humanisme et terreur

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    Maurice MERLEAU-PONTY [1908-1961]Philosophe français, professeur de philosophie

    à l’Université de Lyon puis au Collège de France

    (1947)

    Humanisme et terreur. Essai sur le problème communiste

    Un document produit en version numérique par Pierre Patenaude, bénévole,Professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac—St-Jean.

    Courriel: [email protected]

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    Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/

    Une collection développée en collaboration avec la BibliothèquePaul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi

    Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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    Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problème communiste. (1960) 2

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    Jean-Marie Tremblay, sociologueFondateur et Président-directeur général,LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

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    Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problème communiste. (1960) 3

    REMARQUE

    Ce livre est du domaine public au Canada parce qu’une  œuvre passe au do-maine public 50 ans après la mort de l’auteur(e).

    Cette œuvre n’est pas dans le domaine public dans les pays où il faut attendre70 ans après la mort de l’auteur(e).

    Respectez la loi des droits d’auteur de votre pays.

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    Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problème communiste. (1960) 4

    Cette édition électronique a été réalisée par Pierre Patenaude, bénévole, professeur de français à la retraite et écrivain,Courriel : [email protected]

    à partir  de :

    Maurice MERLEAU-PONTY

    Humanisme et terreur.

    Essai sur le problème communiste

    Paris : Les Éditions Gallimard, 13e édition, 1947, 209 pp. Collection : les es-

    sais, XXVII.

    Polices de caractères utilisée :

    Pour le texte: Times New Roman, 12 points.Pour les citations : Times New Roman, 12 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 10 points.

    Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word2008 pour Macintosh.

    Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

    Édition numérique réalisée le 27 décembre 2015 à Chicoutimi,Ville de Saguenay, Québec.

    mailto:[email protected]:[email protected]

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    Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problème communiste. (1960) 5

    Maurice MERLEAU-PONTY [1908-1961]Philosophe français, professeur de philosophie

    à l’Université de Lyon puis au Collège de France

    Humanisme et terreur.

    Essai sur le problème communi ste 

    Paris : Les Éditions Gallimard, 13e édition, 1947, 209 pp. Collection : les essais,XXVII.

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    Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problème communiste. (1960) 6

    HUMANISME ET TERREUR ESSAI SUR LE PROBLÈME COMMUNISTE

    PAR M. MERLEAU-PONTY

    LES ESSAIS XXVII

    GALLIMARD

    Treizième édition

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    Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problème communiste. (1960) 7

    DU MÊME AUTEUR 

    PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA PERCEPTION (Bibliothèque des idées).

    ÉLOGE DE LA PHILOSOPHIE.

    LES AVENTURES DE LA DIALECTIQUE.

    Chez d'autres éditeurs :

    LA STRUCTURE DU COMPORTEMENT (Presses universitaires deFrance).

    SENS ET NON-SENS (Nagel).

    http://classiques.uqac.ca/classiques/merleau_ponty_maurice/phonomenologie_de_la_perception/phonomenologie_de_la_perception.htmlhttp://classiques.uqac.ca/classiques/merleau_ponty_maurice/phonomenologie_de_la_perception/phonomenologie_de_la_perception.htmlhttp://dx.doi.org/doi:10.1522/030288130http://dx.doi.org/doi:10.1522/030288130http://dx.doi.org/doi:10.1522/030288130http://classiques.uqac.ca/classiques/merleau_ponty_maurice/sens_et_non_sens/sens_et_non_sens.htmlhttp://classiques.uqac.ca/classiques/merleau_ponty_maurice/sens_et_non_sens/sens_et_non_sens.htmlhttp://classiques.uqac.ca/classiques/merleau_ponty_maurice/sens_et_non_sens/sens_et_non_sens.htmlhttp://classiques.uqac.ca/classiques/merleau_ponty_maurice/sens_et_non_sens/sens_et_non_sens.htmlhttp://classiques.uqac.ca/classiques/merleau_ponty_maurice/sens_et_non_sens/sens_et_non_sens.htmlhttp://classiques.uqac.ca/classiques/merleau_ponty_maurice/sens_et_non_sens/sens_et_non_sens.htmlhttp://classiques.uqac.ca/classiques/merleau_ponty_maurice/sens_et_non_sens/sens_et_non_sens.htmlhttp://classiques.uqac.ca/classiques/merleau_ponty_maurice/sens_et_non_sens/sens_et_non_sens.htmlhttp://dx.doi.org/doi:10.1522/030288130http://classiques.uqac.ca/classiques/merleau_ponty_maurice/phonomenologie_de_la_perception/phonomenologie_de_la_perception.html

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    Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problème communiste. (1960) 8

    [209]

    Table des matières

     Préface [VII]

     Première Partie

    LA TERREUR. [1]

    Chapitre I. —  Les dilemmes de K œstler  [3]

    Chapitre II. —  L'ambiguïté de l'histoire selon Boukharine [27]

    Chapitre III. —  Le rationalisme de Trotsky [76]

     Deuxième Partie

    LA PERSPECTIVE HUMANISTE. [107]

    Chapitre I. —  Du Prolétaire au Commissaire [109]

    Chapitre II. —  Le Yogi et le Prolétaire [161]

    Conclusion [195]

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    Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problème communiste. (1960) 9

    [VII]

    Humanisme et terreur. Essai sur le problème communiste

    PRÉFACE

    Retour à la table des matières

    [VIII]

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    Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problème communiste. (1960) 10

    [IX]

    On discute souvent le communisme en opposant au mensonge ou àla ruse le respect de la vérité, à la violence le respect de la loi, à la

     propagande le respect des consciences, enfin au réalisme politique lesvaleurs libérales. Les communistes répondent que, sous le couvert des

     principes libéraux, la ruse, la violence, la propagande, le réalisme sans principes font, dans les démocraties, la substance de la politiqueétrangère ou coloniale et même de la politique sociale. Le respect dela loi ou de la liberté a servi à justifier la répression policière des

     grèves en Amérique ; il sert aujourd'hui même à justifier la répressionmilitaire en Indochine ou en Palestine et le développement de l'empireaméricain dans le Moyen-Orient. La civilisation morale et matériellede l'Angleterre suppose l'exploitation des colonies. La pureté des

     principes, non seulement tolère, mais encore requiert des violences. Il  y a donc une mystification libérale. Considérées dans la vie et dansl'histoire, les idées libérales forment système avec ces violences dont 

    elles sont, comme disait Marx, le  « point d'honneur spiritualiste », le« complément solennel »,   la   « raison générale de consolation et de

     justification » 1.

    [X]

     La réponse est forte. Quand il refuse de juger le libéralisme sur lesidées qu'il professe et inscrit dans les Constitutions, quand il exigequ'on les confronte avec les relations humaines que l’État libéral éta-blit effectivement, Marx ne parle pas seulement au nom d'une philo-

     sophie matérialiste toujours discutable, il donne la formule d'une

    étude concrète des sociétés qui ne peut être récusée par le spiritua-lisme. Quelle que soit la philosophie qu'on professe, et même théolo-

     gique, une société n'est pas le temple des valeurs-idoles qui figurent au fronton de ses monuments ou dans ses textes constitutionnels, elle

    1 Introduction à la  Contribution à la Critique de la Philosophie du Droit de Hegel , éd. Molitor, p. 84.

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    vaut ce que valent en elle les relations de l'homme avec l'homme. Laquestion n'est pas seulement de savoir ce que les libéraux ont en tête,mais ce que l’État libéral fait en réalité dans ses frontières et au-

    dehors. La pureté de ses principes ne l'absout pas, elle le condamne, s'il apparaît qu'elle ne passe pas dans la pratique. Pour connaître et  juger une société, il faut arriver à sa substance profonde, au lien hu-main dont elle est faite et qui dépend des rapports juridiques sansdoute, mais aussi des formes du travail, de la manière d'aimer, devivre et de mourir. Le théologien pensera que les relations humainesont une signification religieuse et qu'elles passent par Dieu : il ne

     pourra pas refuser de les prendre pour pierre de touche, et, à moinsde dégrader la religion en rêverie, il est bien obligé d'admettre queles principes et la vie intérieure sont des alibis quand ils cessent 

    d'animer l'extérieur et la vie quotidienne. Un régime nominalement libéral peut être réellement oppressif. Un régime qui assume sa vio-lence pourrait  renfermer plus d'humanité vraie. Opposer ici au mar-

     xisme un :  «  morale d'abord »,  c'est l'ignorer dans ce qu'il a dit de plus vrai et qui [XI] a fait sa fortune dans le monde, c'est continuer lamystification, c'est passer à côté du problème. Toute discussion sé-rieuse du communisme doit donc poser le problème comme lui, c'est-à-dire non pas sur le terrain des principes, mais sur celui des rela-tions humaines. Elle ne brandira pas les valeurs libérales pour en ac-

    cabler le communisme, elle recherchera s'il est en passe de résoudrele problème qu'il a bien posé et d'établir entre les hommes des rela-tions humaines. C'est dans cet esprit que nous avons repris la ques-tion de la violence communiste, que le Zéro et l'Infini de K œ stler met-tait à l'ordre du jour. Nous n'avons pas recherché si Boukharine diri-

     geait vraiment une opposition organisée, ni si l'exécution des vieuxbolcheviks était vraiment indispensable à l'ordre et à la défense na-tionale en U.R.S.S. Notre propos n'était pas de refaire les procès de1937.   Il était de comprendre Boukharine comme K œ stler cherche àcomprendre Roubachof. Car le cas de Boukharine met en plein four la

    théorie et la pratique de la violence dans le communisme, puisqu'il l'exerce sur lui-même et motive sa propre condamnation. Nous avonsdonc cherché à retrouver ce qu'il pensait vraiment sous les conven-tions de langage. L'explication de K œ stler nous a paru insuffisante.

