorie et la ralit pour que telle entit de la thorie soit aussi une entit relle est complexe ; les deux meilleures approximations (venant de Naming and Necessity) sont les suivantes : il faut quil y ait un rapport causal entre lentit relle dsigne et lentit ctive construite ; il faut par ailleurs quil y ait eu une intention de rfrer cette entit relle par lusage de lentit ctive. On peut remarquer que les diffrentes questions ne sappliquent pas exactement au mme genre de termes : les nombres fait rfrence un genre dentit relle, on ne pourra donc poser au sujet des nombres que la question A ; Harry Potter fait rfrence une entit dune thorie, on ne pourra donc poser que la question C son sujet ; fourmis douze pattes est un prdicat et fera donc lobjet dune question B. Les diffrentes questions, mme lorsquelles utilisent le mme verbe, seront en gnral sufsamment distingues par leur sujet. Cependant, certains sujets (comme le mot Dieu ) peuvent tre ambigus et accepterRussell, Knowledge by Acquaintance and Knowledge by Description , in Mysticism and Logic, Garden City, Doubleday, 1957, p. 208. 9 Naming and Necessity, Oxford, Blackwell, 1981, p.58.8

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Jean-Baptiste Guillon deux voire trois lectures diffrentes. Cest pourquoi il sera trs utile de donner trois formulations explicitement diffrentes : A : Les x sont-ils un genre de choses qui existent ? B : Y a-t-il des choses qui sont x ? C : Les x de la thorie T sont-ils des ralits ?

Les trois questions appliques DieuNous pouvons prsent utiliser ces reformulations des trois questions Dieu : A : Dieu est-il un genre de chose qui existe ? B : Y a-t-il une chose qui est Dieu ? C : Le Dieu de la tradition monothiste existe-t-il ? La question A prsuppose quil y a une ralit laquelle on peut rfrer par le nom Dieu et demande si cette entit peut tre dite exister. Comme toute question de type A, cest au moins autant une question sur la notion dexistence que sur son objet. La question B est une question se rapportant au mot Dieu non pas comme un nom (ou dsignateur) mais comme un concept ; traditionnellement, le concept en question est quelque chose comme crateur, omnipotent, omniscient, bnvolent, etc. . Cette question consiste donc demander sil y a dans le monde une ralit qui satisfait cette description. La question C utilise le mot Dieu comme emprunt dun nom propre utilis dans une certaine thorie, typiquement la tradition juive (comme les traditions chrtienne et musulmane ont repris le dsignateur avec lintention de rfrer la mme entit, on peut gnraliser en parlant de la tradition monothiste). Cette question consiste se demander si cette thorie parlait bien dune entit relle ou a simplement invent une entit ctive. Le premier problme soulev en introduction reposait sur lambigut entre A et B : si Dieu nest pas un genre de ralit dont on peut dire quil existe, alors il est inutile et garant de chercher prouver quil est un genre de ralit dont on peut dire quil existe. Certes. Mais cela nimplique pas du tout quil soit garant de chercher prouver quil est une ralit ! Au contraire, jai soulign que la question A prsupposait que le mot Dieu rfre une certaine ralit, il est donc fondamental pour pouvoir poser la question A que la question B soit rsolue. videmment, on peut lever cette condition en formulant la question A de manire conditionnelle ( Sil y avait dans la ralit un crateur, serait-il un genre de chose dont on peut dire quil existe ? ) mais cela ne change rien la dpendance de la question A lgard de la question B. Le fait de rpondre ngativement la question A, en disant que Dieu na pas tre, ne peut donc en aucun cas tre une raison de mettre au placard les arguments en faveur de la ralit du crateur. 26

Credo ut intellegam, intellego ut credam

Faut-il abandonner lexistence de Dieu ?

