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1 PREPARATION ATELIER DE PHILOSOPHIE PENSER SOUS L'ETAT D'URGENCE LE TERRORISME 5 janvier 2016 18h 30 Médiathèque de la ville de Saint FONS I Analyser l'évènementiel de l'acte terroriste 1/ Première secousse de l'évènement : être en état de sidération, être en état de choc, … avons-nous les mots encore pour décrire la répétition des actes de violence ? Avons-nous encore le temps d'être sous le choc ? Que veut dire "être en sécurité" désormais ? La thèse de Gustave ANDERS : "Il n'existe pas d'être humain capable de se représenter une chose d'une si effroyable grandeur que l'élimination de millions de personnes." Hiroshima, Nagasaki, l'holocauste, la kolyma… tous les morts n'ont pas tous un nom, un visage, une histoire… Thèse : au-delà d'une certaine limite, notre pouvoir de faire dépasse notre pouvoir d'imaginer ce que nous faisons. Dès lors l'empathie disparaît. Notre réponse doit-elle se délivrer dans l'urgence ? doit-elle aussi traumatisante pour "eux" ce qu'elle représente pour nous ? Notre représentation est-elle juste ? à la mesure de l'évènement ? Que signifie la mondialisation du terrorisme ? 2/ Qui sont-ils ? Qui sommes-nous, nous qui nous nous dressons contre eux ? Eux, les "barbares" ? les "fous" de Dieu ? les "islamistes" ? les "étrangers" ? les "nôtres" ? Nous, "français" ? "Européens" ? "Occidentaux" ? "humains" ? L'identité est-elle unaire ? unidimensionnelle ? Le terroriste est-il quelque chose de plus qu'être un s'associer en crime organisé ? un fidèle d'une pseudo-religion ? relève-t-il d'une psychopathologie ? DAESH est la 3ème génération de terrorisme : 1ère le terrorisme en Afghanistan financé par l'Arabie Saoudite; la 2ème AL-KAIDA (l'effondrement des études universitaires arabes en France depuis trente ans). Les cadres de DAESH sont les membres des services secrets et militaires de l'Irak de Saddam HUSSEIN. 25% des djihadistes français en Irak, Syrie sont des convertis. Les récurrences psychopathologiques sont l'emprise et la guérison des troubles de l'identité par la toute puissance, ils sont en quête d'idéaux vengeurs et l'ont trouvé. Ils sont les élus, les "lieutenants de Dieu". Les victimes ont un nom, un visage, une ébauche d'histoire de vie, une musque sur nos ondes, nos écrans et nos journaux. Notre compassion est mobilisée. Lola, Thomas, Djamila, Georges, Kheireddine, Marie, Mathias, Caroline, Halima, Thierry, Hodda, Astia… Une France bleu-blanc-beur-black est sacralisée dans ces fêtes de sang. Etait-ce si loin cette même France sacrée en 1998 par la coupe du monde de football ? Toutes les victimes ? Les sans-papiers, les sans-domiciles-fixes ? Le "11 septembre" a-t-il désormais comme évènement sans précédent modifier radicalement la perception que nous avons de nous-mêmes ? se demandait Jürgen HABERMAS fin 2001. Le "13 novembre" a-t-il changé radicalement notre perception de nous-mêmes comme évènement reprise d'évènements terroristes dans certains pays du monde entier ? 3/ Terrorisme et religion. Toute religion dans son avènement n'est-elle pas un terrorisme nourri d'une lecture littérale du livre de la vraie foi ? Le terrorisme islamiste a pour but d'instaurer un califat ? Qu'est-ce qu'un califat sinon un Etat théocratique ? A quelle utopie, le terroriste rêve-t-il ? En 1822, à Baltimore, on donne une représentation d'OTHELLO. On demande à un soldat de se mettre en faction dans la salle, il doit veiller au bon déroulement de la manifestation comme le ferait un vigile. C'est une histoire vraie. Elle nous a été racontée par STENDHAL : "L'année dernière (août 1822), le soldat qui était en faction dans l'intérieur du théâtre de Baltimore, voyant Othello * qui, au cinquième acte de la tragédie de ce nom, allait tuer Desdemona, s'écria « Il ne sera jamais dit qu'en ma présence un maudit nègre aura tué une femme blanche. » Au même moment le soldat tire son coup de fusil, et casse un bras à l'acteur qui faisait Othello. Il ne se passe pas d'années sans que les journaux ne rapportent des faits

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PREPARATION ATELIER DE PHILOSOPHIE

PENSER SOUS L'ETAT D'URGENCE LE TERRORISME

5 janvier 2016 18h 30 Médiathèque de la ville de Saint FONS

I Analyser l'évènementiel de l'acte terroriste 1/ Première secousse de l'évènement : être en état de sidération, être en état de choc, … avons-nous les mots

encore pour décrire la répétition des actes de violence ? Avons-nous encore le temps d'être sous le choc ?

Que veut dire "être en sécurité" désormais ? La thèse de Gustave ANDERS : "Il n'existe pas d'être humain capable

de se représenter une chose d'une si effroyable grandeur que l'élimination de millions de personnes." Hiroshima,

Nagasaki, l'holocauste, la kolyma… tous les morts n'ont pas tous un nom, un visage, une histoire…

Thèse : au-delà d'une certaine limite, notre pouvoir de faire dépasse notre pouvoir d'imaginer ce que nous

faisons. Dès lors l'empathie disparaît.

Notre réponse doit-elle se délivrer dans l'urgence ? doit-elle aussi traumatisante pour "eux" ce qu'elle représente

pour nous ? Notre représentation est-elle juste ? à la mesure de l'évènement ?

Que signifie la mondialisation du terrorisme ?

2/ Qui sont-ils ? Qui sommes-nous, nous qui nous nous dressons contre eux ?

Eux, les "barbares" ? les "fous" de Dieu ? les "islamistes" ? les "étrangers" ? les "nôtres" ?

Nous, "français" ? "Européens" ? "Occidentaux" ? "humains" ?

L'identité est-elle unaire ? unidimensionnelle ? Le terroriste est-il quelque chose de plus qu'être un s'associer en

crime organisé ? un fidèle d'une pseudo-religion ? relève-t-il d'une psychopathologie ? DAESH est la 3ème

génération de terrorisme : 1ère le terrorisme en Afghanistan financé par l'Arabie Saoudite; la 2ème AL-KAIDA

(l'effondrement des études universitaires arabes en France depuis trente ans). Les cadres de DAESH sont les

membres des services secrets et militaires de l'Irak de Saddam HUSSEIN. 25% des djihadistes français en Irak,

Syrie sont des convertis. Les récurrences psychopathologiques sont l'emprise et la guérison des troubles de

l'identité par la toute puissance, ils sont en quête d'idéaux vengeurs et l'ont trouvé. Ils sont les élus, les

"lieutenants de Dieu".

Les victimes ont un nom, un visage, une ébauche d'histoire de vie, une musque sur nos ondes, nos écrans et nos

journaux. Notre compassion est mobilisée. Lola, Thomas, Djamila, Georges, Kheireddine, Marie, Mathias,

Caroline, Halima, Thierry, Hodda, Astia… Une France bleu-blanc-beur-black est sacralisée dans ces fêtes de sang.