     Roubachof est opposant parce qu'il ne supporte pas la politique nou-velle du parti et sa discipline inhumaine. Mais comme il s'agit là d'unerévolte morale et comme sa morale a toujours été d'obéir au parti, il 

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     finit par capituler sans restrictions. La « défense » de Boukharine aux Procès va beaucoup plus loin que cette alternative de la morale et dela discipline. Boukharine, d'un bout à l'autre, reste quelqu'un ; s'il 

    n'admet pas le point d'honneur personnel, [XII] il défend son honneur révolutionnaire et refuse l'imputation d'espionnage et de sabotage.Quand il capitule, ce n'est donc pas seulement par discipline. C'est qu'il reconnaît dans sa conduite politique, si justifiée qu'elle fût, uneambiguïté inévitable par où elle donne prise à la condamnation. Lerévolutionnaire opposant, dans les situations limites où toute la révo-lution est remise en question, groupe autour de lui ses ennemis et peut la mettre en danger. Être avec les Koulaks contre la collectivisation

     forcée, c'est  « imputer au prolétariat les frais de la lutte des classes ». Et c'est menacer l' œuvre de la Révolution, si le régime s'engage à fond 

    dans la collectivisation forcée parce qu'il ne dispose pour régler sesconflits que d'un temps limité. L'imminence de la guerre change lecaractère de l'opposition. Évidemment la « trahison » n'est que diver-

     gence politique. Mais les divergences en période de crise compromet-tent et trahissent l'acquis d'octobre 1917.

    Ceux qui s'indignent au seul exposé de ces idées et refusent de lesexaminer oublient que Boukharine a payé cher le droit d'être écoutéet celui de n'être pas traité comme un lâche. Pour notre part, nousessayons de le comprendre, —  quitte à chercher ensuite s'il a raison,

     —  nous reportant pour le faire à notre récente expérience. Car nousavons vécu, nous aussi, un de ces moments où l'histoire en suspens,les institutions menacées de nullité exigent de l'homme des décisions

     fondamentales, et où le risque est entier parce que le sens final desdécisions prises dépend d'une conjoncture qui n'est pas entièrement connaissable. Quand le collaborateur de  1940 se décidait d'après cequ'il croyait être l'avenir inévitable (nous le supposons désintéressé),il engageait ceux qui ne  [XIII] croyaient pas à cet avenir ou n'en vou-laient pas, et désormais, entre eux et lui, c'était une question de force.Quand on vit ce que Péguy appelait une  période   historique, quand l'homme politique se borne à administrer un régime ou un droit établi,on peut espérer une histoire sans violence. Quand on a le malheur oula chance de vivre une époque, un de ces moments où le sol tradition-nel d'une nation ou d'une société s'effondre, et où, bon gré mal gré,l'homme doit reconstruire lui-même les rapports humains, alors la

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    liberté de chacun menace de mort celle des autres et la violence repa-raît.

     Nous l'avons dit : toute discussion qui se place dans la perspective

    libérale manque le problème, puisqu'il se pose à propos d'un pays quia fait et prétend poursuivre une révolution, et que le libéralisme exclut l'hypothèse révolutionnaire. On peut préférer les périodes auxépoques, on peut penser que la violence révolutionnaire ne réussit pasà transformer les rapports humains,   —   si l'on veut comprendre le

     problème communiste, il faut commencer par replacer les procès de Moscou dans la  Stimmung  révolutionnaire de la violence sans la-quelle ils seraient inconcevables. C'est alors que commence la discus-sion. Elle ne consiste pas à rechercher si le communisme respecte lesrègles de la pensée libérale, il est trop évident qu'il ne le fait pas, mais

     si la violence qu'il exerce est révolutionnaire et capable de créer entreles hommes des rapports humains. La critique marxiste des idées libé-rales est si forte que, si le communisme était en passe de faire, par larévolution mondiale, une société sans classes d'où auraient disparu,avec l’exploitation de l'homme par l'homme, les causes de guerre et de décadence, il faudrait être communiste. Mais est-il sur ce chemin ?[XIV] La violence dans le communisme d'aujourd'hui a-t-elle le sensqu'elle avait dans celui de Lénine ? Le communisme est-il égal à sesintentions humanistes ? Voilà la vraie question.

    Ces intentions ne sont pas contestables. Marx distingue radicale-ment la vie humaine de la vie animale parce que l'homme crée lesmoyens de sa vie, sa culture, son histoire et prouve ainsi une capacitéd'initiative qui est son originalité absolue. Le marxisme ouvre sur unhorizon d'avenir où l’ « homme est pour l'homme l'être suprême ».  Si

     Marx ne prend pas cette intuition de l'homme pour règle immédiate en politique, c'est que, à enseigner la non-violence, on consolide la vio-lence établie, c'est-à-dire un système de production qui rend inévi-tables la misère et la guerre. Cependant, si l'on rentre dans le jeu de

    la violence, il y a chance qu'on y reste toujours. La tâche essentielledu marxisme sera donc de chercher une violence qui se dépasse versl'avenir humain. Marx croit l'avoir trouvée dans la violence proléta-rienne, c'est-à-dire dans le pouvoir de cette classe d'hommes qui,

     parce qu'ils sont, dans la société présente, expropriés de leur patrie,de leur travail et de leur propre vie, sont capables de se reconnaîtreles uns les autres au-delà de toutes les particularités et de fonder une

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    humanité. La ruse, le mensonge, le sang versé, la dictature sont justi- fiés s'ils rendent possible le pouvoir du prolétariat et dans cette me- sure seulement. La politique marxiste est dans sa forme dictatoriale et 

    totalitaire. Mais cette dictature est celle des hommes les plus pure-ment hommes, cette totalité est celle des travailleurs de toutes sortesqui reprennent possession de l'État et des moyens de production. Ladictature du prolétariat n'est pas la volonté de quelques   [XV] fonc-tionnaires seuls initiés, comme chez Hegel, au secret de l'histoire, elle

     suit le mouvement spontané des prolétaires de tous les pays, elle s'ap- puie sur V  « instinct » des masses. Lénine peut bien insister sur l'auto-rité du parti, qui guide le prolétariat, et sans lequel, dit-il, les prolé-taires en resteraient au syndicalisme et ne passeraient pas à l'action

     politique, il donne pourtant beaucoup à l'instinct des masses, au

    moins une fois brisé l'appareil capitaliste, et va même jusqu'à dire, audébut de la Révolution : « Il n'y a pas et ne peut exister de plan con-cret pour organiser la vie économique. Personne ne saurait le donner.Seules les masses en sont capables, grâce à leur expérience... » Leléniniste, puisqu'il poursuit une action de classe, abandonne la mo-rale universelle, mais elle va lui être rendue dans l'univers nouveaudes prolétaires de tous les pays. Tous les moyens ne sont pas bons

     pour réaliser cet univers, et par exemple, il ne peut être question deruser systématiquement avec les prolétaires et de leur cacher long-

    temps le vrai jeu : cela est par principe exclu, puisque la consciencede classe en serait diminuée et la victoire du prolétariat compromise. Le prolétariat et la conscience de classe sont le ton fondamental de la politique marxiste ; elle peut s'en écarter comme par modulation si lescirconstances l'exigent, mais une modulation trop ample ou troplongue détruirait la tonalité. Marx est hostile à la non-violence pré-tendue du libéralisme, mais la violence qu'il prescrit n'est pas quel-conque.

     Pouvons-nous en dire autant du communisme d'aujourd'hui ? Lahiérarchie sociale en U.R.S.S. s'est depuis dix ans considérablement accentuée. Le prolétariat joue un rôle insignifiant dans les Congrèsdu parti. La discussion politique se poursuit peut-être  [XVI]  à l'inté-rieur des cellules, elle ne se manifeste jamais publiquement. Les partiscommunistes nationaux luttent pour le pouvoir sans plate-forme pro-létarienne et sans éviter toujours le chauvinisme. Les divergences po-litiques, qui auparavant n'entraînaient jamais la peine de mort, sont 

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    non seulement sanctionnées comme des délits, mais encore maquilléesen crimes de droit commun. La Terreur ne veut plus s'affirmer commeTerreur révolutionnaire. Dans l'ordre de la culture, la dialectique est 

    en fait remplacée par le rationalisme scientiste de nos pères, comme si elle laissait trop de marge à l'ambiguïté et trop de champ aux di-vergences. La différence est de plus en plus grande entre ce que lescommunistes pensent et ce qu'ils écrivent, parce qu'elle est de plus en

     plus grande entre ce qu'ils veulent et ce qu'ils font. Un communistequi se déclarait chaleureusement d'accord avec nous, après avoir lule début de cet essai, écrit trois fours plus tard qu'il atteste, disons unvice solitaire de l'esprit, et que nous faisons le feu du néofascisme

     français. Si l'on essaye d'apprécier l'orientation générale du système,on soutiendrait difficilement qu'il va vers la reconnaissance de

    l'homme par l'homme, l'internationalisme, le dépérissement de l'État et le pouvoir effectif du prolétariat. Le comportement communiste n'a

     pas changé : c'est toujours la même attitude de lutte, les mêmes rusesde guerre, la même méchanceté méthodique, la même méfiance, mais,de moins en moins porté par l'esprit de classe et la fraternité révolu-tionnaire, comptant de moins en moins sur la convergence spontanéedes mouvements prolétariens et sur la vérité de sa propre perspectivehistorique, le communisme est de plus en plus tendu, il montre de plusen plus sa face d'ombre. C'est toujours [XVII]  aussi le même absolu

    dévouement, la même fidélité, et, quand l'occasion le veut, le mêmehéroïsme, mais ce don sans retour et ces vertus, qui se montraient àl'état pur pendant la guerre et ont fait alors la grandeur inoubliabledu communisme, sont moins visibles dans la paix, parce que la dé-

     fense de l'U.R.S.S. exige alors une politique rusée. Depuis le régimedes salaires en U.R.S.S. jusqu'à la double vérité d'un journaliste pari-

     sien, les faits, grands et petits, annoncent tous une tension croissanteentre les intentions et l'action, entre les arrière-pensées et la conduite.

     Le communiste a misé la conscience et les valeurs de l'homme inté-rieur sur une entreprise extérieure qui devait les lui rendre au cen-

    tuple. Il attend encore son dû. Nous nous trouvons donc dans une situation inextricable. La cri-

    tique marxiste du capitalisme reste valable et il est clair que L’antisoviétisme rassemble aujourd'hui la brutalité, l'orgueil, le ver-tige et l'angoisse qui ont trouvé déjà leur expression dans le fascisme.