Le deuxime problme soulev en introduction reposait sur lambigut entre les sens B et C : si lon pouvait tablir par la raison que le Dieu de la tradition monothiste existe, on pourrait tablir que la rvlation (au moins juive) est vraie ; croire quune telle preuve est possible relve du rationalisme. Mais ce nest pas de cela que parle larticle de Vatican I : les preuves de lexistence de Dieu sont des arguments qui sintressent un prdicat (celui de crateur, ou celui d tre tel que rien de plus grand ne peut tre pens ) et soutiennent quil doit y avoir dans la ralit une chose satisfaisant ce prdicat. Les arguments naturels en faveur de lexistence dun crateur omnipotent, bnvolent, etc. ne sont pas la mme chose que des arguments en faveur de lexistence de Yahv dont les Juifs disent quils lont vu parler avec Mose. On peut tout fait accepter les premiers et penser que les Juifs ont invent Yahv de toute pice (par exemple si on est un thiste du XVIII e ). Il ny a donc pas craindre que la raison naturelle empite ici sur le terrain de la foi : la foi chrtienne, par exemple, ne consiste pas penser quil y a un crateur, mais croire que le crateur a tellement aim le monde quil a envoy son Fils pour notre Salut. Pourquoi un tel propos parat-il si trange pour beaucoup dentre nous ? Peut-tre cause du raisonnement suivant si je ntais pas chrtien, personnellement, je ne croirais pas quil y a un Dieu . Dun point de vue causal, cest possible, mais quest-ce que cela veut dire exactement ? Probablement ceci : si je ntais pas dans la catgorie chrtien , je serais dans la catgorie agnostique voire athe parce quil ny a pas de communaut thiste areligieuse . Mais labsence dune tel groupe ou dun tel parti o lon pourrait prendre sa carte est une contingence historique (et gographique) : au Ier sicle, jaurais trs bien pu tre stocien (donc thiste) et non chrtien ; au XVIIIe , jaurais trs bien pu tre un diste anticl-

rical ; aujourdhui aux tats-Unis, presque tout le monde pense quil y a un Dieu, y compris des personnes qui nont aucune religion particulire... Bref, les causes sociologiques sont intressantes, mais quand il sagit de chercher la vrit, il vaut mieux sintresser aux raisons. Au niveau des raisons, la mme difcult peut se reformuler ainsi : si je ne croyais pas en Jsus, je ne verrais personnellement aucune bonne raison de penser quil y a un crateur . Mais ce nest pas parce quon ne les voit pas personnellement quil ny en a pas, et lglise si on prend larticle de Vatican I dans son sens obvie semble bien enseigner quil y en a. Ne pas connatre de bonnes raisons individuellement est une chose ; proclamer que tout 27

Jean-Baptiste Guillon argument est fallacieux et vou lchec en est une autre. Cest quand on franchit ce pas quon passe au troisime problme de mon introduction, que je va ! is aborder en conclusion.