Etait-ce si loin cette même France sacrée en 1998 par la coupe du monde de football ?

Toutes les victimes ? Les sans-papiers, les sans-domiciles-fixes ?

Le "11 septembre" a-t-il désormais comme évènement sans précédent modifier radicalement la perception que

nous avons de nous-mêmes ? se demandait Jürgen HABERMAS fin 2001.

Le "13 novembre" a-t-il changé radicalement notre perception de nous-mêmes comme évènement reprise

d'évènements terroristes dans certains pays du monde entier ?

3/ Terrorisme et religion.

Toute religion dans son avènement n'est-elle pas un terrorisme nourri d'une lecture littérale du livre de la vraie

foi ? Le terrorisme islamiste a pour but d'instaurer un califat ? Qu'est-ce qu'un califat sinon un Etat théocratique ?

A quelle utopie, le terroriste rêve-t-il ? En 1822, à Baltimore, on donne une représentation d'OTHELLO. On

demande à un soldat de se mettre en faction dans la salle, il doit veiller au bon déroulement de la manifestation

comme le ferait un vigile. C'est une histoire vraie. Elle nous a été racontée par STENDHAL : "L'année dernière

(août 1822), le soldat qui était en faction dans l'intérieur du théâtre de Baltimore, voyant Othello* qui, au

cinquième acte de la tragédie de ce nom, allait tuer Desdemona, s'écria « Il ne sera jamais dit qu'en ma présence

un maudit nègre aura tué une femme blanche. » Au même moment le soldat tire son coup de fusil, et casse un

bras à l'acteur qui faisait Othello. Il ne se passe pas d'années sans que les journaux ne rapportent des faits

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semblables. Eh bien ! ce soldat avait de l'illusion, croyait vraie l'action qui se passait sur la scène. Mais un

spectateur ordinaire, dans l'instant le plus vif de son plaisir, au moment où il applaudit avec transport Talma-

Manlius disant à son ami : « Connais-tu cet écrit ? », par cela seul qu'il applaudit, n'a pas l'illusion complète, car il

applaudit Talma, et non pas le Romain Manlius ; Manlius ne fait rien de digne d'être applaudi, son action est fort

simple et tout à fait dans son intérêt." Stendhal, Racine et Shakespeare, 1

"Tu es une cellule dormante" de Bernard LECLAIRE Le Monde du Livre 20/11/2015. "Je joue une identité d'emprunt

qui a été la mienne : bon travailleur, bon époux, bon père, adulte de la normalité pourfendant les actes terroristes,

le zèle fondamentaliste… et être toujours une cellule dormante conservant dans sa pureté la vérité sanglante que

je délivrerai le moment venu…"

La civilisation est une ligne, une très petite ligne invisible toute fine, une ligne qui sépare réel et irréel, réel et

imaginaire, réel et espace fictionnel. Autrement dit, c'est l'idée qu'il n'y a pas un seul espace réel totalitaire.

Trois versets de la sourate 59, l'islamiste ne retient que le verset 2 tronqué.

"Au nom de Dieu, le Tout miséricordieux, le Miséricordieux.

1 Exaltent la transcendance de Dieu ce qui est aux cieux et ce qui est sur la terre

- Il est le Tout-Puissant, le Sage.

2 - C'est Lui qui a expulsé de leur terroir les dénégateurs d'entre les Gens du Livre, au titre du premier

regroupement : vous ne pouviez escompter qu'ils videraient ainsi les lieux; ils s'imaginaient que leurs forfaits les

protégeraient contre Dieu. Mais Dieu les atteignit par où ils ne s'attendaient pas, et jeta dans leur cœur

l'épouvante : ils détruisaient leurs maisons de leurs propres mains, à l'égal de celles des croyants.

- Tirez- la leçon, vous doués de clairvoyance.

3 - Si Dieu ne les avait pas destinés à l'évacuation, Il les aurait châtiés en cette vie, outre que le châtiment du Feu

les attend dans la vie dernière."

En août 625, la fraction juive des Nadîr, excitée en sous-main puis lâchée par les hypocrites, fut expulsée de la

bourgade qu'elle habitait, et émigra vers Khaybar et la Palestine. Cette sourate médinoise, au commentaire de

l'évènement, ajoute une célèbre énumération des attributs de Dieu. La structure est simple : contre les Nadîr

(versets 1-10), contre les hypocrites (11-17), finale. L'accent revient trois sur la transcendance (versets 1, 23, 24)

le dernier membre de phrase du texte reproduisant l'incipit.

4/ Comment pouvons-nous résoudre le conflit si le conflit est occulté, dénié?

Comment se protéger, sans attaquer ? Comment résoudre le conflit entre liberté, égalité et sécurité ? La France

de novembre 2015 a décrété l'Etat d'urgence et a intensifié ses frappes en Irak et en Syrie contre DAESH. Elle

réoriente sa politique en priorisant la lutte contre le terrorisme et en reléguant pour plus tard l'après BACHAR.

Analysons les réponses violentes de nos démocraties :

1. Elles mobilisent les sciences et les techniques de l'information et de la communication cherchant à obtenir

en temps réel ou en un temps le moins différé possible l'information ou le renseignement d'une menace à

contrecarrer.

2. Elles accomplissent une action dite frappe chirurgicale mobilisant les nouvelles technologies de combat

(drones, aviation, marine) et engageant le moins d'hommes possibles sur le théâtre de combat (zéro homme

au sol). L'action ou réaction tend à coïncider avec le traitement de l'information.

3. La sécurité n'est plus la seule affaire de l'Etat mais du privé.

5/ Terrorisme et politique

HABERMAS et DERRIDA considèrent tous deux le terrorisme comme un concept insaisissable qui expose l'univers

politique à des dangers imminents autant qu'à des défis à venir. Si le religieux recouvre le politique alors il n'y a

plus qu'une seule idéologie totalitaire. La question reste posée s'il existe un terrorisme d'Etat.

La définition du terrorisme par la nature des cibles (non-combattants, "innocents") n'est-elle pas unilatérale ? N'y

a-t-il pas une relation asymétrique entre cette définition du terrorisme et lors des bombardements occidentaux

en Irak, Syrie, Afghanistan, Lybie, Mali… des dommages collatéraux dans les bombardements des civils ?

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Cette définition du terrorisme ne préjuge-t-elle pas de la justification morale soit des terroristes soit de ceux qui

les combattent ? La guerre est le principe de discrimination des non-combattants mais alors comment justifier les

bombardements anglais des villes allemandes durant la 2ème guerre mondiale ? Le terrorisme "vise des non-

combattants - civils - innocents" : le déplacement des populations palestiniennes par les Israéliens, est qualifié de

terrorisme.

Terrorisme d'Etat et terrorisme d'organisations groupusculaires.

Terrorisme d'Etat Terrorisme d'organisations groupusculaires

Temporalité plus longue, pérennité d'une domination idéologique. Gestion bureaucratique du terrorisme d'Etat et de la répression qui prétend ne point créer le conflit mais plutôt à le nier. Une logique de la peur pour défendre l'ordre jusqu'au totalitarisme.

