prix michel kayoya 2012 - sembura...prix michel kayoya 2012 une mère en détresse p. 7 docile...

50
Prix Michel Kayoya 2012 Editions IWACU Une mère en détresse Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste Jean Sacha B arikumutima La voie du bonheur Dacia Munezero

Upload: others

Post on 25-Jun-2020

2 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

Prix Michel Kayoya 2012

Editions IWACU

Une mère en détresse Docile Pacifique

Ndikukiye au tribunal céleste Jean Sacha Barikumutima

La voie du bonheur Dacia Munezero

Page 2: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

Prix Michel Kayoya2012

Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique

Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima

La voie du bonheur p. 27 Dacia Munezero

Editions IWACU

Page 3: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

Les textes publiés ont été sélectionnés parmi quatorze nouvelles soumises au Jury composé de :• Antoine Kaburahe, Président du Jury, journaliste et écrivain• Hélène Foulard, Jurée, directrice-adjointe de l’Institut Français du Burundi• Ketty Nivyabandi, Jurée, poète, initiatrice du café-littéraire Samandari• Martin Ntirandekura, Juré, philologue

Saluons le remarquable appui de l’équipe technique de l’Institut Français du Burundi dans la réalisation de la soirée des lauréats, le soutien constant de l’Ambassade de France à cette initiative ainsi que le Centre burundais de lecture et d’animation culturelle (Cebulac) qui a accepté durant cet été 2013 de recevoir dans 7 de ses bibliothèques (Rumonge, Gashikanwa, Mutumba, Gishubi, Gatara, Bukeye, Mugina) plus de 200 exemplaires des différents recueils du Prix.

Saluons enfin le travail de Perrine Lacamp, fidèle lectrice du journal Iwacu, qui a encore une fois accepté de relire les nouvelles de cette édition.

Que toutes les personnes ici citées trouvent nos plus vifs remerciements pour leur temps généreusement consenti afin de promouvoir la littérature au Burundi.

Le Comité d’organisation du Prix Michel Kayoya

© Editions IwacuAv. Mwaro, n° 18, B.P. 1842 – Bujumbura

www.iwacu-burundi.orgImpression Mexx, novembre 2013

Page 4: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

Préface

La rêverie met à distance les tourments du réel, elle les attendrit ou les transfigure, et c’est sans doute pour cette raison que les personnages qui apparaissent dans les trois nouvelles de ce recueil s’y abandonnent volontiers. En effet, alors que cette 4e édition du prix Michel Kayoya a offert aux talents littéraires burundais l’occasion de visiter en 2012 le thème de «  l’indépendance », comment s’étonner que cette exploration ait emprunté les chemins de traverse des songes éveillés  ? L’indépendance n’est-elle pas ce rêve absolu que des générations de colonisés ont fait ensemble pour leur pays et que chaque jour, aujourd’hui encore, des femmes et des hommes nourrissent de leurs espoirs  ? A l’heure du cinquantenaire de la souveraineté retrouvée au Burundi, quand les analyses du dernier demi-siècle d’histoire hésitent entre la dénonciation d’un leurre et la célébration d’une utopie nationale, les auteurs primés ici proposent des inventaires idéels de l’indépendance ancrés dans le champ plus vaste de la liberté de l’individu et de la société. Tous ne le font pas de manière optimiste, mais tous nous emportent dans la quête de sens que leurs héros poursuivent en rêvant.

Qu’il s’agisse de Sarah la citadine (La voie du bonheur), des parents humbles sidérés par la disparition de leur enfant, comme le père de Raoul dans sa torpeur justicière (Ndikukiye au tribunal céleste) ou Ntigacika la paysanne dans ses cogitations inquiètes (Une mère en détresse), ou encore des témoins impuissants face aux tragédies (une mendiante, un vieux sage…), les personnages réunis dans ce

Page 5: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

livre interrogent la notion d’indépendance à partir de leur propre condition et de leur identité. Pourtant, au-delà de ce qui les éloigne, ils partagent des constats généraux dans lesquels l’inabouti semble être, hélas, plus souvent la règle que l’exception. Ainsi, c’est plutôt en creux qu’est entrevue l’indépendance, moins dans ce qu’elle est que dans ce qu’elle n’offre pas.

L’autonomie économique est un exemple type de ce qui n’est pas advenu, alors que son impérieuse nécessité était déjà au cœur des débats de la décolonisation et qu’elle demeure l’enjeu du quotidien pour la plupart des Burundais. Le thème est un fil conducteur de ce livret : pour Ntigacika, c’est tous les jours aux champs la lutte pour l’autosuffisance alimentaire ; pour le pauvre des quartiers populaires c’est la survie soumise au bon vouloir du possédant ; pour Sarah la mieux nantie, c’est d’un mari que dépendent les cordons de la bourse ; et enfin pour la nation entière, l’absence de souveraineté économique laisse le pays à la merci des prêteurs, sans « véritable » indépendance comme le déplore le vieux sage – que les bilans budgétaires actuels ne contredisent pas.

«  La main qui te donne est celle qui te dirige  » nous rappellent donc ces nouvelles, et c’est en ce sens que loin du caprice, les souhaits d’émancipation financière formulés par Sarah doivent être respectés, même si le lecteur humaniste aura sûrement plus de compassion pour les pauvres qui se débattent dans ce recueil que pour la bourgeoise insatisfaite de Bujumbura. Car l’indépendance c’est avant tout la possibilité du choix, d’une voie propre d’épanouissement (littéralement, une auto-détermination), aussi la refuser aux uns, c’est la dénier à tous. Or la justice, dont l’absence est une

Page 6: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

autre matière qui travaille abondamment les esprits dans ce livre (le réquisitoire de la mendiante-avocate au procès imaginé de Ndikukiye est à ce titre exemplaire), exige une égalité sans dérogation.

Ainsi, une conclusion est établie  : sujétion économique et défaut de justice rendent déclarative ou chimérique l’indépendance, celle de la nation comme celle de l’individu. Mais à y regarder de près, la seconde n’est-elle pas encore plus illusoire que la première  ? Sous-jacentes, les critiques les plus lourdes des auteurs ne sont-elles pas adressées aux normes et codes sociaux du pays qui persistent à établir des dominations et des discriminations, cinq décennies après la promesse de les abolir  ? Par exemple entre la femme qui propose et l’homme qui dispose, dans la pesanteur du mariage traditionnel (Ntigacika dans l’étouffement social des collines) comme dans la servitude volontaire de l’union moderne (Sarah dans les convenances bourgeoises de la capitale) ? Ou encore entre les riches dirigeants à l’humanité misérable et les misérables dirigés par leur humanité (auxquels le sort donne singulièrement raison au « tribunal céleste ») ? Le désenchantement de l’indépendance, traduit ici en des formes littéraires complémentaires et ajustées aux situations (un style dialogué pour l’introspection urbaine, une prose moins saccadée aux marges de la ville, une narration ponctuée d’adages en kirundi sur la colline), paraît plus profond lorsque le constat est que la société elle-même spolie ses membres en cloîtrant certains dans la soumission et l’injustice.

Chers lecteurs et chères lectrices, vous aussi sûrement jaloux de cette indépendance que vous-mêmes, vos parents ou

Page 7: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

vos aïeuls avez sublimée pour chacun et pour le Burundi, continuez d’en rêver pour la voir réalisée ! Voilà ce que disent entre les lignes les auteurs réunis ici. Malgré les déceptions, mais loin du défaitisme, ils ouvrent par la littérature une voie d’émancipation accessible à tous : celle de l’esprit qui s’évade et se délivre dans la rêverie, porteuse d’action.

Christine DeslaurierHistorienne, chercheuse à l’IRD

(Institut de recherche pour le développement)

Page 8: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

7

Une mère en détresseDocile Pacifique

Né en 1974, Docile Pacifique est assistant à l’Université du Burundi, dans la Faculté des Lettres et Sciences Humaines, en littérature française. Il est très actif dans la promotion de la production littétaire dans la région des Grands Lacs africains (Burundi, RDC, Rwanda), notamment au sein de l’association Sembura (http://sembura.wordpress.com/)

Ntigacika lève la houe des deux bras, la rabat avec force sur le sol, sa terre, non, la terre de son mari Biguri. Elle en détache une grosse motte, retourne sa houe et écrase la motte avec la partie non tranchante. Elle courbe l’échine, comme toujours dans sa vie, ramasse les touffes d’herbes que la motte a daigné lâcher, les secoue et les rejette derrière elle. Plus tard, elle rassemblera ces mauvaises herbes en plusieurs tas, les laissera sécher pendant quelques jours sous ce soleil de juillet et les brûlera enfin. Sur la cendre ainsi formée, elle plantera des courges. Elle répète les mêmes gestes depuis le matin, seule à l’œuvre dans leur champ. Aujourd’hui son petit garçon a eu neuf mois, il rampe déjà en s’aidant des genoux et des deux bras. Mais il ne parcourt pas de grandes distances. La mère l’amène encore au jardin mais ne le garde plus sur son dos en cultivant. Il est devenu trop lourd pour que le dos de Ntigacika le porte en travaillant. Arrivé dans les marais, finie la chaleur maternelle du dos qui berce l’enfant au rythme de la marche : il est maintenant devenu uniquement un moyen de transport.

