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Prisonnier de guerre en Russie

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Prisonnier de guerre en Russie

Notes de Karl Hauger, prisonnier de guerre, sur sa lutte pour survivre dans les différents camps d’Union Soviétique, d’avril 1945 à

septembre 1948

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4ème édition 20103ème édition 20032ème édition 1998

© 1997 Self-published by Karl Hauger, 76437 Rastatt

Stimulation et conseil : Marcus ReuterRédaction : Helmut HuckPhoto de couverture, mise en page, maquette : Karl HaugerÉdition photo : Eberhard HördtProcessus général de production : Kraft Druck GmbH, Ettlingen

Traduction : Übersetzungen Hanns Schiefele www.translators-fusion.com Mireille Payraudeau Baderstr. 1 D – 83435 Bad Reichenhall

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SOMMAIRE

PRÉfAcE 7

MA cAPTURE EN AVRIL 1945 9

EN ROUTE POUR LA RUSSIE - AOUT/SEPTEMBRE 1945 55

LE SEJOUR A SARATOV/ENGELS - SEPTEMBRE - OcTOBRE - NOVEMBRE 1945 61

DANS LA fORET DES ENVIRONS DE PENZA - DE JANVIER A MAI 1946 87

SARATOV – VOLGA DE MAI A NOVEMBRE 1946 101

TRANSfERT VERS KUJBYSHEV 127

DEPART POUR STALINGRAD 169

AU KOLKHOZE 187

LIBERATION ET RETOUR AU PAYS 201

ExPLIcATION DE cERTAINES ExPRESSIONS 222

POSTfAcE 223

REMERcIEMENTS 224

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Préface

ce doit être lors de la suppression du mur de Berlin que les souvenirs de ma captivité en Russie ont soudainement surgi de mon subconscient. Peu de temps après, j’ai suivi avec le plus grand intérêt l’effondrement de l’Union Soviétique puisque j’avais été intégré à ce système pendant quelques années de ma vie et connaissais le pays et ses habitants. Personne n’aurait pu imaginer un tel événement, ni les politiciens, ni les historiens et surtout pas les anciens prisonniers de guerre, car nous avions vécu au plus près la pression régnant dans ce pays. Je m’assis à ma machine à écrire et commençai à coucher sur le papier des événements redevenus vivants par les processus politiques. Mais, comme cela arrive souvent dans la vie, soudain, au mi-lieu de mon travail, j’ai perdu l’envie et mis mes feuilles de côté. C’est lorsque mon petit-fils, Marcus Reuter, revint à la maison après un séjour en Russie qu’il m’encouragea à termi-ner ces notes jusqu’à ma libération de captivité. Au cours de son voyage, il avait appris à connaître les conditions de vie et le caractère des Russes et, comme il avait déjà lu la première partie de mon rapport, il était curieux d’apprendre la suite de ma captivité. Par conséquent, je poursuivis ce travail. Je vou-drais cependant faire remarquer que ces notes reflètent mes aventures personnelles. Des centaines de milliers de prisonni-ers ont certainement connu un autre destin, comme le hasard le voulait dans ces temps perturbés par les turbulences, prati-quement la moitié d’entre eux n’a pas survécu aux dures con-ditions de vie et sont morts de faim, de froid et d’épuisement ou sont rentrés chez eux atteints de maladies. Environ trois millions d’hommes ont été faits prisonniers à la fin de la guerre, en majeure partie des soldats. Parmi eux on trouvait des jeunes de moins de 18 ans ainsi que des personnes âgées, au-delà de

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l’âge de la retraite, qui avaient été incorporés à la milice popu-laire à la fin de la guerre. Au nom de la vérité historique et de la justice, je dois cependant mentionner que ce n’était pas le souhait du commandement soviétique sous Staline de tuer les prisonniers allemands ou de les exterminer par des travaux forcés. Après les destructions dans leur propre pays, les Russes étaient absolument dépassés par les événements à la fin de la guerre et pas en mesure de loger la foule de prisonniers et de les nourrir suffisamment.

Même parmi leur propre population, la pénurie régnait et nous devions partager les miettes avec eux. S’y est ajoutée la lourdeur de l’économie socialiste planifiée. --- Il faut aussi signaler que les expressions russes utilisées dans le texte ne correspondent pas, dans la plupart des cas, à la langue standard. Les mots reproduisent phonétiquement et approximativement la langue utilisée par les prisonniers avec le peuple russe. --- J’avais aussi besoin de transmettre mon vécu à mes enfants et petits-enfants. On a peu publié et débattu sur cette partie de la vie de la génération des pères et grands-pères. Une transmis-sion orale n’est pas possible et pour ceux qui n’ont pas vécu eux-mêmes ces événements, ils sont difficiles à comprendre. Il ne me reste plus qu’à souhaiter et à espérer que nos de-scendants ainsi que tous les autres peuples seront épargnés à l’avenir de tels événements.

Karl Hauger

Rastatt, le 3 août 1997

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Ma capture en avril 1945

Le 27 avril 1945, ma batterie flak se trouvait à proximité de la bourgade de Selchow, au sud de l’autoroute Berlin-fürsten-walde, à proximité immédiate du lac de Selchow qui doit son nom à cette bourgade. À l’époque je ne savais pas où étaient positionnées les autres batteries de notre unité, même après des recherches ultérieures, je n’ai jamais pu le découvrir. Après l’attaque massive de Berlin le 16 avril 1945 par les Russes qui progressaient dans un mouvement d’encerclement au nord de Stettin et au sud de cottbus en direction de l’ouest, les divisi-ons allemandes se trouvaient démantelées en quelques jours. Le chaos était complet, chacun se préoccupait de son sort in-dividuel et se battait plus ou moins à son propre compte et à ses propres risques. Nous avons été obligés de nous retirer en 11 jours de l’Oder jusqu’au sud-est de Berlin et avions enre-gistré de grosses pertes incluant des morts et des disparus. cer-tains qui connaissaient la région ont vraisemblablement pris la poudre d’escampette car il fallait s’attendre à perdre la guerre qui semblait arriver à son terme. Par conséquent, chacun éla-borait des plans, soit en secret, soit en accord avec ses cama-rades (en revanche il n’était pas possible de faire confiance à chacun d’entre eux) afin d’essayer de sortir vivant de cet enfer.

Malgré le désordre général, l’entreprise n’était pas sans risque. Il subsistait encore des divisions SS intactes, toujours convaincues de la victoire finale et dont certaines faisaient bloc en se comportant comme des larrons en foire. La feldgendar-merie, désignée comme « colliers de chiens » par les soldats en raison de leur plaque en métal suspendue à une chaîne, était encore en pleine action. Si un déserteur ou un soldat en dérou-te, incapable de prouver son appartenance à une unité, leur tombait entre les mains, son destin était scellé. Sans autre pro-

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cédure, considéré comme un lâche, il était abattu ou pendu à un arbre. Par conséquent, la plus grande prudence était de mise. Mon intention n’était certes pas de mourir en héros ces derni-ers jours de guerre ou de me faire tuer par une horde de fana-tiques en furie alors que j’avais réussi à survivre aux événe-ments jusqu’ici. Dans leur for intérieur, ces desperados se doutaient bien que tout était fini, ils n’avaient plus beaucoup à perdre. Quelques jours plus tard, alors que j’étais déjà prison-nier, nous avons entendu dire que des groupes entiers s’étaient suicidés de peur de partir en captivité en Russie.

Dans ce lac de Selchow il y avait une petite péninsule allon-gée en forme de doigt et un modeste hameau était construit sur son extrémité. Il s’agissait en effet de deux ou trois fermes ainsi que de maisons de vacances, propriétés des personnalités ber-linoises des années 20 et aussi de l’époque nazie. À partir de la pointe de cette péninsule on pouvait apercevoir la localité de Bugk sur la rive opposée ainsi que la route provinciale en direction nord-sud. cette localité était déjà occupée par les Russes et il régnait une intense circulation de camions russes sur cette route. Notre unité, équipée de canons flak de 8,8 cm, était principalement chargée de combattre les chars d’assaut. Toutefois, en l’occurrence, l’ordre nous parvint d’on ne sait où de tirer avec les canons sur les divisions de réserve russes agis-sant sur l’autre rive du lac afin de faire obstacle au ravitaille-ment des troupes qui progressaient. Etant donné la masse de divisions russes assaillantes ceci paraissait complètement ab-surde et également inefficace. Mais les événements allaient prendre une autre tournure.

Pour tirer avec l’artillerie sur une cible invisible, la division doit envoyer un éclaireur vers le front, à celui-ci de diriger le feu. Notre chef de batterie, un instituteur avec lequel j’étais en désaccord depuis des mois, surtout pour des questions poli-

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tiques et idéologiques dont nous débattions avec toute la pru-dence requise, m’avait donné l’ordre d’occuper ce poste. J’avais la formation nécessaire et j’avais déjà souvent accompli ce genre de mission mais cette fois-ci j’avais l’impression qu’il voulait se débarrasser de moi par le biais de cette mission-suicide. En tant qu’éclaireur on bénéficie de l’aide de deux personnes, d’un opérateur-radio et d’un suppléant au cas où l’éclaireur lui-même viendrait à faire défaut.

L’opérateur-radio était suisse. Il s’était porté volontaire au-près de l’armée allemande. Il m’avait déjà accompagné plusi-eurs fois sur ces postes avancés, je n’avais cependant eu aucun contact particulier avec lui, bien qu’il fût un bon technicien de communication. En ce qui concerne mon suppléant, les choses étaient bien différentes. Il s’appelait Jobst franken (surnommé Jo), un étudiant de Stuttgart qui n’avait pas sa langue dans la poche et éveillait ainsi la suspicion de notre chef de batterie. Il avait un talent de parodiste et imitait parfois le Dr. Goebbels, ministre de la propagande, ainsi que d’autres dirigeants nazis, ce qui était très dangereux. En outre, il était couvert de poux des pieds à la tête par manque d’hygiène. Sa mère était méde-cin à Stuttgart. Je lui ai rendu visite une fois après la guerre.

En moi-même je me réjouissais d’avoir été délégué à ce pos-te, ainsi j’allais m’éloigner de l’unité et par là même me sous-traire au contrôle. Nous nous sommes donc mis en route pour la pointe de cette péninsule. Pendant le trajet je révélais à Jo mon intention de fuir à la prochaine occasion et mon souhait d’atteindre, si possible, mon foyer en passant les lignes alle-mande et russe. Nous savions que les français et les Américains étaient arrivés dans la région de Bade et que la guerre y était déjà terminée. c’était un plan audacieux et Jobst franken n’arrivait pas à se décider à en faire partie. En route pour la péninsule, nous traversâmes un terrain jonché de corps : des

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Russes morts à la bataille. Nous comprenions que des combats avaient déjà eu lieu à cet endroit au cours des jours précédents, mais que les Russes avaient été forcés de se retirer à nouveau de plusieurs kilomètres. À l’entrée de la péninsule nous avons encore rencontré un groupe de défense antichars. Leur chef, originaire de Karlsruhe, nous a pris pour des fous en apprenant que nous allions occuper un poste d’éclaireur à la pointe de la péninsule. Il fallait compter à tout moment avec une contre-offensive russe nous dit-il. Nous avons passé le barrage comme on nous l’avait ordonné et étions en route depuis à peine dix minutes lorsque l’offensive des chars d’assaut russes se déclenchait dans notre dos. Sans nous en apercevoir, nous avions marché à 300 m à peine le long de la colonne des chars russes en direction de l’île. Mais l’offensive dans notre dos se dirigeait en direction de la route provinciale, vers le sud, de sorte que notre voie de retrait était coupée. Je me mis à l’abri immédiatement. En me retournant, je vis un soldat allemand sortir de sa cachette et tenter de tirer sur un T 34 russe avec un lance-roquettes. Il s’agissait de l’un des plus grands et des plus connus des chars d’assaut russes utilisés pendant la seconde guerre mondiale.

Nous étions donc assis dans notre abri et tenions un conseil de guerre. J’ai immédiatement déclaré que pour ma part, je considérais que la guerre était désormais finie et que je tenterais de m’enfuir quelque part. Jobst et le Suisse avaient d’autres idées, ils pensaient qu’il valait mieux rejoindre les lignes alle-mandes. Selon mon analyse de la situation, je considérais ceci comme impossible et trop dangereux. finalement, ne pouvant retenir les deux camarades, je les ai laissé partir. J’ai pu encore les suivre du regard pendant quelques minutes à travers les bosquets clairsemés. Au bout d’un parcours de 200 m environ, j’ai vu Jo faire un bond, entendu une salve éclater et aperçu

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mon camarade disparaître dans un fossé. Depuis, je n’ai plus jamais entendu parler ni de lui ni de l’autre. Les recherches ultérieures de sa mère sont également restées vaines.

Après avoir surmonté cet horrible événement, je me suis mis en route en direction de la pointe de la péninsule à travers la forêt de pins clairsemée. Le côté gauche du chemin sablonneux suivait en partie la rive du lac. J’étais complètement envahi par la prémonition que nous étions à la veille d’événements dé-cisifs pour la fin de la guerre, pour le passage du régime hit-lérien à une nouvelle ère, mais j’avais aussi conscience que j’étais en danger de mort, ce qui m’obligeait à une extrême concentration et à la plus grande vigilance. Toute erreur de comportement pouvait avoir une conséquence fatale. L’opinion que j’avais des Russes était vague, inspirée par la propagande d’une part et par ma propre imagination d’autre part. Je me figurais, par exemple, que s’ils me rencontraient en tant que personne isolée et armée, ils me tueraient aussitôt. En consé-quence, en cours de route je jetais mon fusil, mon pistolet 9 mm ainsi que mon livret militaire à un endroit du lac envahi par les roseaux. cependant j’ai eu à regretter plus tard l’abandon de mon livret militaire.

Après avoir marché pendant 20 minutes environ et entendu derrière moi les combats se déchaîner, j’ai aperçu le petit ha-meau. Je me suis approché avec beaucoup de prudence et j’ai été surpris de voir les gens s’y déplacer tranquillement, comme si rien ne s’était passé. Il s’agissait surtout de civils, de femmes et d’enfants en majeure partie. Quelques soldats en déroute se tenaient accroupis aux alentours, indifférents. Aucun d’entre eux ne donnait l’impression de vouloir encore se sacrifier pour la patrie. J’interpellais un sous-officier de l’Infanterie qui me dit qu’ils avaient décidé de laisser approcher les Russes sans opposer de résistance. cet homme avait à peu près mon âge et

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me semblait intelligent. Après quelques échanges, il m’a fait comprendre qu’il voulait prendre la poudre d’escampette en vêtements civils dès qu’il se serait avéré qu’il était impossible de reconquérir la localité par les troupes allemandes. Je lui relatai mes aventures des dernières heures. comme le bruit des combats continuait à s’éloigner, nous étions conscients du fait que nous étions isolés et livrés à nous-mêmes. Je lui ai ensuite exposé mes plans échafaudés précédemment et comme nos pensées se rejoignaient, nous avons décidé de mettre ce projet en œuvre ensemble.

L’homme s’appelait Reinhold Pannek et il venait de Göttin-gen. Nous sommes rapidement devenus amis. Il avait pris ses précautions et connaissait déjà quelques-unes des personnes qui vivaient ici. La plupart, venant de Berlin, s’étaient ré- fugiées ici à cause de la guerre. On avait l’impression qu’il ne s’agissait pas des plus pauvres. Vraisemblablement, il y avait aussi des pontes du parti. ceci n’était désormais plus important. chacun avait l’intention de sauver sa peau, nul ne pouvait pré-voir ce que l’on pouvait attendre des Russes et quel serait leur comportement. Des vêtements civils étaient disponibles en nombre. Je choisis un costume knicker gris qui m’allait bien. Il était très confortable et me semblait idéal pour mon projet. Il était à peu près 10 h 30 du matin et le bruit du combat ne parvenait qu’atténué du lointain, du côté de Berlin. En même temps, je remplis un sac en cuir de victuailles et, pour me pro-téger des intempéries, je pris une veste de parachutiste et un chapeau de civil. Selon les critères actuels, mon aspect était rocambolesque mais pas particulièrement exotique pour l’époque. Reinhold s’était également habillé puis nous avons visité le village.

Nous avons constaté qu’outre les Allemands, le village comp-tait de nombreux étrangers en civil, également des femmes. Il

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s’agissait de membres des différentes représentations étrangères et ambassades qui s’étaient réfugiés sur cette île isolée en rai-son des bombardements et qui attendaient tous la fin de la guerre dans un environnement relativement sûr. certains atti-rèrent mon attention par leur dialecte alémanique qui m’était familier ; lorsque j’ai pu entrer en contact avec eux, j’appris que c’étaient des diplomates suisses qui avaient vécu à Berlin avec leurs familles. Le village était tout d’abord très paisible, une ambiance irréelle, presque fantasmagorique y régnait. On sentait que des événements importants allaient se produire. Une atmosphère à la fois déprimante et agitée générait un état d’âme encore inconnu. Les Suisses vivaient ensemble dans une peti-te ferme, pratiquement au centre du hameau. La pression de l’attente s’est ensuite relâchée dans une agitation et une acti-vité subites. Des groupes de personnes se réunissaient sponta-nément et faisaient fonctionner le bouche-à-oreille : « Les Russes arrivent ».

comme dans une pièce de théâtre ou dans un exercice main-tes fois répété, le maire de la commune apparaissait avec un drapeau blanc, flanqué d’un homme de chaque côté et avançant en direction de l’offensive attendue. Après 100 m environ, ils se sont arrêtés et attendaient avec le drapeau hissé. On entendait quelques salves et des ordres. Soudain, le premier officier rus-se et quelques soldats sont apparus et se sont dirigés vers le porteur du drapeau, ils ont négocié quelques minutes avec ce dernier, ont pris les trois personnes en otage, se sont ensuite retournés pour donner différents ordres avant de se mettre en mouvement en direction de la place du village, le pistolet-mi-trailleur et le révolver braqués. Un seul signe de résistance et les trois messagers auraient été immédiatement exécutés.

Peu de temps avant l’entrée des troupes, les gens quittèrent leurs maisons pour se tenir au bord de la route comme dans

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l’attente d’un défilé. Il est possible que le maire du village leur ait demandé de procéder ainsi. En effet, les maisons non vidées de leurs habitants présentaient un risque car les troupes étaient souvent visées à partir d’habitations occupées, qui étaient alors immédiatement incendiées. Il s’agissait dès lors d’une mesure de prévoyance d’un maire expérimenté et qui s’est révélée pa-yante. Aucune maison n’a été détruite. – Désormais les premi-ères troupes combattantes arrivaient de tous côtés dans le vil-lage en direction des habitants, avec le célèbre pistolet-mitrail-leur dressé devant la poitrine. Le silence était complet. Les gens étaient blêmes de frayeur mais silencieux. Les soldats étaient sales, trempés de sueur et marchaient en se dandinant comme des canards, ce qui me semblait étrange. J’avais déjà observé ce dandinement dans d’autres occasions et il m’avait frappé et semblé bizarre. Leurs longues journées de combat avaient lais-sé des traces. Beaucoup d’entre eux présentaient des traits asi-atiques, certains étaient originaires des régions du sud de l’Union soviétique, musulmanes et mongoles.

Reinhold et moi-même étions placés dans la première rangée avec nos vêtements civils. Lorsque les premiers soldats sont arrivés à nous, l’un d’entre eux se dirigea vers moi en levant la main en criant : « Urr-Urr-Urr ». J’ai immédiatement su qu’il convoitait ma montre. Soulagé qu’il ne souhaitait rien d’autre, je lui ai remis ma montre de gousset, une montre oignon ancien- ne, de peu de valeur et qui m’avait accompagné pendant presque toute la guerre. De même, il a pris dans mon portemonnaie une médaille de la Vierge Marie de Lourdes qu’une jeune françai-se m’avait offerte en 1941 à Saint-Jean-de-Luz sur la côte Atlantique. À l’époque je n’avais jamais entendu parler de ce lieu de pèlerinage. Mais cette fille m’avait dit que la médaille avait été bénie par l’évêque de Lourdes et qu’elle me porterait chance. Bien que cette médaille n’ait eu aucune valeur, je

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l’avais conservée sur moi pendant quatre ans jusqu’à ce que le jeune Russe me la prenne. Lorsque j’avais la médaille en main, je pensais plutôt à la jeune fille qu’à la Vierge Marie. Aujourd’hui encore j’espère que cette médaille a porté chance au Russe et qu’il a pu survivre à la guerre en bonne santé. Immédiatement après cet intermède, j’ai entendu les premiers cris des femmes qui ne souhaitaient pas se séparer de leurs montres et de leurs bagues qui leur étaient donc enlevées de force. On pouvait observer des soldats, en général de jeunes types, qui portaient des paquets de montres accrochés au cein-turon, comme les scalps des Indiens. Les troupes ont passé la localité au peigne fin puis elles se sont retirées rapidement. Désormais nous étions de nouveau entre nous. J’ai encore pensé qu’il serait trop beau que tout soit déjà fini. Intérieure-ment je ressentais une grande libération et un soulagement car désormais je savais que j’avais survécu à la guerre. Toute cet-te action s’était jouée entre 12 et 13 h. environ. – Nous nous tenions en groupes et nous discutions. Aucun de nous ne s’était imaginé une transition aussi simple et si peu douloureuse de l’époque nazie au bolchevisme. Après quelques débats, une ambiance gaie et joyeuse se répandit. Les Suisses nous ont invités, moi et Reinhold, dans leur maison intacte pour un goûter.

Nous étions donc assis dans la salle de séjour de la ferme autour d’une grande table ronde avec environ 15 personnes et nous discutions de la toute nouvelle ère qui allait s’ouvrir à nous et du changement politique en Europe qui se profilait à l’horizon. Les femmes proposaient du gâteau aux quetsches. La situation du ravitaillement était incroyablement bonne. Per-sonne ne souffrait de la faim. La cause de l’abondance de nour-riture des diplomates réfugiés résidait très certainement dans l’environnement agricole. – Ainsi, le monde était parfait. c’était

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la représentation que j’avais du temps de paix. Il faisait très beau et extrêmement doux en ce début de printemps. En moi-même je m’imaginais pouvoir retourner chez moi avec les Suisses, car ils étaient sympathiques ; de plus, ma région n’était pas tellement éloignée de leur pays.

Mes rêves ont pris fin brutalement et douloureusement. Tout à coup la porte s’est ouverte, deux grands officiers russes sont entrés et ont procédé à un contrôle. Ils tenaient leur pistolet en main, étaient impeccablement habillés et parlaient un allemand parfait. J’étais à la fois étonné et effrayé. Ils ne ressemblaient pas du tout à notre représentation des Russes selon la propa-gande de Goebbels. Ils ont alors séparé le bon grain de l’ivraie. comme je m’étais débarrassé de mon livret militaire le matin même en le jetant dans le lac, je ne possédais plus aucun do-cument, donc aucune identité. Mon copain Reinhold était dans le même cas. Les Suisses possédaient tous un sauf-conduit international et n’eurent donc aucun problème. Les Russes nous emmenèrent à l’extérieur où se trouvait une brigade chargée d’emmener les prisonniers. J’ai encore pu me saisir au der- nier moment de la musette et des ustensiles que j’avais réunis pour un cas d’urgence. – Et voilà, j’étais désormais prisonnier des Russes. Nous étions le 27 avril 1945 vers 16 h. J’avais exactement 23 ans et 3 mois.

À part nous, les Russes avaient encore pris quelques autres personnes, il s’agissait de soldats et de civils plutôt âgés. Donc de nombreux membres de l’armée s’étaient cachés, ce que nous ignorions. Ils avaient probablement peur de leur propre troupe congénères et ce sont les Russes qui les ont sortis de leur ca-chette. Tout le groupe a été conduit dans une grange qui se trouvait à la périphérie du village. Lorsque nous sommes ar-rivés, la grange était déjà surveillée par des soldats et à moitié

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remplie de prisonniers. c’était un genre de grenier à foin, assez haut, fermé par deux grands portails en bois. Il arrivait de plus en plus de gens et la place commençait à manquer. J’ai tenté avec Reinhold de m’installer près de la sortie ; je n’avais tou-jours pas renoncé à l’idée d’une évasion. Donc, nous étions assis sur le sol près du portail et nous pouvions regarder à l’extérieur par les interstices l’arrivée de nouvelles personnes. Un jeune Russe, muni d’un pistolet-mitrailleur, était assis de-vant l’ouverture. À la tombée de la nuit, la grange était com-plètement remplie, il était impossible de se tenir correctement debout et déjà les premières empoignades pour les places se produisaient. Vers 22 h, la porte s’est ouverte et les Russes sont entrés avec une cuisine de campagne. chacun a tendu sa ga-melle qui était alors remplie de soupe à base de bouillon et de viande de porc. Du pain a aussi été distribué. ce repas a pris pour moi une dimension particulière ; en effet c’était la derni-ère viande que j’allais manger pour les prochaines trois années et demie.

Puis la nuit est tombée. Il était impossible de trouver le som-meil dans cette foule. Je m’étais lentement rapproché de l’interstice de la porte de telle sorte que le gardien russe était assis directement devant moi. De nombreux feux de camp étai-ent allumés, on entendait les Russes chanter et on les voyait danser. Certains étaient ivres, le schnaps devait couler à flots. Les accordéons et les balalaïkas étaient les principaux instru-ments de musique. Les soldats bivouaquaient dans leurs carri-oles qui étaient tirées par des petits chevaux des steppes que je voyais ici pour la première fois. On entendait aussi des voix de femmes ; et aussi des cris car c’est là que les premiers viols ont dû avoir lieu. Après les combats violents, la troupe était dans l’euphorie de la victoire car la guerre ne pouvait plus durer très longtemps. – Dans notre grange, l’humeur était détestable. La

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première nuit de captivité était une situation inhabituelle, j’avais jusque là uniquement eu l’occasion de voir d’autres personnes en captivité. J’essayais de rentrer en contact avec notre gardien par gestes. c’était un jeune type, sympathique, qui venait certainement d’un village. Alors qu’il commençait à manger, je lui fis un signe de la main. Il me remit une rondel-le de saucisson et du pain. J’en donnai un morceau à Reinhold et nous nous sommes efforcés de les avaler sans que les autres ne le remarquent. Le Russe me nommait toujours « Zivilij » car je ne portais pas l’uniforme. ce saucisson fut aussi le der-nier jusqu’à mon retour chez moi en septembre 1948.

Nous avons donc passé la première nuit tant bien que mal. Il faisait un froid de canard mais nous étions déjà endurcis. Lorsque le jour s’est levé, le portail s’est ouvert, un Russe se tenait devant avec la main levée et il cria : « Heil Hitler – alors, avez-vous déjà salué votre Hitler ? » - Étonnement général. Puis les injures ont fusé. chacun savait désormais que ce qui nous avait été raconté dans le passé étaient des bobards. Mais on pouvait aussi remarquer que chacun commençait mentale-ment à prendre ses distances avec le régime hitlérien. certains affirmaient être des communistes de longue date. D’autres avaient été, soi-disant, dans la résistance. Tous étaient gênés de passer pour des adhérents au régime. Tous se disaient antifascistes de longue date. – ceci n’intéressait pas le Russe. Il s’amusait de nous. Il avait sans doute vécu souvent cette scène avec son « salut allemand ». On avait de toute manière l’impression que les Russes connaissaient l’attitude des gens au début de la captivité et qu’ils se permettaient des blagues douteuses pour leur propre plaisir. Ils étaient inspirés par un sentiment de supériorité et blaguaient surtout avec les noms de l’élite nazie et avec le cérémonial du salut allemand. Nous ne savions pas si nous devions en rire ou en pleurer. Nous ressentions aussi

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une certaine honte.Ensuite nous devions nous mettre en rang devant la grange.

Reinhold et moi-même avons toujours essayé de rester ensem-ble. Il y avait déjà un rassemblement de plusieurs gardes et nous devions former des groupes de respectivement 15 hommes. L’officier qui nous avait surpris avec le salut hitlérien a alors lancé un appel aux groupes : « Maintenant vous allez tous par-tir pour être fusillés ». Le premier groupe se mit en marche et disparut derrière les maisons. La peur, la terreur, voir la pure épouvante se sont répandues. La machine de propagande à laquelle nous avions été soumis jusqu’au dernier jour sur le front avait-elle donc raison ? – En effet, on nous avait martelé que tous ceux qui seraient faits prisonniers par les Russes se-raient fusillés. L’ambiance générale, qui avait été plutôt opti-miste même après les premiers contacts avec les Soviétiques, s’était maintenant complètement retournée. Les sceptiques prenaient le dessus. Après 10 minutes environ, le deuxième groupe se mit en marche. Nous étions à l’affût du bruit de coups de feu mais tout restait calme. Je me mis en route avec le troi-sième ou le quatrième groupe. Par rangs de deux nous traver-sions le village, le long de la rive du lac, en direction de Stor-kow. ce trajet ne m’était pas inconnu. J’en avais parcouru une partie la veille et je connaissais le reste du trajet par les cartes que j’avais étudiées pour ma mission d’éclaireur. La marche devenait déjà plus inconfortable. Les gardes nous soumettaient à une stricte discipline. La plus petite tentative de s’écarter du rang donnait lieu à des cris et à des menaces avec le pistolet-mitrailleur. Pour autant que je me souvienne, moi-même, je n’avais pas réellement peur. Je cherchais surtout à détecter une possibilité de fuite. Au fond de moi, je ne pouvais pas vraiment croire aux menaces des Russes et il s’est avéré que j’avais raison. Ils avaient voulu nous mettre au pied du mur et

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s’amusaient de notre angoisse. – En route, nous traversâmes le champ de bataille des jours précédents. c’était horrible. Les maisons et les champs étaient détruits. Le sol était jonché de cadavres et d’engins de guerre endommagés. Les soldats avan-çaient en colonnes en direction de Berlin. Au loin, on entendait le grondement des canons de la bataille autour de la capitale.

Puis j’ai appris les premiers mots russes indispensables : « Dawaj – dawaj » signifiait « avancer » en allemand. « By-streij » signifiait « vite », de sorte qu’un ordre répété continu-ellement : « Dawaj - bystreij, » qui signifiait « avancer vite » correspondait à peu près à notre « vite – grouillez-vous ». ces ordres ont résonné dans mes oreilles pratiquement chaque jour jusqu’à ma libération. – Les Russes que nous croisions nous appelaient en blaguant : « friiizy – friiizy ». c’était le sobriquet que les Russes attribuaient aux Allemands (en se basant sur le prénom allemand fritz, très répandu) et nous appelions les Russes « Ivan ». D’autres nous interpellaient : « Berlin Kapu-uut » ou « Gittler kapuuut » ou encore « Wonja kapuuut », ce qui signifiait : « L’Allemagne – Hitler sont fichus et la guerre est terminée ».

Nous étions en route depuis trois heures environ et les pre-mières maisons de Storkow étaient en vue. Il s’agissait d’une assez grande localité, remplie de troupes russes. Différents états-majors et commandements s’y étaient établis. Il régnait une activité intense. Des allées et venues permanentes, comme dans une fourmilière. Alors que nous marchions à travers l’agglomération, j’ai vu une femme sortir d’une maison avec précipitation, elle tenait ses mains ensanglantées devant elle et hurlait. Il nous a semblé qu’elle s’était entaillé les veines des poignets. Nous avons supposé qu’il s’agissait de la conséquence d’un viol, ce qui s’était souvent produit lors des premiers jours

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de l’occupation comme nous l’avons appris par la suite. Nous étions dans la colonne, nous ne pouvions rien faire et nous étions alors conscients de ce que cela signifie d’être prisonnier. Mais chacun était trop occupé par sa propre personne. Si l’un d’entre nous possédait des bottes en bon état, celles-ci étaient immédiatement confisquées par les Russes. Pour moi, le fait de posséder des chaussures à lacets était un avantage. Elles étaient plus pratiques pour la marche et elles n’intéressaient pas les Russes. Ils étaient uniquement intéressés par les hautes bottes allemandes. Nous avons été réunis sur une grande place à l’extérieur de Storkow avec de nombreux autres prisonniers. Nous étions déjà plusieurs centaines et il s’en ajoutait à chaque heure. Les gardes étaient plus nombreux et encore moins scru-puleux. Jusqu’à présent nous avions eu à faire à des troupes du front qui étaient beaucoup plus humaines avec les prison-niers que les soldats de base qui leur ont succédé.

De nouveaux prisonniers arrivèrent toute la journée. De temps en temps il y avait aussi des civils parmi eux ou des gens de la milice populaire vêtus pour certains d’uniformes bizarres. La foule grossissait sur le terrain et elle était encerclée de gardes. Il était impossible d’envisager une évasion. Tandis que le soir approchait, nous essayions tant bien que mal de nous installer sur le sol. Le ravitaillement d’urgence encore disponible a cal-mé notre faim. Mais il fallait faire très attention. certains avai-ent faim et n’avaient plus rien à manger. Les premiers larcins se produisirent ou bien certains s’emparèrent des aliments des plus faibles en usant de brutalité. La nuit était assez froide. J’étais content d’avoir une veste de camouflage doublée. Cha-cun se couchait sur le sol, là où il se trouvait. Il fallait aussi surveiller ses chaussures qui étaient volées si on les enlevait pour les déposer près de soi avant de s’endormir. – Dès le matin très tôt résonnait le célèbre « dawaj – dawaj ». Nous

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devions nous placer en rangs par cinq. Le prochain mot de russe que j’ai appris était « pa-pjat » ou « dawaj – pa-pjat ». Ce qui signifiait : former une colonne en rangs de cinq hommes. Au début c’était inhabituel pour nous, car dans l’armée alle-mande nous marchions en rangs par quatre. Après de nombreux palabres, la première colonne s’est mise en mouvement, flanquée à gauche et à droite de gardes munis de pistolets-mitrailleurs. Reinhold et moi marchions ensemble. La position du soleil m’indiquait que nous avancions en direction nord-ouest, donc dans les environs de fürstenwalde. La colonne progressait avec difficulté. Elle faisait de nombreuses pauses car l’arrière de la colonne avait du mal à suivre. J’avais évalué le premier campement de Storkow à environ 3.000 hommes et il était évident qu’il n’était pas simple de mettre en marche cette foule en rangs de cinq hommes tout en respectant une certaine discipline.

Nous étions encore entre Storkow et fürstenwalde et j’étais déjà capable de compter jusqu’à cinq en russe : « Rass - twa - trij - tschitirj – pjat ». L’eau s’appelait « woda » et la faim « golod ». J’avais décidé d’apprendre aussi vite que possible les bases de la langue russe car j’avais l’impression que le séjour serait long.

Il faisait un temps magnifique, le soleil brillait et il faisait très chaud pour la saison. La soif apparut. De nombreuses per-sonnes possédaient quelques victuailles mais l’approvisionnement en eau posait problème pour beaucoup d’hommes. Lorsqu’un ruisseau ou une source apparaissait au bord du chemin, quelques assoiffés tentaient de se détacher du rang pour remplir leur gamelle. ceci provoquait des réactions brutales de la part des gardes. Ils commençaient à hurler, tirai-ent en l’air et frappaient les hommes avec la crosse de leur arme jusqu’à ce qu’ils réintègrent la colonne. Après un certain temps

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nous avons été informés que tout homme qui se détacherait de la colonne serait immédiatement passé par les armes. ceci eut peu d’effet, certains essayaient malgré tout de rejoindre les points d’eau au bord de la route mais aucun n’a été tué. En règle générale, ils furent horriblement battus mais aucun n’a été exécuté.

Parfois nous rencontrions des colonnes qui se déplaçaient dans une autre direction. Soudain j’ai vu apparaître dans l’une de ces colonnes mon vieux camarade Otto Weratschnik. Il était agriculteur en carinthie et, lors de la retraite de france, nous avions vécu ensemble des aventures rocambolesques. J’ai jus-te pu appeler son nom et il m’a fait un signe puis il a disparu dans la foule. Malgré les recherches entreprises après mon re-tour chez moi, je n’ai jamais pu le retrouver. –

Une fois j’ai vu dans la colonne de sentinelles qui nous ac-compagnait un jeune homme originaire de Haute Silésie qui combattait dans notre unité contre les Russes les jours précé-dents. comme il parlait très bien le polonais, il avait proposé son aide aux Russes comme auxiliaire après sa capture. Peut-être était-il aussi passé dans le camp adverse. Dans tous les cas, je me devais d’être prudent. L’ambiance était tendue et la situ-ation risquée. Il portait encore le manteau de l’armée alleman-de mais aussi un brassard avec la faucille et le marteau ainsi qu’un couvre-chef de l’armée polonaise. Je n’avais jamais eu à faire à lui dans notre unité, nous nous connaissions unique-ment de vue. Mais comme je portais des vêtements civils, il me semblait judicieux de faire « profil bas ». Peu après, il dis-paraissait dans le chaos général. comme de nombreux compa-triotes, il avait rejoint volontairement ou involontairement la Wehrmacht allemande. cependant, comme de nombreux fron-taliers il avait des difficultés avec son appartenance nationale en raison des nombreux changements de nationalité dus aux

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aléas historiques. Désormais il pouvait se ranger aux côtés du vainqueur par instinct de conservation. Je suppose qu’à sa place j’aurai fait la même chose et tout mis en œuvre pour atteindre mon objectif, c’est-à-dire sortir vivant et en bonne santé de cette guerre que je n’avais pas initiée. Je me doutais qu’une période très intéressante allait débuter à laquelle je voulais participer. Nos voisins du Tyrol du sud et ceux d’Alsace étaient confrontés aux mêmes problèmes. comme je vivais, tout com-me mes ancêtres, directement sur les rives du Rhin, je pouvais ressentir ce drame au plus près.

cet incident était un signe typique du souhait de chacun, qu’il soit stupide ou intelligent, d’essayer à sa manière de se débar-rasser du passé et de nouer, si possible sans dommage, une relation avec ce qui commençait à se dessiner vaguement et en pointillés. L’avenir était pour nous incertain et flou. Un Russe qui arrivait à cheval hurlait sans discontinuer : « Na Sibir, na Sibir », ce qui était facile à traduire ; cela voulait dire en clair : « Vous allez partir en Sibérie, ce sera votre punition ». Je dois dire que c’était un cas exceptionnel. Soit il avait bu trop de vodka, soit il avait fait des expériences particulièrement désa-gréables avec les Allemands. Tous les gardiens, sauf ceux qui devaient veiller à une stricte discipline en raison de leur mis-sion, étaient des types de bonne composition qui nous donnaient parfois l’impression d’une certaine naïveté. ceci explique aus-si les prochains mots de russe qui se sont gravés dans ma mé-moire à cause de leur multiple répétition : « Skoro domoj ». ce qui signifie mot à mot « bientôt à la maison ». Cette interpel-lation utilisée à chaque occasion par les Russes éveillait chez de nombreux hommes un espoir ambivalent qu’il était diffici-le d’associer à notre situation en raison de notre mentalité al-lemande. comme je l’ai découvert par la suite, cet appel résul-tait d’un sentiment de pitié solidement implanté dans l’âme

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simple du peuple russe pour la créature humaine opprimée et torturée. Ce trait de caractère filtrait même immédiatement après les horribles combats envers l’opposant battu. Même ultérieurement, en Russie, j’ai rencontré à de nombreuses oc-casions ce phénomène. Je dois sans doute à ce trait de caractère d’avoir survécu à presque trois ans de captivité.

Ainsi, le groupe hétéroclite se déplaçait au sud de l’autoroute Berlin-fürstenwalde en direction de l’est. Le trajet traversait en partie des routes provinciales mais aussi des chemins vici-naux poussiéreux à travers les landes de la « Märkische Heide » souvent chantée, à travers des villages détruits et des fermes dévastées. Le groupe se traînait lentement, sans aucune pause. Les premières douleurs aux pieds se faisaient sentir. Reinhold et moi-même guettions une possibilité d’évasion, quelque part dans un bosquet. Mais cette idée restait une simple théorie. Une fuite nous aurait certainement coûté la vie. Pendant la marche, on entendait les pires racontars qui passaient d’homme à homme et de rangée à rangée. Le plus souvent les gens pre-naient leurs rêves pour la réalité. Le destin qui nous était ré-servé pouvait nous inspirer soit de l’espoir soit les pires crain-tes. --- Vers le soir, nous étions sans doute au sud de fürsten-walde, toute la colonne arrivait dans un grand périmètre entouré de gardiens et de simples miradors. Nous formions des blocs rectangulaires, serrés les uns contre les autres. Une travée de 5 m de large environ était réservée aux gardiens entre les blocs. Il était ainsi possible de mieux surveiller et de contrôler tout le camp. chaque bloc était composé d’environ 500 hommes et tout le camp comptait de 10.000 à 20.000 prisonniers. Puis chacun s’installa pour dormir. Je crois que de l’eau a encore été distribuée dans des pots mais aucune nourriture. ceux qui n’avaient rien à manger pouvaient désormais s’exercer à « cre-ver la dalle ». Moi-même, je n’avais pas dormi dans un vrai lit

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depuis des mois et je n’y voyais pas d’inconvénient. Mais il y avait aussi des gens de l’administration, des gratte-papiers, des cuisiniers etc. pour qui c’était un brusque changement des ha-bitudes. Pendant cette première journée déjà, les cigarettes étaient une monnaie d’échange. On pouvait les échanger con-tre tout et n’importe quoi. Dieu merci, à cette époque je n’étais pas un grand fumeur. La « bouffe » était pour moi plus impor-tante que le tabac, par conséquent il ne me manquait pas.

Pendant la nuit nous entendions des coups de feu et des cris. Peut-être certains prisonniers essayaient-ils de s’échapper du camp. – Au lever du soleil retentissait l’appel : « Dawaj - by-streij, pa piath » - « Préparez-vous au départ ». Avec peine, la multitude se remit en marche en direction de l’est. Maintenant je connaissais l’endroit. Nous passions dans la région qui avait été le théâtre de batailles au cours des derniers jours, en direc-tion de francfort/Oder. Les traces des combats étaient visibles. Partout des chars détruits et de l’artillerie anéantie. Il y restait encore des cadavres et nous avons pu voir des civils allemands obligés de procéder à leur enlèvement. Les routes étaient la-bourées, il y avait partout des cratères creusés par les grenades et les bombes. À l’époque nous avons pensé qu’il faudrait des décennies pour tout reconstruire.

Après la première heure de marche une sélection naturelle s’opérait déjà. Les premiers malades, blessés, handicapés, com-mençaient à se détacher. Ils ont été lentement mis en queue de colonne et les vides des rangs comblés de nouveau par des hommes plus valides. Nous nous demandions ce qui allait ar-river aux hommes qui ne pouvaient plus marcher. Il se disait que ces hommes seraient fusillés au bout de la colonne. cette perspective nous effraya et améliora brusquement l’état de san-té et l’endurance de la troupe. – comme la route suivait la li-sière d’un bois, une agitation soudaine se répandit. Peu après

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nous avons aperçu sur le côté droit du chemin un chariot à ridelles légèrement penché et sur lequel étaient étendus il y avait trois cadavres de fantassins. Ils étaient couverts de sang et horribles à voir. Un panneau avait été placé à proximité : « voici ce qui arrive à ceux qui cherchent à fuir ». Nous étions profondément choqués. Les plans d’évasion qui nous trottaient toujours dans la tête nous apparaissaient désormais sous un autre jour, plus cru. Nous venions d’être confrontés à la dure réalité. Nous avons encore discuté longtemps autour de cette question qui dominait nos pensées.

Pendant la marche, j’observais bien évidemment tout ce qui se passait à droite et à gauche du chemin. Il s’agissait pour moi d’images nouvelles, inconnues, qui laissaient une forte impres-sion. Je dus réviser mon ancienne vision du monde de manière radicale en quelques jours. De nombreuses choses que nous avions autrefois entendues sur l’« Ivan » avaient été falsifiées volontairement par la propagande hitlérienne. --- D’énormes régiments russes continuaient d’affluer vers l’ouest. J’étais étonné de voir les nombreuses unités équipées de carrioles ti-rées par les petits chevaux des steppes. On pouvait en conclu-re que la proportion de population paysanne était en Union soviétique beaucoup plus importante qu’à l’Ouest. Les soldats ne faisaient qu’un avec le cheval et la carriole, comme un seul corps. Il s’est avéré que dans la vaste Russie ces unités présen-taient une écrasante supériorité sur n’importe quel régiment de blindés et que toute la stratégie allemande s’en est trouvé cham-boulée. c’est un fait que ces bandes à l’allure primitive ont été en grande partie décisives pendant la guerre.

ce que j’ai encore remarqué en particulier c’est la forte pro-portion de femmes à l’œuvre dans les unités. Depuis la jeune fille jusqu’à la grand-mère, tous les âges étaient représentés et j’avais l’impression qu’elles étaient traitées sur un pied

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d’égalité. À leurs insignes, on pouvait constater que de nom-breuses femmes avaient le rang d’officier. J’étais aussi étonné de l’état impeccable, même chic en partie, de leurs uniformes et de leur aspect général. La plupart avaient les lèvres maquil-lées et des coiffures impeccables. Seules les françaises nous y avaient habitués. chez nous en Allemagne, à l’époque, ceci était considéré comme légèrement amoral. Nous étions loin d’avoir imaginé ainsi les Bolchevistes. La plupart de ces femmes travaillaient dans le domaine sanitaire, dans les cui-sines de campagne, dans les commandements ou dans le service des transmissions. De nombreuses femmes étaient un peu plus grosses que les nôtres ; mais elles n’étaient pas haineuses et plutôt gentilles et sympathiques. Plus tard, pendant mon séjour à l’intérieur de la Russie, j’ai pu encore accumuler d’autres expériences dans ce domaine.

Nous étions maintenant depuis plusieurs heures en route et la soif était le plus grand calvaire. certains n’étaient pas habi-tués au manque et aux efforts. Ils étaient les premiers à laisser pendre la langue et à crier pour avoir de l’eau. La situation était la même que la veille, personne ne pouvait quitter la colonne bien que nous passions souvent près de points d’eau. Mais c’était compréhensible si on laisse parler la raison. Si les Rus-ses avaient ouverts les rangs pour que nous puissions nous servir en eau, un chaos complet en aurait résulté. Les types se seraient battus par avidité et tout contrôle de la part équipes de gardiens aurait été impossible. --- Vers midi, la colonne ralen-tissait. Une unité de ravitaillement russe se trouvait dans une forêt de pins clairsemée. La pointe de la colonne a été dirigée de sorte à former des rangs de deux. Puis nous sommes passés devant des marmites et de l’eau a été distribuée. Il fallait faire vite, l’ordre retentissait sans discontinuer : « dawaj – dawaj ». L’« Ivan » avait du mal à faire avancer les hommes à moitié

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morts de soif qui voulaient tous se servir. À100 mètres plus loin, une cuisine de campagne était ouver-

te. Après être passée devant les marmites d’eau, la colonne était désormais guidée vers les marmites de soupe. chacun passait devant la marmite, tendait sa gamelle et recevait une louche pleine de soupe puis était poussé vers l’avant. La soupe était avalée en marchant, il n’était pas possible à cette foule de fai-re une pause car de nouveaux groupes arrivaient sans cesse en poussant. Les Russes avaient beaucoup de mal à faire régner l’ordre et la discipline devant les marmites de soupe. La pro-cédure était accompagnée de cris, de coups de crosse et de coups de pieds. L’armée allemande si fière et autrefois redoutée offrait une scène pitoyable. Lors de cette distribution de nour-riture, pratiquement seules des femmes russes faisant partie du service de santé étaient à l’œuvre. Pour de nombreux hommes il s’agissait du premier repas chaud depuis des jours. Reinhold et moi-même n’avions rien mangé de chaud depuis la goulache de porc dans la grange il y avait presque 48 heures. Il faut aussi mentionner que chacun possédait une gamelle et une cuil-lère par instinct de conservation. Même les trois fuyards morts, évoqués précédemment, portaient encore leur gamelle autour du cou.

La marche se poursuivait sans discontinuer ; les rangs de cinq se reformaient et, sous l’exhortation véhémente et les hurle-ments des accompagnateurs, ce cortège funèbre se traînait en direction de l’est. Des images de mon cours d’histoire me re-venaient : la « guerre de trente ans » ou « la retraite de Russie de Napoléon ». Je me rappelais aussi de la phrase : « avec les hommes, les chevaux et les chariots, le Seigneur les a battus ». ceci résumait bien l’atmosphère. On avait l’impression de prendre part à un énorme tournant de l’histoire et de consti-tuer soi-même un élément vivant de cet événement. Mais nous

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n’étions pas nombreux à avoir de telles pensées et ces idées grandiloquentes. – Jérémiades, criailleries, disputes, chamail-leries, apitoiements sur eux-mêmes, rage, faim, soif, peur et douleur étaient les sensations les plus répandues. D’autre part, nous ressentions aussi une certaine satisfaction d’avoir la vie sauve. D’autres affichaient un humour noir étonnant.