     D'un autre côté, la révolution s'est immobilisée sur une position de

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    repli : elle maintient et aggrave l'appareil dictatorial tout en renon-çant à la liberté révolutionnaire du prolétariat dans ses Soviets et dans son Parti et à l'appropriation humaine de l'État. On ne peut pas

    être anticommuniste, on ne peut pas être communiste.Trotsky ne dépasse qu'en apparence ce point mort de la réflexion

     politique. Il a bien marqué le profond changement de l’U.R.S.S. Maisil l'a défini comme contre-révolution et en a tiré cette conséquencequ'il fallait recommencer le mouvement de 1917. Contre-révolution, lemot n'a un sens précis que si actuellement, en U.R.S.S., une révolutioncontinuée est   [XVIII] possible. Or, Trotsky a souvent décrit le refluxrévolutionnaire comme un phénomène inéluctable après l'échec de larévolution allemande. Parler de capitulation, c'est sous-entendre queStaline a manqué de courage en face d'une situation par elle-mêmeaussi claire que celles du combat. Or, le reflux révolutionnaire est par définition une période confuse, où les lignes maîtresses de l'histoire

     sont incertaines. En somme, Trotsky schématise. La Révolution, quand il la faisait, était moins claire que quand il en écrit l'histoire : les li-mites de la violence permise n'étaient pas si tranchées, elle ne s'est 

     pas toujours exercée contre la bourgeoisie seulement. Dans une bro-chure récente sur  la Tragédie des écrivains soviétiques,  Victor Sergerappelle honnêtement que Gorki,   «  qui maintenait une courageuseindépendance morale » et « ne se privait pas de critiquer le pouvoir 

    révolutionnaire » « finit par recevoir une amicale invitation de Lénineà s'exiler à l'étranger ». De l'amicale invitation à la déportation, il y aloin, il n'y a pas un monde, et Trotsky l'oublie souvent. De même quela Révolution ne fut pas si pure qu'il le dit, la  « contre-révolution »n'est pas si impure, et, si nous voulons la juger sans géométrie, nousdevons nous rappeler qu'elle porte avec elle, dans un pays comme la

     France, la plus grande partie des espoirs populaires. Le diagnosticn'est donc pas facile à formuler. Ni le remède à trouver. Puisque lereflux révolutionnaire a été un phénomène mondial et que, de diver-

     sion en compromis, le prolétariat mondial se sent toujours moins soli-daire, c'est une tentative sans espoir de reprendre le mouvement de1917.

     Au total nous ne pouvons ni recommencer  1917,  ni penser que lecommunisme soit ce qu'il  [XIX] voulait être, ni par conséquent espérer qu'en échange des libertés   «  formelles » de la démocratie il nousdonne la liberté concrète d'une civilisation prolétarienne sans chô-

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    mage, sans exploitation et sans guerre. Le passage marxiste de la li-berté formelle à la liberté réelle n'est pas fait et n'a, dans l’immédiat,aucune chance de se faire. Or Marx n'entendait  « supprimer » la li-

    berté, la discussion, la philosophie et en général les valeurs del'homme intérieur qu'en les  « réalisant » dans la vie de tous. Si cet accomplissement est devenu problématique, il est indispensable demaintenir les habitudes de discussion, de critique et de recherche, lesinstruments de la culture politique et sociale. Il nous faut garder laliberté, en attendant qu'une nouvelle pulsation de l'histoire nous per-mette peut-être de l'engager dans un mouvement populaire sans am-biguïté. Seulement l'usage et l'idée même de la liberté ne peuvent plusêtre à présent ce qu'ils étaient avant Marx. Nous n'avons le droit dedéfendre les valeurs de liberté et de conscience que si nous sommes

     sûrs, en le faisant, de ne pas servir les intérêts d'un impérialisme et dene pas nous associer à ses mystifications. Et comment en être sûr ? Encontinuant à expliquer, partout où elle se produit, —  en Palestine, en

     Indochine, en France même, — la mystification libérale, en critiquant la liberté-idole, celle qui, inscrite sur un drapeau ou dans une Consti-tution, sanctifie les moyens classiques de la répression policière et militaire, —  au nom de la liberté effective, celle qui passe dans la viede tous, du paysan vietnamien ou palestinien comme de l'intellectuel occidental. Nous devons rappeler qu'elle commence à être une en-

     seigne menteuse,  —  un « complément solennel » de la violence,  — dès [XX] qu'elle se fige en idée et qu'on se met à défendre la liberté plutôt que les hommes libres. On prétend alors préserver l'humain par delà les misères de la politique ; en fait, à ce moment même, on en-dosse une certaine politique. Il est essentiel à la liberté de n'exister qu'en acte, dans le mouvement toujours imparfait qui nous joint auxautres, aux choses du monde, à nos tâches, mêlée aux hasards denotre situation. Isolée, comprise comme un principe de discrimina-tion, elle n'est plus, comme la loi selon saint Paul, qu'un dieu cruel qui réclame ses hécatombes. Il y a un libéralisme agressif, qui est un

    dogme et déjà une idéologie de guerre. On le reconnaît à ceci qu'il aime l'empyrée des principes, ne mentionne jamais les chances géo-

     graphiques et historiques qui lui ont permis d'exister, et juge abstrai-tement les systèmes politiques, sans égard aux conditions donnéesdans lesquelles ils se développent. Il est violent par essence et n'hési-tera pas à s'imposer par la violence, selon la vieille théorie du  brasséculier. Il y a une manière de discuter le communisme au nom de la

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    liberté qui consiste à supprimer en pensée les problèmes de l'U.R.S.S.et qui est, comme diraient les psychanalystes, une destruction symbo-lique de l'U.R.S.S. elle-même. La vraie liberté, au contraire, prend les

    autres où ils sont, cherche à pénétrer les doctrines mêmes qui la nient et ne se permet pas de juger avant d'avoir compris  2. Il nous faut ac-complir notre [XXI] liberté de penser en liberté de comprendre. Maiscomment cette attitude peut-elle se traduire dans la politique quoti-dienne ?

     La liberté concrète dont nous parlons aurait pu être la plate-formedu communisme en France depuis la guerre. Elle est même la sienneen principe. L'accord avec les démocraties occidentales est, depuis1941,   la ligne officielle de la politique soviétique. Si cependant lescommunistes n'ont pas joué franchement le jeu démocratique en

     France, —  allant jusqu'à voter contre un gouvernement où ils étaient représentés, et même jusqu'à faire voter contre lui leurs ministres  —,

     s'ils n'ont pas voulu s'engager à fond dans une politique d'union quiest cependant la leur, c'est d'abord qu'ils voulaient garder leur pres-tige de parti révolutionnaire, —  c'est ensuite que, sous le couvert del'accord avec les alliés d'hier, ils pressentaient le conflit et voulaient,avant de l'affronter, conquérir dans l’État des positions solides  —,c'est enfin qu'ils ont conservé, sinon la politique prolétarienne, dumoins le style bolchevik et à la lettre ne savent pas ce que c'est que

    l'union. Il est difficile d'apprécier le poids relatif de ces trois motifs. Le premier n'a probablement pas été décisif, puisque les communistesn'ont jamais été sérieusement inquiétés sur leur gauche. Le second adû compter beaucoup dans leurs calculs, mais on peut se demander 

     s'ils ont été justes. Il est hors de doute que leur attitude a facilité lamanœuvre symétrique des autres partis qui, plus enclins au libéra-lisme et moins [XXII] bien armés pour la lutte à mort, professaient le

    2 C'est cette méthode que nous avons suivie dans le présent essai. Comme onverra, nous n'avons pas invoqué contre la violence communiste d'autres principes que les siens. Les mêmes raisons qui nous font comprendre qu'ontue des hommes pour la défense d'une révolution (ou en tue bien pour la dé-fense d'une nation) nous empêchent d'admettre qu'on n'ose les tuer que sousle masque de l'espion. Les mêmes raisons qui nous font comprendre que lescommunistes tiennent pour traître à la révolution un homme qui les quitte,nous interdisent d'admettre qu'ils le déguisent en policier. Quand elle ma-quille ses opposants, la révolution désavoue sa propre audace et son propreespoir.

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    respect de la  « loyauté parlementaire » et reprochaient aux commu-nistes de s'y dérober. Certes, à défaut de cet argument,l’antisoviétisme en aurait trouvé d'autres pour demander l'élimination

    des communistes. Il aurait eu quelque peine à l'obtenir si les commu-nistes avaient franchement admis le pluralisme, s'ils s'étaient engagésdans la pratique el la défense de la démocratie et avaient pu se pré-

     senter comme ses défenseurs désignés. Peut-être finalement auraient-ils trouvé des garanties plus solides contre une coalition occidentaledans l'exercice vrai de la démocratie que dans leurs tentatives denoyautage du pouvoir. D'autant que ces tentatives devaient en mêmetemps rester prudentes et qu'ils ne voulaient pas davantage s'engager à fond dans une politique de combat. Soutien oppositionnel sans rup-ture, opposition gouvernementale sans démission, aujourd'hui même

     grèves particulières sans grève générale 3 , nous ne voyons pas là,comme on le fait souvent, un plan si bien concerté, mais plutôt uneoscillation entre deux politiques que les communistes pratiquent si-multanément sans pouvoir en mener aucune jusqu'à ses consé-quences 4. Dans cette hésitation, il faut faire sa part à l'habitude bol-chevik de la violence qui rend les communistes comme   [XXIII] inca-

     pables d'une politique d'union. Ils ne conçoivent l'union qu'avec des faibles qu'ils puissent dominer, comme ils ne consentent au dialoguequ'avec des muets. Dans l'ordre de la culture par exemple, ils mettent 

    les écrivains non communistes dans l'alternative d'être des adver- saires ou, comme on dit, des   « innocents utiles ».  Les intellectuelsqu'ils préfèrent sont ceux qui n'écrivent jamais un mot de politique oude philosophie et se laissent afficher au sommaire des journaux com-munistes. Quant aux autres, s'ils accueillent quelquefois leurs écrits,c'est en les accompagnant, non seulement de réserves, ce qui est natu-rel, mais encore d’appréciations morales désobligeantes, comme pour les initier d'un seul coup au rôle qu'on leur réserve : celui de martyrs

     sans la foi. Les intellectuels communistes sont tellement déshabituésdu dialogue qu'ils refusent de collaborer à tout travail collectif dont 

    3  Nous ne disons pas que les communistes fomentent, les grèves : il suffit, pour qu'elles aient lieu, qu'ils ne s'y opposent pas.