ConclusionAlors que les deux premiers problmes soulevs par larticle de Vatican I reposent mon sens sur des contradictions seulement apparentes, le troisime problme en revanche est une incompatibilit relle entre larticle et la thse selon laquelle les arguments en faveur de lexistence de Dieu sont une srie dchecs patents quil convient de relguer dans les rayons dhistoire de la philosophie. Or sur ce point, il me semble important de remdier quelque chose qui ressemble de la dsinformation : aujourdhui en France, il est ais davoir limpression que les arguments en faveur de lexistence de Dieu sont effectivement relgus dans les rayons dhistoire, que plus personne ne les envisage srieusement comme arguments, tous les intellectuels, chrtiens ou non, ayant sign le constat de dcs (mme si tous ne seront sans doute pas daccord sur lheure de la mort). Dans une telle situation, il me semble difcile pour un chrtien non spcialiste de croire de toute son intelligence larticle de Vatican I, ce qui nest pas trs heureux. Mais cette situation peu enviable est strictement rgionale, car il y a des intellectuels chrtiens, parmi les plus brillants des dpartements de mtaphysique du le monde anglosaxon, qui continuent dtudier et de dfendre ces arguments. On peut donc tout fait croire larticle de Vatican I dans son sens obvie sans contorsions intellectuelles ni obscurantisme rfractaire aux vrits reconnues par toute la communaut intellectuelle. Mais dans le milieu intellectuel lui-mme, quels sont les reproches qui amnent un tel discrdit des preuves de lexistence de Dieu ? Il me semble quelles souffrent de trois prjugs errons que je voudrais carter pour nir. Premirement le terme de preuves de lexistence de Dieu a souvent laiss limpression que la thologie naturelle recherchait des raisons dmonstratives comparables celles des sciences, qui emporteraient ladhsion de quiconque ltudierait soigneusement. Cette position nest clairement pas celle lglise, ni des intellectuels qui font aujourdhui de la thologie naturelle ; ce qui est recherch est plutt un ensemble convergent de raisons de penser quil est probable quil y ait un crateur. Deuximement, mesure cet objectif dmesur, la thologie naturelle est presque toujours considre comme un chec vident que seule la mauvaise foi permettrait de continuer nier. Il nest pas rare dentendre que les preuves de lexistence de Dieu nont jamais converti personne . Ceci est bien vident, et heureusement ! Lglise na jamais prtendu que les prambules taient des dmonstrations de la foi ; ce serait du rationalisme. Ce qui est faux en revanche, cest que les arguments en faveur de lexistence de Dieu naient jamais jou aucun rle de facilitation dans aucune conversion. Le discrdit que rencontrent ces arguments dans nos contres a pu contribuer rendre ce genre de chose plus rare quailleurs (ou qu dautres poques), mais ne la cependant pas totalement supprim. Troisimement, on reproche souvent la thologie naturelle dtre inaccessible au profane : les preuves ne peuvent pas tre des prambules requis puisquelles sont inaccessibles 28

Credo ut intellegam, intellego ut credam

Faut-il abandonner lexistence de Dieu ?

au croyant moyen. Encore une fois, lglise ne soutient pas quune matrise de la thologie naturelle est un prambule indispensable pour recevoir convenablement la foi, ni que le charbonnier incapable de faire de la thologie naturelle a une foi de type infrieur au philosophe. Il y a deux manires de rpondre au problme du charbonnier : Plantinga considre que la charbonnier a une autre manire (non infrentielle) de former la croyance naturelle quil y a un Dieu, et que les arguments de la thologie naturelle ne sont donc que des facilitations facultatives destines ceux qui y ont accs10 . Newman quant lui soutient que le charbonnier a un certain accs aux arguments de la thologie naturelle. Ce qui est facultatif dans ce cas, ce ne sont pas les arguments, mais leur explicitation : au moins mon avis, lon peut avoir de trs bonnes raisons sans pouvoir les exprimer en phrases 11 . J.-B. G.

Warranted Christian Belief, New York, OUP, 2000, ch.6. Correspondance avec William Froude, cit. in Harper, Cardinal Newman and William Froude, F. R. S. : A Correspondence, Baltimore, The Johns Hopkins press, 1933, p.99 ; trad. Olive in Grammaire de lassentiment, Clamecy, DDB, 1975, intro p.35.11

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Digressions libres autour du triptyque Ratisbonne-Sapienza-Bernardins

Louis Manaranche

L

entre les discours de Ratisbonne, de la Sapienza et du collge des Bernardins nest pas seulement une unit de forme inaugurative dune nouvelle modalit denseignement pontical mais elle lest aussi dans les thmes abords. Dire cela est beaucoup dgards un lieu commun assn aussi bien dans les ditoriaux des journalistes quaux chaires de nos glises paroissiales. Je nai aucunement la prtention, manquant de hauteur de vue, de vouloir remotiver ce topos. Le faire ncessiterait une vision gnrale de ce que les critures et la Tradition nous enseignent sur le rapport entre la Foi et la Raison, une connaissance approfondie de la pense de Joseph Ratzinger-Benot XVI et enn, ce qui nest pas non plus une mince affaire, un aperu intelligent des courants philosophiques et thologiques avec lesquels le Saint-Pre dialogue. Je me permettrai en revanche de puiser des lments prsents dans les trois discours, bien quils soient souvent plus dvelopps dans un ou lautre en particulier, qui entrent en rsonnance avec le thme du prsent Snev.UNIT PROFONDE