Le prochain camp de nuit avait été de nouveau installé en pleine nature, à peu près entre fürstenwalde et francfort/Oder. L’organisation était à peu près le même que la veille, toutefois j’avais l’impression que le nombre de prisonniers s’était encore accru. En rouge, d’autres colonnes de prisonniers, comme les affluents d’un fleuve, s’étaient ajoutées à la nôtre. La destina-tion principale était sans aucun doute francfort/Oder. Déjà des petits groupes qui faisaient bloc se formaient à l’intérieur de la colonne : certains faisaient partie de la même arme et se connaissaient auparavant, d’autres avaient fait connaissance au cours de la marche et avaient l’impression de mieux s’en sortir ensemble. La formation de groupes suivait une loi naturelle. On se serait cru dans la jungle. chacun percevait instinctive-ment avec qui il s’en sortirait le mieux et où résidait sa plus grande chance de survie. Les plus forts avaient le plus de fa-cilité ; d’autres costauds se joignaient à leur groupe et les fai-bles aussi cherchaient à s’accrocher à de tels groupes pour se protéger. Une nouvelle hiérarchie se constituait mais, cette fois-ci, dans d’autres conditions que celles de l’armée ou du parti nazi. Il était aussi intéressant de voir des hommes devenir soudain non-fumeurs alors qu’ils avaient toujours pensé ne jamais pouvoir renoncer au tabac. c’était simple : il n’y avait plus rien à fumer. Les quelques cigarettes que certains possé-daient encore étaient camouflées. Elles valaient de l’or. Il fal-lait lentement reconnaître que nous serions obligés encore de renoncer à d’autres choses : le tabac était encore un moindre

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mal. – La nuit tombait. cris et coups de feu à la lisière du camp. Un froid de canard avec un magnifique ciel étoilé. Il faisait très beau pour la saison et les journées étaient ensoleillées. On sentait le printemps approcher. La pluie aurait été une cata-strophe épouvantable et aurait certainement coûté la vie de centaines de personnes.

Le lendemain, nous étions le 30 avril 1945, tout continuait exactement comme la veille. Des cris, des coups de feu en l’air, des coups de crosse si nécessaire, des coups de pied au cul. Les palabres avaient même pris de l’ampleur. Il y avait eu de nom-breux larcins au cours de la nuit : des vêtements, des sacs à dos, des couvertures, des manteaux ; certains avaient même essayé de s’emparer des chaussures sur les hommes et beaucoup avaient même réussi. Quelques-uns courraient en chaussettes. – L’« Ivan » devenait de plus en plus excité et nerveux. ce n’était pas une petite tâche que de maintenir l’ordre dans cette bande bigarrée d’individus. L’avant de la colonne se mit en route non sans difficulté. Il a fallu plus d’une heure pour que le premier tiers de la colonne se mette en branle. En cours de route, nous pouvions constater d’horribles destructions. En direction du nord, on pouvait voir les Seelower Höhen, une élévation au-dessus de la faille de l’Oder. À partir de cette tête de pont, les Russes avaient tenté une percée vers Berlin le 16 avril et ils avaient d’abord été contenus en provoquant de ter-ribles pertes des deux côtés. Puis les Russes modifièrent rapi-dement leur stratégie. Ils abandonnèrent le secteur central et attaquèrent dans un grand mouvement d’encerclement les secteurs du nord et du sud avec toutes les forces dont ils dis-posaient de sorte qu’entre l’Oder et Berlin, une énorme cuvet-te se formait. Dans cette cuvette, deux armées allemandes ainsi que des milliers de fugitifs des régions de l’est se sont retrou-vés bloqués. Au début de l’intervention, je me trouvais dans la

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localité de Podelzig/Schönfließ en tant que „VB“ (Vorgescho-bener Beobachter - observateur avancé d’artillerie) – directe-ment sur la ligne la plus avancée dans la direction de la prin-cipale percée. Aujourd’hui encore j’ai l’impression d’un mi-racle et je me demande toujours comment j’ai pu sortir vivant de cet enfer rempli d’éclats de grenade et de nuages de poudre. – Si mes souvenirs sont exacts, le commandement de l’armée russe assaillante était entre les mains des maréchaux Schukow, Tschuikow et Konjew. Tous les trois se sont livrés à une com-pétition qui a inutilement coûté la vie à des milliers de person-nes, surtout des soldats russes. chacun de ces trois maréchaux revendiquait la gloire pour lui-même en entrant le premier à Berlin et surtout avant les Américains pour ainsi s’inscrire dans l’histoire comme conquérant de la capitale du Reich. cette compétition était totalement superflue, les Allemands ayant déjà perdu la guerre depuis longtemps. L’histoire offre d’innombrables exemples récurrents de cette attitude mépri-sante des généraux pour le genre humain, sans distinction des peuples et des races.

La marche devenait de plus en plus pénible, ceux qui souff-raient de maux de pieds étaient de plus en plus nombreux. La faim et la soif absorbaient nos forces. Les plus âgés et les plus faibles étaient les premiers concernés. De plus en plus d’hommes restaient en arrière. Aucun de nous ne savait exac-tement où la marche prendrait fin et combien de temps elle durerait encore. Dans un cas extrême, on pouvait nous faire marcher jusqu’en Russie. Nombreux étaient ceux qui y étaient déjà allés, mais dans d’autres conditions. --- À quelques rangs devant nous, marchait un fantassin avec un sac à dos. On vo-yait qu’il luttait, il boitait et se laissait toujours distancer. Au bout d’un certain temps il avait régressé jusqu’à notre rang et nous avons pu lui parler. Il nous a raconté qu’il était ingénieur

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et qu’il était originaire de Vienne. Il nous a priés de bien vou-loir l’aider à marcher car seul il n’y arriverait pas.

Il était clair qu’il avait peur de retomber à l’arrière dans un destin incertain. Nous avons examiné son sac à dos qui laissait supposer un contenu intéressant. Nous ne nous étions pas trom-pés. Après une heure environ il nous a autorisés à l’ouvrir et à nous servir. Le sac était rempli de produits alimentaires, de victuailles de survie et de conserves. ceci rendait nos efforts pour l’aider déjà plus motivants. Nous l’avons traîné jusqu’à la fin de la marche dans une caserne de Francfort/Oder que nous avons atteinte dans la soirée. Au fur et à mesure de l’arrivée de la colonne, les hommes étaient répartis dans diffé-rents casernements. Notre Viennois partageait une « piaule » avec nous deux. Le lendemain, nous avions mangé tout le con-tenu du sac à dos. Ainsi chacun était satisfait. Lui était arrivé jusqu’à la caserne et nous avons profité d’un peu de ravitaille-ment supplémentaire. Le lendemain il s’est fait porter malade en raison de l’état de ses pieds. Évacué à un poste médical, nous ne l’avons plus jamais revu.

Nous sommes restés dans cette caserne jusqu’au 3 mai 1945. Nous avons pu ainsi nous remettre un tant soit peu de nos fa-tigues. On nous distribua un peu de pain et de la soupe à l’eau une fois par jour. Les malades furent isolés et toute la troupe a été de nouveau répartie pour le transport par camions. Nous ignorions toujours notre destination.

Le matin de cette journée, les transports par camion ont dé-buté très tôt dans le périmètre de la caserne, accompagnés des brutalités concomitantes habituelles. Reinhold et moi-même étions dans le même camion. Nous avons traversé la ville dé-truite de francfort en direction de l’est en passant un pont sur l’Oder bricolé par les pionniers russes. La ville était pour ainsi dire entièrement détruite. Après avoir traversé l’Oder, il était

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clair que nos plans d’évasion devenaient de moins en moins réalisables. D’ores et déjà on pouvait voir des unités militaires polonaises avec leurs curieux couvre-chefs. Nous avons tout de suite remarqué qu’il ne fallait pas blaguer avec les Polonais. Ils semblaient plus furibonds que les Russes.

Le trajet se poursuivait ensuite tant bien que mal avec les camions en piteux état jusqu’à Zielenzig, dans l’ancienne Si-lésie. Nous sommes arrivés dans un camp dont l’extérieur fai-sait déjà une assez bonne impression. Il s’agissait d’une caser-ne de l’armée allemande qui, désormais, sécurisée par des barbelés, avait été aménagée en camp de transit pour les pri-sonniers de guerre. Dès notre arrivée, nous avons été répartis dans les différents blocs de bâtiments. Les salles n’étaient pas aménagées. Nous nous sommes serrés pour dormir à même le sol ; mais c’était mieux que de dormir à la belle-étoile. Dans chaque salle, un doyen était chargé de veiller au calme et à la discipline ainsi qu’à la distribution du pain. – Notre surveillant était soi-disant un bagnard libéré d’un camp de concentration, un type tellement pourri qu’il n’était même pas reconnu com-me « politique » par les Russes. Il avait tout de même réussi de à se procurer une position avantageuse même dans cette situation. – Le camp était bien organisé. À l’évidence, des mil-liers de prisonniers y étaient déjà passés au cours des jours et des semaines passés.

Toute la troupe de base était vêtue d’uniformes allemands. Leur couvre-chef arborait une cocarde rouge, blanche, rouge et leur brassard portait les mêmes couleurs. celles-ci ne me disaient rien jusqu’à ce que j’apprenne qu’il s’agirait d’antifascistes autrichiens qui auraient été intégrés à l’armée allemande puis faits prisonniers par les Russes. Désormais ils s’engageraient pour une Autriche indépendante, libérée de l’Allemagne et libérée du fascisme et de l’hitlérisme. – Je n’en

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finissais pas de m’étonner ; j’avais vécu pendant des années avec des Autrichiens dans la même unité mais je n’y avais ja-mais rencontré un antifasciste. Il se disait même que des spé-cialistes parmi eux, ici, dans le camp de Zielenzig, allaient s’occuper de notre reconversion et notre dénazification. Des affiches étaient accrochées dans le camp pour informer des dates et des thèmes de ces sessions de reconversion. - Naturel-lement, nous étions plus intéressés par notre ravitaillement que par une rééducation intellectuelle. Je pensais à la citation de Bertold Brecht, auteur interdit, que nous avions lu en cachette pendant la guerre : « D’abord la bouffe ensuite la morale ».

L’approvisionnement était régulier ; mais, bien sûr, insuffisant en terme de calories nécessaires. La faim était omniprésente et constituait alors, en fait, le problème principal de notre exis-tence actuelle. – Une fois par jour on nous donnait du pain et le midi une soupe chaude de différentes consistances ; la plupart du temps cette soupe contenait du chou ou des pommes de terre. c’est ici que j’ai fait connaissance avec le pain à la fari-ne de maïs. ce pain était jaunâtre et avait un goût amer. La distribution du pain était assurée par le surveillant de camp de concentration. Il était aidé de deux assistants afin qu’il ne puis-se pas tricher. La distribution du pain s’approchait d’une céré-monie religieuse. Toute la troupe s’asseyait en rond en obser-vant la procédure avec une attention critique et contestait im-médiatement un manque, ne serait-ce que d’un demi-millimètre, sur un morceau de pain.

En dehors de la distribution du repas qu’aucun d’entre nous n’aurait manquée bien sûr, nous pouvions nous déplacer libre-ment le reste du temps. Il y avait approximativement 3.000 à 4.000 hommes dans les bâtiments. En raison de la bonne orga-nisation après le chaos vécu précédemment, l’ambiance était à la confiance et à l’optimisme. – Une fois je suis allé avec Rein-

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hold à une réunion qui avait lieu en plein-air. Un homme se tenait sur l’estrade dans la cour de la caserne. Il portait le bras-sard rouge-blanc-rouge déjà évoqué et prononçait un discours enflammé sur le socialisme qui nous attendait désormais et sur le caractère condamnable de la cause pour laquelle nous avions lutté jusqu’à présent (à propos, lui aussi était concerné car il portait un uniforme allemand). À la question sur la suite des événements qui nous attendaient, il nous fournit l’information suivante : transfert en Russie pour une rééducation, travaux légers, bonne nourriture puis, sans doute, retour rapide à la maison. cela sonnait bien. L’humeur des auditeurs en devenait bonne et même gaie. Pour ma part j’avais cependant des dou-tes. Après tout ce que nous avions vu et subi jusqu’à présent, un nouveau départ ne pouvait pas être aussi simple. Le type était seulement un opportuniste qui pour une bonne nourriture et un bon logement, annonçait des choses auxquelles il ne croyait sans doute pas lui-même. – Enfin nous avons chanté : « Brüder zur Sonne, zur freiheit, Brüder zum Lichte empor *». Pratiquement tous connaissaient cette mélodie cependant per-sonne ne connaissait le texte socialiste. Par conséquent cette mélodie accompagnée du texte nazi : « Brüder in Zechen und Gruben, Brüder wohl hinter dem Pflug » etc. était chantée à tue-tête. Que nous étions mal à l’aise !

Nous avions toujours en tête l’idée d’une évasion tout en étant conscients de la difficulté grandissante de l’entreprise. Nous nous éloignions toujours plus de notre pays, les contin-gences en dehors du camp étaient de plus en plus stables. Nous nous trouvions désormais sur un territoire revendiqué par les Polonais. On voyait à travers les clôtures du camp de plus en plus d’hommes en uniforme polonais. Malgré tout, nous éla-borions toujours de nouveaux plans et étions à l’affût de quel-que faiblesse du système qui nous permettrait éventuellement

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de nous éclipser. Nous discutions des distances, de la question de l’approvisionnement, du camouflage, de la traversée des rivières. En réalité, tout ceci n’était que rêve et utopie. Nous ne savions même pas à quoi ressemblaient les alentours au-delà des barbelés et ce qui s’y passait. Nous n’avions aucune idée de la situation politique ni du contexte de la guerre. --- Soudain un tournant décisif se produisit. Le matin du 8 mai la nouvelle fit le tour du camp : « la guerre est finie ».

L’atmosphère était euphorique. Les gardes avaient déjà con-sommé de « l’eau de feu » et étaient d’excellente humeur. cer-tains tiraient en l’air avec leurs armes et leurs pistolets-mitrail-leurs. Même à l’extérieur il se passait beaucoup de choses.

* chant ouvrier, traduit en français sous le titre « Hardi, ca marade ! »

À partir du camp on voyait quelques maisons qui avaient été investies par les Polonais. On y entendait de la musique et aussi des coups de pistolets lance-fusées et de lance-roquettes. certains dansaient et chantaient au milieu de la rue. Les troupes d’occupation russes pratiquement invisibles jusqu’à présent, faisaient avec fierté les cent pas dans le camp avec fierté. Ils répétaient sans arrêt :

« Wojna kapuuut (Wojna voulait dire « guerre »), Berlin ka-puuut - Gitler kapuuut (les Russes ne pouvaient pas prononcer le H et le remplaçaient par G), Gimmler kapuuut, Goeppels kapuuut, tous les friiizy kapuuut ». ceux qui ne comprenaient pas pensaient que tout était « kaputt ». cependant les Russes signifiaient par « kaputt » que c’était fini, terminé. À midi nous avons eu droit à une soupe un peu plus épaisse. Il y avait même quelques morceaux de viande dedans. Les connaisseurs affir-maient qu’il s’agissait de viande de cheval, ce qui vu la situa-

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tion ne nous dérangeait pas. ce fut vraiment la toute dernière viande que j’ai mangée pour les trois années et demie qui sui-vaient.

Deux ou trois jours plus tard, alors que le soir tombait, on nous demanda de nous préparer à partir le lendemain matin. Nous nous sommes levés aux aurores, nous avons été décomp-tés dans la cour de la caserne puis peu à peu rassemblés en rangs par cinq. ce convoi sinistre a ensuite passé le portail de la caserne pour partir en direction du sud. Nous n’avions au-cune idée de la destination. Les rumeurs les plus formidables circulaient. Je pouvais déceler la direction de notre marche à la position du soleil, mais je ne connaissais pas la région. Nous avons traversé des localités qui avaient partiellement souffert des combats mais pas autant que dans les environs de Berlin. Il y avait encore des habitants allemands mais, me semblait-il, aussi beaucoup de racaille que la guerre avait ainsi rassemblée. Des Polonais avaient d’ores et déjà investi les maisons délais-sées par les Allemands, ce que nous avons pu constater à la langue utilisée.

Plus tard dans l’après-midi, tout était clair. Nous étions à Sternberg en Silésie, une petite ville de province avec une gare. Nous avons été répartis dans différents wagons. c’était un train pour le transport de personnes avec des sièges mais, bien sûr, nous n’avions pas tous des places assises, ce qui a conduit à de sérieux litiges. Reinhold et moi-même avions pu prendre place sur un banc. comme d’habitude, les plus faibles étaient couchés sur le sol, dans les couloirs, sur la plateforme et dans les toi-lettes. De nouveau nous ignorions notre destination. Tout ce que nous savions était que le trajet se poursuivait en direction de l’est.

Je ne sais plus exactement si le voyage a duré un ou deux jours. En route nous avons appris que nous allions en direction

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de Posen (Poznan). En effet le voyage s’est terminé à l’arrivée dans la gare de cette ville. Il faut encore mentionner que pen-dant tout le voyage en train on ne nous donna rien à manger, seulement de temps en temps de l’eau. Nous sommes sortis du train pour nous rendre, de nouveau en rangs par cinq, dans un autre camp qui se trouvait un peu à l’écart de la ville. Il y avait aussi un service sanitaire à la gare car parmi nous se trouvaient des hommes qui ne pouvaient plus marcher. certains ont été portés sur des brancards ; nous supposions qu’il devait y avoir aussi les premiers morts à la suite des épreuves subies. chacun espérait d’abord un peu de ravitaillement en arrivant au camp. Mais nous avons été amèrement déçus. Jusqu’à ce que le dé-compte et la répartition des hommes soient terminés, la journée touchait à sa fin. La plupart ne trouvaient pas de place dans les baraquements et dormaient à même le sol par unités de cent hommes dans les espaces entre les bâtiments du camp. Rein-hold et moi avons également dormi à la belle-étoile avec un groupe.

Le lendemain matin nous avons été appelés pour la première fois à la distribution de nourriture. Nous marchions vers le bâtiment des cuisines, un complexe énorme, fait en partie en briques, en partie en bois. Nous sommes passés devant des guichets où on nous remettait une louche de soupe, exactement mesurée ainsi qu’un morceau de pain. La plupart mangeait leur soupe en route et avait aussi terminé leur morceau de pain à leur retour. – Avec le temps, l’organisation se mettait en place. Les distributions de nourritures devenaient régulières même si elles étaient insuffisantes du point de vue de la quantité et de la valeur nutritive pour des personnes en bonne santé même si elles ne fournissaient aucun travail.

Pendant la journée nous n’avions rien à faire d’autre qu’attendre le repas. Par conséquent nous avions l’opportunité

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de visiter le camp et, bien sûr, en premier lieu de repérer les possibilités d’évasion. Nous étions conscients de la difficulté de l’entreprise étant donné l’éloignement de notre pays. J’évaluais le nombre de têtes à 100.000 à 120.000 hommes dans le camp. Mais des détenus m’ont révélé qu’il y avait eu jusqu’à 180.000 personnes dans ce camp. Le personnel de surveillance ainsi que les forces de l’ordre et le personnel des cuisines étai-ent constitués de Hongrois, Roumains, Autrichiens et de pri-sonniers allemands de longue date qui étaient passés dans l’autre camp très tôt. – Après quelques jours nous avons remar-qué que différentes personnes étaient prises dans la foule et emmenées. En général elles ne réapparaissaient pas. c’étaient en effet des hommes membres des SS ou d’autres organisations nazies qui avaient attiré l’attention par leur uniforme ou avaient été dénoncés. Il y avait aussi quelques civils parmi eux. À la fin de la guerre, quelques hauts fonctionnaires du parti avaient pris la poudre d’escampette en tenue civile. Pour cette raison, les civils faisaient l’objet d’une certaine défiance. Je me faisais du souci. La situation devenait critique. S’y ajoutait le fait que j’avais détruit mon livret militaire avant ma capture ; je n’avais plus le moyen de m’identifier.

Le hasard avait fait que j’étais entré en conversation aux latrines avec un homme qui convoitait mes fringues civiles. Il me montra un certificat qui devait soi-disant prouver qu’il avait été obligé d’enfiler un uniforme seulement dans les derniers jours de la guerre. Et juste après il avait été fait prisonnier alors qu’il était complètement innocent. Je n’ai pas eu besoin de réfléchir longtemps. Nous avons échangé nos vêtements dans les latrines. Mon entourage n’a rien remarqué de particulier : premièrement je portais ma veste de camouflage et deuxième-ment tous savaient de toute manière que Reinhold Pannek et moi-même étions des soldats déguisés. – Désormais je portais

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de nouveau un uniforme et mon copain était en civil. Quelques jours plus tard, j’ai lu sur une affiche accrochée

dans le camp que les personnes qui se sentaient assez fortes pouvaient s’enregistrer dans la cuisine à une heure déterminée pour casser du bois. Je me suis présenté et j’ai été sélectionné avec quelques autres. Le lendemain nous devions nous présen-ter à la réserve de bois près de la cuisine à la tombée de la nuit. – Le groupe de coupeurs de bois était constitué de 20 hommes environ. Six d’entre-nous étaient nouveaux et devaient rem-placer les défaillants. Le surveillant, un prisonnier de longue date, distribuait les tâches. Au début on pouvait choisir entre couper le bois à la hache ou le scier. J’ai commencé par couper le bois. On m’a fourni une hache en me plaçant devant un énorme billot. Avec quelques autres camarades je devais briser des stères de bois qui avaient été auparavant sciés par l’autre groupe dans un tronc d’arbre. Après une heure de travail je commençais à regretter ma décision. Mais je ne pouvais pas faire marche arrière et lorsque mon travail devenait plus lent, je me faisais hurler dessus par le surveillant. Vers minuit nous avons fait une pause. Maintenant cela devenait intéressant. Le surveillant collectait les gamelles et il les rapportait peu de temps après remplies d’une épaisse soupe. Alors l’orgie de bouffe déjà évoquée recommençait. ceux qui n’étaient pas rassasiés avaient droit à un supplément. Les nouveaux arrivants étaient, bien sûr, les plus affamés. Il y avait aussi du thé noir à boire. J’étais désormais très content d’avoir été choisi pour ce travail. -

Après une pause d’une heure, nous avons repris le travail. Maintenant c’était à mon tour de scier. ceci n’était pas plus facile que le travail à la hache. On sciait avec une scie passe-partout, appelée chez nous scie de Saxe. On avait donc besoin d’un second homme et de sa performance. Si le travail

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n’avançait pas correctement, la faute était toujours imputée à l’autre et il était difficile de trouver le partenaire idéal. Dans tous les cas, notre zèle au travail était stimulé par le second repas qui nous attendait. De temps à autre nous faisions une pause de 10 minutes. Nous buvions alors du thé ou de l’eau. Je me rappelle encore exactement que le ciel se colorait lentement en direction de l’est au lever du jour. Pour nous c’était le signe d’une fin prochaine de la corvée. Les nuits étaient courtes. Le temps était toujours magnifique. C’était la transition entre le mois de mai et le mois de juin. Nous travaillions 8 heures en-viron. À 6 heures du matin nous avons bénéficié du même ravitaillement qu’à minuit. chacun se remplissait la panse au-tant que possible. Enfin, nous avons pu encore remplir notre gamelle pour l’emporter. Tout ce que nous recevions sortait de la cuisine. Il n’y avait pas de pain. Le bois que nous avions coupé suffisait tout juste pour une journée. Chaque jour 10 à 20 troncs d’arbres environ étaient livrés par camions.

Près du stock de bois il y avait une petite baraque qui faisait partie de la cuisine. J’y ai rencontré un compatriote appelé Stolz et originaire du Bühlertal. Il était prisonnier depuis le début et il travaillait dans la cuisine comme auxiliaire depuis des mois. Le matin il me donna une gamelle supplémentaire remplie de soupe que j’apportai à Reinhold. La soupe était froide et com-pacte comme de la gelée mais à l’époque tout ce qui était plus ou moins comestible faisait l’affaire. Mais il fallait si possible tout camoufler et manger en cachette sinon on risquait d’être entouré d’un tas de types à moitié morts de faim qui suppliaient voire attaquaient. – En ce qui me concerne, j’ai dormi prati-quement toute la journée en ratant même la distribution de nourriture qui était accompagnée de pain. À partir de la fin d’après-midi jusqu’au soir j’ai pu encore participer à la vie commune du camp.

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Et ainsi se poursuivait la vie dans le camp, à un rythme ré-gulier. De temps en temps nous réfléchissions de nouveau à une possibilité d’évasion. Ici et là des bruits se répandaient. certains se seraient évadés mais personne ne savait exactement quand, où et comment. On pouvait seulement constater que chaque jour des transports pour la Russie étaient organisés à partir de l’une ou l’autre partie du camp. c’était clair, si quelqu’un avait l’intention de fuir avec une chance de succès, il devait le faire d’ici encore, dans cette région autrefois occu-pée par les Allemands. – chaque matin nous pouvions observer l’enlèvement des morts en bordure du camp. En règle généra-le il s’agissait de deux grands chariots à ridelles tirés par des prisonniers. Les chariots étaient plus ou moins remplis. Parfois les corps pendaient à l’extérieur des chariots ou les bras et les jambes se balançaient librement entre les barreaux. c’était un convoi macabre et une image que nous reverrions seulement après la guerre dans les documentaires sur les camps de con-centration. On comptait environ 40 à 60 morts par jour. On ne pouvait pas s’attendre à mieux étant donné l’état sanitaire gé-néral, les conditions d’hygiène et le moral des troupes. Il y avait aussi des blessés dans le camp.

Après environ 14 jours passés à couper du bois, soudain j’ai eu de la fièvre. Une visite au poste de secours a révélé une température de plus de 38 degrés. La décision, malade ou non, était simple : avec plus de 38 degrés de fièvre, on était malade, au-dessous, on était en bonne santé ; sauf si des symptômes visuels apparaissaient. J’ai été envoyé à l’hôpital militaire avec le diagnostic « angine ». L’hôpital militaire était désespérément bondé. Il y avait toujours deux hommes par lit, placés tête-bêche. Des conditions catastrophiques. Il y avait suffisamment de soignants mais aucun véritable médicament, aucun matéri-el de bandage, du linge de lit dégoûtant, une mauvaise nourri-

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ture, des punaises et des poux, aucun dispositif d’hygiène. Le seul avantage, si on peut nommer ceci un avantage, résidait dans le fait d’avoir un toit au-dessus de la tête. En raison de ces contingences, on ne peut pas véritablement parler de soins. On recevait régulièrement trois fois par jour une soupe chaude et du pain et on pouvait se reposer. Le corps médical passait tous les jours. Un groupe de médecins, hommes et femmes, de différentes nationalités parcourait les baraquements, en général pour faire le tri et évacuer les malades gravement atteints ou les mourants. celui qui était faible ou avait une maladie sé-rieuse avait peu de chance de s’en sortir. -

Je suis sorti après deux semaines environ. Il semblerait que j’aie guéri tout seul. Entre-temps j’avais perdu mon travail auprès des coupeurs de bois ; il n’y avait d’abord aucune pos-sibilité de le réintégrer. Sans doute étais-je aussi trop faible encore. À la sortie de l’hôpital militaire, j’ai rejoint une autre unité. – Je suis allé voir Reinhold Pannek en premier. Il avait pu échanger entre-temps ses fringues civiles contre un unifor-me plutôt minable. Rien n’avait changé dans le camp. De nou-veaux prisonniers arrivaient sans cesse et d’autres partaient sur les camions. Il était difficile d’avoir une idée précise de la si-tuation, en raison de l’étendue de tout le complexe. Aucune méthodologie n’était reconnaissable. Des rumeurs et des paro-les dont le contenu était invérifiable passaient d’homme à homme. chacun pouvait laisser libre cours à son imagination et sélectionner ce qui lui convenait le mieux.

Après avoir retrouvé la santé et suite à mon départ du groupe de coupeurs de bois, je me suis porté volontaire pour l’épluchage des patates. La quantité de pommes de terre néces-saire dans ce camp de transition était énorme. ce problème était réglé de la manière suivante par les Russes : non loin du bâti-ment des cuisines se trouvait une construction en bois, couver-

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te, construite en escalier comme une tribune sur le terrain de football. Environ 15 éplucheurs pouvaient prendre place dans chaque gradin, par conséquent, sur les 10 marches on pouvait compter 150 hommes. À hauteur de la main, devant chaque place assise, se trouvait une double rangée de canalisations en bois de la taille d’une gouttière de toit suivant une légère pen-te de la gauche vers la droite. Les différentes rangées étaient donc occupées par les prisonniers sous la surveillance de gar-diens. chacun disposait d’un couteau à éplucher en plus ou moins bon état. Les pommes de terre étaient introduites par des aides de cuisine du côté gauche dans la canalisation du haut et poussées à la main par les éplucheurs vers la droite dans la gouttière comme dans un travail à la chaîne. Les épluchures restaient dans la canalisation du haut, les patates épluchées étaient déposées dans la canalisation du bas puis poussées jusqu’à l’extrémité à droite où elles étaient collectées dans des corbeilles. Chacun recevait une louche de soupe à la fin du travail, les hommes quittaient les rangs, les couteaux étaient soigneusement collectés et nous pouvions tous partir. Le travail d’épluchage était réalisé uniquement tard le soir, en effet, la cuisine était en action même la nuit. --- Ici et là, quelqu’un tentait de manger une pomme de terre crue mais ceci était im-possible même en étant affamé. La plante de la pomme de terre, tout comme la belladone, fait partie de la famille des dicotylédones (solanacées) et n’est comestible que cuite. La « solanine » qu’elle contient peut provoquer un grave em-poisonnement.

Un matin, au début du mois d’août, l’appel pour le décomp-te fut particulièrement solennel. Quelques officiers russes étai-ent apparus. Des noms furent choisis dans les listes puis de nouveaux vérifiés avec soin. Lorsque tout était en ordre nous devions nous mettre en rangs dans une nouvelle colonne.

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Lorsqu’un certain nombre de personnes était réuni, on nous donnait l’ordre : en route ! – comme d’habitude, nous ne sa-vions pas où nous partions. Immédiatement les rumeurs et les suppositions allaient bon train ; nous étions envahis par un sombre pressentiment qui ne présageait rien de bon. La colon-ne en marche traversait le camp puis passait le portail principal et, comme nous le supposions, nous faisions cap sur la gare de Posen (Poznan). J’avais fait connaissance avec cette route à notre arrivée trois mois auparavant. Je ne pouvais plus en par-ler avec Reinhold. Son groupe n’avait pas été prévu pour ce transport. Il devait rester.

Un peu à l’extérieur de la gare elle-même, pratiquement sur une voie libre, un énorme train de marchandises attendait. Nous avons été conduits jusqu’à ce train, devant chaque wagon le nombre adéquat d’hommes était compté puis nous devions monter. Il n’existait pratiquement pas de possibilité de choisir son groupe. Le chargement était strictement réalisé dans l’ordre d’arrivée de sorte que ceux qui seraient volontiers restés en-semble dans le même wagon étaient séparés. – Bien entendu, tout ne se passait pas aussi bien que décrit ici. La procédure était accompagnée d’ordres, du cri des gardiens, de coups de crosse, de coups de pieds et de brutalités. La surveillance était particulièrement sévère et les soldats semblaient nerveux. Ils savaient certainement par expérience que l’un ou l’autre pri-sonnier tenterait de prendre la fuite, soit par astuce ou, soit à la limite, par la force, plutôt que de partir pour un avenir in-certain en Russie.

Le transport se faisait dans les wagons à bestiaux bien connus. Environ 50 à 60 hommes pouvaient prendre place dans un wa-gon. À gauche et à droite, en haut, un plafond intermédiaire était construit dans lequel 12 hommes environ pouvaient pren-dre place. Dans le wagon la bagarre d’une grande violence pour

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les meilleures places a immédiatement débuté. Le droit du plus fort régnait de nouveau. J’ai pu gagner une place à l’étage supérieur. ce qui présentait deux avantages : premièrement il était possible de regarder à l’extérieur à travers une étroite fenêtre, deuxièmement l’endroit était éloigné des latrines ins-tallées sur un côté. La bagarre pour les meilleures places, par-ticulièrement dans l’étage du bas, a encore duré des heures. Nous autres, en haut, nous avions rapidement trouvé un arran-gement. – Vers midi, chacun a reçu une louche de soupe et à la fin de l’après-midi un morceau de pain sec sur lequel les plus affamés se sont immédiatement jetés. Si l’on demandait aux surveillants où nous nous rendions, ils répondaient avec un large sourire : « Skoro-domoj - skoro-domoj », ce qui en alle-mand signifiait : « bientôt à la maison – bientôt à la maison ! »

Maintenant nous avions l’opportunité d’observer plus exac-tement nos compagnons de voyage. Il s’agissait de gens de toutes les régions d’Allemagne et de toutes les armes. Toutes les classes d’âges étaient aussi représentées. Les critères selon lesquels les Russes avaient organisé le transport n’étaient pas transparents pour moi. Il y avait même quelques hommes à l’âge de la retraite qui avaient été pris dans la milice ; de même, des écoliers de la jeunesse hitlérienne ou de la défense anti-aérienne qui avaient été enrôlés au dernier moment dans la jeunesse hitlérienne ou dans la défense anti-aérienne. Les états de santé présentaient autant de différences que les provenances. – Il y avait à mon étage un homme plus âgé qui m’a dit : « Si j’avais ta santé, je n’aurais aucune crainte : mais je ne tiens pas debout ». Je n’ai jamais oublié ses paroles jusqu’à ce jour, elles se sont gravées en moi. c’était une prémonition qui devait se réaliser. Il n’a jamais atteint la Volga. Il est mort une nuit sans crier gare, à mi-chemin, au milieu de la Russie.

L’idée d’une évasion s’éloignait désormais de plus en plus.

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Il fallait d’abord se familiariser avec les nouveaux camarades et connaître leurs opinions. ce n’était pas toujours simple car la méfiance régnait partout. En effet, nous étions passés en peu de temps et sans transition du dictateur Hitler au dictateur Sta-line, le sol était encore incertain sous nos pieds et de nombreu-ses surprises nous étaient réservées. – Les Russes avaient ins-tallé une cuisine de campagne près du remblai. L’eau y était distribuée tout l’après-midi. On pouvait observer ici et là des secouristes en action. certainement, l’un ou l’autre avait tenté d’échapper au transport sous prétexte d’une maladie réelle ou simulée. Vu la longueur du train, j’ai évalué le transport à 3.000 ou 4.000 hommes environ.

Le décompte et la comparaison des listes ont duré pratique-ment jusqu’au soir. certains wagons devaient être évacués plusieurs fois afin de recommencer le comptage. De la soupe a été de nouveau distribuée à la tombée de la nuit puis les por-tes ont été verrouillées et peu après le train roulait en direction de l’est. ce devait être le 11 août. – Je n’ai plus jamais revu Reinhold Pannek. J’ai appris par la lettre de ses parents ci-jointe ce qu’il était advenu de lui. Je m’étais mis en relation avec eux dès mon retour de captivité.

comme la lettre était manuscrite et rédigée dans une écritu-re plus ancienne, elle est difficile à déchiffrer, surtout pour les plus jeunes lecteurs. Par conséquent elle est aussi rédigée dans une écriture moderne sur une page séparée.

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Lettre de la famille Pannek du 24 septembre 1948

cher Monsieur ! Vous avez sans aucun doute été un bon camarade pour mon fils Reinhold Pannek car, après quatre longues années de misère en Russie, vous vous rappelez encore de lui. Reinhold ne peut plus vous écrire mon cher ami. Nous avons reçu de trois camarades, indépendants les uns des autres – originaires de Würzburg, de Vienne, de Silésie – la même nouvelle le concernant : Reinhold et un plus vieux camarade ont tenté une évasion du camp de Posen (Poznan). Tandis que Reinhold était déjà pratiquement sorti, son camarade était resté accroché aux barbelés. Par consé-quent, Reinhold est retourné pour aider son camarade – et il a été tué par les sentinelles lors de cette action. Voici les nouvelles que nous avons reçues. Vous pouvez vous imaginer, cher ami, comme nous avons été bouleversés par cette information. Et vous comprendrez bien que nous ressentions aujourd’hui encore com-me un bienfait chaque mot concernant Reinhold sortant de la bouche de ses camarades. S’il-vous-plaît, écrivez-nous tout ce que vous savez de Reinhold. Le malheur au camp de Posen (Poz-nan) s’est produit le 17 août. Quand étiez-vous pour la dernière fois avec Reinhold et où avez-vous été séparés ? Bien qu’il soit difficile de croire qu’une nouvelle puisse encore nous apporter une lueur d’espoir, chaque mot a pour nous de la valeur. Nous pensons sans cesse à ce fils si bon et joyeux – et à croire tous ses camarades qui nous écrivent, il était pour tous ceux qui l’on connu un bon et fiable ami. Notre cœur est envahi d’une grande détresse. Écrivez-nous bientôt. Nous vous remercions de votre carte et nous vous prions d’agréer, cher Monsieur, l’expression de nos sentiments les plus cordiaux.

W.A. Pannek et MadameGöttingen, Rohnsweg 13

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En route pour la Russie – août/septembre 1945

Le train roulait depuis dix minutes à peine et déjà nous fai-sions une première pause. On entendait les cris des équipes de gardiens et du personnel technique. Il semblait qu’une dernière vérification ait lieu avant le grand voyage. Je regardais à travers l’interstice de ma fenêtre mais je ne pouvais rien voir à cause de l’angle de vue peu avantageux, j’étais donc entièrement dépendant des signaux acoustiques. – Quelques camarades tombaient déjà de fatigue, d’autres continuaient à se disputer les meilleures places, certains n’arrivaient pas à s’endormir et s’entretenaient à voix basse sur un tas de sujets. Il y en avait aussi qui avaient déjà commencé à manger leur ravitaillement de secours constitué de pain sec. – Le voyage s’est poursuivi après une demi-heure pour une destination finale encore incon-nue de nous.

Le train bringuebalait à travers la Pologne. Je ne sais plus combien de temps le voyage a duré jusqu’à Brest-Litovsk. comme je l’ai appris plus tard, les Russes faisaient traverser la Pologne à leurs transports le plus rapidement possible. Ent-re les Polonais et les Russes il y avait une tension considérab-le dès la fin de la guerre et la ligne principale vers la Russie était menacée par les partisans polonais qui se battaient aussi pour une Pologne indépendante des Russes. – À chaque lever du jour, le train s’arrêtait ; parfois dans une gare, parfois sur une voie annexe. Nous avions perdu depuis longtemps la noti-on du temps des horloges et nous nous étions rapidement basés sur l’heure solaire. Lors de ces arrêts nous pouvions quitter le wagon sous surveillance afin de faire nos besoins. Certains se soulageaient sous le wagon, d’autres près du wagon ou sur le

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remblai. Le tableau de ces soulagements en groupe manquait certainement d’esthétisme pour un profane, en effet là non plus il n’était pas fait grand cas de l’hygiène. Le périmètre était déjà énormément maculé de saletés par les transports précédents. Seuls le soleil, le vent et la pluie s’occupaient du nettoyage.

Les gardes étaient toujours très attentifs ; il semble qu’ils considéraient une évasion à partir de cet endroit comme pos-sible. Puis il y avait une distribution de soupe, d’eau et parfois de pain. Il faut encore mentionner que lors de la montée dans les wagons, un comptage très méticuleux était réalisé. En cas de doute, tous les hommes devaient redescendre et le compta-ge était repris à zéro. comme les « Ivan » avaient l’habitude de compter à haute voix, en quittant la Pologne j’étais déjà en mesure de compter jusqu’à cent en russe. Après toute cette procédure, nous devions souvent attendre pendant des heures jusqu’à ce qu’une voie soit libre pour poursuivre le voyage. – Juste avant le départ, quelques secouristes venaient faire des contrôles de notre état de santé. Quelques femmes médecins étaient parmi eux. Ici et là quelques médicaments de base étai-ent distribués, par exemple des cachets de charbon contre les diarrhées très répandues.

Arrivant à Brest-Litovsk, le train a été déplacé sur une voie russe plus large que les voies européennes. Puis le voyage s’est poursuivi en direction de la Russie. La ville de Brest-Litovsk avait fait l’objet d’une négociation en tant que frontière occi-dentale russe entre Hitler et Staline en 1939 et conservée par les Russes bien qu’elle se trouvait pour un tiers dans l’ancienne Pologne et que la population était surtout constituée de Polonais en 1945. Jusqu’à la fin du voyage, la scène matinale décrite plus haut se répétait désormais chaque jour.

Parfois le transport était bloqué pendant 24 heures dans une gare secondaire ou sur une voie condamnée. ce temps d’attente

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était nettement plus désagréable que le voyage et nous mettait les nerfs à vif. Après 14 jours environ, nous étions dans les environs de Koursk. Quelques vétérans qui avaient vécu la campagne de Russie étaient capables de nous localiser. L’échange de nouvelles entre les différents wagons fonctionnait parfaitement malgré la surveillance stricte. Lorsqu’un événe-ment important survenait ou qu’un nouveau bruit se répandait, tout le train était au courant dès le prochain arrêt. – Une fois, à cette époque, nous étions bloqués dans une gare de triage par un train de prisonniers de guerre allemands, malades. Nous avons pu nous faire comprendre par des appels et des signes de la main bien que les gardes aient tenté de nous en empêcher. Les malades étaient horribles à voir. Ils étaient couchés sur des grabats, complètement amaigris, les yeux creusés. Pratiquement aucun d’entre eux ne pouvait marcher. Ils étaient soignés par des secouristes auxiliaires russes et allemands. comme nous avons pu l’apprendre, ce transport repartait vers l’Allemagne. cette rencontre nous a remplis de terreur. Elle nous donnait un avant-goût de ce qui nous attendait éventuellement. – Mais, d’autre part, ce spectacle nous a redonné l’espoir d’un retour dans notre pays, en effet, jusqu’à présent, nous avions toujours supposé que les Russes ne libéreraient personne. Tout au moins nous supposions que la reconstruction de la Russie prendrait des années, sinon des décennies.

Après deux semaines de voyage, nous étions désormais au centre de la Russie. Le trajet nous avait conduits, via Gomel, le long de la frontière nord de l’Ukraine ; donc encore dans une région qui était occupée par les troupes allemandes deux ou trois ans auparavant et qui avait énormément souffert. comme toutes les gares affichaient des inscriptions sur des banderoles rouges, j’ai commencé à m’intéresser à l’écriture cyrillique. – Nous avions dans notre wagon un vieux camarade originaire

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de Bessarabie qui avait appartenu à la Russie avant la première guerre mondiale. cet homme descendait d’une famille d’émigrants allemands qui vivaient dans cette région et il pou-vait, par conséquent, s’entretenir avec les Russes sans pro-blème. Il servait aussi d’interprète et de kapo dans notre wagon. Avec lui j’ai donc appris les lettres cyrilliques, ce qui n’était pas particulièrement difficile. Désormais j’étais donc capable de poursuivre le voyage en déchiffrant différentes inscriptions et souvent je comprenais aussi leur sens. La langue russe com-porte d’innombrables mots d’origine latine ou germanique. Souvent je trouvais aussi des mots empruntés à l’allemand qui avaient été repris avec presque la même tonalité. – Une inscrip-tion m’avait particulièrement marqué. Pour une meilleure com-préhension de la problématique linguistique je la reproduis non pas en écriture cyrillique mais phonétiquement en latin : « Sm-jert nemezskim occupantam ». Après que l’interprète m’ait traduit le mot « Smjert » par « mort », le reste était facile à comprendre ; ceci signifiait : « mort aux occupants allemands ». Il ne s’agissait pas d’une invitation à un voyage d’agrément. -

Nous pouvions encore assez bien identifier les environs de Koursk. Ensuite c’était l’inconnu. Nous sommes sortis des champs de bataille notoires pour atteindre des régions toujours plus à l’est qu’aucun soldat allemand n’avait jamais abordées pendant la guerre. Les villages et les villes étaient intacts. Nous pouvions ainsi plus ou moins nous orienter ; cependant, nous ignorions toujours notre destination. certains pensaient que l’objectif était la Sibérie en se basant sur l’orientation géogra-phique. Les gardes ne donnaient aucune information ; sans doute ignoraient-ils eux-mêmes le but du voyage. – Maintenant, après trois semaines de voyage à travers la Russie, il y eut les premiers morts. Dans notre wagon, le vieil homme que j’ai déjà

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évoqué dans mon premier compte-rendu est mort. Il faut ce-pendant tenir compte du fait qu’à mon âge, je considérais un homme de 40 à 45 ans déjà comme vieux. Des autres wagons ne nous parvenaient que des chuchotements lorsque les hommes sortaient pour leurs besoins naturels ou pour aller chercher de l’eau. Nous n’avions aucun chiffre exact concernant les décès. Selon mes observations cependant, dans chaque wagon un ou deux hommes parmi les plus faibles sont décédés. L’ambiance se détériorait était de jour en jour ; un certain désespoir et du pessimisme nous envahissaient.

Et ainsi, nous progressions chaque jour en direction de l’est. Nous pouvions voir des petits villages aux maisons de bois qui nous semblaient plutôt exotiques. On voyait aussi des gens travailler dans les champs, souvent avec des outils primitifs. Ils récoltaient des concombres et des melons mais aussi des choux et des carottes. Tout avait déjà un léger aspect asiatique bien que nous n’ayons pas encore traversé la Volga. – Vers la fin de la quatrième semaine, nous sommes arrivés à la gare de Saratov sur la Volga. Nous avons encore attendu une journée. Une rumeur se répandait : c’est la fin du voyage. Vu le com-portement des Russes, on pouvait en déduire qu’un événement fondamental allait se produire.

Nous ne nous étions pas trompés. Le lendemain, les cris et l’énervement habituels ont recommencé. Les « Ivan » donnaient des ordres et couraient dans tous les sens. Il semblait que les ordres n’aient de nouveau pas été clairs. Il n’était pas possible de trouver un responsable. Nous avions déjà souvent vécu une telle situation et étions surpris par les jurons et par les palabres. Mais cet état de fait découlait cependant d’une méthode : après un certain temps les premiers camions apparaissaient et le trans-fert des prisonniers commençait à l’avant du train. Les gardes recevaient des renforts. Et les comptages successifs des occu-

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pants des différents wagons repartaient de plus belle. Des gens apparaissaient avec des listes sur lesquelles les noms étaient inscrits. L’usage russe d’inscrire après chaque prénom le pré-nom du père nous semblait bizarre. c’était lié à la coutume russe qui transmettait le prénom du père au fils. Par exemple, un Russe qui s’appelait « Ivan Petrovitsch Romanov » avait un père qui portait le prénom de « Piotr ». – Nous étions à peu près au milieu du train et nous avons été transférés vers midi. c’est alors que commença la véritable captivité sur le sol rus-se.

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Le séjour à Saratov/Engels - septembre - octobre - novembre 1945

Environ 25 hommes prenaient place dans chaque camion. Nous avons immédiatement remarqué que tous les camions étaient d’origine américaine. Les chauffeurs étaient des types à l’allure téméraire et les officiers et soldats les appelaient «Schofjor » en les traitant avec beaucoup de respect. Ils étaient considérés comme des « spécialistes », ce qui, dans la hiérar-chie russe, était un rang élevé, ce dont ces « spécialistes » étai-ent parfaitement conscients. Il faut dire que la conduite sur les pistes russes constituait une prestation plus ou moins artistique. Le mot « Schofjor » provenait du français « chauffeur » rus-sifié. – Les camions faisaient un grand détour pour éviter le centre de Saratov. Du côté est, nous avons atteint la Volga que nous avons traversée peu après. Désormais nous étions de l’autre côté de la Volga où nous pensions que la Sibérie com-mençait. Après le pont, à environ 2 km en remontant le courant, un camp de prisonniers avait été installé dans un champ, direc-tement sur la rive de la Volga. À l’exception des bâtiments communs, tout était à l’air libre. – chaque groupe qui descen-dait des camions se voyait attribuer un périmètre dans le champ. La répartition était à peu près la même que celle des wagons du train. Nous avons de nouveau été comptés et contrôlés à l’aide des listes. Le kapo de notre groupe était toujours l’homme originaire de Bessarabie qui parlait le mieux la langue russe. Nous étions donc couchés dans le champ et attendions en vain un peu de nourriture. Il faisait beau – un soleil radieux et de la chaleur – cependant on sentait l’arrivée de l’automne.

Dans la soirée chacun a reçu 600 grammes de pain et du thé noir (Tschaj). Voici la formule magique qui nous était servie

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en toute occasion : « Schest sot Gramm chleba », c’était aussi la portion attribuée à la population civile russe. – Nous avons passé la nuit dans le champ. Le lendemain le bruit courait qu’aucune marmite à soupe n’avait été installée dans la cuisine, uniquement une marmite pour le thé. L’humeur est de nouveau descendue sous zéro. Dans le courant de la journée, l’administration du camp a apporté une marmite noire en fon-te. Les premiers ouvriers ont été sélectionnés parmi les prison-niers. La marmite a été scellée dans le mur. Nous attendions en vain une soupe chaude. – Au lieu de cela, en fin d’après-midi, nous avons été emmenés jusqu’à la Volga et nous avons pu nous baigner sur la rive. c’était mon premier bain depuis ma capture en avril. Bien entendu, le savon était absent.

