le prisonnier dans l'île

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LE PRISONNIER

DANS L'ILE

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GILBERT T O U L O U S E

LE PRISONNIER

DANS L'ILE

ÉDITIONS PIERRE BELFOND 4, RUE GUISARDE

PARIS-6

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D U M Ê M E A U T E U R :

UN ÉTÉ AU MEXIQUE

LE PASSAGE DU ROI

© Editions Pierre Belfond, 1968

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I

l'île, quelle île, Basile P l'asile ? ou bien peut-être te prends-tu pour île flottante des re- pas de noces, île à la dérive, île d'herbes alizée, île du cœur tropicale, consistoriale, touffue car- dinalice cardamome, bambous d'espinasse, ro- seaux de langueur, grenadilles d'arbouses, charmilles d'aisselles, mousses mousseline, crosses des fougères, silence humide au détour des traces imposant mutisme aux taillis, chut ! écarte écoute entends mon cœur Bangor Ban- gor Bangor, non ce n'est pas ton cœur, donne ta main moite complice de cette île coite col- lante de mouches collées aux prisonniers de Poupée, Papa Doc et autres ministres de l'ordre public, bénis soient pénis leurs saints noms ! rien de rien, dimanche comme tous les autres sacrés jours de ma vie, rien, un prisonnier qui crève dans une île virgule rien d'autre, vois-tu quelque chose dans ma main, mon regard P rien, raccourcissez le temps, mon père, tonton macoute, aïeux gueux qui règnent sans fin sur la terre comme au ciel.

Une île, ma sœur, il voit une île, en plein asile, à Fort-Dimanche, à Gange, il faut être

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fou, taisez-vous ! épongez, vidangez, mais jus- tement il y en a une au milieu du fleuve, vous ne voulez pas dire celle-là où par les beaux jours jaune et vert de mai poussant dehors une verveine trop timide il fait si bon sentir sous ses doigts soudain le genou d'une fille, insis- tante tête de chien fidèle, non pas plus haut je vous en prie si ma mère nous voyait, ce n'est pas possible, vous voulez rire, mais pas du tout, les îles il en existe partout, il suffit d'en chercher, une île pas tellement longue ni très large, une végétation de mélisses délices dé- sirs laissée à l 'abandon sur les traces d 'un parc grandiose dessiné pour le délassement d 'un souverain nègre, Poupée, je vous en trouve une tout de suite, tenez ça ou bien ici, non je pré- fère l'autre, ah ! vous préférez, c'est Bangor où j 'ai déserté, première nouvelle, vous ne saviez pas ? un déserteur, ma sœur, vous abritez un déserteur, elle en a vu d'autres.

Silence ! la fête est finie, le sacre de Fadila est terminé, elle est encore couchée avec l 'empereur, mon petit vieux Basile, pour vous c'est au tour de la mort maintenant, elle vient de Chine à dos d'âne couverte de pierreries, saluons-la très bas, la main sur le cœur pour étouffer son éternel Bangor Bangor. Noisetiers juste réveillés. La rosée se permet de traiter d'égal avec le soleil. Pompe et vidange! Les platanes dehors tiennent toujours l'équilibre, pas toi, distribuant le parfum gris des poussières et la maxime insensée de chaque rue, au-dessus de toi, enterré vif

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dans les sous-sols à carreaux en porcelaine blanche de chine. Brique et astique ! Effacer les traces obscènes de doigts. La fête a enflé ton cerveau de déjections et précipité ton cœur à sa fin. Spasmes et migraines. Sueurs. Dilatation des artères qui entraînent la fête diluée. Cerveau s'est dégradé un peu plus sous cette soudaine pression. Hourrah ! du coup le temps va se raccourcir de combien ? dix, cent jours ? merci mon père qui êtes au dernier étage. Les conduites n 'ont pas encore éclaté mais le jet pissant d'alcool-néon a arraché quelques grappes supplémentaires de cellules séniles. Maudits ceux qui m'ont forcé à vivre. S'éjaculer mort maintenant. Mélangé aux éclairs sirupeux du néon framboise, violette, canari, bleu veine de chance de sang de l'aine. Soupe épaisse, filante, bourrée de gruau de manioc, spermatique néon du dessus des lava- bos municipaux et autres lieux d'aisance sou- terrains à Bangor Place des Palmes Grand Café, sperme-anis qui s'épaissit en râclant toute cette boue de cellules feuilles mortes flammes d'octobre feux du saint esprit bougainvillées dans mon crâne, mon cœur et tout mon ventre, Bangor. Palpitante pulpe loque, indécente clo- que gonfle soudain et s'affaisse plate, s'enfle, s'écrase, pompe, trempe trempe pompe, Ban- gor. Chut ! ça ne passe plus. Si. Qu'en pensez- vous, Papa Doc ? L'effort a été double mais ça a giclé à travers et ça progresse par à-coups, ça fait tout le tour de la Place Baloué sous les noirs ficus vernis où les petites échopes de