Il semble important de traiter en premier lieu, brivement mais en tchant dtre le moins allusif possible, la question centrale de la lecture des critures. Le Pape laborde sans lannoncer dans son discours aux Bernardins : Cette voie tait Sa Parole, qui dans les livres des Saintes critures, tait offerte aux hommes . Dieu se donne donc connatre certes non comme un savoir livresque mais bien par lintermdiaire de livres. Qui dit livres dit des mots, une syntaxe, une grammaire et une langue pleinement humains. Mpriser le livre et lart du langage, cest se condamner soi-mme ignorer Dieu. Benot XVI introduit ainsi ce thme des critures en rappelant limportance de la lettre, qui ne peut tre saisie sans frquentation des lettres : Le dsir de Dieu comprend lamour des lettres, lamour de la parole et son exploration dans toutes ses dimensions . Comprendre les critures avant mme de les interprter est donc un effort qui passe par une connaissance de toutes les sciences profanes qui nous ouvrent la pluralit des dimensions du langage. La connaissance de Dieu par les critures qui sont elles-mmes le Chemin doit imprativement renoncer la tentation du mpris des sciences qui de prime abord se prsentent comme profanes, car Dieu Lui-mme dploie Sa Parole par le truchement dune langue qui a la beaut dtre humaine et connue par lexercice de la raison. On peut noter au passage que par linsistance du SaintPre sur le fait, rappel dans lenceinte du trs reprsentatif Collge des Bernardins quau Moyen-ge, la bibliothque faisait, ce titre, partie intgrante du monastre , il nous met en garde contre lindracinable clich des moines-obscurantistes-et-idiots. La frquentation des lettres est donc le premier pas effectuer pour sengager avec prot sur le Chemin des critures. 30

Credo ut intellegam, intellego ut credam

Digressions sur trois discours de Benot XVI

Il reste un deuxime pas faire, qui nous permettra de passer de la pluralit des critures lcriture car laspect divin sy rvlera. Benot XVI ne craint pas de rappeler devant un public quil sait pourtant ntre pas uniquement compos de chrtiens convaincus : Vue sous un aspect purement historique ou littraire, la Bible nest pas seulement un livre mais un recueil de textes littraires dont la rdaction stend sur plus dun millnaire et dont les diffrents livres ne sont pas facilement reprables comme constituant un corpus uni. Au contraire, des tensions visibles existent entre eux . Il y a donc de prime abord un obstacle rationnel. La cohrence globale des livres de la Bible, dont on a vu quils taient toujours crits de main dhomme et donc inscrits dans lhistoire dhommes ne se donne pas voir aisment. Lunit est dj difcile tablir par la mthode historique dans les livres de la Bible hbraque mais elle devient impossible lorsque lon y adjoint le Nouveau Testament et en particulier les vangiles qui diffrent jusque dans les rcits des apparitions du Ressuscit. Llment historique se prsente dans le multiple et lhumain. Cela ne signie pas quil doive tre rejet comme nayant rien nous dire des critures ce serait la tentation que Blondel nomme, dans Histoire et Dogme, extrinscisme ni quil doive tre la lecture dcisive des livres bibliques, ce qui serait cette fois, toujours dans le vocabulaire blondlien, de l historicisme . Tout en reconnaissant lexgse historique sa beaut propre, le