Page 9: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

8

Le premier jour de la saison culturale des marais, la mère a cherché un coin du jardin moins broussailleux, a rabattu les herbes et y a déposé son petit rejeton, sur la peau de chèvre dans laquelle elle le porte au dos, justement. Une pratique devenue habitude, depuis. La peur des morsures des serpents faisait aussi qu’elle jetait des regards inquiets après chaque coup de houe vers son cher fils. Tranquille, ce dernier ne faisait que s’amuser avec la patate douce ou la banane mûre qu’il tenait dans ses menottes, essayant de temps en temps d’en tirer un joli morceau.Ce matin, Ntigacika a déposé son fils sur la partie nord du champ défrichée hier  : la terre fraîchement retournée y est douce, et aucune menace de morsure ne plane plus sur l’enfant. Le cœur de la mère est à l’œuvre, son esprit à la maison. Elle pense aux travaux ménagers qui l’attendent. Déjà, il faudra qu’elle rentre avec un fagot de bois, car il n’y en a plus au foyer. Il faura qu’elle pense à la cuisson, aussi. L’enfant toujours au dos, la jarre en terre cuite en équilibre sur la tête, elle dégringolera la pente qui mène au vallon abritant la fontaine à l’eau fraîche. A la source, où le soir il ne manque jamais de femme, elle aura un brin de causette avec ses congénères, prendra un bain au cas où le temps le lui permettrait, ou se lavera les pieds seulement, dans l’hypothèse où la lumière du jour déclinerait très rapidement. Les femmes rempliront les récipients, s’aideront à les mettre en équilibre sur la tête et prendront le chemin du retour ensemble. Une petite file se formera et suivra le sentier qui serpente sur le flanc de la montagne et monte vers le clan des Bakabuzi. Une autre se dirigera sur la montagne en face, vers les résidences des membres du clan des Bahizi. Une troisième vers…

Page 10: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

9

C’est presque une tradition  : le soir, on quitte ensemble la source et on ne laisse personne derrière. Les tourments de Birindivuga sont dans toutes les têtes et on soupçonne toutes les sources d’être des repères des forces obscures, des mauvais esprits. Gare à celle qui s’y attarde seule. On raconte que des fois, le soir, les démons y allument un feu et qu’on voit alors de petites flammes bleuâtres qui volètent. Curieusement, et preuve que ce ne sont que des feux surnaturels, on n’y trouve jamais de la cendre le lendemain ! A l’approche des bananeraies, la gent féminine se séparera et chacune rentrera dans le domaine de son mari ou de son père.La houe se soulève, décrit un arc de cercle en l’air, se rabat avec force sur le sol. Sa lame s’y enfonce, détache une nouvelle grosse motte humide qui reste accolée à sa surface. Elle se voit retournée à petite hauteur puis s’écraser sur le sol mou avec un bruit mat, la lame en l’air. La motte tombe, la houe écrase la motte avec la partie non tranchante. L’échine se courbe, une main fouille la terre, lui extorque quelques touffes d’herbes, les débarrasse de tout nutriment qui pourrait les aider à renouer avec la terre nourricière, les condamne à la mort par inanition et exécute la sentence. Un jour prochain, il y aura le grand rassemblement et la deuxième condamnation tombera  : les feux éternels. A la place, la main imposera ses élues. Le chiendent s’entêtera, mais la main du «  tout puissant » du lieu aura le dernier mot, l’éleusine triomphera. Le blé murira et l’ivraie périra. Ainsi soit-il. Le soleil poursuit sa course sur la voûte céleste, la voûte plantaire la sienne sur le sol des marais.Il est l’heure où la chaleur commence à devenir agaçante, à l’acmé, alors que le soleil se loge au zénith. L’enfant doit avoir

Page 11: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

10

chaud là-derrière. Ntigacika se retourne. Plus de trace de son enfant. Le cœur battant la chamade, elle court à l’endroit où elle l’avait laissé tout à l’heure, parcourt les alentours, revient, retourne sur ses pas, s’arrête, repart, la mine sombre, les gestes désordonnés. Sa belle-sœur Muyabaga, de là où elle est, à un jet de pierre du jardin de Ntigacika, cultivant les champs du frère de Biguri, finit par constater tous ces mouvements et s’écrie : – Nibiki ga muntu we, ni inzoka ? (Qu’est-ce qu’il y a ? Est-ce un serpent ?)

– Oyaa, imfura yanje ndayibuze… (Non, Je ne retrouve pas mon fils aîné…)

– Yoo turajakayee, turambaye ibara! (Oô, nous sommes perdues, l’opprobre est sur nous !)

Elle laisse tomber sa houe et se frappe les cuisses du plat de la main avant de se laisser choir sur la terre fraîchement labourée et encore détrempée. Elle poursuit ses lamentations : – Sinama ndakubwira ga ntuze ngo umusigire benewabo bamukurabire ! (Ne t’ai-je pas toujours dit de le confier à ses cousins germains pour qu’ils te le gardent ?)

– Reka kuncurira mugenzanje, uw’aho mbaye arambaga, arankura mw’iyo kwotsa  ! (Cesse de m’enfoncer, ma belle-sœur, l’homme de ma maison va m’égorger, il me grillera vive), rétorque Ntigacika en courant dans tous les sens pour voir si l’enfant serait caché par telle ou telle broussaille

– Mbabarira, urupfu n’impfane birajana, nariko mvuga aya muhe. (Excuse-moi, la mort et les lamentations vont toujours de pair, je ne savais plus quoi dire.)

Page 12: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

11

Muyabaga délaisse son champ et vient à la rescousse de sa belle-sœur. Elle découvre, quelques minutes après, des empreintes de l’enfant sur la surface de la terre moelleuse, et les montre à la mère en détresse. Les traces se dirigent vers l’endroit où Ntigacika cultivait il y a à peu près une demi-heure, puis bifurquent vers la rivière qui fait un coude et pénètre un peu dans les terres de Biguri. Juste après, une trace plus large indique que l’enfant s’est assis, sûrement pour reprendre son souffle. Hélas la marche s’est poursuivie. L’attraction du murmure doux de la rivière s’est faite forte, irrésistible, relayée sans doute ensuite par celle de la fleur violacée des nénuphars des eaux stagnantes du coude de la rivière, ou par un reflet de l’ange souriant sur le miroir liquide. L’eau est claire et le ciel bleu se reflète à sa surface qui n’est qu’à quelques centimètres des berges. Cela fait une semaine que la pluie n’est plus tombée, les sédiments ont eu le temps de se déposer et le niveau de l’eau a baissé un tout petit peu. La saison des crues est finie. Les traces du petit garçon se perdent dans les herbes rases mais drues des abords immédiats de la rivière. La Mubarazi semble défier la mère : « Tu viendras jusqu’à moi mais tu n’iras pas plus loin. »La maman saisit d’un coup sa tragédie. Elle comprend que l’irréparable s’est produit. Son dernier espoir de retrouver vivant son fils s’effondre. Dans sa poitrine, son cœur s’affole de plus belle. Ses tempes jouent du tambour. Ses oreilles bourdonnent. En une seconde, une sueur froide et amère inonde son corps. Sa force l’abandonne. Tous ses membres tremblent. Des rafales de frissons parcourent sa peau. Elle se courbe, s’appuie des deux mains sur ses genoux puis s’affale à

Page 13: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

12

terre, haletante, le souffle court. Elle manque de tomber dans les pommes. La belle-sœur reste coite, interdite. L’horreur indicible cloue la bouche des deux femmes. D’innombrables pensées assaillent l’esprit de Ntigacika, se bousculent dans sa petite tête. Comment pourrait-elle rapporter ce drame à son mari? Pour sûr, il la tuera sur le champ, sans autre forme de procès. Que penseront d’autres mères d’elle? Laisse-t-on jamais un enfant entre soi et la rivière? Les commérages la désigneront comme irresponsable, on la montrera du doigt sur les sentiers. Personne ne compatira à sa douleur de mère éplorée. En témoigne la première réaction de sa belle-sœur, avec laquelle elle croyait cependant bien s’entendre. Elle n’aura même pas la consolation de faire un signe de croix sur le front de son enfant, le temps de pleurer sur son petit corps dodu, de le mettre en terre, de l’asperger d’eau bénite, de voir se fermer sa dernière demeure, ni l’occasion de revoir de temps en temps le tertre sous lequel reposeraient ses restes. Elle s’approche un peu plus des berges criminelles. Son reflet lui tend les bras. Il est le seul à pouvoir la comprendre, la consoler, à pouvoir mettre fin à ce drame innommable d’une mère. Tel Narcisse, elle garde ses yeux rivés sur son image qui exerce une attraction autre que celle de l’amour. Mais d’autres images défilent, galopent dans sa tête. Les neuf mois de grossesse, l’inappétence, les vomissements, les menaces du mari contre une progéniture fille comme sa sœur, l’insouciance du géniteur face à ses souffrances. Le jour de l’accouchement, aux champs, la douleur tant crainte des contractions. Le soir, la dure remontée de la pente raide, la houe à l’épaule gauche, un pot rempli d’eau sur la tête, la main droite relevant un peu les pans de son pagne pour qu’elle marche plus aisément, le dos arqué vers l’avant, l’abdomen