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cacahuètes ont éteint leurs lampes d'acétylène: 1 2 vas-y halte 1 2 3 poussez pas 1 2 halte et ainsi jusqu'au fond de l'aube redorant les bou- tons des gardes-chiourme. La puanteur solen- nelle de l'estuaire enveloppe la lune. Alors c'est toute ma semence de néon qui s'écoule du cer- veau, se répand peu à peu, s'arrête, repart, du sperme de néon se tortillant, donnant des coups de fouet dans une buée glauque irisée d'anis où se démènent les ombres à moitié dissoutes de filles diops dont les chevelures bouchent les lavabos capillaires bouche à bouche stop bou- che à bouche hop passe pas chut passe passe hou dégagez 1 dégagez 2 vas-y hue vas-y pousse pousse han filles toutes en sperme perles de néon tirez la chasse amen la fête est finie.

Le jour doit être en train de redescendre sur Gange pour renouer contact avec le romarin. Les marbres des parcs du palais épiscopal, des barons, notaires, épiciers-juges reviennent d'un long voyage au couronnement de Fadila se po- ser lentement aux places qu'ils occupaient la veille. Des soleils très légers comme des mains de femmes remuent sous les feuilles de jardins couvant l'indécence des poires. Les toits s'élè- vent de l 'ombre faisant mesurer l 'ampleur de l 'heureux temps sur les garrigues. Au fur et à mesure qu'il apparaît clair et pur le ciel s'avère d 'une inutilité évidente. Quant au fleuve si vous voulez savoir, il entre en contact avec l'île à la pointe Vanille, crabes, serpents, palétu- viers; il ne l'enlace pas; il l'étrangle dans ses remous qui clopent en exhibant quelque mu-

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seau saurien dégoulinant et spongieux de chose plus ou moins identifiable, genre esquimau-fille dans la soupe cervicale en train de se vidanger goutte à goutte, toujours plongé dans le brouet boueux de midi sept heures, dans le débit éter- nel et borné des conduites d'eau alimentant les lessives, le ciel s'y prête, et les chasses, 150 pen- sionnaires, une sonnette tirée toutes les 55 se- condes et une minute vingt pour le remplissage, en ce non compris les chasses automatiques du sous-sol réservé au personnel et se vidant de 8 en 8 minutes et sans parler des douches, bai- gnoires, bidets, lavabos, une coulée continue, un fleuve enserrant pour en jouer une vieille île d'alluvions et d'ordures où font la sieste les cro- codiles gavés de grands-pères, cousins, tantes, belles-sœurs, etc. arrachés aux archives et noces de famille effeuillées. La pression d'un coup est tombée pour se perdre dans des abîmes invrai- semblables. Silence. Ça se remplit par infiltra- tion. L'acétylène a baissé. Ça pue. Nous vivons dans la pénombre des sous-sols hommes-dames grands-pères, cousins, tantes, belle-sœurs, etc. Les filles se sont bien mélangées aux esquimaux dont il ne reste qu'une spatule souillée d'un vo- mi rose et vert tutti frutti, une tranche un, une tranche deux, avance, recule, la fête progresse à coups de pompe vers la vidange inexorable dans le bruit mou d'un fleuve arrosant ma belle ville natale de Gange, que dieu l 'ait en sa sainte garde ! dans le chuintement ascension- nel des tuyaux de cuisines, buanderies, toilet- tes, les eaux montantes et descendantes, tour-