chrtien ne peut lire lcriture comme telle, comme lUnique Parole de Dieu , que par linterprtation, au sein de la communaut o [la Parole] sest forme et o elle a vcu . Cela implique donc de vivre, en glise, une communion vcue de cette Parole qui est avant tout un dpouillement de la tentation de saisir la littralit des textes comme sufsante pour se laisser guider par le mouvement intrieur de lensemble des textes . Cette communion de lcriture qui se rpte et se mtamorphose de gnration en gnration est ce qui donne naissance la Tradition, dont on comprend alors aisment quelle nest pas ge mais apparat comme un processus dans son essence mme. Cest le mme Esprit qui vivie la lettre biblique et qui soufe depuis deux millnaires sur lglise. Le chrtien doit donc tenir la double exigence dune indispensable lecture rationnelle et raisonnable des critures et dune lecture spirituelle et inspire parce que vcue en glise. Cette deuxime lecture nest possible que si la premire a eu lieu et a laiss se dployer et toutes les richesses et toutes les limites de la raison. Conscients de ce que nous dit le Saint-Pre sur le lien indissoluble entre connaissance de Dieu et connaissance humaine jusque dans la lecture de la Bible, on peut apprcier sa juste valeur la vision de la fonction de lUniversit quil nous propose. Il en parle non 31

Louis Manaranche comme un thoricien mais comme un professeur qui a aim sa tche et lvoque avec une certaine nostalgie Ratisbonne : Cest pour moi un moment mouvant que de me retrouver encore une fois luniversit et de pouvoir de nouveau donner une confrence . Le Pape se souvient de linstitution rvolue du dies academicus, au cours duquel des professeurs de toutes les facults se prsentaient aux tudiants de lensemble de luniversit , qui rendait possible une exprience dUniversitas . Par ce souvenir apparemment anodin, le pape nous rappelle ltymologie du terme universit, universitas, que nous pouvons dans un premier temps traduire trs littralement par lensemble , qui est descriptive lUniversit constitue une institution au sein de laquelle les diffrentes disciplines coexistent mais surtout un programme pour luniversit, en ce quelle doit tre non une somme de chercheurs de disciplines diverses mais un corps o chacun apporte sa comptence propre mais qui ne trouve son achvement que par la collaboration au sein des units de recherche dabord, puis dans le dialogue entre les diffrentes disciplines.

Est-ce dire que lhistorien et le physicien ont naturellement fort se dire sur leurs recherches respectives ? Le Pape est conscient de ce que les spcialisations empchent parfois de communiquer les uns avec les autres mais lexprience de vivre en universit doit tre celle de former un tout et que tous [les universitaires] travaillent avec la mme raison dans toutes ses dimensions, en ayant le sentiment dassumer une commune responsabilit du juste usage de la raison . LUniversit se rvle donc avant tout tre un art de vivre ensemble. Le cloisonnement que lon connat actuellement peut certains gards se rvler mortifre. Les U.F.R. se prsentent souvent comme totalement hermtiques, avec un fonctionnement trs autonome, sans doute en grande partie ncessaire pour en assurer et la bonne gestion et la libert scientique, mais au dtriment de linterdisciplinarit dont nos contemporains se gargarisent pourtant. On peut vite ne faire que de lHistoire exemple parmi dautres , frquenter des historiens du matin au soir, et dvelopper ce faisant ou un pch dorgueil en croyant atteindre la quintescence de la matrise de la raison parce quon est un bon spcialiste des cartulaires en Picardie, ou celui de dsesprance, en renonant la capacit de connatre lhomme quand les autres disciplines nous semblent irrmdiablement trangres. Notre cole nous donne assez singulirement dexprimenter ce quest luniversit. Nous savons certes tous que la participation rgulire des cours dautres disciplines part lorsquelles sont connexes est le fait dune minorit mais il ne semble pas que cela doive disqualier lENS. En effet, il est courant que lon assiste occasionnellement une confrence ou une discussion dans un domaine trs loin de notre spcialit. Il peut dailleurs parfois se rvler prfrable dtre un tudiant puis un chercheur comptent en sa matire plutt 32

