raison et raison d’être du système domanial au haut moyen Âge

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Raison et raison d’être du système domanial au haut Moyen Âge Jean-Pierre Devroey Binnenlandse Francqui Leerstoel Universiteit Gent 10 mei 2006

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Page 1: Raison et raison d’être du système domanial au haut Moyen Âge

Raison et raison d’être du système domanial au haut Moyen Âge

Jean-Pierre DevroeyBinnenlandse Francqui Leerstoel

Universiteit Gent10 mei 2006

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État de la question

Status quaestionis

La roue de la fortune. Psautier d’Utrecht. c.820

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Le concept d’économie domestique

• Le grand domaine s’inscrit en tant que concept comme l’instrument d’une étape (Stufentheorie) du développement historique, celle de l’économie naturelle, caractérisée par Karl Bücher comme une économie domestique fermée.

- La théorie domaniale de Werner Sombart est plus riche que la simple idée d’autarcie: « un société segmentée en unités de production et de consommation directe, elles-mêmes soutenues par une exigence de couverture des besoins primaires organisée par le maître du domaine ».

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Une économie sans débouchés

• C’est ce caractère fondamentalement local de l’activité économique que Pirenne a retenu pour expliquer le contraste entre mérovingiens et carolingiens.

• L’époque carolingienne est celle d’une économie non pas fermée, mais sans débouchés.

• Les surplus n’ont pas de destination économique. C’est une économie de consommation des richesses (Duby, 1973).

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La raison d’être du système domanial

• Depuis le tournant critique amorcé dans les années 1960 (Verhulst, 1966), les historiens pensent que la raison d’être du système domanial à l’époque carolingienne est de produire des surplus pour couvrir les besoins des élites du pouvoir (roi, aristocratie laïque et ecclésiastique) et de la respublica franque et chrétienne (Église, armée, ordre public).

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La raison d’être du système domanial

• Dans les secteurs qui nous sont accessibles par la documentation écrite (presque exclusivement les monastères du centre du monde Franc), outre la consommation directe des élites du pouvoir, les transferts touchent principalement trois secteurs:

• L’approvisionnement de l’armée, équipement, charroi et entretien de l’ost en campagne,

• La logistique, les transports lourds et légers et la messagerie

• Les travaux publics comme la construction et l’entretien des palais, des fortifications et des infrastructures.

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Échanges, centralité, transferts

• Comme élément d’un système institué, le grand domaine constituerait donc une réponse spécifique à la demande sociale et politique des élites.

• Dans ce secteur de production, il s’agit bien d’une économie de consommation, mais animée et englobée dans des réseaux d’échanges par trois principes:

• Couverture des besoins

• Centralité

• Transfert

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L’idée de « système »

• Le syntagme « système domanial » a été construit par référence au concept de « système de travail » (Arbeitsystem).

• L’Antiquité n’a pu offrir que des modèles de juxtaposition entre la régie directe et la petite exploitation de type colonaire.

• La corvée médiévale comme « système de travail » assure l’intégration organique de la petite exploitation familiale à la grande propriété permettant la génération d’un surproduit global.

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Raison et raison d’être

• On voit bien qu’une épistémologie du « tournant critique » (Verhulst, Toubert) nous impose de réfléchir à la capacité des élites du pouvoir d’agir sur le monde.

• Cette interrogation donne une importance fondamentale à la question de la raison pratique: percevoir, concevoir et agir sur le monde réel, ce que nous proposons d’appeler la pragmatique des acteurs sociaux.

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Raison et raison d’être

• La question de la rationalité et de la pragmatique des acteurs sociaux renvoie à des grandes questions soulevées dans le mouvement des idées depuis le XVIIIe s. :

• La conception positiviste et évolutionniste de l’histoire de l’humanité;

• Le débat entre modernistes et primitivistes sur le caractère discret ou universel de la catégorie économique;

• L’alternative entre communauté et société;

• L’individu et le groupe.

