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NICCIFRENCH

SOMBREMARDI

Lejouroùlesvieillesdamesparlentauxmorts

Traduitdel’anglais(Grande-Bretagne)parMarianneBertrand

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PourFrancisetJulia

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Premierchapitre

MaggieBrennanpressaitlepaslelongdeDeptfordChurchStreet.Elleparlaitautéléphonetoutenconsultantundossieretencherchantl’adressesurleplandelaville.C’étaitledeuxièmejourdelasemaineetelleavaitdéjàdeuxjournéesdetravailenretardsursonprogramme.Etcecisanscompterles nombreux cas à traiter qui lui étaient échus par la faute d’une collègue, désormais en congémaladiepouruneduréeindéterminée.

—Non,réponditMaggiedansl’appareil.(Elleconsultasamontre.)J’essaieraidevousrejoindreavantquevousayezterminé.

Elleremitleportabledanssapoche.Ellesongeaitàlavisitequ’ellevenaitdefaire.Unpetitdetroisans,présentantdescontusions.Descontusionssuspectes,avaitavancélemédecindesurgences.Maggie avait parlé à lamère, examiné l’enfant, inspecté l’appartement où ils vivaient.Un endroitaffreux,humide,froid,maisneprésentantaprioripasdedanger.Lamèreavaitditqu’ellen’avaitpasdepetitami,etMaggieavaitvérifiédanslasalledebains:pasderasoir.Elleavaitsoutenumordicusqu’il était tombé dans les escaliers. C’est ce que racontaient les gens quand ils frappaient leursenfants,bienqu’ilarriveeffectivementqu’unenfantdetroisansdévalel’escalier.Ellen’avaitpasséque dixminutes sur place,mais y rester dix heures n’aurait guère fait de différence. Si elle ôtaitl’enfantàsamère,lespoursuitesjudiciairess’achèveraientsansdouteparunnon-lieuetelle-mêmerecevraitunblâme.Siellen’éloignaitpasl’enfantetqu’onleretrouvaitmort,ilyauraituneenquête:elleseraitvirée,etpeut-êtrepoursuivieenjustice.Aussiavait-elleclasséledossiersanssuite.Pasderaisondesefairedesoucidansl’immédiat.Iln’arriveraitsansdoutepasgrand-chose.

Elleexaminaleplandeplusprès.Elleavaitlesmainsgelées,fauted’avoirpenséàprendresesgants.Sespiedsétaienthumidesdansseschaussuresdemauvaisequalité.Elles’étaitdéjàrenduedansce foyer auparavant,maisn’arrivait jamais à se rappeler où il se trouvait.HowardStreet était unepetite impasse,planquéequelquepartvers le fleuve.Elledutmettre ses lunetteset fairecourir sondoigt sur la carte avant de la localiser.Oui, là, à quelquesminutes.Elle quitta la rue principale ettombainopinémentsuruncimetière.

Elles’appuyacontrelemuretexaminaledossierdelafemmeàlaquelleelleallaitrendrevisite.Il contenait trois fois rien.MichelleDoyce.Néeen1959.Unbonde sortied’hôpital,dontonavaitadressé une copie à l’attention des services sociaux. Un formulaire de placement, une demanded’évaluation.Maggie feuilleta les documents en vitesse : pas de parent proche.Les raisons de sonhospitalisation n’étaient pas mentionnées, même si le nom de l’établissement lui indiquait qu’ils’agissait d’un problème d’ordre psychologique. Elle devinait les résultats du bilan à l’avance :désespoirabsolud’unepauméed’âgemoyenquiauraitbesoind’untoitsursatêteetquequelqu’unpassedetempsàautrepouréviterqu’ellenefinisseàlarue.Maggieconsultasamontre.Ilneseraitpaspossibledeprocéder àuneévaluationcomplète aujourd’hui.Tout aupluspouvait-elle jeteruncoupd’œilpours’assurerqueMichellenecouraitpasderisqueimmédiatetqu’ellesenourrissait:lesvérificationsstandard.

Ellerefermaledossierets’éloignadel’égliseenlongeantunensembledeconstructionsHLM.Certainsdesappartementsétaientcondamnéspardesplaquesmétalliquesboulonnéessurlesportesetlesfenêtres,maislaplupartétaientoccupés.Audeuxièmeétage,unadolescentsurgitd’uneporteetsepromenasurlebalcon,lesmainsfourréesaufonddespochesdesavestematelassée.Maggiebalayales alentours du regard. Ça devait pouvoir aller. On était mardi matin et les individus dangereuxtraînaientencoreaulit,pourlaplupart.Elletournaaucoinetvérifial’adressequ’elleavaitnotéedanssoncalepin.Chambre1,aunuméro3deHowardStreet.Oui,elles’ensouvenaitmaintenant.C’étaitunemaisonétrangequ’onauraitditconstruiteaveclesmêmesmatériauxquel’immeubleHLM,etqui

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seseraitensuitedégradéeàlamêmeallure.Cefoyern’étaitmêmepasunfoyeràproprementparler,maisunemaisonlouéepourunprixmodiqueàunpropriétaireprivé.Onpouvaityplacerdesgensenattendant que les services concernés décident quoi faire d’eux. D’habitude, ils se contentaient dedéménager,àmoinsqu’ilsneretombentdansl’oubli.Maggieneserendaitdanscertainsdeceslieuxqu’avecunaccompagnateur,maisellen’avait rienentendudiredeparticulierdecetendroit-là.Cespersonnesreprésentaientundangersurtoutpourelles-mêmes.

Ellelevalesyeuxverslamaison.Audeuxièmeétage,unevitrebriséeavaitétéremplacéeparducarton.Ilyavaituntoutpetitjardindevant,pavé,etunealléelongeantlecôtégauchedubâtiment.Àcôté de la porte d’entrée, un sac d’ordures était éventré, qui n’avait fait qu’ajouter aux détrituséparpillésde toutesparts.Maggie enprit note, succinctement. Il y avait cinq sonnettes à côtéde laporte.Ellesétaientdépourvuesdenoms,maisMaggiepressacelledubas,puisappuyadenouveau.Ellen’auraitsudiresil’interphonefonctionnait.Ellecommençaitàsedemandersielleallaitmartelerlaportedupoingouregarderparlafenêtrequandelleentenditunevoix.Jetantunregardpar-dessussonépaule,ellevitunhommejustederrièreelle.Ilétaithâve,avecdescheveuxrouxetrêchesretenusenqueue-de-cheval,etdespiercingsaubeaumilieude lafigure.Elles’écartaquandelleaperçut lechiende l’homme,une raceenprincipe illégale,mêmesic’était le troisièmequ’ellevoyaitdepuisqu’elleavaitquittélagaredeDeptford.

—Non,ilestgentil,ditl’homme.Hein,Buzz?—Voushabitezici?demandaMaggie.L’hommeeutl’airméfiant.L’unedesesjouesfrémissait.Maggiesortitunecarteplastifiéedesa

pocheetlaluimontra.—Jetravaillepourlesservicessociaux,expliqua-t-elle.JesuisvenuevoirMichelleDoyce.—Celled’enbas?L’aipasvue.Ilsepencha,passaunbrasdevantMaggieetdéverrouillalaported’entrée.—Vousentrez?—Oui,merci.L’hommesecontentadehausserlesépaules.—Allez,Buzz,dit-il.Maggie entendit le grattement des griffes du chiendans l’entrée, puis le longdesmarches de

l’escalier,etl’hommes’engouffraderrièrelui.Sitôtentrée,Maggiefutassaillieparuneodeurd’humidité,depoubelle,degraillon,demerdede

chien, et d’autres encore qu’elle ne put identifier. Elle en eut presque les larmes aux yeux. Ellerefermalebattantderrièreelle.Ellesetenaitdanscequiavaitdûêtreautrefoisl’entréed’unemaisonindividuelle.L’endroitétaitdésormaisremplidepalettes,depotsdepeinture,dedeuxoutroissacsenplastique béants et d’un vieux vélo dépourvu de pneus. L’escalier se trouvait droit devant. Sur lagauche, on avait condamné l’ancienne porte donnant sur le salon. Maggie longea l’escalier endirectiond’uneautreporte,unpeuplusloin.Ellefrappafortettenditl’oreille.Elleentenditquelquechoseàl’intérieur,puis,plusrien.Elletoquadenouveau,àplusieursreprises,etpatienta.Uncliquetisse fit entendre puis le battant s’ouvrit vers l’intérieur. Maggie brandit une nouvelle fois sa carteplastifiée.

—MichelleDoyce?demanda-t-elle.—Oui,réponditlafemme.IlauraitétédifficilepourMaggiededéfinir,mêmeensonforintérieur,cequiclochaitchezelle.

Elleétaitpropreetsescheveuxétaientcoiffés,maispeut-êtrepresquetrop,commeceuxd’unepetitefillequilesauraitmouilléspuispeignésdefaçonàselescolleraucrâne,aupointqu’onapercevaitlapeaupâleendessous.Sonvisageétaitlisseetrose,parseméçàetlàd’unfinduvet.Sonrougeàlèvresdébordaituntoutpetitpeu,àpeine.Elleportaitunerobeinforme,àfleurs,fanée.Maggieseprésenta

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ettenditdenouveausacarte.—Jevoulaisjusteprendredevosnouvelles,Michelle,déclara-t-elle.Voircommentvousalliez.

Vousallezbien?Lemoral,çava?Lafemmehochalatête.—Jepeuxentrer?insistaMaggie.Vérifierquetoutvabien?Ellepénétraàl’intérieuretsortitsoncarnet.Àpremièrevue,Michelleavaitl’airdeselaveret

desenourrir.Elleréagissaitquandonluiparlait.Pourtant,quelquechosesemblaitbizarre.Maggieinspecta le petit vestibule miteux de l’appartement. Le contraste avec l’entrée de la maison étaitsaisissant.Onavaitalignédeschaussuresavecsoin,penduunmanteauàuncrochet.Ilyavaitunseauavecunbalaiépongeappuyécontrelemurdansuncoin.

—Celafaitcombiendetempsquevousvivezici,Michelle?Lafemmefronçalessourcils.—Ici?dit-elle.Quelquesjours.Lebondesortieétaitdatédu5janvieretonétaitle1erfévrier.Maisbon,cegenred’imprécision

n’étaitguèreétonnant.Alorsque lesdeuxfemmesse tenaient là,Maggiepritconscienced’unbruitqu’elleneparvenaitpastoutàfaitàidentifier.Ç’auraitpuêtreleronronnementdelacirculation,ouunaspirateuràl’étagedudessus,ouencoreunavion.Celadépendaitdeladistanced’oùilprovenait.Il flottait une odeur également, comme celle de nourriture qu’on aurait sortie trop longtemps dufrigo. Maggie leva les yeux : l’électricité fonctionnait. Elle vérifierait si Michelle avait unréfrigérateur.Mais,àenjugerparsonapparence,elles’entireraitpourlemoment.

—Jepeuxjeterunœil,Michelle?dit-elle.M’assurerquetoutvabien?—Vousvoulezlevoir?s’enquitMichelle.Maggiesesentitperplexe.Iln’enétaitpasfaitmentiondanslerapport.—Vousavezunami?Jeferaisvolontierssaconnaissance.Michelles’avançaetouvritlaportedonnantsurcequiavaitdûêtrelaprincipalepiècearrièrede

lamaison,ducôtéopposéàlarue.Maggieluiemboîtalepasetsentitaussitôtquelquechosesursafigure.De la poussière, songea-t-elle tout d’abord.Comme à l’approche dumétro, quand la ramerefoulede finesparticules tièdes survotrevisage.Dans lemême temps, lebruit s’intensifiaet ellecompritqu’ilnes’agissaitpasdepoussièremaisdemouches,d’unépaisnuagedemouchesseruantsursatête.

L’espacedequelques instants, l’hommeassis sur lecanapé la laissadéroutée.Sessensavaientralentiets’étaientémoussés,commesielleétaiteneauxprofondesoudansunrêve.Égarée,ellesedemanda s’il portait une sorte de combinaisonde plongée, bleue,marbrée, légèrement déchirée etdifforme,toutcommeellesedemandapourquoisesyeuxétaientjaunesettroubles.Alorsellesemitàfouiller à la recherche de son téléphone et le laissa tomber, et soudain, elle ne put contrôler lemouvementdesesdoigts,neputlescontraindreàramasserl’appareilsurletapiscrasseux,quandellevitqu’ilnes’agissaitnullementd’unecombinaisonmaisdepeaunue,boursouflée, lézardée,etquel’hommeétaitmort.Depuislongtemps.

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Chapitredeux

—Ondevraitabolirlesmoisdefévrier,ditSashaenévitantuneflaqued’eau.EllemarchaitencompagniedeFriedalelongd’uneruebordéed’immeublesdebureaux,dontla

hauteurmasquaitleciel,assombrissantencoreunjourdéjàmaussade.Toutn’étaitquenoirsetgrisetblancs,commesurunevieillephotographie : lesbâtimentsétaientmonochromes, lecielvide, l’airfrisquet. Les hommes et les femmes qui les croisaient – des hommes surtout –, avec leursmincessacoches d’ordinateur, prêts à dégainer leur parapluie, portaient de sobres costumes et manteaux.Seulel’écharperougeautourducoudeFriedaajoutaitunetachedecouleuràlascène.

Friedaavançaitd’unpasvif,etSasha,bienqueplusgrande,devaitfaireuneffortpournepasselaisserdistancer.

—Etlesmardis,poursuivit-elle.Lemoisdefévrierestlepiredel’année,bienpirequejanvier,etlemardi,lepirejourdelasemaine.

—Jecroyaisquec’étaitcenséêtrelelundi.—Lesmardissontpires.C’estcomme…Sashamarquaunepause,tâchantdesefigureràquoicelapouvaitbienressembler.—Unlundi,c’estcommedesejeterdansdel’eauglacée,maisaumoins,l’excitationprocureun

choc.Lemardi,onesttoujoursdansl’eaumaisl’effetduchocs’estdissipé,etonajustefroid.Friedaseretournapourlaregarder,etremarqualapâleurhivernalequiluidonnaitunairencore

plus fragilequed’habitude : toutemmitoufléequ’elle fûtdanssongrosmanteau,avecsescheveuxblondfoncéstrictementtirésenarrière,ellenepouvaitdissimulersabeautéhorsducommun.

—Lamatinéeaétédifficile?Ellescontournèrentunbaràvinsets’engagèrentdansCannonStreet,danslamasseconfusedes

busrougesetdestaxis.Quelquesgouttesdepluiesemirentàtomber.—Pasvraiment.Justeuneréunionquiadurépluslongtempsquenécessaireparcequelesgens

adorents’écouterparler.Sashas’arrêtasoudainetregardaautourd’elle.—JedétestecequartierdeLondres,déclara-t-ellesansagressivité,commesiellevenaitjustede

prendreconscience,simplement,del’endroitoùellesetrouvait.Quandtuassuggéréunepromenade,j’aicruquetuallaism’emmenersurlesquaisoudansunparc.C’estsurréaliste,cecoin.

Friedaralentitlepas.Ellespassaientdevantuntoutpetitparterredeverdureclôturé,livréàlui-même,remplid’ortiesetenvahidebuissons.

— Il y avait une église ici, dit-elle.Disparuedepuis longtemps, évidemment, tout comme soncimetière.Maisrestecetteminusculeparcelle,oubliéeparonnesaitquelmiracle,aumilieudetouscesbureaux.C’estunfragmentdequelquechose.

Sashajetaunœilauxdétrituspar-dessuslagrille.—Etaujourd’hui,c’estlàquelesgensviennentsegrillerunecigarette.—Quandj’étaispetite,versseptouhuitans,monpèrem’aemmenéeàLondres.SashaaccordaàFriedatoutesonattention:c’étaitlatoutepremièrefoisqu’ellementionnaitun

membre de sa famille et qu’elle évoquait un souvenir de son enfance. Depuis qu’elles seconnaissaient, un an plus oumoins, Sasha avait confié à son amie presque tous les détails de sonexistence–sarelationavecsesparentsetsonpetitfrèreincapable,seshistoiresdecœur,sesamitiés,deschosesqu’elleavaittuesetsoudainlivrées–maislaviedesonamierestaitpourelleunmystère.

SashaavaitrencontréFriedaentantquepatienteetelleserappelaitencoreleuruniqueséance,quandelleluiavaitavoué,enchuchotant,osantàpeineleverlesyeuxetcroisersonregardinsistant,dansquellescirconstanceselleavaitétéamenéeàcoucheravecsonthérapeute.Ilavaitcouchéavec

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elle.Ils’étaitagid’unactedeconfession:tandisquesonsecretinavouableenvahissaitlaquiétudedulieu,Frieda,légèrementpenchéeenavantdanssonfauteuilrouge,luiavaitôtécequecetaveuavaitdecuisantetdehonteuxparlaqualitédesonécoute.Sashaétaitressortiedelàvidéemaispurifiée.Bienplustard,elleavaitapprisqu’àl’issuedeleurentretien,Friedas’étaitrenduedirectementdanslerestaurantoùleditthérapeutedînaitencompagniedesafemmepourluiflanqueruncoupdepoing,provoquant un esclandre, brisant des verres et des assiettes. Elle avait fini en cellule, au poste depolice,avecunemainbandée,maislethérapeuteavaitrenoncéàporterplainteettenuàréglertousles frais pour les dégâts dans le restaurant. Par la suite, Sasha – qui exerçait la profession degénéticienne – s’était acquittée de sa dette en commandant discrètement un test ADN sur unéchantillonsubtiliséparFriedaaucommissariat.Ellesétaientdevenuesamies,mêmesicetteamitién’était semblable à aucune de celles que Sasha avait jamais connues. Frieda n’évoquait jamais sespropressentiments;ellen’avaitjamais–pasunefois–faitmentiondesonex,Sandy,depuisqu’ilétait parti travailler enAmérique, et la seule fois oùSasha l’avait interrogée à ce sujet, Frieda luiavait réponduavecunepolitesse terriblement intimidantequ’ellenesouhaitaitpasenparler.Friedapréféraitcommentertelleoutelleœuvrearchitecturale,outelfaitétrangequ’elleavaitdécouvertausujetdelavilledeLondres.Detempsàautre,elleinvitaitSashaàuneexpositionetparfoisl’appelaitpourluidemandersielleétaitlibrepourunepromenade.Sasharépondaittoujoursparl’affirmative.Elleannulaitunrendez-vousouquittaitsonbureauavantdesuivreFriedadansledédaledesruesdelacapitale.Elleavait l’impressionquec’était la façonqu’avaitFriedadeseconfieràelle,etqu’enerrantainsiàsescôtés,elleadoucissaitpeut-êtreunpeulasolitudedesonamie.

Àprésent,elleattendaitqueFriedapoursuive,sachantqu’ilvalaitmieuxnepasinsister.—NoussommesallésaumarchédeSpitalfieldset,toutàcoup,ilaexpliquéquenousétionsau-

dessusd’unefossedepestiférés,quedescentainesdegensmortsdelapestenoiregisaientsousnospieds.Onavaitmêmefaitdestestssurlesdentsdecertainscorpsexhumés.

—Ilnepouvaitpast’emmenerauzoo,plutôt?rétorquaSasha.Friedasecoualatête.—Moiaussi,jedétestecesimmeubles.Onpourraitêtren’importeoù.Maisrestentencoredes

petits trucsqu’ils ont oubliéde raser, des coins àpart, çà et là, et le nomdes rues :ThreadneedleStreet,WardrobeTerrace,CowcrossStreet1.Dessouvenirs,desfantômes.

—Ondiraituneformedethérapie.Friedaluisourit.—N’est-cepas?Tiens,viens,ilyaquelquechosequejeveuxtemontrer.Ellesrebroussèrentcheminjusqu’àCannonStreetets’arrêtèrentenfacedelagare,devantune

grilledeferencastréedansunmur.—Qu’est-cequec’est?—LaPierredeLondres.Sasha la regarda d’un air dubitatif : c’était un grosmorceau de calcaire qui ne payait pas de

mine, terne et criblé de trous, et qui lui rappelait le genre de pierre inconfortable sur lequel ons’assoitàlaplagequandonsefrottelespiedsavantderemettreseschaussures.

—Etellesertàquoi?—Ellenousprotège.Sashalaissaéchapperunsourireperplexe.—Dequellefaçon?Friedaindiquaunepetiteplaqueàcôté.—«TantquelapierredeBrutusperdurera,lavilledeLondresprospérera.»C’estcenséêtrele

cœurdelaville,lepointàpartirduquellesRomainsmesuraientl’ampleurdeleurempire.Certainspensentqu’elledétientdespouvoirsoccultes.Personnenesaitvraimentd’oùellevient–desdruides,

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desRomains.Peut-êtreest-ceunancienautel,unepierresacrificielle,unlieudecultemystique.—Tuycrois?—Cequej’aime,réponditFrieda,c’estqu’elleestencastréedanslafaçaded’uneboutiqueetque

laplupartdesgenspassentdevantsanslaremarquer,etquesionladéplaçait,onnelaretrouveraitjamaisparcequ’elleressembleàn’importequelleautrepierre.Etqu’ellesignifiebiencequ’onveut.

Ellesgardèrentlesilencequelquesinstants,aprèsquoiSashaposaunemaingantéesurl’épauledeFrieda.

—Dis-moi,sijamaistutraversaisunmomentdifficile,pourrais-tuteconfieràquelqu’un?—Jenesaispas.—Pourrais-tuteconfieràmoi?—Peut-être.—Ah.N’hésite pas en tout cas, c’est tout ceque je voulais dire. (Elle se sentait embarrassée,

gênéeparl’émotionquiperçaitdanssavoix.)Jevoulaisjustequetulesaches.—Merci,réponditFriedad’unevoixneutre.Sashalaissaretombersamain,etellessedétournèrentdelagrille.L’airétaitdevenunotablement

plusfroid,lecielplusvideencore,commes’ilrisquaitdeneiger.—J’aiunpatientdansunedemi-heure,déclaraFrieda.—Unechose.—Oui?—Demain.Tudoisêtreinquiète.J’espèrequetoutirabien.Tumetiendrasaucourant?Frieda haussa les épaules. Sasha la regarda s’éloigner, silhouette mince et droite, puis

disparaître,engloutieparlafoule.

1.Ruesdel’Aiguille-à-coudre,delaGarde-Robe,delaFoire-aux-bestiaux.(Touteslesnotessontdelatraductrice.)

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Chapitretrois

L’inspecteur de police Yvette Long arriva quelques instants avant Karlsson. Elle n’avait reçul’appelquequinzeminutesauparavant,maisdéjàunepetitefoules’amassaitdanslarue:desenfantsquiauraientdûêtreàl’école,dejeunesmèresavecdesbébésdansdespoussettes,deshommesquinesemblaientnullementpressés.Ilrégnaitunfroidmordantmaisilsétaientnombreuxànepasporterdemanteau, ni de gants. Ils avaient l’air excités, l’œil brillant de curiosité. Deux voitures de policeétaient garées devant le numéro 3 et l’on avait installé une barrière. Juste derrière, un hommefiliforme, coiffé d’une queue-de-cheval rousse, faisait les cent pas, accompagné de son chien aupoitrail puissant. De temps à autre, ce dernier s’asseyait et bâillait, tandis que de la salive luidégoulinaitsurlesbabines.Ilyavaitunautrehommed’unecorpulencephénoménaleàsescôtés,avecdes replis de chair boudinés dans son tee-shirt. Debout, rigoureusement immobile, il essuyait sonfrontluisant,commesil’onétaitaucœurdel’étéetnonaucœurd’unmoisdefévrierglacial.Yvettese gara et, alors qu’elle ouvrait sa portière, l’inspecteur Chris Munster sortit de la maison, unmouchoirplaquécontresabouche.

—Oùestlafemmequil’atrouvé?Munsterôtalemouchoiretleremitdanssapoche.Ilfaisaitvisiblementuneffortpourmaîtriser

sesmusclesfaciaux.—Désolé.Çam’aunpeusecoué.Elleestlà.Ilfitunsignedetêteendirectiond’unefemmed’origineafricaineetd’âgemoyenassisesurle

trottoir,lafigureentrelesmains.—Elleattenddenousparler.Elleestenétatdechoc.L’autrefemme–cellequivivaitaveclui–,

elleestdanslavoitureavecMelanie.Ellen’arrêtepasdeparlerdethé.L’équipemédicolégaleestenchemin.

—Karlssonarrive,luiaussi.—Bien.(Munsterbaissalavoix.)Commentpeut-onvivredanscesconditions?

Yvette etKarlsson enfilèrent des sur-chaussures enpapier. Il lui adressaunhochement de têterassurantet,l’espaced’uninstant,posasamaindanslecreuxdesondospourlacalmer.Elleinspiraprofondément.

Par la suite, Karlsson tenterait de distinguer les divers aspects de son ressenti, de leshiérarchiser, mais pour l’heure ce n’était qu’unmélange confus de visions, d’odeurs, mêlé à unenauséequilefaisaittranspirer.Ilstraversèrentlesordures,lamerdedechien,l’odeurdouceâtreetsidensequ’ellevousprenaitàlagorge.Yvetteetluiparvinrentàlaportedel’appartementquin’étaitpas condamnée. Ils la franchirent, pour pénétrer dans un univers totalement différent, parfaitementordonné : c’était comme de se retrouver dans une bibliothèque, où tout serait méticuleusementcataloguéetrangéàlaplacequiluiavaitétéattribuée.Troispairesdevieilleschaussures,lesunesau-dessusdesautres;uneétagèrerempliedepierresrondes;uneautred’ossementsd’oiseaux,auxquelsadhéraientencore,pourcertains,desplumesemmêléesetcolléesentreelles,unpotremplidemégotsdecigarettessoigneusementrangéscôteàcôte,unautrerécipientenplastiquequisemblaitcontenirdesboulesdepoils.Ileutletempsdepenser,toutenpénétrantdanslapiècesuivante,quelafemmequivivaiticidevaitêtrefolle.Etlà,ilcontemplaunbonmomentlachosesurlecanapé,l’hommenuassisbiendroit,dansunhalodegrossesmouchestournoyantlentement.

Ilétaitplutôtmince,etbienqu’ilsoitdifficiled’enjuger,nesemblaitpasâgé.Sesmainsétaientposéesaucreuxdescuisses,commeparmodestie,etdansl’uned’ellessetrouvaitunebriochenappéed’un glaçage ; sa tête était calée avec un oreiller de sorte que ses yeux sulfureux contemplaient

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fixementlespoliciersetsabouchedetravers,raidie,leuradressaitunsourirenarquois.Sapeauétaitd’un bleu marbré, comme le serait un fromage oublié trop longtemps. Karlsson songea au jeandélavéquesafilleluiavaitdemandédeluioffrir.Ilchassacetteidée.Ilnevoulaitpasmêlersafilleautableau qu’il avait sous les yeux, ne serait-ce qu’en pensée. Se penchant en avant, il vit des tracesverticales rayant le torse de l’homme. Il devait êtremort depuis un certain temps, à en juger nonseulementparlafaçondontsapeauavaitnoircilàoùlesangavaitcoagulé,soussescuissesetsousses fesses,maisaussià l’odeurquiobligeaitYvetteLong,deboutderrièreKarlsson,à respirerparbrèves inspirationssuperficielleset rauques. Ilyavaitdeux tassesde thépleinesàcôtédesonpiedgauche,quiserecroquevillaitversl’intérieurselonunangleimprobable,lesorteilsétalés.Ilavaitunpeignefichédanssesfinscheveuxbruns,etportaitdurougeàlèvres.

—Manifestement,çafaitunmomentqu’ilestlà.(LavoixdeKarlssonétaitpluscalmequ’ilnes’yétaitattendu.)Ilfaitchauddanscettepièce.Çan’arienarrangé.

Yvetteémitunsonquiauraitpuêtred’assentiment.Karlsson s’obligea à inspecter la chairmarbrée et boursouflée de plus près. Il fit signe à sa

collaboratriced’approcher.—Regardez,dit-il.—Quoi?—Sursamaingauche.Leboutdumajeurmanquait,àpartirdelajointure.—Çapourraitêtreunedifformité.— Et moi je pense qu’on l’a coupé, et que la plaie n’a pas cicatrisé correctement, répondit

Karlsson.Yvettedéglutitavantdereprendrelaparole.Iln’étaitpasquestiond’êtremalade.— Je n’en sais rien, répliqua-t-elle. Difficile à dire. Çam’a l’air un peu en bouilliemais ça

pourraitêtre…—…liéàl’étatdedécompositiongénéral,suggéraKarlsson.—Oui.—Quisepoursuitàunrythmeaccéléréenraisondelachaleur.—Chrisaditqueleradiateurélectriqueétaitalluméàleurarrivée.—L’autopsienousleconfirmera.Ilsvontdevoirfairefissa.Karlsson examina la fenêtre fêlée, son rebord en train de se désagréger et les fins voilages

orange.MichelleDoyceavaitconstituédescollections,etagençaitsestrouvailles:ungrandcartondemouchoirsroulésenboule,manifestementusagés;untiroirremplidebouchons,rangésparcouleurs;unpotdeconfiturecontenantunemultitudedepetitscroissantsjaunes,desrognuresd’ongles.

—Allons-nous-en,ditKarlsson.Interrogez-laainsiquelafemmequil’atrouvé.Onpeutrevenirplustard,quandonauraenlevélecorps.

Tandis qu’ils quittaient les lieux, l’équipe médicolégale arriva avec des projecteurs et desappareilsphoto,desmasquesetdesproduitschimiques,signedeleurprofessionnalisme.Karlssonsesentitsoulagé.Ilseffaceraientl’horreur,transformeraientl’épouvantablepiècegrouillantdemouchesenunlaboratoirebienéclairéoùlesobjetsdeviendraientdesfaits,quiseraientensuiteclassifiés.

—Tristefin…,commenta-t-il,alorsqu’ilsregagnaientlasortie.—Maisquipeut-ilbienêtre?—C’estbienlapremièrequestionàseposer.

KarlssonlaissaYvetteparleràMaggieBrennanetallarejoindreMichelleDoyce,assisedanslavoiture.Toutcequ’il savait à sonsujet était sonâge, cinquanteetunans,qu’on l’avait récemmentrenvoyée de l’hôpital après une évaluation psychologique qui n’était parvenue à aucune réelle

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conclusionsursonétatmental,etqu’ellevivaitàHowardStreetdepuisunmois,sansqu’aucunvoisinaitjamaiseuàseplaindred’elle.C’étaitlapremièrefoisqueMaggieBrennanluirendaitvisite:elleremplaçaitunecollègue,quin’auraitpufaire ledéplacementdans lamesureoùelleétaitencongémaladiedepuislemoisd’octobre.

—MichelleDoyce?Elle leva vers lui des yeux très pâles, presque semblables à ceux d’une aveugle, mais resta

silencieuse.—Jesuisl’inspecteurdivisionnaireMalcolmKarlsson.Ilpatienta.Elleclignadesyeux.—Unagentdepolice,ajouta-t-il.—Vousvenezdeloin?—Non,maisj’aibesoindevousposerquelquesquestions.—Moijeviensdetrèsloin.C’estlecasdeledire.—C’estimportant.—Oui.Jelesais.—L’hommedansvotreappartement.—Jemesuisbienoccupéedelui.—Ilestmort,Michelle.—Jeluiaibrossélesdents.Peud’amispeuventdireçadeleursinvités.Etluiachantépourmoi.

Commelefroufroud’unerivièrelanuit,quandlechienacesséd’aboyeretquelescrisetlespleurss’apaisent.

—Michelle,ilestmort.L’hommequisetrouvechezvousestdécédé.Nousdevonscomprendrecommentilestmort.Pouvez-vousmediresonnom?

—Sonnom?—Oui.Quiest-il?Enfin…était-il.Elleeutl’airperplexe.—Pourquoiavez-vousbesoindesavoircomment il s’appelle?Vousn’avezqu’à luiposer la

question.—Jesuissérieux.Quiest-ce?Elleledévisageasansciller.Unefemmerobuste,pâle,auregardtroublantetauxgrandesmains

rougeaudesquiflottaientengestesvaguesquandelleparlait.—Est-ilmortchezvous,Michelle?Était-ceunaccident?—Vousavezunedentébréchée.J’adorelesdents,voussavez.Jegardetoutesmesdentstombées

sousmonoreiller, aucasoùellesviendraient, etquelquesautresquinesontpasàmoi,maisc’estrare.Onn’entrouvepassisouventqueça.

—Est-cequevouscomprenezcequejevousdemande?—Ilveutmequitter?—Ilestmort.Karlssonauraitaimélehurler,faireusagedumotcommed’unepierrequipourraitfairevoler

enéclatslerempartdesonincompréhension,maisilgardasoncalme.—Toutlemondes’enva,unjouroul’autre.Mêmesijemedonnetantdemal.—Commentest-ilmort?Ellesemitàmarmonnerdesmotsinintelligibles.

ChrisMunsterétablissaitunpremierétatdeslieuxdurestedelamaison.Cequilerévulsait.Celan’avait rien d’une enquête criminelle, du tout : il s’agissait de personnes ayant sombré dans ledésespoir, glissé entre les mailles du filet. Cette pièce-ci, à l’étage, était remplie d’aiguilles : des

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centaines,non,desmilliersd’aiguillesusagées recouvrant lesolde tellesortequ’audébut, ilavaitcruqu’ils’agissaitd’unesortedemotif.Desmerdesdechieniciaussi,anciennesetdesséchéespourlaplupart.Desguenillessouilléesdesang.Unfinmatelasavecdevilainestachesverslemilieu.Pourl’heure,peuluiimportaitquiavaittuél’hommedurez-de-chaussée.Iln’avaitqu’uneenvie,chassertoutlemondedecettemaison,yfoutrelefeuetsortirdelà,pourrespirerdel’airfrais,etplusfraisilserait,mieux cela vaudrait. Il se sentait souillé des pieds à la tête, à l’extérieur comme en dedans.Commentpouvait-onvivreainsi?Cegroshommeaveccesyeuxinjectésdesangetceteintcireuxd’alcoolique,àpeinecapabledeparler,àpeinecapabledemaintenirsacorpulenceenéquilibresurses petits pieds.Ou l’autre, lemaigre, avec son chien, et ses bras perforés de trous et son visagecouvertdecroûtes,quiaffichaitungrandsourire,segrattaitet faisait lescentpasdehors, indécis :était-cesachambre,cesaiguillesétaient-elleslessiennes?Àmoinsqu’ilnes’agissedelachambredumort. C’était sans doute ça. On finirait par établir que le défunt n’était qu’unmembre de cettemaisonnéeinfernale.Etlepropriétaire,quelsalopard.Onlesavaitfourréslà-dedans,cescassociauxirrécupérables,ceuxdontlasociéténesavaitquefaire,qu’ellen’avaitpaslesmoyensdeprendreencharge,etqu’elleabandonnaitdesortequec’étaitmaintenantàlapolicedenettoyerlamerde.Si lesgens savaient, songea-t-il, tandis que ses pieds chaussés de lourdes bottes glissaient parmi lesseringues,siseulementilssavaientcommentcertainsviventetmeurent.

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Chapitrequatre

Karlsson se rendait à la réunion de travail sur l’affaire en cours quand il croisa le préfet depolice Crawford dans le couloir. Ce dernier conversait avec un grand jeune homme vêtu d’uncomplet bleu brillant et d’une cravate orange et vert aux motifs voyants. Il portait des lunetteslégèrement surdimensionnées. Tout en lui, depuis ses cheveux à la raie soigneuse jusqu’à seschaussuresencuirvertesetpointues,exprimaituncertaindegréd’ironie.

—Mal’,lançalepréfet,vousavezunmoment?Karlssonbranditledossierqu’ilportait.—C’estlecorpsretrouvéàDeptford?—Oui.—Vousêtescertainqu’ils’agitd’unmeurtre?—Non,pasvraiment.—Alorscommentsefait-ilquecesoitvousquigériezledossier?—Personnen’ypigequedalle,réponditKarlsson.Onessaiededéciderquoifaire.Lepréfetéclatad’unrirebrefetsetournaversl’autrehomme.—Iln’estpastoutletempscommeça.Lepréfets’attendaitàcequeKarlssonrépliquedutacautacmaisiln’essuyaaucunevanneetun

silenceembarrassés’abattit.—JevousprésenteJacobNewton,déclaralepréfet.Etvoicil’inspecteurdivisionnaireKarlsson,

dontjevousparlais.C’estluiquiaretrouvélepetitFaraday.Lesdeuxhommeséchangèrentunepoignéedemain.—Jake,jevousenprie,déclaralenouveauvenu.—Jakevapasserquelquesjoursavecnous,etétudierlesprocédures,l’organisation,toutça.Karlssonrestaperplexe.—VousêtesdétachédeScotlandYard?L’autresourit,commesiKarlssonavaitditquelquechosededrôlesanslevouloir.—Non, non, répondit le préfet. Jake travaille pourMcGill Hutton.Vous savez, le cabinet de

conseil.—Jeneconnaispas,répliquaKarlsson.—Ça ne fait jamais demal de poser un regard neuf sur les choses.On peut tous apprendre,

surtoutencettepériodederemaniementbudgétaire.—Vousvoulezdire«restrictions»plutôt?—Onesttousdanslemêmebateau,Mal’.Unautresilences’installa,untoutpetitpeutroplong.—Onm’attend,déclaraKarlsson.—Çavousennuiesijemejoinsàvous?s’enquitNewton.Karlssonlançaunregardinterrogateuraupréfet.—Ilacarteblanche,expliquaCrawford.Ilestlibred’alleretveniràsaguise,detoutvoir.Iladministrauneclaquedansledosdel’inspecteur.—Cen’estpascommesionavaitquoiquecesoitàcacher,hein?VouspourrezmontreràJake

àquelpointvoseffectifssontréduits.Karlssonregardalenouveauvenu.—Trèsbien,déclara-t-il.Sivousvoulezmesuivre…YvetteLongetChrisMunsterétaientassisdevantunbureauentraindeboireducafé.Karlsson

leurprésentaNewton,quileurdemandadefairecommes’iln’étaitpaslà.Ilseurentaussitôtl’airmal

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àl’aiseetempruntés.—Onattendencorequelqu’un?Yvettesecoualatête.—L’autopsieauralieucetaprès-midi,commençaKarlsson.Est-cequeçaneseraitpaschouette

s’ils’agissaitd’uneattaquecardiaque?—Vouspensiezqu’onavaitpul’étrangler,fitremarquerYvette.—Onpeuttoujoursrêver,non?—C’est le chien que je plains, intervintMunster. Ces types-là vivent dans lamerde, ils sont

incapablesdeconserverunboulot,maisfauttoujoursqu’ilsaientunpauvreclébard.—Àenjugerparl’absencederéaction,repritsonchef,j’imaginequepersonnen’aidentifiéle

défuntcommehabitantleslieux.—Onlesatous,confirmaMunster.Ils’emparadesoncalepin.— Lisa Bolianis. La quarantaine, je pense. Elle boit, apparemment. Je lui ai parlé. Pas très

cohérente.Elleditqu’ellen’acroiséMichelleDoycequ’uneoudeuxfois.Seule,toujours.Ilfitlagrimace.— Je n’ai pas vraiment l’impression que ces colocataires se retrouvent souvent autour d’un

barbecue.MichaelReilly–lefameuxpropriétaireduchien.Sortideprisonennovembre.Troisansetdemi pour détention et trafic de drogue dure. Il dit qu’il l’a simplement saluée dans l’entrée. Sonchienneladérangeaitpasvraiment.Ilnel’ajamaisvueaccompagnéenonplus.

Ilconsultasoncarnet.—Ellecollectionnaittoutunbazar.Elleavaitl’habitudederentreravecdessacsentiersdetrucs

qu’elleavaitachetésoutrouvés,n’importequoi.—Onavuça,dansl’appart’.Quid’autre?Munstersereplongeadanssesnotes.—Metesky.TonyMetesky.C’estàpeinesi j’ai réussià luiarracher troismots. Impossiblede

croisersonregard.Manifestement,ilestunpeudérangé.J’ailaisséunmessageauxservicessociauxà son sujet et on doit me rappeler. Sa chambre était dans un état épouvantable, même au vu del’ensemble.Ilyavaitdesaiguillesparterre,parmilliers.

Karlssonfronçalessourcils.—Lessiennes?Munstersecoualatête.—Ilhébergeàsoninsu,jepense.—Cequiveutdire?coupaNewton.Lestroisagentsleregardèrent,etilsemblagêné.—Héberger,réponditMunster,c’estquandundealerrepèreunepersonnevulnérableetqu’ilse

sertdesapiaulecommebasepoursonactivité.— Je suppose queMonsieur-peu-importe-son-nom ne vous a donné aucune indication sur le

défunt.—C’esttoutjustesij’aipuluisoutirertroismotssensés.—Maisqu’est-cequec’estquecetrou?commentaYvette.Munsterrefermasoncarnet.—Jepensequec’estlàqu’oncaselesgensquandonnesaitpasquoienfaired’autre.—Àquiappartientlamaison?demandaKarlsson.C’estpeut-êtrenotremort,leproprio.— Le propriétaire est une femme, répliqua Munster. Elle vit en Espagne. Je vais l’appeler,

vérifier si elle s’y trouve vraiment. Elle possède plusieurs maisons et passe par un agent. Je merenseigne.

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—Oùsont-ilstous,maintenant?D’ungestedumenton,MunsterinvitaYvetteàpoursuivre.—MichelleDoyceestrepartieàl’hôpital,répondit-elle.Lesautressonttoujourslà,pourautant

quejesache.—Toujourslà?s’étonnaKarlsson.C’estunescènedecrime.—Pasàstrictementparler.Avantd’avoirobtenulesrésultatsdel’autopsie,onapeut-êtrejuste

affaireàunemortnondéclarée,etjenepensepasqu’unecourdejusticesoitsusceptiblededéclarerMichelleDoyceenétatdecomparaître.Pourlesautres,oùvoulez-vousqu’onlesmette?Onatentédejoindrelamunicipalitéetonn’arrivemêmepasàtrouveruninterlocuteurpourévoquerleurcas.

—Çanelesdérangepasplusqueçaquel’undeleursfoyersservedeplanquepouruntraficdedrogue?demandaKarlsson.

Ilyeutunepause.—Eh bien…, repritYvette, si on pouvait trouver quelqu’un aux services sociaux et les faire

venir,ilsnousdiraientsansdoutequesionsoupçonneuncrime,alorsc’estànousd’enquêtersurlaquestion.Cequinerisquepasd’arriver.

Karlssons’efforçad’éviterdecroiserleregarddeNewton.Voilàquineprésentaitpeut-êtrepasletravaildelapolicesouslemeilleurjourpossible.

— Donc, ce que nous avons, résuma-t-il, c’est une femme qui sert un thé accompagné debrioches à un cadavre pourrissant non identifié, dont le seul trait distinctif est un bout de doigtmanquant à samain gauche. Se pourrait-il qu’on lui ait coupé le doigt pour faire disparaître unealliance?

—C’étaitlemajeur,fitremarquerMunster.Pasl’annulaire.—Onpeutporterunebagueaumajeur,rétorquaKarlsson.Maisputain,quiestcetype?—Donaréussià luiprendredesempreintes, leurappritMunster.Çan’apasétéunepartiede

plaisir,maisilsysontarrivés.Etçan’ariendonné.—Alors,qu’enpensez-vous?ditKarlsson.Parquoioncommence?MunsteretYvettesedévisagèrent.Sansriendire.—Jenesaispascequej’enpense,repritKarlsson,maisjesaiscequej’espère.—Quoi?—J’espèrequ’ilajusteeuuneattaquecardiaqueetquecettefolleapaniqué,qu’ellenesavaitpas

quoifaire.—Maisilétaitnu,ditYvette.Etonnesaitpasquiilest.—S’ilestmortd’uneattaquecardiaque,ceseraàd’autresdegérerleproblème.Ilfronçalessourcils.—J’aimeraisbienquequelqu’unpigequelquechoseàcequeraconteMichelleDoyce.Alorsmêmequ’ilprononçaitcesmots,unvisagesévère,auregardnoir,seprésentaàsonesprit

:FriedaKlein.

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Chapitrecinq

—Jevousenprie,docteurKlein,asseyez-vous.Friedas’étaitdéjàrendueplusieursfoisdanscettesalle.Elleyétaitvenueentantquestagiaire

pourassisteràdescolloques.Elleyavaitdirigédesséminairesentantquepsychanalysteconfirmée.Une fois, elle avaitmêmesiégé làoù se trouvait àprésent leprofesseur JonathanKrull, faceàunthérapeutedesoixanteansdontlenomavaitdepuisétaitradiéduregistreduconseilpsychanalytiquebritannique.

Elle prit une profonde inspiration pour se rasséréner et s’assit, les mains croisées sur sesgenoux.Elle connaissaitKrull de réputation, ainsi que leDr JasmineBarber, en tant que consœur.Elles entretenaient des rapports amicaux et leDrBarber, qui semblaitmal à l’aise, avait dumal àcroiserleregarddeFrieda.Letroisièmemembredel’équipeétaitunefemmecourtaude,auxcheveuxgris,vêtued’unpullaurosecriardetportantuneminerve.Au-dessus,sonvisageridéétaitmalin,sonregardvif.ElleévoquaitàFriedaunegrenouilleintelligente.Elleseprésenta:ThelmaScott.Friedaressentituneboufféed’excitation:elleavaitentenduparlerdeThelmaScott,spécialistedusouveniret des psychotraumatismes,mais ne l’avait jamais rencontrée auparavant.Une autre personne étaitassiseàl’autreboutdelatable:elleétaitlàpourrédigerlecompterendudelaséance.

—Commevouslesavez,docteurKlein,commençaleprofesseurKrullenconsultantbrièvementlesfeuillesdepapierdevantlui,ils’agitaujourd’huid’uneenquêtepréliminairerelativeàuneplaintequenousavonsreçue.

Friedahochalatête.—Nousavonsnotrepropredéontologieetuneprocédurerelativeauxplaintes,àlaquellevous

avezsouscritquandvousavezétéagréée.Noussommesiciaujourd’huipourexaminerlaplaintequia été déposée contre vous et pour nous assurer que l’un de vos patients n’a pas été victime d’unemauvaiseapplicationdenosméthodes,etquevousvousêtescomportéeaveclaprudencerequiseetlesmanières appropriées.Avant que nous commencions, jeme dois de préciser qu’aucune de nosdécisionsouconclusionsn’aforcedeloi.

Illisaitlepapierposédevantluiàprésent.—Quiplusest,quellequesoitladécisionquenousprendrons,ellen’affecterapasledroitpour

leplaignantdevouspoursuivreenjustice,sitelestsonvœu.Vouscomprenez?—Oui,parfaitement,réponditFrieda.—J’ajoutequececomitéconsultatifestcomposéde troispsychothérapeutesquisont icipour

livreruneopinionprofessionnelleimpartialesurlecasenquestion.Avez-vouslamoindreraisondedouterdel’impartialitéd’aucund’entrenous,docteurKlein?

—Non.—Vousavezchoisiden’êtrepasreprésentée.—C’estexact.—Alorsnouspouvonscommencer.LaplainteaétédéposéeparMrsCarolineDekker,aunom

desonmariAlanDekker.Confirmez-vousqu’AlanDekkerabienétévotrepatient?—Oui.Jel’aivuennovembreetdécembre2009.J’ainotéicilesdatesdechaqueséance.Elleexhibaundocumenttapéàlamachineetlefitglissersurlatable.—MrsDekkersoutientquesonmariestvenuvoustrouverdansunétatdegrandedétresse.—Ilsouffraitdegravesattaquesdepanique.—Ellesoutientégalementque, loindel’avoiraidé,vousvousêtesserviedeluientantque…

(Krull consulta de nouveau ses notes.) … pion dans une enquête de police. Que vous vous êtescomportée en détective, et non en thérapeute, nourrissant sur son compte des soupçons, en allant

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jusqu’à le signaler effectivement à la police, le rendant suspect dans une affaire d’enlèvementd’enfant, que vous avez violé votre promesse de confidentialité due au patient et que vous avezprivilégiévotreproprecarrièreaudétrimentdesatranquillitéetdesonbonheuràvenir.

—Aimeriez-vousnousexposervotreversiondesfaits,docteurKlein?proposaThelmaScott.Lafemmed’âgemûràlaminerveetaupullignoblefixaitFriedadesonregardpénétrant.Àprésentquecemoment–qu’elleavaitlongtempsredouté–étaitenfinarrivé,Friedasesentait

calme.—AlanDekker est venume trouver ennovembreparcequ’il était tourmentépar le fantasme

d’avoirunenfant.Lui-mêmeétaitsansenfant,mêmesicela faisaitunmomentquesa femmeet luitentaientd’avoirunbébé.Aussiavons-nousdiscutédansl’espoirdecomprendrepourquellesraisonscette absenced’enfant créait chez lui nonun simple chagrinmaisundysfonctionnementgrave.Aumêmemoment,unenfantréellementexistant,MatthewFaraday,avaitdisparu.L’enfantquedécrivaitAlan–celuiqu’iln’avait jamaiseu–ressemblait tellementaugarçondisparuquejemesuissentietenuedelesignaleràlapolice.Aprèsquoij’aiprévenuAlandecequej’avaisfait.

—Vousena-t-ilvoulu?demandaJasmineBarber.Friedaréfléchitunmoment.—Ilsemblaitcomprendre,peut-êtremêmeunpeutrop.Ilavaitdumalàexprimerdelacolère.

J’aidécouvertenluiunhommedoux,quidoutaitbeaucoupdelui.C’estCarrie–MrsDekker–quiéprouvaitdelacolèreàsaplace.Ellesemontraittrèsprotectriceenverslui.Celanem’étonnepasquecesoitellequiaitdéposéplainteaunomdesonmari.

—Maiscen’estpaslaseulefoisoùvousavezfranchileslimites,si?repritKrull.Friedasoutintsonregard.—Lecass’estavérécompliqué.Alanavaitétéadopté.Ilaappris–non,j’aidécouvert,etlelui

ai appris – qu’il avait un vrai jumeau. Il avait un frère, dont il ignorait totalement l’existence, etpourtantilspossédaientd’extraordinairessimilitudespsychologiques,ainsiqu’unesortedelien,uneaffinité, si vous voulez. Ils voyaient les choses de lamême façon, dans une certainemesure.Cettedécouverte perturbaitAlan, ce qui n’a rien d’étonnant.C’était son frère qui avait enlevéMatthew :DeanReeve–nomquifiguresurtoutesleslèvresdésormais,lecroque-mitainevedettedupays.

—Lequels’estdonnélamort.—Ils’estpendusousunpontprèsd’uncanaldans lequartierdeHackneyquand ilacompris

qu’il ne pourrait plus nous échapper. Même si Alan haïssait l’idée même de ce frère, il l’aimaitégalement.Ouentoutcas,ilaeul’impressiond’avoirperduunepartdelui-mêmeàsamort.Iladûsouffrirconsidérablement.Maiscen’estpasàcelaqueCarriefaitallusionquandelleditquejemesuisserviedelui.

Friedalescontemplatouslestroisdesesgrandsyeuxsombres.—Lorsd’uneséance,reprit-elle,jemesuisadresséeàluidemanièreàpénétrerleraisonnement

mentaldesonfrère,àdevinersespensées.Sansleluidire.Sijel’avaisfait,celan’auraitpasmarché.—Vousvousêtesdoncbeletbienserviedelui?—Oui,réponditFrieda.Tousétaientfrappésparsonton,irritéplutôtqueconciliant.—Pensez-vousavoirmalagi?Friedagardalesilencequelquesinstants,fronçantlessourcils.Sespenséess’abîmèrentdansles

ténèbresde l’affaire, sesombreset lapeurqu’elleavaitdistillée, telleuneencrenoire.SonpatientAlans’étaitavéréledoublerigoureusementidentiquedeDean,unpsychopathequiavaitenlevénonseulement Matthew mais, vingt ans plus tôt, une petite fille. Et cette petite fille Joanna, autrefoismenue, timide, avec sa dent ébréchée, pleurée sans fin par ses proches, n’était autre que la grossefemmeléthargiquedeDean,cachéesoussanouvelleidentitémaisàlavuedetous,victimedevenue

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bourreau. Le test ADN de Sasha avait apporté la preuve que l’obèse Terry fumant cigarette surcigaretteétait lapetite Joannaauxgenouxcagneux,quecellequicollaboraitdesonpleingréavecDeanétaitégalementsavictime.Quiplusest–etc’étaitàcelaquepensaittoujoursFriedaquandelleerrait dans les rues de Londres la nuit jusqu’à se retrouver suffisamment épuisée pour trouver lesommeil,etcedontellerêvaitencore–,ladécouvertequ’avaitfaiteFriedadel’insoliteressemblanceentrelesjumeauxavaitconduitàl’enlèvementd’unejeuneétudiantededoctorat,dontlecorpsn’avaitjamais été retrouvé. Elle songeait aux traits intelligents, attachants de Kathy Ripon, et à l’avenirqu’ellen’auraitjamais.Peut-êtresesparentsattendaient-ilstoujoursqu’ellerevienne,lecœurbattantchaquefoisquequelqu’unfrappaità laporte.Cesgens,sesjuges, luidemandaientsielleavaitmalagi,commesilaréponseétaitsimple,unevéritéquineseraitpasinsaisissableetdéloyale.Ellerelevalesyeuxetleurfitdenouveauface.

—Oui,répondit-elle,d’unevoixparfaitementclaire.J’aifaitdutortàAlanDekker,entantquepatient.Maisjenesaispassij’aimalagi.Ou,dumoins,jepenseavoireuàlafoistortetraison.Cequ’Alanm’aconfiécejour-lànousamenésdirectementàMatthew.Ilasauvélavied’unpetitgarçon,iln’yalàaucundoute.J’aicruqu’ilétaitheureuxd’avoirpunousaider.Jesaisqueletempsaffectelaperception que l’on a des faits, et j’ignore totalement ce qu’il a pu traverser depuis, mais je necomprendspaspourquoiaujourd’hui,plusd’unanaprèslesfaits,ilseraittentédeporterplaintepourunerusequ’ila,àl’époque,acceptée.Puis-jeajouterautrechose?

—Faites,jevousprie.LeprofesseurKrulll’yinvitad’ungestecourtoisdesesmainsfines,veinéesdebleu.—Carrie soutient que j’aurais pu faire passerma carrière avant la paix et le bonheurde son

mari.Jen’aipasprivilégiémacarrière.Jenetravaillepaspourlapoliceetnecaressenullementledésirdedevenirinspecteur.Unejeunefemmeadisparuenraisondecequej’aifait,etjedoisvivreavecça.Maisceciestencoreunautreproblème,pasceluidontnousdébattonspourl’instant.Entantquethérapeute,jecroisàlaconnaissancedesoi,enl’autonomie.Cequelesgensapprennentsureux-mêmesdurantunethérapien’apportepasnécessairementlapaixoulebonheur.Defait,souvent,c’estl’inverse. Mais cela permet parfois de transformer l’insupportable en supportable, de devenirresponsabledesoi-même,etd’avoiruncertaindegrédemaîtrisedesonpropredestin.Voilàcequejefais,danslamesuredupossible.Quantaubonheur…

Friedalevalesdeuxmainsenungesteexpressifetsetut.—Donc,sil’onvousdemandaitdeprésenterdesexcuses…—Desexcuses?Pourquoi?Àqui?J’aimeraissavoircequ’Alanaàdirede toutceci. Ilne

devraitpaslaissersafemmes’exprimeràsaplace.Unsilenceembarrasséenvahitlapièce,puisThelmaScottdéclarad’unevoixsèche:—Pourautantquejesache,MrDekkern’arienàdire.—Jenecomprendspas.—Sansdoutepas,eneffet.LaplainteémaneapparemmentdeMrsDekkerenpersonne.—Ensonnom?—Ehbien…Onpeutlepenser,oui.—Attendez.Êtes-vousentraindemedirequ’Alann’arienàvoiravectoutça?—Jenesaispasaujuste.LeprofesseurKrullsemblaitgêné.—Pourquoitoutça,alors?Friedadésignatouràtourlalonguetableovale,lafemmeconsignantlecompterenduàl’autre

bout,lesportraitsdesaugustesmembresduconseilpendusauxmurs.— Je croyais qu’il s’agissait d’enquêter sur une plainte déposée,même indirectement, par un

patient.Depuis quand est-on responsable dumécontentement ressenti par le conjoint d’unpatient ?

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Qu’est-cequejefaisici?Etvous-mêmes,tousautantquevousêtes?LeprofesseurKrulls’éclaircitlavoix.—Nousvoulonsécartertoutrisquedeprocès.Arrangerleschoses.Friedaselevabrusquement,etsachaiseraclaleplancher.Savoixtremblaitdecolèrecontenue.—Arranger les choses ? Vous voulez que je présente des excuses pour un acte que je crois

justifié,ouentoutcas,pasinjustifié,àquelqu’unquin’ajamaisétéconcernéparcettedemande?—DocteurKlein,coupaKrull.—Frieda,intervintJasmineBarber.S’ilvousplaît,attendez.ThelmaScottneditrien:sesyeuxgrissuivirentFrieda.—J’aimieuxàfairedemontemps.Ellerepritsonmanteausurledossierdesachaiseetsortit,enprenantgardeànepasclaquerla

porte derrière elle. Alors qu’elle parcourait le couloir en direction de l’entrée principale, elleentraperçutunefemmequidescendaitlesescalierssursagaucheets’arrêta.Quelquechosedanscetterobuste silhouette, ces courts cheveuxbruns, lui était familier.Elle secoua la tête, continuavers lasortie,puisseravisaetfitdemi-tour,empruntantl’escalierquimenaitàlacantine.Etelleavaitraison:ils’agissaitbiendeCarrieDekker,l’époused’Alan,lafemmeàcausedelaquelleelleavaitassistéàcettemascaradeàl’étage.Depuisunanqu’ellenel’avaitvue,ellesemblaitdevenuepluspetite,plusrâblée,plusâgée,pluslasse.Sescheveuxbrunsétaienthirsutes.FriedaattenditqueCarrieseserveunmugdecaféets’installedansuncoin,àcôtéduradiateur,avantdes’approcher.

—Puis-jem’asseoirunmoment?Carrieladévisagea,lestraitsdurcisparl’hostilité.—Vousnemanquezpasdeculot,déclara-t-elle.Friedapritplace.—J’aipenséquenousferionsmieuxdeparlerfranchement,faceàface.—Pourquoivousn’êtespluseninterrogatoire?Vousn’êtespasrestéebienlongtemps.—Jevoulaisvousposerunequestion.—Quoi?—Alanétaitmonpatient.Pourquoi est-cevous,plutôtque lui, directement, quiportezplainte

contremoi?Carrieeutl’airinterloquée.—Vousn’êtespasaucourant?—Aucourantdequoi?—Vraiment,vousn’enavezaucuneidée?Vousavezdébarquédansnosvies.Vousavezsoutenu

quenousétionsendebonnesmains.VousavezditàAlanqu’ilpouvaitvousfaireconfiance.Vousluiavezbourrélecrâned’idées,commequoi ilfallaitseconnaîtresoi-même,êtrehonnêteenverssoi.Vousluiavezditdenepasavoirhontedumoindreressenti.Enunmot,vousl’avezaffranchi.

—Et?—Toutcequejevoulais,c’étaitqu’ilguérisse.L’espaced’uninstant,savoixvacilla.—Ilétaitmaladeetjevoulaisjustequ’ilaillemieux.C’estpourçaqu’ilvousconsultait.C’est

ça,pourvous,êtreguéri?Connais-toitoi-mêmeetquittetafemme.—Hein?—Vousl’avezchangé.—Carrie,arrêtezuneseconde.Êtes-vousentraindemedirequ’Alanvousaquittée?—Vousn’étiezpasaucourant?—Non.Jen’aipasvuniparléàAlandepuislemoisdedécembre,quandonaretrouvésonfrère

mort.

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—Ben,voilà.Maintenant,voussavez.—Quandest-ilparti?—Quand?Carrierelevalatête.SonregardcroisaceluideFrieda.—LejourdeNoël,voilàquand.—C’estdur,compatitFriedad’unevoixdouce.EllecommençaitàcomprendrepourquoiCarrieavaitportéplainte.—Çafaitdoncunpeuplusd’unmois.—Non,pasceNoël-ci,l’autre.Celuid’avant.—Oh,laissaéchapperFrieda.L’espaced’uninstant,lescontoursdelapiècesebrouillèrent.—Vousvoulezdirejusteaprèsquesonfrèreamisfinàsesjours?—Comme s’il n’attendait que ça.Vraiment, vous n’étiez pas au courant ? J’ai cru qu’il vous

avaitparlé…J’aicruquec’étaitvousquil’yaviezencouragé.—Pourquoiest-ilparti?—Parcequ’ilsesentaitmieux.Iln’avaitplusbesoindemoi.Ilatoujourseubesoindemoi.J’ai

veillésurlui.Maisunefoisquevousluiavezmislegrappindessus,ilachangé.—C’estcequ’iladit?—Iln’enapastantdit,non.Maisc’estcommeçaqu’ilsecomportait.Pendantlesquelquesjours

aprèslesuicidedeDean,ilétait…commentdire…Ilétaitgai,pleind’énergie,résolu.Cesquelquesjoursontétélesmeilleursdemavie.C’estpourçaqueçaaétésidurensuite.J’aicruquetoutiraitbien. J’avais eu si peur si longtemps, et soudain il m’était revenu, mon vieil Alan. Ou plutôt, unnouvelAlan.Etilétait…tellementtendre.J’étaisheureuse.

Elle tournala têtepourqueFriedanepuissepasvoir les larmesdanssesyeux,etreniflaaveccolère.

—Ilabiendûvousdonneruneexplication.—Non.Ilajusteditquenousavionspassédebonsmoments,maisquedésormais,c’étaitfini.

Quand jepenseàceàquoi j’ai renoncépour lui,à la façondont j’aiveillésur lui,àquelpoint jecherchais à luioffrir ununivers sécurisant…Je l’aimais et je saisque lui aussi.Quoiqu’il puissearriverparailleurs,nouspouvionscompterl’unsurl’autre.Là-dessus,ilestpartisansunregardenarrière,etquemereste-t-ilmaintenant?Ilm’atoutpris:monamour,maconfiance,mesannéesdefertilité.Etjenevouspardonneraijamaispourça.Jamais.

Friedahochalatête.Lacolèrequ’elleéprouvaitenversCarries’étaitdepuislongtempsévanouie.—Voussavez,Alanatraverséuntraumatismeterrible,dit-elle.Peut-êtren’a-t-ilplussupporté

sonanciennevieets’est-ilenfui,cequinesignifiepasquecesoitpourtoujours.L’importantestquevouscontinuiezdecommuniqueraveclui,quevouslaissiezlesportesouvertes.

—Etcommentsuis-jecenséefaireunechosepareille?—Ilnevousparlepas?—Iladisparu.Envolé.Frieda eut soudain froid en dépit du radiateur fonctionnant à plein régime à côté d’elle. Elle

énonçalentementetprudemment:—Vousvoulezdirequevousnesavezmêmepasoùilest?—Jen’enaipaslamoindreidée.—Ilnevousapaslaisséuneadresseoùfairesuivresoncourrier?— Il est juste parti avec quelques affaires et le fameux sac d’outils que lui avait offert son

psychopathedefrèrejusteavantdesetuer.Oh,etpresquetoutl’argentdesoncompteenbanque.J’aiouvertsesrelevés.J’aitentédeleretrouvermaismanifestementilnetientpasàcequ’onlefasse.

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—Jevois,commentaFrieda.—C’estpourçaquej’aiportéplainte.Vousm’avezvolémavie.Vousavezpeut-êtreretrouvéce

petitgarçon,etsauvélafemmedeDean,quin’avaitpasvraimentl’aird’ytenir,maisparvotrefaute,j’aiperdumonAlan.

Carrieselevaetboutonnasaveste.Unfilmseformaitàlasurfacedesoncafé,qu’ellen’avaitpas touché. Frieda la regarda s’éloignermais ne bougea pas pendant plusieursminutes. Elle restarigoureusementimmobile,lesmainsposéessurlatabledevantelle,levisagedénuéd’expression.

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Chapitresix

En quittant l’Institut, Frieda réfléchissait si intensément qu’elle avait à peine conscience del’endroitoùellesetrouvait.Quandelles’aperçutqu’onluipressaitl’épaule,ellecrutavoirbousculéquelqu’un.

—Désolée,commença-t-elle,avantdesursauter.Bonsang,maisqu’est-cequevousfaitesici?Karlssonrit,sentantsaproprehumeurmaussadedisparaîtreàlavuedelaminerenfrognéedela

jeunefemme.—Contentdevousrevoir,moiaussi,aprèstoutcetemps,dit-il.Jevouscherchais.—Lemomentestmalchoisi.— Je le conçois volontiers, répliquaKarlsson. J’ai vuCarrieDekker partir quelquesminutes

avantquevousnesortiez.—Maisenfin,quefaites-vouslà?—Charmant.Aprèstoutcequenousavonsvécu,vousetmoi…—Karlsson,ditFriedad’unevoixmenaçante.Jamaisiln’avaitréussiàlaconvaincredel’appelerparsonprénom.—J’aieudumalàvousjoindre.Pourquoin’allumez-vousjamaisvotreportable?—Jenevérifielesappelsenabsencequ’unefoisparsemaine.—Aumoins,vousvousêtesdécidéeàenacheterun.J’aiparléàvotreamie,Paz,aucentre.Elle

m’aracontécequisepassait.Pourquoinem’avez-vouspasappelé?Ilinspectalesalentoursduregard.—Pouvons-nousallerprendreuncaféquelquepart?—J’étaisdanslacantineàl’instantavecCarrie.Alanl’aquittée.Vouslesaviez?—Non.—Etquandjedis«quittée»,jeveuxdire:ilacoupélesponts.Iladisparu,pointbarre.Vousne

trouvezpasçabizarre,pourquelqu’unàcepointdépendantd’elle,etquil’adulait?—Ilaétésoumisàpasmaldepression.Parfoislesgensontjustebesoindesetailler.Unediscrètegrimace luiéchappa.Frieda leremarqua, toutcommelesnouvellesridessurson

visageétroit,lesfilsargentésparsemantsescheveuxbruns,etlatouffedepoilsqu’ilavaitoubliéeenserasant.

Ellesecoualatête.—Quelquechosenecollepas.Ils’estpasséuntruc.—Vousn’avezpasréponduàmaquestion.—Laquelle?—Cellequivousdemandaitpourquoivousnem’avezpasappelépourcetteaudience.J’aurais

aimévousaider.Grâceàvous,onaretrouvéungosseenlevé.Desgossesenlevés.L’idéequevouspuissiezêtretraînéedevantuneespècedecommissionestparfaitementridicule.

Frieda dévisagea l’inspecteur avec cette expression pénétrante qui le mettait toujours sur sesgardes.

—Çan’a riende ridicule, répliqua-t-elle. Jedois répondredemesactesetAlana ledroitdeporterplaintecontremoi.

— J’aurais pris votre défense. Tout comme le préfet. J’aurais sans doute pu obtenir uneinterventionduministredel’Intérieur.

—Cen’estpaslaquestion.Laquestionestquej’aifailliàmesdevoirsenversunpatient.—Maisnon.—J’avaisdifférentsdevoirs,repritFrieda.J’aitentédepeserlepouretlecontre.J’auraisaimé

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enparleràAlanmaisilsemblequecelaneserapaspossible.Karlssonallaitrétorquerquelquechosepuisrenonça.—Enfait,ilsetrouvequetoutcecin’arienàvoiraveclaraisondemavisite.Écoutez,sivous

nevoulezpasdecafé,est-cequ’onpeutallermarcher?Vousaimezmarcher,non?—Vousn’avezpasdevoiture?—Si,avecchauffeur.Onpeutmarcher,etilmerejoindraensuite.L’expressiondeFriedadevintsoupçonneuse.—Çan’arienàvoiravecleboulot,si?—Riend’important,s’empressaderépondreKarlsson.Jemesuisjusteditqueçapouvaitvous

intéresser. À titre professionnel. Vous seriez rémunérée pour votre peine. J’aimerais que vouséchangiezdeuxmotsavecquelqu’un.Cinqminutes.Dix.Unepetiteconversation,pourmedirecequevousenpensez.C’esttout.

—Quiest-ce?—Onvaparoù?demandaKarlsson.Friedaindiqualadirectiondanssondos.—ParPrimroseHill.—Trèsbien.Jevousdemandejusteuninstant.Après quelques instructions laissées au chauffeur, Karlsson et Frieda remontèrent la rue et

empruntèrent une impasse qui débouchait sur le parc. En silence, ils gravirent une colline, puiscontemplèrentlezooetlavilleau-delà.Ilfaisaitfroidcejour-làet,autraversd’unetrouéedanslesnuages,KarlssonaperçutlescollinesduSurrey,loinausud.

—Voussaveztoutdececoin,commença-t-il,alorsracontez-moiquelquechosed’intéressant.—Iln’yapassilongtemps,desrenardsontpénétrédanslacagedespingouins,répondit-elle.Ils

enonttuéunedouzaine,environ.—Cen’estpasvraimentàçaquejepensais.—C’estçaquim’estvenuàl’esprit,rétorquaFrieda.—Ilsn’avaientqu’àsejeteràl’eau.—Onnesaitpascommentonréagitensituationdecrise.Avantqu’ellenesurvienne.Bon,de

quoivouliez-vousmeparler?Alors qu’ils redescendaient la pente et que la vue s’aplanissait, Karlsson parla à Frieda de

MichelleDoyce,delamaisonàDeptfordetducorpsendécompositionqu’onavaitretrouvécalédanssoncanapé,avecunpeignedanslescheveuxetlabouchemaquilléederougeàlèvres.

—Onacruqu’ilpouvaits’agird’unemortnaturelleouaccidentelle,maisilyaunosdanslecouquineseromptqu’avecstrangulation.

—L’oshyoïde,précisaFrieda.—Jevouscroyaispsychothérapeute.—J’aid’abordétudiélamédecine.Commevouslesavez…—Enfinbref,vousavezraison.Ilarrivequ’onvousétrangleetquel’oshyoïdenerompepas.

Maiss’ilcasse,c’estbeletbienqu’onaétéétranglé.Là,jecroisquej’ysuisarrivé:toutçapourdire,cethommeaétéétranglé.

—Oùestlafemme?demandaFrieda.—Onl’arenvoyéeàl’hôpitalpsychiatrique,dontellen’auraitjamaisdûsortir.Pourautantque

jesache,elleavécuavecuncadavrependantcinqjoursouplus.D’aprèscequ’onenavu,elle luiservait du thé, putain, accompagné de brioches. Certes, il se pourrait qu’elle soit l’actrice la plusdouéedumonde,maispourmapartjepensequ’elleestfolleetqu’elledélire.Cequin’empêchepasquec’estsansdouteellequiatuécethommeonnesaittropcommentetqu’ellepasseraprobablementlerestedesavieàl’asilemais…

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Karlssonmarquaunepause.—J’aimeraisbienavoirvotreopinionsursoncas.—Jenesuispaslapersonnequ’ilvousfaut,réponditFriedasansmêmeleregarder.—Çanevousintriguepas?—Passpécialement.Pasplusque jenesuisqualifiée. Jen’ai jamais faitdepsychopathologie.

Mondomainedecompétence,c’estlemalheurdesgensnormaux.Ilyaquantitéd’experts.Jepourraissansdoutevoustrouverdesnomsmaisvousdevezdéjàfaireappelàdesgens.

—Iln’estpasquestiond’établirunbilan,expliquaKarlsson. Ils sontsansdouteen trainde lefaireencemoment.Jeveuxjustequequelqu’unluiparle.Nous,onnepeutpas.Enfin,onpeut,c’estjustequ’onnesaitpasquoidireetqu’onnecomprendpascequ’ellenousraconte.C’estcequevousfaites,vous.

—Jen’ensaisrien,réponditFriedad’untonsceptique.— Vous parlez de tristesse, insista Karlsson. Vous savez ce qu’a dit Yvette ? Je veux dire,

l’inspecteurLong.Vous vous souvenez d’elle, non ?Elle pense queMichelle est la femme la plusmalheureusequ’elleajamaiscroiséedesavie.Cen’estpascequim’aleplussautéauxyeuxpourmapart, mais c’est ce qu’elle a dit. Michelle n’est peut-être pas comme tout le monde, mais elle estmalheureuse.

QuandFriedasetournaversKarlssoncettefois-ci,c’étaitavecuneminequasialarmée.—Vousmeprenezpourqui?Vouscroyezquejesuisaccroaumalheurd’autrui?—Danslebonsens,seulement.—Dites-moiuntruc.—Quoi?—Vousallezbien?—Commentça,bien?—Vousavezl’airsoucieux.Ellehésita,puisajouta:—Plusqued’habitude,jeveuxdire.L’espaced’uninstant,Karlssonfuttentédeseconfieràelle.Ceseraitunsoulagementqued’en

parleràquelqu’unetd’entendresesmotsdesympathieetsesconseils.Mais il ressentitensuiteunepointed’irritation:Friedaprêtaituneoreilleprofessionnelleet ilnevoulaitpasparleràquelqu’undontlemétierétaitd’écouter,précisément.Ilvoulaitquelqu’unquiprendraitsonparti,unamiproche.Ilsecontentadesourireethaussalesépaules.

—Alors,vousêtespartante?

Friedapénétradansl’impassepavéeetapprochadechezelle–uneétroitemaisoncoincéeentreunappartementetungarage–avecunsentimentfamilierdesoulagement.Elledénichasacléetouvritlaporte,ôtasonmanteaupour lesuspendreaucrochetdans l’entrée,enlevasesbottesetenfila leschaussons qui attendaient. Chaquematin avant de partir, elle préparait un feu en prévision de sonretour et voilà qu’elle se rendait à présent dans le salon, qu’elle allumait le lampadaire ets’agenouillaitprèsdufoyer.Ellegrattauneallumetteetlamaintintaucontactdupapierjournalrouléen boule, regardant les flammes lécher le papier et enflammer progressivement le petit bois. Elletiraitfiertédenefaireusagequed’uneallumette,etelleattenditquelefeueûtbienprisavantdeserendredanslacuisineetd’yremplirlabouilloire.Unvoyantclignotaitsurlerépondeuretellepressalebouton«play»,avantdeseretournerpourattraperunmugdansleplacard.

—CoucouFrieda,fitunevoix.Telunanimalauxaguets,ellerestafigée,unemainfortementpresséecontreleventre.— Comme tu n’as pas répondu à mes mails, je me suis dit que j’allais t’appeler. Il faut

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absolumentquejeteparle…Friedaappuyasurlebouton«stop».Lavoixsetutaubeaumilieud’unephraseetellecontempla

la machine comme si elle risquait soudain de se ranimer. Au bout de quelques instants, elles’approchadel’évieretfitcoulerdel’eaufroide,avantdes’enaspergerlafigure.Ellesepréparaunepleinethéièredethé,patientaletempsquecelui-ciinfuse,puisseservitungrandmugetl’emportadanslesalonoùelles’installadanssonfauteuilaucoindufeu,quicrépitaitdoucementsansdégagerencorederéellechaleur.Dehors,lecrachinviraàlapluie,incessante.Sandy:l’hommequ’elles’étaitlaisséealleràaimeretquiétaitpartiunanetunmoisauparavant.Ilsepassaitparfoisdesjours,etmêmedessemaines,sansqu’ellepenseaucunementàlui,maislesondesavoixluinouaittoujoursl’estomac et son cœurbattait plus vite.Pourtant, elle n’avait répondu à aucunde ses e-mails.Pourl’essentiel, elle ne les avait même pas lus. Elle les avait détruits aussi vite qu’ils surgissaient,s’assurantensuitedevider lacorbeilledesonordinateurpourn’êtrepas tentéede les récupérer. Ill’avaitinvitéeàlesuivreenAmérique,etelleavaitrefusé;elleluiavaitdemandéderester,etilavaitréponduqu’ilnepouvaitpas.Querestait-ilàajouter?

Finalement,elleregagnalacuisineetécoutalafindumessage.Iln’étaitpaslong:Sandydisaitsimplementqu’ilavaitbesoindeluiparleretqu’ilvoulaitlarevoir.Ilneluidisaitpasqu’ill’aimait,niqu’elleluimanquait,niqu’ilvoulaitqu’ellerevienne.Maisqu’ilyavaitentreeux«quelquechosed’inachevé»etsavoixsemblaittendueethésitante.Friedal’imaginaentraind’articulercesmots:lafaçonqu’ilavaitdefroncerlessourcilsquandilseconcentrait;lesillonentresesyeux;lacourbedesabouche.Ensuiteelleeffaçalemessageetretournaprèsdufeu.

Plus tard ce jour-là, Karlsson écouta lui aussi sur son répondeur unmessage qui le traversad’unedouleuraiguë.Ilduts’asseoiretpatienter,letempsdeseremettre.

Il venait justede regagner sonappartement en entresoldeHighburyaprès avoirdîné avecunanciencamaradedefacetsafemme.Ilssevoyaientrarement,unefoisparan,peut-être,etchaquefoisl’écartsemblaitsecreuserentreeux.ToutcommeKarlsson,AlecavaitétudiéledroitàCambridge,maisalorsqueKarlssons’étaitenrôlédanslapolicedeLondres,ilavaitpoursuivisursalancéepourdeveniraujourd’huiundesprincipauxassociésd’uncabinetd’avocats.Sonépouse,Maria,enseignaitla politique à l’université ; c’était une toute petite femme, à l’esprit caustique, dotée d’une énergieinépuisable. Ils avaient trois enfants qui n’étaient pas encore couchés quand Karlsson était arrivé,apportantunebouteilledevinetunbouquetdefleursdéfraîchi.Ilavaitpasséunmomentausalonencompagniedecettefamilleenapparenceidéale,aveclesenfantsenpyjama,leplusjeuneencoredanssescouches,etavaitsentilamélancolies’emparerdelui:ilétaituninspecteursous-payéetsurmené.Sa femme l’avaitquittéetvivaitdésormaisavecunautre.Sesdeuxenfantsgrandissaient sansqu’ilsoit làpour lesborderdans leur lit le soirniqu’ilpuisse leurapprendreà fairede labicyclette,àshooter dans un ballon, à faire leur première longueur dans la piscine du coin, le visage quasiimmergédansl’eauturquoise.

Ilécoutaitàprésentlemessagequesafemmeavaitlaissésursonrépondeur.—Mal’?C’estJulie.Ilfautqu’onparle.Ilpouvaitdire,àsaprononciationlégèrementralentie,qu’elleavaitbu.—Leschosesnevontpassetasserjusteparcequetuprétendsqu’ellesn’existentpas,etcen’est

passympapourmoi.Rappellequandtuaurascemessage.Peuimportel’heure.Karlsson se rendit dans sa cuisine et sortit une bouteille dewhisky. Il avait déjà bu plusieurs

verresdevinmaissesentait l’espritclair. Il seversaunerasadegénéreuseetajoutaun traitd’eau.Puisils’emparadenouveaudutéléphone.

—Allô?Elleavaitdescenduplusieursverres,plusdedoute:untremblementperçaitdanssavoix.

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—J’aieutonmessage.Est-cequecetteconversationnepeutpasattendredemainmatin?Ilestpresqueminuit,onestfatiguésl’unetl’autre…

—Parlepourtoi-même.Ilravalasacolère.—Jesuisfatigué.Etjeneveuxpasquenousnousdisputionsàcesujet.Nousdevonsnousposer

laquestiondesavoircequiestlemieuxpourMikeyetBellaetnepasprécipiterleschoses.—Tusaisquoi,Mal’?J’enairasleboldepenseràcequiseraitlemieuxpourMikeyetBella.

J’ai passémavie à penser à ce qui seraitmieuxpour toi, pour eux, àmemontrer compréhensiveenvers ton boulot, tes horaires, à tenir compte de tout le monde sauf de moi. C’est mon tourmaintenant.

—Tuveuxdire,letourdeBob.Bobétaitlecompagnondesafemme.IlsvivaientensembleàBrighton,etquandledivorceserait

prononcé, ilscomptaientsemarier,aussiKarlssonsupposait-ilqu’il tenait réellement lieudebeau-pèreàBellaetMikey.C’estluiquilesemmenaitàl’écolechaquematinenserendantaubureau,etquileur lisait des histoires le soir. Karlsson avait vu des photos de Bella tout sourire sur ses solidesépaules, et Mikey lui avait raconté que Bob lui avait appris à jouer au cricket sur la plage.Apparemment,ilétaitquestionqu’illeurachèteunchien.BobavaitàprésentreçuunepropositiondetravailàMadrid,etJulievoulaityemmenersafamille–«pourdeuxoutroisans,pasplus».

—Cen’estquandmêmepasl’Australie,plaidait-elle.Tupeuxvenirenavionenquelquesheures.—Cen’estpaslamêmechose.—Etpensecombienceseraituneexpérienceformidablepourlesenfants.— Un enfant a besoin de son père, répliqua Karlsson en grimaçant d’entendre semblable

platitude.—Ilsneteperdraientpas.Çanechangerapas,ça.Etilspourraientpasserleursvacancesavec

toi.Celaneseferapasavantplusieursmois,detoutefaçon…Tupeuxpasserpleindetempsaveceuxavantledépart.

Je les perds, songea Karlsson en contemplant l’appareil serré dans sa main. Déjà, ils étaientpartisàBrighton,etmaintenantl’Espagne.Jedeviendraiunétranger.Ilshésiterontàs’approcherdemoiquandilsmereverront,ilssecacherontderrièreJulie,ilsaurontenviederentrerchezeuxquandilsserontchezmoi.

—Jepeuxrefuser,dit-il.J’aitoujoursundroitdegardepartagée.—Tupeuxnousempêcherdepartir.Outenterdelefaire.C’estcequetuveux?—Biensûrquenon.Maistutiensàcequejelesvoieàpeine?—Non.Juliepoussaunprofondsoupir.Puisill’entenditréprimerunbâillement.—Maisdis-moicommentonvafaire,Mal’.Iln’yapasderéelcompromispossible,là.—Jen’ensaisrien.Karlsson,cependant,étaitdéjàcertainqu’ilallaitaccepter.Ilsesentaitembarquédanslegenrede

querelles qu’ils avaient déjà eues quand ils étaient ensemble. Il éprouvait un terrible sentiment dedéfaiteetdesolitude.

Le couteau avait son tiroir réservé, où il gisait enroulé dans du plastique, avec la pierre àaiguiser.Illuiarrivaitdel’ensortirpourleposersurlatabledevantelle,étudierlerefletmatdesalonguelame,serisquantparfoisàeffleurerprudemmentlebordetàsentirletranchantfraîchementaffûté.Elleétaitalorstraverséed’unfrissond’excitationetd’effroi,d’ordrepresquesexuel.Ellenes’enservaitjamaispourcuisiner:elleavaituncouteauémoussépourça.Ellel’entretenait,afinqu’ilsoitprêt.Unjour,ilservirait.

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Ellesoulevaitàprésentl’écoutille:ellegrinçaitautrefois,maiselleavaitverséquelquesgouttesd’huiledecuisinesursesgondsdefaçonàcequ’ellesesoulèvesansbruit.Leventluiarrivadroitdessus,enpleinefigure,unventfroidetcharriantquelquesgouttesdepluie.Unenuitnoirerégnaitsurlarivière.Pasdelunenid’étoiles.Leslumièressurlesbargesalignéeslelongduquai,cellesquiétaienthabitées,étaientéteintesetseulsvacillaientquelquespointslumineuxauloin.Elles’extirpaetinspecta les alentours.Dans lesmarécages, à une distance considérable, quelqu’un avait alluméunfeu.Lesflammesoranges’élevaientendansantcontreleciel.Elleplissalesyeuxsansparvenirpourautant à distinguer lamoindre silhouette à côté, lamoindre forme noire se découpant sur le fondnocturne.Elleétaitseule.L’eauclapotaittoutdoucementlelongduflancdubateau.Lorsqu’elleétaitarrivée ici pour la première fois, le bruit et le léger mouvement sporadique de l’eau l’avaientdérangée,maiselles’yétaitfaiteàprésent.Ilsluirappelaientlesangdanssoncorps.Elles’étaitaussihabituéeauxbruitsnocturnes–leventdanslesarbresetdanslesjoncsdenses,parfoissemblableàungémissement,lebruissementdesrongeurssurlaberge,lecrisoudaindeschouettes.Ontrouvaitdesrenards ici, ainsi que de gros rats pourvus de longues queues épaisses. Des hérons et des cygnesblancsquilatoisaientdeleurregardméchant.Deschatsgaleux.Elleavaiteuunchatunjour,avecunbout de queue blanc et des oreilles soyeuses : il faisait méticuleusement sa toilette et ronronnaitcommeunmoteurbienréglé.Maisc’étaitilyalongtemps,dansuneautrevie,etelleétaituneautre,désormais.

Avec laplusgrandeprécaution,ellemontadans lacabinede lapénichepuissur lechemindehalage. Elle portait des vêtements sombres – un bas de survêtement bleumarine et un haut gris àcapuche :mêmesiquelqu’un se trouvaitdans lesparages, il était peuprobablequ’on lavoie.Ellerestaittoujoursprudente.L’importantétaitdenejamaisbaisserlagarde,oudes’imaginerensécurité.Ellecheminalentementlelongdusentier,sentantsoncorpssedérouiller.Elledevaitgarderlaformeetsesforces,chosedifficilequandonrestaitenfermétoutelajournée.Illuiarrivaitbien,parfois,defairequelquespompesàl’intérieur,ets’astreignaitdeuxoutroisfoisparjouràvingttractionsenseservantdureborddel’écoutillelégèremententrouverteenguisedebarreetencomptantàvoixhautepourn’êtrepastentéedetricher.Sisesbrasétaientforts,ellenepensaitpasenrevancheêtreenétatdecourir bien loin oubienvite. Parfois, quand elle se réveillait la nuit, c’était avec unnœuddans lapoitrine,etelleavaitdumalàrespirer.Elleavaitenvied’appeleràl’aide,maissavaitqu’ilnefallaitsurtoutpas.

Ellelongealesautresbateauxamarrésàl’aided’épaiscordages.Laplupartd’entreeuxrestaientvidesd’unesemainesurl’autre,etcertainssedésagrégeaient,avecleurpeinturequis’écaillaitetleurboisquipourrissait.Ilyavaitdesgensàborddecertainsautres,avecdesplantessurleurstoitsplats,desvéloscouchéssurleflanc,dontlesrayonsvrombissaientquandsoufflait levent.Mêmedanslenoir,ellesavaitquelsbateauxétaienthabités.C’étaitsamissionqued’êtrevigilante.Quandilsétaientarrivésici,elleavait trouvéexcitantdes’ycacheretd’enfaireenmêmetempssonfoyer.C’était«leur refuge », avait-il dit : personne d’autre ne saurait qu’ils étaient là, et quoi qu’il arrive, ilspourraientseretranchericietattendrequeledangersoitpassé.Maisensuite,ilétaitparti,nerevenantquequelques joursparmois.Audébut,elles’étaitdemandécequ’elle feraitdeses journéesquandelle serait seule,mais c’était fou le nombre de choses à faire. Il fallait entretenir la péniche, pourcommencer, et ce n’était pas facile parce qu’elle était ancienne et qu’elle était restée longtempsabandonnée avant qu’ils ne l’occupent. Il y avait des taches d’humidité sur les flancs et l’eaus’infiltrait par le plancher, autour des interstices de la douche et des toilettes, et jusque dans lesplacards de l’espace qui tenait lieu de cuisine. Les fenêtres étaient d’étroits rectangles au traversdesquelsnulnepouvait voirde l’extérieur. Il fallait toujoursgarder laporte fermée, et quandellelavaitsesvêtementsdansletoutpetitévieraveclessavonsqu’illuiachetait,avantdelesétalersurleschaisesetlatablepourlesmettreàsécher,l’airétaitchargéd’uneodeurforteetlégèrementmoisie.

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Autrefois,ilyavaiteudel’espace,duconfort,delalumièresedéversantpardevastesfenêtres,etdesrosessurlapelouse.Elleserappelaitcommeenrêvelesdrapspropresetlesdouxvêtements.Désormais, elle vivait dans cet espace sombre, confiné ; avec ces longues nuits d’hiver, quand ilfaisaitsifroidquesonhaleines’élevaitenvolutesetquedelaglaceseformaitcontrelesparoisdespetitesfenêtres ;aveccesbougiesvacillantensecretquandellen’osaitmêmepasfaireusagedelalampe torcheàdynamoqu’il lui avaitofferte ; aveccettepeur, tapiecommeunedouleurdans sonestomac.Oui,onpouvaitmêmes’habitueràlapeur.Onpouvaittransformerlapeurenquelquechosedefortetd’utile,dedangereux.

Elle rebroussa chemin. Les gouttes de pluie gagnaient en intensité et elle ne voulait pas seretrouvertropmouillée.L’hiveravaitétésifroid,silong…Durantdessemaines,lessentiersavaientétédurcisparlaglace,oucouvertsd’uneneigeépaisse.Elles’étaitsentiecommeunanimaldanssonterrier,àregarderlesfloconstomberderrièrelesfenêtres.Àattendre,attendresansfin.

Aprèss’êtreglisséedenouveauparl’écoutille,ellelarefermaderrièreelleetlaverrouilla.Elleremplitlapetitebouilloireenfer-blancavecjustelaquantitéd’eaurequisepourunsachetdethéetlaposasurlacuisinière,tournantleboutonetenflammantlebrûleuràl’aided’uneallumette.Maisellevoyait bien qu’ils allaient bientôtmanquer de gaz : la flamme était faible et bleue.Bientôt elle nepourrait plus cuire les pommes de terre qui attendaient dehors, sous le siège, dans le panier, niremplir une bouillotte afin d’atténuer un peu le froid qui semblait s’immiscer jusque dans ses os.Peut-êtreapporterait-ilunenouvellebouteillelaprochainefoisqu’ilviendrait.Cequ’ilnemanqueraitsûrementpasdefairebientôt.Ellecroyaitenlui.

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Chapitresept

—Vousplaisantez.Reubensecalaaufonddesonfauteuil,lamineréjouie.Friedaserenfrogna.—Jevaisjustepasserquelquesminutesavecelle.—C’ests’engagersurunepentesavonneuse.—Jenelepensepas.Karlssonveutquejevoiesijeparviensàcomprendrecequ’elleraconte.—Vousm’avezditquevousnevousmêleriezplusjamaisd’enquêtespolicières,enaucuncas.—Jesais.Etjecomptebiennepaslefaire.Nemeregardezpascommeça.—Pardon?—Commesivousmeconnaissiezmieuxquemoi-même.C’estagaçant. J’espèrequevousne

regardezpasvospatientsdecettefaçon.—Jesaisquevousêtesintriguée.Friedas’apprêtaitàprotestermaisseretint,vuqueReubenavaitraison,évidemment.—Peut-êtreaurais-jemieuxfaitderefuser,déclara-t-elle lentement.J’aicruquec’étaitceque

j’allaisfaire,etaprès,jemesuisentenduedireoui.Ilsétaientassisdans lebureaudeReubenaucentreoùFrieda travaillaitàmi-temps,etoùelle

siégeaitauconseild’administration.L’Entrepôtqu’avaitcrééReubenl’avaitrenducélèbreentantquethérapeute.Friedanes’étaittoujourspasfaiteàlamétamorphosedesonbureau.Durantdesannées–depuis qu’elle avait fait sa connaissance, en fait, à l’époque où il était son superviseur et elle unejeuneélève–,Reubenavaittravaillédanslechaos,aumilieudespapiersétalésabsolumentpartout,des piles de livres à moitié écroulées autour de son fauteuil, de cendriers et de pots de fleursdébordant de cigarettes à demi consumées.Aujourd’hui, tout se trouvait dans un état d’ordre biendéfini:ilyavaitunecorbeillepourlecourriercontenantseulementquelquesfeuillesdepapier,leslivresétaientsur leursétagères, iln’yavaitpasunmégotdecigaretteenvue.EtReuben lui-mêmeavaitchangé.Finilelookderockstarsurleretour.Àprésent,ilportaituncostumebleumarineunisurunechemiseblanche,ilétaitrasé,sescheveuxgrisneluiarrivaientplusaucol.Ilsemblaitsvelte:quelquesmois auparavant, il avait choqué tout le monde en s’inscrivant à un cours de gym. Pireencore,ils’yrendaitchaquematinavantdevenirtravailler.Ildevaitdésormaisretenirsespantalonsàl’aided’uneceinture,avaitremarquéFrieda.Quiplusest,ilmangeaitdessaladesvertesaudéjeuneret trimballait partout avec lui une bouteille d’eau dont il buvait une gorgée de temps à autre, demanièreostentatoire.Friedanepouvaitd’ailleurss’empêcherdepenserqu’il jouaitunrôleetqu’ilétaitcontentdel’effetproduit.

—Ilyaautrechose,ajouta-t-elle.—Allez-y.—Ilm’estvenuuneidéebizarre–non,qualifierçad’idée,c’estrendrelachosebeaucoupplus

précisequ’ellenel’étaitenréalité.Unesensation,peut-être.QuandCarriem’aditàquelpointAlanavaitchangé,avantdedisparaîtredesavie…

—Oui?…,demandaReubenauboutd’unlongmoment.Friedafronçalessourcils.—… c’était comme si je m’étais avancée dans une ombre. Vous savez, comme quand on a

soudainfroid,mêmeparunejournéechaude.Cen’estsansdouterien.Oubliezcequej’aidit.QuandrevientJosef?

Josefétaitleurami,unmaçonvenud’Ukrainequiavaitdébarquédefaçoninopinéedanslaviede Frieda un an et des poussières auparavant, quand il était tombé du plafond du cabinet où elle

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recevaitsespatients.IlavaitfiniparhabiterchezReuben,àl’époqueoùcederniertraversaitcequ’ilappelait à présent, non sans une certaine fierté, sa dépression nerveuse. Josef était devenu sonlocataire, un locataire qui ne s’acquittait d’aucun loyermais réparait la chaudière et installait unenouvellecuisine,préparaitd’innombrablesthéièresdethéetservaitdelavodkachaquefoisqu’ilyavait crise. Iln’était jamais reparti, saufquelques semainesauparavant,pour rentrerdans sonpaysnataletvoirsafemmeetleursenfantsàl’occasiondeNoël.

—Ildoit êtrebloquépar laneige. J’aivérifié lamétéodeKiev sur Internet, l’autre jour. Il yfaisaitdanslesmoinstrentedegrés.Lavraieréponseest:jen’ensaisrien.Jamais,peut-être.

—Jamais?Ellefutétonnéedudésarroiqu’elleressentit.—Iladitqu’ilrevenait.Sesaffaires–nonpasqu’ilpossèdegrand-chose–sontencoredanssa

chambre. Sa camionnette est garée dansmon allée, avec la batterie à plat, de sorte que je ne peuxmêmepasladéplacerpoursortirmaproprevoiture.Deuxoutroisjeunesfemmesquilecherchaientsont venues toquer àma porte, elles se figurent donc qu’il va revenir.Mais ça fait six semaines,maintenant.C’estlà-basquesetrouventlessiens,aprèstout.Ilsdoiventluimanquer,àsafaçon.

—Jesais.—Jepensaisquevousauriezeudesnouvelles.—J’aibienreçuunecartepostalerécemment,maisenvoyéeilyadessemaines.Ilavaitoublié

d’indiquerlecodepostal.—Quedisait-il?Friedasourit.—Ildisait:«N’oubliepastonamiJosef.»Elleseleva.—Jeferaismieuxd’yaller.Unevoiturepassemeprendre.—Soyezprudente.—Ellen’estpasdangereuse.Elleestjustedérangée.—Cen’estpaspourellequejem’inquiète.Maispourvous.Prenezgardeauxpentesglissantes.—Pentes savonneuses, pentes glissantes… la prochaine fois, vousmedirez de faire attention

avantdesauter.—J’aurail’occasiondevousrappelercetteconversation.

FriedaetKarlssonremontèrent le longcouloir.Onavaitfaitvenirunartistepourégayercettelongueurinterminabledemursprivésdefenêtres.Detempsàautre,ilspassaientdevantunpaysageminiaturepeintdansdescouleursprimaires,figurantunpontfranchissantunerivièrebleue,ouunecollineverteavecdessilhouettesminusculesàsonsommet.Parvenusdevant la représentationd’unoiseausurdimensionné,auxplumescriardesetàl’œilturquoise,auregardcruel,dontFriedaseditqu’ilétaitdenatureàperturberlepatientlepluscalme,ilsfranchirentdesportesbattantesavantdecontinuerdansunnouveaucouloir,pluslarge.Bienqu’ilfûtmidi,ilyrégnaituncalmeinquiétant.Ilscroisèrent un infirmier, dont les chaussures crissaient dans le silence.Des chariots et des fauteuilsroulants étaient rangés le longdesmurs.Unevieille femmevenait vers euxen s’appuyant sur sondéambulateur. Elle était toute petite, semblable à une enfant faible, et se déplaçait avec une lenteurinfinie, se balançant d’avant en arrière sur les pieds en caoutchouc du cadre, sans progresserréellementversnullepart. Ils s’écartèrentpour la laisserpasser,maisellene levapas lesyeux. Ilsvoyaientseslèvress’animer.

—C’estjusteici,àgauche.LavoixdeKarlssonretentit,tropsonore,cequiluifitfaireunegrimace.Poussantlaporte,ilspénétrèrentdansundortoirdehuitlits.Lesfenêtresdonnaientsuruncarré

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de verdure, qui avait grand besoin qu’on s’occupe de lui. Le gazon humide et non tondu, lesmauvaisesherbesdanslesplates-bandesconféraientàl’endroitunaird’abandon.Plusieurspatientesdu dortoir semblaient endormies, simples bosses immobiles bordées dans leurs lits, mais l’uned’entreellesétaitassisedanssonfauteuiletgémissaitsanss’arrêterd’unevoixsuraiguë,enfrottantsespetitesmainssèchesl’unecontrel’autre.Ellesemblaitjeuneetauraitpuêtrejoliesanslestracesdebrûlurequimarquaient sonvisage.Uneautre, coifféed’unchignongris sommaire,vêtued’unechemise de nuit victorienne boutonnée jusqu’à son menton harmonieusement dessiné, faisait unpuzzle. Elle leva les yeux et leur adressa un sourire de sainte-nitouche. Une odeur de poisson etd’urineflottaitdanslesairs.L’infirmièreaucomptoirreconnutKarlssonetlesaluad’unsignedetête.

—Commentva-t-elleaujourd’hui?s’enquit-il.—Ellevientd’attaquersonnouveaucocktailmédicamenteuxetapasséunemeilleurenuit.Mais

elleveutrécupérersesaffaires.Ellen’arrêtepasdeleschercher.OnavaittirélerideauàrayuresautourdulitdeMichelleDoyce.Karlssonl’ouvritlégèrementet

fit signe àFriedade seglisserdans l’interstice.Michelle était assisedans son lit, raide commeunpiquet. Elle portait une robe de chambre beige de l’hôpital, et ses cheveux étaient retenus en deuxcouettes,àlamanièred’uneécolière.Enlaregardant,Friedasongeaquesestraitsétaientétrangementimprécis,commes’ilsmanquaientdecontoursbiendéfinis:onauraitdituneaquarelleauxcouchessuperposées–sonteintétaitrose,toutentirantsubtilementsurlejaune;sescheveuxn’étaientnigrisnibruns;sonregardavaitquelquechosed’opaque;mêmesesgestesétaientvagues,rappelantceuxd’uneaveuglequicraindraitdeheurterquelquechose.

—BonjourMichelle.Jem’appelleFriedaKlein.Çavousvasijem’assiedslà?Elleindiqualachaiseàlastructuremétalliqueàcôtédulit.—Cetteplaceestréservéeàmonami.Savoixétaitdouceetrauque,commesielleavaitrouillé,fauted’avoirservi.—Pasdeproblème.Danscecas,jepeuxresterdebout.—Ilyadelaplacesurlelit.—Jepeuxm’asseoirdessus?Jeneveuxpasvousenvahir.—Suis-jeaulit?—Oui,vousêtesaulit.Vousêtesdansunhôpital.—Ahoui,convintMichelle.Jenepeuxpasrentrerchezmoi.—C’estoù,chezvous,Michelle?—Jamais.—Vousn’avezpasdechezvous?—J’essaiede l’embellir.Avec toutesmesaffaires.Commeça,peut-êtrequ’ilnes’en iraplus,

encoreunefois.Qu’ilrestera.Frieda se remémora ce que Karlsson lui avait raconté au sujet de la collectionnite aiguë de

Michelle–sesflaconsetsesrognuresd’ongles,toussoigneusementrangés.Peut-êtreavait-elletentéde faire de la triste pièce d’unemaison délabrée deDeptford son foyer, la remplissant des seulespossessionssurlesquellesellepouvaitmettrelamain–lesrésidusdesviesd’autrui.Peut-êtreavait-ellecherchéàcomblerlevidedesesjoursavecleréconfortqueprocuraientdesbiens.

—Quiest-cequevousaimeriezretenir?demanda-t-elle.MichelleregardaFriedasanslavoir,puiss’allongeabrusquementdanslelit.—Venezvousasseoiràcôtédemoi,ordonna-t-elle.Sesyeuxcontemplaientleplafond,oùvacillaientlesnéons.Friedaobtempéra.—Est-cequevousvousrappelezpourquelleraisonvousêtesici,Michelle?Cequis’estpassé?—Jeretourneàlamer.

