psychisme humain et psychisme animal

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PSYCHISME HUMAIN

ET PSYCHISME ANIMAL

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D U M Ê M E A U T E U R

AUX PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

Collection « Que sais-je ? »

Le système nerveux, n° 8, 1941, 6 9 mille, 1970. L a chimie du cerveau, n° 94, 1943, 3 3 mille, 1966. Les messages de nos sens, n° 138, 1944, 4 1 mille, 1970. Les muscles, n° 181, 1945, 2 5 mille, 1963. L a mort, n° 236, 1947, 3 2 mille, 1966. L a douleur, n° 252, 1947, 3 5 mille, 1969. Physiologie de la conscience, n° 333, 1948, 4 8 mille, 1970. Hypnose et suggestion, n° 457, 1950, 3 6 mille, 1970. Le cœur et ses maladies, n° 518, 1952, 3 4 mille, 1969. L'équilibre sympathique, n° 565, 1953, 2 6 mille, 1966. Physiologie des mœurs, n° 613, 2 6 mille, 1966. L a médecine psychosomatique, n° 656, 1955, 3 6 mille, 1969. Sociétés animales, sociétés humaines, n° 696, 1956, 2 6 mille, 1970. Le langage et la pensée, n° 698, 1956, 5 8 mille, 1968. L a vie sexuelle, n° 727, 1957, 6 9 mille, 1969. L a fatigue, n° 733, 1956, 3 0 mille, 1968. Le cerveau humain, n° 768, 1958, 3 6 mille, 1968.

Autres collections

« Nouvelle Encyclopédie phi losophique », L' influx nerveux et la psychologie, 1950. « Bibl iothèque de Philosophie contemporaine », La maîtrise du comportement, 1956. « Bibl iothèque scientifique in terna t ionale », Précis de biologie humaine, 1957,

2 éd., 1965.

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« L E P S Y C H O L O G U E » Section dirigée par Paul FRAISSE

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PSYCHISME HUMAIN ET

PSYCHISME ANIMAL

par le

D PAUL CHAUCHARD Directeur à l'Ecole pratique des Hautes Etudes

PRESSES U N I V E R S I T A I R E S DE F R A N C E

108, Boulevard Saint-Germain, Paris

1970

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« En voulant éviter cette Charybde anthro- pomorphique, il ne faut pas se jeter aveuglé- ment dans la Scylla « ananthropomorphique », il ne faut pas se refuser à considérer comme analogues deux phénomènes présentant une similitude suffisante, tout simplement parce que l'un de ces phénomènes est humain. »

H. PIÉRON.

« Quand nous voyons, du dehors, le compor- tement d'un Vertébré ressembler à celui d'un Homme, il faut être esclave d'un rigide dogma- tisme métaphysique pour refuser d'admettre que, vu du dedans, ce comportement im- plique des phénomènes psychiques analogues. »

L. LAPICQUE.

D é p ô t légal . — 1 é d i t i o n : 4 t r i m e s t r e 1961 (parue sous le ti tre : Des animaux à l'homme)

2 é d i t i o n m i s e à j o u r : 4 t r i m e s t r e 1970

T o u s d r o i t s d e t r a d u c t i o n , d e r e p r o d u c t i o n e t d ' a d a p t a t i o n

r é s e r v é s p o u r t o u s p a y s

© 1961 , Presses Univers i ta i res de F r a n c e

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I N T R O D U C T I O N

On a beaucoup écrit sur l'âme animale et son mystère. Réfutant, confirmant ou précisant les affirmations des « amis des bêtes » et les observations des premiers natu- ralistes, la zoopsychologie scientifique ou psychologie comparée, objective et expérimentale, projette de plus en plus ses lumières dans ce domaine en analysant comporte- ments et motivations dans les conditions naturelles ou devant les problèmes proposés à l'animal au laboratoire. Mais une telle étude n'a-t-elle pour but que la connaissance psychologique des diverses espèces parce que la science doit s'intéresser à tout dans un esprit de curiosité naturaliste ? Ou au contraire la compréhension du psychisme animal est-elle nécessaire à qui veut comprendre et manier l'homme, qui veut se connaître et se maîtriser ? Même avec le triomphe de la psychologie scientifique expérimentale, le futur psychologue au sens usuel du mot, c'est-à-dire celui qui veut se consacrer aux problèmes humains dans la recherche ou l'application, a du mal à saisir l'intérêt que peut présenter pour lui l'étude psychologique d'autres espèces vivantes qui lui paraissent bien loin de ses soucis et de ses tâches. S'il commence à comprendre qu'il ne saurait ignorer les grandes lignes du fonctionnement du cerveau humain, organe de la pensée, il ne voit pas encore toujours ce qu'ont à lui apprendre les unicellulaires, les Insectes, les Mammifères inférieurs ou les chimpanzés. Pourquoi, se dit-il, lui imposer l'étude de la psychologie comparée dans le

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cadre de ces Facultés des Sciences si éloignées des sciences humaines ?