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Raison et raison d’être

• Nous ne nous lancerons pas dans un exposé théorique (qui dépasserait très largement les objectifs et le temps imparti à cette leçon) de ces quatre questions, préférant signaler à partir d’études de cas les interactions et les enjeux critiques.

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Percevoir

Labour à l’araire. Psautier d’Utrecht. c.820

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La mesure du monde

Page 14: Raison et raison d’être du système domanial au haut Moyen Âge

La mesure du monde

• Charles Higounet (1989) est un des premiers médiévistes à s’être intéressé à la question de la perception de l’espace (et de sa mise en pratique) au Moyen Âge.

• Il a cherché à dater l’émergence d’une vision géographique (pré-scientifique) du monde à partir du XIIe s.

• Surpris par la capacité des moines carolingiens à organiser des patrimoines parfois très vastes en listes ordonnées dans les polyptyques (Perrin Devroey) ou les diplômes de confirmation de biens, il fait appel à l’idée d’une sorte de « sens paysan de la connaissance des terroirs » qui guiderait leur élaboration.

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La mesure du monde

« Accepter ce type d’analyse (…) fondée sur l’opposition entre le théorique et l’empirique », note justement Patrick Gautier-Dalché, reviendrait à faire du « sens paysan » une catégorie a-historique ». « Il faut se méfier du primitivisme facile qui consiste à attribuer aux [hommes du Moyen Âge] une perception de la nature différente de la nôtre, et analogue à celle de l’enfant ou du primitif (…) caractérisée par la prééminence du symbolique et de l’imaginaire (Gautier-Dalché, 1990, 2003)

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Polyptyque de Prüm. Copie de l’ex abbé Césaire réalisée en 1222: liste numérotée des domaines.

Fondée en 727, l’abbaye de Prüm possède un immense domaine foncier entre la Meuse et le Rhin, depuis la frontière de la Frise au Nord, jusqu’en Lorraine et en Hesse au Midi. Le polyptyque de 893 inventorie plus de 1750 manses répartis entre 118 chapitres.

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Ordre de succession des 118 chapitres (Devroey, 2006)

L’ordre de succession des chapitres est exploité par Charles-Edmond Perrin (1935) pour poser l’hypothèse de commissions d’enquête qui ont parcouru systématiquement l’aire géographique du patrimoine de Prüm, recourant à des questionnaires pour en inventorier les propriétés.

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Organisation des services de transport: les charrois lourds (Devroey 2006)

Les idées de Perrin sont prolongées par les recherches de Devroey (1979) sur l’organisation des services de transport à l’abbaye de Prüm. Capable d’ordonner et de décrire, les moines de Prüm maîtrisent une aire de circulation et d’échanges hiérarchisée par la mise en œuvre d’une logistique pour répondre aux besoins centraux.

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Organisation des services de transport: la messagerie (Devroey 2006)

Les idées de Perrin sont prolongées par les recherches de Devroey (1979) sur l’organisation des services de transport à l’abbaye de Prüm. Capable d’ordonner et de décrire, les moines de Prüm maîtrisent une aire de circulation et d’échanges hiérarchisée par la mise en œuvre d’une logistique pour répondre aux besoins centraux.

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La mesure du monde

• La question essentielle posée par « l’ordre » d’un polyptyque ou d’une charte n’est évidemment pas celle du caractère « pré-scientifique » des techniques utilisées par les Anciens pour agir sur la nature ou donner une image du réel, mais sur leur efficience et leur raison d’être.

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La mesure du monde

• Pour tenter de comprendre comment les hommes du IXe siècle appréhendait l’espace (ou plutôt, les espaces), il faut poser la question des méthodes d’énumération et des conventions sous-tendant la représentation de l’espace en listes, en diagrammes ou en schémas graphiques, c’est-à-dire s’interroger sur leurs savoirs et leurs techniques dans la direction de recherche dessinée par Jack Goody dans La raison graphique.