Temporalité de l'immédiateté. Logique d'effets spectaculaires, instantanéité de la réaction, évènementialité. Les terroristes se posent par les actes de violence. Le terrorisme est injection d'un désordre.

Un régime qualifié de terrorisme d'Etat conduit à toujours plus de violence car voulant toujours plus d'ordre.

Le terrorisme de l'Etat totalitaire selon Hannah ARENDT

Le totalitarisme est le diktat d'un parti unique, seul détenteur du sens de l'histoire, disposant d'un contrôle absolu

qui s'exerce non pas sur une société constituée mais sur des masses atomisées. L'Etat totalitaire se caractérise par

le niveau de terreur policière, physique et psychologique sans précédent qui abolit toute vie privée des individus

pour les remodeler comme semblables et remplaçables.

6/ Y a-t-il une qualité, une dimension nouvelle dans l'évènement terroriste du "11 septembre" 2001 ?

- Le crime monstrueux des commandos suicides prenant en otage des passagers d'avion et les écrasant

contre une tour qui s'écrase avec ses occupants et ce à 2 reprises…

- La puissance symbolique des objectifs visés (tours des affaires) à la hauteur de la réaction patriotique qui

s'ensuivit…

- La médiatisation de l'évènement en direct… P 58 "Peut-on parler du 11 septembre comme du premier

évènement qui s'est immédiatement inscrit dans l'histoire mondiale au sens strict : l'impact, l'explosion, le lent

effondrement des tours - tout ce qui s'est passé de manière absolument irréelle, et qui n'était pas une

fabrication de Hollywood mais bel et bien l'implacable réalité, tout cela a littéralement eu lieu sous les yeux de

la sphère publique mondiale."

- de l'unicité d'un évènement "unique"…

- de la recherche aporétique de définition de l'ennemi contrairement à la guerre entre cités, entre empires,

entre royaumes, états-nation… "la personne d'Ousama BEN LADEN remplit plutôt une fonction de

lieutenance." (Voire le Coran).

Mais distinguons la guerre classique de la guérilla et du terrorisme.

Critères Guerre Guérilla Terrorisme

Définition La guerre est un conflit ARME, public et juste" Alberico GENTILIS De jure belli.

Les protagonistes sont identifiés mais le front de guerre n'est pas identifiable (ils peuvent appartenir à la même patrie, l'un des deux peut avoir un allié étranger ou les deux)

La "guerre" sainte… Les protagonistes sont : toute nation obstacle à l'hégémonie, les terroristes sont aussi bien une nébuleuse étrangère que des nationaux des nations visées

Relation Relation symétrique Relation asymétrique Relation asymétrique

Victimes Les combattants et la population civile comme dégâts collatéraux

Les combattants comme les civils Les civils et les combattants

Mobilisation Grandes masses de combattants et un armement toujours plus en point technologique industriel

Petites unités mobiles, autonomes

Terroristes insaisissables (individu à petit groupe constitué pour l'action-suicide

But politique

Conquérir ou défendre un territoire

Conquérir ou défendre le pouvoir et son territoire

???

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II Qu'est-ce que le terrorisme ? entretien avec HABERMAS Giovanna Borradori – Qu’entendez-vous au juste par terrorisme ? Peut-on sensément distinguer un terrorisme national d’un terrorisme global ? J. H. – Dans une certaine mesure, le terrorisme des Palestiniens reste un peu un terrorisme à l’ancienne. Ici, il s’agit de tuer, d’assassiner ; le but est d’annihiler de manière aveugle des ennemis, femmes et enfants compris. C’est la vie contre la vie. Il est différent à cet égard du terrorisme pratiqué sous la forme paramilitaire de la guérilla, qui a déterminé le visage de nombreux mouvements de libération dans la seconde partie du XXe siècle, et qui marque encore aujourd’hui, par exemple, la lutte d’indépendance des Tchétchènes. Face à cela, le terrorisme global, qui a culminé dans l’attentat du 11 septembre 2001, porte les traits anarchistes d’une révolte impuissante en ce qu’il est dirigé contre un ennemi qui, dans les termes pragmatiques d’une action obéissant à une finalité, ne peut absolument pas être vaincu. Le seul effet possible est d’instaurer dans la population et auprès des gouvernements un sentiment de choc et d’inquiétude. D’un point de vue technique, la grande sensibilité de nos sociétés complexes à la destructivité offre des occasions idéales à une rupture ponctuelle des activités courantes, capable d’entraîner à moindres frais des dégâts considérables. Le terrorisme global pousse à l’extrême deux aspects : l’absence de buts réalistes et la capacité à tirer son profit de la vulnérabilité des systèmes complexes. G. B. – Doit-on distinguer le terrorisme des crimes habituels et des autres formes de recours à la violence ? J. H. – Oui et non. Du point de vue moral, un acte terroriste, quels que soient ses mobiles et quelle que soit la situation dans laquelle il est perpétré, ne peut être excusé en aucune façon. Rien n’autorise qu’on « tienne compte » des finalités que quelqu’un s’est données pour lui-même pour ensuite justifier la mort et la souffrance d’autrui. Toute mort provoquée est une mort de trop. Mais, d’un point de vue historique, le terrorisme entre dans des contextes bien différents de ceux dont relèvent les crimes auxquels a affaire le juge pénal. Il mérite, à la différence du crime privé, un intérêt public et requiert un autre type d’analyse que le crime passionnel. D’ailleurs, si tel n’était pas le cas, nous ne mènerions pas cet entretien. La différence entre le terrorisme politique et le crime habituel est particulièrement évidente lors de certains changements de régime qui portent au pouvoir les terroristes d’hier et en font des représentants respectés de leur pays. Il reste qu’une telle transformation politique ne peut être escomptée que pour des terroristes qui, d’une manière générale, poursuivent avec réalisme des buts politiques compréhensibles et qui, eu égard à leurs actes criminels, peuvent tirer de la nécessité dans laquelle ils étaient de sortir d’une situation d’injustice manifeste, une certaine légitimation. Or, je ne peux aujourd’hui imaginer aucun contexte qui permettrait de faire un jour du crime monstrueux du 11 septembre un acte politique aussi peu compréhensible que ce soit, et qui puisse être, à un titre ou à un autre, revendiqué. G.B.–Croyez-vous que ce fut une bonne chose d’interpréter cet acte comme une déclaration de guerre ? J. H. – Même si le mot « guerre » est moins sujet à quiproquo et, d’un point de vue moral, moins sujet à contestation que le discours évoquant la « croisade », la décision de Bush d’en appeler à une « guerre contre le terrorisme » m’apparaît être une lourde erreur, tant du point de vue normatif que du point de vue pragmatique. Du point de vue normatif, en effet, il élève ces criminels au rang de guerriers ennemis et, du point de vue pragmatique, il est impossible de faire la guerre – si tant est qu’on doive conserver à ce terme un quelconque sens défini – à un « réseau » qu’on a toutes les peines du monde à identifier. G. B. – S’il est vrai que l’Occident doit développer dans son rapport aux autres civilisations une sensibilité plus grande et qu’il doit se montrer plus autocritique, comment devrait-il s’y prendre ? Vous parlez, à cet égard, de « traduction » et de la recherche d’un « langage commun ». Qu’entendez-vous par là ? J. H. – Depuis le 11 septembre, je ne cesse de me demander si, au regard d’événements d’une telle violence, toute ma conception de l’activité orientée vers l’entente – celle que je développe depuis la Théorie de l’agir communicationnel – n’est pas en train de sombrer dans le ridicule. Certes, même au sein des sociétés plutôt riches et paisibles de l’Organisation de coopération et de développement