Quant aux sociologues auxquels rien de tel n'est imposé, ils ne se posent même pas la question ; ils continuent peut-être à comparer organisme et société ou à nous menacer de la termitière, sans concevoir que les lois générales de la vie en société dépassent le domaine spécifique des sociétés humaines et qu'il serait obligatoire pour eux de connaître les divers niveaux de sociétés animales pour mieux connaître le social humain. Qui dira aux démographes que la démogra- phie animale leur apporterait des sujets de méditation du plus haut intérêt pour leur travail propre ?

Il nous manque le sens de l'animal et de sa signification par rapport à nous (1). Nous pensons que c'est là une préoc- cupation démodée, vestige d'erreurs métaphysiques péri- mées, alors qu'il appartient précisément à la science d'ap- porter une réponse objective à un problème qui avait justement retenu l'attention du primitif.

La zoologie classe les animaux actuels en fonction de leurs structures et nous atteste qu'il en est de plus simples et de plus complexes ; la paléontologie nous présente le fait de l'évolution et de la complexification historique des espèces, nous sommes convaincus que l'homme a des ancêtres animaux et que la vie est une, sans que ceci nous impose aucune obligation métaphysique. Mais tout cela reste au plan de la curiosité naturaliste. Nous n'avons pas compris la vraie signification de la classification zoologique ou du sens de l'évolution. Les animaux sont pour nous une sorte de jeu de la nature étrange et un peu absurde, l'homme étant, suivant notre philosophie propre, soit une espèce parmi les autres qui s'octroie orgueilleusement une supériorité contestable, soit un être spirituel d'un tout autre ordre. Dans les deux cas l'animal ne nous apprend

(1) Il faut se réjouir du retentissement récent en France des livres de Lorenz et de Desmond Morris.

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rien. Il suit sa nature et fait partie de la Nature ; l'homme doit suivre la sienne qui est autre et fait de lui, suivant l'expression de Vercors, un « animal dénaturé », révolté, se guidant sur les usages culturels et son libre arbitre.

Isoler l'homme des animaux, soit en les mettant au même plan supérieur ou inférieur, soit en séparant l'homme dans sa supériorité, c'est aujourd'hui une erreur scientifique, n'avoir pas saisi la signification de la série zoologique actuelle, aboutissement d'une longue histoire et cela quels que soient les mécanismes qui en sont responsables.

Chaque espèce est elle-même et a ses mœurs propres, mais cela n'implique nullement qu'il ne faille pas les compa- rer et que cette comparaison n'aboutisse à définir des niveaux de complexité où le supérieur et l'inférieur permet- tent de se mieux comprendre l'un par l'autre : l'inférieur parce qu'il est plus simple éclaire le supérieur trop compli- qué, le supérieur permet de mieux saisir dans leur épanouis- sement tout ce qui est en germe dans l'inférieur. L'homme apparaît objectivement comme l'être le plus complexe de la nature actuelle, le fleuron de la série animale, en même temps qu'il est l'aboutissement évolutif de la complexifi- cation biologique. Tout animal, sans cesser d'être lui-même, doit ainsi être placé par rapport à l'homme dont il est un peu une préparation plus ou moins directe, non comme ancêtre de l'homme, mais comme être moins complexe, quel que soit son éloignement de la lignée humaine. Savoir ce qui en lui est, à un plan inférieur, analogue à l'humain, ce qui au contraire est une spécialisation d'un autre ordre, est d'autant plus éclairant que la comparaison de diverses espèces nous aide à tracer une courbe qui nous permet en extrapolant d'essayer de comprendre le sens du progrès qui aboutit à l'homme : la spécificité de l'humain confirmée par son insertion dans la souche animale, les émergences de discontinuité qualitative sur le fond des continuités de complexification quantitative. La comparaison ne nous situe pas seulement le progrès, mais aussi en l'homme les persis-

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tances animales qui s'opposent à ce progrès : l'homme garde les infrastructures animales en émergeant au-dessus de l'animalité, comme sa construction embryologique doit utiliser et remanier des organes ancestraux qui ont perdu leurs fonctions, par exemple les fentes branchiales embryon- naires.