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La mesure du monde

« Écrire ce n’est pas seulement enregistrer une parole, c’est aussi se donner le moyen d’en découper et d’en abstraire les éléments, de classer les mots en listes et combiner les listes en tableaux. N’y aurait-il pas une manière proprement graphique de raisonner, de connaître ? Les modes de pensée ne sauraient être indépendants des moyens de pensée »(Goody, 1979).

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La mesure du monde

• La pensée de Goody rejoint tout un courant de recherches historiques sur la « textualité » (Schriftlichkeit) parti du constat que l’écriture n’est pas seulement « un objet accessible ou non », mais qu’elle « induit aussi des usages fort divers ».

• Il faut mettre en relation les représentations mentales et les pratiques illustrées dans les polyptyques avec les savoirs et les techniques intellectuelles héritées de l’Antiquité.

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La mesure du monde

• On peut penser notamment aux techniques de mémoire artificielle (propagée dans l’Antiquité par les œuvres de Cicéron) transmises par les Pères de l’Église et le païen Marcianus Capella (Ve s.) comme les théâtres de mémoire.

• Le dispositif cognitif qui lie l’écrit et l’espace dans le théâtre de mémoire est la déambulation du locuteur dans un édifice. La liste procède de l’inversion, liant l’énumération mise par écrit à la maîtrise d’une carte mentale.

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« C’est l’ordre qui est à la base des préceptes de la mémoire. Il faut méditer sur ces préceptes dans des lieux bien éclairés dans lesquels il faut placer les images des choses (…) de même que ce qui est écrit est fixé par des lettres sur de la cire, de même ce que l’on confie à la mémoire s’imprime dans des lieux, comme sur de la cire ou sur une page ; et les images gardent le souvenir des choses, comme s’il s’agissait de lettres ».

Marcianus Capella

L’époque carolingienne a connu directement le manuel pratique composé au premier siècle avant J.-C. par un maître de rhétorique anonyme installé à Rome, l’Ad Herennium qui expose avec une clarté particulière les techniques de la mémoire artificielle. Il est mentionné dès 830 par Loup de Ferrières.

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La mesure du monde

• C’est toute l’étendue du spatium, c’est-à-dire de l’espace et du temps qui était maîtrisé par les administrateurs des grands patrimoines ecclesiastiques, comme le montre l’organisation spatiale de leurs aires de circulation et d’échanges et l’organisation temporelle de l’approvisionnement par mensualités (Devroey, 2003).

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La mesure du monde

• Il faut aborder la « renaissance carolingienne » comme un tout, dans une perspective qui englobe les relations des lettrés (litterati) avec le monde réel et la manière dont ces compétences ont pu influencer leur capacité à analyser, à mettre en ordre et à décrire.

• Notre champ d’analyse doit dépasser les thèmes traditionnels des études consacrées à la « renaissance carolingienne » et à la Schriftlichkeit pour considérer des formes multiples de l’écrit (florilèges, chroniques, formulaires, etc.) et des instruments de gestion (catalogues de bibliothèques, inventaires, polyptyques, etc.).

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La mesure du monde

• C’est tout le rapport au monde de « l’intellectuel » carolingien qui est concerné par

ce type d’analyse.

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Dans son traité ‘De mensura orbis terrae’, le moine irlandais Dicuil, actif sous Louis le Pieux († 840), compare les chiffres donnés par les Anciens, préférant aux données fournies par l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien († 184 A.C.), celles d’une Division du Monde du Ve siècle. Celles-ci, croyait-il « devaient être meilleures (…) parce que les envoyés de Théodose II († 450) avaient réellement mesuré les distances qu’ils énuméraient ». Notant les erreurs de copie des scribes qui ont parfois falsifié les chiffres de Pline, Dicuil laisse des blancs dans son propre traité, invitant les lecteurs qui ont accès à de meilleurs manuscrits que lu à les remplir avec des nombres corrects.