Le pain russe était noir, humide et lourd. Aucune comparaison possible avec notre pain. Son aspect extérieur approchait celui de notre « pain de casserole », il était cuit dans des moules en tôle et appelé aussi « pain cuit » pour cette raison. De plus, la farine commençait à manquer : l’agriculture n’était pas encore performante si peu de temps après la guerre. En tous cas, la faim devenait de plus en plus criante, nous regardions tous en direction du bâtiment des cuisines, toutes les conversations tournaient autour de la nourriture. Nous critiquions l’organisation russe et la lenteur qui caractérisait toutes les actions. Les Russes avaient une toute autre notion du temps. Nos questions recevaient toujours la même réponse : « Skoro budjet » - « patience, nous allons y arriver ».-

Le troisième jour, nous n’avons encore eu droit qu’à du pain et du thé. – J’étais couché pas très loin de la clôture du camp avec quelques camarades dont je n’ai gardé aucun souvenir. Il y avait un talus derrière les barbelés et un chemin sur ce talus sur lequel se déplaçaient de nombreux piétons. c’était des gens qui partaient travailler en ville ou qui revenaient de leur travail.

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– Tout d’un coup j’ai entendu quelque chose tomber derrière nous. J’ai rampé pour voir de quoi il s’agissait. c’était un mor-ceau de pain. La procédure se répétait de temps en temps. En général c’était du pain et de temps en temps une pomme ou un morceau de citrouille ou de melon. Les autres finissaient par s’en rendre compte et il s’engageait alors une course aux bri-bes de nourriture jetée. Nous avons décidé de garder le secret mais il ne fallut pas longtemps pour que les autres s’en aper-çoivent. Les groupes s’approchaient de la clôture – une bagar-re se déclenchait pour chaque morceau qui avait été jeté. Il était clair que les « Ivan » allaient le remarquer. c’est ce qui s’est passé le lendemain. Nous avons été sommés de reculer, la li-berté de mouvement dans le camp a été abolie et l’espace sous surveillance entre les prisonniers et la clôture a été élargi. c’est ainsi qu’après une journée à peine, notre source supplémentaire de nourriture s’est tarie par notre faute.

cet incident m’a de nouveau prouvé la gentillesse du peuple russe, spécialement celle des femmes. Il s’agissait en effet sur-tout de femmes ; les hommes étaient tombés ou pas encore de retour du champ de bataille. Je crois que ce comportement aurait été pratiquement inimaginable envers un prisonnier, un adversaire vaincu surtout à l’époque d’Hitler. Pour moi, c’était difficile à comprendre, après toutes les destructions causées par l’armée allemande en Russie et après toute la haine qui accompagnait les faits de guerre. Mais c’était ainsi et j’ai com-mencé à m’y habituer. -

Nous n’avons jamais su si la cuisine avait été installée. Le cinquième ou sixième jour au matin, nous avons reçu l’ordre de nous prépare à partir. Les cérémonies habituelles suivirent : comptage, mise en rangs, cris et injures des gardes, recomptage, appel des noms, jusqu’à ce que la colonne aux mille pattes se mette lentement en route. Nous nous trouvions sur la rive

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gauche de la Volga dénommée « Wiesenufer » (la rive herbeu-se). Le terrain était plat, alors que sur le côté opposé ondulai-ent les collines de la Volga. La marche nous a conduits à travers les faubourgs de la ville d’Engels qui avait été la capitale de la république soviétique autonome des Allemands de la Volga jusqu’en 1941. Le prochain camp était situé pas très loin de la périphérie de la ville, mais en pleine nature. c’était une station d’épuration non terminée, dont le bassin principal en forme de carré, avait été recouvert d’un toit et dont l’intérieur avait été équipé de grabats à deux étages. D’un côté, mais en surface, une cuisine était installée. Le camp avait déjà été utilisé. Sûre-ment des Allemands de la Volga y avaient vécu avant leur transfert vers la Sibérie ou la Pologne ou il avait abrité des prisonniers allemands pendant les premières années de guerre. – Il a fallu à nouveau des heures jusqu’à ce que tous les hommes soient répartis et que chacun ait trouvé une place sur les grabats étroits. La première soupe a été distribuée le lendemain matin et le jour suivant le travail a été réparti entre nous.

En complément je dois ajouter que tous les prisonniers du transport par train n’ont pas été emmenés à Engels. Nous étions environ 300 hommes. Les autres avaient été répartis à partir de la gare de Saratov dans différents camps en ville ou dans les environs. Plus tard j’ai fait connaissance avec l’un de ces camps. Il était situé dans une usine de roulements à billes et, pour cette raison, il était dénommé « Kugellager »*. – Nous étions soumis au NKVD (commissaire du Peuple aux Affaires étrangères)**. Il s’agissait de la troupe qui avait remplacé le GPU de Staline (Police politique), une unité policière tristement célèbre que l’on pouvait comparer au sens large avec la SS allemande ou la Gestapo et que les prisonniers désignaient par « les Bleus », car leur képi portait un ruban bleu. On voyait aussi cette couleur sur les insignes des grades.

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Après la soupe du matin nous avons été répartis en brigades. Une sélection grossière était faite selon les professions que nous avions déclarées. Les métiers manuels surtout étaient de-mandés.

*Annotation de la traductrice : jeu de mots : « Kugellager » - roulement à billes – se compose en allemand des mots « Kugel = balle et Lager = camp »

**Annotation de la traductrice : le NKVD était une sorte de gestapo au service de Staline

En Russie ils étaient considérés comme des spécialistes. Les Russes ne savaient pas comment utiliser des professions bien considérées en Allemagne, comme par exemple : instituteur, commerçant, fonctionnaire ou serveur. Quelques spécialistes tels que cuisiniers et coiffeurs ou secouristes furent employés dans les services internes. Quant aux autres, on leur a mis un outil entre les mains de tous les autres avant de les envoyer au travail. – Une brigade était constituée de dix hommes environ et d’un brigadier. En règle générale, nous pouvions choisir ce dernier. Les Russes n’intervenaient que lorsque la brigade ne fournissait pas le résultat attendu. Le chef du groupe auquel j’appartenais était un ancien commandant de l’armée alleman-de qui ne bénéficiait cependant d’aucun traitement spécial par rapport aux autres prisonniers. Le groupe dans son ensemble était composé d’environ dix brigades.

Nous devions nous aligner en rangs de cinq avant de partir pour la steppe. Après une demi-heure, nous faisions une pause près d’une tranchée qui partait d’un endroit inconnu et lointain

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et devait être prolongée jusqu’à la ville. Le chantier était équi-pé d’outillage lourd comme des brouettes et des concasseurs. Nous étions toujours entourés de gardes qui, cependant, n’intervenaient pas dans le déroulement du travail. Un civil russe était responsable du travail, il était appelé natschalnik . Nous devions désormais déblayer le talus dans un certain ang-le avec des bêches et des pelles. chaque brigade devait fournir un certain labeur dans la journée si elle voulait recevoir sa ration de 600 grammes de pain par homme. La soupe était apportée sur le chantier pendant la pause du midi. Le temps de travail était de huit heures. – C’était la fin du mois de septem-bre et certains avaient du mal à exécuter ce travail. Il faisait assez froid le matin et le soir. Les grabats ne possédaient pas de matelas, nous dormions sur du bois brut en nous couvrant de nos manteaux. La nourriture manquait de valeur nutritive, il était ainsi inévitable que rapidement les premières faiblesses apparaissent, empêchant certains prisonniers d’aller travailler. Avec ses pauvres moyens, le secouriste était débordé. Il était observé avec méfiance par les Russes car ceux-ci supposaient des sabotages et des simulacres derrière les déclarations de maladie.

certains étaient déjà tellement faibles qu’ils pouvaient à pei-ne quitter leur grabat. Les symptômes les plus répandus étaient la diarrhée et l’hydropisie. Les articulations des bras et des jambes ainsi que le visage gonflaient, la peau était tendue et brillante. Dans les cas les plus graves l’épiderme se déchirait et de l’eau s’écoulait. Le seul médicament disponible était du charbon râpé contre la diarrhée. Le secouriste pouvait fabriquer lui-même le médicament à base de charbon mais face à toutes les autres maladies il était désarmé. -

Nous avons eu le premier mort au début d’octobre. Nous nous trouvions sur notre chantier lorsqu’il a été transporté en direc-

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tion du cimetière de la petite localité voisine. Le commandant a laissé tous les gens s’approcher du bord de la tombe afin de rendre les derniers honneurs à leur camarade. Lui-même affi-chait un visage triste et posait sa main droite sur son képi d’officier sale. Nous étions touchés et pensifs. Chacun pensait que ce ne serait pas le dernier mort. Le commandant nous a proposé de chanter la chanson du bon camarade ; ce qui a pro-voqué une protestation générale. – Quelques jours plus tard, deux autres morts furent évacués. Personne n’est allé sur leur tombe – nous avons continué à travailler. Le commandant était seul sur le bord de la tombe avec le doigt sur le képi et regardait tristement le cortège funèbre.

Les conditions d’hygiène s’aggravaient de jour en jour. Il n’y avait pratiquement pas d’eau pour la toilette. Nous étions en-vahis par les poux au point d’être obligés de les écraser pendant notre temps libre pour ne pas être bouffés par eux. Seulement la moitié environ des hommes était encore capable de fournir un travail physique lourd, les autres étaient couchés sur les grabats ou employés pour des travaux légers dans le camp ou à proximité immédiate de celui-ci. Le plus grand problème résidait dans le fait que la distribution de pain n’était pas tou-jours régulière. Notre brigadier, un homme grand et fort qui était originaire de Mannheim-Seckenheim où il possédait une boulangerie, est tombé malade et perdait ses forces de jour en jour.

À la mi-octobre, pendant une journée de repos, nous avons été équipés de vêtements russes pour l’hiver. Jusqu’à présent nous avions porté nos frusques de l’armée. Bien sûr, elles étai-ent pleines de poux, sales et déchirées selon l’état dans lequel elles se trouvaient au début de notre captivité. On nous distri-bua des uniformes, des sous-vêtements et des bottes à lacets mis au rencart par l’armée rouge. Les sous-vêtements étaient

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en coton grossier et attachés aux chevilles et aux poignets ainsi que sur les hanches par une boucle. Nous portions une com-binaison à passer par la tête, comme un pull-over, sur le pan-talon. ce n’était ni une chemise ni une veste et elle portait en russe le nom de « Gimnastjorka ». S’y ajoutait un manteau d’hiver en étoffe. – Nous avons reçu des bonnets en pointe avec cache-oreilles. Sur les affiches allemandes de propagande, les Russes étaient présentés comme « Bolschewiki » avec ces bon-nets. c’était une ironie de l’histoire que nous devions désormais porter nous-mêmes ce couvre-chef, bien pratique il faut le re-connaître.

Aujourd’hui, en réfléchissant, j’ai du mal à m’imaginer que j’ai pu garder sur le corps ma chemise de l’armée allemande pendant six mois. Elle ressemblait à une toile d’araignée et elle était tellement imprégnée de saletés et de graisse, tellement pourrie, que lorsque je l’ai enlevée, elle est partie complètement en lambeaux. Il était donc grand temps de s’en séparer. – Peu de temps après avoir reçu les vêtements d’hiver, le froid arriva. La terre gela, parfois il y avait une légère chute de neige, la nuit la température tombait en-dessous de 10 degrés. Les tra-vaux de terrassement du canal furent stoppés. Nous avons été répartis en plusieurs petits groupes dans les environs du camp. Un jour je suis arrivé dans une brigade qui était employée dans une usine de savons. Notre principal travail consistait à déver-ser des os d’un train de marchandises sur une bande convoyeu-se qui alimentait l’unité de fabrication. Les os y étaient cuits puis travaillés en savons simples et puants. Seul un gardien russe se baladait dans les environs. Nous étions sous les ordres de civils et nous pouvions, par conséquent, nous mouvoir avec une liberté relative. Le travail était dur mais nous avions adopté un rythme d’escargots par habitude afin de ménager nos forces. Le natschalnik de l’usine tentait souvent, en vain, de

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nous inciter à une meilleure prestation par des cris, des injures et des menaces. Parfois nous avons déchargé des wagons de charbon destiné à faire fonctionner l’usine. L’installation elle-même était complètement vétuste et bien loin de la modernité. Sans doute aucune réparation n’y avait été effectuée en raison de la guerre.

Dans ma brigade il y avait un camarade originaire de Jock-grim dans le Palatinat. Il était ce que l’on appelait dans l’armée un « Specker » ou demi-solde. Après mon retour je lui ai sou-vent rendu visite. Il était le même dans la vie civile, il n’avait jamais vraiment pu s’établir et il mourut d’alcoolisme quelques années plus tard. Je ne souhaite pas le nommer et pour plus de simplicité, je l’appellerais « le Palatin ». Il a été le premier à vendre à un Russe ses bottes à lacets qu’on venait de lui donner pour se procurer du pain et du poisson. Désormais il portait les galoches usées du Russe et avait du mal à marcher. Mais le plus important : il me confia que de temps en temps il dispa-raissait du poste de travail et qu’il allait mendier du pain chez les Russes dans les maisons des environs. – J’ai déjà souvent évoqué la gentillesse des Russes. Mais ce que le Palatin m’a raconté me semblait cependant très rocambolesque.

Entre-temps – nous étions désormais en novembre et il faisait cruellement froid – la mort continuait son œuvre funeste dans le camp. On parlait déjà du « camp de la mort ». Je me sou-viens encore très exactement d’un décès. c’était un homme âgé, roux, originaire de la Ruhr qui avait toujours affirmé être communiste. Il n’arrivait pas à comprendre que cela n’avait aucun intérêt pour les Russes, ni à associer l’idée qu’il se faisait du paradis des travailleurs et des paysans avec les conditions épouvantables dans lesquelles on nous faisait travailler. Il était allongé sur son grabat depuis des jours, non loin de moi. – Un soir il se lamentait à haute voix : « je suis un communiste, un

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travailleur de la Ruhr » etc. Ses lamentations se poursuivirent toute la nuit avant de se calmer vers le matin. À notre réveil il était mort. Les rations de pain des morts étaient encore ramas-sées le matin puis leurs chaussures et leurs manteaux étaient enlevés pour être échangés contre des effets de moindre valeur.

Vers la fin du mois de novembre, le gel était permanent et la température de 10 à 15 degrés en-dessous de zéro. Les morts ne pouvaient plus être enterrés et ils étaient stockés à l’arrière du bâtiment. En peu de temps le gel raidissait les cadavres. La peur de crever dans le camp au cours de l’hiver faisait tache d’huile ; les pessimistes qui n’attendaient rien de bon des Rus-ses avaient de nouveau le dessus. Tout le bâtiment n’était chauf-fé que par un seul poêle maçonné de sorte qu’il faisait un peu chaud uniquement à sa proximité. Mais comme l’hébergement était sous la surface du sol, au moins il n’y gelait pas. On sentait au comportement des équipes de gardiens qu’ils n’avaient plus vraiment la situation en main. – Au début du mois de décembre, courut soudain le bruit que nous allions être transférés à Saratov, dans un camp principal. Le matin nous nous sommes présentés et nous n’avions de toute façon rien à emporter, le comptage a débuté et nous sommes partis en di-rection de la périphérie d’Engels. Nous avons ensuite été répar-tis dans différentes salles d’un immeuble qui ressemblait à une caserne. Dans ce camp également, d’autres prisonniers incon-nus étaient passés avant nous. Les salles étaient froides, les latrines se trouvaient à l’extérieur, dans la cour, au total c’était une nette aggravation de notre situation, surtout qu’en raison du transfert, comme toujours, le ravitaillement en soupe et en pain ne fonctionnait pas.

comme chacun avait implicitement espéré une amélioration des conditions, l’humeur et le moral étaient tombés à zéro. Les cas de diarrhées augmentèrent brutalement. Toute la nuit c’était

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le défilé en direction des latrines dégoûtantes et puantes. Cer-tains ne quittaient pratiquement pas les latrines et donc ne dor-maient pas. L’eau était gelée. Il régnait la sensation d’être com-plètement abandonné et de sombrer régnait. – À cette époque j’étais moi-même encore en bonne santé et plein de force. Lorsqu’on cherchait des volontaires pour porter l’eau destinée à la cuisine, je me suis proposé afin de sortir de cette misère. Le bâtiment de la cuisine se trouvait un peu à l’écart, directe-ment sur la rive escarpée de la Volga. Un escalier conduisait en bas où la glace devait être brisée à la hache. Alors l’eau commençait à gargouiller. À chaque fois je remplissais deux seaux et je les portais dans la grande marmite de la cuisine. – Sur la table il y avait une coupe avec de l’huile de tournesol, un gardien sommeillait dans un coin, le fusil dans les bras, ses yeux semblaient clos. Lors de mon troisième voyage, je n’ai pas pu résister. J’ai posé les seaux, encore une fois regardé dans la direction de l’« Ivan » et me suis emparé de la cuillère. Alors que je voulais remplir la cuillère une seconde fois, le type s’est mis à crier : « Zapp-zerapp - Maslo zapp-zerapp ». ce qui signifiait à peu près : « au voleur ! Quelqu’un vole de l’huile ici ! » Le cuisinier et un aide sont apparus et m’ont chassé avec les injures et les braillements habituels. Abattu mais avec un bon goût d’huile dans la bouche, je suis retourné auprès de mes camarades.

Dans ce camp régnaient dénuement et désespoir. De nouveau l’ordre ne pouvait être maintenu que par le droit du plus fort. ceux qui étaient encore à peu près en bonne santé devaient imposer un minimum de discipline aux détraqués surtout que les Russes avaient perdu tout contrôle et se conduisaient de manière complètement passive. – Le même soir un jeune type de 18 ans environ est mort. Il n’avait été enrôlé qu’à la fin de la guerre et n’avait aucune expérience pour s’imposer. Il était

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dans ma brigade et nous l’appelions seulement « Bubi » (ga-min). Soudain il a commencé à appeler sa grand-mère, il s’accrochait au montant d’un lit, secoué par un spasme et lorsque nous sommes arrivés près de lui il était mort. Il était difficile de le détacher, tellement ses doigts étaient fortement agrippés au bois. Je n’avais encore jamais rien vu de tel. Il nous avait souvent raconté qu’il avait passé sa jeunesse dans la mai-son de ses grands-parents quelque part en Basse-Lusace. Un autre est également mort la même nuit. Il était couché sur un grabat près de moi mais je le connaissais à peine. comme il ne bougeait plus le matin, je l’ai secoué et lorsque j’ai constaté qu’il était mort, j’ai pris son sac à pain. Dans ce sac j’ai trouvé la ration de pain de la veille au soir. Je l’ai immédiatement mangée puis j’ai remis le sac à sa place. ce fait m’a poursuivi pendant longtemps et me donnait mauvaise conscience bien que je savais qu’un mort ne pouvait plus rien manger. – À cette période, le contingent était décimé d’environ 25 pour cent. Encore 25 % étaient condamnés à mourir si rien ne changeait rapidement. Le vent du nord soufflait implacablement. La tem-pérature atteignait 20 degrés en-dessous de zéro.

Nous avons passé trois ou quatre jours dans ce camp. Sou-dain, un soir, nous devions nous préparer au départ. c’était à une heure inhabituelle et nous ne connaissions pas la raison de ce départ. Le comptage et le rassemblement avec les nombreux malades par ce froid horrible furent un véritable drame. c’est alors que nous avons remarqué que nos vêtements d’hiver étai-ent beaucoup trop fins. Le gel nous pénétrait jusqu’aux os et certains devaient être chassés de l’hébergement sous les coups des gardiens. – Il faisait déjà sombre lorsque cette colonne fantôme se mit lentement en marche à travers les faubourgs en direction de la ville. Nombreux étaient ceux qui ne pouvaient plus avancer à cause de leur faiblesse, du froid extrême et de

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la tempête. Ils tombèrent en bordure de la route, où ils étaient encore maltraités par les gardes pendant un certain temps. La neige atteignait un demi-mètre de haut et l’avancée consommait nos forces. Après une marche d’une heure ou deux, nous étions arrivés à la gare de la ville d’Engels où nous sommes montés à bord d’un train de passagers qui attendait.

Nous avons encore passé des heures en gare dans le train non chauffé. L’attente était due aux malades et aux prisonniers morts d’épuisement dans la tempête de neige qui devaient être rassemblés puis transportés par camions à la gare. – Au petit jour le train a démarré ; en une bonne heure nous étions à la gare principale de Saratov. À l’arrivée, les invalides devaient être portés. Les morts étaient saisis par les pieds et traînés sur le sol. – La gare était un bâtiment imposant et bien équipé. c’était la première fois que j’accédais à un bâtiment russe civil et j’étais très impressionné. On nous a emmenés dans une aile latérale du hall principal dans laquelle nous avons pu apprécier une bonne chaleur pour la première fois depuis bien longtemps.

ces procédures se déroulaient sous les yeux des personnes déjà présentes ou des passants civils. À présent nous refaisions connaissance avec le bon cœur de la population russe. Les vi-sages de nombreuses personnes exprimaient l’épouvante et l’horreur. J’ai vu des femmes faire le signe de croix. Quelques unes se sont approchées et nous ont lancé du pain ; en raison des bagarres naissantes, les gardes tentaient de les en empêcher. Mais du pain était toujours lancé ou remis en mains propres bien qu’il soit rationné pour la population à cette époque. cer-taines femmes ont offert jusqu’à une demi-miche de pain. Ainsi, ceux qui étaient encore en forme et qui avaient une place avan-tageuse ont pu au moins se rassasier.

Il a fallu encore des heures jusqu’à ce que les camions arri-vent pour nous emmener. Il devait être à peu près midi lorsque

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la colonne est sortie de l’annexe pour se traîner jusqu’à la place devant la gare en empruntant le grand escalier extérieur de l’entrée principale. c’était le même spectacle de désolation que le matin. Des malades étaient soutenus ou portés et les morts étaient traînés sur le sol. – La vague de pitié et la serviabilité manifestées surtout par les gens les plus âgés étaient de nou-veau touchantes. certains n’osaient pas s’approcher à cause des surveillants. Du pain fut jeté ; parfois une femme s’approchait des prisonniers et remettait au premier venu un morceau de pain dans la main avant de disparaître rapidement dans la foule. Officiellement cette aide n’était pas bien vue, surtout par les plus jeunes soldats qui étaient encore influencés par la guerre et sa propagande. – Sur la place devant la gare nous avons été répartis en groupes dans les camions et emme-nés dans un camp plus grand sur une légère hauteur près de Saratov. La voie de sortie de ville sur laquelle se trouvait le camp s’appelait « Bolschaja-Gornaja Uliza ». ce qui peut être traduit à peu près par « Grande rue de la Montagne ».

Aujourd’hui il nous semble incompréhensible que la plupart des gens emportait du pain avec eux dans la journée. Mais à l’époque le pain était l’aliment principal en Russie et, par con-séquent, il n’était pas disponible en grande quantité. Les gens avaient encore des tickets de rationnement et se procuraient leur pain là où il y en avait. Beaucoup étaient surpris que nous nous plaignions de la nourriture alors que nous avions droit à 600 grammes par jour, la même quantité que pour la populati-on civile. Mais la différence résidait dans le fait que les Russes recevaient leur ration chaque jour tandis que nous n’étions approvisionnés qu’irrégulièrement et parfois pas du tout et que nous n’avions aucune possibilité de nous plaindre. En outre, cette sorte de pain était inhabituelle pour nous et difficile à digérer. Pour les Russes, le pain faisait partie intégrante de leurs

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repas et était mangé avec la soupe, comme chez les français. Par contre les Allemands mangeaient leur pain de préférence au petit déjeuner ou au dîner. Nous avions aussi l’impression qu’une partie de notre ration disparaissait par des voies détour-nées car le pain était un article d’échange fort apprécié. Bien entendu, la célèbre Armée rouge avait aussi ses escrocs et ses trafiquants selon le vieil adage russe « La Russie est vaste et le tsar est loin ! »

Le camp principal de Saratov était un bunker souterrain qui était situé sur une petite hauteur de la ville. ce type d’hébergement était appelé « Semljanka » par les Russes, nom découlant du mot « Semlja » qui signifie « terre ». Le bunker mesurait environ 80 mètres de long et 25 mètres de large. De l’extérieur il était indécelable sauf par un petit monticule, le reste était sous terre. Le « Semljanka » abritait environ 500 personnes et il était équipé de grabats en bois sur trois étages. Les deux entrées se trouvaient à une extrémité du bunker et un poêle russe maçonné était placé au début des rangées de gra-bats. Les bâtiments communs se trouvaient à proximité, ils étaient également en partie sous la surface du sol également. L’avantage était que dans les salles intérieures, il régnait une certaine chaleur terrestre et que, par conséquent, la consom-mation de bois de chauffage était très faible. Les Russes avai-ent facilement pu survivre dans de tels bunkers souterrains pendant les hivers froids de la guerre. Ils possédaient aussi à ce sujet beaucoup plus d’expérience que l’armée allemande. – Pendant tout l’hiver un vent glacial venu des steppes de Sibérie a soufflé sur les hauteurs de la Volga. En conséquence nous nous sentions relativement à l’abri dans ce bunker.

En comparaison avec notre ancien camp d’Engels, ce nouveau camp de Saratov constituait une véritable amélioration. Il y avait une administration russe bien rôdée qui était assistée de

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quelques vieux prisonniers allemands. La cuisine était opéra-tionnelle, il n’y avait aucun retard dans la distribution de repas chauds et de pain. Il y avait un secouriste et une petite infirme-rie pour trois ou quatre hommes qui avaient besoin de soins stationnaires. Notre brigadier originaire de Mannheim est dé-cédé dans ce service dès les premiers jours (dès mon retour j’ai rendu visite à ses parents à Mannheim-Seckenheim). Nous n’avons pas attendu longtemps pour être affectés à un travail. Il y avait différentes colonnes sur des chantiers divers et sur des bâtiments, la plupart étaient occupées à des travaux de déblaiement. Nous sommes partis en ville à pied, en rangs par cinq comme d’habitude et surveillés par des gardes de tous les côtés. Le rythme était lent et traînant malgré les encourage-ments des gardes. – À la fin de la semaine nous avons été conduits à un sauna dans la ville où nous avons été simultané-ment débarrassés de nos poux. Les Russes appelaient ce genre d’établissement « Banja », certainement en s’inspirant du mot « Bad » (bain). La dénomination « sauna » était aussi usuelle mais pas dans le sens que nous lui connaissons aujourd’hui, ni en ce qui concerne l’installation ni du point de vue de l’installation, ni de celui de la taille de l’établissement. cet établissement de bains était aussi fréquenté par la population russe civile en alternance : un jour pour les hommes, un jour pour les femmes.

Un groupe d’environ 20 hommes s’est rendu dans le vestiaire. Nous nous y sommes déshabillés en nouant nos fringues en ballot ; ces ballots étaient réceptionnés par un assistant de la chambre d’épouillage, munis de crochets en fer et accrochés dans la chambre sur des barres. Puis la porte de la chambre fut fermée et nous pouvions alors accéder à la salle de bains pro-prement dite. Il y avait des cuves remplies d’eau chaude et froide, du savon et des brosses grossières avec lesquelles on

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pouvait se frotter. La salle était chaude et remplie de vapeur, il y avait aussi des robinets pour l’eau chaude et l’eau froide. Nous ne pouvions pas nous sécher, il n’y avait pas de serviettes. Après une demi-heure environ, retour au vestiaire. Les vête-ments munis du crochet en arrivant de la chambre d’épouillage étaient jetés et chacun devait s’efforcer de repêcher son propre ballot de vêtements dans ce tas. En règle générale, il se produ-isait une bousculade qui finissait en bagarre surtout que les crochets en fer encore brûlants pouvaient facilement provoquer des blessures. Les poux posaient un problème. ceux qui se trouvaient sur le bord extérieur du ballot étaient tués par la chaleur. Mais la plupart survivaient à l’intérieur. Surtout, les œufs appelés « lentes » ressortaient intacts de la chambre. ce-pendant tant que nous pouvions aller chaque semaine au bain, ce fléau pouvait être limité. Lorsque nous étions en mission à l’extérieur ou lorsque le bain était inutilisable pour l’une ou l’autre raison, ces sales bestioles se reproduisaient et nous ren-daient la vie encore plus difficile qu’elle ne l’était déjà.

Nous étions désormais à la mi-décembre 1945. Dans notre « Semljanka », non loin de moi, mais affecté à une autre bri-gade dans la journée, se trouvait le Palatin Specker, déjà évo-qué. À son retour du travail il lui restait toujours quelque cho-se à grignoter dans son sac à pain. comme la surveillance n’était pas très stricte sur son chantier, il allait mendier dans les maisons des environs. Selon l’ancienne tradition de l’armée, il appelait cette action « organiser ». Ses expériences constitu-aient un véritable conseil confidentiel. Sauf à moi, il n’avait encore rien raconté à quiconque bien qu’il ait déjà attiré l’attention par ses nombreuses absences. On murmurait, sup-posait, savait – mais personne n’osait le copier – le risque sem-blait trop grand à tous. comme il partageait de temps en temps un peu de pain lorsqu’il en avait suffisamment, il était accepté

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dans la brigade. Le froid et le vent s’accentuaient de jour en jour. Tout était

devenu dur comme la pierre. Mais la faim restait le problème principal malgré le ravitaillement régulier en pain et en soupe claire. Voici ce que contenait cette soupe en plus ou moins grande quantité : de l’orge, des patates, du sarrasin, du millet, des concombres, des tomates vertes, des carottes, du chou ; et parfois, le dimanche, elle contenait du poisson. Mais l’ingrédient principal était toujours « l’eau ». – Un jour, le magasin d’habillement distribua des bottes en feutrine. c’était une spé-cialité russe que nous avons accueillie comme une aide pré-cieuse. ces bottes en feutrine étaient pressées dans une forme et pouvaient être enfilées directement sur les pieds jusqu’aux genoux. Lorsque le temps était sec, elles tenaient les pieds bien au chaud. Peu à peu nous pouvions aussi échanger nos man-teaux trop légers contre de plus épais ; certains, bien qu’usés, étaient en poils d’agneau. Les bottes en feutrine s’appelaient « Walinki » en russe.

Ma brigade et quelques autres ont été chargées de travaux de remblaiement sur un chantier de construction. Après nous avoir confiés au civil natschalnik, les gardiens disparaissaient nor-malement dans un endroit chauffé. Le travail n’était pas trop pénible et, si possible, nous épargnions nos forces tout en es-sayant de nous réchauffer près d’un feu. Nous étions dans un faubourg de Saratov ; les maisons étaient en bois, dans le sty-le typiquement russe et la plupart avaient un étage et un petit jardin devant. L’entrée de la maison était protégée du vent par un tambour qu’il fallait passer avant d’arriver à la porte d’entrée proprement dite. – La faim était impérieuse et l’occasion idéa-le – je pensais à la méthode du Palatin – et je me suis glissé en dehors du chantier à travers la palissade. J’ai bifurqué deux fois et je me suis retrouvé devant la première maison. Pendant

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les premières secondes, je devais choisir entre la faim et la peur ; comme de bien entendu, la décision fut prise au profit de la faim. Je ne savais pas ce qui m’attendait. – Je suis passé par le tambour et j’ai frappé à la porte. Mon cœur commençait à co-gner. Après quelques minutes angoissantes, la porte s’est ent-rouverte et une femme âgée a jeté un coup d’œil. Je n’ai rien dit d’autre que « Chlebb » ce qui signifie « pain ». La femme disparut sans dire un mot et revint peu de temps après avec un morceau de pain. Je lui ai dit « Spasibo » ce qui signifie « mer-ci » et j’ai disparu au coin. À mon étonnement tout s’était parfaitement et rapidement passé de sorte que j’ai réitéré mon action dans la prochaine maison ; avec le même succès. J’ai rangé le pain dans mon sac et je suis retourné sur le chantier par le même chemin. On n’y avait vu que du feu. J’aurai tout aussi bien pu aller aux toilettes à cette heure là.

Il est impossible de décrire ce que j’ai ensuite ressenti. Aucun remord, pas de honte, ma fierté n’était pas blessée ; c’était la certitude d’avoir trouvé une issue au risque menaçant de mou-rir de faim. Par pur égoïsme et par instinct de survie, je n’en ai parlé à personne, sauf au Palatin. Instinctivement je sentais que j’avais trouvé une clé pour survivre dans cet environnement menaçant et dangereux et pour le combat existentiel de plus en plus rude qui m’attendait. – Au cours des jours suivants j’ai réussi avec la même procédure à améliorer sensiblement mon ravitaillement. - Maintenant je commençais à améliorer mon mode opératoire en m’appropriant un vocabulaire plus adéquat pour remplir mes objectifs. Je demandais au traducteur de m’apprendre à dire : s’il-vous-plaît – merci – merci beaucoup – j’ai faim – manger – bonjour – au-revoir – prisonnier de guerre – monsieur - madame – camarade et plus encore.

Alors que les premières lueurs d’espoir apparaissaient à Sa-ratov, un nouveau malheur se profilait déjà. Vers le 20 décem-

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bre l’ordre de se préparer à un nouveau transfert fut donné soudainement un soir. Environ la moitié des hommes du bunker étaient sur les listes ; ces hommes étaient destinés à un nouvelle mission. Malheureusement j’en faisais partie. – Le lendemain matin tout s’est rapidement passé : sortie, mise en rangs, comp-tage et en route pour la gare. Là attendait un train avec ses wagons de marchandises. Entre 40 et 50 hommes dans chaque wagon - distribution de nourriture – et en route pour une des-tination inconnue.

ce que nous appelions nourriture était nommé « Produkty » par les Russes. Nous devions d’abord nous habituer à cette expression. ce terme englobait du pain sec, de l’orge, du mil-let ou un concentré lyophilisé. Une certaine quantité, conservée dans un petit sac ou un chiffon en lin, était distribuée chaque jour. On pouvait faire cuire ces ingrédients dans de l’eau. Lors des transports, c’était complètement normal pour les soldats russes ; par contre, pour nous c’était nouveau et inhabituel. Nous pouvions évaluer approximativement la durée du voyage à la quantité distribuée. Nous avions compté quatre à cinq jours de voyage en train mais, comme toujours, nous ignorions com-plètement la destination et l’objectif. Les rumeurs les plus fol-les couraient et les spéculations allaient bon train. A la diffé-rence des transports précédents, le train a démarré très rapide-ment. En s’orientant sur la position du soleil, nous pouvions en déduire que nous nous dirigions vers le nord.

Un poêle en tôle, dont le tuyau conduisait la fumée à l’extérieur par le toit, était installé au milieu du wagon. Il n’était pas possible d’ouvrir la porte coulissante du côté droit du train. Sur le côté, un entonnoir en bois aboutissant à l’air libre servait de latrines. Avant le départ, nous avons eu droit à un peu de bois et à un seau de charbon. Les différents wagons étaient tellement bondés que nous ne pouvions nous approcher du

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poêle qu’à tour de rôle. Peu après le départ, quelques-uns d’entre nous firent du feu dans le poêle afin de faire cuire la soupe dans une casserole. Un grand pot contenant de l’eau potable faisait aussi partie de l’équipement. Il faisait un froid de canard dans le wagon ; il était difficile de maintenir le petit poêle en marche qui était insuffisant pour chauffer cet espace. Il y avait aussi quelques malades parmi nous. On avait l’impression que la direction du camp de Saratov profitait de l’occasion de ce transport pour se débarrasser de quelques tra-vailleurs affaiblis. Parmi les maladies graves, une diarrhée qui s’apparentait à la dysenterie constituait le plus grand fléau. En peu de temps, tout était extrêmement sale autour de l’entonnoir servant de toilette et l’odeur était épouvantable. Les malades et les plus faibles étaient poussés en direction de l’entonnoir et, pour accéder à ce dernier, il fallait enjamber les personnes allongées sur le sol.

L’un d’entre-nous avait calculé que nous étions le 24 décem-bre, donc le soir de Noël. En règle générale, nous avions perdu la notion du temps et de la date. Pour les Russes, Noël ne re-vêtait pas la même signification que pour nous ; ce jour n’était pas férié. L’ambiance fut infecte toute la journée, surtout qu’un homme vivait ses derniers instants tout près de l’entonnoir. Je peux seulement me rappeler qu’il s’agissait d’un Berlinois. Il ne faisait pas partie de mon cercle d’amis. – Vers midi nous avons fait un arrêt dans une petite localité. La neige atteignait presqu’un mètre de haut. Nous eûmes le droit de descendre afin de nous laver dans la neige et de nous dégourdir les jambes. Les gardiens n’étaient pas particulièrement attentifs, occupés surtout par leur propre personne. Ayant aperçu des maisons de bois non loin du remblai, j’ai enjambé le talus afin d’essayer de me procurer du pain. Alors que je grimpais sur ce talus re-couvert de neige, mes muscles commencèrent à me lâcher.

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c’était un léger malaise provoqué par l’effort soudain. J’étais profondément choqué car je sentais pour la première fois que mes réserves étaient attaquées par la fatigue et par la faim. Tant bien que mal, j’ai réussi à passer le talus et j’ai pu me procurer sans difficulté du pain et des biscuits dans les maisons. Il me fallait faire vite, ignorant le moment du départ du train. Mon malaise m’a encore occupé l’esprit un certain temps. c’était la première fois que j’envisageais la possibilité de ne pas survi-vre à la captivité et cette pensée s’accompagnait d’un certain découragement, malgré la possibilité, récemment découverte, de me procurer du pain qui aurait dû me rendre optimiste. Pour la première fois j’ai pensé à ma mort possible ; surtout que le Berlinois est décédé le soir du 24 décembre et qu’il a été dé-barqué du wagon dans cette gare. c’était une mort pitoyable, inhumaine, sans aucune pitié ni compassion, qui pourtant nous touchait peu.

Je commençais à surveiller mes fonctions physiques et à mé-nager mes forces. J’ai considéré ce malaise comme un premier avertissement sérieux et comme le signe de l’épuisement de mes réserves. – Au départ du train, j’ai sorti mon pain du sac et commencé à le manger en cachette. Mon voisin le remarqua et essaya de m’en mendier un morceau. Bien sûr, je ne lui en ai pas donné une seule miette. c’était un adjudant de l’armée ; il n’avait sans doute jamais pensé qu’un jour il mendierait un petit morceau de pain auprès d’un camarade. – Alors qu’il fai-sait nuit et que le poêle était allumé, certains furent pris de sentimentalisme et tentèrent d’entonner des chants de Noël. Mais cette tentative resta vaine. La plupart étaient apathiques sur leurs grabats, d’autres essayaient de faire chauffer leur sou-pe sur le feu malingre.

Nous sommes arrivés dans une petite gare au milieu de la forêt peu de temps avant la fin de l’année. Quelques fermes en

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bois typiques, certaines décorées de sculptures que je ne m’attendais pas à trouver en Russie entouraient la gare. – Tou-te une délégation de soldats, d’officiers et de civils nous atten-dait à laquelle nous avons été confiés par nos accompagnateurs. Après le débarquement nous nous sommes rendus dans une « Semljanka » située non loin de la gare. chacun se choisissait une place puis nous sommes sortis à l’air libre pour l’appel et le décompte. Un officier a tenu un discours en nous avertissant que nous serions désormais sous son commandement en tant que bûcherons – le séjour dans la « Semljanka » servirait au repos et aux soins corporels – nous serions bien traités et bien soignés sous son commandement - à condition de remplir not-re quota de travail et de respecter une discipline extrêmement stricte. Il nous donna ensuite l’ordre de nous laver et soigner du mieux possible au point d’eau extérieur ou dans la neige. La surveillance serait décontractée, nous pouvions nous mou-voir dans les limites autorisées, cependant la possibilité d’évasion serait nulle dans cet endroit et aurait signifié une mort certaine.

J’avais profité du chaos du débarquement pour frapper à la porte de quelques maisons. Résultat : un morceau de pain, en-viron six pommes de terre et un morceau de pirogge. c’était la première fois que je recevais cette spécialité russe. Il s’agissait d’une purée de pommes de terre cuite dans une pâte à pain claire. De la viande composait la farce dans les périodes fastes. J’ai aussitôt avalé le pain et le pirogge et j’ai fait disparaître les pommes de terre dans mon sac. Le soir, alors que la plupart dormaient ou sommeillaient sur leurs grabats, j’ai fait rôtir mes pommes de terre dans la braise d’un poêle en marche à l’entrée du bunker. À la gare, nous avons aussi rencontré quelques juifs polonais qui avaient travaillé dans cette forêt avant nous et que nous allions remplacer. Ils avaient été réquisitionnés ici pendant

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la guerre et leur statut était : à moitié libre – à moitié prisonni-ers. Ils provenaient des régions orientales de la Pologne et avaient été déportés par les Russes lors de l’occupation de la Pologne en septembre 1939. comme ils parlaient yiddish, nous pouvions facilement nous entretenir. Aujourd’hui encore, je peux me rappeler très exactement d’une prédiction : « si vous entrez dans cette forêt dans ce mauvais état de santé, vous n’en ressortirez pas vivants ». ce n’était pas très encourageant.

La « Semljanka » avait aussi recueilli des gens en provenance d’autres camps. Bien entendu, je me suis renseigné sur la pré-sence éventuelle d’hommes de ma région et j’ai retrouvé une vieille connaissance de Baden-Baden. C’était le fils aîné de notre ancien concierge de l’école de Weststadt qui s’appelait Eduard Reuter, son sobriquet était « Waggele » ou « Reuter-Waggele ». Il jouait autrefois dans le club de foot et s’était fait une réputation de joueur doué.

Il avait déménagé à Bruchsal après son mariage et comme sa femme avait accouché de triplés, ce qui était rare à l’époque, il jouissait d’une certaine célébrité. Son plus jeune frère, Kurt Reuter, avait été dans ma classe. – Lorsque j’ai rencontré Edu-ard, il était malade et à bout de forces. Il ne pouvait plus quit-ter le bunker. Il échangeait sa ration de pain contre du tabac, ses doigts fins étaient jaunis par la cigarette. Nous avons échan-gé des vieux souvenirs, ce qui nous rendait très heureux. Il m’a chargé de donner des nouvelles à tous ceux qu’il connaiss-ait et de les saluer si jamais je retournais à la maison. Lui-même n’avait plus aucun espoir. – Quelques semaines plus tard, peu après notre rencontre, alors que nous travaillions déjà dans la forêt, la nouvelle de sa mort m’est parvenue.

L’officier qui avait tenu le discours d’arrivée était le com-mandant de la troupe des bûcherons. Il arborait une attitude militaire ancien style pour nous impressionner ; mais dans le

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fond je le considérais comme un brave homme. Lorsque nous avons été appelés le lendemain pour le comptage, il a passé l’équipe en revue afin de contrôler si ses ordres en matière d’hygiène et de propreté avaient été suivis. Arrivé à moi, il s’est arrêté et fit demander par l’interprète pourquoi je ne m’étais pas lavé (le soir précédent j’avais la tête dans le poêle et fouil-lé dans les cendres pour cuire mes pommes de terre). Il est devenu furieux lorsque j’ai répondu « je me suis lavé » - il me fit demander quelle était ma profession. Je répondis à l’interprète : « commerçant ». L’interprète a traduit en russe par « Kupjezz », ce qui signifie approximativement : « mar-chand itinérant ». Cela ne lui disait rien, il réfléchit pendant un moment et me fit dire : « sous mon commandement tu vas de-venir un véritable commerçant ». – Les camarades ricanèrent. La situation était paradoxale et elle est restée gravée dans mon souvenir jusqu’à ce jour en raison de son caractère comique. Je n’ai jamais su ce que le commandant entendait par « vérita-ble commerçant » et ce qu’il souhaitait en faire dans une forêt pour l’abattage de bois.

Nous avons été divisés en groupes de différents effectifs lors de l’appel du lendemain matin. chaque groupe était sous les ordres d’un natschalnik civil et, selon l’importance de l’effectif, soumis à un garde militaire. Mon groupe comprenait environ 40 hommes et deux gardiens. Notre natschalnik (responsable ou chef) était l’un des juifs polonais et s’appelait « Pintschuk ». Nous avons encore reçu une portion de pain puis nous sommes partis à pied à travers la forêt jusqu’à la station qui nous était attribuée. Le sol était recouvert d’une jolie neige poudreuse. L’air était froid et clair, tout semblait briller dans une lumière éblouissante. Les couleurs scintillaient comme dans un tableau fraîchement peint. Si la faim et l’incertitude n’avaient pas été présentes, nous aurions joui d’un spectacle naturel grandiose.

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Les nombreux bouleaux, avec leurs troncs blancs couverts de taches grises, m’ont particulièrement impressionné.

Nous sommes arrivés à notre hébergement après quatre heu-res de marche. c’était une grande maison russe en bois dont le quart était occupé par un garde-forestier et sa famille. Les trois-quarts restants étaient installés en camp pour les bûcherons. ce camp comprenait essentiellement une grande salle équipée de grabats en bois. Au milieu, un poêle maçonné comme dans toutes les fermes russes, se révélait idéal pour le climat qui régnait dans la région tout en étant extrêmement pratique et économique. À proximité, on trouvait une autre salle compor-tant une cuisine et une réserve. cette salle communiquait avec la salle principale par un guichet. Les places furent rapidement distribuées et occupées. Nous n’avions aucun bagage à ranger. Le poêle fut aussitôt allumé. – Un homme s’est vu attribuer le service interne. En plus de sa fonction d’assistant-secouriste, les tâches de cuisinier et de coiffeur lui ont été confiées. Au besoin, un aide, le plus souvent un malade en incapacité de travailler, lui était adjoint.

Le natschalnik habitait une petite cabane en rondins à environ 100 mètres de notre hébergement. Les deux gardiens étaient logés à proximité chez le garde-forestier. – Après toute la fa-tigue accumulée, nous avons enfin eu droit à quelques jours de repos. Nous avons coupé du bois pour le feu et réparé les outils qui nous avaient été distribués pour le travail dans la forêt.

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Dans la forêt des environs de Penza – Janvier à mai 1946

Entre-temps, certains camarades étaient devenus des amis. Nous étions ensemble dans le même groupe dans la forêt. Voici ces amis : Egon D., jardinier professionnel de Bad Neuenahr, avait fait partie des Waffen-SS et, même en captivité, détestait les Russes du plus profond de lui-même. À mon retour, je lui ai rendu visite une fois dans sa ville. Il était employé dans le service de jardinerie municipal. Même après son retour, il n’était pas satisfait de la situation en Allemagne et m’a confié qu’il souhaitait s’expatrier. Nous avons ensuite perdu le contact. Le second ami était Gerhard Hecker, étudiant de Munich qui, en dépit de ses études, était déjà marié et se faisait du souci pour son épouse. Il a été tué la même année par un gardien alors qu’il volait des pommes de terre. Un autre jeune prisonnier est aussi resté dans mon souvenir. Il s’appelait Weber, je ne me rappelle plus son prénom. Son optimisme communicatif et sa force physique étaient absolument étonnants chez un jeune homme de 18 ans et dans notre situation. Je reparlerais de lui par la suite. J’ai oublié les noms des autres camarades, seuls leurs personnages sont restés vivants dans ma mémoire.

Nous sommes partis avec Pintschuk dans la forêt après la période de repos. Nous marchions au pas de l’oie sur une pis-te en terre battue à travers la neige. Pintschuk connaissait très bien l’endroit, il avait travaillé comme bûcheron pendant des années avec l’équipe polonaise, puis s’était engagé volontaire-ment comme contremaître. chacun portait un outil ; soit une hache, soit une scie. Nous étions aussi équipés de pelles pour la neige, de clavettes et autres petits outils. Nous avions reçu chacun 200 grammes de pain qui représentaient le tiers de la

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ration quotidienne. Après une heure environ, nous avions atteint notre lieu de travail, un bois de pins. chacun a pu alors se choisir un partenaire de travail selon ses affinités. Je me mis avec Egon D. car nous nous connaissions et étions à peu près de la même force. Pintschuk nous a alors expliqué le pensum à remplir chaque jour et la technique de travail indispensable. Un groupe de deux hommes devait abattre quatre grands pins, couper dans le tronc des morceaux de quatre mètres de long puis scier la cime en partant du début des branches puis la tirer sur le côté. Il répartit les arbres entre les équipes puis nous dit : « Tschitirj Stukk - i domoj » - ce qui signifiait que lorsque nous en aurions terminé avec nos quatre arbres, nous pourrions rent-rer. Il fit ensuite un feu avec les gardiens et commença à faire cuire les pommes de terre.

Les pins poussaient dans une partie légèrement surélevée et sèche de la forêt. On avait l’impression que les Russes exer-çaient un genre d’exploitation forestière simplifiée ici, mais bien entendu en raison de l’immense peuplement forestier de manière moins intensive que dans nos forêts. Les secteurs pla-cés plus bas étaient humides et marécageux et n’étaient acces-sibles qu’en cas de gel important. Il y avait encore des forêts vierges peuplées d’autres espèces d’arbres que nous devions essarter (peupliers, frênes, saules, aulnes). Le bois était mis en tas de 1,5 mètre de large et de 4 mètres de long environ. La prestation était jugée au nombre de tas que chaque brigade coupait chaque jour. Il en résultait un immense terrain dégagé et simplement couvert d’innombrables tas de bois. À la fin de la journée, Pintschuk comptait les tas et les inscrivait dans son livre d’inventaire. Nous pouvions le berner lorsqu’il était absent en plaçant l’un ou l’autre tas à l’avant. Évidemment, ce n’était pas très loyal car il était le seul natschalnik qui de donnait la peine de nous procurer un ravitaillement supplémentaire – des

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concentrés lyophilisés, provenant d’anciens stocks de l’armée. -- Le bois coupé dans les troncs de pins était utilisé pour étay-er les puits des mines de charbon, le bois issu du déboisement servait surtout au chauffage.