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—Ellen’arrêtepasdeparlerdelamer,etdufleuve,intervintKarlsson.Friedaseretournapours’adresseràlui.—NeparlezpasdeMichellecommesiellen’étaitpaslà,coupa-t-elle.Désolée,Michelle,vous

parliezdelamer.Lafemmequigémissaittoutàl’heurepoussauncrisoudain,suivid’unautre.—Touteseule,touteseule,touteseule,ditMichelle.Maispaspoureux,entoutcas.—Pourqui,alors?—Ilsserapprochent,ànouveau.Commeluil’afait.Admirable.Cessyllabesinattenduesfranchirentseslèvrescommeunjetdepierres.Ellesemblaitétonnée.—Cen’estpaslebonmot.Dutout.—L’hommequiétaitsurvotrecanapé…—Vousavezfaitsaconnaissance?—Commentl’avez-vousconnu?Elleeutl’airinterloquée.—Drakes…Yavaitdescanardssurlefleuve1,répondit-elledesavoixrauque.Ilnem’ajamais

quittée.Contrairementauxautres.Elle tendit sa main rugueuse. Frieda hésita, puis la prit. De l’autre côté des rideaux, une

infirmières’adressaitd’unevoixsècheàlafemmeenpleurs.—Jamaisquittée,répétaMichelle.—Est-cequevoussaviezcommentils’appelait?Michelle ladévisagea, interdite,avantdebaisser le regardsur leursdeuxmains jointes,celles

propresetdoucesdeFrieda–desmainsdefemmeexerçantuneprofessionintellectuelle–,etcellesdeMichelle,calleuses,marquéesdecicatrices,etauxonglescassés.

—Avez-vousremarquésesmains?demandaFrieda,quiavaitsuivileregarddeMichelle.—Jel’aiembrassélàoùçafaisaitmal.—Sondoigt?—J’aidit:«Là,là…çavaaller,çavaaller.»—Ilvousaparlé?—Jeluiaiserviduthé.Jel’aiaccueilli.Jeluiaidit:«Vousêtesicichezvous»,etaprèsjeluiai

demandédenepasrepartir,enajoutant«s’ilvousplaît»audébutdechaquephrase,etàlafin,aussi.Tout lemondes’envaparcequ’enfait, ilsnesontpasvraiment là.C’estça lesecretquepersonned’autrenecomprend.Lemonden’arrêtepasdetournersansqueriennepuissel’enempêcher,c’estrienqu’unmondevideetunemerdéserte.Onsentleventquisouffledepuistoujours,etpuisyalalunequivousregarde,etonnevoit toutçaqu’auboutdecentainesetdecentainesd’années.Ilfautbienseposerquelquepart,enfin.Commelui.

—Vousvoulezdire,l’hommesurvotrecanapé?—Ilajustebesoinqu’onlenourrisse.Ça,c’estdansmescordes.—Est-cequ’ilyaeuunaccident?—J’aitoutnettoyé.Jeluiaiditqueçan’avaitaucuneespèced’importance,etqu’ilnedevaitpas

s’en faire.Çaarrivemêmeauxmeilleursd’entrenous. J’aimebienaider lesgenset leur fairedescadeauxpourqu’ilsaientenviederester.Laverleursvêtementsetlespeigner.Partager,c’estchérir.Unproblèmeàmoitiérésolu.J’auraismêmepuluidonnercertainesdemesaffaires,s’ilavaitvoulurester.

—Est-ilarrivéquelquechosequandilétaitavecvous,Michelle?—Ilestresté,etjemesuisoccupéedelui.—Onluiafaitmaldanslecou.—Pauvrechou.Ilétaitsimalavantquejefassesatoiletteetquejelemetteàl’aise.

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—Oùl’avez-vousrencontré?—Voyonsvoir…Enrêvassanttoutdulongetpuisenattrapantdespoissonsetlà,biensûr,on

attrapaitceluiqu’onneramenaitjamaisvivant.—Ontourneenrond,coupaKarlsson,àl’autreboutdulit.—Michelle.Friedas’exprimad’unevoixcalme.—Jesaisquelemondefaitpeur,etqu’onyestseul.Maisvouspouvezavoirconfianceenmoi.

Parfois,parlerarrangeunpeuleschoses.—Desmots,rétorquaMichelle.—Oui.Desmots.—Lesbâtonsetlescailloux.Moi,jelesramasse.MichellecaressaledosdelamaindeFrieda.—Vousêtes jolie,alors jevaisvousledire.Je l’appelais«moncanard».Ou«monChéri».

Vousvoyez?—Merci.Friedapatientaquelquessecondesavantdeseleveretdetenterdedégagersamain.—Jedoisyaller,maintenant.—Vousreviendrez?—Jenecroispasquecesoitunebonneidée,intervintKarlsson.—Oui,réponditFrieda.

1.Drakesignifiecanardenanglais.

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Chapitrehuit

Friedadevinaquec’étaitluisitôtqu’ilparutaubasdelarue.Ilremontalapenteraideencourant,accélérantsalonguefouléeélastiqueàmesurequ’ils’approchaitd’elle,exigeanttoujoursplusdelui-même. Il s’arrêta à côté d’elle et se pencha en avant, tout essoufflé. C’était une belle matinée,ensoleilléeetfroide,mais l’hommeneportaitqu’unvieuxtee-shirt,deschaussuresdecourseetunsurvêtement.

—Êtes-vousledocteurAndrewBerryman?L’hommeôtasapaired’écouteursverts.—Quiêtes-vous?—J’aicontactéquelqu’unquim’aadresséeàvotrepatron,lequelm’asuggérédevousjoindre.

J’aibesoindeparleràquelqu’undedésordrespsychiatriquesextrêmes.—Pourquoiça?demandaBerryman.Vousenavezun?— C’est au sujet de quelqu’un que j’ai rencontré. Mon nom est Frieda Klein. Je suis

psychothérapeute et je collabore avec la police. Une femme est impliquée dans un meurtre etj’aimeraisévoquersoncasavecvous.Puis-jeentrer?

— On est vendredi, c’est mon jour de congé, répondit Berryman. Vous ne pouviez pastéléphoner?

—C’esturgent.Iln’yenauraitquepourquelquesminutes.Ilmarquaunepause,pesantlepouretlecontre.—Trèsbien.Ildéverrouillalaported’entréeetprécédaFriedasurplusieursvoléesdemarchesavantd’ouvrir

uneautreportedonnant sur sonappartement, audernier étage.Friedapénétradansunevastepiècelumineuse.Iln’yavaitpratiquementriendedans.Uncanapé,untapispâlesurleplanchernu,unpianodroitcontrelemuretunegrandebaievitréedonnantsurHampsteadHeath.

—Jevaisprendreunedouche,lançaBerrymanavantdefranchiruneportesurlagauche.—Jeprépareduthéouducafé?proposaFrieda.—Netouchezàrien,cria-t-ildepuislapièceadjacente.Friedaentenditcoulerl’eauetfitlentementletourdelapièce.Elleétudialapartitionsurlepiano

: un nocturne deChopin. Puis elle contempla la vue par la fenêtre. Il faisait si froid que seuls lespropriétairesdechiens,pourl’essentiel,avaienttrouvélecouragedesortir.Quelquespetitsenfantsjouaientdansleterraindejeu,emmitouflésaupointderessembleràdesoursonssedandinantçàetlà.Berrymanreparut.Ilportaitunechemiseàcarreaux,unpantalonmarronfoncé,etilétaitpiedsnus.Ilmarchaitvoûté, commepour s’excuserde sahaute taille. Il se rendit à lacuisine,miten routeunebouilloireélectriqueetversaplusieurscuilleréesdecafémouludansunecafetière.

—Alorscommeça,vousjouezduChopin?s’enquitFrieda.C’estchouette.— Ça n’a rien de chouette, rétorqua Berryman. C’est plutôt une expérience neurologique. Il

existe une théorie qui veut que si l’on s’entraîne pendant dix mille heures dans n’importe queldomaine,onestcensédominer le sujet,quelqu’il soit.L’entraînementconstant stimule lamyéline,quiaméliorel’influxnerveux.

—Etalors,vousenêtesoù?— J’ai environ sept mille heures derrière moi et rien ne se passe, répondit Berryman. Le

problème,c’estque jenecomprendspasau justecomment lamyélineestcenséedistinguer leboninterprètedel’incapable.

—EtquandvousnejouezpasChopin,voussoignezlesgensatteintsdemaladiesmentales?—Passijepeuxl’éviter.

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—Jevouscroyaismédecin.—Enprincipe,oui,répliquaBerryman,maisfranchement,c’étaituneerreur.J’aicommencédes

études de médecine sans avoir envie de m’occuper de gens, d’êtres humains réels. Ce quim’intéressait, c’était le fonctionnement du cerveau. Ces désordres neurologiques sont utiles en cequ’ilsdéclenchentdesdébatssurlafaçondontnouspercevonslemonde.Lesgensn’ontpascomprisqu’unepartdenotrecervelleétaitaffectéeàl’identificationdesvisagesjusqu’àcequedespatientsseplaignentdemigrainesetqu’ilsnereconnaissentsoudainplusleurspropresenfants.Maisjenetienspasparticulièrementàlessoigner.Jenedispasqu’ilsnedoiventpasl’être.C’estjustequejen’aipasenviedem’enchargermoi-même.

IltenditunmugdecaféàFriedaetsouritsoudain.—Maisbon,vousêtesunepsy.Vousallezpenserquemondésirdefairedelamédecineunsujet

philosophiqueestuneformedefuite.—Merci,réponditFriedaens’emparantdumug.Jenepensaispasçadutout.Jeconnaistoutun

tasdemédecinsquipensentquetoutiraitpourlemieuxs’iln’yavaitpaslespatients.—Alors,allez-vousmeparlerdelavôtre?Friedasecoualatête.—J’aimeraisquevousveniezlavoir,vous.—Commentça?dit-il.Etquand?—Maintenant.—Maintenant?Maisoùest-elle?—Dansunhôpital,àLewisham.—Pourquoidiableferais-jeunechosepareille?Friedavidasonmugdecaféd’unetraite.—Jepensequevoustrouverezsoncasphilosophiquementintéressant.—Avons-nousledroitdefaireça?demandaBerryman.— Ils me connaissent, là-bas. Et de toute façon, nous sommes tous les deux médecins. Les

médecinsontledroitd’alleroùilsveulent.

EndécouvrantMichelleDoyce,Berrymansemblalégèrementdéçu.Elleétaitassiseettotalementabsorbée par la lecture du magazine Hello !. Elle semblait tout à fait normale. Frieda et luiapprochèrentdeuxchaisesets’assirent.Berrymanenlevasalourdevestededaimmarronetlaposasurledossierdesachaise.Derrièrelapetitefenêtre,lemurétaitgris.Lapluiecommençaitàtomberdru,duhautd’uncielblancetbas.

—Vousvoussouvenezdemoi?commençaFrieda.—Oui,réponditMichelle.Oui.—JevousprésenteAndrew.Nousaimerionsavoiruneconversationavecvous,touslesdeux.BerrymanlançaàFriedaunregardinterrogateur.Elleavaitpratiquementgardélesilencedurant

toutletrajetenvoiturepourtraverserLondres,etn’avaitdoncrienditdelapatiente.Voilàqu’ellesepenchaitversMichelle.

—Pourriez-vousparleràAndrewdel’hommequiaséjournéchezvous?Michelle adopta une mine perplexe elle aussi, comme si on lui demandait d’émettre une

évidence.—Ilhabitaitchezmoi,c’esttout,répondit-elle.—Commentavez-vousfaitsaconnaissance?—Descanardset…et…—Pardon?Quevoulez-vousdire?—Et…et…desbateaux.

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FriedaregardaAndrew,puiscontinua.—Etqu’avez-vousfaitpourlui?—J’aiprissoindelui.—Parcequ’ilétaitdansuntristeétat,complétaFrieda.—Ahça…,convintMichelle.Iln’étaitvraimentpasenforme.—Ilavaitbesoinqu’ons’occupedelui.—Jeluiaipréparéduthé.Ilavaitbesoinqu’onlenettoie,aussi.Ilfaisaitnégligé.Ellemarquaunepause.—Oùest-il?Oùest-ilallé?—Onadûl’emmener,expliquaFrieda.EllesetournaversAndrew,quitoussaetseleva.—Écoutez,déclara-t-il, je suis ravid’avoir faitvotreconnaissance,à toutes lesdeux,mais je

crains…—Uninstant,ditFrieda.Elles’adressaàMichelle:—Pouvez-nousnousexcuseruneminute?EllepritBerrymanparlebrasetl’entraînaàl’écart,àquelquesmètresdelà.—Votrediagnostic?Ilhaussalesépaules.—Relativementlucide,selonmoi,répondit-il.Légèrementdissociative.Maisçanejustifiaitpas

devenirjusqu’àLewisham.—L’hommedontelleparle…,repritFrieda.—Oui?—Quanduneemployéedesservicessociauxestvenueluirendrevisite,l’hommeétaitassissur

soncanapé.Ilétaitnu,mort,etdansunstadededécompositionavancé.Elleavécuaveclui toutcetemps.Alors?

Berrymangardalesilence.Enfin,unlentsourires’épanouitentraversdesafigure.—D’accord,dit-il,d’accord.—Lapremièrequestionquejemepose,continuaFrieda,estsiellefeint.C’esttellementbizarre,

tellement dingue. Elle aurait pu tuer cet homme. Elle l’a sans doute fait. Et maintenant, elle faitsemblantd’êtrefolle.

—Ellenefaitpassemblant.LetondeBerrymanreflétaitpresquedel’admiration.—Personnenepeutsimulercommeça…—Onneconnaîttoujourspasl’identitédel’homme,pasplusqu’onnesaitsic’étaitunamiou

unparent,nimêmesielleleconnaissait.—Qu’est-cequeçapeutfaire?Berrymans’éloignad’unpasdistraitverslasalleoùquelquespersonnesétaientassises,entrain

deregarder la télévision.Frieda levit sepenchersurun lit.Enrevenant, ilportaitunpetitoursenpeluchebrun.

—Avez-vousdemandésivouspouviezl’emprunter?Berrymansecoualatête.—Elledormait.Jeleremettraienplace.Ils’approchadeMichelleets’assitenfaced’elle.Ilposal’ourssursesgenoux.—Ça,c’estunours,dit-il.Elleeutl’airperplexe.—Ilvitoù,àvotreavis?

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—Jen’ensaisrien,répondit-elle.Jenem’yconnaispas,enours.—Sivousdeviezdeviner,insista-t-il.Vouscroyezqu’ilvitdanslaforêt,oudansledésert?—Nesoyezpasidiot,répliqua-t-elle.Ilvitici.—Etsivousdeviezdeviner,ilmangequoi,àvotreavis?Despetitsanimaux?Dupoisson?—Jen’ensaisrien.Cequelesgensluidonnent,j’imagine.—Bonneréponse,jetrouve.—Ilafaim?—Jen’ensaisrien…Àvotreavis?—Iln’enapasl’air,maisparfois,c’estdifficileàdire.—Vousavezraison,cen’estpasévident.Ilsouritdevantsonairravi.—Mercibeaucoup.Surce,ilselevaetretraversalasalle,enfaisantbondirl’oursd’unemainàl’autre.—Excellent,lança-t-ilàFrieda.Cequejevaisdevoirfaire,c’estluifairepasseruneIRM,mais

je crois pouvoir deviner ce que je vais trouver. Il y aura forcément des lésions dans le cortextemporalinférieuretl’amygdaleet…

—Désolée,coupaFrieda.Dequois’agit-il?Berrymanregardaautourdelui,presquecommes’ilavaitoubliélaprésencedeFrieda.— Elle est formidable, déclara-t-il d’une voix ferme. Il faut juste qu’on la conduise à un

laboratoire.—Non,réponditFrieda.Cequ’ilnousfautfaire,c’estlasoigner,etensuitetrouverquiestcet

hommeetquil’atué.Berrymansecoualatête.—C’estincurable.Desstéroïdespeuventpeut-êtresoulagerunpeulapressioncrânienne.—Maispourquoisecomporte-t-elleainsi?—C’estlecôtéintéressantducas.Avez-vousentenduparlerdusyndromedeCapgras?—Jenecroispas…— C’est fascinant, commença-t-il. Enfin… sauf pour celui qui en est atteint. Les gens

commencentparcroirequ’undeleursproches,commeleurfemmeouleurmari,aétéremplacéparunimposteur.Avez-vousjamaisvulefilmL’Invasiondesprofanateursdesépultures?C’estcommeça.Cequ’ilya,c’estquelorsqu’onregardequelqu’unqu’onconnaît,notrecerveaufaitdeuxchoses.Unepartieidentifielevisageetuneautrenousditquenousavonsunlienaffectifaveccettepersonne.Sicettesecondepartienefonctionnepas,lecerveaudécidequ’ildoityavoirunproblèmechezcettepersonneparcequ’onneressentrienpourelle.

—Maiscen’estpascequefaitMichelleDoyce.—Non, non, répliquaBerryman, en indiquantMichelle comme si elle était unemerveilleuse

pièce à conviction.Elle faitmieuxqueça. Il existeun syndromeencoreplus rarequedéveloppentparfois les malades d’Alzheimer – enfin… pratiquement jamais –, qui provoque l’émergence decompagnons imaginaires. Ce qui signifie qu’ils prêtent vie à des objets inanimés, tout commeMichelleDoycel’afaitaveccetoursenpeluche.Maiselleestencoreplusintéressantequeça.Voussavezquelestoutpetitscommencenttousparêtreanimistes…

—Cequisignifie?—Qu’ilsnefontpasladifférenceentreleursœuretleurpoupée,oumêmeleventquisouffleou

une pierre qui dévale une colline. Pour eux, une feuille tombe parce qu’elle veut tomber. Engrandissant, le cerveau se développe, et on ne peut interagir avec le monde qu’en prenantconstamment des décisions inconscientes sur ce qui, dans notre environnement, est comme nous,responsable et capabledeprendredesdécisions, et cequine l’est pas.Si jevous tordais l’oreille,

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vouspousseriezuncri,etsijefrottemachaussureparterre,celaprovoquerauncrissement.Vousetmoisavonsqu’ilexisteunedifférence.J’imaginevolontiersquesiquelqu’unenvoieMichelledansunlabo…

—Jenesuispassûrequecelasoitpossible.—Ceseraituncrimedenepaslefaire,rétorquaBerryman.Etquandonl’examinera,jeparie

qu’ondécouvriraqu’elleasoitbudans lepassé, soitconsomméde ladrogue,ouencorequ’elleasubiungravetraumatismecrânienou,plusprobablement,qu’elleaunetumeuraucerveau.Quiquesoitceluiquil’examinera,ilferaitbiendesedépêcher.

—C’estunêtrehumain.Ensouffrance.—Unêtreensouffrancetrèsintéressant.Cequiestplusqu’onnepeutendiredelaplupartdes

gens.—Doncsontémoignageettouteslesdéclarationsqu’elleafaitessontjustedugrandn’importe

quoi.Berrymanréfléchituninstant.—Jen’iraispasjusque-là.Elleneperçoitpaslemondedelamêmefaçonquenous.Ilnesert

sans doute pas à grand-chose de lui demander si elle a tué cet hommeparce qu’elle ne fait pas ladifférenceentre lefaitd’êtremortouvivant,mais ilm’asemblé,àmoi,qu’elleessayaitdedire lavérité telle qu’elle la perçoit.Cedoit être assez effrayant, j’imagine.Çadoit faire l’effet d’êtrenédansunesorted’universdifférent,trèsétrange.Vouspourrieztoujourstenterdeprêterattentionàcequ’elledit.Etc’estbiencequevousfaites,non?

—Etpasvous?rétorquaFrieda.LestraitsdeBerrymansedurcirent.—J’aiparfoisl’impressionquejedevraistrimballerpartoutunepetitecarte,quejedonnerais

auxgenscommevous.Onyapprendraitqu’unegrandepartdesrecherchesscientifiquesquifinissentparaiderlesgenssontentreprisespardeshommesetdesfemmesquifontçaparintérêtpersonnel,etques’apitoyersurlesortdeceuxquisouffrentnesignifiepasréellementqu’onfassequelquechosepourlesaider.Saufquec’estunpeulongpourtenirsurunepetitecarte,maisvousvoyezcequejeveuxdire.

—Jesuisdésolée,s’excusaFrieda.Vousavezfaittoutcecheminencompagnied’uneétrangère,unjourdecongé.C’étaittrèsgénéreuxdevotrepart.

Sonexpressionsedétendit.—Elledevraitavoirdroitàunechambreseule.—Vouspensez?—Sansl’ombred’undoute.Êtreentouréedegensnel’aiderapasuneseconde.Elleabesoinde

tranquillité.—Jeposerailaquestion,déclaraFriedad’untonsceptique.Berrymanagitalamain.—Laissez-moifaire.J’yveillerai,assura-t-ilavecdésinvolture.—Vraiment?—Oui.IlétudiaFriedaunmoment.—Vouscollaborezaveclapolice?—Aussipeuquepossible.—Commentcelasefait-il?—Uneautrefois,réponditFrieda.C’estvraimenttroplongàraconter.Elle se tournaversMichelleDoyce,quin’avait pas repris sonmagazine et qui contemplait le

vide,droitdevantelle.PuisFriedasongeaàtoutautrechose.

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—Cesyndrome…,commença-t-elle.—Lequel?—Celuiquifaitqu’oncroitqu’unepersonnequ’onaimeaétéremplacéeparuneautre.—LesyndromedeCapgras.—Çadoitêtreabsolumentterrifiant,commentaFrieda.Jeveuxdire,tellementterrifiantqu’on

nepeutmêmepasimagineràquelpointc’estterrifiant.

Alorsqu’ilspénétraientdanslehalld’entrée,ellel’arrêta.—Pouvez-vousm’attendre,rienquedeuxtoutespetitessecondes?—Ai-jelechoix?—Merci.Frieda se rendit dans la boutique de l’hôpital. Il y avait là des présentoirs demagazines, des

étagères remplies de chips, de bonbons et de boissons à l’air malsain, un piètre assortiment depommesflétriesetd’orangesdesséchées,deslivresdesudokuet,dansuncoin,unpanierremplidejouets.Friedas’enapprochaetcommençaàfouillerdedans.

— Puis-je vous aider ? proposa la femme au comptoir. Vous cherchez quelque chose enparticulier?

—Unoursenpeluche.Lestraitsdelafemmes’attendrirent.—Vousavezunenfantlà-dedans,dit-elle.Friedanesedonnapaslapeinedelacontredire.—Jenesuispassûrequenousayonsdesoursenpeluche,malheureusement.Ilyaunepoupée

quisevendtrèsbien,quipleurequandonl’assied.—Jenepensepasqueçaira,non.Friedasortitdu lotunegrenouilleverteenveloursauxyeuxprotubérants,puisunepoupéede

chiffon,auxlonguesjambesgrêles,etunpetitserpent,plutôtdéfraîchi.Aufonddupaniersetrouvaitunchientoutmou,auxoreillesdoucesettombantes,auxyeuxfaitsavecdesboutons.

—Çaferal’affaire.Ellegravitlesescaliersaupasdecourseets’arrêtaaubureaudesinfirmières.—VouspouvezdonnerceciàMichelleDoyce,s’ilvousplaît,litnuméro6?—Vousnepouvezpasleluidonnervous-même?—Non.L’infirmièrehaussalesépaules.—D’accord.Frieda fit demi-tour pour partir mais, parvenue aux portes battantes, elle s’arrêta. Elle vit

l’infirmière remettre lechienàMichelle.Friedaobserva intensément lascène :Michelle installa lechienàcôtéd’ellesur l’oreilleret luiadressaunhochementdetêterespectueux.Puiselle tenditundoigt et lui toucha le nez, souriant timidement ; elle s’empara de son verre d’eau et le porta à satruffe.Sonvisageaffichaituneexpressiondetendresollicitudeetdebonheuranxieux:c’esttoutcequ’illuifallait.Friedapoussalesportesetseglissaentrelesbattants.

Il luiarrivaitparfoisdedormirlejour.C’étaitmal,ellelesavait,maisunetorpeurs’emparaitd’elleetelleseroulaitenboule–petitpaquetdechair,devêtementsépaisetdecheveuxhumides–,fermait ses paupières lourdes et se laissait aller, sombrant dans des rêves troubles, faits d’herbesfolles et de boue soyeuse, mouvante. Elle était à moitié consciente d’être endormie : ses rêvess’entremêlaient avec cequi sepassait dans sonenvironnement immédiat.Lespas sur le chemindehalage, les voix, qui devenaient plus sonores avant de s’éteindre, les instructions criées depuis les

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canotsquipassaientdevantsabarge.Àsonréveil,ellesesentaitengourdieparlesommeiletpastrèsfraîche.Coupable,également.

S’il la voyait, il serait fâché.Non, pas fâché.Déçu. Il aurait l’impressiond’avoir été trahi.Elle nesupportait pas cette idée. Elle se rappelait les épaules avachies de samère, son brave sourire quivacillaitavantdes’évanouir.Toutvalaitmieuxquededécevoirautrui.

Cejour-là,elles’étaitlaisséeallerausommeil,etquandelleseréveilladansunsursaut,elleneputsesouveniroùelleétait…Ilyavaitdelabavesursonmenton,sescheveuxladémangeaient,sajoueétaitendolorieparletissurugueuxdufauteuildanslequelelles’étaitassoupie.Impossibledeserappelerquielleétait.Ellen’étaitpluspersonne,rienqu’unechoseinforme,sansnom,sansidentité.Lentement, elle refit surface. Elle pressa son front contre l’étroite fenêtre et regarda fixement au-dehorslarivièrechangeante.Deuxcygnesmajestueuxglissèrentdevantelle.Quelsregardsvicieux,méchants,vraiment.

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Chapitreneuf

LepréfetdepoliceCrawfords’exprimaitavecuneirritationàpeinedissimulée.—Vousallezmeclorecedossier,oui?—Ehbien…,commençaKarlsson,ilyaplusieurs…—J’aiexaminélerapportpréliminaire.Çaparaîtplutôtévident.Cettefemmen’aplustoutesa

tête.(Lepréfetsetapotalatemped’undoigt.)Doncl’issueimportepeu.Lavictimeaététuéedansunepousséededémence.Elleestdéjàdansunhôpitalpsychiatrique,detoutefaçon,etnepeutplusfairedemal.

—Nousn’avonsmêmepasétablil’identitédelavictime.—Undealer?—Riennel’indique.—Avez-vousfaitdesrecherchesducôtédesdisparus?—Riendececôté-là.Jem’apprêteàinterrogerlesautresoccupantsdelamaisonpourvoirs’il

yamoyendeprogresser.—Jenesuispasconvaincuquevousfassiezbonusagedevotretemps.—Iln’enrestepasmoinsqu’ilaétéassassiné.—Cen’estpascommedanslecasdevosenfantsdisparus,Mal.—Vousvoulezdirequelesgensn’enontrienàfaire?—Question de priorités, répliqua Crawford, fronçant les sourcils. Prenez Jake Newton avec

vous,aumoins.Montrez-luilamerdequenousdevonsnouscogner.Karlssons’apprêtaitàdireunmotmaisCrawfordluicoupalaparole.—Pourl’amourduciel,bouclez-moiça,fissa.

Cejour-là,lepantalondeJakeétaitenfinveloursmilleraies,àrayures,etseschaussuresd’unbrunclair,ciréesàlaperfection,avecdeslacetsjaunes.Ils’abritasousunparapluieensortantdelavoiture– il tombaitdésormaisdes trombesd’unepluie épaissequi tournait à laneige– etpénétradanslamaisonavecprécaution,fermantd’unemainsavestedépourvuedeboutons.Onavaitôtélesbarrières, la foules’étaitdepuis longtempsdispersée,et rienn’indiquaitqu’uncrimeait jamaisétécommisenceslieux,hormislerubanentraversdelaportedeMichelleDoyce.Lesmêmesordurestraînaientdansl’entrée,lamêmeodeurdemerdeetdedécompositionquiprirentKarlssonàlagorgeetfirentgrimacerJakeNewton.Iltiraungrandmouchoirblancdesapocheetsemouchaàplusieursreprises,sansnécessité.

—Unpeurenferméici,non?—Jenepensepasqu’ilsaientdepersonneld’entretien,répliquaKarlssonenleprécédantdans

l’escalier,toutenprenantgardeàl’endroitoùilmettaitlespieds.

Plustard,lorsqu’illesrapportaàYvette,iln’auraitsudirelequeldestroisinterrogatoiresl’avaitleplusdéprimé.LisaBolianissemblaitlaplusisoléedetous.Avecsonvisageridéauteintrougeaud,sesbrasetsesjambesmaigresmaissabedainedebuveuse,onluidonnaitvolontierslaquarantainealorsqu’elles’avéran’avoirquetrente-deuxans.C’étaitunealcoolique,quiavaitperdulagardedeses enfants, ainsi que son foyer. Elle s’exprima par phrases monotones, marmonnées, tout endégageantunrelentd’alcoolbonmarché.Karlssonapercevaitdesbouteillessoussonlit,etplusieurscouverturessalesentasséesdessus,avecunédredon rosedéchiré.Sesvêtements tenaientdansdeuxsacsenplastiqueposésdansuncoin.ElleditqueMichelleDoyceétait«plutôtsympa»maisqu’ellene savait rien d’elle et rien de l’homme qu’on avait trouvé dans sa chambre. Elle dit qu’il passait

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beaucoupd’étrangersdanslamaisonmaisqu’ellenelesfréquentaitpasetqu’elleseraitincapabledereconnaîtrequiconquesionluimontraitunephoto.Elleavaiteusadoseavecleshommes:ilsneluiavaientjamaisvaluriendebon,àcommencerparsonbeau-père,commetouslesautresparlasuite.Elle avait des gerçures au coin des lèvres : quand elle tentait de sourire à Karlsson, il les voyaitcraquer. Il tenait soncalepin à lamainmaisnenota riendedans. Il ne savait pasvraiment cequ’ilfaisaitlà–YvetteetChrisl’avaientdéjàinterrogée:àquois’attendait-il?Toutcetemps-là,Jakerestaprèsdelaporte,àsetortiller,malàl’aise,etàôterdespeluchesimaginairesdelamanchedesaveste.

Si elle était la plus solitaire des pensionnaires, TonyMetesky était celui qui semblait le plusirrécupérable– tantuncolossequ’uneépave,effrayé, incapabledecroiser leregarddupolicier,etquisebalançaitd’avantenarrièreenparlantdemanièreincohérente,tenantdesproposdécoususets’exprimantparbribes.Lesaiguillesavaientdisparu.Uneéquipedetravailleurssociauxétaitvenue.Avecleurs tenuesspéciales, ils ressemblaientàdesplongeursde lapolice,et il leuravait falluunejournéeentièrepournettoyer lapièce.Karlsson tentad’interrogerMeteskyausujetdesdealersquiavaient pris possession de sa chambre, mais il tordit ses mains potelées, et ses traits adipeux sefroissèrentdeterreur.

—Vousn’avezrienàcraindredenotrepart,Tony,ditKarlsson.Nousavonsseulementbesoindevotreaide.

—Pasmoi.—Avez-vous vu qui que ce soit se rendre dans la chambre deMichelle Doyce… n’importe

laquelledespersonnesquisontvenuesici?—Ungrosbébé,voilàcequechuis.Dirairienàpersonne.Ungrosbébéquipue.Ilritanxieusement,guettantchezKarlssonlesourirequ’auraitdûsuscitersaremarque.—Leshommesquisontvenusici,ilsvousontmenacé,n’est-cepas?—Toutvabien.Karlssonlaissatomber.Jakes’abstintde l’accompagnerdans lachambredeMichaelReilly,etpréféraattendredansla

voiture.OnluiavaitparléduchiendeReilly.IlétaitenchaînéauradiateurmaisnecessadeseruersurKarlsson enmontrant les babines, à tel point que ce dernier commença à se dire que le radiateurrisquaitdesedécrocherdumuràtoutmoment.L’airsaturécharriaituneodeurdepoilsetdemerdedechien,ainsiquecelledelanourriturepouranimauxdanslebolenplastiqueposéparterre.MaisMichaelReilly s’avéra leplus loquacedes troisderniershabitantsdes lieux. Ilnecessaitd’aller etvenirdans sachambre,pointantnerveusement son indexen l’air.Meteskyétaitundéfoncé, et cetteLisaBolianisétaitincapabledevoircequisetramaitsoussonnez,maislui,Michael,pouvaitconfierun ou deux trucs aux inspecteurs. Il voulait coopérer pleinement à toute forme d’enquête, quellequ’ellesoit.Savaient-ils,parexemple,quedesgossesvenaientsefournirencameici–etenparlantdegosses,ils’agissaitbiendegosses,quatorzeanstoutenplus?Cen’étaitpasbien.Ilsavaitqu’ilétaitmalplacépourparler,maisencequileconcernait,cetteépoqueétaitrévolue:ilavaitfaitsontempsets’étaitrachetéuneconduite, ils’étaitrangédesvoitures.Ilnevoulaitqu’uneseulechoseàprésent:serendreutile.

—Jevoisça,luiaccordaKarlssond’untongrave.IlavaitpassésuffisammentdetempsàlapolicedeLondrespourreconnaîtreunaccroaucrack.—Avez-vousquoiquecesoitànousdiresurMichelleDoyce?—Celle-là?Ellem’évitait.J’aiessayédememontreraimable–maisavecc’techose,là,c’est

difficile.Lapremièrefoisquejel’aivue,ellevoulaitm’offrirunthé,maiselleachangéd’avis.Jepensequec’étaitàcausedeBuzz.Ellenet’aimaitpas,hein,Buzz?

Buzzgrognaetdelasalivedégoulinadesesmâchoiresouvertes.Leradiateurtrembla.—Ellen’étaitpassouventlà,toujoursentraindechercheronnesaittropquoi.Unefois,jel’ai

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vuelelongdelaberge,quandlamarées’étaitretirée,entrainderamasserdestrucsdanslaboue.—L’avez-vousjamaisvueavecquelqu’un?Ilsecoualatête.—Ellenecausaitpasbeaucoupnonplus.—Leshommesqui se servaientde lachambredeMrMetesky,est-cequ’il leurarrivaitde se

rendreailleursdanslamaison?—Jesaisoùvousvoulezenvenir.—Alorsrépondez.—Non.Ilsn’allaientnullepart.—PasdanslachambredeMichelleDoyce?—Ellenesemêlaitpasvraimentauxautres.Plutôttristedanslegenre,lapetitedame,sivous

voulezmonavis.Pourquoiaurait-ellefinidanscetroupourri,sinon?Onneseraitpaslàsionavaitun autre endroit où aller, vous ne croyez pas ? Sauf que j’aimon chien, hein,Buzz ?On se tientcompagnie,luietmoi.

Unsonmenaçants’échappadutorsepuissantdeBuzz,etKarlssoneutleloisird’apercevoirleblancdesesyeuxexorbités.

Frieda traversa lepontdeBlackfriars, s’arrêtant aumilieupour regarder, à l’ouest, lagranderoue du London Eye et Big Ben, puis vers l’est, le dôme lisse de la cathédrale Saint-Paul : toutvacillait et s’évanouissait parmi les flocons de neige, devenue boue grisâtre sur les trottoirs. Ellerepartitensuited’unpasvif,s’efforçantdechasserunsentimentd’appréhensionetdedécouragement,sans s’arrêter aumarché de Smithfield ou dans St John Street. Enfin, elle se retrouva à Islington,devantlamaisondeChloëetOlivia,cinqminutesavantl’heureprévuepourlaleçondechimiedesanièce.Elle toqua et entendit despieds courir jusqu’à la porte.Chloën’avait cessédegrandir et demaigriraucoursdecesderniersmois,etportaitlescheveuxradicalementcourts:ilssedressaientenpetites touffes inégales,etFriedasedemandasielle lesavaitcoupés touteseule.Lecontourdesesyeux était souligné de khôl, et son nez comportait un nouveau piercing. Une trace de suçonapparaissaitdanssoncou.

—Dieusoitloué,tevoilà!s’exclamaChloëavecemphase.—Pourquoi?—Mamanestdanslacuisineavecunhomme.—Enquoiest-cesiextravagant?—Ellel’arencontrésurInternet.—C’estunproblème?—Jepensaisqu’aumoins,tuseraisdemoncôté.—J’ignoraisqu’ilyavaitdescamps.—Jenesuispasunedetespatientes,Frieda.Friedas’essuyalespiedssurlepaillassonetpenditsonmanteauaucrochet.Ellepénétradansle

formidablechaosdusalonetcherchadesyeuxunendroitoùs’asseoir.—Chimie?lança-t-elled’untoninterrogateur.Chloëlevalesyeuxauciel.—Onestvendredi.Quepourrais-jebienfaired’autredemaviedemerde?

Laneigeavaitdenouveautournéàlapluie.Elletombatoutlerestedelajournéeettoutelanuit,sibienquel’eaudévalaitleschausséesetque,danslesparcs,desmaresseformèrentets’étendirentjusqu’àserejoindre.Lescanalisationsdébordèrent.Danslesrues,lesgenscouraientd’unmagasinàl’autresousdesparapluiesquilesprotégeaientàpeine.Noyésouslestrombes,l’universrétrécit:il

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étaitpresqueimpossibledevoirleboutd’unerueoulehautd’unarbreàtraverslerideaudepluiebattante glacée. Le niveau de la Tamise, brune, monta brusquement. Dans les maisons ou lesappartements,seulsouàdeux,allongésdansleurlit,lesgensl’écoutaienttambourinerauxfenêtres.Le vent s’engouffra dans les arbres, et les couvercles des poubelles claquèrent le long des ruesplongéesdansdesténèbrescrépitantes.

Dansunepetite rueduquartierdePoplarquimenait,entredesHLMcondamnées,à la rivièreLea,uncollecteurd’eauxpluvialesdéborda.À3heuresdumatinpasséesdequelquesminutesàpeine,laplaquequilerecouvraitfutdélogéeparlapression.Dixminutesplustard,environ,unemassedecheveuxaffleuraitàlasurface.Endessous,quelquechosechatoyaitfaiblement.

Maiscen’estpasavant8h25,lelendemainmatin,quandnetombaitplusqu’uncrachinglacé,qu’unadolescentpromenantsonchienbutasurlesrestesd’uncorpsàl’évidencehumain.Unefemme,incontestablement.

Frieda s’était réveillée à 5 heures. Elle aimait bien se retrouver dans sa petite maison, bienordonnée,quandletempssedéchaînaitau-dehors.Lemondes’étaitbarricadécontrelapluiequiseruait comme des projectiles contre les carreaux : les bourrasques de vent évoquaient une merdémontée, une déferlante couverte d’écume. Elle resta allongée un moment, l’esprit vide, tendantsimplement l’oreille, mais peu à peu ses pensées s’éclaircirent et se frayèrent un chemin dans saconscience.Cespenséesconcernaientdesgens,etelledistinguaitleursvisages:Sandy,siloin,maisdont lesdoigts l’effleuraientdans sonsommeil,dont lesbras se refermaient surelle, enfin ;Alan,avec son doux regardmarron de cocker, qui avait quitté sa femme et disparu ; son jumeauDean,décédédepuisplusd’unanmaisrevenuhantersesrêves,aveccesourireaffableetmauvais,toujours;Terry,l’épousedeDean;Rose,lasœurtristeetconsciencieusedecettedernière.MichelleDoyce,enfin,avecses traitseffacéset ses fortesmainscouvertesd’ampoules,quiparlaitauxmortsetauxchiensenpeluchecommes’ilspouvaientcomprendretoutcequ’elleleurracontait.Friedasetournaverslafenêtre,guettantlapremièrelueurdujouràtraverslesrideaux.Desmotsetdesphrasesluitraversèrent l’esprit, fugaces, minuscules points lumineux dans le noir. Elle tâcha de démêler sesmotifsd’anxiétéetdelesidentifierplusprécisément.

Peu avant 6 heures, elle se leva, enfila une robe de chambre puis descendit allumer le feu ausalon et se préparer un pot de café. On était dimanche : elle n’avait nul patient à voir, aucuneconférence, aucune obligation d’aucune sorte. Elle avait prévu d’aller marcher dans les ruesinondées,defaireuntouraumarchéauxfleurs,puisquelquescourses,deserendreaucafédesonamie,leNuméro9,pouryconsommerunboldeporridgeouunrouléàlacannelle,depasseruneheureouplus,peut-être,àdessinerdanssonatelier,situécommeunnidd’aigletoutenhautdesonétroitemaison.Pourtant,elles’installaaucoindufeu,s’accroupissantdetempsàautrepourranimerlesflammes,etbutmugsurmugdecafé.ElletentaitdefaireletridanslesévénementsdelasemaineetlesémotionstroublesremuéesparsacomparutionetlaréapparitionsurprisedeKarlssondanssavie.

C’estàcetinstantquequelqu’unsonnaàlaporte.

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Chapitredix

Karlssonavaitunedrôled’alluresur lepasdesaporte,commes’ilétaitdéguisé. Ilportaitunjeannoir,unpulletunevesteencuir,etilétaittrempédepluie.Sescheveuxmouillésluicollaientaucrâne,luidonnantl’airplusâgéetplusmince.

—Vousm’avezfaitpeur,déclara-t-elle.L’anxiétés’insinuaenelle:iln’apportaitpasdebonnesnouvelles.—Vousn’êtespasencostume.—Onestdimanche.—Puis-jevousoffriruncafé?—Jenecroispas,non.Uneautrefois,peut-être.—Vousentrez?—Rienqu’uneminute.Ilfranchitleseuil.—Jevoulaisvousprévenirqu’une réunionaura lieuausujetde l’affairedemainmatin.Nous

allonsprobablement clore ledossier.Çame ferait plaisir quevous soyez là.Maisbon, sansdouteavez-vousunpatient.

—Àquelleheure?—9heures30.—J’aiuntrou.Jepeuxveniruneheure.—Bien.Ilyauraquelqu’unquevousconnaissezprobablementdéjà.LeDrHalBradshaw.—J’aientenduparlerdelui.—Ilafaitunpeudeprofilingpournous.Iln’estpasdonné,maislepréfetl’adore.—Jeneveuxpasm’embarquerdansuneguerredeterritoire.—Ondécideraounondeconfierl’affaireauservicedespoursuitesjudiciaires1delaCouronne.

Alors,vousvenez?—D’accord, réponditFrieda.Mais vousn’avezpas débarqué chezmoi undimanche, aupetit

matin,pourmeparlerd’uneréunion.—Non.Maintenantquel’heureétaitvenue,ilsesentaitréticentàprononcerlesmots.Ellel’étudia,soucieuse.—Venezdanslacuisine.Jevaisnouspréparerducafé.J’allaism’enrefairepourmoidetoute

façonetilmesemblequeçanevousferaitpasdemal.Illuiemboîtalepasetellesortitunpaquetdecaféengrainsduréfrigérateur.Ellepritunpetit

painparsemédegrainesdepavotdansunsachetetleposasuruneassietteàsonintention.Postéprèsdelafenêtre,illaregardaitfaire,sansdireunmot.Cen’estquelorsquelemugdecaféfutdevantluietqu’ileutôtésavestequ’ellepritplaceenfacedelui.

—Racontez-moi.—Avectoutecettepluie,commença-t-il,ilyaeudesinondations.Ils’interrompit.—Desinondations,oui,répéta-t-ellepourl’encourageràpoursuivre.— Hier matin, un chien s’est retrouvé nez à nez avec des restes humains flottant dans un

collecteurd’eauxpluvialesàPoplar.D’icideuxjours,onauralesrésultatsdestestsd’identification.Archivesdentaires,sansdoute.Maisjesaiscequ’ilsvonttrouver.

Friedarestait immobile.Elleledévisageaitdesesyeuxsombres.Ilavançaunemainetlaposasurlessiennesl’espaced’uninstant.Elleneréagitpas,maisnelesôtapasnonplus.

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—KathyRipon,dit-elleenfin.KathyRipon:lajeunechercheusequeleprofesseurSethBoundy,spécialistedesvraisjumeaux

et des implications génétiques de ce cas particulier, avait envoyée chezDeanReeve en décembre,l’année précédente, grâce aux informations que lui avait fournies Frieda. Kathy Ripon, que l’onn’avaitplusjamaisrevuedepuismaisdontlesparentsattendaienttoujoursleretour.KathyRipon,quipesait sur la conscience de Frieda comme un gros rocher inamovible, et dont les traits fins,intelligents,luiapparaissaientlanuitcommelejour.

—Ilyavaitunmédaillon,précisaKarlssond’unevoixdouce,retirantsamainets’emparantdesoncafé.

FriedaavaittoujourssuqueKathyRiponétaitmorte.Elleenétaitcertaineà100%.Maiselleeutnéanmoins l’impressiondeprendreuncoupdepoingdans l’estomac.Parler luidemandaungrandeffort.

—Lesparentssontaucourant?—Ilsontétéprévenushieraprès-midi.Jevoulaisquevouslesachiezavantdel’apprendredans

lesjournaux.—Merci.—Cen’étaitpascommepourlesenfants.Deann’avaitpasbesoind’elle.Iln’envoulaitpas.Il

fallait juste qu’il s’en débarrasse. Elle était probablementmorte avantmême qu’on n’apprenne sadisparition.

—Sansdoute.Peut-être.FriedadutprendresurellepourregarderKarlsson.—Merci.—Dequoi?D’êtrevenuvousapporterdemauvaisesnouvelles?—Oui.Vousn’étiezpastenudelefaire.—Si,jel’étais.Ilyadeschoses…IlfutinterrompuparuneversionélectroniquecrispantedeLaMarchedutoreador.Ilsortitson

téléphonedesapocheetleconsulta.Ellevitsestraitss’assombrir.—Leboulot?—Lafamille.—Vousferiezmieuxd’yaller.—Ouais.Désolé.—Toutvabien,lerassuraFrieda.Unefoisqu’ellel’eutreconduitàlaporte,c’estàpeinesiellebougea,reposantsimplementsa

tête contre lebattant.Elle s’efforçadenepas s’imaginer ceque la jeune fille avait pu endurer.Cegenred’empathien’estutileàpersonne,seréprimanda-t-elle.Etpourtant.Toutescesréjouissancesenl’honneurdesenfantsretrouvés,cesconférencesdepressetriomphantes,etpendanttoutcetemps-là,Kathy Ripon était restée sous terre sans que personne ne parte à sa recherche. Une jeune femmeintelligente, travailleuse,prêteà toutpourdonnersatisfactionàsondirecteurde thèse,enéquilibreprécaire,avecsonenthousiasme,sonbloc-notesetsonquestionnaireenmain,auseuilde laviedeDeanReeve…cetrounoirquil’avaitlittéralementengloutie.

FriedaespéraittantqueKarlssonavaitraisonetqueKathyRiponétaitmorterapidement,qu’onnel’avaitpastourmentéeouenterréevivante.Onentendaittellementdechoses:desvictimessachantque leurs sauveurspotentiels se trouvaient au-dessusde leurs têtes,maisdans l’impossibilitéde sefaireentendre.Ellefrissonna.L’espaced’uninstant,sapetitemaison–blottieaufonddel’impasseetentouréed’immeubles,avecsespiècesfaiblementéclairéesetpeintesdansdesteintessombres–luifit l’effetd’uncaveauplusqued’unrefuge,etelle-même,d’unecréaturesouterraineretranchéedumondetropradieux.

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Et là, tel un corps remontant à la surface d’un lac aux eaux troubles, le souvenir de CarrieDekker en traind’évoquerAlan, sonmari, levrai jumeaudeDean, la transperça.La façondont ilavaitdisparu.Ellepressaplusfortsonfrontcontrelaporte,sentantsoncerveautravailler,sespenséesen ébullition.Elle nepouvait s’en empêcher : le passé s’immisçait dans leprésent et il y avait deschosesqu’elleavaitbesoindesavoir.Ellesedemandapourquoiellefaisaitça.Pourquoirevisitait-ellelepassé?

Lelundimatin,ellerecevaità8heuresunhomme–untoutjeunehommeplutôt–âgéd’environvingt-cinq ans. Il ratatina dans son fauteuil son corps massif, secoué de sanglots durant les dixpremièresminutes,avantdequittersonsiègeentrébuchantetdes’agenouilleràsescôtés,essayantd’obtenird’ellequ’elleleprennedanssesbras.Ilavaitungrandbesoinderéconfort,d’uneprésencematernellequiluidiraitquetoutiraitbien,quilesoulageraitdetoutcequipouvaitluipeser.Ilétaitseul,enmanqued’affectionetperdu,etilvoulaitquequelqu’uns’occupedelui.IlpensaitqueFriedapourraitluitenirlieudemère,êtresonamie,sonsauveur.Ellepritsamaingercéeetlereconduisitàsaplace.Elle lui remituneboîtedemouchoirs enpapier et l’enjoignitdeprendre son temps,puispatienta dans son propre fauteuil rouge pendant qu’il pleurait et essuyait son visage ruisselant delarmes, tout en laissant échapper des excuses au travers de ses sanglots. Elle l’observa en silencejusqu’àcequesespleurssetarissent,etdemandaalors:

—Pourquoinecessiez-vousdevousexcuser?—Jenesaispas.Jemesentaisidiot.—Pourquoiidiot?Vousétieztriste.—Jenesaispas.Illadévisagea,l’airdésespéré.—Jenesaispas.Jen’ensaisrien.Jenesaispasparoùcommencer.Jecommenceparquoi?

Une foisqu’il fut reparti et qu’elle eut consigné sesnotes,Frieda se rendit àpied à la stationWarrenStreetetprit lemétro.Le train restaarrêtédansun tunneldurantquinzeminutes.Unevoixgrésillanteavait signaléun«corpssur lavoieàEarl’sCourt»etunmurmuredemécontentements’étaitélevé.

—Ce n’estmême pas sur notre ligne, avaitmarmonné une femme assise à côté d’elle, sanss’adresseràpersonneenparticulier.

Friedasortitàlastationsuivante,cherchauntaxisouslapluiefroideet,n’entrouvantpas,repritson chemin. En dépit de tout cela, elle n’eut que quelques minutes de retard à la réunion. Cinqpersonnes siégeaient autour de la table : Karlsson, le préfet de police Crawford (qu’elle n’avaitjamais rencontré auparavant, mais qu’elle avait vu à la télévision l’année précédente en train desouligner le travail acharné de la police qui avait permis de retrouverMatthew, précisant qu’il netenaitaucunementàsevoirattribuertoutlemérite)etYvetteLong(quiluilançaunregardintrigué,commesielle sedemandaitcequ’elle fichait là). Ilyavaitégalementdeuxhommesqui luiétaientinconnus.LepréfetluiprésentaJacobNewton,lequelposasurelleunregardinquisiteur,luidonnantl’impression d’être un spécimen intéressant dans un musée de curiosités. L’autre était un certaindocteurHalBradshaw.Onluidonnaitunepetitecinquantaine,avecsescheveuxsombresetbouclésstriésdemèchesgrises.Ilportaituncostumeàrayurestennisdanslestonsverts.QuandKarlssonluidécrivitlerôlequ’avaitjouéFriedadansl’affaireDeanReeve,Bradshawfronçalessourcils.

—Jenevoispasl’intérêt,dit-ilaupréfetCrawford.Enfin…celan’engagequemoi.—Jetiensàcequ’ellesoitlà,répliquaKarlssond’untonferme.IlsetournaversFrieda.—LedocteurBradshawallaitnouslivrersonopinionsurlascènedemeurtreainsiquesurl’état

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mentaldeMichelleDoyce.DocteurBradshaw?HalBradshawtoussa.— Sans doute connaissez-vous tousmesméthodes, commença-t-il. Selonmoi, lesmeurtriers

sontdesartistes,toutcommelesconteurs.Crawfordopinaduchef,manifestantsonapprobation,etsecalaaufonddesonsiègecommes’il

sesentaitenfinenterrainsûr.—Lascèned’unmeurtreestenquelquesortel’œuvred’artdumeurtrier.Tandis que Bradshaw s’aventurait dans sa démonstration, Frieda se pencha en arrière sur sa

chaiseetcontemplaleplafond.Ilétaitfaitdeplaquesdepolystyrèneaugrossiermotifgrisquileurdonnaitl’apparencedepavés.

—Envoyant lesphotos, j’aieu l’impressiond’avoirsous lesyeuxunchapitre tiréde l’undemespropresouvrages.J’ailesentimentdelivrerlachutedelaplaisanterieavantd’avoirexposélablague, mais il m’est instantanément apparu queMichelle Doyce était une psychopathe hautementorganisée.Lorsquejefaisusaged’unesemblableexpression,laplupartd’entrevoussefigurentsansdouteunhommeentraindedépecerdesfemmes.Maisj’utilisecetermeausensstrict.Ilétaitévidentpourmoiqu’elleétaitrigoureusementincapabled’empathieetdoncqu’elleapuplanifierlemeurtre,leperpétrer,mettresoncrimeenscène,puiscontinuerdemenerunevienormale.

—Avez-vousportécejugementavantdel’interroger?demandaKarlsson.Bradshawsetournaversluiavecuneexpressiondetoléranceamusée.—Celafaitvingt-cinqansquej’exercecemétier.Ondéveloppeunsixièmesensvis-à-visdeces

choses,delamêmefaçonqu’unexpertrepèreaussitôtunfauxVermeer.Certes,j’aiensuiteinterrogéMichelleDoyce,danslamesureoùilestpossibledelefaire.

Friedacontemplaittoujourslesplaquesdepolystyrène.Elleessayaitd’établirsilemotifveinéserépétaitous’ilétaitvraimentlefruitduhasard.

—A-t-elleavoué?demandaKarlsson.Bradshaweutunrirebrefetméprisant.—Lascènedecrimeconstituaitunaveu,déclara-t-il,adressantl’essentieldesesremarquesau

préfet.J’aiétudiésondossier.Savieentièreestmarquéedusceaudel’échecetdel’impuissance.Cecrimeetcettemiseenscèneontétél’expressionultime,tardive,d’uneespècedecontrôledesavie,l’expressiond’unpouvoirsexuel.«Voiciunhommenu»,racontait-elle.«Voicicequejepeuxfairedelui.»Leshommesl’ontrejetéetoutesavie.Enfin,elleadécidédeleurrendrelamonnaiedeleurpièce.

—Çasetient,commentalepréfetCrawford.Mal’,vousconfirmez?—Maisa-t-elleditquoiquecesoit,réponditKarlssonenl’ignorant,quandvousluiavezparlé

ducorps?— Elle n’a pas voulu répondre directement, concéda Bradshaw. Elle ne cessait de tenir des

proposdécoususausujetd’unerivièreetdebateaux.Maissimathéorietientlaroute,cedontjesuiscertain, alors il ne s’agit pas de simples propos délirants. C’est sa façon à elle de se justifier.Manifestement,ellevitprèsd’unerivière.Elle lavoyaitpresquedechezelle.Maisselon la lecturequej’enfais,larivièreestlegrandsymboledelafemme.Lafemmefluviale.

Friedabaissa lesyeux, juste à tempspourvoirBradshawaccompagner sesproposd’ungestefluide.

—Etlesbateaux,poursuivit-il,symbolisentl’homme.Jepensequecequ’ellenousraconte,c’estquelarivière,avecsescourantsetsesmaréesféminines,chasselebateaumâleetlerepousseenmer.Uneformedecondamnationàmort.

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—J’aimerais qu’elle puisse nous l’avouer, simplement, intervintYvette.Tout çameparaît unpeuabstrait.

—Maisellenousl’avoue,répliquaBradshaw.Ilsuffitd’écouter…saufvotrerespect.LepréfetCrawfordhochalatête.Friedavitlajeunefemmeenfaced’ellevireràl’écarlate,ses

poingsseserrersurlatableunmoment,avantqu’ellenelesrelâchedenouveau.—Avez-vousvulemémoduDrKlein?demandaKarlsson.Bradshaweutunnouveauriredésagréable.—DanslamesureoùleDrKleinestprésent,jepensequejeferaismieuxdem’abstenirdedire

ce que j’en pense. Mais je ne crois vraiment pas utile de courir après de prétendus syndromespsychologiques d’une extrême rareté. Sans vouloir vous offenser, j’ai trouvé que cet exposétémoignaitd’unecertainenaïveté.

IlsetournaversFriedaetluisourit.—L’équipesoignantem’arapportéquevousluiaviezachetéunoursenpeluche.—C’étaitunchien.—Celafaisait-ilpartiedevotrebilanoudevotretraitement?demandaBradshaw.—C’étaitquelqu’un,quelquechoseàquiparler.—Ah,voilàquiesttrèstouchant.Maisbon…revenonsausujetquinousoccupe.Il tapota un dossier en carton posé sur le bureau devant lui et adressa une fois de plus ses

remarquesaupréfet.—Tout est là.Ma conclusion, c’est que l’affaire est entendue. À l’évidence,Michelle Doyce

correspondentoutpointauprofil.Certes,elleneserapasenétatdeplaider,maisvouspouvezclorecedossier.

—Etpourcequiestdudoigtcoupé?demandaFrieda.—Toutestlà.Bradshaws’emparadudossier.—Vousêtespsychanalyste,n’est-cepas?Toutcolleparfaitement.Àvotreavis,d’unpointde

vuesymbolique,àquoicorrespondlefaitdecouperundoigt?Friedarespiraungrandcoup.— Votre hypothèse, dit-elle, est que Michelle Doyce, après avoir tué cet homme et l’avoir

entièrementdévêtu,avoulusignifierqu’elleluicoupaitlepénisenluicoupantledoigt.Pourquoineluia-t-ellepascoupélepénis?

Bradshawsouritdenouveau.—Ilvous faudra liremonrapport.C’estunepsychopathe.Elle ré-agence lemondeen termes

symboliques.Karlssonregardasonsupérieur.Yvettehaussalesépaules.— Ça me paraît un peu vague, à moi, trop théorique, avança-t-elle. On ne condamne pas

quelqu’unensebasantsurdessymboles.—Maiselleestfolle,coupasèchementlepréfet.Aucuneimportance,detoutefaçon.—Etvous,qu’est-cequevousendites?Karlssons’étaittournéversFriedacommesiCrawfordn’avaitpasprislaparole.Friedasentait

littéralementsacolère,plusqu’ellenelavoyait.Uneveinepalpitaitsursatempe.— Je ne suis pas une experte dans ce domaine, répliqua-t-elle. Contrairement au docteur

Bradshaw.Jen’ensaisrien.Jeveuxdire…franchement,jenesaispas.—Maisquelestvotreressenti?insistaKarlsson.Friedarelevalesyeuxverslesplaquesduplafond.Motifhasardeux,sansaucundoute,sedit-elle.—Jen’arrivetoutsimplementpasàcroirequeMichelleDoyceaitcommiscecrime.J’aitenté

d’élaborerdesscenariidansmatête,del’imaginerentraindelefaire:aucunnetientlaroute.

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—Jeviensd’enfournirun,coupaBradshaw.—Oui.C’estbiencequejeveuxdire.—Lecorpsétaitchezelle,pourtant,s’impatientalepréfetCrawford.Ellesetourna,etilsepenchaverselle,frappantlatabledupoingpourmarquersonassertion.

Elledistinguaitdelasaliveauxcoinsdesabouche.— Il est évident qu’elle l’a tué. Quelqu’un d’autre serait venu, et l’aurait laissé là ? Si nous

n’adhéronspasàl’idéequ’ellel’afait,onfaitquoi,alors,bonsang?—Cequej’aiécritdansmesnotes,c’estquenousdevrionsl’écouter.—Maisellenefaitqueradoterausujetdebateaux.—Oui,convintFrieda.Jemedemandecequ’elleveutdireparlà.—Ehbien…(Friedaeutpresquel’impressionqueKarlssonréprimaitunsourire.)Nousavons

lathéoriedeBradshawausujetdesrivièresetdesfemmes,toutça.Elleréfléchitunmoment.— C’est le point sur lequel je bute le plus, continua-t-elle. Je veux dire, j’ai du mal avec

l’ensembledelathèse,maissurtoutavecça.LetrucavecMichelle,c’estquejenecroispasqu’elles’exprimeparsymboles.Jepensequ’ellevitdansunmondeoùtoutestréel.C’estprécisémenttoutlemaldontellesouffre.

KarlssonlançaunregardàBradshaw,assisenfacedelui.—Alors,qu’endites-vous?— J’ai vu une femme dans le couloir passer avec un chariot à thé, répondit Bradshaw.Vous

voulezsonopinion,àelleaussi?KarlssonreportasonregardsurFriedaenhaussantlessourcils.Unlongsilences’abattit,qu’elle

neressentitaucunenécessitéderompre.—Jesuisd’accordavecleDrKlein,dit-ilenfin.—Putain,Mal’!—Peut-êtrequeMichelleDoyceaputuercethomme,maisdepuisquandun«peut-être»nous

suffit-il?—Jeveuxqu’onclassel’affaire.—Toutjuste.C’estprécisémentcequenousessayonsdefaire,mais…—Non!Vousn’écoutezpas.Jecommenceàpenserquevousêtesàcôtéde laplaque.Ceque

j’entendsparlà,c’estquej’exigequ’onclassecetteaffairesur-le-champ.JedonneraisonaudocteurBradshaw.CetteDoyceestl’auteurducrime.Jerejettevosobjections,Mal’.FaitessuivreledossierauCPS.

—Désolédevousavoirfaitperdrevotretemps,Frieda.—Cen’étaitpasvotrefaute.Qu’allez-vousfaire,maintenant?—Commentça?—Pourcetteaffaire.— Vous avez entendu. J’envoie le dossier au CPS. Comme elle ne sera pas en état de

comparaître, affaire classée, le préfet sera satisfait, etMichelleDoyce en sécurité dans un hôpitalpsychiatriquepourlerestantdesesjours.

—Maissivouspensezqu’ellenel’apasfait?Karlssonhaussalesépaules.—Bienvenuedansmonquotidien.

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1.Départementnon-ministérielappeléenanglaisCrownProsecutionService(ouCPS).

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Chapitreonze

JackDarganinspectalesalentours.—Là, c’est autre chose, fit-il remarquer. J’aimais autant quand on se donnait rendez-vous au

Numéro9.Uncappuccinoetl’undesbrowniesdeMarcus,jenedispasnon…IlsdescendaientHowardStreetsousunebruinedeneigefondue.Jackavaitlapeauduvisageà

vif, dumoins là où elle était visible. Il portait un bonnet vert à pompons avec des rabats sur lesoreillesainsiqu’uneécharpeàcarreauxmarronetorangeenrouléeplusieursfoisautourdesoncou.Quand il ne parlait pas, il la remontait pour couvrir sa bouche. Il avait également enfilé un vieilanorakbleuvif à la fermeture éclair cassée. Il avait oubliédemettredesgants, en revanche, et necessaitdesoufflersursesmains.FriedaétaitlesuperviseurdeJack,etcedernier,sonélèvestagiaire,maisaujourd’hui,onauraitplutôtpenséàunneveuagressif.

—D’ici dix ans, cinq peut-être, ce quartier sera entièrement reconstruit.Lesmaisons dans cegenreaurontétéraséespourfaireplaceàdesbureaux,ditFriedaens’arrêtantdevantlenuméro3.

—Unebonnechose.—N’empêche,ilfaudrabientrouverunendroitpourrelogertouslescassociauxetceuxquela

sociétéaécartés,lesmalheureux,lessans-abri,lesoubliés.—C’esticiqu’onatrouvévotrehomme?—Cen’estpasàproprementparlermonhomme,maisoui.—Alors,quefaisons-nousici?Vousm’avezditquel’affaireétaitclassée.—Ellel’est.IlsontdécidéquelecoupableétaitMichelleDoyceetqu’ellen’étaitpasenétatde

comparaître.Jevoulaisjustevoiroùellevivait.Jemesuisditqu’onparleraitmieux,vousetmoi,enmarchant.

Frieda tourna les talonset entraîna Jackdans l’autre sensdansHowardStreet, endirectiondeDeptfordChurchStreet.

—J’ignoraisquej’avaisquoiquecesoitd’intéressantàvousdire…,marmonnaJack.—Celafaitpresquedeuxansmaintenantquejesuisvotresuperviseur.—C’estlemeilleurmomentdelasemaine,pourmoi.Misàpartça…Ildétournaleregard,afinqu’ellenepuissevoirsonvisage.—Àpartça?…— J’aime bien parler des problèmes des gens. Simplement… pas leur en parler à eux. Ça

m’intéresse sur le plan théorique,mais rester assis dans cette petite pièce, à écouter quelqu’unmeracontercequesonbeau-pèreluiaditquandilavaitsixans…çameparaîttellementvain…Àmoinsquejenesoispasfaitpourça.Jem’efforced’écouteretlà,jemesurprendsàmedemandercequejevaisbienpouvoiravaleraudéjeuner,ouquelfilmjevaisbienpouvoirallervoir.Dansl’ensemble,laviedesgensesttellementchiante…

Friedaleregardaattentivement.—Etvotrevie,alors,elleestcomment?—Jevaisvousdirecequ’ilyaeudebien:l’annéedernière,àl’époquedel’affaired’Alanet

Dean,quandjemesuisretrouvéimpliquédansl’enquête.Quandçaavaitdusens,etqu’ilyavaituneformederéponse…commeuneclés’insérantdansuneserrure,etquelaportes’ouvraitenfin,àlavolée.Laplupartdutemps,ilnes’agitqued’euxetmoienfermésdansunepièce,àsediredestrucs.

—Destrucs…,repritFrieda.Çaseramènedoncàça?—Voussavezcequejepense,Frieda?Jecroisquesijecontinue,c’estuniquementàcausede

vous.Parceque j’aimeraisvousressembler.Parcequequand jesuisàvoscôtés, toutsembleavoiruneraisond’être.Laplupartdutemps,jemedisquecequenousfaisonsn’estpeut-êtrequ’unegrosse

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arnaque, une blague qu’on ferait à des gens qui se sentent héroïques pour la seule raison qu’ilssouffrentetquec’estlaseulechosedontilsontenviedeparler.

—Voussemblezpleinderessentiment.J’aipresquel’impressiond’entendre:«Etmoi,danstoutça?»

—Ilsmerefilentungrospaquetdégueu,quejedoismettrevaguementenforme.Peuimportelaquelle, ça n’a pas vraiment d’importance. J’ai envie de leur dire d’arrêter de se contempler lenombril,etderegarderlaréalitéenface.Là,ilyauneréellesouffrance.Desviols,delaviolence,etunemisèrenoire,authentique.

Friedaluitouchal’épaule.IlsavaientquittéDeptfordChurchStreetetatteintunepetiteéglise,enretraitdelachaussée,avecunevieille tour.L’undesmontantsdeporteétaitsurmontéd’unetêtedemortetflanquéd’unossuaire,sursadroite.

—SaintNicolasétaitlesaintpatrondesmarins,ditFrieda,tandisqu’ilsfranchissaientlesgrillesetpénétraientdansunpetitcimetière.Onnes’attendraitpasàautrechosed’uneéglisesituéenonloindesdocks.

—Jen’aipasmislespiedsdansuneéglisedepuisl’enterrementdemagrand-mère.— L’édifice se trouvait autrefois en pleine campagne. Ici, tout n’était que vergers, jardins

maraîchersetpetitsbateauxamarrésauxquais.C’estpariciquepassaientlespèlerinsenroutepourCanterbury.ChristopherMarlowea été tué lorsd’une rixedansunemaison touteproche.C’est iciqu’ilsontportélecorps.

—Oùestsatombe,alors?—Elleestanonyme.Ilpourraitêtredansn’importelaquelle.Jackfrissonnaettapadespieds,levantlesyeuxverslesappartementsquidonnaientsurl’église.—Leschosesnesesontparvraimentarrangéessurcetteterredepuis.—Elless’arrangeront.Ilsregagnèrentlaruequilongeaitlefleuve.Del’autrecôté,ilsapercevaientlestoursdeCanary

Wharf,deslueursquidansaientdanslapénombredefévrier,maisici,l’endroitparaissaitdésert.Unetoutepetiteécoleprimairesemblaitfermée,mêmesil’onétaitmardi.Ilspassèrentdevantunecasse:des tasdepiècesmétalliques torduesétaientvisiblesderrière leportailenfer forgé, tandisquedesortiesetdesroncespartaientà l’assautdumur,surmontédebouclesdefildeferbarbelé.Venaientensuiteplusieursmaisonsauxportescondamnées,auxvitresbrisées,puisunanciensiteindustrielauxfaçades lézardées, dont la clôture arborait unpanonceaudécoloré : «Attention, chiensdegarde».Jackcontinualelongdelaruelleetpressasafigurecontrelesbarreaux.Ilaperçutuncreuxprofond,boueux,làoùs’étaitautrefoisdresséunédifice,et,àl’autrebout,lafaçaded’unentrepôt,érigésurdesarchesautraversdesquellesildistinguait,par-delàleseauxtroubles,lesgratte-cielscintillantsduquartierdesDocklands.

—Le coin n’attend plus que les promoteurs, lança Frieda, qui l’avait rejoint, en indiquant lapancartequileurinterdisaitl’accès.

—Jelepréfèreenl’état.Ils continuèrent le longdu fleuve,passantdevantun appontementpourrissant.Lamaréebasse

avait révélé des caisses en plastique et de vieilles bouteilles abandonnées sur la berge. Friedas’interrogeait sur le malaise profond, oppressant de Jack, et attendit qu’il reprenne la parole. Aumêmemoment,ellevisualisaMichelleDoyceencetendroit,entrainderamassertoutesceschosesdontluiavaitparléKarlsson–boîtesdeconserve,pierresarrondies,oiseauxmorts,bâtonsfourchus– et de les rapporter chez elle pour les disposer à sa guise. Pour donner forme au chaos, commedisaitJack:l’instinctquenousavonstous,untraitprofondémenthumain,emplidecrainte.

LorgnantendouceleprofilrégulierdeFrieda,sonmentonrelevéendépitduventglacé,Jackeutunnouveaupincementaucœur:ill’adorait.Ilauraitaiméqu’elleleregardedroitdanslesyeuxet

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luidisequetoutiraitbien,qu’ils’ensortirait,qu’iln’yavaitaucuneraisondes’inquiéter,etqu’elleallaitl’aider.Ellen’enferaitjamaisrien.S’ilyavaitbienunechosequ’elleluiavaitapprise,duranttoutletempsqu’ilsavaientpasséensemble,c’étaitqu’ilfallaitseprendreencharge.

Ilrespiraungrandcoupets’éclaircitlavoix.—Ilfautquejevousfasseunaveu,déclara-t-il.Maintenant qu’il s’était lancé, il lui était difficile de le formuler à voix haute : il se sentait

oppressé.—J’aiunpeudérapé.—Dérapé?—J’ailoupéquelquesséances.—Avecvospatients?—Oui. Pas beaucoup, s’empressa-t-il d’ajouter.Quelques-unes, parfois… et je suis arrivé en

retardàquelquesautres.Etj’aiplusoumoinscessédevoirmonproprethérapeute.Jenesuispassûrqu’ellemeconvienne.

—Depuiscombiendetemps,toutça?—Deux,troismois.Peut-êtreplus.—Qu’est-cequevousfaitesquandvousnevenezpas,ouquevousarrivezenretard?—Jedors.—Vousvousplanquezsouslacouette.— Oui, admit Jack. Et ce n’est pas une métaphore. Je me planque vraiment, sous une vraie

couette.—Vous savez, n’est-ce pas, que pour les personnes qui viennent vous voir, il peut s’agir des

cinquanteminuteslesplusimportantesdeleursemaine…etqu’ilsontpeut-êtrerassemblétoutesleursforcespourtrouverlecouragedevenir?

—Jesais,c’estmal,trèsmal.Jenesuispasentraindemetrouverdesexcuses.—Iln’yapasqu’unsimpleproblèmedethérapie,sivousvoulezmonavis.Vousm’avezl’airun

peudéprimé.Ils poursuivirent leur chemin. Jack semblait contempler quelque chose au milieu du fleuve.

Friedapatienta.—Jenesaispascequesignifiecemot,dit-ilenfin.Est-cequeçaveutdireavoirlebourdon,ou

bienplusqueça?—Ça veut dire rester au lit avec la couette remontée au-dessus de la tête, faire défaut à ses

patientscommeàsoi-même,s’inquiéterd’avoirpusetromperdecarrière,sansavoirvraimentenviedechangerpourautant.

—Maischangerquoi?Ilslongeaientmaintenantdesmaisonsàpignonsflambantneuves,dotéesdejardinsetdebalcons.

OnsesentaitàdeslieuesdeDeptford.—Jepensequelapremièrechoseàfaireestdecesserderestercouché,enlaissanttomberdes

gensquiontsalementbesoindevous.Onselèvequoiqu’onressente,etonvabosser.Jacklaregarda,lesjouesrougiesdanslefroid.—Jecroyaisquevotremétier,c’étaitdegérerlesémotions.—Vouspouvezyréfléchir.Onpeutenparler.Entre-temps,vousfaitesvotreboulot.—Pourquoi?demandaJack.—Parcequ’onestlàpourça.Friedas’arrêtaetluiflanquaunpetitcoupdecoude.—JevousauraisbienmontréleCuttySark,maisilesttoujoursenréparation,etducouponne

voitrien.

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C’étaitvrai:lenaviredisparaissaitcomplètement,dissimulépardesplanches.—C’estmieuxcommeça,rétorquaJack.Detoutefaçon,c’estunfaux,d’unboutàl’autre.—Commentça?—Ilyaeuunincendie,vousvousrappelez?Cequej’aientendudire,c’estqu’ilnerestaitrien.

Quandilserareconstruit,ceseraunerépliquefaçonMadameTussaudsduvraiCuttySark.EncoreunfauxsouvenirdeLondresàmontrerauxtouristes.

—C’estvraimentimportant?—Çanevousgênepasquelesgensprennentunsitepatrimonialmerdiquepourunvraimusée?FriedalançaunregardfurtifauxtraitstirésdeJack.Peut-êtrequ’unpetitdéjeunerdanssoncafé

habituelauraitétéunemeilleureidée.—Leréelestunconceptsurfait,contra-t-elle.—C’estcensémeréconforter?—Vousréconforter?Non,Jack.Là,ondescend.Ilspénétrèrentdans l’entréed’unpetitédificecoifféd’undômeàcôtédu fleuve,puisdansun

ascenseur délabré, grinçant, actionnépar un liftier coiffé d’écouteurs, chantonnant sur un air qu’ilétaitleseulàentendre.Jacknepipamotdurantladescente.Lesportess’ouvrirentetilvitletunnels’étirerdevanteux,dessinantunelonguecourbeàpeineincurvée.

—Qu’est-cequec’est?demandaJack.—Letunnelquipassesouslefleuve.—Quis’ensert?—Ilpermettaitautrefoisauxdockersdeserendreàpiedsurl’ÎleauxChiens.Pratiquementplus

personnenel’utiliseaujourd’hui.—Onvaoù,maintenant?—Jemesuisditquej’allaisvousinviteràdéjeuner.Jackfutsurpris.Ilsn’avaientjamaisdéjeunéensemblejusqu’ici.—Vousnetravaillezpas?—Unpatientaannulé.Detoutefaçon,j’avaisbesoinderéfléchir.Marcherm’aideàréfléchir.—Mêmequandjesuislà,entraindegeindreàvoscôtés?—Même.Jackprêtal’oreilleàl’échodeleurspasdansletunnelets’efforçadenepaspenseraupoidsde

l’eauau-dessusdeleurtête.—Vousvoulezdire,réfléchirausujetdecemort?—Jepenseàlafemmequ’ilsonttrouvéeaveclui.Cellequis’occupaitdelui.Ilsentrèrentdansl’ascenseuràl’autrebout.Leliftierlisaitunmagazine.JackregardaFrieda.—Ilyadesboulotspiresquelemien,j’imagine.Ilsressortirentsouslesbourrasquesdeventetdepluiesurlarivenorddufleuve.—Nerefaitesjamaisça.—Quoi?—Parlerdequelqu’unensaprésencecommes’ilétaitsourdoutropbêtepourcomprendre.Ellemarcharapidement,àlonguesfouléesélastiques,l’airsévère,soudain.—Désolé,dit-ilhumblement.Vousavezraison.Maisquepouvez-vouspourcettefemme?—Ellenel’apastué,c’estévident.— Elle est dans une institution, c’est bien ça ? Et c’est là qu’elle restera, quoi qu’il arrive.

Donc…—Oncroiraitentendreunpolicier.Commelepréfet.Friedaleconduisitsurunsentierquilongeaitl’ÎleauxChiens.Surleurgauchesetrouvaientdes

appartements,desentrepôtsreconvertisetdesmaisonsmodernesàl’espaceoptimisé.Surleurdroite,

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le fleuve, qui allait s’élargissant, et au-delà, de l’autre côté, des terrains vagues. Ils empruntèrentensuiteunerueplusanimée,avantqueFriedanebifurquedansunerueadjacentepourseretrouversoudaindansuneancienneauberge:unesalleàl’atmosphèrechaleureuse,auxpoutresenchêne,oùtintaient des verres de vin, où s’élevaient et retombaient des voix, où crépitait un feu. Des jeunesfemmesentabliersblancszigzaguaiententrelestablesenportantdesplats,lamainhautlevée.

Ilsprirentplaceàunetableavecvuesurlefleuve.Friedaregardaau-dehors.—On comprend pourquoi tous ces anciens capitaines revenaient ici quand ils prenaient leur

retraite.C’étaitcequileurrappelaitlemieuxlapleinemer.—J’airemarquétouscesnomsàDeptford.Jack s’assit en face d’elle. Il s’empara du menu et l’étudia intensément pour dissimuler sa

nervosité. Qu’allait-il prendre ? Cela dépendait de Frieda. S’attendait-elle à ce qu’ils prennent unrepascomplet,genretourteaubœufousaumonencroûte,ouferait-ilmieuxdecommanderunen-casrapideaubar?

—Quelsnoms?—Les nomsdes rues.Çam’a rappelé quand on étudiait la bataille de l’InvincibleArmada, à

l’école.FisherRoad,Drake’sAlley,toutça…IlyasansdouteunerueNelsonquelquepart,àmoinsquecenesoittroptardif?

—Redites.—Pardon?—Lesnoms.Jacklesrépéta.Unejeunefemmedéposaunecorbeilledepainsurlatableetilensaisitungros

morceauqu’ilfourradanssabouche,serendantcompteàquelpointilétaitaffamé.—Êtes-vousprêtspourpasserlacommande?Friedas’interrompit.Jackattenditqu’elleselancelapremière.—Non,réponditFriedalentement.Ilfautqu’onyaille.—Commentça?Frieda se leva et sortit un billet de cinq livres de son porte-monnaie, qu’elle déposa sous la

corbeilledepain.—Venez.—Voilàquin’aurapastraîné,commenta-t-il,maiselleavaitdéjàprisdel’avance.Ildutcourirpourlarattraper.

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Chapitredouze

—VousvoussouvenezdeJackDargan?demandaFriedaàKarlsson,unefoisqu’ilfutsortidelavoiture.Unconfrère.

KarlssonsaluaJackd’unsignedelatête.—C’estamusantdevouscroiseràDeptford.Qu’est-cequevouspouvezbienfaireici?—Ilfallaitqu’onparle,Jacketmoi,expliquaFrieda.Jemesuisditqueceseraitlebonendroit

pourmarcher.Lecoinestintéressant.—C’estcequej’aientendudire,oui.Karlssonobservalesrestesd’unentrepôtautraversd’unegrille.—Maisdansl’ensemble,c’estuntrouperdu…Ilenfonçasesmainsdanslespochesdesaveste.—Avantquevousajoutiezquoiquecesoit,j’aimeraissoulignercequ’ilenestvraimentdela

situation. Ce qui va sans doute se passer, c’est que le CPS va prendre connaissance du dossier etdéciderqueMichelleDoyceestinapteàcomparaître,cedontvousconviendrez,j’ensuisconvaincu.À ce stade, le contribuable britannique aura évité le coût d’un procès, ainsi que les frais d’uneéventuelle enquête de police complémentaire. Michelle Doyce recevra enfin les soins médicauxqu’elleauraitdûrecevoirdepuisledébut,etvouspourrezdenouveauvousconsacreràvospatients.

Ilmarquaunepause.—Nousnesauronssansdoutejamaiscequis’estpassé.—JepensequeMichelleDoycesavaitcequ’elleracontait,répliquaFrieda.—J’espèrequec’étaientdesaveux.Il la regarda, puis se tourna vers Jack, dont les traits ébauchèrent l’esquisse d’un sourire qui

s’évanouitrapidement.—Quoi?Qu’est-cequ’ilya?—Suivez-moi.Frieda repartit dans la rue en direction de lamaison deMichelleDoyce, et les deux hommes

durentpresserlepaspournepasselaisserdistancer.—JeparlaisàJackdel’histoiredecequartier.Saviez-vousquec’estplusoumoinsiciquela

ReineElizabethafaitFrancisDrakechevalier?—Non,jel’ignorais,réponditKarlsson.J’aivisitéleCuttySarkavecl’école.—Toutseraitfaux,apparemment,ditFrieda.Ilss’étaientàprésentengagésdansHowardStreetetFriedas’arrêta.Ilslevèrentlesyeuxsurune

maison.Lenuméro3.—Enunsens,continua-t-elle,cequej’aimedanscecoin,c’estqu’ilneresterien.Ilyaquatre,

cinq cents ans, on trouvait ici des vergers et des chantiers navals, et c’est ici queFrancisDrake aaccostéaprèsavoirfaitletourdumondeàlavoile:ilneresteplusriendetoutça.Ons’estcontentéd’édifierdesentrepôtssurlesite,lequels’estretrouvéintégralementbombardépendantlaguerre,etaujourd’hui,onbâtitdeslotissements.

—Frieda,coupaKarlsson,avecunepointed’irritationdanslavoix,j’espèrevraimentquetoutcecinousmènequelque…

—C’estgrâceàJack,coupaFrieda.Karlssonlançaunregardaujeunehomme,quirougitetsemblaaussicontentquedérouté.—Ilm’arappeléquelesnomsdesruessurvivent,mêmequandlesimmeublessonttombés.Les

chantiersnavalsetlesdocksontdisparu,maispaslesruesquiportentleurnom.Elleindiquauneplaque.

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—Regardez.HowardStreet.N’était-cepasl’amiraldel’Armada?—Jen’ensaisrien,confessaKarlsson.Friedasedirigeaverslamaisonetsepostadevant.EllesetournaversKarlsson.—AndrewBerrymanaditquejeferaisbiend’écouterMichelleDoyce.Quandnousluiavons

demandéoù elle avait rencontré notre homme, elle n’arrêtait pas de parler deDrakes, ces fameuxcanards,etdelarivière.

—«Fluvial»,corrigeaKarlsson,n’est-cepascemot-làqu’aemployéledocteurBradshaw?—Fluvial?repritJack.—Ehbien…cen’étaitqu’untasdeconneries,s’emportaFrieda.—C’estunexpertreconnu.—Elleessayaitjustederépondreàlaquestion.—Alorspourquoinel’a-t-ellepasfaitplussimplement?s’agaçaKarlsson.—Elleneperçoitpaslemondecommevousetmoi.Maiselleabeletbienfaitdesonmieux.Friedalesfitpasserdevantlamaison,jusqu’audépartd’unealléequilongeaitsonflanc.C’était

uneimpasse.—Drake’sAlley,déclara-t-elle.—Et?commentaKarlsson.—MichelleDoyceramassedestrucs,poursuivit-elle,lesrapportechezelleetlesmetenscène.—Êtes-vousentraindesuggérerqu’ellearecueilliuncadavre?—Jecroisquec’estcequ’elleavoulunousdire.Unlongsilences’ensuivit,durantlequelKarlssons’efforçaderéfléchiràlachose.—VouspensezqueMichelleDoyceatrouvéuncorpsinerteicietqu’ellel’arapportédansson

appartement?—Ellen’avaitpasbesoindeleporter,expliquaFrieda.Ilyaquoi…cinq,sixmètresentreiciet

laportedesonappart?Etc’étaituneurgence.Elleadûpenserqu’ellevolaitàsonsecours.Karlsson hocha lentement la tête. Son visage affichait une expression de concentration. Et

presque,songeaFrieda,d’amusementcontrit.—Soit,fit-il.Bien.Reculezmaintenant.Noussommespeut-êtresurunescènedecrime.Jepense

préférabledenepasinterférer.—Etquefaites-vousdevotrepréfet?—Jel’eninformerai.Entempsvoulu.En retrait, tous trois contemplèrent l’allée. C’était un passage boueux, graveleux, jonché de

morceauxdepapier,desacsdecoursesetd’aiguillesusagées.Quelqu’uns’étaitdébarrasséd’unsac-poubelletoutaufond.

— Il se peut que Bradshaw ait quand même raison, reprit Frieda. Michelle parlait peut-êtred’hommesetdefemmes.Voussavez…enévoquantlesbateauxetlesrivières.

—Ilfautqu’onviennem’examinertoutça,poursuivitKarlsson,ignorantcequ’elleavaitdit.Ilsortitsontéléphone.—Heureusement,d’autrespeuvents’enchargerànotreplace.

Enfévrier,lesjourssontencorecourts.Ellesavaitqu’onétaitenfévrier,etmêmequeljouronétait,parcequ’elles’étaitfabriquéuncalendrier.Elleétaitdouéeautrefoisenartsplastiques:c’étaitsamatièrefavoriteàl’école.Aujourd’huiencore,enfermantlesyeux,elleparvenaitàseremémorerlasensation,quandelleétait toutepetite,dugrospinceauqu’elleplongeaitdans lepotdepeinture,avantdelelaissercourirsurlapagevierge,observantletraitcoloré,régulier,qu’illaissaitderrièrelui.

C’étaientdesarbresqu’elleavaitdessinésdanscecalendrier.Unparmois.Enfant,elleavaitun

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blocàdessin,qu’ellerangeaitdansletiroirduhautdesonbureau.Dedans,elleavaitreproduitchacundesarbresdeson jardin : frêne,chêne,hêtre,charme, faux-acacia,pommier,prunieretnoyer.Elleavaitpassédesheuresàombrerlestroncs,s’efforçantdereproduireavecprécisionlesfeuilles.Ellene peignait jamais de villes, de maisons, de gens – tous ces yeux qui vous fixaient, ces visagesinquisiteursauxfenêtres,alorsqu’onignoraitqu’onétaitépié.Desétrangersdansvotredos,danslesrecoins,dans lesombres.Ellepréférait lespaysagesvides.Elleaimait ledésert, lamer, lesgrandslacs.

C’estluiquiluiavaitapportélepapier,plusieurscrayonsnoirsetdecouleur.Ilavaitomisdeluifourniruntaille-crayon,enrevanche,aussiavait-elledûutiliserlecouteauquiluiservaitàpelerlespommesdeterre.Ilyavaitunepagedédiéeàl’arbre,etuneautrequ’elledivisaitengrillepourlesjours.Trentepour lesmoisdeseptembre,d’avril,de juinetdenovembre…Cela luiavaitprisuneéternité,mais elle avait tout le temps. Voilà bien une chose dont elle nemanquait pas, quand elleattendait.Elles’étaitinstalléeàlapetitetableet,enguisederègle,avaitprisunmanueldejardinagequ’ilavaitoubliélorsdel’unedesesvisites.Ellenepouvaitnoterlejoursurlequeltombaitchaquedate:celaauraitététropcompliquéet,detoutefaçon,elleavaitfaitcecalendrierenseptembreetonétaitdésormaisl’annéesuivante.2011:février2011.

Danschaquecase,ellenotaitcequ’elleavaitfaitdurantlajournée.Rienquinepuissetrahirquoiquecesoit:elleneconsignaitjamaisriend’important.Elleécrivait:«20pompes»,«2tassesdethé»,oubien«salemigraine»,cegenredechoses.Ellen’avaitplusdecachetscontrelamigraine,maisil en rapporterait quand il viendrait. Elle se contentait d’inscrire une petite étoile dans l’anglesupérieurdroitdechaquecase les joursoù il était avecelle.C’est commecelaqu’elle savaitqu’ils’étaitécoulétroissemainesettroisjoursdepuissadernièrevenue.Jamaisilnes’étaitabsentéaussilongtemps,pasmêmequandilétaitenmission.

L’arbredumoisdefévrierétaitunhêtre,mêmesipeudegensl’identifieraientcommetel,àpartelle, vu que ses branches étaient nues. Elle aimait l’écorce lisse et grise du hêtre, et la colonnecanneléedesontronc.Àl’embranchementdutronc,elleavaitinscritentoutpetitlesinitialesdesonnom,etdusien.Nulneleverraitjamais,maisellesavaitquec’étaitlà–commelesinscriptionsquegraventlesamoureux.Ellelefaisaitsurchaquearbre,àunendroitdifférent.C’étaituncodesecret.Elleneluienavaitmêmepasparléparcequ’ilsepourraitquecelaluidéplaise,maisunefoisquetoutceciseraitterminé,elleleluidiraitetilpasseraitsonbrasautourdesonépaule,l’embrasseraitsurlehautducrâneoudans lecreux juste sous l’oreille, et luidirait combien il était fierd’elleetdecequ’elle avait enduré pour lui. Il avait besoin d’elle. Personne n’avait jamais eu besoin d’elleauparavant.C’étaitpourcetteraisonqu’elleavaitrenoncéàtout:sonfoyer,safamille,sonconfort,sasécurité,saproprepersonne.

Ellecollasonvisageàlafenêtreetcontemplalecielgrisquis’assombrissaitaucrépuscule.Lesjoursétaientcourts,lesnuitslongues,ilfaisaitfroid,etelleavaithâtequ’ilrevienne.

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Chapitretreize

À 7 heures et des poussières, le lendemainmatin, Frieda se trouvait sur le seuil d’une piècefortementéclairée,ensous-solducommissariatdepolice.Elleétaitdépourvuedefenêtre,ilyfaisaitfroid,etilyflottaituneodeurd’espacesouterrain,unvaguerelentdedécompositionetdepoussière.Elle émanait des détritus de l’allée, qu’on avait étalés sur le sol avec un soin évident, etrigoureusementséparés.

—Vousvouliezvoir…,commentaKarlsson.—Ya-t-ilquoiquecesoit?—Jugezparvous-même.(Ilentradanslapièce,etFriedaluiemboîtalepas.)Nouscherchions

destrucsgenretracesdesang,fluidescorporels,évidemment,maismêmes’ilyavaiteuquoiquecesoitdecetordre,lapluieetlaneigefondueauraienttouteffacé.Silecorpss’estbeletbientrouvédanscepassage,c’étaitilyaenvirondeuxsemaines.Certes,ilauraitétéchouettedetrouversondoigtmanquant.

—Iln’yavaitriend’autre?—Quoi?Genreunportefeuilleremplidecartes,ouunjeudeclésétiquetéavecl’adresse?Non.

Onaune liste. (Il agitaune feuilledepapier.)Lesgarsontvraimentbienbossé. Ilsontmême triéleurs trouvailles par catégories. (Il jeta un coup d’œil au papier.) Y compris les trucs du stylebarquettesenalucontenantdesrestesdepouletsauceaigre-douce…Tenez.Unsouvenirpourvous.Ils commenceront à les remettre dans des sacs-poubelles à 9 heures…Tous ces efforts juste pourremballerdesordures!

Friedaexaminabrièvementla liste :dépouilled’unchatauquel ilmanquait laqueue,quarante-huit seringues, deux couches sales, sept préservatifs…Elle balaya la piècedu regard, étrangementfascinéeparcequiconstituaitclairementunexamenmédicolégaldedétritusordinaires.

EllesetournaversKarlsson.—Etdonc,c’esttout?— En ce qui concerne Crawford, l’affaire est classée. J’enquête désormais sur un cas assez

mochedeviolencesconjugales,ditKarlssonpourtouteréponse.Soixante-troispointsdesuturesurlafiguredecettepauvrefemmefrappéeavecunebouteillebrisée,quatrecôtescassées,unreinsalementcontusionné. C’est la troisième fois qu’elle se retrouve blessée en dix-huit mois, et chaque fois,jusqu’ici, elle a retiré sa plainte pour retourner auprès de son charmant mari. J’essaie de laconvaincred’allerjusqu’aubout,cettefois-ci.

—Jenevousretienspaspluslongtemps.Peut-êtrepourriez-vousjustemelaisser iciquelquesminutes,histoirequejejetteunœil.

—Pourquevouspuissieztrouverquelquechosequinousauraitéchappé?—Puisquejesuislà.—Jevousenprie.Faites-moiappelerparlaréceptionquandvousaurezfini.Karlssons’enallaetFriedarefermalaporte.Elleôtasonmanteau,leposaavecsonécharpeet

sonsacàbandoulièresurunechaiseenmétal,maisgardasesgants.Lapremièrecatégorieétait laplusabondante : lanourritureavariée.Ontrouvait làdesosdepouletsavecdes lambeauxdechairencoreattachée,destrognonsdepommes,desrestesdepetitspainsavecdestracesdedentsvisiblessur certains, des barquettes d’aluminium remplies de différentes sortes de magmas infâmes, nonidentifiables, un petit tas de tomates pâteuses et pourries, quelques petits morceaux de chocolat,quantitédechipsgrassesetramolliesbarbouilléesdetomate,desmorceauxdecequidevaitêtredupoissonpané,desdébrisdetartesparvenusàdiversstadesdedécomposition.Friedalesexaminatousenvitesseetpassaà lacatégoriesuivante,constituéed’emballages :paquetsdechips,decigarettes,

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papiersdebonbons,vieuxsacsenplastique,cannettesdebière,deCoca-Cola,decidre,bouteillesdevin et de vodka vides, gobelets en polystyrène.Venaient ensuite les vêtements : une tong d’enfant,deuxbasketsauxsemellesdécollées,unchemisierdefemmeautrefoisblancprovenantdechezMarks&Spencerauquelmanquaitunemanche,uneécharpeenlainecouvertedecequiressemblaitàdelamerdedechien,unsoutien-gorgegrisonnant,taille95B,deschaussettesdesportd’hommeauxtalonsrâpés.

Friedapassaàlasuite:couchesetpréservatifs;seringues;chatmortprivédequeue;rongeurnon identifiable tout à faitmort avec entrailles répandues sur la paillasse ; journaux etmagazinesremontant jusqu’au 23 janvier ; prospectus pour divers concerts et plats à emporter ; débris defaïence,dontunbolquasicompletavecunmotifd’arbreindienquiluifitpenseràsagrand-mère;piles;coquerouilléed’untéléphoneportable;troisbriquetsenplastique;piècesdemonnaied’unevaleurdeunoudeuxpenniespourlaplupart,mêmesil’ontrouvaitégalementquelqueseurosdansletas.

Ledernierespacedelapaillasseavaitétéréservéàtoutcequel’onnepouvaitclasser:mégotsde cigarettes poussiéreux, allumettes, minuscules débris de papier et de carton, barrettes, anneauxd’ouverturedecannettes.

Friedapoussaunsoupir.Elleenfila sonmanteauet sonécharpe,passasonsacpar-dessussonépauled’ungesteleste.Maisellenepartitpastoutdesuite.Ellerestaplantéeaumilieudelapièce,promenantsonregardd’unesectionàlasuivante,fronçantlessourcils.Puisellesedirigeaverslesprospectusetfouilladedans.Elleenretiraundulotet,letenantentrelepouceetl’index,ellequittalapièceetrefermalaportederrièreelle.

—C’esttout?commentaKarlsson.Ilétaitassisderrièreunbureauoùs’entassaientdehautespilesdepapiers.Surl’étagèrederrière

lui,Friedaaperçutlaphotodesesdeuxenfants,unefilleauxcheveuxblonddelinavecunefossettedanslementon,semblableàlasienne,etungarçonplusâgéauxgrandsyeuxanxieux.Ellelesavaitrencontrésunefois,quandelleluiavaitrenduvisitechezlui,àHighbury,maisnepouvaitserappelerleursnoms.

—Cen’estpasducoin.(Friedafitglisserletractdéchiré,froissé,sale,souslenezdeKarlsson.)Touslesautresétaientduquartier.Celui-làcomporteuncodepostaldeBrixton.Regardez.

—Et?—Alorsquefaisait-illà?Karlssons’adossaàsonfauteuil,lesmainsderrièrelatête.—C’estfoucequelesgensontlabougeottedenosjours,dit-ild’untonamène.Regardez-moi.

JesuisvenutravaillerdepuisHighburyet,cesoir,ilsetrouvequejevaisrendrevisiteàquelqu’undans lequartierdeKensalRise.Cen’est rien, comparéàYvette.Elledoit faire lanavetteHarrow-Londrestouslesjours.

—Ceciprovientd’unepetiteimpasse.Cen’estpasunendroitoùl’onpasse.—Des gens venaient acheter de la drogue dans cettemaison. D’autres se shootaient dans ce

passage.—Avecdesdépliants?—Mêmelesaccrosàl’héroïneachètentdespizzas.—Avez-vousremarquécequiestécritaudos?Karlssonretournalafeuilleetlalissa.—Corde,lut-ilàhautevoix.Paille.Ficelle.Pierre.—Çavousparle?—Unelistedecourses, j’imagine.Peut-êtrequeceluioucellequi l’aécriteestunamateurde

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bricolage.Ilyenadestasaujourd’hui.Sijedevaismelivreràdespronostics,àenjugerd’aprèsmapropreexpérience,jediraisquequelqu’unprojettedefairepousserdesfraisesdanssonjardin.

—Etquiddeslettres,alors?—P,MG,P.Jen’ensaisrien,Frieda.Àvousdemeledire.—Jenepeuxpas.—Voyons voir…Pommes,Mangues géantes, Poires.Àmoins que ce ne soit Pastis,Mystère

gourmand,etPistaches.C’estpeut-êtretrèsmarrant,maisjen’aipasletemps.—Jevoisça.Karlssonrepoussaleprospectus.—Écoutez,jesaisquec’estmoiquivousaiconvaincudevousmêlerdecettehistoire.Jesais

quevousvousêtesbeaucoupinvestiededans.JesaisquevouspensezquenousfaisonserreurausujetdeMichelleDoyce.JesaisqueHalBradshawestunconnardprétentieuxetqueseshypothèsesnesontquedubaratin.Quiplusest,jesaismêmequ’ilestpossible,etmêmeprobable,queMichelleDoycenesoitpaslevéritableauteurdececrime.Maisj’aisurlesbrasunmeurtredontpersonnen’arienàbranler,uncadavreanonyme,ununique témoinqui tientdespropos inintelligiblesetquise trouvedansunhôpitalpsychiatrique.J’aiunchargéd’auditchaussédepompespointuesquiregardetoutcequejefaispar-dessusmonépaule,etsurledosunpréfetquiestdéjàpasséàautrechose.Queferiez-vousàmaplace?

Friedabranditleprospectus.—Suivezcettepiste.—Désolé.Friedas’apprêtaitàpartirquandellesongeaàquelquechose.—Est-cequ’ilyaunephotoducadavre?demanda-t-elle.Justelafigure.—Biensûr,réponditKarlsson,l’airméfiant.Pourquoi?—Jepeuxenavoirunecopie?—Vousnepouvezpasmontrerçaàtoutlemonde,vouslesavez.Iln’estpasbeauàvoir.—Même,persistaFrieda.— Très bien, conclut Karlsson. Mais mieux vaudrait qu’il ne finisse pas sur votre page

Facebook.—Jepeuxleprendreenpartant?—Tantquevousmepromettezdepartir.Alors qu’elle s’éloignait, le nom des enfants lui revint : Mikey et Bella, voilà comment ils

s’appelaient.

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Chapitrequatorze

Friedas’installaàsonbureau.Elleouvritsonblocàdessineteffleuradoucementlafeuilledepapiergrainéd’ungestecoutumier,quasisuperstitieux.Ellesortitlaphotodesonenveloppekraftetlaposasur lebureau.Lesyeux laiteuxdudéfunt lacontemplaient fixement.Sicen’estqu’ilsne lavoyaientpas.Quandondévisagequelqu’un,onseconcentresurlesyeuxparcequ’onal’impressionde pouvoir sonder tout son être à travers un regard qui est rendu. Mais ces yeux-là n’étaientqu’absencebrumeuse.Latêtetoutentièreétaitbouffieetenflée.Lapeaus’étaitdéchiréesurlatempeetlajouedroite.

Elles’emparad’uncrayonàminetendre.Ellenedessinaitjamaisdevisagesoudesilhouettes,rien que des objets : ponts, briques, grilles, portes anciennes, débris de faïence et cheminées deguingois. En temps normal, en élaborant un dessin, elle observait surtout les détails, lesimperfections, les fissures, les décolorations. Cette fois-ci, elle voulait voir au-delà. À quoiressemblait-ilavant?Ellecommençaparcequin’avaitpasétéaltéré:lessourcils,lescheveux.Lespommettes étaient saillantes, endépit des boursouflures et de la décomposition. Il avait unmentonferme. Les lèvres étaient minces, les oreilles bien collées au crâne. Et le nez ? Elle l’affinalégèrement.Ellenepouvaitquedevinerlescontoursduvisageetlalignedelamâchoire.Plusétroitmaisnonpasanguleux,décida-t-elle.Ellereculasursonsiègeetl’examinadeloin.C’étaitunvisage,àn’enpasdouter.Maisétait-celesien?Elleplialafeuilleendeuxetlarangeadanssasacoche.