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économiques (OCDE), nous vivons aussi confrontés à une certaine violence structurelle – à laquelle d’ailleurs nous nous sommes habitués et qui est faite d’inégalités sociales humiliantes, de discriminations dégradantes, de paupérisation et de marginalisation. Or, précisément, dans la mesure même où nos relations sociales sont traversées par la violence, par l’activité stratégique et par la manipulation, nous ne devrions pas laisser échapper deux autres faits. Il y a, d’une part, que les pratiques qui constituent notre vie avec d’autres, au quotidien, reposent sur le socle solide d’un fonds commun de convictions, d’éléments que nous percevons comme des évidences culturelles, et d’attentes réciproques. Dans ce contexte, nous coordonnons nos actions à la fois en recourant aux jeux du langage ordinaire, et en élevant les uns à l’égard des autres des exigences de validité que nous reconnaissons au moins de manière implicite – c’est ce qui constitue l’espace public des raisons bonnes ou moins bonnes. Or cela explique, d’autre part, un second fait : lorsque la communication est perturbée, lorsque la compréhension ne se réalise pas ou mal, ou lorsque la duplicité ou la duperie s’en mêlent, des conflits apparaissent qui, si leurs conséquences sont suffisamment douloureuses, sont déjà tels qu’ils atterrissent chez le thérapeute ou devant le tribunal. La spirale de la violence commence par une spirale de la communication perturbée qui, via la spirale de la défiance réciproque incontrôlée, conduit à la rupture de la communication. Si, donc, la violence commence par des perturbations dans la communication, une fois qu’elle a éclaté on peut savoir ce qui est allé de travers et ce qui doit être réparé. C’est un point de vue trivial ; il me semble, pourtant, qu’on peut l’adapter aux conflits dont vous parlez. L’affaire est certes plus compliquée parce que les nations, les formes de vie et les civilisations sont d’entrée de jeu plus éloignées les unes des autres et tendent à rester étrangères les unes aux autres. Elles ne se rencontrent pas comme les membres d’un cercle, d’un groupe, d’un parti ou d’une famille qui ne peuvent être rendus étrangers les uns aux autres que si la communication est systématiquement déformée. Dans les relations internationales, en outre, le médium du droit, dont la fonction est de contenir la violence, ne joue, comparativement, qu’un rôle secondaire. Et dans les relations interculturelles, il ne sert au mieux qu’à créer des cadres institutionnels visant à accompagner formellement les recherches d’entente – par exemple, la conférence de Vienne sur les droits de l’homme organisée par les Nations unies. Ces rencontres formelles – aussi importante que soit la discussion interculturelle qui se mène à divers niveaux à propos de l’interprétation disputée des droits de l’homme – ne peuvent pas à elles seules interrompre la machine à fabriquer les stéréotypes. Faire qu’une mentalité s’ouvre est une affaire qui passe plutôt par la libéralisation des relations et par une levée objective de l’angoisse et de la pression. Dans la pratique quotidienne de communication, il faut que se constitue un capital-confiance. Cela est nécessaire en préalable pour que les explications raisonnées et à grande échelle soient relayées dans les médias, les écoles et les familles. Il faut aussi qu’elles portent sur les prémisses de la culture politique concernée. En ce qui nous concerne, la représentation normative que nous avons de nous-mêmes eu égard aux autres cultures est également, dans ce contexte, un élément important. Si l’Occident entreprenait de réviser l’image qu’il a de lui-même, il pourrait, par exemple, apprendre ce qu’il faut modifier dans sa politique pour que celle-ci puisse être perçue comme un pouvoir capable de donner forme à une démarche civilisatrice. Si l’on ne dompte pas politiquement le capitalisme, qui n’a plus aujourd’hui ni limites ni frontières, il sera impossible d’avoir prise sur la stratification dévastatrice de l’économie mondiale. Il faudrait au moins contrebalancer dans ses conséquences les plus destructrices – je pense à l’avilissement et à la paupérisation auxquels sont soumis des régions et des continents entiers – la disparité entraînée par la dynamique du développement économique. Ce qu’il y a derrière cela, ce n’est pas seulement, par rapport aux autres cultures, la discrimination, l’humiliation et la dégradation. Derrière le thème du « choc des civilisations », ce que l’on cache, ce sont les intérêts matériels manifestes de l’Occident (par exemple, celui de continuer à disposer des ressources pétrolières et à garantir son approvisionnement énergétique). Jürgen Habermas