Le travail était extrêmement pénible, les températures atteig-naient en janvier 15 à 20 degrés en-dessous de zéro, sous un ciel dégagé. Il était impossible de ne pas bouger par ce froid, nous étions pratiquement obligés de travailler. - Au début nous devions dégager la neige autour de l’arbre afin de pouvoir le scier au plus près du sol. Après l’avoir scié, l’arbre était entail-lé à la hache afin qu’il puisse tomber dans la direction prévue. Si l’arbre se bloquait ou s’il tombait dans une autre direction, il fallait user de toutes ses forces afin de remplir les normes. Dans le courant de la semaine nous avions déjà les premiers malades à bout de forces. À la fin du mois de janvier, la cime d’un immense pin est tombé sur deux travailleurs. Un camara-de d’un certain âge est mort sur le coup. Nous avons construit une civière en branches pour le blessé et nous l’avons porté avec tout le mal du monde à travers la neige profonde jusqu’à notre hébergement. Alors que je me réchauffais auprès du poêle, deux doigts de ma main droite ont soudain commencé à me faire horriblement souffrir et à prendre une couleur noire. En effet, à cet endroit, mon gant était percé et je n’avais pas re-marqué que mes deux bouts de doigts avaient gelé pendant que nous portions la civière. L’infirmier m’a fait un pansement rudimentaire et a enduit mes doigts d’une pommade. Mais je ne fus pas porté malade. Il m’a fallu attendre le mois de mai pour voir les blessures guérir. J’en porte encore aujourd’hui les cicatrices. – Je remarquais que peu à peu mes forces m’abandonnaient. c’était la cause de disputes de plus en plus fréquentes avec Egon D. Il était en meilleure forme et se faisait du souci pour la norme à remplir car je ne pouvais plus correc-

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tement fournir ma part de travail. Vers la mi-février, je n’en pouvais vraiment plus. Le natschalnik m’a renvoyé à l’hébergement. Je me suis traîné avec beaucoup de mal à travers la piste enneigée et, alors que j’atteignais la cabane, je me suis trouvé mal dans l’entrée. Je me suis assis sur le seuil de la porte et j’avais l’impression que désormais tout était fini pour moi !

Durant cette période, Egon essayait de me convaincre d’échanger mes lunettes auprès du garde-forestier contre deux seaux (en russe – vetro) de pommes de terre. Le garde-forestier aurait sans doute échangé les lunettes contre un bien de valeur plus importante au kolkhoze voisin. À l’époque, les lunettes étaient un article rare et exceptionnel dans la population des villages d’Union soviétique. Elles étaient considérées comme un symbole de statut plutôt que comme correcteur de la vue. Le garde-forestier les aurait peut-être chaussées lors d’événements festifs ou de réunions de famille, bien qu’il n’était pas myope, pour se faire valoir. Je reviendrais sur le chapitre « lunettes » dans la partie « Kuybyshev » dans un autre contexte. --- Egon D. possédait aussi un don de voyance, il était capable de prévoir qui mourrait dans les 14 prochains jours. Il reconnaissait la disparition de l’envie de survivre à la perte de brillance des yeux et à leur aspect trouble. Il est cer-tain que ceci n’était pas un don surnaturel mais une aptitude acquise par la force de l’expérience au cours de la guerre. Lorsqu’il m’a confié que je me trouvais dans ce stade initial, il m’a causé une frayeur salutaire.

Dans les semaines qui suivirent le natschalnik ne m’a chargé que des travaux plus faciles. J’étais devenu pour lui un genre d’aide-comptable en inscrivant et en comptant les quantités de bois coupé, d’abord dans des listes puis dans des livres. J’avais l’impression qu’il ne savait pas vraiment compter. Il devait

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aussi remplir une norme prescrite par ses supérieurs hiérar-chiques, c’est-à-dire : une certaine quantité de bois devait être abattue par son groupe pendant une période donnée. À cette occasion, je me suis forgé mon opinion personnelle concernant le système normalisé et l’économie planifiée russe avec toutes leurs faiblesses et tous leurs problèmes. Je n’avais plus de sou-ci avec le déplacement illégal des tas de bois car le déboise-ment était alors terminé. Pintschuk était un homme bon et, du fond de son cœur, il avait pitié de nous. – Lorsque le vent était très violent ou en cas de tempête, le bois ne pouvait pas être coupé car l’oscillation des arbres bloquait les scies dans le bois. Alors Pintschuk nous annonçait lors de l’appel matinal : «alles Menschen Asten brennen », ceci était du yiddish et signifiait : « toute l’équipe part dans la forêt afin de brûler les branches coupées ». Les cimes des arbres et les branches coupées ne pouvaient pas être utilisées en raison de l’éloignement des vil-les. Elles étaient brûlées sur place afin que la forêt soit dégagée au printemps pour la repousse. Brûler n’était pas aussi diffici-le que scier et abattre et, par conséquent, c’était une tâche al-ternative très appréciée. La nuit nous nous réjouissions lorsque le vent se levait, en effet nous espérions entendre le lendemain « Asten brennen ». Parfois, les cimes et les grosses branches faisaient monter les flammes jusqu’à la crête des arbres voisins. Grâce à l’épaisseur de la neige, il n’y avait aucun risque d’incendie de forêt. Il était agréable de se réchauffer près du feu et des braises, le rythme de travail était raisonnable, il n’était pas possible de fixer des normes. Seuls les poux deve-naient désagréables. Ils s’activaient dans la chaleur des vête-ments et commençaient à crapahuter sur la peau.

Nous étions vers la fin du mois de février. La température affichait de 20 à 25 degrés en-dessous de zéro. Un vent léger soufflait mais suffisamment fort pour nous empêcher de scier.

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Donc, nous devions de nouveau brûler des branches. Les bri-gades étaient occupées à tirer les cimes vers le feu. Les gardiens russes et le natschalnik étaient assis directement près du feu. Soudain, nous avons entendu un horrible rugissement et une colonne grise s’est élevée au-dessus de la braise en emportant de la cendre et des morceaux de bois en feu puis cette colonne a commencé à s’éloigner du bûcher en dansant. comme je me trouvais à seulement 30 m. environ à lutter avec une branche de pin, j’ai pu exactement observer l’incident. J’ai vu le gardien et Pintschuk ainsi que quelques autres courir comme des fous dans la forêt et se jeter dans la neige, derrière des arbres. c’est ce que je fis moi-même ainsi que quelques camarades. La co-lonne continuait à rugir et elle commença à faire tourbillonner la neige en forme de spirale, entre les arbres et au-dessus de ceux-ci. Chacun regardait fixement ce spectacle de la nature, paralysé par la peur, en espérant ne pas être touché. Après un certain temps, le hurlement se fit plus faible, la puissance de rotation diminua jusqu’à s’arrêter complètement après 5 minu-tes. Le cauchemar nous avait épargnés. Puis tous les hommes sortirent de leurs abris et se rassemblèrent là où l’énorme feu brûlait auparavant. Il n’y avait plus qu’un foyer noirci sur le sol. Nous avons de nouveau allumé un petit feu pour nous ré-chauffer et, avec l’accord du natschalnik, nous n’avons plus bougé le petit doigt de la journée. --- c’était une petite tornade qui avait été créée par la chaleur du feu dans l’air glacial, for-mant un courant ascendant qui aspirait toujours plus d’air vers le haut.

Le ravitaillement devait être livré une fois par semaine. Mal-

heureusement il y avait souvent des retards pour différentes raisons ; il pouvait se produire que nous soyons sans ravitail-lement pendant deux ou trois jours. Notre cuisinier gardait une

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réserve pour de tels cas et nous pouvions aussi échanger la portion de poisson de notre ration contre des pommes de terre auprès du garde-forestier ; c’était le seul moyen de pallier la carence de certains jours. Lorsque le ravitaillement arrivait, nous faisions alors une grande fête. Dans un premier accès de voracité, nous mangions immédiatement une ration journalière de pain et toute la part de sucre. De nouvelles forces investiss-aient notre organisme affamé et, pour une brève durée, nous ressentions de l’euphorie ainsi que de l’espoir et de l’optimisme. Parfois nous chantions et dans notre cabane chauffée un senti-ment de camaraderie que nous pensions avoir perdu depuis longtemps nous envahissait.

Désormais j’étais souvent en compagnie d’un vieux camara-de qui avait un fort penchant religieux. Il était surnommé pour cette raison le « curé du régiment ». Lorsque nous étions assis près du feu dans la forêt, il me professait les enseignements de la bible et exposait des considérations religieuses et philoso-phiques. La faiblesse physique et le sentiment de me rapprocher de la mort, m’ont permis d’acquérir une autre vision sur ces choses. Je ne m’entendais plus avec Egon D ; il était toujours aussi fort et courait après sa norme de travail. Lorsqu’il avait faim il se transformait en bête féroce. Je m’asseyais souvent avec le « curé » près du feu dans la forêt lorsque le natschalnik et le gardien n’étaient pas à proximité. Et ainsi passa le mois de mars, début avril le dégel s’amorça dans la forêt. Des mo-rilles commençaient à pousser aux endroits déneigés et dans d’autres lieux les jeunes orties sortaient leurs pousses. – Nous nous sommes donc mis à faire cuire les orties en permanence. Deux hommes s’associaient toujours, l’un collectait les plantes et l’autre s’occupait de la cuisson. c’était incroyable la quan-tité d’orties qui était nécessaire pour remplir une casserole d’épinards. Un peu de sel et, de temps en temps, une morille

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constituaient les seuls condiments. Nous faisions aussi des en-coches dans les jeunes bouleaux et suspendions nos casseroles sous l’entaille. En peu de temps elles étaient remplies d’un jus légèrement sucré qui recelait des pouvoirs miraculeux. Souvent, sous la neige fondue, nous trouvions des airelles qui avaient survécu à l’hiver sous une forme congelée.

Entre-temps, j’avais réussi à nous situer. Nous étions dans une vaste région de forêts de l’embranchement de la Volga, dans le triangle Sysran - Penza - Saransk. c’était un territoire légèrement vallonné à environ 250 km au sud-ouest de Kazan et à environ 450 km au sud-est de Moscou.

Au début du mois de mai, la neige était en grande partie fondue et la forêt commençait à se teinter de vert clair. Le travail en forêt a été suspendu, la sève montante rendait l’emploi de la scie impossible. Nous devions tous rester dans nos héber-gements, une commission s’était annoncée. Le natschalnik, le garde-forestier et les deux gardiens étaient lentement envahis de crainte. Il fallait que tout soit nettoyé et en ordre. D’un seul coup la nourriture s’est améliorée, nous ignorions quelle en était la raison. – J’ai appris plus tard que la commission médi-cale avait été mandatée à cause des nombreux morts dans les autres stations forestières. En ce qui nous concerne, nous n’avions qu’un mort et un blessé grave par accident à déplorer ; cependant nous avions de nombreux malades en incapacité de travailler. Le cas le plus grave était un vieux camarade dont le haut du corps était couvert d’abcès ouverts. Il ne pouvait plus mettre de chemise et à peine se coucher. L’infirmier se contentait uniquement de nettoyer les plaies et de les enduire d’une pommade douteuse. – Pendant notre séjour dans la forêt, il y eut souvent des commissions de contrôles annoncées mais jamais apparues. Par conséquent, nous étions sceptiques. Mais cette fois-ci la commission est réellement venue. Il s’agissait

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d’une femme médecin avec une équipe d’assistants dont le niveau n’était pas reconnaissable. L’état de santé de notre grou-pe a fait l’objet d’examens et 10 hommes environ ont été dé-clarés en incapacité de travail. Dieu merci, j’en faisais partie, ce qui m’a sauvé la vie. comme le juif polonais me l’avait prédit, dans la forêt je serais mort. Il était grand temps. Egon D. et Hecker, qui plus tard a été passé par les armes comme je l’ai déjà évoqué, sont restés. Nous avons encore passé quelques jours sans travailler puis un gardien nous a conduits au train et nous sommes partis vers le prochain chef-lieu à proximité de Penza.

Il y a encore une histoire bizarre à raconter sur notre cabane de bûcherons. Elle semble si irréelle que je ne peux m’empêcher de la relater. – Malgré le grand nombre de personnes, nous n’avions ni cabinet, ni latrines, ni feuillées. Les besoins naturels étaient satisfaits à l’air libre, à environ 50 mètres de la cabane. Nous, les prisonniers, avions notre propre endroit, le garde-forestier et sa famille ainsi que les gardiens qui vivaient chez eux se rendaient dans le potager près de la maison. comme le gel avait été intense tout l’hiver, le tas d’excréments toujours croissant gelait comme un glacier. Plus tard, nous pouvions nous tenir debout sur ce tas sans souiller nos chaussures. Étant donné le froid très vif et le vent incisif, il fallait de toute ma-nière faire vite, ce qui était surtout désagréable pour ceux qui souffraient de diarrhées et qui devaient sortir la nuit. ce genre de glacier a commencé à fondre lentement au printemps. Des orties, de l’oseille et d’autres plantes appréciant les milieux azotés commencèrent à pousser. Le tout a pourri rapidement, sans cependant dégager trop de puanteur. Le garde-forestier avait aussi apporté sa contribution au jardin. Il a certainement récolté les plus grosses pommes de terre plus tard. Lors de la

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saison chaude, chacun se rendait de nouveau dans la forêt pour satisfaire ses besoins naturels, ainsi tout était mieux réparti. Egon D., que les Russes n’aimaient pas par conviction, utilisait souvent la formule : « Russkij - nix Kultura ».

Je me rappelle encore de quelques détails intéressants con-cernant la mission dans la forêt. Nous disposions d’un sauna à proximité de la cabane destiné à nos soins corporels. En raison du gel permanent jusqu’à la mi-avril, nous n’avions pas d’eau pour la toilette. Le cuisinier puisait son eau dans un trou ob-strué par le gel qu’il devait chaque jour dégager à la hache. Le sauna était constitué d’une petite cabane, tout à fait dans le style finlandais. Il était préalablement chauffé, l’eau du trou était versée dans un tonneau, de grosses pierres rondes étaient chauffées puis l’eau y était déversée avec une louche, de sorte que toute la pièce était remplie d’une vapeur épaisse. Il n’était pas possible de procéder à un épouillage dans ces conditions. Par conséquent, l’invasion des poux a pris des proportions ca-tastrophiques. Même le garde-forestier et le natschalnik souf-fraient de ce fléau. Seuls les gardiens étaient moins concernés car ils étaient remplacés de temps en temps. – Lors de ma première visite au sauna, j’eus beaucoup de mal à faire le court trajet de retour à l’hébergement tellement j’étais fatigué par la chaleur et par la vapeur. J’essayais donc, autant que possible, d’éviter d’aller au sauna qui représentait pour moi plutôt une chambre des tortures. À la place, on pouvait se frotter de temps en temps le visage avec une main pleine de neige.

Bien entendu, personne ne possédait de rasoir. Le rasage était effectué par notre cuisinier chaque fin de semaine à l’aide d’un rasoir propriété du peuple. Je peux aussi me rappeler que nos gamelles, pendues à des clous sur le mur, près de la porte d’entrée, n’avaient jamais été ni rincées ni lavées une seule fois. – Je suis absolument convaincu qu’aucun d’entre-nous

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n’est tombé malade à cause du manque d’hygiène – et ceci m’a été confirmé par mes camarades après notre retour. Toutes les maladies qui se déclaraient – même les abcès dans le pire des cas – résultaient d’une sous-alimentation permanente accom-pagnée d’un travail physique très intense. Avec une nourriture suffisante, le groupe aurait été dans un parfait état de santé et aurait même accompli ce travail avec plaisir. En raison des conditions de pénurie qui régnaient dans toute la Russie après la guerre et à cause du système de transport désorganisé, les Russes étaient clairement dépassés par la tâche de nourrir cet-te multitude de prisonniers.

En raison de ces contingences défavorables, les idées d’évasion refaisaient régulièrement surface même si elles ap-paraissent ultérieurement comme utopiques. Nous élaborions des plans de toutes sortes en toutes occasions. L’un de ces plans prévoyait de garder une partie de notre portion de pain en ré-serve puis de tenter d’atteindre la Volga au printemps, d’y vo-ler une barque puis d’essayer d’atteindre la Perse ou la Turquie en descendant la Volga en bateau. ce projet chimérique nous a permis de surmonter certaines situations désespérées et rani-mait un certain espoir d’atteindre vivant notre pays, ce qui, étant donné notre position dans la forêt, restait uniquement un vœu pieux. En réalité, ce plan était déjà voué à l’échec du fait de la faim permanente qui ne nous permettait pas de constitu-er une réserve de pain. Demanderait-on à un chien de se créer une réserve de saucisses ?

Dans ce contexte, voici une histoire exceptionnellement drô-le que je souhaite vous raconter : peu de temps avant notre transfert à Saratov, j’avais trouvé un hérisson dans la forêt, à proximité de notre hébergement. Bien qu’en début de saison, ce hérisson était bien nourri et je l’emportai dans l’hébergement pour le montrer à mes camarades. Il me rappelait mon pays car,

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dans ma jeunesse, j’avais toujours eu une relation particulière avec ces animaux. Notre brigade comptait aussi un Berlinois qui a immédiatement manifesté de l’intérêt pour l’animal. Il faut mentionner qu’il y avait toujours au moins un Berlinois dans les différents groupes que j’ai connus pendant la guerre. J’avais l’impression que ces hommes avaient été répartis de façon équilibrée dans toute l’Europe pendant cette période. Lorsqu’il n’y avait qu’un seul Berlinois, il était automatique-ment baptisé « Icke » tout comme le sont encore actuellement les habitants de Berlin. cet « Icke » voulait me prendre le héris-son au motif qu’il connaissait une recette provenant des Tzi-ganes qui savaient préparer le hérisson avec une délicieuse recette. Il suffisait de l’envelopper de terre glaise puis de le déposer dans les braises d’un feu. Après un certain temps, il fallait briser la terre glaise au marteau, les piquants restaient alors dans l’enveloppe de terre et la viande pouvait être dégus-tée. Après avoir hésité longtemps et avec mauvaise conscience, je lui ai finalement confié le hérisson. Notre négociation avait sans doute été observée par l’un de nos gardiens russes. Il a suivi le Berlinois en lui demandant d’un air suspicieux ce qu’il avait l’intention de faire du hérisson. celui-ci lui répondit bête-ment « le manger » en faisant un geste explicite. La réaction fut immédiate. Le Russe est entré en rage, a libéré le hérisson et frappé l’« Icke » à tour de bras en utilisant aussi la crosse de son arme. L’« Icke » avait perdu toute envie de manger de la viande de hérisson et il repartit en chancelant dans l’hébergement – une chance pour le hérisson et une malchance pour l’« Icke ».

c’est seulement à l’automne 1947 que j’ai rencontré sur un vapeur de la Volga en route pour Stalingrad quelques-uns de mes camarades restés dans la brigade de la forêt sur un vapeur de la Volga en route pour Stalingrad. ce qu’ils m’ont raconté m’a tout d’abord complètement surpris et semblait invraisem-

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blable : notre infirmier avait un copain avec qui il s’était par-faitement entendu dès le début. c’était un type grand et fort sur lequel la fatigue semblait glisser. – J’ai oublié les noms de ces deux hommes. – Il semble qu’ils se soient évadés du camp en été 1946 en emportant la plus grande partie du ravitaille-ment. Ils n’ont plus jamais réapparu. Malgré tous mes efforts pour trouver une explication, leur motivation reste pour moi une énigme – en outre, ils étaient les mieux lotis dans la sta-tion forestière. Je considère que leur évasion était impossible, je ne connais aucun cas de prisonnier ayant réussi à fuir de Russie.

En ville, nous étions couchés dans un parc à proximité im-médiate de la gare. Les gardiens flânaient de long en large dans les environs et poursuivaient les filles. J’ai donc réussi à calmer ma faim auprès des maisons voisines selon la méthode du Pa-latin. Je devais toujours veiller à ne pas encourager des co-pieurs, sinon toute l’affaire aurait été éventée tôt ou tard. Déjà le fait que j’étais sorti de la forêt et transféré à Saratov me redonnait un incroyable sursaut d’optimisme. Après ces deux jours, les autres malades, en provenance des stations forestières, étaient arrivés et rassemblés pour un transport. Nous avons été amenés aux wagons du train – cette fois-ci un train pour voya-geurs avec des compartiments normaux – et nous avons fait un voyage plutôt confortable selon les critères russes, en passant par Sysran, longeant la Volga sur sa rive droite, jusqu’à Saratov.

20 ans environ après mon retour, alors que j’exerçais déjà depuis longtemps une profession indépendante en commercia-lisant mes propres produits, j’ai été invité par le service des achats de la société « Trefz-Baustoffe Tübingen » pour la pré-sentation technique de pièces et les négociations d’achat. Le

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chef de ce service s’appelait Helmut Weber, un nom qui ne me disait rien. Lorsque je suis entré dans la pièce je n’en croyais pas mes yeux, il s’agissait de Weber, plus très jeune, de la brigade forestière de Penza. c’était une rencontre fortuite, heureuse et inespérée. Notre négociation n’a pas duré très longt-emps. Il m’a immédiatement emmené dans un restaurant sou-abe et commandé ce qu’il m’a révélé être son plat préféré : la « tête de veau en tortue ». Nous étions assis devant nos assiet-tes pleines et nous évoquions d’anciens souvenirs de notre vie au camp forestier. Au lieu de jus de bouleau, nous buvions désormais du vin souabe en nous réjouissant de notre heureux retour au pays. Nous aurions souhaité que notre vieux natschal-nik, Pintschuk, puisse partager cette joyeuse soirée. Bien en-tendu, je suis devenu le principal fournisseur de cette société, la concurrence n’avait plus aucune chance, la vieille amitié entre bûcherons était indissoluble. cette relation a duré quel-ques années jusqu’à ce qu’il s’installe dans un autre Land dans le cadre de sa promotion professionnelle.

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Saratov – Volga de mai à novembre 1946

Le voyage pour Saratov n’a duré qu’une journée. Dès l’arrivée nous avons été emmenés dans le camp principal – dans la « Sem-ljanka » (bunker souterrain) dans la Bolschaja-Gornaja Uliza* dont je me souvenais très bien depuis mon séjour en décembre 1945. Ici, j’ai de nouveau retrouvé certains des camarades qui n’avaient pas été transférés dans la brigade de la forêt et qui était restés pendant tout ce temps à Saratov. Ils avaient tous meilleure mine et étaient en meilleure santé que nous. Le travail en ville et la nourriture régulière leur avaient permis de conserver un état physique relativement stable. De nombreux hommes apparte-naient à un groupe fixe de travail et pouvaient certainement se procurer des suppléments de nourriture par du troc ou en volant. Le vol était très répandu en Russie. Les Russes volaient autant que les prisonniers. cependant, le mot « vol » n’était pas de mise. Les objets personnels n’étaient pas volés, ceci était tout aussi condamnable que chez nous. Il s’agissait toujours d’un objet appartenant à l’État ou de marchandises qui n’avaient pas de propriétaires personnels. Pour nous il s’agissait surtout de bois et d’autres matériaux des différents chantiers. Les Russes disai-ent à ce propos « Zapp-zerapp », ce qui peut être traduit par « faucher » ou « piquer ». Les biens ou les matériaux faisaient l’objet de trocs fréquents, il existait un genre de marché noir. Si nous nous faisions prendre, en règle générale ce n’était pas un drame pour autant qu’il ne s’agissait pas de biens de grande valeur. ce phénomène était une conséquence de l’économie ré-glementée par l’État et de l’économie planifiée dans lesquelles une personne privée ne pouvait simplement pas se procurer cer-taines choses.

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*Annotation de la traductrice : peut se traduire approximati-vement par « grande route de la montagne »

Peu de temps après notre arrivée, nous avons été répartis en brigades et envoyés au travail. celui-ci n’était pas très dur. On nous a ménagés au début, en raison peut-être du rapport de la commission médicale. Ma brigade devait rénover une aile du bâtiment de la caserne. Notre tâche consistait à gratter à l’aide d’une spatule les joints pourris des fenêtres et à poser de nou-veaux joints. Les fenêtres étaient ensuite peintes par d’autres brigades. Des soldats passaient de temps en temps en se moquant et nous appelant par notre sobriquet : « friiizy – friiizy ». cer-tains nous ont aussi raconté qu’un procès aurait lieu à Nuremberg contre les criminels de guerre et nous ont cité des noms. Nous étions complètement ignorants, nous n’avions pas eu d’informations sur la situation en Allemagne depuis plus d’un an. – Il y avait aussi des élèves-officiers d’Albanie en formation dans cette caserne. L’un d’entre eux nous interpellait toujours en allemand lorsqu’il nous croisait : « achetez du tabac albanais ». Plus tard, il nous raconta que son père avait possédé une grande plantation de tabac en Albanie et qu’il avait vendu sa récolte surtout en Allemagne. Le trajet sur le lieu de travail était en fait le plus gros effort à fournir bien que nous y soyons allés très lentement comme en procession. Nous suivions l’ancien précep-te des fantassins : « Wie die Verpflegung, so die Bewegung » (l’action est en fonction de la nourriture). Il était très facile d’éviter de travailler à la caserne et de ménager ses forces. Mais en fait il n’y avait rien à organiser non plus. Une fois j’ai tenté de m’avancer en direction de la cuisine mais le personnel m’en a chassé immédiatement.

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À la fin du mois de mai, ma brigade fut envoyée sur un chan-tier situé à proximité du centre de Saratov. Nous devions const-ruire quatre maisons d’habitation pour les officiers. Les nouveaux bâtiments se trouvaient dans une rue dont j’ai pu me souvenir facilement ; en effet elle s’appelait « Uliza Rosa Luxemburg », le mot Uliza signifiant « rue » en allemand. C’est ici que j’ai vécu le meilleur moment de ma captivité en Russie. – comme d’habitude en Russie, le chantier était entouré d’une barrière contre le risque de larcins. Nous n’avions qu’un gardien et un natschalnik russe. Il y avait aussi des ouvriers russes sur ce chan-tier, des hommes mais aussi des femmes. ceci présentait l’avantage de faciliter les échanges et de continuer à améliorer la pratique de la langue au cours des tâches réalisées en commun. comme nous étions cinq ou six brigades, nous avions un Kom-mandoführer allemand, responsable de tout ce qui concernait nos problèmes internes. Lorsque les Russes souhaitaient imposer la discipline ou si des litiges privés ou des bagarres naissaient en- tre les prisonniers, le Kommandoführer devait y remédier. En règle générale, son autorité était restreinte car la possibilité de sévir ne lui avait pas été accordée. Lorsqu’un incident se pro-duisait, il devait en rendre compte aux Russes et était, par con-séquent, toujours soumis à la pression morale d’être considéré comme traitre par ses compatriotes. Il devait aussi craindre des actes de vengeance de ses camarades et envisager de devoir ren-dre des comptes lors de son retour au pays. – Notre Komman-doführer était de nouveau le chef d’escadron que j’ai déjà évoqué dans la première partie en relatant le projet de canal. Les Russes lui avaient laissé son uniforme allemand, déjà sale et déchiré. Au fond, il n’était pas un méchant homme, il se réjouissait de ne pas avoir à travailler et de bénéficier d’une meilleure nourriture que les simples fantassins. Nous avions du mal à accepter que, dans un pays communiste, les officiers qui en raison de leur intelli-

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gence, avaient une plus grande part de responsabilité dans tout le mal qui a été fait au nom d’Hitler que les simples soldats, soient, en plus, récompensés par une alimentation plus riche et une exonération du travail. Aujourd’hui encore, la défaillance politique et idéologique d’une grande partie du corps des of-ficiers, en particulier des plus gradés, reste inexpliquée. Tout un peuple, désormais dans la quatrième génération, en fait encore les frais aujourd’hui. --- Nombreux étaient mes camarades, de niveaux d’instruction variés, qui connaissaient le chapitre de l’histoire « Napoléon – Moscou - Bérézina – Waterloo » ainsi que le déroulement de la première guerre mondiale après l’entrée en guerre des Américains, depuis le printemps jusqu’à l’automne 1918. L’attaque de l’Union soviétique en été 1941, ainsi que la déclaration de guerre mégalomane d’Hitler à la puissance hégé-monique de l’Amérique à l’automne de la même année, auraient dû faire comprendre, tout du moins aux contemporains dotés d’une certaine logique, que ce tour de force ne pourrait pas avoir une bonne fin. --- Dans les petits cercles de mes camarades, ce thème ne pouvait être abordé qu’avec la plus grande précaution.

Les officiers vivant avec nous dans la « Semeljanka » avaient même l’autorisation de garder leurs insignes et leurs décorations. Je me souviens encore qu’en décembre 1945, un jeune officier employé par les Russes dans une brigade de travail en tant que responsable de troupe, s’est trouvé mêlé à une dispute suivie d’une bagarre avec un fantassin grand et fort. La rixe eut lieu après la journée de travail dans la « Semeljanka » et toute l’équipe faisait cercle en spectateurs. Je ne me rappelle plus le motif de la dispute mais il tournait certainement autour des tensions con-cernant la relation – travail – officiers chargés de la surveillance – information des Russes. De colère, le fantassin avait perdu tout sens de la mesure et poursuivit la bagarre accompagnée d’injures

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jusqu’à ce que son adversaire se déclare vaincu. Même dans ce cas, les surveillants russes eurent une attitude absolument neut-re ; ils considéraient de tels incidents comme des affaires internes entre allemands. Bien entendu, le vainqueur a recueilli les ap-plaudissements car une insatisfaction latente existait dans l’équipe en raison de la différence de traitement des officiers et des soldats et, de plus, dans le même hébergement.

Nombreux étaient nos camarades qui connaissaient les diffé-rentes « conventions de Genève », de même que les réglemen-tations non satisfaisantes de la « convention de la Haye sur les droits et coutumes des guerres terrestres » concernant le traite-ment des prisonniers de guerre. Les modalités de cette protection insuffisante furent réglées par une nouvelle convention le 27 juillet 1929, signée par tous les États, à l’exception du Japon et de l’Union soviétique qui restèrent en dehors de cet accord. Par conséquent, le fait que les officiers dans tous les pays bénéfici-aient d’un meilleur traitement que les simples soldats était con-nu et ne faisait l’objet d’aucune réclamation. Le ressentiment s’exprimait envers l’Union soviétique, soi-disant « pays socia-listes de travailleurs et de paysans », se réclamant de l’égalité pour tous, tout en appliquant ces différences de traitement alors qu’elle n’y était pas obligée. Les fantassins avaient une fine in-tuition et savaient quel était le premier et principal responsable moral de cette horrible guerre dévastatrice contre l’Union Sovi-étique. D’ailleurs, tous les officiers ont plus tard été réunis dans des camps spéciaux. Le problème principal était ainsi réglé. Mais ce rassemblement n’a en aucun cas été réalisé pour des raisons humanitaires. Les soviétiques poursuivaient ainsi l’objectif de transformer ce potentiel d’hommes en cadres former et de les envoyer à l’arrière du front à des fins de propagande auprès des troupes allemandes continuant à combattre. De plus, il fut tenté

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de rallier des personnes adéquates, destinées au gouvernement ou aux administrations dans les régions occupées par les Russes après la guerre. cette tentative a aussi conduit à la constitution du « Nationalkomitee freies Deutschland » (comité national de l’Allemagne libre).

Nous avons également été équipés de vêtements d’été dans le camp de Saratov. Il s’agissait encore de rebuts de l’Armée Rouge, en partie en bon état. Avec de la chance et quelques relations, il était possible de se vêtir de sorte à ne pas se différencier de la population russe ordinaire. Il faut ajouter que nous avions le droit de laisser pousser nos cheveux et que, au contraire des prison-niers en captivité dans d’autres parties de l’Union Soviétique, notre uniforme ne portait pas l’insigne « Wojeno-Pljennyj », en abrégé : « CO ». Cette inscription signifiait « prisonnier de guerre » et était imprimée en lettres cyrilliques en abrégé. Le « c » représentant le « W » russe et le «O » le « P ». Je n’ai jamais pu connaître la raison de cette exception dans notre unité. c’était l’une des nombreuses curiosités de l’administration rus-se qui nous surprenaient souvent. – Dans ce chapitre, je souhai-te encore relater une anecdote que j’ai omise dans la première partie de mon compte-rendu : nous avons tous eu les cheveux coupés au camp de Zielenzig, nous eûmes tous la boule à zéro sans exception. La procédure ressemblait à la tonte des brebis et durait à peine une minute. Au moins dix coiffeurs œuvraient en permanence. Il n’y avait aucune chance d’y échapper. cette me-sure devait être prise pour des raisons d’hygiène et elle était en partie compréhensible. Par contre l’effet psychologique de cette torture était parfois catastrophique. On pouvait désormais res-sentir physiquement notre situation humiliante, dépourvue de droit, de prisonnier. certains la supportait avec un humour noir, mais la plupart subissait un énorme choc, ayant uniquement ob-servé cette situation dégradante de « tondus » chez des soldats

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étrangers. Par conséquent, dans une certaine mesure, il était d’autant plus appréciable de pouvoir se laisser pousser quelque peu les cheveux à Saratov.

Notre chantier connaissait une activité digne de la construction des pyramides ou d’une entreprise en d’Extrême-Orient. Un grand nombre de manœuvres et d’hommes de main exécutait le plus gros des travaux préparatoires et du transport. À part une mélangeuse antédiluvienne, aucun outil mécanique n’était dis-ponible. Tout était creusé, scié, porté, martelé et coupé à la main. Nous, les prisonniers, étions utilisés pour ces travaux, à l’exception de ceux qui s’étaient déclarés maçons. La plupart n’avaient cependant jamais tenu une truelle en main. Un ouvrier habile apprenait assez rapidement ce qui était exigé des dénom-més « spécialistes » par les Russes. Il n’y avait aucune formati-on professionnelle selon notre tradition de l’artisanat. Je me sentais plutôt bien dans cette équipe de manœuvres. Il était fa-cile d’échapper au travail ou de disparaître de temps à autre. – Ma tâche consistait à monter des pierres sur le dos à l’aide d’une armature, en passant par un échafaudage et genre d’échelle de poulailler. Avec un second homme comme auxiliaire, je portais aussi du mortier aux maçons dans les différents étages. Le trans-port du bois, de l’eau, du carton bitumé ou de l’acier faisait aussi partie de mes tâches. Un jour, alors que je descendais de l’échafaudage avec une brouette, je restai accroché dans un vi-rage, la brouette se renversa, je ne réussi pas à sortir du longeron et je tombai avec cette brouette jusqu’à l’étage du dessous. Mal-gré tout, j’eus de la chance, à part quelques égratignures, je n’eus aucune autre blessure.

Après quelques semaines, j’avais exploré différents secteurs que je visitais à intervalles réguliers. Mon aventure était facilitée par l’absence de maisons modernes, urbaines, dans les environs

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de notre chantier. c’était un quartier datant du Tsar, construit de maisons de bois typiquement russes, d’un étage en général, par-fois de deux étages, ressemblant à nos maisons à colombages et que l’on qualifierait de rustiques. Les habitants étaient plutôt des personnes âgées, les plus jeunes ayant été dispersés aux qua-tre vents par la guerre. Mon vocabulaire russe s’était considéra-blement élargi et j’avais acquis une certaine expérience pour mendier du pain et développé un instinct redoutable, comme un renard à la recherche d’une proie. Mes paroles de présentation, les plus classiques, disaient, une fois traduites : « Ich bin Kriegs-gefangener, gib mir Brot » (« je suis un prisonnier de guerre, donnes-moi du pain ») ou « ich habe Hunger » (« j’ai faim ») ou encore : « Gib mir etwas zu essen » (« donne-moi quelque chose à manger »). Au début je disais : « bonjour » et, lorsque l’on me donnait quelque chose « merci » ou « merci beaucoup » puis « au-revoir ». Pour plus de simplicité, je ne traduis pas ces mots en russe ; de plus, le temps passant, certaines expressions ne me sont plus vraiment familières. Je souhaite cependant en traduire deux qui se sont imprimées de manière indélébile dans ma mémoire, surtout parce qu’elles ont une belle sonorité : « Spasibo » pour « merci » et le mot mélodieux de « Doswida-nija » signifiant « au-revoir ». Si on ne me donnait rien, c’était vraiment une exception. Je retournais au chantier presque tou-jours rassasié et je pouvais contribuer pour une toute petite part à nourrir mes camarades de brigade qui me déchargeaient de mon travail contre mon surplus de pain.

Le bois était une marchandise rare et bien payée dans les en-virons de Saratov, ville située en-dehors de la région des forêts russes. Nous avions observé que les ouvriers locaux emportaient un fagot de bois après le travail, avec ou sans l’autorisation du natschalnik. La plupart avait lié des rebuts en fagot tout au long de la journée. Nous avions aussi appris que certains vendaient

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ce bois en fagots entre 20 et 30 roubles, selon la qualité. Malgré tous mes efforts pour m’en souvenir, je ne saurai dire ce qui a fait que je commençai moi-même à lier du bois en fagots et à le vendre. Dans tous les cas, comme souvent dans la vie, lorsque la faim est à peine satisfaite on a envie d’améliorations et ces améliorations ne peuvent être acquises qu’avec de l’argent. Il est possible aussi que des hommes d’une autre brigade aient com-mencé à vendre du bois. cette affaire était beaucoup plus dan-gereuse que le fait de mendier du pain, en effet, le bois était une propriété de l’État socialiste. Malgré le danger, le bois était mis de côté et vendu. Je me suis moi-même associé à deux camarades chargés de scier et de lier les fagots. Lorsque je recevais un fagot tout prêt, je me glissais à travers un trou de la clôture, courais en tournant dans la prochaine rue et frappais à une porte de maison. Si quelqu’un ouvrait, je demandais : « Drowa nada » ?, ce qui signifiait : « Avez-vous besoin de bois » ? La réponse interroga-tive était en général « Skolko » ? Ce qui signifiait : « combien coûte ce fagot » ? Le prix moyen était de 25 roubles. La plupart des gens essayaient de négocier et proposaient : « 15 », ce que à quoi je rétorquais « 20 ». Et ainsi la transaction se concluait la plupart du temps. J’attrapais mes 20 roubles et me glissais de nouveau sur le chantier.

ces roubles permettaient de faire des affaires avec les Russes sur le chantier même. Au « bazar », ainsi s’appelait le marché en Russie, ils se procuraient du tabac et d’autres produits rares. Même dans le camp, comme sur tous les marchés noirs qui nais-sent toujours dans les situations exceptionnelles, les affaires al-laient bon train avec les roubles. certaines brigades sur d’autres chantiers avaient même l’autorisation des gardiens et allaient faire des achats pour eux-mêmes et pour d’autres au marché. Mais je répète que la vente de bois était liée à un risque qu’il ne fallait pas négliger. certains n’osaient pas et ne pouvaient donc

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pas se procurer d’argent. Je connaissais des camarades dans d’autres brigades qui possédaient des centaines de roubles et constituaient déjà une nouvelle classe de capitalistes dans le camp. cependant, un certain doute existait en ce qui concerne l’argent car il courait le bruit qu’une réforme monétaire était en cours. Lors de sa visite au « bazar », l’un de mes camarades, un franconien du nom de Hüttl, s’était fait voler dans sa poche de pantalon tout son avoir, entre 500 à 600 roubles.

chaque vendredi les femmes qui travaillaient sur ce chantier recevaient leur salaire du directeur technique le plus haut placé dans la hiérarchie, il était appelé « directeur » et était aussi le supérieur hiérarchique de notre natschalnik. Pour nous autres Allemands, il était incompréhensible que certaines fins de se-maines aucun argent n’était disponible pour les salaires et que les femmes se plaignant à haute voie et pleurant devaient se confronter au directeur qui tentait de les calmer en promettant le paiement au début de la semaine suivante. Elles l’interpellaient par son prénom : « Petro Petrowitsch » dont je me souviens car il était prononcé sans cesse lors de la dispute. J’étais aussi im-pressionné car il n’était pas dans les habitudes allemandes d’appeler un directeur, supérieur hiérarchique, par son prénom. Les femmes se plaignaient de ne pas avoir d’argent (Djengi) afin d’acheter du pain pour leurs enfants (Malinki) et le directeur, pour qui cette situation était visiblement désagréable, rétorquait avec le mot russe connu « Budjet » ou aussi « Skoro Budjet » ce qui signifiait un report à plus ou moins long terme. À la fin, en tant que prisonniers, nous avons aidé quelques femmes avec nos roubles gagnés par la vente des fagots afin de leur permettre de passer la fin de la semaine. À la réception des salaires, l’argent était correctement restitué, sans avoir à le demander. Je suis éton-né de la poursuite de ce désordre concernant les salaires en Rus-sie jusqu’à nos jours, même à la fin du communisme. La seule

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différence est qu’actuellement il est possible d’exercer une pres-sion au moyen de grèves, ce qui, au temps de Staline, n’aurait été possible qu’en risquant sa vie.

Une cabane pour les outils était adossée à la barrière clôturant notre chantier puis les latrines étaient contiguës. Des jardinets tout en longueur, appartenant aux maisons russes de la rue d’à côté, se terminaient derrière la cabane à outils. Je voyais presque tous les jours une femme travaillant dans l’un de ces jardins. Entre la cabane et la barrière il y avait juste assez de place pour se faufiler. Un jour, je me suis glissé dans cet interstice et j’étais donc invisible à partir du chantier. J’ai appelé la femme et elle vint discrètement me remettre un paquet avec du pain et des oignons par-dessus la clôture. J’avais l’impression qu’elle avait attendu ce moment. Elle se retira immédiatement et continua à jardiner. J’étais heureux et surpris de cette chance et de cette nouvelle source d’approvisionnement qui semblait s’ouvrir sou-dainement à moi. La prudence et la discrétion vis-à-vis des autres étaient conseillées, je le savais immédiatement. J’ai aussi compris aussitôt que cette femme avait attendu cet instant et qu’elle s’y était préparée, sinon elle n’aurait pas emporté ce pa-quet de nourriture. J’étais aussi conscient du fait que ceci devait avoir une signification particulière et devait rester secret.

La femme réapparut dans le jardin deux jours plus tard. com-me la situation paraissait avantageuse, je me suis rendu en direc-tion des latrines et faufilé par le côté à travers la clôture du jardin. Elle arriva sans que je l’appelle ni sans lui faire de signe et me remis, comme la fois précédente, un paquet avec des victuailles. Elle commença alors à parler, à ma grande surprise, dans un allemand parfait mais avec l’accent des émigrants allemands des régions de l’est. Elle m’a demandé mon nom et d’où je venais, elle me dit alors qu’elle s’appelait « Elisabeth Meinhard » et qu’elle était une Allemande de la Volga. comme elle était mariée

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à un officier russe, elle avait échappé à la déportation en Sibérie. Son mari n’était pas encore de retour de guerre. – La conversa-tion fut de courte durée. Elle me dit : « je suis triste de vous voir, vous les Allemands, obligés de travailler ici pour les Russes ». Dans son dialecte, elle ne prononçait pas « Deutsche » mais « Daitsche ». Désormais j’étais informé. Je devais toujours faire disparaître discrètement mon supplément de nourriture et, même en mangeant, je devais faire très attention aux jaloux. – Il était difficile de donner un âge à cette femme. En raison du foulard et des longues jupes portés par les femmes russes, même les femmes jeunes semblaient beaucoup plus âgées. Elle pouvait avoir entre 30 et 40 ans ; peut-être même plus jeune. L’âge d’une femme ne nous intéressait absolument pas dans notre situation, tout aussi peu que leurs charmes physiques. Le thème N° 1 sur les femmes et la sexualité, habituellement dominant chez les soldats, n’avait plus aucun sens, il n’y avait pas de besoin urgent. Le seul critère était de trouver quelque chose à manger. – Le contact avec Elisabeth Meinhard derrière la cabane à outils a duré de quatre à six semaines, jusqu’à ce que mon meilleur co-pain Günther Böhrs le découvre et me fasse concurrence.

Günther était bachelier et venait de cottbus. c’était un type plutôt roublard. Il parlait parfaitement le russe. comme il était issu d’une famille installée en Basse-Lusace, ses grands-parents parlaient encore le sorabe, la langue russe ne lui posait aucun problème. Je lui dois la majeure partie de mes connaissances de la langue. Comme il n’avait aucune difficulté à parler russe et qu’il aimait jouer avec le feu, nous risquions toujours de nous faire prendre. Il s’exposait en faisant du marché noir pour lequel, en cas de découverte, il aurait certainement terminé ses jours dans un camp d’internement.

En tous cas, il était de loin plus rapide que moi et, alors que c’était mon tour, Elisabeth me dit de donner un peu de pain à

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Günther. Au fond de moi, j’avais l’impression qu’il allait dans sa maison à partir de la rue de derrière. ceci présentait un risque pour tous deux. Il ne m’a jamais fait de confidence. Bizarrement, ce thème était tabou pour nous deux. Peut-être ressentait-il sa conduite comme un genre de trahison de ma confiance. Mais comme il était le plus fort de notre groupe, je considérerais, du point de vue actuel, ce genre de relation amoureuse, dans le langage des soldats « Bratkartoffelverhältnis », comme une ex-ception dont il était capable. cependant, cette histoire avait aus-si attiré l’attention des autres, de sorte qu’Elisabeth y mit fin, pour des raisons de sécurité.

Ainsi passèrent les mois d’été sur le chantier dans la rue Rosa Luxemburg. La construction avançait lentement mais sûrement. Nous nous familiarisions de plus en plus avec les particularités de la vie en Union Soviétique, nous faisions des progrès dans la compréhension de la langue. certains arrivaient même à jurer comme de vieux Russes. Les Russes possédaient une collection étonnamment riche et pleine d’imagination de gros mots et d’injures. certaines invectives étaient si brutales et obscènes que leur traduction en allemand nous fait honte. cependant, c’était celles qui étaient apprises le plus rapidement par les prisonniers. – Désormais, je rapportais de temps en temps de mes expéditions des tomates ou des oignons, parfois aussi un melon et très rare-ment un œuf. Les gens avaient fait beaucoup de plantations dans leurs jardins, le marché aussi était bien approvisionné en produ-its d’alimentation. J’étais parfois engagé dans d’autres brigades. Par exemple, une fois je m’étais proposé comme peintre et, avec deux autres camarades, nous devions gratter avec des brosses en métal les tuyaux d’arrivée du gaz, rouillés et à l’air libre, puis les passer à la peinture à l’huile. Ici aussi nous faisions du mar-ché noir. Les soldats nous achetaient une partie de la peinture à l’huile et diluaient le reste avec l’essence de leurs véhicules.

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Nous profitions même de l’avantage de repeindre plus rapidement les surfaces prescrites avec cette peinture plus fluide.

L’un des camarades peintre venait de Saxe ou de Thuringe. c’était un petit homme trapu du nom de Karl Barth qui possédait un humour noir prononcé et jouissait d’une constitution encore assez bonne. Il me dit dans le dialecte de sa région : „ Garl, wenn wir gesunde heme gommen, dann gommste mich besuchen. Ich hab enn Logaale (Lokal) in der Gechend von Schleitz, Zeitz, Kreizt, dann mach ich dir ne dichtsche Budderbämme“ (ein tüch-tiges Butterbrot). (Si nous rejoignons notre foyer en bonne san-té, tu viendras me rendre visite. J’ai un café dans les environs de Schleitz, Zeitz, Kreizt, je te ferais une bonne tartine). Lorsque nous recevions notre ravitaillement, il avait coutume de dire : „die Haupssache iss, daß mer se ham, unsere Marschver-pfläschung.“ Malheureusement j’ai appris un an plus tard par des camarades de Saratov que j’avais de nouveau rencontré dans un autre camp, qu’il était mort d’une maladie qui n’était même pas typique pour les prisonniers. Par conséquent, il n’est rien advenu des bonnes tartines promises.

À la fin du mois de septembre, une menace pesait sur le camp de Saratov ; il courrait le bruit qu’une nouvelle brigade serait constituée pour le travail en forêt pour l’hiver 1946/1947. cette rumeur m’atteignait jusqu’à l’os, que j’avais décharné, et je sa-vais qu’il s’agissait pour moi d’une question de vie ou de mort. Je ne pourrais pas survivre à un second hiver comme bûcheron dans la forêt de Penza. Peu à peu nous apprenions combien de personnes devaient constituer le groupe, quelques jours plus tard, le commandant du camp nomma les personnes désignées. com-me je le craignais, j’en faisais partie. – Pour moi débutait alors une période de tension psychique très forte. Je tentais désespé-rément de trouver une possibilité d’échapper à cette affectation en envisageant tous les plans possibles et impossibles. La seule

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raison valable aurait été une maladie mais je restais pertinemment en bonne santé. – Lorsque le jour du départ fut arrivé, je me sentais tellement mal le matin que je me suis rendu à l’infirmerie. L’infirmier m’a examiné au moyen de la seule méthode russe appliquée : le thermomètre. J’avais 39 degrés de fièvre et il m’a immédiatement prescrit le repos le plus complet. Je me suis ré-fugié sur mon grabat et entendais le bruit de mes camarades se préparant à partir. Des cris, des insultes et les adieux de ceux qui pouvaient rester. Vers midi, le calme était revenu, le groupe était parti et les autres étaient sur leurs lieux de travail. Je suis cepen-dant resté couché ; je ne pouvais pas concevoir que le groupe était parti sans moi. Le soir je devais de nouveau me présenter pour un contrôle chez l’infirmier. Il prit ma température par rou-tine, la température était tout à fait normale : « j’étais sauvé ! ». Le jour suivant, comme toujours mais avec une autre brigade, je partis travailler sur notre chantier. – cet événement m’apparaissait comme un miracle. Mon corps doit avoir autoproduit cette fièv-re suite à la peur extrême de la brigade en forêt et à la crainte de perdre, mes moyens de subsistance à Saratov.