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nantes et filantes lavant mon silence, bronze vert-de-grisé, belle pierre moussue grasse de tinette, à longs ruissellements détergents, noyant et emportant dans les orifices d'évacua- tion municipaux et nationaux les traces de limaces sang et menthe de néons mal absorbés, dissolvant dans une nuit aux feuilles de pa- payers des grappes intestinales, cervicales, pul- monaires de mots. Jazz coupé, pression tombée, paré à crever, débâcle, miction et tardives éjaculations de mots, formant île excrémen- tielle chère au généralissime Poupée, tombons mots par mots entassés dans les toilettes et pou- belles de l'hospice, alimentons île pourrie aux sous-bois pour filles-douces et chats-fillettes, arpentons, mesurons, archivons ces hauts lieux de gadoue.

L'île couvre ainsi selon nos estimations une superficie de, que peut-elle bien couvrir d'autre étant généralement et généreusement recou- verte par le dépôt des égouts où casque mousta- che en crocs bandes molletières lorgnons main dans la main œillet fleur d'oranger voile de tulle et organdi exécution d'un prisonnier chinois au sabre incendie de Dresde attaque journalière sur le Chemin des Dames ne riez pas souriez vive la mariée noce tragique à Uzer la mariée s'empoisonne l'étudiante incen- diaire avoue : c'est mon professeur son profes- seur bien sûr si elle ne portait pas de minijupe aussi qu'en pensez-vous ma chère et ce thé ? se mêlent aux souillures du grand soulagement humain nous t'embrassons tous deux bien fort

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et flottent en compagnie d'un âne mort rica- nant de son grand écart obscène dis-moi encore mon cher Hubert devant grand-tante, grand- mère, mère, sœur, classe de cours élémentaire à Sainte-Marguerite-la-Figère, père, alliés et collatéraux de tout acabit colonies de champi- gnons gluants, difformes dans les myosotis des prés, Leo Valli déserteur passé ce matin par les armes, chignons roulés, colliers, belles mains, sourires à la vie gondolés, barbouillés, disten- dus, tordus, une main touche-à-tout ma chère petite sœur Bangor le 18 avril s'acharnant dans un tourbillon avec Mao, le pape, le ministre de l'industrie et du commerce des jeunes demoi- selles et des esclaves à ne pas disparaître et à témoigner dans ce milieu hostile loin des cham- bres mal éclairées où Gange, fenêtres closes, tirelire ses rideaux pour tenir conciliabule se- cret avec cartes reines cœur carreau pique pho- tos d'aïeux suçant du trèfle restés accrochés à leurs champs, non, temps, oui chant en bras de chemise sous les arbres d'été, fasciste espagnol assis corde au cou vêtu par dérision d'une robe de mariée tachée au bon endroit de sang et ton- du par le coiffeur fasciste du pays en étole de célébrant sous les pénis braqués des mitraillet- tes, partisan communiste grec cheveux hirsutes chemise déchirée sortant du pantalon sans cein- ture tentant poing levé de haranguer le peuple venu se distraire à sa pendaison mais déjà une main le saisit au cou, le coiffeur fasciste avec son perroquet portant le rasoir et les ciseaux du supplice, coupe-moi le pain, passe le beurre que

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j'en oigne cette tartine de communiste sang de bœuf de groseille quel temps superbe ! les toits sont en sucre ton cœur est de beurre et mon âme en groseille, Gange ainsi regardant dans ses albums comme dans un miroir, rien n'a changé, il ne faut surtout pas que ça change, pas plus dans l'eau des égouts que dans une glace des merveilles sinon tout s'effacerait, ficherait le camp d'un seul coup, or, c'est dimanche et les données de la nature sont arrêts non atteints de désuétude, ma sœur, comme pour vous vendredi c'est le poisson, samedi la lessive et tous les jours à 10 heures ce méde- cin espion relié par fil secret à toutes les cham- bres aux moindres bruits enregistrés nuit et jour sur magnétophone, les chambres fouil- lées, pas un papier intime ou personnel à laisser traîner, par contre quelque linge empreint d'ordure, c'est pourquoi je bâtis tout mon système de tête vaille que vaille, n'est- ce pas ma sœur pas plus sœur que cette eau des saintes chasses déréglées, à peine quelques car- tes à jouer fatiguées, des photos effacées de no- ces anonymes et désenchantées sous les arbres, des pages de journaux enveloppant chausset- tes de laine et caleçons pour l'hiver de meurtres, pillages, incendies, mots croisés ina- chevés TREMBLEMENT DE TERRE EN GRECE ah! si Gange! admirable renversement de situa- tion, s'enfuir comme à Lima ou Limassol dans les souterrains des palais, les poches bourrées d'or et la bouche fourrée de croquettes encore chaudes qui venaient juste d'être sorties du four.