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III Qu'est-ce que le terrorisme ? entretien avec DERRIDA Giovanna Borradori. – Que le 11 septembre soit ou non un événement d’importance majeure, quel rôle assignez-vous à la philosophie ? Est-ce que la philosophie peut nous aider à comprendre ce qui s’est passé ? J. D. – Sans doute un tel « événement » requiert-il une réponse philosophique. Mieux, une réponse qui remette en question, dans leur plus grande radicalité, les présuppositions conceptuelles les mieux ancrées dans le discours philosophique. Les concepts dans lesquels on a le plus souvent décrit, nommé, catégorisé cet « événement » relèvent d’un « sommeil dogmatique » dont ne peut nous réveiller qu’une nouvelle réflexion philosophique, une réflexion sur la philosophie, notamment sur la philosophie politique et sur son héritage. Le discours courant, celui des médias et de la rhétorique officielle, se fie trop facilement à des concepts comme celui de « guerre » ou de « terrorisme » (national ou international). Une lecture critique de Carl Schmitt (1), par exemple, serait fort utile. D’une part, pour prendre en compte, aussi loin qu’il est possible, la différence entre la guerre classique (confrontation directe et déclarée entre deux Etats ennemis, dans la grande tradition du droit européen), la « guerre civile » et la « guerre des partisans » (dans ses formes modernes, encore qu’elle apparaisse, Schmitt le reconnaît, dès le début du XIXe siècle). Mais, d’autre part, il nous faut aussi reconnaître, contre Schmitt, que la violence qui se déchaîne maintenant ne relève pas de la guerre (l’expression « guerre contre le terrorisme » est des plus confuses, et il faut analyser la confusion et les intérêts que cet abus rhétorique prétend servir). Bush parle de « guerre », mais il est bien incapable de déterminer l’ennemi auquel il déclare qu’il a déclaré la guerre. L’Afghanistan, sa population civile et ses armées ne sont pas les ennemis des Américains, et on n’a même jamais cessé de le répéter. A supposer que « Ben Laden » soit ici le décideur souverain, tout le monde sait que cet homme n’est pas afghan, qu’il est rejeté par son pays (par tous les « pays » et par tous les Etats presque sans exception d’ailleurs), que sa formation doit tant aux Etats-Unis et surtout qu’il n’est pas seul. Les Etats qui l’aident indirectement ne le font pas en tant qu’Etats. Aucun Etat comme tel ne le soutient publiquement. Quant aux Etats qui hébergent (harbour) les réseaux « terroristes », il est difficile de les identifier comme tels. Les Etats-Unis et l’Europe, Londres et Berlin sont aussi des sanctuaires, des lieux de formation et d’information pour tous les « terroristes » du monde. Aucune géographie, aucune assignation « territoriale » n’est donc plus pertinente, depuis longtemps, pour localiser l’assise de ces nouvelles technologies de transmission ou d’agression. (Soit dit trop vite et en passant, pour prolonger et préciser ce que je disais plus haut d’une menace absolue d’origine anonyme et non étatique, les agressions de type « terroriste » n’auraient déjà plus besoin d’avions, de bombes, de kamikazes : il suffit de s’introduire dans un système informatique à valeur stratégique, d’y installer un virus ou quelque perturbation grave pour paralyser les ressources économiques, militaires et politiques d’un pays ou d’un continent. Cela peut être tenté de n’importe où sur la terre, à un coût et avec des moyens réduits.) Le rapport entre la terre, le territoire et la terreur a changé, et il faut savoir que cela tient au savoir, c’est-à-dire à la techno-science. C’est la techno-science qui brouille la distinction entre guerre et terrorisme. A cet égard, comparé aux possibilités de destruction et de désordre chaotique qui sont en réserve, pour l’avenir, dans les réseaux informatisés du monde, le « 11 septembre » relève encore du théâtre archaïque de la violence destinée à frapper l’imagination. On pourra faire bien pire demain, invisiblement, en silence, beaucoup plus vite, de façon non sanglante, en attaquant les networks informatiques dont dépend toute la vie (sociale, économique, militaire, etc.) d’un « grand pays », de la plus grande puissance du monde. Un jour, on dira : le « 11 septembre », c’était le (« bon ») vieux temps de la dernière guerre. C’était encore de l’ordre du gigantesque : visible et énorme ! Quelle taille, quelle hauteur ! Il y a eu pire depuis, les nanotechnologies en tous genres sont tellement plus puissantes et invisibles, imprenables, elles s’insinuent partout. Elles rivalisent dans le micrologique avec les microbes et les bactéries. Mais notre inconscient y est déjà sensible, il le sait déjà et c’est ce qui fait peur.

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Si cette violence n’est pas une « guerre » interétatique, elle ne relève pas non plus de la « guerre civile » ou de la « guerre des partisans », au sens défini par Schmitt, dans la mesure où elle ne consiste pas, comme la plupart des « guerres de partisans », en une insurrection nationale, voire en un mouvement de libération destiné à prendre le pouvoir sur le sol d’un Etat-nation (même si l’une des visées, latérale ou centrale, des réseaux « Ben Laden », c’est de déstabiliser l’Arabie saoudite, alliée ambiguë des Etats-Unis, et d’y installer un nouveau pouvoir d’Etat). Si même on persistait à parler de terrorisme, cette appellation couvre un nouveau concept et de nouvelles distinctions. G. B. – Vous croyez qu’on peut marquer ces distinctions ? J. D. – C’est plus difficile que jamais. Si on veut ne pas se fier aveuglément au langage courant, qui reste le plus souvent docile aux rhétoriques des médias ou aux gesticulations verbales du pouvoir politique dominant, il faut être très prudent quand on se sert des mots « terrorisme » et surtout « terrorisme international ». Qu’est-ce que la terreur, en premier lieu ? Qu’est-ce qui la distingue de la peur, de l’angoisse, de la panique ? Tout à l’heure, en suggérant que l’événement du 11 septembre n’était major que dans la mesure où le traumatisme qu’il a infligé aux consciences et aux inconscients ne tenait pas à ce qui s’était passé mais à la menace indéterminée d’un avenir plus dangereux que la guerre froide, est-ce que je parlais de terreur, de peur, de panique ou d’angoisse ? La terreur organisée, provoquée, instrumentalisée, en quoi diffère-t-elle de cette peur que toute une tradition, de Hobbes à Schmitt et même à Benjamin, tient pour la condition de l’autorité de la loi et de l’exercice souverain du pouvoir, pour la condition du politique même et de l’Etat ? Dans le Léviathan, Hobbes ne parle pas seulement de « fear » mais de « terrour ». Benjamin dit de l’Etat qu’il tend à s’approprier, par la menace, précisément, le monopole de la violence. On dira, certes, que toute expérience de la terreur, même si elle a une spécificité, n’est pas nécessairement l’effet d’un terrorisme. Sans doute, mais l’histoire politique du mot « terrorisme » dérive largement de la référence à la Terreur révolutionnaire française, qui fut exercée au nom de l’Etat et qui supposait justement le monopole légal de la violence. Si on se réfère aux définitions courantes ou explicitement légales du terrorisme, qu’y trouve-t-on ? La référence à un crime contre la vie humaine en violation des lois (nationales ou internationales) y implique à la fois la distinction entre civil et militaire (les victimes du terrorisme sont supposées être civiles) et une finalité politique (influencer ou changer la politique d’un pays en terrorisant sa population civile). Ces définitions n’excluent donc pas le « terrorisme d’Etat ». Tous les terroristes du monde prétendent répliquer, pour se défendre, à un terrorisme d’Etat antérieur qui, ne disant pas son nom, se couvre de toutes sortes de justifications plus ou moins crédibles. Vous connaissez les accusations lancées, par exemple et surtout, contre les Etats-Unis soupçonnés de pratiquer ou d’encourager le terrorisme d’Etat. D’autre part, même pendant les guerres déclarées d’Etat à Etat, dans les formes du vieux droit européen, les débordements terroristes étaient fréquents. Bien avant les bombardements plus ou moins massifs des deux dernières guerres, l’intimidation des populations civiles était un recours classique. Depuis des siècles. Il nous faut également dire un mot de l’expression « terrorisme international » qui alimente les discours politiques officiels partout dans le monde. Elle se trouve aussi mise en œuvre dans de nombreuses condamnations officielles de la part des Nations unies. Après le 11 septembre, une majorité écrasante des Etats représentés à l’ONU (peut-être même l’unanimité, je ne me rappelle plus, cela reste à vérifier) a condamné, comme elle l’avait fait plus d’une fois au cours des dernières décennies, ce qu’elle appelle le « terrorisme international ». Or, au cours d’une séance transmise à la télévision, M. Kofi Annan a dû rappeler au passage de nombreux débats antérieurs. Au moment même où ils s’apprêtaient à le condamner, certains Etats avaient dit leurs réserves sur la clarté de ce concept de terrorisme international et des critères qui permettent de l’identifier. Comme pour beaucoup de notions juridiques dont les enjeux sont très graves, ce qui reste obscur, dogmatique ou pré-critique dans ces concepts n’empêche pas les pouvoirs en place et dits légitimes de s’en servir quand cela leur paraît opportun. Au contraire, plus un concept est confus, plus il est docile à son appropriation opportuniste. C’est d’ailleurs à la suite de ces décisions précipitées, sans débat philosophique au sujet du « terrorisme