Credo ut intellegam, intellego ut credam

Digressions sur trois discours de Benot XVI

quun dilettante polyvalent. Cest nanmoins surtout dans linformalit de nos rencontres, de nos discussions o lon est capable dentendre et dapprcier non sans perplexit parfois, avouons-le- les objets dtudes de nos camarades que lcole nous donne de vivre une exprience dUniversitas. Il semblerait mme que lon doive parler dune exigence de convivialit, produire et accueillir, tant celle-ci introduit les conditions indispensables une rencontre dcomplexe. Ainsi, ayant expriment notre profonde communion dans lexercice de la raison sous toutes ses facettes, la dnition de lUniversit donne par le Saint-Pre dans le discours de la Sapienza, deviendra plus effective : On peut dire, je pense, que la vritable et profonde origine de lUniversit se trouve dans la soif de connaissance qui est le propre de lhomme. [...] Il veut la vrit . Cette qute des savoirs, et ultimement de la vrit, si elle est seulement vcue individuellement, sans linscription dans un corps, conduit une lassitude asschante. Mes lumires ne sufsent pas, ma discipline ne suft pas, mais linvestissement collectif en vue du vrai, par des biais extrmement diffrents, inscrit mon tude et ma recherche dans une uvre symphonique o la spcialisation la plus pousse est comme la note de musique dapparence drisoire mais indispensable lharmonie de lensemble. Le chrtien a vu, en clair-obscur, le but de sa qute, Celui qui parachve toute recherche de la vrit, le Christ. Cela ne signie pas que sa qute doive en devenir moins ardente : Jsus ne mne pas l o on pensait aller. Encore faut-il Le garder en vue, ce qui nest pas toujours vident. Comme n immdiate, le mathmaticien pas davantage que lhellniste ne travaille pour Jsus de Nazareth. Cela exige donc une permanente attention, une vigilance dans loffrande, que de se souvenir que la n vritable mais mdiate de ma recherche, cest le Christ. Cette dimension est non seulement rechercher dans ltude, mais aussi dans le travail proprement parler. Il y a l un autre thme que le Saint-Pre a voulu aborder dans son triptyque universitaire : Notre rexion resterait incomplte si nous ne xions pas aussi notre regard sur [...] le terme labora. Le pape a rappel aux Bernardins la spcicit, face un monde grec distinguant le dmiurge de la divinit suprme, la spcicit de la conception judo-chrtienne dun Dieu tout-puissant luvre, qui se salit les mains . Ces mains, Il les salit littralement en la personne du Christ, qui collabore luvre du Pre mais se fait galement simple charpentier lcole de saint Joseph. Dieu continue duvrer dans et sur lhistoire des hommes. Et par le Christ, Il entre comme Personne dans lenfantement laborieux de lHistoire . Ainsi, pour tout chrtien et plus largement pour tout homme modeler le monde qui lentoure par son travail, changer les conditions de vie de ses semblables, vouloir peser sur le cours de lhistoire, est une participation luvre de Dieu. Le pre Teilhard de Chardin dveloppe abondamment ce thme dans Le Milieu divin, particulirement dans le chapitre intitul Divinisation des activits : Dans laction [...] jadhre la puissance cratrice de Dieu, je concide avec elle, jen deviens [...] le prolongement vivant. En effet, en vertu de lIncarnation, rien nest profane ici-bas qui sait voir. Mon travail est participation la Cration et mon zle au labeur, voire mon dsir de russite, sil est ordonn, me rapproche de Celui par qui tout a t fait. Pour le chrtien tout peut tre fait, comme lcrit Teilhard, in Christo Jesu. Il y a toutefois l encore un effort faire pour convertir ses dsirs promthens de toute-puissance dans la russite et de sufsance mortifre par mes uvres. Lavertissement formul par Benot XVI aux Bernardins peut tre entendu comme le pendant du souhait du pre Teilhard. Celui-ci crivait : Oh ! vienne le 33