    4 L'équivoque était visible en Septembre 1946, aux  Rencontres Internatio-nales de Genève, dans la conférence de G. Lukacs, qui commençait par lacritique classique de la démocratie formelle, — et invitait enfin les intellec-tuels d'Occident à restaurer les mêmes idées démocratiques dont il venait demontrer qu'elles sont mortes.

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    ils n'aient pas, ouvertement ou non, la direction. Cette timidité, cette sous-estimation de la recherche est liée au changement profond ducommunisme contemporain qui a cessé d'être une interprétation con-

     fiante de l'histoire spontanée pour se replier sur la défense del’U.R.S.S. Ainsi, lors même qu'ils renoncent à livrer vraiment la ba-taille des classes, les communistes ne cessent pas de concevoir la poli-tique comme une guerre, ce qui compromet leur action sur le planlibéral. Voulant gagner à la fois sur le tableau prolétarien et sur letableau libéral, il est possible enfin qu'ils perdent sur l'un et l'autre. Àeux de savoir s'il leur est indispensable de transformer en adversairestout ce qui n'est pas communiste. Pour passer à une vraie politiqued'union, il leur reste à comprendre ce petit fait : que tout le monden'est pas communiste, et que, s'il y a beaucoup de mauvaises  [XXIV]

    raisons de ne l'être pas, il en est quelques-unes qui ne sont pas désho-norantes.

     Peut-on attendre des communistes et de la gauche non communistequ'ils se convertissent à l'union ? Cela paraît naïf. Sans doute le fe-ront-ils cependant, par la force des choses. Les communistes ne vou-dront pas pousser jusqu'au bout une opposition qui, rendant impos-

     sible le gouvernement, rendrait service au gaullisme. Les socialistesne pourront gouverner longtemps au milieu des grèves. Ils constatent en ce moment qu'un gouvernement sans les communistes est bien loin

    de résoudre tous les problèmes,  —  ou plus exactement qu'il n'y a pasde gouvernement sans les communistes, puisque, s'ils ne sont pas pré-

     sents au dedans sous les espèces d'une opposition ministérielle, on lesretrouve au dehors sous celle d'une opposition prolétarienne. La for-mation gouvernementale d'aujourd'hui ne se comprend que dans la

     perspective d'une guerre prochaine, et, à moins que la guerre ne sur-vienne, les adversaires d'aujourd'hui devront à nouveau collaborer. Il 

     faudrait que ce fût pour de bon. À cet égard, il faut déplorer ce qu'il ya de suspect dans l'expérience présente. On aurait compris qu'un di-manche Léon Blum prît solennellement la parole pour formuler lesconditions d'un gouvernement d'union, exiger des communistes qu'ils

     y prennent leurs pleines responsabilités et leur mettre le marché enmain. Mais, en remplaçant furtivement les ministres communistes, les

     socialistes à leur tour sont passés de l'action politique à la manœuvre. En recourant pour résoudre les problèmes pendants aux expédients del'orthodoxie financière, ou en reprenant, dans le problème Indochi-

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    nois, les positions colonialistes, ils laissent à leurs rivaux,  [XXV] dont la politique propre n'est guère moins timide, l'avantage facile de se

     présenter comme le seul parti  « progressiste ».  Au lieu d'obliger les

    communistes à faire vraiment la politique d'union des gauches qui est la leur, au lieu de poser clairement le problème politique, les socia-listes ont donc contribué à l'obscurcir. Dira-t-on que l'aide améri-caine était à ce prix ? Mais, là encore, le franc-parler pouvait êtreune force. Il fallait poser la question publiquement, faire peser dansles négociations avec l'Amérique le poids d'une opinion publique in-

     formée. Au lieu de quoi, nous ne savons même pas, trois jours après ledépart de Molotow, sur quel point précisément la rupture s'est faite et 

     si le projet Marshall institue en Europe un contrôle américain. Là-dessus l' Humanité est aussi vague que l'Aube. La politique d'aujour-

    d'hui est vraiment le domaine des questions mal posées, ou posées detelle manière qu'on ne peut être avec aucune des deux forces en pré-

     sence. On nous somme de choisir entre elles. Notre devoir est de n'enrien faire, de demander ici et là les éclaircissements qu'on nous re-

     fuse, d'expliquer les manœuvres, de dissiper les mythes. Nous savonscomme tout le monde que notre sort dépend de la politique mondiale.

     Nous ne sommes pas au plafond ni au-dessus de la mêlée. Mais nous sommes en France et nous ne pouvons confondre notre avenir aveccelui de l'U.R.S.S. ni avec celui de l'empire américain. Les critiques

    que l'on vient d'adresser au communisme n'impliquent en elles-mêmesaucune adhésion à la politique  « occidentale » telle qu'elle se déve-loppe depuis deux mois. Il faudra rechercher si l’U.R.S.S. s'est déro-bée à un plan pour elle acceptable, si au contraire elle a eu à se dé-

     fendre contre  [XXVI] une agression diplomatique ou si enfin le plan Marshall n'est pas à la fois projet de paix et ruse de guerre, et com-ment, dans cette hypothèse, on peut encore concevoir une politique de

     paix. La démocratie et la liberté effectives exigent d'abord que l'on soumette au jugement de l'opinion les manœuvres et les contre-manœuvres des chancelleries. À l'intérieur comme à l'extérieur, elles

     postulent que la guerre n'est pas inévitable, parce qu'il n'y a ni liberténi démocratie dans la guerre.

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    ** *

    Telles sont (tantôt abrégées, tantôt précisées) les réflexions sur le

     problème de la violence qui, publiées cet hiver  5 , ont valu à leur au-teur des reproches eux-mêmes violents. On ne se permettrait pas dementionner ici ces critiques si elles ne nous apprenaient quelquechose sur l'état du problème communiste. Alors qu'à peine un tiers denotre élude avait paru, et que la suite en était annoncée, des hommesqui n'ont pas l'habitude de polémiquer, ou l'ont perdue, se sont jetés àleur écritoire et, sur le ton de la réprobation morale, ont composé desréfutations où nous ne trouvons pas une trace de lucidité : tantôt ilsnous font dire le contraire de ce que nous avancions, tantôt ils igno-rent le problème que nous tentons de poser.

    On nous fait dire que le Parti ne peut pas se tromper. Nous avonsécrit que cette idée n'est pas marxiste  6. On nous fait dire que la con-duite de la révolution doit  [XXVII] être remise à une « élite d'initiés »,on nous reproche de courber les hommes sous la loi d'une « praxistranscendante » et d'effacer la volonté humaine ses initiatives et sesrisques. Nous avons dit que c'était là du Hegel, non du Marx  7.  Onnous accuse à « adorer » l'Histoire. Nous avons précisément reprochéau communisme selon K œ stler cette « adoration d'un dieunu 8 ». N ous montrons que le dilemme de la conscience et de la poli-tique, —  se rallier ou se renier être fidèle ou être lucide,  —  impose unde ces choix déchirants que Marx n'avait pas prévus et traduit doncune crise de la dialectique marxiste  9. On nous fait dire qu'il est unexemple de dialectique marxiste. On nous oppose la mansuétude de

     Lénine envers ses adversaires politiques. Nous disons justement que leterrorisme des procès est sans exemple dans la période léniniste  10.

     Nous montrons comment un communiste conscient, soit Boukharine, passe de la violence révolutionnaire au communisme d'aujourd'hui,

    5 Le présent texte comprend un chapitre III et d'autres fragments inédits.6  Les Temps Modernes, XIII, p. 10. Ici même pp. 17-18.7   Les Temps Modernes, XVI, p. 688. Ici même p. 162.8  Les Temps Modernes, XIII, p. 11. Ici même p. 18.9  Les Temps Modernes, XVI, p. 686. Ici même p. 157.10  Les Temps Modernes, XVI, p. 682. Ici même, p. 151.

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     —  quitte à faire voir ensuite que le communisme se dénature en che-min. On s'en tient au premier point. On refuse de lire la suite  11.

     Il est vrai, notre étude est longue et l'indignation ne souffre pas

    d'attendre. Mais ces personnes sensibles, non contentes de nous cou- per la parole, falsifient ce que nous avons très clairement dit dès ledébut. Nous avons dit que, vénale ou désintéressée, l'action du colla-borateur, —  soit Pétain, Laval ou Pucheu,  — [XXVIII] aboutissait à la

     Milice, à la répression du maquis, à l'exécution de Politzer, et quelleen est responsable. On nous fait dire qu'il est légitime de punir ceuxqui n'ont rien fait. Nous disons qu'une révolution ne définit pas le délit 

     selon le droit établi, mais selon celui de la société qu'elle veut créer.On nous fait dire qu'elle ne juge pas les actes accomplis, mais lesactes possibles.

     Nous montrons que l'homme public, puisqu'il se mêle de gouverner les autres, ne peut se plaindre d'être jugé sur ses actes dont les autres

     portent la peine, ni sur l'image souvent inexacte qu'ils donnent de lui.Comme Diderot le disait du comédien en scène, nous avançons quetout homme qui accepte de   jouer un rôle   porte autour de soi un« grand fantôme » dans lequel il est désormais caché, et qu'il est res-

     ponsable de son personnage même s'il n'y reconnaît pas ce qu'il vou-lait être. Le politique n'est jamais aux yeux d'autrui ce qu'il est à ses

     propres yeux, non seulement parce que les autres le jugent témérai-rement, mais encore parce qu'ils ne sont pas lui, et que ce qui est enlui erreur ou négligence peut être pour eux mal absolu, servitude oumort. Acceptant, avec un rôle politique, une chance de gloire, il ac-cepte aussi un risque d'infamie, l'une et l'autre  « imméritées ». L'ac-tion politique est de soi impure parce qu'elle est action de l'un sur l'autre et parce qu'elle est action à plusieurs. Un opposant pense utili-

     ser les koulaks ; un chef pense utiliser pour sauver son  œuvre l'ambi-tion de ceux qui l’entourent. Si les forces qu'ils libèrent les emportent,les voilà, devant l'histoire, l'homme des koulaks et l'homme d'une

    clique. Aucun politique ne peut se flatter d'être innocent. Gouverner,comme on dit, c'est prévoir, et le politique ne [XXIX] peut s'excuser sur l'imprévu. Or, il y a de l'imprévisible. Voilà la tragédie.