La plupart du temps, ma couche se trouvait dans la rangée centrale à trois étages dans la « Semeljanka » de Saratov. Après une nouvelle répartition de la garnison, j’ai dû déménager dans la rangée de deux étages située le long de la paroi intérieure. cette paroi était constituée de poutres en bois, grossières mais solides qui présentaient des cavités à certains endroits. Une fa-mille de rats avait construit son refuge dans l’une de ces brèches, à environ un mètre au-dessus de ma tête, de sorte que les diffé-rents membres de cette famille de rongeurs devaient d’abord passer sur mon voisin puis pratiquement sur ma tête lorsqu’ils sortaient de leur refuge ou le regagnaient. c’était étonnant que ces rats aient choisi cet endroit pour construire leur nid car il n’y avait presque rien à ronger ni à manger. Nous dormions toujours

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entièrement habillés sur nos grabats en planches. Selon la saison, nous utilisions notre manteau soit comme matelas soit pour nous couvrir et, lorsqu’il faisait froid, nous gardions nos bonnets ou nous l’utilisions comme oreiller. Par conséquent, j’ai souvent senti un rat me courir sur le visage ou sur la tête. J’avais l’impression que ces rongeurs avaient les pattes froides. En fait, ils n’étaient absolument pas peureux et lorsqu’une fois j’avais comblé leur trou avec des guenilles, ils l’avaient de nouveau dégagé le jour suivant. c’est seulement après avoir bloqué leur entrée avec une cale de bois qu’ils ne purent plus l’utiliser. Mais j’ai rapidement remarqué qu’ils possédaient d’autres accès. Lorsque tous les hommes étaient couchés sur leurs grabats, on pouvait observer les rats renifler le sol. Leur source principale d’alimentation était certainement le secteur des cuisines. Je n’ai eu connaissance d’aucun cas de morsure de rat sur une personne malade ou affaiblie ni d’aucune transmission de maladie par les rats. ceci vaut pour tous les camps que j’ai connus.

Avant de devoir déménager le long de la paroi latérale du bun-ker, comme je l’ai dit précédemment, je dormais à l’extrémité de la rangée du milieu des couchettes à trois étages. Dit ironi-quement, il s’agissait d’une bonne place. On pourrait la compa-rer au « bel étage » des meilleurs hôtels ou au premier rang du parquet à l’Opéra. Le poêle briqueté se trouvait au-dessous de mon grabat et, par-dessus ce poêle, je pouvais observer l’entrée ouest de la « Semeljanka ». --- À ma grande surprise, les Russes remirent à notre infirmier différents instruments de musique de-stinés à son secteur. Nous pouvions emprunter ces instruments. Il y avait des guitares, des balalaïkas et des mandolines. Dans ma prime jeunesse, j’avais acquis quelques rudiments de man-doline par mes propres moyens (l’argent pour des cours de mu-sique me faisait défaut à l’époque), par conséquent j’empruntai une mandoline pour m’exercer. Souvent le soir je m’asseyais sur

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ma couche en laissant pendre les jambes en direction du poêle et je jouais de la mandoline. chaque soir, un petit Autrichien se tenait près du poêle, maigre comme un clou, il chantait très bien. En peu de temps, nous formions un duo musical. Il chantait et je jouais. Sa chanson préférée était « Heut kommen d`Engel auf Urlaub nach Wean (Wien) », une mélodie qui s’harmonisait avec tout, mais surtout pas avec notre situation dans le bunker souter-rain. Malgré tout, nous récoltions quelques modestes applaudis-sements de la part de nos camarades. --- cet exemple montre nettement que, même dans les pires situations dans lesquelles les hommes doivent cohabiter, des besoins culturels se dévelop-pent spontanément.

Une fois, je fus arrêté par un officier russe lors d’une expédi-tion dans les environs de notre chantier. Je me préparais à prend-re le chemin du retour lorsqu’il me découvrit et appela : « Stoi-Idj sjuda! », ce qui signifiait : « Stop – viens ici !». Il m’a main-tenu par l’épaule et a commencé à hurler en me demandant ce que je faisais ici. J’étais absolument effrayé car jusqu’à présent il ne m’était rien arrivé de tel. Avec le vocabulaire acquis, j’ai commencé à bredouiller n’importe quoi. Nous nous éloignions de plus en plus de notre brigade dans un endroit que je ne con-naissais pas vraiment. Il me hurlait que j’étais un sale fasciste et qu’il allait m’enfermer au cachot. En une seconde je me repré-sentais la catastrophe que cela signifierait pour moi et essayai de nouveau de mettre en pratique mon art de la persuasion. Il faut alors s’imaginer un Turc parlant un mauvais allemand. L’effet devait être à peu près celui-ci : « Moi pas vouloir ce que toi veux » et ainsi de suite. Soudain il s’arrêta en me regardant sé-vèrement et cria : « fout le camp ! ». Je ne me le suis pas laissé dire deux fois. J’ai encore pu prononcer « Spasibo » (merci) puis j’ai tourné les talons pour disparaître au prochain coin de rue. J’ai retrouvé mon chemin après quelques minutes et suis retour-

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né au pas de course au chantier. J’étais soulagé. On peut imagi-ner ce qui se serait passé si ce type m’avait arrêté. Mais j’avais fait une nouvelle expérience qui ne m’a pas surpris de la part des Russes. Malgré toutes leurs démonstrations de supériorité, ils possédaient encore le bon cœur d’un peuple de paysans près de la nature. Sur le chantier on se faisait déjà du souci ; je n’avais jamais été absent aussi longtemps. Le travail prenait fin bientôt. En route pour le camp, j’ai raconté à mes meilleurs copains ce qui m’était arrivé. Tous se sont réjouis que l’affaire se soit si bien terminée.

Je voudrais maintenant raconter un fait complètement à l’opposé de ce que je viens d’écrire. À ce propos me reviennent les strophes du prologue de « faust » de Goethe :

Vous revenez à moi, flottantes visions,que dans ma jeunesse, je vis apparaître un jour à mon regard

troublé :puis-je essayer de vous enchaîner aujourd’hui ? Mon cœur se sent encore de l’attrait pour cette rêverie. Vous accourez en foule ! Eh bien, régnez en souveraines,telles que vous montez autour de moi,du sein des vapeurs et des nuages.J’ai rencontré deux figures similaires dans une jolie maison en

bois bien entretenue, avec jardin, à l’entrée de laquelle se trouvait un homme âgé aux cheveux gris qui ne semblait pas issu de la classe favorite des Soviétiques, celle des travailleurs et des pay-sans. Méfiant, je voulais déjà poursuivre ma route mais il m’invita de la main, de manière si naturelle que l’on aurait pu penser qu’il attendait une visite depuis longtemps. Nous nous sommes salués mais je n’avais pas besoin de beaucoup parler, il avait de lui-même immédiatement reconnu la situation. Nous nous sommes retrouvés derrière la porte du jardin et il a commencé à me ra-conter sa jeunesse au temps des Tsars (Zarskoje Wremja oddschin

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karascho) qui avait été une très bonne période, en tous cas meil-leure que l’époque actuelle. Il connaissait aussi les Allemands me racontait-il mais il n’en avait vu aucun pendant toute la guerre, à l’exception d’avions (Nemezki Samelot) qui survolèrent Saratov et que l’on pouvait voir de la maison. Mais aucune bom-be n’était tombée (sans doute que les bombes manquaient déjà à l’armée de l’air). Sa femme aussi sortit de la maison, me salua également et me donna du pain et d’autres petites choses. Je devais cependant me presser car le temps avait passé très vite et il me fallait rejoindre le chantier. En raison de la longue conver-sation, mon expédition s’était arrêtée là mais la conversation avec les deux vieux m’avait laissé une impression durable.

ce que je possède, je le vois comme au loin ce que j’ai perdu, me devient réalité. GoetheLa ville de Saratov était située sur la rive droite de la Volga sur

les coteaux de cette région de collines. Son architecture était caractéristique de l’époque des Tsars. Le cœur de la ville possé-dait des bâtiments administratifs imposants, en pierre, ainsi que des écoles et des casernes ; autour du centre et dans les districts excentrés, presque toutes les maisons étaient en bois, parfois avec un socle en pierres. Les rues de la ville et des faubourgs situés dans la plaine étaient en partie rectilignes et à angles droits, comme tracées à la règle. On ne pouvait contester une certaine beauté et une atmosphère chaleureuse et rustique à ces maisons en bois, avec leurs jardins et les sculptures sur bois. Á la péri-phérie de la ville, des ravins profonds s’étiraient depuis le haut-plateau jusqu’à la Volga dont les rives étaient également cons-truites. Un tramway archaïque, toujours bien fréquenté, desser-vait la ville ainsi que quelques faubourgs. Outre les camions nécessaires au ravitaillement, je n’ai jamais vu d’autres véhicu-les à moteur. Peu de rues étaient consolidées. La plupart étaient

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constituées de terre glaise fermement tassée et possédaient la dureté de l’asphalte dans les périodes de sécheresse. Après la pluie ou des orages qui se produisent souvent sur la moyenne Volga, les rues devenaient impraticables, même pour les piétons. Il y avait partout des flaques d’eau et les passages pour piétons étaient aussi glissants que le verglas. Les Russes supportaient cette situation comme étant irrémédiable et sans maugréer, avec leur patience et leur résignation caractéristiques.

Au mois d’octobre j’ai vécu un autre malheur similaire. Nous nous étions joints pour quelques jours à une brigade dans une caserne. cette brigade comptait environ 60 hommes. Les bâti-ments étaient situés à moins d’une demi-heure de notre camp. Lorsque le matin les différentes colonnes de travailleurs se met-taient en route, il y avait toujours un appel général préalable. Les différentes brigades se plaçaient en ordre de marche derrière le portail avant d’être de nouveau comptées en passant devant le poste de garde puis inscrites dans une liste remise ensuite au gardien concerné. La même procédure avait lieu pour le retour, mais cette fois dans le sens inverse. Par conséquent, chaque pos-te de garde devait compter autant de personnes que le matin. ceci était exactement contrôlé et coché dans la liste. Les gardiens avaient ensuite terminé leur service.

De simples travaux de déblaiement et de nettoyage devaient être réalisés dans cette caserne. Outre les bâtiments militaires, il y avait des immeubles qui abritaient les appartements des of-ficiers. Après quelques jours et un gros effort sur moi-même, je pris la décision d’entreprendre une tournée dans ces maisons afin de mendier. J’étais conscient du risque pris en l’occurrence. Mais la faim était plus forte que tout et, après consultation de mes camarades de brigade, je pris la route un après-midi. Ma surpri-se était de la même taille que ma récolte. Les femmes des officiers me remirent surtout des produits de qualité plutôt rares. Beau-

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coup de pain blanc, des pommes, des melons, carottes et tomates et, parfois, un œuf. Je me suis d’abord rempli la panse jusqu’à satiété puis les poches, les victuailles les plus volumineuses ren-traient dans mon sac à pain. Je suis ensuite rentré et ai distribué le reste à mes camarades.

Un après-midi, alors que je venais de sortir d’un de ces im-meubles, – pour une fois, j’avais peu de choses dans mon sac à pain – j’ai de nouveau croisé un officier russe. Il m’a regardé méchamment et demandé ce que je faisais ici. Après une secon-de de frayeur, je lui servis l’excuse standard : « je demandais si quelqu’un souhaitait que je scie du bois ». Il m’a regardé d’un air surpris, leva les yeux au ciel, leva un index droit menaçant et continua à monter les escaliers. cette rencontre était pour lui si inattendue qu’il ne pouvait même plus réagir logiquement de stupéfaction. Bien sûr, j’ai immédiatement piqué un sprint vers notre lieu de rassemblement. Tout s’était de nouveau bien passé, pensai-je ; en effet, il n’y avait aucun bois à couper à proximité de ces immeubles. L’officier avait certainement été déstabilisé par ce fait, de sorte qu’il ne s’est plus occupé de mon cas. – cet-te excuse avait une base réaliste. Dans certains cas, nous avions l’opportunité de scier ou de scinder du bois à proximité du chan-tier chez les personnes auxquelles du bois de chauffage était attribué par l’administration. Parfois, lorsque je n’avais pas trop faim et plus de temps libre, je me proposais pour ce travail. En effet, scier du bois ne m’apportait pas seulement du ravitaillement mais souvent aussi de l’argent.

À l’endroit de notre rassemblement, j’eus une frayeur indici-ble. En effet, la place était vide. Tout à ma quête, je m’étais mis en retard d’une demi-heure, j’étais seul sur la place de la caser-ne. Je n’eus pas d’autre choix que de me signaler à l’entrée au-près du poste de garde. Je fus immédiatement enfermé dans une cellule malgré les excuses habituelles. À peine la porte verrouil-

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lée, je me suis jeté sur la bouffe de mon sac à pain et mangeai le tout jusqu’à la dernière miette car je craignais que l’on ne me prenne tout. Puis j’ai commencé à étudier les inscriptions et les dessins des murs, peints ou gravés par les soldats précédemment incarcérés. Après une heure environ, j’ai commencé à m’ennuyer et à frapper à la porte de la cellule en appelant. Effectivement, les soldats m’ouvrirent la porte et me laissèrent dans la salle de garde. C’étaient de jeunes élèves-officiers qui n’avaient pas réel-lement vécu la guerre. – Je peux encore exactement me rappeler cette cellule et son aspect, comme si c’était hier. c’était la pre-mière fois de ma vie que j’étais emprisonné. Les jeunes soldats étaient enthousiasmés par le fait qu’ils avaient fait prisonnier un allemand en chair et en os. Ils me posèrent de multiples questions afin de tester mon intelligence. Certains connaissaient quelques mots d’allemand, ils fréquentaient tous une école supérieure dans laquelle l’allemand était enseigné comme première langue étrangère. Je leur ai montré des photos que j’avais réussi, par miracle, à conserver malgré toutes les fouilles et qui faisaient toujours un énorme effet sur les Russes. Dans leurs commen-taires, le mot « culture » revenait sans cesse. Mais chez les Rus-ses il ne signifiait pas uniquement la « culture » mais incluait aussi les vêtements, l’habitation et l’hygiène. Lorsqu’un homme se baladait non rasé, ils jugeaient : « aucune culture ». Soudain, ils me demandèrent si je savais qui était Staline. Pour moi c’était une occasion formidable de marquer des points. Je répondis promptement : « le généralissime Staline est le plus grand chef de l’Union Soviétique victorieuse. Il est né en 1879 en Géorgie sous le nom de Iossif Vissarionowitsch Djougachvilij ». L’étonnement était général : un minable „Friiizy“ fasciste savait beaucoup de choses sur Staline. J’ai immédiatement utilisé cet avantage acquis et ai demandé de la nourriture : « j’ai horrible-ment faim ». Malheureusement il n’y avait pas une seule miette

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de pain dans ce poste de garde, j’étais très déçu. Les soldats m’auraient certainement donné quelque chose s’ils avaient dis-posé de nourriture.

Après une heure encore, la phase finale du drame débuta. Deux soldats chargés de la garde de notre camp sont venus me chercher. Ils étaient tous deux plutôt pacifiques. Nous sommes repartis à pied, la marche a duré une demi-heure environ. En route, les pensées se bousculaient dans ma tête. Je ne savais pas comment l’administration du camp allait réagir à ma conduite, surtout qu’elle ne pourrait pas s’imaginer la raison pour laquelle je n’étais pas sur le lieu de départ de la brigade et elle se deman-derait où je me trouvais réellement et ce que j’y faisais. Mes camarades n’avaient pas dit un seul mot. Ils craignaient pour leur supplément de ravitaillement futur. De même, les deux gardiens russes qui nous avaient amenés sur le lieu de travail et qui étaient chargés de la surveillance avaient du souci à se faire car ils de-vaient expliquer la disparition d’un homme sur le chemin du retour. Le camp a dû connaître un long moment d’incertitude avant d’être informé de mon arrestation. Nous nous approchions tous les trois – moi au milieu- du bâtiment des gardiens. Plus nous nous rapprochions, plus un mauvais pressentiment m’envahissait pour la suite des événements et mon avenir.

On m’attendait déjà au poste de garde. On m’a conduit dans une pièce annexe et deux sergents me tombèrent dessus en me frappant à bras raccourcis avec les poings, les pieds et les crosses de leurs armes. Ils hurlaient toutes sortes d’injures, proféraient des menaces et voulaient absolument savoir où j’avais été et pourquoi j’étais absent pour le retour. J’ai tenté de leur faire croire à la fable de mon long passage aux latrines en raison d’une diarrhée qui m’a fait manquer le rassemblement du retour. Ils ne voulaient pas me croire et continuaient à me frapper avec la même violence – La première chose que je fis était de me laisser

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tomber sur le sol et de m’enrouler comme un hérisson. Ainsi la surface de prise était réduite et je pouvais mieux protéger ma tête. comme nous avions reçu nos vêtements d’hiver doublés à la mi-octobre, les coups étaient assez atténués pour ne pratique-ment pas les sentir. Lorsqu’ils eurent fini de se défouler, ils se mirent à examiner tous mes sacs ainsi que celui réservé au pain. comme ils n’y ont rien trouvé, ils ont commencé à se calmer et à devenir plus humains. Il n’y avait plus qu’un grondement dans leur voix et un éclair dans leur regard comme lorsqu’un orage s’éloigne. J’ai ensuite rassemblé mes affaires, éparpillées lors de la fouille La situation est restée confuse pendant un moment encore ; puis arriva ce que j’avais déjà souvent eu l’occasion de vivre : ils m’ont regardé d’un air menaçant, l’un d’eux cria „Chii-itryj“, ce qui signifie à peu près « petit futé » ou « roublard » et l’autre ordonna : « fout le camp Bljad fasciste » (Bljad signifiait approximativement ici « fils de pute »). Je tournai les talons et disparu à la vitesse de l’éclair. – Alors que j’arrivais à l’hébergement, j’ai dû constater que la soupe et le pain avaient déjà été distribués. ceci me fut plus pénible que les coups reçus. Mes camarades m’ont accueilli avec un « salut ». Rien d’autre que quelques endroits douloureux dans le dos et sur les jambes, cette histoire ne m’a laissé aucune séquelle. Le lendemain je suis parti comme d’habitude sur le lieu du travail avec ma brigade.

On était arrivé à la fin du mois de novembre et la température était tombée en-dessous de zéro. Les premières chutes de neige arrivèrent. Les vêtements d’hiver, reçus à la mi-octobre, consis-taient en uniformes de l’Armée rouge mis au rebut mais de qua-lité sensiblement supérieure à ceux de l’hiver précédent. On pouvait enregistrer un réel progrès qui nous était très utile dans ce domaine. Parmi ces vêtements il y avait des pièces tout à fait confortables et les chanceux étaient habillés comme les Russes moyens. On nous donna de nouveau des bottes en feutrine con-

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tre le gel rigoureux et, comme couvre-chef, un bonnet fourré appelé « Schapska » en russe. Toutes les deux semaines nous allions dans la ville de Banja à l’épouillage, notre nutrition n’était pas optimale mais nous pouvions la caractériser de satisfaisante vu notre situation de prisonniers de guerre. ceux qui n’étaient pas malades pouvaient être quelque peu satisfaits de la situation.

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Transfert vers Kujbyshev

Je souhaite désormais raconter quelques petits faits appar-tenant au quotidien pendant toute la durée de la captivité et que chaque prisonnier, quel que soit le camp ou la région de l’Union Soviétique, a dû supporter jusqu’à saturation.

Les contrôles sont la première chose à mentionner, désignés par « fouilles » par les prisonniers, celles-ci étaient réalisées régulièrement, par surprise, et dans toutes occasions. La pre-mière fouille eut lieu immédiatement lors de notre capture. chacun pratiquement se voyait enlever sa montre, son argent, son alliance et autres bagues ou bijoux, ses armes et ses cou-teaux. ceci était pour ainsi dire le tribut à verser à la troupe combattante. Bien sûr, plus nous progressions dans le pays, plus le butin était maigre. Malgré tout, il était toujours sur-prenant de voir tout ce qui était collecté et comment certains arrivaient à frauder en passant des objets jusqu’à l’intérieur de la Russie. La procédure était pratiquement toujours la même : fouille au corps, retournement des sacs, inspection du sac à pain et, parfois, fouille des chaussures. Sous le bonnet ou dans celui-ci, des choses pouvaient être cachées. – Même ultérieu-rement, dans les camps, des fouilles étaient entreprises de temps à autre, à intervalles irréguliers mais surtout lors des transferts et avant chaque transport. Nous pouvions faire pas-ser certaines choses sur les différents chantiers et je suis certain que dans les camps que j’ai connus, presque un prisonnier sur deux possédait un couteau fabriqué avec des morceaux de la-mes de scie – soit sur le chantier, soit dans le camp. ces objets étaient aussi la source de transactions intenses. Des boîtes, des peignes étaient fabriqués ainsi que des bagues à partir de pièces de monnaie. La prochaine fouille décimait souvent une partie de ces trésors.

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comme par miracle, j’avais réussi à passer quelques photos – de ma famille et de mes amis - datant d’avant-guerre – jusqu’à la dernière grande fouille sur le chemin du retour au pays, à Brest-Litovsk sur la frontière polonaise. Il était abso-lument interdit d’emporter des imprimés ou des écrits à la maison. Si près du but, ce risque était trop grand et j’ai détruit les photos avant la fouille. En effet, il était souvent arrivé qu’une personne était extraite de la troupe et renvoyée. Les méthodes de la Sécurité russe nous donnaient inconsciemment l’impression d’être définitivement sur le chemin de la maison uniquement lorsque la frontière de l’Allemagne occidentale était franchie. Même en République démocratique allemande nous n’étions pas protégés contre une intervention soviétique.

Un rituel similaire à la fouille résidait dans les contrôles de santé réguliers. Dans un camp principal, aux conditions à peu près correctes, ces contrôles étaient réalisés toutes les quatre à six semaines environ. Dans les camps excentrés, où j’étais le plus souvent captif, en règle générale, ce calendrier ne pou-vait pas être respecté, ce qui avait pour conséquence le quad-ruplement du taux de mortalité. Une dénommée « commis-sion » se réunissait dans une salle adéquate. Elle était consti-tuée de trois ou quatre personnes qualifiées de médecins par les Russes. ces personnes étaient en uniforme et les femmes étaient majoritaires. Les prisonniers, entièrement nus, se te-naient en rang devant cette commission de sélection avant de se présenter devant les médecins à l’appel de leur nom et du nom de leur père (il est usuel en Russie d’associer à son pro-pre nom le prénom du père, pour les femmes le prénom de la mère). Nous devions pivoter et étions d’abord soumis à un contrôle visuel. La méthode d’évaluation était aussi simple que le système de santé russe dans sa globalité. Si lors du pincement de l’épiderme celui-ci gardait la marque du pli,

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c’était le signe d’une mauvaise nutrition mais si après un cer-tain temps la peau redevenait lisse, nous étions en bonne san-té. Puis le diagnostic tombait : une bonne santé signifiait l’intégration dans le groupe de travail 1, nous étions intégra-lement aptes au travail ou en mesure d’effectuer toutes sortes de travaux. Le groupe 2 était faible ou apte aux travaux légers uniquement. Puis c’était dystrophie 1, ce qui signifiait qu’une poursuite du travail était impossible, c’est-à-dire, une incapa-cité de travail.

Dans ce cas, « OK » était mentionné, ce qui en russe signi-fiait « Otdychajuschaja Kommanda » et en français, approxi-mativement, « brigade de repos ». Avec un peu d’humour noir, cette mention était transformée en « KO » comme dans la boxe. À ce propos, cet examen s’appelait dans le jargon du camp « inspection de la viande ». – Les dystrophiques étaient KO à proprement parler. Dans la terminologie médicale, cette ex-pression signifie : sous-alimentation. La dystrophie II néces-sitait un séjour à l’hôpital militaire. Les simples dystrophiques, selon l’aménagement du camp concerné, étaient envoyés pour quatre semaines dans un baraquement spécial, ne travaillaient pas et bénéficiaient d’une meilleure alimentation. Dans la plu-part des cas, ceci était appliqué jusqu’au prochain passage devant une commission. – La qualification des médecins rus-ses, hommes et femmes, était pour nous une énigme. Peu d’entre eux devaient posséder une formation universitaire, comme exigée en Allemagne. Leur statut devait être compa-rable à celui d’un soldat infirmier allemand. Cependant, des diplômés de l’enseignement supérieur remplissaient certaine-ment les plus hautes fonctions. De même, la méthode appliquée avec le thermomètre afin de définir qui était malade et qui ne l’était pas, était d’une grande simplicité. Au-dessous de 38 degrés de température, on était en bonne santé et au-dessus,

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nous étions malades. Seule exception – un état de santé visi-blement dégradé.

Le pain avait une signification presque mystique en captivi-té. Toutes les pensées tournaient autour du pain, il était un symbole de vie ou de mort. Objet des conversations, des es-poirs, de l’imagination, des envies, souvent aussi le motif de litiges intenses et violents. Je n’ai jamais entendu quelqu’un réclamer des pommes de terre ou des saucisses aux pires mo-ments des restrictions. L’appel au secours était toujours : DU PAIN. Nous comparions souvent avec un séjour dans une pri-son allemande – avec de l’eau et du pain – qui nous semblait être une situation idéale, à condition d’avoir du pain en quan-tité suffisante. -

Je ne connaissais pas encore le pain russe car je n’étais ja-mais allé en Russie pendant la guerre. Selon l’ordre de Staline, chaque prisonnier devrait recevoir 600 grammes de pain par jour – exactement la quantité reçue par la population civile russe – pour autant que le prisonnier assume sa part de travail. J’insiste sur le mot « devrait ». Lors des transports, ce pain était coupé en tranches et séché. Il devenait tellement dur qu’il ne pouvait être consommé qu’après avoir été ramolli. La por-tion attribuée était évidemment moins lourde. – J’ai pris con-science de la signification du pain en captivité, car je n’en avais jamais manqué auparavant. À ma grande honte, je dois re-connaître qu’aujourd’hui mon respect du pain a pratiquement disparu, une conséquence de la surabondance régnante.

Sur ce thème, je me souviens d’un événement vécu en 1943 dans le sud de la france. À l’époque j’étais stationné dans une unité chargée de la protection d’un aérodrome militaire cont-re les attaques aériennes sur la côte méditerranéenne. Un camp de prisonniers de guerre vietnamiens, ayant combattu dans l’armée française, se trouvait à proximité. Désormais, personne

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n’étant plus responsable de leur ravitaillement, ils souffraient de la faim. L’administration du camp envoya quelques petits groupes à la recherche de nourriture dans les environs. L’un de ces groupes, composé de trois ou quatre hommes, vint dans notre poste demander du pain. ces hommes ne parlaient pas un seul mot d’allemand, sauf « Brodd, Brodd, Brodd », dif-ficile à prononcer pour eux, en roulant le « R ». Nous nous moquions d’eux car ils nous semblaient vraiment petits à côté de nous et nous les appelions donc « les petits hommes bruns avec les yeux bridés ». Leur discipline nous étonnait ainsi que l’aspect soigné de leurs uniformes, de couleur brune, et de leurs guêtres lacées, malgré les conditions difficiles dans les-quelles ils devaient vivre. Par amusement et en les considérant comme une curiosité exotique, nous avons pris des photos avec eux. Je possède toujours ces photos. ces hommes venaient à intervalles réguliers et nous leur donnions beaucoup de pain ainsi que nos surplus d’aliments. À notre grande surprise, ils ne buvaient pas de vin rouge. ---- Jamais je n’aurais pensé à l’époque connaître moi-même une situation similaire. ---

« mais le malheur arrive d’un pied rapide » citation de « La cloche », Schiller Un autre aliment de base en Russie, outre la soupe et le pain,

était la « Kacha », ce qui peut être traduit approximativement par « bouillie ». comme un Russe me l’avait expliqué, la vraie Kacha est constituée de millet mais elle peut aussi être réalisée avec des pommes de terre, de la semoule, du sarrasin ou de la citrouille. c’est en Russie que j’ai vu pour la première fois, et à mon grand étonnement, l’utilisation de millet dans l’alimentation humaine. Je connaissais le millet par mon grand-père qui en nourrissait les poussins. La Kacha est le plat prin-cipal de la population pauvre. On la met en tas sur l’assiette, on creuse un trou au centre qu’on remplit d’huile de tournesol.

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Malheureusement, durant ma captivité, j’ai rarement eu l’occasion de manger la Kacha. - certains dimanches ou jours de fête, nous avions droit à une soupe un peu plus épaisse. Après le repas, nous avions de longues discussions : étais-ce de la Kacha, une soupe à la Kacha ou une Kacha ressemblant à de la soupe. Pendant les périodes de disette, nous discutions longuement de nourriture et nous échangions des recettes de nos régions. J’avais prévu, dans le cas où je reverrais mon pays, de manger chaque année une Kacha de millet, le jour anniversaire de mon retour, pour ainsi dire par gratitude. Mal-heureusement et après tant d’années, je ne l’ai jamais fait.

Après le rétablissement de l’ordre suite au chaos du début et lorsque l’organisation des différents camps prenait lentement forme, à ma grande surprise nous avons reçu soudainement du tabac avec notre ration. Le tabac en lui-même était aussi une nouveauté, en effet il s’agissait de « Machorka ». Il n’était connu que de quelques personnes qui étaient en Russie depuis longtemps. Moi-même, je n’en connaissais même pas le nom. – « Machorka » était un tabac très grossier qui avait l’aspect de copeaux bruns. Son aspect était dû à l’utilisation de la feuil-le de tabac complète avec toutes ses nervures et toute sa tige. La plante était utilisée intégralement. Le « Machorka » avait un goût un peu sucré et pouvait uniquement être roulé dans du papier journal. Le papier du célèbre journal « PRAVDA », qui signifie « Vérité », était le meilleur. Le bord de la Pravda por-tait l’inscription « Kuritelnaja Bumaga », signifiant « papier fumable ». Les pages de la Pravda pouvaient être pliées en accordéon de sorte à obtenir une petite feuille, plus grande que le papier à cigarettes normal et convenant pour une de nos cigarettes. Il nous fallait d’abord apprendre à rouler notre ci-garette. Après l’avoir roulée, les deux extrémités étaient apla-ties afin qu’aucune miette de tabac ne tombe. Certains Russes

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pliaient le papier en forme de cornet pointu, plié au centre, rempli de tabac et fumé comme une petite pipe.

Les paquets de tabac avaient à peu près la taille d’un morceau de savon noir et enveloppés de papier d’emballage brun. – Le tabac était une marchandise d’échange prisée. Souvent, les non-fumeurs pouvaient le bazarder contre du pain ou faire des affaires avec les Russes sur le chantier. – Je n’étais pas moi-même un grand fumeur et jamais je n’aurais échangé mon pain contre du tabac. Mais fumer était un moyen efficace de sup-porter plus facilement les périodes de famine. Je n’ai jamais rencontré un Russe non- fumeur parmi ceux qui travaillaient avec nous.

Nous étions désormais fin novembre et j’étais toujours à Saratov. À cette époque, les Russes nous avaient déjà enregis-trés avec nos identités et chacun possédait son propre fichier ou dossier. Une fois, nous avions dû écrire notre curriculum vitae en donnant tous les détails sur notre carrière militaire et nos lieux de séjour exacts pendant la guerre, en indiquant no-tre grade et nos différentes unités. Leur intérêt se concentrait surtout sur notre temps de service en Union Soviétique. Des contrôles spéciaux recherchaient les critères des groupes san-guins des SS tatoués sous le bras. Je ne savais pas que cela existait. J’ai dû subir ces contrôles plusieurs fois pendant ma captivité. Les camarades portant une cicatrice sous le bras, dans le creux de l’aisselle, suite à une blessure ou à une ma-ladie étaient mal barrés. En effet, ils étaient soupçonnés d’avoir brûlé ce signe ou fait supprimer par une opération, ce qui en fait s’était déjà produit. Ils manquaient de preuves et les Rus-ses étaient méfiants en permanence. Parmi les membres des SS découverts certains étaient mis à l’écart, d’autres pas. ceci, entre de nombreuses autres choses, reste jusqu’à la fin de ma captivité l’une des grandes incohérences de l’organisation rus-

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se. Le numéro tatoué était appelé dans le jargon des fantassins « Den Vogel unter`m Arm » (l’oiseau sous le bras).

À peu près à cette période, le bruit d’un transfert ou de l’envoi d’une brigade à l’extérieur courrait dans le camp. J’en eus des sueurs froides. L’hiver était la période de coupe des arbres en Russie. La sève n’était pas montée, il était donc plus facile de scier, surtout lors du gel. La situation était critique. Nous savions que toute rumeur recelait une part de vérité. – Effectivement, un soir les noms de 80 hommes environ furent appelés, le mien en faisait bien sûr partie : nous devions nous tenir prêts au départ le lendemain. comme d’habitude, nous tentions de deviner notre destination. certains pensaient à la brigade du bois, les optimistes parlaient, bien sûr, du retour au pays. J’étais conscient du fait que je ne pourrais pas renouve-ler le miracle de l’accès de fièvre cette fois-ci. Je recherchais désespérément une solution mais n’en trouvai aucune. – Vers midi, départ pour la gare de Saratov, sur une voie secondaire. De là, chargement dans deux des wagons à bestiaux déjà évo-qués en attente du départ. Personne ne connaissait encore la destination, les gardes russes ne la connaissait sans doute pas non plus. Nous sommes restés toute la nuit sur les voies sans qu’aucun mouvement ne se produise. La plupart avait déjà avalé la majeure partie de la ration du voyage, constituée sur-tout de pain sec. -

Dans la nuit je me suis entretenu avec Günther Böhrs qui faisait partie du voyage. Je ne voulais absolument pas quitter Saratov et je savais que la forêt signifiait la mort pour moi. – Günther me confia un secret qui, aujourd’hui encore, me don-ne des sueurs froides. Il s’était enfuit du camp la nuit précédant le transfert et avait marché jusqu’à Uliza Rosa Luxemburg à 3 km environ où il avait rendu visite à Elisabeth Meinhard, mangé encore une fois à sa faim et emporté autant de victuail-

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les qu’il pouvait loger. Notre camp était directement situé sur l’artère principale Bolschaja Gornaja Uliza qui conduisait en ville. Le camp était uniquement sécurisé par un maigre barbe-lé et n’était pas strictement gardé. Malgré tout, c’était un jeu de vie et de mort. comme Sorabe (minorité slave du Spreewald et de Basse-Lusace) Günther parlait le russe usuel et, comme précédemment relaté, nos vêtements se distinguaient peu de ceux de la population civile de Saratov. Stimulé par cette aventure, j’eus une idée durant la nuit. J’en parlai à basse voix avec Günther qui m’en dissuada. Mais j’étais malgré tout dé-cidé.

La veille du départ, quelques wagons prévus pour effectuer le même trajet furent encore accrochés au train. Les portes s’ouvraient le matin vers six heures afin que nous puissions aller nous soulager. Je sortis avec les autres sur le remblai, observai le trajet du garde, me faufilais sous notre wagon puis jusqu’à l’extrémité du train, regardai encore une fois derrière moi et me laissai rouler au moment adéquat de l’autre côté du remblai. Je suis resté allongé quelques minutes encore puis, en me courbant, j’ai évité quelques obstacles et me suis ret-rouvé complètement hors de la vue des gardiens. Alors que je m’assurais encore une fois de ma sécurité en regardant de tous les côtés et que j’étais absolument persuadé de ne pas pouvoir être découvert, un sentiment de liberté totale et de légèreté comme je n’en avais pas connu depuis longtemps m’a envahi. c’était comme apprendre que soudain j’étais guéri d’une ma-ladie mortelle. Toute la peur et toute la tension, toute la pres-sion de la captivité avaient fait place d’un seul coup à un sen-timent de bonheur indescriptible, comme celui décrit par les drogués au moment où ils se plantent l’aiguille. --- après un bref moment, mon instinct me rappela à la réalité. Après quel-ques minutes de repos, je me mis en route en direction de la

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ville de Saratov. -

Grâce à mes différents travaux dans les brigades et grâce aussi à mes escapades, je connaissais assez bien la ville. Je pris la direction d’Uliza Rosa Luxemburg, car c’était ce que je connaissais le mieux. Il était encore très tôt le matin, je n’étais pas pressé. Vers neuf heures j’ai tranquillement com-mencé à visiter mes premières maisons puis une fois rassasié et en possession de suffisamment de réserves, je me suis rendu dans la salle d’accueil des bains publics pour m’y reposer et m’y réchauffer. Personne ne s’occupait de moi. L’activité était intense et chacun était occupé. Mes vêtements n’attiraient pas l’attention, ce que j’ai déjà expliqué plusieurs fois. Il faisait agréablement chaud et j’ai commencé à manger une partie de mes provisions. Vers midi, je me mis en route pour un camp de prisonniers dont je connaissais l’emplacement. On l’appelait le « camp des balles » car il était construit à côté d’une usine de munitions et les prisonniers travaillaient exclusivement dans cette usine. Je me suis présenté au poste de garde à l’entrée en disant : « Ja Wojennoplennyj ». Ce qui signifie : « je suis un prisonnier de guerre ». Les gardes me regardèrent comme un revenant et appelèrent le responsable du camp.

Le commandant ne savait pas quoi faire de moi et me regar-dait avec étonnement mais calmement. Il n’avait sans doute jamais eu l’occasion, dans toute sa carrière, de voir quelqu’un arriver librement dans un camp de prisonniers. Il ne se réjouis-sait pas vraiment de cette arrivée inopinée. Il m’a d’abord interrogé, je lui ai alors raconté la même vieille histoire : je suis sorti dans la gare lors du transport afin de satisfaire aux besoins naturels. ceci dura plus longtemps que prévu et le train repartit sans moi, le poste de garde l’avait sans doute remarqué plus tard, alors que le train démarrait déjà. J’eus accès à

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l’hébergement et on m’attribua une couche. Naturellement, les autres prisonniers vinrent me voir immédiatement pour savoir comment et pourquoi je me trouvais là. Alors que je racontais que j’étais natif de Baden-Baden, un individu se rapprocha soudainement et m’interpella à ma grande surprise dans le dialecte du Bade. Il s’agissait de mon camarade de gymnas-tique, Willi Wiederrecht, de l’ouest de la ville et toute la soirée fut consacrée aux souvenirs de notre pays.

ce camp sentait le renfermé, était sombre, souillé de suie et envahi d’effluves d’huile pour moteurs. Comme dans une pri-son, aucune liaison avec le monde extérieur, aucun contact avec la population n’existaient, donc aucune possibilité de mendier. Les « Plennyjs » étaient pâles et mal nourris, le travail était ennuyeux, sans variété. Je m’étais trompé et j’avais misé sur une mauvaise carte. Ma seule consolation était la présence de mon « pays », Willi Wiederrecht.

Le lendemain, je fus affecté à un travail conformément à la citation de Lénine : « celui qui ne travaille pas ne mangera pas ». Nous irritions les Russes en détournant la pensée de Lénine : « En Allemagne, c’est le contraire, nous disons : ce-lui qui ne travaille pas doit au moins bien manger ». Le travail consistait en légères tâches de déblaiement, sans norme à rem-plir, qui étaient exécutées à la vitesse de l’escargot lorsqu’aucun natschalnik ne se trouvait à proximité. -

ce devait être le troisième jour lorsque vers 9 h je fus soudain appelé : Hauger au poste de garde ! J’avais un mauvais pres-sentiment. Deux jeunes soldats soviétiques portant le pistolet-mitrailleur en bandoulière et affichant des visages furibonds m’interpellèrent : « Gauger dawaj - dawaj – pojechali ». ce qui signifiait à peu près : « Hauger – prêt au départ ». Les Rus-ses ne pouvaient pas prononcer le « H » allemand au début d’un mot. J’avais mon sac à pain qui contenait tout ce dont

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j’avais besoin en Russie. Surtout une cuillère et une casserole. Puis ils me mirent entre eux deux et nous nous sommes dirigés vers le prochain arrêt du tramway. Il existait à Saratov une circulation modeste d’anciens wagons déglingués desservant les artères principales. Nous avons pris place sur la plate-forme. Immédiatement, les voyageurs interrogèrent les gardes afin de savoir ce qui se passait. Le mot « disertirowat » a été prononcé plusieurs fois. Les deux jeunes soldats étaient plutôt fiers de leur mission et racontèrent aux passagers qu’ils avai-ent capturé un déserteur. On me regardait avec curiosité com-me un animal extraordinaire.-

Après une heure environ, je me suis retrouvé dans le camp de « Bolschaja Gornaja Uliza ». Il était situé un peu plus haut que la ville, sur une colline. Par beau temps, la Volga était visible. On me remit au commandant du camp qui m’attendait déjà. J’ignorais ce qui allait m’arriver. Mais j’assistai de nou-veau à un miracle russe. – Il me dit que tout ce que j’avais raconté dans le « camp des balles » n’était que mensonges. En effet, le train n’était reparti que le soir et tous les environs avaient été fouillés pour me retrouver. c’est seulement le len-demain que la nouvelle de mon arrivée au « camp des billes » était parvenue. Il a réfléchi un petit moment puis me demanda de bonne humeur si j’avais une amoureuse à Saratov. Je me rappelle encore de chaque mot : en russe à peu près « Ljublja » ou « Ljubowniza ». Il se mit à crier en voyant mon air idiot : fous le camp et enregistre-toi dans le camp. Je me suis retour-né à toute vitesse et j’ai disparu. Il est difficile de croire que rien ne m’est arrivé avec toute cette histoire. L’officier a sans doute pensé que j’étais sous la protection particulière du « Saint Ivan de Novgorod ».

Je fus bien accueilli dans la « Semeljanka ». Je mis beaucoup de temps à raconter les détails de mon aventure à mes cama-

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rades incrédules. Mais, trêve d’arguties, j’étais de nouveau là, bien vivant. Le bunker souterrain m’avait de nouveau attiré à Saratov comme avait été attirée une partie des Juifs dans le désert, vers les plats de viande égyptiens. Puis j’ai appris que la destination du transport était Kuybyshev, une ville située au nord de Saratov, sur le grand coude de la Volga, portant le nom de Samara à l’époque des Tsars et de nouveau aujourd’hui. Le lendemain nous partions avec la brigade de travail mais, mal-heureusement, non pas à « Uliza Rosa Luxemburg » où se trouvait mon terrain de chasse fructueux désormais inacces-sible.

Il me faut encore signaler que mon arrestation soudaine ne me donna aucune opportunité de prendre congé de mon com-patriote Wiederrecht. Il travaillait à ce moment-là. Nous nous sommes revus seulement à la fin de l’année 1949 car il n’avait été libéré qu’une année après moi. Nous avons vécu presqu’une décennie dans la même rue, en voisins proches, et nous nous sommes souvent rencontrés. Il ne portait pratiquement aucune séquelle de son séjour en camp et vécu jusqu’à 80 ans.

Voici une autre spécificité de la vie dans le camp à laquelle chaque prisonnier pense avec épouvante. Il s’agit des appels quotidiens. Ils ont débuté dans le premier camp fixe à Fürsten-walde et se sont terminé seulement après que nous ayons quit-té la Russie à la frontière de Brest-Litovsk. À chaque change-ment de lieu, avant de quitter le camp devant le poste de gar-de, au passage du portail à notre retour, lors de la communication d’un ordre ou d’une instruction : à chaque fois, toute cette foule devait se mettre en rangs pour le comptage. Le plus souvent, le nombre compté ne correspondait pas et tout recommençait au début. Puis les groupes étaient recons-titués en donnant lieu à des discussions entre les gardes tandis que les prisonniers protestaient et juraient. Par mauvais temps

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et en hiver, cette procédure était particulièrement désagréable. Nous avions froid et nos pieds étaient gelés, surtout au retour du travail. En effet, souvent une fouille accompagnait alors le comptage car le vol d’objets ou leur trafic étaient à l’ordre du jour. Les Russes étaient impitoyables sur ces points. Parfois, plus d’une heure était nécessaire lorsque le décompte se révé-lait erroné ou si un objet quelconque avait été découvert.

À peine une semaine plus tard, j’entendis de nouveau : Hau-ger au poste de garde ! J’ai alors pensé que cela devenait sé-rieux, que je n’échapperais pas au camp d’internement. J’eus vraiment peur de devoir quitter Saratov. Deux membres de l’Armée rouge se tenaient dans le poste de garde avec leurs armes. Ils m’ordonnèrent de prendre mes affaires puis nous avons quitté le camp pour prendre le tramway en direction de la gare de Saratov. Je tentai en route de découvrir ma destina-tion, mais ils gardèrent le silence. c’étaient deux soldats assez âgés, membres de l’armée depuis plus longtemps que les deux jeunes types qui n’avaient cueilli au « camp des billes ». Une grande agitation régnait dans la gare – une foule importante en civil ou en uniformes allait et venait. J’étais très impres-sionné. Les civils portaient d’énormes valises, sacs et caisses. On remarquait que la vie recommençait à se normaliser après la guerre.

Le train démarra après une longue attente. Un garde restait à mon côté, l’autre se promenait dans le hall de la gare où il y avait beaucoup à regarder et à acheter. Après un certain temps, l’autre garde partit aussi faire un tour et me demanda d’attendre dans un coin qu’il revienne. c’était de l’inconscience, j’aurais pu partir sans problème, mais la question était « pour où ». Pendant un certain temps j’avais envie de mendier du pain auprès des passants, mais m’en abstins. – finalement les deux gardes sont revenus de bonne humeur et nous avons attendu

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le train sur le quai. Entre-temps, un genre de camaraderie s’était installé entre nous et ils me dirent que le but du voyage était Kuybyshev, là où se trouvaient les autres.

Le train démarra en début de soirée. Le voyage dura toute la nuit bien que la distance entre Saratov et Kuybyshev n’était que de 330 km. Au début du voyage, il régnait un terrible chaos dans le wagon complètement bondé. chacun devait se battre pour une place afin de passer la nuit relativement sans dommage. Mes deux gardes, militaires, trouvèrent plus faci-lement des places assises que les paysannes russes qui ven-daient le surplus de leur production au « Bazar » (marché lib-re). La tension est retombée après quelques kilomètres. La population n’était pas exigeante et habituée aux privations et restrictions.

Nous étions assis ou allongés au milieu des autres passagers et nous avons engagé rapidement la conversation, l’on deman-da surtout aux deux gardes quel était ce prisonnier bizarre. Bien sûr, l’intérêt s’est encore accru lorsque l’on su que j’étais un prisonnier de guerre allemand. Beaucoup n’en avaient en-core jamais rencontré, la région de la moyenne Volga ayant été entièrement épargnée par la guerre et ses destructions. c’est la raison pour laquelle le comportement de la population de base était différent de celui affiché dans les zones de combats. Aucune trace d’hostilité. Au moment du repas, j’eus droit au même ravitaillement que mes deux gardes. c’était encore une opportunité formidable de me rassasier de pain et je souhaitais que ce voyage dure longtemps. comme d’habitude, la conver-sation se limitait à quelques expressions facilement compré-hensibles : « Berlin kapuut, Gittler kapuut, Woijna kapuut », « Woijna » signifie « la guerre », je n’étais certainement pas un fasciste mais un homme bon et je serais bientôt « skoro domoj », c’est-à-dire à la maison. Un « kapuut » étiré en

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longueur exprimait à l’époque « terminé, fini, conclu mais aussi mort » et possédait chez les Russes une signification plus large que notre bref « kaput ».

Mes gardiens sympathiques me livrèrent au camp de Kuy-byshev. J’y fus reçu et enregistré. On m’attribua un grabat et une place dans une brigade puis la vie dans le camp suivait son cours. J’étais toujours dans l’attente de sanctions mais, à mon grand soulagement, rien ne se produisit. Je ne possède aucune explication cohérente à ce propos. Le fait qu’une per-sonne prévue pour Kuybyshev s’était encore retrouvée à Sa-ratov ne passait sans doute pas dans le concept soviétique.

Au camp j’ai bien sûr retrouvé mes anciens copains de la « Semeljanka ». Nous avions beaucoup à raconter. J’ai aussi retrouvé Günther Böhrs. – Le lendemain nous sommes partis avec la brigade dans une zone de nouveaux chantiers. Il s’agissait de blocs d’immeubles construits à la va-vite que nous désignons aujourd’hui par « Plattenbauten » (barres d’immeubles dans l’ancienne RDA).