Il est ainsi impossible de bien connaître l'homme dans sa spiritualité et sa culture sans étude des divers niveaux animaux. Chose curieuse, la comparaison avec l'animal qui autrefois aboutissait à nier la spécificité humaine et à nous incliner au relativisme naturaliste le plus total et le plus décourageant peut nous conduire au contraire à définir la norme humaine : c'est le vrai esprit naturaliste qui peut nous démontrer aujourd'hui objectivement les particularités de la nature humaine ; il devient indispensable pour le psychologue d'en être imprégné.

C'est à cette comparaison évolutive des animaux et de l'homme en ce qui concerne leur psychisme qu'est consacré ce petit livre, non pour entrer dans le détail des divers mœurs et comportements (i), mais pour en situer les divers niveaux afin de mieux comprendre l'homme. Comme il ne s'agit pas d'étudier les comportements en eux-mêmes, mais de préciser des niveaux d'être dans une complexification évolutive, un critérium objectif de complexité est nécessaire. Celui-ci est plus difficile à trouver dans les seuls comporte- ments qui peuvent se ressembler de l'extérieur alors qu'ils ont une signification psychologique, une valeur très diffé- rente. On devra donc s'appuyer sur la connaissance de la constitution intime des êtres : ce qui mesure leur complexité et permet de situer la signification de leur conduite, c'est l'organe qui en est responsable, les centres nerveux supé- rieurs, le cerveau au sens large (ganglions cérébroïdes des

(1) Se reporter au t. 2 du Précis de psychophysiologie, Masson : Le comportement animal par R. CHAUVIN. Nous recommandons particuliè- rement l'album Life, « Le monde vivant », Le comportement animal, par TINBERGEN.

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Invertébrés et cerveau des Vertébrés). La connaissance neurophysiologique qui situe chaque être à sa place permet au psychologue d'éviter les erreurs inverses de l'anthro- pomorphisme idéaliste qui majore l'animal, ou du bestia- lisme mécaniste qui réduit l'homme, souvent en minimisant aussi l'animal, comme les erreurs relativistes de qui refuse de saisir la complexification évolutive. On a le comporte- ment que permet son cerveau : le degré d'intériorité de chaque être est fonction de la complexité de l'organisation intérieure du cerveau, responsable de cette intériorité. Nous voyons ainsi comment ce n'est pas la seule connaissance du cerveau humain qui est nécessaire au psychologue, mais la neurophysiologie comparée lui est indispensable pour en saisir toute la spécificité et toute l'originalité. Il n'est donc pas paradoxal, au moment où se développe de plus en plus la neurophysiologie des comportements, que ce soit aux réflexions d'un neurophysiologiste que soit demandée cette étude comparative des animaux et de l'homme, à l'usage et pour le profit de l'étudiant en psychologie qui trouvera dans les autres volumes de cette collection plus de détails sur ces divers types de comportements (i).

Pour situer l'homme à sa place en le comparant à la série animale, nous nous placerons à trois points de vue diffé- rents : tout d'abord le point de vue plus élémentaire des infrastructures biologiques, en quoi le cerveau humain est-il supérieur dans son état adulte accompli et comment cette supériorité est-elle confirmée par la perspective historique qui nous montre l'autoconstruction du cerveau humain soit dans le développement embryologique de l'individu, soit dans l'évolution biologique, montée de complexification vers

(1) On trouvera les bases neurophysiologiques et biologiques indis- pensables, sur lesquelles il était impossible de revenir ici, dans notre Précis de biologie humaine, Bibl. Sc. Int., Presses Universitaires de France, que nous avons conçu comme une propédeutique spécialisée à l'usage de l'étudiant en psychologie, sciences humaines et philosophie, et qui cons- titue une préparation aux certificats de Psychophysiologie utile pour les « littéraires ». Voir aussi de CECCATY, La vie de la cellule à l'homme, Seuil.