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international » et de sa condamnation, que l’ONU a autorisé les Etats-Unis à utiliser tous les moyens jugés opportuns et appropriés par l’administration américaine pour se protéger devant ledit « terrorisme international ». Sans remonter trop loin en arrière, sans même rappeler, comme on le fait souvent, et à juste titre, ces temps-ci, que des terroristes peuvent être loués comme des combattants de la liberté dans un contexte (par exemple dans la lutte contre l’occupant soviétique en Afghanistan) et dénoncés comme des terroristes dans un autre (souvent les mêmes combattants, avec les mêmes armes, aujourd’hui), n’oublions pas la difficulté que nous aurions à décider entre le « national » et l’« international » dans le cas des terrorismes qui ont marqué l’histoire de l’Algérie, de l’Irlande du Nord, de la Corse, d’Israël ou de la Palestine. Personne ne peut nier qu’il y a eu terrorisme d’Etat dans la répression française en Algérie, entre 1954 et 1962. Puis le terrorisme pratiqué par la rébellion algérienne fut longtemps considéré comme un phénomène domestique tant que l’Algérie était censée faire partie intégrante du territoire national français, tout comme le terrorisme français d’alors (exercé par l’Etat) se présentait comme une opération de police et de sécurité intérieure. C’est seulement des décennies plus tard, dans les années 1990, que le Parlement français a conféré rétrospectivement le statut de « guerre » (donc d’affrontement international) à ce conflit, afin de pouvoir assurer des pensions aux « anciens combattants » qui les réclamaient. Que révélait donc cette loi ? Eh bien, il fallait et on pouvait changer tous les noms utilisés jusqu’alors pour qualifier ce qu’auparavant on avait pudiquement surnommé, en Algérie, les « événements », justement (faute encore une fois, pour l’opinion publique populaire, de pouvoir nommer la « chose » adéquatement). La répression armée, comme opération de police intérieure et terrorisme d’Etat, redevenait soudain une « guerre ». De l’autre côté, les terroristes étaient et sont désormais considérés dans une grande partie du monde comme des combattants de la liberté et des héros de l’indépendance nationale. Quant au terrorisme des groupes armés qui ont imposé la fondation et la reconnaissance de l’Etat d’Israël, était-il national ou international ? Et celui des divers groupes de terroristes palestiniens aujourd’hui ? Et les Irlandais ? Et les Afghans qui se battaient contre l’Union soviétique ? Et les Tchétchènes ? A partir de quel moment un terrorisme cesse-t-il d’être dénoncé comme tel pour être salué comme la seule ressource d’un combat légitime ? Ou inversement ? Où faire passer la limite entre le national et l’international, la police et l’armée, l’intervention de « maintien de la paix » et la guerre, le terrorisme et la guerre, le civil et le militaire sur un territoire et dans les structures qui assurent le potentiel défensif ou offensif d’une « société » ? Je dis vaguement « société » parce qu’il y a des cas où telle entité politique, plus ou moins organique et organisée, n’est ni un Etat ni totalement an-étatique, mais virtuellement étatique : voyez ce qu’on appelle aujourd’hui la Palestine ou l’Autorité palestinienne.

Jacques Derrida Philosophe et écrivain (1930-2004).

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IV ETYMOLOGIE TERREUR L'ARIOSTE Roland furieux "Faire la guerre, c'est mettre son corps en aventure de mort."

Dictionnaire étymologique de la langue française sous la direction d'Alain REY

TERREUR nom féminin est emprunté vers 1356 comme l'ancien provençal terror 13è siècle au latin classique

terror "effroi, épouvante" et, par métonymie "objet inspirant l'effroi". Celui-ci est comme terribilis (->terrible),

dérivé de terrere "effrayer, épouvanter", d'où "mettre en fuite (en apeurant)" et "détourner par crainte";

terrere n'est pas passé en roman : il appartient à la racine qui se retrouve dans tremere (->trembler). Terrere a

été emprunté isolément sous la forme terrir (13è siècle, 16è siècle SCEVE) pour "effrayer".

Terreur est comme le mot latin employé pour le sentiment de peur intense, d'où terreur panique 1625, et pour

l'objet qui l'inspire 1587. Ce dernier sens est notamment réalisé à propos d'une personne terrible (1561), par

exemple dans les désignations périphrastiques la terreur des coupables 1718 pour un juge sévère et la terreur des

ennemis, à propos d'un grand capitaine 1587. Cette acception se retrouve dans l'usage argotique et sans

complément de destination, à propos d'un bandit dangereux 1749 dans l'usage poissard, c'est une terreur et la

terreur de… (cet emploi est devenu ironique au 20è siècle par exemple dans les surnoms).

Depuis 1748 MONTESQUIEU, le mot désigne les principes de gouvernement d'un régime despotique et, à partir

de 1789, l'ensemble des moyens de coercition politique maintenant des opposants dans un état d ecrainte,

spécialement, la Terreur est le nom donné au régime instauré en France entre septembre 1793 et juillet 1794,

pendant lesquels des mesures d'exception furent en vigueur, l'emploi est attesté en 1793 (Que la crainte et la

terreur marchent avec vous Charles-Louis de Secondat MONTESQUIEU, Lett. pers. 148)

Les quelques dérivés de terreur datent de cette période révolutionnaire.

TERRORISME nom masculin est attesté depuis 1794 au sens de "régime de terreur politique" parallèlement à

TERRORISTE nom et adjectif 1794 qui désigne le partisan, l'agent d'un régime de terreur. Par extension les deux

mots s'appliquent aujourd'hui à l'emploi systématique de mesures violentes dans un but politique 1876 répandu

à partir de 1918 et, très couramment à des actes de violence exécutés pour créer un climat d'insécurité. Ils

s'emploient par métaphore par exemple dans le syntagme terrorisme intellectuel vers 1950. Dès 1795, en pleine

réaction thermidorienne, sont apparus ANTITERRORISME nom masculin et ANTITERRORISTE adjectif. Celui-ci est

distinct sémantiquement de CONTRE-TERRORISME nom masculin vers 1960, caractérisé par l'utilisation de

moyens analogues à ceux des terroristes pour lutter contre eux et auquel correspond CONTRE-TERRORISTE nom

et adjectif. Dans ce contexte de la violence politique exercée, non plus dans le cadre d'un gouvernement comme .

c'était le cas en 1793, mais de forces politiques non reconnues, ces mots s'appliquent au contexte national et

international, en relation avec les valeurs nouvelles de mots comme otage, attentat. Ce contexte du terrorisme

développé après la Seconde Guerre mondiale a changé les connotations du mot et son champ sémantique, en

assimilant les organisations terroristes et les Etats qui luttent contre elles à des belligérants. Des composés

comme BIOTERRORISME nom masculin, BIOTERRORISTE adjectif et nom 1998 concernent l'utilisation d'armes

biologiques par le terrorisme, le premier étant parallèle à la guerre biologique.