DanslelaboratoireinformatiquedelapolicescientifiqueduquartierdelaCity,YvetteLongsetenaitauxcôtésd’unjeunehommearborantdescheveuxenbatailleetunemoustacherousse.Assisdevantunordinateur,cetanthropologuedesservicesmédico-légauxpressaitdestouchesetentraitdesinformations recueillies sur une feuille de papier à côté de lui. Il ne cessait de chantonner, un aird’opéra,présuma-t-elle,maisellen’yconnaissaitrien.

—Jemesersdugraphismeen3Ddanscescas-là,expliqua-t-ilens’interrompantaumilieudesamélodie.

Yvettehochalatête.Elleétaitaucourant:illeluidisaitchaquefoisqu’ellevenait.—ProgrammationenTCL/Tk,précisa-t-il.Supermalincommetruc.—Mmm,réponditYvette.Ellenesavaitpasdutoutcequecelapouvaitbienvouloirdire,maissavaitenrevanchequ’un

visageétaitentraindenaîtreàl’écran,sousleursyeux,surlemaillagedelignes.—Vouscomprenezquec’estune image relativementgénériquequenous sommesen trainde

créer.Onpourraitprocéderàunereconstitutionen3Dàpartirdeça.—Jenecroispasquecelaseranécessaire.Levisageétaitplutôt fin,avecunnezdroitetdesoreillessoigneusementcolléesaucrâne.Un

grandfront.Descheveuxbruns.Desyeuxmarron.Unepommed’Adamproéminente.Ilsl’ignoraient,maisleurportraitnedifféraitpastantduvisagequ’avaitdessinéFrieda,avecun

regardplusabsent,toutefois,etlabouchemoinsincurvée.—Çaira,ditYvette.Çairabien,même.

À8h40,Friedasetrouvaitdanssoncabinet.Elleavaitvingtminutesavantsonpremierpatient,aussiseprépara-t-elleunetassedethépuisseposta-t-elleàlafenêtrequidonnaitsurlevastechantierde construction. Lorsqu’elle avait emménagé, l’endroit était occupé par une rangée de maisonsvictoriennes. Elle avait vu des familles déménager, des fenêtres et des portes se retrouvercondamnées. Ensuite avaient débarqué les squatters, expulsés à leur tour. La zone avait été ceinte

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d’unepalissade,avecdegrandspanneauxinterdisantl’entrée.Desbulldozersetdesgruesavaientfaitleurapparition:unbouletdedémolitions’étaitabattusurlestoitsetlesmurs,etdesmaisonsentièress’étaientécrouléescommeuneconstructiond’allumettes.Deshommescoiffésdecasquesavaientbuleurthéjuchéssurlesdécombres;onavaitinstallédesbaraquesdechantier.Unanplustôt,cesiteavait été débarrassé de la moindre pierre restante pour devenir une friche déserte, attendant quedébuteunprojetimmobilierflambantneuf.Ilattendaittoujours.Restaituneuniquegrueensoncentre,ainsi qu’une cabine, aux fenêtres brisées, mais toutes les excavatrices, tous les ouvriers avaientdisparu.Leprojetavaitétémisensuspens,commetantd’autresdanslaville,encestempsdifficiles.Etdansl’intervalle,desgossesavaientréussiàseglisserautraversdelapalissadepourreconquérirleslieux:ilsseretrouvaientenbandeslesoir,pourfumerdescigarettesouboire,etparfoismêmelematinavantd’allerencours.

Aujourd’hui,huitouneufd’entreeuxjouaientaufootball.Friedalesregardatraverserleterrainboueux,défoncé,filantcommedesflèchestoutens’enjoignantmutuellementàpasserleballon.Leurstenues d’écoliers commençaient à avoir piteuse allure. Peut-être ne construirait-on jamais rien ici,songea-t-elle. Peut-être l’endroit retournerait-il à une sorte d’état sauvage en plein cœur de cetteagglomération,oùlesenfantspourraientjouer,lesgangssebattreentreeux,etlessans-abritrouverrefuge,loindesdevanturesdemagasins.

Elleentenditdespasàl’extérieur.Reposantsonmug,elles’immobilisauninstantpourfairelevideetseprépareràrecevoirsonpremierpatient,puisellesedirigeaverslaporteetl’ouvritsurlasalle d’attente. JoeFranklin était assis sur la banquette, la tête penchée commeà l’écoute d’un sonqu’il serait le seul en mesure d’entendre. Frieda put ainsi l’examiner avant qu’il ne remarque saprésence : cela faisait deux ans et demi qu’elle voyait Joe, désormais deux fois par semaine s’ilparvenaitàseprésenter,cequin’arrivaitpassouvent.Aujourd’hui,ilétaitenavance,cequiétaitbonsigne, et correctement vêtu, constata-t-elle : chemise normalement boutonnée, lacets serrés, jeanretenuparuneceintureaulieudeglissersursatailledécharnée,cheveuxplutôtpropres.Sesonglesn’étaientpassalesetils’étaitrécemmentrasé.Quiplusest,quandilsetournaverselle,sonregardétaitnetetilselevalestement,etnonplusentrébuchanttelunvieilivrogne.Ilpouvaitsepasserdessemaines,desmois,durantlesquelsilparvenaitàpeineàassumerleminimumquotidien,oùmalgrétoussesefforts,ilnefaisaitquechanceleraveuglémentdansuncauchemarsedéroulantauralenti;etpuisilyavaitdesfoiscommecelle-cioùilémergeaitdel’ombre.

—Joe.Elleluiadressaunsourirerassurantetluitintlaporte.—Contentedevousrevoir.Venez,entrezetinstallez-vous.Allons-y.

À13h50,Friedaavaitfinisajournée.Quatrepatients,quatrehistoiresàl’esprit.Ellerestaassisequelquesminutesàconsignerdanssoncahierquelquesnotesconcernantladernièreséance,àl’aideduvieux stylo-plumequeReuben avait toujours trouvédémodé.Elle vérifia qu’elle n’avait pas demessagessursonportable,sepromitd’appelersanièceChloëplustardetlavasonmugdanslapetitecuisineadjacenteà soncabinet.Ellen’avait rienmangéce jour-là,maisn’allaitpas rentrer toutdesuite.Elleenfilason longmanteaunoiretenrouladeuxfoissonécharperougeautourdesoncou,puissedirigead’unpasrapideversWarrenStreetetlalignedemétroVictoria.

Peudetempsaprès,surBrixtonRoad,ellelocalisalaPizzeriaAndy’senquelquesminutes,sansdifficulté:elleavaitleprospectus.Elleexaminaladevantureauxcouleursvives.Andynevendaitpasque des pizzas. Il proposait également des hamburgers et des frites. On en voyait des photosdécolorées.Enlesregardant,Friedapensasubitementauxphotosducorps,etcetteidéenelaquittaplus.Elleentra.Ilyavaitlàdeuxoutroistablesenplastiquecontrelavitrine.Unefemmeavaitprisplaceàl’uned’entreelles,avecunenfantenbasâgeetunbébédansunepoussette.Friedas’avança

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jusqu’aucomptoir.Unhommeprenaitunecommandeautéléphone.Ilperdaitsescheveux,portaitunebarbenoireetunpolorougeaveclemot«Andy»imprimésurlecôtégauche.Ilreposalecombinéetglissalacommandeàtraversuneouverturederrièrelui.Unemains’enempara.Friedaentenditdescrépitementsetdesbruitsdecasserole.L’hommeluilançaunregardinterrogateur.

—Oui…, répondit Frieda en consultant derrière lui la liste des plats affichée aumur. Puis-jeavoirunesalade?Etunebouteilled’eau?

—Salade!lançal’homme.Ilsepenchaetpritunebouteilleenplastiquedansunréfrigérateur.Illaposasurlecomptoir.—Autrechose?—Çaira,réponditFriedaquiluitenditunbilletdecinqlivres.L’hommefittinterlamonnaiesurlecomptoir.—Lasaladeseraprêtedansuneminute,dit-il.Friedapritleprospectusetleposasurlecomptoir.—Onm’aremisvotreprospectus.—Ouais,etalors?Frieda s’en était inquiétée : il suffirait d’une seulequestionmalvenue,quipourrait donner le

sentimentqu’ellefaisaitpartiedesservicessociauxoudufisc,etilslaboucleraient.Findel’histoire.—Jevoulaisvousdemander…,commença-t-elle,jecomptaism’enfairefaire,justement.Jesuis

àmon compte. Je me suis dit que je pourrais en faire imprimer quelques-uns comme les vôtres,histoired’attirerunpeul’attention.

Letéléphonesonna.L’hommedécrochaetprituneautrecommande.— Je disais donc, reprit Frieda, une fois qu’il eut fini, que j’aimerais bienme procurer des

prospectuscommeceux-là.Jemesuisdemandéoùvouslesaviezfaitfaire.—Ilyaunimprimeurunpeuplusloindanslarue,ditl’homme.Ilsnousenontfourniquelques

centaines.—Etaprès,commentçasepasse?Ilsvousleslivrent?—Ilsnefontqu’imprimer.C’estmoncousinquilesadistribués.—Vousvoulezdirequ’illesaglissésdanslesboîtesàlettres?—Parexemple,ouais.—Voussavezdansquelscoins?insistaFrieda.L’homme haussa les épaules. Frieda ressentit un moment de découragement, comme si elle

tentaitdemettrelamainsurquelquechosequiluifileraitinévitablemententrelesdoigts.—Jem’interroge,c’esttout,ajouta-t-elle.(EllesortitsonplandeLondresdesonsacetchercha

labonnepage.)C’estquejevaissansdoutedevoirlesdistribuermoi-même,vousvoyez,etjevoulaissavoir quelle zone on pouvait couvrir, du coup.Est-ce que vous pourriez justememontrer sur lacarteoùilestallé?Oubiena-t-iljusteerréàsaguise?

Ellepoussalacarteentraversducomptoirdanssadirection.Unbruits’élevaderrièreluietuneboîteenpolystyrènesurgitdansl’ouverture.L’hommepritlasaladeetlaremitàFrieda.Onytrouvaitduchoucoupéenfineslanières,descarottesrâpées,del’oignonetunetranchedetomate,avecunegicléedesaucerosepar-dessus.

—Merci,dit-elle.Etpourlacarte…L’hommepoussaunsoupir.Ilsepenchaenavantetposasonindexsurlapage.—Je luiaiditdeprendreAcreLaneetde faire toutes les ruesquidébouchaientdessusdece

côté.—Quellesrues?L’hommefitcourirsondoigtsurlecoindelacarte.—Toutescelles-là,répondit-il.Jusqu’àcequ’iln’enaitplus.

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Çaenfaisaitunpaquet,apparemment.—Etilyenavaitcombien,troiscents?—Cinq,jepense.Onenaencoreuntasenmagasin.—Etça,ilyaunequinzainedejours,environ?L’hommeeutl’airperplexe.—Commentça?— Jeme demandais comment ça avait marché, persista-t-elle. Si desmasses de gens avaient

appelépourcommanderunepizza.—Jenesaispas,ditl’homme.Unepoignée,peut-être.—OK.Mercipourvotreaide.Elletournalestalons,prêteàpartir.—Hé.Vousoubliezvotresalade.—Ah,oui.Ellesortitdumagasinet,saisiedeculpabilité,attenditd’êtreàvingtoutrentemètresdelà,hors

devue,avantdefourrerlabarquettedansunepoubelledébordante.Assisedanslemétro,endirectiondunord,elleconsultadenouveauledosduprospectus,même

sielleconnaissaitlalisteparcœur.Corde.Paille.Ficelle.Pierre.Pourquoiacheterça?Àquoicelapouvait-il bien servir ? Pourquoi avoir besoin de se procurer de la corde en plus de la ficelle ?Différaient-elles aux yeux d’un bricoleur d’une manière qui lui restait inintelligible ? Y avait-ilquelquechosequ’onnepouvait faireavecde la ficelle,etpour lequel il fallait expressémentde lacorde?Ces éléments faisaientpenser àuneactivité enextérieur, àmoinsquecelane soit lié àunthème médiéval. Les tavernes élisabéthaines n’étaient-elles pas tapissées de paille ? Ou peut-êtres’agissait-ildepaillespourboire.Friedaseconcentrasur la liste jusqu’àenavoirmalà la tête.Ensortant de la station de Warren Street, elle ne cessait de la passer en revue. Un lien évident luiéchappait-il?Elles’essayaàdesjeuxmentaux.Onpouvaitlierdelapailleavecdelaficelle.Ouavecde lacorde.Et lapierre,alors?Cequi la fit songeràDavidetGoliath,saufqu’ils’agissaitd’unefrondeetd’unepierre.

Que faisait-on donc de ces quatre éléments ? Qui pourrait le savoir ? Un nom se présentaspontanément à son esprit.Elle ne pouvait le voir,mais pouvait l’appeler : elle auraitmêmedû lefaire depuis longtemps, juste pour qu’il sache qu’elle pensait à lui. Sitôt rentrée chez elle, ellefeuilleta envitesse le carnet d’adresses relié de cuir qu’elle conservait près de son téléphone.Elletrouvalenuméroetlecomposa.Lasonnerieretentit,sansfin,etelles’apprêtaitàlaisserunmessagequandundéclicsefitentendre.

—Frieda,ditlavoix.—Oui,Josef.Bonjour!Çamefaitplaisird’entendrevotrevoixaprèstoutcetemps.Comment

allez-vous?Toutvabien,là-bas?Vousnousmanquez.—Commentjevais?répondit-il.Grandequestion.Jeconnaispaslaréponse.—Ils’estpasséquelquechose,Josef?—Oh,jenesaispas.Frieda,commentallez-vous?Commentçava,chezvous?—Riendeneuf.Dansl’ensemble.Maisj’aimeraisensavoirplussurvous.J’auraisdûappeler.Je

suisdésoléedenepasl’avoirfait.—Çava,pasdeproblème,répondit-il.Onest tousoccupés.Beaucoupdechosessontpassées,

destrucsquisontpasvraimentpourletéléphone.—Jen’arrêtepasde surveiller lamétéo, repritFrieda.Dèsque j’en ai l’occasion, je regarde

queltempsilfaitàKiev.C’estbienlàquevousêtes,non?Ladernièrefois,ilfaisait–29oC.J’espèrequevousêtescorrectementemmitouflé.

Unlongsilences’ensuivit,puisunesortedegémissementdéroutant.

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—Toutvabien?s’enquitFrieda.Vousêtestoujourslà?—Frieda,jesuispasàKievencemoment.—Ah.Oùêtes-vous?Ilditquelquechosequ’elleneparvintpasàcomprendre.—Pardon?C’estquelquepartàlacampagne?Ilrépétalenom.—Pouvez-vousparlerpluslentement?Ilarticulalestroissyllabesuneàune.—Summertown?repritFrieda.Genre,SummertownàLondres?—Oui.Pasgenre.LeSummertowndeLondres.Celui-là.Ils’écoulaplusieurssecondesavantqueFriedaneparvienneàs’exprimerdefaçoncohérente.—Vous…vousn’êtesqu’àenvironcinqcentsmètresdel’endroitoùjemetrouve.—Possible.—Maisqu’est-cequevousfichezlà?—J’aieudesennuis.—Ilfautquejevousvoie.—C’estpasunebonneidée.—Jesuisvotreamie,vousvoussouvenez?répliquaFrieda.Venezchezmoi.Immédiatement.

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Chapitrequinze

CelafaisaitpresquedeuxmoisqueFriedan’avaitpasvuJosef.Ladernièrefois,c’étaitpeuavantNoël,quand,ensouvenirduprécédentNoëlpasséensemble,illuiavaitpréparédesplatstraditionnelsukrainienset les avait apportés chezelle, enveloppésde lingeblancet rangésdansuncartonnouéd’unruban,commeuncadeaud’adieu:petitsgâteauxfaitsdefarinedefroment,demieletdegrainesde pavot. Elle se le rappelait tel qu’il s’était montré alors : souriant, tout fier, expansif dans sagénérosité,pleind’uneexcitationsolennelle.Aprèsplusieursmoisd’absence,ilretournaitdanssonpays pour voir sa femme Vera et ses deux fils. Ses cheveux, normalement en broussaille, étaientcoupéscourtetilportaitunenouvellevestemolletonnéepourl’hiverukrainien.Ilavaitachetéàsesfils des tee-shirts « I love London », des petits drapeaux duRoyaume-Uni et des boules de neigecomprenantdesscènesminiaturesdelavielondonienne.

C’estuntoutautreJosefquiseprésentaàsaporte.Sescheveuxétaientlongs,salesetcouvertsdepoussière.Ilarboraitundébutdebarbequiluidonnaitplutôtl’airdeceluiquiaoubliédeseraser.Ilportait un vieux pantalon de toile, retenu par une ceinture en plastique, et un épais pull-over. Par-dessus,lafameusevestemolletonnée,maisdéchiréeetsale.Sesbottinesdechantierétaientfendues.Sesmains,gercéesetcloquées.Unrestedecontusionsevoyaitsursoncou,etilyavaitunsparadrapentraversdesonfrontcouvertdecrasse.Maissurtout,sestraitsétaientmous,sesyeuxéteints,etilrefusaitdecroiserleregarddeFrieda:ilrestaitsurlepasdelaporte,triturantsonbonnetdelaineentresesdoigts,àsebalancerd’unpiedsurl’autre.

Friedaluipritlamainetl’attiradansl’entrée,puisrefermalaportederrièreeux.Elleperçutunfort relent d’odeur corporelle, de tabac et d’alcool.Elle lui ôta sa veste et la pendit à côté de sonmanteau.Lescoudesdesonpullétaienttroués.

—Quediriez-vousderetirervoschaussures?proposa-t-elle.Commeça,onpourrapasserausalon.

—Moijerestepas.Sonanglaissemblaits’êtreappauvridurantlecourtlapsdetempsoùils’étaitabsenté.—Jevaisvousfaireduthé.—Pasdethé.—Çafaitcombiendetempsquevousêtesrentré,Josef?Ilouvritlesmainsenungestefamilier.—Quelquessemaines.—Pourquoinepasl’avoirdit?LeregarddeJosefseposauninstantsursafigureavantderetomberànouveau.—ToutesvosaffairessontchezReuben.Votrecamionnettes’ytrouve.Oùhabitez-vous?—Maintenant?Surchantier.Unemaisonàconstruire.Faitfroid.Maisilyatoit.Friedal’examina.Soncorpstoutentiercriaitladétresseetl’abattement.—Jeveuxquevousmeracontiezcequis’estpassé,dit-elled’unevoixdouce.Maisnevousen

faitespas…vousn’êtespasobligédelefairetoutdesuite.Quandvousserezprêt,jeserailà.Jesuiscontentequevoussoyezrevenu.Reubenleseraaussi.Samaisonabesoindevous.Etmoiaussi.

—C’estquedesmots.—Non,c’estvrai.—Jesersàrien.—Bon,voicileplan.JevaisappelerReuben,etvousrestezicicesoir.Ilyadespetiteschosesà

réglerchezlui.Vouspouvezvousenoccuper.Quandvousserezàl’aise,vouspourrezmeraconter–ouàlui–cequis’estpassé.D’icilà,vousallezvousasseoirdansmacuisine,boireunthé,etj’aiune

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questionàvousposer.LesyeuxmarrondeJosefladévisagèrentunmoment.—Pourquoi?—Pourquoiquoi?—Pourquoivousm’aidez?Jesuispastypebien,Frieda.Mauvaistype,triste.Friedapassaunbrassoussoncoudeetlemenadanslacuisine.Elletiraunechaise,surlaquelle

il se laissa choir. Ellemit de l’eau à chauffer dans la bouilloire et, pendant que le thé infusait, fitgrillerpourluideuxtoasts,qu’elletartinadebeurreetdemiel.

—Là.Avalez-moiça.Ilbutunegorgéedethébrûlantetsesyeuxseremplirentdelarmes.Ils’emparad’untoastetelle

vitàquelpointsamaintremblait.—Bon.J’aibesoindevotreaide.Elleposaleprospectusdevantlui,côtéimpriméfaceàlatable,etindiqualeslettres.—Sijevousdemandaisdedevinercequesignifientceslettres?Josefreposale toastsur l’assiette,passasamanchesurses lèvresetexaminaattentivement les

mots.—Ficelle,paille,corde,pierre.—Cesontdeschosesdontonsesertdanslebâtiment.Maispourquoiàlafoisdelaficelleetde

lacorde?Karlssonasuggéréqu’ils’agissaitdeplanterdesfraises,maisjenelecroispas.Iln’yapasréellementprêtéattention.

—Facile.—Quoi?—Facile,répétaJosef.Pourlapremièrefois,sonregardsemblaitplusvif.—Etalors?—C’estlapeinture.—Delapeinture?—Desnomsdepeinture.Couleurstristes…commecellesdevotrecabinet.Descouleurspâles,

mortes.Ficelle,paille,cordeetpierre.Voilà.—Oh…,commentaFrieda.Josef,vousêtesgénial.—Moi?—Etceslettres,là?P,MG,P.—Facile.L’espacedequelquesinstants,ilparutpresqueheureux.Ilpointaundoigtenl’air.—P,c’estpour:«plafond».Sondoigtsedéplaçatelleuneaiguillesuruncadran.—MG,c’estpour«MurGauche».Et…Sondoigtdescendit.—«Plinthes»,complétaFrieda.Pourquoin’yai-jepaspensé?—Vousêtesdocteur,pasouvrierdesbâtiments.—Doncquelqu’unfaisaitrepeindresamaison.Elleconsultasamontre.Ilétaitpresque16h30.—Sionyvamaintenant,onpourrapeut-êtreyêtreavant17heures.Vousm’accompagnezfaire

unecourse?Commeilneréponditpasaussitôt,elleajouta:—J’aibesoinquevousm’aidiez,Josef.Commeavant.

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Lejours’assombrissaitetlapluietournaitàlagrêle.JoseffitàFriedal’effetd’ungrandenfantdésemparé, alors qu’il arpentait les rues d’unpas lourd, sonbonnet enfoncé sur les oreilles et lesmains plongées au fond des poches de son pantalonminable.Elle avait appeléReuben et lui avaitapprisqueJosefetellepasseraient lesoirmême,etqu’il fallaitqu’il fasse le litet,peut-être,qu’ilmettequelquespommesdeterreàchaufferaufour.

—Pourquoionregarde?demandasoudainJosef.—J’essaiedetrouverquelqu’un.C’estunpeulongcommehistoire,etjevouslaraconteraiplus

tard.—Alorscommentfait-onpourchercherlesmurscouleurspierreetpaille?—Onnepeutpastoqueràtouteslesportes,cheztout lemonde.Maisjemesuisditquesion

apercevaitdessignesdechantierencours,onpouvaitaumoinsfrapperàcelles-là.—Alorsvousprenezcetterue,etmoicelle-là.Josefbranditsontéléphone.—Jevousappelle,ouvousm’appelez.Frieda se réjouit de voir qu’il s’impliquait. Elle hocha la tête, et ils s’éloignèrent dans des

directionsdifférentes,seretrouvantauboutdesruessansprogrèsnotable,pourseséparerunefoisdeplus dans deux rues parallèles partant de l’artère principale, dans lesquelles avaientvraisemblablementétédistribuéslesprospectusdelaPizzeriaAndy’s.

FriedaavaitparcourulesdeuxtiersdeTullyRoadquandsonportablesonna.—Josef?—«Peintureetdécoration.Toutchantier,mêmepetitstravaux».Camionnetteàcôtédemoi,un

pneual’airàplat.Devantle33,passageOwens.—Nebougezpas.J’arrive.MaisnullelumièrenebrillaitdanslepassageOwensetpersonneneréponditquandFriedasonna

àlaporte.Elleessayaaunuméro31,reculaetpatienta.Elleentenditdespas,etlebattants’ouvrit.Unjeunehommeaucrâneraséapparut.Ilportaituncostumeettenaituntéléphoneàlamain.

—Oui?—Jesuisdésoléedevousdéranger,commença-t-elle,conscientequeJosef rôdaitdans la rue

derrière elle,mais j’espérais que vous pourriezm’aider. Est-ce que vous auriez des peintres chezvous?

—Ouais.Uneseconde,laissez-moijusteletempsderaccrocher.Désolé,Cas,jeterappelle.OK?Désolé…Despeintres,oui.Ilsnousrefontlamaisondefondencomble.Ilstravaillentdanslesalonpourlemoment,jepensequ’ilsaurontjustementbientôtfini.Maispourquoitenez-vousàlesavoir?Vousvivezdanslecoin?Besoindefairerepeindrequelquechose,peut-être,parcequesic’estlecas,jenepeuxpasdire,entoutehonnêteté,quejelesrecommanderais…

—Non.C’estdifficileàexpliquer.Jecherchequelqu’unetjepensequevouspourriezpeut-êtrem’aider.

—Moi?Jenepigepas.Voulez-vousentrer?C’estqu’ilcommenceàfaireunpeufrisquet,là,dehors.Ainsique,euh…votreami.

—Çava.Jen’enaipaspourlongtemps.Friedapénétradans l’entrée,qui sentait encore lapeinture fraîche.Elle sortit leprospectusde

sonsac.—Çavousditquelquechose?—Ehbien…Lejeunehommelaregardaavecméfiance,commes’ilavaitaffaireàunefolle,finalement.—C’estunprospectus.Àl’évidence.PizzeriaAndy’s.—Est-cequevousenrecevezici?Desprospectus,jeveuxdire,pasdespizzas.

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—Ouais.Jepense…Ilarrivetoutessortesdeprospectusdanslaboîteàlettres.Friedaretournaletract.—Etça?Ilplissalesyeuxpuisfronçalessourcils.—Jenepensepasqu’ils’agissedemonécriture.NidecelledeCas.Mafemme.Pourquoiça?—Utilisez-vouslesteintesPaille,Ficelle,CordeetPierresurvosmurs?—Ouais. Ouais. Je pense. Non, en fait, je suis sûr. Cette histoire commence àme foutre les

jetons,sivouspermettezquejem’exprimefranchement.—Désolée.J’ailàunportrait.Pourriez-vousmedires’ilvousrappellequelqu’un?Elle sortit son dessin de l’enveloppe A4 dans laquelle elle l’avait rangé et le lui tendit. Il le

contempla.—Peut-êtrebien.—Peut-être?— Il y a une certaine ressemblance. Il y avait un type… qui devait refaire notre déco.

Franchementmotivé,enfait.Gentil.Trèsserviable.Çaluiressembleunpeu.Etilanotélesteintes,maintenantquevousm’y faitespenser.Maisonn’a jamais fait appel à lui, si c’est laquestionquevousvous apprêtez àposer. Il adisparu, du jour au lendemain.Plus réponduau téléphone, rien. Ilnousalaissésenplan.C’estpourçaqu’onafaitvenirceux-là.

Friedas’efforçadeconserveruneexpressionneutre.—Quanda-t-ildisparu?—Ehbien…ilyadeuxsemaines,peut-être,quelquechosepar là.Jenesaispasaujuste.Cas

pourraitsansdouteêtreplusprécise.Ilyaunproblème?Ilafaitquelquechose?—Comments’appelait-il?Elles’entenditparlerdeluiaupassé,maislejeunehommeneremarquapas.—Rob.RobPoole.—Vousavezsonadresse?—Non.Rien.Justesonnumérodeportable.Il fitdéfilersonécranet le trouva,puis il legriffonnaaudosduprospectusdéfraîchidechez

Andy’s.—Maisilnerépondpas,mêmesij’aidûluilaisserunedouzainedemessages.—Merci.—Vousleconnaissez?—Pasprécisément.Pourrais-jeavoirvotrenomégalement,s’ilvousplaît,etvotrenumérode

téléphone?—Etpourquoiça?—Lapolicedevraitavoirdeuxmotsàvousdireàsonsujet,sivousvoulezmonavis.

Reubenn’avaitpasmisdepommesde terreau four : il avaitpréparéde riches lasagnes,biengrasses,dupainàl’ailetunesaladeverte.L’odeurlesaccueillitquandilleurouvrit,portantuntablieretseslunettesendemi-luneposéesenéquilibreauboutdesonnez.D’unseulregard,ilpritlamesuredel’étatdanslequelsetrouvaitJosef,puisfitunpasenavantetluidonnal’accolade.

— Dieu merci, te revoilà, dit-il. Je commençais à penser que j’allais vraiment devoir payerquelqu’unpourréparermontoitetassemblermonfichucoffre.

—Jerestepas,marmonnaJosef.Jedisjustebonjouretjeprendsmesaffaires.—Onpeutentrer?intervintFrieda.Ilfaittropfroidpourresterlà-dehors.Etc’estainsiqu’ilsréussirentàlefaireentreràl’intérieur,àledébarrasserdesavesteetdeses

chaussures.Reuben luiglissaunebouteilledebièredans lesmains, l’emmenavoiroù se situait la

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fuite, et sans savoir comment, Josef se retrouvait dix minutes plus tard immergé dans un bainbouillant. Au chaud dans la cuisine embuée, Frieda et Reuben pouvaient l’entendre s’asperger etpousserdesgémissements.

—Maisques’est-ilpassé,bonsang?demandaReuben.Lesdeuxjetèrentd’instinctunregardàlaphotoécornéecolléesur leréfrigérateurdeReuben

parJosefplusd’unanauparavant,quandilvenaitd’emménagerici:safemme,unebrune,etsesdeuxenfants.

—IlétaitàSummertown,ethabitesurunchantier.—Pourquoinel’a-t-ilpasdit?—Ilahonte.—Dequoi?—Jenelesaispasencore.—Unechancequej’aievraimentuntoitquifuit.—Oui.—Bravod’avoirvoléàsonsecours.—Cen’estpasvraimentça.Jel’aiappelépouravoirsonavissurquelquechose.—Entoutcas,ilestlà,maintenant.Friedahochalatête,puisajouta:—Aufait,jevaisàl’enterrementdeKathyRiponàlafindelasemaine.J’aibeaucouppenséàsa

mort,ainsiqu’àDeanReeve.Jefaisdesrêvesdésagréablesàsonsujet,quimepoursuiventauréveil.—Etdonc,ilvoushanteraitd’outre-tombe?—Siseulement…

Cette nuit-là, elle fut malade. Cela commença par des gouttes de sueur sur son front et uneffroyableessoufflement,ungoûtdanslabouchequirefusaitdes’enaller,etmêmeens’allongeant,ellesesentitétourdie,l’estomacretourné.

Elleparvintàgagnerlestoilettesàtempsets’agenouilladevantlacuvette,lesyeuxpiquants,lecorpsfroidetennage,vomissant,sanglotantets’étouffanttoutàlafois.Ellesesentaitempoisonnée,delatêteauxpieds.Elleavaitpourtantàpeinemangédepuisdesjours,etbientôtellen’eutplusrienàvomir,desortequ’ellerestajusteenproieàdeshaut-le-cœur,reprenantsonsouffle,posantdetempsàautresonfrontsurlereborddelacuvette,lesgenouxendolorissurlesoldur,lescheveuxpoisseux,l’haleinefétide,souilléedepartout.Devantsesyeuxdéfilèrentdesimagesdebainschauds,dedrapsfrais,desiropd’orgeatcitronné,d’unemainfraîchesursajouebrûlante,etellevomitdenouveau.Elleauraitaimémourir.Ilnefallaitpas.Ilviendrait.C’esttoutcequ’ellesavait,dumoinsc’esttoutcequ’elleavaitbesoindesavoir.

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Chapitreseize

Assisedansuncoindupub,FriedaattendaitKarlsson.Ilrevintverselle,tenantenéquilibredeuxwhiskysetdeuxpaquetsdechips.Ils’attablaetouvritlessachets.

—J’aiprisseletvinaigre,dit-il,etoignon-fromage.Jenesavaispaslesquellesvousaimiez.—Aucunes,enfait.—Sansdouten’aimez-vouspaslespubsnonplus.—C’estmieuxquelecommissariat.—Aumoinsçanouspermetd’esquiverceNewton,quimesuitpartoutcommeuneombre.—Quefait-illà?—Rendementetefficacité.Penséepositiveetréflexionàlongterme.Unregardneuf,voilàce

qu’endit leboss. Ilexaminenosprocédures,notreorganigramme.Mais jecroissavoircequ’ilvatrouver.

—Quoidonc?—Lebruitcourtqu’ilvayavoirdesrestrictionsbudgétaires.10%,20peut-être,voire25.Sile

jeuneJackétablitdesschémasprouvantquenousattraponsplusdecriminelsenfaisantappelàmoinsd’agents,jepensequ’iltrouverauneaudiencefavorable.

Ilssirotèrentleursverresenseregardant.—Jesuisdésoléesijevousaicompliquélatâche.—Onarécupéréledossier,répliquaKarlsson.Leschargesontétésuspenduestantquel’enquête

sepoursuit.Engros,c’estcequej’aiécritdanslemémo.Ilavalaunegorgéedesaboissonetsefrottalevisage.Friedalui trouval’airplusfatiguéque

jamais.—Jesaispourquoilepréfetaagicommeill’afait,repritKarlsson.Personnenesesoucied’un

cascommecelui-là.Etjesaispourquoimoi,j’aiagicommejel’aifait.Maiscequejenecomprendspas, c’estpourquoivous avez fait ce que vous avez fait.MichelleDoyce n’allait pas en prison, detoutefaçon.Elleallaitrecevoirl’aidemédicaledontelleabesoin.Iln’yavaitplusaucunproblème.Vousn’avezdoncpasassezdetravailcommeça?

Friedaluilançaunregardscrutateur.—Qu’est-ce que ça change de savoir pourquoi je l’ai fait ? Peut-être que je n’aime pas les

histoires inachevées, qui laissent des questions en suspens. J’ai eu une patiente un jour, une jeunefemme.Vousconnaissezcetteimpressionquel’onpeutavoirquandonpartdechezsoietqu’onsedemandesionalaissélefourallumé?Danssoncas,ilnes’agissaitpasquedufour.Peut-êtreavait-ellelaisséunefenêtreouverte,ouunrobinetentraindecouler,àmoinsqu’ellen’aitenfermélechatdans la chambre. Elle s’efforçait de tout vérifier avant de partir, mais il n’y avait pas moyen des’assurer qu’elle avait tout vérifié, et là-dessus se greffait l’idée que pendant qu’elle vérifiait, elleavaitpuouvriruneautreporteouallumerquelquechosepar erreur.À la fin, ellenepouvaitpluspartirdechezelle.

—Commentl’avez-vousguérie?— Je n’étais pas la personne indiquée, dans son cas. Je l’ai envoyée chez un thérapeute

comportementaliste.Maiscen’estpaslàquejevoulaisenvenir.Cequejeveuxdire,c’estquejesuisunpeucommeçafaceàunehistoire.Jen’auraispaspuenresterlà,enmedisantquelecorpsavaitététrouvédansl’impassemaissanssavoirpourquoi,niquiilétait,ouquiilavaitlaisséderrièrelui.Çamefaitlemêmeeffetquedesortirensachantquelegazestrestéallumé.

Karlssonsecoualatête.—Vousnesupporteriezpasmonjob.Jepassel’essentieldemontempsàpenserquelegazest

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allumé,quelebaindébordeetquelafenêtreestouverte.—Quivousditquejesuisheureused’êtrethérapeute?répliquaFrieda.Bon,etmaintenant,on

faitquoi?—J’ai envoyédeuxagents interrogervotre couple àBrixton.RobertPoole est unnomassez

courantet,pourlemoment,nousn’avonsriend’autre.Notrehommeconservetoutsonmystère.—Vousvoulezdirequevousavezsonnommaisquevousnesaveztoujourspasquiilpeutbien

être?—Exactement.—Etsonnumérodeportable,alors?Çavousdonnesûrementunepiste.Vousnepouvezpas

l’identifieràpartirdelà?—Sonnuméroétaitceluid’untéléphoneàcarte,maisonverrasionpeutenfairequelquechose.

Onestentraindeprocéderàunereconstitutionfacialeetonvaladistribuer–voussavez,dustyle:«Reconnaissez-vous cet homme ? » En principe, ça devrait suffire, vu qu’on a le nom, même sid’habitudelesgensquiprennentcontactavecnousnesontpascequ’onpourraitqualifierdetémoinsfiables.Onaunvieilhommequiprétendsystématiquementavoirvuchaquepersonnefigurantsurlesaffiches. Quoi qu’il en soit, ça vaut le coup d’essayer. Et on va repasser la chambre deMichelleDoyceaupeignefin. Iln’estpasabsolumentcertain,à100%– jemedoisde lepréciser–,que lecorpsdanscettepiècesoitceluidecepeintredécorateur.

—Ilsontreconnul’ébauchequejeleuraimontrée.—Oui.Jel’aivue,etpeut-êtreauriez-vousdûm’enparleravantdelamontreràtoutlemonde,

maissoit,jel’admets.Defait,ellen’estpasbienéloignéedenotreproprevisuel.Friedaachevadevidersonverre.—Mercidemel’avoirdit.Jenememêleraiplusdetoutcommeça.Karlssontoussa,commes’ils’apprêtaitàprendrelaparoledevantunauditoire.— Il y a autre chose, Frieda. Je voulais vous dire, et que ce soit bien clair, qu’en dépit des

différencesd’opinionoccasionnelles,vousavezétéd’unegrandeaideet…—On dirait le genre de discours qu’on prononce quand on veut licencier quelqu’un, coupa

Frieda.—Non.Bienaucontraire.Ilfautpartirsurdebonnesbases.Sivousdevezcollaboreravecnous,

ou moi, de temps en temps, vous devriez être consultante, avec un contrat, des honorairesconvenablesetdesresponsabilitésconsenties.Qu’endites-vous?

—Uneminute.Friedaselevaetserenditaubar,puisrevintavecdeuxnouveauxwhiskys.—Alors?ditKarlsson.—Jenesuispassûred’êtreemballéeparl’idée.—Etpourquoipas?Celarendraitjusteleschosesofficielles.—Jevaisyréfléchir.Maispourl’instant,toutcequimevientàl’esprit,cesontdesraisonsdene

pas le faire. Je ne crois pas avoir quoi que ce soit de plus à vous offrir pour contribuer à cetteenquête. Une fois que vous aurez correctement identifié Robert Poole, vous trouverez qui l’a tué.C’estcommeçaqueçafonctionned’habitude,non?

—Unamantjaloux.Voilàcequeçavadonner.— Excepté le coup du doigt. (Frieda fronça les sourcils.) Ça évoque quelque chose de plus

calculé.Karlssoneutunsouriretriomphant.—Vousnepouvezpasvousenempêcher.Votreintérêtestpiqué.Elleauraitpucoupercedoigt

pourrécupérerl’alliance.Pourl’or.Àmoinsqu’ilnes’agissed’uneformeextrêmededivorce.Mafemmemel’auraitfait,sielleavaitpu.

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—Cen’étaitpaslebondoigt,corrigeaFrieda.Etdetoutefaçon,l’idéed’uncontratm’inquiète.Jemeretrouveraidanscecasavecdesdevoirs,etdesobligations.Jevousaiaidéparcequej’avaisl’impressionqu’illefallait,etquejen’avaispasàm’inquiéterdejustifiermesdépensesoud’avoirbienfaitmonboulot.

—Nerefusezpas,ditKarlsson.Jeveuxdire,neditespasnond’embléesansyavoirmûrementréfléchi.Accordez-vousquelques jours.Vousvoyez,c’estmoiquivaisfaire le thérapeutequelquesinstants…

—Oh,arrêtez…—Non,honnêtement.Jecroisquevousaimezpasmall’idéedevousmêlerdeschosesquandon

nevousledemandepas,dedireauxgensdeschosesqu’ilsn’ontpasenvied’entendre.Vousavezdumalàvousylaisserinviter.Vousconnaissezlablaguedutypequineveutpass’inscrireàunclubquivientdel’accepterentantquemembre?C’estvoustoutcraché.

—Ilyaautrechose,répliqua-t-elle.—Ausujetdecetteaffaire?—Pasdecelle-ci.Vousvousrappelezquandj’aidemandéauneurologueAndrewBerrymande

venirvoirMichelleDoyce?Voilàlegenredechosesquejenepourraisplusfaire,parexemple,sij’étaissouscontrat.

— Vous seriez tenue de demander une autorisation à l’avance, répondit Karlsson. Et vousn’aimezpasça,jelesais.

—Etjeseraisobligéedejustifiermadécisionetderemplirunformulaire,etmarequêteseraitrefusée,mais ce n’est pas la question. Ilm’a dit un truc que je n’arrive plus àm’ôter de l’esprit.Pendant que nous parlions du problème de perception de Michelle, il m’a parlé d’une maladieneurologique qu’on appelle le syndrome de Capgras. Dans certains cas, extrêmement rares, leslésionsneurologiquesentraînentchezlepatientl’illusionqu’unmembreprochedelafamilleouunamiaétéplusoumoinsremplacéparunimposteur.

—Voilàquidoitêtreassezdéplaisant,eneffet…(Ilmarquaunepause.)Etalors?—Cetteidéem’apoursuivie.Etjenesavaispaspourquoi.Etpuis,j’airepenséàCarrieDekker.—Etpourquoidonc?— Elle a dit qu’après la mort de Dean, le comportement de son mari avait changé. Et là,

subitement,ill’aquittéeets’estvolatilisé.J’aipenséàCarriemariéeàquelqu’unquisemblaitavoirfaitplaceàunimposteur.

Karlsson adopta une expression perplexe et, quand il reprit la parole, c’était comme si soncerveautravaillaitauralenti.

— Je ne pige pas, dit-il. Chercheriez-vous à suggérer que Caroline Dekker souffrait d’unerarissimemaladiecérébrale?

— Non, répliqua Frieda. Plutôt le contraire, en un sens. Quel genre de personne pourraitprésenterlessymptômesdusyndromedeCapgrassansenêtreréellementatteint…?

—Jenecomprendspasdequoivousparlez.—S’ilnes’agissaitpasd’uneillusion?—Quevoulez-vousdire?Est-cequevous…?(Ils’interrompit.)OhmonDieu!Vousplaisantez.

OnatrouvélecorpsdeDean.J’airevuAlanmoi-même,parlasuite.Ilétaitavecelle.—Deanm’adupéeunjour.J’étaisaussiprochedeluiquevousl’êtesdemoi.Jeluiaiparlé.Je

n’aivuaucunedifférence.—Maisonavaitlecorps.—Qu’est-cequeçaprouve?rétorquaFrieda.DeanetAlanétaientdevraisjumeaux.Aupointde

partagerlemêmeADN.Karlssonfronçaitlessourcilsàprésent.

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—Commentjustifiez-vouscettehypothèse?—Unsentiment,c’esttout.Àcausedecequ’ilestadvenud’Alan.OudeDean.J’aitoujourseu

unedrôled’impressionàcesujet,sansréussiràmettreledoigtdessus.—C’estridicule,ditKarlsson.Iln’auraitpaspubernersaproprefemme.Iln’auraitriensude

leurvieintime,deleursamis.— Il n’est resté que quelques jours. Il a refusé de faire quoi que ce soit, de voir quiconque.

C’étaitlemeilleurmoyendes’évader:auvuetausudetoutlemonde.Celaluidonnaitunechancedefilervraiment,des’enfuirsansquepersonneneserendecomptequ’ils’étaitfaitlamalle.

—Etalors,oùest-ilselonvotrehypothèse?demandaKarlsson.—Aucuneidée.—Iln’yaaucunepreuve.—Non,aucune,convintFrieda.Etiln’yenaurapas.—Rienquevotreimpression.— Voyez-vous, c’est pour cette raison que vous devriez réfléchir à deux fois avant de me

proposerun contrat.Etque jedevrais réfléchir àdeux fois avantd’en signerun. Jen’ai riend’unpolicier,etjen’aipasenvied’endevenirun.

Lapolicièredeserviceconnaissaitcegenredepersonnes.Ellesdébarquaientaucommissariatcomme pour s’abriter de la pluie. Elles jetaient un coup d’œil au bureau, puis autour d’elles, auxaffichesplacardéesaumur,semettaientmêmeparfoisàleslire.Ilarrivaitaussiqu’ellescraquentetrepartentsansriendire.Sinon,ellestraversaientlapièce,nonchalamment,commesicelan’avaitpasd’importance. Cette femme-ci approchait de la cinquantaine, voire un peu plus. Vêtue de façonélégante, mais discrète, professionnelle, comme une femme qui rentre du travail. Chaussuresordinaires usagées, mais cirées. Elle ne semblait pas victime d’un quelconque délit. Il lui fallutplusieursminutespours’approcherdubureauetoserjeterunœilautraversdelagrilledesécurité.

—Puis-jevousaider?—C’estmonvoisin,répondit-elle.Ilhabiteau-dessusdechezmoi.—Qu’est-cequ’ilafait?—Iladisparu.L’agent afficha son expression la plus réconfortante et se lança dans l’explication qu’elle

apportaitunesemainesurdeux,voireplus,àsavoirqu’ilétaitchosecourantequelesgenss’enaillentetque–saufraisonparticulière–iln’yavaitsansdoutepaslieudes’enfaire.

—Non,persista la femme. J’ai la clé.C’estmoiquinourris le chatquand il s’absente, et quiarrose ses plantes. Je suis allée vérifier. Le courrier était juste entassé sur le paillasson. Leréfrigérateur était vide. Il n’y avait rien àmanger dans le bol du chat. Le chat n’était pas là,Dieumerci.Ilpeutalleretveniràsaguiseenpassantparl’appuidefenêtreet ilyaunesorted’étagèrequ’ilpeutemprunterpourdescendresurletoitdelacabaneàvélosquisetrouvedanslejardindesvoisins.Ils’estpasséquelquechose.

L’agentpoussaunsoupir.—C’estunepersonnemajeure?s’enquit-elle.—Oui.Çaneluiressemblepasdutout.Quepouvez-vousfaire?La policière se dirigea vers unmeuble de rangement et, après avoir essayé un tiroir puis un

autre,revintavecunformulaire.—Onremplitceformulaire,dit-elle.Ensuite,onreporteracesrenseignementsdanslesystème

informatique,etsisonnomsurgitquelquepart,celas’afficheraaussitôtsurl’écran.—Vousn’allezpaslancerderecherches?—C’estlaprocédurenormale.Àmoinsqu’ilnes’agissed’uneurgence.

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—Jepensequec’enestune.—Engénéral,ilsréapparaissent.Maiscommençonsparceformulaire.Comments’appelle-t-il?—Bob,réponditlafemme.Enfin,Robert.RobertPoole.

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Chapitredix-sept

FriedamarchadepuislagaredeGloucester.Deminusculesfloconsdeneigeseprenaientdanssescheveuxetfondaientdanslesrues.Elleavaitcruquelaneigeétaitderrièreeux,queleplusfroidde l’hiverétait enfinpassé.Peut-êtrecettechuteen signalait-ellevraiment la fin, commepour leurrappelercedontilsseraientbientôtdélivrés.

Ellearrivaà l’égliseenavance,passantrapidementdevant lesphotographeset les journalistesdéjà rassemblés à l’entrée, et prit place à l’arrière, à côté dumur. Peu à peu, d’autres personnescommencèrent à se glisser entre les bancs, ôtant chapeaux et gants, enlevant leurs épaismanteaux,lançant des regards autour d’eux et saluant de la tête leurs connaissances, dans un mélange deconvivialité et de sérieux de bon aloi. Un groupe de jeunes gens se présenta ensemble, les jouesrougiesparlefroid:sansdoutelescamaradesdefacultédeKathy,présumaFrieda.Elles’emparadulivretdemesseetétudia leshymnesqu’ilsallaientchanter.L’égliseseremplitet lesgensdurentseserrerdanslesrangsouresterdeboutdanslefond.Uncoupledepersonnesâgéesremontalentementl’alléecentrale:lafemmes’appuyaitaubrasdesonmariàl’approchedel’autel.Lesgrands-parentsdeKathy,devina-t-elle.Unhommevêtud’unlongmanteaucouleurchamoispassadevantsonrangetellereconnutSethBoundy.KathyRiponavaitétudiéetfaitdesrecherchessoussasupervision,etluil’avaitenvoyéeàlamort.Lui,ainsiqueFrieda.

Sapetite fouléeempresséeétait toutautreque lepassolenneletmajestueuxqu’elleassociaitàson image. Il avait la têtebaisséeet lecol relevé,commes’ilne souhaitaitpasqu’on le remarque.Mais peut-être sentit-il le regard que Frieda posait sur lui, puisqu’il se retourna, lui lança un brefcoupd’œil, avantdebaisser lesyeuxetdepoursuivre sonchemin.Enfinarrivèrent lesprochesdeKathy : ses parents, main dans la main, et derrière eux, deux jeunes gens empruntés dans leurscostumesnoirsinhabituels,soigneusementcoiffésetrasésdefrais.

Lecercueilfutapportéparlesassistantsdel’entreprisedepompesfunèbres,dejeuneshommesaffichantuneminetristedecirconstance,dictéeparlescontraintesprofessionnelles.Friedasefiguralesrestesboursouflésquigisaientàl’intérieur,puisl’airintelligentetlestraitsagréablesdelajeunefemme.Alorsquel’assembléedesfidèlesentonnaitLeSeigneurestmonberger,ellesongea,commeelle l’avait fait chaque jour depuis quatorzemois, que si elle ne s’en était pasmêlée,Kathy seraittoujoursenvie,etquesesparentsneseraientpasassislà,pâlesetvieillis,lesépaulesvoûtéessurleurbanc.UnenfantseraitmortmaisKathyseraitenvie.Unejeunefemmeaulongvisagetristes’avançapourjouerdelaflûte.L’undesfrèresdeKathylutunpoème,sanspouvoirl’achever.Ilrestaplantédevant eux, les traits convulsés, et tout lemonde se pencha en avant, l’adjurant intérieurement depoursuivre, tandisqueleslarmesroulaientsurleursjoues.Lepasteurselevaetprononçaquelquesmots, évoquant une vie cruellement abrégée, et le fait que les parents pouvaient désormais, enfin,enterrerleurfille.Ilparlad’unDieumiséricordieuxetdutriomphedubiensurlemal,del’amoursurlahaine.Friedafermalesyeux,maisnepriapas.

Enfin, la cérémonie s’acheva. Le cercueil repartit lentement sous la neige duveteuse et lesmembresdelafamilledeKathycheminèrentàsasuite.Friedaattenditquelaplupartdel’assistanceaientquittéleslieux.AprèsquoielleseglissahorsdesonbancetallatrouverSethBoundy.

—C’estbienquevoussoyezvenu,dit-elle.—C’étaitmonélève.Sonregardvacilla,seportantuninstantsursonvisageavantdefixerlesolpavé.Laneigecommençaitmaintenantàtenirsurlespavésetlestoitsdesvoituresgaréesau-dehors.

Les gens étaient partout, se serrant dans les bras. Frieda n’avait nulle intention de rester pour laveilléefunèbre.Alorsqu’elleatteignaitlagrille,ellefrôlaunhommedehautestature.

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—Bonjour,Frieda,ditKarlsson.—Vousn’aviezpasditquevousviendriez.—Vousnonplus.—Illefallait.C’estmafautesielleestmorte.—Non,c’estcelledeDean.—Vousrentrezentrain?—Unevoiturem’attend.Onvousramène?Friedaréfléchituninstant.—Jecroisquejepréféreraisrentrerseule.—Maiscertainement.Peut-êtrecelavousintéressera-t-ildesavoirqu’onasignaléladisparition

d’uncertainRobertPoole.Frieda eut l’air surprise et Karlsson sourit : son expression, d’ordinaire sévère, s’adoucit

l’espaced’unmoment.—Quiça?demanda-t-elle.—Unevoisine.Unefemmequihabitel’appartementd’endessous.Dansunemaisonduquartier

deTooting.—Maisquefichez-vousicidanscecas?demanda-t-elle.Pourquoin’êtes-vouspassurplace,en

traindedémolirleslieux?—Yvettes’ytrouve.Ellepeutgérer.—Biensûr…—Mais,est-cequevousêteslibre?Friedahésita.—Çadépend.—C’estunoui?—Un«peut-être».Ce…Elleindiquaderrièreellel’égliseetlafoulevenueserecueillirenmémoiredeladéfunte.—Çanemedonnepasenviedememêlerdequoiquecesoitànouveau.Jamaisplus.—Çanes’arrangepasavecletemps,renchéritKarlsson.Àmoinsdecesserdesesoucierdeson

prochain.Jevousappelle.

Le trajetde retourversLondresprenaitdeuxheures, etFriedaauraitdûpouvoirhonorer sonrendez-vousdel’après-midiavecGeraldMayhew,unbanquieraméricainfortuné,d’uncertainâge,quis’était réveilléunbeaumatin inexplicablementaccablédechagrinpar l’absencedesesparents,décédésdelonguedate.

Maiselleavaitannulétoussespatientscejour-là,etunefoisparvenueàPaddington,ellepritlaligneBakerloojusqu’àlastationElephantandCastle,puisfoulalaneigefondueet labouillasseendirectiond’unpâtéd’immeublesHLMdeNewKentRoad.Ilsétaientgrisetpeuengageants,avecdesgrillesmétalliquesauxfenêtresdesappartementsdurez-de-chausséeetunecourprivéed’arbresoùtournoyait obstinément, sur son tricycle, un bambin solitaire, petit bibendum emmitouflé sous unemultitudedecouchesmatelassées,lagoutteaunezdansleventglacé.

Friedagravitlesmarchesetserenditauquatrièmeétage,puiscontinualelongd’uncouloirdebétonjusquedevantuneportemarron,pourvued’unheurtoiretd’unjudas.Elletoquaetpatienta.Ontiraunechaîneetunœilinquisiteurapparutdansl’embrasure.

—Oui?Quiest-ce?Cen’étaitpaslavoixàlaquelleelles’attendait.—Jesuisvenuevoir…(Ellefaillitdire«Terry»,maisserepritàtemps.)…JoannaTeale.Elle

n’attendpasmavisite.MonnomestFriedaKlein.

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—Lemédecin?C’étaitFriedaqui avait comprisque l’épousedeDeanReeve,Terry,n’était autreque lapetite

écolière, JoannaTeale,que l’onavaitkidnappéeplusdevingtansauparavant.Elleavait égalementinsisté auprès deKarlssonpour que Joanna soit traitée commeunevictime, enlevée, à laquelle onavait lavé le cerveau durant deux décennies, plutôt que comme le coauteur d’un crime –même siJoannaavaitparfoistoutfaitpourqu’onaitdumalàdéfendresacause.Elleétaitsuffisante,pleinederessentimentetdénuéede remords.Elle traitait sesparents–pratiquementaussidésemparéspar saréapparition qu’ils avaient été anéantis par sa disparition – avec un mélange d’animosité etd’indifférenceetsasœuraînée,Rose,avecmépris.Lesretrouvaillesavaientétéunchocpourchacund’entreeux.Unefoislespremièressemainesécoulées,Friedas’étaittenueàl’écartdetous,jusqu’àcejour.

Lachaîneglissadanssesrailsetlaportes’ouvrit.Surlepaillassonsetenaitunejeunefemmeàla queue-de-cheval impeccable et aux sourcils trop dessinés. Elle portait une jupe courte et desjambières, ainsiqu’un foulardencoton rayéautourducou,mêmesiFriedaeut l’impressionqu’ilfaisaitchaudàl’intérieur.Lafilletenditlamain.

—Janine,seprésenta-t-elle.Entrez.—Joannaestlà?—Oui,avecRick.—Rick?—RickCostello.Joanna,tuasunvisiteur.—Quiest-ce?Rauque,etlégèrementpâteuse:ça,c’étaitlavoixàlaquelleFriedas’étaitattendue.—Tunedevinerasjamais.Enparlantduloup…Jevousprendsvotremanteau?—Pourriez-vousd’abordmedirequivousêtes?demandaFrieda.Voussemblezmeconnaître,

moipasenrevanche.—JetravailleavecJoanna.—Dequellefaçon?—Jel’aideàracontersonhistoire.—Sonhistoire?répétaFriedaaveccirconspection.Vousécrivez?—Moi ? Non. Je ne suis que l’attachée de presse qu’a embauchée son éditeur pour être sûr

qu’elleobtienneleplusgrandnombredelecteurspossible.C’estunehistoiretellementaffreuse…etlaforcequ’illuiafallupoursurvivre.Tragédieetrédemption.Avecunvéritablemonstre,enprime.Mais je ne vous apprends rien. (Janine regardaFrieda avec un sourire complice.)Onm’a racontéquelrôlevousaviezjouédanscettehistoire.

Friedaenlevasonmanteau.Soudain,elleeutmalàlatête,avecl’impressionqu’unbandeauétaitenroulédefaçontropserréeautourdesoncrâne.

—Alorscommeça,elleécritunlivre?—C’est fini.Ça faitdes joursqu’ony travaille. J’ai justeeude lachancequ’onmechoisisse

pour laguider.Maisvousconseillez lesgens,doncvousdevez savoircequec’estqued’aider lesgensàs’épanouir,non?Elleestparici.

JaninemenaFriedadansunpetitsalonàpeineassezgrandpourl’importantcanapéencuiretlegros fauteuilprofondqu’onyavaitentreposés.Lapièceétait rempliede fumée–et,assisedans lecoinleplusdensedecenuage,setrouvaitJoanna,rouléeenbouleauboutducanapé,sespiedsnusramenéssouselle.LadernièrefoisqueFriedal’avaitvue,sescheveuxbrunsétaientteintsenblond;ils étaient aujourd’hui d’un châtainmétallique.Mais elle avait lamême posture avachie, lemêmevisageplein.Sonteintétaitpâle,recouvertd’unecouchedemaquillagehâlé.Unecigarettependaitdesalèvreinférieureetuncendrierdébordanttrônaitsurlapetitetableàcôtédesoncoude.Soncorps

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massifétaitengoncédansun jeanserréetunhaut imprimé léopard.Les replisdesonventreblancapparaissaient,oùFriedarepérauntatouageoriental.Unjeunehommeauxtraitsjuvénilesetroses,avecdesboutons sur le front, était assisdans le fauteuil. Il examinaitFriedad’un airméfiant.Sonpantalonétaitremontésursesjambes,dévoilantdeschaussettesjaunesetdestibiasblancsetbrillants.

—Bonjour,Joanna,ditFrieda.—Vousn’aviezpasditquevousveniez.—Non.—Qu’est-cequevousfaiteslà,aprèstoutcetemps?—Jesuisvenuevoircommentvousalliez.Joannatétasacigarette.—Curieuxhasard,hein?—Quevoulez-vousdire?—Justemaintenant,quandjemetsleschosesàplat.—Jen’étaispasaucourantdetoutça.—Ça,indiquaJoannaavecsuffisanceendésignantlejeunehommed’unmouvementdelatête,

cequifittomberunpeuplusdecendredesacigarette,c’estRick.FriedasaluaRick,quiluitenditunemainroseetmolle.—C’estmonéditeur.—L’éditeurdevotrelivre?Iln’avaitpasunetêted’éditeur,selonFrieda.—DujournalSketch.—Jecroyaisquevousécriviezunlivre.—Ilparaîtraenfeuilletons,réponditRick.—Jevois.Janinepassalatête,faisantdansersaqueue-de-cheval.—Jepeuxvousoffriruncafé?—Nonmerci.—Donc,vousnesaviezpas?redemandaJoanna.Vousn’êtespasvenuepourespionner?—Espionnerquoi?—Moi,toutça.— Il est trop tard pour ça, intervintRick.On a pratiquement bouclé.C’est entre lesmains de

l’avocatencemomentmême.Frieda se jucha sur l’accoudoir du canapé et regarda Joanna, s’efforçant d’ignorer les deux

autres.—Vousavezécritunlivre?—Toutjuste.—Surcequis’estpassé?—Etsurquoid’autreque j’écrirais,mincealors? (Elleécrasa lemégotdesacigaretteeten

allumauneautre.)Alors,vousenditesquoi?—Çadépenddecequevousavezditetdesraisonspourlesquellesvousl’avezfait.—C’estmonhistoire,rétorquaJoanna.Toutcequej’aidûsubirdansmavie.Onm’akidnappée,

cachée,abusée,battue,violéeetendoctrinée.(Savoixmontaitdanslesaigus.)Personnen’estvenumesauver.Etjenemeretienspas,j’affrontel’orage.JemesuisoccupéedeMatthew,voussavez.Jeluiaisauvé la vie. Il me restait encore des forces cachées tout au fond de moi. Comment j’aurais pusurvivreàtoutça,sinon?Desforcescachées.Vousvoulezsavoirpourquoijel’aiécrit?Pourdonnerdel’espoirauxautres.Voilàpourquoi.

—Jevois.

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—Etpuis,j’aibesoind’argent.Jen’aireçuaucunecompensation.Pasuncentime,aprèstoutcequej’aienduré.J’aivécul’enferavecunmonstre,insista-t-elle,pendantvingt-deuxans.Cesannées-là,onnemelesrendrapas.

—Avez-vousvuvosproches,Joanna?Ont-ilslucelivre?—Ilsnepigentpas.Rosepassedetempsentemps,maisellenefaitqueresterassiseetmefixer

aveccesespècesdegrosyeux,là…Elleaimeraitquejeparledecequis’estpasséavecquelqu’un.Dans votre genre, quoi. (Elle tira de nouveau sur sa cigarette, inhalant profondément.) C’est bienmieuxdeparleràquelqu’uncommeJanineouRick.De toutefaçon,elles’estpasoccupéedemoi.Elleétaitcenséemesurveillerlejouroùonm’aembarquée.

FriedasongeaauvisageaccablédeRoseTeale,àsaculpabilité :unefemmedecœur,presqueautantvictimedeDeanReevequel’avaitétésapetitesœur.

—Elleavaitneufans,Joanna.— Ma grande sœur. Tous, ils m’ont abandonnée, tous. C’est de ça qu’ils arrivent pas à se

remettre.(Joannalaissatombersacigarettesurletasdemégotséteints.)Maisjeleurpardonne.—Vousleurpardonnez?—Ouais.Friedas’obligeaàseconcentrersurlaraisonquil’avaitamenéeici.—Est-cequeçavousaétonnéequeDeanmettefinàsesjours?LeregarddeJoannapassafugacementsurJanine,avantderevenirsurFrieda.—Çaprouvaitqu’ilm’aimait,qu’ilsavaitqu’ilavaitabusédemoi.Çaaétésadernièreétincelle

d’humanitéetdedécence,voilà.Desextraitsdulivreseprésentèrentàl’espritdeFrieda,desphrasestoutesfaitessurlaforce,le

mal,lebien,lefaitdesurvivre,lesvictimes.Elleseressaisit.—Donc,vousn’avezjamaistrouvéquecelaneluiressemblaitpas?Joanna la dévisagea longuement, oubliant un instant de faire son cinéma. Puis elle haussa les

épaules.—Ilétaitauboutdurouleau.—Avez-vousvuAlan?demandaFrieda.—C’estqui?—LefrèredeDean,sonjumeau.—Pourquoiquejel’auraisvu?—Doncvousnel’avezjamaisvu,pasmêmeunefois?—Non.—EtJune,lamèredeDean?Joannafitunegrimace.—Elle aperdu laboule.Elleme reconnaîtraitpas,mêmesi j’yallais, ceque je feraipas,de

toute façon. (Elle se tutun instantavantde retrouver le filde sonhistoire.)Unevraiemalédiction,transmisedegénérationengénération.Jevaispasseràlatélé,voussavez.C’estcequemeditRick.Ilestentraindemettreçaenplace.Etjesuisdanslejournallasemaineprochaine.

—Une super série, renchérit Janine. Sur quatre jours.Vous devriez la lire.Une innocente enenfer.Vousnecroiriezpascertainsdestrucsqu’ilyadedans.

—Sansdoutequesi,aucontraire.—Mais’savezquoi?Jeveuxpasvousrevoir,déclaraJoanna.J’aimepaslafaçonquevousavez

demeregarder.

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Chapitredix-huit

PourYvette,cen’étaitqu’unequestionadministrativeetlogistique,commebeaucoupdechosesdansl’exercicedesonmétier.Tôtcejour-là,elleobtintlaconfirmationécriteque,danslamesureoùl’appartementnuméro2du14WaverleyStreetétaitliéàundélit,nulmandatdeperquisitionn’étaitrequis.Ellepritcontactavec lecommissariatdeBalhamoù l’onavaitsignalé ladisparition.De là,elleobtintlenumérodetéléphonedelafemmequiavaitsignalél’absencedePoole.ElleappelaJanetFerris,etquandelleluiappritqu’onavaittrouvéuncorps,lafemmesemitàpleurer.Grâceàelle,Yvetteobtint lenumérodupropriétairedesappartements,uncertainMrMichnik.Elleconvintd’unrendez-vousavecJanetFerrissurleslieux,puistéléphonaàMrMichniketdemandaàl’yretrouver,luiaussi.Ellevenaitderéserverlesservicesd’uneéquipemédicolégalequandsontéléphonesonna.Elledécrocha.Unevoixdefemmel’informaqu’elleavaitlepréfetCrawfordenligne,quidemandaitàluiparler.Yvetteinspiraunboncoup.

—InspecteurLong?—Oui,monsieur.—OùestKarlsson?—ÀGloucester.Àunenterrement.—Unproche?— Non, répondit Yvette. Celui de Katherine Ripon. (Un silence s’abattit.) La femme qu’a

kidnappéeDeanReeve.—Ah,celle-là.—Cellequenousavonséchouéàtrouver,plaidaYvette.Nouveausilence.Elleregardafixementparlafenêtreetpatienta.— Soit, dit-il enfin. Que s’est-il passé avec l’enquête pour meurtre ? Celle de la folle de

Deptford.—Onarécupéréledossier,monsieur.LeCPSnousl’arendu.—Jecroyaisl’affaireclassée, lâcha-t-ild’unevoixquis’assombrissaitdemanièremenaçante.

Jemesuismontréassezclair.—Onatrouvédenouvellespreuves.Leschosessesontrévéléesunpeupluscompliquéesque

prévu.—Vraiment?—Onsaitquiestlavictimemaintenant.Crawfordpoussaunsoupir.Elleentendaitunstylotapoteretdevinaitl’expressionsévèrequidevaits’affichersursafigure.—Souhaitez-vousquejevousendiseunpeuplus?proposaYvette.—Ya-t-ilquoiquecesoitquejedoivesavoir?Uneinfod’ordreopérationnel?—Non.—Alorspoursuivez,c’esttout.Avantqu’elleaiteuletempsd’acquiescer,ilavaitraccroché.Ellegardal’impressiond’avoirfait

uneerreur,sanspourautantsavoirquoi,aujuste.Elle prit sa voiture et se retrouva coincée dans les embouteillages deBalhamHighStreet.Le

tempsqu’ellearrivesurleslieux,elleconstataquelevéhiculedesservicesmédicolégauxétaitdéjàsurplace.C’étaitunemaisonordinaire,auxmurscrépis,dansuneruerésidentielle.Unhommevêtud’unanorakattendaitdehors.

—MrMichnik?s’enquit-elle.—Jesuislepropriétairedelamaison.(Ilavaitunaccentqu’elleeutdumalàsituer.Sûrement

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d’Europedel’Est.)J’aidéjàlaisséentrervosgens.(Yvettelevalesyeux.Lafenêtredupremierétageétaitilluminéeparleslampesqu’ilsavaientinstalléesàl’intérieur.)Ilestmort?

—Onatrouvéuncorps,répondit-elle.Nouspensonsquec’estpeut-êtreceluideMrPoole.Vousleconnaissiez?

—C’estmonlocataire.Ilm’arrivedelerencontrer,oui.Ellesortituncarnet.—Ilnousfaudraunedéclarationenbonneetdueformedevotrepart,àunmomentdonné,dit-

elle,maispourcommencer,puis-jevousdemanderquandvousl’avezvupourladernièrefois?—Ilyadeuxmois.Trois,peut-être.Jesaispas.Jel’aivuquelquesfoisseulement.Ilpayebienle

loyer.Ilposepasdeproblème,doncjelevoispas.—Quanda-t-ilemménagé?—J’aivérifiéaprèsvotrecoupdefil.Ilestarrivéicienmail’annéedernière.Débutmai.—Savez-vousquelmétierilexerçait?Michnikréfléchitunmoment.—Unhommed’affaires,peut-être.Ilporteuncostume.—Quelgenred’hommeétait-ce?—Ilrèglel’acompte,payeleloyer.Nefaitpasd’histoire.Poli.Unhommebien.—Combiendepersonnesviventdanscettemaison?—Ilyatroisappartements.—J’aiparléàJanetFerris.— Oui, elle est au rez-de-chaussée, et il y a un Allemand au dernier étage. Un étudiant,

travailleur,sérieux.Plusâgé.—Lesappartementssontmeublés?—Pasceluidurez-de-chaussée,celuideMissFerris.Lesautres,oui.Toutes leschaiseset les

tables,lestableaux,sontàmoi.(Ilsemblaserappelerquelquechose.)Etpourl’appartement?—Nousallonsdevoirlesceller,expliquaYvette.Pourl’instant,nousleconsidéronscommeune

scènedecrime.Vousn’avezpas ledroitd’yentreret jedoisvousprévenirqu’enleverquoiquecesoitoudéplacerdesobjetsconstitueundélit.

—Çavadurercombiendetemps?—Pastroplongtemps,j’espère.Est-cequeJanetFerrisestici?Michnikfronçalessourcils.—Jevousemmène.Quandonfrappaàsaporte,JanetFerrisréponditsivitequ’Yvettelasoupçonnad’avoirattendu

del’autrecôté.C’étaitunefemmed’âgemoyen,auxcheveuxrouxmêlésdegrisetauvisageétroit,anxieux.

—C’estbienvrai?demanda-t-elle.Ilestmort?—Çaresteàconfirmer,réponditYvette.Maisoui,nouslepensons.— Oh mon Dieu… (Elle pressa une main gauche dénuée de bague contre son cœur.) C’est

affreux.—Quandl’avez-vousvupourladernièrefois?—Çadevaitêtreauxalentoursdu20,oudu21janvier.Jem’ensouviensparcequejel’aicroisé

alorsqu’onsortaittouslesdeuxetquejeluiaiditquej’allaisposterunecartepourmaniècepoursonanniversaire,quiestle24.

—Semblait-iltracasséparquoiquecesoit?—Non,ilétaitparfaitementnormal.Toutàfaitlui-même,gentil,aimable,toujoursprêtàrendre

service.(Savoixtremblalégèrement.)J’étaisenvacances.JesuisalléevoirmasœuretsafamilleenFrance.J’yvaistoujoursàcetteépoquedel’année.Ildevaits’occuperdemonappartementpendant

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monabsence,arroserlesplantes,ramasserlecourrier,cegenredetrucs.C’étaitnotrearrangement:ils’occupaitdumien,etmoidusien.J’aitoujoursnourrisonchat.Àmonretour,j’aitoutdesuitevuqu’iln’étaitpasvenu.Toutmoncourriers’étaitentassé,etenrentrantchezmoi,mesplantesavaientfané.Çaneluiressemblaitpasd’oublier.Ilétaittrèsattentionné.Ensuite,jemesuisrenducomptequesoncourriers’étaitaccumulé,luiaussi.

Elle indiquaunpaquetde lettresdansuncoin.Yvette s’agenouilla et fouilladans le tas. Il n’yavaitquedelapublicité.

—Jesuisalléetoquerchezlui,repritJanetFerris,maisiln’apasrépondu,évidemment.Jesuisentréedanssonappartement,etj’aicompristoutdesuitequequelquechosen’allaitpas.C’estpourçaquejesuisalléedirectementtrouverlapolice.

—Est-cequ’ilrecevaitdelavisite?—Jen’aijamaisvupersonne.Maisilétaitsouventautravail,etmoi,jetravaillelejour.Illui

arrivaitdes’absenter,parfois.—Etvous,entreteniez-vousdesrapportsamicauxaveclui?—Ilestvenuboirelecaféplusieursfois.Onpapotait.—Vousa-t-iljamaisconfiéquoiquecesoitsurlui-même?—Cen’étaitpassongenre,réponditJanetFerris.Ilcherchaitplutôtàensavoirplussurmavie,

montravail,d’oùjevenais,pourquoij’étaisvenuem’installeràLondres.Ilneparlaitjamaisdelui,dutout.

Yvette s’assura que Janet Ferris irait faire une déposition, puis elle gravit l’escalier. Elle futaccueillie à la porte parMartinCarlisle, de l’équipemédico-légale.Dégingandé, avec ses cheveuxbrunsbouclésdécoiffés,ilrappelaitplutôtunélèvedeterminaleéchappéd’unlaboratoiredechimie.

—Rienici,déclara-t-il.Pasdetaches,aucunetracedelutte.Etondiraitunendroitoùilauraitcréché,plutôtquevécu,sivousvoyezcequejeveuxdire.Troppropre.Onaunebrosseàdentsetunebrosseàcheveux,pourl’ADN.

Yvette enfila les petits sachets en intissé sur ses chaussures, ainsi qu’une paire de gants enplastique.

— Je n’ai pas terminé, ajoutaCarlisle. (Il lui remit un carnet.) J’ai jeté un coup d’œil. Il y aquelquesnoms.Et,mieuxencore–ilbranditquelquesfeuillesimprimées–,onatrouvédesrelevésbancaires.Àvotreavis,combienavait-ilsursoncompte?

—Jenevaispasm’amuseràdeviner,répliquaYvette.—Quelle que soit votre hypothèse, ce seramoins que ce qu’il avait. Il était riche, votreMr

Poole.

Yvette pénétra à l’intérieur. Elle se déplaçait avec précaution : ses pieds lui semblaient tropgrandsdansceschaussonsdetissuetsesmainstranspiraientdanslesgants.Elleserappelaitsamère–petite femmemenueetcoquette– luidirequ’elleétaitmaladroite.«Maisregarde-toi…»,disait-elle,pourtantYvetten’avait jamaisenviedese regarder.Ellen’aimaitpascequ’ellevoyaitdans lemiroir : une grande chose osseuse, brune, que l’on ne remarquait que lorsqu’elle laissait tomberquelque chose ou qu’elle prenait brusquement la parole pour tenir des propos déplacés, ce qui luiarrivaitsouvent.Elles’entendaitprononcerdesmotsqu’elleignoraitqu’elleallaitexprimer,surtoutquandelleétaitencompagniedeKarlsson.

Carlisleavaitraison:l’appartementdeRobertPooleétaittropnet,fortloinduchaosdanslequelelle-même vivait. Il n’avait rien d’un foyer. Elle balaya les lieux du regard, s’efforçant d’imiterKarlsson lorsqu’il arrivait sur une scène de crime. Il se tiendrait rigoureusement immobile etvigilant, porterait son regard d’un objet à l’autre comme s’il était une caméra. « Ne vous faitesaucuneopinion»,dirait-il.«Contentez-vousderegarder.»Ellevituncanapé,unechaise,unetable,

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quelquestableaux,uneétagèreavecderareslivresrangésparordredetaille,untapis.Onauraitditunechambred’hôtel.

Lacuisineétaitdanslemêmeesprit–desmugsassortispendusàuncrochet,unepoêleetunepetitecasserolesurlecôté,unebouilloireélectrique.Dansleréfrigérateur,elledécouvritunedemi-mottedebeurre;unmorceaudecheddaremballédansdufilmplastique;deuxpilonsdepouletd’uneteinteverdâtre;unebouteilleenplastiquedeketchupetunpotdemayonnaiseallégée.C’étaittout.

Aprèsavoirfaitletourdesachambre,ouverttouslestiroirsettouslesplacards,regardésouslelit,puisêtrerestéeplantéeunbonmomentdanslasalledebainspropreetvide(brosseàdents,rasoir,mousse à raser, déodorant en spray, savon liquide à l’aloe vera, paracétamol, pansements, coupe-ongles),elleretournadanslesalonets’assit.

Toutd’abord,ellepensaà toutcequ’iln’yavaitpas:pasdepasseport,pasdeporte-monnaie,pas de clés, ni de téléphone, pas de permis de conduire, pas d’acte de naissance, de diplômes, denumérodeSécuritésociale,pasdephotographies,nidelettres,pasd’ordinateur,decarnetd’adresses,pasdepréservatifs,aucuntiroirrempliàrasborddesmenuseffetsdisparates témoignantde lavied’unêtrehumain.

Elle ouvrit le carnet que lui avait remis Carlisle. L’écriture de Robert Poole était nette etagréable, facileà lire.Elle tourna lespages. Ilyavaitdes listes,decoursesà faire,peut-être,maisplusprécisesquecellesqu’elledressaitelle-même.L’une,parexemple,étaitconstituéedenomsdeplantes –même si elle n’en identifia que quelques-unes.Une autre compilait des titres de livres, àmoinsqu’ilnes’agissedefilms.

Ensuitevenaientdesnoms, séparéspardesgribouillisetdesexclamations,accompagnésd’unastérisque,pourcertains.Quelques-unscomportaientuneadressecomplèteoupartielleàcôté–cequiseraitutile.Ellefeuilletalecarnetjusqu’aubout.Figuraientégalementquelquesmontantset,surunepage,cequiressemblaitauplanesquisséd’unemaison.Ainsiquedeschiffres,quiauraientpuêtredesnumérosdetéléphone–sanslepréfixerégional.

Ensuiteelleétudialecontenudel’enveloppekraftA4queluiavaitremiseCarlisleetensortitletasderelevésbancaires.Elleexaminaceluidudessus,quiétaitleplusrécent,datédu15janvier.Elleplissalesyeuxenvoyantlasomme,battitplusieursfoisdespaupières,lereglissasoigneusementdansl’enveloppepuisseleva.Lajournéepromettaitd’êtrelongue.

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Chapitredix-neuf

LadernièrechosequedésiraitFriedacesoir-là,aprèsl’enterrementetsavisitedéstabilisanteàJoanna,étaitdesortir.Elleavaitbesoind’êtreseuleunmoment,danslecocondesamaison,oùellepouvaitbaisserlesstores,allumerunfeuetsecouperdumonde.Etpourtant,aprèssaleçondechimieavec une Chloë mal lunée, elle resta. On l’avait invitée – forcée, plutôt – à venir dîner. Et pasn’importe quel dîner : ce dîner-ci était destiné à la présenter au nouveau fiancé d’Olivia, Kieran.Chloë disait de lui que c’était la trouvaille eBay de sa reum.Quelques jours plus tôt,Olivia avaitsuggéréàFriedadeveniraccompagnée,aussiFriedaavait-elledemandéàSashasielleétaitlibre.

—Pasunefemme!M’enfin,Frieda,surquelleplanètevis-tu?Jevoulaisdire:amèneunautrehommeouçavafairebizarre.

—Commentça,bizarre?—Jenesaispas.Tropsérieux…genre,jeteprésentemafamille.—L’ex-belle-sœur.—Peuimporte.Tuvoiscequejeveuxdire.Maissit’amènesquelqu’un,çaferaplusdécontracté.

Deuxcouples.—Jenesuispasencouple.—Tuvoiscequejeveuxdire.—EtChloëalors?Elleneserapaslà?—Oh,Seigneur…si,sansdoute.Ellevaresterassiseàlefusillerduregardtoutelasoirée.Tu

voisbiensonregardnoir.Jamaisvufroncerdessourcilsd’unetellefaçon.LefroncementdesourcilsKlein:elleletientdesonpère.J’espèrequ’ellevasortir.

Pourfinir,FriedaavaitinvitéReubenàcontrecœur.Ilavaitdemandés’ilpouvaitveniravecPaz,quivenaitderompreavecsonpetitamietquiavaitbesoinqu’onluiremontelemoral.Aprèsquoi,ilsavaientconviéJosefàsontour,tantqu’àfaire.Josefqu’onnepouvaitlaisserseulencemoment,pasdans l’état où il se trouvait. Reuben s’inquiétait pour lui : il chantait des chansons tristes sous ladouche,ets’étaitlaissépousserunemoustachebroussailleuse,maisn’acceptaittoujourspasdeparlerdecequis’étaitpassé.Etavectroisnouveauxconvives,Oliviaavaitdéclaréqueçan’avaitpasdesensdenepasfairevenirSashaaprèstout:ilfallaitjustequ’onlatienneàl’écartdeKieran.Aussiledînersansfaçonavait-ilfinienrepasélaboréavecfiletsdesaumonencroûtetropcuitsetundessertfaitdemeringuequicollaitauxdents.Reubendébarquadanssongiletpréféréquibrillaitcommeunplastronornédepierresprécieuses.Ilbutdel’eautoutelasoirée(sauflorsqu’ilsirotaitunegorgéedanslesverresdesautres),toutresplendissantdesaverturetrouvée.Joseffitsonapparitionenmêmetempsquelui,vêtud’uneétrangevestequ’onauraitditetailléedansunsacdepommesdeterre.Ilamenaungros bouquet de fleurs fanées vraisemblablement subtilisées dans la maison où il réparait lachaudière,auraitvolontierspariéFrieda.Sashaarrivatoutdroitdubureau,dansunetenuesévère,sonravissantvisagedénuédemaquillage,etfutplacéeàl’autreboutdelapièce,àl’écart,histoiredeneprendreaucunrisque.Oliviaavaitmisuneroberougeetdescréolesenor.Sesyeuxétaientsoulignésdekhôlet ses lèvres rougeécarlate.Ellemarchaitcommeunegrue, juchéesur ses talonshauts,etriaitàcontretemps.C’estlàqueChloëdécidaquepourfinir,ellenesortiraitpas,maisquesonamiegothiqueSammy se joindrait à eux, et que personne ne devait regarder fixement le côté de la têtequ’elleavaitrasé.

ChloëavaitprévenuFriedaquelenouveaucopaind’Oliviaétaitunnase.Ellelevaitlesyeuxaucielchaquefoisqu’elleparlaitdelui.MaisKieranserévélaêtreunhommetimide,ramassésurlui-même,qui se tenaitvoûtépourdissimuler sahaute taille, rougissait facilement,unhommeque lesattentionsprodiguesd’Oliviasemblaientdécontenancerautantqueravir.Elleluicalaitdesolivesdans

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labouchedeseslongsonglespeints,luiébouriffaitlescheveuxetl’appelait«monchou»,pendantqu’il la dévisageait avec une gratitude non feinte que tous trouvaient touchante, à l’exception deChloë,quitrouvaitcelarépugnant.ConstatantqueKieranétaitterrifiéparChloë,Friedaressentitunepointedepitiépour lui.Sanièce faisaitunennemi redoutable :ellen’avaitaucuneretenueetnesegêneraitpaspourfaireunescèneenpublic.

—Que faites-vous dans la vie, Kieran ? lui demanda Frieda, ce à quoi Chloë réagit par unricanementdedérision.

—Devine,dit-elle.Devine,tiens.—Jepréfèrequ’onmeledise.—T’asdroitàvingtquestions.—Jetravaillepourunesociétédepompesfunèbres,répondit-il.—Tuvois?—C’estunbonmétier,répliquaFrieda.Unmétierimportant.Kieranluiadressaunsourireprudentpourvérifierqu’ellenesemoquaitpasdelui.—Jetravailledanslesbureaux,ajouta-t-il.Jem’occupedescomptes.—Ilneportepasdecercueils,précisaOlivia,etn’affichepasdetristessedecirconstance.La soiréedérapa.Olivia s’enivra, ôta ses chaussures et lâcha ses cheveux, avantdeposer son

visageéchauffésurl’épauleosseusedeKieran.Reuben,sesaisissantmachinalementduverredevind’undesconvives,narraàChloëetSashaunelonguehistoireoùilétaitquestiond’oiesdesneiges.On aurait dit une parabole, mais dénuée de chute morale : les oies des neiges se contentaient dedisparaîtreàlafindel’hiver.JosefenseignaàSammyetPazunechansonàboirequiparlaitd’alcooldeboisetdesplaisirsdouteuxde lacampagne.Friedaempila lesassiettes, remplit lesverreset fitcirculerdes tassesdecaféautourdela table.ElleentenditparlerdesdeuxfilsdeKieran,adultes,àprésent,l’undansl’arméeetl’autrevivantenAustralie,etdufrèreaînédeSammy,quiavaitrejointungangetquicachaituncouteaudanssachaussure.EllesongeaàKathyRipon,unenouvelle foisensevelie,maiscettefois-ciavecamour,etàJoannaentrainderacontersonhistoireaumondeentier,en atténuant et minimisant les passages les plus délicats. Elle contempla le visage barbouillé etheureuxd’Oliviaetsongeaqu’ilexistaitbienpiresfaçonsderencontrerdeshommesquesurleNet.

Cesoir-là,KarlssonachetaunpaquetdedixSilkCutetunepetiteboîted’allumettessurletrajetduretour.IlfumaitautrefoisdesMarlboro,vingtparjour,voireplus,lesmauvaisjours,maisquandsafemmeétaittombéeenceinte,ilavaitarrêtéetjamaisrecommencédepuis.Mêmequandellel’avaitquittéetqu’elleavaitemmenélesenfantsàBrighton,ilavaittenubon.IlnevoulaitpasqueMikeyetBellaluirendentvisitedansunappartementsentantletabac.

Cejour-là,ilserenditdirectementdanssonpetitjardinàl’arrièredesonappartementenrez-de-chaussée,calaunecigaretteentreseslèvres,allumauneallumetteetmitsamainencoupeautour.Lapremièreboufféeluitournalatêteetluiprocuraunelégèrenausée.Leboutrougeoyadanslenoir,deplusenplusavantdes’éteindre.Danslejardinvoisin,unefemmeappelaitsonchatetfaisaitteinterunefourchettesurlecôtédubol.«Ici,Minou,Minou,Minou.Ici,Minou,Minou,Minou.»Sanspluss’arrêter.Ellenelevitpaspar-dessuslaclôture,lesépaulesvoûtéesdanssonmanteau.IlneneigeaitpascommeàGloucester,maisonpercevaituneimmobilitédansl’air,commesicelapouvaittomberàtoutmoment.

Il fuma deux cigarettes coup sur coup, puis rentra. Il se brossa les dents, imaginant peut-êtrequ’elle risquait de sentir sonhaleine au téléphoneet de se servir de cette faiblesse contre lui, puispassal’appel.

—C’estmoi,Mal’.—Oui?

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—J’airéfléchiàcequetuasdit.—AusujetdeMadrid?—Oui.—Et?—JenepeuxbienévidemmentpasempêcherMikeyetBelladepartir,niquevouspartiez,tous,

sic’estcequetuveux,etquetucroisquec’estcequ’ilyademieuxpoureux.—Oh,Mal’,siseulementtusavaiscombien…—Maisjeveuxlesvoirplussouventavantquevousnepartiez.Mi-avril,tuasdit?—Oui.Etbiensûrquetupeuxlesvoirautantquetuveux.—Etjeveuxlesvoirrégulièrementquandilsserontàl’étranger.Ilfaudraqu’onmettequelque

choseaupoint.Quelquechosedesystématique,destructuré.Alorsmêmequ’il prononçait cesmots, il en ressentit l’impuissance. Ils seraient emportéspar

leurnouvellevieetluineseraitplusqu’unsouvenir,unpersonnagedupassés’éloignantd’eux,peuàpeu.Unevaguedesolitudelebalaya,quifaillitluiôterlesouffle.

—J’apprécie.—Trèsbien.—Jesaisquecen’estpasfacilepourtoi.—Non,eneffet.—Maistuneleregretteraspas.

Aprèsavoirraccrochéetremisletéléphonedanssonétui,ilallaseverserunebonnerasadedewhiskypourseremonter.C’étaituneboissonqu’ilassociaitàFrieda.Ilsefigurasesgrandsyeuxetsafaçondeporterhautlementon,prêtepourlaconfrontation.Ilpressaleverrecontresonfront.S’ilavaitétédugenreàpleurer,ill’auraitfait.

Bientôt, ilviendrait. Ilavaitditqu’il le ferait,etelledevait lecroire.Àmoinsqu’ilnesesoitpasséquelquechose.Maisnon,ilviendrait.Ellel’entendraitpianoterleurcodesecretsurl’écoutilleetellelasoulèverait,leregarderaitdescendrelestementdanslebateau,sansunbruit.Illaprendraitparlesépaulesetplongeraitsonregarddanslesien,etellen’auraitmêmepasbesoindeleluidire:ilsaurait qu’elle avait tout bien fait, qu’elle avait gardé foi en lui, que jamais elle n’avait flanché. Ill’appelaitsonsoldat,sonloyaléquipier.Elleneledécevraitpas.

Elle commençait à manquer des choses les plus élémentaires. Pas d’eau, ce qui était le plusimportant,parcequ’ilyavaitunrobinetunpeuplusloinsurlechemin,prèsduclubd’aviron,oùellepouvaitserendredenuitavecsesdeuxbidonsenplastique.Elleavaitunseauqu’elleremplissaitdanslefleuve,également,quandellevoulaitfrotterlespontsoutirerlachasse.Maisellen’avaitpresqueplus rien à manger, et peu de bougies, de papier toilette ou de savon. Il ne lui restait plus dedéodorant, ellen’aimaitpasça, et son rasoir était émousséàprésent.Elledresseraitune listeà luiremettrequandilreviendrait.Riendecoûteux:allumettes,liquidevaisselle,laitenpoudre,dentifrice,etpansementsaussi:elleavaitdesplaiesquinecessaientdeserouvrirsurlesjambes.Etpeut-êtreunpeudesirop.

Du sirop aux fleurs de sureau. Il lui arrivait d’avoir tellement soif : elle avait la bouchedesséchéeet,dedans,unvilaingoûtdontellen’arrivaitpasàsedébarrasser.L’eau,ensoi,n’étanchepas réellement la soif. Elle se laissa aller à rêver de jus d’oranges fraîchement pressées, dans ungrandverre;assisesurunepelouse,piedsnus,lesoleilsurlanuque.

Parceque la réservedegaz touchait à sa fin, elle décidade cuire toutes les pommesde terrerestantes.Ellepourrait lesmanger froides les jours suivants. Ilyavaitdesconservesde thonetdesardinesqu’ellepourraitajouter,ainsiquedesbouillonscubes.Parfois,ellesecontentaitd’ajouterde

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l’eaubouillanteàuncubeenguisederepas.Ellemitlespommesdeterredansl’évier,fêléd’uncôtéde sorte qu’il ne retenait plus l’eau, et dénicha un couteau. Les pommes de terre étaient grosses,bosseléesetcrasseuses:certainescommençaientàgermer.Plusjeune,ellen’aimaitpaslespommesdeterre,maisilluiavaitapprisqu’onnepouvaitpassemontrerdifficile.C’étaitcommed’êtreàlaguerre,danslestranchées,ouentraindesecacherderrièreleslignesennemies.Ilfallaitserappelerpourquoionétait là,sonbut,samissionsolennelle.Il l’avaitserréetrèsfortdanssesbrasenleluiexpliquant,l’œilbrillant.

Elle pela les patates lentement, avec précision, et les coupa en petitsmorceaux de façon à cequ’ellescuisentplusviteetnécessitentmoinsdegaz.Ellelesmitdanslacasseroleetajoutadusel.Ilfallait qu’elle pense à ajouter du sel sur la liste. Il en restait si peu. Elle commençait vraiment àmanquerde tout.À la façondont le sable, songea-t-elle, filedansun sablier et sembleaccélérer lemouvementverslafin.Voilàcequ’elleressentait,àprésent.Deslueursdansaientaufonddesesyeux,et soncœurbattait la chamade : parfois, ellen’aurait sudire si c’était en elleouau-dehors, tel unorages’amoncelantauloinavantdeserapprocher.Commeletemps,venantàmanquer.

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Chapitrevingt

Bienqu’ellesefûtcouchéetard,Friedaselevatôtlelendemainmatin,passal’aspirateurdanslamaison, lava le sol de la cuisine, préparaun feudans le salonpour son retour, prit unedouche etsortitpeuaprès9heures.Elles’étaitdéjàrendueàlamaisonderetraiteRiverViewàdeuxreprises,maisàchaquefoisenvoiture.Cettefois-ci,ellepritletraindebanlieueetdescenditàGallionsReach,puis longeadesrangéesd’immeubles,unepetitezoneindustrielleetuncentrecommercialminableavant de gagner la maison de retraite, loin de la rivière. Ses fenêtres étaient barrées de grillesmétalliques.Ellepoussalaported’entrée,passadevantlesdéambulateursetlesfauteuilsroulantsquinesemblaientguèreavoirbougédepuissaprécédentevisite,etserenditàlaréception,oùunejeunefemmevêtued’uneblousefeuilletaitunmagazine.

— Daisy est là ? s’enquit Frieda, se remémorant la femme qui l’avait accompagnée la foisprécédente.

—Partie.—JemedemandaissijepouvaisvoirJuneReeve.—Pourquoi?—Jesuismédecin,réponditFrieda.Jesuisvenuelavoirl’annéedernière.J’aimeraisluiparler.LajeunefemmelevalesyeuxetFriedavitunelueurd’intérêtanimersestraits.Maisellesecoua

latête.—Elleestsousassistancerespiratoire.—Qu’est-cequinevapas?—Pneumonie.—Ellevas’enremettre?—Cen’estpasàmoiqu’ilfautposerlaquestion.—Pourrais-jem’entreteniravecquelqu’unàsonsujet?Ledirecteur,peut-être?—MrsLowedoitêtreparlà,réponditlajeunefemme.Vouspourriezluiparler.MrsLoweavaitdans la cinquantaineetunevoixclaire et aiguë,une tête joviale,unemanière

vive et sautillante demarcher.Tout chez elle avait été conçupour vous remonter lemoral. Friedaavaitdumalàseteniràcôtéd’elle,oumêmeàlaregarder.Maiscommentpouvait-ontenirlecoupdansuncadrepareil,jouraprèsjour,sinon?

—Voulez-vouspasserune tête?proposa-t-elle.Pauvrechérie.Venezavecmoi. (EllepassaunbrasamicalsousceluideFrieda.)C’estjusteici.

EllelamenalelongducouloirqueFriedaserappelaitsibien,passantdevantunvieilhommeportantunpyjamaquiluitombaitsurleshanches,ets’arrêtadevantuneporte.

—Ellen’estpasdanssonétatnormal,annonçaMrsLowe.Elle ouvrit la porte sur une petite pièce dénudée : lesmêmes barreaux à la fenêtre, lamême

photodupontdesSoupirs aumur, lamêmeétagère comportantuneBible reliée encuir, lemêmevasesansfleurs.FriedacherchaduregardleportraitencadrédeDeanetconstataqu’ilavaitdisparu.JuneReeven’étaitplusassisedanslefauteuil,maisallongéedanssonlitavecunmasqueàoxygènesur la bouche.Sa peau, couleur de feuilles de tabac, semblait tannée.Sa poitrine se soulevait et serabaissaitdemanièreirrégulière.Sesyeuxétaientclos.

—Ellen’enapluspourlongtemps,déclaraMrsLowe.Elleavaitdesolidesdentsblanches.—Luiarrive-t-ildeparler?—Plusmaintenant.Frieda regarda la mère de Dean et Alan, sa petite bouche méchante et ses replis de chair à

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l’agonie.ElleavaitabandonnéAlanbébé,sanssesoucieraucunementqu’ilviveouqu’ilmeure;elleavaitaidéDeanàkidnapperJoannaetl’avaitmétamorphoséeenTerry;etellen’avaitfaitpreuvequede suffisance et d’auto-apitoiement. Mais elle était au-delà de tout reproche ou de toute haine,désormais.Friedasedemandadequoiellerêvaitderrièrecestraitsaffaissés.

—Merci.EllesedétournadelaporteetpatientaletempsqueMrsLowelareferme.—Savez-voussiellereçoitdelavisite?—Personne,réponditMrsLoweensefendantd’ungrandsourire.—Jamais?—Pasquejesache.—Sonfilsneluirendjamaisvisite?—Vousvoulezdirel’autre?LejumeaudeDean?—Alan.Oui.— Jamais. Pas une fois.Onne peut pas vraiment lui en vouloir, si ?Après tout, elle ne s’est

jamaiscomportéeenmèrepourlui,hein?Ellen’apasgardélebon,voilàcequejedistoujours.—Elles’estdoncretrouvéerelativementseuledepuisqueDeans’estsuicidé?—Ce dont elle n’avait rien à faire.Ce n’est pas…une dame sociable, dirais-je. Elle ne s’est

jamais jointe à aucun de nos jeux ou de nosmoments de détente,même avant que samémoire neflanchecomplètement.Ellerestaittoujoursdanssoncoin.Peut-êtrequec’étaitaussibiencommeça.Jedoisadmettrequecertainsdenoschersanciensiciprésentsn’ontpastrèsbienvécudeseretrouveràproximitédelamèred’unmonstrediabolique…(LabouchedeMrsLoweperditsonsourirefixeetsetorditmomentanémentenunegrimace.)Ilesttroptardmaintenantpourquoiquecesoit.Ellen’ajamaisfaitlapaixaveccemonde.

—Mercidevotreaide.—Quelqu’unestbienvenu,unefois,maissansmêmeallerlavoir.Ilsontjustelaisséunsachet

debeignetsàlaréception.—Desdoughnuts,repritFriedaàmi-voix,pourelle-mêmeplusquepourMrsLowe.—Elleatoujourseuungrandfaiblepourlesdoughnuts.—Oui,renchéritFriedadansunmurmure.Jesais.Sonfils,Dean,luienapportaitsouvent.—Çadevaitêtrequelqu’und’autre,alors.

Frieda attendit d’être à plusieurs rues de la maison de retraite pour sortir son portable etcomposer le numéro qu’elle y avait enregistré le matin même. Ensuite, elle retourna à pied à lastation de Gallions Reach, descendit à Canning Town pour changer de train et sortit à Stratford.C’étaitunjournoyédanslebrouillard,etdansl’airfroid,humide,levillageolympiqueencoursdeconstructionprenaituneapparencefantomatique:desédificescouvertsd’échafaudages,dessegmentsdedômesetdetourssurgissaientdelabrumedétrempée,endessousdesquelsFriedadistinguaitdescamionnettesetdespelleteuses,deshordesd’hommescoiffésdecasquesdechantier.

Il lui fallut quinzeminutes pour arriver àLeytonstone, où elle emprunta la longue rue droitebordéedemaisonsmitoyennesdatantdel’époquevictoriennenimbéesdegris,jusqu’aunuméro108.Friedanesehâtaitpoint:elletentaitdemettredel’ordredanssesidéesetdepréparercequ’elleallaitdire.Qu’il faille ledire, aumoinsavait-ellecesséd’endouter.Elle sonnaà laportepeinteenvertfoncé, perçut le double carillon au loin et eut l’impression étrange d’être revenue dans une vieprécédente.Elle s’attendait presque à ceque ce soitAlanqui lui ouvre, plantédevant elle avec sesyeuxmarron,sonregardtriste,etsonsourirecontrit.

C’estCarriequiseprésentaàlaporte,dansunpulljaunequinefaisaitquesoulignersapâleur,etellenesouriaitpas.

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—Vousferiezmieuxd’entrer,offrit-elle.Friedapénétraàl’intérieur,essuyantsoigneusementsesbottessurlepaillassonavantdependre

sonmanteau.—Mercid’accepterdemerecevoir.—Vousnem’avezpasvraimentlaissélechoix.Onvadanslacuisine?Elle était comme autrefois, propre et bien rangée, agréable, avec une moitié dévolue aux

appareilsélectroménagersetl’autreauxoutilsd’Alan.Surdesdouzainesd’étagères,diviséesenpetitscompartiments,setrouvaientsesvis,sesécrousetautresboulons,sesfusibles,sesjointsetrondelles,sesclés.CarrieremarqualeregardfurtifdeFriedaeteutunsourireironique.

—Iln’arienemporté.Jen’arrêtaispasdemedirequ’ilreviendrait,etducoup,jen’airienjeté.Idiot,n’est-cepas,vuqu’ilnereviendramanifestementpas?Maisjenesaispasparoùcommencer.

—Ilfautquejevousdisequelquechose.—Ausujetd’Alan?Jelesavais.Enfait,voussavezoùilest.—C’estausujetd’Alan,oui.Vousdevriezvousasseoir.Carrieobéit,l’airméfiante,commesielles’apprêtaitàrecevoiruncoup.—Celavaêtrepourvousunchoc,etpeut-êtrenemecroirez-vouspas,maisjesuissûrequ’Alan

estmort.LesmainsdeCarrieseportèrentbrusquementàsabouche.SesyeuxgrisdévisageaientFrieda.—Mort?murmura-t-elle.Mort?Alan?MonAlan?Mais…quand?Quandest-ilmort?—Le24décembre2009.LesmainsdeCarrieglissèrentlentementdesabouche,quis’animaitenvain,articulantdesmots

qu’ellenepouvaitprononcer.Ellesepenchalégèrementenavantsursachaiseetinclinasatête.—Maisqu’est-ceque…?dit-elled’unevoixenrouée,àpeinereconnaissable.Onétaitensemble

aprèscettedate.J’aipasséNoëlaveclui.Jevousl’aidit.—JecroisqueDeanatuéAlanlejouroùvotremariestallélerencontrer.Friedase tutuninstant, le tempspourCarriedecommenceràentrevoir les implicationsdece

qu’elleavançait.—Ilaéchangélesvêtements,l’apendu,arédigéunmotdesuicideensonnom,estrentréchez

vousensefaisantpasserpourAlan,etvousavezappelélapolice.Vousconnaissezlasuite.CarrieditquelquechosequeFriedaneputdistinguer,d’unevoixgrave,gutturale,quisortaitde

sonventre.Ensuiteelleselevad’unbondetfitvalserlatablequiheurtaFriedaautibiaets’écrasaausoldansunfracasretentissantdevaissellebriséeetdeboisraclantlecarrelage.