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L'île étend ainsi votre propension libidineuse à épier sur 12 hectares de terrain fortement boisé, touffu, étouffé, entrecoupé des lianes de vos rêves, dévorêves ah !, buissons d'épines à tel point que la pointe Vanille devenue par les apports du fleuve un charnier est inaccessible et qu'un seul sentier bien frayé tout plein de frôlements d'oiseaux boro-boro permet d'attein- dre depuis le débarcadère une clairière d'herbes chaudes dans une odeur de vase séchant et se craquelant où nous sommes enfoncés jusqu'au menton, le cerveau illuminé du néon trem- blant des latrines où des plombiers parmi les- quels je reconnais mes aïeux, un jeu complet, les salauds ! réparent sans cesse des anévrismes bouchés par des cheveux de filles de 13 à 16 ans traînant par-ci par-là, suçant des fleurs pour se donner une allure naturelle entre les herbes, aïe vous nous marchez dessus oui nous sommes là avides, jambes nues dans cette chaleur humide, ah ! numide je comprends, non vous vous trompez d'île ma parole, nous guettons sous les seringas étouffants le volètement des serins qui nous fournit les renseignements essentiels sur l'attitude de ceux qui ont laissé ces pas tout frais dans l'odorante boue à mo- deler des jambes, des bouches, des organes plus nouveaux, plus satisfaisants ou seulement de rechange vu l'usure rapide, la même qui pen- dant les nuits de juillet affole les crapauds à cœur joie entre les malangas des pièces d'eau de Morange, élevant et fortifiant la teneur du silence des mauvaises heures d'horloge, paille

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dans le ciel, chevelures dans les bassins et dans les chambres de la tour repoussant de sa sou- veraineté incontestée ma personne, mon silence clos de dents disjointes, ébranlées par le candi des vieilles sucreries dans les bonbonnières de cristal sous les pots de marguerites jaunes riant jaune des faiblesses d'un soleil filtré par des rideaux de confession à genoux bouche au cou, lèvres gercées, peut-être bec-de-lièvre, mous- taches ? non, pas de moustaches pas plus que de molletières, oui, libre, déserté, pas de Che- min des Dames soufre et ocre, pourtant regar- dez-les joyeux, se tenant par le cou, hennissant, montrant leurs dents de chevaux affamés A. JAMET — PHOTO D'ART — Arras, rue Sainte- Hélène.

Oui encore cette île et alors l'île ? entre ces platanes démonétisés et ces H.L.M. à tuyauteries de femmes recto verso, c'est nous les vieux de Gange prisonniers à Fort-Dimanche, dans l'île dimanche, autour toute cette eau des lessives, l'eau gelée des vitres où s'impatiente la stupeur des mouches, l'eau bleue de la sœur et l'eau sale du médecin et les suintements d'eau de la mé- moire qui perd en longues traînées noirâtres et tout à coup se vide au rythme sauvage des chasses, dépôt de suif, vase de cellules, bou- chons de cheveux, l'eau de la soupe où tourni- quent au ralenti d'un disque usé les déchets d'un potager comme je savais si bien en dres- ser rames après rames semis par semis saisons saisonnantes, beaux haricots pour la salade d'été, groseilles pour la confiture, l'ornement