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un plus grand cerveau. Ceci nous amènera à nous demander quelle est par rapport à l'homme la place de l'animal actuelle- ment le plus proche de lui par son cerveau et son psychisme, le chimpanzé, le mieux connu des singes anthropoïdes, et à envisager ce que furent les ancêtres encore animaux de l'homme et quand celui-ci a commencé, dans la mesure où la science peut nous fournir une réponse. Passant alors au niveau psychologique élémentaire, celui des éléments du comportement, nous verrons comment l'analyse scientifique moderne nous rend compte des automatismes innés des instincts et des automatismes acquis des habitudes, du dressage et de l'éducation, indiquant ce qui différencie l'animal de l'homme. Ceci nous conduira à la conclusion d'apparence paradoxale que ce qui fait la supériorité humaine, c'est son infériorité, que l'homme n'est pas comme l'animal guidé dans le droit chemin de sa vie par des règles spécifiques strictes, qu'il doit choisir ses conduites et peut se tromper.

Cependant, même l'animal inférieur n'est pas que support passif d'automatismes obligatoires ; il possède une certaine possibilité d'adaptation, d'utilisation de son expérience, de compréhension pour la solution de difficultés nouvelles ; c'est évidemment dans ce domaine de l'intégration, de la conduite, de la maîtrise, du jugement, de la liberté que le progrès évolutif fait avec l'homme un saut considérable. Ce serait une grave erreur que de considérer cet aspect synthétique et personnalisé de la conduite et du psychisme comme échappant à la science objective et ressortissant de la seule philosophie et de l'introspection humaine. L'étude scientifique des comportements débouche obligatoirement sur le problème de l' intelligence animale et de ses rapports avec l'intelligence humaine. Il n'est pas un aspect de notre spiritualité qui ne retentisse dans tous nos comportements et l'étude scientifique de ceux-ci ne doit pas rester super- ficielle, mais peut viser à en connaître les motivations les plus profondes, cherchant à préciser dans deux réactions

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apparemment identiques le degré d'engagement différent de la personne qu'elles peuvent présenter. Etude, certes difficile chez l'homme, encore plus difficile, mais non pas impossible chez l'animal. Notre étude comparative nous conduira donc à nous interroger d'un point de vue scien- tifique sur les plus hautes valeurs spirituelles humaines et ce qui les précède et les rend en quelque sorte organique- ment possibles dans l'évolution animale. Manière de penser qui peut étonner tous ceux, trop nombreux, qui coupent dans l'être l'esprit de la matière et le corps de l'âme, mais qui est dans l'axe du développement scientifique qui ne saurait accepter une telle coupure attribuant à la science uniquement ce qui est analysable, mesurable, quantitatif, ce qui est de la matière, du corps, ce qui est animal et réser- vant à la philosophie l'apanage de l'accès à la synthèse, à la qualité, au spirituel, au spécifiquement humain. La science n'est pas une étude de la partie matérielle des êtres, elle est une comparaison des divers êtres pris dans leur totalité, dans leur degré de complexité dépendant de leur niveau d'organisation, mais du point de vue partiel et limité techni- quement de l'aspect matériel et organique des êtres qui n'élimine pas, mais au contraire appelle d'autres aspects complémentaires.

La psychologie moderne a raison de se vouloir une science et de s'appuyer sur l'expérience, la mesure, la fine analyse de précision ; mais elle se dénaturerait en oubliant sa spéci- ficité et en voulant singer la physique considérée pour son avance analytique comme le prototype de la science objec- tive. En fait, le physicien moderne ne va pas jusqu'au bout de sa tâche quand il s'obstine à rester dans l'analyse et la mesure du chatoiement superficiel des phénomènes et se refuse à étudier scientifiquement la réalité profonde qui les sous-tend et qui n'est en rien uniquement méta- physique. C'est à la physique de nous dire comment l'orga- nisation des particules subatomiques, des atomes et des molécules rend compte de toutes les propriétés de la matière ;

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le problème de l'être élémentaire apparemment inanimé a un aspect scientifique et sous l'influence du développement de la théorie cybernétique de l'information, on commence à s'en rendre compte. De même l'analyse et la mesure des comportements exclusive de leur signification pour l'être humain et la société, si elle est indispensable à une psycho- sociologie scientifique qui ne peut reposer que sur elle, ne dispense nullement les spécialistes des sciences humaines d'étudier scientifiquement tout l'homme et non un seul do- maine superficiel et restreint parce qu'il est plus facile à étudier.