Page 14: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

13

proéminent. Dans la chambre, la nuit blanche, assise sur le lit conjugal, sans même oser réveiller son homme qui ronflait les poings fermés, empestant l’odeur du vin de banane. Au petit matin la délivrance, devant le foyer où brûle une bûche pour faire bouillir de l’eau, sans assistance, telle une bête sauvage. Les vagissements du nouveau-né qui réveillent le père. Ce dernier se précipite et alerte la belle-sœur, qui arrive, coupe le cordon ombilical, prend l’eau qui bouillonne déjà sur le feu et s’occupe avec soin des deux êtres. Pourquoi ne pas l’avoir appelée plus tôt ? Elle voulait le faire lorsque l’eau serait portée à ébullition. La joie du père des premiers jours qui festoya dans l’alcool…Quel calvaire allait être le sien maintenant que l’enfant mâle n’était plus? Cet ange gardien avait fait que les coups ne tombent plus sur le dos de la pauvre épouse. De simple épouse, elle était devenue la mère de l’héritier du nom paternel. « Hewe ! » (Toi) avait fait place à « Zina ryakunze » (Nom merveilleux). Mais rien d’autre n’avait changé. Les travaux ménagers, la corvée de l’eau, les durs travaux champêtres… tout reposait sur les épaules de cette brave dame. Et cela devait durer jusqu’à ce que sa progéniture grandisse et puisse l’aider. Ce n’était pas demain la veille. Mais quoi de plus normal ? N’avait-elle pas été fortement dotée pour son labeur, sa beauté n’entrait que pour peu dans la balance, et pas de place à l’amour. C’est un sentiment des hommes faibles, qui a tôt fait d’ôter la raison et de faire perdre le contrôle de la maison. Biguri ne se charge que des travaux légers, effeuillage des bananiers, élagage des caféiers, sarclage... Il ne va aider son épouse pour le labour que dans de très rares cas. Lorsque la saison culturale est très avancée et qu’il se rend compte

Page 15: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

14

que sa femme n’en viendra finalement pas à bout seule. Et là encore, il faut que quelqu’un d’autre l’en convainque. Il y a deux ans, son père, qui n’est plus, se chargeait de lui faire entendre raison, aujourd’hui c’est le rôle de son frère aîné qui se fait vieux. Le plus clair de son temps, forcément tous les après-midi, il les passe avec ses semblables à siroter quelques bouteilles de vin de banane, ou à siphonner à l’aide de chalumeaux quelques calebasses de bière de sorgho.

Elle se rappelle du dernier jour où elle avait été battue par son mari. La grossesse était à terme et elle avait osé lui demander de rester à ses côtés au champ le lendemain, pour qu’il puisse demander de l’aide si jamais l’enfant décidait de venir pendant les travaux champêtres. Il avait accepté. Rassérénée, elle avait demandé s’il pourrait aussi s’occuper de la corvée de l’eau, et la gifle avait claqué. – Abagore ntabwenge, umuntu aguhaye ugutwi uca uryana n’umutwe ! Ni hehe wabonye umugabo avomera amazi umugore ? (Les femmes, vous êtes dépourvues d’intelligence ! Où as-tu vu un mari puiser de l’eau pour sa femme?), rugit-il en accompagnement au geste.

Et la décision de l’accompagner au champ fut unilatéralement et irrémédiablement revue : elle n’avait qu’à se débrouiller comme toutes les autres femmes. Elle manda alors sa belle-sœur chez elle, pour voir si la sœur cadette de Ntigacika pourrait venir lui prêter main forte durant les jours difficiles qui se profilaient. Le lendemain dans la journée, le travail débuta et l’enfant vint au monde le surlendemain à l’aube. La sœur cadette était attendue pour le soir.

Quel calvaire allait être le sien maintenant que l’enfant mâle n’était plus? La question se fit lancinante.

Page 16: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

15

«  N’était plus? Rien n’est moins certain  », se rassura-t-elle tout d’un coup. « Peut-être que la rivière l’a emporté mais qu’il ne s’est pas noyé », se convainc-t-elle. Après tout, son léger poids, ses habits amples métamorphosés en bouée, grâce aux extrémités en élastique, lui permettent de flotter sur l’eau qui l’emporte. Il y a aussi une chance qu’il se soit accroché aux herbes qui flottent des berges sur la rivière et que ni la force de ses menus bras ni sa raison d’enfant ne lui permet de remonter sur la terre ferme. Il faut le secourir très vite ! Ses appréhensions d’annoncer la triste nouvelle et le flashback sur la naissance de ce fils n’auront duré que quelques secondes. Une éternité pour la mère. L’instinct maternel devient plus fort que ses craintes. Les doigts serrés, la paume ouverte, elle porte la main à sa bouche qu’elle frappe sans force des extrémités digitales avec une cadence très rapide ; poussant en même temps un cri déchirant. La belle-sœur, sortie de sa torpeur l’imite aussitôt. « Rabe rabe Mubarazi ruratwaye umwana  !  » (Scrutez, scrutez  la surface de la rivière ! Mubarazi emporte un enfant). Leur cri est vite relayé tout au long du traître cours d’eau par les femmes et les hommes qui défrichent les marais. Tous, de leurs terres, se précipitent le long de la rivière, jusqu’aux confins de la Kaniga et même au-delà. Des milliers d’yeux balaient la surface de l’eau. La mère court dans le sens de la rivière, les yeux embués de larmes qu’elle ne laisse pas encore couler. Mais l’orage ne saurait plus longtemps tarder. Des collines environnantes aussi, les voix se font écho au cri des marais  : «  Alerte, alerte Mubarazi emporte le fils de Biguri » ! Des bistrots, on descend vers la rivière. L’alarme est générale, toute la contrée est en émoi. De la colline de Munanira, les voix se font aussi écho au

Page 17: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

16

cri des marais. Les conseillers interrompent la réunion de préparation des festivités du dixième anniversaire de l’indépendance, sans attendre que le président de la séance les y convie. Il y a urgence, il faut agir. Peut-être est il encore possible de sauver une vie et chaque seconde compte. Le vieux sage, désabusé, reste seul, rassemblant ses effets. Il réfléchit et se demande pourquoi il faut fêter. Il ne manque pas de comparer l’indépendance à cet enfant, tant désiré, conçu dans la douleur mais qui n’a pas changé grand’ chose dans le quotidien du couple et que, visiblement on n’a pas su préserver. L’indépendance, qui était censée ouvrir la voie du bonheur à la nation, de même qu’à la mère la naissance d’un fils, n’ont changé le destin que d’un iota, se dit-il. Seule la chicote avait cessé de siffler. Le mandat de conduire la nation vers des lendemains meilleurs via l’indépendance, ainsi que la mission de mener l’épouse vers le bonheur en lui garantissant une progéniture abondante avait fait long feu. Ce n’étaient d’ailleurs que des leurres. Le train-train de la vie avait continué, identique à lui-même. Le mâle dominant avait gardé le dessus, profitant de l’effort de l’usufruitier qui aurait dû être le propriétaire des terres. « Uwutigaba ntiyigaburira, ou plutôt, uwutigaburira ntiyigaba. Kimwe gikwega ikindi da! » (Celui qui ne s’autodétermine pas, ne subvient pas à ses besoins ou plutôt…, celui qui ne subvient pas à ses besoins ne s’autodétermine pas. Mince, l’un entraîne l’autre), songea-t-il. De même qu’il fallait à cette femme qu’elle puisse produire en suffisance, que son effort soit reconnu et rémunéré à sa juste valeur afin qu’elle puisse s’émanciper, de même il fallait à la nation une autonomie financière, des échanges justes et équitables pour qu’elle puisse accéder à l’indépendance véritable. Sinon, la préoccupation première

Page 18: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

17

des deux sera toujours de satisfaire l’autre  ; on poursuivra l’indépendance à la dérive, telle la mère l’enfant introuvable emporté par la rivière. L’espoir au cœur, elle longe la rivière, son double aussi.De même qu’il lui faudra attendre longtemps pour que sa félicité ne dépende plus des humeurs de Biguri, de même il faudra patienter longuement pour que l’on cesse d’être télécommandé, disons guidé de l’extérieur vers l’état de bonheur permanent.Le désespoir au cœur, elle longe la rivière. Son double la guette et la tente. A son passage les mères s’écartent, les hommes se taisent.De même qu’il lui sera ardu d’imposer le respect à son homme, de même le chemin est sinueux pour qu’un jour la voix et la voie de la nation comptent sur l’échiquier mondial. L’espoir au cœur, elle longe la rivière. Son double, tête en bas, ne la lâche pas d’une semelle. Sur son passage les regards fouillent les eaux.