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des tartes aux pommes servant de roues à l'au- tomne et je dirai aussi pour la lumière des lam- pes tirées à la nuit des coffres de chêne, prome- nade en canot, contes et décomptes et détours sous les ombrages épais des rivières amollies par la rumination des menthes, qui pourrait me contredire, pas toi, canari, si ce n'est le règle- ment affiché à la porte de l'asile, pas d'ani- maux ! et vous êtes payé docteur pour tout sa- voir, vos micros à quoi servent-ils ? or cet homme, le balafré, avec son oiseau ne me dit rien qui vaille, antécédents néant je sais, bien noté, ne s'adonne à rien, pardon ! aux cartes, ça lui vient d'Afrique, l'Afrique dans ses trente ou quarante Etats, de la peste au vomito negro, relents des excréments amibiasiques, cours, pa- lais, foutoirs, casernes, service militaire, Ban- gor n'est-ce pas ? exact, notez : n'a pas attiré l'attention des services de police et ça c'est très bon pour lui, pfff ! la police ne sait pas quand il faut savoir, vit de sa retraite de facteur, café- bar entre bar-tabac sort oran-bar hareng-saur, ajoutez aussi ne vous gênez pas le 421, le gin- rummy, le baccara, le 6.35 Beretta, l'Orient- Express, les violettes de parme, la Tosca que joue sans arrêt un vieux phonographe des sur- plus de Bangor, mais alors pourquoi affirmez- vous qu'il est déserteur ou même autre chose de plus effroyable une histoire de conspiration ou de maffia dites-vous ? qui vous le fait croire, ma sœur ? ça me plairait certes bien si c'était vrai mais, oui condamné à mort puis grâcié et placé dans un hospice sous haute surveillance,

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prisonnier, oui oui ça c'est secret pour une rai- son secrète d'où l'absence de fiche à son nom, néant, néon, comprenez ? silence !

L'île de silence s'étend maintenant sur ta langue et ton cœur, ah ! cette douceur des suin- tements. Cerveau acétylène s'est éteint sous les banians. Plus de courant dans les lavabos. Des engorgements s'égouttent avec peine encoura- gés par un cri-cri strident : les lieux sont ma vie et mon corps, les lieux de ma vie sont mon corps, etc., une telle déclaration le savez-vous suffit pour vous soumettre à la fustigation d'or- dinaire réservée aux déserteurs vénériens, la glu du néon a tout emporté en s'écoulant au pas turc du sang : 1, 2 pas de côté à gauche, 1, 2, 3 pas de côté à droite, 1, 2 le sang se met à charrier des mots. Les mots bouchent les ar- tères. L'équilibre des liqueurs est rompu, oh ! anodines, d'Hoffman, de Fowler aïe ! de Pollini et Van Swieten aïe! tous les mots répandus dans le w-seaux, paroles du fond des âges égouttées des égouts de la vieille tendresse. Drains vissés, tubulures jugulées, seringues et seringas, ca- nules et cannelle, viscération tropicale pullu- lante affectée de perturbations parasitaires, pal- pitant de néons, filles, alcoolatures, articles et vaisselles mortuaires, écritures indéchiffrables des virus sur des carnets enfermés à double tour. Cerveau mort. Silence kino kinkajou koumé. Un circuit embourbé bégaie encore Ar Ar Ardenne se laissait faire en han riant han si tu continues hue je le dirai ha.

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Ardenne, il n'en sort pas, si seulement il nous disait qui est-ce, peut-être ne le sait-il pas, mais toujours ce nom au caramel, j'en ai assez entendu pour aujourd'hui, prenez les écouteurs et notez, quand il rêvera appelez Papa Doc, ne pas s'en faire ils ne pourront rien saisir d'elle, sa voix arrachée aux beaux dimanches de Gange, à de vieilles noces moisies et jetées en pâture au prisonnier affamé dans sa cabane le fera seul geindre de plaisir, un peu de neige fondante, terrain boueux sans doute, barbelés, ciel sans couleur, baraque au premier plan en planches de sapin et rondins de bouleau, pro- bable, camp de déportation soviétique vue gé- nérale, attendant, je vous le dis sous le sceau du secret le plus absolu, son exécution, oui ma chère reprenez du cake au citron, vraisembla- blement à ce portique rudimentaire fait de cinq jeunes troncs pas même écorcés qu'on distin- gue au milieu de la place centrale dans une aire de neige immaculée affectant la forme gros- sière d'un cercle épargné par les charrois, quel- ques personnages se tenant debout devant un bâtiment bas en rondins, l'œil le plus exercé malgré l'épuisement dans ces journées glacia- les parvient à en compter pas loin de douze, étrangement habillés d'ailleurs, plutôt dégui- sés, fracs noirs, chemises blanches, nœuds pa- pillons, hauts de forme dont les dessus luisent comme de vieux disques éraillés, démodés Ru- dolf Valentino Tino Rossi des bordels à balcons bleus de Bangor, souliers vernis reflétant la neige, gants pliés en peaux de bananes, serait