La biologie qui, sur le plan de l'analyse et de la mesure, est en retard sur la physique, à cause de la complexité de son objet, se présente au contraire comme en avance sur elle en ce qui concerne l'abord scientifique de l'être et de ses qualités intégrées. C'est donc à elle que le psychoso- ciologue devrait demander une orientation d'esprit. Voici longtemps que Cl. Bernard, initiateur de l'expérimentation physiologique et de la médecine expérimentale, a rappelé cette idée de bon sens que l'analyse scientifique de précision des détails organiques n'a de signification que si l'on passe à la synthèse, la signification, la fonction de ces détails dans la bonne marche d'ensemble de l'organisme, de l'être vivant qui fonctionne comme un tout harmonisé. Père de la méde- cine moderne, il se serait réjoui de voir le laboratoire envahir toute la médecine, mais il aurait violemment réagi contre les spécialistes coupant l'homme en morceaux et voulant soigner un organe en quelque sorte indépendamment de l'individu auquel il appartient et de ses soucis. On s'aper- çoit aujourd'hui heureusement que tout ce qui est humain doit être envisagé sous le point de vue de l'unité psychoso- matique, vocable peu satisfaisant parce qu'il suggère deux choses réagissant l'une sur l'autre alors qu'il s'agit d'une réalité unique dépendant du fonctionnement du cerveau, organe à la fois du psychisme et de l'intégration organique. Si le médecin spécialiste doit, du point de vue d'une lésion

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ou d'un trouble fonctionnel local, s'intéresser à tout l'homme et spécialement au rôle du cerveau, il doit en être de même de tous ceux qui s'occupent de l'homme : ainsi le spécialiste d'éducation physique n'est pas l'éducateur du muscle, mais l'éducateur du cerveau, le sexologue n'est pas cantonné dans les organes génitaux et les hormones, mais doit se centrer sur la spécificité cérébrale de la sexualité humaine. De même psychologie et sociologie scientifiques ne s'occu- pent pas de comportements, de structures sociales ou de certains domaines humains comme l'inconscient pour le psychanalyste, mais, par cet aspect spécifique de leur étude, elles doivent viser à une étude de tout l'homme de leur point de vue et sans totalitarisme exclusif, faute de quoi le triomphe d'une science analytique, mutilante en une époque où on ne croit qu'à la science, serait catastrophique pour l'avenir de l'humanité. Couper le spirituel de la science, c'est en fait non le respecter, mais le détruire en le rendant négligeable et inintéressant.

Prendre modèle sur la biologie devrait être d'autant plus facile pour le psychologue ou le sociologue que sa science n'est pas isolable de la biologie : l'aspect biologique de l'être humain, aspect par les infrastructures, n'est pas dissociable de l'aspect psychosociologique, l'aspect par les superstructures. Le cerveau humain est l'organe du psychisme et du rapport social, le responsable du progrès culturel. Poussés par la science et sous l'impulsion fondamentale du grand Pavlov, nous commençons à nous faire une conception plus juste des rapports du cerveau et du psy- chisme. Il ne s'agit ni de les opposer en faisant du cerveau une mécanique matérielle actionnée du dehors par une âme spirituelle, l'homme ressemblant à l'animal par le cerveau et en différant par la présence de l'âme qui man- querait à l'animal ainsi proclamé a priori dépourvu de toute pensée, spiritualité ou intériorité, ni de les juxtaposer au même plan en considérant la pensée comme une produc- tion matérielle localisable dans tel ou tel neurone. Le psy-

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chisme résulte du fonctionnement d'ensemble intégré du cer- veau ; il n'est donc pas isolable de ce fonctionnement. L'étude neurophysiologique nous fournit l'aspect cérébral, les structurations spatiotemporelles des architectures neuro- niques (pattern), qui sont l'infrastructure organique de la pensée. Mais celle-ci, en dehors de toute métaphy- sique, doit être considérée comme un processus spéci- fique : l'étude neurophysiologique s'occupe de toute la pensée mais sous un aspect matériel ; elle n'éliminera jamais l'étude psychologique qui s'occupe de la pensée en elle- même dans sa spécificité, intériorité ou comportement, pas plus qu'elle ne supprimera la réflexion métaphysique qui se demande quelle est dans l'être la nature de la pensée et de l'esprit.