Page 19: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

18

Page 20: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

19

Ndikukiye au tribunal célesteJean Sacha Barikumutima

Jean Sacha Barikumutima est né en 1986 à Butaganzwa (Kayanza). Ancien du du Petit Séminaire de Ciya (Bubanza), et du Lycée du Saint-Esprit (Bujumbura), il est aujourd’hui mémorant en Sciences Politiques et Relations Internationales à l’Université Lumière de Bujumbura. Nouvelliste, lauréant du deuxième prix du Prix Michel Kayoya 2011 avec «Le fils de la violence», il est aussi très actif dans les organisations des jeunes, avec un intérêt particulier pour l’éducation, secteur dans lequel il travaille au RET comme animateur radio de l’émission «Ubwenegihugu Nyabwo» (Citoyenneté Responsable) à la radio scolaire Nderagakura.

A Ruziba, quelques kilomètres au sud de la ville de Bujumbura, il est midi. C’est le 1er Juillet, le jour de l’indépendance nationale. Mon fils est très malade.J’attends toujours le taxi sur la grand-route. Mon fils doit être opéré. Il a été poignardé ce matin par un groupe de jeunes gens, malfaiteurs anonymes, qui sèment, depuis quelque temps, la terreur dans notre commune. Je suis inquiet, dans ma tête tournent les images de cette chemise rouge de sang, Raoul entrant en titubant dans la maison, mon fils...Et sur cette route, c’est l’impasse. Journée maudite ! Aucun mouvement. Ni vie, ni véhicule. Aucun bus ne passe. Seule une vieille mendiante est assise, là, calme, impassible. Des mouches tournent autour de ce corps enveloppé dans des haillons gris de poussière, épais. Je n’y ai pas fait trop attention.

Page 21: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

20

De toutes les façons, je suis autant dans le besoin qu’elle. L’essence va manquer, ont averti les médias la veille. Devant les stations de pompe à carburant, les télévisions locales ont montré de longues files d’automobilistes attendant, des heures durant, quelques litres du produit le plus convoité en ce moment, au Burundi : «Les réserves gouvernementales d’essence vont servir pour les grandes cérémonies d’indépendance», ont précisé les journalistes. Je prie Jésus Marie Joseph. J’égrènerai le chapelet s’il le faut. Le temps est une éternité. Le soleil insupportable. Mon fils est en train de mourir sous mes yeux.Je cherche quelque ombre d’un arbre au bord de la route pour le protéger du soleil. Il a perdu beaucoup de sang. Je regarde ici et là dans l’espoir de trouver même un « taxi-vélo » qui, d’habitude ne manque jamais. En vain. Ils sont tous partis, très tôt, faire une grosse réunion, avant de se retrouver sur les longues files des «forces vives» de la Nation à défiler à partir de 10h, sur le boulevard de l’Indépendance. Seule la pauvre mendiante assise assiste, impuissante, à mon malheur. Bientôt, ses mouches nous prennent à partie aussi, Raoul et moi. Je suis dans le pétrin. Dans ses yeux, des reflets de larmes. Dans son regard, une impression de communion à mon malheur. Mes jambes me démangent un peu, ma conscience m’appelle à me lever pour transporter Raoul sur le dos à l’hôpital. Tâche pas facile, car il est un peu lourd, et je n’ai personne pour m’aider. Sa mère est en ce moment chez sa famille, à Karusi, le reste de ma maison étant composé d’Inès, trois ans, que j’ai laissée à la bonne, Rose, 17 ans. Que faire ? Je fixe mon fils qui souffre, la tête de côté, les yeux fermés sur la douleur qui déchire son épaule droite, les mains

Page 22: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

21

ballantes, marmonnant des mots que j’entends à peine. Dieu, où es-tu ? C’est là que j’entends un bruit de véhicule. Je lève les yeux, une carrosserie noire, allure timide, une marque connue de tous : c’est un Yebo-yebo, ces jeeps qu’on a données aux députés dernièrement élus. A l’origine, le mot «yebo-yebo» désigne des sandales en plastique fabriquées en Chine, apparues vers le début des années 2000 au marché central de Bujumbura, et qui sont devenues célèbres dans le pays autant par leurs couleurs criardes que par leur épaisseur, preuve s’il est une de leur solidité. Quand la population a découvert du jour au lendemain une centaine de jeeps unicolores circulant dans Bujumbura sous la conduite parfois maladroite d’élus peu au fait du Code de la route, la blague n’a pas tardé : les nombreux 4x4 porteront le même surnom que les sandales Monsieur-tout-le-monde. Le véhicule qui s’approche ralentit. Mon cœur bat à tout rompre. Bientôt, il s’arrête près de l’arbre où je tiens mon fils dans les bras. Une vitre s’ouvre. Dieu soit loué, je le reconnais : c’est Ndikukiye, le député de notre circonscription. C’est d’ailleurs mon ancien collègue de l’école secondaire. J’ai d’ailleurs été son collègue enseignant au collège communal avant la guerre civile. Il m’a reconnu facilement d’ailleurs. Bref, je suis sauvé !Il me demande: « Pourquoi tu restes planté là au lieu d’aller comme les autres aux cérémonies d’indépendance ? ». Je suis surpris. « Il doit être en train de rigoler », me dis-je. Je ne sais que répondre à cet homme, le corps de mon fils collé contre moi. J’hallucine, peut-être : la vitre de la voiture vient de se refermer.

Page 23: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

22

Le Yebo-yebo part. Je reste là, debout, tout hébété. Puis plus rien ! Si, si... Je suis désormais devant une grande table, une immense table toute drapée en blanc, haute d’un mètre peut-être, dans une salle immaculée encore plus grande.La mendiante, habillée en avocate, est là. Ndikukiye, le député, est sur un banc. Mon fils et moi sommes derrière notre avocate, au milieu, devant. Temps des plaidoiries. Les jurés arrivent. L’avocate au visage de la mendiante se lève. Sa longue plaidoirie est un cri de colère, qui fait état d’injustices, de désordre, d’humiliation, de divisions, de corruption, d’abus, de dominations, de viols, de haines, d’inimitiés, de morts tous portés contre Ndikukiye, Ndikukiye le député, Ndikukiye l’irresponsable, visage d’une caste politique, d’un système de parvenus qui «désormais roulant en Yebo-yebo, oublient qu’ils ont porté les sandales du même nom que Monsieur le père de Raoul !» Sa voix était devenue encore plus dense quand elle s’attaqua aux «fameuses cérémonies d’indépendance, un alibi à Ndikukiye pour cacher la misère de son humanité, sous des relents patriotiques trompeurs.» Bientôt, elle s’emportait : « Le pays n’a jamais connu d’indépendance. Comment, ponctuait-elle, peut-on justifier la stagnation de l’économie nationale depuis les années soixante si le pays était indépendant ? Dites-moi, Messieurs les jurés, comment se plairait-on à célébrer cette journée s’il est même impossible de trouver de l’essence pour aller faire soigner une vie en danger de mort ? Comment parler de l’indépendance dans un contexte national d’insécurité continue, regardez-moi Messieurs les gens de la Cour,

Page 24: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

23

l’épaule droit de Raoul, cette plaie, un coup de couteau contre un jeune adolescent qui n’a commis d’autre faute que de se réveiller à 6h moins quelques minutes pour se rendre en ville voir les parachutistes descendre dans les airs en cette première journée du mois de Juillet... «.Elle a failli manquer de voix, l’avocate : «Si les dirigeants, comme Ndikukiye, étaient plus conscients, pourquoi garderaient-ils des réserves gouvernementales pour leurs seuls déplacements, et ne mettraient-ils pas à côté une quantité de carburant destinée aux petites gens dans l’urgence ? N’est-ce pas la source de ce qu’ils ont ? « «D’ailleurs, pourquoi le projet gouvernemental de construction d’un hôpital à Ruziba reste-t-il dans les tiroirs depuis plus de sept ans s’il est vraiment un représentant du peuple conscient et responsable ?». «Cette indépendance nationale qui n’accorde aucun sens à la vie humaine, vie de pauvres citoyens croupissant dans la misère, lui donnerions-nous de la place en ce jour pour innocenter Ndikukiye ?».J’avais maintenant les yeux ouverts. J’étais allongé par terre, sur Raoul. Rapidement, je me relevais, honteux de ma situation, fixant les environs, me demandant comment personne ne nous avait vus, pitoyables, sous cet arbre, le long de la route, comment personne n’était venu me secouer, me relever de la torpeur dans laquelle le départ violent et incompréhensible de Ndikukiye m’avait plongé... Juste de la poussière d’un été grandissant, le soleil qui s’annonçait vigoureux, quelques oiseaux qui chantaient ça et là, et le silence. Rien à voir avec le majestueux de mon rêve. Juste à côté, la mendiante me regardait, désespérée.