Dans sa discussion des marées, Bède le Vénérable († 735) conclut à la diversité géographique du phénomène sur la base des informations provenant de 23 endroits sur la côte est et de 4 endroits sur la côte ouest, collectées par un réseau d’informateurs locaux.

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La mesure du monde

• L’approche positiviste des connaissances des lettrés du Haut Moyen Âge a longtemps privilégié l’hypothèse d’un usage purement idéaliste de l’héritage antique par les acteurs de la « renaissance carolingienne ».

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La mesure du monde

Dans pareil cas, l’examen systématique des autorités complète la subordination des assertions à la vérification et à la preuve et l’intérêt pour la justesse des nombres.

Comme le suggère les mesures géographiques soigneuses de Dicuil et les extraordinaires observations de Bède sur les marées, les gens du Haut Moyen Âge avaient une conscience aiguë de l’univers physique.

Contreni 2002

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La mesure du monde

• Pour « l’intellectuel carolingien » dans sa « Renaissance », il n’y a pas « d’antinomie possible entre le savoir humain et la conversion à Dieu, car la connaissance rationnelle rapproche de Dieu. Le savoir acquis par l’entremise des arts libéraux est présenté comme l’accession la plus haute à laquelle puisse prétendre l’homme » (Holtz, 1997).

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La mesure du monde

• Ce constat devrait réorienter les recherches d’une histoire des pratiques et des représentations à celle des sujets, pour prendre en compte le facteur individuel dans le champ social.

• Traiter l’individuel, c’est se donner les moyens d’étudier la capacité (l’incapacité) de la société à absorber les actions et les apports individuels et à les fondre dans un ensemble de conduites et d’usages.

• Du point de vue méthodologique, l’individualisme sociologique place au premier rang les intentions des

acteurs c’est-à-dire l’intérêt pour la logique et les moyens de l’action (la dimension praxéologique) (Weber).

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La mesure du monde

• L’intérêt pour la logique et les moyens de l’action est

par exemple illustrée par les recherches de René Noël (2001), relevant dans le corpus des capitualires de Charlemagne les correspondances entre des principes généraux de la morale du pouvoir (paix, unanimité et droite justice) et des instructions visant leur diffusion et leur mise en œuvre par les sujets.

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La mesure du monde

• La question de l’acteur et des types d’action permet d’échapper aux querelles entre primitivistes et modernistes sur la question de la rationalité économique (c’est-à-dire du fonctionnement du monde), pour s’intéresser aux agents et aux moyens de l’action.

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Perspectives de recherche

Onderzoeksvooruitzichten

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Ordonner et décrire

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Ordonner et décrire

• Analysant les méthodes de description des domaines utilisées pour élaborer les polyptyques, Ludolf Kuchenbuch (1993) fait judicieusement le lien entre l’enseignement de la rhétorique, de la dialectique et de la grammaire dans l’entourage de Charlemagne et leur mise en pratique dans la gestion des affaires mondaines.

• La confection des polyptyques apparaît comme un aspect du « désenchantement du monde » ou plus exactement du processus de rationalité qui est à l’œuvre à l’époque carolingienne.

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La Dialectica d’Alcuin († 804) introduit ses lecteurs à la définition de toute chose par divisions successives, à partir de son propre (proprium) et de ses principes (isagogae) : genre, espèce, différence, accident (contingence). Il enseigne à ses élèves comment analyser la contingence à partir d’une batterie de questions : quantitas (quantité) ; ad aliquid (relation) ; qualitas(qualité) ; facere (action faite) ; pati (action subie) ; situs(position) ; ubi (localisation) ; quando (temporalité) ; habitus (état, disposition) ».

La technique classique du dialogue permet de transposer la réalité par le jeu des questions et des réponses et d’en donner une représentation cohérente et régulière, transparaissant clairement dans la structure et des indications fournies dans les polyptyques.