—Connasse!—Carrie.FriedaattrapaCarrieparlespoignetsettentadelamaîtriser,maismêmesielleétaitpluspetite

queFrieda,laragelarendaitforte.Friedavoyaitlasalivesursonmentonetlesplaquesblanchessursesjoues,commesiquelqu’unyavaitenfoncélepouce.

—Baslespattes.Nemetouchezpas!Dégagez!Vousm’entendez?FriedapassalesdeuxbrasautourducorpsdeCarriepar-derrière,l’étreignantfarouchement.—Carrie,répéta-t-elle.Carrie se débattit dans ses bras. L’arrière de sa tête était contre la bouche de Frieda. Elle lui

donnauncoupdepieddanslajambeetsedévissalatêtepourtenterdeluimordrel’épaule.— Ce n’est pas vrai ! hurla-t-elle d’une voix grave et rauque. C’est un mensonge. Vous me

mentez.Cen’estpasvrai.Alann’estpasmort.Friedasentit lecorpsdeCarrie se tendre,etpuis se relâcher.Elleémitunbruitétrangléet là,

alors que Frieda relâchait son étreinte, elle se pencha en avant et semit à vomir sur le sol de lacuisine.Friedaposaunemainsursonfrontavantdel’aideràs’asseoir.Carries’écroulasurlachaise

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commeunepoupéedechiffon.Friedadénichadel’essuie-toutetessuyalabouchedeCarrie,écartantsescheveuxdesonvisageensueur.AprèsquoiellerelevalatablerenverséesurlaquelleCarrieposasatêtepuissemitàpleureràgrossanglots.Onauraitditqu’elleallaitseviderdelarmesjusqu’auxtripes.

Friedaramassal’autrechaise,puisseservitdeplusieursfeuillesd’essuie-toutpournettoyerlevomiets’endébarrasserdanslestoilettesàcôté.Àsonretour,elleremplitunecuvetted’eauchaudeetsavonneuseetfrottalesol.Ellemitdel’eauàchaufferetpréparaunethéièredethéfort.Elleversadansunmugquatrecuillèresdesucreauxquelleselleajoutaungénéreuxnuagedelait.EllepoussaletoutdevantCarriequilevalatête,lafiguregonfléeparleslarmes.

—Rienqu’unpeu,ditFrieda.Vousavezfroid?Carriehochalatête.Friedagravitl’escalierencourantetrevintavecunecouettetrouvéesurle

lit.—Enroulez-vouslà-dedansetbuvezvotrethé.Carries’assit.Elletentadetenirlemugentresesmainsmaiscelles-citremblaienttantqueFrieda

leluipritetleportaàseslèvres,l’inclinantdoucementjusqu’àcequeCarriepuisseavalerquelquespetitesgorgéesdethé.

Enfin,Friedademanda:—Avez-vouscompris?Carries’enveloppaplusétroitementdanslacouettejusqu’ànepluslaisservoirquesonvisage.

Onauraitditunanimalbattu.—Carrie?Ellehochalatête.—J’aicompris,chuchota-t-elle.—Vousmecroyez?— Alan avait une habitude. (La voix de Carrie était rauque d’avoir tant pleuré.) Il picorait

toujours dans mon assiette, ou buvait la moitié de mon thé, même quand le sien était servi. Jemangeaisunbiscuit,etalorsilsepenchaitpourselefourrerdanslebec,oumepiquermonsandwichetcroquerdedansenpleinmilieu,lemeilleurmorceau,toutàfaitnormalement,commes’ilnesavaitmêmepascequ’ilfaisait.Letempsquejetournelatête,ilyavaitsestracesdedentsdansmoncake,ouautrechose.Çam’énervait,maisc’étaituneblaguerécurrenteentrenous.Mêmequandçaallaittrèsmal,mêmequandilavaitperdul’appétitpourtout,ilcontinuaitdemechipercequejemangeais.Jepensesouventquec’estçaquifaitqu’uncoupletient,paslesgrandeschoses,commelesexeoulesenfants,mais toutescespetiteshabitudes,ces tics idiots,cespetiteschosesquivous rendentdinguemaisquivousrapprochent.

Ellene regardait plusFriedamais fixait la table et parlait d’unevoix si doucequeFriedaduts’approcherpourl’entendre.

— Ilmepiquaitmanourriture parce que ce qui était àmoi était à lui.Mavie et la sienne neconnaissaientpasdefrontières.Nousavionsenquelquesortefusionné.Lejouroùilestparti…

Elledéglutit.Sonvisagemarbréderougefuttraverséd’unspasme.—Lejouroùl’hommequejeprenaispourAlanestparti,onétaitassissurlecanapéetj’avais

réchauffédeuxtartelettesdeNoël.OnnemangeaitjamaisdeChristmaspuddingpourNoël.OnaimaitnosmincepiesdeluxedechezMarks&Spencer,avecdelacrème,c’étaitl’unedenostraditions–etpourunefois,ilnem’enapaspiqué.J’aifaituneblagueàcesujet.Jeleluiaimisdevantlaboucheetj’aidit:«Cequiestàmoiestàtoi,etcequiestàtoiestàmoi»,ouuntrucdébiledugenre.Maisils’estcontentédesourireetdedirequ’ilavaitlesien.Parlasuite,unefoisqu’ilestparti,j’aipenséqueçaillustraitlesdistancesqu’ilavaitprises–qu’ilnemangeaitplusdansmonassietteparcequ’ilnevoulaitplusdemoi.Vousvoyez?

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Frieda hocha la tête mais ne dit rien. Elle se leva et remplit de nouveau le mug de Carrie,remettantdusucre.

—Ilm’apréparéunetassedethé,poursuivitCarrie,d’unevoixmorne.Cejour-là.D’habitude,c’estmoiquifais lethémaisj’avaisfait toutelacuisineet jeluiaidemandédem’enchercherunetasse.Ilafaittoutuntralalaautourdecethé.Ilaposélemugsurunplateau,avecdulaitdansunpetitpotetdusucredansunbolenporcelaine,mêmesijeneprendspasdesucre.J’aipenséqu’ilfaisaitl’andouilleet leromantique.Jen’ai rienpigé.C’est justequ’ilnesavaitpas,hein?Ilnesavaitpascommentjeprendsmonthé.

—Jesuisvraimentdésolée,Carrie,sincèrement.—J’aicouchéaveclui!s’écriaCarrie.J’aifaitl’amouraveclui.Pourlapremièrefoisdepuis

desmoisetdesmois,parcequeAlan…ilnepouvaitplus.C’étaitbon.Sestraitssetordirentcommesielleallaitvomir,denouveau.—C’étaitmieuxquejamaisauparavant.Demavie.Vouscomprenez?Vraiment?Friedafitànouveauouidelatête.— Et ce n’était pas Alan. Ce n’était pas mon cher, mon adorable, mon pauvre Alan, ce cas

désespéré.Alanétaitmort,penducommeuncriminel.Etjenelesavaispas,etjenel’aipaspleuré,etj’aibaiséavecsonassassindefrère,cemecimmonde,etjemesuissentieheureuse.Jemesuissentietellementheureuse,allongéedans lenoir, toutcontre l’hommequiavait tuéAlanetensuitecouchéavecmoietquim’aécoutéecrierdeplaisir,oh,etensuitem’aentendueluidirequeçan’avaitjamaisétéaussibondemavie.Oh!Ça,jenepeux…

Elleseleva,leteintcrayeux,ets’enfuitdelapièce.FriedaentenditCarrievomirànouveau,puisla chasse d’eau, et enfin l’eau couler. Puis elle revint, se rassit et posa son regard rougi sur lapsychothérapeute.

—Vousêtessûre?dit-elle.—Oui,maisjenedétienspasdepreuve.Pasdugenrequ’accepteraitlapolice.—OnnepeutpasfairedetestADN?J’aisabrosseàdents.Sonpeigne.—Ilsavaientlemême,répliquaFrieda.Làn’estpaslaquestion.Cequicompte,c’estcequevous

pensez.—Jevouscrois.Ellesemblaitparfaitementcalmeàprésent.— Carrie, vous devez vous accrocher au fait qu’Alan ne vous a pas quittée et qu’il vous a

toujoursaimée.Vousl’aimiezetvousluiavezétéfidèle.Vousn’avezrienàvousreprocher.—Commentai-jepunepaslecomprendre,nepaslesentir?Etjenepourraijamaismefaire

pardonner. Je nepourrai plus jamais prendreAlandansmesbras, le serrer et le réconforter, et legardercontremoijusqu’àcequ’ilsesenteensécuritéànouveau.Ilnepourrajamaismepardonner.Voilàcommentleschosesvontresterjusqu’àlafindemavie.Oh,monpauvre,moncherAlan.Lavien’aurajamaisététendreenverslui,hein?Évidemmentqu’ilnem’auraitpasquittée…commentai-jepuendouter?

Cette journée-là, grise et humide, Frieda la passa tout entière dans la cuisine de Carrie àl’écouterparlerd’Alan,évoquerDean,sasolitudeetsonmanqued’enfants,sonchagrinetsacolère,sonhostilitéet ledégoûtqu’elleavaitd’elle-même.Elle l’écoutaparlerdesahaine–enversDean,évidemment, mais aussi envers elle, Frieda, qui avait aspiré Alan dans une spirale dont il n’étaitjamais revenu, envers la police qui n’avait su le retenir, envers elle-même… et de son désir devengeance.Elle écoutaCarrie évoquer ses débuts avecAlan, cette conviction qu’elle avait eue dèsleurpremier rendez-vousqu’elle l’épouserait, à la façonqu’ilavaitdeprononcer sonnom…avec

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timidité, en rougissant, comme s’il prêtait quelque serment solennel et précieux. Frieda préparad’innombrables tasses de thé et, plus tard, un œuf à la coque dans lequel Carrie plongeamachinalement desmorceaux de toast.Ce n’est que lorsqueCarrie eut contacté une amie pour luidemanderdevenirqu’elles’enalla,promettantde la rappeler le lendemain,etmêmealors,ellenerentrapasdirectementchezelleen taxiouen train,maismarchadans lesruesdeLondres,prenantprogressivementàl’ouesttandisquelejourglissaitdanslanuit,quelebrouillardplongeaitdansuneobscuritémêléedeneigefondue.Sonespritétaitremplidepenséesetdefantômes:levisageblancetinterditdeCarrie,leregardd’Alan,timideetimplorant,quiluiavaittoujoursfaitpenseràceluid’uncocker,etlesourirerailleurdeDean,mortetdésormaisenvie,denouveau.Lâchéquelquepartdanslanature

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Chapitrevingtetun

—Donc,commençaKarlssonquis’adressaitàYvetteLongetChrisMunster,voicicequenousavons,arrêtez-moisijemetrompe.

Ilcomptabilisalesfaitssursesdoigtsaufuretàmesure.—Premièrement:lavictimed’unmeurtre,dontlestestsADNontconfirméqu’ils’agissaitdu

Robert Poole de l’appartement deWeverley Street, dont le corps a été retrouvé nu dans le séjourd’unefemmeàl’espritdérangé,aprèsavoirétérecueillidansuneimpasseadjacente.Unhommedontnousneconnaissonspaslemétier,dontaucunamin’asignalél’absence,etdontlavoisineditqu’ilétaitcharmant,serviable,gentil,etqu’ilétaittoujoursprêtàluiarrosersesplantes.

Karlssons’interrompitetpritunegorgéed’eauavantdecontinuer:—Deuxièmement:lesrelevésbancairesdeMrPoole.Ils’enemparaetlesagita.—Leplusrécentindiquequ’ildétenaitpratiquement390000livressursoncomptecourant.Je

nesaispascequeçasignifie.Onestentraindevérifieraveclabanqueencemomentmême.Ilconsultasamontre.—Ilsauraientdûmerappeler,àl’heurequ’ilest.Bref,passons.Troisièmement:unappartement

danslequelYvetteaprocédéàunefouillepréliminaire,toutcommel’équipeenchargedelascènedecrime.Pasdepasseport,pasdeportefeuille,nidedocumentspersonnelsd’aucunesorte,enfait.Pasplus qu’il n’est référencé sur Facebook ou Twitter, ou aucun des réseaux sociaux. Mais reste uncarnet, dont plusieurs pages ont été arrachées, contenant quelques noms, quelques adresses, desgribouillis.Correct,Yvette?

—DontlenomducoupleàBrixtonqu’atrouvévotrevieilleamie.—Vousvoulez dire, FriedaKlein ?Cen’est pas unevieille amie, c’est quelqu’unqui nous a

donné un coup demain.Et puisque vous abordez le sujet, je dois signaler que j’envisage de faireappelàelledefaçonplusrégulière.

Yvettefronçalessourcils.—Àquellesfins?—Ellepeutnousêtreutile.—Soit.—Çavousposeunproblème?—Ladécisionvousappartient,réponditYvette,toutenhaïssantletondesavoix.Sesjouesdevinrentcramoisies.ElleétaitsûrequeFriedaKleinnerougissaitjamaisdemanière

peu seyante quand elle était gênée – mais bon, peut-être le Dr Klein n’éprouvait-elle jamaisd’embarras.

—Toutjuste,etjel’aiprise,nousallonsdoncmaintenantpouvoirnousconcentrersurRobertPoole.Oùenêtes-vousaveclesnomscontenusdanslecalepin?

ChrisMunstersaisitunefeuilledepapier.—Onvalesvérifierunàun.Certainsserontfacilesàtrouver,d’autresnécessiterontpeut-être

plusdetemps.Onadéjàprisrendez-vousavecunedénomméeMaryOrton.Onyvajusteaprèscetteréunion.Ellesemblaitassezagitéeautéléphone,c’estunevieilledame,quivitseule.Apparemment,Robert Poole l’avait plus ou moins aidée à retaper sa maison. On va commencer à distribuer leportrait-robot qu’on a établi. Ça pourrait nous permettre de débusquer quelques connaissancessupplémentaires.

—Bien,çadevrait…Karlsson fut interrompu par la sonnerie de son téléphone. Il prit l’appel, écouta, fronça les

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sourcils,griffonnaquelquechosesursonbloc-notes.Reposantl’appareil,ildit:—Ilsontparléàlabanque.IlarrachaunepagedesoncalepinetlatenditàYvette.—Onaunparentproche,unfrèreàStAlbans.Allezlevoir.Etausujetdel’argentquifigurait

sursoncompte:iladisparu.Ilaététransférésurunautrecomptele23janvier.J’aimeraisquevousalliezrendrevisiteaufrèreensemblepourluiannoncerlanouvelle,etquevoustrouvieztoutcequevouspourrezausujetdeRobertPoole:photos,documents,n’importequoi.

Ilconsultadenouveausamontre,puis,s’emparantdubloc-notes,seleva,repoussantsachaiseenarrière.

—Bien.Avecunpeudechance,ontrouveraquelqu’unquivientsubitementd’empocher390000livres,etonpourrabouclercetteaffaireenvitesse.

KarlssondutappelerplusieursfoisavantdejoindreFrieda.—J’ailaisséunmessage,dit-il.Deux,enfait.—J’allaisrappeler.J’aieudespatientstoutelamatinée.Illuilivraunrésumédesprogrèsdel’affaire,mentionnalecarnet.Friedan’émitpasbeaucoup

decommentaires.—OnaretrouvéunmembredelafamillePoole.Unfrère.Yvetteserendchezluiencemoment

même.—Ondiraitqueleschosesavancent,répliquaFrieda.EllesemblaitdétachéeetKarlssonsepritàluienvouloir,commes’ilavaitvouluqueFriedalui

accordetoutesonattention,toutensachantqu’ilnel’obtiendraitpas.Unelonguepauses’ensuivit.—Certainsmembresdel’équipeontfaitlepointsurlesnomscontenusdanslecarnetdePoole,

repritfinalementKarlsson.L’und’euxestceluid’unevieilledame,unedénomméeMaryOrton,quivitàPutney.Poolegéraitunchantierchezelle.Cen’étaitpasfiniquandiladisparu.

—Oui?Karlssoninspiraprofondément.—Cetamiàvousquevousm’avezamenéunefois,Josef.Ilestdanslebâtiment,non?Karlssoncrutpresquel’entendres’adoucirautéléphone.—C’estexact.—Ilestbon?Etdignedeconfiance?—Oui,ill’est.— Je me suis dit que vous pourriez peut-être aller parler à cette dame et amener votre ami

maçon pour voir ce qu’a réellement accompli Poole. Il récupérera peut-être même du boulot, aupassage.«Quecomptez-vousfairedecechantierabandonné?»,toutça…D’aprèsChris,c’estunevieilledamequiaperdusonmarietdontlesenfantsviventloin.Jecroisqu’elleestunpeuseule.(Unautresilences’étira.)Àmoins,biensûr,quevousnepréfériezpasseràl’actionuniquementdansmondos.

—Jepensequ’ilpeutaccepterdeschantiers,réponditFrieda.Maisilfautd’abordquejevérifieaveclui.

— Ce serait gentil de votre part, répliqua Karlsson avant de lui communiquer l’adresse dePutney.

—A-t-elleditquoiquecesoitausujetdeRobertPoole?s’enquitFrieda.—Justequ’ilétaitaimableetpoli.C’estcequ’ilsdisenttous:aimableetpoli.

—Vousavezdéjàfaitça?demandaYvetteLong.ChrisMunsterconduisaitetnetournapaslatête.

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— L’année de mon embauche, répondit-il. Un gosse avait été renversé et on m’a envoyél’annoncerauxparentsencompagnied’unsergent.C’estlamèrequiestvenueouvrirlaporteetjen’aifaitqueresterenarrièrependantqu’illuiapprenaitlanouvelle.Onétaitentraindeluiparleretlà,lepèreestarrivé,ilrentraitdubureau,etonestrestésplantéslàpendantqu’elleleluiapprenaitàsontour.Le trucque jemerappelle,c’est lesergenten traindefaire lescentpascommeceluiquis’apprête àquitter une fête.Cesparents avaient enviequ’on s’en aille et qu’on les laisse avec leurdouleur.Enmêmetemps,ilsn’arrivaientpasànouslaisserrepartir.Ilsn’arrêtaientpasdeparlerdeluietdenousdemandersionvoulaitduthé.Çam’estarrivéquelquesautresfoisdepuis,maisc’estcelle-làdontjemesouviens.Etvous?

—Quelquesfois.Non,plusqueça.Jemesenstoujoursnerveuseàl’avance.Jeregardelaported’entrée et jeme sens coupable de ce que je vais leur annoncer. Ils ouvrent la porte et parfois ondevine qu’ils ont compris avant même qu’on dise quoi que ce soit. (Elle le regarda.) C’est laprochainesortie.

Ilsquittèrentl’autorouteetnullevoixnes’élevaplussicen’estcelledunavigateursatellite,lesenjoignantd’allerdanstelleoutelledirectiondansledédaledesruesrésidentiellesdeStAlbans.

—Déjàvenueparici?demandaMunster.—Jecroisqu’ilyadesruinesromaines,réponditYvette.Jesuisvenueunefoisavecl’école.Je

nemerappellerien.J’apprécieraissansdouteplusaujourd’hui.Le navigateur leur apprit qu’ils avaient atteint leur destination. Ils restèrent assis unmoment.

Yvettevérifialafeuilleimpriméesursesgenouxpours’assurerquec’étaitlabonneadresse.Munsterlaregarda.—Etalors?Vousêtesnerveuse,là?demanda-t-il.—Sijefaisaisçachaquejour,jem’yhabituerais.—C’estvousquileditesouvouspréférezquejem’encharge?—J’assume.Ilssortirentdelavoiture,ouvrirentlabarrièred’unminusculejardinetgravirenttroismarches

quilesmenèrentsousunpetitportiquedestylegéorgien.Yvettepressalasonnette,quidéclenchauncarillon.Unhommevintouvrir.Ilétaitbâtisolidement,avecdescheveuxblondsraséssurlescôtésdelatête,vêtud’unjeanetd’unpolodefootballàmanchescourtes.Illesinterrogeaduregard.

—Êtes-vousDennisPoole?s’enquitYvette.—Toutjuste.Elleseprésenta,puisfitdemêmeavecChris.—Êtes-vouslefrèredeRobertPoole?—Hein?s’exclama-t-il,l’airsurpris.Pourquoivoulez-vouslesavoir?—Êtes-vousbiensonfrère?insistaYvette.—Ben,ouais,mais…—Est-cequ’onpeutentreruninstant?demandaYvette.Ilspénétrèrentdanslesalonoùétaitalluméeunetélévisiondiffusantunjeuqu’Yvetteneréussit

pasàidentifier.ElledemandaàPooled’éteindre.Ilsecontentadebaisserlevolume.—Jesuisdésolée,maisj’ailedevoirdevousannoncerquevotrefrèreestdécédé,déclara-t-elle.—Pardon?—Jesuisvraimentdésolée,reprit-elle.Nousavonstrouvésoncorpsle1erfévrier,maisilnous

afalluuncertaintempspourl’identifier.—Commentça,soncorps?—Soncorpsaété trouvédansunemaisondusuddeLondres.Nousavons lancéuneenquête

pourmeurtreetnousinterrogeonsencemomentdestémoins,nousprenonsdesdépositions.Çadoitêtreunchoc,jelesais.

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—Commentça,dusuddeLondres?Yvetteavait l’habitude.Enétatdechoc, lesgensperdent lacapacitéde traiter l’information. Il

fautyallerlentement.—Je suisdésolée. Je sais combien çadoit êtredifficilepourvous.Çavous étonnequevotre

frèreaitpuseretrouverparlà?—Maisdequoivousparlez?persistaDennisPoole.Robestmortilyasixans.Sept,presque.

Vousavezdûfaireuneerreur.L’espaced’un instant,Yvette resta sansvoix.Elle regardaMunster.C’était lui qui avaitmis la

mainsurlecertificatdenaissance.Quelleerreuraffreuseavait-ilcommise?Ellesortitlafeuilledusacqu’elleavaitaubras.

—NousparlonsbiendeRobertAnthonyPoole,précisa-t-elle.Néle3mai1981.ÀHuntingdon.Père:JamesPoole.

—Toutjuste,concédaPoole.C’estmonpère.MaisRobestmorten2004.Unaccidentdutravail.Unéchafaudage s’est effondré.La société l’a tenupourunique responsable.Ona touchéquedallecommeindemnités.C’estlà-dessusquevousdevriezenquêter.

— Je suis vraiment désolée, répétaYvette.Manifestement, il y a comme un… (Elle se tut uninstant,perdue.)Unlégerproblème,conclut-ellesansconviction.

—Jediraisplutôtqu’ilyaunputaindeproblème.Elleinspiraprofondément.—Jesuisdésoléepourtoutceci.Jevousprometsquenousallonsenquêteretcomprendrecequi

s’estpassé.(Ellehésita.)Auriez-vouslemoindredocumentrelatifàvotrefrère?Despapiers?—Augrenier,quelquepart.Faudrapeut-êtreunmomentpourdénichertoutça.—Onpeutattendre.

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Chapitrevingt-deux

Josefsemontratoutd’abordméfiant.—Cetruc.C’estparcharité?—Pourvousoupourelle?répliquaFrieda.—Lesdeux.—Karlssonm’a appelée parce qu’il pensait que vous pouviez lui être utile. Je crois qu’on a

laissésonchantierenplan.Maissielleveutfairefairequoiquecesoit,ellepaiera.Il sembla légèrement rasséréné, se dit Frieda. Au moins sentait-il bon et s’était-il vêtu

correctement:ilavaitlestraitsmoinstirés,aussi.Reubenavaitsuqu’ilnetravaillaitquedetempsàautre.Leschantiersétaientraresencemoment.Josefl’emmenadanslavoituredeReuben.Savieillecamionnettestationnaittoujours,avecunebatterieetunpneuàplat,devantlamaison.Lacirculationétaitmauvaiseetletrajetduraprèsd’uneheure.

—On prétend, pour rire, que c’était plus rapide de traverser Londres du temps où les gensvoyageaientàcheval,commentaFrieda.

Josefneréponditrien.—Saufqueçan’ariend’uneblague,reprit-elleC’estvrai,jepense.Josefsecontentadegarderleregardrivéauloin.—QuandontravailledansunjardindeLondres,continua-t-elle,etqu’onsecoupe,ilfautaller

sefairevaccinercontreletétanos.Àcauseducrottindecheval.Àl’époquevictorienne,lesgensenremplissaientleursjardinsetlesbactériessonttoujoursactives.

SilencedelapartdeJosef.Friedaluilançaunregard.Onauraitditqu’ilavaitperdul’enviedelutter. Frieda savait qu’il n’avait rien confié à Reuben de ce qui s’était passé. Lors de leursretrouvailles, elle lui avait dit qu’elle était disposée à l’entendredèsqu’il en ressentirait lebesoin.Maispeut-êtrefaudrait-ilqu’ellefasselepremierpas.

—Josef,commença-t-elle,ils’estpasséquelquechosechezvous,n’est-cepas?Ilcontinuaderegarderdroitdevantlui,maisellevitsesmainssecrispersurlevolant.—Vousvoulezm’enparler?—Non.—Parcequevouscroyezquejemeferaiunemauvaiseopiniondevous?—Jesaisvouspensezdéjàlepire.—C’estpourçaquevousnenousavezjamaisditquevousétiezlà?—Vousêtesunefemmebien.C’estfacilepourvous.Moi,typepasbien.—Josef,toutlemondeestàlafoisbonetmauvais.Toutlemondefaitdeserreurs.—Pasvous.—C’estfaux,protestaénergiquementFrieda.Ellehésita,puisajouta:—Vendredidernier,savez-vousoùj’étais?—Vendredi?QuandtousonadînéchezOlivia?— Avant ça. J’étais à l’enterrement de Kathy Ripon. Vous savez, la jeune femme qui a été

kidnappée par Dean Reeve et dont on a finalement retrouvé le corps dans un collecteur d’eauxpluviales.

Josef,quis’engageasurunrond-point,hochalatête.—C’estmoiquisuisresponsabledesamort.Non,nem’interrompezpas.Vraiment.J’aiagiàla

hâte,sansréfléchiràcequejefaisais,etelleenestmorte.Voilàpourmoi.Etvous?…Ildemandabrusquement:

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—Vouscroyezquejesuisunpèrebien?—Commentça?Jecroisquevousadorezvosfilsetqu’ilsvousmanquent.Jecroisquevous

feriezn’importequoipoureux.Vousavezcertainementcommisdeserreurs,soit.Maisilsontdelachancedevousavoir.

Ilpilanet,ettournasonvisageaccabléverselle.—Ilsnem’ontplus,maintenant.Ilsl’ont,lui.—Lui?—Lui.Elleaunhommenouveaudanssavie,ilsontnouveaupapa.Ilsregardentluicommesi

c’étaitunhéros.Costume-cravate,etgâteauxleweek-enddansuneboîteavecruban.Ilsmeregardentcommeunechosesouslachaussure.Merde,compléta-t-il.Commedelamerde.

—Pourquoi?Lesvoituress’accumulèrentderrièreeuxetsemirentàklaxonner.—Parcequejesuisdelamerde.—Ques’est-ilpassé?—Elleaapprismesaventures.—Aventures?Vousvoulezdire,lesautresfemmes?Frieda était également au courant de ses écarts. Josef vouait à sa femme un attachement

sentimentalinébranlable,maiselleétaitàKievetluiàLondres,etpourlui,c’étaitcommesicesdeuxuniversétaienttotalementséparés:dansl’un,ilavaitunefemmequ’iladorait;dansl’autre,pas.

— Elle savait, répéta Josef. Je rentre avec mes cadeaux, le cœur rempli avec l’amour, toutheureux,jesuisplusseul,enfin,etellefermelaporte.Ellefermelaporte,commeça,Frieda.Mesfilsm’ontvuêtrechassécommeunchien.

—Avez-vousjamaispuenparler?Ilsecoualatêtededroiteàgauche,lentement.—J’essaie.J’airencontrél’hommenouveau.Bonmétier.Jouetspourmesgarçons.Voituresqui

bougentavecradio.Jeuxd’ordinateuroùontire,avecdesbombes.Ilsveulentplusmespauvrespetitscadeaux, veulent plus de moi. C’est fini. Complètement fini. Une vie partie en poussière. Je suisrevenuici.

—Doncenfait,vousn’enavezjamaisparlé,vraiment?—Pourquoidire,Frieda?Quoifaire?Toutestfini.Parti.— Pour lui dire ce que vous ressentiez, pour entendre ce qu’elle ressent, pour vérifier si

l’histoireestvraimentterminée.— Je suis rien, répondit Josef. J’ai pas d’argent. Je vis loin, dans pays étranger. J’ai fait des

méchanteschosesdanssondos.Pourquoiveut-elledemoicommemari?Pourquoivousvoulezdemoicommeami?

—Jevousaimebien,réponditFrieda,simplement.Etj’aiconfianceenvous.—Confiance?Enmoi?—Pourquelleautreraisonsolliciterais-jevotreaide?Sesyeuxseremplirentdelarmes.—Vrai?—Oui.Écoutez,onenreparlera,Josef.Maispourl’instant,onyest.Prenezàgauche.C’estici

qu’habiteMaryOrton.Joseftrouvauneplaceoùsegarer,ettousdeuxsortirentduvéhicule.—Çavaaller?demanda-t-elle,tandisqu’ilsparcouraientBrittanyRoad.Ils’arrêta.—Jevousdismerci,dit-il,portantsamainàsoncœuravantdes’inclinerlégèrement,selonsa

manièreétrange.

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Ilslevèrentlesyeuxversl’hôtelparticulierdeMaryOrton.—Grandemaisonpourfemmeseule,ditJosef.—Sonmariestmort.Sesenfantssontpartisilyalongtemps.Sansdouten’a-t-ellepasenviede

laquitter.Peut-êtrequ’elleveutconserverunlieuoùrecevoirsespetits-enfants.Josef contempla lamaison, le nez levé, et Frieda se détourna pour voir la tête de Josef. Elle

aimaitcetteexpression,celledequelqu’unabsorbéparquelquechosequiluiéchappait.—Qu’enpensez-vous?dit-elle.Ilindiquaunefenêtreaudeuxièmeétage.—Vousvoyezfêlureici,commença-t-ilendésignantunetrèsfinelézardenoirecourantlelong

del’appuidefenêtre.Lamaisonbougeunpeu.Pastrop.—C’estgrave?—Pastrop.C’estLondres.(Iltenditsesmains,àplat,etlesfitbougeràl’horizontale.)C’estsur

lacraie.Vousavezpasdepluie,etaprèsbeaucoupdepluie,etlesconstructionsbougentetalors…Ilmimaquelquechose,commeunepersonnefatiguéeentraindes’avachir.—S’affaissent,complétaFrieda.—S’affaissent,répétaJosef.Maispastropgrave.La porte d’entrée s’ouvrit avant même qu’ils s’en approchent. Mary Orton avait sans doute

remarquélesdeuxétrangerscontemplantsafaçade.Friedasedemandacombiendetempselleavaitpasséà regarderdehorspar la fenêtre.Elleportaitunpantalonenvelourscôtelébleu foncéetunechemiseàcarreaux.Elledevaitêtrebelleautrefois,constataaussitôtFrieda.Ellel’étaitencore,d’unecertainefaçon,maissonvisageétaitplusqueridé.Sapeauavaitlatexturedupapierkraftqu’onauraitplié,replié,etfroisséenfin,avantdelerelisser.Friedaseprésenta,avantdefairedemêmeavecJosef.

—L’inspecteurvousa-t-ilannoncénotrevisite?demandaFrieda,sesurprenantàparlerunpeufort,commesiMaryOrtonétaitlégèrementsourdeetunpeudébile.

La vieille dame s’empressa de les faire entrer puis de leur faire traverser le hall jusqu’à unegrandecuisinequidonnaitsurunjardind’unetailleépoustouflante.Ilyavaitdeuxtrèsgrandsarbresau fond et d’autres jardins de part et d’autre. On aurait dit un parc. Pendant que Josef et Friedas’absorbaientdansleurcontemplation,MaryOrtons’affairaitderrièreeux,préparantduthéetsortantdeuxgâteaux,qu’elleposasurdesassiettesavantdecouperdestranches.

—Untoutpetitmorceau,s’ilvousplaît,indiquaFrieda.Lamoitié.JosefpritlapartdeFriedaetl’engloutitenplusdelasienne,butsonthéetpritunetranchede

l’autrecake.MaryOrtonluiaccordaunregardreconnaissant.—QuandJosefaurafini,proposaFrieda,ilpourrajeterunœilsurcequ’ilresteàfaire.Ilest

trèscompétent.Josefposasonassiettedansl’évier.—C’étaienttrèsbonsgâteaux,lesdeux.—Resservez-vous,lepriaMaryOrton.Ilsserontperdus,sinon.—Toutàl’heure,ditJosef,maisd’abord,quoifaisaitcethommepourvous?—C’estvraimentterrible,cettehistoire.Absolumentaffreux.Ellesepassaunemainsurlafigure,l’airhébétée.—Etl’enquêtrice,lafemme,aditqu’onl’avaittué.Vouscroyezvraiment?…— Je le pense, oui, répondit Frieda. Je ne suis pas de la police. Je suis juste une… (Elle

s’interrompitunmoment.Qu’était-elledonc?)Unecollègue.—Ilétaitsiserviable,repritMaryOrton.Sirassurant.Ilmedonnait l’impressiond’êtreende

bonnes mains. Je n’avais plus ressenti ça depuis la mort de mon mari, et ça fait longtemps,

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maintenant.Iladitqu’ilyavaitbeaucoupàrefairedanscettemaison.Ilavaitraison,biensûr.Jel’aihonteusement négligée. (Elle sortit unpaquet de cigarettes et un cendrier.)Çavous gêne ? (Friedasecoualatête.Lavieilledameallumaunecigarette.)Ilyavaittoutessortesdechosesàfaire,etilaarrangédestrucs,çàetlà,avecdeuxdeseshommes.Maisleprincipalproblème,c’étaitletoit.Iladitquelerestepouvaitattendre,maisqu’unefoisqueletoitsemettraitàfuiretquel’eaus’infiltrerait…

—C’estvrai,coupaJosef.Letoitestimportant.Maisdehors,pasd’échafaudage.Ilestparti?—Non.Ilstravaillaientdel’intérieur.—Hein?Joseffitlagrimace.—Combiendetempsest-ilresté?s’enquitFrieda.—Longtemps,réponditMaryOrtonavecunsourire.Jenemerappelleplus.Certes,ilsn’étaient

pas là tout le temps.Parfois, ils devaient s’en aller et travailler sur d’autres chantiers.Mais j’étaissoupleàcesujet.

—Etçafuittoujoursaujourd’hui,conclutFrieda.Enfin,àcequ’onm’adit.—Iln’avaitpasfini.Dujouraulendemain,ilacessédevenir.Ilm’amanqué…etpasseulement

àcausedesréparations.Maintenant,noussavonspourquoi.C’estvraimentterrible.Cefutcommesisonvieuxvisageseridaitplusencore.Elledétournalatêtepourdissimulerson

expression.—ÇavousvasiJosefjetteunœil?—Biensûr!Jevousmontre?Josefsourit.L’unedespremièresfoisoùFriedalevoyaitsouriredepuissonretour.—Jesaiscommenttrouverletoit,dit-il.UnefoisJosefparti,Friedainspectalacuisineduregard.Ilyavaitdesphotosd’enfantssurle

buffet,toutesencadrées.—Cesontvospetits-enfants?—Oui.Ilsontbeaucoupgrandidepuis,biensûr.—Vouslesvoyezsouvent?—AucundemesdeuxfilsnevitàLondres.Ilsviennentmevoirquandilspeuventpendantles

vacances.J’aidesamis,biensûr.Ellesemblaitpresquesur ladéfensive.Friedas’emparadel’undesportraits.C’étaitunephoto

d’écoleprimairedatantde2008.Troisansauparavant:çafaisaitlong,àl’échelled’unevied’enfant,songea-t-elle.

—Çadevaitêtreagréabled’avoirRobertPooledanslesparages,hasarda-t-elle.—Ehbien…c’étaitunjeunehommecharmant,confirmaMaryOrton,l’airgênée.Ilaposédes

questions surmavie, ilmanifestait de l’intérêt.Quandonvieillit, lesgensnevousvoientplus, engénéral.Ondevientinvisible.Maisluin’étaitpascommeça.

—Attentionné.—Oui,j’imaginequeoui.Difficiledecroirequ’ilestmort.Despassonoresretentirentdansl’escalieretlesdeuxfemmesfirentdemi-tourquandJosefentra

danslacuisine.—MrsOrton.(Ilseplantafermementdevantelle.)Ilyaunepetitefuite.Jeprendsmonsacdans

lavoitureetjepeuxarrêterl’eauencinqminutes.Ensuite,unjourdetravailjuste,peut-êtredeux.Jeréparepourvous.Toutbien.

—Ceseraitmerveilleux.Vousferiezça?—Pasdeproblème.Jevaisàlavoiture.Frieda?(Illuifitsignedelatête.)MrsOrton,vousnous

excusezunmoment?Friedalesuivitdansl’entrée.

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—Toutvabien?Josefaffichaunairméprisant.—Letoit.C’estn’importequoi.J’aisuquandj’aipasvul’échafaudage.Ilafaitrien.—Commentça?—Jeveuxdire:ilarienfaitlà-haut.Peut-êtretapépar-ci,par-là,pasdenouveautoit.Friedan’enrevenaitpas.—Peut-êtren’avez-vouspasvucequ’ilafait,toutsimplement?—Frieda,répliquaJosef,jevousmontresivousvoulez.Jesuisallé,j’aigrimpél’échelledans

chambreduhautetéclairéaveclampetorche.J’airegardélebardage,leschevrons.Ilyaquelquesnouvelles planches, du… (Il agita lesmains, cherchant lemot.)…de l’isolant,mais c’est rien. Etl’eauentre.(Ilsetapalatête.)Peut-êtrequ’elleest…

—Trèsbien,coupaFrieda.Allez-y,réparezletrou.(Elleavançaunemainetluitouchal’épaule.)Etmerci,Josef.

Ilhaussalesépaulesetressortitdelamaison.Friedaréfléchitintensémentquelquesminutes,puisregagna la cuisine.Elle s’attabla près deMaryOrton et rapprochamême sa chaise, de façon à cequ’ellespuissentparleràvoixbasse.

—Mary, j’aimerais vous poser une question. Sauriez-vousme dire combien vous avez payéRobertPoole?

MaryOrtonrougit.— Je ne sais pas au juste. Je le payais par tranches, de temps en temps. Je n’ai pas vraiment

réfléchiaumontanttotal.Friedaserapprochaencore,posasamainsurl’avant-brasdelavieillefemme.—Jenevousposeraispaslaquestionsicen’étaitpasimportant,maisaccepteriez-vousdeme

montrervosrelevésbancaires?—Ehbien,franchement…—Vousn’êtespasobligéedemelesmontrer,corrigeaFrieda,maissivousnelefaitespas,je

crainsquelapoliceneviennelesexaminer,detoutefaçon.— Très bien. (Mary Orton acquiesça d’un signe de tête.) Mais c’est un peu étrange, comme

requête.Ellequittaleslieux.Friedaentenditdubruitdansl’escalier,despasmonteretredescendre.Mary

Ortonrevintdanslacuisineetposauntasdepapierssurlatable.—Ilssonttoutendésordre,s’excusa-t-elle.C’estmonmariquis’occupaitdecegenredechoses.Frieda dénicha les relevés du compte courant et les tria par date avant de commencer à les

étudier.Auboutdequelquessecondesseulement,ellesentitlesbattementsdesoncœuraccélérer.Ellelessentaitpulserdanssoncou.EllereposaledernierdocumentetsetournaversMaryOrton.

—J’aijusteprocédéàuneapproximation.J’aipuraterunoudeuxrèglements.Maisjeconclusquevousluiauriezréglédansles160000livres.Çavousparaîtcorrect?

MaryOrtonprituneautrecigarettedanssonpaquetet l’alluma.Sesmainstremblaientet il luifallutdeuxallumettespourparveniràsesfins.

—Oui,c’estpossible.Maisçacoûteterriblementcherderefaireuntoit,non?—Oui,luiaccordaFrieda.C’estquej’aientendudire,oui.

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Chapitrevingt-trois

Huitnoms,oupairesdenoms,figuraientdanslecalepindeRobertPoole.Yvetteleslutàhautevoix:

—Un:MaryOrton.—Nous lui avons parlé. Elle connaissait Robert Poole, sans le moindre doute… Sans doute

mieuxquetousceuxquenousavonspucroiserjusqu’ici.—Deux:FranketAislingWyatt.—Quileconnaissaientégalement,quoiquemoinsbien.—Trois:CarolineMalloryetDavidLewis,lecoupledeBrixtonquiaéténotrepremièrepiste.

Ils disent qu’ils ne l’ont rencontré qu’une fois. Ensuite, quatre, un nom que vous reconnaîtrez :JasmineShreeve.

Yvettesetutuninstant,àl’affûtd’uneréaction.—Jesuiscensésavoirquielleest?demandaKarlsson.—Elleprésentaituneémissiondedécorationilyaquelquesannées.Principalementdiffuséeen

journée,jepense.—Quandavez-voustrouvéletempsderegarderlatélévisiondanslajournée?—Jene l’ai jamaisvue, en fait.C’est ellequim’en aparlé.Elle adit qu’elle avait rencontré

Poole.Ellen’avaitaucuneidéedelaraisonpourlaquelleonapuvouloirletuer.—Ilfaudraqu’oninterrogecesgensplusendétail,décidaKarlsson.Etlesautres?—Ceux-làsontlesseulsquil’aientréellementrencontré.Yvetteconsultasesnotes.—Aprèsça,ilyalesCole,danslabanlieuedeHaywardsHeath,uncouplederetraitésquine

savaientabsolumentpasquic’est,pasplusqu’ilsnesesouviennentl’avoirjamaisrencontré;GrahamRudge, célibataire, le principal d’un collège privé qui vit près deNottingHill, et qui soutient, luiaussi, qu’il n’a jamais rencontré personne du nom de Robert Poole, même s’il se demande siquelqu’undecenomnel’auraitpasappeléunefois–iln’arrivepasàserappeleroù,niquand.UnjeunecoupledeChelsea,AndreaetLawrenceBingham,quirentrenttoutjustedeleurlunedemiel,etquibossent tous lesdeuxplusoumoinsdans laCity.EtunedénomméeSallyLea.Nousnesavonsabsolumentpasquielleest.

—C’esttout?—Oui.—Cesgens,est-cequ’ilsontquelquechoseencommun?—Onenaparlé,Chrisetmoi.IlsviennenttousdequartiersdeLondrescomplètementopposés,

etdeuxd’entreeuxhabitentendehorsdelacapitale.LesdomicilesdeMaryOrtonetJasmineShreevesontrelativementprochesdel’appartementdelavictime.LesWyattviventprèsdel’endroitoùl’onatrouvé soncorps. Ilsont tousdesoccupationsdifférentes. Ils sont tousd’âgesdifférents,d’originesocialedifférente.Certainsd’entreeuxontditqu’ilsleconnaissaient,d’autrespas.Aucund’entreeuxnesembleconnaîtrelesautres.Ilnesemblepasyavoirdelien,pourautantqu’onpuisseenjuger.

—Donc,nousavonshuitnomsetabsolumentrienpourlesrelier,pasmêmelefaitdeconnaîtrelavictime.

—Ilssonttousplutôtriches,hasardaChris,timidement.—Certains sont riches, etd’autres franchement fortunés, corrigeaYvette.Fautvoirdansquoi

viventlesWyatt.Ondiraituntructoutdroittiréd’unerevue.—Jeleurrendraivisite.

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Uneheureplustard,Karlssonsepenchaitsursonbureau.—Alors,qu’endites-vous?Vousêtespartante,ounon?—Jenesuistoujourspascertainequeceladevraitsefairesurunebaseformelle.—Voussavez,Frieda, jepensequenous jouonsunedrôledemascarade,vousetmoi.Ceque

vousaimez,c’estquandjevousdemandedenepasfairequelquechoseetquevous lefaitesquandmême, ou quand vous foncez faire un truc que vous n’étiez pas censée faire, et que vous mel’apprenez après coup. Vous savez quoi ? Si vous deviez être votre propre thérapeute, vousconviendriezpeut-êtrequevousavezdumalàvousengager.

—Vousvoulezquejeprêtesermentetquejeremplissetouslesbonsformulaires?—Çan’arienàvoir.— Je ne suis pas vraiment faite pour le travail d’équipe, surtout dans une équipe qui n’a pas

vraimentenviedemevoirdébouler.—Maisqu’est-cequevousvoulezdire?—YvetteLong?—Yvette?Quoi,Yvette?—Ellenem’aimepasetelledésapprouvemaprésence.—N’importequoi.—Vousêtesaveugle?—Ellesemontrejusteprotectriceenversmoi.—Ellepensequejevaisvousattirerdesennuis.Ellen’apeut-êtrepastort.—C’estmonproblème.Sivousnevoulezpastravailleravecmoi,soit.Vousn’avezqu’àledire,

unefoispourtoutes,etjenevousembêteraiplus.Maisonnepeutpascontinuercommeça,aveccesméthodesàlamords-moi-le-nœud,oùvousdébarquezquandçavouschanteetoùpersonnenesaitaujustecequevousfricotez.L’heureestàladécision:oui,ounon?

Ilssedévisagèrentl’unetl’autre.Enfin,Friedahochalatête.—Jeveuxbienessayer.—Bien!s’exclamaKarlsson,quisemblaitpresquesurprisdesonchoix.Àlabonneheure.Ily

auraunpeudepaperasse.Vousallezdevoirsigneruncontrat.—Toutçaàcausedel’inspectiondutravail?—Non,enraisondutravaildelapolice,quiconsisteprincipalementàremplirdesformulaires.

Etcommeça,vouspouvezdésormaism’accompagneretrendrevisiteauxpersonnesfigurantsurlalistedeRobertPooleetquil’ontréellementconnu.Cecharmantjeunehommenesemblepasavoirété si gentil que ça, après tout – pas plus qu’il ne semble avoir jamais étéRobertPoole nonplus,finalement.

—Puis-jevousdemanderunserviceavantd’yaller?—Allez-y.—AlanDekker.L’expressiondeKarlssondevintméfiante.Ilposasonmentonsursesmainsjointesparlebout

desdoigtsetregardaFrieda.—Nousenavonsdéjàparlé…—Jesais.—Vousnedétenezaucunepreuve,Frieda.Rienqu’uneimpression.—Deanestvivant,jelesais.—Vousn’ensavezrien.Vouslepensez.—J’ensuisconvaincue.SiAlansebaladedanslanature,ildoityavoirdesmoyensévidentsde

leretrouver.C’estbienvotrejob,non?Karlssonpoussaunprofondsoupir.

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—Dites-moi,Frieda…Siontrouvequelquechose,qu’enfait-on?—C’est simple. Si vous trouvezAlan, vous saurez queDean estmort et je reconnaîtrai que

j’avaistort.—Çaserabienlapremièrefois.—Alors,vousleferez?—Jevaisvoir.Ilestparfoisdifficilederetrouverdesgensquin’ontpasenviequ’onlefasse.

Danslavoiture,KarlssonconfiaàFriedacequ’ilsavaientapprisjusque-làsurl’hommeconnusouslenomdeRobertPoole:qu’ilavaitempruntél’identitéd’unhommedécédésixansauparavant.Sonidentitéréellerestaitàdécouvrir.Ilsn’avaienttrouvénulletraced’unquelconquemétierstableoud’unrevenufixe,etpourtant ildétenaitunefortesommeenbanquepeudetempsavantsamort.Soncompteavaitétévidéaumomentdesonassassinat,plusoumoins.Lesgensparlaientdeluientermeschaleureuxmaispersonnenesemblaitsavoirgrand-chosedelui.Ilsavaienttrouvéuncarnetdanssonappartementavecplusieursnomsdedans,dontceuxducouplelocaliséparFrieda,àBrixton,etceluideMaryOrton.

—Onvoitqui,enpremier?demandaFrieda.—FranketAislingWyatt. IlsviventàGreenwich.Onaappelépourpréveniret tous lesdeux

serontlàcettefois-ci.Ladernièrefois,iln’yavaitqu’elle.—Quesavez-vousd’eux?— Lui est comptable à la City. Elle, décoratrice d’intérieur. Àmi-temps, c’est sans doute un

passe-temps.Ilsontdeuxjeunesgossesenprimaire.Lavoitureremontaunerangéed’immeublesrutilantsquidonnaientsurlefleuve,àl’endroitoù

celui-cis’élargissait.Lamaréeétaitbasseàprésent,etlaTamiseréduiteàuncourantd’eauxbrunesquiallaients’amenuisant,entredeuxrivesdevaseetdesable.

—Çava,poureux…,commentaKarlsson.Ils empruntèrent le chemin pavé qui longeait le fleuve etmenait à lamaison desWyatt. Elle

comportaitdeuxétages,avecunbalcondeferforgéaupremier,tandisquelerez-de-chausséedonnaitsur un petit jardin rempli d’une profusion de pots, certains en terre cuite, d’autres en étain et encuivre.Mêmeparune journéegriseetventeusedefévrier,Friedavoyaitbienquecedevaitêtreundéchaînement de couleurs et de parfums au printemps et à la belle saison.Aujourd’hui, les seulesfleurs visibles étaient des perce-neige blancs inclinant doucement la tête et des gloires des neigesbleues.

Karlssonfrappaàlaporte,quevintrapidementouvrirunsolidegaillarddanslatrentaine,trèsbrun,aumentonbleu,auxyeuxgris,avecdessourcilsbroussailleux. Ilportaituncostumesombreadmirablementcoupé,unechemiseblancheimpeccablementrepassée,ainsiqu’unecravaterouge.IlsemontraméfiantquandKarlssonseprésenta,etpresqueamuséquandilintroduisitFrieda.

—Aisling est par là. Puis-je vous demander combien de temps cela prendra ? On travaille,aujourd’hui.

Ilconsultasamontre,dansunchatoiementdecadransetdemétalscintillant.—Nousferonsaussivitequepossible.FrankWyattleurfitfranchiruneportedonnantdanslaprincipalepièceàvivre,quioccupaittout

le rez-de-chaussée, vaste étendue de plancher décapé couvert de tapis jetés çà et là, de canapésmoelleux,derideauxmousseuxauxteintespâles,deplantesauxcouleursvives,avecunetablebasseet, tout au bout, une cuisine rutilante avec tables de cuisson en acier brossé et des surfaceséblouissantesquiréfléchissaientlalumièrepénétrantparlafenêtrequidonnaitsurlefleuve.L’espaced’uninstant,FriedasongeaàMichelleDoyceentraindefouillerlesbennesetlespoubelles,àpeineunpeuplushautsurlefleuve.Puiselletournasonattentionverslafemme,quiselevaducanapépour

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lesaccueillir.AislingWyattétaitgrande,mince,avaitdestraitsaquilinsetd’épaischeveuxbrunstirésenarrière,dégageantunvisagedénuédemaquillage.Elleportaitunpantalondejoggingetunpullencachemirecrème,etsespieds,longsetfinscommelerestedesapersonne,étaientnus.Elledégageaitunaird’assuranceenaccordaveclemobilier.

—Puis-jevousoffrirquelquechose,àl’unouàl’autre?Unthéouuncafé?Tousdeuxdéclinèrentsonoffre.Karlssonrestadebout,dosàlafenêtre.Friedaremarquacetair

qu’ilavaitdenejamaissesentirtoutàfaitàl’aise,detoujoursconserveruneréservequelquesoitledécor.

—Aislingadéjàparléàunagentdelapolice,voussavez.Jenevoispasvraimentcequenouspourrionsajouter.

— Nous tenions juste à vérifier quelques points. Comme vous le savez, Robert Poole a étéassassiné.

—Affreux,murmuraAisling.Frieda vit qu’il restait de petites traces demaquillage sous ses yeux, et que ses lèvres étaient

exsangues.—Nousessayonsdereconstituerunportraitdecemonsieur,continuaKarlsson.Pourriez-vous

nousdirecommentvousavezfaitsaconnaissance,l’unetl’autre?—C’estAisling.Frankindiquasafemmed’unmouvementdelatête.—MrsWyatt?—C’estàcausedujardin,commençaAisling.—Nousl’avonsvuenvenant,fitremarquerFrieda.Ilestmagnifique.—Jel’adore.AislingsetournaversFriedaetsouritpourlapremièrefois,tandisquesonlongvisageperdait

desonarrogance,sonairdedédainfatigué.—C’estmapassion.Frank travaillebeaucoupetc’estàçaque jem’occupequand lesenfants

sontàl’école.J’aibienunmétier,plusoumoins,maispourêtrehonnête,lesgensn’ontpasenviededépenserleurargentendécorationintérieureencemoment.

— Les temps sont durs pour tout le monde, même les mieux nantis, intervint Frank, qui sedirigeait à grands pas vers un fauteuil tout en l’étudiant du regard, comme s’il n’avait pas encoredécidésicelavalaitounonlapeinedes’asseoir.

—Donc…FriedaconcentrasonattentionsurAisling.—VousavezfaitlaconnaissancedeRobertPooleenraisondevotreintérêtpourlesjardins?—Çafaitdrôledevousentendrel’appelerRobert.Pournous,c’étaitBertie.Ilestpasséparlàun

jouretm’avueentraindeplanterunrosierrarequej’adore.Jel’aifaitgrimperlelongdumur,etilretombe par-dessus. Il s’est arrêté et on s’est mis à parler. Il a dit qu’il travaillait pas mal dansl’aménagementdejardins.Ilétaitintriguéparcequej’avaisréussiàfairedansunsipetitespace.Ilaremarquéjusqu’auxplusinfimesdétails.

SonregardglissasurFrank,désormaisassisdanslefauteuild’enface,maisjuchésurlebordcommepourbienmontrerqu’ilétaitpressédes’enalleretd’allertravailler.

—Ilest repasséunoudeuxjoursplus tard, repritAisling. Iladitqu’ilvenaitsouventdans lecoinpourrendrevisiteàdesclients.Maisilavaitletempsdebavarder.Aprèsça,onasouventdiscuté.Ilestpasséboireuncaféuneoudeuxfois,etm’amontrédescataloguesdeplantes.Ilétaitjustemententraindemontersaboîte.Ilamêmesuggéréqu’ons’associe,luietmoi,etquejesoisl’architected’intérieur, et lui, d’extérieur. C’était une boutade, bien sûr.Mais c’était sympa que quelqu’unmeprenneausérieux.

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—L’avez-vousrencontré,vousaussi?Karlssons’étaittournéversFrank.—Quelquesfois.Sympa,letype.—Dequoiavez-vousparlé?s’enquitFrieda.—Deriendespécial.—Dites-nousquandmême.Frankparutsoudainembarrassé.—Laseulefoisoùjemesuisvraimentretrouvéseulaveclui,onaparlédepensionnat,oùnous

étionsallésluicommemoi,enfants.J’aidécidéd’oubliercettepériodedemavie,etjen’enparlepas,d’habitude.Ilsavaitcequeçafaisaitparcequ’ilavaitétépensionnaire,luiaussi.Jenesaispasdansquelétablissement.

—Engros,c’étaitunhommeauquelonseconfiaitvolontiers,résumaFrieda.—J’imagine,oui.—Est-cequ’ilparlaitdesonmétier?—Non.Aislingsecoualatête.—Pasvraiment,renchérit-elle.—Vousétieztouslesdeuxamisaveclui,alors.—Jenediraispas:amis,corrigeaFrank.—MrsWyatt?—No-ooon…Elles’appesantitsurlemotdesortequ’onauraitditunsoupirfatigué.—Pasunami,non,uneconnaissanceamicale.—Combiendefoisl’avez-vousvu?— Pourquoi tenez-vous à savoir tout ça ? demanda Frank, d’une voix soudain cassante, les

narinesdilatées.Ilestmort.Çanousfaitunchoc,biensûr,etonestdésolés,maisonleconnaissaitàpeine.Ildoityavoirdesdouzaines–descentaines–degensquileconnaissaientmieuxquenous.

—Pastantdefoisqueça,réponditAisling,ignorantlemouvementd’humeurdesonmari.Six,sept.Ilpassaitjusteparlàdetempsàautre,enchemin.

—Encheminpouroù?Ellehaussalesépaules.—Ilvenaitd’où?—Jevousl’aidit,delàoùilhabitait.—Tooting,indiquaKarlsson.Cequin’estpasprécisémentlaporteàcôté.—Iln’ajamaisditqu’ilhabitaitdanslecoin.— Il y a beaucoup de choses qu’il n’a pas dites, apparemment, répliquaKarlsson.On ne sait

pratiquementriendelui.Maisvotrenomfiguraitdanssoncarnet.C’estpourçaqu’onvousinterroge.—Pourquoiavait-ilnoténosnoms?—A-t-iljamaistravaillépourvous?demandaFrieda.—Ilm’adonnéquelquescoupsdemaindanslejardin,réponditAisling.—Vousl’avezpayé?Deconcert,lesWyattrépondirentquenon.—Etn’ya-t-ilrienquevouspuissieznousdiresurlui?—Nousleconnaissionsàpeine,martelaFrank,enselevant.Etnousvousavonsracontéceque

noussavions.—Quandl’avez-vousvupourladernièrefois?—Jeseraisincapabledevousledire.Ilpassaitcommeça,sanss’annoncer.

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—Vousnevousrappelezpas,alors?—Aucuneidée.—Le21janvier,déclaraAislingWyatt.—Voilàquiesttrèsprécis.—C’estlejouroùj’aiemmenémonfilsàl’hôpital.Jeluienaiparlé.—Le21janvier.—Oui.Unvendredi.—Bien,commentaKarlsson.Voilàquinousesttrèsprécieux.Sivouspensezàquoiquecesoit

d’autre…—Oui,oui…FrankWyattétaitpresséqu’ilss’enaillent.—Onvousrecontacte.Évidemment.—Qu’avez-vouspenséd’eux?demandaKarlssonunefoisqu’ilseurentregagnélavoiture.—Riches.—Çavasansdire.—Ellesouffredesolitude.—Vouscroyez?—Oui.Etilsn’ontpaséchangéunregard.Pasunseul.

Ce soir-là, en rentrant d’un dîner avec des amis, Frieda ouvrit la porte aumomentmême oùretentissait la sonnerie du téléphone. Elle n’avait pas enclenché le répondeur et rata l’appel, maisavantmêmequ’elleaitpurappelerlederniernuméroentrant,l’appareilsonnadenouveau.

—Oui?Friedaàl’appareil.—Dieusoitloué,enfin!Maisoùétais-tupassée?Çafaitdesheuresquejechercheàtejoindre.

Cheztoi,surtonportable,pare-mail.—Bonjour,Olivia.—J’aimêmeessayélenuméroquetum’asrefiléaubureau.—Ilestréservéauxurgences.—Ehben,envoilàune,deputaind’urgence.Jevaismeretrouveràlarue.AinsiqueChloë.Frieda s’assit et cala son téléphone sous l’autre oreille. Elle enleva ses bottes et semassa les

pieds:elleavaitparcouruseptmilespourrentrerchezelle.—C’estquoi,leproblème?—C’estquoi,leproblème?Tonfrère,voilàleproblème.—David.—T’asd’autresfrèresauxquelsj’auraisétémariéeetquiessaieraientdefoutremavieenl’air?

C’estpasassezqu’ilm’aitquittéepourunepouffe,qu’ilm’aithumiliée,livréeàl’abandon,qu’ilaitlaissésonuniqueenfant?

—Raconte-moicequis’estpassé.—Iladitqu’ilavaitparléàunavocatetqu’ilallaitréduiresesversements.Oliviaparlaitdemanièreprécipitéeàprésent,entredessanglotsétranglés.Elledevaitégalement

sifflerunebouteilledevin,devinaFrieda.—Ilpeutfaireça,Frieda?—Vousn’avezpasd’accordlégal?—Jecroyais,si.Oh,j’ensaisrien…J’étaisdansuntelétatàl’époque.Jen’aipasréfléchi.Ildit

qu’ilcontinueradeverserunepensionalimentairepourChloë,maisqu’iln’estpas justequ’ilpaiepourmoi.D’après lui, je n’ai qu’à trouverunboulot à plein temps.Qu’est-cequ’il croit ?Que jen’essaie pas ? Il est au courant qu’il y a une récession ?Qu’est-ce que je suis censée faire ? J’ai

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quarante et un ans, je suis sansprofession, etmère célibataire.Honnêtement,Frieda, cemonde estsanspitié.Pourquoimechoisir,moi,quandonpeutembaucherunjeunediplômédevingtansetdespoussièresprêtàtravailleràmoitiéprix–voiregratos,rienquepourajouterunelignesursonCV?

—Jesaisquec’estdur,compatitFrieda.As-tudittoutçaàDavid?— Tu crois que ce fils de pute en a quoi que ce soit à foutre ? Il est passé à autre chose,

aujourd’hui.—As-tudescourriersd’avocats,desrelevésbancaires,cegenredechoses?Silenceàl’autreboutdelaligne.—Olivia?— J’avais juste envie de tout balancer. Il m’en reste peut-être un peu… mais je ne sais

absolumentpasoù. Jene suis pasprécisémentdugenre àposséderun classeur.Les choses, euh…s’empilent,tuvois.Tunepourraispasl’appeler?

—Jen’aipasparléàDaviddepuisdesannées.—Ilt’écoutera.Ilsonttouspeurdetoi.—Jevaisyréfléchir,réponditFriedad’untongrave.Etelleyréfléchit.Ellearpentalesalon,piedsnus,lefrontsoucieux.Ellesoulevalecombinédu

téléphone,composasonnuméro,entenditmêmesonneràl’autrebout,puisraccrochabrusquement.Ellesesentaitmoiteetnauséeuse.Ilyavaitforcémentuneautresolution.

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Chapitrevingt-quatre

JasmineShreevetraitaKarlssonetFriedacommesic’étaitellequidirigeaitl’entretien,ets’agitadeplusbelleenapprenantqueFriedaétaitpsychothérapeute.

—VousvousrappelezquandjefaisaisHouseDoctor?demanda-t-elle.EllesetutuninstantetKarlssonmarmonnaquelquechose.ElleregardaFrieda.—C’étaitquoi?Uneémissionmédicale?demandaFrieda.—Vraiment,vousn’avezpas…,commençaShreeve.C’était ilyauncertain temps,maisçaa

faitbeaucoupdebruitàl’époque.J’étaissecondéeparcecélèbrepsychologue,LennyMcMullen.DrMac.Vousleconnaissezforcément.

Nouveausilence.—Miss,euh…—Appelez-moiJasmine.—Jenecroispasleconnaître.—Il fait autoritédans sondomaine, contra Jasmine.Et il était faitpour la télé.Sespulls sont

restéscélèbres.Alorscommeça,vousn’avezjamaisvul’émission?Ellesemblaitméduséeetréfléchitunmoment.—Enfinbref,onallaitchezdesgenset,pendantqu’ilsrestaientdehors,onparcouraitlamaison,

Lennyetmoi.Ildiagnostiquaitleursproblèmespsychologiquesrienqu’enregardantleurdécoration,lemobilier,lestableauxauxmurs.Onfaisaitensuiterentrerlapersonneoulecouple,oulafamille,etonleurparlaitdeleursproblèmes,Lennyetmoi,puisdelafaçondelesrésoudre.

—Enredécorantleurmaison?s’ébahitKarlsson.—Parfois.Nedénigrezpas le procédé.L’endroit où l’onvit exprimequelque chosedenous.

Soignerunemaison,c’est lapremièreétapepoursesoigner,soi.C’estcequedisaitLenny,entoutcas.

ElleregardaFrieda.—Jesaiscequevousfaites,ajouta-t-elle.—Etqu’est-cequejefais?— Vous êtes en train d’étudier ma maison. Vous êtes en train d’essayer d’appliquer à ma

personnecequ’onfaisaitdansHouseDoctor.—Jenepensepasquej’enseraiscapable.— Inutile de faire lamodeste. Je vais vous dire,moi, ce que vous voyez. En examinant cette

pièce, vous voyez un salon d’un bon goût étonnant pour une présentatrice d’émissions télé plutôtgrandpublic.Lacouleurdesmurss’inspiredequelquechoseque j’aivuàPompéi. Ilyadeuxoutroisphotosdemoiencompagniedepersonnalitésenvue,maisquidatent,c’estlouche.Saviez-vousqu’àlafindeladiffusiondeHouseDoctor,ChannelFourn’avaitmêmepasdesiteInternet?Enfin,non,évidemment,vuquevousn’enaviezmêmepasentenduparler.Jesuissûrequevousn’avezpasvunonpluslesémissionsquej’aifaitespourd’autreschaînes.

—Jeregardesurtoutlesport,s’excusaKarlsson.Etpasvraimentcegenredechoses.—Cequevousvoyez,repritJasmine,c’estlamaisond’uneprésentatricetélédecinquanteetun

ans,dansune industriequineveutplusdeprésentatrices télédecinquanteetunans.Vousvoyez laphotod’unex-mari,parcequenoussommes restésenbons termes.Vousnevoyezpas laphotodel’autre,parcequecen’estpaslecasaveccelui-là.Peut-êtrevousattendiez-vousàvoirlamaisondequelqu’unquis’agrippeàsonpassé,d’unepersonneaigrieparsondestin.Dites-moi,docteurKlein…

—Jevousenprie,appelez-moiFrieda.—Frieda,est-celesalond’unefemmeamère?

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Soudain,Friedaeutunepenséepoursongrand-père.Undesesamisluiavaitracontécommentilse comportait dans une fête si son interlocuteur découvrait qu’il étaitmédecin et qu’alors, commecelaarrivaitsouvent,ilsemettaitàluiposerdesquestionssurunedouleurouunboboquelconque.D’untonempreintdesollicitude,illuidemandaitdefermerlesyeuxetdetirerlalangue.Ensuite,ils’éloignaitetengageaitlaconversationavecunautre.Elleréfléchitunmoment.

—Sinousétionsenconsultation,répondit-elleenfin,jevousdemanderaiscequevousattendezdemoi,cequevouscherchezàmefairedire.C’estcommesivousmeforciezàparlerdevous.Maisnousnesommespasenséance.Parfois,unepiècen’estqu’unepièce.Celle-ciestchouette,jetrouve.J’aimelacouleurPompéi.

—Savez-vouscequej’étudiaisàlafac?JesuisalléeàOxford.J’aieuunementiontrèsbienenlittératureanglaise.Enfait,j’aiobtenudeuxmentionstrèsbien.Cen’estpaslegenredechosesqu’onattendd’unefemmequiatournédansunepubvantantlesméritesdeserviettespourincontinents.Cequi,soitditenpassant,apayéàpeuprèslamoitiédecettemaison.Maissavez-vouscequeçasignifie?Lesdeuxmentions,paslapubtélé.

—Çafaituncertaineffet.—Çasignifiequejeferaisunsujetdifficileàanalyserpourquelqu’uncommevous.Cequeles

gensdevotreespècefont,c’est tenterd’écrireunehistoireavec lavied’autrui,unehistoirequiaitune morale et un sens. Mais je l’ai appris quand j’étais à Oxford. Je sais comment analyser unehistoire,etcommenttransformerdesfaitsenhistoires.Quandj’aifaitHouseDoctor,etmêmequandje réalisais des documentaires à petit budget sur des gens qui se comportaient mal en vacances,chacund’euxconstituaitunepetitehistoireàluitoutseul.C’estpourcetteraisonquevousnepouvezpassimplementdébarquerchezmoietmefairecadrerdanslefilmpsychologiquequevousauriezpuvousfairesuruneprésentatricetélépasséedemode.

Nouveausilence.Karlssonsemblaitabasourdi.IllançaunregardàFrieda:apparemment,ils’enremettaitàelle.

—Donc,repritcelle-ci.C’étaitquoi,votrehistoireavecRobertPoole?—C’étaitunami.Ontravaillaitensemble.D’unecertainefaçon.—Pouvez-vouspréciser?Commentvousêtes-vousrencontrés?Jasmineeutl’airnostalgique.—C’était presque comme dans un film. Je vais dans un club de gym deux ou trois fois par

semaine,mais ilm’arrive aussi d’aller courir.Un jour, il y a desmois de ça, j’étais dans le parcRuskin,derrièrel’hôpital.Jefaisaismesétirementsetilm’aabordée,toutsimplement,commeça.Ets’estmisàmeparler.

—Àquelsujet?— Au sujet des exercices que je faisais. Il a dit que c’était une très bonne chose que de se

décontracter ainsi après l’effort, mais ensuite, il a ajouté que l’un desmouvements que je faisaisrisquaitdeprovoqueruntourdereinsetilenasuggéréd’autres.Onacontinuédeparler,onestallésprendreuncafé,etjeluiaidemandés’ilpouvaitmeconseillerdesexercices.

—Commeunentraîneurpersonnel?demandaKarlsson.—Eneffet.—Pourquoi?—Commentça,pourquoi?Pourquoipas?—Quelqu’unquevousveneztoutjustedecroiserdansunparc.—Etcommentchoisissez-vouslesgens,sinon?rétorqua-t-elle.J’aidefortesintuitions,ence

quiconcernelesgens.Ilsavaitdequoiilparlait.Jem’entendaisbienaveclui.Jemesuisditqueçapourraitêtreunebonnemotivationpourmoi.

—Combienlepayiez-vous?

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Elleréfléchituninstant.—60livreslecours.Çavoussembleexcessif?EllesetournaversFrieda.—Vousprenezcombien,vous?—Çadépend.Parlait-ildesesautresclients?— Non. Ça faisait partie de ce que j’aimais bien chez lui. Quand j’étais avec lui, il était

complètementconcentrésurmapersonne,surlesujetencours.—Aviez-vousdessentimentspourlui?demandaKarlsson.Ellefutbrièvementdécontenancée.—Cen’étaitqu’unentraîneur,répliqua-t-elle.Enfin…pasqu’unentraîneur.Cequ’ilyavaitde

chouettechezRobbie,c’estquejepouvaisluiparler.—Dequoiparliez-vous?insistaFrieda.—Quandonpasseàlatélé,lesgenscroientqu’onn’estpascommelesautres.Lui,pas.Ilsavait

écouter.Çaparaîtinsignifiant,maisiln’yenapasbeaucoupcommeça.—Quandl’avez-vousvupourladernièrefois?demandaKarlsson.—Ilyaunmois,environ.—Commentétait-il?—Lemêmequed’habitude…Chaleureux,intéressé,attentif.Ensuite,ons’estdonnérendez-vous

pourlafinjanvier,maisiln’estpasvenu.Jel’aiappelé,maisiln’apasrépondu.Etensuite…cettehistoire.J’aimeraispouvoirdirequelquechosequipermettraitdecomprendre.Jen’aipasarrêtéd’yréfléchirdepuisquej’aiapprislanouvelle.Jen’ensavaisvraimentrien.

—A-t-iljamaisévoquédesamis,oudelafamille?demandaFrieda.Ouquoiquecesoitsursonpassé,oun’importequelautredomainedesonexistence?

—Non.Jasminesecoualatêteenarborantuncurieuxsourire.—Iln’étaitquestionquedemoi.Peut-êtreétait-cepourçaquejel’appréciais.—Etvousneluiavezjamaisrégléquecesséancesà60livres?—C’estexact.Nouveaubref silence.Karlssonopinadiscrètementdu chef à l’attentiondeFrieda,qui songea

aux signaux secrets qu’échangent les couples quand vient l’heure de se retirer d’une fête. Ils selevèrentd’unmêmeélan.Jasminetenditsamainàlapsychothérapeutequilapritetlâcha:

—Vousm’avezditquejeneseraispasàmêmedevouscomprendreenregardantvotremaisonetquejeneseraispascapabled’êtrevotrethérapeuteparcequevousavezfaitdesétudesdelettres.QuepouvaitRobertPoolepourvous?

Jasmineretirasamain.—Etvoilà,vouscherchezjusteàfairelamaligne.Cequ’ilyavait,avecRobbie,c’estqu’ilne

mepercevaitpascommelefonttouslesautres.Ilnevoyaitenmoiquecellequejesuis.C’estaussisimplequeça.

En sortant de la maison de Jasmine Shreeve pour se retrouver dans la tranquille petite rueCamberwell,Karlssonparaissaitmécontent.

—Maisquiestcetype,bonsang?

L’eaus’infiltrait àbord.Ellen’aurait sudireparoù,maisc’étaitmouillépar terreet tous sesvêtementsétaient trempés.Unmatin, il fit si froidquesonpantalons’enretrouvaraide,commeducarton,etqu’elledutserrerlesdentsenl’enfilant.Sesmainstremblaient,ellesétaientunpeugonflées.Ellelesapprochadelafenêtrepourlesexaminer.Elledevaitresteràsonavantagepoursonretour.Sanschercheràséduireouàfairedechichis,ildétestaittoutça.Ilaimaitlesfemmesfortescapables

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del’accompagnerdansunmondepleindedangers,maispropres,physiquementenforme,prêtesàsatisfairesesrequêtes.

Elleavaitmaigri.Ellenepouvaitlevoir,maislesentaitàsesvêtementsquiflottaientsurelleetàlanouvelleapparencedesonospubien.Etpuisellen’avaitpluseusesrèglesdepuis…combiendetemps?Impossibledeserappeler.Illuifaudraitallervoirdanslecalendrier,oùellel’avaitnoté.Peuimportait.Maiselles’inquiétaitd’avoirdestroublesdelavision–depetitestachesdansaientdevantsesyeux,etlesobjetsétaientfloutéssurlesbords.Elleneleluidiraitpas,etferaitensortequecelan’interfèrepasavecsamission.

Sa mission. En quoi consistait-elle ? Ah oui, les cheveux : elle les mouilla et les peignasoigneusement puis, debout devant le petit miroir dans ce qui avait été autrefois la douche dupropriétaire du bateau, elle tenta de les couper, entamant les pointes fourchues à petits coups deciseaux.Du temps où elle allait chez le coiffeur en ville et s’asseyait devant la grande glace, ellefermait lesyeuxet laissaitAndré luimasser le cuir chevelu avecunehuile citronnée, lui laver lescheveuxetleurfaireunsoin;aprèsquoi,trèslentement,illesluicoupait,lescaressaitetleurfaisaitun brushing. Ceci n’avait rien à voir : c’était utilitaire, une façon de se préparer,mais il lui étaitdifficile d’égaliser ses cheveux dans cette lumière chiche, et sa figure semblait rétrécir, puis serapprocher dangereusement de sorte qu’elle avait l’horrible impression de fixer une étrangère, auteintgrisâtre,auxyeuxtropgrands,auxpommettestropsaillantes.Pourtant,elleaimaitlasensationdeslamesentaillantsesmèchesmouillées.

Ensuite, à l’aided’une tasse, elle lavacequ’il lui restaitdecheveuxau-dessusde l’évier fêlé,faisant mousser les dernières gouttes de shampoing. Sa figure paraissait engourdie par le froid,caoutchouteuse,mais enmême temps, elle avait chaud.À l’intérieur.Sesmains agrippèrent l’évierglissantquin’offraitguèredeprise,puiscefutcommesilebateaupenchaitd’uncôté.

Ellesavaitqu’elledevaitmangermaisavaitmalaucœur,etsesentaitincapabled’absorberlesdernières pommes de terre mélangées à du thon puant. Pêches au sirop : ça, ça irait. Elle ne puttrouverl’ouvre-boîte:elleavaitdûlelaissertomberquelquepartmaisilfaisaitpresquenuitdanslebateauetlesbatteriesdesalampedepocheétaientmortes.Oùdoncétaientpasséeslesallumettes?Lasituationmenaçaitd’échapperàsoncontrôleetça,cen’étaitpaspermis.Elleétaitunecombattante.Hautlescœurs!Elledénichalecouteaudecuisineet,accroupieparterre,ellesemitàheurterlehautdelaboîtedeconserve,créantunepetiteentaillequifinitpars’agrandir,peuàpeu,jusqu’àcequelemétalcèdeetqu’unegouttedejusdepêchesurgisseàlasurface.Ellelaléchagoulûmentduboutdelalangue.C’étaitdoux,sucré,ellesesentaitrenaître.Sesyeuxseremplirentdelarmes.Elleinséralecouteaudansletrouetlefitbougerd’avantenarrière,agrandissantpeuàpeul’ouverture.Incapabledepatienterpluslongtemps,elleportalaconserveentailléeàsaboucheettétalesfruits,etcen’estqu’après,parcequ’illuirestaitungoûtmétallique,qu’elles’aperçutqu’elleavaitlalèvreouverteetgonflée,et labouchepleinedesang.Elle tentadese levermais lesol sedérobasoussespieds, leplafond s’inclina vers elle. Elle posa la tête sur le plancher humide et fixa l’écoutille, d’où il nemanqueraitpasdesurgir.

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Chapitrevingt-cinq

Ledimanchematin,Friedas’éveilladansunsursautatroce.Desgouttesdesueurperlaient surson front et son cœur battait la chamade. Pendant quelques instants, des bribes de son rêve luirevinrent:unhommeauvisagerond,marquédetachesderousseuranciennes,unsouriredoux,sansjoie, ironique.Qui lasurveillait,ne laquittaitpasdesyeux.DeanReeve.Elles’assitdansson litets’obligeaàrespirercalmement,puisconsultasamontre.Ilétaitpresque8h50etellen’auraitsudiredepuis combien de temps elle n’avait pas dormi aussi profondément ni aussi tard.On sonnait à laporte:voilàcequiavaitdûlaréveiller.Elleenfilaàlahâteunerobedechambre,descenditl’escalieretouvrit.

Surleseuil,barranttotalementlepassage,etpresquetoutelumière,setenaientReuben,JosefetJack. Leurs expressions étaient légèrement embarrassées. Son estomac se noua. Il était arrivé undrame.Quelqu’unétaitmort.Lesmauvaisesnouvellesétaientimminentes.Ellesepréparaàencaisserlecoup.

—Qu’est-cequ’ilya?Allez-y.—Onvoulaitvousparler.LevisagedeJackrougitd’émotion.—Avantquevousl’appreniezparquelqu’und’autre…,complétaReuben.—Quoi?demandaFrieda.Reubenbrandituntabloïde.—C’estTerryReeve,oupeuimportecommentelles’appelle,dit-il.C’estdugrandn’importe

quoi,etc’estuntorchonbonàemballerdesfishandchips,detoutefaçon.Maisilsontsonhistoireet–jevaispasyallerparquatrechemins–elleparledevousetpasentermesparticulièrementflatteurs.Ilsontaussidénichéunephotodevousquelquepart.Surlaquellevousêtesplutôtàvotreavantage,enfait.

Friedainspiraprofondément.—C’esttout?Josefbranditunsachetenpapier.—Etonadesviennoiseriesetdespetitspains.Onvas’inviteretvousprépareruncafébienfort.Friedaremontaàl’étage,sedouchaet,surfonddebruitsdevaisselleetdecasserolesprovenant

del’étageinférieur,enfilaunjeanetunpullnoir,avantdeglissersespiedsnusdansdeschaussons.Alors qu’elle redescendait, elle les vit disposer sur la table un assortiment demugs et d’assiettessélectionnésauhasard.Josefavaitpréparéunfeu.Reubenversaitlecafé.Jacksortitdelacuisineavecdeuxpotsdeconfitureetuneplaquettedebeurre.Uneneuve,alorsqueFriedasavaitqu’ilyenavaitdéjàuned’ouvertedanslaporteduréfrigérateur.Quelleimportance?Josefluitenditunmug,etaumomentoùelleleportaitàseslèvres,onsonnadenouveauàlaporte.ElleouvritetseretrouvanezànezavecSasha.

—Jenesaispassituesaucourant,commençacelle-ci.Jevoulaisjustepasseret…Savoixs’éteignitquandFriedaouvritengrandlaporteetqu’elledécouvritlascèneàl’intérieur.—Lepetitdéjeunerestservi,déclaraFrieda.Sashabranditsonpropresachet.—Etmoi,j’aidescroissantsquiviennentduNuméro9,dit-elle.Encoretoutchauds.Sashaentra,lecaféfutservi,etaussitôts’élevaunnouveauconcertdevoixpourdire,adlibitum,

queçan’étaitpassimochequeçaetqu’aucunedesesconnaissances,ou,defait,personnetoutcourt,ne prendrait ça au sérieux et qu’elle pouvait sans doute engager des poursuites si elle le désirait.Friedalevalamain.

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—Stop,dit-elle.Jen’aipasl’intentionderegarderça,dutout.L’undevousn’aqu’àmedireendeuxphrasescequeçaraconte.

Silence.—Engros,elleestunevictime,commençaReuben.—Etc’estdelafautedetoutlemonde,saufdelasienne,poursuivitJack.—Ycomprislatienne,achevaSasha.Maist’esplutôtcanonsurlaphoto.Lesous-titren’estpas

trèssympa,enrevanche.—C’estmerde,toutça,commentaJosef.Devraisamis,tous.Ilsétaientvenuslatrouvermusparlesmeilleuresintentions,maisFriedase

sentait oppressée par ces quatre paires d’yeux braquées sur elle, comme s’ils attendaient de voirquelleseraitsaréaction.

—D’accord,d’accord,s’impatienta-t-elle.Quedit-elledemoi?Ilséchangèrentdesregardsanxieux.—Finissons-en,lespressaFrieda.Sashapritlaparole.Savoixétaitprécipitée,compatissante.—Elleditquetut’esservied’elle.Cequiestridiculedanslamesureoùtun’asréclaméaucune

reconnaissance.Et,detoutefaçon,c’esttoiquil’assauvée.—Cen’estpascequ’elleressent,expliquaFrieda.Elleavaittrouvéuneformedesécurité.C’est

moiquil’aipropulséedanscemondecruel.—Vousrecherchiezlacélébrité,d’aprèselle,enchaînaReuben.—Autrechose?Nouveauxregardsembarrassés.—Dites-moi,c’esttout.Sivousnelefaitespas,jel’apprendraipard’autres,quinesontpasmes

amis.QuandJackpritlaparole,onauraitditqu’ilavaitlabouchesèche.—Ilsévoquentlavictime,KathyRipon.Ilsdonnentl’impressionque…voussavez…Ilneputachever.—C’estparfaitement injuste, pestaReuben.Tout lemonde le sait. Jeveuxdire, tous ceuxqui

étaientimpliqués.Tousceuxquicomptent.FriedasongeaauxprochesdeKathyRipon,àtouteslespersonnesprésentesàl’enterrement.Elle

déglutitpéniblement.—Iln’yapasmortd’homme,dit-elle.Iln’envaquedemaréputation.EllepointaReubendudoigt.—N’allezpasmeciterShakespeare1,ajouta-t-ellesèchement.Ileutl’airsurpris.—Jenecomptaispaslefaire.—Jeprendraisbienuncroissant,déclara-t-elle,mêmesiellenepensaitpaspouvoirenavaler

uneseulebouchée.JosefdéchiraleportraitdeFriedadanslejournaletleluimontra.C’étaitunephotopriselors

d’uneconférenceoùelleétaitintervenue,deuxoutroisansauparavant.IlsavaientdûlarécupérersurleNet,quelquepart.Elleaperçutunmotdelalégende:«inconsciente».Elleétaladelaconfituresursoncroissantetlecoupaendeuxmaisn’enmangeapas.Ellepercevaitunbrouhahaautourd’elle,toutcomme elle s’entendait répondre de temps à autre, en s’efforçant de sourire. Elle regarda le petitgroupe et les visualisa en train de prendremutuellement contact un dimanchematin, convenant devenirlatrouver,etellefuttouchéeparcegeste.Maisquandilscommencèrentàs’enaller,l’unaprèsl’autre,ellesesentitsoulagée.Puisquelquechoseluirevintàl’esprit.ElleretintJackparlamanche.

—Pourriez-vousresteruninstant?J’aimeraisvousparlerd’untruc.

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—Quoi?Quelquechosenevapas?Ilsemblaitinquietetsepassaunemaindanslescheveux,quisedressèrenttoutdroitssurlatête,

formantunecrête.Friedaretintunsourire–iln’avaitquevingtansetdespoussières,ilavaitterminésesétudesdemédecine,ilétaitenformationpourdevenirthérapeute,etpourtant,deboutlà,danssonhorriblevesteorangematelasséeetsonpantalondejoggingboueux,ilressemblaitàunpetitgarçonsurprisenpleineincartade.

—Non.J’aiunepropositionàvousfaire.L’expressiondeJackpassadel’anxiétéàlacuriositéimpatiente.Ilsautillad’unpiedsurl’autre

jusqu’àcequ’elleluiindiqueunechaise.—Voulez-vousencoreducafé?—Çaira.Dequois’agit-il?—J’aimeraisquevousvoyiezCarrieDekker.—CarrieDekker?L’époused’Alan?Pourquoi?Ilyadunouveau?—Entantquethérapeute.—Thérapeute?—Vousn’arrêtezpasderépétercequejeviensdedire.—Moi?—Jack,vousêtesthérapeute.Vousavezdespatients.C’estvotremétier.Jevousdemandesivous

accepteriezderecevoirCarrie.Elleabesoind’aideetjepensequevouspourriezluifairedubien.—Vousneditespasçajustepargentillesse?Friedafronçalessourcils.—Vouscroyezvraimentque jevousrecommanderaisàunefemmeendétresse rienquepour

vousremonterlemoral?Detoutefaçon,peut-êtredécidera-t-ellequevousneluiconvenezpas.—Certes.—Toutcommevouspourriezdécider,aprèsl’entrevueinitiale,queçanemarcheraitpas.—Soit.—Elle est en état de choc.Quand elle a cruqu’Alan l’avait quittée, c’était déjà suffisamment

mochecommeça,maisaujourd’hui,aprèscequeDeanluiafait…—C’esttroppourmoi,réponditJack.Jenesaispascommentgérerça.—Si,voussavez.Etvouspouveztoujoursm’enparler.Jeverraicequ’elleaàdire.Jackseleva,remontalafermetureéclairdesaveste,etenfilaunbonnetdelainejauneetviolet

sursescheveuxenbataille.—Aufait,dit-ilsoudain.SaulKlein.Friedasefigea.Elleavaitl’impressiond’avoirreçuunviolentcoupdansl’estomac.—Quoi?dit-elle,d’unevoixplutôtposée.—LeDrSaulKlein.LefameuxSaulKlein.Celuiquiadonnésonnomaupavillondel’hôpital.

C’estvotregrand-père.—Et?—Maisc’estformidable,c’esttout.C’estunelégende,unpionnier.Pourquoinepasl’avoirdit?—Pourquoil’aurais-jefait?—Vousl’avezconnu?—Non.—Çadoitfairequelquechose,toutdemême.—Ahoui?Friedaavaittrèsfroid,commesielleétaitpostéedansuneombreglacée.—C’estdoncgénétique,danslafamille?Jackétaitmanifestementmalàl’aise,àprésent.Leschosesnesedéroulaientpascommeprévu.

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—Quoidonc?demanda-t-elled’unevoixsèche,etilsembladécontenancé.—D’êtremédecin.—Monpèren’étaitpasmédecin.—Quefaisait-il?—Vousallezêtreenretard,Jack.—Oùdonc?Onnem’attendnullepart.—Alors,c’estmoiquileserai.—Ah.Bon.Jem’envais,alors.Ilhésitasurleseuil,tandisquesonécharpevoletaitauventetquesafigurerougissaitdansl’air

vif.—Aurevoir.Unefoisqu’ilfutreparti,Friedaregagnasonfauteuilaucoindufeuets’assitdurantdelongues

minutes, contemplant sans les voir les flammesondulantes.Après, elle s’emparadu journal et pritconnaissancedel’article,d’unboutàl’autre,pageaprèspage.Ellelefroissaensuiteenpetitesboules,qu’elleoffritaufeu,uneàune.

—Vousvoyezsouventvotresœur?demandaFrieda.ElleavaitfaitlaconnaissancedeRoseTealeunpeuplusd’unanplustôt,alorsqueRoseignorait

encore si sa sœur était seulement en vie.À l’époque, c’était une jeune femme anxieuse, se sentantcoupable, toujours hantée par la petite fille qu’elle avait perdue de vue en revenant de l’école, etqu’elle n’avait plus jamais revue. Elle s’était considérée comme responsable, pas seulement de laminusculeJoanna,volatilisée,maisaussidesesparentsetdeleurpeineinconsolable.Samères’étaitremariéeetavaiteudeuxautresenfants,maissonpères’étaitmisàboire,assisdanssonappartementexigu et sombre, crasseux, entouré des photos de son enfant disparue, noyé dans le whisky et lechagrin.

Friedaavait revuRoseàquelquesoccasionsdepuisqu’onavait retrouvé sa sœur, et elle était,sansaucundoutepossible,plustourmentéeaujourd’huiqu’ellenel’étaitalors.Joanna,autrefoispetitgabaritvulnérable,avecsesgenouxcagneuxetsadentébréchéeaumomentdesonenlèvement,étaitdevenueméconnaissable. Leurs retrouvailles avaient été un échec, et Joanna nourrissait unméprissolide,railleur,àl’endroitdeRose,desesparents,dumilieuqu’ilsincarnaient.

—Pastrèssouvent,non,réponditRose.Ellenetientpasparticulièrementàmevoir.Jepeuxlecomprendre,s’empressa-t-elled’ajouter,étantdonnétoutcequ’elleatraversé.

—Etvous,avez-vousenviedelavoir?Roseladévisageaensemordantlalèvreinférieure.—Honnêtement?Pasvraiment.Jeleredoute.Maisj’ail’impressionquejedevrais.—Parcequ’elleestvotresœur?—Parcequ’elleestmasœur.Àcausedetoutcequ’elleaenduré.Parce…Elles’interrompit.—Vouscroyeztoujoursquec’étaitvotrefaute?—Oui,mêmesijesaisexactementcequevousallezmedire.—Alors,jenelediraipas.Avez-vouslusonlivre?Rosesecoualatête.—Jeleferai,unjour,dit-elle.Monsentimentestquejedevraissavoircequ’elleaàdire.—Enavez-vousunexemplaire?—Ilsm’ontenvoyédesépreuves.Ilyavaitunmotavec,disantqu’ellevoulaitquejelevoie.—Puis-jejeterunœil?Roseeutsoudainl’airnerveuse.

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—Jesaisd’aprèslejournalqu’ellenes’estpasmontréetrèssympaenversvous.Jesuisdésolée.—Toutvabien,réponditFrieda.Cen’estpaspourçaquejeveuxlevoir.La couverture d’Une innocente en enfermontrait la silhouette d’une toute petite fille avec les

bras levés comme pour implorer de l’aide.Dans le fond apparaissait unmotif d’un rouge criard,censéévoquerdes flammes.Frieda l’ouvrit.Sous ladédicace («À tousceuxquiont souffert, sansespoird’êtresecourus»)figuraitunpetitmotgriffonnéd’unemainnégligente:«ÀmasœurRose:avecmonpardon,etmacompréhension,delapartdetapetitesœurJo-Jo.»

—Ohlà,commentaFrieda.—Nevousenfaitespas.Ellepensaitbienfaire.—Vouscroyez?—Jen’ensaisrien.—Jepeuxvousl’emprunter?—Vraiment?Vousallezlelire?—Oui.Jevouslerendsdèsquej’aifini.—Jenesuispaspressée.—Bien.Elleadelachancedevousavoir.

Friedan’avaitpasenviedelirelelivrechezelle.Elleavaitbesoinpourçad’êtredansunendroitneutre. Elle envisagea de l’emporter auNuméro 9,mais cela lui parut encore trop proche de sondomicile.Finalement,ellefitcequ’illuiétaitdéjàarrivédefairequelquesfois:ellemarchajusqu’àlastationdeGreatPortlandStreetetpritlaligneCirclequidécrivaituneboucleversl’est.Ellesavaitque le tour entier prenait environ cinquanteminutes, une heure, peut-être. Il était encore tôt en cedimanchesoiretletrainétaitpresquevide.Ilyavaitunejeunefemmevêtued’untuturoseetd’unpullécossais,quidescenditàKing’sCross,etunhommeâgéquilisaitlaBible,soulignantdespassagesaucrayon,etquiresta,lui,jusqu’àLiverpoolStreet.Aprèscela,ellefutseuledanssonwagonjusqu’àcequ’elle atteigneMonument, où une famille monta à bord pour redescendre deux arrêts plus loin.FriedapritdesnotestoutenlisantUneinnocenteenenfer, levantoccasionnellementlesyeuxquandilsarrivaientdansunestationpours’assurerdenepasraterlasienne.LetrainsefaufilasouslaCity–déserteleweek-end,avecsesruesvidesetseshautsimmeubleséclairésmaislivrésàeux-mêmes–puis Westminster et St James’ Park, les riches enclaves de Kensington, et enfin, elle repartit endirectiondechezelle.Ellefermalelivreetressortitdanslanuit,unenuitventeuse,plongéedanssespensées.

1.AllusionàOthello, acteII, scèneIII:«Laréputationestunpréjugévainetfallacieux:souventgagnéesansmériteetperduesansjustice!»(traductiondeF.-V.Hugo,Flammarion,1964).

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Chapitrevingt-six

—Ilmedonnaitl’impressionqu’onfaisaitattentionàmoi.Lafemmefitunegrimace,commepours’enexcuser.Mêmesiellerentraittoutjusted’unséjour

chezsasœuretsesprochesenEspagne,sonvisagefinétaitpâleetlas.—Moinsseule,pourrait-ondire,j’imagine.C’étaitunamourdegarçon.Ilétait7h30encelundimatin,etFriedaétaitassisedanslacuisinedeJanetFerris,unetassede

thédevantelle.Dehors,ilpleuvaitetlecielétaitd’ungrisdeplomb.JanetFerrisétaitlagéranteducabinetmédicalgénéralisteducoin,etavaitacceptéderecevoirFriedaavantd’allertravailler,bienqu’elle eût précisé qu’elle ne pensait pas pouvoir ajouter quoi que ce soit à ce qu’elle avait déjàconfiéàYvetteLongausujetdeRobertPoole.C’étaitjusteunvoisin,dit-elle,untrèsagréableettrèsgentilvoisin,etilluimanquerait.

Lacuisineétaitpetiteettapisséed’unpapierpeintaumotiffloraldésuet,avecducarrelagerougeet des chaises dépareillées autour d’une table en bois soigneusement cirée.Tout était d’une nettetéirréprochable, constataFrieda. Il y avait desherbes sur l’appui de fenêtre et une corbeille remplied’orangessurleplandetravail,àcôtéd’unpotbleucontenantdesjacinthesdontleparfumemplissaitlapièce.Undessinaufusainétaitaccrochéaumur,àcôtédupetitvaisselierpeintenblanc.Unepagedécoupéedansunmagazineétaitcolléeauréfrigérateur,établissantlalistedespoissonsdontl’espècen’étaitpasmenacée.Unepetitemangeoiretransparentepouroiseaux,rempliedegraines,étaitfixéeàl’extérieurdelavastefenêtre.Friedaeutuneimpressiond’existenceautonome,frugale,vertueuse,oùchaque chose était en place. Elle enregistra également lesmains sans bagues de Janet, son regardtriste, les rides soucieuses sur sa figuredénuéedemaquillage, les vêtements sans fantaisie flottantlégèrementsursamincesilhouette,destinésàlacamoufler.Elleavaitunevoixdouce,basse,ettrèsagréableàécouter.

Frieda indiqua d’unmouvement de tête le petit chat écaille de tortue roulé en boule sur unechaiseenosier,souslafenêtre.

—C’estsonchat?—Oui. Jeme suis dit que ça ne posait pas de problème si je le gardais. Je ne pense pas que

quelqu’und’autreseseraitoccupédelui,sinon.—Comments’appelle-t-il?— Je ne saismême pas s’il a un nom.Bob l’appelaitMog.Du coup, c’est comme ça que je

l’appelle,maintenant:Moggie.Çanemeparaissaitpascorrectd’enchanger.—CombiendetempsRobertPoolea-t-ilvécuici?—MrMichkinsauraitvousrépondre.Environneufmois,jepense.—Commentavez-vousfaitconnaissance,touslesdeux?Unlégersourires’ébauchasurseslèvres.—Ons’estsaluésdeuxoutroisfoisensecroisantaupieddel’immeuble.Ensuite,undimanche

matin–çadevaitêtrequelquessemainesaprèsqu’ilaemménagé–,iladébarquéavecungrandboldefraises.Iladitquequelqu’unlesluiavaitoffertes,maisqu’ilnepouvaitpastouteslesmanger,etm’enaproposé.

—Gentil.—Oui.J’aiaccepté,etalorsilaajoutéquejenepouvaislesavoirqu’àunecondition:queje

l’invitechezmoipourquenouslespartagions.C’estdevenuunesortedeblagueentrenous.Detempsàautre,ilapportaitquelquechose–descerises,unpaquetdegâteaux,ungrosmorceaudefromage–etdisaitqu’ilfallaitquejel’aideàlesmanger.Ladernièrefois,c’étaitdesmincepies.

—C’étaitdoncunami,etpasseulementunvoisin?

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DestachesrougessurgirentsurlesjouesdeJanetFerris.—Jen’iraispasjusque-là.Çan’arrivaitquedetempsentemps.Maisc’étaitagréable.—Dequoiparliez-vous?Frieda s’efforçait de conserver un ton neutre. Elle avait l’impression que Janet Ferris avait

besoindeseconfieràquelqu’un,d’exprimer lessentiments timideset réprimésenelle,maisne leferaitqu’àlaconditionqu’ellenesesentepaspresséedelefaire.

—Jenesaispasaujuste.Dechosesetd’autres.Friedapatienta.— Je lui parlais de ce que je lisais. Je lis beaucoup. Des romans victoriens, surtout.Wilkie

Collins,CharlesDickens,MrsGaskell…—Lisait-ilbeaucoup,luiaussi?—Jenesaispastrop.Ilm’adonnél’impressionqueoui…maisjenemerappellepasl’avoir

jamais entendu évoquer un livre en particulier. Je devais parler plus que lui, j’imagine.Ce qui estétrange,parcequejenesuispasvolontiersbavarde.

—Donc,delivres.JanetFerrisbaissalesyeuxsursesmains,fines,auxveinesbleutées,auxongleslissesetnacrés.—Ilétait faciledeseconfierà lui,dit-elle,d’unevoixsibassequeFriedadut faireuneffort

pourl’entendre.Jeluiaiavouéunefoisquejeregrettaisdenepasavoireud’enfants.Quec’étaitmongrandregretdanslavie.C’estlafoisoùilm’aapportélesmincepies.JusteavantNoël.Noëlestunesalepériode.J’aipleind’amisetjenesuispasseulecejour-là,maiscen’estpaslamêmechosequepour lesgensqui ont une famille. Je lui ai dit que j’avais toujours rêvéd’enfants, et qu’un temps,j’avais vécu avec un homme et cru que nous fonderions une famille ensemble. Mais ça n’a pasmarché…etensuite,onnesaitcomment,ilaététroptard.Voussavezcequec’est…letempsfile.Onnesevoitpasglisserdanslacatégorie«femmesansenfant»,maisunbeaujour,ons’aperçoitquec’estcequ’onestdevenue.

ElleregardaFrieda.—Avez-vousdesenfants?—Non.Commenta-t-ilréagiquandvousluiavezditça?—Iln’apasessayédemeraconterqueçan’avaitpasd’importance,cequefontlaplupartdes

gens.Ilaparlédeviesparallèles.Quenoussommesaccompagnésd’autres«moi»,ceuxquenousaurionspudevenir,etquecelapeutêtretrèsdouloureux.

Friedaeutsoudainl’impressionquequelquechosedécrochaitdanssonesprit,serelâchait.Elleressentitlaprésencedudéfunt,assisàcettetable,entraind’écouterunefemmed’âgemûr,solitaire,évoquersesregrets.

—Pensez-vousqueçavalaitaussipourlui?demanda-t-elle.— Peut-être. J’aurais dû lui poser la question. Je n’arrive pas à croire qu’il soit mort, pas

quelqu’uncommelui.Jen’arrivepasàm’yfaire…bienqu’ilm’arrivedepenseràl’étagevideau-dessusdemoi,cetespacequ’iloccupait.Çaneparaîtpasréel,pourtant.

—Ilcomprenaitcequeçafaitqued’êtreseul.Luil’était,àvotreavis?—Peut-être.Àmoinsqu’iln’aitpasétéd’ici.—Savez-vousoùilapasséNoël?—J’étais àBrighton, chezma cousine, avec sa famille. Je croisme rappeler qu’il a dit qu’il

partaitpourunjouroudeux…maisjenesaisplus.Ilétaitlààmonretour.—Avez-vousjamaisrencontrésesamis?—Non.(Ellesecoualatête.)Pasplusquejen’aivuquelqu’unentrerchezlui.Ilsortaitpasmal.

Ilétaitsouventpartiplusieursjoursd’affilée.—Doncvousnesavezpass’ilavaitdelafamille,desproches,desliaisons?