Page 25: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

24

Je me tournais vers Raoul. Il ne respirait plus. Il était parti. Mort. La mendiante ne parlait pas, ne pleurait pas non plus, ne bougeait pas. Elle me fixait. Son visage, que je n’avais pas cessé de voir depuis au moins une heure, de mon arrivée sur la route à mon évanouissement en passant par l’étrange rêve qui m’avait emporté, les traits de son visage exprimaient donc à la fois colère, tendresse et pitié. Cette mendiante, me dis-je, si elle avait un parti politique auquel elle adhérait, en ce jour de commémoration d’indépendance, c’était la mendicité. J’étais courbé, les mains sur mes genoux, et la vieille femme couvrit de son pagne le corps de mon fils. Un geste fort... Les larmes vinrent.Encore des dizaines de minutes, et enfin, un bus arrive. Vide, il vient prendre des clients dans le coin.Le chauffeur freine brusquement en me voyant. Sort en courant, de même que le convoyeur. Ils m’entourent, s’excusent de ne pas avoir été là plus tôt, «il n’y a pas de carburant, frère, c’est terrible ...». Ils m’aident à mettre le corps froid de Raoul dans le véhicule. La mendiante monte aussi. Je ne sais pourquoi. Le bus fait demi-tour, direction la morgue de l’hôpital Prince Régent Charles. Il y a quelque chose d’irréel, comme si j’étais de nouveau dans un rêve. Les bâtisses de la ville passent de part et d’autre du bus sans que je ne les voie vraiment. C’est terrible d’être pauvre, d’être du peuple, du bas-peuple. Les rues sont vides. Le long des stations de pompe à carburant, de longues files de voitures. Le soleil attaque le ciel, il fait chaud dans le bus. La tête de mon aîné gît, inanimée, sur mes genoux.

Page 26: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

25

Au rond-point de la place de l’Indépendance, des débris de pare-brise, une carcasse d’une jeep noire. Tout cela passe devant mes yeux comme si je n’étais pas là.J’entends la mendiante qui me dit : « C’est fini, Dieu t’a vengé ! ». Vaguement. Deux virages de plus, et nous sommes à l’hôpital. Les infirmiers arrivent. M’aident à placer le corps de mon fils sur un lit mobile. Les préposés à la morgue poussent lentement le corps vers la chambre froide, après qu’on ait tâté le pouls de Raoul. Il n’est plus, définitivement.On me fait asseoir dans une salle, devant des papiers à signer. Je ne suis pas là. J’ai mal, en moi. Je suis en colère.Où est la richesse dans ce pays ? Dans ces petites gens, qui, solidaires, pauvres, des mendiants, se serrent les coudes, se soutiennent, sur la route de l’inconnu, de l’indifférence. Le pays est pauvre comme la mendiante de Ruziba, comme moi, comme ce chauffeur de bus qui n’a pas mangé ce matin, c’est sûr, mais il y a encore de la richesse dans nos cœurs. Bien des jours plus tard, j’aurai dans ma tête le regard de la vieille femme. Il n’y avait rien d’autre que l’attente. Tandis que Ndikukiye, me toisant de l’intérieur parfumé de sa Jeep, me disait : « Tu n’es pas de ceux qui méritent mon secours ! ». Je ne l’intéressais pas. C’était simple.Tandis que, dans les yeux de la mendiante de Ruziba, je lisais la communion d’une inconnue qui me disait : «Nous sommes tous les mêmes, face aux mêmes souffrances...».En rentrant avec le bus, qui revenait à Ruziba pour, enfin, commencer à transporter les clients, nous sommes repassés par le rond-point de l’Indépendance. Le véhicule accidenté

Page 27: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

26

était le Yebo yebo de Ndikukiye... J’avais tellement envie de penser à une punition divine, à une suite logique de mon rêve.

Page 28: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

27

La voie du bonheurDacia Munezero

Née à Gitega en 1988, Dacia Munezero est licenciée en communication sociale, journaliste au magazine culturel Get-it et webmaster du site web du Festival International de Cinéma et de l’Audiovisuel du Burundi (Festicab - www.festicab.org).

Un silence, bercé par le tic-tac du réveil posé sur la tête de lit, régnait dans la grande chambre. Après s’être retournée au moins une dizaine de fois comme une crêpe dans une poêle, Sarah finit par se lever. Elle alluma la lampe de chevet et regarda l’heure : 23h30. Son mari, James, n’était toujours pas rentré. Elle regarda le téléphone et pensa composer un numéro qu’elle connaissait par tête, par cœur. Elle souleva même le combiné, appuya sur le chiffre 7, puis 6... Elle reposa le combiné par terre, se souvenant qu’il lui avait formellement interdit de l’appeler pour lui demander quand il rentrerait. Le faisait-elle par tendresse ? Il n’était plus un enfant qui devait rentrer avant minuit, avait-il grommelé. Elle se demanda ce qu’elle allait pouvoir faire pour trouver le sommeil, mais n’eut aucune idée. Elle avait essayé de compter jusqu’à mille mais s’était arrêtée avant même d’arriver à cent. Elle se leva et se rendit dans la salle de bain. Elle ouvrit l’eau du robinet et s’aspergea le visage en espérant que la fraîcheur de l’eau pourrait la détendre et l’aider à dormir. Dans la glace, une femme de teint légèrement clair avec de grands yeux

Page 29: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

28

un peu timides lui faisait face. A 30 ans, elle était encore jeune et belle. Malgré les quelques kilos de trop pris après l’accouchement, elle était encore «  présentable ». Elle avait tout ce dont pouvait rêver une femme : un mari charmant, un enfant adorable, une belle maison, sa propre voiture et d’autres choses encore. Mais malgré tout ça, elle avait comme l’impression qu’elle passait à côté de sa vie sans pouvoir rien y faire. Celui qui avait inventé le proverbe « l’argent ne fait pas le bonheur » avait dû passer dans la même situation qu’elle. Elle se demanda comment elle en était arrivée là. A 25 ans, elle s’était jetée corps et âme dans un mariage presque arrangé par ses parents, persuadée que tout irait bien. Le garçon qui venait de passer cinq ans en France était revenu au pays pour s’installer et créer sa propre entreprise. Sa famille était proche de la sienne et c’est ainsi que le choix de l’épouse idéale s’était porté sur elle. Curieuse au début, elle se laissa entraîner par les rendez-vous organisés par sa mère et sa future belle-mère : « A quoi ressemble cet homme qui veut à tout prix se marier, quitte à laisser sa mère lui chercher une femme ? »,  se demandait-elle. Au fil du temps, elle s’habitua aux sorties régulières dans les restaurants chics de Bujumbura où elle n’avait jamais mis les pieds et y prit goût. James était beau : de taille élancée, il avait un teint noir foncé. Il était drôle et intelligent, il avait tous les critères pour lui plaire. Ainsi, après une année de fréquentation et soucieuse d’être enfin indépendante, ils se marièrent en grande pompe et s’installèrent dans l’une des maisons de son beau-père au quartier Rohero. A l’époque, Sarah venait de terminer ses études universitaires en faculté de psychologie clinique à l’Université Martin