La neurophysiologie cérébrale se présente ainsi sous deux aspects : la neurophysiologie analytique classique qui ne trouve dans le cerveau humain, comme le cerveau animal ou un centre inférieur, que des processus nerveux élémen- taires : trajets réflexes et aiguillages d'impulsions nerveuses bioélectriques, et la neurophysiologie psychophysiologique, science de synthèse qui se demande comment l'intégration harmonieuse de ces processus élémentaires dans le fonc- tionnement d'ensemble du cerveau donne naissance au psychisme et à la conscience. La neurophysiologie moderne se trouve devant cette difficulté qu'il lui faut à la fois savoir ce qui se passe dans le détail en chaque point des milliards de neurones de l'écorce cérébrale, détail qui n'a en lui-même aucune valeur psychologique, et connaître comment l'inté- gration d'ensemble est précisément l'aspect cérébral de ce psychisme. Le temps est définitivement révolu où le neurophysiologiste pouvait étudier l'organe de la pensée et de la conscience sans se préoccuper de cette pensée et de cette conscience. Le mérite de Pavlov fut d'avoir obligé la neuro- physiologie à rester dans son domaine en ne s'occupant plus que des mécanismes cérébraux et en ne faisant plus appel au psychologique ; le progrès qui en a résulté a été

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tel que cette connaissance objective nous permet de com- prendre un peu comment le fonctionnement cérébral permet la pensée et la conscience : la pensée et la conscience ne sont plus des processus cérébraux localisables et isolables ; ils gardent leur spécificité spirituelle, mais on saisit comment le cerveau en est responsable.

On conserve l'habitude d'appeler physiologie des sensations la part la plus importante de la psychologie scientifique : en réalité il s'agit de psychologie expérimentale s'occupant de la sensation en tant que fait psychique ou information au service du comportement. Face à cette psychologie se constitue aujourd'hui la vraie neurophysiologie des sensa- tions où celles-ci sont envisagées non en elles-mêmes mais dans les mécanismes sensoriels nerveux et cérébraux qui leur donnent naissance et qui peuvent se manifester en dehors de la conscience et du comportement, donc de toute vraie sensation qui comporte obligatoirement la prise de conscience, cette prise de conscience elle-même ayant une infrastructure cérébrale.

Pour bien comprendre l'évolution des comportements de l'animal à l'homme, nous garderons toujours le contact avec les réalités neurophysiologiques, garantie de l'objec- tivité dans l'étude des mystères du subjectif. Là où le psychologue peut hésiter sur la valeur d'un comportement apparemment semblable chez des espèces différentes, le neurophysiologiste, lui, peut attester que les prouesses d'un ganglion cérébroïde d'abeille ou de pieuvre n'atteignent pas celles du mésencéphale d'un poisson, ni surtout celles de l'hyperstriatum de l'oiseau, lui-même sans commune mesure avec la gigantesque écorce cérébrale des Mammifères qui n'est complète que chez l'homme.

Comme l'écrivait très justement Rubinstein (1) que son matérialisme dialectique met à l'abri des préjugés méca-

(1) Questions scientifiques, n° 6, 1955, Ed. de la Nouvelle Critique.

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nistes : « L'activité réflexe du cerveau est une activité en même temps nerveuse (physiologique) et psychique (puisque c'est la même activité, examinée dans des relations diffé- rentes). C'est pourquoi il faut l'étudier premièrement en qualité d'activité nerveuse déterminée par les lois physiolo- giques de la dynamique nerveuse (processus d'excitation et d'inhibition, irradiation, concentration et induction réci- proque), deuxièmement, en qualité d'activité psychique (perceptions et observations, mémoire, pensée, etc.)... Pour la physiologie, la réalité apparaît comme un ensemble de stimuli agissant sur les analyseurs et le cerveau; pour la psychologie elle apparaît en qualité d'objets de connaissance et d'action, d'objets avec lesquels l'homme est en relation comme sujet... La recherche psychologique ne doit pas apparaître comme quelque chose que l'on peut opposer et isoler de l'étude physiologique de la neurodynamique, mais comme son prolongement légitime, qui conserve et utilise dans son explication des phénomènes psychiques tous les résultats de la recherche physiologique. En même temps, de nouvelles manifestations, les manifestations psy- chiques, produits, résultat de la neurodynamique, condi- tionnent un nouveau plan de recherche psychologique où les processus étudiés par la physiologie de l'activité nerveuse supérieure apparaissent dans une nouvelle qualité spéci- fique. » Une telle synthèse de la neurophysiologie comparée de l'activité nerveuse supérieure et de la psychologie comparée peut nous éclairer considérablement sur la spéci- ficité de la pensée et des comportements humains. Dire que l'homme diffère de l'animal par le langage, c'était autrefois une simple constatation dont on n'était pas sûr qu'elle impliquait vraiment une supériorité humaine : il en est tout autrement quand le langage est vu sous son aspect neurophysiologique pavlovien : le second système de signa- lisation, source du langage intérieur, moyen proprement humain de pensée abstraite qui, par insuffisance cérébrale, sera toujours impossible aux animaux dont la pensée est