TERRORISER verbe transitif 1796 a évincé la forme légèrement plus ancienne terrorifier verbe transitif 1793 avec

son sens politique de "frapper, dominer par les moyens de la terreur". Le verbe est aujourd'hui inusité en

politique, le sens général de "terrifier, faire peur" 1876 étant devenu usuel.

L'adjectif TERRORISANT, TERRORISANTE n'est attesté qu'au 20è siècle.

A l'heure de la terreur, non seulement il n'est pas d'équilibre possible parce que la menace provient de forces

impondérables et non pas d'un Etat, mais le concept tout entier de responsabilité se révèle impondérable

potentiellement lui-même. Qui est responsable de, à quel stade de planification, devant quelle instance

judiciaire ?

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V PENSER LA GUERRE ET LE TERRORISME

Penser la guerre selon une économie de guerre et penser le terrorisme comme état de violence qui

s'auto-entretient selon le paradigme d'une économie de la violence.

Frédéric GROS "Etats de violence, Assai sur la fin de la violence" définit cinq constructions morales :

1. se dépasser : valeur de la figure du chevalier qui s'affirme soi-même dans le corps à corps, minée par

l'invention des armes modernes de destruction hier (invention de la poudre à canon, armes à longue

potée,…) comme aujourd'hui (nouvelles technologies de l'information et de la communication, drones de

combats, bombardements par l'aviation ou la marine,…). Désormais, le chevalier doit être capable de

promesse : "LANCELOT" veut dire "celui qui sert".

2. tenir bon : modèle de l'hoplite, ce fantassin armé athénien qui participait à la défense de la cité, L'Iliade "Je

n'entends pas mourir sans lutte ni sans gloire, ni sans quelque haut fait, dont le récit parvienne aux hommes à

venir." Le terrorisme a ses fantassins persévérants, acharnés du mort en martyr.

3. obéir : représente une révolution militaire par une rationalisation et une théorisation quasi-mathématique

de la guerre (révolution philidorienne "les pions sont l'âme des échecs") produisant une nouvelle éthique du

soldat : obéissance aveugle, inconditionnelle et mécanique. C'est le modèle prussien de "disciplinarisation".

VOLTAIRE dans CANDIDE nous narre ce dressage du soldat : "On le fait tourner à droite, à gauche, hausser la

baguette, coucher en joue, tirer, doubler le pas, et on lui donne trente coups de bâton ; le lendemain il fait

l’exercice un peu moins mal et il ne reçoit que vingt coups ; le surlendemain on ne lui en donne que dix, et il est

regardé par ses camarades comme un prodige."

4. se sacrifier : idéal atemporel du soldat grec au soldat de 14-18, mourir pou une cause qui transcende

générant trois figures du sacrifice : la patrie est un se battre pour le natal, le modèle chrétien de la guerre

juste et sainte commandé par la volonté divine, enfin l'identité de la Nation=Etat ou la nation comme "une

âme, un principe spirituel" RENAN. Aujourd'hui ce sont les terroristes islamistes.

5. en finir : idée de guerre totale, le but n'est pas le triomphe mais l'anéantissement absolu de l'ennemi et

des tensions. L'ennemi est absolutisé ainsi que l'objectif au cours des guerres de ces deux siècles. Carl Schmitt

dans la Théorie du partisan écrit la chose suivante : "Le partisan moderne n’attend de son ennemi ni justice ni

grâce. Il s’est détourné de l’hostilité conventionnelle de la guerre domptée et limitée pour se transporter sur le

plan d’une hostilité différente qui est l’hostilité réelle, dont l’escalade, de terrorisme en contre-terrorisme, va

jusqu’à l’extermination ". La guerre doit être l’affaire d’un peuple tout entier. Ce n’est plus l’opposition de

deux armées mais de deux peuples, ce n’est plus la défaite d’une armée mais l’écrasement d’un peuple.

Ces cinq constructions morales sont à l'œuvre dans les actes terroristes et à l'origine de la philosophie du terrorisme. Frédéric GROS note le passage aujourd'hui de l'état de guerre à l'état de violence. Il nomme cette mondialisation du terrorisme du nom "d'état de violence". Aux armées hiérarchisées se sont substitués des petits groupes doués d'une grande marge d'initiative et conçus comme groupes d'intérêt (factions armées, maffias, groupes paramilitaires ou terroristes). Si la guerre classique se déroulait à la campagne — sur des champs de bataille — les nouvelles formes de violence élisent le centre des grandes villes. La violence s’est professionnalisée, mais ses cibles, à l’inverse, ne sont plus des soldats, qui s’entretuaient selon des codes, mais des civils, qui meurent, victimes d’actes terroristes, de missiles téléguidés, d’armées sillonnant des contrées ravagées. . La guerre, enfin, avait sa temporalité propre, à la fois déterminée et régulée – déclaration de guerre, jour de la grande bataille…etc. – qui s’opposait à celle de la paix, en un rythme où l’une excluait l’autre. On pouvait observer une alternance de « paix perpétuelle » et de guerre totale, la guerre et la paix observait un rythme binaire. A présent, les conflits s’opèrent dans un temps indéfini des états intermédiaires. Les états d’alertes permanents vivent dans une paix publique menacée constamment par la peur et une menace de terreur. La bombe éclate dans un instant qui installe la terreur et la perpétue indéfiniment, faisant oublier jusqu’à la différence de la guerre et de la paix : la terreur perpétuelle s’est mariée, jusqu’à la domination, avec la paix perpétuelle. La guerre ne fonctionne plus par concentration géographique de la violence, les champs de bataille étaient définis, les frontières étaient menacées et l’intérieur préservé, alors qu’aujourd’hui la mort violente peut surgir n’importe où, régulièrement dans le centre des grandes villes, des capitales. L’état de violence est global, la dispersion spatiale est illustrée par les factions terroristes qui ne sont plus rattachés nécessairement à un Etat. Pour montrer ce

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décalage, il faut imaginer qu’un groupuscule formé dans les montagnes peut massacrer les gens qui font leurs courses au magasin du coin à l’autre bout du monde. Frédéric Gros donne trois termes qui analysent l’état de violence comme un retour à l’état de nature. « Barbarisation », qui exprime d’une part, la sauvagerie de la violence (viols, ignobles jouissances, maisons saccagées) et d’autre part, l’intelligence des actes terroristes minutieusement préparés fait naître la dénonciation de l’acte barbare contre la civilisation. « Privatisation » car les conflits actuels prennent part dans nos Etats dépourvus d’armées, où leur structure s’effondre peu à peu. La perte d’Etat ferait apparaître, à la place des guerres classiques, des conflits informes milles fois plus cruels. « Dérégulation » présente la fin de la guerre du juste, ce ne sont plus que des guerres saintes ou vitales, brisant l’encadrement juridiques, laissant ainsi proie à tous les fanatismes de toute nature. Ces trois termes donne à conceptualiser l’état de violence comme distribution contemporaine des forces de destruction, de la manière que la philosophie classique eut pu le faire pour l’état de guerre et l’état de nature. La démoralisation de la guerre