Page 30: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

29

Luther King. Son travail de mémoire, déjà entamé, s’arrêta dès qu’elle se maria. Les premiers jours, comme dans tous les couples, furent idylliques  : soirées devant un bon film, dans des bars tranquilles, voyages ici et là… L’idylle continua jusqu’à la naissance de leur premier enfant. Quand le petit Tommy eut trois ans, les choses commencèrent à changer. James rentrait de plus en plus tard mais se faisait toujours pardonner par des multiples cadeaux pour « combler son absence », disait-il. Elle passait ses soirées à jouer avec son petit Tommy qui grandissait rapidement. Quand il commença l’école, James lui offrit une voiture pour l’amener à l’école : « En plus, tu seras plus indépendante et tu pourras te promener, sans toujours m’avoir dans tes pattes », lui avait-il dit en souriant.Dans les premiers temps, elle profita à fond de sa nouvelle voiture en se trouvant tout le temps des prétextes pour faire un tour en ville. Mais la lassitude vint, et commencèrent alors de journées longues, monotones, ennuyeuses. Sarah soupira et retourna s’asseoir sur le lit. Il était minuit dix. Un autre jour avait déjà commencé. Le temps passait lentement. Les jours, les mois doucement s’égrenaient, et rien ne pouvait les arrêter. Dans le miroir du temps, elle avait la nette impression que sa vie avançait au ralenti, au rythme des va-et-vient entre l’école de son fils, le shopping en ville et puis encore l’école de son fils et quelques visites à sa famille ou ses amis dans les après-midis. Il y avait aussi, durant les week-ends, les incontournables fêtes familiales, les mariages, dots et autres levées de deuil auxquels il ne fallait pas manquer. « Totalement insignifiante », pensa-t-elle tout haut. Elle se rallongea au lit et tira la couverture jusqu’à son manteau mais ne parvient pas à fermer les yeux. « Comment

Page 31: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

30

en suis-je arrivée là ?»,  se reposa-t-elle la question. Tout le monde la croyait comblée et heureuse. Personne n’aurait cru le contraire. C’était le paradoxe de la vie. La plupart de gens pensaient qu’ils seraient plus heureux, plus libres et indépendants dans une autre vie que la leur : les pauvres dans celle des riches (évidemment), les riches dans celle des gens moyens ou même (bonne conscience oblige) carrément des pauvres... quand ils se souvenaient comment tous ces petits combats quotidiens paraissaient avoir tellement de sens quand ils étaient encore des gens «ordinaires». Mais, se répéta-t-elle, elle n’avait besoin peut-être que d’une chose pour être totalement heureuse  : du travail, du travail, rien que du travail  ! Elle en avait marre de tout demander à son mari, jusqu’au dernier centime. Elle se sentait complètement inutile et regrettait de ne participer à aucune des dépenses du foyer. Très bien, elle savait que devant le maire et le curé, on leur avait bien signifié qu’ils ne faisaient plus qu’un et que ce qui appartenait à l’un était à l’autre. Et là, maintenant, ils étaient effectivement un, puisqu’elle n’avait rien (ou n’était rien, au fond, plus précisément ...) Sarah sombra dans le sommeil en pensant à tous les rêves et ambitions qu’elle avait quand elle était encore jeune, des choses troquées depuis pour des richesses et une vie totalement monotone. Se lever, amener Tommy à l’école, revenir, aller au marché acheter quelques sous-vêtements, ou dans les magasins voir les dernières tenues à la mode, puis passer éventuellement voir quelques amies, passer à la pâtisserie acheter de quoi compléter la matinée à venir, sourire aux mains envieuses, amicales, curieuses, qui se levaient à son passage... Le

Page 32: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

31

programme de la journée défilait lentement dans la tête de Sarah allongée sur le lit sans pouvoir se lever. Il était 7h du matin et des bruits de cuillères contre la céramique des tasses de thé lui parvenaient du salon. James était rentré autour de 3h et était déjà debout pour aller travailler. Elle se décida à aller le voir avant qu’il ne s’en aille et lui demander un peu d’argent.

- Bonjour chéri, dit-elle en s’installant à table en face de lui.

- Bonjour mon cœur, bien dormi ?

- Un peu… Je ne t’ai pas entendu rentrer. Où étais-tu?

- On a regardé un match de foot au bar avec des collègues qui s’est terminé très tard et quand je suis arrivé, je suis tombé comme une masse, tellement j’étais fatigué.

- Tu m’as l’air toujours fatigué...

- Je vais essayer de dormir tôt ce soir.

- Au fait, je voudrais aller au marché faire quelques achats et je voudrais un peu d’argent. Je n’ai plus rien sur moi.

James sortit son porte-monnaie et retira deux billets de 10.000F et les lui tendit.

- C’est tout ce qu’il me reste aussi. J’ai tout claqué hier soir au bar. J’en aurai plus demain peut-être. Allez ! J’y vais, sinon je vais être en retard. Il l’embrassa en sortant.

Page 33: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

32

- Bonne journée…

Elle le regarda partir et retourna dans sa chambre. Elle allait s’arranger pour tenir le plus longtemps possible avec les 20.000F. Depuis quelques temps, elle détestait lui demander de l’argent, après qu’il s’était énervé quelques semaines avant en l’accusant de mauvaise gestion. Elle réfléchit, tout en allant réveiller Tommy, à qui elle pourrait parler de tout ça pour l’aider à trouver une solution. Elle décida d’aller voir sa mère pendant l’après-midi. Peut-être qu’elle pourrait lui donner une idée pour sortir de cette dépendance… Elle arrêta la voiture devant la maison de ses parents. Elle lui rappelait toujours le bon vieux temps de sa jeunesse avec ses amis quand elle échafaudait des projets à réaliser à n’en plus finir. Elle n’en avait réalisé aucun et s’était pressé de se marier avec les fausses illusions que ça serait plus facile quand elle serait en dehors du cocon familial. Mais finalement c’était presque pareil. Pire même.

- Maman, c’est moi…

- Ah, je ne t’avais pas entendu arriver. Comment vas-tu ?

- Un peu.

- Tommy et James vont bien ?

- Ils vont tous très bien, maman. C’est de moi que je suis venu te parler aujourd’hui.

- Tu as un problème ?

- Oui j’en ai un. J’en ai marre de cette vie, maman ! J’en

Page 34: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

33

ai marre du chômage, de ne rien faire à longueur de mes journées !

- Ah, ce n’est que ça… Sais-tu combien de gens sont dans ta situation, Sarah ? Et de surcroit, qui doivent s’arranger pour manger chaque jour, s’habiller et même payer des loyers à la fin du mois ?

Silence sur la véranda peinte de blanc, avec des pots remplis de fleurs ornementales «venues d’Indonésie», se plaisait à rappeler le père de Sarah à ses visiteurs.La voix de la mère était calme :

- Remercie donc le Seigneur de ne pas vivre dans ces situations, ma fille.

- Je sais, maman, qu’il y a des milliers de gens au chômage. C’est leur vie... Là, je te parle de moi ! Je ne vais pas faire comme si de rien n’était sous prétexte qu’il y a d’autres gens dans la même situation que moi ! Maman, je veux travailler, je veux avoir un salaire chaque mois, si minime soit-il, mais un salaire quand même, propre à moi, qui me rendra indépendante!

- Sarah, tu as un mari riche qui pourrait nourrir tout le quartier pendant tout un trimestre si c’était nécessaire. Juste pour te rappeler qu’il a beaucoup, beaucoup d’argent. Pourquoi alors aller chercher de l’argent dehors alors qu’il y en a plus qu’assez sous ton toit ?

- C’est son argent, pas le mien  ! Je sais que c’est mon mari… mais je t’ai dit que je voudrais un minimum d’autonomie ! Je ne vais pas vivre éternellement à ses

Page 35: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

34

dépens ! Tu t’imagines, maman, que je vais jusqu’à lui demander de l’argent pour les serviettes hygiéniques quand j’ai mes règles? C’est humiliant à la longue  ! D’ailleurs, lui aussi commence à craquer et m’accuse de mal gérer l’argent qu’il me donne. C’est qu’il en a marre, lui aussi, quelque part !

Sarah s’arrêta au bord du souffle et soupira.- Je comprends, Sarah. Mais la vie est ainsi faite, on n’a

pas toujours ce que l’on veut quand on le veut. Et une totale indépendance n’existe pas vraiment, même si tu avais un travail. On a toujours besoin des autres. Mais continue de chercher, tu finiras par l’avoir, ne désespère pas.

- Mais chercher comment ? James veut que je reste à la maison, il ne veut en aucun cas que j’aille travailler ! Je ne suis pas vraiment libre de décider de ce que je veux tu sais, ou faire ce que j’aime. Si c’était le cas, peut-être que j’aurais repris mes études et terminé mon mémoire pour pouvoir trouver un vrai travail. Mais maintenant que ce n’est pas le cas, je suis obligée de me contenter de ce qu’il me donne, et surtout de lui demander tout le temps de l’argent  ! J’en ai plus qu’assez. C’est pour cela que j’ai besoin d’un travail, peu importe lequel. C’est à ce moment-là que je serai complètement heureuse, parce que je puiserai dans mes propres poches et pas que dans celles de mon mari ! Je serai devenue indépendante…

- Je comprends ton besoin, mais l’unité familiale prime sur tout. Fais attention et ne te mets pas ton mari à dos. Même si tu trouvais un travail et que rien n’allait

Page 36: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

35

à la maison, tu n’avancerais point.

- Je sais, maman. Mais je trouverai une solution qui arrangera tout le monde.