La dialectique d’Alcuin

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Ordonner et décrire

• Ces méthodes sont utilisées pour mener l’enquête et justifier des décisions judiciaires, en assurant la transcription de la transmission orale par l’écrit. Dans les plaids de justice et les polyptyques, l’enquête orale et jurée (les témoins affirment dictare et jurare) n’est pas une simple transposition de l’oralité.

• Les techniques utilisées visent dans un processus dialectique à catégoriser les éléments du réel par des divisions successives (domaine / réserve et tenures, tenures libres et non-libres).

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Ordonner et décrire

• Le questionnement systématique et l’emploi de formulaires permettent une systématisation de la description, une standardisation du vocabulaire et la catégorisation des terres et des hommes.

• Le caractère analytique de la démarche peut être démontré par la mention d’éléments absents (sous la forme de mention comme lunarium nullum ; census incertum, etc.).

• Au terme des divisions successives, l’abstraction est introduite par la présence occasionnelle de sommes à la fin des descriptions de domaines ou celle d’une summa summarum faisant le bilan complet de l’inventaire comme à Saint-Remi de Reims ou à Lorsch.

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Nous avons conservé un modèle de questionnaire dans les instructionsdonnées par Hincmar en octobre 852 pour les enquêtes conduites parl’archidiacre dans les paroisses du diocèse de Reims. La comparaison avec lepolyptyque de Saint-Remi de Reims est éclairante puisqu’elle permet depointer (en souligné dans le texte) de nombreux endroits où ces questionsont été posées pour élaborer l’enquête de terrain de 847.

« Voici les choses qui doivent être recherchées avec soin par les maîtres et les doyensdes prêtres dans les églises mères et les chapelles de notre diocèse et nous êtrerapportées le 1er juillet (…) :

1. Il faut enquêter, dans quelle villa (…) et par qui le prêtre a été ordonné.

2. S’il a un manse ayant 12 bonniers, en dehors du cimetière et de la cour, quicontiennent l’église et sa maison, et s’il a 4 mancipia.

3. Combien il y a de manses libres, de manses serviles et d’accolae dans sa paroisse,d’où il reçoit la dîme ?

4. Quels sont les vêtements de l’autel, combien sont neufs et combien sont vieux, s’ilssont propres, de quel métal les châsses et les croix sont recouvertes et si les reliquessont soigneusement renfermées dans l’autel et si les châsses sont munies de clé ?

5. Combien et quels livres il y a et s’ils sont bien récités ?

6. Quels et combien de vêtements sacerdotaux il y a et s’ils sont propres et si on lesgarde dans un lieu propre ?

7. S’il y a un lieu préparé, où on peut faire couler de l’eau, quand on lave les vases del’autel ou la bouche et les mains, après avoir reçu la sainte communion et si ce prêtre ouson diacre ou son sous-diacre lave de ses propres mains le corporal ?

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8. De quel métal sont le calice et la patène et avec quel soin ils sont gardés et si il a unpyxide, où peut être enfermé de manière convenable la sainte offrande pour le viatiquedes infirmes ?

9. Si on conserve sous clé le chrême et l’huile ?

10. Si ce même prêtre visite les infirmes et les oint d’huile sainte et donne lacommunion par lui-même et non par quiconque d’autre (…) ?

11. S’il a un clerc, qui puisse tenir l’école et lire l’épître et sache chanter, autant quenécessaire ?

12. Il faut rechercher également les choses qui concernent le luminaire et combiencette même église à de gens qui doivent la cire.

13. Si l’église est couverte et si elle est fermée de murs, de telle sorte que descolombes ou d’autres oiseaux n’y fassent pas leur nid à cause des immondices et dudérangement ?

14. De quel métal sont les cloches ?

15. S’il y a un aître (atrium) et s’il a une habitation propre à côté de l’église (…) ?

16. Que l’on fasse quatre portions des dîmes suivant l’institution canonique et qu’ellessoient divisées avec soin et diligence sous le témoignage de deux ou trois fidèles etqu’on rende des comptes des deux portions, de l’église et de l’évêque, chaque année (…).