    11 On cache même au lecteur qu'il y ait une suite. Quand elle paraît, la  Revuede Paris écrit malhonnêtement que nous publions « une nouvelle étude ».

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    On parle là-dessus d'une  « apologie des procès de Moscou ». Si, pourtant, nous disons qu'il n'y a pas d'innocents en politique, cela s'applique encore mieux aux juges qu'aux condamnés. Nous n'avons

     jamais dit pour notre compte qu'il fallût condamner Boukharine nique Stalingrad justifiât les procès  12. À supposer même que sans lamort de Boukharine Stalingrad fût impossible, personne ne pouvait 

     prévoir en 1937  la suite de conséquences qui, dans cette hypothèse,devaient conduire de l'une à l'autre, pour la simple raison qu'il n'y a

     pas de science de l'avenir. La victoire ne peut justifier les Procès àleur date, ni, par conséquent jamais, puisqu'il n'était pas sûr qu'ils

     fussent indispensables à la victoire. Si la répression passe outre à cesincertitudes, c'est par la passion et aucune passion n'est assurée d'être

     pure : il y a l'attachement à l’entreprise soviétique, mais aussi le sa-

    disme policier, l'envie, la servilité envers le pouvoir, la joie misérabled'être fort. La répression convoque toutes ces forces comme l'opposi-tion mêle l'honorable et le sordide. Pourquoi faudrait-il masquer cequ'il put y avoir de patriotisme soviétique dans la répression quand on montre ce qu'il y eut d'honneur dans l'opposition ?

    C'est encore trop, nous répond-on. Cette justice passionnelle n'est que crime. Il n'y a qu'une justice, pour les temps calmes et pour lesautres.  —  En  1917, [XXX] Pétain n'a pas demandé aux mutins qu'il 

     faisait fusiller quels étaient les « motifs » de leur « opposition ». Les

    libéraux n'ont pourtant pas crié à la barbarie. Les troupes défilent devant le corps des fusillés. La musique joue. Nous n'avons certes pasl'intention de nous mêler à semblable cérémonial, mais nous nevoyons pas pourquoi, grandiose quand il s'agit de défendre la patrie,il deviendrait honteux quand il s'agit de défendre la révolution. Aprèstant de « Mourir pour la Patrie »,  on peut bien écouter un  « Mourir 

     pour la Révolution ». La seule question qu'il reste à poser après cela,c'est si Boukharine est vraiment mort pour une révolution et pour unenouvelle humanité. Cette question, nous l'avons traitée. Telle est notre« apologie ».  Les critiques reprennent alors : vous justifiez   « n'im-

     porte quelle tyrannie », vous enseignez que « les pouvoirs ont toujoursraison », vous donnez « d'ores et déjà bonne conscience à d'éventuels

    12 Pour confirmer notre Interprétation de Boukharine, nous avons cité une phrase récente de Staline qui rend à peu près justice aux condamnés. Celaclôt la discussion, disions-nous. Il ne s'agit, bien entendu, que de la discus-sion sur les « charges » d'espionnage et de sabotage.

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    Grands Inquisiteurs »... Qu'ils apprennent à lire. Nous avons dit quetoute légalité commence par être un pouvoir de fait. Cela ne veut pasdire que tout pouvoir de fait soit légitime. Nous avons dit qu'une poli-

    tique ne peut se justifier par ses bonnes intentions. Elle se justifieraencore moins par des intentions barbares. Nous n'avons jamais dit que toute politique qui réussit fût bonne. Nous avons dit qu'une poli-tique, pour être bonne, doit réussir. Nous n'avons jamais dit que le

     succès sanctifiât tout, nous avons dit que l'échec est faute ou qu'en politique on n'a pas le droit de se tromper, et que le succès seul rend définitivement raisonnable ce qui était d'abord audace et foi. La ma-lédiction de la politique tient justement en ceci qu'elle doit traduiredes valeurs dans l'ordre des faits. Sur le   [XXXI]  terrain de l'action,toute volonté vaut comme prévision et réciproquement tout pronostic

    est complicité. Une politique ne doit donc pas seulement être fondéeen droit, elle doit comprendre ce qui est. On l'a toujours dit, la poli-tique est l’art du possible. Cela ne supprime pas notre initiative :

     puisque nous ne savons pas l'avenir, il ne nous reste, après avoir tout bien pesé, qu'à pousser dans notre sens. Mais cela nous rappelle au

     sérieux de la politique, cela nous oblige, au lieu d'affirmer simplement nos volontés, à chercher difficilement dans les choses la figurequ'elles doivent y prendre.

    Vous justifiez, poursuit un autre, un Hitler victorieux. Nous ne jus-

    tifions rien ni personne. Puisque nous admettons un élément de ha- sard dans la politique la mieux méditée, et donc un élément d'impos-ture dans chaque  « grand homme »,  nous sommes bien loin de n’enacquitter aucun. Nous dirions plutôt qu'ils sont tous injustifiables.Quant à Hitler, s'il avait vaincu, il serait resté le misérable qu'il était et la résistance au nazisme n'aurait pas été moins valable. Nous di-

     sons seulement que, pour être une politique, elle aurait eu à se donner de nouveaux mots d'ordre, à se trouver des justifications actuelles, à

     s'insinuer dans les forces existantes, faute de quoi, après cinquanteans de nazisme, elle n'eût plus été qu'un souvenir. Une légitimité quine trouve pas le moyen de se faire valoir périt avec le temps, non quecelle qui prend sa place devienne alors sainte et vénérable, mais

     parce qu'elle constitue désormais le fond de croyances incontestées par la plupart que seul le héros ose contester. Nous n'avons donc ja-mais incliné le valable devant le réel, nous avons refusé de le mettredans l'irréel.

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    [XXXII]

     Nous disons :  « il n'y a pas de vainqueur désigné, choisissez dansle risque ». Les critiques comprennent : « courons au-devant du vain-

    queur ». Nous disons : « la raison du pouvoir est toujours partisane ». Ils comprennent : « les pouvoirs ont toujours raison ». Nous disons :« toute loi est violence ».  Ils comprennent :  « toute violence est légi-time ». Nous disons : « le fait n'est jamais une excuse ; c'est votre as-

     sentiment qui le rend irrévocable ».  Ils comprennent :   « adorons le fait ». Nous disons : « l'histoire est cruelle ». Ils comprennent : « l'his-toire est adorable ». Ils nous font dire que le Grand Inquisiteur est absous au moment où nous lui refusons la seule justification qu'il to-lère : celle d'une science surhumaine de l'avenir.  La contingence del'avenir, qui explique les violences du pouvoir, leur ôte du même couptoute légitimité ou légitime également la violence des opposants.  Ledroit de l'opposition est exactement égal à celui du pouvoir.

    Si nos critiques ne voient pas ces évidences, et s'ils croient trouver dans notre essai des arguments contre la liberté, c'est que, pour eux,on parle déjà contre elle quand on dit qu'elle comporte un risque d'il-lusion et d'échec. Nous montrons qu'une action peut produire autrechose que ce qu'elle visait, et que pourtant l'homme politique en as-

     sume les conséquences. Nos critiques ne veulent pas d'une condition si dure. Il leur faut des coupables tout noirs, des innocents tout blancs. Ils n'entendent pas qu'il y ait des pièges de la sincérité, au-cune ambiguïté dans la vie politique. L'un d'eux, pour nous résumer,écrit avec une visible indignation :  « le fait de tuer : tantôt bon, tantôt mauvais   (....). Le critérium de l'action n'est pas dans l'action elle-même ».  Cette indignation prouve   [XXXIII] de bons sentiments, mais

     peu de lecture. Car enfin, Pascal disait amèrement il y a trois siècles :il devient honorable de tuer un homme s'il habite de l'autre côté de larivière, et concluait : c'est ainsi, ces absurdités font la vie des socié-tés. Nous n'allons pas si loin. Nous disons : on pourrait en passer par 

    lu, si c'était pour créer une société sans violence. Un autre critiquecroit comprendre que K œ stler, dans  le Zéro et l'Infini « prend parti pour l'innocent contre le juge injuste ou abusé ». C'est avouer tout net qu'on n'a pas lu le livre. Plût au ciel qu'il ne s'agît ici que d'une  erreur 

     judiciaire. Nous resterions dans l'univers heureux du libéralisme oùl'on sait ce que l'on fait et où, du moins, on a toujours sa conscience

     pour soi. La grandeur du livre de K œ stler est précisément de nous

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    Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problème communiste. (1960) 27

     faire entrevoir que Roubachof ne sait pas comment il doit apprécier  sa propre conduite, et, selon les moments, s'approuve ou se con-damne. Ses juges ne sont pas des hommes passionnés ou des hommes

    mal informés. C'est bien plus grave : ils le savent honnête et ils lecondamnent par devoir politique et parce qu'ils croient à l'avenir so-cialiste de l'U.R.S.S. Lui-même se sait honnête (autant qu'on peut l'être) et s'accuse parce qu'il y a longtemps cru. Nos critiques ne veu-lent pas de ces déchirements ni de ces doutes. Ils répètent bravement :un innocent est un innocent, un meurtre est un meurtre. Montaignedisait : « le bien public requiert qu'on trahisse et qu'on mente et qu'onmassacre (....) ». Il décrivait l'homme public dans l’alternative de nerien faire ou d'être criminel : « quel remède ? Nul remède, s'il fut vé-ritablement gêné entre les deux extrêmes, il le fallait faire ; mais s'il le

     fut sans regret, s'il ne lui pesa pas de le faire, c'est signe que sa cons-cience est en   [XXXIV]   mauvais termes ».   Il faisait donc déjà del'homme politique une conscience malheureuse. Nos critiques ne veu-lent rien savoir de tout cela : il leur faut une liberté qui ait bonneconscience, un franc-parler sans conséquences.