Ma brigade avait pour mission de décharger du calcaire dans de grands conteneurs rectangulaires en tôle. ce calcaire pro-duisait une mousse très toxique qui giclait, il fallait prendre garde aux projections. À la fin de la journée, nous étions aus-si blancs que des plâtriers. Le camp était situé encore sur le territoire de la ville et il était le premier à bénéficier d’une organisation raisonnable. Je n’avais encore rien vu de tel jusqu’à présent. Nous avions une cantine (Stolowaja) où nous prenions des repas réguliers mais encore insuffisants.

c’est dans ce camp que j’ai rencontré pour la première fois des gens faisant partie de l’organisation « ANTIfA ». c’est là aussi que je voyais pour la première fois le journal des prison-niers « NEUES DEUTScHLAND » ou « fREIES DEUTScH-LAND » édité par les membres du comité national des anti-

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fascistes. ces derniers étaient surtout des prisonniers de longue date qui s’étaient déclarés prêts à exercer une influence, en association avec les services soviétiques, sur la position poli-tique dans les camps. Son acceptation était controversée. La plupart des « Plennyjs » ne supposaient aucune véritable con-viction politique derrière la façade de l’ANTIfA mais la pos-sibilité, grâce à elle, d’éviter de travailler et de bénéficier d’une meilleure nourriture – donc un pur opportunisme. Les memb-res de l’ANTIfA n’étaient pas particulièrement bien supportés et étaient considérés en partie avec envie, et en partie avec méfiance en raison de leurs privilèges. Bizarrement, les Russes ne parlaient jamais de national-socialisme ou de nazisme mais utilisaient toujours le terme de fascisme, ce qui n’était pas complètement correct du point de vue historique. Ainsi, la dénomination ANTIfA était une abréviation d’antifascisme.

La plupart des prisonniers se désintéressaient absolument de la politique. La préoccupation du pain quotidien, le manque permanent de nourriture malgré des travaux difficiles ainsi que le souci du retour au pays dans un avenir incertain avaient pris le pas sur tout le reste. Par conséquent, une conversion poli-tique sensée n’était pas possible. Les participants à la guerre étaient de toute manière guéris du national-socialisme. – Le journal du camp « Neues Deutschland » ne donnait pas non plus d’orientation objective, il était trop influencé par la pro-pagande soviétique et faisait l’éloge permanent des prestations de reconstruction dans ce qui était dénommé « zone Est » et en Union soviétique. Les louanges du marxisme-léninisme se répandaient de manière insistante à travers toutes les informa-tions et tous les articles. L’ouest était diabolisé comme étant capitaliste, exploiteur et agressif. Dans ces conditions, il était

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impossible de se faire une idée concrète de la réalité régnant dans le monde ou dans son pays.

Quelques jours étaient passés depuis mon arrivée au camp de Kuybyshev lorsqu’une fois encore la sélection selon l’état de santé déjà décrite eut lieu. Grâce à mon supplément de nourriture, j’étais plutôt dans un bon état de santé et, par con-séquent, comme il fallait s’y attendre, intégré dans le « grou-pe 1 », ce qui signifie apte à toutes sortes de travaux.

Désormais nous étions en plein hiver, un bruit courait de nouveau : une nouvelle brigade extérieure était en préparation. Un sombre pressentiment me disait : tu en feras partie. ce qui fut le cas. Environ 60 hommes furent sélectionnés, répartis en brigades mais envoyés sur le chantier en attendant. Le jeu des devinettes et les bruits reprirent de plus belle mais personne ne possédait une information exacte. Noël était arrivé dans l’intervalle. c’était mon second Noël en captivité. Au camp, nous avions un petit groupe d’artistes protégés par les Russes qui, de temps à autre, préparait un programme culturel ou hu-moriste, joué en fin de semaine. Ces personnes étaient exem-ptées de travail afin de fignoler leur programme et de s’exercer au camp. Si ce programme plaisait aux Russes, ils jugeaient : « Kultura jest », ce qui exprimait approximativement : ces gens sont cultivés. Même à Noël, ils tentaient de générer une am-biance sentimentale. Noël n’était pas un jour férié en Russie.

c’est justement le premier jour de l’année 1947 que le départ fut donné le matin. Nous avons été chargés sur un camion, à ce propos, ces camions provenaient tous de la fourniture de matériel des Américains au cours de la seconde guerre mon-diale. Le trajet suivait la Volga sur 15 à 20 km en direction du nord. Nous avons fait une pause dans un petit village situé directement sur la rive afin d’être décomptés lors d’un appel. C’était une journée ensoleillée, magnifique. La température

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atteignait au moins 20 degrés en-dessous de zéro. Puis un gui-de connaissant le lieu nous fit sortir de ce lotissement, à pied, en traversant la Volga pour passer de la rive plate de gauche à la rive escarpée de droite. À cet endroit le fleuve mesurait plus de 1 km de large. Il ne faut pas se représenter la Volga gelée comme une surface lisse. Il y avait surtout des blocs de glace entassés dont certains s’étaient encastrés verticalement. c’était un spectacle fantasmagorique. Derrière ce labyrinthe, il était souvent impossible de voir l’autre rive.

Nous marchions au pas de l’oie, notre guide en premier et la colonne des gardes à l’arrière. Nous passions parfois des en-droits dégagés dans lesquels l’eau gargouillait et giclait et où les blocs de glace se déplaçaient encore en grinçant. Nous étions pris d’une sensation d’effroi et, même les gardes, avai-ent des visages soucieux. Nous dépendions complètement de notre guide et celui-ci connaissait bien l’endroit. ce n’était pas la première fois qu’il guidait une colonne sur la Volga gelée. Je ne sais plus combien de temps a duré cette traversée mais nous sommes tous arrivés sans dommage sur l’autre rive. – Le guide civil est resté avec le groupe et nous a conduits à 2 ou 3 km de là par un sentier jusqu’à un petit hameau située sur la pente de la Volga. Un grand bâtiment avait été aménagé en camp de prisonniers où nous avons été hébergés. L’intérieur de ce bâtiment était équipé comme notre cabane dans la forêt de Penza et n’a donc pas besoin d’être spécialement décrit. Vu de l’extérieur, cet endroit ne présentait aucune ressemblance avec un camp car il n’était pas entouré de barbelés. cependant, la possibilité d’évasion était nulle.

D’autres prisonniers étaient déjà passés par ce camp, vrai-semblablement des détenus russes qui devaient purger une peine de travaux forcés. ce camp faisait partie d’une carrière de pierres à chaux, extraites cependant sous terre dans une

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galerie exploitée à l’horizontale sur le versant. L’entrée de la galerie se trouvait à environ 150 m au-dessus de la rive de la Volga. La pierre de chaux extraite ici devait posséder une qua-lité particulière, sinon la galerie n’aurait pas été creusée à un endroit aussi peu propice. Pour un amoureux de la nature, la vue sur le paysage fluvial aurait été unique mais, en ce qui nous concerne, le travail qui nous attendait nous remplissait d’épouvante. Nous nous trouvions dans la courbe de la grande « boucle de la Volga » à Samara, sur le versant de la rive qui grimpait à presque 400 m. Les « monts Shiguli », petites mon-tagnes indiquées aujourd’hui sur la carte géographique comme zone naturelle protégée ou comme parc national, étaient situés dans la boucle. On y trouve désormais le lac du barrage de Kuybyshev qui a certainement submergé des parties de la car-rière de l’époque. À proximité de la galerie, un petit hameau de maisons en bois était niché et habité par les travailleurs russes employés dans la carrière. Ils s’y étaient implantés avec leurs familles, les femmes étant aussi employées pour diffé-rents travaux. Il s’agissait en fait de Tatares, déplacés par les Soviétiques pour une raison quelconque.

Le lendemain nous partîmes en direction de la carrière afin que les tâches soient réparties. S’y trouvaient un directeur et un natschalnik respectivement affectés l’un au travail dans le puits et l’autre à l’extérieur. Je fus affecté au transport à l’extérieur, ce qui représentait un avantage dont j’ai eu con-science plus tard seulement. Le système de transport pour les pierres extraites consistait en de grands wagons de fer entraî-nés par un câble métallique à la force des muscles et, sous terre, en partie par des chevaux de mines. En compagnie d’un Russe, je devais faire tourner les wagons qui arrivaient vers la droite ou vers la gauche sur une plate-forme et les pousser jusqu’à ce qu’ils puissent être déchargés après ouverture d’un

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clapet latéral. Leur contenu était tiré au moyen d’un crochet de fer puis roulait comme une avalanche le long de la pente en direction de la Volga. Il arrivait souvent que le câble saute des roues ou que la plate-forme sorte des paliers durant le travail, ce qui représentait pour nous une opportunité supplé-mentaire de pause. On appelait alors « un spécialiste », cette désignation professionnelle typiquement russe, attribuée pra-tiquement à toute personne possédant un petit surplus de con-naissances dans un domaine professionnel quelconque.

En cas de panne sur une plate-forme, nous avons été obligés de la lever et de la tourner avec une pince à riper afin de lub-rifier le roulement à billes. J’ai été plutôt surpris de découvrir dessous l’inscription « Krupp Essen 1928 ». On pouvait alors s’imaginer l’état de vétusté et de dégradation de toute l’installation. Les Russes détestaient les pannes, ils s’emportaient et juraient alors avec force. Dans la plupart des cas, la norme qui était décisive pour le calcul du salaire leur fut abaissée. – Le temps est resté glacial pendant des semaines avec des chutes de neige et des températures sibériennes bien au-dessous de zéro. Par contre, il faisait agréablement chaud dans la galerie mais les conditions de travail étaient bien plus difficiles. Je n’étais pas attiré par la galerie. L’idée de creuser sous la terre comme une taupe ne pouvait pas me réjouir. Des semaines plus tard, je suis entré dans la galerie à une occasion particulière et mes craintes se virent confirmées.

comme dans tous les camps excentrés, la nourriture était mauvaise et insuffisante. Nous eûmes le premier décès après quatre semaines. Il s’appelait « Kitzinger » et venait de Stutt-gart. Nous étions particulièrement proches car il était le seul compatriote originaire de ma proche région. La cause du décès était simple : épuisement et œdèmes dus à la faim. Il avait été absolument incapable de travailler pendant plusieurs jours et,

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le jour de sa mort, lorsque nous sommes partis travailler, il était couché immobile sur son grabat comme d’habitude. Le gardien de service au camp m’a interpellé de loin vers 10 heu-res : « Kitzinger kapuuut ». Nous avions de grandes difficul-tés à l’enterrer dans le sol caillouteux et gelé. J’ai rendu visi-te à ses parents à mon retour. Je n’ai pas pu leur raconter les conditions extrêmes de sa mort, je ne souhaitais pas les cho-quer. – Évidemment, il était inévitable que l’état de santé du groupe entier se dégrade de jour en jour et que, par conséquent, le rendement baisse. De semaine en semaine, il y eut de plus en plus de malades et d’incapacités de travail. Bien sûr, le camp principal de Saratov a eu connaissance de cette situation et une commission apparut afin de faire le point. Quelques malades furent renvoyés dans le camp principal, la nourriture a été améliorée pendant quelques jours mais, après une brève péri-ode, les anciennes habitudes russo-soviétiques étaient rétablies. Une nouvelle main-d’œuvre en mesure de travailler a rempla-cé ceux qui étaient retournés au camp principal. La situation du ravitaillement n’était pas optimale non plus dans la popu-lation à cette époque, il était donc pratiquement inévitable que de la nourriture disparaisse lors du transport ou de la réparti-tion.

Les jours passaient lentement et douloureusement avec tou-jours la même routine. Le matin nous partions pour la carrière en traînant les pieds et le soir nous faisions le même trajet en sens inverse. Nous n’avions aucune distraction comme il y en avait dans le camp principal. Nous avalions notre morceau de pain et notre soupe à l’eau puis la plupart du temps nous nous allongions sur nos grabats et somnolions. Je remarquais que ma santé se dégradait et que ma réserve physique de Saratov s’épuisait. Je réfléchissais jour et nuit au moyen de sortir de cette misère. La seule solution était de retourner au camp prin-

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cipal. comme mon compatriote Kitzinger était mort, personne ne pouvait me conseiller et je ne pouvais plus me confier à Böhrs ou à d’autres prisonniers comme à Saratov. comme les malades étaient renvoyés à Saratov, je souhaitais implicitement une maladie ou une forte fièvre. Mais cette fois-ci encore, rien ne se produisit. J’avais en tête de provoquer un accident mais ne savais pas comment appliquer cette idée.

Lors du déchargement du wagon à l’aide du crochet en fer, le lourd couvercle était auparavant levé et fixé ; lorsque le wagon était vide, il fallait détacher la fixation et le couvercle reprenait sa position initiale avec un bruit foudroyant. ce pro-cessus demandait beaucoup de force. Après une longue hési-tation, j’ai décidé de laisser retomber le couvercle du wagon sur l’extrémité de quelques doigts de ma main gauche. L’accident ne devait pas éveiller le soupçon d’une automuti-lation. Je choisis la main gauche afin de ne pas être trop han-dicapé dans mon métier pour le cas où je survivrais à la cap-tivité. ceux qui n’ont pas connu une situation mettant leur vie en jeu, peuvent à peine s’imaginer combien une telle décision est difficile à prendre : soit le bout des doigts, soit la vie. J’hésitais encore pendant quelques jours et, le matin d’un jour triste, d’humeur dépressive, j’ai posé les doigts sur le bord intérieur du wagon et fit retomber le couvercle. Mon camara-de russe n’avait rien remarqué avant que je ne lève ma main sanguinolente avec un cri perçant.

Il appela immédiatement le natschalnik qui arriva après un certain temps accompagné d’un gardien. Si vous croyez que ces deux personnes aient eu pitié de moi ou se soient fait du souci en ce qui concerne ma blessure, vous vous trompez. Ils commencèrent à hurler affreusement en jurant et en utilisant les insultes dont la langue russe est si riche : « Simulant - fasciste - Bljad Sobakka - Durak – Ziganskij Narod – chiiit-

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ryjj ». Traduites dans l’ordre, voici à peu près leur significa-tion : « simulateur – fasciste – fils de pute – idiot – sale tziga-ne – voyou ». Ils me chassèrent vers le camp où je devais me faire poser un bandage par l’infirmier qui faisait aussi presque toujours office de cuisinier dans ce petit camp excentré. Le choc et le froid m’empêchaient de ressentir la douleur. Sur le sentier menant au camp, j’ai inspecté ma blessure et remarqué que ce n’était pas trop grave. En raison d’une cavité fortuite juste à l’endroit où j’avais posé mes doigts, seuls mon annu-laire et mon majeur portaient des lésions profondes et une blessure légère des os externes. J’étais tout d’abord déçu. ceci ne suffirait certainement pas pour un transfert. J’ai donc pris une pierre sur le chemin et frappé de nouveau sur la blessure en posant mes doigts sur un support ferme.

Naturellement, l’infirmier-cuisinier ne possédait pratique-ment aucun médicament pour un tel cas, à part quelques ban-des abandonnées par les forces armées et de l’iode en grande quantité. Il me fit un bandage d’urgence, du mieux qu’il pou-vait et je me suis couché sur mon grabat afin de me remettre de ma frayeur et dans l’attente de la suite. – Lorsque mes compagnons d’infortune revinrent du travail, les questions fusèrent. Rapidement, mon accident avait été connu dans tou-te la carrière et chacun voulait savoir ce qui s’était passé. Bien entendu, je n’ai pas révélé la vérité mais j’ai raconté une his-toire. J’ai appris alors que les Russes avaient encore discuté avec véhémence et continué à jurer après l’accident. Le cas n’était pas clair, ils supposaient une action délibérée en arriè-re-plan mais ne pouvaient rien prouver car cet accident aurait pu aussi se produire naturellement.

Le garde vint nous chercher le lendemain matin en hurlant : « Gauger (Hauger) dawaj rabottj ! ». comme je m’y attendais, je devais aller travailler avec mon bandage.

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Le natschalnik avait prononcé un jugement de Salomon. D’une part, il ne pouvait me punir par manque de preuves, d’autre part, je ne pouvais pas m’en tirer à si bon compte. Mon copain russe grommelait aussi mais il s’est calmé peu à peu, il était content que je sois de retour, en effet il s’était habitué à moi au fil du temps. Le pansement rudimentaire me gênait dans le travail, c’était cependant supportable car, à l’époque, nous étions devenus résistants à la souffrance. – Toute cette histoire ne m’avait pas déprimé mais, bizarrement, elle m’avait donné une nouvelle énergie et l’envie de vivre. Je me réjouissais d’avoir conservé mes doigts et comptais sur une guérison rapide des plaies. De toute cette aventure, je n’ai gardé qu’une cicatrice encore visible aujourd’hui. À la fin des années soixante-dix, une grosse protubérance s’étant dévelop-pée sous l’ongle de mon majeur, elle fut opérée par un chirur-gien, le Dr. Borchardt de Rastatt. Je n’ai eu aucun problème ou handicap dans l’exercice de mon métier. Peu de temps ap-rès cet événement, ceux qui étaient dans l’incapacité de tra-vailler, ont été renvoyés dans le camp principal de Kuybyshev. Durant ce court laps de temps, notre brigade extérieure avait perdu presque 30 % de l’effectif initial.

Ce devait être vers la fin du mois de mars. On remarquait à différents signes que le printemps s’annonçait. Nous avons aussi remarqué que la nourriture était un peu plus abondante et de meilleure qualité, grâce aux ordres du camp principal, en effet les responsables de ce camp ne pouvaient pas ignorer les dysfonctionnements dans la carrière. Le sergent de notre bri-gade de surveillance fut remplacé. L’ambiance s’est améliorée bien que la faim régnait toujours. Sur les versants du sud, la neige commençait à fondre.

Le pain de la colonie russe ainsi que celui des prisonniers devait être cherché chaque semaine dans la bourgade située à

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10 km environ. Le chemin qui y menait passait par le versant de la rive de la Volga vers le nord et n’était praticable qu’à pied ou par des petits chevaux. Deux prisonniers faisaient tou-jours partie de l’expédition qui constituait une distraction con-voitée de tous. Malheureusement je n’ai jamais eu ce plaisir car mon accident ne m’avait pas avantagé auprès du natschal-nik.

Le nouveau sergent, responsable de la surveillance, m’appréciait. Le matin, lors du départ pour le travail, et le soir au retour, je devais donner l’ordre à cette foule déprimée et épuisée de se mettre en rang afin de faire procéder au comp-tage. Puis à la fin de cette procédure je devais signaler que le groupe était complet en posant la main droite sur le bonnet usé, avant que ce cortège funèbre ne se glisse dans l’hébergement. Le sergent était vraiment fier de cette annonce à l’allure militaire, mais, en fait, il était extrêmement humain.

Mais revenons à l’expédition du pain. Il était très rare que lors de l’arrivée de la caravane, le pain soit cuit en quantité suffisante. Parfois la farine manquait, parfois le four ne fonc-tionnait pas. Les hommes chargés de l’enlèvement devaient souvent attendre deux jours avant de repartir. Ils profitaient de cette occasion pour chiner dans la localité et chassaient surtout les chats qu’ils ramenaient alors secrètement. Lorsque le soir un chat, plus rarement deux, était cuit ou grillé, les autres observaient avec envie. Je me rappelle encore très bien la chair blanche et délicate des chats qui se détachait facilement des os. Bien sûr, une hiérarchie et des groupes existaient de sorte que ceux qui n’en faisaient pas partie ne recevaient rien.

Le bâtiment du camp était en pierre calcaire. Un de ces poêles russes, déjà évoqués, maçonnés avec des pierres et de la terre glaise, était placé au centre et réchauffait tout le bâti-

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ment. c’était une invention géniale pour les hivers froids de la région et elle nous assurait la survie. Il y avait une ouverture au milieu, qui, chez nous, est appelée « four ». ce « four » nous permettait de cuire ou de garder des aliments au chaud, ce qui constituait une rareté, la cuisson des chats était une exception. Même les intestins, pressés et nettoyés, étaient con-sidérés comme un mets de choix.

Le vendredi saint j’ai pu assister à un spectacle de la nature d’un genre particulier. Avec un craquement inimaginable, la glace de la Volga s’est brisée en s’amoncelant sur les rives en gros blocs. ceux qui se trouvaient à proximité de la rive de-vaient courir vers le haut pour ne pas être écrasés. Le sentier étroit de ceux qui étaient chargés d’aller chercher le pain était impraticable pendant plusieurs jours. De jour en jour, les énor-mes blocs de glace perdaient de leur volume et l’eau redevenait visible. Après environ 14 jours, seuls des petits morceaux de glace arrivaient et, de temps à autre, un gros bloc retardataire. Peu de temps après, le trafic fluvial fût de nouveau ouvert sur la Moyenne Volga et, à partir des hauteurs, nous pouvions voir les superbes bateaux en route vers le nord. cet imposant spec-tacle naturel m’a redonné le moral et un peu d’énergie. La fin de l’hiver était enfin proche. Les orties commençaient à pous-ser dans les endroits abrités et nous pouvions de nouveau fai-re cuire ce genre d’épinards comme l’année précédente dans la forêt de Syran-Penza. Ma blessure était en bonne voie de guérison et je pouvais travailler sans bandage.

Lorsque la Volga a été libérée des glaces, nous avons com-mencé à transporter les pierres calcaires extraites en hiver qui descendaient sur le flanc de la montagne, entre le point de déchargement jusqu’à la rive de la Volga et même au-delà, comme un gigantesque éboulis. Une péniche énorme apparut alors et fut ancrée à proximité des pierres. À partir de cette

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péniche, les membres de son équipage ont posé des poutres et des planches et les ont fixées afin de créer des passerelles jusqu’à l’avalanche de pierres. Les passerelles étaient prévues pour qu’un seul homme équipé d’une brouette puisse y passer. --- Les préposés au chargement travaillaient en équipes de jour et de nuit, respectivement pendant 8 heures. L’équipe de nuit commençait tôt le soir, à la tombée de la nuit. La rampe de chargement était éclairée lorsqu’il faisait sombre. Les passe-relles étaient si étroites que seuls 25 à 30 hommes pouvaient travailler dans une équipe. Toutes les forces disponibles étaient intégrées à tour de rôle, les Russes tout comme les prisonniers, afin de maintenir le temps d’immobilisation du bateau le plus court possible. Au début de la tâche, tous les chargeurs se te-naient sur la rive avec leur brouette et la remplissaient de pi-erres. Le natschalnik responsable du chargement possédait un sifflet et, au premier son, les brigades se mettaient en mouve-ment, allaient jusqu’au ventre du bateau, vidaient leurs pierres pour répéter l’opération au prochain coup de sifflet. Une pau-se était prévue toutes les 50 minutes afin de se reposer, de fumer et de boire de l’eau. Nous prenions l’eau dans la Volga à l’aide de seaux descendus par des cordes. Après une heure pleine, le coup de sifflet retentissait de nouveau et le prochain tour pouvait débuter. Le travail était extrêmement dur, lorsque les forces nous abandonnaient, le natschalnik devait rallonger les pauses.

Les nuits étaient déjà chaudes et la Volga scintillait au clair de lune, on entendant un léger gargouillement de l’eau sur la coque du bateau. Parfois, je me souvenais de la mélodie mé-lancolique de la chanson des bateliers de la Volga et l’ambiance était celle décrivant les bannis et les forçats au temps des Tsars dans les livres et sur les peintures. Soljenitsyne en rendra compte dans son ouvrage « L’Archipel du Goulag ».

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Avec ce travail de forçats, l’état de santé se dégradait, bien sûr, de semaine en semaine dans le camp. La nourriture insuf-fisante ne parvenait pas à restituer les forces que nous perdions en travaillant dur. Et surtout, les hommes des galeries man-quaient de lumière et de l’air pur de la nature. Je ne suis allé qu’une seule fois à l’intérieur de la montagne afin d’y récup-érer un outil. Les ombres ressemblaient à des fantômes dans un enfer et je suis certain que je n’y aurai pas survécu.

Certains de nos travailleurs sous terre ont pu bénéficier d’un ravitaillement supplémentaire au début du printemps en aidant les Russes dans leurs jardins après la fin du travail. Ainsi, quelques- uns purent mieux s’en sortir. Mais pour cela il fallait déjà être en contact sur le chantier avec un collège russe (Ta-tare) afin d’obtenir ce second boulot. Mon Russe de la plate-forme avait lui-même une famille nombreuse et était certaine-ment content de pouvoir nourrir ses proches.

Le 1er mai 1947, le hasard fit qu’il y eut trois jours fériés. c’était une constellation rare. Le mot russe pour jour férié était « Brasnik » ou similaire, si mes souvenirs sont bons. Pour la première fois, nous avons joui de notre liberté pendant ces trois jours. Les gardes étaient soit à faire la fête ou couraient après les filles ou la vodka. Les Russes étaient dans leurs mai-sons ou dans leurs jardins. Aucun d’entre nous, possédant un tant soit peu de bon sens, n’aurait songé à s’évader du camp. Le temps était exceptionnellement beau et chaud. Nous étions nombreux à ramasser des orties et à cuire notre ersatz d’épinards. D’autres herbes sauvages étaient aussi utilisées telles que l’atriplex, le tussilage, le plantain lancéolé. – Sou-dain, le bruit courut qu’un cheval mort flottait dans la Volga. chacun se mit à courir à cet endroit de la rive et, effectivement, un cheval de mine, mort, était couché, bloqué par une grosse pierre. C’était une haridelle maigre, au ventre gonflé, les

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viscères étaient visibles et luisaient dans une nuance rouge-bleuâtre, toxique. La course commença. Les premiers arrivés coupaient autant de viande maigre qu’ils pouvaient. Bien sûr, nous avions depuis longtemps bricolé des couteaux primitifs à partir de lames de scie ou de tôle. Moi-même j’ai pu couper un morceau maigre sur l’os d’une patte. Les derniers arrivés se jetèrent sur les viscères, surtout sur le foie. À l’odeur bizar-re, on pouvait déjà remarquer qu’il y avait un problème avec les tripes.

Puis, chacun s’activa à la cuisson. Les épinards durent lais-ser la place à la première viande que nous pensions nous met-tre sous la dent depuis notre arrestation. Malgré le long temps de cuisson, je n’arrivais pas à rendre la viande tendre. Je la découpai en petits morceaux et continuai à la cuire, mais elle ne ramollissait pas. Enfin, je l’ai échangée contre une louche d’épinards auprès d’un camarade qui n’avait rien tiré du butin. Les viscères étaient plus rapidement préparés. Pendant ma captivité, j’ai été obligé de manger des choses qui auraient été inimaginables auparavant et le sont aujourd’hui. Mais mon instinct me mettait en garde contre cette haridelle et la pru-dence était plus forte que la faim. – Le malheur se déclara déjà pendant la nuit. certains eurent les premières crampes d’estomac et même de la fièvre. Le lendemain, les malades ne sortaient du lit que pour se rendre aux latrines et, ceci, très souvent. La soif prit une telle ampleur qu’ils buvaient l’eau à même le seau. L’infirmier ne pouvait rien faire pour eux, nous n’avions aucun médicament et, pendant les jours fériés, nous ne pouvions espérer aucune aide. Un ou deux jours plus tard, trois hommes étaient morts. L’un d’entre eux s’appelait « Ka-pusta », ce qui dans la langue slave signifie « chou ». C’est pour cette raison que je m’en souviens encore aujourd’hui. Nous appelions le second « Icke » car il était originaire de

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Berlin (il ne s’agissait cependant pas du Icke précédemment évoqué, celui qui s’était fait remarquer par l’épisode malheu-reux du hérisson). Je connaissais à peine le troisième et ne me rappelle plus de son nom. – Lorsque les Russes eurent vent de toute cette misère, ils se mirent immédiatement à la recherche d’un fautif. Mais, dans ce cas, il était difficile d’imputer la faute à des morts. Il y avait encore quelques malades incapa-bles de travailler de sorte que la norme ne pouvait plus être assurée en raison du manque d’effectifs. Les performances des prisonniers avaient diminué pratiquement de moitié. Le cheval évoqué ci-dessus ne provenait pas de notre carrière. Il devait venir d’une autre mine, ce qui était pour moi la preuve que d’autres carrières de pierres de chaux devaient être exploitées en amont du fleuve.

Bien entendu, les faits furent connus de la direction du camp de Kuybyshev et sa réaction a été relativement rapide si l’on considère les conditions russes. Après quelques jours, nous avons reçu l’ordre : « se tenir prêts au départ ». c’était de nou-veau pour moi le sauvetage dans une situation d’urgence. Je n’aurais pas supporté très longtemps cette sacrée carrière. J’étais par conséquent soulagé et retrouvai le goût de vivre. – Le lendemain, nous devions nous présenter avec toujours le même rituel : comptage – inscription – fouille superficielle et départ en traînant les pieds en direction du sud, le long de la Volga, là où le lieu d’ancrage du bateau devait se trouver. ce trajet était plus plat et mieux aménagé que le chemin emprun-té pour se fournir en pain, en direction du nord. Après 5 km environ, nous sommes effectivement arrivés à un débarcadère, avec une cabane en bois, prévu pour les petits villages et les kolkhozes des environs. Des petits bateaux à vapeur y faisaient halte, selon un planning aléatoire. Les civils qui attendaient déjà près de la cabane étaient surtout des paysannes qui souhai-

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taient vendre leurs produits au marché de Kuybyshev. Nous campions aussi au débarcadère et commencions à grignoter nos maigres provisions de voyage. Vers 11 h, le premier bateau jetait l’ancre, il était plus imposant que ce que j’avais imaginé, en effet, la Volga était très profonde à cet endroit de sorte que le vapeur pouvait accoster au plus près de la rive. Notre sergent se rendit à bord afin de nous inscrire, mais revint peu de temps après en nous annonçant que nous ne pouvions pas embarquer car les documents n’étaient pas correctement rédigés. Il fallait donc attendre le prochain bateau qui était annoncé pour la fin de l’après-midi. Les gardes partirent vers la bourgade voisine et nous nous promenions près du débarcadère, toujours dans l’espoir de trouver quelque chose à manger. Lorsque le second vapeur arriva, le capitaine en refusa l’accès au sergent, déjà sur la passerelle.

Puis une discussion violente et intéressante s’ensuivit entre les deux hommes. Notre sergent braquait sa mitraillette et cri-ait, pour autant que nous pouvions le comprendre : « Je suis un soldat de l’Armée Rouge et je demande l’accès au bateau pour mes hommes, au besoin, je ferai usage de mon arme ». Le capitaine se mit à rire et dit : « Si vous ne quittez pas im-médiatement la passerelle, je vais mobiliser mes matelots et vous jeter, vous et votre bande, dans la Volga ». Avec les jurons et les malédictions habituelles, le sergent se retira rapidement. Pour nous cette affaire était fatale. Nous devions camper une nuit sur l’embarcadère. Les nuits étaient moins froides et nous étions habitués à de telles fatigues. Mais la faim était plus grave, en effet, la plupart d’entre-nous avaient déjà mangé depuis longtemps leur ration de la journée. De nouveau des civils qui ne voulaient pas rater le premier vapeur arrivaient.

Pendant la nuit, le sac à dos d’une paysanne a été découpé et une miche de pain a été volée. L’énervement était grand au

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matin et les cris habituels « Zappzerapp-zappzerapp-sabralij », « au vol, au vol » retentissaient. Et, bien sûr, les « pljennyjs » étaient les fautifs. Mais ici non plus, rien ne pouvait être prou-vé. Aucun pain ne fut trouvé. Le voleur avait immédiatement mangé le pain, « bouffé » serait ici plus approprié. c’était l’un des nôtres. Il me l’a raconté plus tard au camp. La miche de pain se dessinait tellement nettement à travers le sac plein, qu’il n’a pas pu résister. Il venait de la Ruhr, était charcutier de métier, un géant, mais désormais, comme tous les autres, amaigri jusqu’au squelette. J’ai oublié son nom. Lui aussi avait tenté le premier jour férié de capturer le chien de notre nat-schalnik, ce qui malheureusement, ou « Dieu merci », a été un échec. Souvent les animaux, ont un pressentiment. Je me sou-viens aujourd’hui encore de ses yeux agrandis par la peur et de l’habileté avec laquelle il nous a sans cesse échappé.

Le lendemain vers neuf heures, le premier paquebot arrivait. De nouveau, nous n’avions pas le droit d’embarquer. Il sem-blait que tous les capitaines des bateaux de la Volga se soient ligués contre nous. En vérité, les documents n’étaient pas rem-plis correctement. La bureaucratie en Union Soviétique était, de manière surprenante, encore plus compliquée que chez nous en Allemagne et, dans notre cas, aucun compromis n’était pos-sible. Nous étions couchés dans le pré autour du débarcadère et nous attendions. Le calme nous faisait du bien et nous en aurions bien profité encore s’il n’y avait pas eu cette sacrée faim. Les gardes étaient de mauvaise humeur et irritables. Ils n’avaient aucun ordre de route pour un tel cas et, ceci, n’est jamais agréable pour un soldat. Vers midi, nous étions sauvés. Il s’agissait d’une barcasse à moteur qui naviguait en amont de la Volga, à proximité de la rive. Elle était occupée par des soldats. Nos gardes reconnurent les camarades et se mirent à crier et à faire de grands gestes. La barcasse fit demi-tour et

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accosta. – Elle était venue nous chercher. Les soldats faisaient partie de la troupe de gardiens du camp de Kuybyshev. com-me nous ne pouvions pas tous prendre place dans le bateau, il a fait deux voyages. Désormais nous étions à la mi-mai et, après quatre mois et demi, les effectifs restants de la brigade de la carrière, pleins de poux, exténués et, la plupart, malades, portant encore leurs vêtements d’hiver, sont arrivés de nouveau au camp principal.

J’y rencontrai mes vieux camarades de Saratov. Nous avions beaucoup à raconter. – Nous avons immédiatement été soumis à des examens médicaux et, comme je m’y attendais, j’ai été classé « OK » comme de nombreux compagnons de misère. Ceci signifiait « dystrophie », donc brigade de repos pour au moins quatre semaines et une meilleure alimentation. Le secteur OK se trouvant dans le camp, un déplacement n’était pas nécessaire. J’ai écrit plusieurs poèmes pendant ce temps, l’un d’entre eux sur la Volga, pour au moins conserver mes facultés intellectuelles. Nous avions du papier, souvent décou-pé dans de vieux sacs de ciment, puis lissés. L’un des poèmes décrivait la journée au camp et fut ultérieurement encadré et accroché dans la « Stolowaja » (salle à manger) à un endroit où chacun devait passer pour recevoir sa ration de pain. ce poème était considéré comme une œuvre culturelle, les Russes disaient : « Kultura jest » et j’eus droit quelquefois à une lou-che supplémentaire de soupe par la cuisine, étant désormais considéré comme faisant partie de « l’Intelligentsia ».

À la fin de 1946 et au début de 1947, des cartes postales furent distribuées dans les camps pour nous permettre d’informer les proches de l’endroit où nous nous trouvions. La distribution des cartes n’eut pas lieu au même moment dans tous les camps. Je crois qu’à Saratov les premières cartes ap-parurent à la fin de 1946, mais je n’en fis pas usage. Tout ceci

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ressemblait à une action de propagande afin de ne pas décou-rager les prisonniers. En fait, c’était sérieux, j’en fus convain-cu seulement lorsque les premières réponses arrivèrent. Les cartes portaient le sigle de la croix Rouge en haut à gauche et à droite en haut, le croissant Rouge. Il s’agissait effectivement d’une action internationale dont nous n’aurions jamais pu pen-ser, à tort, qu’elle serait respectée par l’Union Soviétique de Staline. Nous pouvions écrire 20 ou 25 mots sur la carte, donc uniquement un petit signe de vie, mais malgré tout très impor-tant.

ce devait être en juin 1947 que j’envoyais ma première carte à mes parents à Baden-Baden et j’eus effectivement une ré-ponse environ quatre semaines plus tard. Il faut s’imaginer : un an et demi après la fin de la guerre, ma famille recevait pour la première fois une information sur l’endroit où je me trouvais et apprenait que j’étais encore en vie. Jusqu’à ce moment-là, mes parents pensaient que j’étais mort ou disparu. À partir de là, la correspondance devint régulière, bien que limitée au nombre de lignes autorisé.

À la fin du temps de repos, lors de la prochaine sélection, je fus déclaré de nouveau apte à travailler dans certaines condi-tions, c’est-à-dire uniquement pour des travaux légers. Par conséquent, chaque matin je sortais du camp pour me rendre sur différents chantiers, surtout pour la construction de blocs d’immeubles d’habitation. Le besoin en habitations, comme dans tous les autres pays, était très élevé et avait priorité. J’étais employé à des travaux légers de déblaiement ou à des tâches de manœuvre. Nous nous déplacions le plus lentement possible et tentions d’échapper au travail autant que faire se peut. Le camp était bien organisé. À ma grande déception, il était absolument impossible de se procurer du pain auprès de la population, en dehors du chantier, comme cela était le cas

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à Saratov. J’ai aussi travaillé pendant quelques semaines dans le port sur la Volga. Des bois légers devaient être débarqués de péniches ventrues, deux hommes devaient se saisir des mor-ceaux de bois. En juillet et août, l’invasion des moustiques était si importante que souvent nous ne pouvions même pas ouvrir les yeux. Selon le temps, les moustiques s’élevaient en quantités incroyables de l’eau de la Volga et des affluents peu profonds. Il s’agissait de minuscules insectes noirs qui ne pi-quaient que légèrement et leur piqûre ne posait pas de prob-lème mais leur grand nombre était agaçant. Souvent, l’attaque des moustiques était si violente, que le travail devait être in-terrompu. --

Les bains avec épouillage, affectés à notre camp se trouvai-ent à 2 ou 3 km en direction de la ville. Bien sûr, nous nous y rendions de bon gré, après la journée de travail, et marchions en rangs décontractés de cinq accompagnés de nos gardes. Il n’y avait pratiquement aucune circulation, la population de l’Union Soviétique ne possédait pas de voitures personnelles à l’époque. Kuybyshev (Samara) était déjà une grande ville selon les critères russes et possédait un large réseau intact de tramways.

Au retour, l’humeur était bien meilleure qu’à l’habitude. Nous nous étions lavés avec de l’eau chaude et portions des vêtements assez propres. Un soir, lors du retour, le chef de l’équipe de gardes nous demanda si nous pouvions chanter et si nous en avions envie. Nous savions que les Russes eux-mêmes chantaient volontiers et nourrissaient une véritable passion innée pour le chant. Nous nous sommes mis d’accord sur des chants neutres, plutôt des textes et des mélodies popu-laires ne rappelant en rien la musique militaire. Nous avons donc chanté « Auf der Heide blüht ein kleines Blümelein » ou « Oh du schöner Westerwald ». Lorsque nous nous étions

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mis d’accord, le Russe faisait un signe et nous nous lancions. Les civils sur les trottoirs restaient figés par la surprise ; stu-péfaits et étonnés, ils nous écoutaient chanter. c’était la pre-mière fois depuis longtemps que nous chantions tous ensem-ble. Le garde de service y prenait plaisir et nous avions même l’impression qu’il était fier de cette performance.

Après la prochaine visite aux bains, nous avons de nouveau chanté puis, soudain, cela s’est arrêté. Une remarque avait été émise par un service quelconque. Sans doute de la part de militaires qui n’avaient pas fait de bonnes expériences avec les Allemands pendant la guerre et n’avaient pas encore oublié leurs mauvais souvenirs. La conséquence fut une interdiction totale de chanter. certains étaient d’avis que deux ans après cette guerre aux conséquences horribles, qui avait coûté la vie à beaucoup de personnes, il n’était pas tolérable que les pri-sonniers de guerre allemands défilent en chantant dans les rues de la ville. Notre commandant russe, par contre, était vexé et se sentait incompris dans ses efforts culturels. comme l’histoire le démontrera plus tard, il était en fait en avance par rapport à son temps.

Sur le chemin des bains, à droite et à gauche nous étions en général accompagnés de bandes d’enfants et d’adolescents qui se faisaient un malin de plaisir à nous taquiner en nous inter-pellant : « friiitzy – friitzy – friiitzy » ou avec les strophes mélodieuses :

« Nemez - pemez - Kolbassa,scharena – Kapusta » !dont la traduction est à peu près celle-ci : « Deutsche gepfef-

ferte Wurst – gebratenes Kraut » (saucisse allemande poivrée – chou rôti) , ceci est un jeu de mots ou une moquerie utilisée par les Russes en parlant des Allemands et qui amuse surtout les enfants. ces vers proviennent sans doute de l’époque où

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les immigrants allemands emportèrent en Russie leurs diffé-rentes méthodes de fabrication des saucisses.

c’était de nouveau l’une de ces douces soirées d’été sur la Volga. Nous défilions en rangs décontractés selon la routine, en regagnant le camp après une visite aux bains. Soudain, de but en blanc, l’un de nos camarades se détacha de la colonne, il se précipita sur le tramway qui passait à environ 6 mètres de distance et tint son bras gauche sur les rails. Sa main a été séparée à hauteur du poignet, avec une coupure nette, comme faite au couteau. Des cris s’élevèrent. certains gardes cou-rurent sur le lieu de l’accident, d’autres tentaient de ramener l’ordre dans notre colonne et en peu de temps, tout reprit son cours sans que personne ne sache ce qui s’était réellement passé. c’était un homme jeune, de 19 ou 20 ans, je le connais-sais vaguement par le travail et savais qu’il était originaire de Dinslaken en Rhénanie. Pendant longtemps nous avons essayé de deviner les motifs de cette action. S’agissait-il d’une auto-mutilation consciente ou, pour une quelconque raison, a-t-il perdu la tête pendant un instant ? Nous ne l’avons jamais su. Les gardes gardèrent le secret ou ne le savaient pas eux-mêmes. Pendant longtemps nous n’avons plus entendu parler de cette affaire jusqu’à ce que je vois ce camarade travailler dans la cuisine quelques semaines plus tard. La plaie était guérie, il n’avait plus qu’un moignon à la place de la main gauche. Il devait utiliser la main droite pour les tâches de cuisine. Il n’a jamais été libéré aussi longtemps que je suis resté au camp. Son acte désespéré était peut-être destiné à obtenir une libé-ration. Mais il n’a pas non plus été puni, ce qui aurait pu être le cas pour une automutilation prouvée.

L’aménagement du camp de Kuybyshev ne ressemblait en rien à la « Semeljanka » (bunker sous-terrain) de Saratov. Le camp était constitué de grands baraquements qui servaient à

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dormir, du secteur des cuisines et d’une « Stolowaja », que l’on peut traduire par salle à manger. Il y avait des tables et des chaises ainsi qu’un passe-plat servant à la distribution du pain et des repas. À Saratov nous devions manger notre soupe assis sur les grabats inférieurs. Le camp comptait environ 1.200 hommes. Il y avait un commandant allemand du camp, aux responsabilités réduites, un groupe ANTIfA ainsi qu’une pe-tite troupe d’artistes, chargée de représentations occasionnel-les.

Dès le début, nous avions été très déçus de la société sans classes, selon Marx et Lénine, attendue et propagée en Union Soviétique et nous avons dû nous adapter très rapidement. Même dans les camps de prisonniers, les différences sociales étaient énormes. La classe supérieure, celle qui jouissait de plus de privilèges (je parle ici seulement des prisonniers de guerre, non des Russes) était constituée, dans la hiérarchie du camp, par les cuisiniers, les coiffeurs et les tailleurs, les ar-tistes et l’ANTIfA. Puis arrivaient les ouvriers spécialisés, surtout les artisans, considérés en Union Soviétique comme des « spécialistes ». Les ouvriers en bonne santé faisaient aus-si partie de cette catégorie, pour autant qu’ils remplissaient la charge de travail qui leur était attribuée, on les appelait les « Sdorowyj Tschelowek » ou « choroschyj Rabotnik » (Hommes forts – bons travailleurs). Puis suivait l’énorme fou-le des prisonniers moyens, représentant la plus grande part des travailleurs et qui peuplaient les chantiers jusqu’à ce qu’ils glissent au niveau le plus bas des malades et des dystrophiques. Ils étaient le prolétariat du camp, les damnés de cette terre, ils ne pouvaient pas être très utiles à la Russie. Parmi eux il y avait de nombreux intellectuels, commerçants, fonctionnaires et étudiants, donc des gens qui n’étaient pas habitués au travail physique. Le classement social traditionnel était donc inversé.

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Dans les baraquements, les grabats étaient disposés de sorte que chacun étendait les pieds dans le sens opposé, dans une rangée de deux. Du côté de la tête il y avait une planche servant d’étagère. chaque soir, avant de m’endormir, je déposais mes lunettes sur cette étagère. Un matin, elles avaient disparu. J’ai commencé à chercher et à interroger autour de moi, mais sans succès. Les camarades les plus proches auraient pu facilement s’emparer de mes lunettes. Mais je les connaissais tous per-sonnellement et chacun d’entre eux me jura ne rien savoir et n’avoir rien remarqué. Le cas était clair, je n’avais plus de lunettes. Avec une dioptrie de moins 2,5 comme c’était mon cas à l’époque, il était possible de vivre mais c’était malgré tout un grand handicap, surtout qu’en captivité, on était tribu-taire plus que n’importe où ailleurs de ses cinq sens. Porter des lunettes était en Russie une rareté et elles étaient très chères, elles constituaient un symbole de la réussite sociale. Par conséquent, mes lunettes, comme objet de valeur, pouvait très bien être utilisées comme monnaie d’échange. comme partout après la guerre, il existait aussi un marché noir entre les prisonniers et la population civile à Kuybyshev où tout ce qui avait un tant soit peu d’utilité pouvait être bradé. Des échanges avaient lieu à l’intérieur du camp également, surtout du tabac contre du pain. Par exemple, un cuistot qui ne res-sentait pas la faim, s’il fumait beaucoup, pouvait échanger son pain contre la ration de tabac d’un travailleur affamé.

Bien sûr, on avait beaucoup parlé de la perte de mes lunettes. De nombreuses choses étaient volées et toutes les occasions étaient bonnes, mais le vol de lunettes était quelque chose de particulier et le peu d’hommes portant des lunettes faisaient désormais attention. Quelques jours plus tard, un camarade possédant des lunettes me contacta et me proposa de les échan-ger car il n’avait pas besoin de les porter. c’était un modèle

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russe particulier. Il ne me révéla pas comment il se les était procurées. La surface extérieure des verres était lisse comme un verre de vitre, la face interne était polie en concave, on ne pouvait donc voir nettement qu’au milieu, c’est-à-dire dans le foyer ou focus. Dès que l’on tournait la tête de côté, la vue devenait floue. Je n’avais jamais vu un tel modèle en Allema-gne, il s’agissait d’une improvisation typiquement russe. com-me on dit : « faute de grives, on mange des merles » et j’ai donc essayé de négocier les verres avec mon collègue. Je ne pouvais payer qu’avec mon tabac et la ration de pain. Nous avons donc conclu que je lui céderais la moitié de ma ration de pain pendant 4 semaines car il n’était pas intéressé par le tabac. J’ai donc renoncé à fumer, ce qui n’était pas difficile pour moi, afin d’échanger ma ration de tabac contre de la nour-riture afin de rester en bonne santé. – Malgré tous les risques, ces lunettes ont vécu la fin de ma captivité. J’ai dû plusieurs fois procéder à des réparations provisoires et à mon retour chez moi, les deux branches avaient été renforcées en intégrant une allumette enroulée dans du fil durci à la colle.