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—Non.Iln’enajamaisparléetjen’aipasposélaquestion.Onn’avaitpascegenrederelation.—Etvousnesavezpass’ilétaithétéroouhomo?—Oh, je suis sûre qu’il aimait les femmes. Il était… (Elle fronça les sourcils.) Il aimait les

femmes,j’ensuissûre,répéta-t-elle.—Pourquoi?JanetFerrisrougit.—Safaçond’être,simplement.Ellelevasonmugvidepourdissimulersontrouble.— Il se montrait assez charmeur… pas de manière flagrante, juste assez pour vous donner

l’impressionquevousvousdistinguiezdesautres.—Belhomme?—Pastant,non.Maisàforcedeleconnaître…Elledétourna le regardetFrieda l’étudia :une femme intelligente,gentilleet seule,quis’était

légèrement entichée deRobert Poole. EtRobert Poole avait réussi à la faire sortir de sa coquille,l’avaitréconfortée,écoutée,luiavaitdonnél’impressionque–quelleexpressionavait-elleemployée,déjà?–qu’onfaisaitattentionàelle.

—Savez-vousoùilhabitaitavantdevenirici?—Jen’enaiaucuneidée.Vousm’avezfaitprendreconsciencequ’enfait,jenesaispratiquement

riendelui.Jemesuismontréeégoïste.—Jenecroispas,non.—Voussavezquoi?Elles’interrompit,rougissantdenouveau.—Quoi?—Vousmefaitespenseràlui.Onpeutseconfieràvous.—Ilétaitcommeça?—Oui.Etmaintenant,iln’estpluslà.

UnefoisJanetFerrispartietravailler,Friedaavaitencoreunevingtainedeminutesdevantelleavantdedevoirs’enallerelle-même,pourêtreàl’heurepoursonpremierpatientdelasemaine.Etc’estainsiqu’ellemontaaupremierétage,surlepalierdel’appartementdeRobertPoole.Lerubanadhésifavaitdisparudelaporteetnulletracen’indiquaitquelapolicesoitjamaispasséeparici.MaisYvetteLongluiavaitdit,d’unairsévèreetlaissantentendrequeFriedaluiavaitdéjàdésobéi,denetoucheràrienetdeneriendéplacer,aussisecontenta-t-elledepassertrèslentement,sansbruit,depièce en pièce.Dans la petite entrée pendaient unmanteau et une veste chaude à un crochet ; elleaperçutégalementunparapluienoir,soigneusementenroulé,dansuncoin.Danslesalon,ontrouvaituncanapéenveloursvertetunfauteuilassorti,unetablebasse,untapisbeige,unetélévisiondetaillemoyenne, une petite commodepourvuede tiroirs dans laquelle –Frieda le savait pour avoir lu lerapport–onavaitretrouvélecarnet,etenfinunporte-revuesvide.Iln’yavaitaucunephoto,aucunebabiole,aucundésordre.Maisquelquesillustrationsauxmurs.Legenrequelepropriétaireauraitpuacquérirenlot,seditFrieda:unephotodelatourEiffeldenuit,uneViergeàl’Enfant, insipideetglauque,unsoleilroseselevantousecouchantsurlesflots,etleschampsdecoquelicotsdeMonet.Seulun tableau, représentantdeuxpoissons lumineux,orange,quasiabstraits,donnait l’impressionqu’ilauraitpus’agir làd’unchoixindépendantdeRobertPoole,etnond’unbanalclichédestinéàoccuperunpandemur.Leslivressurlesétagères,rangésparordredetailleetnonparsujet,étaientunpeuplusrévélateurs:troisgrandsvolumesillustréssurlesjardinsenville,ungroslivredepocheressemblantàunmanuelderénovation,NordetSuddeMrsGaskell,OurMutualFrienddeCharlesDickens,plusieurslivressurl’artderetrouverlaformeetunguidedemédecinegénéraliste.Frieda

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restadevantplusieursminutes,fronçantlessourcils.Ensuite,ellepassaàlacuisine.Unethéièreetunecafetièreétaientrangéessurleplandetravail.

Quatremugsmarronidentiquespendaientàdescrochets.Sixverresàeauetautantàvintrônaientsurl’étagère. Ilyavait sixassiettesblanches, sixbolsblancs,desmaniques, etun torchonàcôtéde lacuisinière.Ellepritletorchonets’enservitpourouvrirleplacard.Unpaquetdefarine,unpaquetdesucre, un paquet de muesli et un autre de cornflakes, une boîte demince pies, un bocal de caféinstantané,duthé–EnglishBreakfast–,durizàcuissonrapide.Riendansleréfrigérateur.Onavaitdûleviderunefoisquelapoliceavaiteufinisesfouillesetemportécequ’ilsconsidéraientcommedesélémentsàcharge.

Danslachambre,ilyavaitunpetitlitdouble,faitaucarréavecunecouetteetunoreillerbleus,etunechaisesolitaireprèsdelafenêtre.Ilyavaitdespantouflesentissusouslachaise,unerobedechambre rayée accrochée à la porte, une table à repasser ouverte avec un fer posé dessus, le filélectriqueenrouléautour.Unelampeétaitposéesurlatabledenuit,àcôtéd’uneboîtedecachetsdeparacétamoletd’unlivreàlacouverturetape-à-l’œilquiracontaitdeshistoiresduFarWest.QuandFrieda,quiseservitdesamanchepoursecouvrir lamain,ouvrit l’armoire, le longmiroir fixéàl’intérieur passa devant elle et elle fut un instant surprise par sonpropre reflet.Elle découvrit desrangéesdechemisesrepassées,uniesouàmotifs,prèsducorpsouamples,plusieurspantalons,deuxvestes,l’unedansuntweedsobre,l’autreencuir,macho,avecdesclous.Parterredanslapenderie,setrouvaientderobustesbottesencuir,desbaskets,desrichelieus.Friedafitlamoue,puissoulevalestasdetee-shirtsetdepullsempiléssurlesétagèresdel’armoire.

—Maisquiêtes-vous?dit-elleàvoixhaute,enrefermantlaportepourserendredanslasalledebains,aussipropreetdénudéequedansunmotel :baignoire, lavabo, toilettes, serviettegrise,petitmiroir rond, mousse à raser, rasoir, brosse à dents verte, fil dentaire, serviette à main, coupe-ongles…

Friedaretournadanslesalonets’installadanslefauteuil.Ellesongeaàsapetitemaisonaufonddel’impassepavée.Ellepréservaitvolontierssonintimité:iln’yavaitpasdephotosexposées,pasdelettresquitraînaientoudecartespostalespunaiséessurunpanneau,etpourtantchaquepiècecontenaitdes objets qui témoignaient de sa vie. La table d’échecs à laquelle elle s’asseyait autrefois encompagniedesonpère, ilyabien longtemps,dansuneautrevie.La jattebleucobalt, souvenirdeVenise.Letableauau-dessusdelacheminée,représentantunarbreauprintemps.L’anciennerobedechambreensoiedesagrand-mère,avecsestonsdevertetderougechatoyants,queFriedanemettaitjamaismaisconservaitdanssonarmoire.Lesmugsdanssacuisine,tousdifférents,chinésauhasarddeseserrancesdansLondres.LemobiledegruesenpapierqueluiavaitfaitChloë.Leboutdeboisflotté,lesanciennescartesdeLondres,lescasserolescabossées,lecollierqueluiavaitoffertSandydu tempsoù ils étaient encore ensemble, époque idylliquequ’il lui était toujours aussi douloureuxd’évoquer,lesouvragesconsacrésàlaphotographie…Etensuite,biensûr,danssonpetitateliersouslescombles,touslesdessinsqu’elleavaitfaits,aucrayongrassurdupapierépais,lesébauchesetlesœuvresplusachevéesquiluitenaientpresquelieudejournalintime.Maisici,dansl’appartementdeRobertPoole,iln’yavaitpresquerien.Nonseulementiln’yavaitpasd’indices,maisexceptionfaitedequelqueslivres,c’étaitunespacevierge,vide,inexpressifetinanimé.Peut-êtrecelatenait-ilaufaitquesonancienhabitantétaitmort,desortequel’appartementavaitperdusonâme–maiscen’étaitpasl’opiniondeFrieda.Ellesesentaitdépriméeettroubléerienqu’àresterassisedanscettepièce.

QuiétaitRobertPoole?Rob,Robbie,Bob,Bertie:toutlemondeluidonnaitunnomdifférent.Sagarde-robeétaitdisparate:unevesteencuir,uneautreentweed;desrichelieusetdesbottes;deschemisestailléessurmesuredegentlemanetdespullsdécontractés.Quandlesgensparlaientdelui,ilsparlaientd’eux-mêmes:lesegoqu’ilavaitsudénichereneuxetsortirdeleurcoquille.Ilsavaitécouter,comblerlesbesoins,enbonSamaritain.Ilavaitprisl’argentdelavieilleMaryOrton,mais

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avaitprêté l’oreilleà seshistoires ; auprèsdeJanetFerris, il avait faitpreuved’unegentillessedevoisinage, auprès de Jasmine Shreeve, d’une attention respectueuse. Les gens l’avaient apprécié etpourtant il ne semblait pas avoir d’amis ; les gens le décrivaient comme charmant et séduisant, etpourtantilnesemblaitpasavoirdepetiteamie.Etunefoisassassinéetabandonnédansuneimpassesordide, il avait fini ramassé parMichelle Doyce, installé dans sa chambre meublée de Deptforddurantdesjours,cadavrenuendécomposition,etnuln’avaitremarquésonabsence.

Friedaconsultasamontre.Ilétait tempsd’yaller.Dansquarante-cinqminutes,elleseraitcaléedans son fauteuil rouge en train d’écouter Joe Franklin, de lui accorder toute son attention, des’occuperdelui,del’extrairedesacoquille.Ellesesentittraverséed’unpetitfrisson.C’étaitcommesilesgenssurlalistedeRobertPooleavaientétésespatients,etqu’ilsavaienteubesoindesonaide.

Elleavaitdeslueursdanslesyeuxetl’estomacprisdansunétausemblableàunegriffeacéréeetqui provoquait des élans de douleur lancinants dans tout son corps. Un vacarme assourdissantretentissaitdanssa tête.Cen’étaitpasàproprementparlerunedouleur :plutôtunsonpénible,uneexplosiondepeurquimontaitetretombait,s’approchaitpuisrepartait,pourredémarrerdeplusbelle.Elleavaitbesoindemettresesidéesauclair,maiscommentfaireunechosepareillequandsoncrâneétaitenproieàunesifortetempête?Elleprenaitautrefoisdescachetsquandelleétaitdanscetétat.Ungroscachetorangeavecungrandverred’eaupour le fairepasser.Samère l’avaitposédevantelleunmatinpuisétaitrestéejusqu’àcequ’ellesoitsûrequ’ellel’aitavalé.Maisellen’enavaitplus;depuisbienlongtemps,ellen’auraitsudireàquandçaremontait.Toutceciétaitnoyédanslesbrumesdupasséqu’elleavait laisséderrièreelle. Il luiavaitdémontréque lespilulesn’étaientqu’unautremoyendelasoumettreetdelarendredocile,d’étouffersacolère,quiétaitjuste.

—Tuasbesoind’uneraisond’être,pasdemédicaments.Et il avait posé une main sur son front, tel un gentil docteur ou un père apaisant un enfant

malade.—Etjesuislà,maintenant,avait-ilajouté.N’oubliejamais.Maisiln’étaitpaslà.Iln’étaitpasvenuetelleseretrouvaitici,livréeàelle-mêmedanscelieu

étriqué, humide et froid, avec ce vent dehors, aussimordant que celui qui s’engouffrait sous soncrâne.Tumultedesespenséesconfuses.Faim,aussi.Plusdepommesdeterre.Plusdegaz.Cematin-là,elleavaitmélangéunbouilloncubedansdel’eaufroide,puisbusesgranulessalésquin’étaientpasdissous.Cequiluiavaitdonnéenviedevomir.Saplaieàlalèvres’étaitàpeuprèsrefermée,maisquandelleregardaitdanslepetitmiroir,lacicatriceenfléeressemblaitàunrictus.Iln’aimeraitpas.Etelleavaitl’impressiondecommenceràsentir,aussi,mêmesielleessayaitencoredesepasserlemorceaudesavondursurlapeauetdanssesvêtements,quipendaient,détrempés,toutautourdelacabine.Rienneséchaitcorrectement.

Çafaisaitcombiendetemps,maintenant?Ellepritlecalendrierdécoréd’arbresetl’approchadel’étroite fenêtre, plissant lesyeux.Laplusgrandepartiede janvier, et plusde lamoitiéde février,maiselleavaitcessédebarrerlesjours,apparemment.Peut-êtreétait-ondéjàenmars.Peut-êtreétait-cebientôtleprintemps,avecsesjonquillesjaunesetsesfleursenboutons,sonsoleiltiède.Ellenelepensaitpas.Çanesentaitpasleprintemps.

Maisçafaisaittroplongtemps,mêmesionétaitencoreenfévrier.Vingt-huitjourspile,vingt-neuflesannéesbissextiles.Qu’est-cequ’uneannéebissextile?Vouspouvezdemanderàunhommedevousépouser.Maisvousnepouviezluiposerlaquestions’iln’étaitpaslà.Abandonnée.Touteseuledansunmonde remplid’étrangers sanspitiéetd’individusauxsourires trompeurs.Qu’avait-ildit,déjà?«Jereviendraitoujours.Sijenelefaispas,tusaurasqu’ilsm’onteu.»Baiserssursonfront,courage. Elle devait être courageuse, elle aussi. Elle devait continuer sans lui, et faire ce qu’ilattendaitd’elle.Elleétaitlamèche,etill’avaitallumée;elleétaitlabombeàretardementetill’avait

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amorcée.C’esttoutcequ’illuirestait,àprésent.

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Chapitrevingt-sept

Cesdeuxdernières semaines, JoeFranklin avait étébienmieuxqu’il ne l’avait étédepuisdesmois,voiredesannées : ilportaitun jeanetunechemiserepassée ;ses lacetsne traînaientpasparterre ; ses ongles étaient propres et coupés ; ses cheveux, coiffés ; sa figure, rasée de frais.D’habitude, il se penchait en avant sur son fauteuil, replié sur lui-même, le visage soutenu à deuxmainsetsouventcachéderrière.Aujourd’hui,ilsetenaitdroit,lanuqueabandonnéecontrel’appuie-tête,commeunconvalescent,faiblemaisquisentiraitrenaîtrepetitàpetitsesforcesvitales.Ilsouritmêmeàdeuxreprises,unefoisquandilracontaavoirléché,enfant,cequ’ilrestaitdepâteàgâteaudansun saladier, et l’autre fois quand il apprit àFriedaqu’un amivenait dîner ce soir-là et qu’ilsmangeraientdesoursinsensemble:

—Saviez-vousquelesoursinssemangent?Frieda l’ignorait.Elle remarquaàquelpoint ses traits semétamorphosaient et s’adoucissaient

quandladouleurrefluait.Celalerajeunissaitdeplusieursannées.Sadernièreséancedelamatinéeconcernaitunhommed’âgemoyennomméGordon,quiparlait

en chuchotant, les doigts en travers de la bouche, comme s’il avait honte de lui-même. Il étaitprisonnier de ses angoisses fiévreuses, des nœuds dans lesquels il s’était empêtré tout seul, et letravaildeFriedaconsistaitàexplorerlentement,prudemment,sonuniversetàl’aideràenressortir.Elleavaitparfoisl’impressiondebâtirunchâteaudesablegrainpargrain.

Quandce fut fini,elleallaouvrir la fenêtrequelquesminuteset sepenchaau-dehors, inhalantl’airfroidethumide,selaissanttraverserparlevent.Lechantierrestaitenfriche,maisellevitquedesgaminsavaientconstruitunecabaneàpartirdeplanchesrécupérées,etsoussesyeux,troisjeunesgarçons se précipitèrent pour s’engouffrer dans une ouverture pratiquée dans la structure deguingois.Elleserappelaquelesvacancesdefévrieravaientdébuté:Chloëluiavaitdéclarétoutdegoqu’iln’étaitpasquestiondecoursdechimiecettesemaine;elleétaitencongé.

Elle referma la fenêtre et consigna ses notes relatives à la dernière séance, mais juste avantqu’elleaitfini,letéléphonesonna.C’étaitJosef.

—Oùêtes-vous?demanda-t-elle.—Chezladame,répondit-il.MrsOrton.Jetravaillepourelle.Jeréparetrucs,ici,là.—Ellevabien?—Vouspouvezvenir?—Ilyaunproblème?Josef répondit,mais la ligneétaitmauvaise, àmoinsqu’ilneparleàvoixbasse,de sorteque

Friedaneputcomprendrecequ’ildisait.—Vouspouvezparlerplusfort?dit-elle.Jen’entendspascequevousdites.—Mieuxsivousvenez,repritJosef.Vouspouvezvenirmaintenant?—Quelquechosenevapas?—Vouspouvezvenirtoutdesuite?Friedacapitula.—Oui,jepeuxvenir.J’arrive.

LaportefutouverteparunhommequeneconnaissaitpasFrieda.Ilavaitdanslacinquantaine,des cheveux gris clairsemés coupés court et portait un pantalon de velours gris et une chemise àcarreaux.Illadévisageaenfronçantlessourcils.

—RobinOrton,seprésenta-t-il,avantdelaconduiredanslacuisine.Marys’y trouvaitassiseencompagnied’unautrehomme, légèrementplusâgé.Luiaussiétait

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vêtuavecdécontraction,d’unjeannoiretd’unpullbleumarinezippéjusqu’aucou.Légèrementplusâgé, un peu plus fort, plus chauve, aussi. Frieda se serait cru un vendredi dans un bureau où lesemployésauraientreçulaconsignedes’«habillerdécontracté»alorsqu’ilsauraientétéplusheureuxdansleurscostumeshabituels.

—Jevousprésentemonfrère,Jeremy,déclaraRobin.—Jevousenprie,asseyez-vous,proposaJeremy.Frieda prit place à table, avec l’impression, maintenant, qu’elle venait de tomber dans un

entretiend’embauchesurprise.—BonjourFrieda,lasaluaMaryOrton,enesquissantunsourirenerveux.Jeviensdepréparer

ducafé.Envoulez-vous?Friedahochalatêteetlavieillefemmeremplitunetassepuislaposasurunesoucoupeavantde

mettreletoutdevantelle.—Etdugâteau,aussi?Jemerappellequ’ilvousaplu.—Oui,volontiers,réponditFrieda.Unpetitmorceau.Unpeumoins,s’ilvousplaît.Ellebutunegorgéedecaféfroid,consciented’avoirtroispairesd’yeuxbraquéessurelle.—C’estJosefMorozovquim’ademandédevenir,expliqua-t-elle.Jeremycroisalesbras.Manifestement,c’étaitl’aîné,lechef.— Oui, nous lui avons parlé. Excusez-moi mais pourrions-nous commencer par le

commencement ? Pouvez-vous nous expliquer exactement quelle relation vous entretenez avecmamère?

Friedasetutuninstant.Laquestionétaitétonnammentdifficile.—Unhommequitravaillaitpourvotremèreaétéassassiné.ElleregardaMaryOrton.Çaluifaisaitbizarredeparlerd’ellecommesiellen’étaitpaslà.—J’aiétéamenéeàinterrogerMrsOrton.—Mary,jevousprie,corrigeaMaryOrton.—Êtes-vousdelapolice?demandaJeremy.—Non.Jecollaboreaveceux.Entantqueconsultante.—Détenez-vousunepièced’identitéquelconque?—D’identité?—Quiattesteraitquevoustravaillezpourlapolice.Friedas’exprimaaussicalmementqu’elleput.—Non, jen’endétienspas.Sivousavez lamoindrequestion, jepeuxvouscommuniquerun

numérodetéléphone.Enl’occurrence,jenesuisiciqueparcequeJosefm’aappelée.Jemesuisditqu’ildevaityavoirunproblèmequelconque.

— Il y en a de toutes sortes, rétorqua Jeremy.Nous y viendrons.Mais pour commencer, cethomme,Josef,ilesticisurvotrerecommandation,exact?

—C’estexact.—S’agit-ild’unserviceofficielfaisantpartiedevotremissionauseindelapolice?Friedafronçalessourcils.—Non.Votremère avait une fuitedans le toit. Josef est un ami. Il est compétent, et dignede

confiance.Sivousavezunproblèmeavecsaprésenceencelieu,vousn’avezqu’àmeledire,oul’eninformer.

Lesfrèreséchangèrentunregard.Robinétaitrestédeboutsurlecôté.Ils’approchaets’installafinalementàtable.Soudain,Friedasesentitencerclée.

—Nous avons tenu une petite réunion familiale, déclara Robin. Nous sommes passablementcontrariésdecequiestarrivéànotremère.

—Uneseconde…

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Friedareposasatassedecafé.—J’aiétécontactéeparJosef.Oùest-il?—Là-haut,danslegrenier,réponditJeremy.Vouspouvezallerlevoirsivousvoulez.—Jeleverraidansuneminute.Maissisaprésencevousposelemoindreproblème,ilsuffitde

nouslefairesavoir.Telquejevoisleschoses,ilesticipourrendreserviceàMary.Sivousnelespercevezpasdelamêmefaçon,dites-le,etnousnousenirons.

—Cen’estpascequejevoulaisdire.—Pourquoim’a-t-ilappelée,alors?—Ehbien,àmonarrivée,j’aiétésurprisdeletrouverici.Jel’aiinterrogésursesintentions,lui

aiparlédecoûtsetdedevis.Jemedoisdevouspréciser,MissKlein,quejesuisexpert-comptableetquejem’yconnaisunpeudanscedomaine.

—QuandJosefestvenuicipourlapremièrefois,ilyavaitunefuitedansletoit,répétaFrieda.Vousdevriezêtrereconnaissantquevotremèreaitputrouverquelqu’unaussivite.

—Il s’agitvraiment làd’unproblèmesecondaire.Quand j’ai trouvécethommeici,ceque jecherchaisvraimentàsavoirétaitquiavaitpriscesdispositions,etd’unemanièregénérale,cequiétaitarrivéàmamère.

—Etselonvous,demandaFrieda,c’estquoi,l’histoire?—Unscandale,bonsang!s’emportaJeremy.Jeviensdetempsentempspourgérerlesaffaires

demamère,etluidonneruncoupdemainpoursescomptes.Friedaregardalesphotossurlacommode.EllesesouvintdeMaryOrtonentraindeluiparler

desespetits-enfants,précisantquelesphotosdataient,quelesenfantsavaientdûbiengrandirdepuis.—Quandavez-vousexaminélescomptesdevotremèrepourladernièrefois?demanda-t-elle.—Ilaquelquetemps.Sixmois.Avantlesvacancesd’été,jecrois.J’habiteàManchester.Robin,

lui,estàCardiff.Onatouslesdeuxunefamille.Onvientquandonpeut.—Donc,enjuilletdernier?Elleledévisagea.—Ilyaseptmois,donc.—Oui.Àmoinsquecenesoitenjuin,jenesaisplus.Maislàn’estpaslaquestion.Cequ’ilya,

c’est que ma mère a été la victime d’un délit et je veux m’assurer que l’enquête est menéeconvenablement.

—Dequeldélitparlez-vous?Lesdeuxfrèreséchangèrentunnouveauregard.—Vous plaisantez ? intervint Robin. CeRobert Poole lui a volé plus de 150 000 livres. Il a

égalementfaitsemblantderéaliserdestravaux.Friedaportason regardsur leurmère,quiétaitàprésent le témoindediscussionsàsonsujet

commesiellen’étaitpaslà.—Jenesuispassûrequ’enparlericietmaintenantsoitbienindiqué,dit-elle.—Commentça?Jeremyélevalégèrementlavoix.—Nousavonsdécouvertunvol.Vousêtesdelapolice.Nousvoulonssavoircequiestfaitàce

sujet.—Jenesuispaslapersonneindiquée.Vousdevezvousadresserdirectementàlapolice.—Quefaites-vousici,danscecas?répétaJeremy.—Jesuisvenueparcequ’onm’ademandédelefaire.—Mamère a dit que c’était à vous qu’elle avait parlé, que c’est vous qui aviez examiné ses

comptesetdécouvertlevol.Quelestvotrerôledanstoutça?—Monrôleestdedonneruncoupdemainquand je lepeux,danscertainsdomainesdemon

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expertise.—Quiest?—Jesuispsychothérapeute.Jeremyeutl’airincrédule.—Unepsychothérapeute?—Oui.—Quirecommandedesouvriersdubâtiment?Friedainspiradenouveauprofondément.C’estàMaryqu’elleadressasaréponse.—J’ai recommandé Josef.Si laqualitéde son travailou saprésencevousposent lemoindre

problème,jevousenprie,dites-le-moi,simplement.—Maispasdutout,protestaMaryOrton.Ilaétéformidable.Jesuisraviedel’avoirchezmoi.Il

m’aparlédesafamilleenUkraine.Ildoittraverserunepériodedifficile,cepauvregarçon.—Évidemment,coupaRobin,ellen’estpasprécisémentmontéedanslegrenierpourvérifierce

qu’ilavaitfait.—Vouspouvezymonter,répliquaFrieda.Etsivousavezlamoindreplainte,vousn’avezqu’à

m’enparler.—Nousvérifierons,rétorquaJeremy.—Avez-vousjamaisrencontréRobertPoole?—Non,affirmaJeremy.Jevousl’aidit,nousnesommespasvenusicidepuisl’étédernier.—Non.Vousavezditquevousn’aviezpasvérifiésescomptesdepuiscettedate.Jemedisaisque

vous auriez pu venir passer unweek-end avec vos enfants ou des vacances à Londres, un truc dugenre.

—NousvivonsloindeLondres.—Etvous?demandaFriedaàRobin.—J’aiététrèspriscesdernierstemps.LafiguredeRobins’étaitempourprée.—EtNoël?Qu’avez-vousfaitpourNoël?—IlssonttrèsoccupésàNoël,s’empressaderépondreMaryOrton.Jeremyparttoujoursskier,

n’est-cepas,chéri?EtRobin…Savoixs’éteignit.Ellesemitàtripoterlereversdesonpull.Unbrefsilences’abattit.Friedasetournadenouveauverslesfrères.—Donc,ilnevousestjamaisarrivédelecroiser?—Non.—Saviez-vousqu’ilyavaitdestravauxencours?—Pourquoil’aurions-noussu?Friedahaussalégèrementlesépaules.—J’imaginais justequesivotremèrefaisait fairedegros travaux,vousauriezpuévoquer la

choseautéléphone.—Ehbien,ilsetrouvequenon,réponditJeremy.Jepeuxvousassurerquesiç’avaitétélecas,

nousaurionstouslesdeuxdébarquéicipourvérifierquec’étaitfaitcorrectement.—Jesuissûred’enavoirparlé,affirmaMaryOrton,sansconviction.—Non,m’man,tunel’aspasfait,répliquaRobin.Friedasetournaverselle.—Quandnousnoussommesparlél’autrejour,vousavezditquevotremariétaitdécédéilya

uncertaintemps.Depuiscombiendetempsvivez-vousseule?—Papaestmortilyacinqans,intervintJeremy.Ilestici,surlebuffet.Ilsouritdevantl’expressionperplexedeFrieda.

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—Danscemachinenbois,là.Celuiquiressembleàunpotdecafé.Drôledetrucàgarderdanssacuisine.

—Jeluiparle,detempsentemps,sedéfenditMaryOrton.—Tuferaisbiendesurveillertesproposdevantelle,raillaRobinenindiquantFrieda.Ellene

voitpeut-êtrepasd’unbonœillesvieillesfemmesquiparlentàuneurnerempliedecendres.—Etpourquoin’enpenserais-jepasdubien?—Ilnedoitpastedonnerdebonsconseilsfinanciersnonplus,continuaJeremy.Àcepropos:

quefaitlapoliceausujetdecevol?—Vousavezbiencomprisqu’ils’agissaitd’uneenquêtepourmeurtre?soulignaFrieda.—Etvous,quenousnouspréoccuponsunpeuplusdupetitsouciqueconstituecevol?Ceque

noussouhaitonsentendredevotrebouche,c’estquandnotremèrerécupérerasonargent.Friedafuttentéededireauxdeuxfrèresquel’argentavaitintégralementdisparuducomptede

RobertPoole,queRobertPooleétaitune identitéd’emprunt,etqu’iln’étaitpascertaindu toutquel’argentaitétévolé.Maiselleserepritàtemps.

—Jecrainsden’êtrepasenmesured’aborderavecvousledéroulementdel’enquête.Jen’enconnaispaslesdétailsmoi-même.Vousdevrezprendrecontactavecl’officierresponsable.

Elleressentitunamusementsansjoieàl’idéedevoirKarlssonauxprisesaveclesfrèresOrton.—Vousnesemblezguèretouchéeparcetteaffaire,ditJeremy.—Jefaiscequejepeux,répliquaFrieda.Iln’estpasquestionderivaliser,maisaumoinsai-je

aidéàstopperlafuitedansletoit.— Vous croyez que ça fait quel effet d’apprendre que votre mère s’est fait dépouiller de

l’épargned’unevieentière?aboyaJeremyqui,defait,pointaundoigtagressifdanssadirection.—Ehbien…—Laquestionétaitpurementrhétorique,reprit-il.Jedoisdirequejen’aipasl’impression,ence

quimeconcerne,quevouspreniezcedélitausérieux.—Jenesuispasenquêteur.—Voussemblezvouscomportercommetel.Etvousmeparaissezplutôtcalmefaceaufaitque

cethommeaprisl’argentdenotremère.—Çanerentrevraimentpasdanslecadredemes…—Et,coupa-t-il,ens’échauffant,iln’apasfaitqueça.Hein,m’man?—Quevoulez-vousdire?—Jevousenprie,plaidaMaryOrton.Arrêtez.—Ilaaussitentédeluifairemodifiersontestament,afinqu’elleluilaisseuntiersdelatotalité

desesavoirs.—Hein?—Non,Jeremy,ditMaryOrton.Jen’aipas…Jamaisjen’aurais…Elleétaitdevenuetouterouge.Deslarmesroulaientaucoindesesyeux.—Toutvabien,m’man.Jeremyluitapotalamaincommesielleétaitunvieuxchien.—Cen’étaitpastafaute.Cetypetetenaitsoussacoupe.Tunesavaispascequetufaisais.—Mary,coupaFrieda,aimeriez-vousm’enparler?MaryOrtonhochalatête,maisneditrien.FriedaregardaJeremy.—Jevousenprie,dites-moi.Ausujetdutestament.—Jevousl’aidit.J’étaisentraind’examinerlespapiersdem’man.Jesuistombésurleslettres

d’une notaire. Il y était question de rédiger un nouveau testament.M’man est propriétaire de cettemaisonetdétientunecertaineépargne,çafaisaitdoncunjolipaquetdefric.Parbonheur,elleyavusoudainclair.

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—Maryachangéd’avis?—Non,réponditJeremy.Lanotairen’estpasalléeauboutdeladémarche.Elleasoulevédes

objections.Elleasansdouteflairéquelquechosedelouche.Jeregrettequepersonnenel’aitfaitplustôt. Et à ce propos, pousser une pauvre vieille femme à modifier son testament en faveur d’unindividuqu’elleconnaîtàpeine,est-ceconsidérécommeundélit?

—Jen’ensaisrien,réponditFrieda.L’avez-vousrencontrée?—J’ailuleslettres.Etj’aiinterrogém’manàsonsujet.Clairement,onatentéd’abuserd’elle.Friedaavaitenviederépondre:«Votremèreestdanscettepièce.»JeremyOrtontraitaitcette

vieille dame comme si elle était légèrement débile ou qu’elle ne comprenait pas correctementl’anglais.Maislesoulignerneferaitquel’humilierplusencore.

—Puis-jevoirceslettres?demanda-t-elleàlaplace.Elles’adressaitàMaryOrton,maisJeremydonnasonassentimentd’unsignedetêteàsonfrère,

quipritundossierdanssonsacet le tenditàFrieda.Elle l’ouvritetfeuilletadescourriersd’allureofficielle.L’und’entreeuxétaitune facture.Elle sentitquelqu’unà sescôtés :Robin lisait la lettrepar-dessussonépaule.

— 300 livres, commenta-t-il. 300 livres pour ne pas établir de testament, finalement. Je medemandecequ’ilsprennentquandilslefontvraiment.

Friedalutlenomenbasdelalettre:TessaWelles.Ellelenota,ainsiquel’adresse.—C’estplutôtunebonneaffaire,ironisa-t-elle.— Je vois ce que vous voulez dire, concéda Robin. Aumoins quelqu’un a-t-il veillé sur les

intérêtsdemamère.—Vousvenezseulementdel’apprendre?—Commentça?—Vousn’aviezjamaisentenduparlerdutestamentauparavant,nil’unnil’autre?—Non,réponditJeremy.—Non,renchéritRobin.Évidemmentquenon.Laportedelacuisines’ouvritetJosefentra.IlsemblaitfatiguémaissouritendécouvrantFrieda.—Jenesavaispas,dit-il.—Jem’apprêtaisàmonter.—Alors,qu’est-cequevousavezfait?s’enquitJeremy.—Letoitestréparé,ditJosef.Pasréparé-réparé,commeilfaut,justeunendroitpourempêcher

l’eaud’entrer.—Avez-vousremisàl’avanceundevisàmamère?JosefcontemplaJeremyavecuneexpressionperplexe.—Et à ce propos, poursuivit Jeremy, jeme demande bien ce que vous faites, à engager des

travauxchezmamère.—Ilyavaituntroudansletoit,réponditFrieda,etvousétiezàManchester.—Oh,jevois.LetondeJeremysefitplusdur.—Vousvoulezdirequevousetcethommevoussouciezdemamèreetmoipas?—Jet’enprie,Jeremy,imploraMary.Ilscherchaientjusteà…—Peuimporte,rétorqua-t-il.Qu’est-cequevousressentiriez,sionfaisaitçaàvotremère?—Qu’avez-vousressenti,vous?demandaFrieda.—Àvotreavis?—Jesuisdésolé,ditJosef.J’aifini.—Enfait,intervintMary,ilyad’autreschosesauxquellesj’espéraisquevouspourriezjeterun

œil.Lachaudièrefaitunbruitbizarreetilyaunefenêtreàl’étagequejen’arrivepasàfermer.

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Joseflançaunregardméfiantauxdeuxfrères.—Cen’estpasàmoiqu’ilfautposerlaquestion,ditJeremy.Cen’estpaschezmoi.—Jevaisvousmontrer.Maryet Josef sortirentensemblede lacuisine,etFriedaconsulta soncarnetet l’adressede la

notaire.—PrincesRoad.C’estprèsd’ici?—Àdeuxpas,réponditRobin.Pooles’estcontentéd’emmenerm’manauboutdelaruechezle

notaireleplusprochequ’ilaitputrouver.Çaadûêtretellementfacile.—Puis-jemeservirdevotretéléphone?—Vousn’avezpasdeportable?—Passurmoi.Robinfitungesteendirectiondutéléphonesursonsocle,fixéaumur.

Ilfallutplusieursappelsetautantd’explicationsréitérées,aprèsquoiFriedarestaassisedurantquaranteminutesdansunsilencedesplusinconfortablesavantqu’Yvettearriveenvoitureetpasselaprendre.Ellenesemblaitpasraviedelavoir.

—Vousdeveznousprévenir,commença-t-elle,quandvousallezinterrogerdestémoins.—Jen’étaispasprécisémententraindeparlerauxtémoins,corrigeaFrieda.Joseftravaillechez

MaryOrtonetm’aappeléeparceçaposaitunproblèmeàsesfils.Jenepensaispasqueçapourraitavoirlemoindrerapportavecl’affaire.

Yvetteétait assise sur le siègepassageretFriedaà l’arrière.Elle se sentait commeuneenfantconduitequelquepartpardeuxadultesquiviendraientdemanifesterleurdésaccord.

—Vousnepouvezpasagircommeça,devotrecôté,repritYvette.Friedas’abstintderépondre.Levéhicules’arrêtadevantuneenfiladedemagasins.—Jeviensavecvous?demanda-t-elle.—Sivousvoulez,réponditYvette,avecunhaussementd’épaules.Lesdeuxfemmessortirentdelavoiture.L’emplacementducabinetdeTessaWellesnesautaitpas

auxyeux.Lenuméro52étaitunmagasinvendantdescarreauxetdesvases,despichetsetdestassesàcafé.Quant aunuméro52B, il correspondait àunepetiteporteverte sur lagauche.Long sonnaàl’interphoneetunbourdonnementlesinvitaàentrer.Ellesgravirentl’escalierétroit.Ausommetsetrouvait un vestibule comportant un bureau, un ordinateur, des piles de papiers soigneusemententassés,ainsiqu’unechaise.Au-delà,uneportes’ouvrit,laissantapparaîtreunefemme.Approchantla quarantaine, se dit Frieda, avec d’épais cheveux d’un blond tirant sur le roux, longs et attachéssouplement en arrière, comme pour empêcher qu’ils ne la dérangent, et un visage pâle dénué demaquillage,piquetédepetitestachesderousseursurlenez.Elleavaitlesyeuxgris-bleuetleregardmalin, et portait une robe droite sans manches gris anthracite, d’épais collants à motifs, et desbottines.Elleleuradressaunsourireunpeulas.

—TessaWelles,seprésenta-t-elle.Vousnevoulezpasentrer?Jeviensdepréparerducafé,sivousenvoulez.

Ellelesfitpasserdansunepiècenettementplusencombrée,pourvued’unefenêtredonnantsurlarue.Desdossiers s’empilaient sur lebureauetdesétagèrescontenaientd’autresboîtesd’archivageainsi quedesmanuelsdedroit.Desdiplômes étaient affichés auxmurs et plusieursphotos :TessaWelles aumilieud’ungroupe, dansun restaurant,TessaWelles sur uneplage, quelquepart,TessaWellesjuchéesurunvéloaumilieud’ungroupedecyclistesavecdesmontagnesdanslefond.Ilyavaitaussideux tableauxqueFriedaauraitbienvuschezelle.Tessa leurservitducaféetYvetteseprésenta,avantdedécrireFriedacommeune«assistanteindépendante».

—Voustravaillezseule?demandaYvette,ensirotantsoncafé.

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—J’aiuneassistante,Jenny,quivientàmi-temps.Ellen’estpaslàaujourd’hui.—MrsWelles…,commençaYvette.—Miss.—Désolée.Verslami-novembre,vousavezreçuunedénomméeMaryOrtonainsiqu’uncertain

RobertPoole.Ils’agissaitd’établiruntestament.Vousvousrappelez?Tessaesquissauntrèslégersourire.—Oui,jem’ensouviens.—Pardonnez-moi,ditYvette.Ilyaquelquechosededrôle?—Non.Çan’ariendefranchementdrôle.Maisserait-ilquestiond’uneformed’escroquerie?—Pourquoidites-vousça?—Jen’ensaisrien.Cedontjemesouvienssurtout,c’estquecethommem’amisemalàl’aise.

Ilm’afaitl’effetd’unfilou.Ques’est-ilpassé?S’agit-ild’uneenquêtepourfraude?—Non,d’uneenquêtepourmeurtre,répliquaYvette.Ilaététué.L’expressiondeTessaétaitstupéfaite.—Oh,monDieu.Jesuisdésolée,jen’ensavaisrien.Je…—Unfilou,avez-vousdit.—Non,non.Tessaagitalamaincommepoursignifierqu’elleretiraitsespropos.—Jenevoulaispasêtremalveillante.Jenesaisriendelui.—Quevouliez-vousdire?Tessaprituneprofondeinspiration.— Quand quelqu’un modifie son testament en faveur d’un tiers qui n’est pas membre de la

famille,çavousmettoujourslapuceàl’oreille.—Queleuravez-vousdit?Tessafronçalessourcilsententantdesesouvenir.— Je crois juste leur en avoir parlé… enfin, avec la femme, surtout. Je lui ai demandé pour

quelles raisonselle tenait à fairecettemodification,pourquoi là,maintenant, et si elleyavaitbienréfléchi,sielleenavaitdiscutéavecsesproches,toutça.

—EtquevousaréponduMrsOrton?—Jenemerappellepasaujuste.L’impressionquej’aieue,c’estqu’ellesesentaitabandonnée

dessiens.Àmonavis,cethommelesavaitremplacés.—Qu’aditPooledurantl’entretien?—Pasgrand-chose.Ilsecomportaitenfilsattentif,enarrière-plan,luimanifestantsonsoutien.—Alorsquelétaitleproblème?demandaFrieda.Yvetteluilançaunregardcourroucé.—Quoi?Tessasemblaitperplexe.— Vous êtes notaire, reprit Frieda. Quand quelqu’un vient vous trouver pour modifier son

testament,n’avez-vouspaspourseuleresponsabilitédel’établir?Tessasourit,puiseutl’airpensive.—Jesuisunenotairespécialiséedanslesaffairesfamiliales.Jem’occuped’actesdepropriété,

detestamentsetdedivorces.D’achatsdemaisons,demariagesetdedécès.Jemerappellequ’onm’adit,quand j’étaisétudiante,quesicequ’onaimaitdans ledroit,c’était sonaspect théâtral, il fallaitdevenir avocat. Mais que si l’on voulait découvrir les secrets des gens, leurs sentiments et leurspassionslesplusenfouis,alorsilfallaitdevenirnotaire.

—Oupsychothérapeute,rétorquaYvette.—Non,répliquaTessa.Moi,j’aidevraimentlesgens.

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YvettelançaàFriedaunregardfugace,accompagnéd’unsourirerépriméquin’échappapasàlanotaire.

—OhmonDieu,vousn’êtespas…—Ehsi,rétorquaYvette.—Désolée,c’étaituneboutadefaciledemapart.Jen’enpensaispasunmot.—Iln’yapasdemal,ditFrieda.Vousparliezd’aiderlesgens.—Oui.Jevoisdescouplesenpleindivorce,quiparfoisseconfientàmoicommeilsnepeuvent

lefaireauprèsdepersonned’autre.Pasmêmel’unàl’autre.—Etdonc,pourquoinevousêtes-vouspascontentéed’établircetestamentpourMaryOrton?—Jeneme«contentepasde»,répliquaTessa.Jeleurparletoujoursavant,pourétablirquels

sontleursréelsbesoins.—EtdequoiMaryOrtonavait-elleréellementbesoin?demandaFrieda.—Ellesouffraitdesolitude,c’étaitassezévident,etavaitbesoindesoutien.Cedontelleavait

vraimentbesoin,c’étaitdesafamille,j’imagine.Etmonidée,c’étaitquecethommeavaitcombléunmanqueetqu’ilabusaitdesaposition.

—Pourquoin’avez-vouspascontactélapolice?—Siellenel’apasfait,intervintYvette,c’estquemodifiersontestamentn’ariend’undélit.— Tout juste, renchérit Tessa. J’ai tenté d’aborder avecMrs Orton les raisons de son geste.

Apparemment,lesujetluiaétépénible,voiredouloureux.Ellem’afaitpitié.—Qu’aditRobertPoole?demandaYvette.—Quel’idéenevenaitpasdelui,quec’étaitl’initiativedeMrsOrton,etqu’elleytenait.—Sacréculot!s’énervaYvette,avantdemordresalèvreinférieure.Quoid’autre?ajouta-t-elle

pluscalmement.— J’ai expliqué àMrsOrton que sa démarche serait lourde de conséquences et qu’elle ferait

biend’yréfléchirpluslonguement.Sansdouteai-jepréciséquesielledéshéritaittotalementlessiens,lavaleurjuridiquedutestamentrisquaitd’êtrecontestable.

—Et?—Etvoilàtout.Ilssontpartis,etjen’aiplusjamaisentendureparlerdecettehistoire.—Çavousachoquée?Tessafitunegrimaceetsecoualatête.—Jel’étaisaudébut,oui.Lespremièresannées,enentendantcequelesmarisdisaientdeleurs

femmes,etlesfemmesdeleursmaris,ouenvoyantcequelesgensfaisaientàleurproprefamille,j’aiperdu toutes les illusionsque jepouvaisbienavoir.Parfois, j’ai l’impressiondeme retrouverconfrontéeàd’énormesengins,menaçants,quisedéglinguent,etquetoutcequejepeuxfaire,c’estrafistoleràl’aidedepetitsboutsdescotchenespérantqueletouttiendraencoreunpeu.

—EtceRobertPoole,qu’enavez-vouspensé?demandaYvette.— Je vous l’ai dit. Même s’il était très poli, et que Mary Orton lui faisait manifestement

confiance,j’airessentiquelquechosedepasnetchezlui.J’aifaitcequej’aipumaisjesavais,biensûr,qu’iln’étaitpasexcluqu’iltrouvequelqu’und’autrepourrédigercetestament,oumêmequ’ilsl’écrivententreeux,enprenantlepremiertémoinvenu.Ilyaunelimiteàcequ’onpeutfairepourlesgens.

—Queleffetçavousfaitd’apprendrequ’ilaététué?—Jenecomprendspaslesensdevotrequestion,réponditTessa.C’estunchoc,biensûr.J’aidu

malàlecroire.—Àvotreavis,pourquelleraisonest-cearrivé?—Seigneur,jen’ensaisrien.Jenesaisriendesavie.—Maisvousl’avezvuàl’œuvre,répliquaYvette.Ets’ilavaitfaitçaàlamauvaisepersonne?

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— Peut-être, concéda Tessa. Mais je ne l’ai vu qu’une fois, brièvement, après quoi il m’estcomplètement sorti de la tête, jusqu’à aujourd’hui. Je crains de ne pouvoir apporter le moindreéclairage sur son assassinat, si c’est ce que vous attendez demoi.Qu’en ont pensé les proches deMaryOrton?

—Ilsn’étaientpascontents,intervintFrieda.Pascontentsdutout.—Çanem’étonnepas.—Laplupartdesgenssemblaientletrouvercharmant,continuaFrieda.Ilvousaséduite,vous?Tessaébauchaunnouveausourire.—Non.Sansdoutenel’ai-jepasrencontrédanslecontexteidéalpoursuccomberàsoncharme.Yvetteselevapourprendrecongé.—Merci,MissWelles.Jecroisqueceseratoutpourlemoment.Friedarestaassise.—J’aiquelquechoseàdemanderàTessa,dit-elle.Quin’arienàvoiravecl’enquête.Çavousva

sijevousrejoinsdehors?Yvettelafusilladuregard,maisFriedaajoutad’unevoixdouce:—Jen’enaiquepouruneminute.Lapolicièretournalestalonsetsortit.Friedal’entenditdescendrelesmarchesd’unpassonore.

Tessalaregardad’unairinquiet.—Toutvabien?—Unpeudefriction.Jeviensjusted’êtreembauchée.—Àqueltitre?—Voilàunebonnequestion.Maisjevoulaisvousdemanderquelquechosed’untoutautreordre.

Votrefaçondedécrirelamanièredontvoustravaillezaretenumonattention.Ausujetdessecretsdesgens,etdudevoirdeconseil…

—Jen’aipasexactementparléde«conseil».—Enfinbref,mabelle-sœurestentrèsmauvaistermesavecsonex-mari,monfrère,etellea

besoinqu’onl’aideàgérerlasituation.Tessas’adossaàsonfauteuiletcroisalesbras.—Dansquelcampvoussituez-vousdansceconflit?—Jenecroispasprendrevraimentparti,enfait, réponditFrieda.Maissi j’étaisàbordd’une

montgolfièreaveclesdeuxetquejedevaisenbalancerunpar-dessusbord,ceseraitmonfrère.Tessasourit.—J’aiunfrère.Jecroiscomprendredequoivousparlez.—Maisest-cedevotreressort?—C’estexactementcequejefais.—Jenevousdemandeaucunefaveur,conclutFrieda.Onpaierait,commen’importequelautre

client,maispourriez-vouslarecevoir?—Jepeuxluiparler,oui.Deretoursurletrottoir,Friedatrouvalesdeuxagentsengrandeconversation,adossésl’unet

l’autresurlavoiture.YvettelevalesyeuxversFrieda,quilasentaitlittéralementbouillird’hostilité.—Vousnevous enêtespasmal sortie, lui concéda-t-elle engrinçantdesdents.Mais laissez-

nousletravaild’enquête,OK?

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Chapitrevingt-huit

—Jesaiscequevouspensez.—Quoidonc?—Vouspensezqu’ilavaitnécessairementautrechosederrièrelatête,n’est-cepas?—Qu’est-cequivousfaitdireça?—Écoutez, jenesuispasnéedeladernièrepluie.Jesaisdequoi j’ai l’air,pourvous:une«

has-been » d’âge mûr, traînant une ribambelle d’échecs sentimentaux derrière elle, désormaiscélibataire,vivantaumilieudesvestigesdesonpassé,quin’ariendesiglorieuxqueça.C’estcommesijemevoyaisparvosyeux:mescheveuxteints,meseffortspathétiquespournepasvieillir.Jevoisjuste?

—Non,vousvoustrompez.—Ahoui?Quoi,alors?—Essayez : une femmebrillante, qui s’est bien défenduedans unmilieu difficile et qui s’est

accrochéeàsadignitéetaurespectqu’elleavaitd’elle-même.LestraitsdeJasmineShreeves’adoucirent.EllepritplaceenfacedeFriedaetsepenchaenavant.—Jesuisdésolée.J’aitendanceàêtresurladéfensive.—Pasdeproblème.—Vouspensezvraimentcequevousavezdit?—Jen’ensaispasassezsurvous,maisc’estuneautrefaçondevoirleschoses.—Etdoncvousnesupposezpas,toutsimplement,queRobbienecherchaitqu’àtireravantage

demoi?—Apparemment, il avait faitprofessiondes’introduiredans laviedepersonnesvulnérables,

corrigeaFrieda,quisongeaitàMaryOrtontellequ’ellel’avaitvueladernièrefois:petitesilhouetterepliéesurelle-même,flanquéedepartetd’autredesesdeuxfils.

—Vousvoyezbienquevousmecroyezvulnérable.—Nous le sommes tous,d’une façonoud’uneautre. Il semblequePooleait euundonpour

trouverlespointsfaibleschezlesgens.—Entoutcas,ilétaitgentilavecmoi.Jecroyaisqu’ilm’aimaitbien.FriedaneditrienetJasmineShreevesecrispadenouveau.—Vouspenseztoujours,vousautres,qu’ilyaquelquechosesouslasurface.Qu’ilyadessens

cachéssouslesensquenousdonnonsauxchoses.J’avancequ’ilm’aimaitbien,etaussitôt,jevoisvosyeuxbriller.Lemoindremotdevientdangereux.

—Vousenvoulezauxthérapeutesparcequevotreproprethérapienevousapasaidée?—Quoi?—Peut-êtreavez-vouslesentimentquenouspromettonsdesréponsesalorsquenousnefaisons

quesusciterplusdequestionnement.—Commentsavez-vousquej’aivuquelqu’un?Quivousaparlédemoi?JasmineShreevesemblaitnonseulementfurieuse,maiségalementeffrayée.Savoixtremblaitet

elleportaunemainàsafigure,enungesteprotecteurqueFriedaavaitsouventvuchezsespatients.—Personnenem’aparlédevous.C’estjustequeçameparaissaitprobable.—Qu’est-ce que j’ai dit ? Je n’ai rien dit !Que savez-vous d’autre ?Allez-y.Dites-moi.Ne

restezpassimplementplantéelàsurvotrechaise,àmeregardercommeça,commesivouspouviezlireenmoi.

Friedas’adossaetsetutunmoment.—Lathérapievousa-t-elleaidéeàcesserdeboire?

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—Pasvraiment.Je…Jasmines’interrompit.—L’avez-vous lu quelque part sur un blogmalveillant dans le seul but deme le ressortir le

momentvoulu?C’estvraimentméprisable,putain.Friedal’étudiad’unregardcurieux.—Vouspensezvraimentquejepourraisvousfaireuntrucpareil?—Ceseraitunefaçondememettresousvotrecoupe.Commentauriez-vouspulesavoir,sinon

?Friedayréfléchit.Commentlesavait-elle?—Jel’aisenti,c’esttout.Elleinspectaleslieux.—Vousêtesentouréedetantd’objets,toutcequevousavezamasséaucoursdevotrevie.Elledésignaleloftd’ungesteample.—Cespetitescoupes,cesphotosencadrées,cesfigurinesenporcelaine,cecabinetouvertpour

enmontrer le contenu.Tout est exposéà lavue.Mais iln’ya aucunverredevin, aucunecarafeàdécanter, aucune bouteille. Il est presque 19 heures et vous m’avez offert un thé, pas un apéritif.Donc…

Jasminesecachalafiguredanslesmains.Elleavaitlavoixrauqued’émotion.—Jevouslaisseentrerchezmoi,jem’ouvreàvous,etpendantcetemps-là,vousm’espionnez.—Vousvoulezm’enparler?Ellelevalatête.Sonmascaraavaitcoulé.Ellesemblaitàlafoisplusâgéeetplusjeune,presque

uneenfant.—Vousavezraison.Toutcequevousavezdit.J’aifaitquelquechosed’affreux.—Quoi?—J’aiagresséquelqu’undansuneboutique,unresponsablederayon,unejeunefemme.C’est

horrible,non?Lamentable?J’étaissaouleetellesecomportaitcommeunesalope.Enfin…c’estcequej’aipensésurlemoment.

Ellesetutuninstant.Ellesemblaitavoirdumalàverbaliserlesfaits.—J’étais…Sonvisagerougitdehonte.—J’aiétéinternéeunmoment.Pourmonproprebien.Aprèsça,j’airéservéuneplacedansune

cliniqueetfaitunecurededésintoxication.Jen’aiplustouchéunegouttedepuis.—C’estbien.—J’avaistellementhontedemoi.—Jasmine,qu’est-cequeçaadesiterrible?—Quevoulez-vousdire?—Voussouffriezd’unedépendance.Vousl’avezvaincue.Pourquoiredoutez-vousautantqueles

gensl’apprennent?—Ceseraitlafindemacarrière,pourcommencer.Enfin…decequ’ilenreste.— Vraiment ? Vous êtes sûre ? N’y a-t-il pas plein de gens qui vivent de leurs histoires de

déshonneuretderédemption?—Cen’estpaslamêmechose.—Pourquoi?— J’étais une présentatrice proche de mon public, charmeuse, saine et propre sur elle, qui

essayait d’embellir un peu la vie des gens. S’ils apprenaient que je ne suis en fait qu’une vieillesoiffardequiagressesonprochainavantdefiniràl’asile,commentpensez-vousqu’ilsréagiraient?

—Jen’ensaisrien.Maiscequejevois,c’estquec’estdevenuquelquechosederedoutablepour

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vous.Lapeurne rétrécit pas, ellene fait quegrandir et gagner ennoirceur.Peut-être leproblèmetient-ilaufaitquec’estunsecret,précisément.

—Facileàdire,pourvous.Jenepeuxpasprendrecerisque.—C’estcequevousaditRobertPoole?Qu’ilnefallaitpasprendrecerisque?—Maiscommentsavez-voustoutça?—Parcequevousvousêtesconfiéeàluicommevouslefaitesavecmoi,réponditFrieda.Donc

Poolesavaitquevousaviezunsecret?—Iladitquepersonnenedevaitjamaisl’apprendre.Quejerisquaislaruine.Ils’estmontrétrès

compatissant.Ilm’aditquejepourraistoujoursluienparler,enrevanche.Jasmines’interrompitetregardaFrieda.—Maisvouspensezqu’ilsetrompait?— Je pense que donner des conseils est toujours compliqué. Mais peut-être devriez-vous

réfléchiraupouvoirquedétientsurvouscetaspectdevotrevie.—Vousêtesthérapeute,ditJasmine.Necroyez-vouspasqu’unproblèmeconfiéàuntiersestun

problèmeàmoitiérésolu?— Peut-être. Mais peut-être aussi qu’en confiant un problème à quelqu’un, on donne à cette

personneuneemprisesursoi.

De retour chez elle, Frieda trouva un e-mail deTessaWelles. Elle ne pouvait leur donner derendez-vousavantdeuxoutroissemaines,maiselleallaitauthéâtreàIslingtonlelendemainsoiretpourrait passer voirOlivia avant, vers les 18 heures. Était-ce possible ? Frieda appelaOlivia, quiréponditquenonseulementça l’était,maisquec’étaitcrucial,et leplus tôtserait lemieux,ouellerisquaitdedébarquerchezDavidarméed’uncouteau.ElleenvoyauneréponseàTessa,enmettantencopieOlivia,etcommuniquaàlapremièrelesnumérosdetéléphonefixeetmobiledelaseconde.

Il y avait également un message de Karlsson sur son répondeur, lui demandant de rappeler.Quandellel’eutenligne,ilsecontentadedéclarer:

—Iln’yarien.—Rien?—Lafaveurquevousm’avezdemandée,vousvoussouvenez?—Oh.Vousvoulezdire,ausujetd’AlanDekker.—Oui.—Maisvousêtesavecquelqu’unetvousnepouvezpasparler.—Oui,eneffet.—Parcevousvousêtesmouillépourmoi.—Toutjuste.—Jevousensuisreconnaissante.Alorscommeça,ilaréellementdisparu,commelesoutient

Carrie.—Apparemment.—Vousnetrouvezpasçabizarre?—Jem’entiendrailà,Frieda.Elle reposa le combiné et se rendit dans son atelier sous les combles où, par la lucarne, elle

apercevait les lumièresdeLondres scintillerdans lanuit de février.Elle s’assit à sonbureauet fitquelquesesquisses rapidessursonblocàdessin,aucrayongras.EllepensaitàRobertPoole,et ladélicatesseavec laquelle ilavaitsupercerà jour lessecretsdesunsetdesautres.Elle réfléchissaitégalementauxproposqu’elleavaittenusàJasmine,ausujetdupouvoirinsidieuxdessecrets.Espèced’hypocrite,sedit-elle,enhachurantsondessin.

Quandelleredescenditenfin,elletrouvaunnouvele-mailsursonécrand’ordinateur,delapart

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deSandy.Ellerestaassiseunlongmomentavantdel’ouvrird’unclic.

J’aiétéun tempsavecquelqu’un,maisc’estmaintenant fini,parcequ’ellen’étaitpastoi.Jet’enprie,Frieda,parle-moi.

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Chapitrevingt-neuf

—Considérezquec’estunjourdecongé.Yvette conduisait etKarlsson était assis à ses côtés. Ils avaient quitté Londres tôt cematin-là,

alorsquelejourpointait,maiss’étaientretrouvésprisdanslesembouteillagessurlepériphériqueetatteignaientseulementl’autorouteM1,endirectiondunord.Unventfroidsoufflaitenbourrasques,etleplafondnuageux,quinecessaitdedescendre,annonçaitlapluie.

—Unelonguejournéedecongé,commentaYvette.Cela ne la dérangeait pas, au fond. Elle se réjouissait de passer toutes ces heures seule en

compagniedeKarlsson,toutensesentantlégèrementintimidéeetnerveuse.Manchester,puisCardiff.Huitheuresderoute,silacirculationestfluide.

—On déjeunera au pub, réponditKarlsson. J’ai pensé préférable de voir les frèresOrton lemêmejour.Detâcherdemefaireuneopinionsureux.

—Quesavez-vousdéjà?—Voyons voir…L’aîné, Jeremy – la cinquantaine – est expert-comptable pour un gros labo

pharmaceutique.Çadoitplutôtbienallerpourlui.Marié,avecdeuxfilles.IlvitàDidsburyetnevoitpas beaucoup samère. Une ou deux fois par an, et un à deux joursmaximum. Frieda l’a pris engrippe.

—Ouais,maisbon,personnenetrouvevraimentgrâceàsesyeux.Karlssonluilançaunregardenbiais.—Elleadel’intuition.Etnous,suffisammentdepersonnelseconformantauxprocédures.Yvette se contenta de fixer la route devant elle : la pluie commençait à tomber. « Des gens

commemoi,chiants,consciencieuxmaispatauds»,fut-elletentéederétorquer.Maiselles’abstint.—Etlepetitfrère?s’enquit-elle.—Robin. Il a un parcours plusmouvementé, tant sur le plan professionnel que personnel. Il

dirigeaitunepetitesociété.Dejardinierpaysagiste,d’aprèscequejelisici.—Desbassins?—Jecrois,oui.L’entrepriseabulebouillondanslesannées1990,etdepuis,ilatouchéunpeuà

tout.Aujourd’hui,ilfaitdel’audit,pourcequeçapeutbienvouloirsignifier.Ilaunfilsd’unpremiermariage,etunautre,beaucoupplusjeune,d’unsecondmariage.IlhabitedanslabaiedeCardiff.

—Etalors,Friedal’aprisengrippe,luiaussi?—Luinonplusnevoitpasbeaucoupsavieillemère.Maisd’aprèsFrieda,c’estleplusfaibledes

deux.Pasaussichienquel’autre.Unefoisparvenussurl’autorouteM6,ilss’arrêtèrentpourboireuncaféetrefaireleplein,età

11heures,leGPSlespilotaitdansledédaledesbanlieueslesplusprospèresdeManchester.JeremyetVirginiaOrtonoccupaientunevastevillaàDidsbury,situéeenretraitdelaroutebordéed’arbres,auboutd’unealléedegravier.Ilyavaitdeuxvoituresgaréesdevantlamaison,uneBMWetuneGolf.Delafumées’échappaitdelacheminéeet,logiquement,quandVirginiaouvritlaporteetlesmenaausalon,unfeubrûlaitdansl’âtre.

AuxyeuxdeKarlsson,lemobilierenboisfoncé,leplateaud’argentsurlequelétaitservilecaféet lesportraitsdesenfantsenuniforme,dansdescadresenargent, exposésà lavuede tous sur lepiano–unquartdequeue–,semblaientd’uneautreépoque.

Virginia Orton était une toute petite femme, aux manières brusques, coiffée d’un casque debouclesbrunesetserrées.Jeremy,lui,étaitdestaturemassive:pasgros,maisgrandetfortàlafaçond’un joueurde rugby,qui jouerait aucentre, avecde largesépaulesetunegrosse têteà la calvitieavancée,degrandesmainsetdegrandspieds.Ilportaitunechemiselilassoussaveste,ainsiqu’une

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montre voyante. Ses yeux gris, légèrement protubérants, étudiaient les policiers d’un airsoupçonneux.

—Jevousattendaisilyaunedemi-heure,déclara-t-il.—Ilyavaitbeaucoupdecirculation,répliquaKarlsson.Désolédevousavoirfaitattendre.—Merci.Jeremy congédia sa femmed’un signe de tête, et elle sortit de la pièce en faisant claquer ses

talonssurleparquet.—Dequois’agit-il?—Commevouslesavez,c’estmoiquidirigel’enquêtepourmeurtre.—Oui,oui.Maisquefaites-vousici?Jenevoispasdutoutquelrapportj’aiaveccettehistoire.

Sicen’estqu’ilm’aplumébiensûr.—Nousvous retiendronsaussipeude tempsquenécessaire.Mais jecroyaisquec’étaitvotre

mèrequis’étaitfaitdépouillerparMrPoole,pasvous.—Affreux.Unepauvrefemme,sefaireabusercommeça…—Maisvousnel’avezjamaisrencontré?—Biensûrquenon.J’auraisdevinésesintentionssijel’avaisvu.—Jamaisentenduparlerdelui,nonplus?—Non.—Vousavait-elleditqu’ellefaisaitfairedestravauxdanssamaison?—Siellel’avaitfait,jeluiauraisconseilléd’obtenirdesdevis.Jelesconnais,moi,cesfumistes.

Etlesautrestypesavecquiilbossait,vousnepouvezpaslescoincer?—On a essayé, bien sûr. Il n’y a absolument aucune trace d’eux. On n’a aucun nom, aucun

numérodetéléphone,rien.—DesPolaks,sansdoute.—Vousétiezaucourantquesontoitfuyait?demandaYvette.—Jenesaispas,jenemerappelleplus.Oùvoulez-vousenvenir?Ill’aescroquée,ilestmort,

elleaeudelachancedes’entireraussibien.—Donc,repritKarlsson,vousnesaviezpasdutoutqu’ellefaisaitréparersamaison?—Ben,pasvraiment,si?C’étaitjusteunmoyendemettrelamainsurnotrefric.—Sonargent.—Notrefric,sonfric.Onformeunefamille.— Vous n’étiez pas au courant des travaux d’entretien, et vous n’avez jamais rencontré Mr

Poole,c’estbiença?—C’estbiença.JeremyOrtonconsultasamontre.—Parcequevousn’aviezpasrenduvisiteàvotremèredepuisl’étédernier?glissaYvette.Karlssonluilançaunregardd’avertissement.—Cettethérapeute,là–ilprononçalemotavecdégoût–,nousadéjàfaitlaremarque,àRobin

etàmoi.Jesaiscequ’ellecherchaitàinsinuer.Onestoccupés,touslesdeux.Onfaitcequ’onpeut.—Doncvousnesoupçonniezpasdutoutqu’elleavaitl’intentiondemodifiersontestament?—Ellen’enavaitpasl’intention.Elleétaitsousl’influencedecethommeetnesavaitplusbien

quecequ’ellefaisait.—Untestamentquiluiauraitlaisséuntiersdesesbiens.—Non.Jen’ensavaisrien.J’aieuuneexplicationavecm’man.Elleneseferaplusavoirdela

sorte.—Nousallonsdevoirvousdemanderdenousfairepartdevosdéplacementsdurantladernière

semainedejanvier,déclaraYvette.

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—Jevousdemandepardon?—Simpleformalité.Pourriez-vousnousdire,s’ilvousplaît,oùvousvoustrouviezdurantles

dixderniersjoursdejanvier?JeremyOrtonladévisagea,avantd’observerKarlsson,tandisquesonvisagedevenaitcramoisi.—Vousplaisantez?—Et tous les témoinssusceptiblesdecorroborervosdiresnousseraientutiles,afinquenous

puissionsleurparler.—Vousnepouvezpasmesoupçonnersérieusementd’avoirquoiquecesoitàvoiraveccette

histoire.—Nousnefaisonsquedélimiterlescontoursdenotreenquête,c’esttout.JeremyOrtonselevadesonfauteuil.—Virginia!aboya-t-il.Apporte-moimonagenda,tuveux?

Quatreheuresetdemieplustard,KarlssonetYvetteétaientàCardiff.LamaisondeRobinOrtondonnaitsurlamer,maiselleétaitplusmodestequecelledeJeremy.Savoitureétaitgaréedanslarue,dehors.Safemmeétaitpartietravailler.Lethéfutservidansdesmugs,pasdansdestasses.Ici,pasdepianoàqueue,mêmesil’ontrouvaitbiendesphotosdeleursenfantsaumur.

RobinOrtonétaitpluspetitquesonfrère.Karlssonluitrouval’aird’unhommequiauraitperdubeaucoupdepoidsenpeudetemps: lapeaudesafiguremanquaitdetonicité,etsonpantalonétaittropample,retenuparuneceintureencuirnoir.

Ils reposèrent lesmêmes questions, et lui donna lesmêmes réponses, plus oumoins.Non, iln’avaitjamaisrencontréRobertPoole.Non,iln’étaitpasaucourantdestravauxd’entretieneffectuésdanslamaison.Non,ilignoraittoutduchangementdetestament–maiscequ’ilenpensait,c’estqu’ilétait absolument scandaleux que des individus tels que ce dénomméPoole puisse s’immiscer ainsidansl’existenced’unevieilledame.Non,iln’avaitpasvusamèretoutrécemment.Enquoicelalesregardait-il ?Ce n’était pas comme siMaryOrton faisait beaucoup d’efforts pour venir le voir àCardiff et, de toute façon, elle s’était toujoursplus souciéede Jeremyquede lui– et s’ils tenaientvraimentàconnaîtresonopinion,ehbien,ilpensaitquel’argentqu’elledispensaitsilibéralementaupremiervoyouvenutoqueràsaporteauraitpuluiêtreversé,enpartie,etbienplusutilement,pourl’aideràmontersanouvelleaffaire.Lespersonnesâgéesdevraientsemontrerplusgénéreuses–samèren’avaitpas réellementbesoindequoiquecesoit.Pourcequiétaitde ladernièresemainedejanvier, il se trouvait qu’il l’avait passée au lit, pour l’essentiel, avec une grippe carabinée. Ilspouvaientvérifierauprèsdesafemme–mêmesiellerisquaitdelaqualifierdesimplerhume,maisça ressemblait bien aux femmes, tiens.Et ils retrouveraientbien laporte tout seuls, sansqu’on lesraccompagne,enveillantàbienrefermerderrièreeux,merci.

—Ilssontépouvantables…,commentaYvette.—Oui,maisvousenpensezquoi,aufond?Ils regagnaient Londres par l’autorouteM4, et la pluie tombait désormais sans répit du ciel

détrempé.—J’aimeraisqu’ilsl’aienttuéensemble,dit-elle,etqu’onpuisselesmettreauplacardpourtrès

longtemps.Etleurmère,putain,lapauvrefemme…—Est-cequecelasignifiequevouspensezqu’ilsnel’ontpasfait?— Il faudra vérifier ce qu’ils ont fait cette semaine-là, évidemment, et retourner voir Mary

Ortonpourqu’elleconfirmequ’ilsneluiontpasrenduvisite.Maismalheureusement,jesuisprêteàparier qu’ils ne l’avaient effectivement pas fait depuis l’été dernier. Vu qu’ils étaient tellementoccupés.

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—Donc,poursuivitKarlsson,ilsontunmobile,maisunmobilequiseprésentetroptard.—J’aibesoind’unedouche.—Etmoid’unverre.(Ilhésita.)Çavousdit,vousaussi?—Oui!s’exclama-t-elle,avantdetenterdetempérersonenthousiasme.Enfin…jecrois.—Àunecondition.—Quoi?— Que vous arrêtiez de casser du sucre sur le dos de Frieda. (Elle se mit à protester mais

Karlssonl’interrompit.)Vousdevezcollaborer,touteslesdeux.

Elle ne se rappelait plus. Elle ne pouvait se rappeler quelle sensation procurait le printemps,l’été,oumêmel’automne,unbelautomnelumineuxetdoré,quiavaittoujoursétésasaisonpréférée.Ellenesesouvenaitquedel’hiver:cequ’ellevivaitàprésent–geléedansunfroidimmuable.Lesarbressinus, lesol retournéformantdesvaguelettesdebouepétrifiée, l’herbeécrasée, fouléeauxpieds,larivièrebruneetlente,triste,etlelentgoutte-à-gouttedel’eautombantduplafond,sesdoigtscomme de la cire quand elle se réveillait lematin, et les cristaux de givre sur les petites fenêtresqu’elle devait gratter de ses ongles cassants. L’une de ses dents bougeait, comme si ses gencivess’étaientramollies.

Ellen’arrivaitplusàseremémorercequ’il luiavaitdit,pascomplètement.Quellesétaientsesinstructions.Elleconservaitbienenellesesmots,quelquepart,maisn’arrivaitplusàlesretrouver.Ellefouillalestiroirsdesamémoireetdénichadeschosesétranges,desbribesdesouvenirs.Dontellen’avaitplusbesoinàprésent.

Lavies’étaitréduiteàcebateau,àcetinstant.Maisellen’auraitsudirepourquoi.

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Chapitretrente

À 14 h 30 ce même jour, mue par une intuition qui n’avait cessé de croître en elle toute lamatinée,FriedaretournaàGreenwich,chezlesWyatt.ElleneprévintpasKarlsson,pasplusqu’ellenetéléphonapourprévenir,mêmes’illuiparaissaitprobablequ’ellenetrouveraitpersonne.Maisenarrivant chez eux, elle aperçutAisling au travers de la vaste fenêtre du rez-de-chaussée, assise aupiano,entraindejouer.Mêmedelàoùellesetrouvait,parmilesbulbesdeprintempsetlespotsencuivresoigneusementgarnisd’herbesaromatiques,Friedavoyaitbienquesesmainscouraientavecaisancesur leclavier.Ellevitaussiqu’ellese tenaitdemanière tendue.Elles’approchade laported’entrée,sonna,etlamusiquedupianocessaauloin.Quelquessecondesplustard,laportes’ouvrit.

—Oui?— Je suis désolée de passer sans prévenir, commença Frieda. Nous nous sommes déjà

rencontrées.—Oui,jemesouviens.Aisling semblait hésitante.Ses traits fins étaient tirés et depetites ridesqueFriedan’avait pas

remarquéesauparavantsoulignaientlecontourdesabouche.—Lesenfantsnevontpastarderàrentrer,dit-elle.Mais elle s’effaça pour laisser entrer la psychothérapeute dans l’appartement aux proportions

spacieuses,harmonieuses,quiluifaisaitplusl’effetd’unshowroomqued’unfoyer.IlétaitdifficiledecroirequelesWyattavaientdesenfants,etFriedasedemandacombiend’heuresparjourpassaitici la femme de ménage. Ses pieds glissaient sur le parquet ciré. Sur la longue table basse, desmandarinesàlacouleurvives’entassaientenformedepyramidedansunplatenboisouvragé.

—Puis-jevousoffrirquelquechose?Thé,café,unetisanequelconque?—Çava,jevousremercie,réponditFriedaens’affaissantdanslecanapémoelleux.Elledétestaitlesmeublesquil’engloutissaient.Elleaimaits’asseoirbiendroite.— Donc. Y a-t-il quelque chose que vous souhaitiez me demander ? Frank n’est pas là,

évidemment.—C’estpourcelaquejesuisvenue.J’aipenséqu’ilseraitaubureauetquevosenfantsseraientà

l’école.—Jenecomprendspas.—JevoulaisvousparlerdevotreliaisonavecRobertPoole.—Commentosez-vous?Elleserelevad’unbondetseplanta,minceetdroite,tremblantedefureurdevantFrieda.—Commentosez-vous?—Quelqu’unl’atué,Aisling.Çapeutnousaider.—Sortezd’ici.—Trèsbien.Friedasemitdeboutetrepritsonmanteausurl’accoudoirducanapé,fouillantdanssapoche.—Maissivoussouhaitezm’enparler,voicimacarte.Ellehésita,puisajouta:—Jenedirairienàlapolicepourlemoment.—Iln’yarienàdire.Les deux femmes se dévisagèrent, après quoi Frieda salua d’un signe de tête et sortit. Par la

fenêtre,ellevitAislingdeboutlàoùellel’avaitlaissée,contemplantfixementsacartedevisite.

—Entre,entre,entre!s’écriaOlivia.

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Elleétaitenmodehôtesse,d’humeurexpansiveetlégèrementivre,déjà.Vêtuedeveloursvert,lescheveuxrelevés,lesbouclesd’oreillestintant,elleentraînaFriedaàl’intérieuretl’embrassasurlesdeuxjoues,avantd’effacerlestracesderougeàlèvresd’undoigthumectédesalive.L’entréeétaitenvahie de chaussures. On trouvait également un piège à souris au pied de l’escalier, vide, pourl’heure.

—Elleestlà?—Tanotaire…—TessaWelles.—Pasencore.Maiselleaappelépourdirequ’elleétaitenroute.Elleavaitl’aira-do-rable.Elle

amènesonfrère.—Pourquoi?Ilestnotaire,luiaussi?—Non,maiscommeilsarrivaientdumêmecoinetqu’ilsvontensuiteauthéâtreensemble…Oliviafitungestevaguedanslesairs.Levernisécarlatedesesongless’écaillait.—…j’aiditqueçaneposaitaucunsouci.—T’asbienfait.As-turassemblétoustesdocuments?—Ehbien…Vois-tu,c’estunpeuleproblème.J’aifaitdemonmieux.Tusaiscommentçase

passe,cegenred’affairesatendanceàdisparaître,onnesaitpaspourquoi.SurquoiOliviaouvritdegrandsyeux,àl’instard’unprestidigitateurquiviendraitderéaliserun

tourdemagie.—Elledoitavoirl’habitude.OùestChloë?—Àuneflashmob,untruccommeça,jenesaispastropaujuste.—Qu’est-cequec’estqueça?—Jen’aipasvraimentcompris,réponditOliviad’untonévasif.C’estorganisésurFacebooket,

detoutefaçon,elleestavecSammyetlefrèredeSammy,leurscopains,etelleadix-septans.La sonnette retentit et elle alla ouvrir, le faisant avec une telle énergie que le battant rebondit

contrelemur:Friedaeutletempsd’entrapercevoirdeuxvisagesahurisavantqu’ilnesereferme.—Désolée,ditOlivia,toutenrouvrantlaporte.Entrez,jevousenprie.Frère et sœur, cela allait sans dire. Ce n’était pas seulement que les deux étaient grands et

longilignes,etqu’ilsavaientlesmêmescheveuxd’unblondroux–mêmesiceuxdemonsieurétaientcoupéscourtettiraientsurlepoivreetsel–,ilsavaientégalementlemêmevisageovaleetlesmêmesyeuxgris-bleu.

—Bonjour,fitTessa.ElleaperçutFriedaetluiadressaunsourire.—Jevousprésentemonfrère,HarryWelles.Harryserralamaind’OliviapuiscelledeFrieda.—Faitescommesijen’étaispaslà,déclara-t-il.Jepeuxresterdanslavoiture,sivousvoulez,

ou simplementmeposer quelquepart pendant quevousparlez. J’ai largement dequoim’occuper,pleindetravail.

—Vousvousjoignezànous?demandaTessaàFrieda.—Je luiaidemandédevenirpouravoirsonsoutienmoral,expliquaOlivia. Jecraignaisque

vousnesoyezunefemmeredoutableentailleuràrayures.Maisjecroisquejepeuxm’entirertouteseule.Entrezausalon.C’estunpeulefoutoir,j’enaibienpeur.Mêmesij’aiessayéd’arrangerunpeuleschoses.

—Oùvoulez-vousquejem’installe?demandaHarryàFrieda.—Vouspourriezessayerlacuisine,réponditFrieda,dubitativement.Ilsepeutqu’ellenesoitpas

enétatdevousrecevoir…Onjetteunœil?—Waouh…,s’ébahitHarry,d’untonquasiadmiratif,enpénétrantdanslapièce.Jevoisceque

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vousvoulezdire.—Jepeuxvousfaireunpeudeplacesurlatable.—Etvous,vousvousmettrezoù?—Jemesuisditquejepourraispeut-êtrefaireunpeudeménage.Encorequejenesachepas

vraimentparoùcommencer.—Jevaisvousdire:pourquoiest-cequejeneferaispas,moi,lavaisselle?—C’esthorsdequestion.—Pourquoi?J’adorefairelavaisselle.Vouscroyezqu’ilyauraitdesgantsàmataille?—Non.—Etsi.Lesvoilà.Illesenfilaenlesfaisantclaquerl’unetl’autre.—Parfait.Envoyez,c’estparti.—C’estparfaitementdéplacé.—Déplacé?—Oui.—Çavousgêne.—Oui.Ilroulalesgantspourlesôter.—Jenevoispaspourquoi.Peut-êtrequevouspourrieznousservirunthé?—Jen’aipasenviedethé.—Unverredevin?C’estTessaquiconduit.Jevoisaumoinsquatrebouteillesouvertes.—Trèsbien.Jevaisvousfaireduthéetvousvousinstallezàcettetable.Elledébarrassalatableducendrier,desverresdevin,desmugsetdesassiettessales,puisfitun

tasaveclesjournauxetmagazines.Ilyavaitplusieurslettresnonouvertes,desfacturespourautantqu’ellepuisseenjuger,qu’ellemitdecôtépourplustardàl’intentiond’Olivia.

—Là.Asseyez-vous.—Vousêtestêtue.—Oui.Jevaisjusteessuyerlatable.—Jemetsdel’eauàchauffer,jepeux?—Vouspreneztoujoursvosaisesdelasorte?—Ahbon?Ileutl’airétonné.—Jenesaispas.Friedapréparadu thé tandis queHarryWellesouvrait samallette, en sortait despapiers qu’il

disposa sur la tabledevant lui, sansparaîtredisposé à travaillerpour autant.Rangeant les assiettesdanslelave-vaisselle,Friedasesentaitobservée.

—Quefaites-vousdanslavie?demanda-t-elleenfin.—Jesuisconseillerenfinances.Ça,généralement,çacoupelachiqueàtoutlemonde.—Quelgenredegensconseillez-vous?—Tous.Certainsontunegrossefortuneetveulentsavoiroùplanquerleurargentàl’étranger,

d’autres ont du mal à boucler leurs fins de mois. Je m’occupe aussi de quelques associations debienfaisance.Lesdifficultésdanslesquelleslesgensseretrouventpourdesraisonsd’argent,c’estàpeinecroyable…

—Jepensequesi,aucontraire.—Maisvousnon.Jeveuxdire,vousnevousmettezpasfinancièrementdanslepétrin.—Non.—Évidemmentquenon.J’aiouïdirequevousétiezthérapeute.

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—Eneffet.Souvent les gens réagissaient à l’annonce de sa profession par une plaisanterie quelconque,

teintéed’anxiété,surcequ’ellepercevaitdeleurcomportementetdeleurfaçond’être,commesielleétaitdouéed’onnesaitquelleinquiétantevisionauxrayonsX.HarryWelles,calantsonmentondanssesmainspourlaregarderdroitdanslesyeux,déclara:

—Oui.Jepeuxcomprendrequ’ons’enremetteàvous.Puisilajouta,avecuneparfaitedécontraction:—Accepteriez-vousdedîneravecmoivendredi?Friedaluiservitsonthé.—Soit.—Bien.Rendez-vousàconfirmer.Quelestvotree-mail?Elleleluicommuniqua,ilpritnote.Enfin,ilouvritundossier,s’emparad’unstylo,etsemitau

travail.Friedasouritensonforintérieurets’attaquaàunecasseroleparticulièrementrécalcitrante.

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Chapitretrenteetun

Friedasepréparapourelle-mêmeunthénormal–unthéd’ouvrier,d’unbrunacajou–etunthévertpourAislingWyatt.Quandelleluitenditlemugau-dessusdelatable,lajeunefemmerefermalesmainsdessus.

—C’est comme si j’avais besoin deme réchauffer, dit-elle. Il fait si froid. Je l’ai senti toutl’hiver. Il n’a pas cesséde faire froid.Certains jours, quand je suis alléemepromener le longdufleuve,jem’attendaispresqueàcequ’ilgèle.Ilgelaitautrefois,n’est-cepas,ilyaquelquessiècles?OnpatinaitsurlaTamise.

—Etonyfaisaitmêmelafête,ajoutaFrieda.Descarnavals.—Elleauraitdûgelercethiver,repritAisling.Lefroidétaittellementmordant.Ellefaisaitl’effetd’unefemmevolontierssujetteaurefroidissement–minceetautempérament

nerveux.—C’estàcausedel’ancienpontdeLondres,réponditFrieda.—Del’ancienpontdeLondres?Quelrapport?—Ilralentissaitledébitdufleuve,expliquaFrieda.AislinginspectalesalondeFriedacommesielledégelaitpeuàpeuetprenaitconsciencedeson

environnement.—C’estjoli,chezvous.—Merci.—Vousavezdetrèsjolieschoses.Celle-ciparexemple.Elles’emparad’unbolenporcelainevert.—D’oùvient-il?—C’estuncadeau.—Est-ceiciquevousrecevezvospatients?—Non,réponditFrieda.Dansl’ensemble,jelesvoisdansuncabinetàdeuxpasd’ici.—Accepteriez-vousdemeprendreenconsultation?— Ce n’est pas souhaitable, en raison des circonstances dans lesquelles nous nous sommes

rencontrées.Maispourquoiauriez-vousbesoindemevoir?—Oh,rienettout…,réponditAisling.Parcequeriennevaplus,parcequejenemènepaslavie

quejepensaisavoir,parcequejemedéteste.Çasuffitpourcommencer?Toutens’adressantàFrieda,Aislings’abstintdeposer lesyeuxsurelle.Ellecontemplait son

thé,lapièce,toutcequipouvaitluipermettred’éviterdecroisersonregard.— J’ai l’impression que vous feriez bien d’aller consulter votre généraliste d’abord, lâcha

Frieda.Maisjepeuxcertainementvousrecommanderquelqu’un.Aislinglaregardaenfin.—J’imaginequevousn’ytenezpas,déclara-t-elle.C’estcompréhensible.Vouscollaborezavec

lapolice.C’estvotrepriorité.—Ilestvraiquejecollaboreaveclapolice.Aislingeutunsourireameretajouta:—Etj’ailudestrucssurvousdanslapresse.Ondiraitquevousavezvospropresdifficultés.—Sij’aimoi-mêmedesproblèmes,pourquoivouliez-vousmeparler?—Quandvousm’avezposédesquestionssurBertie,jevousaitrouvéeplutôtsympathique.—Etaujourd’hui?—Cettefille,dansl’article,soutientquevousvousêtesservied’elle.C’estvrai?—J’aicontribuéàlasauver.Maislefaitqu’onvousportesecourspeuts’avérerdouloureux.

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—Peut-êtrequecequ’ellevoulaitdire,continuaAisling,c’estquevousvousimmiscezdanslavied’autruietsecouezlecocotier,etqu’ensuitevousn’assumezpaslesconséquencesdecequevousavezdéclenché?

—Est-cel’impressionquejevousaifaite?Aisling but une gorgée de son thé, puis reposa lemug très soigneusement sur la petite table

devantelle.—Quandj’airencontréFrank,ontravaillaittouslesdeuxdanslamêmeboîte,luietmoi.Dans

lemêmeservice.Jeréussissaisplutôtmieuxquelui,jepense.Ensuite,onaeuJoeetEmilyet,bla-bla-bla,dujouraulendemain,jemeretrouveaufoyer,luireçoitunepromotion,etjem’ennuierienqu’àvous ledire, un tel cliché, vraiment…Cen’est pasmongenre, vous savez.Quand j’étais à la fac,c’étaitmoi qui trouvais les autres rasoir. Si j’avais puvoir, à vingt-deux ans, celle que je serais àtrente-deux,j’aurais…ehbien,j’auraisfaitquelquechosederadical.JemeseraistiréeenAmériquelatine.

ElledéfiaitFriedaduregardàprésent.—Jesaisquevousallezmeconseillerdevoirlecôtépleinduverre.Vousallezmedirequej’ai

deuxenfantsmerveilleux,unappartementmagnifique,quej’aimoi-mêmepriscettedécisionetquejedois l’assumer. Vous allez me dire qu’au fond de moi, je ne devais pas aimer travailler dans uncabinetd’expertisecomptableetquejemesersjustedesenfantscommeexcuse.

Friedareposasonproprethésurlatable,sansl’avoirgoûté.—Parlez-moideRobertPoole,l’encouragea-t-elle.—Quand Frank rentre le soir et que je luimontre ce que j’ai fait dans le jardin ou dans la

maison,sesyeuxnefontquepasserdessus.Bertieétaitdifférent.Ilmanifestaitdel’intérêt,ilavaitdesidées.Ilécoutaitlesmiennes,aussi.

Elles’arrêta,commesielleattendaitqueFriedaprennelaparole,maiscelle-cigardalesilence.Aislingreprit,presquepourelle-même:

—Jen’avaisjamaiscrupouvoiréprouverçadenouveau.J’avaisl’impressiond’êtrevue.Jesaiscequevouspensez.

—Sansdoutepas,non.—Vouspensezquejedoismesentircoupabled’avoirétéunemauvaiseépouseetunemauvaise

mère.Maisenréalité,non.Onfaisaitl’amourquandlesenfantsétaientsortis.Emilyvaàlagarderiequatrematinéesparsemaineetchezunenounoutroisaprès-midi.Etonlefaisaitdanslachambredesenfants.Enpartiepourdesraisonspratiques.Sinon,jemeseraisinquiétéedecequ’ilrestedesodeursquelconques sur les draps et j’aurais dû les laver à chaque fois, sans compter queFrank aurait puremarquerquelquechose.Mais ilyavaitautrechose.Quandonétaitallongésnusdans lachambredesenfants,avecleursaffairestoutautour,leursjouets,c’étaitunefaçondedire«merde»àtoutça,àcequej’étaisdevenue.Çavouschoque,j’imagine.

—Non.Avez-voussongéàquittervotremari?— Pas vraiment, répondit Aisling. Non, pas du tout. De toute façon, les rapports sexuels ont

cessé au bout d’unmoment,même si le sentiment d’intimité est resté.On a envisagé de travaillerensemble.

—Etdefairequoi?—Ilavaitenviedeconcevoirdesjardinsentantquepaysagiste,etdefairedudesignd’intérieur,

également.Aislingsourit.—OnsebaladaitdansGreenwichenregardantlesjardinsdesgens.Onvoyaitbienqu’ilexistait

unréelbesoindanscedomaine,quelqu’unquipuissevenirchezeuxetprendreleschosesenmain,résoudre les problèmes à leur place, afin qu’ils puissent se consacrer à autre chose. Les gens ont

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l’argent nécessairemais ne savent pas comment obtenir ce dont ils ont envie, au fond.Quiconquetrouvelemoyend’accéderàcesgensnepeutéchouer.Voilà:onaparlédemonteruneaffairedecetordre.

—Avez-vousfaitplusqu’enparler?Aislingdétournaleregard,avecunhaussementd’épaules.—Qu’avez-vousfait,aujuste?demandaFrieda.—C’esttoutcequicompte,pourvous,répliquaAisling.Vousnepensezqu’àvotremissionpour

lapolice.—Jenepeuxpasvousaidersivousnemeditespaslavérité,répliquaFrieda,cequisignifie:

toutelavérité.Mêmelespassagesmoinsévidents.Aislingsecouvritlabouchedelamain,puissefrottalafigurecommesielleladémangeait.—Certaines informations paraîtraient bizarres si elles venaient à être connues, etmaintenant

qu’ilestmort,jenesaispascequivasepasser.—Siquoivenaitàêtreconnu?—J’aiapportéuncertainsoutienàBertie,c’esttout.Financier,enpartie.—Combien?—Quelquesmilliers, répondit Aisling demanière quasi inaudible. Plus que ça. Un peu plus.

Vingt-cinqmille.Trente,quarante,peut-être.Par là.C’estmonargentautantqueceluideFrank.Onpartagetout.Etj’aimonproprecomptebancaire.

—Enavez-vousparléàvotremari?—Je comptais lui parler duprojet quand il serait unpeuplus abouti.Tout se serait très bien

passé,mais voilà que soudainBertie estmort.C’est une catastrophe, je le sais,mais on a pasmald’argentdecôté.Etiln’examinepasmesrelevésbancaires.Pourquoileferait-il?J’ensuismalade,maisçadevraitaller.Toutçasetasseraetfiniraparretomberdansl’oubli,voilàcequejemedis.Jeveuxdire,çan’arienàvoiraveclamortdeBertie,justeavecl’échecd’unmariage.Notreéchec…çan’arienàvoiravecquoiquecesoitd’autre.Vouslevoyezbien.

Friedasoutintsonregard.—Vouscomprendrez,j’ensuissûre,quejesuisobligéed’enparleràlapolice?—Non !Pourquoi ?Çan’a aucun rapport. Je suis venuevous voir parce que je vous faisais

confiance.—Vous êtesvenuemevoir parceque jem’étais renducomptequevous aviez euune liaison

avecRobertPoole.—Jecroyaisquevouscomprendriez.Jenepensaispasquevousmejugeriez.—Jeneportesurvousaucunjugement,Aisling.Unhommeaétéassassiné.—Pasparmoi.—Jesuisobligéedeleurdire.—MaisFrankl’apprendra.Vousneluienparlerezpas,si?Vousnepouvezpas,detoutefaçon.

Vousn’avezpasledroitdetrahirlessecretsd’unpatient.—Vousn’êtespasmapatiente,corrigeaFrieda.Maisjeneluidirairien.Vousdevriezenvisager

delefairevous-même,mêmes’ilnel’apprendpasparlapolice.—Jenepeuxpas.Vousnecomprenezpascommentilest.Ilnemepardonnerajamais.—Laissez-luiunechance.Detoutefaçon,jepensequ’ilestdéjàaucourant.

Frieda n’était rentrée chez elle que depuis quelquesminutes lorsqu’on sonna à la porte. Ellemontaitl’escalierpourallerprendreunedouche,etfitdemi-tourpourouvrir.

—Bonjour?VousêtesledocteurKlein?Sur le seuil, une femme jeune au visage enfantin, avec une expression d’excuse autant que

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d’impatience.Friedaavait l’impressionqu’elleallaitsefendred’unesecondeà l’autred’unsourireenthousiaste, et qu’alors, des fossettes se creuseraient sur ses joues.Ses cheveuxchâtains, bouclés,étaient coupés assez court mais restaient néanmoins destructurés, ses joues et son nez étaientparsemésdetachesdesonetlesirisdesesyeuxdebiche,marronetpailletés.

—Jesuisdésoléededébarquercommeça.Jem’appelleLiz.LizBarron.—Quepuis-jepourvous?Ellefrissonna.—Ilfaituntempsépouvantabledehors.Puis-jeentreruninstant?—Pasavantquevousnem’ayezditquivousêtes.—Biensûr,pardon.Jevoulaisvousdemandervotreavissurquelquechose.J’espéraisquevous

pourriezm’aider.—Àquelsujet?—JesuisjournalistepourleDailySketch.—Jevois.—J’écrisunpapier,genrearticle«tendance»,surlesforcesdepoliceencestempsdesoupçons

généralisés et de restrictions budgétaires. Bien disposé à leur égard, dans l’ensemble, maiss’efforçantd’examinerlachosesoustouslesangles.

—Jenefaispaspartiedelapolice.—Jesais,jesais,répondit-elleenrougissant.Jenem’expliquesansdoutepastrèsbien.Cequ’il

ya,c’estquemonéditeurapenséqueceseraitunebonneidéedefocalisersurunaspectparticulier,ouunehistoireparticulière.Jemedemandaissijepourraisvousparlerdevotreimplication…dansl’affaire Dean Reeve, évidemment, et aujourd’hui, avec ce Robert Poole. J’ai été tellementimpressionnéeparcequevousavezaccompli,etjesaiscequeJoannaTealeaécritsurvous.C’étaitvraimentunpapierdégueulasse. Jemesuisditqueceseraitune formidableopportunitépourvousd’exposer votre version de l’histoire.Ça doit être affreux de ne pas pouvoirmettre les choses auclair.

—Pasvraiment.Cela ne sembla pas déstabiliser Liz Barron le moins du monde. Son agréable visage

resplendissaitdesympathie.—Vouspourriezmeracontercequis’estpassé,etcequevousfaitesmaintenant,etcequeçafait

d’êtreconsultant.—Non.—Etonpourraitmêmeenvisagerdevousdédommagerpourlapeine.—Non.Sonexpressiondemeurainaltérable.—Voussentez-vousresponsabledelamortdeKathyRipon?—Jeneveuxpasmemontrermalélevée,maisjevaisàprésentfermerlaporte.—Pourquoilesgensdevraient-ilsfinancervotrecollaborationdansl’affairePoole,alorsque…Friedarefermalaporte.Ellegravitl’escalieretpritsadouche,s’attardantlonguementsouslejet

cinglant,toutens’efforçantdenepenseràrien.

—Tiens,tiens,tiens…,commentaKarlsson.Alorscommeça,MrsWyatttrompaitsonmariavecnotreRobertPoole.

Ilsétaientenvoiture,enrouteversledomiciledeMaryOrton.Friedagardalesilence,leregardperduparlafenêtre.

—EtilamislamainsurMrsOrtonpourl’amenerensuiteàmodifiersontestament.—Ilatentéde,corrigeaFrieda.

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—IlacouchéavecMrsWyatt,puisluiatapésonfric.Pensez-vousqu’illafaisaitchanter?—Jenecroispasquec’étaitnécessaire.Elleaditqu’ilsétaientsurlepointdemonteruneaffaire

ensemble.—Jamaisentendupersonneappelerçacommeça,ironisaKarlsson.MrWyattétaitaucourant,à

votreavis?—Ilyavaituntrucbizarre,dansleurfaçondesecomporterl’unvis-à-visdel’autre.Ilsnese

regardaientpas,presquecommes’ilsredoutaientqueleursregardssecroisent.J’aieul’impressionqu’ilssecachaientmutuellementquelquechose.Onsaitcequ’ellecachait,elle,maislui?

—Alorsilsavait?—AislingWyattsoutientquenon.Maisjen’ensuispassisûre.Karlssoneutl’airsongeur.—Ilcoucheavecvotrefemme,vouspiquevotreargent.Etensuite,onretrouvelecorpsàmoins

dedeuxkilomètresdechezvous.J’aihâted’interrogerFrankWyatt.—J’aiditàAislingWyattquej’allaisvousledireetqu’elleferaitbiendeluiparleravantque

vousnelefassiez.—Etpourquoidoncavez-vousfaitunechosepareille?Maintenant,ilserasursesgardes.—Parcequec’étaitlachoseàfaire.—Lachoseàfaire?Vis-à-visd’elle,Frieda,oupournotreenquête?—Aucunedifférence.Questiondecorrection,c’esttout.—Vousêtesdansquelcamp?—Dansaucuncamp.Karlssonrespiraprofondément,seretenantdeproférerquelquegrossièreté.—Qu’avez-vouspensédesfilsdeMaryOrton?—Ilsnemeplaisentpas,réponditKarlsson.—Maisonn’aaucunindicecontreeux?—Ilsavaientunmobile.Unsacrémentgrosmobile.Leproblème,c’estquejenecroispasqu’ils

s’ensoientaperçusavantqu’ilsoittroptard.

MaryOrtontintàpréparerduthéetàsortirdesbiscuits.Ellenecessaitdes’excuserden’avoirpas faitdegâteau.Friedavit combien sesmains–couvertesde tachesdevieillesse,parcouruesdegrossesveinesbleuessouslapeaulâche–tremblaientquandelledisposalestasses.Elleportaitunejupe vert foncé et un chemisier blanc, avec un fin cardigan par-dessus. Mais sa chemise étaitboutonnéedetravers,dévoilantletricotdecorpsdémodéendessous,bordédedentelle,etsoncollantavaitfilé.

—Noussommesvraimentdésolésdevousdérangerànouveau,ditFriedad’unevoixdouceàlavieillefemme.Nousvoulionsjustevérifierquelquespointsavecvous.

—Jeferaitoutmonpossiblepourvousaider.Ellesaisitlatasseavecdesdoigtsgauches,calantsapetitecuillèresurlecôtédansuntintement.— Simple routine, ajouta Karlsson, qui se voulait apaisant. Nous aimerions juste confirmer

quelquesdétails.Telsqueladateàlaquellevosfilsvousontrenduvisitepourladernièrefois,parexemple.

Elleleregarda,avantdebaisserlesyeuxsursonthé.—Pourquoi?demanda-t-elle.—Nous cherchons juste à établir qui a croiséRobert Poole, expliquaFrieda. Il n’y a aucune

raisondes’inquiéter.—Jenesaispasquandilssontvenus.—Sont-ilsvenuscetteannée?

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—Ilssonttrèsoccupés.—Jesais.Etilshabitentloin,ilestdoncdifficilepoureuxdevenir,ditFrieda.—Cenesontpasdemauvaisfils.—Maisvousnelesvoyezpastrèssouvent?—C’estpourlespetits-enfantsqueçam’ennuie.—Ilsgrandissentsivite,convintFrieda.Enquelquesmois,c’estfoucequ’ilschangent.—J’aimeraismieuxlesconnaître,convintMaryOrton.Non.Pascetteannée.—L’annéedernière,alors?—Ilsnevousl’ontpasditeux-mêmes?—Tousdeuxontditqu’ilsétaientpassésdurantl’été.—Oui.Çadoitêtreça.—Donc,ilsnesontpasvenusdepuishuitmois,parlà.Illeursemblaitcrueld’insisterainsi.MaryOrtonrelevalesyeux.—Huitmois,concéda-t-elleàvoixbasse.—Leuravez-vousdit,àl’unouàl’autre,queRobertPoolevousdonnaituncoupdemaindans

lamaison?—Jenevoulaispas.Jen’avaispasenviequ’ilssesententcoupables.—Parcequevousleuraviezdéjàparlédelafuite?—Jen’aimepasfairedeshistoires.Ilsontditquecen’étaitsansdoutepasgrand-choseet,que

detoutefaçon,leschosess’arrangeraientauprintemps.—Jevois.—VotreamiJosef,ajoutaMaryOrton,enseranimantàvued’œil,ilafaituntravailformidable

surletoit,etaveclachaudière.—Jesuisheureusequ’ilaitpuvousaider.—Vraimentcharmant,cejeunehomme.Ilmeracontedeshistoiresdesonpays,etmoi, je lui

parledeLondres,autrefois.Iladoremongâteauaucitron.Etiladitqu’ilmeprépareraitunpainaumieletauxgrainesdepavotqu’ilmangeaitenfant,mêmes’iloubliera,sansdoute.

—Jesuissûrequenon,réponditFrieda.—Lesgenssontsioccupésdenosjours.Maisquandondevientvieuxetqu’onvitseul,letemps

passesivite,etpourtantsilentementàlafois.C’estbizarre,vousnetrouvezpas?—Oui,c’estbizarre.—Personnenevousdit,quandonestjeune,commentçasera.—Etcommentc’est?—Ondevientcommeunfantômesoussonpropretoit.Justeavantqu’ilsnes’enaillent,Karlssons’arrêtadevantl’urnesculptéecontenantlescendres

dumarideMaryOrton.Ill’effleuratoutdoucementdesonindex,suivantlesspiralescreuséesdanslesveinesdubois.