Sarah se leva, dit au revoir à sa mère, sortit en prenant soin de fermer derrière elle le léger montant en fer forgé recouvert d’une moustiquaire métallique peinte en vert qui faisait office de sortie latérale de la véranda. Au volant de sa voiture, Sarah réfléchissait. La visite chez sa mère ne lui avait pas vraiment apporté grand-chose. Sa mère pensait comme tout le monde  : « Quand on a un mari vraiment riche, on n’a pas besoin de travailler  ». Et cela la mettait hors d’elle. Sa décision était prise. Elle allait commencer à chercher du travail et ne se laisserait plus dicter la meilleure façon de vivre par quelqu’un d’autre. Restait à savoir comment l’annoncer à James. Elle décida d’aller faire du sport pour se vider la tête et mieux réfléchir plus tard à la meilleure stratégie à adopter. A 21h00, elle se laissa tomber sur le divan du salon, exténuée par les deux heures passées dans la salle de gym. A part quelques sons extérieurs d’une radio, la maison était calme. Tommy devait déjà être au lit. Elle alla quand même jeter un coup d’œil dans sa chambre et le trouva endormi à poings fermés. Elle sourit et referma lentement la porte.Elle prit une douche et revint s’installer devant la télé avec une tasse de thé… On était vendredi et James allait rentrer tard. C’était devenu une habitude. «  C’est mieux d’ailleurs comme ça », se dit-elle. Elle avait toute la nuit pour mieux concocter son plan. Elle se dirigea vers le lit. Pour une fois depuis longtemps, elle se sentait bien dans sa peau et dans sa tête.

Page 37: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

36

Elle se leva tôt le matin pour préparer un petit déjeuner solide pour James. Elle savait qu’il allait se réveiller avec une gueule de bois pas possible et une faim de loup. Elle le laisserait manger avant et ils pourraient parler après. Quand elle eût terminé, elle prit une tasse de café et une miche de pain et s’installa sur la terrasse. L’air était frais en ce matin et une brise légère soufflait dans les arbres du jardin. Elle inspira un grand coup et se dit que c’était un bon signe et que tout irait comme elle l’avait prévu.A 10h30, son mari se réveilla et vint se laisser tomber sur le sofa de la véranda.

- Tu es réveillée depuis longtemps ? Tu sais, les samedis sont faits pour les grasses matinées.

- Je n’y arrive plus, James. Je suis trop habituée à me lever très tôt. Viens manger, j’ai fait une pâte de maïs pour toi.

- Donne-moi d’abord de l’eau. J’ai la gorge qui brûle !

Sarah rentra à l’intérieur et ramena une carafe d’eau. Après qu’il eut bu trois verres d’eau, James se mit à manger lentement et finit par laisser son assiette à moitié pleine. Sarah débarrassa la table et revint s’asseoir près de lui. Elle resta silencieuse un moment en réfléchissant par où commencer et se jeta à l’eau.

- James, j’ai à te parler.

- Oui, qu’est-ce qu’il y a ?

- Voilà, j’ai bien réfléchi et je pense que je devrais t’aider dans quelques menues dépenses de la maison et surtout mes dépenses personnelles, sans que je sois derrière toi à toujours te demander de l’argent.

Page 38: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

37

- Et où vas-tu trouver cet argent ?

Sarah resta un moment silencieuse en priant pour qu’il ne s’emporte pas à la première phrase et se lança.

- Je vais chercher du travail, James. Je n’en peux plus de rester assise à ne rien faire de vraiment sérieux et je voudrais avoir mes propres économies, sans tout le temps attendre tout de toi.

Sarah risqua un coup d’œil pour voir comment il avait accueilli la nouvelle. Son visage était de marbre et son regard tranchant. Quelques secondes de silence passèrent.Quand il parla, sa voix était grave :

- Sarah, tu sais qu’on a déjà discuté de ça une centaine de fois  ! Je ne veux pas que tu ailles travailler. Je peux t’offrir tout ce dont tu as besoin. Je ne vois pas pourquoi tu irais chercher plus d’argent alors qu’il y en a déjà assez. Tout ce que je te demande, c’est de bien t’occuper de notre fils et de veiller à ce que tout se passe bien ici, le reste je m’en charge.

- Mais tu ne comprends pas que ce n’est pas vraiment pour l’argent que je veux ce travail ? C’est pour mon propre épanouissement, c’est pour me prouver à moi-même que je suis capable d’autre chose que faire le shopping ou la cuisine ou faire des enfants ! Je n’ai pas passé la moitié de ma jeunesse sur les bancs de l’école pour finir assise devant la télé, James. Mes parents n’ont pas payé tous les frais de scolarité pour ça ! Je ne vais donc pas rester assise dans cette maison comme un pot de fleur ou un tableau qu’on accroche à un mur pour décorer la maison, je veux me réaliser moi aussi ! Je sais qu’il n’est pas facile de trouver du travail

Page 39: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

38

mais je vais m’y mettre jusqu’à ce que j’en trouve un.

- Les femmes !…Vous êtes toutes capricieuses ! Il n’y a rien dont tu manques ici, je fais tout pour que tu sois heureuse, mais tu en veux encore plus !

- James, m’as-tu un jour demandé ce qui me rendrait vraiment heureuse ou fais-tu ce que toi tu penses me rend heureuse ? Mon bonheur à moi, je ne le trouve pas dans tous ces cadeaux que tu me donnes, même s’ils me font plaisir, j’en conviens. Mon bonheur sera complet lorsque je serai vraiment autonome, indépendante, capable de t’offrir quelque chose en retour de temps en temps. Et pour cela, j’ai besoin d’un travail qui me procure de l’argent. Si petit soit-il mais j’ai besoin d’un travail. Je suis fatiguée de vivre complètement à tes dépens, James.

Elle l’implora du regard pour avoir son feu vert. Mais James ne fit que hocher la tête pensivement en la regardant durement.

- Tu t’obstines donc? Tu ne veux plus m’obéir, c’est ça ?

- Je veux juste travailler, James, rien que ça…

- Très bien ! Je vois que ta décision est déjà prise et que je n’ai plus mon mot à dire. Fais ce que tu veux. Mais ne compte pas sur moi pour t’aider en quoi que soit ! Et comme tu veux être indépendante, débrouille-toi aussi pour trouver l’argent de tes déplacements. La voiture restera ici !

James se leva et rentra à l’intérieur. Sarah se couvrit les yeux et pleura silencieusement. Elle avait échoué sur toute

Page 40: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

39

la ligne. Son objectif principal avait été de le convaincre de leur intérêt commun à ce qu’elle trouve du travail. Mais cela n’avait pas marché et la guerre était ouverte. Comment allait-elle faire maintenant puisqu’elle n’avait plus de voiture ? Elle ne disposait que d’un minimum d’argent de poche qui ne tiendrait même pas deux semaines. Mais elle allait s’arranger, quitte à emprunter de l’argent à ses amis, qui en seraient sans doute très étonnés. Mais elle devait trouver du travail, peu importe le prix à payer. La semaine commencée, Sarah entreprit à appeler toutes ses anciennes connaissances susceptibles de lui filer un tuyau d’un travail, sans aucun succès. Elle passa tous les après-midis à éplucher les journaux que son mari apportait à la maison à la recherche d’un appel d’offre mais aucun ne correspondait à son profil. Un mois après, alors qu’elle avait épuisé tous ses contacts et que son argent de poche était fini depuis longtemps, un des anciens amis qu’elle avait contactés le rappela. Une certaine ONG travaillant dans le suivi des enfants rapatriés cherchait des assistantes pour leur suivi psychologique et elle pourrait avoir la chance d’être retenue. Elle passa la nuit à mettre en ordre tous les documents demandés et s’endormit toute excitée en pensant que la chance allait enfin lui sourire.Le lendemain matin, elle se rendit au siège de l’ONG et déposa son dossier. On lui promit de la rappeler pour lui fixer la date de passage de l’examen d’entrée. Elle retourna à la maison avec des images plein la tête. Elle se voyait déjà en train de travailler d’arrache-pied en réalisant en plus son rêve le plus cher, écouter et essayer de soulager les enfants en difficulté. Elle se demandait si James remarquerait son

Page 41: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

40

excitation sur son visage. Depuis leur dernière dispute, ils n’échangeaient plus que le strict minimum. Le matin, quand il emmenait Tommy à l’école, et à midi, quand il rentrait. Elle s’arrangeait toujours pour être à midi à la maison et ne pas aggraver les choses. De toutes façons, depuis qu’elle avait commencé à chercher du travail, son esprit était plus occupé à réfléchir par qui elle pouvait passer pour trouver un travail, que de se disputer avec lui. Quelques jours plus tard, on l’appela et elle se rendit au siège de l’organisation pour passer l’examen. Elle avait consacré des journées entières à s’y préparer en lisant des bouquins en rapport avec le suivi psychologique des enfants. Elle se sentait nerveuse et avait les mains moites. Serait-elle à la hauteur  ? Après cinq ans hors circuit, pourrait-elle se mesurer à tous ces visages déterminés dont la plupart avaient déjà une longue expérience dans le métier ? Mais elle croyait à sa bonne étoile qui l’avait emmenée jusqu’ici. Elle respira un bon coup et entra dans la salle, la tête haute. Deux heures plus tard, elle sortit et rentra à la maison. Elle se sentait à la fois soulagée et fatiguée. L’excitation et le stress qui l’avaient habitée les derniers jours faisaient place maintenant à un calme intérieur et une fatigue dus aux nombreuses nuits où elle avait mal dormi. Elle allait se reposer en attendant les résultats de l’examen. Si ça ne marchait pas, elle se remettrait en route jusqu’à ce que son souhait soit réalisé. Deux semaines passèrent. Sarah désespérait. Ses yeux ne quittaient plus son téléphone portable d’une seconde. Au cours de la troisième semaine enfin, le nom de son contact qui lui avait filé le tuyau s’afficha sur l’écran du téléphone :

Page 42: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

41

- Allô ?