     Il y a ici une véritable régression de la pensée politique, au sens oùles médecins parlent d'une régression vers l'enfance. On veut oublier un problème que l'Europe soupçonne depuis les Grecs : la conditionhumaine ne serait-elle pas de telle sorte qu'il n'y ait pas de bonne so-

    lution ? Toute action ne nous engage-t-elle pas dans un jeu que nousne pouvons entièrement contrôler ? N'y a-t-il pas comme un maléficede la vie à plusieurs ? Au moins dans les périodes de crise, chaqueliberté n’empiète-t-elle pas sur les autres ? Astreints à choisir entre lerespect des consciences et l'action, qui s'excluent et cependant s'ap-

     pellent si ce respect doit être efficace et cette action humaine, notrechoix n'est-il pas toujours bon et toujours mauvais ? La vie politique,en même temps qu'elle rend possible une civilisation à laquelle il n'est 

     pas question de renoncer, ne comporte-t-elle pas un mal fondamental,qui n'empêche pas de distinguer entre les systèmes politiques et de

     préférer celui-ci à celui-là, mais qui interdit de concentrer la répro-bation sur un seul et  « relativise » le jugement politique ?

    Ces questions ne paraissent neuves qu'à ceux qui n'ont rien lu ouont tout oublié. Le procès et la mort de Socrate ne seraient pas restésun sujet de réflexion et de commentaires s'ils n'étaient qu'un épisodede la lutte des méchants contre les bons, si l'on n'y voyait paraître un

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    innocent qui accepte sa condamnation, un juste qui tient pour la cons-cience et qui cependant refuse de donner tort à l'extérieur et obéit [XXXV]   aux magistrats de la cité, voulant dire qu'il appartient à

    l'homme de juger la loi  au risque d'être jugé par elle.  C'est le cauche-mar d'une responsabilité involontaire et d'une culpabilité par positionqui soutenait déjà le mythe d' Œ dipe :  Œ dipe n'a pas voulu épouser samère ni tuer son père, mais il l'a fait et le fait vaut comme crime.Toute la tragédie grecque sous-entend cette idée d'un hasard fonda-mental qui nous fait tous coupables et tous innocents parce que nousne savons pas ce que nous faisons. Hegel a admirablement exprimél'impartialité du héros qui voit bien que ses adversaires ne sont pasnécessairement des  « méchants », qu'en un sens tout le monde a rai-

     son et qui accomplit sa tâche sans espérer d'être approuvé de tous ni

    entièrement de lui-même  13. Le mythe de l'apprenti sorcier est encoreune de ces images obsédantes où l'Occident exprime de temps à autre

     sa terreur d'être dépassé par la nature et par l'histoire. Les critiqueschrétiens qui aujourd'hui désavouent allègrement l’Inquisition parcequ'ils sont menacés d'une Inquisition communiste,   —   oubliant queleur religion n'en a pas condamné le principe et a encore su, pendant la guerre, profiter ici et là du bras séculier  —, comment peuvent-ilsignorer qu'elle est  [XXXVI] centrée sur le supplice d’un innocent, quele bourreau « ne sait pas ce qu'il fait », que donc il a raison à sa ma-

    nière, et que le conflit est ainsi mis solennellement au cœ

    ur de l'his-toire humaine ?

     La conscience de ce conflit est à son plus haut point dans la socio-logie de Max Weber. Entre une  « morale de la responsabilité » qui

     juge, non pas selon l'intention, mais selon les conséquences des actes,et une  « morale de la foi » ou de la  « conscience »,  qui met le biendans le respect inconditionnel des valeurs, quelles qu'en soient les

    13 Entre ce héros et l'Innocent dont on nous offre aujourd'hui l'édifiante image,la différence est à peu près celle des soldats vrais et des soldats selon  l'Échode Paris.  Quand nos aînés de la guerre de 1914 revenaient en permission,leur famille bien-pensante les accueillait avec le vocabulaire de Barrés. Jeme rappelle ces silences, cette gêne dans l'air et ma surprise d'enfant, quandle soldat couvert de gloire et de palmes détournait le visage et refusaitl'éloge. Comme dit à peu près Alain, c'est que la haine était à l'arrière, avecla peur, le courage à l'avant, avec le pardon. Ils savaient qu'il n'y a pas lesgens de bien et les autres, et que, dans la guerre, les idées les plus hono-rables se font valoir par des moyens qui ne le sont pas.

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    conséquences, Max Weber refuse de choisir. Il refuse de sacrifier lamorale de la foi, il n'est pas Machiavel. Mais, il refuse aussi de sacri-

     fier le résultat, sans lequel l'action perd son sens. Il y a   « poly-

    théisme » et  « combat des dieux » 14

    . Weber critique bien le réalisme politique, qui souvent choisit trop tôt pour s'épargner des efforts, maisil critique aussi la morale de la foi et le  Hier stehe ich, ich kann nichtanders 15 par lequel il résout le dilemme quand il se présente inéluc-tablement est une formule héroïque qui ne garantit à l'homme ni l'effi-cacité de son action, ni même l'approbation des autres et de soi-même. « La morale, aux yeux de Weber, c'est l'impératif catégoriquede Kant ou le  Sermon sur la Montagne.  Or traiter son semblable en

     fin et non en moyen est un commandement rigoureusement inappli-cable dans toute politique concrète (même si l'on se donne pour but 

     suprême la réalisation d'une société où cette loi deviendra réalité). Par définition, le politique combine des moyens, calcule les consé-quences. Or, les conséquences sont les réactions humaines qu'il traiteainsi en phénomènes naturels ; les moyens, ce sont  [XXXVII] encore,au moins partiellement, les actions humaines ravalées au rang d'ins-truments. Quant à la morale du Christ :  « tendre l'autre joue », c'est manque de dignité, si ce n'est sainteté, et la sainteté n'a pas de placedans la vie des collectivités. La politique est par essence immorale.

     Elle comporte   « un pacte avec les puissances infernales » parce

    qu'elle est lutte pour la puissance et que la puissance mène à la vio-lence dont l'État détient le monopole de l'usage légitime  (....).  Il y a plus que rivalité des dieux, il y a lutte inexpiable (....) 16. » C'est ainsique Raymond Aron exprimait en 1938 une pensée qu'il ne faisait pas

     sienne, mais qu'il jugeait du moins des plus profondes, sans qu'onl'accusât de se faire serviteur du pouvoir nazi ou du pouvoir commu-niste, ce qui, comme on sait, n'aurait pas été sans saveur. Heureuxtemps. On savait encore lire. On pouvait encore réfléchir à hautevoix. Tout cela semble bien fini. La guerre a tellement usé les cœurs,elle a demandé tant de patience, tant de courage, elle a tant prodigué

    les horreurs glorieuses et inglorieuses que les hommes n'ont plusmême assez d'énergie pour regarder la violence en face, pour la voir 

    14 R. Aron, Sociologie allemande contemporaine, p. 122.15  Ibidem.16 R. Aron, Essai sur la Théorie de l'Histoire dans l'Allemagne contemporaine,

     pp. 266-267.

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    là où elle demeure. Ils ont tant souhaité de quitter enfin la présence dela mort et de revenir à la paix qu'ils ne peuvent tolérer de n'y être pasencore et qu'une vue un peu franche de l'histoire passe auprès d'eux

     pour une apologie de la violence. Ils ne peuvent supporter l'idée d'yêtre encore exposés, d'avoir encore à payer d'audace pour exercer laliberté. Alors que tout dans la politique comme dans la connaissancemontre que le règne d'une raison universelle est problématique, quela raison comme la liberté est  [XXXVIII] à faire dans un monde qui n'yest pas prédestiné, ils préfèrent oublier l'expérience, laisser là la cul-ture, et formuler solennellement comme des vérités vénérables les

     pauvretés qui conviennent à leur fatigue. Un innocent est un innocent,un coupable est un coupable, le meurtre est un meurtre,  —  telles sont les conclusions de trente siècles de philosophie, de méditation, de

    théologie et de casuistique. Il serait trop pénible d'avoir à admettreque d'une certaine façon les communistes ont raison et leurs, adver-

     saires aussi. Le  « polythéisme » est trop dur. Ils choisissent donc ledieu de l'Est ou le dieu de l'Ouest. Et, —  c'est toujours ainsi  —,  jus-tement parce qu'ils ont pour la paix un amour de faiblesse, les voilàtout prêts pour la propagande et pour la guerre. En fin de compte, lavérité qu'ils fuient, c'est que l'homme n'a pas de droits sur le monde,qu'il n'est pas, pour parler comme Sartre,  « homme de droit divin »,qu'il est jeté dans une aventure dont l'issue heureuse n'est pas garan-

    tie, que l'accord des esprits et des volontés n'est pas assuré en prin-cipe.