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Départ pour Stalingrad

À la fin du mois d’août, un nouveau bruit se répandait : la dis-solution du camp – transfert de la majorité des occupants – les plus optimistes comptaient sur une libération. Le bouche à oreille fonctionnait depuis des jours et il y avait toujours quelque chose en préparation. – Au début du mois de septembre nous avions une explication partielle de l’énigme. Le soir, après le travail : présentation pour l’appel, lecture de 200 à 300 noms et patrony-me des pères, nouvelle répartition des hommes enregistrés, de nouveau comptage et recomptage puis l’ordre : « tenez vous prêts à partir demain matin à la reprise du travail ». Bien entendu, j’étais parmi ces hommes, mais, malheureusement, mon vieux copain Günther Böhrs n’en faisait pas partie. Puis le jeu des devinettes repartit de plus belle, les optimistes avec leur prévi-sion « nous rentrons à la maison » étaient les plus nombreux cette fois-ci. En voici la raison : il n’y avait pratiquement aucun travailleur spécialisé ou artisan dans le lot, de sorte que l’on pouvait en conclure que les Russes souhaitaient se débarrasser des moins performants. c’était le cas – mais malheureusement, il ne s’agissait pas d’une libération. Il reste à dire en ce qui concerne mon copain Günter Böhrs, que malgré toutes mes recherches dans l’ancienne RDA après le re-tour au pays ainsi que lors d’une nouvelle tentative, vers la fin de la rédaction de ces notes, auprès du service d’enregistrement de la population de cottbus, aucune nouvelle positive n’a pu être obtenue. Il semble à peu près certain qu’il n’est pas revenu de Russie. Mais je suis absolument sûr qu’il n’a pas été victime de la mort typique des prisonniers, par maladie ou sous-alimenta-tion – autre chose a dû survenir.comme toujours, les bagages furent vite préparés. Le lendemain matin, le défilé funèbre se mit en route à travers la ville en di-

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rection du port sur la Volga. Nous connaissions parfaitement ce trajet par les nombreux déplacements de travail. Un grand pa-quebot se trouvait dans le port sur lequel nous avons embarqué. D’autres prisonniers provenant de régions plus au nord y avaient déjà pris place. ceux-ci ne connaissaient pas non plus notre des-tination finale. L’optimisme d’un retour au pays se répandit de nouveau, surtout que chaque Russe qui en avait l’occasion nous interpellait : « Skoro domoj - Skoro domoj », ce que nous enten-dions avec plaisir. L’après-midi déjà, le bateau leva l’ancre en direction du sud. Je voyais la ville de Kuybyshev pour la toute dernière fois.Nous voguions en amont de la Volga, en passant à Sysran et, le lendemain, nous étions à Saratov, la ville qui me rappelait tant d’aventures. Un nouveau groupe de prisonniers attendait déjà au port de pouvoir embarquer. certains ont retrouvé de manière inattendue d’anciens compagnons de misère ; notre camp de la rue « Bolschaja Gornaja Uliza » avait, en fait, été également démembré à cette occasion et ce qui restait de ses occupants nous a rejoint sur le bateau, pour une destination toujours inconnue. J’ai rencontré d’anciens camarades avec lesquels j’avais travail-lé dans la brigade de la forêt. Ils étaient tous en bien meilleure santé et avaient meilleure mine que nous, qui venions de Kuy-byshev. La liberté de mouvement du camp et la tolérance des habitants étaient, comme je l’avais constaté, une réelle excepti-on pour les prisonniers allemands. J’ai aussi retrouvé mon copain bûcheron, Egon D., qui était encore en pleine santé mais qui fulminait toujours contre les Russes et l’Union Soviétique. Il ne présageait rien de bon pour leur système et pour leur avenir. Il avait été formé chez les Waffen-SS et affichait leurs préjugés comme une armure. Après que tous furent embarqués, le voyage reprit en direction du sud. Peu à peu, de nombreux hommes commençaient à ima-

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giner le but du voyage. Les seules grandes villes sur le trajet étaient Stalingrad et Astrakan. cette dernière n’ayant pas de grande industrie et n’ayant pas été détruite pendant la guerre, il ne restait plus que Stalingrad (aujourd’hui Volgograd). Il n’était pas difficile de deviner que nous ne serions pas libérés dans cette ville. Le pessimisme reprit de nouveau le dessus, pour cer-tains la dépression et pour tous la perte d’espoir, selon l’état d’âme.Le temps a été beau pendant tout le trajet. La nourriture était un problème à bord avec tous ces gens et, comme toujours, pour nous insuffisante. – nous ne recevions que de la soupe et du pain sec. Le paysage était exceptionnel. ceci aurait pu être un voya-ge d’agrément si nous ne l’avions pas vécu dans une prison flot-tante. La rive droite devenait de plus en plus plate et nous pou-vions voir des deux côtés les petits villages et leurs maisons en bois ainsi que les embarcadères pour le trafic fluvial entre les localités. Du côté gauche, la rive herbeuse disparaissait au loin pour se fondre au début de la steppe, sans limite, en direction du Kazakhstan. Seule l’eau potable était disponible en quantité suf-fisante. L’eau de la Volga était si propre à l’époque qu’il suffisait de descendre un seau et de boire l’eau sans la bouillir. Des paysannes se tenaient aux points d’ancrage et proposaient les fruits de leur récolte, surtout des citrouilles et des melons. Mal-heureusement, notre vapeur ne faisait jamais halte à ces endroits et, de plus, nous n’avions pas d’argent. Aujourd’hui, ce tronçon de la Volga est défiguré par la construc-tion de barrages et de grandes parties de la rive, que nous admi-rions à l’époque, ont disparu dans les eaux avec les jolis villages. La Volga, le cœur de la Russie, a perdu son innocence. Personne ne boirait plus son eau sans crainte. Les réserves en poissons, de même que le nombre d’espèces, ont diminué de manière inquié-tante selon les informations des services de protection de la

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nature. L’électricité produite par le fleuve permet de couvrir la majeure partie des besoins en énergie de la Russie centrale – et ceci sans centrale nucléaire. Un matin, au début du mois de septembre 1947, nous avons débarqué à Stalingrad. La ville se trouvait sur les hauteurs de la rive de la Volga et s’étendait à l’infini vers le nord, à partir du port, tout le long du fleuve. Elle était dominée par trois grands complexes industriels, « l’usine de tracteurs », « Octobre Rouge » et « Barricade Rouge ». L’usine de tracteurs était connue de pra-tiquement tous les soldats à partir des rapports de l’armée ; c’est là que s’arrêta l’avancée allemande à la fin de l’année 1942 et que la guerre prit sa tournure décisive. Nous n’avons pas vrai-ment vu la ville mais seulement remarqué qu’elle était déjà re-construite en partie. Nous avons été ensuite répartis en différents groupes dans le port. Le rituel du comptage avait débuté mais les groupes et les diffé-rentes répartitions ne cessaient pas ; il était évident que nous devions être répartis dans différents camps. Après un temps assez long et sous les jurons et braillements de l’équipe de gardiens, les différents groupes se mirent en marche en direction de la ville, au rythme déjà connu des prisonniers (marche lente en traînant les pieds, tête baissée, épaules rentrées, le corps légère-ment penché vers l’avant). chaque colonne était destinée à un camp différent – le camp 5 pour mon groupe – à proximité de l’usine de tracteurs. ce camp pouvait contenir environ 2000 hommes et me fit le meilleur effet en ce qui concerne l’aménagement et la propreté. Il était déjà largement occupé par d’anciens prisonniers et nous étions destinés à prendre les places libérées par la maladie et par les libérations. Après les instructions dans les baraquements et la répartition des grabats, nous pouvions partir à la découverte du camp. Dans tout nouveau camp, la première question concerne natu-

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rellement la présence éventuelle de compatriotes de la région. J’en trouvai rapidement et, à ma grande surprise, il y avait trois personnes de Baden-Baden. Le premier était Alfred Köbele, étu-diant en mécanique, de la Stephanienstrasse, il vit aujourd’hui à Stuttgart avec sa famille ; le second était Erwin Schell de Baden-Oos, sa famille exploitait un moulin à huile à Lichtenau et ven-dait son huile à l’hôtellerie dans la ville de Baden-Baden. À son retour, son activité lui procura une aisance notable. Il est décédé en 1996 à plus de 80 ans. J’ai malheureusement oublié le nom du troisième, il venait de Baden-Baden-Lichtental où il travaillait dans un kiosque à livres et journaux sur la place Léopold. c’était un plaisir d’avoir pu rencontrer trois personnes de ma ville d’origine, si loin de chez moi et dans ces conditions extrêmes à la limite de l’Europe. Seul l’homme du kiosque m’était connu de vue. Nous avons, bien entendu, échangé les nouvelles et par-lé des connaissances communes. Tous les trois survécurent à la captivité et de retour chez nous, nous sommes restés en contact. Les occupants du camp travaillaient exclusivement dans l’usine de tracteurs (en russe « Traktornyj Sawod ») ou sur les installa-tions en faisant partie. – Le lendemain ou le surlendemain, l’examen obligatoire de sélection des hommes aptes à travailler eut lieu puis nous avons été répartis en brigades et chaque bri-gade fut munie d’un brigadier, puis en route pour le travail. Au rythme de la marche des prisonniers, le trajet entre notre camp et l’usine durait environ une demi-heure. Dans l’usine elle-même, un natschalnik russe était responsable des différentes brigades. Il distribuait le travail aux brigadiers et il assurait une surveil-lance générale. Les soldats de garde ne nous accompagnaient qu’à l’entrée de l’usine et s’en retournaient. Ils n’étaient respon-sables que de la conformité du nombre de têtes. Notre brigade a été employée aux travaux les plus divers dans l’usine. En règle générale, il s’agissait de déblayer des gravats,

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d’empiler des matériaux, d’éliminer les déchets, de décharger des wagons ou de procéder à des rénovations sur les bâtiments. Je me rappelle très bien que nous chargions sur des wagons de chemin de fer les copeaux résultant du travail des nombreux tours d’un hall d’usine, projetés à travers des lucarnes dans le hall. Deux hommes travaillaient toujours ensemble. Nous avions un brancard, muni à l’avant et à l’arrière de deux longerons et qui, en russe, portait le nom de « Nosilki ». ce brancard était fabriqué dans un bois ordinaire et avait sans doute déjà été utilisé par les chinois pour la construction de la grande muraille de chine. Nous étions vraiment surpris des outils de travail primitifs, uti-lisés partout en Russie. Rien, pratiquement, n’était mécanisé et, par conséquent, l’investissement humain en main d’œuvre non qualifiée était important. Pour nos tâches, nous n’utilisions pra-tiquement partout que trois outils de base, c’est-à-dire : Lom, Lapatka et Nosilki, soit : une pince-levier, une bêche et un bran-card, j’aurai presque oublié la brouette comme quatrième outil. – Les copeaux étaient tressés ensemble en spirale et possédaient des arêtes tranchantes comme la lame d’un couteau. Nous avions besoin d’une bonne paire de gants pour éviter les blessures ou lorsqu’un paquet surgissait du tas, et se tendait comme un ressort pour se rétracter avec force. Si nous ne prenions pas garde, des coupures pouvaient aussi survenir sur le visage, les yeux étant particulièrement soumis à ce risque. L’avantage était que nous n’avions aucune norme à remplir et que nous travaillions donc à un rythme d’escargot. Une autre tâche consistait à trier et à décharger un énorme tas de goudron isolant durci, servant à l’état liquide à remplir et à étan-chéifier les joints. Il y avait des morceaux de toutes les tailles, parfois encore collés ensemble et qui devaient être séparés avec la pince. Nous nous sommes occupés pendant plusieurs semaines de ces blocs de goudron. – Entre-temps le froid se faisait plus

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vif de jour en jour et, comme chaque année, nous avons reçu nos vêtements d’hiver à la mi-octobre. ceux-ci étaient d’une meil-leure qualité que l’année précédente. Le camp disposait d’une laverie et d’un atelier de couture. De même, il y avait des bains tout à fait corrects, avec une station d’épouillage - remarquables pour un camp de prisonniers. L’invasion de poux de textile avait fortement reculé à cette époque, bien que toujours présents, ils ne représentaient plus un problème urgent. Les Russes accor-daient la plus grande importance à l’épouillage; en effet, le pou était le vecteur de typhus contagieux et ils craignaient une pro-pagation dans la population civile en cas d’épidémie. Le camp possédait aussi un groupe culturel tout à fait correct. Il était constitué d’artistes ayant exercé ce métier dans leur vie civile, entre autres, d’un chanteur d’opéra. Il y avait toujours une représentation en fin de semaine, avec un programme varié, à laquelle assistaient les officiers russes de la direction du camp et leurs épouses. Il s’agissait, soit de programmes de musique et de chants, de sketchs humoristiques ou de petites pièces de théâtre, souvent des productions propres des artistes. Les artistes étaient très respectés des Russes et, en tant que prisonniers, ils avaient une vie plutôt agréable. Entre-temps, la circulation du courrier s’était normalisée, de sorte que nous pouvions compter de temps à autre sur une réponse en provenance de notre pays. L’hiver devint de plus en plus rude vers la fin de l’année. Au début du mois de décembre nous avions parfois des températures de 15 à 20 degrés en dessous de zéro avec des chutes de neige et un vent glacial qui soufflait de la steppe orientale et de Sibérie. Nos bâtiments étaient enfoncés dans le sol de sorte à ce que seuls la moitié du bâtiment ainsi que le toit étaient visibles. Nous y avions accès en descendant un escalier. c’était une protection optimale contre les conditions climatiques qui régnaient dans cette région et permettait de conserver une chaleur agréable dans

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les logements, même par le froid et le vent les plus vifs. – Lors du passage devant la commission médicale, je me suis approché de justesse des limites de tolérance inférieures, « OK » et dys-trophie, en bénéficiant encore de l’attribution de travaux légers. Toute réduction de nourriture ou toute charge de travail dépassant un minimum auraient inéluctablement signifié la relégation dans la catégorie la plus basse. Le mois de novembre 1947 vit arriver une réforme décisive en Union Soviétique avec, soudain, des conséquences considérables sur les conditions de vie et aussi sur la vie des prisonniers de guerre. La monnaie, c’est-à-dire le rouble, fut converti au taux de un pour dix. Tout d’abord, ni moi ni les autres ne furent con-cernés, en effet, au contraire de Saratov où le marché noir était possible, ici personne pratiquement ne possédait d’espèces. À partir de ce moment, les prestations de travail n’étaient plus ré-tribuées par une augmentation ou une diminution de la ration de pain mais, selon que la norme de travail avait été ou non remplie, elle était payée en roubles. Selon la devise bien connue, à partir de ce moment-là, « le rouble roulait ». Les différences entre les prisonniers se sont encore accentuées. Les ouvriers spécialisés et les « spécialistes » et aussi les hommes les plus forts, pou-vaient remplir ou dépasser la norme et ainsi se procurer dans une cantine, avec les roubles gagnés, des aliments supplémentaires, surtout du pain et de la graisse. certains avaient gagné tellement d’argent qu’ils proposaient leur soupe dans la salle à manger, celle-ci leur semblant trop maigre et chacun se réjouissait d’avoir un copain aussi généreux. c’était une situation bizarre dans une société sans classes, les uns devenaient de plus en plus forts, les autres de plus en plus faibles. Quant à moi, cette innovation ne m’apportait rien, avec l’établissement de bilans ou des connais-sances en comptabilité, aucun argent ne pouvait être gagné en Russie.

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Ma brigade, en charge de travaux généraux, on peut dire aussi de tâches de manœuvres, était naturellement mal payée. Il était pratiquement impossible de fixer une norme et, par conséquent, notre brigadier négociait le salaire de toute l’équipe avec le na-tschalnik, avec des arguments opiniâtres, dignes des négociations tarifaires que nous connaissons aujourd’hui. c’était à chaque fois un marchandage sans fin et la relation personnelle avec le natschalnik, sa bienveillance ou son humeur du moment jouait un rôle important sur la décision finale. C’était plus grave à l’intérieur du groupe lui-même. Le brigadier distribuait l’argent selon la prestation de chacun, ce qui provoquait des litiges no-tables. Chacun affirmait avoir travaillé le plus durement. Je ne pouvais pas vraiment participer à cette discussion car je savais qu’une prestation exceptionnelle ne rapportait aucune reconnais-sance en Russie. En règle générale, je recevais quelques roubles comme solde honorifique me permettant d’acquérir un petit sup-plément à la cantine. Le pire pour moi était de devoir travailler à l’intérieur du grand hall de l’usine. c’était l’enfer. De toute ma vie je n’avais rien vu de tel, surtout que chez nous, dans le Bade central, il n’y avait aucune grande industrie et je ne connaissais pas la région de la Ruhr. Au contraire de l’extérieur, il faisait agréablement chaud dans le hall mais c’était poussiéreux, noir de suie. Une semi-obscurité régnait, seuls le fer incandescent et le feu des forges apportaient un peu de lumière. Le bruit était inimaginable. Les ouvriers allaient et venaient comme des ombres dans la semi-obscurité, apparaissaient comme des éclairs à proximité des fo-yers, dans un rougeoiement pour disparaître de nouveau comme des fantômes dans l’obscurité. certains travaillaient sur des pres-ses géantes qui frappaient les barres en acier incandescentes, dans un bruit d’enfer en projetant des étincelles. Les barres de-vaient être mises en forme et aplaties. J’évitais de passer à pro-

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ximité de tels monstres crachant le feu et rejetant des vapeurs nocives. Seuls, des ouvriers russes spécialisés, équipés de vête-ments de protection, y travaillaient mais aussi au prix de leur santé. Le hall présentait l’avantage que nous pouvions nous fau-filer entre les ouvriers qui vaquaient à leurs occupations. Nous n’étions pas immédiatement reconnus en tant que « Wojnaplen-nyj ». Le meilleur endroit se trouvait dans les grandes latrines qui connaissaient toujours une grande activité. L’air de l’usine était poussiéreux et sec, par conséquent il était nécessaire de boire beaucoup d’eau, ce qui obligeait à de fréquentes visites des lat-rines. On pouvait aussi s’y servir en eau potable ou chiner une cigarette, qui n’était en principe jamais refusée, auprès d’un ou-vrier russe. La question posée était « Sakurit jest »? et la répon-se « Da da jest» !. On prenait le tabac ou la cigarette. « Bolschoj spasibo » - « Merci beaucoup » ! Vielen Dank » ! Et l’affaire était conclue. Les gardiens ne nous accompagnaient pas à l’usine. Le brigadi-er et le natschalnik russe étaient responsables des prisonniers. Personne ne pouvait s’évader, en raison des conditions clima-tiques et de l’éloignement de quelques milliers de kilomètres de notre pays. Nous étions parfaitement gardés dans le camp. Pour les Russes, tout comme pour les prisonniers, le travail se termi-nait à dix-sept heures. Une horrible sirène se faisait alors enten-dre sur le toit du plus grand hall pendant une minute environ. Non seulement cette sirène hurlait mais, de plus, elle rejetait un nuage de fumée, visible jusque dans notre camp. Nous l’appelions « le lion de Stalingrad ». Son bruit nous atteignait jusqu’à l’os et il me résonne dans les oreilles aujourd’hui encore. Je sursau-te dès que j’entends un bruit similaire. L’après-midi nous travail-lions de moins en moins et de plus en plus lentement, chacun attendait « le lion » qui, par son horrible rugissement, signifiait la fin d’une longue journée de travail. – Jusqu’à la capitulation

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des troupes allemandes, de violents combats avaient eu lieu jusqu’au portail d’entrée, donc à l’entrée principale. Les Alle-mands n’avaient pas réussi à s’emparer de la totalité de l’usine de tracteurs. Un panneau d’avertissement en métal était fixé sur ce portail, nous passions devant chaque jour et y lisions : « À cet endroit l’attaque perfide des hordes fascistes a été arrêtée par la célèbre Armée Rouge – sous le commandement du généralissime Staline – avant de les chasser et de les détruire totalement jusqu’à l’invasion victorieuse de Berlin ». Bien sûr, ce texte était rédigé en langue russe mais nous connais-sions tous son contenu. Il offrait l’opportunité de réfléchir aux années passées et au sens ou au non-sens de la dernière guerre et de ses victimes. Il était très étonnant pour nous de constater que les Russes ne ressentaient pour nous aucune aversion et aucun sentiment de haine ou besoin de vengeance. Les rares exceptions se trouvaient chez les jeunes qui n’avaient pas fait la guerre et qui formaient, comme chez nous aujourd’hui, des petits groupes d’extrémistes de gauche et de droite. De temps en temps, une animosité apparaissait sous l’influence de la vodka, mais celle-ci était tout autant dirigée contre les propres compatriotes. – Les décès étaient devenus une exception au cours de ce troi-sième hiver mais se produisaient encore malgré tout. Les mala-dies, dépressions et les séquelles des fatigues des dernières an-nées de guerre qui n’avaient jamais complètement disparu, ré-clamaient encore leur tribut. Mais nous n’étions plus les témoins directs de ces épisodes comme auparavant. Un malade grave était transporté à l’hôpital militaire et s’il y mourrait, seuls les cama-rades de son groupe ou de sa brigade en avaient connaissance. La fin de l’année approchait. Pour nous, la fin de l’année signi-fiait surtout la fête de Noël tandis que pour les Russes, le réveil-lon de fin d’année était plus significatif. Ceci résultait de l’orientation antireligieuse de la vie sous le communisme qui

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avait supprimé les fêtes chrétiennes. Par conséquent, Noël n’était pas un jour férié et le dimanche suivant était pour nous un genre d’ersatz. Nous ne remarquions aucune ambiance de fête pendant ces journées. J’étais assis auprès de mes trois compatriotes et nous discutions. Le thème principal était la nourriture ainsi que nos chances de libération, espoir ravivé par le fait que quelques libérations avaient eu lieu dans le camp au cours des deux der-niers mois. Je souhaite encore évoquer un quatrième homme de notre région. Il s’agissait de Bernhard März de Bühlertal-Bü-chelbach. Il travaillait dans la cuisine et mettait souvent un croû-ton de pain dans ma poche lorsque personne ne l’observait. Avant la guerre il avait été chef-cuisinier dans l’établissement de cure de Herrenwies, sur la Schwarzwaldhochstraße, où je l’ai de nou-veau revu après notre libération. – Notre groupe de musiciens, comme l’année précédente à Kuybyshev, passait le matin à tra-vers les baraquements et tentait de créer l’illusion du Noël alle-mand en jouant et en chantant des mélodies de Noël. Je ne savais pas encore que ce serait mon dernier Noël en Russie mais c’était mon souhait le plus cher. Au début du mois de mars, il se produisit un changement inat-tendu. Mon compatriote Alfred Köbele fut soudain libéré et, moi-même, après un contrôle médical, fus envoyé pour huit se-maines dans un baraquement « OK » pour cause de sous-alimen-tation. Je n’avais plus que la peau sur mes os flageolants et n’était plus apte aux travaux même les plus légers. Nous avons pris congé de Köbele avec nos meilleurs souhaits et de nombreux messages pour nos familles. – Je déménageai donc dans le bara-quement de repos. Je m’en réjouissais car je ressemblais désor-mais à la « faucheuse » tout en me sentant très bien et en jouissant de toutes mes capacités intellectuelles. J’ai apprécié cette pause pendant la période de mauvais temps comme un cadeau pleine-ment justifié des dieux du communisme.

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Dans le baraquement de repos, nous passions la plus grande partie du temps à attendre la distribution d’un repas à l’autre. Nous jouions aussi aux échecs et devisions sans fin sur tous les problèmes possibles et impossibles de la vie et de l’humanité. Il fallait être très prudents avec ses opinions politiques et se retenir car il fallait compter aussi sur des espions et des informateurs parmi les prisonniers. Nous avons organisé une série de confé-rences avec des gens qui avaient acquis certaines connaissances par leur métier ou par leur carrière. J’ai ainsi fait la connaissance d’un fabricant de margarine de Hambourg qui a tenu des confé-rences sur la fabrication de la margarine et sur l’utilisation de la chair et de la graisse de baleine en nous présentant de manière convaincante les avantages pour la santé de la margarine et ses qualités. Malheureusement, cette margarine nous faisait défaut dans le baraquement OK et nous n’avions pour recouvrir notre pain que « notre pouce et notre index ». Nous ne pouvions qu’imaginer ce pain enduit de margarine. Il nous a raconté les réunions publicitaires qu’il organisait avec des tests à l’aveugle et lors desquelles il y avait de la viande de baleine et de la vian-de de bœuf, les participants n’avaient pu faire aucune différence. À la fin, il nous a tous invités, à notre libération, à venir chez lui à Hambourg. Nous pourrions y manger de la viande de baleine autant que nous voulions. Avec une telle proposition, nous n’étions que plus impatients de reprendre la route de notre pays ; mais je dois avouer que je ne suis jamais allé à Hambourg depuis mon retour et, qu’une fois à la maison, je n’avais envie ni de margarine ni de viande de baleine.comme j’avais fait mon apprentissage commercial dans la cen-trale laitière de Baden-Baden et que nous y produisions aussi du fromage et du beurre, j’ai donné une conférence sur cette fabri-cation. Tous les exposés concernant la nourriture et les aliments étaient toujours bien fréquentés et on se disputait les meilleures

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places. On ressentait vraiment l’eau venir à la bouche des audi-teurs et chacun se promettait de manger beaucoup de beurre et de fromage une fois de retour à la maison. Lors de la discussion, le Hambourgeois a émis l’objection que la margarine était au moins aussi bonne et saine que le beurre véritable. Le cholesté-rol n’était généralement pas connu à l’époque et, en captivité, nous n’avions pas à craindre les dépôts de graisse dans les artères. À la fin, il y avait des applaudissements nourris car ces exposés parlaient à l’estomac. Des boulangers et des bouchers, ainsi que des agriculteurs prirent la parole, tous ces thèmes étaient en pre-mière ligne durant la captivité. comme lecture, nous n’avions que le journal des prisonniers « Neues Deutschland », peu infor-matif. J’ai déjà parlé des bains et de l’épouillage, du rasage et de la coupe des cheveux dans certains passages précédents. Mais il y a un problème qui est au moins aussi important que l’absorption de nourriture. Il s’agit du soulagement de l’estomac et des intes-tins, par conséquent des latrines. J’ai déjà parlé des premières expériences lors du transport, avec l’entonnoir du wagon, j’ai parlé aussi du soulagement de masse sur le remblai de la gare et entre les trains lors d’arrêts en cours de trajet. À Saratov nous avions une cabane en planches munie de « gogues ». c’était une poutre d’une seule pièce sur laquelle on pouvait s’asseoir comme les hirondelles sur un fil électrique et les matières fécales tom-baient en-dessous, dans une fosse. Le point le plus important : il ne fallait pas perdre l’équilibre. Lorsque la température était clémente et que nous avions assez de temps disponible, nous pouvions faire la conversation. De temps en temps, selon les conditions climatiques, du chlorure de chaux était répandu. J’ai aussi déjà décrit la situation dans les forêts de Sysran-Pensa. Nous nous y soulagions, non loin de notre logement, sur un tas qui gelait immédiatement et dont le destin lors du dégel n’a pas

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besoin d’être de nouveau décrit en détail. Nous nous comportions comme des lapins vivant à l’état sauvage. ceux-ci ne répandent pas leurs petites crottes n’importe où mais retournent toujours au même endroit. chez ces animaux, le comportement n’est pas dicté par un gel intense mais par leur instinct. – La situation était différente à Stalingrad. Nos latrines se trouvaient dans une longue construction de bois, fermée, avec un sol dans lequel des ouver-tures juxtaposées avaient été sciées au-dessus d’une fosse. Il s’agissait pour ainsi dire de toilettes sans poutres permettant de rester debout ou de s’accroupir, où nous étions plutôt bien pro-tégés du froid en hiver et des aléas climatiques en général. cet hiver-là nous avions des températures atteignant jusqu’à 25 de-grés en dessous de zéro. Les matières qui tombaient dans la fosse gelaient immédiatement et formaient un cône ressemblant à un champignon ou, au contraire, à une concrétion calcaire s’élargissant vers le haut. Si cette colonne brunâtre atteignait la limite supérieure du trou, elle devait être repoussée par les pré-posés aux latrines sinon elle aurait dépassé l’ouverture et cet endroit serait devenu impraticable. Ainsi, la fosse des latrines était recouverte d’un nombre toujours plus important de colonnes placées dans tous les sens, les unes par-dessus les autres comme des arbres ayant subi une tempête, jusqu’à ce qu’elles fondent au printemps comme des glaciers après le passage du foehn. ce genre de latrines existait aussi entre les immeubles des faubourgs russes pour la population civile, comme solution d’urgence sem-ble-t-il, car en raison des hivers rigoureux, l’eau gelait souvent dans les canalisations et les chauffages étaient en panne. En ce qui concerne la qualité de ces installations, les Russes étaient bien en retard sur le standard occidental. – Je raconte ces détails car ils faisaient partie intégrante de la vie des prisonniers et qu’ils ont laissé une impression inoubliable étant donné leur caractère ex-ceptionnel.

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À la fin de ma période « OK » de repos, nous étions au début du mois de mai, je fus envoyé pour quelques jours dans la laverie du camp. – Je dois aussi raconter que pendant la période de repos et de remise en forme, une Kacha était servie le midi au lieu de la soupe et les rations de pain étaient plus généreuses. Les nutrition-nistes soviétiques procédaient comme dans le conte de « Hans et Gretel », nous étions tout d’abord engraissés puis de nouveau cuits. – cette laverie était d’un modèle antédiluvien, un vrai chaudron de sorcières. Seuls les sous-vêtements étaient lavés. L’endroit était plein de vapeur et envahi d’une puanteur provenant d’un produit de lavage indéfini. Nous devions tirer le linge mouillé de la lavas-se en partie avec des tiges en bois pour les déposer dans une es-soreuse. Puis le linge arrivait dans une salle de séchage à air chaud. Plusieurs employés internes étaient occupés dans la laverie et nous faisions de longues pauses afin de prendre l’air et nous reposer. ceci était possible car il n’y avait aucune surveillance pour nous infliger un rythme. Mon collègue de travail était le professeur Dr. Hall de l’université de Marburg. Il était théologien. c’est ce dont je me souviens. Par contre en ce qui concerne l’université, je ne suis plus sûr. Pendant les pauses, nous discutions de toutes les questions possibles : du sens de la vie et de la captivité – de Dieu et de la mort, cette dernière nous étant devenue familière au fil des trois dernières années. L’explication de la notion de Dieu ou de son existence est diffici-le à mettre en mots m’apprenait le professeur, le langage humain est trop pauvre pour cela, surtout que la foi y joue un rôle, ce qui est aussi difficile à définir. La foi est présente chez certaines per-sonnes et non chez d’autres. Il essayait de me décrire le phénomène de Dieu à l’aide d’un exemple : je devais me représenter une pu-naise, laquelle possède une anatomie complètement plate et qui, par conséquent, ne peut penser qu’en deux dimensions. L’existence d’une troisième dimension est donc pour elle absolument inima-

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ginable. Par contre, nous les humains, sommes en mesure de pen-ser en trois dimensions et de nous les représenter dans l’espace. Nous pouvons donc voir et décrire cette punaise et nous n’avons aucun doute sur son existence. Dans la création, en arrière-plan des choses compréhensibles pour l’humain, il existe une quatrième dimension qui est aussi inimaginable pour nous que la troisième dimension est inimaginable pour la punaise. cette quatrième di-mension est l’existence de Dieu. cette dimension n’est accessible à l’être humain que par la foi. La punaise ne peut pas atteindre la troisième dimension car, compte tenu de sa nature, elle n’a pas accès à la foi. Par contre, Dieu exerce sur nous une influence à partir de sa quatrième dimension sans que nous le remarquions, tout comme nous reconnaissons la punaise et que nous pouvons exercer une influence sur elle sans qu’elle puisse comprendre quel-que chose à notre vie. – Voici la théorie du prof. Dr. Hall, expliquée dans la laverie du camp de prisonniers No 5 de Stalingrad, au bord de la Volga, au mois de mai 1948.De temps à autre, nous avions des exposés politiques au camp. Ils étaient organisés par le groupe ANTIfA et, en règle générale, un agitateur, provenant de ce courant, prenait la parole. On voulait nous convaincre des avantages et de la base scientifique du mar-xisme-léninisme et de sa supériorité historique sur tous les autres systèmes dans le monde et de son caractère incontournable. Après ces conférences, nous étions invités à discuter. Le professeur se manifestait régulièrement et était autorisé à prendre la parole. Je peux encore me rappeler aujourd’hui le sens de ses paroles. Il disait : je me base sur la « tradition chrétienne occidentale » et ne peux absolument pas accepter ce qui vient d’être dit. Ma philoso-phie du monde est complètement différente et prend ses racines dans une autre conception de la morale – etc. Puis l’agitation ré-gnait partout, l’ANTIfA scrutait l’auditorium d’un air embarrassé en essayant de remédier au dommage produit. Nous étions tous

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surpris du courage du professeur mais, pour des raisons de pru-dence, nous ne pouvions laisser paraître aucun assentiment. Le retour au pays tant souhaité était plus important qu’un litige idé-ologique. En conclusion, je dois dire que rien n’est arrivé au pro-fesseur. Peut-être était-il considéré comme un vieux fou irrécup-érable ; on l’a toujours laissé exercer une opposition, comme m’en informèrent les détenus du camp principal. cependant il fut envo-yé à la laverie où il ne pouvait provoquer aucun dommage. Peut-être devait-il y être réduit à l’état de loque. comme je l’ai appris, il avait déjà eu des problèmes avec les nazis ce qui eut pour con-séquence qu’il n’a jamais atteint un grade militaire élevé. Le pro-fesseur était de stature frêle et n’était pas adapté aux durs travaux. Je doute qu’il ait survécu à la captivité. Mes recherches après mon retour sont restées sans résultat. Mon intermède dans la laverie a duré deux semaines au plus puis arriva la prochaine sensation. Une brigade externe a de nouveau été constituée et, comme s’il s’agissait d’une loi de la nature, j’y fus intégré cette fois encore. comme dans les cas précédents, la direction du camp essaya de se débarrasser des travailleurs peu performants. Le camp était payé par l’usine pour le travail fourni par les prisonniers et devait régler l’entretien du camp avec ces salaires. c’était donc dans son intérêt de mettre à la disposition de l’usine de nombreux travailleurs performants qui remplissaient la norme ou même pouvaient la dépasser et, par conséquent, d’envoyer les „Blocha Rabotnik“ (mauvais travailleurs) dans des brigades extérieures. Mais nous connaissions cette fois la destina-tion en raison des préparatifs – c’était en fait le propre kolkhoze du camp, entre le Don et la Volga – sur la grande courbe du don entre Stalingrad et Kalatch. Il s’agissait d’un ancien champ de bataille, témoin des combats les plus âpres pour la forteresse de Stalingrad et nous pouvions y faire des découvertes horribles, bien que cinq années aient passé depuis.

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Au kolkhoze

Après mes activités d’ouvrier du bâtiment, de bûcheron, de carrier, de déblayeur, de docker, de déverseur de calcaire, je devais maintenant me familiariser avec les particularités de l’agriculture. Nous avons été transportés sur le lieu d’intervention par camions et sommes arrivés dans un camp de tentes qui avait été installé par l’armée et vraisemblablement démonté en hiver car les travaux des champs étaient saisonni-ers. Le camp se trouvait sur ce qui est actuellement le canal Don-Volga qui relie les deux fleuves mais qui n’existait pas encore à l’époque. La vie dans les tentes était supportable, le temps était vraiment agréable à cette époque de l’année et nous profitions d’un bon air frais. – Cependant, les puces constitu-aient le principal fléau. – Pendant la guerre j’avais déjà fait la connaissance de certains parasites : poux de corps, de tête, morpions, punaises, cancrelats, la gale ainsi que les puces clas-siques. Mais ce camp de tentes battait tous les records. Je n’avais encore jamais rien vu de tel. Les puces se déplaçaient par milliers ; elles se nichaient surtout dans les couvertures grossières de l’armée qui nous étaient distribuées pour la nuit. Il devait s’agir d’un genre de puce des sables comme on en trouvait dans les régions désertiques chez les Bédouins. cela me rappelait « Karl May ». Dans l’un de ses romans, les habi-tants du désert se souhaitaient une bonne nuit dans ces termes : « je te souhaite une nuit sans puces des sables ». Nous essayions de les écraser dans les fibres des couvertures, mais peine per-due, il y en avait trop, de toutes tailles. Le seul avantage résidait dans le fait qu’elles ne piquaient pas très souvent et que leur piqûre ne s’infectait pas aussi gravement que la piqûre de la puce classique. Malgré tout, mon ventre était entouré d’une large bande rouge infectée, comme une ceinture - provoquant

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des démangeaisons. L’humeur en était affectée, surtout que la nourriture, au contraire de ce que l’on aurait pu attendre dans un kolkhoze, était plus qu’insuffisante. Les repas nous parve-naient d’une cuisine de campagne et j’avais l’impression ici aussi qu’une partie des produits de grande valeur nutritive, comme le sucre, la graisse et le poisson, disparaissaient dans de sombres canaux incontrôlables. Les travaux des champs consistaient à planter des pousses de choux, à déposer les graines de melons et de citrouilles ainsi qu’à planter des pommes de terre ; tous ces travaux devaient être effectués à l’extérieur, en partie sous un soleil de plomb. Dans les conditions actuelles, il serait inimaginable de réaliser tous ces travaux au kolkhoze avec des outils rudimentaires et à la main. Pour planter les choux, des rangées étaient tracées à la bêche, comme pour nos carrés d’asperges, puis un trou était percé à l’aide d’un plantoir et le plant de chou était mis en place, enfoncé puis arrosé. chaque homme devait remplir sa norme, chaque jour un nombre de plants était fixé à l’avance. – Il fallait beaucoup de temps pour que le terrain soit entière-ment planté de choux. Puis c’était le tour des melons et des citrouilles. Les choux s’appelaient en russe « Kapusta » et les citrouilles « Tyckwa ». cette dernière sorte poussait à partir de graines ainsi que les melons. chacun de nous recevait un sac, ouvert d’un côté, rempli de graines, comme ce que nous con-naissons à partir de tableaux anciens, du temps où l’agriculture n’était pas encore mécanisée – comme dans la toile intitulée « le semeur ». Notre brigade était placée en rang, puis un ord-re était donné ; il fallait alors se courber et tracer un long sillon avec le planteur, y déposer les graines, recouvrir à la main ou à la pelle puis se relever. Puis nous avancions de deux ou trois pas vers l’avant et, après une courte pause, l’ordre de planter retentissait de nouveau. Par conséquent, à chaque ordre donné,

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la brigade faisait un saut vers l’avant comme dans la processi-on dansante d’Echternach, à la seule différence que nous ne pouvions pas reculer. Le rythme de cette procédure était déter-miné par le natschalnik ; il s’adaptait à la taille du champ qui devait être planté en une journée. Il possédait l’expérience né-cessaire à cette évaluation. ce rythme prévoyait aussi des pau-ses nombreuses. Le midi, la voiture apportait la soupe dans le champ puis nous continuions à travailler jusqu’à 17 heures, le rythme devenant de plus en plus lent. La plantation des pommes de terre était tout aussi compliquée et antédiluvienne que les autres activités. Nous recevions éga-lement un sac posé autour des épaules, mais un peu plus grand cette fois-ci et rempli de semences de pommes de terre. com-me pour les citrouilles, nous nous déplacions en rang, par bri-gade. La terre était mise en tas puis les semences étaient plan-tées à la main et avec le plantoir. La norme était ici fixée préala-blement par un agronome qui calculait le nombre de pommes de terre qui devaient être plantées chaque jour. Pour le système d’économie planifiée soviétique, également appliqué dans l’agriculture, c’était aussi une méthode typique d’évaluation des performances humaines. Bien avant que nous n’arrêtions le travail, notre natschalnik avait en général disparu. Lorsque le signal de la fin du travail retentissait, ou peu de temps aupa-ravant, chaque brigade cachait les pommes de terre restantes dans un trou creusé en surface. – Il semble que ceci soit une contradiction que je vais immédiatement expliquer. – Avec le manque de nourriture, il aurait été logique et sage d’emporter les pommes de terre superflues au camp afin de les cuire ou de les griller. Mais ceci était strictement interdit et à notre arrivée au camp, nous étions fouillés par les gardes. Selon le planning, les pommes de terre appartenaient au sol, d’une manière ou d’une autre, ce qui, bien sûr, devait conduire aux détournements

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décrits ci-dessus. Il était clair pour moi qu’un tel fonctionne-ment ne pourrait pas à la longue conduire au succès et j’étais toujours étonné de voir les Russes complètement convaincus de la justesse scientifique de leur dogme. En piquant et bêchant, nous tombions parfois sur des reliques des batailles passées. Il s’agissait quelquefois d’objets tels que des masques à gaz ou des armes. Souvent apparaissaient aussi des morceaux de squelettes et des têtes de morts de soldats tombés au combat mais aussi des pièces en cuir en bon état de conservation. Nous trouvions aussi des os de chevaux et des pièces en bois de chariots ou de tranchées de protection affleu-rant à la surface. Le terrain avait été aplani précipitamment après les batailles afin d’y pratiquer une agriculture devenue nécessaire après la guerre. Les morceaux de cadavre s’étaient rapidement décomposés dans le sol sablonneux et aéré de sor-te que seuls les os avaient été conservés. Désormais, nous avions l’opportunité d’honorer nos camarades tombés pour rien et nous nous réjouissions d’être encore en vie, même si nous étions prisonniers. Les os étaient enterrés plus profondément puis de nouveau recouverts. Lorsque quelques semaines plus tard nous sommes revenus dans les champs de pommes de terre afin d’enlever les mau-vaises herbes, nous pouvions voir exactement où les pommes de terre restantes avaient été enterrées à la fin du travail. Dans ces endroits, les pousses croissaient serrées, comme des orties, avec des tiges fines qui sortaient du sol et elles ressemblaient à de petits buissons. Personne ne s’en occupait ni ne se sentait responsable ou lésé. – Le terrain entre le Don et la Volga était pratiquement plat, par endroits légèrement vallonné. Les end-roits non cultivés étaient recouverts d’herbe. Les endroits en contrebas comportaient des mares alimentées par la fonte des neiges ou par les inondations au printemps. De nombreuses

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grenouilles frayaient dans ces mares. Lorsque le trajet retour nous le permettait, nous allions à la pêche aux grenouilles au bord de ces mares. Nous tuions les grenouilles à coups de plan-toir pour en remplir nos casseroles ou nos sacs à pain. ces grenouilles étaient plus grosses que nos grenouilles vertes. On nous assurait qu’il s’agissait de l’espèce grenouille-bœuf de Sibérie. La pêche aux grenouilles était tolérée par nos gardes et la direction du camp n’avait pas non plus d’objection. Les grenouilles étaient vidées et leur peau enlevée au camp. Les foies étaient enlevés et cuits à part, ils produisaient une grais-se jaunâtre délicieuse, 20 foies fournissaient un gobelet plein de graisse pure. Les grenouilles étaient cuites dans de l’eau salée et les petits os étaient rongés, et pas seulement ceux des cuisses. Le retour des champs n’avait jamais lieu en groupe fermé. D’une part, les brigades terminaient leur travail à des heures différentes, d’autre part, les lieux de travail se trouvaient sou-vent éloignés les uns des autres. Nous partions alors séparément ou en petits groupes, sans gardes : l’appel dans le camp avait lieu lorsque nous étions tous de retour. c’est ainsi que j’ai rencontré lors du retour, sur une petite hauteur, un berger avec son troupeau. Je me suis lentement approché du troupeau sans attirer l’attention et sans être observé. À la vue du troupeau, mon imagination s’est mise à travailler et j’ai immédiatement pensé « lait ». Le berger me laissa approcher tranquillement et lorsque je parvins à lui, je le saluai en lui demandant s’il aurait quelque chose à boire tout en faisant le geste. Sans hésiter une seconde, il détacha le flacon en cuir de sa ceinture et me le passa. Je le mis à ma bouche et le bus sans m’interrompre. c’était du lait frais de brebis.

J’ai remercié le berger avec toutes les expressions russes de

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politesse que je connaissais et repartis en courant afin de ne pas perdre mon groupe. – c’est le genre d’événement que l’on n’oublie jamais et que j’ai eu souvent l’occasion de vivre en captivité, sous cette forme ou sous une forme similaire. Me reviennent ici à l’esprit les mots d’un poète russe dont j’ai oublié le nom : Mère Russie Tu es pauvre et riche À la fois cruelle et charitable.c’est en rédigeant ce livre que j’ai appris que ces strophes provenaient d’un poème « Russie » de N. A. Negrassov. Il s’agit ici d’une traduction libre que je connaissais mais dont le texte diverge légèrement de l’original en russe.

Les produits récoltés au kolkhoze partaient exclusivement dans l’usine de tracteurs. Ils étaient préparés dans la cuisine com-mune ou, en cas de surplus, vendus aux employés. Le commer-ce, responsable dans l’économie libre du transport, du stocka-ge et des contrôles de qualité, était ainsi exclu. On pensait ainsi produire de manière plus économique. Mais il s’agissait d’une erreur de calcul. comme il n’y avait, sur le chemin menant au consommateur final, aucun propriétaire des biens avec des in-térêts financiers, de grandes quantités pourrissaient, disparaiss-aient ou arrivaient sur le marché noir. Par conséquent, cet im-mense pays souffrait d’un manque chronique, surtout de pro-duits alimentaires. On consolait la population de récolte en récolte et on promettait une surabondance qui ne pourrait ja-mais être atteinte dans ces conditions. En 1948, il y avait encore des cartes de rationnement alimentaire en Union Soviétique, alors que celles-ci étaient déjà supprimées en Allemagne de l’Ouest. Avec ces cartes, nous recevions une certaine quantité de pain, à un prix avantageux, fixé par l’État ; nous devions

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nous procurer sur le marché libre, à un prix plus élevé, tout surplus dont nous avions besoin. Les jardinets et petites par-celles, en dehors du kolkhoze, cultivés par la population – de-stinés à sa propre consommation ou à la vente libre – consti-tuaient l’un des piliers les plus importants de la production de produits alimentaires. Durant la guerre, des quantités énormes de nourriture parvenaient dans le pays, en provenance d’Amérique, via les ports d’Extrême-Orient. Le dénommé « Subbotnik » était une autre astuce des stratèges de l’économie planifiée. Il s’agissait d’une journée ou de quel-ques heures de travail qui devaient être fournies volontairement, sous la pression, en dehors du temps de travail régulier. Nous avons été souvent sollicités pour ce « Subbotnik », même le dimanche ou les jours de fête. ce moyen était destiné à redres-ser l’objectif du plan non satisfait ou à dissimuler les désordres à l’intérieur de la nomenclature. cet objectif du plan devait satisfaire le niveau hiérarchique immédiatement supérieur, sans tenir compte de l’humain, des moyens mécaniques ou de la santé. Le « Subbotnik » était une pratique utilisée dans tous les pays socialistes, pas inconnue par nos compatriotes de l’ancienne RDA. C’était un sacrifice consenti au moyen d’une « contrainte de plein gré » à l’idole de « l’objectif ». Lorsque les plantations et les travaux d’ensemencement furent terminés, nous étions occupés aux travaux d’ordre général tels que le désherbage, repiquage de plantes aux endroits dénudés ou suppression de tiges plantées trop serrées. On remarquait que la pression diminuait lorsque tout était cultivé. Le natschal-nik était satisfait car la norme avait été remplie – tout au moins sur le papier -, ce qui signifie sur ses listes et notes, transmises aux administrations supérieures qui avaient déjà calculé les quantités prévues. Mais ces dernières ne correspondaient pra-tiquement jamais aux quantités prévisionnelles.