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ainsi obligatoirement d'un niveau — on peut dire d'une nature — très inférieur.

A une psychologie scientifique expérimentale qui par objectivité s'en tient aux apparences extérieures des compor- tements, rejetant les mystères de l'intériorité subjective inaccessible chez l'animal et qui par cela même risque de manquer à l'objectivité en identifiant des comportements identiques à motivations très différentes, la neurophysio- logie apporte la possibilité d'un retour objectif à l' intériorité devenant le fonctionnement intérieur du cerveau, ce reflet en nous devenu autonome du monde extérieur et de nous- même, une intériorité obligatoirement présente chez l'animal avec l'intensité permise par son degré d'organisation céré- brale. L'animal pense dans la mesure de ce qu'il a dans la tête, dans le cerveau, contenu cérébral et possibilité de ma- niement volontaire et d'intégration, de personnalisation. On arrive ainsi à mettre chaque animal à sa place avec son niveau de psychisme élémentaire tout en confirmant la supériorité humaine, soit un spiritualisme de fait objectif et scientifique, valeur commune qui peut coïncider avec une philosophie matérialiste mais dialectique comme avec une philosophie spiritualiste mais non idéaliste.

Cette synthèse scientifique vers laquelle nous tendons et qui nous permettra de nous mieux connaître en connaissant mieux les animaux est l'aboutissement de tout un effort de réflexion qui, après les penseurs d'autrefois, a occupé de nombreuses écoles scientifiques modernes qui en s'opposant nous ont aidé à découvrir la vérité dans ce qui irréducti- blement finissait par les rapprocher.

Ce ne furent pas seulement, on le sait, les besoins alimen- taires ou les nécessités de la défense qui mirent en contact nos lointains ancêtres avec les animaux. Tandis qu'un lien magique était établi entre les peintures rupestres des grottes sacrées et l'heureuse issue de la chasse, très généralement des relations mystiques unissaient tel animal-totem et telle tribu : pouvoirs et protection de l'animal étaient assurés à

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l'homme dans une alliance. Par la suite, une relation plus personnelle fut établie dans la domestication, d'abord pure- ment utilitaire, puis affective et désintéressée, quand par exemple chiens et chats devinrent nos commensaux.

Philosophes et naturalistes se sont spécialement depuis toujours intéressés à l'âme et aux mœurs animales dans un esprit de comparaison avec l'homme. Le Moyen Age, qui connaissait si mal les animaux réels, a créé tout un fabuleux bestiaire sacré qui rejoint bien souvent les légendes du paganisme antique, cependant que saint François d'Assise retrouvait dans le dialogue avec ses frères animaux les délices d'un paradis perdu, et que, disciple d'Aristote, saint Thomas d'Aquin savait laisser à l'homme sa place sans nier les valeurs analogiques de l'âme animale dans une conception réaliste qui, nous le verrons, n'est pas éloignée de celle de la science moderne.

Cette sagesse ne fut pas celle de Descartes, précurseur de la cybernétique qui nous parle d'animaux-machines très com- parables aux automates des fontaines de son roi, les opposant à l'homme seul à avoir toute cette mécanique réflexe autoré- gulée d'esprits animaux soumise à l'influence directrice de l'âme spirituelle. On connaît la légende du coup de pied de Malebranche à sa chienne qui, animal, ne pouvait souffrir. Successeurs de Descartes, mais justement convaincus de l'unité humaine rompue par le dualisme outré cartésien et de l'analogie animal-homme, persuadés que les possibilités spirituelles dépendaient du cerveau, les philosophes sensua- listes du XVIII siècle allèrent jusqu'à parler d'homme- machine : précurseurs de génie de la psychophysiologie scientifique, ils avaient le tort de minimiser le psychisme tant animal qu'humain, et surtout de confondre explication scientifique et matérialisme philosophique. Pendant que les philosophes, prématurément, puisque la science expéri- mentale était encore muette dans ce domaine, passaient leur temps à exalter ou abaisser homme et animal tout en les rapprochant ou les opposant, les naturalistes se penchaient