     Encore ceci n'est-il vrai que des meilleurs. Si c'était le lieu d'entrer dans les détails, on aimerait décrire les autres. Qu'importent lesnoms, notre propos est tout sociologique. Un critique trouve, pour défendre l’innocence, des accents qui touchent, quand soudain le lec-teur attentif remarque que son plaidoyer ne dit pas un mot des inno-cents dont K œ stler s'occupe et dont parle notre propre étude : les op-

     posants condamnés à Moscou. « J'estime, dit-il  (....),  déplorable queces discussions s'engrènent sur l'exemple et sur la question russes :nous les connaissons mal. » Voilà un innocent bien rusé. Il refuse vi-vement son aide aux Boukharine, oui pourraient en avoir besoin, il la[XXXIX] réserve à Jeanne d'Arc et au duc d'Enghien, qui ne sont plusque cendre. Ce paladin est bien prudent. Il nous met, ou peu s'en faut,au nombre des « flatteurs du pouvoir ». Nous demandons si l'on plaît davantage aux communistes en parlant des procès de Moscou, comme

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    nous avons fait, ou en évitant d'en parler, comme il fait. De toute évi-dence, c'est l'épuration française qui l'intéresse d'abord, et   « ledouble scandale des répressions abusives et des immunités inconce-

    vables ». Bien entendu, nous n'avons jamais dit un mot en faveur desrépressions abusives. Nous avons dit qu'un collaborateur désintéressén'en est pas moins condamnable, et que l'homme politique, dans descirconstances extrêmes, risque sa tête même s'il n'est ni cupide, ni vé-nal. Voilà l'idée qu'on ne veut ni voir ni discuter. On ne veut pas quela politique soit quelque chose de grave ou seulement de sérieux. Cequ'on défend, c'est enfin l'irresponsabilité de l'homme politique. Et non sans raison. Cet écrivain qui, au temps de l’avant-guerre et mêmeun peu plus tard, voyait plus de ministres en une semaine que nousn'en verrons dans notre vie, ne saurait tolérer le sérieux en politique,

    et encore moins le tragique. Quand nous disons que la décision poli-tique comporte un risque d'erreur et que l'événement seul montrera sinous avons eu raison, il interprète comme il peut : « avoir raison si-

     gnifie être au pouvoir, être du côté du manche ». Cela est signé. Pour trouver des mots pareils, il faut les porter en soi. Un homme frivole,qui a besoin d'un monde frivole, où rien ne soit irréparable, parle

     pour la justice éternelle. C'est le roué qui défend la « morale raide ».C'est Péguy qui défend la morale souple. Il n'y a pas d'éducateurs

     plus rigides que les parents   [XL] dévergondés. Dans la mesure même

    où un homme est moins sûr de soi, où il manque de gravité et, qu'onnous passe le mot, de moralité vraie, il réserve au fond de lui-mêmeun sanctuaire de principes qui lui donnent, pour reprendre le mot de

     Marx, un  « point d'honneur spiritualiste »,  une  « raison générale deconsolation et de justification ». Le même critique se donne beaucoupde mal pour retrouver cette précaution jusque chez Saint-Just, et il met au crédit du Tribunal Révolutionnaire des  « débats parodiques »,« hommage que  (....)   le vice, par son hypocrisie, rend à la vertu ».C'est bien ainsi que raisonnaient nos pères, libertins dans la pratique,intraitables sur les principes. C'est une vie en partie double qu'ils

    nous offraient sous le nom de morale et de culture. Ils ne voulaient  pas se trouver seuls et nus devant un monde énigmatique. Que la paix soit sur eux. Ils ont fait ce qu'ils ont pu. Disons même que cette ca-naillerie n'était pas sans douceur, puisqu'elle masquait ce qu'il y ad'inquiétant dans notre condition. Mais, quand on prend, pour la prê-cher, le porte-voix de la morale, et quand, au nom de certitudes frau-duleuses, on met en question l'honnêteté de ceux qui veulent savoir ce

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    qu'ils font, nous répondons doucement mais fermement : retournez àvos affaires. Enfin, on demandera peut-être pourquoi nous nous don-nons tant de mal : si finalement nous pensons qu'on ne peut pas être

    communiste ni sacrifier la liberté à la société soviétique, pourquoitant de détours avant cette conclusion ? C'est que la conclusion n'a pas le même sens selon qu'on y vient par un chemin ou par un autre.C'est que, —  encore une fois —, il y a vraiment deux usages et mêmedeux idées de la liberté. Il y a une liberté qui est l'insigne d'un clan,[XLI]  et déjà le slogan d'une propagande. L'histoire est logique aumoins en ceci que certaines idées ont avec certaine politique ou cer-tains intérêts une convenance préétablie, parce que les unes et lesautres supposent la même attitude envers les hommes. Les libertésdémocratiques prises comme seul critère dans le jugement qu'on porte

     sur une société, les démocraties absoutes de toutes les violencesqu'elles exercent ici et là parce qu'elles reconnaissent le principe deslibertés et les pratiquent au moins à l'intérieur, en un mot la libertédevenue paradoxalement principe de séparation et de pharisaïsme,c'est déjà une attitude de guerre. Au contraire, de la liberté en actequi cherche à comprendre les autres hommes et qui nous réunit tous,on ne pourra jamais tirer une propagande. Beaucoup d'écrivains vi-vent déjà en état de guerre. Ils se voient déjà fusillés. Quand le pré-

     sent essai fut publié en revue, un ami vint nous trouver et nous dit :

    « En tout cas, et même si les communistes lucides pensent des procèsà peu près ce que vous en dites, vous le dites alors qu'ils le cachent,vous méritez donc d'être fusillé. » Nous lui accordâmes de bonne

     grâce cette conséquence, qui ne fait pas difficulté. Mais après ? Qu'un système nous condamne peut-être, cela ne prouve pas qu'il soit le mal absolu et ne nous dispense pas de lui rendre justice à l'occasion. Sinous nous habituons à ne voir en lui qu'une menace contre notre vie,nous entrons dans la lutte à mort, où tous les moyens sont bons,  — dans le mythe, dans la propagande, dans le jeu de la violence. On rai-

     sonne mal dans ces lugubres perspectives. Il nous faut une bonne fois

    comprendre que ces choses-là peuvent arriver,  —  et penser commedes vivants.

    [XLII]

     Peut-être cet essai est-il déjà anachronique, et la guerre déjà éta-blie dans les esprits. Notre tort, si c'en est un, a été de poursuivre, la

     plume à la main, une discussion commencée, il y a longtemps, avec de

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     jeunes camarades, et d'en soumettre le compte rendu à des fanatiquesde toutes sortes. Quelqu'un demandait récemment : pour qui écrit-on ? Question profonde. On devrait toujours dédier un livre. Non

    qu'on change de pensée en même temps que d'interlocuteur, mais parce que toute parole, que nous le sachions ou non, est toujours pa-role à quelqu'un, sous-entend toujours tel degré d'estime ou d'amitié,un certain nombre de malentendus levé, une certaine bassesse dépas-

     sée, et qu'enfin c'est toujours à travers les rencontres de notre viequ'un peu de vérité se fait jour. Certes, nous n'écrivions pas pour les

     sectaires, mais pas même pour ce confrère superbe et toujours en proie à lui-même. Nous écrivions pour des amis dont nous voudrionsinscrire ici le nom, s'il était permis de prendre des morts pour té-moins. Ils étaient simples, sans réputation, sans ambition, sans passé

     politique. On pouvait causer avec eux. L'un d'eux nous disait en 1939,après le pacte germano-soviétique :  « Je n'ai pas de philosophie del'histoire. » L'autre n'admettait pas non plus l'épisode. Pourtant, avectoutes les réserves imaginables, ils ont rejoint les communistes pen-dant la guerre. Cela ne les a pas changés. Le premier, comme seshommes étaient prisonniers des miliciens dans un village, y est entré

     pour partager leur sort, alors qu'il ne pouvait plus rien pour eux. Elle,enfermée au Dépôt pendant deux mois, et appelée, croyait-on alors, à

     paraître devant un tribunal français, écrivait qu'elle récuserait ses

    avocats s'ils cherchaient à tirer argument pour   [XLIII]   elle de son jeune âge. On admettra peut-être qu'ils étaient des individus et sa-vaient ce que c'est que la liberté. On ne s'étonnera pas si, ayant à par-ler du communisme, nous essayons de scruter, à travers nuage et nuit,ces visages qui s'effacent de la terre.

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    [1]

    Humanisme et terreur. Essai sur le problème communiste

    Première partieLA TERREUR 

    Retour à la table des matières

    [2]

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    [3]

    Humanisme et terreur.

    Essai sur le problème communiste

    PREMIÈRE PARTIELA TERREUR 

    Chapitre I

    LES DILEMMES DE K ŒSTLER 

    Retour à la table des matières

    « Voilà donc ce qu'on veut établir en France », disait un anticom-muniste en refermant  le Zéro et l’Infini.  « Qu'il doit être passionnantde vivre sous ce régime ! » disait au contraire un sympathisant d'ori-gine russe, émigré de 1905. Le premier oubliait que tous les régimes

    sont criminels, que le libéralisme occidental est assis sur le travail for-cé des colonies et sur vingt guerres, que la mort d'un noir lynché enLouisiane, celle d'un indigène en Indonésie, en Algérie ou en Indo-chine, est, devant la morale, aussi peu pardonnable que celle de Rou-

     bachof, que le communisme n'invente pas la violence, qu'il la trouveétablie, que la question pour le moment n'est pas de savoir si l'on ac-cepte ou refuse la violence, mais si la violence avec laquelle on pac-tise est « progressive » et tend à se supprimer ou si elle tend à se per-

     pétuer, et qu'enfin, pour en décider, il faut situer le crime dans la lo-gique d'une situation, dans la dynamique d'un régime, dans la totalité

    historique à laquelle il appartient, au lieu de le juger en soi, selon lamorale qu'on appelle [4] à tort morale « pure ». Le second oubliait quela violence, — angoisse, souffrance et mort, — n'est pas belle, sinonen image, dans l'histoire écrite et dans l'art. Les hommes les plus paci-fiques parlent de Richelieu et de Napoléon sans frémir. Il faudraitimaginer comment Urbain Grandier voyait Richelieu, comment le ducd'Enghien voyait Napoléon. La distance, le poids de l'événement ac-

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    quis transforment le crime en nécessité historique et la victime ensonge-creux. Mais quel académicien admirateur de Richelieu tueraitde sa main Urbain Grandier ? Quel administrateur tuerait de sa main

    les noirs qu'il fait mourir pour construire un chemin de fer colonial ?Or le passé et le lointain ont été ou sont vécus par des hommes qui y jouaient ou y jouent leur vie unique, et les cris d'un seul condamné àmort sont inoubliables. L'anticommunisme refuse de voir que la vio-lence est partout, le sympathisant exalté que personne ne peut la re-garder en face. Ni l'un ni l'autre n'avaient bien lu  le Zéro et l'Infini quiconfronte ces deux évidences. Même s'il ne le pose pas comme il faut,le livre pose le problème de notre temps. C'est assez pour qu'il ait sou-levé un intérêt passionné. C'est assez aussi pour qu'il n'ait pas étévraiment   lu,  car les questions qui nous hantent sont justement celles

    que nous refusons de formuler. Essayons donc de comprendre ce livrecélèbre et mal connu. Roubachof a toujours été dans l'extérieur et dansl'histoire. C'est à peine s'il a eu à fixer lui-même sa conduite : le sortdes hommes et son sort personnel se jouaient devant lui, dans leschoses, dans la Révolution à faire, à achever, à continuer. Qu'était-ildonc lui-même sinon cet X à qui s'imposaient [5] les tâches évidentesdonnées avec la situation ? Même le danger de mort ne pouvait le rap-

     peler à soi : pour un révolutionnaire, la mort d'un homme, ce n'est pasun monde qui finit, c'est un comportement qui se défalque. La mort

    n'est qu'un cas particulier ou un cas limite de l'inactivité historique, etc'est pourquoi les révolutionnaires ne disaient pas d'un adversaire qu'ilétait mort, mais qu'il avait été « physiquement supprimé ». Pour Rou-

     bachof et ses camarades, le Je était si irréel à la fois et si indécentqu'ils l'appelaient par dérision la « fiction grammaticale ». Humanitévaleurs, vertus, réconciliation de l'homme avec l'homme, ce n'étaient

     pas pour eux des fins délibérées, mais des possibilités du prolétariatqu'il s'agissait de mettre au pouvoir.