—C’esttrèsjoli,ettrèsoriginal.Quil’afabriquéepourvous?Ellevintlerejoindre,sipetiteàcôtédelui.—Elleaététailléedansunormetombédansnotrejardinilyadesannéesdeça.Ilmesemblait

naturelquelesrestesdeLeonardreposentdansunobjetissudel’arbrequ’ilavaittantaimé.—Mmm.Karlssonhochalatêtepourl’encourageràpoursuivre.—Vousrappelez-vouslenomdufabricant?Ellefronçalessourcils,songeuse,puisajouta:—Une société appelée LivingWood. Je crois.Mais je pourrais vérifier. Si j’ai conservé les

papiers.Pourquoi?

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—Ilm’atapédansl’œil.C’estvraimenttrèsbeau.Elleluiadressaunsourirerayonnant.Friedavitdequellemanièrerespectueuseils’inclinaitvers

lavieilledame.Ellesedétournad’eux,étrangementémue.

—Pourquoiteniez-vousàsavoirquiavaitfaitcettepetiteurne?demandaFrieda,unefoisqu’ilseurentregagnélavoiture.

—MrsOrton,JasmineShreeveetAislingWyattonttoutesdetrèsjolisobjetsenboischezelles.Ilpourraityavoirunlien.

—Ahoui,jevois.—J’aidit:«pourrait».—Voilàquiétaitfinementobservé.—Maisjevousremercie,docteurKlein.—Pourquoivousêtes-vousmisàfumer?Illuilançaunbrefregardencoin.—D’oùtenez-vousça?—Jemetrompe?—Vouslesentezsurmoi?—Non.Justelesbonbonsàlamentheextraforte.—Jeneveuxpasquemesenfantslesachent,dit-il.Ils’apprêtaitàajouterquelquechosequandilseretint.—Vouspouvezparler,voussavez.—Non.Jenecroispaspouvoir.Ilmitlesessuie-glacesenrouteetallumalesphares.—Bonsang,vousnedétestezpaslemoisdefévrier,vous?

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Chapitretrente-deux

SituéedansunepetitezoneindustrielleàDalston,l’entrepriseLivingWoodoccupaitlerez-de-chausséed’unbâtimenthébergeantégalementuneassociationdeprotectiondesanimaux,unesociétéconfectionnant des chapeaux et un fabricant de panneaux signalétiques.Une fois la porte franchie,c’était un autre univers. Des planches de bois étaient adossées aumoindre centimètre demur. Aumilieudelapiècetrônaientd’énormesmachines–sciesetautresrabots–,dontl’uneétaitactionnéeparunjeunehommeenmarcelblanc,penchésursonouvrage,avecdelasueursursesépaulesnues.Une riche odeur de résine flottait dans les airs. Yvette dut crier pour se faire entendre. L’hommeéteignitl’enginetseredressa,s’essuyantlefrontdudosdelamain.

Ellebranditsonbadge.—C’estvousquidirigezcetteentreprise?—Non,monpère.Iln’estpaslà.Sijepeuxvousaider…L’hommeregardaMunster,quiexaminaitunemachine,unétaupeut-être,avecuneénormelame

bienlourde.—Faitesgaffe,ditl’homme.Vousvoustrompezdeboutonetvousylaissezunbras.—Onaunelistedenoms,poursuivitYvette.J’aimeraisvousdemanders’ilsvousévoquentquoi

quecesoit.—OK.Elleluiremitlalistedactylographiée.Ilyjetaunœil.—Cesontdesclients,dit-il.Yenadeuxquinemedisentrien.Faudraitquejevérifiedansl’ordi

maispeut-êtrequ’ilsensont,euxaussi.Il se dirigea vers un petit espace séparé du reste de la pièce où se trouvaient un meuble de

rangementetunordinateur.Ils’assitdevant,pressaquelquestouches,ouvritunelistedenomsetlafitdéfiler.

—Tous,saufladernière,dit-il.SallyLea.Jenesaispasquic’estetellenefigurepasdansnotresystèmeinformatique.Onafaitdestrucspourlesautres,etplusd’unefoispourcertainsd’entreeux.LesCole,parexemple,onleurafaitunlitdansunvieuxfrêneabattuparlevent.Unsacrémorceau,celui-là.Ilafalludesmois.

—Doncvousditesquetousontachetédeschosesquevousavezfabriquées.—Onn’estpasunmagasin,commevouspouvezvoir.Lesgensnousapportentduboisdeleur

jardinetonenfaitdesobjets.Engénéraldescoupelles,oudesplanchesàdécouper–n’importequoi,enfait.MrsOrton,là,onluiafaituneurnepourlescendresdesonmari.

—Commentvosclientsarrivent-ilsjusqu’àvous?—Onfaitde lapubdansdeuxou troismagazines.Desrevuespour lesgensqui retapent leur

maison.—Comptiez-vousundénomméRobertPooleaunombredevosclients?demandaYvette.—Robbie?Ilfixasureuxunregardcurieux.—Non.Cen’étaitpasunclient.Iltravaillaitici.—Ahoui?Quand?Ilréfléchituninstant.—Audébutdel’annéedernière,quelquesmois,seulement.Unautrehommepoussadel’épaulelaportedel’atelieretentra,portantdeuxgobeletsencarton

remplisdecafé.—Darren,cesdeuxpersonnessontdelapolice.IlsserenseignentsurRobbiePoole.

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—Quanda-t-ilcessédetravaillerici?repritYvette.Lesdeuxhommeséchangèrentunregard.—Ilyaunproblème?demandaDarren.Onneveutpasd’ennuis.—Ilyaeuuncrime.—Ça s’est mal terminé, répondit le jeune homme. De l’argent a disparu. Cette histoire m’a

rendumalade,vraiment.—Vousavezpenséquec’étaitlui?—Ons’estditquec’étaitpossible.Çasemblaitlaseuleexplicationpossible.Onl’aconfrontéet

ils’estmisdanstoussesétats.Çaaétéunsalequartd’heure.Pourtoutlemonde.—Maisilestparti.—Jeluiaidonnéquelquessemainesdesalairepourledépanner.Ilvabien?—Ilestmort.—Hein?—Onl’aassassiné.—Lavache…—Lavache…,répétaDarren,sidéré.Ohputain,lavache…—Onatrouvécettelistechezlui,danssonappartement.—SeigneurDieu.Pourquoi?—C’estcequenousessayonsdecomprendre.—Mort!—Vousvousêtesmontréstrèsserviables.Peut-êtrereprendrons-nouscontact.Yvetteluisourit.—Maisjenecroispasqu’ilfaillevoussentircoupabledel’avoirlaissépartir,ajouta-t-elle.

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Chapitretrente-trois

QuandHarrypassachercherFriedalevendredisoir,ilneluiditpasoùilsallaient.Elles’installaàl’arrièredutaxiàsescôtésetilconsultal’écrandesontéléphone.

—Jenelesaispasencoremoi-même,expliqua-t-il.—Commentça?—Ça fait partie du jeu. C’est dans le quartier de Shoreditch. C’est tout ce que je peux vous

dévoiler.—Jenecomprendspas.Quesepassera-t-ilquandnousarriveronsàShoreditch?Harrytapotasontéléphone.—Laissons-lefaire,répliqua-t-il.Ilnousdira.—Trèsbien.Jem’enremetsàlui.— Je dois vous prévenir de quelque chose. Je veux commencer parmemontrer parfaitement

honnête.—C’esttoujoursmauvaissigne,rétorquaFrieda.—Non, vraiment. Je veux juste vous dire à temps que vous devez prendre garde àma sœur.

Tessapasselamoitiédesontempsàexercerlemétierdenotairerespectueuxdela loi,maiselleapresquetoujoursuneautremotivation.

—Pourquoifaut-ilabsolumentquejelesache?—Ellem’atéléphonéaussitôtaprèsvousavoirrencontrée,enmeparlantdevousenlongeten

large.Ellem’aditqu’ellesouhaiteraitquenousfassionsconnaissance.Friedalançaunregardparlavitreavantderépondre.—J’aijusteacceptédevenirdîner,lâcha-t-elleenfin.—Jesais.Enfait,jecroisquecequejechercheàvousfairedire,c’ests’ilyaquelqu’undans

votrevie.—Non.—Bien.Pourquoiai-jel’impressionqu’ilyaun«mais»quivientderrière?—Jenesaispas.Jenecomptaispasajouterquoiquecesoit.—Peut-êtrevenez-vousderompreavecquelqu’un.Friedacroisasonregardbleu-gris.Àquandpeut remonterun«venez-vousde»?Elles’était

séparée de Sandy en décembre, plus d’un an auparavant. Aux yeux de Harry, cela devait fairelongtemps,pensait-elle;pourlaplupartdesgens,entoutcas,oui.Commentmesure-t-onl’absence?Ils’étaitécoulédesminutesdevenuesdesheures,etlesheuress’étaientmuéesendésertinterminable.Ilyavait eudes joursmorneset comme lestésdeplomb,etdes semainesentièresqu’elle avaitdûs’obligeràtraverser,centimètreparcentimètre.Commentsait-onquandsoncœurestànouveauprêt?Peut-être,chezquelqu’uncommeelle,lecœurn’était-iljamaisprêtetfallait-illeforceràs’ouvrir.

—Ilyavaitquelqu’unilyapeu,répondit-elledoucement.—Quiavaitbiendelachance.—Non.Jenecroispas,non.—Maisc’estfini?—Ilestparti.Loin,songea-t-elle.EnAmérique,surunautrecontinent.—Etjen’aipasenvied’enparler.—Jenecomprendspascommentonpeut…Harrys’interrompit.—Désolé.Onvientseulementdefaireconnaissanceetjeneveuxpasmemêlerdecequineme

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regardepas.—Çava.—Maisjevoustrouvetrèsbelle.—Merci.Sur ce, avez-vousdécouvertoùnousallionsouest-ceencoreunmystèrepour l’un

commepourl’autre?OnestpresquearrivésàShoreditch.—Biensûr.Évidemment.Uneseconde.Ilconsultadenouveausontéléphone,puisouvritlacloisondeverrequileséparaitduchauffeur

etsepenchapourluiparler.—Peut-êtreferiez-vousmieuxdenouslaisseràcecarrefour.IlsdescendirentdevoituredansShoreditchHighStreet.—Jetravaillaisautrefoisdanslecoin,expliquaHarry.Etàl’époque,jepensais–enfait,jen’ai

pasfaitquelepenser,jel’aiégalementdit–quecequartierdeLondresneserelèveraitjamais.Cinqans plus tard, environ, je lisais dans une revue américaine que le quartier deHoxton était le plusbranchédelaplanète.

Iltapotal’écrandesontéléphone.—Parfait.Suivez-moi.Ils quittèrent la grande artère et Harrymena Frieda à travers un dédale de rues, vérifiant de

tempsàautresoncheminsursonportable.—Nousyvoilà,dit-ilenfin.Enfin,àencroirel’appareil.Ils se trouvaient devant la porte en acier de cequi ressemblait à un entrepôt.Harrypressaun

boutonàl’interphone.Unevoixsefitentendredansungrésillement.—HarryWelles,etuneinvitée,indiquaHarry.Undéclic retentitet ilpoussa laporte. Ilsentrèrentetgravirentquelquesmarchesmétalliques.

Parvenusausommet,uneautreportes’ouvritetunefemmelesaccueillit.Elleétaitplantureuse,avecunechevelureblondechatoyantequiretombaitenunecascadedeboucles,etportaituntablierblancparcourud’ununiquetraitd’unrougesombre,dehautenbas.Ellelesconduisitdansunpetitloft,toutde plancher brut et de murs de briques, avec conduits de chauffage apparents, le tout pourvu deradiateursmétalliques.Devastesbaiesoffraientunevue imprenablesur laCity.Sur lescinq tablesfaites de bric et de broc, quatre étaient déjà occupées. La femme les conduisit à la dernière. Ils yprirentplace.

—MonnomestInga,ditlafemme.EtjeviensduDanemark.Monmari,Paul,vientduMaroc.Nouscuisinonsensemble.Jevaisvousservirduvinetdesplats,aucunchoixpossible.Pasd’allergiesouderégimesenvogue?

HarrysetournaversFrieda.—Désolé,j’aioubliédevousposerlaquestion.FriedasecoualatêteetIngas’éloigna.Ellerevintavecunpichetdevinblancetuneassiettede

poissonsmarinésàlacrème.Quandilsfurentdenouveauseuls,FriedaregardaHarry.—Maisqu’est-cequec’estquecetruc?Harryexaminalecontenudesonassiette.—Çameparaîtplusdanoisquemarocain,commenta-t-il.—Non,jeveuxdire:toutça.Elleindiqualeslieuxd’ungeste.—Toutça.—Oh,ça?C’estunrestaurant«pop-up».Onentrouvequandonsaitcommentchercher.—Pop-up?— Ils vont et viennent, avec des gens bizarres qui font leur petite salade bizarre pour des

groupesdegensrestreints.

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—Est-cebien…euh…légal?demandaFrieda.—Jel’espère.Entoutcas,vousdevriezlesavoir.C’estvous,lapolicière.—Pasexactement,non.Illeurversaduvinàtouslesdeux.— Je suis fasciné, dit-il. Une psychothérapeute qui travaille pour la police. Comment est-ce

arrivé?—C’estunelonguehistoire.—Parfait,répliquaHarry.J’adoreleslongueshistoires.Etc’estainsique,tandisquelatablesecouvraitdepetitesassiettesdeviandesfumées,deyaourt,

de pâtisseries savoureuses, Frieda lui parla d’AlanDekker, des recherchesmenées pour retrouverMatthew,dujumeaud’Alan,DeanReeve,etdesafemmeTerry,quis’étaitrévéléen’êtrequelapetitefilledisparuevingtansauparavant.Elleprocédaàquelquescoupesdans l’histoire :ellepassasoussilence la mort de Kathy Ripon, ainsi que la certitude, récemment acquise, que Dean se baladaittoujoursdanslanature.

Harry savait écouter. Il était penché par-dessus la table, mais pas trop, et hochait la tête,manifestantparfoissonattentionpardepetitsmurmures, sans l’interrompre.Quandelleeut fini, ils’enquitdel’affairesurlaquelleelletravaillaitencemoment,etellesesurpritàseconfier.ElleluidécrivitMichelleDoyceetensuite,sansmentionnerlenomdesesvictimes,parlaégalementdePoole.

—Jen’arrivepasàlecerner,avoua-t-elle.—Ehbien,ilsetrouvequevousnel’avezjamaisrencontré,n’est-cepas,etqu’aujourd’hui,il

estmort.—J’aipourtantenviedesavoirquiilétait.Peut-êtreest-celeseulmoyenderetrouverquil’atué.

D’uncôté,c’étaitàl’évidenceunescroc.Enmêmetemps,ilsoulageaitlasolitudedesgens.Ilavaitapparemmentledondecomprendreleurspointsfaiblesetdeleurapporterduréconfort.

—N’est-cepasprécisémentcequefontlesarnaqueurs?S’immiscerdanslavied’autrui?—Si.Peut-être.C’estjusteque…Elles’interrompit.—Peut-être?—Peut-êtrequej’ail’impressionqu’ilfaisaitunpeucommemoi.Harrynesemblaaucunement surpris. Ilhocha la tête,pétritdupainpour formeruneboulette,

puisajouta:—Vousvoulezdirequ’ilfaisaitofficedethérapeuteauprèsdesgensqu’ilarnaquait.—Oui.—L’idéedoitêtreassezinconfortable.—Oui,eneffet.—Néanmoins,jesuisconvaincuquevousfaitesuneformidablethérapeute.Friedaeutunrirededérision.— Vous cherchez juste à me flatter, là. Vous ne pouvez absolument pas deviner si je suis

compétenteoupas.—Moi,jevousferaisconfiance,etjevousdiraisdestrucs.—Saufquevousn’enavezrienfait.Vousn’avezfaitqueposerdesquestionsetm’écouter.—Posez-moiunequestion.Iltenditlesmains,lespaumesoffertes.—Cequevousvoudrez.—N’importelaquelle?—Absolumentn’importequoi.—Faites-vousvotremétierpargoûtdel’argent?

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—Hmm,voyonsvoir…Non,parcequejecomprendslefonctionnementdel’argent,etdequellefaçonilchangelesgens.

—Continuez.—Unboncomptableouconseillerfinancierestunartiste,plusoumoins.Onpeutfairefaireà

l’argentdeschosesd’unecréativitéextraordinaire,destrucsquelesgensn’auraientjamaisimaginés.—Justepourleuréviterdepayerdestaxes.Harryfronçalessourcils,l’airamusé.—Vousnetravaillezpaspourlesimpôts,si?Ilnes’agitqued’examinerlepotentiel.Pourmoi,

iln’estpasréellementquestiond’argent.C’estcommedesjetonsdansunjeud’enfant.Ilbalayalapièceduregard.—Commeici,parexemple.Vousm’avezdemandésic’étaitlégal.Ausensstrict,sansdoutepas.

Ilsonttrouvéunezonedenon-droit,pasvraimentréglementée,àmi-cheminentrelerestaurantetlasoiréeprivée.Zoneauseinde laquelle ilspeuventdévelopper leurcréativitémarocaineetdanoise.Qu’endites-vous?

—C’esttoutLondres,répliquaFrieda.Harrysemblaperplexe.—Quevoulez-vousdire?—Leszonesdenon-droit,dit-elle.Leschosesquiarriventensecret,lesbonnes,lesmauvaises,

lesétranges.—Etceci,c’estquoi?demandaHarry.—Desbonnes,jecrois.Jusqu’àcequ’ilyait,unjour,unincendieicioudansunlieusimilaire,

etleschosesserontnettementmoinsmarrantes.LestraitsdeHarrysedécomposèrent.—Là,c’estlapolicièrequis’exprime.—Jenesuispasdelapolice.—Désolé,évidemmentquenon.Questionsuivante.—Pourquoiêtes-vousencorecélibataire?—Jen’ensaisrien.Friedahaussalessourcilsetpatienta.—Jen’aijamaisimaginéquejeseraisencorecélibataireàtrente-huitans.J’enauraiquarante,

bientôt.J’aitoujourscruqu’àcetâge-là,jeseraiscasé:avecfemme,enfants,maison,latotale.Laviequ’onestcensémener.J’aieudesrelations,biensûr,brèvespourcertaines,longuespourd’autres,etj’aimêmeétéfiancéàunefemmequejecroyaisaimeretqui,jelecroyaisaussi,m’aimait,etpuis…çan’apasmarché.L’histoireatournécourtetilm’arriveparfoisdemesouveniràpeinedeceàquoielleressemblaitoudel’effetqu’ellemefaisait,commesic’étaitunrêve,vécuparunautre.Enfait,jecroisquej’aitoujourseul’impression…

Concentré,ilpritunegorgéedevin.—…eul’impressionquej’attendais.—Quevousattendiezquoi?—Jen’ensaisrien.Quemavraieviecommence:cellequej’étaiscensémener.—Votrevraievie?—Mavraievie,monvéritableamour.Jen’ensaisrien.

Unefois,illuiavaitdit:«Jesaisquitues.»Ill’avaitregardéedroitdanslesyeux,sanssourire,etelleavaitsentisonregardsonderlittéralementlesméandresetlesportessecrètesdesonesprit.

Qu’avait-il vu ?Qu’avait-il trouvé en plongeant son regard dans le sien ?Avait-il découvertcellequ’elleétaitvraiment,cellequenulautrenepourraitatteindre?

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Lecorps importepeu.Plusmaintenant.Lapeauen traindesedéchirer, labouchecouvertedecroûtes, les cheveux gras et coupés court, les côtes saillantes et les contusions étranges qui ontcommencéàfleurirsurlachairpâle,crasseuse,privéedelalumièredusoleil.Seuleimportel’âme.«N’écouteriendecequ’ontedit»,vousdisentlesvoix.Luiadit:«Jesaisquitues.»Ilsuffisaitdemettredanslabalance:«Moi,jesaisquitues.»Voilàquicomptaitplusquetout.

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Chapitretrente-quatre

Leurréunioneutlieuà7heures,alorsqu’ilnefaisaitpasencorepleinementjouràl’extérieur.Unthébrun-jaunefutservi,quepersonnenebut,ainsiquedesbiscuitssecsauxraisinstoutaussisecs,auxquels personne ne toucha.Yvette prit une grosse bouchée plâtreuse de l’un d’eux, puis semblaétonnéedesonpropregesteetgênéedubruitqu’ellefaisaitenlecroquant,carelleétaitprécisémentcenséeprendrelaparole,etJakeNewtonluijetaitunregardcondescendant.

Elleétalauntableausurlatable,surlequelsepenchèrentKarlsson,FriedaetChrisMunster.Jakeserenversa,lui,enarrièredanssonfauteuiltoutensemaintenantenéquilibrepérilleuxduboutdesdoigts,alarmantYvetteetirritantKarlsson.

—On s’est dit qu’ondevrait essayerde reconstituer cequ’il faisait de sonvivant, commençaYvette tout en avalant son biscuit, où il était, qui il voyait ; bref, tenter d’établir un schéma et dedécelerd’éventuelstrous.

—Poursuivez.—Cen’estpastrèsprécis,évidemment.Onn’ensaitpasassez,etbeaucoupdecesinformations

reposentsurdessouvenirs.Maisregardez.VoicilesjoursoùilavuMaryOrton.Elleestindiquéeenvert.JasmineShreeve,enrouge.LesWyatt,enbleu.LesjoursoùilavuJanetFerrissontdisséminésçàetlà,cequin’ariend’étonnant,etilyaplusieursjourssansrien.Maisçasembleplutôtrégulier,vousnetrouvezpas?Jeveuxdire,plusrégulierqueceàquoionpourraits’attendre–commes’ilavait mis au point un système et qu’il réservait desmoments pour chacune des personnes dont ilattendaitquelquechose.

—Mmm…,commentaKarlsson,rêveur.Eneffet.Dubonboulot.— Mais le truc bizarre, c’est qu’il y a des jours consécutifs où il disparaît du radar, tout

simplement.Genre,touslesdixouquinzejours,ilyenatroisouquatreoùiln’yaaucunetracedeluiet,pourautantquenouspuissionsenjuger,oùilnesetrouvaitpasnonpluschezlui.

—Vouspensezdoncqu’ilsetrouvaitavecquelqu’und’autre?—Possible.Quelqu’unqu’onn’apasencoreidentifié.—Peut-êtreuneautrevictime.—Entoutcas,c’estuneidée.—L’affichea-t-ellesuscitédesréactions?— Vous savez bien… des douzaines de personnes se sont manifestées en soutenant qu’elles

savaientquelquechosemaiscen’étaientquedesfaussespistes.—C’estunjardinier,n’est-cepas?demandaFrieda.Toutlemondeladévisagea.—Commentça,un«jardinier»?s’interrogeaYvette.Quelrapportcelaa-t-ilavecquoiquece

soit?—Cequevousavez faitme rappelle le jardinage, réponditFrieda.Quandon jardine, il n’est

questionqued’étapes.Onplante lesgraines,onarrose lesplantes,oncueille les fruits,on taille leboismort.Pourmoi,c’estcommes’ilenétaitàdiversesétapesdeculturedespersonnesdontnousavons connaissance. Il y a ceux qu’il avait contactés par téléphone ou qu’il s’apprêtaitvraisemblablement à contacter à un moment donné. Ensuite, il y a notre couple de Brixton, lapremièrepistequinousaitmenésàlui,àquiiln’arenduvisitequ’uneseulefois.PuisJanetFerris,enversquiilsembles’êtrecomportéenvoisinidéal,gentiletattentionné.PuisJasmineShreeve–surlaquelleilexerçaitunecertaineemprise,maisdontiln’avaitpasencorefaitusage,pourautantquenouslesachions.Ensuite, lesWyatt. Ilavaitréussiàextorquerdel’argentàAislinget ilparaîtpeuprobablequ’ilauraitrenoncéàluimettretoujoursplusdepression.MaryOrton,évidemment,qu’il

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avait déjà soulagée d’une bonne partie de sa fortune et qu’il tentait également de persuader demodifiersontestament.

—Vousavezraison,soulignaKarlsson.— S’il y avait quelqu’un d’autre dont nous ignorons tout, quelqu’un qu’il voyait dans ces

intervalleslibres,jemedemandeoùcettepersonne–ilouelle–sesituaitdanstoutça.Enavait-ilfiniaveclui–ouelle?N’enétait-ilqu’àsesdébuts?Oubiencettepersonneenétait-elleàunstadebienplus avancé que les autres ? Les arnaqueurs n’abusent pas les gens uniquement pour l’argent. Ilsaimentdétenirunpouvoir.Desétudesattestentquecertainsontabuséleursvictimessansaucungainfinancier au bout du compte – ça peut être un projet grandiose, par exemple, pour se donner lesentimentd’êtreimportant.

ChrisMunsterpritlaparolepourlapremièrefois.—Cequej’aimeraissavoir,dit-il,c’estquiestcettefichueSallyLea.

Lescoupssourdsdanssatêteavaientcessé.Lafaimquilatenaillaitaussi,ainsiquelesbrumesdel’étourdissement.Toutétaitparfaitementnetàprésent.Leschosesprésentaientdescontoursacérés,etsespenséesétaientaffûtéescommedeslames.

Elleétaitsonhéritière.Ellenelelaisseraitpastomber.Elleserelevadesacouchetteétroite,dansuncrissementdedrapsetdecouverturerâpeuse.Ses

vêtementspendaientsurelleet,avecsesdoigts,ellepouvaitsentiràquelpointsesosétaientsaillants:pelvis, clavicules, côtes, poignets, omoplates, ses ailes. Voler. Enfant, elle était potelée, avec dedouceshanchespleines.«Toutenrondeurs»,disaitsamère.«Unboudin»,raillaientsesennemis.Aujourd’hui,elleétaitmaigreetdure.Uninstrument.Soninstrument.

Elles’aventurajusqu’auplacardtoutenlongueurquisetrouvaitàl’avantdubateauets’étiraitdanslenoirjusqu’àlapointedelaproue.Ilavaitditqu’ellenedevaitpas,enaucuncas.Elleavaitjuré:croixdebois,croixdefer,sijemens…Maistoutavaitchangé.Lesrèglesnes’appliquaientplusetl’attenteétaitterminée.

Elleavançalebrasdansleplacardetensortitlepremierpaquet,enveloppédansplusieurssacsenplastiquepourlepréserverdel’humidité,etleposasurlatable.Troisautressuivirent.Puisellesemitàl’ouvrage.

Frieda arriva à l’hôpital juste à temps. Elle était censée retrouver Jack dans le hall, près duprésentoirdecartesdevœux,maisilétaitenretardetellelevits’engouffrerdanslaportetambour,levisagerougi.Ils’étaitvêtuàlava-vite–commeons’habilleraitleweek-end,ouentombantdesonlit:unpantalonenveloursrâpé,naguèrerougefoncé,unechemiseauxmotifsgéométriquesmarronetvertsousungiletdécoréderennes,cadeaudeNoëldesesparents,selontoutevraisemblance.Seuleunedesesbasketsétaitpourvuedelacets,desortequ’ilcouraitenclaudiquant,traînantunpiedparterrepournepasperdresachaussure.

—Désolé,dit-ildansunsouffle.Leréveil.Lestransports.Çafaitlongtempsquevousattendez?—Quelquesminutes,seulement.Toutvabien.Onn’apasderendez-vousouquoiquecesoit.Il

s’agitjusted’unevisite.Jemesuisditqueçavousintéresseraitdelarencontreretjesaisqu’elleaimerecevoirdelavisite.OniraboireuncaféaprèsetvouspourrezmeparlerdeCarrie.

Ils gravirent l’escalier et continuèrent le long du couloir aux fresques criardes, encombré defauteuils roulants et de déambulateurs, franchirent les portes battantes, entrèrent dans la sallecommune,enfin.Lafemmeenchemisedenuitvictoriennequifaisaitdespuzzlesn’étaitpluslà,maispourlereste,rienn’avaitchangé.Lelitqu’occupaitprécédemmentMichelleDoycedisparaissaitsousunetrèsfortefemmequilesdévisageasanslesvoir.

—Elleestparici,lesinformal’infirmière,enindiquantuneporte.Touteseule.Conformément

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auxordres.Ellehaussalessourcilsàleurintention,dansl’espoirderecevoiruneréponsecomplice.Friedahochalatête.—Bien.La nouvelle chambre de Michelle Doyce était petite et exiguë, et la peinture verte des murs

s’écaillait.Lapièceauraitétéabsolumentsinistresanslavastefenêtrequilaissaitentrerlalumièredujour et donnait sur une issuede secours.L’escaliermétalliquedescendait en spirale dans une courremplie,commeleconstataFrieda,d’unebennequasivideetdeplusieurspoubellesdébordantes.Ellene pouvait imaginer aucun des patients qu’elle avait vus ici capables d’emprunter cet escalier. Il yavaituncafardsousleminusculelavabodanslecoindelapièce.Elleouvritlafenêtre,saisitl’insectedansunmouchoiretlelaissatomberpiledanslabenneendessous.Jackfitunegrimace.

MichelleDoyce était assise dans le fauteuil enmétal à côté de son lit. Sur sa table de nuit setrouvaient plusieurs petits morceaux de papier, trois bouchons de bouteille en plastiquesoigneusement alignés, un vieux pilulier, dont les compartiments contenaient désormais de petitesboulettesdepeluchesetdecheveuxainsiquecinqmorceauxdepuzzleetquelquesmincesrestesdesavon, vraisemblablement ramassés dans les poubelles des salles de bains. C’était ainsi, songeaFrieda,queMichelleDoycesecréaitunfoyer.

Michelleportaundoigtàseslèvresàleurapproche.—Ilsdorment.—Nousneferonspasdebruit,larassuraFrieda.Pouvons-nousnousasseoiraupieddevotrelit,

oupréférez-vousquenousrestionsdebout?—Vouspouvezvousasseoirsivousfaitesattention.Luipeutresterdebout.Jacktenditlamain.—Jem’appelleJack,dit-il.JesuisunamideFrieda.Ravidevousconnaître.MichelleDoycecontemplasamaintenduecommesiellenesavaitpasquoienfaire,etaubout

d’unmoment,unpeuembarrassant,illalaissaretomberlelongdesoncorps,maisc’estalorsqu’ellese pencha en avant et s’en empara, l’examinant avec curiosité, passant son doigt sur ses cals,commentant d’un petit bruit désapprobateur un vaisseau éclaté et un ongle déchiqueté,murmurantpourelle-même.

—Regardez,dit-elle,enlaretournantdefaçonàenexposerlapaume.Leslignesdevie.—Jevivrailongtemps?demandaJackensouriant.—Ohnon.Elleluitapotadoucementlamain,avantdelarelâcher.—Pasvous.Jackeutl’airdécontenancé,mêmes’ils’efforçaitdeconserversonsourire.—Vousvoussouvenezdemoi?demandaFrieda.—Vousnousavezprésentés.—Jem’appelleFrieda.Nousavonsparlédel’hommequivivaitchezvous.—Iln’estjamaisrevenumevoir.—Ilvousmanquetoujours?—Oùest-il?—Ensécurité,désormais.MichelleDoycehochalatête.Elleesquissal’undesesgestesvagues,traçantuneligneflottante

danslesairsdesesdoigtsboudinés.—Quevousrappelez-vousdelui?—Sapauvremain.ElletournaversJacksonvisage,avecsonregardlaiteux.

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—Pirequelavôtre.—Rienquesamain?Iln’yariend’autre?Vousn’avezrienramasséd’autre?—Jenevolejamais.Jeprendssoindeschoses.—Jelesais.Avez-vousbesoindequoiquecesoit?—Àlafin.—Oùestvotrechien?—Toutlemondes’enva.Desportsetdesrivières.—Maisvotrechien,ilvousaquittée?—Ilsvontseréveiller.Elleindiqualacouverturemarronrecouvrantlesoreillers.—Ilestlà?—Ilssontcopains,maintenant.Çaaprisdutemps.—Jepeuxvoir?—Promettez-moi.—Jepromets.Avecuneinfiniedélicatesse,Michellerabattitlacouverture.—Là,déclara-t-elleavecfierté.Souslacouverturegisaitnonpasunepeluche,maisdeux:lechienauxyeuxfaitsdeboutonset

aux oreilles pendantes que lui avait offert Frieda, ainsi qu’un petit ours rose avec un cœur rougebrodésurlapoitrine.

—C’estchouette,commentaJack.Commeça,ilspeuventsetenircompagnie.—Là.Michelleluimitlechiendanslesbras,enl’installantprécautionneusement.—D’oùvientl’autre?l’interrogeaFrieda.Michellelaregardasanscomprendre.—Est-cequelqu’unquivousl’aapporté?—Jem’occupebiend’elle.—Jevoisça.Maiscommentest-ellearrivéejusqu’ici?—Onnesaitjamais.

—DoncvousnesavezabsolumentpascommentMichelleDoyces’estretrouvéeenpossessiondecetoursenpeluche?

—C’estbiencequejedis.L’infirmière en chef du service s’exprimait d’une voix forte et avec application, comme si

Friedaétaitdured’oreilleoulenteàcomprendre.—Niquandellel’aobtenu?—Toutjuste.Aucuneidée.—C’estforcémentquelqu’unquileluiadonné.—Cen’estqu’unpetitourssansvaleur,répliqualafemme.Elleapuleprendredanslelitd’une

autre,àmoinsquequelqu’unnel’aitjetéetqu’ellel’aitrécupérédansunepoubelle.C’estquoi,votreproblème?Çalarendheureuse.Ellepassechaqueminutedesajournéeàs’occuperd’eux.

— J’ai absolument besoin de savoir si quelqu’un lui a rendu visite. Combien de tempsconservez-vouslesenregistrementsdescamérasdesurveillance?

—Quelsenregistrements?—J’aivuplusieurscamérasdansl’hôpital.—Ah, ça.Elles sont juste là pour faire genre.Où pourrions-nous bien trouver l’argent pour

nouséquiper,àvotreavis?Onn’estpasdansl’undeceshôpitauxbénéficiantd’unfondsdedotation,

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vous savez. C’est déjà suffisamment difficile de rémunérer nos infirmières ou de trouver dupersonneld’entretien,sansavoirenplusàfournirunservicetoutconfort.

—Donciln’yaaucunechancedetrouverlemoindredocumentfilmé?—Jenepensepas.Entoutcas,pasd’ici.Ilyabienunecaméraàl’entrée,maisilsneconservent

lesimagesquevingt-quatreheures.—Jevois.Merci.

JacketFriedaprirentplacedanslecafédurez-de-chaussée,quineconsistaitguèrequ’endeuxtablesenformicadansuncoinduhalld’entrée,àcôtédelaboutiqueoùFriedaavaitachetélechienaux yeux faits de boutons. Un homme en bleu de travail passa devant eux en poussant un chariotrempli de journaux et demagazines sans se presser. Frieda commanda un thé vert à la femme auregard las qui se trouvait derrière le comptoir, et Jack un cappuccino saupoudré de chocolataccompagnéd’unmuffinauxmyrtillesdesséché.

—PauvreMichelleDoyce,dit-il.Untraitdemoussesoulignaitsalèvresupérieure.—Elleal’airbeaucoupplusheureuseàprésent.—Grâceauxjouets?—Pourelle,cenesontpasdesjouets.Cesontdesêtresvivantsqu’ellepeutsoigneretchoyer,et

quil’aimentenretour.Aprèstout,c’estcequ’onsouhaitetous,dansl’ensemble.—Oui,concédaJack,d’unairsombre.—Parlez-moideCarrie.Vousl’avezvuedeuxfois,jecrois.Commentçasepasse?—Ehbien…Jack se ranima. Il rompit un gros morceau de muffin qui s’émiettait et l’enfourna dans sa

bouche.—Jeme faisaisun sangd’encre.C’était commedemonter sur scène. Ilm’a falludesheures

pourchoisirquoimettre,cequinemeressemblepas.—C’estnormal,ditFrieda.Etalors,commentças’estpassé?— Je me suis retrouvé dans mon cabinet à l’Entrepôt, en train d’attendre, avec une heure

d’avance.Pazn’en revenaitpas.Carrieétait ridiculementenavance,elleaussi.Etelleavait le trac,Frieda.Sitôtquejel’aivue,j’aieuhontedemapropreanxiété.Jen’avaisfaitquepenseràmoi,alorsquec’étaitellequienbavait.Elleestentréeets’estinstalléedanslefauteuilquifaisaitfaceaumien,abu une longue gorgée d’eau ; après quoi j’ai dit que même si j’avais connaissance de certainsévénements qu’elle avait traversés et qui étaient à l’origine de notre entretien, je voulais qu’ellem’exposesapropreversiondesfaits.Etlà,elles’estmiseàpleurer.

—Qu’avez-vousfait?—J’avaisenviedemeleveretdelaserrerdansmesbras.Maisvousauriezétéfièredemoi.Je

n’airienfait.Friedal’observad’unairsoupçonneux.Ironisait-il?—Ques’est-ilpassé?—Jeluiaidonnéunkleenex.Elleafinidepleurer.S’estexcusée.J’airéponduqu’ellen’avait

pas à s’excuser. J’ai dit qu’enma présence, elle pouvait dire n’importe quoi, exprimer n’importequelleémotion.Cequ’ilya,c’estqu’ellenesaitpascequ’elleressent–sic’estduchagrinoudelacolère,delaculpabilitéoudel’humiliation,ousimplementletristefaitqu’elleestsansenfantetquelaseulechosequ’elleaitjamaissouhaitée,c’étaitd’êtremère.

—Probablementunmélangedetoutça.— Ouais… Je pense aussi qu’elle avait tellement l’habitude de se montrer forte pour Alan

qu’elle ne sait plus qui elle est aujourd’hui, ni comment se comporter. Je crois qu’elle doit

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réapprendrequielleestencebasmonde.—Àvousentendre,ças’estplutôtbienpassé.—Jenesaistoujourspascequeçaveutdire.Ladeuxièmefois,justeavantdepartir,elleafait

un commentaire relatif au fait qu’elle croyait qu’elle aurait aimé avoir quelqu’un commevous enguised’interlocuteur,maisqu’elles’apercevaitàprésentquec’étaitmieuxd’avoirunhomme.

—Cequisignifiaitdanssabouche:mieuxdevousavoirvous.—Çavouschoque?—Non.Çameparaîtlogique.Friedasirotasonthévert.Lafemmedanssonéchoppedéballaitlesjournauxdeleuremballage

plastiqueetlesdisposaitsurlesprésentoirs.«Rendez-moimonsaloparddemari»,lisait-onsurl’undesgrostitres.

—Ellem’aconfiéqu’ellevousavaithaïe,untemps.Ellevoustenaitpourresponsabledetoutcequis’étaitproduit,mais…Frieda?Quesepasse-t-il?

Friedaindiquadudoigtl’undestabloïdes.LeDailySketch.—OhSeigneur…C’estvous,encore?Faitescommesivousn’aviezrienvu.Çanevautpasle

coupdevousenfaire.—Jenepeuxpas,réponditFrieda.Ellepritlejournalsurleprésentoiretlerapportaàleurtable.—Cen’estpaslegrostitre,ditJack.L’articleàlauneparlaitd’unevedettedurockencurededésintoxication.Verslebasdelapage

venaitunarticledemoindreimportance:«Unepsypeurecommandablemêléeàuneenquêtepourmeurtrebâclée».ÀcôtéfiguraitunephotodeFrieda.

—Peurecommandable,lutJack.N’est-cepasdiffamatoire?—J’aidéjàcomparudevantuntribunalmédical.Peut-êtrequeçasuffitcommeça.—Chouettephoto,néanmoins.—Quelqu’un l’aprise àmon insu, réponditFrieda.Dans la ruequelquepart. Ils devaientme

suivre.—C’estlégal?—Jen’ensaisrien.—C’estrédigéparunecertaineLizBarron.Quiest-ce?—Jel’airencontrée.Elleestvenuetoqueràmaporte.—Qu’est-cequ’elleadit?—Rien.Etmaintenant,taisez-vous.J’aibesoindelireça.Frieda but une gorgée de son thé.Elle prit plusieurs longues respirations puis se força à lire

l’article de bout en bout. Elle tourna la première page pour poursuivre sa lecture et réprima unsursaut.Une photo de Janet Ferris illustrait l’article, ainsi que le portrait qu’elle avait esquissé deRobertPoole,enseservantduclichédesonvisageendécomposition.Ellefinitlerestedel’articlelentementetdélibérément,motpourmot.Enfin,elles’adossaàsachaise.

—Çaracontequoi?demandaJack.—Lisezvous-même.—Jen’ytienspasvraiment.Vousnepouvezpasjustemelerésumer?—D’accord,réponditFrieda.Engros,leproblème,c’estqu’encestempsdesévèresrestrictions

budgétaires, il serait inopportunque les forcesdepoliceembauchentune thérapeute.Surtoutquandelleestdiscréditée.Surtoutquandilsontdéjàdesexpertsqualifiés,j’ainommé:leDrHalBradshaw.

—C’estceluiqu’onvoitàlatélévision?—C’estcequ’ilsdisent.Etonnesaitcommentilsontréussiàmettrelamainsurlavoisinede

Poole,JanetFerris.Ellen’estpasvraimentsatisfaitedudéroulementdeschoses.

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Friedas’emparadujournaletcherchalacitationexacte.—«Lapoliceneprendpassuffisammentlasituationausérieux»,dit-elle.«Personnen’al’air

des’ensoucier.BobPooleétaitunhommeadorable,généreuxàl’excès.Ilm’apportaitsanscessedepetits présents, dèsque l’occasion seprésentait.On échangeait des livres, etmêmeun tableau, unefois.Unchangementdedécorpour l’uncommepour l’autre, a-t-il dit. Je l’ai rendu,bien sûr. J’airendutoutcequiluiappartenait,ilnemeresterien.Maisjen’arrivetoujourspasàcroirequejenel’entendraiplusjamaistoqueràmaporteninereverraisonvisagesouriant.Mêmesitoutlemondel’aabandonné,moijenel’oublieraijamais.»

—Commentlajournalistea-t-elledécouvertl’existencedecettefemme?—Jen’ensaisrien.—Ont-ilsinterrogéKarlsson?s’emportaJack.Est-cequ’ils’estmouillépourvous,est-cequ’il

leuraracontétoutcequevousaviezfait?Friedafitcourirsondoigtjusqu’àlafindel’article.— Une porte-parole de la police a déclaré : « Nous n’avons pas pour habitude de faire de

commentairessurnotrefonctionnementmais leDrKleinne jouepasderôlesignificatifdanscetteenquête.Nousréservonstoujourslemeilleuraccueilàtouteformedecollaborationdupublic.»Elleaaussipréciséquel’enquêtesepoursuivait.

—Voilàquin’a riend’unsoutien retentissant,commentaJack.Queleffetcelavous faitqu’onécrivesurvousencestermes?Vousnevoussentezpasviolée?

Friedasourit.—Violée?C’estvousquiêtesmonthérapeute,maintenant?Jackeutl’airgênéetneréponditrien.—Etquediriez-vousdoncsivousétiezmonthérapeute?— Je vous demanderais comment vous vous sentez à la lecture de cet article, répondit Jack.

D’ailleurs,commentvoussentez-vousàlalecturedecetarticle?—Çamedonnel’impressiond’êtrelapropriétéd’autrui.Cequimedéplaîtfortement.Jacks’emparadujournaletl’examina.—«Unepetitebrunecaustique».Çanevousressemblepasvraiment.—Quoi?Petitebrune,oucaustique?—Nil’unnil’autre.Et«peurecommandable».Ça,c’estcomplètementàcôtédelaplaque.Ilreposalejournal.—Cequejenecomprendspas,c’estpourquoivousvousinfligeztoutça.—Alorsça,c’estunebonnequestion,répliquaFrieda.Etsivousétiezmonpsy,onpasseraitun

certaintempsàendiscuter.—Est-cequ’onnepeutpasendiscuterbienquejenesoispasvotrethérapeute?Friedafouilladanssonsacjusqu’àtrouversontéléphone.—Vousnel’allumezjamais?demanda-t-il.—C’estprécisémentcequejesuisentraindefaire.Jel’allumequandj’enaibesoinet,ensuite,

jel’éteinsànouveau.—Jenesuispascertainqueçaserveàgrand-chose.FriedacomposalenumérodeKarlsson.Ilréponditàlapremièresonnerie.—J’aitentédevousjoindre.—Commentont-ilstrouvéJanetFerris?—Vousvoulezdire,lajournaliste?—Toutjuste.Silenceàl’autreboutdelaligne.

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—Vousêtestoujourslà?demandaFrieda.— Écoutez, répondit enfin Karlsson, tout le monde sait que la presse a des contacts dans la

police.—Jel’ignorais.Cequisignifie?…— Que c’est une putain de catastrophe, convint Karlsson. Mais, malheureusement, certains

agentsorganisentdesfuites.Contredel’argent.—Iln’aurapasfallulongtempsavantqueçadeviennedenotoriétépublique.—Cen’estpasexactementunsecretd’État.Cesontlesimpôtsdesgensquinousfinancent.Mais

je suis désolé. Et désolé aussi que nous n’ayons pas vraiment pris fait et cause pour vous,apparemment.

—SiYvetteLongnesouhaitepasque jeparticipeàcetteenquête, jepréféreraisqu’elleme ledisedevivevoix,ouàvous-même,plutôtqu’àunejournaliste.

Nouveausilenceauboutdelaligne.—J’imaginequ’ellevousl’avaitdéjàfaitsavoir.—Cen’estpascequevouscroyez,Frieda.EllelançaunregardàJack,quifixaitleDailySketchd’unairplutôtpenaud.Illevalesyeuxet

Friedaluifitungeste,s’efforçantdesignifierqu’ellen’enavaitquepouruneminute.—C’estquoi,alors?—Cet article, ce sont des conneries.C’est de lamerde, autant sur vousque sur l’enquêtequi

n’avanceraitpas.—Entoutcas,vousavezl’airfin,vousetvotreéquipe.Quellequesoitl’expressionemployée…—«Psypeurecommandable».—Oui,jevousremercie.Friedas’apprêtaitàluiraccrocheraunezquandunechoseluirevintàl’esprit.—JemesensmalpourJanetFerris.J’aimeraisallerlavoir.—Elleaditn’importequoiàcettejournaliste.Nevouslaissezpasatteindre.—Cen’est pas de çaque jeme soucie, répliquaFrieda. Je crois qu’elle a besoindeparler à

quelqu’un.—C’estunefemmeseule.Àmonavis,elleavaitpourPooleunlégerbéguin.Maisnousn’avons

paspourmissiondeluitenirlamain.Nousdevonsjustetrouverquiatuécethomme.—Jelaverraisurmesheuresdetravail.Nevousenfaitespas:jenevousfacturerairien.Elleraccrochaetremitl’appareildanssonsac.— J’ai été contente de vous voir, Jack. Mais je dois y aller maintenant, et rendre visite à

quelqu’un.—Vousn’allezpastraquercettejournalisteetladescendre,si?s’inquiétaJack.Laisseztomber.

Ellen’envautpaslapeine.Friedasourit.—C’étaituncasintéressant.Audébut,elleafaitminedevouloirdevenirmonamie.Puisellea

vouluracontermaversiondesfaits.Ensuite,ellem’amenacée.Commevouspouvezlevoir,j’aidéjàtoutoublié.Maiselleferaitmieuxdenepassenoyerdansunlacavecmoipourseultémoin.

—Vousplongeriezpourlasauver,quoiqu’ilarrive,répliquaJack.Vousleferiez,jelesais.—Pourlafaireculpabiliser,alors.—Ellen’enferaitrien.Aprèsça,elleécriraitunnouvelarticlesurvous,dénaturantlesfaits.Friedaméditaunmoment.—Peut-êtrequejelalaisseraiscouler,danscecas.

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Chapitretrente-cinq

IlssortirentensembleetFriedahélauntaxi.Ellepritplaceàl’arrièreetcontemplalesruesdusuddeLondres,quineluiétaientpasfamilières.Ilslongèrentdesparcs,desécoles,uncimetière,etç’auraitpuêtreuneautrerégiond’Angleterre,unautrecoindumonde.EllesongeaitàJanetFerrisetàlajournaliste,LizBarron.Friedas’étaitcontentéedeluiclaquerlaporteaunezmaisJanetFerrisnel’avait pas fait. Elle l’avait invitée à entrer, lui avait préparé du thé, s’était confiée à elle,reconnaissantede trouverune interlocutriceprêteà l’écouter. JanetFerris étaitune femmeplusoumoinsenmargedelasociétéetquel’onavaitignorée.Etlà,soudain,voilàqu’elles’étaitretrouvéeimpliquéedansunehistoire incroyable, lemeurtred’unepersonnedesaconnaissance,chèreàsoncœur,etmêmealors,onl’avaitignorée.Personnen’avaitvouluentendresonhistoire.AumoinsLizBarrons’était-elleassisechezelleetl’avait-ellelaisséeparler.

Friedapressalasonnettedel’appartementdeJanetFerris,maisiln’yeutaucuneréponse.Ellesemaudit en silence d’arriver sans avoir prévenu par téléphone. Elle examina les sonnettes.L’appartementnuméro1étaitceluideJanetFerris.Lenuméro2,celuidePoole.Elleappuyasurlenuméro 3 puis répéta l’opération. Une voix se fit entendre dans le petit haut-parleur, grésillanttellementqu’elleneputdistinguerlesmots.Elleseprésentaetditqu’ellesouhaitaitvoirJanetFerris,sanssavoirtoutefoissionl’entendait.Ellepatienta,puisperçutunbruitdepas.Laportes’ouvritsurungrandjeunehomme,blond,avecdeslunettescercléesdemétal,vêtud’unpulletd’unjean,piedsnus.

—C’estàquelsujet?s’enquit-il.Ilavaitunaccentétranger.Friedaserappelaledossier:unétudiantallemandaudernierétage.—J’aimeraisvoirJanetFerris,dit-elle.Maisellen’apasl’aird’êtrelà.Jemedemandaissivous

sauriezoùelleétait.Ilhaussalesépaules.—Jevisenhaut,dit-il.Jenelavoispasalleretvenir.Friedainspectal’entréeduregard,enquêted’untasdecourrier.Ellen’envitaucun.—Jesaisqueçavaavoirl’airétrange,commença-t-elle.Jecollaboreaveclapoliceausujetdu

meurtre. Je me demande comment va Janet, je suis un peu inquiète. Auriez-vous la clé de sonappartement?

—Vousavezunepièced’identité?—Non.Jeveuxdire,pasentantqu’agentdepolice.Jesuisthérapeute.Jecollaboreaveceux.L’hommeeutl’airréticent.—Jen’enaiquepouruneminute.Jeveuxjustevérifierqu’ellevabien.Vouspouvezveniravec

moi.—Jevaisallerlachercher,dit-il.Uninstant.Ilremontalesmarchesenbondissantd’unpasléger.Friedasedemandacequ’ellefaisait là.Encoreunpeumoinsrecommandable, lapsy.Lejeune

hommefutrapidementderetour.—Çamegêneunpeu,cettehistoire.Maisiln’endéverrouillapasmoinslaporteetrecula,enhélantJanet.Friedafranchitleseuiletfutaussitôtassaillieparl’odeur.Uneodeurépouvantableetdouceâtreà

lafois,qu’elleidentifiainstantanément:uneodeurdemerde.—Restezici,dit-elleàl’homme.Elles’avançadanslesalonavecuneprémonitionvertigineusedecequ’elleallait trouver.Elle

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faillit seheurteraucorpsdeJanetFerris, à ses jambes.Elle leva lesyeux.Une rallongeélectriqueavait été enroulée autour d’une poutre. L’autre extrémité se trouvait nouée autour du cou de JanetFerris.Soncorpspendait,rigoureusementimmobile,lourd,mou,telunsacremplidesable.Unfiletmarron coulait le long de sa jambe, dégoulinait sur sa chaussure et gouttait sur le tapis. Friedaentenditunbruitderrièreelle,unesortedecriétouffé.Seretournant,elledécouvrit levisagepâle,estomaqué,quicontemplaitlascène.

—Jevousavaisditderesterdehors,leréprimanda-t-elle,sansméchancetétoutefois.Ils’éclipsa.Friedacherchasontéléphoned’unemaintremblante.Ellesesentaitcalme,maiseut

dumalàpresser les touches.Elleneparvenaitpasàse faireobéirdesesdoigts. Ils lui semblaientgros,gonflésetgourds.

Josefn’avait jamaisvuFriedadanscet état auparavant : ellequi était toujours aussimaîtressed’elle-même, si forte et si fiable, était à présent attablée dans sa cuisine, repliée sur elle-même, lafigureàmoitiécachéeparsamain.Celalerendaitanxieuxetprotecteur,et luidonnaitenviedeluipréparerthésurthé.Ilremitdel’eauàchauffersitôtqu’ileutremplilathéière.Ellen’avaitpasvouludevodka,mêmes’ilpensaitquecelaluiauraitfaitdubienetluiauraitrenduquelquescouleurs.Laveille, il avait fait pour elle un cake aumiel, parfuméà la cannelle et augingembre, dont l’odeurépicée,durantlacuisson,luiavaitrappelésamère,maiségalementsafemme,oudumoins,sonex-épouse,etl’avaitremplid’émotionsaussidoucesquetristes.IltentaitàprésentdeconvaincreFriedad’enavalerunmorceau,luiglissantl’assiettesouslenez.Ellesecoualatêteetlarepoussa.

Reuben n’avait jamais vu Frieda dans cet état non plus, bien qu’il fût son superviseur et amidepuisdesannées,etqu’ilsachesurelledeschosesquepersonned’autreaumonde,sansdoute,nesavait. Elle ne pleurait pas –Reuben lui-même ne l’avait jamais vue pleurer, pas une fois, encorequ’un jour,pendantun film,sesyeuxse fussentmisà larmoyerde façonsuspecte–maiselleétaitvisiblementbouleversée.

—Racontez-nousFrieda,l’encouragea-t-il.La soirée commençait à peine, et il était censé rejoindre une heure plus tard une femme

rencontréeaucoursdegymduquartier.Ilnepouvaitserappelersielles’appelaitMarieouMaria,ets’inquiétait à l’idée de ne pas la reconnaître quand elle ne serait pas vêtue de Lycra, les cheveuxrelevésenqueue-de-cheval,lesjouesrougiesparl’exercice,avecunVdetranspirationsursondosmusculeux.

—Oui.Racontez-nousdepuisledébut,insistaJosef.Ilreversaàchacununetassedethé,puisuntraitdevodkaàlui-mêmepourl’accompagner,tiré

delabouteillequ’ilavaitglisséedanssonsacquandilavaitreçulecoupdefildeFrieda.Ilfuttentédeposersamainsursatêteinclinée,puischangead’avis.

—Jesavaisqu’ellesouffraitdesolitude.Friedas’exprimaitàvoixbasse,s’adressaitnonpasàeux,maisàelle-même.—Quandj’ailul’article…—Celuidelapsypeurecommandable,vousvoulezdire?Ellelevalatêteetfitunegrimace.—Oui,Reuben,celui-là.J’aialorsvisualiséJanetFerristouteseuledanssonappartement,àqui

n’importe qui frappant à la porte devait faire l’effet d’un ami. C’est… enfin, c’était, une femmeintelligente, charmante et affectueuse, et pourtant c’était comme si elle avait raté tout ce qu’elleattendaitdelavie,cequiluitenaitleplusàcœur.RobertPoole,avecsespetitesattentions,envenantse confier à elle, a dû beaucoup compter pour elle.Quand je lui ai rendu visite, j’ai senti qu’ellen’allaitpasbien.Maisj’aiévacuécettepensée.

—Vousnepouvezpassauvertoutlemonde.

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—Jesuisalléelatrouver,jel’aipousséeàselivreràmoi,àmedirecequ’elleressentait.C’estunechoserisquéeàfairequandonn’estpasprêtàengérerlesconséquences.

—Vousl’avezfaitpargentillesse,réponditJosef,cherchantàl’apaiser.—Façonsparadrap,oui,rétorquaFrieda.Josefeutl’airperplexe.Ilpritunegorgéedevodka,puislafitpasseravecduthé.— Une gentillesse destinée à obtenir d’elle des confidences, et à m’exposer ses sentiments.

Ensuite,jesuispartie,j’ailivrémonrapportàKarlsson,etjel’aioubliée.Jel’avaisrayéedelalistedeschosesquej’avaisàfaire.

—Rayée?—Çaveutdire…oh,bref,peuimporte.Reubens’emparadelavodkadeJosefetlabutmachinalement,puisremplitdenouveauleverre,

ledescenditpourmoitiéavantdelerendreàJosef,quiachevadelevider.—Suggérez-vous que vous auriez dûmieux percevoir dans quel état elle se trouvait, ou que

vousavezcontribuéàlamettredanscetétat?—Jen’ensais rien.Moi, lapolice,cette journaliste…ons’est tous servisd’elle.Elleétait en

deuil.—Iln’étaitquesonvoisin.—Illuiavaitrendudel’espoir.—Certes.—Quandjemesuismêléedecetteenquête,autoutdébut,lapolicen’enavaitpasgrand-choseà

faire. PasKarlsson,mais en gros, ils voulaient tous refermer le dossier. Pour eux, on finirait pardécouvrir que la victime était un dealer ou unmarginal, et l’assassin était cette folle qui resteraitenferméeàl’hôpitalpourlerestantdesesjours.Ensuite,quandonaidentifiéRobertPoole,çan’avaittoujours pas beaucoup d’importance parce que ce n’était qu’un arnaqueur un peu sinistre. Qui sesouciaitréellementqu’ilsoitmort?Janet.Etvoilàqu’elleestmorteàsontour.

—Leproblème,ditReuben,enremplissantànouveauleverredevodkapourboireunenouvellegorgée,c’estquevousperdezdevuesivousagissezentantquethérapeuteouentantqu’enquêtrice.

Ilcontemplalefonddesonverre.—Vousnesavezplussivotrerôleestdecoincerquelqu’unoudelesoigner.Friedaécartasamaindesafigureetseredressasursonsiège.—C’estunefaçondevoirleschoses.—Cequ’ilya,c’estqu’onestthérapeutequandquelqu’unvientvoustrouverdansvotrecabinet,

etqu’ilendosselerôledepatient.Vousn’êtespaslathérapeutedetouslesêtresquevouscroisezsurvotrechemin.Vousnelepouvezpas.

—Non,eneffet,concédaFrieda,maissansconviction.Non,vousavezsansdouteraison.— Ça, c’est bien pour les jours tristes, commenta Josef en remplissant trois petits verres à

liqueuràrasbord.Chacunsesaisitdel’und’entreeux,portauntoastàsonvoisin,avantdel’engloutird’unetraite.

Mêmedufonddesadétresse,FriedaremarquaitdequellefaçonReubensedébarrassaitpeuàpeudesonabstinencevertueuseetrevenaitàsesancienneshabitudes.

—Ilfautquevousfassiezletri,ditReuben.Envous-même.—J’yréfléchirai.En toutcas, il fautque je résolve laquestion.Surce,vousvousapprêtiezà

sortir,non?—Seigneur,Frieda!Vousauriezdûdevenirespionne.—Vousêtesrasédefrais–ilyaencoreunsoupçondemoussedansvotrecou,etvousnevous

rasezjamaislesoir–etvousavezconsultévotremontreàdeuxreprises.—Désolé.

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—Quiest-ce?—Unefemmequej’airencontrée,c’esttout.Marie.ÀmoinsquecenesoitMaria.—Vousnesavezpas?—Faudrajustequej’évitedel’appelerparsonprénom.—Jem’envaisbientôt,moiaussi.Maisl’undevouspeut-ild’abordmetrouverdulaitdansle

frigo?—Dulait?—Oui,s’ilvousplaît.Josefallachercherunebriquedelaitdemi-écréméauréfrigérateuret la lui tendit,ainsiqu’un

verre,maisFriedapréféras’emparerd’unesoucoupedansleplacard,avantdeserendredansl’entréeoùelleavaitlaisséuncartonàcôtédelaporte.Curieux,JosefetReubenlasuivirent.Elleouvritlecartonavecapplicationetplongealamainàl’intérieur.

—Vienslà,toi,dit-elle.EllesoulevalechatqueRobertPooleetJanetFerrisavaientsurnomméMogouMoggiepourle

reposerparterre.Ilrestarigoureusementimmobilequelquesinstants,ledosrond,laqueuedresséeenl’air.

—D’oùilvient,lui?Iladespuces?—Non,réponditFrieda.JamaisJanetFerrisnel’auraitlaissés’infester.Elle versa du lait dans la soucoupe qu’elle mit sous le nez du chat. Il le renifla d’un air

soupçonneuxavantdelelaperd’unepetitelanguerosepointue.Cen’estqu’unefoislasoucoupevidequ’ils’éloignaetentrepritdélicatementdefairesatoilette,enseléchantl’intérieurdelapatte,pourselapasserpar-dessusl’oreillepuissurlecôtédelatête.

—Alors,quediriez-vousd’unchat,Reuben?demandaFrieda.—Super ! s’enthousiasma Josefqui s’accroupit à côtéd’elle et avançaungrosdoigt, tout en

roucoulantdemillemanièresetens’exprimantdansunelangueinconnuedeFrieda.Lechatémitunmiaulementpitoyable.—Jesuisallergique,s’empressad’avancerReuben.—L’afaim,avançaJosef.—Qu’est-cequevousensavez?Vousparlezchat?Josefserelevaetdisparutdanslacuisine,lechatsurlestalons.Ilsentendirents’ouvrirlaporte

duréfrigérateur.—Cepouletfroidn’estpaspourleschats!lançaFriedadanssondos.PuisellesetournaversReuben.—Vousêtesvraimentallergique?—J’éternueetjefaisdel’urticaire.—Danscecas,jecroisquejevaisdevoirlegarder.—Jen’ycroispas!FriedaKleinavecunanimaldecompagnie?—Cen’estpasuncompagnon.C’estunepunition,rétorqua-t-elle.Surce,ilesttempspourvous

d’yaller.

Elle faillit les pousser littéralement dehors, et une fois la porte refermée, s’adossa au battant,comme pour mieux la condamner. Elle inspira profondément à plusieurs reprises. Soudain, elleentenditunbruit,qu’ellenesutanalyser.Était-cedanslamaison,ouà l’extérieur?Loin,ouprès?Elleouvritlaporteet,àquelquesmètresdelàseulement,aperçutuntasdecorpsinforme:impossibledecomprendrecequisepassait.C’étaitunmélanged’impressions:decris,dejurons,unpoing,descoupsquipleuvaient–ons’étalaitàterre,toutlemondeétaitfurieusemententremêlé.Faisantunpasenavant,ellevitReuben,Josefetuneautrepersonnedontelleneputdistinguerlestraits,s’agripper

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les uns aux autres et se frappermutuellement, rouler sur eux-mêmes.Elle leur cria quelque chosed’incohérentettentades’emparerdel’und’eux–c’étaitlavesteenmoleskinedeReuben–etunbraslaheurta,quilafittomberàlarenverse.Elles’assitpesamment.Maissoninterventionavaitrompulecharme.Leshommess’extirpèrentdelamêlée,etJosefsepenchasurelle.

—Vousblessée?Friedaportasonregardderrièrelui,surReuben.Ilhaletaitfortementetilyavaitdanssesyeux

unelueurquil’alarma.Unautrehomme,jeune,brun,vêtud’unanorak,avecunappareilphotoautourducou,selevaetrecula.Illevaunemainetsetouchalenez.

—Salauds,pesta-t-il.J’appellelapolice,putain.—C’est ça, appelle lapolice, connard, rétorquaReuben,qui avait toujoursdumal à respirer.

Espècedeparasitedemesdeux.J’aimeraistetraînerdevantlajustice,devantunputaindejury.Friedaserelevatantbienquemal.—Arrêtez,dit-elle.Arrêtez-moiça,tousautantquevousêtes.Elleregardalephotographe.—Çava?— Allez vous faire foutre, vous aussi, rétorqua-t-il en pointant sur elle un doigt menaçant.

J’appellelapolicesur-le-champ.—C’estça,appelle,insistaReuben.C’estmoiquiteledemande.Jetemetsaudéfidel’appeler,

putain.Lephotographeluiadressaunétrangehochementdetête,enbiais,avantdes’enaller,parcourant

l’impassedans l’autresenspourdisparaîtreaucoinde la rue.Tous trois le regardèrents’éloigner.Reuben se tâtait les articulations de lamain droite, en tressaillant légèrement. Josef avait la honteinscritesurlevisage.

—Frieda…,commença-t-il.—Non,répliqua-t-elle.Allez-vous-en.C’esttout.Partezmaintenant.—Onn’afaitqueveillersurvous,sedéfenditReuben.Elle ne put trouver la force de lui répondre. Elle tourna les talons et les abandonna là où ils

étaient,refermantlaportederrièreelled’uncoupdepied.

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Chapitretrente-six

Àsonréveil,Friedatrouvalalumièredélavéed’unmatindefinfévrier.Lechatétaitinstalléauboutdesonlit,etlacontemplaitdesesyeuxjaunes,sansciller.Elles’assit.L’échauffouréequiavaitprisplacedanslaruel’avaitprivéedesommeilpuisavaitcontaminésesrêvesdanslesquels,ellelesavait,levisagedeDeanReeve,tapidanslesténèbres,luiavaitsouri.Pourquoicettescènel’avait-ellerendueàcepointmalade?Necherchaient-ilspasqu’àlaprotéger?Nesavait-ellepaselle-mêmecequec’étaitquedesecomporterdemanièreimpulsive?Elleécartadélibérémentcesouvenirdesonespritets’adressaauchat:

—Qu’est-cequetusais,toi?Qu’est-cequ’ilt’araconté,qu’est-cequetuasentendu?Peut-être ce chat avait-il vuRobert Poole à l’agonie, puis la pauvre Janet Ferris se passer la

cordeaucouavantd’envoyerlachaisevalserd’uncoupdepied.Leschosess’étaient-ellesseulementpasséesainsi?Friedaressentaitunmalaise,nourridepenséesetdedoutesinformes.Ellefrissonnaetsortitdesonlit.Lecielétaitd’unbleupâle,veinédeblanc.Ilétaitaujourd’huipossibledecroirequeleprintempsfiniraitpararriver,aprèsunhiversilong,sirigoureux.Ellesedoucha,enfilaunjean,puisdescenditl’escalier,tandisquelechatdécrivaitdeslacetsentresesjambesenmiaulant.Elleavaitacheté de la nourriture pour chat dans la boutique qui restait ouverte tard le soir, sur le trajet duretour,etenversaitàprésentdansunbolenplastique.Elleregardal’animalmangersescroquettes.Quedevait-ellefairedeluiensuite?Lelaissersortir?Maisilrisquaitalorsdes’enfuir,dechercheràretrouver le cheminde samaison, etde se faire écraserparunevoiture.Ou le laisser chezelle, àpisserpartoutsursonparquet?Ilfaudraitqu’elleaménageunetrappe.Poussantunsoupir,elleétalaplusieurscouchesdepapierjournalsurlesoldelacuisine,oùelleenfermalechat.Elleenfilaunevesteépaisse,pritsachemiseenpapierkraftetsoncarnet,puissortitdechezelle.

LeNuméro9étaittoujoursaniméledimanchematin,maisdeuxpersonnesquittaientjustementlatableducoin,etFriedas’yinstalla.Marcusœuvraitaucomptoir,manipulantlamachineàexpresso,tandisquedelavapeursifflaitparsesbuses.Kerryramassaitdesassiettessurlestables,servaitdespetitsdéjeunerscompletsoudesimplesbolsdeporridge.Maiselles’arrêtaàlavuedesonamie.

—Tiens,unerevenante.—J’aiétépasmaloccupée.OùestKatya?Kerry lui indiqua la petite fille, attablée près de la porte qui donnait sur leurs appartements,

penchée sur un bloc de feuilles, en train d’écrire furieusement, la langue pointée sur sa lèvresupérieure.

—Jedevraisl’emmenernager,ousepromenerauparc,regrettaKerry.—Ellen’apasfranchementl’airmalheureuse.—Elleécritunroman.Elleacommencécematinà6h30.Çaparled’unepetitefillenommée

Katyadontlesparentstiennentuncafé.Bagelàlacannelle?—Porridge.Etunjusd’orangespressées.J’aitoutmontemps.Kerrys’éloignaetFriedaouvritsondossier.IlcontenaittouslesélémentsqueKarlssonluiavait

confiés sur l’enquête Robert Poole, ainsi que tous ceux qu’elle avait pu amasser elle-même, ycomprisl’articleparudansleDailySketchlaveille,qu’elleretournacontrelatabledefaçonàcequelaphotonesoitpasexposéeauxregards.Elleexaminalesdocumentsdeboutenbout:ladécouvertedu corps de Robert Poole par l’employée des services sociaux ; l’autopsie ; l’état dans lequel setrouvaitlestudiodeMichelleDoyce;letémoignageinintelligibledecettedernière; lesinterviewsdespersonnesquivivaientsouslemêmetoitqu’elle;cellesdeMaryOrton,deJasmineShreeve,desWyatt et de Janet Ferris. Elle lut attentivement la brève déclaration, rigoureuse, de TessaWelles,attachéeparuntromboneàlaphotocopiedutestamentinachevédeMaryOrton,etlesdépositionsdes

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filsdecelle-ci,danslesquellesFriedacrutentendreleurindignationoutrée.Ellepritconnaissancedesmouvementsdel’argentvolé,parfoistenuedefaireuneffortpourdevinerlesensdecertainstermesfinanciers,maiscomprenantqueRobertPooleavaitlui-mêmeretirésesfondsdesoncomptecourantpourlestransférersurunautrecompteouvertàsonnom,lequelavaitétéensuitevidé.Ellecompulsales notes relatives au véritable Robert Poole, mort des années auparavant, et dont le portrait neprésentait aucune ressemblance avec celui de l’imposteur. Elle s’abîma dans la contemplation del’esquissequ’elleavaitfaite,etdanscelleduvisuelproduitparlesordinateursdesservicesdepolice,puisrelutsespropresannotations.

Son porridge fut servi et elle le saupoudra de sucre roux avant de lemanger lentement, sanscesserdetravailler.Elles’obligeaàrelirel’articleduDailySketchd’unboutàl’autre,marquantunepause,lessourcilsfroncés,quandellearrivaàl’interventiondeJanetFerris.Ouvrantsoncarnet,ellelutcequ’elleavaitnotéàlahâteaprèsavoirvuJanet:lasolitudedontellesouffrait,satendressepourPoole,àlafoisromantiqueetmaternelle,sonsensdudevoir.Elleavaitajoutélemot«chat»entreparenthèsesparlasuite:lechat,c’étaittoutcequ’illuirestaitdeRobertPoole;enprenantsoindelui,ellecontinuaitdes’occuperdesonmaître,d’unecertainefaçon.

Frieda reposa sa cuillère, songeuse. La dépression est une malédiction, une chose terrible etaveuglante :onn’arrivepasàvoirau-delà.Onn’estplusenmesured’espérer,nid’aimer,nideserappelerqueleprintempssuccéderaàl’hiver.Friedalesavait,mieuxquepersonne,etpourtant,ellerestaitperturbéeparcettehistoiredechat.QuandJanetFerrisavaitdécidédemettrefinàsesjours,ellen’avaitpaslaissédequoimangerdanslebolniouvertdefenêtreafinqu’ilpuissesortir.

Elleselevaenfin,remitsaveste,laissasurlatabledequoiréglerlepetitdéjeuneret,saluantseshôtesdeloin,sortitdanslarue.Leventétaitfrais,maispastropmordant.Normalement,ledimanchematin,ellelisaitlesjournauxauNuméro9puisserendaitaumarchéauxfleursdeColumbiaRoad.Maiscejour-là,ellepréféralongerCoramFieldsetremonterendirectiond’IslingtonetdeHighburyCorner.ElleignoraitsielletrouveraitKarlssonchezlui,maismêmesicen’étaitpaslecas,letrajetluilaissait letempsderassemblersesidées.Commetoujours,marcherétaitpourelleunmoyenderéfléchir.Lesmaisonsdéfilèrentdevant elle, ellepouvait sentir les trottoirs sous sespieds, leventenvoyaitsescheveuxdanssondosetluiemplissaitlespoumons.

Elleatteignitenfinlamaisonmitoyenne,destylevictorien,oùKarlssonvivaitenentresol.Ellenes’yétaitrenduequ’unefois,etils’étaitalorsprésentéàlaporteavecsapetitefilleagrippéeàluicommeunbébékoala.Aujourd’hui,ilétaitseul,vêtud’unpantalondejoggingetd’unhauttrempédesueur,uneboissonénergisanteàlamain.

—Voulez-vousprendreunedouched’abord?—Quelquechosenevapas?—Vousvoulezdire:àparttoutlereste?—Oui.—Jenesaispasaujuste.—Accordez-moicinqminutes.Vousferiezmieuxd’entrer.Friedadescenditquelquesmarchesetpénétradansl’appartement,contournantunpetittricycleet

desbottesdepluierouges.—Mettezdel’eauàchauffer,suggéra-t-il,avantdedisparaître.Elleentenditl’eaucouler,desportess’ouvriretserefermer.Cetteréalitédomestiqueluisembla

tropintimeetelles’efforçadenepasregarderlesphotosdeKarlsson-l’époux,deKarlsson-le-père,deKarlsson-l’ami.Elleremplitlabouilloireetl’alluma,ouvritdesplacardspuisdénichaducaféetdesmugs,observaunemésangebleuesurlamangeoiredehors,entraindepicorerquelquesgraines.

—Bon.Il vint se poster à côté d’elle, vêtu d’un jean et d’une chemise grise, le visage luisant et les

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cheveuxmouillés.—Aulait,avecunsucre.—Pourlesucre,jevouslaissefaire.Lesenfantsnesontpaslà,aujourd’hui?—Plustard,répondit-ilavecbrusquerie.—Jeferaivite,alors.—Pourquoiêtes-vousvenue?Friedaréfléchitunmoment.—Avantd’ajouterquoiquecesoit,jeferaisbiendevousprévenir.—Deme«prévenir».Çaveutdirequeçaneprésageriendebon.—ReubenetJosefétaientchezmoihiersoir.Ilss’efforçaientdemeconsoleretbuvaientdela

vodka,etaumomentoùilssontpartis,ilyavaitunphotographedehorset…—Non…Laissez-moideviner.C’estcommevousetcethérapeutedanscerestaurant.L’incident

àl’issueduquelvousvousêtesretrouvéeencellule.—Ilyaeuéchangedecoups.—C’estquoi,votreproblème,àlafin?A-t-ilétéblessé?—Ils’estfaitunpeubousculer.—Ça,jeveuxbienlecroire,ilsétaientdeuxcontreun.Àmoinsquecen’aitététroiscontreun?—Jesuissortiepourlesarrêter.—Ilyaurapeut-êtrelàunecirconstanceatténuante.A-t-ilappelélapolice?—Jenesaispas,réponditFrieda.Jenepensepas.Jevoulaisjustequevoussoyezaucourant.—Onverrabiencequiarrive.Ilenestoùavecsonstatutd’immigré,votrecopainpolak?—Ilestukrainien.Etjen’ensaisrien.—Tâchezdelemaintenirendehorsdecettehistoire.S’ilestinculpé,ilserasansdoutereconduit

àlafrontière.Karlssonsouritfaiblement.—D’autresdélitsàsignaler?—Non,cen’estpasdecetordre.L’expressiondeKarlssonsefitsérieuse.—Vousavezdûêtreassezsecouée,hier.—J’aipassélamatinée,aujourd’hui,àrelireledossier.—Aulieudedormir,cedontvousavezvraimentbesoin.—J’aiprislechatavecmoi,voussavez.—Yvettemel’aappris,oui.—QuandJanetFerriss’estsuicidée,ellenel’apasnourri,pasplusqu’ellen’aouvertlafenêtre.

Avantquevousnedisiezquoiquecesoit,jesaisqu’ellen’étaitpasdanssonétatnormal,maisçameparaîtquandmêmebizarre.

KarlssonpatientaetFriedaprituneprofondeinspiration.—Jenesuispascertainequ’elleaitmisfinàsesjours.—Vousl’avezvue,Frieda.—Jepensequ’onl’atuée.—Sij’étaisvotrethérapeute…—Pourquoilesgensn’arrêtent-ilspasdemedireça?—…jevousdiraisquevousavezpeut-êtrebesoindecroirequ’ellen’apasmiselle-mêmefinà

sesjoursparcequealorsvousnevoussentiriezpasresponsabledesamort.—J’yaipensé,évidemment.—Vousêtesbouleversée,cetteexpérienceaététraumatisante.Maisdites-moi,quipourraitbien

vouloiréliminerJanetFerris?

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—Elleestmorteaprèsl’articlequiaparudanslejournal.—Toutjuste.Etvoussavezquelimpactcelui-ciasurvous.Friedapritledossierdanssonsac,ensortitleDailySketchetpointadudoigtleparagraphe.—IlestécriticiqueRobertPooleluiracontaitdestrucs,qu’ilseconfiaitàelle.Siceluioucelle

quil’atuéaluça,çal’auraforcémentinquiété.Vousnecroyezpas?Karlssonpoussaungrossoupir.—Jen’ensaisrien,Frieda.Jenesaispascequ’ilouelleenauraitpensé.Entoutcas,moi, je

pensequevousfaitesfausseroute.—Siquelqu’unatuéJanet,alorsjeveuxvousaideràleretrouver.Karlssonreposasonmug.—Réfléchissezbien,Frieda.Dean s’est pendu, et vous le croyez toujours vivant. JanetFerris

s’estsuicidée,etvouscroyezqu’onl’aassassinée.Vousnevoyezpasunschéma?…—Deuxévénementsneconstituentpasunschéma.—Ilyaunaspectdanslesuicidequivoustouchetrèsprofondément.Friedaluilançaunregardnoiretselevabrusquementenfaisantcrisserlespiedsdesachaisesur

lecarrelage.—Vousallezoùcommeça?demanda-t-il.Vousn’avezpastouchévotrecafé.—Maintenantquejevousaivu,jevaisàMargate.

Margateétaitl’endroitoùserendaientDeanetTerryenvacanceschaqueété,pendantdixjours,emmenantaveceuxJune,jusqu’àcequ’ellenesoitplusenétatdefairelevoyage.Friedal’avait ludanslelivredeJoanna,Uneinnocenteenenfer.Elleavaitnotélesendroitsoùilsaimaientaller:laplage,évidemment,etlavieillefoireavecsongrandhuitenbois.Lagrotteencoquillages,lagaleriesouslesarches.JoannaavaitécritqueDeanachetaittoujoursdesbonbonsàlamenthedansl’échoppevieillottedumarchanddeconfiseries.Deanetsamère,June,avaientunfaiblepourlesucré:Friedase rappelait les beignets qu’il ne cessait d’apporter à sa mère, dans leur sachet en papier brungraisseux.

Leventsoufflait,humide,quandellearrivaenville.Iln’yavaitpasgrandmondedanslesruesetlaplageétaitquasidéserte,parseméedepapiersetdedébrisenplastique,flottantaugréduvent.Elleserra plus étroitement sonmanteau sur elle et, baissant la tête, se rendit d’un pas vif auBed andBreakfastqu’avaitmentionnéJoanna,lequelétaitenretraitdelaplage,avecvuesurlamerdudernierétageseulement.

L’hommequi se présenta à la porte avait une tachede naissancequi lui couvrait lamoitié duvisageetportaitunerobedechambrepar-dessussesvêtements.Friedaentendaitlatélévisiondanslapièced’àcôté,etperçutuneodeurdefriture.

—Onn’estpasouverts.Onesthorssaison.—J’espéraisquevouspourriezm’aider.Friedaavaitpréparécequ’ellecomptaitdire,puisdécidéqu’ilétaitpréférabled’allerdroitau

but.—J’aimeraisvousinterrogerausujetdeDeanReeve.Une drôle d’expression furtive traversa les deux moitiés disparates du visage de l’homme,

commes’iltentaitdelajauger.—Quiêtes-vous?—LeDrFriedaKlein, répondit-elle,enespérantque l’étiquettemédicalesuffirait.Est-ilexact

queDeanReeveaséjournéici?— Je ne suis pas sûr d’avoir envie que ça vienne à se savoir. Ça pourrait rebuter les gens.

M’enfin…yenaaussiàquiçapourraitplaire.

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—Ilvenaitsouvent?— Il est venudix ans, s’empressa-t-il de répondre.Tous lesmois de juillet.Lui et sa femme,

ainsiquesavieillemère.—Quandl’avez-vousvupourladernièrefois?—Çadevaitêtredurantlemoisdejuilletavant…sondécès.—Pasdepuis?—Commentvoudriez-vousquejel’aievuaprès?—Laquestionvapeut-êtrevousparaîtreétrange,maisvousn’auriezpascroisésonfrère,par

hasard?Ilsont…enfin,ilsavaient,exactementlamêmetête.L’hommesondaFriedad’unregardinquisiteur.—Etpourquoiaurais-jefaitlaconnaissancedesonfrère?—J’aipenséqu’ilavaitpuvenirici.Parcuriosité.Ils’appelleAlanDekker.—Jamaisentenduparlerdelui.—Vousn’avezmêmepasvuquelqu’unquivousrappelaitDean?L’hommesecoualatête.—Cequ’ilya,c’estqu’ils’esttoujoursmontrécorrectavecmoi.Ilm’amêmeaidéàréparerla

douche.Maisj’aitoujourspenséquequelquechoseclochaitchezelle,enrevanche.—Chezelle?—Lavieille.—Maissonfrèren’estjamaisvenu?—Puisquejevousledis.

Frieda traversa la ville jusqu’à la grotte de coquillages sur laquelle s’était tant enthousiasméeJoanna–unlabyrinthesouterraindontlemoindrecentimètrecarréétaittapissé,littéralementcloutédecoquillages,selonmaintsmotifs,lignesouspirales.L’endroitluidonnalégèrementmalaucœur.Mais Dean avait adoré ce lieu, avait écrit Joanna. Il avait développé une véritable fixette. Aussiinterrogea-t-elle la femmeà l’accueil,quivendaitdespetitesboîtes faitesdecoquillages,ainsiquedescartespostalesreprésentantdescoquillages,etluiposa-t-ellelesmêmesquestionsqu’autenancierdelamaisond’hôtes.

—Jenevoispasdequivousvoulezparler,réponditlajeunefemme.Elleavaitunaccentaustralien.Friedapritunefeuilledepapierdanssapocheetladéplia.—Voicil’hommedontjeparle.La fille lissa la feuille et la rapprocha de sa figure, avant de l’éloigner d’elle, fronçant les

sourcils.—Non,dit-elle.—Vousêtessûre?—Évidemmentquenon.Descentainesdegensdéfilentici.Ilauraittrèsbienpuvenir.Sansque

jem’ensouvienne.Friedarepartitlelongdelaplage.Lamaréemontait,depetitesvaguescommençaientàlécherle

rivage.Ellenevitqu’unseulautrepromeneur,unvieilhomme:ilétaitaccompagnéd’unpetitchienquinepayaitpasdemineetquinecessaitdecourirenrondautourdelui,s’efforçantd’obtenirdel’hommequ’iljoueaveclui,etdetempsàautre,cederniersebaissaittrèslentement,commesisondosgrinçait,pourramasserunbâtonqu’illuilançait.Friedacontemplalavasteétenduedemergrise,ridéeet,l’espaced’uninstant,regrettaden’êtrepasàbordd’unbateau,aularge,seule,simplemententouréedecieletd’eau.

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Chapitretrente-sept

Frieda avait rendez-vous au centre. Elle y parvint en avance pour examiner sa paperasse etrattraper son retard. Paz était en ligne, en train de parler à quelqu’un ; son travail à l’Entrepôtsemblaitconsisterendelonguesconversationsaniméesavecquiconquevenaitàappeler.Elleagitaitàprésentsesmainsdanslesairs,gesticulantàl’adressedesoninterlocuteur,quelqu’ilfût,enfaisanttintersesmultiplesjoncsauxpoignetsetdanserseslonguesbouclesd’oreilles.EllesaluaFriedasursonpassageenluiadressantdessignesincompréhensibles.Reubensetrouvaitdanssoncabinet,maissonpatientn’étaitpasencorearrivéetFriedapassalatêteparlaporte.

—Commentvontvosarticulations?s’enquit-elle.—Onn’afaitqueprendrevotredéfense,répéta-t-il.Friedarefermalaporte.—Défendremonhonneur?Ets’ilavaitétéarméd’uncouteau?Ets’ilétaittombéunpeuplus

lourdementets’étaitcognélatête?—Nousfaisionscequefontlesamis.—Vousétiezivres.Ouenpassedel’être.Unsilencesefit.—Commentvalechat?demanda-t-il.Il suçaitunbonbonà lamenthe. Ilavaitdûse remettreà fumer,endéduisit-elle– toutcomme

Karlsson.— Ilm’a réveillée à 3 heures dumatin enmemordant un orteil. Il a égalementmangémon

jasminetpissédansl’unedemeschaussures.Savez-vouscommentonfaitpouravoirunchatpropre?

—Non.—J’aidemandéàJosefd’installerunechatièresurmaporte.—Bonneidée.Unefemmevousattenddansvotrebureau.—Jen’attendspersonne.—Elleal’airunpeubizarre,façoncrapaud.Frieda parcourut le couloir et ouvrit sa porte. L’espace d’un instant, elle ne reconnut pas la

femmequiétaitassisesurlachaise,avecsesjambescourtaudesrepliéessouselle,sescheveuxgris,enturbannéedansunfoulardjaunemoutarde.

—Bonjour,docteurKlein.—Bonjour.—Oubienpuis-jevousappelerFrieda?—Commevousvoudrez.Ellel’examinaplusattentivementet,soudain,sutquielleétait.—VousêtesThelmaScott,n’est-cepas?—Oui.—Désoléed’avoirmisdutempsàvousreconnaître.Ladernièrefoisquejevousaivue,vous

étiezmembredu juryqui siégeait pour évaluer la qualité du traitement reçuparAlanDekker. J’aitrouvél’auditionplutôtintimidante,vouslecomprendrezsansdoute.

—Maiscertainement.Friedasesentitsoudainsilasseetabattuequec’esttoutjustesielleparvintàreprendrelaparole.—Qu’est-cequivousamèneaujourd’hui?demanda-t-elle.Avez-vousreçuunenouvelleplainte

?Thelmasortituntabloïdedesonsacetl’ouvrit.

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—Avez-vouslulejournalaujourd’hui?—Jenelispaslesjournaux.Thelmachaussaseslunettesdevue.—«Unepsymêléeàuneéchauffourée»,lut-elle.Ilyaunephotoduphotographe.Sansdoute

les choses ont-elles l’air pires qu’elles n’étaient vraiment. «Des amis de FriedaKlein, thérapeutecontroversée,ontassailliunphotographedepresse,GuyDurrant…»Bref,inutiledevousliretoutl’article.

—Jepréféreraisquevousvousabsteniez.—Lecompterendudoitêtreplusoumoinsfidèledansl’ensemble,j’imagine.FriedapritlejournaldesmainsdeThelmaetl’examina.L’articleétaitrédigéparlamêmeLiz

Barron.Elleluirenditlepapier.—Danslesgrandeslignes,concéda-t-elle.—Quiétaientlesamisenquestion?—Jesorstoutjustedubureaudel’und’entreeux,répliquaFrieda,enpointantsondoigt.—Reuben?s’étonnaThelma.Oh,Seigneur…maispourl’amourduciel!—Jesais.—Vousallezbien?—Commentça?— Les ragots ne m’intéressent guère, continua Thelma, mais j’ai entendu une histoire vous

concernant,voiciunanoudeux. Ilyétaitquestionde l’undemescollèguesetd’une rixedansunrestaurantdeKensington.Sansdouteaura-t-onexagérélesfaits.

—J’aifinidanslacelluled’uncommissariat.—J’airemarquéqu’iln’avaitpasportéplainte.Sansdouteyavait-iluneraisonàça.—Oui,eneffet.Écoutez,s’agit-ild’unequestiondisciplinaire?Thelmaeutl’airperplexe.—Sivousvoulezdireparlà:est-cequej’approuvequedespsychothérapeutesagréésagressent

desgensenpleinerue–voiresebattententreeux–alorslaréponseestnon.Thelmaseleva.Friedaladépassaitdeplusieursbonscentimètres.—Jesuisvenueparcequejem’inquiétaisdelapressionqu’onexerçaitsurvous.—C’esttrèsgentildevotrepart,maislemomentn’estpastrèsbienchoisi,docteurScott.—Jevoulais justem’assurerquevousaviezbiencompris l’objetdecetteaudienceduconseil

psychanalytique.Vousn’avezreçuaucunblâme.Onnevousapasretiréledroitd’exercer.J’espèrequec’estbienclairpourvous.

—Vousêtesvenuejusqu’icipourmedireça?Merci.Jesuistrèstouchée.Thelmal’observaattentivement.—Jemesuisrenseignéesurvous,reprit-elle.J’ai lucertainsdevosécrits.Toutn’estpasque

combat,icibas,vousn’êtespasseulefaceaurestedumonde.—Jesais.J’aiquelquesalliésdansmoncamp.Enfin, jeveuxdiredansmoncombatcontre le

restedumonde.Thelmaenfonçaunemaindanslapochedesagrossevestedetravailetensortitdesticketsde

métroainsiqu’unecartedevisite.—Tenez,dit-elle.Sivousavezbesoindeparleràquelqu’un,unjour.

—Friedapensequ’onaassassinéJanetFerris,déclaraKarlsson.Enfin,qu’onapul’assassiner.Yvettes’emparadescaféssur leplateauet les fitcirculerautourde la table.Elle regardaJake

Newton,quiavaitpassélesdeuxderniersjoursàévaluerlagestiondesressourceshumaines.—Vousenvouliezun?demanda-t-elle.

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Il examina lesmugs comme s’ils faisaient partie de son évaluation.ChrisMunster déchira unsachetdesucreetleversadanslesien.

—Non,réponditNewton.Non.Sansfaçon.Yvettepritdessandwichsemballésdansunsacenplastique.—Céleri-fromagepourvous,patron.Thonetconcombrepourtoi,Chris.Ellelançalessachetsentraversdelatable.—Pouletpourmoi.EllelevalesyeuxversNewton.—Désolée.Jenesavaispasquevousseriezlà.—Jenesuisqu’unemouchesurlemur.Vousn’êtespastenuedemenourrir.—Lesmouchesauxmursontquandmêmebesoindemanger.PendantqueNewton,l’airperplexe,semblaitchercheràdéterminersilaremarquecontenaitune

insultesous-jacente,ellepoursuivit:—Friedacompte-t-ellevenirexpliquersathéorie?—Ellereçoitdespatientscetaprès-midi,réponditKarlsson.—Commentfonctionnevotrearrangement?demandaNewton.—Bonnequestion,approuvaYvette.—Franchement,cen’estnilemomentnil’endroit,prévintKarlsson,maiselleperçoitunepetite

avancesurhonoraires,etadroitàdesnotesdefrais.Ellen’asollicitéjusqu’icinil’unnil’autre.Jepeuxvouscommuniquerlesdétailsplustard,sivouslesouhaitez.

—Merci,réponditNewton.Volontiers.—Elleaégalementledroitàl’anonymat,cequ’ellen’amalheureusementpasobtenuquandune

certaine personne, présente entre cesmurs, a divulgué des informations confidentielles relatives àcetteenquêteàlapresse.

—Oups,lâchaNewton,d’untonjovial.—Pasplusqu’ellen’areçulesoutienauquelelleavaitdroit,ajoutaKarlsson,enfixantYvette

droitdanslesyeux,quirositetdétournaleregard.—Donc,intervintMunster,pourquoiFriedacroit-ellequeJanetFerrisaétéassassinée?—Questiond’instinct, enpartie.Elle a eu le sentimentque JanetFerris n’était pasdisposée à

commettre un suicide. Il serait nettement préférable qu’elle soit là pour défendre elle-même sonhypothèse,maisengros,elleaditquec’étaitpourunepart liéàcequ’elleavaitperçudesonétatd’esprit.Parailleurs,MrsFerrisavaitlaissélechatenfermé.Orellenesemblaitpasdugenreàfaireunechosepareille.

— J’imagine qu’avant un suicide, on ne se soucie plus de ce genre de détails, fit remarquerYvette.Quandonveutêtrelàpoursonchat,onnesesuicidepas.A-t-ondéjàprocédéàl’autopsie?

—Jeviensd’avoirSinghautéléphone.—Et?—Iladitquelamortétaitconsécutiveàuneasphyxie.Entreçaetl’étatducorps…—Qu’entendez-vouspar«étatducorps»?s’enquitNewton.—Mieuxvautnepasposerlaquestion,répliquaYvette.—Elles’estchiédessus,corrigeaMunster.—Ahoui?Newtonhaussalessourcils.—Lerelâchementdessphinctersesttypiquedelapendaison,expliquaKarlsson.Toutcommeil

l’estd’autres formesdedécès.Cen’étaitpas tantqueses intestins se soientvidésque le faitque…euh…

Ilfitungestedesmains.

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—Ladisposition,complétaobligeammentYvette.—Yenavaitpartout,ajoutaMunster.—Jevousenprie,lessuppliaKarlsson.D’aprèsSingh,iln’yavaitpastraced’unequelconque

autrelésion,pasdecontusionsursoncorps.Ilenconclutdoncqueledécèsseraitdûàunsuicide.Jeluiaidemandés’ilétaitcertainqu’onn’avaitpasétrangléJanetFerrisavantqu’ellenese retrouvependue.Ilaréponduqu’ilétaitimpossibled’enêtrecertain.Jeluiaidemandés’ilétaitpossiblequ’onl’aitobligéeàsependre.Ilaréponduqu’onnepouvaittotalementl’exclure,maisquedanscecas,ilseseraitattenduàtrouverdesbleus,surlesbras,parexemple,oriln’yenavaitaucun.

—Bref,quelleétaitsonopinion,aufinal?demandaYvette.—Sonopinion,soustoutesréserves,estqu’ils’agitd’unsuicide.—Bon,benvoilà.—Iln’apaspourmissiond’émettredeshypothèses.Maisde faireuncompte rendusur l’état

d’uncorps.Notreboulot,ànous,estd’envisagertouslescasdefigurepossibles.—Onauntasdecasdefigurepossibles,rétorquaYvette.Ilslesonttous,putain.—C’estpourquoinousavonsorganisécetteréunion.Karlssonmorditagressivementdanssonsandwichetlesautrespatientèrent,letempsqu’ilavale.—Àtoutmoment,Crawfordpeutnousdemanderoùnousensommeset,pourêtrehonnête,jene

saispasaujustecequenousallonsluirépondre.NousnesavonspasquiétaitvraimentPoole.Nousnesavonspasquandilaététué,àcinqjoursprès,desortequenousnepouvonspasfaireréellementusagedesalibis.Onnesaitpasoùilaététué,aussileséquipesscientifiquesnenousservent-ellesàrien.Onsaitplusoumoinscommentilestmort,maisonnesaitpaspourquoionluiacoupéledoigt.

Ils’arrêtauninstant,pourréfléchir.—Onensaitmille fois tropsur lesnombreusesraisonsqu’ilavaitdesefaire tuer.C’étaitun

escroc,etunvoleur.Siquelqu’unbaisaitmafemme,jeseraistentédeletuer.Siquelqu’unbaisaitmafemme et qu’en plus, il l’amenait à me voler mon fric, je serais tenté de lui couper le doigt, del’obligeràlemanger,avantdel’étranglerdemespropresmains.Siquelqu’unabusaitdemamère,j’auraisenviedel’éliminer.Siquelqu’untentaitdeconvaincremamèredemodifiersontestamentdefaçon à ce qu’elle laisse tout à un putain d’escroc demes deux, j’aurais envie de lemassacrer. Siquelqu’unmefaisaitchanteràcausedemonproblèmed’alcoolisme,j’auraiségalementenviedeleflinguer.Bref…

—Mais lesalibisdesfilsOrtontiennent laroute.JeremyOrtona travaillé,nuitet jour,sur lecontratderachatdejenesaisplusquelleboîte,etRobinOrtonétaitaulitaveclagrippe.

—Des alibis…, répétaKarlsson, avec lassitude. Je ne sais pas au juste. Il aurait très bien pusortirdulit.N’ya-t-ilpasdestrainsrapidesmaintenant,depuisManchester?

—Deuxheures,cinqminutes,l’informaYvette.EtJasmineShreeve,alors?Karlssoneutunriregrinçant.—Vulegenred’émissionsqu’ellefaisaitàlatélé,jeluiauraisdonnécarteblanchepourqu’il

l’escroque.—L’émissionHouseDoctorn’étaitpassimal,protestaMunster.—Ahben,merde,alors!s’emportaYvette.Fairel’analysedelapsychologiedesgensd’après

leurpapierpeint…—Celatenaitplusduplaisircoupable,intervintNewton.Ilétaitdebonnehumeuraujourd’hui,etpleind’entrain.—Bref,assezaveccesconsidérationstélévisuelles,coupaKarlsson.Peuimportequ’elleaitété

bonneoupas,apparemment,elles’enestbientirée.Soitill’aréellementappréciée,soitiln’apaseuletempsdel’escroquer,àmoinsqu’ilnel’aitfaitetquenousn’ayonspasencoredécouvertcomment.Resteenfinlapossibilitéqu’ilaitescroquéceluioucellequ’ilnefallaitpas,unepersonnedontnous

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n’avonspasencoreentenduparler,peut-êtredanslepassé,etqu’ilouellel’aitretrouvéetaitdécidédeluidonnerunebonneleçon.

—Çafaitbeaucoupde«peut-être»,commentaYvette.—Etnotreprincipaltémoinn’aplussatêteetdélire.Etnotredeuxièmeprincipaltémoinn’est

plus.Ilpritunenouvellebouchéedesonsandwich.—Engros,rienneva.Maislaquestionreste:qu’est-cequ’onfaitmaintenant?Unlongsilences’abattitdurantlequelnes’élevaplusqueleseulbruitdessandwichsencoursde

mastication.—Alors?…,relançaKarlsson.—OK,déclaraYvette.Enfait,onsaitpasmaldechoses.—Continuez.—On sait qu’il gagnait sa vie en escroquant des riches.On sait qu’il a couché avecAisling

Wyattetqu’ilprévoyaitsansdoutedefairechanterJasmineShreeve.IladépouilléMaryOrtonetaessayédeluifairemodifiersontestament.Commevousdites,ilyalàpasmaldemotifs–mêmesiceluideJasmineseraitdel’ordredeceluidesfilsOrton,àsavoir :unmobiledontellen’avaitpasencoreconnaissance.Onsaitqu’ilavaitunjolipaquetdefricqu’onluiavolé–ouqu’ilaplanquéquelquepart,etqu’onn’apasréussiàlocaliser.

Ellemarquauntempsd’arrêt.—Pasencore.Onsaitaussi,maintenant,commentiltrouvaitsesvictimes.—Ahoui?Newtonsepenchaenavant.—Jen’étaispasaucourant.—Désolé,intervintKarlsson.J’ignoraisquenousdevionsvoustenirinformédansledétailde

nosenquêtes.—Ilsétaient tousdans lamêmebanque?devinaNewton.Oubien tousfaisaient leurscourses

chezHarrods?—Ladeuxièmehypothèseestplusprochede lavérité.Tousontachetédesobjetsenboisfort

chersàunesociétéoùPooleatravaillé,untemps.Paslongtemps.Enpartant,ilaemportélalistedesclients,enpariant–àraison,apparemment–surlefaitquetousavaientdel’argentàperdre.

—Malin.Karlssonsefitlaréflexionqu’ils’amusaitunpeutrop.—Malheureusement,çanenousmèneguèreplusloin.IlsetournaversYvette.—Etselonvous,onfaitquoi,maintenant?—OnfaitpressionsurAislingetFrankWyatt.Séparément.—Onfaitpression?répétaKarlsson.Cequiveutdire?—Laissez-moiseuleavecFrankWyattunmoment, je luiexposerai lescenariosuivant :vous

avezconfrontéRobertPooleaprèsavoirdécouvertcequ’ilavaitfait,vousvousêtesquerellés,ilyaeulutte,vousaveztuéPooleparerreur,vousavezpaniqué,larguélecorpsdanslepremierendroitvenu.S’ilavoue, leprocureursecontenterapeut-êtrebiend’unhomicide involontaire,voired’unecondamnationavecsursissilejugeestcompatissant.

Karlssonréfléchitunmoment.—Etquefaites-vousdudoigtmanquant?—Peut-êtrequ’ilyavaitunealliancesusceptibledel’identifier?—Doncilauraitcoupéledoigtdanslapanique?—C’estcommeçaqu’onvaluiprésenterleschoses.