17. Qu’il y ait des pauvres secourus par l’église suivant la qualité du lieu, pas des bouviers et des porchers, mais des pauvres et des faibles et de cette même seigneurie (dominio), à moins que le prêtre n’ait un frère ou un autre proche faible et très pauvre, qu’il nourrisse de la dîme. Qu’il vêtisse et nourrisse les autres proches, qu’il voudrait avoir près de lui, sur sa portion.

Hincmar, Capitula synodica (852)

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Pour aller plus loin

Om verder te gaan

Labour à l’araire. Psautier d’Utrecht. c.820

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Quelques chantiers ou exemples…

In pago VermandisMontiscurtOdburkurtRoseriaCaudacia

In pago BeluacensiMainulfiuillareCoviureCoiwrel

In SancTerrisCalliowido

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Quelques chantiers ou exemples…

En 828, un riche propriétaire foncier proche de Saint-Bertin (Saint-Omer, France) confia son fils Gundbert à l’abbaye comme nutritus. Le jeune moine, qui fut plus tard responsable de la rénovation de la bibliothèque de l’abbaye, devint un scribe accompli. Le chroniqueur du Xe siècle, Folcuin, mentionne qu’il était familier du comput. Devenu prévôt (et donc responsable de la vie matérielle de la communauté) vers 853, Gundbert a vraisemblablement été mêlé à la rédaction du polyptyque de Saint-Bertin. Après les spoliations de l’abbé Hilduin († 877), il rassembla lui-même un dossier destiné à défendre l’abbaye devant le roi Charles le Chauve.

Le bref de Steneland, rédigé à cette occasion à la première personne, montre sa maîtrise de la gestion de cet ancien patrimoine familial : il contient la description du trésor et de la bibliothèque, l’inventaire des animaux, la mesure des terres et les revenus des tenures paysannes rangées dans l’ordre chronologique (Berkhoffer 2004).

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Quelques chantiers ou exemples…L’espace d’une seigneurie: Villance en 893

Secus fontem qui dicitur Scaitla. Villance, 1999

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La structure du texte

• Division habituelle entre la réserve (mansus indominicatus)

• et les tenures (alia mansa) occupées par les paysans

Page 49: Raison et raison d’être du système domanial au haut Moyen Âge

La structure du texte

La réserve comprend :

• Le manoir seigneurial

• 7 coutures

• des prés

• des moulins

• des brasseries

• la sylve

– ! L’église manque

Page 50: Raison et raison d’être du système domanial au haut Moyen Âge

La structure du texte

Les manses libres sont répartis entre neuf localisations

– Lubin

– Ulsi

– Ansli

– Lizze

– Trancin

– Muczi

– Fins

– Hogemunt

Page 51: Raison et raison d’être du système domanial au haut Moyen Âge

La structure du texte

Tandis que d’autres éléments ne sont pas localisés :

• Les manses serviles

• Les fiefs des officiers domaniaux

• Le barème des charges payées par les hommes dépendant de Villance

La description s’achève par une somme.

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Description et espace rural

• Les coutures sont vraisemblablement énumérées dans un ordre décroissant de taille.

• L’inventaire mentionne x toponymes, pour la pupart conservés. Certaines parcelles peuvent être repérées sur le cadastre primitif.

• Les autres composantes de la réserve ne sont pas localisées

• L’inventaire des tenures suit un schéma circulaire dextrogyre depuis Libin, au NE de Villance jusqu’à Hogemunt au N.

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Page 54: Raison et raison d’être du système domanial au haut Moyen Âge

16/20

11/15

6/10

1/5

n. de feux :

cellérier

doyen

forestier

Page 55: Raison et raison d’être du système domanial au haut Moyen Âge

Prochaine leçon…

• 17 mei 2006 : Croissance agricole et développement en Europe médiévale.