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avec toujours plus de passion et d'essai de rigueur dans l'observation, contrastant souvent avec une certaine puérilité anthropomorphique d'interprétation, sur la variété des mœurs animales. Déjà le fabuliste La Fontaine n'avait-il pas plus de bon sens que Descartes quand, refusant l'animal-machine, il niait « que les bêtes n'ont point d'esprit ». « J'attribuerais à l'animal, disait-il, non point une raison selon notre manière, mais beaucoup plus aussi qu'un aveugle ressort », ce qui ne l'empêchait pas de reconnaître : « Je ferais notre lot infini- ment plus fort. » De Réaumur et de Buffon à Fabre se constituait une connaissance des mœurs animales, une éthologie préscientifique qui n'en est pas moins une des sources de la zoopsychologie moderne. L'étude des compor- tements y débouchait sur une pseudo-explication métaphy- sique par des entités opposées telles qu'instinct et intelli- gence, aboutissant chez Maeterlinck jusqu'au mythique « esprit » de la ruche ou de la termitière pliant tous les individus à sa loi.

Cette préhistoire de la psychologie comparée s'est achevée, quand, aux alentours de 1900, l'étude du psychisme animal a commencé à devenir une science expérimentale de labo- ratoire, ne s'occupant plus que de l'étude objective et si possible quantitative des comportements et de leurs facteurs externes et internes de déclenchement : c'est l'époque des travaux de Thorndike, de Loeb, où avec Small les rats blancs commencent à se voir proposer des labyrinthes, où Piéron commence ses premières recherches et définit la psychologie comme science du comportement (1907). On ne renonçait nullement à comparer l'animal et l'homme dans leurs possibilités pratiques d'action, mais on rejetait hors de la science la question de la conscience animale et de sa nature par rapport à la conscience humaine. On comprenait que c'était pur verbalisme que d'expliquer un comportement en le rattachant à des entités métaphysiques : conscience, volonté, intelligence, instinct. Bien entendu, cette entrée de la science et de sa méthodologie, si elle était nécessaire,

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ne pouvait pas dans les circonstances historiques où elle se produisait, en tant que réaction contre un confusionnisme spiritualiste, éviter un certain confusionnisme mécaniste. A ses débuts, l'étude scientifique du comportement ne pouvait connaître que l'aspect le plus élémentaire, le plus réflexe et le plus analytique : on était ainsi tenté de minimiser ou de nier le plus complexe, rapprochant l'homme de l'ani- mal en les abaissant et mécanisant tous les deux. La réaction de l'esprit analytique expérimental, juste quand elle pour- chassait dans son domaine l'explication métaphysique et l'anthropomorphisme, dépassait la mesure en niant la complexité des comportements de la psychosociologie ani- male parfaitement observée mais mal expliquée par les anciens observateurs. On doit rendre hommage aux premiers expérimentateurs du comportement sans qui la méthode scientifique n'eût pas pénétré en psychologie, mais avec Loeb, Bohn, Rabaud, on allait trop loin, une métaphysique négative faisant revenir aux animaux-machines de Descartes. Peu importe, car une position aussi irréaliste n'était pas tenable, et on devait obligatoirement, comme le compre- naient Jennings ou Piéron, revenir à la complexité des comportements, mais en l'étudiant du point de vue de la science.

C'est d'ailleurs à la même époque que se réalisait en neuro- physiologie la révolution pavlovienne qui pouvait passer aussi pour mécaniste, alors qu'elle allait permettre ici aussi à la neurophysiologie de progresser en restant dans son strict domaine. Au lieu de faire appel au vocabulaire psycho- logique, à la conscience ou la volonté de l'animal ou de cher- cher à les localiser dans le cerveau, Pavlov fondait une neurophysiologie cérébrale des comportements grâce à l'utilisation scientifique du processus de dressage devenu réflexe conditionné. Il s'agissait de définir des aiguillages nerveux, des processus d'excitation et d'inhibition. Le refus d'un verbalisme psychologique débouchait sur l'explication des mécanismes cérébraux du psychologique, puisque c'est

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