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—Etquefaites-vousdel’argentquiadisparuducomptebancairedePoole?—Pooleauraitpufaireçalui-mêmepourbrouillerlespistes.—Etilseraitoù,maintenant?—Enterréquelquepart.Perduàjamais.Ousuruncompteàl’étranger.Nouveausilence.—Quoi?Onnepeutpastoujourstouttirerauclair!—EtJanetFerris?—Suicide,s’empressad’avancerYvette.Elleavaitperdusesesprits.Karlssonémitungrognement.—Bon.OnfaitvenirlesWyattpouruninterrogatoire.Maisauparavant,oncreusetoutcequ’on

peuttrouversureux.Ilconsultal’agendadubureauetajouta:—Mercredimatin.À lapremièreheure.Chris, àvousdevérifier leurs alibis à tous lesdeux

d’icilà.—Pourmoi,c’estJasmineShreeve,coupaNewton.Unsilences’abattitetunlentsourires’épanouitsurlafiguredeKarlsson.—Pardon?—Désolé,s’excusaNewton.Oubliezcequej’aidit.— Eh bien, il se trouve que nous avons déjà une psychothérapeute qui participe à l’enquête,

pourquoipasunconsultantenmanagement,pendantqu’onyest?Pourquoipensez-vousqu’ils’agitdeJasmineShreeve?

—Elleaplusàperdrequelesautres.J’aivudesinterviewsd’elle.Ellenourrittoujoursl’espoirde faire un come-back, alors que c’est perdu d’avance. Si elle était humiliée par un escroc, celaruinerait toutes ses chances. Et quiconque l’a vue passer à la télé sait à quel point elle est dans lebesoin.Sielleaeulesentimentd’êtretrahie,elleapufairen’importequoi.

—Mercipourcetteexplication,réponditKarlsson.Vousm’excuserezsi jenevousenvoiepasinterroger Jasmine Shreeve en notre nom.Et si votre théorie s’avère exacte, alorsYvette etChrisvouspréparerontunvéritablegueuleton.

—Pourquoineleferiez-vouspasvous-même?s’offusquaYvette.—Çan’auraitriend’unerécompense.—EtleDrKlein,ellefaitquoi,elle?—Jepensequ’elleétaitsurlepointdelaissertomber.—Pourquoi?ditYvette.Elleenadéjàassez?—Apparemment,elles’estdéjàdéfouléesurcephotographe.MunsteradressaungrandsourireàYvette,puissurpritleregarddesonchefetredevintsérieux.—Ellem’enaparlé,ditKarlsson.Cen’étaitpaselle,maisdeuxdesesamis.—Ce n’est pas vraiment professionnel, rétorquaMunster. On parle d’elle dans les journaux.

Ensuite,ilyacettebagarreaveccejournaliste,etlarevoilàdanslesjournaux.AutantavoirBritneySpearsmêléeàl’enquête.

Karlssonsecoualatête.—Jecroisqu’elles’estsentietropimpliquée.Elleaeul’impressiond’avoirtrahiJanetFerris.Ilfroissal’emballagedesonsandwichetvisalacorbeilleàpapier.Labouletterebonditsur le

bord,puisparterre.—Onnepeutpasdirequ’onfassefranchementmieuxnous-mêmes.Uncoupretentitàlaporteetunefemmepassalatête.—Yaquelqu’unquivousdemande,monsieur,dit-elled’unaircontrit.

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LornaKerseyavaitlaquarantainebienavancée,voirefinissante,seditKarlsson,etdescheveuxbrunscoupéscourtainsiquedeslunettesrondes.Ellen’étaitpasmaquillée,maisportaitdesbouclesd’oreillesclinquantesetplusieursbaguesàsespetitesmains.Bienqu’emmaillotéedansungrospullorangeetchausséedebottesdeneige,ellesemblaitquandmêmeavoirfroid.Sonmari,Mervyn,étaitunhommedepetitetaille,potelé,àlacheveluregrisonnante,etparaissaitplusâgéqu’elle.Ils’assitbiendroitsursachaise,sansbouger,etpressasesmainsl’unecontrel’autre,commes’ilpriait.Detempsàautre,Lornatendaitlebrasetletouchaitavecdouceur–surl’épaule,lebras,lacuisse–pourlerassurer,tandisqu’illuilançaitunbrefregardassortid’unsourire.

—Jeneveuxpasvousfaireperdrevotretemps,commença-t-elle.— Je crois comprendre qu’il s’agit deRobert Poole.C’estmoi qui dirige cette enquête, et je

seraisheureuxd’entendrecequevousvoudrezbienmeconfier.—Ehbien,c’estlàqueçapèche.L’hommequenousconnaissonsnes’appellepasRobertPoole.

Peut-êtrequ’ils’agitdequelqu’und’autre.—Quelestsonnom?—EdwardGreen.—Poursuivez.—C’estàcausedel’affiche.C’étaitlui,j’ensuissûre.—Etcethomme,EdwardGreen,çafaitunboutdetempsquevousnel’avezplusrevu?Ellefitlagrimace.—Çaaunrapportavecnotrefille.—Attendezuneminute.Votrefillenes’appelleraitpasSally,parhasard?—Sally?Ellesembladéconcertée.—Non.C’estBeth.Enfin,jeveuxdire,Elizabethdesonvrainom,maisonl’appelleBeth.Beth

Kersey.—Pardon.Allez-y,continuez.LornaKerseysepenchaenavant.Desiprès,Karlssondistinguaitlapeaufroisséeetlesridesde

sonvisage.—Nousavons trois filles.Bethest l’aînée.Elleapresquevingt-deuxans.Elleestdumoisde

mars.Sessœurssontplusjeunes.Ellesvontencoreàl’école,etjenepensepasqueçaaitcontribuéàarrangerleschoses.

Karlssonlavitdéglutirpuisconstataàquelpointsesdoigtss’agrippaientaureborddelatable.—C’estuneenfantperturbée,depuissanaissance,pourrait-ondire.Ellenousatoujourscausé

dusouci.Ellelançaunregardàsonmari,puisrelevalesyeuxsurKarlsson.— Elle n’était pas heureuse, voyez-vous, et toujours en colère. C’était comme qui dirait, sa

nature.—Jesuisdésolé,ditKarlsson.Oùsetrouvevotrefille,àprésent?— C’est bien le problème. Nous n’en savons rien. J’essaie de vous expliquer, de vous dire

commentonenestarrivés là.Ceque j’essaiededire,c’estqu’ellea toujoursétéperturbée.Çan’ajamaisétéàl’école,mêmesielleaimaitbienl’artet lestravauxpratiques,lestrucsqu’ellepouvaitfairedesesmains.Etc’étaituneforcedelanature,aussi.Ellepouvaitcourirpendantdeskilomètres,nagerdansl’eaulaplusfroide.Ellenesefaisaitpasfacilementd’amis.

Ellehésita.—Jesuisdésolée,toutçaneprésenteaucunintérêtpourvous.Cequicompte,entoutcas,c’est

qu’elleaeuuneadolescencemisérable.Ellesecroyaitaffreuseetdébile,ellesouffraitdesolitudeetavaitbesoind’aide,bienqu’ilfûtdifficiledeluivenirenaide.Nousavonsfaittoutcequenousavons

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pu,maisçan’afaitqu’empireravecl’âge.Çacommençaitàdétruirenotrefoyer.Ensuite,elles’estmiseàavoirdesennuis.

—Quelgenre?—Ceuxdans lesquels s’aventurent les jeunes.Drogue, probablement,mais il y avait toujours

unecolère,delatristesseetdumécontentementchezelle.Ellepouvaitsemontrerviolenteenverslesautresmaisenverselle-même,aussi.

—A-t-elleétéarrêtée?—Non.Lapolice s’enestmêlée,parfois,maisonne l’a jamaisarrêtée, àproprementparler.

Nous l’avons emmenée consulter. Des médecins. Des psychiatres. Nous l’avons adressée à unpsychothérapeutedel’hôpital,puisnoussommesallésvoirquelqu’undansleprivé.Jenesaispassiça luia jamais fait lemoindrebien.Peut-êtrequeçane faisaitque luidonner l’impressionqu’elleétaitencoremoinscommelesautres,etqu’elleaculpabilisé.Onnesaitjamaisavantqu’ilsoittroptardsicequ’onfaitestbienoumal,non?Iln’yapasderéponsemagiquedansdescascommecelui-là – on ne peut qu’espérer que, petit à petit, quelque chose va changer. Tout ceci était tellementétrange,tellement…déroutant.Nousnesavionspascequenousavionsfaitpourlarendrecommeçaetleschosesonttellementempiréqu’onn’aplussuversquisetourner.

ElleclignadesyeuxetKarlssonvitqu’ilss’étaientemplisdelarmes.—Jetombedanslepathos,dit-elleens’efforçantdesourire.Toutçan’asansdouterienàvoir.

Pardon.—Là-dessus,ellearencontrécethomme.C’étaitlapremièrefoisqueMervynKerseyprenaitlaparole.Ilavaitunlégeraccentgallois.—L’hommequevousconnaissiezsouslenomd’EdwardGreen?—Oui.—Commenta-t-ellefaitsaconnaissance?—Onne saitpas trop.Maisellepassaitbeaucoupde tempsàmarcher,parfoismême toute la

nuit.Jepensequec’estainsiqu’ellel’arencontré.Karlssonhochalatête.ÇaressemblaitbienàRobertPoole.— Nous n’avons pas tout de suite eu vent de son existence. Elle ne nous en a pas parlé.

Simplement,elleachangé.Nousl’avonsremarquétouslesdeux.Audébut,nousétionscontents:elleétait plus calme, moins lunatique avec nous et ses sœurs. Elle sortait plus. Nous étions tellementsoulagés,juste…

—Mais?—Elleétait trèssecrète–sournoiseàdirevrai.Nousnoussommesmisàsoupçonnerqu’elle

nous volait de l’argent. Pas beaucoup,mais des espèces avaient disparu de nos porte-monnaie, cegenredetrucs.

—Ainsiqueleséconomiesdesessœurs,ajoutaMervynKersey.Il s’exprimait comme s’il parvenait à peine à verbaliser la chose. Il devait avoir honte, pensa

Karlsson.—L’avez-vousrencontré?—Oui.Jen’enrevenaispas,réponditLornaKersey.Ilétaitsi–commentdire?–sipoli,sibien

desapersonne.Ilétaitgentilaveclesfilles,etadorableavecBeth.J’auraisdûl’apprécierplusquejenel’aifait.Cequejevaisdirevavousparaîtreaffreux:s’ilnem’apasinspiréconfiance,c’estquejemedisaisqu’ilauraitpuavoirn’importequi,alorspourquoichoisirmaBeth?J’adoraisma fille,maisjen’arrivaispasàcomprendrepourquoiunjeunehommeséduisanttelquelui,quiréussissaitbiendanslavie,iraits’amouracherd’unejeunefemmerondelette,maldanssapeau,quin’avaitriendeglamour,quin’avaitrienaccomplietétaitdesurcroîtpleinedecolère.Çan’avaitaucunsens.Jevousparaisdure?

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—Non,mentitKarlsson.Etdonc,quevousêtes-vousdit?Elleleregardasansflancher.—Jen’iraispasjusqu’àdirequenoussommesriches…,commença-t-elle.—Maissi,coupasonmari.Entoutcas,parrapportàlamoyenne.—Cequ’ilya,reprit-elle,c’estqu’ildevaitsavoirquenousétionsrelativementbiennantis.—Vousavezpenséqu’ilenvoulaitàvotreargent?—Jem’ensuisinquiétée,oui.—Etaujourd’hui,elleadisparu.—Ellem’avolémacartebancaire,avidémoncomptecourant,emportéquelquesvêtements,et

elleestpartie.—Oùça?—Jen’ensaisrien.Ellealaisséunmotendisantquenousl’avionsmaintenuesousnotrecoupe

troplongtempsetquenousavionstentédefaired’ellequelqu’unqu’ellenesouhaitaitpasdevenir,etqu’elleétaitenfinlibre,pourlapremièrefoisdesavie.

—Est-ellepartieavecRobert…EdwardGreen?—C’estcequenousavonspensé.Nousnel’avonsplusjamaisrevu,niluininotrefille.Ellefermalesyeuxuninstant.—Cela fait treizemois que nous n’avons plus revu notre enfant. Nous n’avons reçu aucune

nouvelled’elle.Nousnesavonspassielleestvivanteoumorte,heureused’êtreloindenous,oudansledésarroi leplus absolu.Nousne savonspas si elle aimerait quenous la retrouvions,maisnousavonsessayé,tellementessayé,sansaucunrésultat.Nousvoulonsjustesavoirsiellevabien.Elleestlibredenepasreveniràlamaison,ellen’apasbesoindenousvoirsiellen’ytientpas.Nousavonscontactélapolicemaisonnousaréponduqu’iln’yavaitrienàfairepourunefemmedevingtetunans,partiedesonpleingré.Nousavonsmêmeengagéquelqu’un.Rien.

—A-t-elleunnumérodeportable?—Elleenavaitun,maisilnemarcheplus,apparemment.—Et cetEdwardGreen ressemblait vraiment beaucoup à cet homme ? demandaKarlsson en

indiquantl’affichereprésentantRobertPoolepunaiséeaumur.—C’estsonportraitcraché.Maiss’ilestmort,oùestnotrefille?LornaKerseydévisageaKarlssonfixement.Elleavaitbesoinderéconfort,illesavait,sansêtre

capabledeleluidonner.—Jevaisdemanderàdeuxagentsdevousraccompagnerchezvous.Ilsaurontbesoind’accéder

àtouslesdocumentsquevouspourriezavoirenvotrepossession,lesnomsdesmédecins,etc.Nousprendronscecastrèsausérieux.

Unefoisqu’ilsfurentrepartis,ilrestaassisensilenceplusieursminutes.Lasituationvenait-elledes’arranger,oud’empirer?

BethKerseycommençaparlesphotosdefamille.Ellelesavaitemportéesavecelleenpartant,conformément à ses instructions, mais ne les avait pas regardées. C’était trop douloureux et celaremuaitenelledessentimentsquinefaisaientquelatroubleroulaplongerdansungranddésarroi.Lui lesavait regardées,cependant, longuement,quandil lacroyaitendormie,avantde lesemballerdansdessacsenplastiqueetdelesrangeraveclerestedesesaffaires.

Ellelesétalaitàprésentdevantelle,uneàune.Elleavaitunegrandeboîted’allumettesrécupéréesur le pont d’un bateau un soir, le long du sentier. Elle gratta une allumette par photo, la laissants’enflammerpuismourirau-dessusd’unvisage,d’ungroupedepersonnes,d’unjardinenfleurs.Cen’étaientquedesmensonges, sedit-elleamèrement.Tout lemondesouriait surunephoto :chacunposaitetarboraituneexpressiondecirconstance.Surcelle-ciparaissaitsamère,aveclatêtequ’elle

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réservait toujours à l’appareil, légèrement inclinée sur le côté, toutede tendresse etd’attention,unvisageauquelondonnerait lebondieusansconfession.Etsonpapa,repletet l’airgentilalorsquetoutlemondesavaitquec’étaitunebrutequiavaitfaitfortuneenprenantl’argentd’autrui.Edleluiavaitexpliqué,pourquoic’étaitmal,pourquoicetargentn’appartenaitpasréellementàsonpère.Elleavaitoubliélesdétails,maisilsn’importaientpasvraiment.Etsesdeuxsœurs.Ilyavaitdesjoursoùelle ne parvenaitmême pas à se rappeler leur nom, elle se souvenait seulement à quel point ellesavaientétédesbéni-oui-oui,desbonnesélèvesetdesfillesexemplaires,toujoursprêtesàlécherlesbottesde leursparents,obtenantd’euxargentet faveursavec leurs sourirescharmeurs.Ellevoyaitclair dans leur jeu, à présent. Autrefois, elle les avait simplement crues plus douées qu’elle pours’intégrer dans lemonde,mieux dans leur peau qu’elle-même, bénies des dieux alors qu’elle étaitmaudite.Elle contemplait en cet instant, sous la flamme sautillante, le fin visage deLily, avec songrand sourire, encadré de deux tresses soigneuses, et le regard grave de Bea. Puis elle-même.Elizabeth. Betty. Beth. Elle n’était plus cette personne désormais, négligée et remplie de colère,inquiète de plaire et consciente qu’elle n’y parviendrait pas. Elle était mince à présent, toute demuscles et d’os. Sa lèvre esquissa un sourireméprisant sous son entaille. Elle portait les cheveuxcourts.Elleavaittraversél’épreuvedufeuetenétaitressortiepurifiée.

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Chapitretrente-huit

Josef peignait les plinthes deMary Orton en blanc. Tout en passant son pinceau le long desplanches,ils’efforçaitdenepaspenseràsesenfants.Ilressentaitunebrûlureàlapoitrinequandillesimaginaitchezeuxsanslui,ouquandilserappelaitladernièrefoisqu’ilss’étaientvus.Ilavaittentéde lesserrer tropfortdanssesbraset ilss’étaientdérobésàsonétreinte, fuyantsonhaleineetsesyeuxhagards.Aussiseconcentrait-ilsurlatexturesoyeusedelapeinture.Relevantlesyeuxdesonouvrage,iltrouvaMaryOrtondeboutderrièrelui,lesmainscrispéessuruntorchon,uneexpressiond’anxiétésursonvisage.

—Jepeuxaider?—Jeveuxvousmontrerquelquechose.Josefposalepinceausurlecouvercledupotetseredressatantbienquemal.—Biensûr,montrez-moi,luidit-ild’untonrassurant.—Parici.Ellelemenaàl’étage,danssachambre,laseulepiècedelamaisondanslaquelleiln’étaitpas

encore entré.Elle était hautedeplafond, tapisséedepapier peint, et sa vaste fenêtre donnait sur lejardinoùlesplantesàbulbedeprintempssefrayaientenfinuncheminàl’air libreàtravers lesolgelé. Elle s’approcha d’un petit bureau, l’ouvrit et fouilla dans le tiroir à la recherche de quelquechose.Elleétaitagitée,illevoyaitbien.Sesdoigtsétaientgauches,sonsoufflelaborieux.

—Là.Faisantdemi-tour,elledéposaunefeuilledepapierpliéedanssesmains,etilcontemplasansles

comprendre les lignes d’encre bleue, l’écriture frêle, d’un autre âge, ces lettres tout en boucles etcourbes.

—C’estquoiça?demanda-t-il.Vraiment,monanglaispasbon,MrsOrton.—J’aibeletbienfaituntestament,avoua-t-elledansunmurmure.Elleledévisageait,leslarmesauxyeux.—Jecomptaisluilaisseruntiers.Onl’aétabliensemble,etonademandéàunvoisin,dansla

rue,deservirdetémoin.Regardez.Voicileursignature,etlamienne.—Jesuisdésolé,dit-il.Çameregardepas.—Parcequ’ilsneviennentjamaismevoir.Ilsn’enontrienàfairedemoi…maislui,si.—Lui?—Robert.Ilpassaitdutempsavecmoi,toutcommevousl’avezfait.Poureux,jenesuisqu’un

poids.Jeferaistoutaussibiendebrûlerça,j’imagine.Oubienest-cemal?Debout sans bouger, Josef gardait la feuille de papier dans sa main maculée de peinture. Il

secoualatête.—Qu’est-cequejedoisfaire?demanda-t-elle.—Jesaispas.JedonneàFrieda.

Frieda revenaitchezellepar lepontdeWaterloo. Ilsétaientallésvoirun filmaucinémapuisavaientdînétardivementdansunrestaurantmarocain,oùflottaitdanslesairsuneodeurdecannelleetde viande rôtie. Ensuite, elle avait ressenti le besoin subit de se retrouver seule. Il était déçu, àl’évidence,maisquelquechoseempêchaitFriedad’allerplusloin.Ill’avaitembrasséesurlajoue,etl’avaitlaisséelà.

Ellemarchalentement,etunefoisparvenueaumilieudupont,elles’arrêta,commeellelefaisaittoujours.D’habitude,c’étaitpourregarderleParlementenamont,ainsiquelagranderoue,puisenavallacathédraleSaint-Paul,maiscettefois-ci,ellesecontentades’appuyerauparapetetdeplonger

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leregarddansl’eau.LaTamisenesemblaitjamaiscoulercommedevraitlefaireunfleuve.Ellesedéplaçait plutôt à la façon d’une gigantesquemarée accompagnée de remous et de tourbillons, decourantscontraires.Auboutdequelquesminutes, ellenevoyaitmêmeplus l’eau.Elle songeait aufilmqu’ellevenaitdevoiretàRobertPoole,quiqu’ilpuisseêtre.Ellesongeaàcefantasmed’enfantsicommunquiconsisteàcroirequ’onestleseulêtrevivantaumondeetquetouslesautresnesontquedesacteurs.Pooleavaitétéunesorted’acteur,endossantunepersonnalitédifférentefaceàchaquepersonnequ’il rencontrait, leuroffrant l’interlocuteurdont ilsavaientbesoin,celuiquisaurait leurplaire.Ensuite,elles’autorisaàpenseràHarry,danssoncostumegrisclair,avecsesyeuxgris-bleuetsachemiseblancheimpeccablementrepassée,àsafaçondesepencherversellequandelleparlaitetdel’attraperparlecreuxducoudequandilsdevaienttraverserunerue.Àsafaçondelaregarder,commes’iltentaitdepercevoirleschosesqu’ellen’étaitpasprêteàluidire.Celafaisaitsilongtempsqu’ellen’avaitpaslaisséquelqu’unl’approcher.

Peuàpeu,sespenséescessèrentdeportersurunsujetprécis,cessèrentdeportersurquoiquecesoit,pours’abîmerdanslevide,tournoyantesetnoires,àl’instardeseauxencontrebas.Dufonddecesremousobscurssurgirentunvisageetunnom:JanetFerris.

Friedafrissonna.Ilfaisaitfroidsurlepontbattuparlesvents.Quandellerepritsonchemin,elleconsultasamontre.23h45.TroptardpourappelerKarlsson.Ellerentrachezelled’unpasvif,semitaulitetrestaallongéedanslenoir,agitée,lesyeuxbrûlants.Elleavaithâtequelejourrevienne,maislejourtardaàvenir.

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Chapitretrente-neuf

Friedaavaitvutroispatients, l’unaprès l’autre.Elleavaitconscienced’avoir l’espritenpartieailleurs,etfitpreuved’unevolontédeferpourseconcentrer,êtreprofessionnelle,précise.Oubienne faisait-ellequ’endosser le rôlede la thérapeute attentive, douéed’empathie ?Peut-être tout celan’était-ilqu’unjeu,àbienyréfléchir.Unefoisladernièreséanceachevée,ellepritdebrèvesnotes,sortit,hélauntaxi:vingtminutesplustard,ellesetrouvaitdevantlamaisonàBalham.

KarlssonetJakeNewtonattendaientsurleperron.Karlssonparlaitdanssontéléphoneportable.Illasaluad’unsignedetêtemaiscontinuasaconversation.Newtonluisourit.

—Salut,dit-il.Commentallez-vous?Friedatrouvaparticulièrementdifficilederépondreàcettesalutation.—Jenesaispastrop.Çava.—Merci,conclutKarlssonenremettantsontéléphonedanssapoche.IlregardaFrieda.—Bonjour!—Vousn’étiezpasobligédevenir,ditFrieda.Jevoulaisjustequequelqu’unmefasseentrer.—J’étaiscurieux.Jetenaisàsavoircequevousmaniganciez.—Etmoij’aienviedesavoircequefaitunconsultant,ajoutaNewton.—Jecroyaisquec’étaitvous,leconsultant,répliquaFrieda.—Faitescommesijen’étaispaslà.—Aufait,coupaKarlsson,ilyadunouveau.Etc’estlà,devantledomiciledeJanetFerris,qu’ilparlaàFriedadeBethKerseyetdesaliaison

avecRobertPoole.Friedasemitàfroncerlessourcilsàmesurequ’ilracontait.—Voilàsansdoutecequiexpliquelesjournéesvacantesdanssonemploidutemps,dit-elle.—Possible,réponditKarlsson.—Ilfautquevousretrouviezcettefemme.—Ehbien…oui.C’étaitprévu.—Etilfautreconstituersondossiermédical.—Onyavaitpensé,également.—Si vous obtenez le nomdupsychiatre qui l’a soignée, je pourrais peut-être échanger trois

motsavecluienprivé.—Noustâcheronsdevousletrouver.— Je croyais que les enquêtes criminelles consistaient à éliminer les suspects, fit remarquer

Frieda.Danslecasactuel,ilsn’arrêtentpasdesurgir,lesunsaprèslesautres.—Danscetteaffaire, ilestdifficilededistinguer lessuspectsdesvictimes.Maisaumoins,ça

vousaideànepluspenseràDeanReeve.Friedaluilançaunregardquasiféroce.—JepenseàDeanReevechaquejour.Etquandjevaismecoucher,jerêvedelui.—Quevoulez-vousquejedise?J’ensuisdésolé.Maisenattendant,quefaisons-nousici?C’est

quoi,l’idée?—Jevoulaiségalementvoirl’appartementdePoole,réponditFrieda.—Allons-y,alors.Karlssonsortituntrousseaudeclésetexaminalesétiquettesenpapiercolléesdessus.C’esten

silence qu’ils pénétrèrent dans la maison puis montèrent à l’étage. Frieda identifia tout de suitel’odeurrenferméequeprendunemaisoninhabitée,unendroitoùplusriennebouge,oùl’onn’ouvreplusaucunefenêtre,oùl’airn’estplusbrassé.Ilsrestèrentplantésdanslapièceprincipale.Friedase

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sentaitgênée:elleauraitaiméêtreseulepourça.—Avez-vousapportélesphotos?demanda-t-elle.Karlssonsortitundossierdesonsac.—Celles-ciontétéprisesquandonatrouvélecorpsdeJanetFerris.—Çan’irapas.Iln’yenapasd’avantledrame,quandvousêtesvenuspourlapremièrefois?—Onn’apasdephotosdecettevisite.—Pourquoi?N’était-cepasunescènedecrime?—Non.Pasencore.Pasànotreconnaissance.Etonavaitlelieuànotredisposition.Onn’avait

pasbesoindelephotographier.—Soit,répliquaFrieda.Elleallaseposteraumilieudelapièceet labalayaduregard, lentement,ens’efforçantdene

rienomettre.—Quecherchez-vous?s’enquitNewton.—Taisez-vous, répliqua Frieda. Pardon.Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je vous en prie,

laissez-moiunmoment.Unlongsilences’ensuivit.Lesdeuxhommeséchangèrentdesregardsembarrassés,commedeux

invitésarrivésenretardàunefêteetcontraintsdes’accommoderl’undel’autre.EllesetournaenfinversKarlsson.

—Sivousfermiezlesyeux,seriez-vouscapablededécriretoutcequ’ilyadanscettepièce?—Jen’ensaisrien.Pourl’essentiel,oui.Friedasecoualatête.—Ilyadesannéesdeça,jeneprenaisguèredenotesaprèsmesséances.Jepensaisquesic’était

important, je m’en souviendrais. Le fait même que je m’en souvienne signifierait que c’étaitimportant.Maisj’airévisémonjugement.Maintenant,quandc’estimportant,jel’écris.

Ellefitunegrimace,manifestantsafrustration.—Jenesaisplustrop…Ilyaquelquechose,maisjen’arrivepasàmettreledoigtdessus.—Quoidonc?s’enquitKarlsson.—Sijesavais…Ellefronçalessourcils.—Est-cequ’onpeutredescendre?Vousavezlaclédel’appartementdeJanet?Karlssonressortitsontrousseau.—Quelquepart,là-dedans,dit-il.Jemesenscommeungeôlierdansunvieuxfilm.—Commentdécidez-vousquandlaissertomber?demandaNewton,tandisqu’ilsredescendaient

l’escalier.—C’estdestinéàvotrerapport?demandaKarlsson.—Jesuiscurieux,simplement.— Le moment n’est jamais opportun. Mais les urgences se succèdent, et les équipes sont

réaffectées.Karlsson déverrouilla la porte et ils entrèrent chez Janet Ferris. Frieda trouva cet endroit

abandonnéencoreplustristequeleprécédent.Unmugreposaitsurlatable,avecunlivreàcôté.Ellepouvait imaginer Janet Ferris entrer dans la pièce, s’en emparer, et poursuivre sa lecture. Elles’efforça de chasser cette idée qui la distrayait de sa mission. Elle inspecta les lieux. Elle avaitl’impressiondechercherquelquechosequand,soudain,elletrouva.EllesetournaversKarlsson.

—Vousvoyezcetableauaumur?Celuidupoisson.—Oui.—Ilvousplaît?Ilsourit.

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— Je le trouve ravissant. Mais vous allez devoir le laisser ici. De nos jours, on n’est plusvraimentautorisésàseservir.

—Quandj’aivisitél’appartementdePoolepourlapremièrefois,cetableaus’ytrouvait.Pasici.—Vraiment?—Vousavezlul’articleparudanslejournal.JanetFerrisaditquePooleavaitl’habitudedelui

prêterdestrucs.Entreautreschoses,illuiavaitdonné–ouprêté–untableau,etelle,l’undessiens.Elleaditqu’ellel’avaitrenduetqu’elleavaitreprislesien.

LessourcilsdeKarlssonserapprochèrent.—Ingérencedansunescènedecrime,souffla-t-il,avantdecroiserleregarddeFrieda.Enfin,

unedemi-scènedecrime.Maisbon,iln’yapasdemal.—Ilfautqu’onremonte,plaidaFrieda.Deretourdans l’appartementdePoole,Friedaseplantadenouveauaucentrede lapièce.Elle

examinalestableauxauxmurs.Ilyenavaitcinq: latourEiffel,uneViergeàl’Enfant,unemarinesous lesoleil,unchampdecoquelicotsetenfinunpinavec la luneenarrière-plan.Friedapritunepairedegantstransparentsenplastiquedanssapocheetlesenfila.EllelançaunregardàNewton:

—Jelesaiachetésàlapharmacie,lerassura-t-elle.Nevousenfaitespas.Jenecomptepasmelesfairerembourserparlecontribuable.

Elles’approchadutableaudelaVierge, ledécrochadumuretrecula.Elleposala toilesurlebureau.PuisellesetournaversKarlsson.

—Quevoyez-vous?—Un tableau tenant plutôt de la croûte. Je nepense pas que ça vaille la peine d’être volé. Je

préfèreceluiaveclepoisson.—Non,insistaFrieda.Regardezlemurauquelétaitfixéletableau.Friedasoulevaletableauetlemaintintàcôtédelamarque.—Ellen’estpasdelamêmetaille.—Mais…,commençaKarlsson,avantdes’interrompre.—Peut-êtrequec’estdelamêmetaillequeletableaudupoissonquiétaitaccrochéicijusqu’àce

quelavoisinelerécupère,intervintNewton.—Maisiln’estrestéiciquequelquessemaines,plaidaFrieda.Ilfautdesannéesavantqueces

marquesn’apparaissent.—Jenecomprendspasdequoiilestquestion,répliquaKarlsson.Pooleatrèsbienpuselasser

desestableauxetlesinterchanger.—Vousavezraison.C’estpossible.Voyonsvoir.Friedasoulevaletableaudupin.—Paslamêmeforme,commentaKarlsson.Vousvoyez?Ensuite,touràtour,Friedadécrochalestroisautrestableaux.Danschaquecas,lamarqueaumur

étaitpluspetitequeletableau.—Bon,ben,noussommesd’accord,conclutKarlsson.Poolearéagencésestableauxavantde

disparaître.Jenesuispassûrqueçavalaitlapeinedevenirjusqu’icipourvoirça.Frieda ne répondit rien.Elle se contenta de dévisagerKarlsson, puisNewton.Un lent sourire

s’épanouitsurlafiguredecedernier.—Ilsnedevraientpasêtretouspluspetits.—Commentça?demandaKarlsson.—Onlesremetenplace?—Quevoulez-vousdire?Elles’emparadelaViergeàl’Enfantetlemaintintcontrel’unedestachesaumur.—Qu’enpensez-vous?

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Newtonsecoualatête.—Tropgrand.Ellesedéplaçalelongdumur.—Là,indiqua-t-il.Ellefitdemêmeaveclesautrestableaux,lesapposantl’unaprèsl’autreàcôtédesformesaux

murstandisqueKarlssonetNewtonhochaientousecouaientlatête.Restèrentdeuxtableaux,etdeuxemplacements.Lepinétait légèrementpluspetitque l’unedesdeux taches,etnettementplusgrandquelapluspetite.Lepaysagemarinétaitpoursapartbeaucoupplusgrand.

—Ilsnevontpas,admitKarlsson.—Toutjuste.—À présent, nous avons deux tableaux, repritKarlsson, et deux emplacements, et aucun des

deuxne correspond.Çame fait des nœuds au cerveau et je ne saismêmepas pourquoi je devraism’ensoucier.

—Maisc’estintéressant,non?rétorquaFrieda.—Ilapusedébarrasserd’untableau,suggéraNewton,etenacheterdeuxautres.—Ilsfaisaientpartiedumobilierfourniparlepropriétaire.Ilnes’enseraitpasdébarrassé.Sauf

celui-ci.Friedaeffleuralatoilereprésentantlepin.—Ilestmocheetsansvaleur,maisneuf,vousnepensezpas?Karlssonexaminalecadrerutilant.—Ilal’airneuf,entoutcas.—Ilestforcémentparici,quelquepart,ditFrieda.—Quoidonc?demandaKarlsson.—L’undestableaux.—Oùça?—Ilestforcémentquelquepart.Surlecôtéd’unmeuble,quelqueparthorsdelavue.NewtonletrouvasouslelitdePoole,oùonl’avaitrangéavecunvieuxmatelas.Ill’apportaavec

unairdetriomphe.Letableaureprésentaitunmoulinetuncheval.Lescouleursavaientunje-ne-sais-quoidesynthétiquedansl’aspect,desortequelatoilechatoyait.

—Pasétonnantqu’ill’aitplanquésouslelit,grognaKarlsson.Ilsaisitletableauetl’apposacontrelaplusgrandemarque.Elleétaitdelabonnetaille.—Formidable.Maisçanousfaittoujoursunetoileentrop.—Non,objectaFrieda.Ilnousrestedeuxtableauxentrop.Ellesedirigeaverslevaisselierenpinquisetrouvaitcontrelemurlepluséloignédelafenêtre

ets’agenouilladevant.—Regardez,dit-elle.KarlssonetNewtonbaissèrentlesyeux.Friedaindiquadeuxpetitscreuxdansletapis.—Onl’adéplacé,remarqua-t-elle.Dequelquesdizainesdecentimètres,seulement.Mais…Elles’interrompituninstant.—Déplaçons-le.Ilss’emparèrenttoustroisdumeubleetledécollèrentdumur.—Putaindemerde!s’exclamaNewton.Là où se trouvait le vaisselier apparaissait une nouvelle marque au mur. Ils comprirent au

premiercoupd’œilqu’elleétaitdelamêmetaillequelamarine,maisKarlssonseservitdelatoilepours’enassurer.

Karlssonsetournaverslapsychothérapeute.—Etdonc,quesignifiecebordel?

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—Çaveutdirequ’onestvenu ici,expliquaFrieda.Avec tous lesrisquesquecelacomportait,quelqu’unadûrevenirici.

Deretouraupieddelamaison,KarlssondemandaàJakeNewtons’ilpouvaitleuraccorderuninstant.Friedaetluis’éloignèrentdequelquespasdanslarue.QuandKarlssonpritlaparole,ilgardalesyeuxbaissés.

—J’aiparléàvotreamiReuben,dit-il.—Dequoi?— De son entrevue avec le photographe devant chez vous. Je voulais vérifier comment les

chosess’étaientpassées.SiluietJosefl’avaienttousdeuxassaillisansavoirétéd’abordprovoqués,l’affaireauraitévidemmentpufairel’objetd’uneplaintesérieusepouragression.

Karlssons’interrompit.Ilavaitplongésesmainsdanssespochespourlesprotégerdufroid.—Reuben–leDrMcGill–m’aracontéquelephotographeavaitbarrélepassageàJosefavant

delefrapperdupoing.PendantqueReubententaitdelesséparer,ilamalencontreusementfrappélephotographeauvisage.

—Malencontreusement?—Oui.Danslamesureoùiln’yavaitpasd’autretémoin…—Moi,j’étaislà,répliquaFrieda.— Apparemment, vous n’êtes arrivée qu’une fois l’incident quasi terminé. Même si le

photographecontesteleurversiondesfaits,jesuisconvaincuqu’aucuneplainteneseradéposée.—Êtes-voussûrden’avoirpasconseilléReubensurlameilleurefaçondesetirerdecepétrin?—Pourl’amourduciel,Frieda,laisseztomber.—Quepensez-vousdesgensquilaissenttomberjusteparcequeçalesarrange?Karlssonpritletempsderépondre,respirantprofondément.—Cequej’enpense,petit1,c’estques’ilyavaiteucollusionentremoietReubenpourétouffer

uneenquêtedepolice,alorsjeseraislicencié,etReuben,lui,radiédelafaculté.Petit2:arrêtezdemontersurvosgrandschevaux.

Çacommencebien,songeaFrieda.Ensuite,elleexaminaKarlssond’unairdur.—Vousallezbien?demanda-t-elle.—Oui.—Vraiment?—Jevaistrèsbien,merci.Certes,leschosessontunpeu,enfin,vousvoyez…—Quelleschoses?—Ehbien,lesaffairesdefamille,cegenredechoses.MesenfantspartentvivreenEspagneavec

leurmère.IlfallutquelquessecondesàFriedapourenregistrercequ’ilvenaitdedire.—Çadoitêtredurpourvous.—Oui.—Pourcombiendetemps?—Deuxans.—Deuxans,c’estlongquandilssontsijeunes.—Àquiledites-vous!—Pourquoilesemmène-t-elleàl’étranger?—Sonnouveaucompagnons’estvuproposerunnouveaupostelà-bas,unepromotion.—Avez-vousessayédelafairechangerd’avis?—Jenevaispaschercheràlaretenir,maisellesaittrèsbiencequejeressens.—Queressentez-vous?

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Ilsedétournaalors,l’airembarrassé.— Je travaille. Je rentre dans un appartement vide. Je vis pour les jours oùmes enfants me

rendrontvisite–etdésormais,ilsneviendrontplus.Oh,j’irailesvoir,évidemment,etilsviendrontpourlesvacances,maisc’estluiquitiendralerôledepère.

Lespèresetleursenfants…FriedasongeaauxyeuxbrunsdeJoseftoutencontemplantlestraitstirésdeKarlsson.

JakeNewtonétaitautéléphone.—CetrouduculdeNewtonveutmaintenantfaireletourdescellulesdedétentionprovisoire,

s’énervaKarlsson.—Jepeuxrentreràpiedd’ici,proposa-t-elle.Desesdeuxdoigts,elleluieffleuralajoue,trèsdoucement.—Jen’enavaisparléàpersonne.—Jesuisheureusequevousvoussoyezconfiéàmoi.—Jen’enavaispasl’intention.—Ehbien,danscecas,merci.Etjesuisdésoléed’ajouteràvosennuis.Là-dessus,elleétaitpartie.

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Chapitrequarante

—Çamefaitvraimentplaisirquevousappeliez!Friedaétaitdanssoncabinet,leregardperdusurlafrichefaisantfaceàsonimmeubledegrand

standing,auxalluresdemanoir.Desparcellesherbeusesparseméesdepetitesplantesrabougriessemettaientàpousserlàoùsetrouvaientautrefoisdesbulldozers.Desenfantscouraientàtoutesjambesdans ces vastes étendues. Une femme accompagnée d’une petite boule de poilsminuscule au boutd’unelaisseseglissaparunebrèchedanslaclôtureetpénétradansleterrainvagueavecuneparfaitedécontraction,commes’ils’agissaitd’unparc.

—Bien.Maisenfait,j’appelaispourdesraisonsprofessionnelles.—Ah.Ben,c’esttoujoursmieuxquerien,réponditHarryentoutefranchise.—J’espéraisquevouspourriezmerejoindrechezOliviaundecesprochainsjoursetl’aiderà

faireunpeulepointsursesfinances.Jenepensepasqu’elleaitremplidedéclarationd’impôtsdepuisdesannées,niconservélemoindredocument.C’estunpeulefoutoir.Jemesuisditquependantquevotre sœur mettait de l’ordre dans ses affaires juridiques, vous pourriez peut-être jeter un œil àl’aspectfinancierdesasituation.

—Cesoir?—Pardon?—Jepeuxvenirimmédiatementaprèsunrendez-vousprèsd’OldStreet.18heures,çavousva?—Vraiment?demandaFrieda,incrédule.Elleavaitpensérentrerchezelleaprèssondernierpatient,etpasserunesoiréeseule,àlaquelle

elleaspiraitardemment.—Enfin,sivotrebelle-sœurestdisponible,biensûr.—Jel’appellesur-le-champ.—Etaprès,silecœurvousendit,vouspourriezm’offrirunverredevinquelquepart.—OK,jecapitule.Ellesouritetreposalecombiné.Lematinmême,elleavaitreçuunmaildeSandy.Ilrevenaitdes

États-Unis pour deux semaines, annonçait-il : sa sœur se mariait. Ils célébreraient la noce àLauderdale House, dans le quartier de Highgate, dans la splendide maison qu’ils avaient visitéeensemble, une fois. Il avait envie de la voir. Désespérément. Elle avait lu le mail, puis l’avaitsupprimé.Cequinel’empêchaitpasdepouvoiryrépondre,biensûr.Ellepouvaitencoredireoui.Àmoinsqu’ellenedisenon.Non,cettehistoire-là,c’estterminé.Jepeuximaginercontinuersanstoi,désormais.

C’est ainsi qu’elle se retrouva, peu avant 18 heures, chezOlivia, une fois de plus.Kieran, lecomptabledel’entreprisedepompesfunèbres,étaitégalementprésent.Ilétaitattablédanslacuisineavecuntasconséquentdeporcelainebriséeétalédevantluisurunefeuilledepapierjournal,untubede colle, et un morceau de papier de verre rose. Frieda le regarda rapprocher patiemment lesmorceaux,seslunettesperchéessurleboutdesonnez,affichantunairdeconcentration.Ilsemblaitheureux,absorbédanssatâche.

—Ilréparetoutemaporcelainepréférée!s’enthousiasmaOlivia.Tessaestentraindecalculeràquellepensionj’aidroit,tonnouveaupoteHarrys’occupedemesimpôts,etKieranremetdel’ordredansmavie.

—Ettoi,quefais-tu?répliquaFrieda,quisesentaitagacéeparlaconvictionradieusequ’avaitOliviaqu’ilyauraittoujoursquelqu’unpourlasortirdupétrindanslequelellesemettait.

—Moi?Jeserslevin?Non?Duthé,alors?

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—Duthé,çam’iraitbien.—Tessaarrive,elleaussi.Jetel’aidit?—Non.— Juste pour déposer des formulaires que je dois signer, ou je ne sais pas trop quoi. Cette

femmem’alittéralementsauvélavie,tusais.—C’estpeut-êtreunpeuexagéré.OùestChloë?—Sortieavecdesamis,j’imagine.Jenel’aipasvue.—Onestmercredi.—Oui,etalors?—Ellesortsouventunsoirdesemaine?—Frieda,elleadix-septans.Tufaisaisquoi,toi,àdix-septans?Uncoupretentità laporteetFriedaallaouvrir.HarryetTessase tenaientsur lepalier,etune

foisdeplus,ellefutfrappéeparleurressemblance.Harry,l’airsérieux,portaituncostumesombreetune chemise vert pâle. Il sourit à Frieda et ses traits s’adoucirent, mais il ne la salua pas aussichaleureusement qu’à l’accoutumée. Tessa adressa à Frieda un hochement de tête et brandit uneépaisseenveloppemarron.

—JefaissignerçaàOliviaetjerepars,déclara-t-elle.—C’esttrèsgentilàvousdelesapporterenpersonne.—Jepassaisplusoumoinsdanslecoin.Çamesemblaitplussimple,etj’essaied’accélérerun

peuleschoses.Olivialeshéladufonddesacuisine,proposantducaféouquelquechosedeplussérieux.Avec

elle,toutdevaitsejouersurleplanpersonnel,seditFrieda.Ellenepouvaitpasavoirunnotaireouunconseillerfinanciercommetoutlemonde:elleavaitbesoindes’enfairedesamis,desspectateursdeses propres drames. Elle embrassa Tessa, puis enveloppa la main de Harry dans les siennes, laretenantplus longtempsquenécessaire.Elle lesprésenta l’unet l’autreàKieran,quihocha la tête,rougitetretournaàsonminutieuxouvrage.ElleapposasagrandesignaturesurlespapiersqueTessaétalaitdevantelle,puisl’embrassadenouveauquandellerepartit.

EllesetournaversHarry.—On fait comment, là ? J’ai essayé de retrouver mes anciens relevés et des attestations de

paiement,maisjedoisvousprévenir,j’aihorriblementnégligéledossier.—Onferaitmieuxdepasserausalon,delaissercesdeux-làetdetenterdemettreunpeud’ordre

dansvos affaires, réponditHarry, l’air grave.Çaprendradu temps.Faire lepoint survosbesoinsn’estqu’undébut,maisnousallonsessayerdevousreconstitueruneespècederésumédelasituationetvoircequenousobtenons.Toutcequevousavezpuconservermeserautileetjepeuxtenterdedevinercequimanque.Jevaisvouscréerunsystèmeauquelvousdevriezpouvoirvoustenirparlasuite.Çavousva?

—Jemesensdéjàendebonnesmains,réponditOliviaenluiadressantungrandsourire.Friedasedemandasiellenesuivaitpasunnouveautraitement.—Parfait,répliquaHarry.Friedal’observaattentivementpourtenterdedécelerunepointedemoquerieoudemépris,mais

n’enperçutaucune.Il tenaitplusdumédecinfaceàunpatientqueduconseillerfinancierfaceàunclient.

—Bien!lançaOlivia.Ellesesaisitprestementdelabouteilleposéesurlatableetattrapaunverre.—Ceseraduthé,pourmoi,corrigeaHarry.IllançaunbrefregardàFrieda.—Vousserezencorelàquandnousenauronsfini?

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—Toutdépenddutempsqueçavavousprendre.—Jediraisuneheure,environ.—Danscecas,jeserailà.—Bien.J’aimeraisvousparler.

Frieda aidaKieran à réparer la porcelaine.Certainsmorceaux lui évoquèrent des souvenirs :l’ancienplat indienornéd’unarbrequifaisaitautrefoispartied’unservicequepossédaitsagrand-mère.IlavaitdûéchoiràDavid,etdelà,finirentrelesmainsmalhabilesd’Olivia.Lathéièreblancheen porcelaine anglaise dont Kieran refixait à présent l’anse d’une main experte, avant de poncerdélicatement le minuscule trait de colle restant et de laisser sécher. Elle se rappela – ou crut serappeler–samèreen traindeservirdu théavec.Cela lui fitundrôled’effetdevoircesobjetsenmiettessurlatableencombréed’Olivia,etpourtantilyavaitquelquechosedeconsolateurdanslefaitdelesvoirrecollésparKieran.Ilsentitsonregardposésurluietlevabrièvementlesyeux.

—Celaprocureunesatisfaction,dit-il.Etc’estreposant.L’idéetraversaFriedaque,pourunhommeaimantlecalme,ilavaittrouvéunecompagneplutôt

agitée,etildutpercevoirquelquechosedecetordreparcequ’ilajoutasoudain:—Oliviamefaitdubien.—J’ensuisravie,réponditFrieda.Elles’excusaun instantetse renditdans l’entréepour téléphoneràChloë.Le téléphonesonna

longuement dans le vide puis le répondeur se mit en route. Elle mit fin à l’appel et s’apprêtait àéteindresonportablequandcelui-civibradanssamain.

—Frieda?—Oui.Oùes-tu,Chloë?—Commentça,oùsuis-je?Àlamaison.Pourquoi?—Àlamaison?—Ilyaunproblème?—Jetecroyaissortie.—Maisdequoituparles?—Maisenfin,c’estidiot!Nebougepas.Ellegravitl’escalierquatreàquatreettoquaàlaportedelachambredeChloë,quis’entrouvrit

surlevisagemédusédecelle-ci.—Hein?Frieda?Jenepigepas,là.—J’étaisenbas.Jesuislàdepuis18heures.Oliviacroyaitquetuétaissortie.—Ouais,ben,qu’est-cequetuveux…—Ettoutcetemps-là,tun’aspasbougéd’ici.—Benouais.—Pourquoin’as-tupasditàtamèrequetuétaisrentrée?—Ellen’apasposélaquestion.Jenepensaispasqu’elles’ensoucierait.—Quandes-turentréedecours?Friedasondaitl’expressionbutéedesanièce.—Yes-tuallée,aujourd’hui?—Onjoueàquoi,là?C’estl’heuredel’interrogatoire?—Es-tualléeencours?—Peut-êtrepas.—Pourquoi?—Jen’étaispasd’humeur.—Quandyes-tualléepourladernièrefois?

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—Lundi.Unmoment.—EtOlivian’estaucourantderien?—Non,àmoinsquetuleluidises.Friedas’interrompituninstant.ElleétudialevisagedeChloëetlapagaillequirégnaitdanssa

chambre,plongéedanslapénombre.—Turetournesencoursdemain,dit-elle.Demainsoir,jevienstecherchericià19heuresetje

t’emmènedînerquelquepart,histoirequ’onparle,toietmoi.Çamarche?Nouveauhaussementd’épaules.—Chloë?—D’ac.—Ettumeprometsd’allerencours?—Ouais…—Va prendre une douche,maintenant.Mets des vêtements propres, fais quelques devoirs, et

descendsensuitedîneravectamère.D’accord?—Jevaisvoir.—Chloë,jeneplaisantepas.—D’accord…Ilestlà?—Kieran?—Ouais.—Ilestdans lacuisine,en trainde réparer laporcelainecasséede tamère.Pourquoi?Ça te

dérangequ’ilsoitlà?—Ellem’oublieencoreplusqu’avant.Elleconcéda,duboutdeslèvres:—Maislui,çava.Ilfaitattention,lui,aumoins.—Bien.Douche.Devoirs.Dîner.Debout demainmatin à une heure normale – je t’appellerai

pourm’enassurer–etensuite,tuparsàl’école.Soisprêtepour19heures.

En redescendant, elle entendit le rire strident d’Olivia en provenance du salon, et Harry luirépondre,d’unevoixcalmeetposée.Laportes’ouvritquandellearrivadansl’entrée.

—Çairapouraujourd’hui,déclaraHarryd’untonjovial.Jecroisquenousavonsprogressé.—Bien.FriedasetournaversOlivia.—Chloëestlà-haut,danssachambre.—Ahbon!Quellecachottière!—Elleabesoind’unvéritablerepas.—C’estKieranquifaitlacuisine.—Dînerpourtrois,alors.Etfaisbienattentionàelle.Oliviafitunegrimaceàl’adressedeHarry.—Elleestterrible,vousvoyez?Harrymitsonmanteau.—Vouspartezmaintenant?demanda-t-ilàFrieda.—Oui.Onpeutyaller,sivousvoulez.Salut,Olivia,ajouta-t-elleeninterrompantcelle-ciavant

qu’ellen’aitletempsdeprotester.Ilsmarchèrentensilencedanslaruepuis,unefoisparvenussurlagrand-rue,Friedalança:—Ilyaunbarunpeuplusloindanslarue,çavousva?Harrycommandaunverredevinrougepourlui-même,unsodaaugingembrepourFrieda,et

ilss’attablèrentdansuncoin.

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—Vousallezbien?—Deshistoiresdefamille,répondit-elle.—J’avaiscrucomprendre.—Etsesfinances,c’estvraimentmoche?—J’aivupire.Cen’estpasdecelaquejevoulaisvousparler.—Allez-y.—J’aipenséàvous.Illevaunemainavantqu’ellepuisseprendrelaparole.—Pas seulement à ce que je ressentais pour vous – et ce n’est pas de cela que je veux vous

parler. Je ne veux pasmemontrer trop insistant, en aucune façon. J’ai pensé à ce que vous avieztraversé,récemment.J’aicommel’impressionquelesconfidencesnesontpasvotrefort,maisjesaisque vous avez passé des moments difficiles avec tous ces événements, et je vous trouveincroyablementforte, j’ensuis trèsimpressionné.J’aimeraisbeaucoupvousaider,si je lepeux.Neserait-cequ’enétantquelqu’unversquivouspourriezvoustourner,quelqu’unàquiparler.

Ilserenfonçadanssachaiseetsepassaunemainsurlefront,enungested’autodérision.—Là.Cen’estpassouventquejesorsplusd’unephrasesansfairedeseconddegré.—Merci,réponditsimplementFrieda.—Iln’yapasdequoi.—Quesavez-vousdesmomentsdifficilesquej’aitraversés?— La plainte déposée contre vous, et ce livre, et ensuite tous ces articles affreux dans les

journaux.—D’autresontconnubienpire.Ilbutunepetitegorgéedevinrouge.—Ettombersurlecorpsdecettepauvrefemme.—Quivousl’adit?—Désolé.OliviaenaparléàTessa,quimel’arapporté.—CommentOlivial’a-t-ellesu?— Je pense que sa fille le lui aura dit.Mais avant que vous ne posiez la question, je ne sais

absolumentpascommentellel’aappris.—Jevois.—Jenevousaipasespionnée.Ilm’auraitétédifficiled’éviterdel’apprendre.—Jecomprendsbien.Ellelevalesyeuxverslui,etilsoutintsonregard.—Commentgérez-voustoutça?—Jenesuispassûred’yarrivervraiment.Ellefittournersonverredanssesmains.—C’estcommel’hiver.Jenefaisqu’avancerlatêtebasseentraînantdespieds,espérantquele

printempsnetarderapastrop.C’étaitdoncça,sedit-elle,laméthodedesurvie«FriedaKlein»:certainementpascellequ’elle

recommanderaitàsespatientsouàsesamis.—Vousnefaitesquetenirbon.—Jem’efforcedetenirbon.—Etsivousn’yarrivezpas?—Jen’aipaslechoix.Était-ce bien vrai ? Il y avait eu des moments dans sa vie où elle s’était retrouvée tellement

engloutie par l’obscurité qu’elle avait dû la traverser à tâtons, aveuglément, sans espoir et sansperspectiveaucune.«Onavanceparcequ’ondoitavancer.»Quiluiavaitditça?Sonpère.Ilfallait

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voircommentçaluiavaitréussi.— Si vous avez l’impression de ne plus y arriver, rappelez-vous qu’il y a des gens qui

aimeraientvousaider.—Vousmeconnaissezàpeine.—J’ensaissuffisamment.Ellelevasonverreetbutunegorgée,crispée.—Çava,jevousassure.Jesuisjusteunpeufatiguée.—C’estl’enquête?—Enpartie.Ellefronçalessourcils,puisreprit:—Quand j’ai collaboré pour la première fois avec la police, c’était parce qu’un enfant avait

disparu.Deux,enfait.—Jesais,réponditHarry.Jesuisaucourant.—Toutlemondevoulaitrésoudrecetenlèvement.C’estdifférentavecceRobertPoole.Toutce

qu’onsaitdecethomme,c’estqu’ilaabusédesgensetqu’ils’estservid’eux.Commel’aremarquévotre sœur, même s’il semble qu’elle soit la seule à s’en être aperçue. Ce qu’ils pensent, dansl’ensemble,c’estqu’ilnevautpaslapeinequ’onsedonnetantdemalpourlui.Laplupartaimeraientqueledossierleursoitretirédesmains.

—Commentça?— Je découvre que lesmembres de la police sont comme tout lemonde, j’imagine.Certains

aspectsdeleurmétierlesintéressentplusqued’autres.—Çame fait penser àma femmedeménage, commentaHarry.Ellevient duVenezuela.Elle

adore faire la poussière et faire des tas bien nets. Ce qu’elle n’aime pas, c’est nettoyer la crassederrièreetsouslesmeubles.

Friedasourit.—Dans cette analogie,Robert Poole est le résidu planqué derrière le frigo qu’on n’a pas le

couraged’allernettoyerparcequecelasignifieraitqu’onestobligédeledéplacer.—Jenepensepasqu’ilmesoitjamaisvenuàl’idéed’allernettoyerderrièremonfrigo.—Maisquandonledéplace,cefrigo,repritFrieda,ontrouvebeletbiendestrucsbizarresou

superimportantsquel’onavaitperdusdesannéesplustôt.Harryeutl’airperplexe.—Onparleménage,là,ouonévoquequelquechosedeplusprofond?—Peut-êtrequ’ons’entiendralàavecl’analogiefrigo.Illuitouchalamain.—Ce trucdans l’article, là,avecJanetFerrisetBobPoole :çame tracasse.Vousneméritiez

vraimentpasça.—Jemeledemande…,réponditFrieda.Maismerci.Jedoisyaller,maintenant.Lajournéeaété

longue.Jevoussuisreconnaissante,Harry.—Pasdequoi,dit-ild’unevoixdouce.Onneseperdpasdevue?—Non.—J’attendrai.Illaregardaseleverdesachaise,rassemblersonmanteauetsonsac,ets’éloignerdubardeson

pas leste,déterminé.Dehors,ellepassadevant lavitrinemaisne tournapas la têtevers lui. Il restaassisunmomentaprèsqu’elleeutdisparu,prenantletempsdefinirsonverre,essayantdegraversestraitsdanssamémoire.

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Chapitrequaranteetun

LamaisondesKerseysetrouvaitàHighgate,presqueausommetdelacolline.Elleétaitvasteetancienne,avecdeschiens-assissurlatoitureetunsolauxpavésinégaux,etbassedeplafond.Delacuisineoùellesetenaitassise,FriedavoyaitLondress’offriràsavue.Unvieilépagneulgisait,rouléenboule,prèsdufeu.Ilremuaitdanssonsommeil,parmouvementssaccadés,etlaissaitéchapperdepitoyablesgémissementsdetempsàautre.Friedasedemandaàquoiressemblaientlescauchemarsdechiens.

—Mervyncomptaitvenir,maisilaeuunempêchementdedernièreminute.Enfin…àlavérité,ilnetrouvaitpaslecouraged’êtrelà.

Ellegrimaçaenguised’excuse.—Ill’avraimentmalvécu.Ilal’impressionquec’estsafaute.—Quoidonc,aujuste?—ToutcequiestarrivéàBeth.C’estçaqued’êtreparent,j’imagine.Vousavezdesenfants?—Non.—Onsesentresponsable,évidemment.Enfinbref,vousn’aurezquemoi.— Ça ira, je vous assure. Je vous remercie de me recevoir. Je travaille avec l’inspecteur

divisionnaireKarlsson.Jesuismédecin,pasenquêteur.—Quelgenredemédecin?—J’aireçuuneformationdepsychiatre,maisj’exerceentantquepsychothérapeute.Frieda avait l’habitude des expressions fugaces qu’affichaient ses interlocuteurs quand elle

prononçaitcesmots,maiscelledeLornaKerseysuggéraquelquechosed’autre:uneformed’alerte,devigilance.

—Votreinspecteurtenait-ilàcequevousmeparliezparcequeBethétaitdérangée?— Diriez-vous de votre fille qu’elle est dérangée ? demanda Frieda. Ou simplement qu’elle

n’étaitpasheureuse,etunpeuperdue?—Jenesaispastrop.Jen’aijamaissu.Jemeposetoutletempslaquestion.Celaremontait-ilà

sonenfance?Avons-nousétédemauvaisparents?Avait-ellebesoind’uneassistancemédicale,oubiendecompréhensionetdegentillesse?Jen’ensaisrien.Jenesaispascequecemotsignifiepourlesgenscommevous.

—Votrefilleaétésuivie.N’est-cepas?LornaKerseyfitungestevaguedelamain.—On ne savait plus quoi faire. Aide psychosociale, psychothérapie, médicaments, on a tout

essayé.Ellesepinçafortementl’arêtedunezentrelepouceetl’indexpuisfermalesyeuxuninstant.—Çamerendmaladedel’imaginertouteseule,larguéedanslanature,quelquepart,dit-elle.Je

nepeuxmêmepasexprimeràquelpointçamerendfolled’imaginercequ’ellepourraitbienfaire.—Vousvoulezdire,àelle-même?—Ehbien…oui,ilyadeça.—Àd’autres?—Jen’ensaisrien!Çafaittellementlongtempsquejenel’aipasvue.Jen’aijamaiscruqu’elle

pouvait s’en sortir seule. Je n’arrive pas à imaginer ce qu’elle peut bien faire en cemoment, oucommentelleva.

—Elleprenaitquelgenredemédicaments?—Quelrapport?—Àquoiservaient-ils?C’étaientdesantidépresseurs?

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—Jenemerappellepasleurnom.—Maislesprenait-elleparcequ’elleétaitdéprimée,oupourautrechose?LornaKerseyposasesmainsbienàplatsurlatabledevantelleetlesfixaduregard.Puiselle

relevalesyeuxversFrieda.Ilssemblaientdouloureuxderrièreseslunettesrondes.—Elle avait des crises, avoua-t-elle. Je suis très calée sur la question,maintenant. J’ai lu des

livres,parléàdesexperts.Onnedoitpasdire:«Elleestschizophrène.»Ondoitdire:«Elleaétésujetteàdesépisodesschizophrènes.»C’estcensénousrendrelachoseplussupportable.Quoiqu’ilensoit,cescrisesétaientterrifiantes.

—Jesais.—Non,rétorquaLorna.Quandonn’apasd’enfant,onnepeutpassavoir.—Nousaimerionsvousaideràlaretrouver.—Vouspensezqu’elleapuletuer?VouscroyezquemaBethapul’assassiner?—Jenesuispasdelapolice.—Etalors,onfaitquoimaintenant?—Ilfautqu’onlaretrouve.

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Chapitrequarante-deux

—Çavaaller?demandaKarlsson.—Commentça?s’étonnaFrieda.—J’essaiejustedememontrerencourageant.Wyattafaitvenirsonavocat.Nevouslaissezpas

désarçonner.—Désarçonner?—Laissez tomber. Je ne voulais rien dire. Soyez vous-même, tout simplement. Et souvenez-

vous,c’estvotremétier,etc’estlàtoutvotretalent.—Ce que vous attendez demoi, c’est que j’amène FrankWyatt à avouer qu’il a tué Robert

Poole.Karlssonagitasonpouceetsonindexrapprochés,àtelpointqu’ilssetouchaientpresque.—Noussommesàçademettrelamainsurlapreuvequinouspermettraitdel’inculper.Àça.

Mais, oui, ça aiderait. Jedoisvousprévenir, cependant. Jeviensdepasseruneheure avec lui. J’aivaguement brandi la menace d’une inculpation pour homicide involontaire. J’ai dit qu’il pourraitmêmes’entireravecunecondamnationavecsursis.Maisilnemordpasàl’hameçon.Maintenant,ceseraitchouettesivouspouviezexercersurluivospouvoirsmagiques.

—Jesuiscurieusedeluiparler.Maisjeneveuxpasquevousnourrissieztropd’espoirs.—Toutvabien,ditKarlsson.Il la précéda dans la salle d’interrogatoire. FrankWyatt s’y trouvait attablé. La veste de son

costumegrisreposaitsurledossierdesachaise.Ilportaitunechemiseblanche,lecolouvert.Àcôtéde lui,unhommeencomplet-cravate. Ilétaitd’âgemoyen,unechevelureclairseméeetpasencoregagnéeparune franchecalvitie.Onapercevait lapeaupâlede soncrânesous sescheveuxmarroncoupéscourt.Quandlaportes’ouvrit,tousdeuxs’éloignèrentl’undel’autre,commesurprisentraind’échangerdesproposembarrassants.

—MrJoll,ditKarlsson,jevousprésentemacollègue,leDrKlein.Il indiqua à Frieda la chaise qui faisait face aux deux hommes, puis alla se poster à côté,

légèrementenretrait,desortequ’elleavait l’impressionqu’il regardaitpar-dessussonépauleet lasurveillait. Pendant qu’elle s’installait, Karlsson fit un pas en avant et pressa une touche sur lemagnétophoneposésurlatable.Elleaperçutuncompteurnumérique,sansparveniràlireleschiffres.

—Nousreprenonsicil’entretien,déclaraKarlssond’untonlégèrementemprunté.LeDrFriedaKleinestdésormaisdesnôtres.MrWyatt,j’aimeraisvousrappelerquetoutcequevousdirezpourraêtreretenucontrevous.

Ilhochalatêteàl’intentiondeFrieda,puisreculaderrièreelle,horsdesavue.Ellen’avaitpasréellementréfléchiàcequ’elleallaitdire.ElletoisaWyattdel’autrecôtédelatable.Ilcilla.Ilétaitfâché et sur la défensive. Si ses deux mains reposaient sur la table, Frieda constata qu’ellestremblaientl’uneetl’autre.

—QueleffetvousafaitRobertPoole?demanda-t-elle.Ilémitunricanement.—C’esttoutcequevousaveztrouvé?Etvous,quepensez-vousdelui?—Medemandez-vousde répondre à cettequestion ? rétorquaFrieda.Tenez-vous à ceque je

vousdisecequej’enpense?L’avocatsepenchaenavant.—Jesuisdésolé.MrWyattn’est iciquepourvousêtreagréable. Ila indiquéclairementqu’il

étaitheureuxdecollaborermais,jevousenprie,sivousavezdesquestionsprécisesàposer,posez-les.

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—Maisjeviensdeposerunequestion,répliquaFrieda.Surce,MrWyattm’enaposéuneautre.Maintenant,ilpeutrépondreàlamienne,oumoi,àlasienne.

Joll leva les yeux versKarlsson, en appelant à son autorité pourmettre un terme à tout ceci.Friedaneseretournapas.

— Ce que je cherche à dire, reprit Frieda, c’est que vous avez découvert que Robert Poolecouchaitavecvotrefemmeetqu’ilvousavaitvolévotreargent.Ilvousavaitdupé,ets’étaitmoquédevous.Vousn’aviezd’autrechoixquedevousvengerdelui.

Silence.—Oui?lançaJoll.Ya-t-ilunpointd’interrogationàlafindecetexposé?FriedacontinuadedévisagerWyatt.Ilsecaladanslefonddesachaiseetsepassalesmainsdans

lescheveux.—Est-cecequevousattendiezdemoi?demanda-t-elle.—Jen’ensaisrien,répondit-il.Ethonnêtement,jem’enfous.—Cequej’aimeraissavoir,c’estpourquoi,quandvousavezcommencéàcomprendrecequise

passait,vousn’êtespasalléàlaconfrontationavecvotreépouse.Pourquoinepasluiavoirparlédecequevousressentiezaulieudeletaireetderuminerdansvotrecoin?

Cette fois-ci, Wyatt se pencha en avant, la tête entre les mains. Il marmonna quelque chosed’inintelligible.

—Désolée.Jen’aipascompris.Ilbraqualesyeuxsurelle.—J’aidit:c’étaitcompliqué.—Vousavezdécouvertqu’ellevoustrompait,maisvousnepouviezpasluienparler.Qu’avez-

vousfait,alors?Wyattregardaautourdelui,malàl’aise,par-dessusl’épauledeFrieda,versKarlsson,puisvers

Joll.Ilévitaitsonregard,ellelesentait.Soudain,Karlssonpritlaparole.—Vousavezeuuneconfrontationavecelle,n’est-cepas?Wyattgardalesilence.—Ehbien?lerelançaKarlsson,d’untonplussévère.Wyattbaissalesyeuxsurlesol.—Jeluiaiparlé,admit-il,àvoixbasse.—Onarrêtelà,coupaJoll.J’aibesoindepasseruninstantseulavecmonclient.Karlssonébauchaunsourire.—Maiscertainement.Unefoisdehors,lesouriredeKarlssons’épanouit.—Excellent,dit-il.Sisonavocatalamoindrejugeote,illuiconseillerad’avouer.Ilfronçalessourcils.—Çadevraitvousamuser.C’estexcitantd’êtresurlepointdecoincerquelqu’un.—Cen’estpasl’impressionqueçamefait,rétorqua-t-elle.Quelques minutes plus tard, chacun avait regagné sa place. Aux yeux de Frieda, l’entretien

semblait artificiel désormais, comme s’ils étaient tous des acteurs, reprenant une répétition aprèsavoirfaitunepausepourlethé.

—MrWyattaimeraitexpliquer,commençaJoll.Wyatttoussanerveusement.—J’aiparléàPoole,ausujetdel’argent.—Bentiens,lecontrairem’auraitétonné,raillaKarlsson.—Quand je l’ai interrogé à ce sujet, les choses se sont avérées plus compliquées que je ne

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l’auraiscru.Wyatts’exprimaitàvoixbasse,l’airpenaud.—Voussavezcommentilétait.Quandils’estjustifiépourl’argent,çam’aparuconvaincant,ou

dumoins,relativementconvaincant.Ilaévoquésesprojetscommerciaux.Àlafin,ons’estretrouvésentraindeboireunverreensemble.J’avaispresquel’impressionquec’étaitmoiquiétaisentort.

—Etçasepassaitoù?demandaKarlsson.—Cheznous.Mafemmeétaitsortie.Ellenesavaitpas…nesavaitpasquej’étaisaucourant.—Pourquoinepasnousavoirparlédecetentretienauparavant?—Jen’ensaisrien.C’étaitdifficileàexpliquer.—Toutjuste,commentaKarlsson.Etvousn’yêtespasparvenu,eneffet.Frieda?Ya-t-ilquoi

quecesoitquevoussouhaitiezajouter?—J’aimeraisenreveniràlaquestionquejevousaiposéetoutàl’heure,dit-elle.Queressentez-

vousàl’endroitdeRobertPooleaujourd’hui?—Jenesauraispasquoivousdireaujuste.Et,detoutefaçon,qu’est-cequeçachange?—Çacompte, réponditFrieda.D’aucunsdiraientqu’onnepeut fairepireàunhommequece

qu’ilvousafait.—C’estbienaimableàvous,ironisaWyatt.Etonvouspaiepourça?—Cequim’intrigue,c’estquevousn’avezpasl’airdeluienvouloirtantqueça.VoilàqueWyattsemblaitméfiant,malàl’aise,àl’affûtd’unpiègequelapsychothérapeutelui

tendrait.—Jenevoispasoùvousvoulezenvenir.—Qu’entendiez-vousparlefaitqueparleràPooleétaitcompliqué?—Rien,seulementcequej’aidit.Frieda laissa passer un instant de silence avant de reprendre la parole et de dévisagerWyatt

intensément.—Jen’aijamaisconnuPoole,dit-elle.Jen’aifaitqu’entendreparlerdelui.Maislesgensqu’il

croisait avaient l’impression qu’il lisait en eux, qu’il les connaissait. Parfois, cela peut s’avérerdésagréable.

—Jenevoispasdequoivousparlez.—Jemedemandesicequevousressentez,aufond,neseraitpasque,quelquepart,vousaviez

presquecherchécequ’ilavaitfaitàvotrefemme.J’allaisdire:cequ’ilafait,àvous,maiscen’estpascequevousressentez,n’est-cepas?

Ellelaissaplanerunnouveausilence.—Cequejemedemande,c’estsivousn’aviezpaslesentimentqueRobertPooles’occupaitde

votrefemmecommevousnel’aviezpasfaitvous-mêmedepuisunmoment.Wyattdéglutitnerveusement.Ilrougit.—C’estunpeuminable,non?—Jenetrouvepas,non,pasdutout,répliquaFrieda.Croyez-vouspossiblequ’enapprenantce

qu’avait fait Robert Poole, qu’il avait couché avec votre femme, vous n’ayez pas éprouvé tant decolèrequeça?Unhommeestcenséenvouloiràceluiquiacouchéavecsafemme,maisçanes’estpastoutàfaitpasséainsi,n’est-cepas?Ou…passeulement.

Wyattladévisageaitàprésentfixement,sanslavoir.—Cequejecrois,c’estquevousnesaviezplusoùvousenétiez.Vousvousêtessentihumilié,

évidemment.Peut-êtremêmeavez-vousrêvédevousvenger.Maisjevouscroisdenatureréfléchie,et vous avez avant tout pensé à votre mariage, à vos enfants. Peut-être vous êtes-vous demandécommentvousaviezpulaisserleschosesdériveràcepoint.

QuandWyattrepritlaparole,sesmotsn’étaientguèreplusqu’unmurmure.

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—Oùvoulez-vousenvenir?—Vousavieznégligévotrecouple,ditFrieda.RobertPoolevousaapprisquelquechose.Peut-

êtremêmea-t-ilréveilléenvousquelquechose.—Jenepouvaispaslecroire,admitWyatt,lentement.Toutn’étaitqu’unmensonge,toutceen

quoij’avaiscrujusque-là.—Avez-vouspartagécesentimentavecvotrefemme?Wyatthaussalesépaules.—Vaguement.Commejen’analysepasbienleschosesmoi-même,ilm’estdifficiled’enparler

àquelqu’un.—Vousdevriezessayer.Jolltoussa.—Excusez-moi,coupa-t-il.Jenecomprendspasvraimentenquoitoutceciserapporteausujet.— Non, en effet, lui accorda Karlsson. Je crois que nous pourrons nous en tenir là pour

aujourd’hui.Alorsqu’ilsquittaientlasalled’interrogatoire,ilfitsigneàFriedadelesuivre.—C’étaitquoi,ça?Onletenait.Onétaitsurlepointdelefaireplaidercoupable.C’étaitquoi,ce

cinéma?OùétaitpasséelaFriedaquejecroyaisconnaître?Ellel’étudiaavecuneexpressioncurieuse.—N’auriez-vouspasaiméleconnaître?—Quiça?—RobertPoole.Karlssoneutl’aird’avoirdumalàsortirlesmotsdesabouche.—Non.Absolumentpas.Etpasplusquevousnedevriezchercheràlefaire,Frieda,parcequ’il

estmort,loindevostentativesdelecomprendreetdeluivenirenaide,ouderevenirsurlepassé.

Chloëpatientait.Friedaremarquaqu’elles’étaitlavélescheveuxetqu’elleavaitmisunechemiseblanche propre par-dessus saminijupe noire stretch. Elle n’était pasmaquillée et avait l’air aussivulnérablequegamine.Aucunetraced’Oliviadanslesparages.

—Çateva,destapas?s’enquitFrieda.—Jenemangeplusdeviande.—Pasdeproblème.—Etquedupoissondontl’espècen’estpasmenacée.—Trèsbien.—Iln’yenaplusbeaucoup.Lerestaurantn’étaitqu’àquelquesminutes,danslequartierd’Islington,etelless’yrendirenten

silence. Ilavaitpluet lespharesdesvoituresvacillaientdans les longues flaquessuperficielles.Cen’estqu’une fois installéesdevantune tableenboisbranlante,prèsde la fenêtre,queFriedaprit laparole.

—Es-tualléeencoursaujourd’hui?—Ouais.Jet’avaisditquej’irais.—Bien.Ças’estbienpassé?Chloëhaussa les épaules.Elle avait les traits légèrement bouffis, se ditFrieda, comme si elle

avaitpasmalpleuré.Sesbrasétantcouvertsparlachemise,ellenepouvaitpasvoirsielles’étaitdenouveaumutilée.

Ellescommandèrentducalamar,despoivronsgrillés,uneomeletteàlapiperadeetuneassiettedechoux.Chloëcoupaunminusculeanneaud’encornetendeux,puisdenouveauendeux,avantdeleporteràsaboucheetdelemâchertrèslentement.

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—Prenonsleschosesdansl’ordre,commençaFrieda.L’école.—Benquoi?—TuasparfaitementréussitonGCSE,toncertificatd’étudessecondaires.Tuesbrillante.Tudis

quetuveuxdevenirmédecin…—Non.C’esttoiquidisça.—Ahoui?Jenepensepas.—Enfinbref,lesgensdisentça.Lesadultes.Monpère.Lesprofs.Ilfautsuivreunchemintout

tracé.Onestcenséspassersoncertif,etensuitesonbac,etaprèsalleràlafac,etensuitesetrouverunbonboulot.Jevoistoutemaviesedéroulerdevantmoicommeuneimmenseétendued’asphalte.Etsijen’enveuxpas?

—Tun’enveuxpas?—Jen’ensaisrien.Desafourchette,ellepiquarageusementlepoivronvertvif,dansunegicléedejus.—Riendetoutçan’adesens,pourmoi.—Tuviensdetraverserdesmomentsdifficiles,Chloë.Tonpèreestparti…—Tupeuxl’appelerparsonnom,tusais.Ils’appelleDavidetc’esttonfrère.—Soit.David.Leseulfaitdeprononcersonnomluilaissaungoûtamerdanslabouche.—EtOliviaaunnouveaupetitcopain.—Devineoùelleestencemoment.—AvecKieran,j’imagine.—Raté.Essaieencore.—Aucuneidée,réponditFrieda,gênéedesubirl’interrogatoiredeChloë.—Aveccecomptableoujesaispastropquoi.Celuiquet’asramenéàlamaison.—Jenel’aipasramenéàlamaison.—Jesaiscequisetrame,ditChloë.—Queveux-tudire?—J’aibeaun’êtrequ’uneado,jepigequandmêmequ’ils’agitdetoi.—Alorslà,jenesaispasquoidire,répliquaFrieda.—Jevoisbiendequellefaçonil teregarde.Ilsesertdemamèrepour t’impressionner.T’en

pensesquoi,delui?—Ettoi,t’enpensesquoi?— Tante Frieda, t’as vraiment la sale habitude de toujours répondre à une question par une

question.Friedasourit.—C’est la leçon numéro un en formation de psychothérapie.C’est une façon d’esquiver une

situation embarrassante. De façon à ce que, quoi que te dise ton patient, tu lui répondes : «Qu’entendez-vousparlà?»Aprèsça,ontelâchelagrappe.

—Maisjenesuispastapatiente.Etjenetelâchepaslagrappe.—Nousparlionsdetamère.—Soit,parlonsdemamère.Situveuxmonavis,ellen’enarienàfairedemoi.—Etmoijecroisquesi,Chloë.Ellesesouciebeaucoupdetoi.Mais,tusais,cen’estpasqueta

mère, c’est une femmequi a le sentiment qu’on l’a humiliée, qui s’inquiète de la directionquevaprendresavie,situpréfères,etquivientderencontrerquelqu’un.

—Etalors?Elleestquandmêmecensée restermamère.Ellenepeutpassecomporterelle-mêmecommeuneado.Ça,normalement,c’estmoi.Çafoutlesjetons,desfois.Commes’iln’yavaitplusdeterrefermepourmoi,commesitoutsedérobaitsousmespieds.

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Ces mots reflétaient si précisément l’opinion de Frieda au sujet d’Olivia qu’il lui fallut unmomentpourrépondre.

—Tuasraison.Etpeut-êtrepourrions-nousaborderlaquestiontouteslestrois,etessayerdeluiexpliquer ce que tu ressens, établir des règles de base.Mais laisse-lui une chance de changer, elleaussi.Laisselesportesouvertes.Ellesaitreconnaîtrequandelleatort,elleaaumoinscetalent.

—Pourquoijedevraisluilaisserunechancequandellenemeremarquemêmeplus?—Tulepensesvraiment?—Jenelepensepas,jelesais.Elleesttellementempêtréedanssamerdequ’ellenevoitplusla

mienne.Quandjerentre, jenesais jamaissurquoi jevais tomber.Parfois,elleestsaoule.Parfois,ellepleure.Parfois,elleestsurvoltéeetelleveutfoncerfairelesboutiquesavecmoipourm’acheterdesvêtementsridiculementchers,oun’importequoi…Parfois,ellemehurledestrucssurpapa,enm’expliquantàquelpointc’estunenfoiré.Parfois,elleestdanssonbainetnenettoiemêmepaslabaignoire après s’en être servie – elle laisse des cheveux et des traces de savon partout. C’estdégoûtant.Jedoisnettoyerderrièreelle.Parfois,ellepréparelesrepas,etd’autresfois,elleoublie.Parfois, elle me réveille le matin pour aller en cours, d’autres fois, elle le fait pas. Parfois, ellen’arrêtepasdemefairedesdéclarationsd’amour,demeserrerdanssesbrasetdemedirequejesuissa petite chérie ou autre, et d’autres fois, ellem’aboie dessus sans raison. Parfois,Kieran est là –d’ailleurs, c’est plutôtmieuxquand il est là. Il est calme et gentil, et ilmeparle, lui.Elle ne poseaucunequestionsurmescours,mesdevoirs,ellen’ouvrepaslescourriersdel’école,elleaoubliéd’alleràladernièresoiréedeparentsd’élèves.Vraiment,ellen’enarienàfoutre.

Friedaécoutasanièceseconfier,lesvanness’étaientenfinouvertessuruntorrentdepeuretdedétresse. Elle ne dit pas grand-chose, mais la colère monta en elle jusqu’à ce qu’elle peine à lacontenir.Ensonforintérieur,elledécidadelaconduiteàtenir:elleparleraitàOliviaetl’amèneraitàvoirlesconséquencesquesaviedésordonnéeavaientsursafille;elleiraitvoirlesprofesseursdeChloëavecelleetétabliraitunprogrammepoursesétudes;etelle-même–cettedernièrerésolutionsuscita en elle un léger vertige, comme si elle se penchait au-dessus du bord d’une falaise –s’expliqueraitavecsonfrèreDavid.

DansUpperStreet,àprèsd’unkilomètredelà,dansunnouveaubaràvinredécorédemeublescoûteux de sorte qu’on eût dit que rien n’avait bougé depuis le XIXe siècle, Harry remplissait ànouveauleverredevind’Olivia.Elleenbutunegorgée.

—Ilmeparaîtunpeufroid,fit-elleremarquer.Pourdurouge.— À mon avis, il est censé l’être, répondit Harry. Mais je peux leur demander de vous le

réchauffer,sivousvoulez.Oliviaenrepritunegorgée,quitenaitplusdelalampée.—Çava.Vousavezcertainementraison.—Voussavezbiencequ’onraconte,quelevinblancesttoujoursservitropfroid,etlerouge

tropchaud.—Non,jenesavaispasqu’ondisaitça.Jemecontentedeleboire,jelecrains.— Ce qu’il convient de faire, vous avez raison, lui accorda Harry. Mais ce que j’aimerais

réellementaborderavecvous,c’estceci.Ilposaundossiersurlatableetlepoussaverselle.—J’aitoutexaminé.Voscomptesetvosrelevésdecartesdecrédit.J’aiétabliunplan,faitdes

suggestions. La situation n’est pas aussi désespérée que vous me l’aviez dit. Et j’ai identifié desprélèvementsautomatiquescorrespondantàdesservicesquevousnerecevezplus.J’aiécritquelqueslettresdevotrepartpourréclamerlestrop-perçus,desortequevousdevriezavoirunepetiterentréed’argentinattendue.

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—Ahbon?s’enthousiasmaOlivia.C’estformidable.Maisjedoisdire,jemesensunpeugênéede tout ça. Pendant des années, j’ai géré mes affaires en m’abstenant soigneusement d’ouvrir lesenveloppes ou en jetant les papiers sans les regarder, en espérant que tout irait pour lemieux. Etaujourd’hui,vousconnaissezmessecretslesplushonteux.

—C’estmonboulot.Parfois,j’ail’impressionqu’unconseillerfinancierdevraitêtrecommeunprêtre.Votreclient,ouparoissien,oupeuimporte,doittoutconfesser,toussespéchés,parintentionouparomission,etsesfraudesfiscales,aprèsquoi…

—…vouspouvezm’accorderl’absolution?Harrysourit.—Jepeuxdémontrerqu’unefoistoutexposéaugrandjour,etqu’onaétudiétousleschiffres,la

situationn’estpassigrave.Cequicréedesdifficultés,c’estquandonadessecrets,quandonnefaitpasfaceauxéléments.

—Maisc’estaffreux,quandmême, insistaOlivia.Vousaveztellementfaitpourmoiet jen’aipas…jenepeuxpas…

Ellesemitàrougiretnoyasagênedansunelampéedevinencoreplusconséquente.—Toutvabien,déclaraHarry.Jemesuismontréclairdès ledépart.C’estFriedaquipaieet,

entrevousetmoi,jeluifaisunprix.—Jenevoispascommentvouspouvezgagnervotrevie,sivousn’arrêtezpasderendredes

services,commeça.—C’estpourmasœur.EllerendaitserviceàFrieda,etmoi,jerendsserviceàTessa.—JenesavaispasTessaetFriedaaussiproches.—Ellesviennentjustedefaireconnaissance,confiaHarry.MaisFriedaestlegenredepersonne

aveclaquelleons’entendbien,d’emblée.Olivialaissaéchapperunsourireentendu.—N’est-cepas?…Harryrit.—Jen’aiaucunautremobilecaché,protesta-t-il.Jelejure.—Ouais,ouais…Jevouscrois.Etalors,quepensez-vousdemabelle-sœur?Ellevousintrigue,

hein?Avouez-le.Harrylevalesmains.—Certes,jel’admets.J’aipasséunpeudetempsavecelleetj’aiapprisàlaconnaître,maisje

n’aipasencoreréussiàcomprendrecequilafaitavancer,danslavie.—Parcequevouscroyezquemoi,oui?—Jenepeuxm’empêcherderemarquerquevousavezétémariéeàsonfrère,etquevousvous

êtesséparésdansdescirconstancesdifficiles,àcequejecomprends.—Ahça,vouspouvezledire.—Etpourtant,Friedaaprisvotreparti,plutôtqueceluidesonfrère.Olivias’emparadesonverremaislereposasansytoucher.—Peut-êtrea-t-ellel’impressionqu’elledoitveillersursanièce.Ilm’estarrivédenepasêtrela

mèrelaplusstabledumonde.—Etsonfrère,alors?Oliviafitcourirsondoigtsurlerebordduverre.—Jen’aijamaisréussiàfairechanterlesverres.Elles’abîmauninstantdanssespenséesavinéespuisreprit:—Friedaadesrapportstrèscompliquésaveclessiens.—Quevoulez-vousdire?—Pourquoineluiposez-vouspaslaquestion?

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—J’aicommel’impressionqu’ellen’aimepasqu’onlacuisineausujetdesavieintime.—Ellem’afaitpeur,lapremièrefoisquejel’aivue,admitOlivia.Quandellemeregardaitou

m’écoutait, ilm’estarrivéd’avoir l’impressionqu’ellemesondaitauplusprofonddemoi,qu’ellesavaittoutdemoi,toutesleschosesquejevoulaisquepersonnenesache.Commevous,quandvousavez vu tous mes papiers et les chéquiers que j’avais soigneusement cachés. Je me suis mêmedemandésiellememéprisait.MaisquandDavidestparti, jen’aipluseudenouvellesd’uncertainnombredegensquejecroyaismesamis,alorsqueFriedaaétélà,sarcastiqueousilencieusecommeellel’estparfois,soit,maiselleafaitdeschosesquisesontavéréesnécessaires.Oupourl’essentiel,nécessaires.

— Pourquoi s’être lancée dans cette collaboration avec la police ? demanda Harry. On l’aagressée,onaécritdestrucssurelledanslapresse.Pourquois’inflige-t-elleça?

Oliviapritalorsunenouvellegorgéedevin,etHarryremplitsonverre,unefoisdeplus.—Merci.Est-ceainsiquevousfaitesnormalementconnaissanceavecvosclients?J’espèreque

non.Enfinbref,letruc,c’estquequandjedécidedefairequelquechose,c’estquejesaisquejepeuxyarriver,etqueçanemedemanderapastropd’efforts,etquecelanemeprocureraaucunennui.Engros,lemeilleurmoyendecomprendreFrieda,c’estdemeregarderetd’imaginerlecontraire.Jenesais pas pourquoi Frieda agit comme ça. Je ne sais pas pourquoi elle me vient en aide. Je necomprendsabsolumentpaspourquoiellesedonneunmaldechienpourmaintenirChloësurledroitchemin.

Nouvellegorgéedevin.Savoixdevenaitpâteuseàprésent,commesisalangueétaituntoutpetitpeutropgrandepoursabouche.

—Parexemple.Euh…quedisais-je?Elles’arrêtauninstant.—Ahoui.L’article,danslejournal.Jel’ailu,ets’ilavaitétéquestiondemoi,jemeseraisterrée

dans un trou, en refermant le trou derrièremoi. Alors que Frieda, eh bien… Frieda, elleme faitpenserà l’undecesanimaux,genreblaireau,ouhermine.Pourpeuqu’on toucheà leur terrier, ilsdeviennentdangereuxet…Enfin, j’exagère. J’enparle comme si c’était une sauvage.Mais elle estentêtée,unevraietêtedemule.Danslebonsens.99%dutemps.Ou95…

Harrypatientaunmoment.—JepensequeFriedaadessecrets,dit-il.Ondiraitquelqu’unquiauraitunchagrinsecret.Vous

voyezcequejeveuxdire?Un silence s’éternisa. Harry avait l’impression qu’Olivia avait soudain dumal à croiser son

regard.—Apparemment,vousvoyezdequoijeveuxparler,conclut-il.Et,commevousledevinez,je

suistombésoussoncharme.J’aimeraisbiensavoir.Enfin,ellerelevalesyeux.—Ehbien,voussavezcequiestarrivéàsonpère?—Non,répondit-il.Non,jenesaispas.

Une foisqueBetheneut terminéavec lesphotos, restaient lesnotesqu’il avaitprises. Il y enavaitdespagesetdespages,etaudébut, il luifutdifficiledecomprendrecequ’elle lisait.Parfois,elles ressemblaient à des nouvelles, après quoi elles devenaient des listes – des listes de chosesbizarres.Desexercicespourperdredupoids ;desplantes,etoùse lesprocurer.Certainsélémentsétaientcochésd’untraitnetsurlecôté,oubarrés.Ilyavaitaussideschiffres,maisilsdemeuraientpour elle dénués de sens, aussi cessa-t-elle d’essayer de les déchiffrer au bout d’unmoment. Elleremarquasimplementquecertainsdecesnombresétaientplutôtlongs,etprécédésdusymboledelalivre.Peuàpeu,elleserenditcomptequ’ellelisaitdesinformationsrelativesàdiversespersonnes.

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Figuraientleursnoms,adresses,datesdenaissance,lesnomsdeleursproches,leursmétiers.Il avait écrit des choses au sujet de ses parents à elle et avait noté tout ce qu’ils aimaient ou

n’aimaient pas, leurs passe-temps, les associations de bienfaisance qu’ils soutenaient, et lesévénementsauxquelsilsserendaient.Ilavaitprocédéàl’identiquepoursessœurs.Ilavaitdessinéunplandelamaisonetdujardin,sansoublier,toutaufond,lacabanedanslaquellesamères’exerçaitparfoisauvioloncelleetsonpèreconservaitsestoiles.Ellen’avaitpasmesuréàquelpointilavaitprêtéuneoreilleattentiveàseshistoires,etdeslarmesluimontèrentauxyeuxdesavoirquemêmelorsqu’ilsemblaitailleurs,ilpensaitàelleetveillaitsurelle.Illuiavaitlaisséceci,songeaBeth,enguisedecadeau,ets’étaitdonnétantdemal…maispourquoi?Ellefixalesmotsjusqu’àcequedeslueursvacillentdanssesyeuxetluifassenttournerlatête.Ellesavaitqu’elledevaittrouverquelquechoseàmanger,afindereprendredesforces.

Elles’extirpahorsdel’écoutille,ens’écorchantlesjouessurlerebordmétallique.Celafaisaitunmomentqu’ellen’étaitpas sortieet soncorpsétait raide, recroquevilléet figé.Elle s’obligeaàsautillersurplaceunmoment,conscientequ’unedouleuraiguëluifrappaitlapoitrineetcognaitentous sens sous soncrâne.À l’instardecesballesde tennisqu’elle faisait autrefois rebondir sur saraquette,encomptantàvoixhaute,tâchantdebattresonprécédentrecord.Àquandcelaremontait-il?Ellepouvaitpresquevoirsesgenouxd’enfantpoteléset,dansleciel,lesoleiljaunecommeunœuf;maisàprésenttoutétaitvagueetsombreetdélabré,etl’eauétaithuileuse,etquandellemarchait,soncorpstrébuchaitsurlesentierboueux.

Elleparvintàunbateauqu’ellesavaitoccupé.Ellen’étaitplusguèresursesgardes,maispeut-êtrecelan’avait-ilplusd’importancedésormais,vuqu’ilétaitpartietquetoutétaitfini.Exceptécequ’elledevaitaccomplirensonnom.Enmémoiredelui.Commeunedisciple.

Lebateauétaitplongédanslenoiretsemblaitdésert.Ilyavaitdesvélosenchaînéssurlepont,etquandellegrimpa àbord, les chaînes cliquetèrent.Elle restaparfaitement immobileunmoment, àplatventrecontre leboishumideetglacé,maisnulnevint.Elle tirasur l’écoutillequis’entrouvritdansungrincementetsecoulaàl’intérieur,auchaud.C’étaitnettement,nettementmieuxici.Ilfaisaitbon, c’était confortable, l’endroit sentait bon, les corps propres et la nourriture fraîche.Un foyerdignedecenom.Cequin’étaitpas lecasdechezelle.Un trouà rats.Unefossefroideethumide,horrible. Il faisait encore suffisamment jour dehors pour distinguer la forme des choses, et elletrouva le petit réfrigérateur dont elle ouvrit la porte en grand.Du lait. Elle le sortit. Du beurre àtartiner. Deux petits pains au blé complet. Etmême un demi-poulet sous film plastique. Un demi-poulet. À la peau dorée. Aux cuisses bien dodues. Sa bouche s’emplit de salive et elle souleval’emballage,arrachaunboutdeviande,l’enfournaetl’engloutitpresquesansmâcher.Lesangaffluasubitementdanssatêtedansungrondementetellecrutqu’elleallaitêtremalade.Elledéchiraunautremorceauets’engoinfra.Salèvreentailléeluifaisaitmal,toutcommesagorgeetsonestomac,quihurlaientdedouleur.

Soudain,ilyeutdubruitàl’avantdubateau,derrièrelapetiteportefermée,etellesefigeasurplace, malgré la peur qui fusait et tempêtait dans son corps. Quelqu’un chantonnait. Il y avaitquelqu’un.Àquelquespas,àpeine.Sansdouteassissurlestoilettes,ouautre.Ilallaitsortir,latrouverlaboucherempliedepoulet.Appelerlapolice.C’enseraitfini.Detout.Terminé.Foutu.

Elle saisit le poulet et le lait, fourra la barquette de beurre dans sa poche, coinça le sachetplastiquecontenantlespetitspainsentresesdents,ettentaderefranchirl’écoutilleàl’aided’uneseulemain.Sonlacetsepritdansuncoinetelledégageasachaussured’uncoupdepied.Lefredonnementcessa.Elles’extirpatantbienquemalàl’airlibreettraversalepontenboisd’unpastitubant,avantdesauter sur le sentier, laissant tomber le poulet dans la boue. Elle le ramassa et courut, le souffleentrecoupédesanglots,lesachetenplastiquetoujoursentrelesdents.Jevousenpriejevousenprieje vous en prie je vous en prie. Elle se fraya un chemin à travers une épaisse haie broussailleuse

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derrièrelesentier,sentantlesépinesluiéraflerlesmainset,quandelles’accroupit,lecouetlafigure.Unesilhouettese tenaitdeboutsur lepontdubateau,examinait lesalentoursavec lefaisceaud’unelampetorche.Ellelevoyaitdanseràlasurfacedel’eau,surlesédificesécroulésdel’autrerive,surle chemin de halage, la haie. Elle le sentit au fond de ses yeux, aussi les ferma-t-elle, sans plusrespirer.

Lalumières’éteignit.Lasilhouettedisparut.Ellepatienta.Sachevillelalançait.Elleôtalesachetde pain de sa bouche et le posa devant elle. L’odeur du poulet lui parvenait aux narines, ça laremplissaitd’impatience touten luidonnant lanausée. Impossibledesavoircombiende tempsellepatientaainsi,maisellefinitparregagnerlesentierenrampantetboitillaendirectiondesonbateau,agrippantsonbutin.

Elleavaitréussi.Àprésent,elleavaitdequoimangeretpouvaitreconstituersesforces,entoutcas suffisamment pour tenir dans l’immédiat. Peu importait la suite. Elle aurait tenu la promessequ’elleluiavaitfaite.Ellemâchauneautrebouchéedepouletboueux,sableuxsoussonpalais.Sonfidèlesoldat,sonserviteur,sonbien-aimé.

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Chapitrequarante-trois

Frieda prit le train rapide au départ de King’s Cross. Il mit moins de cinquante minutes,l’emportanthorsdeLondresàtoutevitessepourlameneràCambridgeavantqu’elleaiteuletempsdechangerd’avis.Leregardperduparlafenêtre,ellevitlavillesefondreenunemassedechamps,puis en canaux, en jardins à l’arrière demaisons donnant sur des routes invisibles. Il y avait desagneauxnouveau-nésdanscertainschamps,etdestapisdejonquilles.Elles’efforçadeseconcentrersurlepaysagequidéfilaitàtouteallureetnonsurcequil’attendait.Elleavaitlabouchesècheetsoncœurbattaitplusvitequ’àl’accoutumée.UnefoisparvenueàCambridge,elleserenditd’aborddanslestoilettesdesfemmespourvérifierdequoielleavaitl’air.Lafigurequiladévisageaitdufonddumiroirpiquéau-dessusdu lavaboébréché semblait relativement calme.Elleportaitun tailleurgrisfoncé et s’était tiré les cheveux en arrière ; elle avait l’allure d’une femme professionnelle,compétente,inflexible.

Elleavaitdemandéàlerencontrerdansunlieupublic,sipossibleàsonbureau,aumilieudesordinateursetdesétrangers,maisilluiavaitréponduqu’iltravailleraitdechezluicejour-là:siellevoulait levoir, c’était làqu’elledevait se rendre.Sur son terrain,età sesconditions.Ellen’yétaitjamaisalléeetilavaitdûluicommuniquerl’adresse.Ellenesavaitpasdutoutàquois’attendre–sisamaisonseraitenvilleouendehors,sielleseraitgrandeoupetite,ancienneourécente.Enfait,elleétaitàl’extérieurdelaville,àenvirondixminutesentaxidelagare,dansunesemi-campagneverte,oucequ’onpourraitappelerbanlieueruraledebongoût.Relativementancienne,elleavaituntoitdetuilesrougestrouédechiens-assis,unporcheabritantlaported’entrée,unsaulepleureurdansl’alléedontlesbranchesretombaientpresquejusqu’àterre.Plutôtjoli,reconnutFriedaensonforintérieur.Évidemment,commentaurait-ilpuenêtreautrement?Ilavaittoujourseubongoûtou,entoutcas,toujoursplusoumoinspartagésesgoûts.Quoiquel’onfassepourfuirlessiensetlesrayerdesavie,ilsvousrattrapent.

L’hommequivintouvrirquandFriedasonnaàlaporteétait,àn’enpasdouter,sonfrère.Mince,brun,mêmesisescheveuxgrisonnaientsursestempes,ilavaitlesyeuxmarron,dehautespommettesetunefaçondetenirsesépaulesenarrièresimilaireàlaposturedeFrieda.Maisilétait,certes,plusâgéqu’ilne l’était lorsde leurdernièreentrevue,et ses traits s’étaient figésenuneexpressionquitrahissait de la colère ainsi qu’un amusement ironique. Elle espérait ne pas faire la même tête. Ilportaitunechemisegriseetunpantalonsombre,etelleeutl’épouvantableimpressionqu’ilavait,luiaussi,soigneusementchoisisatenueenprévisiondecettevisiteetfinipars’habillerdemanièrequasiidentique.Onauraitditdesjumeaux,songea-telle,prised’unfrissonausouvenirdeDeanetAlan.

—David,dit-elle.Elle ne sourit pas, pas plus qu’elle ne fit un pas en avant pour l’étreindre, ou simplement lui

serrerlamain.Ellesecontentadel’observer.—Ehbien…Luinonplusnefitpasungeste.Ilssedévisagèrent.Ellevituneminusculepetiteveinetressauter

sursajoue.Ilétaitdoncnerveux.—Trèshonoré,docteurKlein.Ilinsistasursontitre,commepourlerailler.—Puis-jeentrer?Il recula et elle pénétra dans une entrée spacieuse,meublée d’un tapis sur le parquet et d’une

commodesuruncôté,décoréed’unvaseremplidefleursdeprintempsetd’unportraitaccrochéaumur.Elle ne le regarderait pas, surtout pas – et elle détourna résolument le regard tout en suivantDaviddanslesalon.

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—Jeviensdepréparerducafé,lança-t-il.Tum’asannoncétavisitepour15h30etjesavaisquejepouvaiscompter sur tonexactitude.Toujoursaussiponctuelle. Ilyadeschosesquinechangentpas.

Friedafuttoutd’abordtentéederefuserlecafémaissedominaets’assitpendantqu’ilserendaitàlacuisine,pourenrevenirquelquesinstantsplustardavecdeuxmugs.

—Noir,commed’habitude?—Oui.Elle fut fière de constater à quel point ses mains étaient fermes quand elle en but une petite

gorgée.Uneamertumeluirestaitdanslabouche,etlecaféluisemblafort,avecungoûtminéral.—Tusoignestoujourslesmauxdesnantis?—J’exercetoujoursentantquepsychothérapeute,sic’estcequetuveuxdire.—J’ailuunarticlesurtoidanslapresse.David balaya lentement sa figure du regard pour guetter sa réaction. Frieda eut l’impression

qu’onpressaitdansseschairsuninstrumentaiguisé.—Trèsintéressant,ajouta-t-il.—JesuisicipourparlerdeChloë.LesouriredeDavidseréduisitàunemincelignedroite.—S’agit-ildelapensionalimentaired’Olivia?—Non.—J’enaiplusqu’assezdesesjérémiades,ainsiquedescourriersdesonnotaire.Quiestcette

TessaWelles, à ce propos ? Elle a surgi de nulle part, comme ça. J’imagine que c’est toi qui esderrièretoutça.