Louis Manaranche

temps o les Hommes, veills au sens de ltroite liaison qui associe tous les mouvements de ce Monde dans lunique travail de lIncarnation , ne pourront se livrer aucune de leurs tches sans lilluminer de cette vue distincte que leur travail, si lmentaire soit-il, est reu et utilis par un Centre divin de lunivers. Le Saint-Pre, lui, prvient : L o cette mesure (du travail en Dieu) vient manquer et l o lhomme lui-mme slve au rang de crature diforme, la transformation du monde peut facilement aboutir sa destruction . Cette rexion trouve une multitude dchos dans lpoque qui est la ntre. Du spculateur qui draisonne au consommateur outrance qui en mprise la terre dont Il nous a con la responsabilit, ny a-t-il pas le mme oubli de la mesure divine de nos travaux ? Il ny a mme pas besoin de chercher dans lactualit : une certaine hybris nest pas toujours absente de la rdaction dune belle dissertation ou de la rsolution dune quation ardue. Le travail, pour vraiment constituer un diptyque avec la prire comme dans la tradition monastique, implique une discipline permanente et est cet gard une grande cole de sagesse et dhumilit.

Arrivant au terme de ces rexions qui peuvent nous apparatre davantage comme une promenade que comme un dice bien bti, nous comprenons que, tant dans notre tat prsent dtudiant, que dans celui, futur, de travailleur manuel ou intellectuel, ou bien encore dans celui, permanent, dhommes et de femmes en qute de la vrit et nayant trouv de chemin plus assur que lcriture, notre raison est hautement sollicite pour nourrir notre Foi et que celle-ci perd sa noblesse si elle prtend juguler la premire. Laissons toutefois au Saint-Pre, par le discours de la Sapienza, le soin de parachever lunit du propos par le difcile exercice de la conclusion : Quest-ce que le Pape a faire ou dire dans une Universit ? Il ne doit certainement pas chercher imposer aux autres, de manire autoritaire, la foi, qui ne peut tre donne que dans la libert. Au-del de son ministre de Pasteur dans lglise et en raison de la nature intrinsque de ce ministre pastoral, il est de son devoir de maintenir vive la sensibilit pour la vrit ; dinviter toujours de nouveau la raison se mettre la recherche du vrai, du bien, de Dieu et, sur ce chemin, de la pousser dcouvrir les lumires utiles apparues au l de lhistoire de la foi chrtienne et percevoir ainsi Jsus Christ comme la lumire qui claire lhistoire et aide trouver le chemin vers lavenir. L. M. 34

La question du Logos dans le Prologue de Jean (Jean 1, 118)

Louis Delpech

1. Au commencement tait le Verbe, la Parole de Dieu, et le Verbe tait auprs de Dieu, et le Verbe tait Dieu. 2. Il tait au commencement auprs de Dieu. 3. Par lui, tout sest fait, et rien de ce qui sest fait ne sest fait sans lui. 4. En lui tait la vie, et la vie tait la lumire des hommes ; 5. La lumire brille dans les tnbres, et les tnbres ne lont pas arrte. 6. Il y eut un homme envoy par Dieu. Son nom tait Jean. 7. Il est venu comme tmoin, pour rendre tmoignage la Lumire, an que tous croient par lui. 8. Cet homme ntait pas la Lumire, mais il tait l pour lui rendre tmoignage.

11. Il est venu chez les siens, et les siens ne lont pas reu. 12. Mais ceux qui lont reu, ceux qui croient en son nom, il leur a donn de pouvoir devenir enfants de Dieu. 13. Ils ne sont pas ns de la chair et du sang, ni dune volont charnelle, ni dune volont dhomme ; ils sont ns de Dieu. 14. Et le Verbe sest fait chair, et il a habit parmi nous, et nous avons vu sa gloire, la gloire quil tient de son Pre comme Fils unique, plein de grce et de vrit.