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Bibliographie de la leçon

Sources:Ad C. Herennium libri IV De ratione dicendi, édité par F. Marx, Leipzig, 1894. Alcuin, Propositiones ad acuendos iuvenes, édité par M. Folkerts, « Die älteste mathematische Aufgabensammlung in lateinischer Sprache: Die Alkuin zugeschriebenen Propositiones ad acuendos iuvenes. Überlieferung, Inhalt, Kritische Edition », Denkschriften der Österreichischen Akademie der Wissenschaften, mathematisch-naturwissenchaftliche Klasse, 116, 1978, pp. 14-78. Bède le Vénérable, Historia ecclesiastica gentis Anglorum, édité et traduit par B. Colgrave et R.A.B. Minors, Oxford, 1969.Dicuil, Diculi Liber de mensura orbis terrae, édité par Tierney, J. J., Dublin, 1967.Diplomata Belgica ante annum millesimum centesimum scripta, édité par M. Gysseling et A.C.F. Koch, 2 vol., Brussel, 1950.

Livres et articles: J.J. Contreni, Carolingian Learning, Masters and Manuscripts, Aldershot, 1992.J.J. Contreni, « Counting, Calendars, and Cosmology: Numeracy in the Early Middle Ages », Word, Image, Number. Communication in the Middle Ages, Firenze, 2002, pp. 43-83.J.-P. Devroey, « Les services de transport à l’abbaye de Prüm au IXe

siècle », Revue du Nord, 61, 1979, pp. 543-569 .J.-P. Devroey, « L'espace des échanges économiques. Commerce, marché, communications et logistique dans le monde franc au IXe siècle », Uomo e spazio nell’alto Medioevo, Spoleto, 2003, 1, pp. 347-392 (Settimane di studio del Centro italiano di studi sull’alto Medioevo, 50).J.-P. Devroey, Puissants et misérables. Système social et monde paysan dans l’Europe des Francs (VIe-IXe s.), Bruxelles, 2006, à paraître.

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Bibliographie de la leçon

Livres et articles:P. Gautier-Dalché, « Un problème d’histoire culturelle : perception et représentation de l’espace au Moyen Âge », Médiévales, 18, 1990, pp. 5-15. P. Gautier-Dalché, « Principes et modes de la représentation de l’espace géographique durant le Haut Moyen Âge », Uomo e spazio nell’alto Medioevo, Spoleto, 2003, 1, pp. 117-150 (Settimane di studio del Centro italiano di studi sull’alto Medioevo, 50).J. Goody, La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, 1979C. Higounet, « À propos de la perception de l’espace au Moyen Âge », Media in Francia. Recueil de mélanges offert à Karl Ferdinand Werner à l’occasion de son 65e anniversaire par ses amis et collègues français, Paris, 1989, pp. 257-268.L. Holtz, « Alcuin et la renaissance des arts libéraux », Karl des Grosse und sein Nachwirken. 1200 Jahre Kultur und Wissenschaft in Europe, 1, Turnhout, 1997, pp. 45-60.

L. Kuchenbuch, « Teilen, Aufzählen, Summieren. Zum Verfahren in ausgewählten Güterverzeichnissen des 9. Jahrhunderts », Schriftlichkeit im frühen Mittelalter, Tübingen, 1993, pp. 181-206L. Kuchenbuch, « Écriture et oralité. Quelques compléments et approfondissements », Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne, Paris, 2002, pp. 143-169. R. Noël, « Charlemagne et la morale du pouvoir », Rêves de Chrétienté. Réalités du monde. Imaginaires catholiques, Louvain-la-Neuve, Paris, 2001, pp. 59-81.C.-E. Perrin, Recherches sur la seigneurie rurale en Lorraine d'après les plus anciens censiers (IXe - XIIe siècle), Paris, 1935.