Le terrorisme affronte la morale par la folie et l'hystérie : tel est son immoralisme. NIETZSCHE montre que la foi en la conviction contient une idée à l'origine de son développement qui n'est jamais plus discutée, qui est un "fondement" de celui qui croit jusqu'à mourir-en-martyr. L’armée de libération soudanaise chante les mots suivants : "Même pour ta mère une balle / Même pour ton père une balle / Ton fusil c’est ta bouffe / Ton fusil c’est ta femme". Le terrorisme et les médias ont un lien consanguin : Une sorte de réflexivité de la démoralisation de la guerre dans le terrorisme provient, non pas seulement des terroristes eux-mêmes, mais de la victoire de l’image sur le droit. Le « buzz » prime devant la loi. Une phrase de McLuhan dans Guerre et paix dans le village planétaire exprime parfaitement l’idée que le choc de l’image assassine les distinctions qui régissaient la guerre, distinctions qui, d’une certaine manière, lui donnaient son honneur : "La guerre à la télévision signifie la fin de la dichotomie entre le civil et le militaire." La télévision efface tous les enjeux historiques ou les revendications politiques portées pour donner le spectacle du malheur : l’audimat dirige l’information, le sensationnel vainc le rationnel. Le malheur annihile toutes les distinctions – sans hiérarchisation. Entre une catastrophe naturelle et un attentat terroriste, il n’y a pas de pas. Le visage en larmes devient la seule vérité, l’acte guerrier n’a plus de sens, confondu au raz-de-marée naturel. La douleur n’est plus séparée du larmoyant. Tout est cataclysme identique. Frédéric pronostique : "La guerre « comme conflit armé, public et juste » s’efface lentement, avec ses mensonges

et ses noblesses, ses atrocités et ses réconforts. L’avenir des états de violence, régulés par processus sécuritaires

promettant d’en diminuer les risques, s’ouvre devant nous, exigeant de la pensée qu’elle inspire de nouvelles

vigilances et invente de nouvelles espérances".

Bibliographie Thomas HOBBES, Le Léviathan, 1651, partie 1 « De l’homme », chapitre 13 « De la condition naturelle des Hommes ne ce qui concerne leur Félicité et leur Misère », Sirey, trad. F. Tricaud, 1971, p. 122-3 VOLTAIRE texte sur la Saint- Barthélémy, extrait de La Henriade (récité par Mario Bettati) Emmanuel KANT

- Réponse à la question : Qu'est-ce que les lumières ? Œuvres philosophiques tome II La Pléiade Tome II (Traduction

de Heinz WISMANN) Gallimard 1985

- Vers la paix perpétuelle, 1795, 2ème article définitif en vue de la paix perpétuelle, (GF 2006), p. 89-91 Carl von CLAUSEWITZ, De la guerre, 1832, partie II, Livre VIII, chap. III, § B, Minuit p. 688 Antonio GRAMSCI Guerre de mouvement et guerre de position Textes choisis et présenté par razmig KEUCHEYAN

La fabrique éditions 2011

Carl SCHMITT - La Notion de politique, 1933, trad. Marie-Louise Steinhauser, Flammarion, 1992, pp.70-71 - Parlementarisme et démocratie, 1923, trad. Jean-Louis Schlegel, Seuil 1988, p.143 CAMUS Albert Le siècle de la peur, (Combat) René CHAR, Feuillets d’Hypnos, 1943-1944, §128, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1983,

Hans BLUMENBERG - La légitimité des temps modernes, trad. fr. [à partir de la 2e éd.] Marc Sagnol, Jean-Louis Schlegel et D. Trierweiler, avec la collaboration de M. Dautrey, Paris, Gallimard. - La lisibilité du monde, Paris, Le Cerf, coll. Passages, 2007

Michaël HARDT Antonio NEGRI Empire Exils essais 2000

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Michel FOUCAULT, - « Il faut défendre la société », 1975-1976, cours du 4 février 1976 Gallimard 1997 - Sécurité, territoire, population Cours au Collège de France 1977-1978 Gallimard 2004

Jürgen HABERMAS - Droit et démocratie Entre faits et normes NRF essais GALLIMARD 1997 - L'espace public Bibliothèque PAYOT 1978-1993 - La pensée Post-Métaphysique Essais philosophiques Armand COLIN 1993 - Droit et Morale Tanner Lectures 1986 SEUIL Traces écrites 1997 - L'intégration républicaine Essais de théorie politique FAYARD 1998 - Théorie de l'agir communicationnel 1 Rationalité de l'agir et rationalisation de la société 2 Pour une critique de la raison fonctionnaliste FAYARD 1987 - Morale et communication Conscience morale et activité communicationnelle CERF 1986 - De l'éthique de la discussion Que signifie le terme "Diskurethik" ? CERF 1992

Jacques DERRIDA - Voyous Editions Galilée 2003 - La démocratie à venir Galilée 2004 - Politiques de l'amitié Galilée 1994 - De l'hospitalité Anne DUFOURMANTELLE invite Jacques DERRIDA à répondre CALMANN-LEVY 1997

Giovanna BORRADORI - Jacques DERRIDA - Jürgen HABERMAS Le "concept" du 11 septembre Dialogues à New

York octobre-décembre 2001 Editions Galilée 2004

René GIRARD

Mensonge romantique et vérité romanesque (1961) Dostoïevski : du double à l’unité, 1963 La Violence et le sacré (1972) Critique dans un souterrain (1976) Des choses cachées depuis la fondation du monde (1978) Jean-Michel Oughourlian et Guy Lefort. Le Bouc émissaire (1982) La Route antique des hommes pervers (1985) Shakespeare : les feux de l'envie, 1990 Achever Clausewitz. Entretiens avec Benoît Chantre, Paris, Flammarion, coll. «Champs essais», 2011 Sanglantes Origines. Entretiens avec Walter Burkert, Renato Rosaldo et Jonathan Z. Smith, Paris, Flammarion, 2011

Mario BETTATI Le terrorisme : les voies de la coopération internationale Odile Jacob, 2013 Frédéric Gros

- Etats de violence : essai sur la fin de la guerre Gallimard, 2006 - Le Principe Sécurité Gallimard 2012

PHILOSOPHIE MAGAZINE HORS SERIE LE CORAN mars-avril 2015 n°25

André GLUCKSMANN VOLTAIRE contre-attaque Robert LAFFONT 2014

LE CORAN Essai de traduction Jacques BERQUE ALBIN Michel Spiritualités vivantes 1995

Abdelwahab MEDDEB Sortir de la malédiction L'Islam entre civilisation et barbarie Editions du Seuil 2008

Abdelwahab MEDDEB FACE A L'ISLAM Editions Textuel 2015

PLAN du dossier Penser sous l'état d'urgence le terrorisme

I Analyser l'évènementiel de l'acte terroriste

II Qu'est-ce que le terrorisme ? entretien avec HABERMAS

III Qu'est-ce que le terrorisme ? entretien avec DERRIDA

IV ETYMOLOGIE TERREUR

V PENSER LA GUERRE ET LE TERRORISME