15. Jean-Baptiste lui rend tmoignage en proclamant : Voici celui dont jai dit : Lui qui vient derrire moi, il a pris place devant moi, car avant moi il tait. 16. Tous nous avons eu part sa plnitude, nous avons reu grce aprs grce : 17. aprs la Loi communique par Mose, la 9. Le Verbe tait la vraie Lumire, qui claire grce et la vrit sont venues par Jsus Christ. tout homme en venant dans le monde. 18. Dieu, personne ne la jamais vu ; le Fils 10. Il tait dans le monde, lui par qui le unique, qui est dans le sein du Pre, cest lui monde sest fait, mais le monde ne la pas qui a conduit le connatre. reconnu. [Traduction ofcielle pour la liturgie]

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Louis Delpech

la lecture des textes bibliques, de voir combien demeure vivace, en dpit de la distance culturelle parfois immense qui sinterpose entre eux et nous, leur capacit clairer des problmes actuels. Lexemple du prologue de Jean est particulirement frappant : malgr un arrire-plan culturel qui rend ce texte peu prs inintelligible pour quiconque nest pas un peu au fait de la culture hellnistique au premier sicle, nous pouvons faire le pari quune fois dcrypt, ce texte viendra clairer les rapports entre foi et raison dune manire toute particulire, et ce grce la catgorie de logos. En effet, le mot grec de logos (que beaucoup de traductions franaises1 rendent par celui de Verbe ) offre un ventail de signications trs large, trs variable selon les contextes dutilisation, mais qui a pour originalit de tracer un lien entre la parole prononce par quelquun et lide dune raison luvre, dans cette parole ou par un autre biais. Quelles sont donc les signications auxquelles renvoie le mot de logos dans ce prologue, et en quoi cet ensemble de signications peut-il venir clairer, pour nous qui semblons dcidment assez loin du vocabulaire de lvangliste, les rapports entre la foi telle que nous la vivons et la raison telle que nous la comprenons ? Si nous voulons risquer une bauche de rponse ces questions trs dbattues, il nous faudra prendre en considration les deux grands systmes culturels qui ont entour la rdaction de lvangile de Jean : la culture juive rabbinique, et la culture hellnistique en un sens large. Chacun de ces deux systmes produit en effet des rsonances diffrentes lorsquon essaye de comprendre la signication du mot logos. Ce nest donc quaprs nous tre mesurs ces deux univers que nous pourrons nous interroger sur la signication du prologue johannique pour des chrtiens daujourdhui.

C

EST UN TONNEMENT TOUJOURS RENOUVEL,

Le judasme rabbinique (cest--dire un judasme spciquement hbraque, par opposition au judasme hellnistique de Philon dAlexandrie qui est fortement inuenc par la pense grecque) constitue le premier terreau sur lequel se dveloppe lvangile de Jean. Beaucoup dlments semblent en effet montrer que le rdacteur de cet vangile avait une trs bonne connaissance de la Thora, ainsi que des sentences et commentaires rabbiniques traditionnels. Si lon applique ce premier cadre de pense au Prologue, il faut donc comprendre le Logos de Jean partir de la conception juive de la parole de Dieu, transmise Isral et conserve dans les critures. Dans cette perspective, il conviendrait de traduire logos par parole de Dieu , en gardant lesprit les diffrentes signications que cette expression vhicule dans lAncien Testament : parole cratrice, parole dlection du peuple juif en vue de lAlliance, et enn parole lgislatrice consigne dans la Thora. Plusieurs lments suggrent une telle lecture. Avant toute chose, il faut souligner que, pour les Hbreux, toute parole, une fois prononce, acquiert une sorte dexistence autonome : la bndiction continue dagir une fois prononce, de mme que la maldiction. On trouve dans lAncien Testament certains passages jouant sur cette ide (par exemple Is 55 1011La Traduction cumnique de la Bible et la Bible de Jrusalem traduisent logos par Verbe . La Traduction Segond ainsi que la Nouvelle traduction de la Bible (Bayard) traduisent en revanche logos par Parole . La traduction liturgique retient une solution intermdiaire, traduisant la premire occurre