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étonnant qu'ils se soient procuré ces articles au magasin d'habillement du camp, bref, une femme toute en blanc voile de mariée bouquet à la main, on peut constater qu'il est fané, on remarque également que le sourire de la fem- me est un peu contraint comme celui du marié, tous ayant des yeux fixes, scorbutiques, ah ! le citron ma chère c'est capital, moustaches ga- leuses, joues creuses, cous maigres de poulets plumés sortant des cols durs et cassés par le gel, il y a même un petit garçon d'honneur qui pleure, ce sont bien les noces de ma mort et c'est moi, prisonnier, que l'on conduit dans cet accoutrement ridicule à la potence, n'y man- que pas même le chien policier tenu en laisse par le 1 faux témoin et ce n'est pas par hasard je vous l'affirme si derrière ces grotesques figu- rants on a peint sur les rondins à la chaux RES- TAURANT AU CANETON, sans portes ni fenê- tres, un haut parleur nasillard de gare retrans- mettant entre deux marches militaires avachies le chant archiusé d'une voix rappelant au pri- sonnier quelque maison ouatée dans son ro- marin des collines, la voix d'Ardenne violée, retournée comme un gant dans un sens puis dans l'autre, la voix battue en neige, centri- fugée jusqu'à n'offrir plus qu'un flottis de lé- gumes de rebut, pois-chiches pommes de terre, crus, passés dans une eau sale, roulement de tambour midi gamelle soupe mangez ! vous n'avez jamais dû aimer le saint potage de tou- tes les russies, non ma sœur, tandis que sous l'enseigne du restaurant on distingue nette-

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ment à l'aide d'une loupe la carte des mets bifteck tartare bécassines à la demidov caviar de rostov noisette d'agneau de lait aux herbes de caspienne sardines à la cosaque homard à l'américaine, et puis celle des vins, des liqueurs, des cafés, vous préférez sans doute vos cartes, je vous comprends, mais elles n'ont jusqu'à présent rien changé à l'aube sauf peut-être qu'une de ces nuits vous entendrez des coups de marteau sur du bois dans la cour et alors vous aurez gagné d'être pendu.

Ça, à vous je ne le dirai pas, je vous étonne- rais en vous affirmant le contraire, et comme vous ne comprenez pas, vous pensez bien que je ne vais pas vous l'expliquer pour que vous alliez tout raconter à Papa Doc qui ira tout recracher où vous savez, par exemple qu'Ardenne ressem- ble fort à reine de carreau, renseignement d'im- portance n'est-ce pas ? la voilà ici à 16 ans en pleine pêche à la crevette favorisant la prise de postures intimes devant le miroir des trous d'eau, n'est-ce pas? bouche bien ourlée au petit point, anémone de mer, disons bouche faite d'une suffisante quantité de matière pour qu'il y en ait juste un peu de trop, et alors où la mettre donnez-la moi, mais ne croyez pas que je vais la jouer, ce salaud de valet de pique en rut me la couperait en deux, ce qui donne des lèvres avantageuses, gonflées, arrondies, main- tenues légèrement entrouvertes, la peau étant tendue par une chair fraîche, un pli horizontal sous la lèvre inférieure et deux plis obliques aux commissures qui, vu l'abondance de ma-

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A C H E V É D ' I M P R I M E R L E

3 0 SEPTEMBRE 1 9 6 8 SUR LES

PRESSES DE L ' IMPRIMERIE

GOUIN, 3 7 , RUE DE L'UNION

EZANVILLE (VAL-D'OISE)

Dépôt légal : 3 trimestre 1968

N ° d'impression : 1244

Imprimé en France

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