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Le kolkhoze était placé sous la responsabilité d’un surveillant russe, chargé d’une tâche très spéciale. Il s’occupait de la chasse aux souris ; ceci mérite une explication détaillée. – Il existait dans la région du Don et de la Volga une espèce de campagnol, appelée « zissling » par les prisonniers. Elles creu-saient des galeries sous la terre et mangeaient les racines des plantes comestibles, ce qui conduisait à des dommages impor-tants de certaines cultures. ces souris étaient plus grosses que les campagnols que nous connaissions chez nous. ce surveillant choisissait deux prisonniers comme assistants, pour une durée de quatre semaines et les trois personnes chassaient les souris dans un vaste périmètre. Les trois chasseurs étaient nourris et vivaient comme des nomades dans une tente plantée à différents endroits. Lorsque cette brigade revenait enfin, les deux prison-niers « resplendissaient de santé » grâce à l’abondance de nour-riture. En effet, ils avaient chaque jour écorché jusqu’à une douzaine de « zissling » avant de les cuire ou de les griller. Selon eux, leur viande était délicieuse. Les campagnols sont, il est vrai, de purs végétariens. chacun espérait être recruté pour cette tâche auprès du surveillant, mais malheureusement, il n’y avait à chaque fois que deux postes. ce travail était également payé selon une norme. La base était le nombre de « zisslinge » détruites qui étaient décomptées selon le nombre de queues coupées. Après mon retour, je me suis de nouveau penché sur la question et appris qu’il s’agit d’un campagnol vivant aussi en Allemagne, surtout dans les régions de l’est. Il y porte le nom de « Zieselmaus ». En ce qui concerne les souris de la région entre le Don et la Volga, il s’agissait très vraisemblablement de la « Perlziesel ». Son nom russe est « Susslik », d’où le nom de « zissling » attribué on ne sait pour quelle raison par les prisonniers. Notre camp de tentes était placé sur une petite hauteur. À en-

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viron un kilomètre, un peu en contrebas, se trouvait un village russe. Il n’y avait que quelques maisons typiques en bois, re-construites après les combats pour les travailleurs du kolkhoze. Le village comportait des bergeries pour les moutons qui ap-partenaient également au kolkhoze. Sans aucun doute, le berger qui m’avait fourni du lait et son troupeau appartenaient aussi à ce kolkhoze. Le village était comme mort pendant la journée ; les hommes et les femmes travaillaient dans les champs et quelques-uns gardaient les troupeaux. Des sources maçonnées dont l’eau était puisée à l’aide de seaux, d’une poulie et d’une chaîne, servaient à abreuver les moutons. Ce devait être à la fin du mois d’août lorsque je fus envoyé dans ce village, en compagnie du natschalnik et de deux autres camarades. Je peux encore me rappeler aujourd’hui que l’un d’entre eux était un Saxon, dentiste de profession. Nous avons été munis chacun d’une pelle et, après une courte initiation dans les bergeries, nous devions arracher des mottes dans le fumier desséché. ces mottes étaient ensuite empilées en laissant quelques espaces afin qu’elles puissent sécher complètement. Lorsque le natschalnik eut l’impression que nous avions com-pris, il nous laissa poursuivre seuls, aucune norme de travail n’étant fixée. Il n’existait vraisemblablement pas encore de normes relatives au fumier de mouton en Union Soviétique, ce que nous considérions comme un véritable miracle. Par consé-quent nous ne nous épuisions pas au travail, mais nous nous la coulions douce, selon le terme utilisé par les soldats.Après deux ou trois jours, cette activité commença à m’ennuyer. Le village était de fait complètement vidé de ses habitants. Ils étaient tous au travail dans les champs. J’avais donc décidé de faire un tour de reconnaissance et en parlai à mes deux copains. Ils étaient d’accord, surtout que cela ne signifiait pas une surcharge de travail pour eux. En moi-même, j’espérais trouver

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quelque chose à manger. Il n’y avait aucun bruit, de sorte que je pris la direction du centre du village sans méfiance. --- Je me trouvais à environ cent mètres de notre bergerie lorsque, soudain, j’entendis un bruit de sabots. Alors que je tentais de me cacher, deux officiers à cheval apparurent. Ils m’aperçurent aussitôt et s’arrêtèrent immédiatement. Pendant quelques se-condes nous nous sommes regardés dans les yeux, comme hyp-notisés, avant qu’une première réaction ne survienne. – c’était le commandant de notre camp, accompagné d’un autre officier. – J’étais soudain complètement réveillé et attendais la sentence, les jambes flageolantes. En colère, il hurla : « Stoj - stoj - idj sjuda - potschemu » et ainsi de suite, (en français : stop – stop – viens ici, pourquoi te ballades-tu ici ?) Il était hors de lui et en rage comme un taureau. Personne ne se serait attendu à voir un seul prisonnier se promener librement dans le village. Je n’ai pas besoin de répéter la salve habituelle de jurons en rus-se qui suivit.Lorsqu’il eut fini d’hurler, je lui servis mes excuses habituelles que j’utilisais dans ce genre d’occasion et qui ne convenaient pas ici, dans ce contexte. c’est lorsque je lui expliquai que je travaillais dans la bergerie, qu’il se calma. Il ignorait ce fait. Il partit à cheval vers la bergerie et mes deux copains reçurent leur part de réprimande, malgré leur innocence. Son dernier ordre était que nous devions continuer à travailler jusqu’au soir puis nous enregistrer au camp, il repartit ensuite avec son col-lègue. Alors, nous avons commencé à affabuler sur ce que nous attendait. Nous avancions diverses théories avant de les élimi-ner. Tout était possible, même le transfert éventuel dans un camp d’internement. Mes camarades me faisaient des reproches car ils me considéraient comme le principal fautif, ce qui n’était pas erroné. cependant, nous en avions parlé auparavant et si j’avais pu revenir avec un butin, aucun d’entre eux n’y aurait

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renoncé. Selon l’ordre reçu, nous nous sommes présentés au poste de garde. En punition, tout d’abord, nous n’avons pas eu droit à la soupe du soir et avons dû désherber et arroser le jardin privé destiné aux officiers et aux gardiens jusqu’à la tombée de la nuit. Ensuite, nous avons tout de même eu droit à notre ration de pain, ce qui améliora de nouveau l’ambiance. Les autres prisonniers n’avaient pratiquement rien remarqué. chacun était occupé par sa propre personne. En raison des tâches réalisées dans des champs séparés, dans ce court laps de temps, aucune camaraderie ne s’était développée. L’équipe était constituée de gens provenant d’autres camps appartenant aussi à l’usine de tracteurs. – Le travail dans les champs n’était plus désormais aussi urgent ; les tâches de plantation étaient terminées et la période des moissons n’était pas encore arrivée. Par consé-quent, nous pensions que les travaux auxiliaires, comme le nettoyage des bergeries, seraient de courte durée.Mais l’affaire ne fût pas réglée aussi simplement que je l’avais pensé. Le chef du camp n’était pas satisfait de cette punition minimale et nourrissait encore un certain ressentiment. Par conséquent, il est apparu dès l’appel du matin, à l’encontre de ses habitudes. J’avais un mauvais pressentiment. Effectivement, il s’est présenté devant l’équipe au grand complet et raconta, de manière théâtrale et avec une mine sévère, l’incident de la veille. Il était d’avis que le « Otschkach » (le porteur de lunet-tes) était le principal fautif, les deux autres étaient, au moins, restés à leur poste de travail. Il sollicita donc pour moi une punition exemplaire et proposa de m’envoyer dans un camp d’internement qu’il nomma : « Schtrafnoj Lager ». Mais com-me nous nous trouvions en Union Soviétique, c’est-à-dire dans un pays démocratique, il ne voulait pas assumer seul cette dé-cision mais faire procéder à un vote. D’une voix enjouée, il

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demanda « que ceux qui souhaitent que le « Otschkach » soit envoyé dans un « Schtrafnoj » lèvent la main ». Son regard plein d’espoir parcourut l’assemblée mais aucune main ne se leva. La troupe se tenait indifférente dans le soleil matinal. On pouvait lire la surprise et la déception sur son visage. Il était embarrassé et pensait certainement : les « Nemezkije » (Alle-mands) s’entendent toujours comme larrons en foire, même en captivité et ne laissent personne tomber. – Là il se trompait lourdement : les types étaient seulement trop fatigués et indo-lents pour lever le bras. Que j’aille ou non dans un camp d’internement leur était complètement égal, chacun avait ses propres soucis et pensait à sa propre personne ou l’attente des grenouilles à pêcher aujourd’hui était plus importante que les sanctions du commandant. Son erreur avait été de formuler la question de manière erronée : « qui ne souhaite pas que le « Otschkach » soit envoyé en camp d’internement ? » aurait eu pour moi des conséquences moins avantageuses. En raison de la paresse des collègues, j’aurais pu finalement me retrouver dans un camp d’internement. ce devait être à peu près le milieu de l’année, nous étions oc-cupés par les plantations dans les champs, lorsqu’un soir, après le travail et la distribution de nourriture, nous avons été réunis pour un appel. À une certaine distance de la limite du camp de tentes, se trouvait une petite cuvette recouverte d’herbe qui constituait le point de rassemblement. Nous étions assis sur la pente et, de l’autre côté, les officiers ainsi que quelques équipes de gardes portaient leurs uniformes de parade, parés de déco-rations en affichant des visages sérieux et solennels, prêts à faire une annonce dont aucun de nous n’avait une idée. Nous nous tenions prêts à tout, même à l’annonce de notre libération immédiate ou de la prolongation de notre captivité jusqu’à l’année 2000. Il s’ensuivit une grande déception pour nous

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tous. Avec une expression de grande colère, le commandant an-nonça que la République populaire de Yougoslavie se retirait du bloc des peuples socialistes frères, avec effet immédiat, afin de poursuivre son propre chemin vers l’avenir. Puis il fulmina con-tre Tito et les Yougoslaves, menaça de représailles et ne prophé-tisa rien de bon pour l’avenir du peuple frère infidèle. Le capi-talisme américain, préparant une guerre contre les peuples paci-fiques de l’Union Soviétique, serait le responsable de toute cette évolution. Nous devrions nous protéger de ce capitalisme lorsque nous rentrerions chez nous.Tout ceci était le comble pour nous. Aucun d’entre nous n’était le moins du monde intéressé. La voie vers l’avenir choisie par la Yougoslavie nous était absolument égale. Après quelques mi-nutes, des signes de fatigue apparaissaient déjà et certains s’adossaient dans une position de repos. Mais le type parlait et parlait encore, son visage devenait de plus en plus rouge et la sueur lui sortait par tous les pores. Il nous encouragea à discuter tout notre soûl de cet acte de traîtrise envers le socialisme après son discours. – Je n’arrivais pas à comprendre que l’on puisse se mettre dans un tel état d’énervement à cause de cette broutil-le. Mais nous avons ensuite appris que Moscou avait donné l’ordre d’informer, dans la forme adéquate, tous les camps de prisonniers. La réunion était à peine terminée que déjà l’affaire était oubliée. c’est beaucoup plus tard, chez moi, que j’ai com-pris la signification de cet événement pour la politique soviétique d’après-guerre. Moscou commençait à avoir peur. Tito était à Belgrade un danger pour Staline, comparable à Martin Luther pour le pape à Rome dans le passé. Une scission du bloc de l’est se dessinait. ce qui explique la grande nervosité qui s’était répan-due jusque dans les camps de prisonniers : mais, comme déjà évoqué, nous étions complètement apolitiques à l’époque et pra-tiquement coupés des événements survenant dans le monde.

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Libération et retour au pays

Deux semaines environ étaient passées depuis l’histoire de la bergerie, lorsqu’à l’appel du décompte du matin, un camion inconnu était garé sur la voie d’accès et qu’une certaine agita-tion régnait parmi l’équipe de gardiens. Le commandant et son suppléant brandissaient des papiers, ce qui ne me laissait rien présager de bon. ceci sentait un départ en nouvelle brigade ou un déplacement. Je décidai donc de me rendre, autant que pos-sible, invisible et de disparaître dans la foule ; mais déjà l’appel débuta. Des noms furent lus, les hommes devaient s’avancer et se ranger sur le côté. Lorsque vingt hommes environ furent réunis, le commandant marcha de long en large devant le grou-pe à la recherche d’autres candidats. Je m’efforçais encore de me cacher derrière les autres lorsque le commandant s’arrêta soudain, tendit le cou, me découvrit et hurla : « Otschkach - Otschkach - idj sjuda - na pravo ». La joie de m’avoir découvert se reflétait directement sur son visage. « Otschkach » pouvait être traduit par « porteur de lunettes » et le reste signifiait : viens ici – place-toi à droite. Après moi, ce fut le tour de deux ou trois hommes puis l’ordre fut donné : « prêts pour le trans-port ». Peu de temps après nous avions pris place dans le ca-mion et nous sommes partis sur des routes bosselées, en suivant le soleil, en direction de l’est. En route, alors qu’il avait dû s’arrêter à cause d’une petite panne, le chauffeur nous apprit qu’il retournait au camp prin-cipal. — ce chauffeur était un cas unique, il fulminait sans cesse contre les conditions régnant en Union Soviétique. Il avait été incorporé dans l’Armée Rouge pendant quelques mois, dans l’ancienne zone d’Allemagne de l’Est, en tant que conducteur de camion et il ne tarissait pas d’éloges sur les routes alleman-des. Il nous racontait qu’il pouvait alors conduire pendant un

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kilomètre avec un verre de bière dans la main sans qu’une seule goutte ne se déverse. Ici, en Russie, s’il parcourait 20 mètres, son verre était déjà vide. Il connaissait un peu l’allemand et lorsque nous lui avons demandé comment il s’était débrouil-lé en Allemagne, il nous répondit qu’il se débrouillait partout et, avec son accent russe, il nous dévoila sa méthode : « Imm-märr guggen – immärr fragen » ! (toujours regarder, toujours demander). J’avais l’impression qu’il souhaitait retourner en Allemagne. – Nous ne connaissions toujours pas la cause et le but de notre transfert, ce qui était source de spéculations. Par expérience, je savais que de telles actions spontanées des Rus-ses présageaient rarement du bon et, par conséquent, j’étais extrêmement méfiant. La surprise et la joie n’en furent que plus grandes lorsque les camarades du camp nous apprirent : « vous allez être libérés ». Personne ne voulait y croire, on nous l’avait si souvent dit. La joie et l’espoir alternaient avec le scepticisme et l’incertitude. Le personnel de garde était cependant généreux et amical et je remarquai un changement de comportement et d’atmosphère. À partir de là, de manière surprenante, connaissant les habitu-des russes, tout se passa très rapidement et sans problème. Le lendemain nous avons passé un examen médical, puis fait une visite aux bains pour un nettoyage et un épouillage, nous avons reçu des vêtements propres et nous pouvions nous déplacer dans le camp sans horaires définis. L’épouillage était une me-sure de précaution. Les puces étaient devenues l’exception à ce moment-là. ces puces du kolkhoze ne vivaient pas sur le corps ou dans les vêtements de l’être humain. Il y avait aussi des punaises dans les baraquements du camp principal, mais comme pour les puces, elles ne vivaient que dans les fissures du bois des grabats. Les vêtements n’étaient pas neufs mais bien nettoyés, les sous-vêtements de l’armée, déjà décrits, en

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coton grossier, comportant des liens à boutonner sur les bras et les jambes, faisaient partie de l’habillement ainsi qu’une légère veste grise doublée et des chaussures à lacets en toile à voile rigide, avec des semelles de caoutchouc découpées dans des rebuts. On pouvait bien marcher avec ces chaussures et je les ai même encore utilisées longtemps de retour à la maison. La nourriture était abondante, en partie de la Kacha au lieu de la soupe et on pouvait reprendre un supplément. L’atmosphère était joyeuse et décontractée car il était définiti-vement sûr que nous pouvions retourner chez nous. Mais je dois aussi dire que la crainte de voir s’évaporer tout ceci ou que certains seraient retenus en dernière minute, ne nous quit-tait pas. Le système russe générait un doute permanent et nous savions tous que nous serions à la maison uniquement lorsque la frontière allemande serait derrière nous. Nous pensions ici à la frontière d’Allemagne de l’Ouest car, même dans l’ancienne zone Est, nous n’étions pas sortis du périmètre d’influence de l’Union Soviétique. Un mot de travers ou un signe d’un espi-on quelconque infiltré pouvaient signifier la fin du rêve. Par conséquent, dans cette situation, je me suis comporté de la manière la plus neutre et la plus discrète possible, en essayant de ne jamais attirer l’attention, surtout que j’étais déjà suspect en raison de mes frasques. – Je ne sais pas clairement si je dois ma libération à la colère du chef de camp suite à l’incident de la bergerie ou si je me trouvais réellement sur la liste du camp principal. Il se peut que les noms de la plupart des hommes libérés figuraient sur la liste mais que le chef avait encore la possibilité de renvoyer chez eux, en outre, quelques personnes qui ne lui donnaient pas satisfaction. Dans ce cas, je devrais ma libération anticipée au hasard ou à la chance d’avoir recher-ché, sans autorisation, de la nourriture dans un village russe et d’avoir été pris sur le fait par un officier colérique de l’Armée

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Rouge. À partir de ce moment, plus rien de dramatique ne survint. Tout n’était plus que routine. Le troisième jour, nous devions nous présenter à l’appel pour le décompte, de nouveau les noms furent lus, puis les camions arrivèrent pour nous conduire à la gare de marchandises de Stalingrad, où un train de transport avec des wagons nous attendait. L’adieu au camp se passa sans aucune festivité. Nos camarades se trouvaient sur leurs lieux de travail et nous avions déjà pris congé la veille au soir des quelques hommes que nous connaissions mieux. Pour moi il s’agissait seulement d’Erwin Schell de Baden-Oos, qui me remit, bien sûr, quelques nouvelles importantes à transmettre à sa femme. Les messages ne pouvaient être remis que verba-lement car il était interdit d’emporter des écrits lors du voyage retour et ceci aurait aussi été trop dangereux. Erwin Schell est rentré un an plus tard chez lui.Lors de ce transport, des prisonniers de tous les environs de Stalingrad ont été réunis. Je ne sais pas combien il y avait de camps en tout, même pas approximativement. Le notre portait le No 5, donc il y en avait au moins autant. En remontant la Volga, il existait certainement d’autres camps que nous ne con-naissions pas. D’énormes complexes industriels comme « Bar-ricade Rouge » et « Octobre Rouge » étaient implantés sur les rives. Notre modeste contingent du camp 5 ne comprenait que 50 hommes et j’évaluai le transport complet à 1000 ou 1200 personnes. Le transport fut réalisé avec des wagons de mar-chandises qui étaient généralement nommés « wagons à besti-aux » après la guerre bien qu’il fut rare que des animaux y soient transportés. Il s’agissait plutôt de fret commun qu’il était facile de charger et de décharger dans ces wagons. cepen-dant, j’ai aussi vu que les parois de certains de ces wagons étaient munies d’anneaux destinés à attacher des animaux vi-

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vants. En temps de paix, ils n’étaient, en tous cas, jamais uti-lisés pour le transport de personnes. Mais ceci était pour nous secondaire, le principal était de rent-rer chez nous. Les hommes du camp 5 ont été réunis dans un wagon. Il n’y avait pas d’étage. Les trains russes étaient plus spacieux que les nôtres, ils roulaient sur des voies larges. Je ne connaissais que vaguement les autres voyageurs, je n’avais aucune relation de camaraderie ou d’amitié avec eux, donc je ne me rappelle d’aucun d’eux actuellement. Une cuisine de campagne assurait les repas chauds à bord et, sinon, du pain sec était distribué. L’approvisionnement en pain frais d’un train de transport n’était pas possible en Union Soviétique pour des raisons d’organisation, sans aucun doute une conséquence de l’économie planifiée. Avant le départ déjà, l’un des gros soucis fut la construction d’une balance primitive afin de répartir le pain de manière équitable. Un homme de confiance fut élu afin de surveiller la procédure. Il servait simultanément de porte-parole aux occupants du wagon. Désormais, il n’y avait aucu-ne équipe de gardiens dans le sens des surveillants que nous avions connus auparavant. Il s’agissait plutôt d’une brigade d’accompagnement du transport, constituée d’anciens réser-vistes qui se manifestaient à peine.Puis nous partîmes en direction de l’ouest. Je ne sais plus si c’était le jour ou la nuit, de manière générale, ma mémoire n’est pas aussi précise à partir du jour de la libération. Mes souvenirs des camps sont plus vivants. La tension avait diminué et nous pouvions nous occuper de notre avenir, qui nous semblait en-core incertain et nébuleux. – Le voyage de retour eut lieu pen-dant la période des récoltes et j’étais impressionné par les vas-tes champs de blé, de couleur dorée, ondoyants dans le vent comme une mer agitée. Le manque chronique de pain régnant en Russie m’était, par conséquent, incompréhensible. Le vo-

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yage nous menait à travers l’Ukraine, en direction de Brest-Litovsk, que nous avons atteint en 14 jours environ. Le train circulait parfois pendant la journée et parfois pendant la nuit, puis il s’arrêtait de nouveau pendant une journée ou quelques heures seulement puis il repartait soudainement et sans aver-tissement. Notre train n’avait aucune priorité et circulait de manière à ne pas perturber le planning du trafic. Les conversa-tions tournaient toujours autour des choses de notre pays, in-consciemment nous nous détachions du passé. Un optimisme discret régnait parmi les gens de l’Ouest et une ambiance mo-rose chez les camarades de la zone Est. Le temps a été beau pendant tout le voyage. La porte du wagon pouvait rester ouverte pendant tout le trajet de sorte, comme déjà décrit, que nous pouvions admirer le paysage des champs prêts à être moissonnés et les villages de petites maisons en bois déjà reconstruites. Nous avons vu peu de villes car le train s’arrêtait presque toujours dans les gares de marchandises. Je ne peux pas me rappeler avoir vu des destructions dues à la guerre, bien que nous ayons traversé des régions ayant vécu des combats violents cinq ans auparavant. certains camarades étaient assis devant les portes ouvertes et laissaient pendre leurs pieds à l’extérieur. Le bruit courut que lors d’un arrêt en pleine campagne, deux camarades particulièrement inconscients, de-scendus cueillir des mûres sur le remblai, ne purent remonter à temps dans le train qui redémarrait soudainement. Il s’agissait d’une rumeur que je ne suis pas en mesure de confirmer, surtout que ceci s’est passé à plusieurs wagons du nôtre, mais tout était possible. Les seules distractions résidaient dans les distributions de repas et d’eau ainsi que dans la procédure de pesage de la ration quotidienne de pain sec qui faisait l’objet d’une obser-vation critique de tous les hommes afin de s’assurer que per-sonne n’avait une miette de plus ou de moins. L’ancienne peur

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traumatisante de ne pas recevoir la ration à laquelle nous avions droit était encore bien implantée dans notre chair blessée. Puis nous sommes arrivés à Brest-Litovsk, la gare frontalière entre l’Union Soviétique et la Pologne.chacun savait que cette frontière était un point névralgique qu’il fallait dépasser et qui pouvait signifier pour certains la fin du voyage vers la maison. Des paroles lugubres circulaient. Une grande inquisition était annoncée, la fouille la plus vaste et la plus importante que nous n’ayons jamais vécue. – Nous devions quitter le train avec tout ce que nous transportions – c’était assez peu. Puis, après l’appel des noms, nous étions filtrés par un système dans lequel tout était très exactement inspecté. Même les dessous de bras étaient de nouveau contrô-lés afin de détecter le tatouage SS « l’oiseau ».- Les Soviétiques voulaient éviter que l’un de ceux inscrits sur la liste des recher-ches ne leur file encore entre les doigts au dernier moment. Ils recherchaient surtout des documents et des écrits qui auraient éventuellement un objectif d’espionnage. certains avaient pris des notes dans un journal, d’autres avaient collectionné les recettes de cuisine. ces dernières, originaires des différentes régions d’Allemagne, avaient souvent servi de passe-temps dans les baraquements de repos. La réelle raison psychologique était, bien sûr, les fantasmes dus à la faim. Vraisemblablement, aucun des collectionneurs n’était en mesure de cuisiner et ces recettes ne seraient sans doute jamais appliquées à la maison. Je me rappelle encore aujourd’hui certains plats qui m’étaient complètement inconnus et décrits comme les plus grands déli-ces pendant la période de famine, comme « Arme Ritter » (pain perdu) – « Quarkkeilchen » (galettes au fromage blanc) – « Zwetschgenknödel » (Knödel aux quetsches) – « Rote Grüt-ze » (gruau de fruits rouges) - « Pellkartoffeln und Heringe » (harengs et pommes de terre bouillies avec la peau) et même

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des « Pommes frites », j’ai connu tout ceci pendant ma capti-vité. D’autre part, les compatriotes du nord de l’Allemagne n’en revenaient pas et pensaient que nous nous moquions d’eux lorsque nous racontions que dans la région du Bade, nous man-gions un gâteau aux fruits avec la soupe de pommes de terre. – Le papier servant à consigner ces recettes provenait le plus souvent de sacs de ciment constitués de plusieurs couches et qui étaient un produit d’échange apprécié des ouvriers du bâti-ment. J’avais réussi à cacher quelques photos de moi-même et d’amis ou de membres de ma famille pendant presque trois ans et demi et à passer à travers toutes les fouilles. Avant l’entrée du trans-port à Brest-Litovsk, j’avais cependant décidé, par mesure de sécurité, de les détruire, de les déchirer en petits morceaux et de les jeter du train. On ne pouvait pas savoir dans les mains de quel contrôleur elles tomberaient et comment il les inter-préterait éventuellement. Très souvent, de telles décisions im-portantes dépendaient de l’humeur du moment ou de l’état d’âme de ces gens. On pouvait avoir de la chance ou de la malchance. Par conséquent, il était judicieux de réduire au mi-nimum leurs possibilités d’évaluation personnelle et de ne pas défier le destin de manière inconsidérée. Ne pas laisser paraî-tre la peur, prendre une mine la plus stupide possible, faire semblant d’être sourd, voilà la bonne recette qui avait fait ses preuves. Là aussi, j’ai encore eu du bol et ai passé toutes les instances sans problème. Qui a été éliminé et combien étaient-ils, cela m’importait peu dans cette situation, nous l’avons su unique-ment lors de la poursuite du voyage. Le principal était pour moi de continuer le voyage. – Après Brest-Litovsk, le train de transport passait des larges voies russes aux voies étroites eu-ropéennes. Je ne sais plus s’il s’agissait des mêmes wagons ou

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si un autre train avait été mis à disposition. Mais, par contre, je me rappelle très bien que sur la suite du trajet nous n’avions pas le droit de quitter librement le train, ni d’ouvrir les portières lors de la traversée de la Pologne ; des contacts avec la popu-lation étaient également interdits. c’était donc la même situa-tion que lors de l’arrivée, les trajets à travers la Pologne étaient toujours incertains pour les Russes en 1948. Il y a peu de choses à raconter sur la traversée de la Pologne. Elle a été rapide et pratiquement sans halte méritant d’être relatée. Dans les champs nous voyions un nombre impression-nant de femmes coiffées de foulards multicolores, occupées aux travaux de la moisson. Nous leur faisions des signes de la main et elles y répondaient. Je peux encore me souvenir de la silhouette de Varsovie, que nous avons contournée, surgissant au milieu de la brume. Nous avons passé le pont sur l’Oder un matin du début du mois de septembre. Enfin, l’allégresse et la joie véritable se sont exprimées car nous avions définitivement quitté le territoire national de l’Union Soviétique et de la Po-logne. Nous étions encore dans une sphère d’influence com-muniste mais, malgré tout, dans une zone germanophone et le sentiment était indescriptible à la vue des inscriptions dans l’écriture de notre pays sur les bâtiments de la gare et les mai-sons. - Nous avons enfin quitté le train de transport russe pour monter à bord d’un train de la Deutsche Reichsbahn, comme les chemins de fer s’appelaient à l’époque en zone Est. La République Démocratique Allemande, nommée RDA en abré-gé, n’était pas encore créée à l’époque. Tout le personnel du train était de nationalité allemande désormais, aucun Russe ne pouvait plus nous menacer de sa mitraillette. Le ravitaillement était assuré par la « croix Rouge ». Il n’y avait plus de wagons de marchandises mais un train normal pour passagers, muni de bancs, de vitres réglables, de porte-bagages et de Wc. c’était

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pour nous un luxe inhabituel dont nous avons bien profité. Not-re gloutonnerie commençait à se calmer car nous étions désor-mais assurés d’être définitivement ravitaillés. Nous avions beaucoup d’espace, chacun s’installait le plus confortablement possible et, au lieu de l’eau, nous avions droit au thé désormais.À partir de francfort/Oder, le train se dirigeait vers Dresde en passant par Cottbus. En cours de route, le train fit différents arrêts intermédiaires plus longs afin de laisser descendre les gens originaires des environs. Nous avons donc été témoins des premières scènes d’accueil des prisonniers libérés et de leurs familles. certains étaient accueillis avec joie et gaieté, d’autres avec tristesse ou de manière dramatique. Mais en règ-le générale, l’ambiance était gaie et nous en profitions pleine-ment. La population dans les gares offrait aux passagers en transit toutes sortes de produits alimentaires, surtout des bis-cuits et des pâtisseries, malgré la pénurie régnant à cette épo-que. comme la soupe de la croix Rouge était plutôt épaisse et, surtout, distribuée en quantité suffisante, nous étions vraiment rassasiés et nous nous habituions rapidement à une nourriture normale. Mais ceci ne valait pas pour tous. certains avaient des prob-lèmes de transit intestinal suite à la longue période de carence alimentaire, nécessitant un traitement médical. Il s’agissait surtout de maux de ventre et d’estomac, de diarrhées ou de constipation accompagnées de fièvre ainsi que d’accumulation d’eau dans les jambes et les bras. certains n’ont pas survécu au retour et sont décédés peu de temps après être rentrés chez eux. – Nombreux sont ceux qui ont vécu la même chose que moi ou un parcours similaire en captivité. Pendant ces trois ans je n’ai mangé ni viande, ni charcuterie, ni légumes, ni fromage, aucun lait à boire, pas d’œufs, pas de salade, très peu de pois-son, de pommes de terre, de graisse et de sucre. La nourriture

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principale était constituée de pain et d’une soupe contenant de l’orge, du millet ou du chou. Les petites quantités des produits précédemment cités, que l’on pouvait se procurer par hasard, ne constituent qu’une minuscule proportion, à calculer en mil-lionièmes, répartis sur la durée de la captivité. Par conséquent, ce n’était pas surprenant que l’un ou l’autre organisme ne puis-se pas s’adapter à une alimentation normale et que les fonctions corporelles en soient perturbées. Après cottbus, la prochaine ville importante était Dresde. Nous avions une journée d’arrêt. Les autres camarades, originaires des régions de l’est, y furent libérés et, nous autres, originaires de l’Ouest, avons reçu chacun cinquante marks Est comme pécule d’accueil. cet argent devait cependant être dépensé dans la zone. À cet effet, chacun eut l’opportunité de faire une sor-tie dans le centre ville encore durement endommagé. Malheu-reusement, les habitants étaient tout aussi pauvres que nous et il n’y avait pratiquement rien à acheter. À proximité de la gare, des marchands s’étaient préparés aux transports de prisonniers et proposaient différentes marchandises, en partie des objets d’usage courant qu’ils avaient fabriqués eux-mêmes. À cette occasion je me suis procuré un couteau de poche en me déles-tant des cinquante marks Est en une seule fois. ce couteau fut le premier objet que je me suis procuré après la guerre, avec de l’argent, en tant que rapatrié sans aucun bien et citoyen d’une zone d’occupation française. Il constituait pour ainsi dire la base de l’aisance espérée que j’espérais atteindre en compen-sation des années de famine que j’avais vécues. – Bientôt nous repartîmes en direction de l’ouest. Le prochain arrêt était à Plauen, dans le Vogtland. À partir de là, nous sommes arrivés dans le dernier camp de libération, définitif, en RDA, le châ-teau-fort d’Oelsnitz, situé à proximité immédiate. Oelsnitz était un château-fort datant du moyen-âge mais dans

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un état absolument impeccable. La raison pour laquelle il avait été aménagé en camp de libération n’était pas très claire. En effet, il n’était pas directement situé sur le trajet principal ent-re Dresde et la frontière ; il fallait faire un détour. Nous n’y passâmes qu’une nuit ainsi je n’en ai retenu que quelques petits détails. L’un de ces souvenirs concerne la désinfection intég-rale. Je n’avais encore jamais vécu cela pendant toute ma pé-riode de soldat et de prisonnier. La veille du départ, nous avons été entièrement couverts d’une poudre blanche. Nous ressem-blions à des plâtriers. Aucun endroit, même le plus intime, n’a été épargné. Il fallait qu’aucun champignon ni parasite ne pas-se à l’Ouest. D’après les connaissances actuelles, le produit a dû être très nocif. cette procédure désagréable semble avoir été le but de notre court séjour au château-fort. Il est aussi possible que les Américains, possédant un autre standard d’hygiène, aient demandé cet épouillage avant de nous récu-pérer par peur de la contamination. Il devait donc y avoir une annotation dans nos documents d’accompagnement. Le voyage se poursuivit le lendemain, cette fois-ci directement pour la gare frontalière entre la zone Est et la zone Ouest, à Hof an der Saale. Il n’y avait que quelques kilomètres, on pou-vait déjà presque sentir et respirer l’air de la liberté de l’Ouest, malgré tout, chacun d’entre nous avait le cœur qui battait fort, si près du but tant espéré. L’idée de liberté, après tant d’années en captivité, n’était pas encore intégrée. On était toujours à la merci d’une intervention inattendue de la pieuvre des services secrets soviétiques qui pouvaient encore se manifester ici en dernière minute. Nous sommes finalement arrivés à la frontière qui constituait à cette époque la transition entre les deux grandes puissances, l’Union Soviétique et l’Amérique, qui ne se considéraient pas avec la plus grande sympathie. Nos noms ainsi que nos villes

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d’origine furent appelés puis la police des chemins de fer de la zone Est remit le transport ainsi que les documents à la police de l’Ouest et le train redémarra. La tension nerveuse fut éva-cuée sous forme de cris de joie et d’allégresse lorsque nous avons traversé le pont du chemin de fer au-dessus de la Saale et que nous arrivions peu de temps après dans la ville de Hof. Enfin, nous étions définitivement en sécurité. Ce pont était pour moi le symbole de l’adieu à l’Est et je m’en souviens encore avec plaisir aujourd’hui. – À Hof, nous sommes arrivés dans un camp américain. Pour la première fois de ma vie, je voyais de vrais Américains en uniforme. c’était un choc culturel po-sitif. ces soldats se déplaçaient beaucoup plus librement et avec plus de décontraction que les Russes. Le contact entre les dif-férents grades militaires était plus décontracté et amical, la différence de rang était à peine sensible. Les baraquements également, avec leurs installations sanitaires, étaient d’une tou-te autre qualité. Ici on remarquait immédiatement la surabon-dance à l’opposé de la pénurie prévalant en Union Soviétique. Avec plaisir, nous avons profité d’une meilleure nourriture et de bonnes cigarettes. Mais, très rapidement, les Américains en vinrent au fait. Nous avons été entendus séparément par les services secrets : sur notre travail en Union Soviétique, sur la surveillance de cibles militaires stratégiques, sur les chiffres de la production dans les principales entreprises, sur les aéro-dromes, les casernes ou les terrains d’exercice des troupes et plus encore. Je n’ai pas pu leur apprendre des choses intéressantes. Mon travail en forêt, dans la carrière ou au kolkhoze n’avait aucune signification militaire. En tant que chargé de l’élimination des déchets dans l’usine de tracteurs, je n’avais accès à aucun chif-fre confidentiel. La production de cette usine était si négligea-ble en comparaison de l’Ouest qu’elle ne représentait aucun

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risque pour l’Amérique. Malgré tout, par l’évaluation de ces milliers de petites observations, les services secrets américains se firent une idée simple, peu onéreuse, sans risque et relative-ment sûre de la situation en Union Soviétique. Nous étions désormais au début du mois de septembre. Un petit défaut nous dérangeait : le fait que le camp américain était aussi entouré de barbelés. L’objectif était moins d’empêcher quelqu’un de sortir que d’empêcher quelqu’un d’y entrer. En tant que prisonnier, au fil des années, nous avions développé une véritable allergie envers les barbelés. – En tous cas, ap-rès cet intermède, le voyage en train reprit. En route, des ca-marades originaires de villes situées en zone d’occupation américaine descendaient dans de grandes gares. comme la plupart avaient annoncé leur arrivée par téléphone, ils étaient accueillis par des membres de leur famille et par des connais-sances, la plupart du temps de manière très festive, avant de prendre la route de la maison. ceux qui restaient dans le train n’étaient pas oubliés. Les quatre semaines qui s’étaient écoulées entre la pêche aux grenouilles et la chasse aux puces sur le Don et la Volga et cette situation dans ce pays de cocagne, à l’Ouest, tant espérée, nous semblaient être un rêve éveillé. La crainte de voir que ce n’était, en fait, pas la réalité était encore incon-sciemment présente. couper mentalement le cordon avec le passé se révélait plus difficile que prévu. Puis le trajet nous conduisit vers Ulm sur le Danube. Nous avons été hébergés dans le camp de transition d’État de Ulm-Kienlesberg qui était situé dans une ancienne forteresse au-dessus de la ville. c’était le premier camp entièrement dirigé par les services allemands. Il avait pour objectif de recenser et d’enregistrer l’état de san-té des rapatriés, ce qui fut exécuté ici pour la première fois de manière scrupuleuse et professionnelle. Le personnel compre-nait presque exclusivement des médecins et des infirmières.

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– Mon état fut jugé bon. Aucune maladie corporelle ne fut constatée, le cœur était sain. Seul mon poids de 56 kg fut jugé insuffisant, ce qui signifiait le premier niveau de dystrophie, c’est-à-dire sous-alimentation. Si l’on pense que depuis ma libération sur la rive de la Volga, environ quatre semaines au-paravant, j’avais bien mangé régulièrement, selon les condi-tions de l’époque, on peut calculer ce que je devais peser lorsque j’étais prisonnier. cela a pris encore des semaines, avec quelques soucis de santé à surmonter, avant d’atteindre un po-ids plus ou moins normal. À Ulm, tous les rapatriés résidant dans la zone d’occupation française ont été regroupés. Nous étions désormais de moins en moins nombreux, tous originaires de la pointe sud-ouest de l’Allemagne. J’avais fait la connaissance de tous ces hommes lors du voyage retour ou dans les camps de transition. chacun suivait son chemin, je ne me souviens d’aucun d’entre eux. Le trajet d’Ulm vers Tuttlingen fut organisé par une administ-ration. Les places assises dans les voitures des voyageurs nous étaient réservées. Nous étions donc toujours placés sous la surveillance de l’État et soumis aux ordres. À Tuttlingen, nous sommes arrivés dans le camp de libération français, également entouré de barbelés. De leur côté, les français contrôlaient de nouveau chaque personne ainsi que son identité. Les emprein-tes digitales furent prises, en ce qui me concerne pour la pre-mière fois et la dernière fois de ma vie. Les officiers faisaient partie de la terrifiante « Sûreté Nationale » et tentaient de trou-ver l’un ou l’autre homme de la liste. Des Alsaciens et aussi des français faisaient partie du groupe de rapatriés. Ils avaient combattu aux côtés des Allemands pendant la guerre et tentai-ent, avec des noms d’emprunt ou autres astuces, d’échapper à la vigilance des services français. celui qui était pris ne pouvait s’attendre à rien de bon.

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Moi-même, j’ai reçu mon bon de libération définitif, tellement souhaité. comme adieu et pour démarrer, chaque rapatrié a reçu des français encore cinquante marks allemands. La réforme monétaire a été réalisée en juin 1948, par conséquent cet argent était tout nouveau et, pour moi, complètement inhabituel par son aspect et son format modifié. De toute manière il fallait réapprendre à se servir des moyens de paiement. Au cours des années précédentes, tout ce qui était nécessaire à la vie nous était distribué par une instance quelconque. Dans les camps de Russie ou lors des contacts avec la population civile, le troc prévalait. L’argent était rare et, comme déjà décrit dans le cha-pitre « Saratov », pour les simples prisonniers comme moi, uniquement accessible par le commerce illégal. J’ai pu quitter le camp dans la soirée. J’avais dans la poche un titre de transport jusqu’à la gare de Baden-Oos. Je me mis en route pour la gare et constatai que le prochain train partait dans ma direction vers 22 heures seulement. Il faut signaler que dans cette période de l’après-guerre, l’indicateur horaire présentait des lacunes et des irrégularités. cette liaison de nuit était un pur hasard. Les quelques camarades libérés avec moi partaient tous en direction de fribourg en passant par Titisee/Höllental. Je n’ai souvenir d’aucun d’entre eux. Nous nous connaissions trop peu pour échanger nos adresses. On pouvait aussi remar-quer que le sentiment de camaraderie, de solidarité et d’entraide qui s’était développé par nécessité pendant la guerre et la cap-tivité, s’estompait lentement. chacun se préoccupait de sa pro-pre personne et se préparait à un nouvel avenir. La plupart ne savait pas ce qui les attendait à la maison, dans leur famille. L’échange de courrier durant les années de captivité se limitait à quelques mots qui n’étaient que des allusions, laissant le destinataire libre d’interpréter ou de deviner le contenu. Il y eut de mauvaises surprises et des tragédies. Il faut aussi penser

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que le pays était désormais en zone d’occupation française. Nous passions donc d’une zone militaire à une autre. Dieu merci le système du régime hitlérien et son idéologie s’étaient écroulés et nous ne nous étions pas encore familiarisés avec le nouveau système. À toute la joie du retour au pays, tant désiré, se mêlaient aussi une certaine tension et, souvent, une crainte. Maintenant je vivais à la gare mes premières expériences d’homme libre. Aucun barbelé, pas d’appel, pas de garde, aucun supérieur hiérarchique. c’était une impression bizarre. Les quelques civils vaquaient à leurs occupations, complètement indifférents, la vue de prisonniers libérés n’avait aucune signi-fication particulière pour eux, c’était ainsi depuis des années. J’ai d’abord visité l’intérieur de la gare et découvert un café dans lequel je suis entré en hésitant. Il y avait peu de clients, l’offre était maigre et l’argent rare. Les repas étaient unique-ment servis avec des tickets d’alimentation que l’on pouvait seulement se procurer en arrivant dans son lieu de résidence. J’ai bu ma première bière depuis des années et la serveuse me remit – presque confidentiellement – un menu présentant dif-férents plats qui me mirent l’eau à la bouche. Un plat de char-cuterie me faisait particulièrement envie. Sans ticket de viande, il coûtait 28 DM, ce qui était énorme pour l’époque. Je n’ai pas pu résister, je n’avais mangé aucune viande depuis trois ans et demi. Après avoir réglé ce plat, mon capital avait déjà diminué de plus de la moitié. Le train partit vers 23 h, traversa la vallée de Kinzig via Of-fenburg vers Baden-Oos. comme il n’y avait pas de voitures particulières à l’époque et que peu de trains circulaient, les compartiments étaient bien occupés malgré l’heure avancée de la nuit. c’était la première fois depuis mon incorporation en 1940 que je pouvais choisir ma place. – Une foule bigarrée occupait le train. Les gens sommeillaient pendant le trajet, pra-

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tiquement indifférents à tout. Je peux cependant me rappeler d’un intermède amusant, car typique de l’époque. – Dans une gare de la moyenne vallée du Kinzig, un petit garçon dit à sa mère, dans le dialecte régional : « Maman, de l’autre côté il y a un train de brigands ». La femme réagit rapidement afin de l’empêcher de poursuivre son babillage. Lorsque j’engageai plus tard la conversation avec la femme, elle me raconta tout bas, la main devant la bouche, que les français et les Hollandais étaient en train de déboiser toute la forêt Noire et que le bois était transporté par chemin de fer. Dans le langage populaire on appelait ces transports « les trains des brigands ». En résu-mé de cette histoire : pendant la période nazie, chaque mot devait être pesé car l’on risquait sa peau. En Union Soviétique, nous n’étions jamais sûrs de ne pas être espionné et les con-versations écoutées et désormais j’apprenais dès la première nuit chez moi qu’ici aussi il valait mieux tenir sa langue. Le train a traversé Offenburg et arriva vers trois heures du matin à Baden-Oos. J’ai respiré l’air de ma ville pour la pre-mière fois en quittant la gare. L’air n’était pas encore pollué par les gaz, on pouvait sentir l’odeur de la forêt Noire et des champs situés à proximité. Tout était calme à cette heure-là, aucun lampadaire n’était allumé. En arrivant aux premières maisons, j’ai entendu des bruits provoqués par des humains. Les fenêtres étaient partiellement ouvertes. On entendait de la musique, des rires, des bruits de fête, toutes choses qui m’étaient complètement inhabituelles. Je m’arrêtai pour écouter pendant un moment ; la langue était le français, ce qui tout d’abord m’a irrité. Puis j’ai su plus tard qu’il s’agissait de maisons réquisi-tionnées par les français. À cause de ces festivités, je peux aujourd’hui supposer que mon retour a eu lieu dans la nuit du samedi au dimanche. En continuant ma route, à partir de la rue Schweigrother, en

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direction de l’ouest de la ville, j’entendais encore le bruit de festivités émanant d’autres maisons. Il y avait une raison de faire la fête ; mais ceci ne pouvait être en aucun cas mon retour. Les français avaient, à l’époque, toutes les raisons de faire la fête, ils pouvaient participer à la victoire finale, recevaient une zone d’occupation et tout au moins les troupes stationnées en Allemagne, avec leurs auxiliaires civils, ne manquaient ni de nourriture ni d’alcool. Plus je m’approchais de notre appartement, plus j’avais une sensation bizarre. Intentionnellement, je n’avais pas annoncé mon arrivée. Par conséquent, mon apparition soudaine pouvait provoquer des réactions agréables ou désagréables. Je n’étais pas sûr que mes parents et ma sœur vivaient encore seuls dans l’appartement ou si des réfugiés ou des occupants s’y étaient installés, ce qui était, en fait, le cas. Un vainqueur d’un genre spécial s’était installé dans ma mansarde sous le toit. Il n’était pas soldat et répondait au prénom bizarre de « Louis ». Il était l’un de ces types qui suivent les troupes victorieuses de toutes les armées comme des mouches afin de se procurer l’un de ces nombreux postes de tire-au-cul très répandus dans ce contexte. La population les craint plus que les militaires. --- Nous avons eu du mal à nous débarrasser de Louis après mon retour. Ici, un heureux hasard nous a aidés. Louis a été surpris à voler des lapins dans un jardinet voisin et ses supérieurs hiérarchiques l’obligèrent à partir. Alors que je poursuivais ma route, le jour se levait, je me trou-vais à quelques minutes de la maison et j’eus l’idée salvatrice de rendre visite à mon copain d’enfance, franz Jägel. Avant la guerre, il n’habitait pas très loin de ma rue actuelle, dans une pièce en rez-de-chaussée d’un immeuble. J’ai tenté ma chance, en effet, je ne savais pas s’il était de retour chez lui ou même s’il avait survécu à la guerre. Effectivement, il était chez lui.

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Après avoir frappé plusieurs fois à la porte, le volet se leva et, le premier effet de surprise passé, il ouvrit la porte. Nous nous étions vus la dernière fois en octobre de l’année 1940 à Lud-wigsburg lors de notre période de formation de recrues. Une blessure à la tête lui avait épargné la captivité. Sur le mur, au-dessus de son lit, une couronne de laurier, séchée et poussié-reuse, était suspendue comme seule décoration. Il avait obtenu ce trophée avant la guerre en tant que champion allemand de tir de petit calibre. Il était connu à l’époque comme un bon spécialiste de tir. Il pouvait atteindre un pigeon sauvage posé sur la plus haute cime d’un arbre avec un pistolet flobert de 6 mm. Le peuplement de pigeons en était à peine décimé, ce qui a changé dans nos temps modernes en raison des dégradations de l’environnement dans les champs et dans les bois. Désor-mais, c’est lui qui a été blessé par la guerre et qui doit passer le reste de sa vie en tant qu’invalide. Maintenant je pouvais m’entretenir tranquillement sur tout ce qui m’intéressait. Dans ma famille tout allait pour le mieux. Mon père était de retour à la maison, ma sœur vivait aussi à la maison ainsi que ma grand-mère grabataire qui était soignée par ma mère. Mon frère avait aussi survécu à la guerre, s’était marié dans la zone Est, où il était resté. J’ai déjà décrit aupa-ravant la situation dans ma pièce mansardée que j’appréciais tant. Une bonne moitié de nos camarades d’école et d’amis de jeunesse étaient portés manquants, en captivité ou morts. En comparaison d’autres destins, notre famille s’en était bien tirée. Le matin, vers huit heures, muni de ces nouvelles rassurantes, j’ai entrepris la dernière étape de mon retour, étape de quelques minutes seulement. Il m’est difficile de décrire mes sensations et mes sentiments ou d’en parler, surtout que d’autres person-nes ne pourraient pas les comprendre et qu’un demi-siècle a passé depuis. Je vais donc décrire ces dernières minutes sans

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sentimentalité et très brièvement. – Je montai les escaliers, sonnai à la porte de l’appartement, ma mère a ouvert. À part elle et ma grand-mère malade, personne n’était à la maison. Elle est tout d’abord restée figée par la surprise. Je ne sais plus comment nous nous sommes salués. Je me suis assis sur une chaise dans la cuisine et j’ai commencé à questionner et à ra-conter. Après un certain temps, j’ai eu faim et ma mère m’a donné une petite miche de pain et un bocal de confiture. En peu de temps, j’avais tout avalé, jusqu’à la dernière miette, à la grande surprise de ma mère. La crainte traumatique de mourir de faim était implantée en moi comme un dard.

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Explication de certaines expressions

Poste d’éclaireur L’éclaireur a pour mission de partir en reconnaissance au plus près du front afin de recueillir des informa-tions

Latrines Lieux d’aisances sommaires, dans un camp, une prison etc.

Semljanka Bunker souterrain pour environ 300 personnes

fantassin Militaire de l’infanterie

Gestapo Police politique de l’Allemagne nazie

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Postface

Lorsqu’il y a quelques années mon grand-père, Karl Hauger, m’a donné à lire les premières pages de son rapport de captivité, celui-ci m’a beaucoup intéressé mais, comme les aventures dé-crites s’étaient passées il y a presque 50 ans dans un pays étran-ger, je ressentais une certaine distance avec ces événements.

En juillet et août 1996, j’ai suivi un cours de russe pendant trois semaines à Saint- Pétersbourg et, durant cette période, j’ai vécu dans une famille russe. Puis, j’ai fait un voyage de cinq jours avec le Transsibérien, de Moscou à Irkoutsk. J’étais le seul Européen de l’Ouest pendant tout le voyage. J’ai encore passé quelques jours en Sibérie dans deux familles différentes, dont les datchas (datcha = maison russe en bois) étaient situées à proximité directe du lac Baïkal. Pendant cette période, il est vrai plutôt brève, j’ai vécu et connu de nombreux traits de caractère et des particularités de la Russie et de ses habitants qui avaient frappés mon grand-père pendant sa captivité : par exemple les conséquences catastrophiques du communisme sur le pays et sur ses habitants mais aussi le caractère chaleureux et généreux des Russes ainsi que leur stoïcisme serein vis-à-vis des dysfonction-nements chroniques régnant dans le pays. Le présent compte-rendu n’a, par conséquent, rien perdu de son actualité et donne au lecteur la possibilité de se faire une idée des conditions de vie en Russie à l’époque mais aujourd’hui encore. Je considère que c’est très important, surtout actuellement, alors que de nombreu-ses personnes d’Europe de L’Est ont trouvé une nouvelle patrie en Allemagne.

Marcus Reuter, Rastatt, le 11 août 1997

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Remerciements

Je souhaite remercier mon petit-fils Marcus pour son encoura-gement à mener ces notes à bonne fin, mon ami Eberhard Hörth pour la réalisation du dessin en titre et des détails des cartes de francfort/Oder et de la Moyenne Volga, Monsieur Helmut Huck pour le lectorat du premier manuscrit, Monsieur Roland coerdt pour son traitement sur ordinateur, Monsieur Edwin Keil pour la correction des expressions russes ainsi que ma fille Marian-ne pour la dernière vérification rigoureuse du texte en ce qui concerne les fautes et les erreurs de style.

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