- Allô, comment vas-tu ?

- Je suis nerveuse ! Alors je suis retenue ou pas?

- Je ne sais pas encore. Mais, d’après des rumeurs, on pourrait dévoiler les noms à 15h.

- Appelle-moi dès que t’auras du nouveau !

- Je n’y manquerai pas ! A tout à l’heure.

Elle raccrocha le téléphone. Son cœur battait la chamade. Maintenant que l’heure fatidique approchait, elle se sentait plus angoissée que jamais. Elle avait fourni tant d’efforts pour arriver là, jusqu’à se rebeller presque contre son mari, et craignait que tous ses efforts ne tombent à l’eau. Mais elle se rassurait mentalement qu’elle avait fait de son mieux à l’examen et que la chance était avec elle.14h15. Les aiguilles de l’horloge semblaient s’être arrêtées. Elle ne cessait de vérifier l’heure en attendant que 15h sonne. Elle avait les mains moites à force de serrer son cellulaire. Elle vérifia encore l’heure sur son téléphone portable et sur l’horloge accrochée au salon, pour être sûre de l’heure exacte, au cas où l’une des deux se serait arrêtée.14h25. On aurait dit que les heures contenaient plus de secondes que d’habitude, tellement les minutes avançaient lentement. Elle décida de chercher quelque chose qui pourrait l’occuper au lieu de continuer à gigoter dans tous les sens. Elle entra dans sa chambre et en sortit des habits sales et entreprit de les laver minutieusement.

Page 43: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

42

Quand enfin elle eut mis la dernière chemise sur le fil, elle sortit son téléphone portable et regarda l’heure. 15h05. 15h était finalement arrivé et même légèrement dépassé. Pourquoi alors ne l’appelait-on pas  ? C’était mauvais signe. Mais il était encore tôt pour s’inquiéter. Il fallait qu’elle se calme. Elle respira un grand coup et alla s’installer devant la télé sans vraiment faire attention à ce qui passait.

A 15h30, sans pouvoir tenir plus longtemps, elle appela son contact quitte à savoir qu’elle n’était pas sur la liste mais pour qu’au moins cette attente interminable prenne fin.

- Allô, Jean-Pierre  ? (…) Alors, quelles sont les nouvelles ?

- Ah, j’allais t’appeler. Je n’ai pas pu me libérer avant, j’étais dans une petite réunion urgente.

- Alors ?? Je suis sur la liste ou pas??

- Bien sûr que t’es retenue  ! Félicitations, tu viens de trouver un bon travail !

- T’es bien sûre de toi ? On pourrait peut-être être deux à avoir les mêmes prénoms ?

- Crois-moi sur parole  ! D’ailleurs, tu pourras aller vérifier toi-même ce soir. Je crois que la liste sera affichée aujourd’hui même au siège.

- Oh merci, merci beaucoup Jean-Pierre. Je ne te remercierai jamais assez pour ton aide !

- Oh, ce n’est pas grand-chose. Je t’ai juste donné des

Page 44: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

43

informations. Bon, je te souhaite donc un bon début de travail... je retourne à la réunion !

Elle raccrocha après l’avoir remercié encore une fois et sautilla sur place au moins une dizaine de fois en poussant des cris de joie. Elle ne pouvait pas croire qu’après cinq ans, son rêve se réalisait et qu’elle allait enfin être totalement autonome. Elle retomba sur le divan en soupirant de bonheur. Peu à peu, sa jubilation tomba pour laisser place à une inquiétude naissante. Comment allait-elle l’annoncer à James ? Et surtout comment allait-il accueillir la nouvelle ? Mais elle décida de se détendre et de profiter de ce moment de grâce. Elle avait assez de temps jusqu’à ce soir, ou même demain matin, pour trouver la bonne manière de le lui annoncer. Après avoir terminé son dîner, Sarah se dit qu’elle allait se diriger illico au lit. Elle se sentait étourdie par toutes les émotions qu’elle avait accumulées pendant la journée. Elle se mit à débarrasser son assiette distraitement quand elle entendit le klaxon de la voiture de son mari, elle sursauta et faillit lâcher son assiette. James rentrait tôt ce soir. Mauvais ou bon présage ? Elle amena rapidement son assiette dans l’évier, tout en se demandant si elle devait annoncer la nouvelle ce soir ou attendre demain matin au petit déjeuner.James rentrait déjà et se laissait tomber sur le divan comme chaque soir quand il arrivait. Sarah vint s’asseoir en face de lui, son esprit toujours tourmenté par son dilemme.

- Tu sembles fatigué ce soir… Comment était ta journée ?

- Pareille aux autres. Et toi ?

Page 45: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

44

- Bof, la routine comme d’habitude…

- Ah bon ? Je croyais que cette journée était différente des autres, vu que t’as eu finalement ton travail ?

Sarah resta bouche bée. Elle essaya de parler mais aucun son ne sortit de sa bouche. On aurait dit un poisson qu’on vient de jeter sur la berge, en train de happer l’air essayant de respirer. Ainsi, il le savait déjà ! Elle comprenait maintenant pourquoi il était rentré tôt ce soir. Mais qui avait pu vendre la mèche ?

- Oui, c’est vrai… je... j’allais justement te l’annoncer. Mais comme tu le sais déjà, c’est bien. Qui te l’a dit alors?

- Peu importe celui qui me l’a dit, l’essentiel est que tu aies eu ce travail, avec de bonnes notes paraît-il, dans ton examen de passage.

- Oui, répondit Sarah d’une petite voix. Ca devrait être quelqu’un de l’intérieur de l’ONG qui le lui avait dit. Elle n’osait même pas le regarder de peur de découvrir un début de dispute.

- Je suis fier de toi.

Avait-elle mal entendu, plongée dans ses pensées ? Elle releva doucement la tête et le regarda dans les yeux. Il n’y avait aucune animosité en effet. James reprit comme s’il devinait ses doutes.

- Je te sous-estimais un peu, tu sais. Mais maintenant que tu as eu ce travail, je me suis rendu compte que j’avais tort. Je m’excuse sincèrement d’avoir constitué

Page 46: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

45

un obstacle pour toi, maintenant je vais te laisser le champ libre. Mais essaie quand même de ne pas délaisser la maison et surtout Tommy, et moi aussi en passant…

Sarah sourit et le regarda tendrement- Je ne pourrais jamais vous délaisser, tu le sais très

bien, chéri… Vous êtes mon premier travail à contrat indéterminé ! Je m’arrangerai toujours pour que tout ce passe bien.

- Très bien ! Amène donc la bouteille de Martini dans l’armoire, on va fêter ça comme il se doit !

Sarah rit et apporta la bouteille sur la table et ils trinquèrent à son nouveau travail. Elle se sentait revivre après un long sommeil. Un vent de liberté soufflait en elle.

FIN

Page 47: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

46

Page 48: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

47

Page 49: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

48

Page 50: Prix Michel Kayoya 2012 - Sembura...Prix Michel Kayoya 2012 Une mère en détresse p. 7 Docile Pacifique Ndikukiye au tribunal céleste p. 19 Jean Sacha Barikumutima La voie du bonheur

Pri

x lit

téra

ire

Mic

hel K

AY

OY

A

Trois textes qui reviennent, chacun à leur manière, sur les 50 ans d’indépendance du Burundi. Ce ne fut pas qu’un moment de festivités mais aussi un rendez-vous

de recueillement, de réflexion, de solitude, d’écriture. Voici les mots avec lesquels le Prix Michel Kayoya raconte l’année 2012 ...

Une publication rendue possible grâce au soutien de l’Ambassade de France au Burundi.