    Pendant des années Roubachof vit donc dans l'ignorance du sub- jectif. Peu importe que Richard soit un militant ancien et dévoué ; s'ilfaiblit, s'il discute la ligne adoptée, il est un danger pour le mouve-ment, il sera exclu. Il ne s'agit pas de savoir si les dockers veulent ounon décharger l'essence que le pays de la Révolution envoie à un gou-vernement réactionnaire : en prolongeant le boycott, le pays de la Ré-volution risquerait de perdre un marché. Le développement industrieldu pays de la Révolution compte plus que la conscience des masses.

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    Les chefs de la section des dockers seront exclus. Roubachof lui-même ne se traite pas mieux que les autres. Il pense que la directiondu Parti se trompe, et le dit. Arrêté il désavoue son attitude d'opposi-

    tion, non pas pour sauver sa vie, mais pour sauver sa vie politique etdemeurer dans l'histoire où il a toujours été. On se [6] demande com-ment il peut aimer Arlova. Aussi est-ce un étrange amour. Une seulefois elle lui dit : « Vous ferez toujours de moi ce que vous voudrez. »Et jamais plus rien. Pas un mot quand elle est cassée par la cellule duParti. Pas un mot le dernier soir où elle vient chez Roubachof. Et pasun mot de Roubachof pour la défendre. Il ne parlera d'elle que pour ladésavouer sur l'invitation du Parti. Honneur, déshonneur, sincérité,mensonge, ces mots n'ont pas de sens pour l'homme de l'histoire. Il n'ya que des trahisons  objectives  et des mérites  objectifs.  Le traître est

    celui qui en fait  dessert le pays de la Révolution lei qu'il est, avec sadirection et son appareil. Le reste est psychologie.

    La psychologie méprisée se venge. L'individu et l'État, confondusdans la jeunesse de la Révolution, reparaissent face à face. Les massesne portent plus le régime, elles obéissent. Les décisions ne sont plusmises en discussion à la base du Parti, elles s'imposent par la disci-

     pline. La pratique n'est plus comme aux débuts de la Révolution fon-dée sur un examen permanent du mouvement révolutionnaire dans lemonde, ni conçue comme le simple prolongement du cours spontané

    de l'histoire. Les théoriciens courent après les décisions du pouvoir  pour leur trouver des justifications dont il se moque. Roubachof peu à peu fait connaissance avec la subjectivité qui se retranche des événe-ments et les juge. Arrêté de nouveau, et coupé cette fois de l'action etde l'histoire, ce n'est plus seulement la voix des masses et des militantsexclus qu'il croit entendre : même l'ennemi de classe reprend pour luifigure humaine. L'officier réactionnaire qui occupe la cellule voisinede la sienne, — homme à [7] femmes, entiché d'honneur et de courage

     personnel, — ce n'est plus seulement l'un de ces gardes-blancs queRoubachof a fait fusiller pendant la Révolution, c'est quelqu'un à quil'on peut parler  en frappant des coups sur le mur, dans le langage detous les prisonniers du monde. Roubachof voit pour la première fois laRévolution dans la perspective du garde-blanc et il éprouve que per-sonne ne peut se sentir juste sous le regard de ceux à qui il a fait vio-lence. Il « comprend » la haine des gardes-blancs, il « pardonne »,mais, dès lors, même son passé révolutionnaire est remis en question.

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    Et pourtant, c'est justement pour libérer les hommes qu'il a fait vio-lence à des hommes. Il ne pense pas avoir eu tort. Mais il n'est plusinnocent. Restent tous ces regards qu'il a fallu éteindre. Reste une

    autre instance que celle de l'histoire et de la tâche révolutionnaire, unautre critère que celui de la raison tout occupée au calcul de l'efficaci-té. Reste le besoin de subir ce qu'on a fait subir aux autres, pour réta-

     blir avec eux une réciprocité et une communication dont l'action révo-lutionnaire ne s'accommode pas. Roubachof mourra en opposant, si-lencieusement, comme tous ceux qu'en son temps il a fait exécuter.

    Cependant, si ce sont les hommes qui comptent, pourquoi serait-il plus fidèle aux morts qu'aux vivants ? Hors de la prison, il y a tousceux qui, bon gré mal gré, suivent un chemin où Roubachof les a en-gagés. S'il meurt en silence, il quitte ces hommes avec qui il s'est bat-tu, et sa mort ne les éclairera pas. D'ailleurs, quel autre chemin leur montrer ? N'est-ce pas de proche en proche et peu à peu qu'on en estvenu à la nouvelle politique ? [8] Rompre avec le régime, ce seraitdésavouer le passé révolutionnaire d'où il est issu. Or, chaque foisqu'il pense à 1917, c'est pour Roubachof une évidence qu'il fallaitfaire la révolution, et, dans les mêmes conditions, il la ferait encore,même sachant où elle conduit. Si l'on assume le passé, il faut assumer le présent. Pour mourir en silence, Roubachof aurait d'abord à changer de morale ; il lui faudrait faire prévaloir sur l'action dans le monde et

    dans l'histoire le vertige du « témoignage », l'affirmation immédiate etfolle des valeurs. Témoignage devant qui ? Pendant toute sa jeunesse,il a appris que le recours à cette instance supra-terrestre était la plussubtile des mystifications, puisqu'elle nous autorise à délaisser leshommes existants et nous fait quitter la moralité effective pour unemoralité de rêve. Il a appris que la vraie morale se moque de la mo-rale, que la seule manière de rester fidèle aux valeurs est de se tourner vers le dehors pour y obtenir, comme disait Hegel, « la réalité de l'idéemorale », et que la voie courte du sentiment immédiat est celle del'immoralité. C'est au nom des exigences de l'histoire qu'il a autrefoisdéfendu la dictature et ses violences contre les belles âmes. Que pour-rait-il répondre aujourd'hui quand on lui relit ses discours ? Que ladictature d'autrefois fondait ses décisions sur une analyse théorique etsur une libre discussion des perspectives ? C'est vrai, mais, la ligneune fois choisie, il fallait obéir, et la dictature de la vérité, pour ceuxqui ne la voient pas clairement, n'est pas différente de l'autorité nue.

  • 8/19/2019 Humanisme Et Terreur

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    Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problème communiste. (1960) 39

    Quand on a défendu la première, il faut accepter la seconde. Et si ledurcissement même de la dictature, [9] si la renonciation à la théorieétaient imposés par la situation mondiale ? Roubachof capitulera. Dès

    qu'il revient à la dure règle marxiste qui oblige à définir un homme,non par ses intentions, mais par ce qu'il fait, et une conduite non par son sens subjectif, mais par son sens objectif, de nouveau le tableau desa vie est transformé. D'abord parce que des pensées, des paroles qui,

     prises une à une, demeuraient dans l'indétermination du subjectif, sefortifient l'une l'autre et forment système. Les témoignages à chargesont bien loin d'être faux. Roubachof remarque même que certainescirconstances, certains dialogues y sont méticuleusement rapportés.S'il y a mensonge, c'est justement dans cette exactitude et en ceciqu'une phrase ou une idée de l'instant sont pour toujours figées sur le

     papier. Mais est-ce même un mensonge ? On est en droit d'imputer àRoubachof non seulement quelques réflexions sarcastiques, quelques

     paroles d'humeur, mais encore ce qu'elles sont devenues dans l'espritdes jeunes gens qui l'écoutaient, et qui, moins fatigués que lui, plusque lui-même fidèles à sa jeunesse, ont conduit ses pensées jusqu'àleur conséquence pratique et jusqu'au complot. Après tout, se dit Rou-

     bachof, regardant ce garçon devant lui qui l'accuse, peut-être est-il lavérité de ce que je pensais. Roubachof n'a jamais recommandé le ter-rorisme, et, quand il parlait d'user de violence contre la direction du

     parti, il ne s'agissait que de violence politique. Mais violence politiquesignifie arrestation, et que se passe-t-il quand celui qu'on vient arrêter se défend ? Roubachof n'a jamais été au service d'un pays étranger.Mais, puisqu'il pensait vaguement à [10] renverser la direction du par-ti, il lui fallait au moins prévoir la réaction des pays voisins et peut-être même la désarmer d'avance. De là cette brève conversation avecun diplomate étranger où aucun marché n'a été conclu, où tout est res-té au conditionnel et sur le ton du badinage, mais où le prix d'une neu-tralité bienveillante s'est trouvé indiqué. Bien entendu, pour Rouba-chof, il ne s'agissait que de sacrifier éventuellement une province pour 

    sauver l'avenir de la Révolution, mais, pour le diplomate étranger, ils'agissait d'affaiblir et de démembrer le pays de la Révolution. Qui