—Oliviaabesoind’aide.Maiscen’estpas…—CedontOliviaabesoin,àl’évidence,c’estdeseressaisir.Jenecomptepasl’entretenirpour

lerestantdesesjourspendantqu’elleselacouledouce.Pointfinal.Friedaneditrien,etsecontentadeledévisager.—Jesaiscequetupenses.Il se pencha en avant. Elle distinguait les fines rides autour de ses yeux, l’éclat dans ses iris,

l’inflexion légèrementcruelledeses lèvres, le tressaillementsursa joue.Ellepercevait sonodeur,également – lotion après rasage et café, autre chose aussi, une odeur qu’il avait déjà petit garçon,quandilluifouettaitl’arrièredelajambeavecunerègleenplastique.

—TuvisdansuneravissantemaisonjusteàcôtédeCambridge,répliqua-t-elle.Cetapisestneuf.Tuportesunemontrequiauraitpufinancerlapremièreannéed’étudesuniversitairesdeChloë.Ilyaunjardinier,là,dehors,entraindedésherbertaplate-bande.Personnenetedemanded’êtregénéreux.Seulementd’êtrejuste.

— Olivia était une erreur. C’est une femme grossière, bordélique, égoïste. En fait, je croisqu’elleestcomplètementdésaxée.Ellenesignifieplusrienpourmoi.

—Vousavezunefille,elleettoi.—Leportraitdesamère,rétorquaDavid.Elleparlecommesiellememéprisait.—Peut-êtreest-celecas.—Tuasfaittoutcecheminpourm’insulter?demanda-t-il,avantd’ajouter,doucement:Freddy

?Cevieuxsurnomauraitpuêtreutilisédemanièreaffectueuse,autrefois,maisplusaujourd’hui,

pasdepuisbienlongtemps.—C’estuneadolescente,dit-elleengardantlavoixfermeetuneexpressionimpassible.Lavie

estdifficilepouruneadolescente,danslemeilleurdescas.Réfléchis:tuasquittésamèrepourunefemmeplusjeune,ettul’asabandonnée,elleaussi.Turechignesàleurverserquoiquecesoitetelle

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voitsamèrepartiràvau-l’eau.Tulavoisrarementettuprendsparfoisdesdispositionssurlesquellestureviensparlasuite.Tupassesdesvacancesdeluxeavectanouvelleépouseettunel’emmènespas.Tuoublies sonanniversaire.Tun’assistespasaux réunionsdeparentsd’élèves.Pourquoin’aurait-ellepasdeméprispourtoi?

Ellelevaunemainpourl’empêcherdel’interrompre.—Pourquelqu’uncommeChloë,ressentirdelacolèreetduméprisestbienplusfacileàgérer

quederessentirdel’égarementetdelapeur,quisontlesvéritablessentimentsqu’ellenourrit.Tafilleabesoind’unpère.

—Terminé?—Non.Maisjeveuxbienentendrecequetuasàdire.David se leva et s’approcha de la fenêtre.Même son dos exprimait de la colère – et pourtant

Friedaeutune soudaine réminiscencedu tempsoùelle s’asseyait surcesépaules, agrippant sa têted’unemain pour attraper de l’autre quelque fruit dans l’arbre au fond de leur jardin. Elle pouvaitpresquesentir lamasse fraîchede laprunedanssamain,sabeauténouvellementéclosecontresesdoigts.Ellechassalesouvenird’unclignementdesyeuxetpatienta.Davidseretourna.

—Jenecomprendspascommenttuosestetenirici,danscettepièce,etmeparlerdecequeçafaitqued’êtreadolescent,etdecequeressententlesparents.

Ilcherchaitàlablesser.—Tu n’avais pas d’enfants la dernière fois que je t’ai vue.Quel âge as-tu ? Tu approches à

grandspasdelaquarantaine,non?—IlestquestiondeChloë.—Non,cedontilestquestion,c’estquetucrois,aprèstoutcequis’estpassé,quetuasledroit

dedébarquericietdemedirecequejedoisfairedemavie.—Seulementavectafille.Etsijenelefaispas,quilefera,avantqu’ilnesoittroptard?—Parcequ’ellevafairequoi,àtonavis?S’ouvrirlesveines?Elleluilançaunregardsidurqu’ilenfutébranlé.—Jenesaispasdequoielleseraitcapable.Jen’aipasenviede ledécouvrir.Cequejeveux,

c’estquetul’aides.Elleprituneprofondeinspirationetajouta:—S’ilteplaît.—Voicicequejevaisfaire,répondit-il.Parcequej’enavaisdéjàdécidéainsi,etnonparceque

tumel’asdemandé.Jelaverraiunweek-endsurdeux,dusamediaprès-midiaudimancheaprès-midi.Vingt-quatreheures.Çateva?

Il s’empara de son agenda électronique et entreprit de presser des touches, façon hommed’affaires.

—Pasleweek-endprochain,nilesuivant,enrevanche.Onpeutcommencerdébutavril.Peux-tuveilleràcequ’ellesoitmiseaucourant?

— Non. Tu dois lui demander si cela lui convient. Elle a dix-sept ans. Parle-lui. Et ensuite,écoute.

Ilreposabrusquementl’agendasurlatable,sifortquesonmugenfitunbond.—Etjet’enprie,neluidispasquejesuisvenuetetrouver.Ellesesentiraithumiliée.Cedont

elleabesoin,c’estquetuaiesenviedelavoir.Uneporteclaquaetquelqu’unlehélaparsonnom.Ensuite,unejoliejeunefemmepénétradans

lapièce.Lescheveuxblonds,delonguesjambes.Elledevaitapprocherdelatrentaine,mêmesisonstyleétaitceluidequelqu’undeplusjeune–quelqu’undelagénérationdeChloë,remarquaFrieda.

—Oh,s’exclama-t-elle,manifestementsurprise,enportantunemainsursonventre.Désolée.EllelançaunregardinterrogateuràDavid.

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—JeteprésenteFrieda,dit-il.—Tuveuxdire…Frieda?—Oui.Etvoicimafemme,Trudy.—J’allaispartir,répliquaFrieda.—Nefaitespasattentionàmoi.Ellepritlesdeuxmugs,toutenfaisantunedrôledepetitegrimacededégoût,etsortitdelapièce.—Chloëestaucourant?demandaFrieda.—Dequoi?—Qu’ellevaavoirunpetitfrèreouunepetitesœur.—Maiscommediable?…—Tudoisluidire.—Jenedoisriendutout.—Si,tuledois.

Friedaretournaàpiedàlagare.Elleavaittoutletempsavantlasoiréed’anniversairedeSasha,etmêmesilecielétaitgrisetletempsbrumeux,menaçantdevireràlapluie,elleavaitbesoind’êtredehors,dans leventpurificateur.Ellesesentaitsouillée,pire, traînéedans laboue.Audébut,alorsqu’elleremontaitd’unpasvif l’alléebordéed’arbresdénudésetdechampsboueux,ellecrutbeletbien qu’elle allait vomir, mais peu à peu ses sentiments s’apaisèrent, comme se retrancherait unechosesournoisedanslapénombre.

Ouvrant la porte, Sasha découvrit sur son seuil un couple qu’elle ne connaissait pas. Elleressentitunbref instantdepanique.S’agissait-ildevieuxamisqu’elleauraitoubliés?Cesdeux-làaffichaientl’expressionamène,joviale,dedeuxpersonnescomplicesd’unemêmeblague.L’hommeavançasamain.

—HarryWelles,unamideFrieda.UnsouriresoulagéfenditlestraitsdeSasha.—Friedam’aannoncévotrevenue.Jesaistoutdevous.—Jem’inquièteunpeudecequeFriedapeutbienvouloirsignifierpar«tout»demoi,répartit

Harry.J’aiamenémasœur,Tessa.Çaneposepasdeproblème?—Super.Sashareculad’unpas.—Entrez,ilfaitfroiddehors.Débarrassez-vousdevosmanteauxetvenezvousjoindreànous.Ilsgravirentensemblelesmarchesquimenaientdansunepetitechambre,oùlelitdisparaissait

déjàsouslesmanteauxetlesvestes.Harrys’emparad’unephotoposéesurlatabledenuit:Sashaetuneautrejeunefemmedebout,brasdessusbrasdessous,devantunetente,enshortsetchaussuresderandonnée.

—Tucroisqu’elleesthomo?demanda-t-il.Tessaluiôtaprestementlaphotodesmainsetlareposasurlatable.—T’enpincesaussipourelle?—Jepensaisàtoi,répliqua-t-il,ceàquoielleréponditparunsimulacredegifle.Ils redescendirent en direction de lamusique et du brouhaha de la fête. Tessa regardaHarry

entrer dans le salon. Il semblait à l’aise, il était beau, et rempli d’une curiosité tout amicale. Pasétonnantqu’ilplaiseàFrieda.

EnparlantdeFrieda,elleétaitlà,dansuncoindelapièce,tenantàlamaincequiressemblaitàun verre d’eau minérale, vêtue d’une robe vert tendre qui chatoyait légèrement au moindremouvement.Tessaremarquaàquelpointsesjambesétaientgalbées,àquelpointelleétaitmince,à

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quelpointellesetenaitdroite.Elleconversaitavecunhommeplusâgé,auxcheveuxgrisetauvisageétroit, non rasé. Il portait unvieux jeanusé, une sublime chemise àmotifs, ainsi qu’un foulard encotondecouleurviveautourducou.Quelqueprétentieuxartisteabstrait, àmoinsqu’ilnes’agissed’un autrepsychothérapeute, se dit-elle, tout en s’approchant des autres convives en compagniedesonfrère.Onauraitditquelaconversationétaitgrave,frôlaitlaquerelle.

—Jevousdérange?s’enquitHarry.—Friedaadumalàaccepterquesesamisluiviennentenaide,expliqual’homme.—CequeFriedaadumalàaccepter,rétorquacettedernière,c’estquesesamisrisquentdese

fairearrêterpouravoirtentédel’aider.—Arrêter?s’étonnaHarry.—Laisseztomber.Harryl’embrassa,d’abordsurunejoue,puiss’attardasurl’autre.Ellenereculapas,maisposa

unemainsursonbras,leretenantàsescôtés.EllesouritàTessa,nesemblantnullementétonnéedelatrouverlà,puislesprésenta.

—ReubenMcGill,permettezquejevousprésenteHarryetTessaWelles.—Frèreetsœur,précisaHarry.—Ahça,n’importequeldemeurés’enapercevrait,ditReuben.—Ahoui?—Lespommettes.Etlesoreilles,aussi.Ellesvoustrahissent,rienàfaire.—Reubenestundemescollègues,expliquaFrieda.Elle leva unemain pour saluer quelqu’un et une femme au teint olivâtre, aux cheveux bruns

retenus par un bandana noué de façon spectaculaire, maquillée d’ombre à paupières turquoise,s’approchad’eux,entanguantlégèrement.

—Etvoiciuneautredemescollègues.Paz,HarryetTessa.—Jesuisdéjàpompette,s’excusaPazd’untonsolennel,enarticulantavecsoin.J’auraisdûme

retenir.Maisjenesuispastrèsdouéepourça.Mamèrem’obligeaitàboireunverredelaitpourmetapisserl’estomacavantdesortir.Jedétestelelait.Sashaditquejedoisdanser.

EllepassaunemainsouslebrasdeReuben.—Vousvoulezbiendanseravecmoi,Reuben?Deuxcœursbrisésdansantensemble?—Parcequej’ailecœurbrisé?—Évidemment.—Vousavezsansdouteraison.Unpeubriséçàetlà,unpeupartout.Petitesfracturesmultiples.

Etvotrecœur,ilestbrisé,luiaussi?—Lemien?s’étonnaTessa.—Vousn’avezpasl’aird’avoirlecœurbrisé.Normalement,jesensceschoses.—Comment?—Untrucdansleregard.—Nefaitespasattentionàlui,coupaFrieda.C’estsonbaratinhabituel.—Vousêtestrèsenbeauté,Frieda,ditHarryàvoixbasse,commes’ilsétaientseulstouslesdeux

danslapièce.ReubenhaussalessourcilsetPazpouffaderire.Friedachoisitdelesignorer.—Puis-jeallervouschercherunverre?—J’enaidéjàun.Ellelevasonverred’eau.—Unverredignedecenom.—Çava,jevousassure.—Bon,ben…jevaism’enchercherun,danscecas.Tessa?

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—Unverredevin,s’ilvousplaît.—Jerevienstoutdesuite.Toutes deux le regardèrent se frayer un chemin dans la foule. Sasha s’approcha d’elles par-

derrièreetpassasesbrasautourdeFrieda,déposantunbaiserausommetdesoncrâne.—Merci,dit-elle.—Dequoi?—Jen’ensaisrien.C’estmonanniversaire,etjevoulaistediremerci.Tessavitlesdeuxfemmeséchangerunsourirefugaceetsentitunfrissonde…dequoidonc?

Était-cedejalousie,relativeàleurintimité?Sashas’éloignaensuiteetallarejoindreunautregrouped’invités. Frieda se tourna lorsqu’un jeune homme vêtu d’une chemise orange qui jurait avec lacouleurdesescheveuxréclamasonattention.Ilsemblaitunpeudéfoncéetsescheveuxformaientdesépissur la tête.Ilagitait lesmainsetsepenchaitverselle, leregardardent,maiselle l’écoutasansbougerd’unpouce.Ilyavaitunequalitéderéservechezelle,songeaTessa.Elleétaitbienlà,danslapièce, et pourtant, quelque part, en retrait. Elle vous accordait son attention pleine et entière et, enmême temps, on avait l’impressionqu’elle restait, au plus profondd’elle-même, à l’écart, séparéed’autrui.Cequiluiconféraitunecertaineforced’attraction.

Lasoiréesepoursuivit.Arrivaungroupedemusiciensdébraillésquis’installadansuncoin.Lapluie cessa et un croissant de lune navigua entre les nuages qui se déchiraient. Dans le jardin àl’arrièredelamaison,lesfumeursserassemblèrentparpetitsgroupes.Àunmomentdonné,TessayvitHarrydeboutencompagniedeFrieda,entraindeluiparler.Ilétaittellementplusgrandqu’elleetla regardait avec une expression que Tessa – qui connaissait très bien son frère – eut du mal àdéchiffrer.

—Vousépiezvotrefrère?Seretournant,elleseretrouvafaceàuncolosseauxgrandsyeuxmarron,marquéd’unecicatrice

surlajoue.Ilsentaitletabacetautrechose,aussi,qu’elleeutdumalàidentifier,boisourésine.—Pasprécisément.—Unpeuvodka?proposa-t-ilenbrandissantunebouteilledanssamain.(Ilavaitl’œilpétillant,

lalèvreluisante.)Etaprès,ondanse.—Dansern’estpasmonfort.—C’estpourquoivodkad’abord.—Vousêtesl’amideFrieda.—Biensûr.Iltenditlebrasenquêted’unpetitgobelet,yversaquelquesgénéreuxdoigtsdevodkaetlelui

tendit.Ilnelaquittapasdesyeuxtandisqu’ellelesirotaitprudemment.Et il l’attiraaucentrede lapièce.Legroupejouaitungenredemusiqueplaintive,absolument

pasfaitepour ladanse,mais ilsemblaitn’enavoircure.Ils’abandonnaà ladansesanslamoindregêne.Mêmesisapoitrinelabrûlaitencoresousl’effetdel’alcool,Tessasesentait,elle,empruntée.Lacadenceaccéléra,etl’hommefitdemême.Oneûtditunacrobate,agilesuruntoutpetitcoindetapis.C’était commesi lamusique le traversait,parondes,et lesgenspoussaientdesexclamationspourl’encourager.Tessas’arrêtabientôtafindemieuxleregarder,elleaussi.

—Quiest-ce?Harrysetenaitderrièreelle.—UnamideFrieda.—Pourunerecluse,elleconnaîtpasmaldemonde,jetrouve.Une jeune fille avait rejoint l’homme sur la piste à présent, et ses lumineuses tresses blondes

swinguaientfollement.

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—Oùest-ellepassée?—ElleparlaitavecSashaetuntypequiportedesbottesàtalonshautsetundiadème.Ducoup,je

suisvenuvoircommenttuallais.Ellerevientdansuninstant.—Toutvabien?—Trèsbien,même.—Harry…,dit-elleavecunepointedemiseengardedanslavoix.—Jem’amuse,c’esttout.

Friedatentades’éclipserdelafêtesanssefaireremarquer,commeellelefaisaittoujours.Elledétestait le rituel des adieux s’éternisant sur les pas de porte. Une fois qu’elle eut récupéré sonmanteau,Josefl’abordagauchementdansl’escalier.

—Frieda…,commença-t-il. J’oublie…euh,non, si, j’ai finichezMaryOrtonetelleadonnéquelquechoseàmoi.

—Jecompteavoiruneconversationavecvousquandvousaurezdessaoulé.Etsionvousavaitarrêtépouravoircognécephotographe?

—Maisjepensequec’estpeut-êtreimportant.—Ets’ilavaitétéaccompagnéd’untémoin?Danscecas,Karlssonn’auraitrienpufairepour

vousetonvousauraitrenvoyéenUkraine.Josefsemblatotalementdéconfit.—Frieda…—Non,lecoupa-t-elle.Jedoisfiler.Il n’était que 21 h 30. Elle prit le métro à Clapham North jusqu’à Archway. Elle remonta

HighgateHill,passadevantlastatueduchatdeDickWhittington,àl’abriderrièresagrille.Elleseréjouissaitden’avoirbuquedel’eau.Elleavaitbesoind’avoirlesidéesclaires.Parvenueàhauteurde Waterlow Park, elle s’arrêta un instant pour regarder au travers du portail clos. Les nuagess’étaient dissipés et la lune brillait dans l’herbe, qui luisait légèrement, encore humide de pluie.Soudain,elleseretourna.Avait-elleentenduquelquechose?Unpas?Unetoux?Oubienavait-ellel’impressionqu’onl’épiait?Ilyavaitungrouped’adolescentsdel’autrecôtédelarue.Uncouple,brasdessusbrasdessous,passadevantelle.

Illuifallutàpeineuneminutepourarriversurleslieuxdelanoce.Danslasalleprincipale,ledîner était achevé, les invités s’étaient rassemblés par petits groupes. L’air retentissait de leursconversations, et on entendait de lamusique.Quelques individus s’étaient aventurés sur la piste dedanse–ycomprisunenuéed’enfants,quisetenaientparlamainenpouffantderire,lançanthautlajambeetchahutant joyeusement. Ilyavaitune tableà l’extrémité, sur laquelle reposaientdesvasesremplisdefleursetlesreliefsdufestin.Friedavitunegrandefemme,brune,dansunelonguerobeivoire avec des fleurs rouges dans les cheveux, évoluer lentement au bras d’un homme roux. Cedevaitêtreelle,sedit-elle.

Elle resta là sansbouger, sansqu’on la remarque, àobserver la scène.Onauraitdit unvieuxfilm,dontl’imageauraitdugrain,seraitlégèrementbrouillée.Unhommepassadevantelleportantunplateaudeverresdechampagneet,àsavue,s’arrêtapourluienproposer,maisellesecoualatête.Ellepouvaittoujourss’enaller,etl’espaced’uninstant,cefutcommesisavieétaitensuspensdevantelle.Ungeste,ettoutbasculerait.

Soudain,ellel’aperçut.Ilétaitdeboutàl’autreboutdelasalle,latêteinclinéeversunefemmeplus âgée que lui qui parlait avec animation. Il était vêtu d’un costume sombre, d’une chemiseblanche,sanscravate.Illuisemblaplusmince,plusvieuxaussi,peut-être,maisellen’auraitsudireparcequ’il était trop éloignéd’elle et que la pièce s’étirait entre eux, comme l’annéequi les avaitséparés.

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Friedaôtasonmanteauetsonécharperougeetlesposasurunechaisevoisine.Ellefitcequ’ellefaisaittoujoursquandelleavaitpeur:elleredressasesépaules,relevalementonetprituneprofondeinspiration,poursecalmer.Ellecommençaàtraverserlapistededanseettoutralentit:lesdanseurs,lamusique,sonproprepas.Quelqu’unlafrôlaets’excusa.Lafemmeenrobeivoire,lapetitesœurdeSandy,tournoyaitdoucementsurelle-même,aveclesmêmespommettesquelui,lesmêmesyeux,lamêmegravitédanslebonheur.

Puisellefutrendue,etellepatientajusqu’àcequequelquechoseluifassetournerlatêteetqu’illaregarde,enfin.Ilnefitpasungeste,secontentadeplongersonregarddanslesien,etungouffres’ouvritenelle,quiladésarmait.Ilnelatouchapas,pasplusqu’ilnesourit.

—Tuesvenue.Friedafitunpetitgestedesmains,paumesoffertes.—Ilm’asembléquejeledevais.—Onfaitquoi,maintenant?—Onpeutsortir?—Onvaauparc?—Ilfermeàlatombéedujour,répliquaFrieda.Ilsourit.—Çateressemblebien,tiens.Desavoirquelparcfermelesoir,etquelautre,non.—Maisilyauneterrasseàl’arrière.Ilssortirentdanslejardin.Sasœurlesaperçutetcommençaàdirequelquechose,puiss’arrêta.

Friedanepritpassonmanteau,etl’airfroidlacueillitavecbrutalité,maiselles’enréjouit.Ellesesentaitvivante,ànouveau,etpeuimportaitsic’étaitdeladouleuroudelajoiequicouraitdanssesveines.

Delàoùilssetrouvaient,ilsvoyaientquandmêmelaCitysedéployersousleursyeux,toutenpercevant,dansleurdos,lamusiqueetleslumièresdelafête.

—Ilnes’estpaspasséunjour,murmuraSandy,sansquej’aiepenséàtoi.Friedalevaunemainetpassaundoigtsurseslèvres.Ilfermalesyeuxetlaissaéchapperunpetit

soupir.—C’estbientoi?chuchota-t-il.Çafaitsilongtemps.—C’estbienmoi.Quand ils s’embrassèrentenfin,ellesentit lachaleurdesamaindanssondosau traversde la

fineétoffedesarobe.Seslèvresavaientungoûtdechampagne.Elleavaitlesjouesmouilléesetcruttout d’abord qu’elle pleurait, avant de comprendre que les larmes étaient celles de Sandy. Elle lesessuya.

—Oùes-tudescendu?demanda-t-elle.—Chezmoi.Jecomptaisvendrel’appartement,maisc’esttombéàl’eau.—Onpeutyaller?—Oui.Dans le taxi, ils n’échangèrent pas unmot jusqu’auBarbican. Ils nedirent riennonplus dans

l’ascenseur.Quandilouvrit laportedesonappartement,cefutà lafoisfamilieretunpeutriste.Ilrégnaituneatmosphèreunpeumoisie,unlégeraird’abandon.

—Tourne-toi,l’invita-t-il.Elleobtempéraetildéfitlafermetureéclairdesarobechatoyante,quitombaausol.Elleresta

debout aumilieu de ses replis verts, semblable à une sirène. Cela faisait quatorzemois.Quatorzemois qu’il était parti. La lune brillait à travers les rideaux, et dans sa lumière elle regardal’expressionardentedeSandyetsoncorpsmusculeux.Ensuite,ellefermalesyeuxets’abandonna,selaissaaller.

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Chapitrequarante-quatre

QuandFriedas’éveilla,ilétait4heuresdumatin.LecorpsdeSandyétaitchaudetlissecontrelesien.Elleseglissahorsdulit.Danslenoir,elleréussitàtrouversesvêtementsetàlesremettre.Ellepritsonmanteauetsonécharpe,gardaseschaussuresàlamainafinqu’ellesneclaquentpassurleparquet.Elleentenditunmurmureenprovenancedulit.EllesepenchaetdéposaundouxbaisersurlescheveuxdeSandy,aucreuxdesanuque.

Enreprenantsamarche,elleeuttoutd’abordl’impressiond’êtreencoreendormie.Ilfaisaitnuit,l’air était immobile et froid. Elle remonta Golden Lane, qui bifurquait dans Clerkenwell Road ets’aperçutalorsqu’ellelongeaitcequiavaitétéautrefoislesmursd’enceintedelavilledeLondres.Untemps,sespasluiauraientfaittraverserdesjardinsetdesvergers,franchirdesruisseaux.Voilàcequevousracontaientprobablementlesguidestouristiques.MaisFriedasefiguracequiavaitdûleursuccéderàmesurequelacampagnecapitulaitetsemouraitpeuàpeu:lescabanes,lestasd’ordures,lesmaisonsconstruitesàlava-vite,lessquatters,lesvoyousàlapetitesemaine.

Ellebifurquapourreprendrelechemindesamaison,endécrivantuncercle.Àprésent,ilyavaitlàdesbureaux,desgroupementsdeHLMetdespetitesgaleries.Lacirculationnecessait jamaisetquelques individus, pour qui la journée s’achevait ou commençait, déambulaient sur les trottoirs.Quelqu’uns’approchad’elleetluidemandasielleavaitbesoind’untaxi.Ellefitmineden’avoirpasentendu.

Cette nuit, ou ce matin, la capitale lui semblait légèrement changée. Était-ce la nettetéqu’engendraientcefroidetcecalmeobscurs?Oudes’êtreànouveauabandonnéedanslesbrasd’unautre ?Elle repensa à cette nuit et fut traversée d’un frisson.Elle regarda autour d’elle.Elle avaitmarchépresqueinconsciemmentetavaitbesoindeseréorienter.Àcetteheure-cidujour,trois,quatrecents ans auparavant, l’endroit aurait été animé, rempli de charrettes chargées de denréesalimentaires,debétailqu’onamenaitenville.Ellesouritenlisantlenomdelarue,Lamb’sConduitStreet,quifaisaitéchoàsespensées.Lenomsemblaitinoffensif,maisàcestadedeleurpériple,lesagneaux devaient commencer à s’agiter en percevant l’odeur nauséabonde en provenance desabattoirsdeSmithfield,charriéedanslesairsdepuislefleuve.

Elle scruta les alentours. Cette impression, de nouveau. C’était toujours la nuit qu’elle sepromenaitdansLondresparcequealors,ellesesentaitenfinseuleetcoupéedumonde.Maisquelquechose avait changé, et qui ne tenait pas qu’au souvenir de Sandy, endormi dans son appartement.C’étaitautrechose.ElleserappelaavoirjouéàUn,Deux,Trois,Soleil!,petitefille.Onseretournaitpoursurprendreunmouvementchezceuxquis’avançaientversvous.Chaquefoisqu’onfaisaitvolte-face,lesjoueursétaientimmobiles,maiss’étaientrapprochés.Jusqu’àcequ’ilsvousrattrapent.

Quandellearrivachezelle,ilétait5h30.Ellesedéshabilla.Ellesentaitsonodeursurelle.Elleresta sous le jet de la douche pendant vingt minutes, s’efforçant de s’y abandonner, de ne pasréfléchir,maisneput s’enempêcher.Elle se rendit comptequ’il fallaitqu’elleappelleKarlsson. Ilétait encore bien trop tôt. Une fois habillée, elle s’installa dans son fauteuil au rez-de-chaussée,fatiguée mais parfaitement alerte, avec des picotements dans les yeux. Elle entendit les oiseauxchanterau-dehors.Auméprisdesapparences, leprintempss’annonçait.À7heures tapantes,elleselevaetsepréparaducaféetdestartines.À8heurespasséesdeuneminute,elleappelaKarlsson.

—Oh,c’estvous,dit-ilendécrochant.—Commentlesaviez-vous?Ilyeutunsilence.—Voussavezbiencommentfonctionnentlesportables,non?Quevotrenomapparaîtlorsque

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vousm’appelez?—Sansdoutenetenez-vouspasàavoirdemesnouvelles.—Jesuistoujoursravid’avoirdevosnouvelles.—VousétiezdéçuparmonentretienavecFrankWyatt,jelesais.—Onatousdesjoursoùl’onestmoinsbon.—Jen’étaispas«moinsbonne»,contesta-t-elle.—Vousn’avezpasréussiàluifaireavouer.—C’estexact,reconnutFrieda.Vousallezl’inculper?— Comme j’ai dit, nous sommes en train de constituer le dossier. J’essaie juste de boucler

quelques détails restés en suspens. Je retourne dans l’appartement deMichelleDoyce aujourd’hui.Nousallonsdevoirembarquercertainesaffaires.

—Vousfaitesçaquand?—J’aiplusieursréunionscematin.Cetaprès-midi,jenesaispasquandprécisément.—Jepeuxvenir?J’aimeraislevoir.—Vousyêtesdéjàallée,non?—Jel’aivudel’extérieur,quandnousavonsinspectél’impasse,maisjenesuisjamaisentrée.—Trèsbien,concédaKarlsson.Venezsivousvoulez.—Pourrais-jelevoiravantqu’ilsnecommencentàemballerlesaffaires?—Jevousyretrouveà10h30,danscecas.Letéléphoneretentitdenouveau.—Tut’esenfuie.—Jenemesuispasenfuie.J’avaisbesoindeprendrel’air.Deréfléchir.—Aufaitquetuavaiscommisuneerreur.—Non,pasàcesujet,non.—Jetereverrai,alors.—Oui,tumereverras.

Friedafitundétour.Ellepritlemétro,puislepetittrainquitraversaitl’IleauxChiensetpassaitsouslefleuve,jusqu’auCuttySark.Ellesortitetpritàl’ouestjusqu’àseretrouverdevantlamaisondesWyatt. Ilyavaitde la lumièreà l’intérieur.Ellese tournavers laTamise.Lamaréeétaithaute,l’eaumontaitàl’assautdesberges.Unbateaupourtouristespassaenhaletant.Deuxenfantsluifirentdessignesdelamain.Ellecontinuademarcherlelongdelarive,devantlesautresappartements,toutd’abord;puisdevantunyacht-club,ceintd’uneclôture;devantl’accèsàunembarcadèreenfin,gardéparunhommeenuniformeassisdansuneguérite.Ilgardaitquoi?sedemandaFrieda.Ill’observad’unairsuspicieux.Ilsortitdesacabineetsedirigeaverselle.

—Puis-jevousaider?offrit-il.—Vousêtestoujourslà?demanda-t-elle.—Pourquoicettequestion?—Jemedemandais,c’esttout.—Pastoujours,non.Maisilyatoujoursquelqu’un.Sivoustenezàlesavoir.—Merci.Friedacontinuaversl’ouest,au-delàdesgrillesd’uneécoleélémentaireetdusited’unentrepôt

encoursdedémolition,intégralementcondamnéetinaccessible.Enfin,elleatteignitHowardStreetetseretrouvadevantlamaisonoùtoutavaitcommencé.

—Oui,sedit-elle.C’estbiença.

FriedaregardaitfixementlesalondeMichelleDoyce,puiss’aperçutqueKarlssonl’observaiten

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souriant.—Quoi?dit-elle.—C’estcommelamer.Onabeauvousladécrire,ilfautallerlavoirparsoi-même.Intéressante

collection,vousnetrouvezpas?Frieda était quasi subjuguée par la pièce, d’où ressortaient curieusement une netteté

obsessionnelle et un chaos effroyable. Il y avait là chaussures, cailloux, plumes et ossementsd’oiseaux, journaux,bouteilles,emballagesaluminiumpliésencarrés,bocauxenverre,mégotsdecigarettes,feuillesetfleursséchées,petitespiècesdemétalqu’onauraitditesrécupéréesdansdiversappareils.Etpuisdesperles,desvêtements,diversestassesetautresverres.Maisparoùcommencer?

—J’auraisbienaimévoirJasmineShreeveàl’œuvreici,commentaKarlsson.—Dequoiparlez-vous?— De cette émission où un psychiatre vous juge en inspectant votre habitat ? Celui-ci leur

ficheraitcarrémentlatrouille.Sontons’altéra.—Désolé.Jesaisquecen’estpasdrôle.—Enfait,jemedisparfoisquej’enapprendraisplussurmespatientsenregardantoùilsvivent

qu’enécoutantcequ’ilsontàdire.Ellesecoualatêteetajouta,presquepourelle-même:—J’auraisdûvenirplustôt.C’estcommederegarderàl’intérieurducrânedeMichelleDoyce.—Cequin’estpasbeauàvoir?interrogeaKarlsson.—Pauvrefemme.—Avez-vousdéjàvuquelquechosedesemblableauparavant?— Je ne m’occupe pas vraiment de troubles psychiatriques sévères, expliqua Frieda, mais

l’accumulationcompulsiveenestunsymptômeassezcourant.Vousavezdéjàdûentendreparlerdegensincapablesdejeterquoiquecesoit,jusqu’àleurspropresexcréments.

—Çava, çava, répliquaKarlsson. Je n’endemandais pas tant.C’est déjà assezpéniblede seretrouvericisansavoirenplusàévoquerpireencore.

Frieda sentit le sang affluer brusquement en elle, comme si elle était sur le point de perdreconnaissance.Maislasensationsesituaitauniveauducerveau.Quandellerepritlaparole,cefutdansunchuchotement:

—Cetteaffairenemeplaîtpasdutout.Karlssonl’examinad’unregardcurieux.—Personnenevousdemandedel’apprécier.Onn’estpasauthéâtre.—Non,sedéfenditFrieda,lentement.Cen’estpascequejevoulaisdire.C’estjustequerienne

colle.Nousnoustrouvonsdevantunescènedecrimequin’enestpasvraimentune.Apparemment,lavictimeétait leprincipal coupable.Ajoutez à çaque lesmobiles sont évidents,maispas suffisants.Ensuite,ilyaJanetFerris.Onadûl’éliminerparcequ’elleavuquelquechose.Mettons,justepourpartird’unehypothèse,qu’ils’agissedeFrankWyatt.Pourquoiseserait-ilrenduchezelle?OnavaitdéjàétablilelienentreluietPoole.

Ellesecoualatête.—Jen’aipasl’impressionquenousdétenonstouslestenantsetlesaboutissantsdecettehistoire.

Jen’arrêtepasdepenseràBethKersey.Pooleseservaitdesgens.IlatentédemodifierletestamentdeMaryOrton,maisaéchoué.IlaréussiàdépouillerpartiellementlesWyatt.Sansdoutes’apprêtait-ilàspolierJasmineShreeve.Maisquecomptait-ilfairedeBethKersey?Avez-vousobtenuquoiquecesoitconcernantsondossiermédical?

—C’estuneimpasse,répliquaKarlsson.—Pasdutout.C’estcrucial.

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—Nouspouvonsavoiraccèsàsondossiermédicalsinouslasoupçonnonsousielleestvictimed’un délit. Pour le moment, c’est une adulte dont personne n’a signalé la disparition. Mais pourl’heure,noussommesiciparcequevousavezdemandéàvenir.

—OK,trèsbien,réponditFriedaens’efforçantderaisonneravecclarté.Donc,l’idée,c’estqueMichelleDoyceatrouvélecorpsdePooledansl’impassequilongelamaison.Ellel’aamenéici,l’adéshabillé,alavésesvêtementsetlesarepliés,supprimantsansdoute,danslemêmetemps,cheveuxoufibres.

—Toutjuste.—Elle a tenté de l’aider.Elle a considéréRobertPoole commeunepersonne endifficulté et

essayédesecomporterenbonSamaritain,maisducoup,elleasalopéleterrain.—Exactement.Sielleavaitvoulusedébarrasserdespreuves,ellen’auraitpasfaitmieux.Frieda regarda autour d’elle, s’efforçant de tout enregistrer.L’ampleurmêmede cet amas lui

donnaitmalàlatête.—Ceciestlerefletdesonmental,commenta-t-elle.Quandnoussortons,laplupartd’entrenous

rapportons lesouvenirdecequenousavonsvu,éventuellementunephoto.Maiselle rapportait lesobjets,directement.

—Unevraiepievoleuse,coupaKarlsson.—Oui,concédaFrieda,enfronçantlessourcils.Oui,eneffet.—Àvousentendre, ilyaurait làquelquechosed’intéressant.Vousdites çaaussi au sujetdes

gensatteintsdecollectionniteaiguë.Friedaportasonregardparlafenêtre.Ilfaisaitdésormaisgrisau-dehors.—Ilyadelalumière?Karlssonretournaàlaported’entréepouractionnerl’interrupteurduplafonnier,etensuite,du

pied, un vieux lampadaire dans un coin. Frieda fit un pas en avant et inspecta celui-ci plusattentivement.Suspendusàdepetitsboutsdeficelletoutautourdel’abat-jour,pendaientdessemblantsdeperlesetdedébrisdeverre.Friedalesexaminaunàun.

—Lespiesnecollectionnentpasn’importequoi,dit-elle.Ellescollectionnentcequibrille.—Jenem’yconnaispasvraiment,enpiesQuandj’envois,ellessontsurtoutentraindepicorer

despigeonsmorts.Friedaenfilaunenouvellepairedegantschirurgicauxsortiedesapoche.—Vouscontinuezdelesachetervous-même?s’étonnaKarlsson.Onpeutvousenprocurer.—Vousvousrappelezcequ’aditYvetteausujetdeMichelleDoyce?Quec’était lafemmela

plustristequ’elleaitjamaiscroisée?Cettepiècefaitlemêmeeffet.Cesdébrisd’oiseaux,lejournal,lesvieuxmégotsfuméspard’autres.Ilsévoquentunetristesseàlaquellejeneveuxmêmepaspenser.Maiscespetiteschosesbrillantessontdifférentes.Ellessontjolies.

—Pourpeuqu’onaimecegenredechoses.—Venezvoir.—Vraiment?—Oui.Karlssons’approcha.—Quevoyez-vous?demanda-t-elle.—Desboutsdeverre.Ellenichauneautredespetitespendeloquesaucreuxdesamaingantée.—Etça?—C’estuneperle.—Décrivez-la-moi.— Eh bien, ce n’est pas une perle à proprement parler. C’est une sorte de cube métallique

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brillant,avecunpeudebleuaumilieu.—Lebleupourraitêtredulapis-lazuli,àmonavis,ditFrieda.Etlemétalbrillant,del’argent.—Joli.—Quoid’autre?—Vousplaisantez?—Non.Ilplissalesyeux.—Ilyaunpetitmachinmétalliquesurdeuxfaces.—Quicorrespondà?—Aucuneidée.—Pensez-vousquecelaauraitpuservirpourl’attacheràquelquechose?—Peut-être.Oupeut-êtrepas.—Etlà,repritFrieda.Ilyenadeuxautresici,etunedel’autrecôté.Rigoureusementidentiques.Ellerecula.Elles’étaitlaissééblouirparlaproximitédel’ampoule.—Ildoityenavoird’autres.—Vousvoulezdire,desperlescommecelles-ci?—Oui.Desperlescommecelles-là.Ellesemitàarpenterlapièce.—Frieda…—Chut!Trouvezlesautres.Elleentrouvatrois,rangéeslelongdel’appuidefenêtre.Karlssonendécouvritquatredansun

verre, disposées autour d’un reste de bougie dressée dans sa propre cire refroidie. Quatre autresencorereposaientsurl’encadrementdelaporte.

—Unvraigoûterd’enfants,ironisaKarlsson.Frieda s’était arrêtée. Elle se tenait au milieu de la pièce, les yeux clos. À ces mots, ils

s’ouvrirent.—Pardon?s’exclama-t-elle.—J’aidit:ondiraitunevraiefêtepourenfants.Voussavez,genrechasseàl’œuf,ouautre.Friedane tint pas comptede sa remarque.Elleprit les troisperlesposées sur le rebordde la

fenêtre,lesplaçadanslapaumedesamainetlescontempladeplusprès.EllesetournaversKarlsson.—Auriez-vousunelampedepoche?—Non.—Jecroyaisquelespoliciersétaienttoujourséquipésd’unelampedepoche.—Danslesfilmsdesannées1950.Jecrainsdenepasavoirdematraquenonplus…Elles’approchadulampadaire,ensouleval’abat-jouretlevasamainàproximitédel’ampoule.

Elleexaminasestrouvaillessiintensémentqu’elleeneutmalauxyeux…—Oui?s’amusaKarlsson.—Regardezcelle-ci.Friedaindiquaitl’unedesperles.—Elleestunpeucrade,commentaKarlsson.—Vousauriezquelquechosedansquoilesmettre?Karlssonsortitdesapocheunsachetenplastique transparentdestinéaux indicesetFrieda les

laissatomberdedans,uneàune.—Àvotreavis,c’estquoi?demandaFrieda.—Desperles.—Etqu’obtient-onquandonattachedesperlesensemble?—Unbracelet,unbijouquelconque?

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—Etsil’onaplusdeperles?—Uncollier,peut-êtrebien.Maisnes’agit-ilpaslàqued’untrucdégotéparMichellequelque

part?—Précisément.Ellelesatrouvéesliéesensemble,etlesadéfaitespourdécorersonstudio.Elles

sontbelles.Etmeparaissentfaitesàlamain.Chères.Ellen’apastrouvéçasuruntrottoir.—Etdonc…— Donc, vous devez empêcher vos gars d’emballer ces affaires. Il faut plutôt qu’ils en

retrouventautantqu’ilspeuvent.Ildevraityenavoirunequinzaine,voireunevingtaine,auminimum.Ensuite,montrez-enunephotoàAislingWyatt.Etvousavezditquel’uned’ellesétaitsale.Trouvezdequellecrasseils’agit.

—Restetoujoursl’hypothèsequ’ilnes’agissequedeperles…,râlaKarlsson.

Quandletéléphoneretentit,Friedasutqueceseraitl’inspecteurdivisionnaire.Lasonnerieavaitpresquesonaccent.

—Vousvoulezlabonneoulamauvaisenouvelle?dit-il.—Ques’est-ilpassé?—Vousêtespardonnée.Complètementpardonnée.AislingWyattaidentifiélecollier.Elleadit

qu’il«avaitdisparu»voiciquelquessemaines.Curieusecoïncidence,n’est-cepas?L’œuvredenotrecollectionneurdetrophées,unefoisdeplus.Visiblement,RobertPooleseservaitcheztousceuxqu’ilembobinait et redistribuait autour de lui : une sorte de jeu de pouvoir. Et ce n’est même pas lemeilleur : vous le saviez, n’est-ce pas ? Comment… ça, c’est une autre histoire. La crasse sur lecollier,c’étaitdusang.CeluideRobertPoole.

Silence.—Voussavezcequecelasignifie,non?CelasignifiequenouspouvonsinculperFrankWyatt.—Non,répliquaFrieda.Cequeçasignifie,c’estquevousnepouvezplusinculperFrankWyatt.

—Joanna,ditFrieda,oùDeanaimait-ilaller,àpartàMargate?—C’estdanslelivre.Jepeuxavoiruneautrebière?—Maiscertainement.J’iraienchercherunedansuneminute.J’ailulelivre.—Vousl’avezaimé?—Jel’aitrouvéextrêmementintéressant.— La pêche. Il aimait aller pêcher. N’importe où… canaux, carrières inondées, rivières… Il

pouvaitpasserlajournéeentièreassisavecsonpetitpotdevers.Çamerendaitdingue.—Quesontdevenuessescannesàpêche?—JelesaivenduessureBay.Jen’aipasditàquiellesappartenaient.—Allait-iln’importeoùailleurs?Dansuneautreville?—Onnevoyageaitpasbeaucoup.Quandilétaitgosse, ilallaitàCanveyIslandavecsamère,

qu’iladit.—Parfait.—Pourquoi?Pourquoivousavezb’soindesavoir?—J’aiencorequelquestrucsàrégler,réponditévasivementFrieda.Joanna hocha la tête, apparemment satisfaite. Frieda alla lui chercher une autre bière et la

regardalaboire,lalèvresupérieurecouvertedemousse.—Vousnemanquezpasdeculot,çam’épate,ditJoannaunefoisqu’elleeutfini.Aprèstoutce

quis’estpassé.—Vouspensiezquenousnenousreverrionsplusjamais?—Oui.J’entameunnouveauchapitredemonexistence.C’estcequem’aditmonéditeur.Vous

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faitespartiedel’ancien.

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Chapitrequarante-cinq

C’est au milieu de la nuit que les voix firent leur réapparition. Elles commencèrent par unmurmurequeBethdistinguaitàpeineduclapotisdel’eaucontrelacoque,dubruissementdesarbressurlarive,ducrépitementdelapluiesurletoit.Cesvoixvenaientpourelle,ellelesavait,etelletentadesedéroberàleurcolère,delesfairetaireens’enveloppantlatêteavecsonoreiller,ensebouchantlesoreilles,maispeuàpeu,cesvoixsefirentplusnettes,puiss’unirentenuneseule,rauque,forte,grave,surgiedel’obscuritéenvironnante,lacernantdetoutesparts.

Lavoix luienvoulait.Elle luiposaitdesquestionsdontellenedétenaitpas les réponses.Ellel’accusait.Elleconnaissaitsessecretsetsespeurs.

—Tul’aslaissétomber.—Non,jenel’aipaslaissétomber.—Ilestpartiettul’asoublié.—Non,jenel’aipasoublié.La voix lui dit des choses terribles, lui dit qu’elle n’avait rien accompli, qu’elle n’était rien,

qu’elleétaitnulle.Elleluiparladesphotosetdesdocumentsmaislavoix,indifférente,poursuivitsesduresaccusations.

—Çanechangepas.C’esttoujourslamêmehistoire.Jeparle,ettoi,tun’écoutespas.—Maisj’écoute.J’écoute.—Tun’esrien.Tunefaisrien.Bethsemitàpleureretàsecouerlatêtededroiteàgauche,lacognantcontrelacloisonenbois

au-dessusdesacouchette.Elleauraitfaitn’importequoipourfairetairecettevoix.Lentement,alorsque le jour naissait peu à peu dans la pièce, la voix s’affaiblit et la laissa endolorie, à frotter sonvisagerougiparleslarmes.

Elleselevaetfouilladanslespapiersd’Edwardjusqu’àtrouverlespagesqu’illuifallait.Ellen’étaitpasrien.Ellen’étaitpasnulle.Ellefixalesmotsduregard,indéfiniment,lesgravantdanssamémoire, les répétant sans fincommeune ritournelle.Ensuiteelle fouilladans le tiroiràcouvertsjusqu’àcequ’elletrouvecequ’ellecherchait.Lecouteau,etlapierreàaiguiserquiallaitavec.Elleserappelasonpèreentraindedireàsamère,quandelleétaitenfant:«Lesfemmesnesaventpasfaireça.»Etlà,elleentendaitcebruit,celuidelalamegrattantlapierregriseenprovoquantpresqueuneétincelle.«Voilàcommentonaiguiseuncouteau.Voilàcommentonaiguiseuncouteau.»

Friedainspiraprofondémentavantdepasserl’appel.—Frieda,réponditHarry.—Vousavezl’airfâché.—Vouspouvezenjugerauboutd’unseulmot?—Maisvousl’êtes.—Etpourquoileserais-je,Frieda?—Oùêtes-vous,là?—Oùsuis-je?PrèsdeRegent’sPark,avecunclient.—Vousêteslibre?—Quandça?—Maintenant.Pourdéjeunerenvitesse.J’aiuneheure.—Sympademeglisserdansvotreemploidutemps.—J’aimeraisdéjeuneravecvous,sivousenavezletemps.—Jenesaispas,répondit-il.Bon,d’accord.Où?

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—Ilyaunpetitbistro,pasloindelàoùvousêtes…LeNuméro9,dansBeechStreet.Pasloindechezmoi.Jepeuxyêtredansdixminutes.

—Jeprendraiuntaxi.Untruc,cependant:jen’aimepasbeaucoupqu’onsemoquedemoi.—Jecomprendstoutàfait.

—Onaremisdesvêtementssombres,jevois.Friedabaissafugacementlesyeuxpourvoircommentelleétaitvêtue,ennoiretbleufoncé,et

sourit.—Fautcroire.—J’aimaisbiencequevousportiezhiersoir.—Merci.—Vousétieztrèsbelle.Elleneréponditrien,préférantétudierlesplatsécritsàlacraiesurl’ardoise.Marcuss’approcha

pourprendrelacommande.Sesyeuxbrillaientdecuriosité.—Saladedechèvre,s’ilteplaît,déclara-t-ellebrusquement.—Mêmechose,répliquaHarry.—Etdel’eaudurobinet.—Mêmechose.Ilposasonmentondanssesmainsetl’étudiaduregard,songeantqu’elleavaitl’airfatiguée.—Alors,ques’est-ilpassé?s’enquit-il.—Vousvoulezdire,hiersoir?—Oui.—Jen’ensaisrien.—Allez,Frieda.—Jenejouepasauplusmalin.Jetiensàêtreparfaitementhonnêtesurlaquestion.Jenesavais

pas à l’avance que j’allais partir comme ça. J’ai dû le faire, c’est tout. Je ne peux pas vraimentexpliquer.

—Vousauriezpumeledire,aumoins.J’attendaisquevousreveniez,heureuxcommeunbenêt.Etpuisjemesuisaperçuquevousm’aviezabandonné.J’étaiscommel’idiotquin’arienàfairelàetqu’onalaissétomber.

—Jenepouvaisplusrester.—Jecroyais…Ils’interrompitetesquissaunsouriregauche.—Jecroyaisquevousm’aimiezbien.Enfin,quevouscommenciezàm’apprécier,aumoins.—C’estlecas.Jesuisdésoléedevousavoirplantécommeçahiersoir.C’étaitmaldemapart.Leurs salades arrivèrent. Marcus adressa un clin d’œil à Frieda, qui répliqua en haussant

sévèrementlessourcils.—Est-ceàcausedetoutcequisepasseencemoment?demandaHarry,titillantsonfromagede

chèvreduboutdelafourchette.Iln’aimaitpasparticulièrementlessalades.Nilefromagedechèvre.—Aveccetteenquêteettoutcequevousaveztraversé,jeveuxdire.Cettefemmequis’esttuée,

sonnomnemerevientpas,etlesarticlesparusdanslapresse.Toutecetteaffairesordide.Çadoitêtredur.

Friedaréfléchitunmoment.— Je pense parfois que j’ai fait une erreur en choisissant dem’investir là-dedans, admit-elle

enfin.Jenesaispaspourquoij’aifaitça.J’aitoujoursdit,toujourspensé,qu’onnepeutpasrésoudrelechaosdumonde,seulementceluiqu’onadanslatête.Etvoilàquej’interrogedessuspectsetqueje

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traînesurdesscènesdecrime.Pourquoi?—Parcequevoussavezquevousavezundonpourça?suggéraHarry.—Jenedevraissansdoutepasparlerdeçaavecvous.Maisjeneconnaispaslesrèglesrelatives

àuneenquêtedepolice.Jenesaispasoùsesituentleslimites.—Puis-jedirequelquechose?—Biensûr.—Vousêtesdecellesàquilesgensconfientleursproblèmes.Peut-êtreavez-vousdumalquand

lasituationestinversée.Vouspouvezmedirecequevousvoulez.Jenevaispascourirleraconteràlapresse.

—C’estgentildevotrepart.—Qu’est-cequivouschiffonne,danscetteenquête?—Lapolicepensesavoirquiestlecoupable.—C’estplutôtunebonnechose,non?—Ilsonttrouvéunnouvelindice.—Quoidonc?—QuelquechosequisetrouvaitdanslapochedeRobertPoolequandonatrouvélecorps.Je

croisqu’ilsvontinculperquelqu’unprochainement.—Quiça?Ilbutunepetitegorgéed’eau.—Ah,là…jecroisquejevioleraisvraimentunerègle,répliquaFrieda.—Maisvousn’êtespassoulagée?Friedaleregardadroitdanslesyeux.SonexpressionconcentréefitpresquepeuràHarry.—Iln’yapasquel’enquêtequisoitenjeu,dit-elle.Enfait,jecroisquej’aimadoseavectout

ça.Audébut,çam’amusaitd’êtremêléeàuneenquêtedepolice.C’étaitunefaçondem’évaderdemaproprevie.Maisaujourd’hui,àforcedemefaireagresserpardesgensquimedisent:«Maisquevient foutreunepsychothérapeutedans tout ça ?», ehbien… je suisplutôt d’accord avec eux.Parconséquent,jevaisbouclerunderniertrucetaprès,jem’arrête.

Harryluisourit.—C’estquoi,cederniertruc?—Oh,mieuxvautnepasentrerdansdesdétailssansintérêt,sedérobaFrieda.—Maissi.Jesuiscurieuxdecequevousfaites,desavoircequirendvotreviesicompliquée.—D’accord.C’estausujetdeMichelleDoyce,lafemmequiatrouvélecorps.Elleestdansun

hôpitalpsychiatriqueàLewishametn’enressortiraprobablementjamais.C’esttoutjustesilapolices’estintéresséeàsoncas:elledélire,àl’évidence.Maisjesuisrestéeencontactavecelle.Jelavoisdetempsàautre,etcesdernierstemps,ellearecouvréunpeudelucidité.Elleétaitterrifiéeparlesbruits dans lepavillon, par tous cesgens, et ça a empiré son état.Mais ils l’ont installéedansunechambreàpart,elles’estcalmée,etsemetàévoquerdeschoses.

—Cequisignifie?—Michelle a trouvé le corps et l’a ramené chez elle.Mais d’après ce qu’elle a commencé à

raconter,jepensequ’elleafaitplusqueça.Jepensequ’elleavuquis’enestdébarrassé.Un long silence s’abattit.Avecgrand soin,Harry saisit unmorceaude fromagede chèvre, le

posasuruntoast,lemastiquaetl’avala.—Qu’enditlapolice?demanda-t-il.—Çanelesintéressepas.Ilsontleurpropresuspectets’encontentent.—Alorsl’histoires’arrêtelà?—Non. J’ai fait la connaissance d’un neurologue expert dans ces cas extrêmes. J’y retourne

lundiaveclui.Ilvaluiadministreruncocktailmédicamenteuxetjesuisconvaincuequ’elleseraen

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mesuredenousdireexactementcequ’elleavu.Ensuite,jetransmettraisadépositionàlapoliceetilspourrontmenerl’enquêtecommeilsauraientdûlefairedepuisledébut,c’est-à-direconvenablement.Maisilsdevrontcontinuersansmoi.Moi,j’arrête.

—Pourquoi faites-vousça?ditHarry.Vousnepouvezpas faire leboulotde tout lemondeàleurplace.Vousn’avezpasjusteenviedevousenlaverlesmains,maintenant?Deretourneràvotrevie?

—Etvoiruninnocentjetéenprison?protesta-t-elle.Commentlepourrais-je?—Peut-être que la police parviendra àmettre lamain sur le vrai coupable toute seule, dit-il.

Autrement,ilsneseraientpasdelapolice.Friedasecoualatête.—Sans cette déposition, ils boucleront l’affaire telle qu’elle se présente, et passeront à autre

chose.Elleluijetaunregardsuspicieux.—Vousn’aimezpaslasaladedechèvre?—Pasvraiment.—Pourquoienavoircommandéune,alors?—Peuimporte.Jen’aipasfaim,detoutefaçon.Voussavezquejesuisfoudevous,non?—Harry…—Neditesrien.Jevousenprie,neditesrien.Vouslesavez,detoutefaçon.C’estpourçaqueje

suisicientraindecommanderdufromagedechèvreetdebavasser.Iltenditlebrasetluieffleuralevisage.Ellerestasansbouger,sonregardplongédanslesien.

Marcus,quilavaitdestassesàcaféderrièresoncomptoir,nelesquittaitpasdesyeux.—Ai-jeunechance?—Pasencore,réponditFrieda.Elles’éloignasubrepticementdesamainetilsoupira.—Pourquoi?—Paslemoment.—Maisunjour…?—Ilfautquej’yaille,àprésent.J’aiunpatient.—Nepartezpasdéjà.Jevousenprie.Quedois-jefaire?—Cen’estpascommeçaqueçamarche.—Non.Dites-moi.Donnez-moiunordre.—Trèsbien.Savoixnefutplusqu’unmurmure:—Laissez-moitranquille.

Friedafinitdetravaillerpeuavant18heures.Lecrépusculeétaitvenuetunventhumidebalayaitlesrues.Elleremontalecoldesonmanteau,enfonçaprofondémentsesmainsdanssespochesetpritle chemin de sa maison, qui lui semblait bien loin et infiniment désirable. C’est alors qu’on luieffleural’épaule:faisantvolte-face,elledécouvritHarry.

—Vousm’attendiez?Elleavaitl’airencolère.—Çafaitplusd’uneheurequejesuislà.Ilfallaitquejevousparle.—Jerentraischezmoi.—Jepeuxvousaccompagner?—Pascesoir.—D’accord.Jepeuxvousdirequelquechose?

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—Quoidonc?—Pasici,pasenpleinerue.Là…pouvons-nousparlerici?HarryfitungesteendirectiondelafrichequevoyaitquotidiennementFrieda.Dansl’obscurité,

ellesemblaitplusvasteetplusabandonnéequ’enpleinjour.Desherbesfollesavaientsurgidetoutepart ;desgossesavaientconstruitd’étrangesstructuresà l’aidedesplanchesetdesplaquesde tôlelaissées par les ouvriers quand ils avaient quitté les lieux. Les restes d’un feu de joie aux braisesencorerougeoyantess’étalaientprèsdelabrèchedanslaclôture,oùsetenaitHarry.Ilretenaitunpandétachédelapalissade.

—Jenecroispas,non,réponditFrieda.— Il y a un banc près d’ici, l’invitaHarry d’une voix suppliante. Je l’ai vu en venant tout à

l’heure.Rienqu’uneminute,Frieda.Acceptezdem’écouter.Friedahésita,puisenjambaagilementl’ouverture.Harrypassaderrièreelleetreferma.—Dites-moi.—Trouvonsd’abordcebancdontjevousaiparlé.—Jen’aipasbesoindem’asseoir.—Parici.Ilss’aventurèrentplusloindansl’espaceclôturé.Onapercevaitdegrandescavitésdanslaterre;

unepetitegruerestaitimmobiledevanteux.—Frieda,commençaHarry,dansunmurmure.—Oui?—Jesuisdésolé.—Dequoi?—Parcequevoyez-vous,machère…Ilneputacheversaphraseparcequ’uneformesedécoupasoudaindusoldevanteux:unhomme

d’âgetrèsavancéenroulédansunecouverture,unebouteilleàlamain,quipoussauncrirauqueetbizarre.

—Ildormait,expliquaFrieda.Puis,s’adressantàl’homme:—Jesuisvraimentdésoléedevousavoirdérangé.Ilportasabouteilleàsaboucheet,larenversantpresqueàlaverticale,ilbut.—Ons’enva,poursuivitFrieda.Toutvabien.Nousvouslaissonstranquille.—Madame…,réponditl’inconnu,quileuremboîtalepastandisqu’ilsregagnaientlaclôtureet

franchissaientlabrèche.—Dequoivouliez-vousvousexcuser?demandaFrieda.Harry la dévisagea longuement. Il semblait avoir dumal à parler. Son regard s’égara sur les

passantsquisehâtaientautourd’eux,s’enrevenaientdubureauetrentraientchezeux,àmoinsqu’ilsn’aillentboireunverre.

—Ilfallaitquejevousparleseulàseule.Jenepourraispasvenirchezvous,parhasard?Rienqu’unmoment.

—Pasmaintenant.—Bon,trèsbien,dit-ilenfin.Çaattendra.

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Chapitrequarante-six

MichelleDoyceaimaitbienlanourrituredel’hôpital.C’étaitmouetgrisâtre.Çaneressemblaitàrien.Ilyavaituntrucserviavecuneépaissesaucegrisequiavaitvaguementgoûtdepoisson.Maisinforme,etsansarêtes.Etunautremachinévoquantunpeulepoulet,égalementnappéd’uneépaissesaucegrise,égalementdépourvud’osoudeforme.Ilnesemblaitpasprêtdebouger,nideluiparler.Elle n’aimait pas le jour. Trop d’éléments autour d’elle lui donnaient l’impression de vouloir luiassaillirlecrâne,descouleursetdessons,dessensationsdepiqûresursapeau,quis’entremêlaientetsemélangeaientdesortequ’ellenepouvaitjamaisdistinguerdequellecouleurils’agissaitnidequelson.Impossibledefuircetohu-bohu,pareilàunoragedanslequelelleerrait,perdue.

Desgensallaient etvenaient.Parfois, ils sedéplaçaient etparlaient siviteque toutn’étaitqueconfusionetqu’ellen’arrivaitpasàdistinguerquoiquecesoit.C’étaitcommesiellesetenaitsurunquaietqu’ilsétaientàbordd’untrainquines’arrêteraitpas,filantàplusdecentkilomètresàl’heure.Il arrivait qu’ils tentent de lui dire quelque chose qu’elle ne parvenait pas à comprendre. Il s’étaitpassé lamêmechose avec les autrespatientsde sa salle.Elle les avait vus, les avait entendus, à lalueurd’unstroboscope:elleavaittoujoursl’impressionqu’ilsétaiententraindecrier,dehurlerdedouleur ou de colère ou de désespoir, et elle ressentait elle-même cette douleur, cette colère, cedésespoir. C’était comme d’être jour après jour entouré de marteaux-piqueurs, de sirènes, desonnettesélectriques,d’éclairslumineux,tandisquedeslamestranchantesluiperceraientlesyeux,lesoreilles,labouche.Oucommesiunenuéed’insectesluiétaitrentréedanslecorpsetqu’ilsessayaientd’enressortirenlagriffantouenladévorantdeleursmandibulesetdeleurspattesacérées.Chaquejour,elledénichaitdesobjetsetlescachait,pourlesrangerensuitebiensoigneusement.Desrésidusdepainsdesavon,danslasalledebains,unpetitdébrisdepapieraluminiumprélevésuruneplaquettedemédicaments,unboutdesparadrapquicollaitencore,unevis.Ellelesdisposaitméthodiquementdansunpilulieroubliésurl’étagèreàcôtédesonlit.Ellelesregardaitet,soudain,s’apercevaitqu’ilsn’étaientpasdanslebonordre,lesressortaitetlesréordonnait.

Dans l’ensemble, ça n’allait pas du tout. Elle avait l’impression d’avoir été déposée sur unrocheraubeaumilieude l’océanetdes’yretrouver totalement livréeàelle-même,qu’il faisaitoutropchaudoutropfroid,quel’airétaittropsecoubientrophumide,etellenepouvaitjamaisdormirparce qu’alors, elle serait emportée par les vagues, ballottée contre les rochers, puis entraînée aulargeetperdueàjamais.

Maisleschosess’étaientarrangéesdepuisqu’onl’avaitinstalléedansunechambreseule,oùellepouvaitseréfugierdansunpetittroutranquille,loindesmarteaux-piqueursetdeséclatslumineux.Ily avait une télé. Elle s’installait et, au début, l’image mouchetée et le son déchiqueté lui étaientpéniblesmaisluiprocuraientégalementuneffetapaisant,unetiédeurl’enveloppant,etelleregardaitles formesmouvantes pendant des heures. Il y avait desmagazines, aussi, des visages lumineux etsouriants qui la regardaient, qui lui demandaient si elle voulait bien être leur amie, si elle étaitd’accord.Ellelesentendaitparlerdanssatête,leurrendaitleursourireet,parfois,lessurprenaitentrain de parler d’elle : alors, elle refermait le magazine, les enfermant dedans, tiens, ça leurapprendrait.Etpuis, ilyavait l’infirmière.Parfoiselleétaitblanche,maisavecunaccent;d’autresfois, asiatique ; d’autres fois encore, africaine. Mais elle la conduisait le long d’un couloirbrillammentéclairé, si fortqueMichelle enétait éblouie, et elle la faisait asseoirdansun fauteuil,l’inclinait en arrière et lui lavait les cheveux.Elle sentait la tiédeur de ses doigts sur sa tête.Cettesensation rappelait à Michelle Doyce un souvenir lointain, très lointain, enfoui au plus profondd’elle-même,datantd’uneépoqueoùelleétaitblottiedansdesbrassécurisants.Venaientensuitelesdeuxanimaux:l’oursenpelucheetlechien.Ilsétaientinstalléssursonlit;ilsdormaientavecelle.

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Lechienavaitdesyeuxfaitsavecdesboutons.Ellesavaitqu’ilnes’agissaitquedejouets.Maisellenourrissait à leur égard un sentiment affectueux. Qu’elle ne pouvait refréner. Comme un enfantcouchédansunlit,àcôtéd’unparentprofondémentendormi.Unenfantquinebougepas,maisquiestchaudetvivant.Ilssavaient, ilsobservaient.Quandelleenavaitassez,dubruitetdelalumière,ellepouvaitlesregarder,sentircontreelleleurprésence.

Lemeilleurmoment,c’étaitquandonéteignaitleslumièresetquelesbruitss’atténuaientcommesecalmelatempête.Onentendaituncri,puisunmurmure,uncliquetis,etensuite,extinctiondesfeux.L’obscuriténesefaisaitpasimmédiatement.Uneclartés’attardaitdanslesyeuxdeMichelleDoyce,unedouleursourde,unrésidulumineuxd’unvertacidetirantsurlejaunesale,pourrepasserauvert,avantdevireraumarronetdefondreaunoir.Cesténèbresétaienttièdes.Àprésent,mêmelespointslumineuxluisemblaientplusamicaux.Ilsclignotaientdehors,parlafenêtre,auloindanslanuit.Ilsclignotaientdedans,surlesappareils,enrouge,vert,jaune.Mêmelessonsétaientmoinsoffensifs,desimplesbips,plusoumoinslongs,plusoumoinsnets.Parfois,loin,horsdesachambre,onentendaitdes grognements et des gémissements, des cris qui lui rappelaient toute cette douleur, mais lapénombre était une grande serpillièremoelleuse qui épongeait ce vacarme pour l’essorer quelquepart dans une rivière.Le jour n’était pas réservé à l’éveil, la nuit au sommeil.Tout n’était qu’uneespècedesomnolenceinterminableetellenesavaitplusaujustesilesimagesdanssatêteetlesvoixpassaientàlatélévisionous’ils’agissaitdesgensallantetvenantdanslasalle,oubiendeshistoiresqu’elleseracontait.Quelleimportance,detoutefaçon?

Mais la nuit était douce. Les lumières s’estompaient, les sons s’atténuaient, eux aussi, et leschosesperdaientdeleurtranchant.MichelleDoyceauraitétéheureusequelavieressembletoujoursàça,qu’ilenailletoujoursainsi,entreveilleetsommeil,auchaud,bienàl’abri.

Desvoixsurgirentdel’obscurité.Ellesfaisaientpartiedesonrêve.Ellemarchaitdansunerueetsoudain s’était retrouvée chez quelqu’un quelque part, dans un lieu qui lui semblait familier. Ellepréparaitduthé.Elleremplitlabouilloirepuispréparatassesetsoucoupes.Unoursetunchienauxyeuxfaitsdeboutonsétaientattablés.

—Michelle,ditlavoixbassedanslenoir.MichelleDoyce.Deuxsilhouettessedessinaientdanslanuitnoire.Deuxformessombres,plusnoiresquelanuit

noire,évoluantautourdulit.—Michelle,sifflauneautrevoix,toutcontresonoreille.Unsifflement,unchuchotement,maisplusaigu.Lavoixd’avantétaitcelled’unhomme.Celle-

ci,d’unefemme.—C’estelle?MichelleDoycenesavaitpassisesyeuxétaientouvertsoufermésmaisvituneminusculelueur,

uneluciole,danserdanslenoir,aupieddesonlit.Elleéclairaitunvisagefantomatique,celuid’unhomme.Elleressentitquelquechosed’indistinct,là,danslenoir.Douleur,colèreoupeur?

—Oui,c’estelle,ditunevoix.Celledelafemme,ànouveau.Michelle Doyce ouvrit la bouche. Elle avait envie de dire quelque chose mais n’émit qu’un

gémissementquicessabientôt.Quelquechosel’empêchaitdesortir.Lesténèbress’étaientfaitesplusprofondes.Ellenefaisaitplusunbruit.Ellenelepouvaitpas.Ilyavaitunpoidssurelle,lourdetnoir,et elle avait l’impressiondecouler endessous,de sombrerdansun rêvequi s’enfonçait lui-mêmedanslanuit.

Toutchangea.Deslumièress’allumèrent,aussivivesquedesbruitsstridents,desortequ’ellenevitplus rien,n’entenditplus rien. Il y avaitde la lumière, etdes cris, et ellenepouvaitni criernirespirer.Elleavaitsombré,sombréeneauxprofondes,etvoilàqu’onlasortaitdeseaux,etqu’ellegisaitsurlerivage.MichelleDoycerespira,respira.Ellen’yarrivaitpas.Ellen’arrivaitpasàfaire

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entrerl’airdanssespoumons.Sarespirationnefonctionnaitplus.Ellesemitàpaniquer,àbattredesbrasetdesjambes,àcrieretàhurler.Ellesedébattaitfurieusementcommeunpoissonhorsdel’eau,senoyantenpleinair.

Puis elle sentit unemain, apaisante, sur sa joue, et une voix s’adressa à elle dans la lumièreaveuglante.Unsoufflesursonvisage,unehaleinesuaveetfraîche.

—Michelle,Michelle, répétait la voix, douce et proche.Michelle.Tout vabien.Tout vabien.Vousêtessaineetsauve.

Lavoixluiparlaitcommesielleluiracontaitunehistoire,lacalmantpourl’aideràtrouverlesommeil.Ellesentaitcesouffleexquissursa figure.Ellepouvait respirer,ànouveau, inhalercettehaleinefraîchequis’engouffraitdirectementenelle.

—Michelle,Michelle,répétalavoix.MichelleDoyce ouvrit les yeux.La lumière l’éblouissait tant qu’elle ne distinguait rien, si ce

n’estlespointsbleusetjaunesquiclignotaientaufonddesesyeux.Lentement,unefiguresedécoupa.Elleperçutlesmotsetsentitlesdoigtscorrespondantàcettevoix,douxetlents,caressersajoue.Elleconnaissaitcevisage.Lafemmeauxyeuxsombresetàlavoixclaire.

—Vous,ditMichelleDoyce.—Oui,réponditlafemme,touteproche.C’estmoi.

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Chapitrequarante-sept

KarlssonattrapaFriedaparlecoude,enungestedeprotectioninhabituel.—On leur a lu leurs droits et tous deux ont un représentant légal à leur côté. Comme vous

l’imaginezbien,TessaWellesapleinementconsciencedelasituationdanslaquelleellesetrouve,surleplanjuridique.

—Vousêtesdéjàentré?—Jevousattendais.—Jesuisvenueaussivitequej’aipu.JenevoulaispaslaisserMichelletouteseule.—Ellevabien?—Pourunefemmeenferméeauxenfers,pasmal.J’aiappeléJack.Elleleconnaît,etellel’aime

bien. Il n’est pas menaçant. Elle trouve la couleur de ses cheveux apaisante. J’ai dit que j’yretourneraisplustard.EtjevaisappelerAndrewBerryman,unmédecinquiconnaîtMichelle.Nousdevons l’aider. C’est un être humain en souffrance, pas une curiositémédicale.On ne peut pas lalaissersimplementcommeça,dansuntelétatdedétresse,deconfusionetdepeur.Nousluidevonsaumoinsça.

Karlssonlaregarda,l’airinquiet.—Vousallezbien?—Jemesuisservied’ellecommeappât,ditFrieda.Voilàceque je faisdesgensdont je suis

censéeprendresoin,ondirait.Unverpiquéauboutd’unhameçon.Voilàcommentjel’aiutilisée.—Maisvousavezattrapélepoisson,non?—Règlenuméroun:tuneferaspasdetortàautrui,répliquaFrieda.—Pardon?—C’estlesermentquelesmédecinssontcensésprêter.

Tessa était assise dans la salle d’interrogatoire, mains croisées sur la table devant elle, l’aircalme,mêmesiFriedaremarquaqu’elleavaitdescernessouslesyeuxetqu’elleseléchaitleslèvresde temps à autre. L’homme assis à ses côtés avait la cinquantaine bien avancée, un visage fin etintelligent,leregardbrillantetvif.

YvetteetKarlssonprirentplacefaceàTessa;Friedas’installasurunechaisesur lecôtédelapièce.Tessatournavivementlatêtepourladévisager.Unsourireàpeineesquissésedevinaitsurseslèvres,commesielleétaitaucourantd’unechosequeFriedaignorait.

—MissWelles,commençaKarlssondefaçoncourtoise.Vouscomprenezquelssontvosdroitsetsavezquetoutcequevousditesiciestenregistré.

—Oui.— Vous avez été arrêtée sur la présomption d’une tentative de meurtre sur la personne de

MichelleDoyce,lanuitdernière.NousvousinterrogeronségalementausujetdesmeurtresdeRobertPooleetdeJanetFerris.Est-cebienclair?

—Oui,réponditTessa,d’untondétaché.—Votre frère est dans la pièce d’à côté.Nous nous entretiendrons également avec lui. Nous

souhaitionsentendred’abordvotreversiondesfaits.Tessaleregardasansriendire.—Bien.Peut-êtrepréférez-vousentendrelanôtre?Karlsson s’empara d’un dossier qu’il feuilleta, laissant le silence s’installer parmi eux. Le

muscledelamâchoiredeTessasecontracta,maisellenefitpasungeste.—RobertPoole,ditenfinKarlsson.Vousl’avezrencontréennovembre2009,quandilestvenu

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dansvotrebureauencompagniedeMaryOrton,quivoulaitétablirunnouveautestamentensafaveur.Vousavezchoisidenepasdonnersuite.Sesmobilesnevoussemblaientpasnets.

Tessaavaitleregardperdudevantelle,évitantceluideKarlsson.—Ilnevousapasfallulongtempspourvousenapercevoir,commentaFrieda.Impressionnant.—Maisvousl’avezrevuparlasuite,repritKarlsson.Ques’est-ilpassé?—Jen’airienàdire,répliquaTessa.—Commevousvoudrez.KarlssonsetournaversFrieda.—Àvotreavis,ques’est-ilpassé?—Nousnesommespasicipourécouterdesimpleshypothèses,coupal’avocat.Sivousavezdes

questionsàposeràMissWelles,faites-le.—J’inviteleDrKleinàsoumettreunscenarioàvotrecliente.C’estuneformedequestion.Elle

peutleconfirmer,oulerécuser.IlregardaFrieda,quiavaitlonguementréfléchi.Ellerapprochaunechaiserangéelelongdumurets’assitàcôtédeKarlsson,enfacedeTessa.

Cette dernière ne quittait pas des yeux Frieda. L’espace d’un instant, lui revint enmémoire ce jeud’enfantsoùl’ondoitfixersonadversaireenseretenantderire.

—Jen’ai jamaisrencontréRobertPoole,commençaFrieda.Jen’aimêmepasvudephotodelui. En tout cas, pas de lui vivant. Mais j’ai rencontré tant de personnes dont il avait investi lesexistencesquej’ail’impressiondel’avoirconnu.Quandvousavezrefuséd’établirletestament,biendes gens se seraient sentis humiliés, ou démasqués,mais vous avez dûpiquer sa curiosité. Il avaitl’habitude d’avoir une emprise sur les gens, mais vous lui aviez échappé. Vous étiez pour lui unchallenge.Aussia-t-ilrepriscontact.Qu’a-t-ildit?Peut-êtrequ’ilvoulaitvousexpliquerlasituation,vousdémontrerqueleschosesn’étaientpascequevouscroyiez.Vousétiezintriguée,vousaussi,etunpeuamusée.Ilyavaitquelquechosedecharmantdanslefaitqu’ilnerenoncepas,toutsimplement.Aussivousêtes-vousembarquéedansuneliaisonaveclui,mueparunecertainecuriosité,justepourcomprendrecommentilfonctionnait.

Unsourireméprisants’ébauchasurlestraitsdeTessa.—Cefantasmepornographiqueenditpluslongsurvousquesurmoi,lâcha-t-elle.—Etlà,ils’estentichédevous.Ilvoyaitenvousuneâmesœur.Vousl’avezencouragé,ilvousa

parlédeMaryOrton,deJasmineShreeve,d’AislingetdeFrankWyatt.—EtdeJanetFerris,coupasèchementYvette.—Laissonsçadecôtépourlemoment,répliquaFrieda.Ellerepritenseparlantpresqueàelle-même,tâchantd’élaborerunschéma.—Ilyavaitundétailsur lequel jen’arrivaispasvraimentàmettre ledoigt.JasmineShreeve,

MaryOrton,lesWyatt,sesvictimes.Manifestement,tousdissimulaientquelquechose,àleurfaçon,ets’ensentaientcoupablesetmalheureux,honteux.Ilssefaisaientdutortàeux-mêmes.C’estcequefontlesgens. Ilsnesontpascohérents.Certains trucsnecollentpas.Maispasvous.Votre relationavecRobertPooleétaittotalementdénuéedecomplication.Vousétiezlaseulepersonnequ’iln’aitjamaisréussiàberner.Iln’étaitquestionqued’argent.

EllelançaunregardàKarlsson,quihochalatête.—Unefoisquevousavezdécouvertcombienilavait,enchaîna-t-il,etcommentill’avaitobtenu,

l’idéeétaitsimple.Lameilleurepersonnequ’onpuisseplumerestceluiquiavolélui-même,parcequ’il ne peut pas aller trouver la police. Vous a-t-il parlé de l’argent pour tenter de vousimpressionner?Votre frèreetvousavezdécidédevous servir.Harry s’yconnaissait en transfertsbancairesetsavaitcommentouvrirdefauxcomptes.Histoired’escroquerl’escroc.

—Non,intervintFrieda.

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—Commentça?— Il n’était pas seulement question de voler de l’argent volé, corrigea-t-elle. C’était encore

mieux que ça.Quand avez-vous découvert qu’il se servait d’une fausse identité ? S’en est-il vantéauprèsdevous?OubienHarryl’a-t-ildécouvertenserenseignantsurlui?

Tessasecontentadeladévisager,toujourssansriendire.—Parcequec’estencoremieux,continuaFrieda. Ilnes’agitpasseulementd’argentvoléque

personnenesignaleraàlapolice,maisd’argentvoléàunindividun’existantpas,privéd’histoire.—Cen’estpasmoiqui…,commençaTessa,avantdes’interrompre.—C’était l’idéedeHarry?complétaFrieda.Peu importe.Voussavez, j’ai faitdemonmieux

pournepaspenserauxdernièresminutesdelaviedeRobertPoole.Sansdouteavez-vousimaginéqu’unemenace suffirait, commedans l’ancien temps,quandonpouvaitobtenirunaveu rienqu’enmontrantlesinstrumentsdetorture.

Soudain,elleeutl’impressiond’êtreseuleencompagniedeTessaetbaissalavoix.—Dequoipouvait-ilbiens’agir?D’uncoupe-boulon?D’unsécateur?Maisilnevousapas

crue, n’est-cepas ? Il nepouvait croirequevous,TessaWelles,mettriezvraimentvotremenace àexécution.Aussiavez-vousenfoncéunboutdechiffonquelconquedanssaboucheavantdepasseràl’acte. Il est difficile de couper undoigt, avec l’os, le tendon et le cartilage,mais vous, ouHarry,l’avezfait,etilvousaavouécequevousvouliezsavoirpourparvenirjusqu’àl’argent.Ensuite,vousl’avezétranglé.Maisc’étaitfacileaprèsledoigt.

«Celan’avaitpourtantriend’uneimprovisation.Cen’étaitpasunplanB.Vousétiezaucourant,pourlesWyatt.VoussaviezquePooleleuravaitdérobéuncollier.VoussaviezquevousalliezvousdébarrasserducorpsdefaçonàfaireporterlessoupçonssurFrankWyatt.

—Jesuisdésolé,coupal’avocat.Ya-t-ilunequestiondanstoutça?—Ilnes’agitqued’uneseuleetmêmequestion,rétorquaKarlsson.TessaWellesconsent-elleà

avouer?L’avocatsetournaverssacliente,quisecoualatête.—L’appartement deRobert Poole nemanquait pas d’intérêt, reprit Frieda. Je ne parle pas de

votretableau,accrochéaumurdelacuisinedeJanetFerris.Ça,nouslesavons.Jeveuxdirequevousn’avezjamaisétéassezmalinspourréfléchiràl’indicelaissédansl’appartementdePoole.

—Quevoulez-vousdire?s’exclamaKarlssonensedévissantlatêtepourlaregarder.Iln’yenavaitaucun.

— Précisément. Ils ont laissé tous les indices relatifs à ses victimes, mais rien qui puissepermettrederemonteràTessa.DespagesavaientétéarrachéesdescarnetsdePoole,maisonyavaitlaissélesnomsdesvictimes.Cequisuggéraitquelespagesavaientétéarrachéesparuntiers.

—Cequecelavousasuggéréneconstituepasunepreuve,objectal’avocatdeTessa.—VousaveztuéRobertPoole,conclutKarlsson.VousaveztuéJanetFerris.—D’aprèsleverdictdumédecinlégiste,ils’agitd’unsuicide.—Vous avez tué Janet Ferris, répétaKarlsson.Et vous avez tenté d’éliminerMichelleDoyce

parcequevousvousêtesditqu’ellesavaitquelquechose.Tessatressaillit,imperceptiblement.—Ellenesavaitrien.Friedasepenchaetajouta.—MichelleDoyceneconstituaitpasunemenacepourvous.Ellen’avaitrienàmedire:jel’ai

justefaitcroireàHarry,queDieumepardonne.—Çasuffit,coupal’avocatenselevant.—Vousl’aurieztuée,justeaucasoù,continuatranquillementFrieda.Vousetvotrefrère.Çafait

queleffet?

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—Jenevoispasdequoivousvoulezparler.—Queleffetcelafait-ildedécouvrircedontonestcapable?—Assez.Maclienten’arienàajouter.—Vousaureztoutletempsd’ypenser,Tessa.Vousaurezdesannéespourça.

HarryWellesportaitunépaispull-overgrisetunjeannoir.C’étaitlapremièrefoisqueFriedalevoyaithabillédemanièredécontractée:jusque-là,ilétaittoujoursvêtud’uncostumeoud’unevesteélégante, soignait son apparence. Elle le jaugea du regard : nombre de personnes le jugeraientséduisant. Il avait le charme assuré de l’individu certain de parvenir à ses fins. En parlant de lui,Oliviaroucoulaitlittéralement.

Frieda reprit sa place dans son coin et croisa son regard. Son avocat était une jeune femme,svelteet jolie,quiaccompagnait toutessesphrasesdegestesetpianotaitparfoissurla table,desesdoigtsauxonglesvernisderose.

Il n’avait aucun commentaire à faire sur la torture de Robert Poole, pas plus que sur sonmeurtre,iln’avaitrienàdiredel’indicelaisséàdesseinnidelafaçondontils’étaitdébarrasséducorps;silencecompletsurlamortdeJanetFerris.

—Jenepigepas, avouaKarlsson.Onvous a surpris en train de tenter d’assassinerMichelleDoyce. L’affaire est entendue. Vous allez au trou, vous et votre sœur. Vous n’avez rien à perdre.Pourquoinepasavouer?C’estleseulchoixquivousreste.

—Commevousdites,rétorquaHarry,vousne«pigezpas».—Vouscroyezêtreplusmalin,coupaFrieda.C’estbiença,n’est-cepas?—Jemedemandaisàquelmomentvousprendriezlaparole.—Tessaetvous-mêmevouscroyezsupérieursauxautresetcelavousdonnelesentimentd’être

intouchables.—Çavousvabiendedireça.—Etvousrendégalementméprisants.—Jenemesuispasmontréméprisantenversvous,si?Durantnospetitsrendez-vous?Ilaccompagnasaremarqued’unhaussementdesourcils.—Nosrendez-vous?Friedaposasurluiunregarddubitatif.—Vousvoulezsavoircequej’enaipensé?Jesuisdéjàsortieavecd’autresmessieurs,etilya

eudesfoisoùc’étaitintéressant,d’autresoùc’étaitgênant,d’autresenfinrichesdepotentiel.Durantnosentretiens,iln’yavaitrien.Onauraitditducinéma.Iln’yavaitrienderrièrevosparoles.

—Allez vous faire foutre.Vous ne serez plus aussi calme quand les choses se sauront.Voustenezàvotrevieprivée,maisjesaisdestrucs,Frieda.Vousserezsurprisedetoutcequejesais.

Ilsepenchaverselle.—Jesaisdestrucssurvotrefamille,votrepère,votrepassé.Karlssonseleva,avecuneviolencequienvoyasachaisevalserparterre.—Commevotreavocateauraitdûvousledire,cetentretienestterminé.Iléteignitlemagnétophone,puisgagnalaportequ’ilretintpourFrieda.—Merci,dit-elle,avantderegarderHarrypourladernièrefois.—Vousl’appeliezBob,ajouta-t-elle.—Hein?—VousavezdemandédesnouvellesdeBobPoolequandnousavonsdînéaubar.C’étaitidiotde

votrepart,vousnecroyezpas?Aprèsça,ilnem’aplusétépossiblededouter.Unmot,Harry.Unesyllabe.

Surcesmots,ellequittalapièce,lementonhaut.

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—Vousallezbien?demandaKarlsson.—Çava.—Cequ’iladitausujetde…—J’aidit:çava.Toutvabien.C’estdupassé.—Vousêtessûre…—Maisilyaautrechose.—Allez-y.—Dean Reeve. Écoutez-moi. Il est en vie, je le sais. Je crois sentir sa présence, parfois. Je

n’arrivepasàmedébarrasserdusentimentquejesuisendanger.

Ellene retournapasdirectementà l’hôpitalmaisprit lebusendirectiondeBelsizeParket sedirigeaversleparcdeHampsteadHeath.Aprèslefroidincessantdecethivernoiretinterminable,leprintemps arrivait…On le sentait à la tiédeur de l’air, aux jonquilles poussant de toute part. Lesbourgeonspoisseuxcommençaienttoutjusteàs’épanouirsurlesmarronniersd’Inde.Àl’obscuritéglacéesuccéderaientdesjournéesdouces,delonguessoirées,desmatinslégers.

Ellepressalasonnette,patienta,recommença.—Quoi?réponditunevoixirritéedansl’interphone.—DocteurBerryman?C’estFriedaKlein.—Noussommesdimanche.Çavousarrivedetéléphonerpourprévenir?—Puis-jevousparleruninstant?—Vouslefaitesdéjà.—Pascommeça.Faceàface.Un soupir théâtral se fit entendre, puis il l’invita à monter. Elle gravit les marches jusqu’au

dernierétage,oùilpatientaitàlaportedesonappartement.—Jejouaisdupiano,déclara-t-il.—Commentçamarche?—Peudeprogrès.—JesuisvenueausujetdeMichelleDoyce.—Elleesttoujoursdecemonde?—Oui.—Dunouveau?—Oui.Nousallonsluitrouverunenvironnementplusadapté,vousetmoi,unecliniqueoùl’on

prendraitcorrectementsoind’elleetoùellepourraitêtreentouréedesobjetsqu’ellechérit.—Vousetmoi?—Oui.—Pourquoiça?—Pasparcequ’ellesouffredusyndromedeCapgrasetqu’elleconstitueunecuriositémédicale

maisparcequ’elleestdansunétatdegrandedétresseetqu’ilestdenotredevoirdel’aider.—Ah,vouscroyez?—Jelecrois,oui.Friedalerelançad’ungestedumenton.—C’estbienvousquiluiavezoffertcetoursenpeluche,n’est-cepas?—Jenevoispasdequoivousparlez.—Rose,avecuncœurcoususurlapoitrine.—Laboutiquen’offraitpasunchoixtrèslarge.—Nevousenfaitespas,jenelediraiàpersonne.Vousn’imaginezmêmepaslesennuisqu’ila

causés,ajoutaFrieda.Maisc’étaitunjoligestedevotrepart.Etquis’estavéréutile,enunsens.

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Enredescendantl’escalier,elleentenditjouerduChopindanssondos,avecmaladresse.

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Chapitrequarante-huit

—T’asvulesjournaux,aujourd’hui?demandaYvetteàMunster.Lebudgetdelapolicevaêtreréduitde25%.Commentallons-nousmettreenplaceuntrucpareil?JebosseraisansdouteauMcDodanssixmois.Sij’aidelachance.

— Question d’efficacité, répondit Munster. Coupes dans la bureaucratie. Les services enpremièreligneneserontpastouchés.

— Foutaises, rétorqua Yvette. La bureaucratie, c’est moi, assise dans ce bureau, en train depréparerundossierpourleCPS.Commentcomptent-ilsprocéderàunecoupelà-dedans?C’estbienpour ça que ce crétin de Jake Newton est venu, non ? Pour voir qui il pouvait virer. Où est-il,d’ailleurs?

—Entrainderédigersonrapport,j’imagine,toutcommenousrédigeonslenôtre.D’ailleurs,àcepropos,nousdevonsexpliquercettehistoiredetableauxdanslerapport.

—Oh,merde,pestaYvette.J’espéraisquequelqu’und’autres’enchargerait.Çamefait l’effetde… je ne sais pas,moi…d’un vieux pull.Un bout de laine se défait, et on croit avoir résolu leproblème quand quelque chose déconne dans lamanche.Ce que je ne peux pas comprendre, c’estqu’onaittuéquelqu’un,qu’onaitsoncorpspendouillantsouslenez,etqu’onsemetteàréagencerdestableaux.Etàdéménagerlemobilier.C’estquoi,ça,encoreunethéoriefoireusedeFriedaKlein?Ils n’auraient pas pu se contenter de déplacer deux tableaux ? Prendre le grand pour couvrir lamarque,déplacerlemeuble.Remplacerlepluspetitparceluiqu’ilsavaientapporté.Çan’auraitpasétéplussimple?

— Il y a une raison pour laquelle ils ne l’ont pas fait. C’est juste qu’elle neme vient pas àl’esprit,là.

Karlssonentradanslapièce,suivideFrieda.—Toutvabien?s’enquitKarlsson.—Onparlaitdestableaux,réponditYvette.Pourlerapport.Onnepigepasbien,là…—Frieda?Karlssonsetournaverselleetattendit.Elleréfléchitunmoment.Yvetteluitrouval’airfatigué,lesyeuxcerclésdecernessombres.—Bien,commença-t-elle.Sixtableauxdetaillesdifférentes.Pooleaprisletroisième,enpartant

dupluspetit,l’acachésoussonlitetl’aremplacéparletableauprischezTessaWelles,celuiqu’ilaconfié à Janet Ferris et qu’elle a rendu par la suite. (Elle laissa échapper un petit soupir.) Pauvrefemme…Parfois, jemedisquec’est lorsque lesgens tententdebien fairequecegeste leurportepréjudice. Enfin bref, imaginez la scène. Tessa et Harry Welles l’ont tuée. Le tableau qu’ils ontapporté est trop petit pour lamarque,mais il ira bien là où était accroché le deuxième plus petittableau.Le second tableau trouvera sa place à l’emplacement de la plus petite toile.Reste un trou,qu’ilsmasquentavecletableaudelataillesuivante,desortequ’ilsdéplacenttouslestableauxpourcouvrir unemarque de taille inférieure. Ce qui les laisse avec un grand emplacement vide, qu’ilsmasquentendéplaçantlevaisselier,etunpetittableau,qu’ilsemportentavecceluideTessa.

—Iln’yavaitpasmoyendefaireplussimple?— Tout dépend sous quel angle on considère les choses, répliqua Frieda. Il faut se rappeler

qu’ilsétaientdansunétatdestressaggravé.Uncorpsleurpendaitsouslenez.Ilsdevaientimproviser.Ilsontrésolulesproblèmesunàun,etpourmapart,jetrouvequ’ilss’ensontplutôtbientirés.Ilyavait une autre raison, également.Endéplaçant tous les tableaux, ils ont réussi à dissimuler lequelimportait.

—Jecroisqu’ilfaudraquej’attended’avoirvuçaécrit,répartitMunster.

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— Il existe une autre hypothèse, suggéraYvette. Que Poole ait juste eu envie demodifier ladispositiondesestableaux.

—C’estcequej’avaispensé,répliquaKarlsson.RaisonpourlaquellenoussommesalléschezTessaWellescematin.Nousavonstrouvéletableau,l’original,aveccefoutupinsouslalune,etilestici, en bas : nos équipes l’étudient. Ce n’est pas encore officiel, mais il y a plusieurs sériesd’empreintessurlecadre.

—Alorscommeça, ilss’enseraient tiréss’ilsn’avaientpascommisd’erreuravecces foutustableaux?s’ébahitMunster.

—Non. Ilyavaitpleindepetitsdétailsquinecollaientpas.Maisc’étaitbienvague,audébut,déclara Frieda. Chez toutes les personnes dont il faisait la connaissance, Poole trouvait leursfaiblesses, s’immisçait dans leur intimité. Mais Tessa a fait l’inverse : c’est elle qui a deviné lesintentionsdePoole.Ça,c’étaitintéressant.L’empressementqu’ilsontmontréàserapprocherdemoim’aparuunpeuétrange.Çapeutparaîtredingue,maisc’étaitcommes’ilscherchaientàsemêlerdel’enquête.

—Çaneparaîtpasdinguedutout,corrigeaKarlsson.Onapprendçalorsdenotreformation.Iln’estpasrarequelesauteursd’uncrimetraînentàlapériphériedel’enquête,etmêmequ’ilstententdes’ytrouverimpliqués.Questiond’emprise.Entoutcas,c’estcequeracontentlesmanuels.

—Questioncontrôle, lesWellesétaientassezdoués, luiconcédaFrieda.Toutçameparaissaitcurieuxmaisc’estentrouvantlecollierd’AislingWyattqueleschosessesontéclaircies.

—CollierquiincriminaitlesWyatt,conclutMunster.— Qui impliquait tout le monde, sauf les Wyatt, rétorqua-t-elle. Je sais qu’il arrive aux

meurtriers de laisser des indices sur les scènes de crime,mais pas un collier de valeur.C’était enrevancheexactementlegenred’objetqu’auraitpudéroberPoole,etqu’ilauraitpumontreràTessa.Voireluioffrir.

—Alorscommentsefait-ilqu’ilaitterminédansl’appartementdeMichelleDoyce?interrogeaMunster.

—J’aifaitàpiedletrajetquivadel’appartementdesWyatt,lelongdufleuve,jusqu’àl’endroitoù habitait Michelle. Tessa et Harry ont dû repérer ce même trajet en voiture. Ils voulaientabandonnerlecadavreaussiprèsdelamaisondesWyattquepossible,etHowardStreetestl’endroitleplusprocheoùl’onpeutgarersavoituredansuneimpasseetdéposeruncorpssansêtrevu.Puisilsontmislecollierd’Aislingdanssapoche.Ilsontl’airdepenserquelapoliceestvraimentdébileetqu’ilfallaitlamettresurunefaussepiste.

—Commentavez-voussuqueTessaavaiteuuneliaisonavecPoole?Friedahaussalesépaules.—Jel’aideviné,plusoumoins.PooleacessédecoucheravecAislingWyattversl’époqueoùil

a fait la connaissance de Tessa. Ça semblait plausible. Quand Tessa a qualifié mon idée de «pornographique»,j’aisuquej’avaisvujuste.Maismêmequandj’aicommencéàavoirdesdoutessur Tessa et Harry Welles, je savais que rien de tout ceci ne passerait pour de vraies preuves,probablement.Même quandHarrym’a parlé de lui en disant «Bob », une fois. Et quoi que vouspuissiezpenserdemoi,jecomprendsparfaitementqu’onnepeutsecontenterdesuivresonintuitionpour condamner quelqu’un. C’est ce que font les lyncheurs. J’étais sûre que les Wyatt étaientinnocents,mais qu’il pouvait y avoir un autre coupable, en plus deHarry et Tessa. Quid de BethKersey,parexemple?(Ellesefrottalafigure.)C’estainsiquejemesuisserviedeMichelleDoycecommeappât.Honteàmoi.

—Vousétiezcertainequ’ilslatueraientpourseprotéger?demandaMunster.— Je sentais qu’ils pouvaient y avoir pris goût. Et qu’ils en étaient certainement capables.

J’imaginevolontiersquecommettreunmeurtredevientplus facileaprèsunepremièreexpérience,

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voireunedeuxième.—Enconclusion, intervintKarlsson, l’affaire s’arrête là.Ona trouvé lesassassinsdeRobert

Poole,etceuxdeJanetFerris.Celuiqu’onn’apastrouvéetqu’onn’identifierajamais,c’estRobertPooleenpersonne.Cen’estmêmepassonvrainom.Ilnes’agitpasnonplusd’EdwardGreen.Cethommeresteunmystèreabsolu.

—Peut-êtreest-celaraisonpourlaquelleilétaitsibondanscequ’ilfaisait,remarquaFrieda.Ildevenaitceluiquelesgensvoulaientqu’ilsoit,commeunmiroirpourlesvictimes, leurrenvoyantl’imagequ’ilsvoulaientvoir.IlétaitlefilsqueMaryOrtonn’avaitplus,l’amantqu’AislingWyattnetrouvait plus en son mari, l’ami et le confesseur de Jasmine Shreeve. Il était tout le monde etpersonne, l’escroc idéal. Jemedemandequellepersonnalité il se réservaitpour lui-même,cequ’ilvoyaitdanslemiroirqu’ilsetendait.Voyait-ilquoiquecesoit?

—L’heureestvenue,normalement,d’alleraupubfêterça.—Et,repritFrieda,quiétait-ilpourBethKersey?Jen’arrêtepasdemeposerlaquestion.Où

est-elle?Est-elleencoreenvie?Pooles’enprenaitauxpointsfaiblesdesgens,àleurspeines,àleurspetitesfaiblesses.MaislavulnérabilitédeBethKerseyestd’unautreordre.

—Jenesaispasquoirépondre,Frieda.Sicen’est:quediriez-vousd’unverre?—Non.JevaisvoirLornaKersey.Enquittant lebureau,elleaperçut lepréfetCrawfordetJakeNewtonàl’autreboutducouloir.

Newtonluilançaunregardfurtif,avantdedétournerlesyeux.

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Chapitrequarante-neuf

Unefemmeleurapportaducafédanslavéranda.Dehors,unhommetravaillaitdanslaroseraie,taillant,fixantdesbranches.Friedaavaitdumalàcroirequ’ilsétaientenpleincœurdeLondres.

—Jepensaisquevousveniezm’apporterdesnouvelles,ditLorna.—Jesuisvenueparcequej’aibesoindevotreaide,réponditFrieda.—Çadevraitêtresifacilederetrouverdesgensdenosjours,aveccestéléphonesportableset

Internet,toutça.—Làn’estpaslaquestion.Auxyeuxdelapolice,votrefilleestadulteetaledroitdepartirde

chezelleetdedisparaître,sic’estcequ’elleveut.—Maiscen’estpasuneadulte.Enfin,pasuneadultenormale.—Raisonpourlaquellejesuisici.J’aibesoind’enapprendreplussursonétatmental.Vousavez

ditqu’elleavaittraversédesépisodesschizophrènes,maiscelapeutallerdel’hallucinationmodéréeàunepertetotaled’autonomie.Cequejeveuxdire,c’estqu’onpeutreprésenterundangerpoursoi-mêmeoupourlesautres.Vous,parexemple,vousêtes-vousjamaissentiemenacéeparvotrefille?

—Ohnon,protestaLorna.Ellen’étaitpasouvertementhostile,ouen toutcas,pasd’habitude.Elle essayait toujours de se rendre utile. C’était bien le problème. Adolescente, elle a essayé derepeindresachambre.

—Cequimeparaîtplutôtunebonnechose.— Oui, mais c’est la manière dont elle l’a fait. C’était un capharnaüm effroyable. Il y avait

toujoursquelquechosed’autre,quelquechoseenplus,d’effrayant.Lornapritsoncafé,puislereposasansyavoirtouché.—J’aitraversédespériodesdifficiles,moiaussi,detempsàautre.Onnediraitpas,commeça,à

voirlamaison,onpenseraitquetoutvabienpourmoi.Non,songeaFrieda.Ellenelepensaitpasuneseuleseconde.—Jesaisqueleffetçafaitquandleschosesvoussemblentunpeudénuéesdesens,parmoments,

poursuivitLorna.Maisonasafamille,sesamis,etsontravail,quivousaidentàtenirlaroute.AvecBeth, cependant, dans ses mauvais moments, c’était comme de voir ce à quoi la vie pourraitressemblersitouscesélémentsavaientdisparu.

— Je sais qu’elle pouvait être victime.Ce que je demande, c’est si elle pouvait également semontrerviolente,insistaFrieda.

—Jen’aipasenvied’abordercessujets.Jeveuxjustelasavoirensécurité.Frieda lança un regard par la fenêtre. Le jardinier rabattait un rosier si sévèrement qu’il ne

restaitplusquequelquestiges.Survivrait-ilàpareiltraitement?—A-t-onjamaisinternévotrefilledeforce?Lornaprotestaensecouantlatête.—Nous ne voulions rien de tout ça, précisa-t-elle. Elle a reçu de l’aide quand elle en avait

besoin.—Voyait-elleunpsychiatreaumomentoùelleadisparu?—Ellesuivaituntraitement,oui.—Savez-vousenquoiilconsistait,aujuste?—Non.Maisjenepensepasqu’ill’aitbeaucoupaidée.—Vousrappelez-vouslenomdesonmédecin?—ElleneconvenaitpasàBeth,sivousvoulezmonavis.Lemoinsquel’onpuissedire,c’est

quesonétataempiré.—Maisquelétaitsonnom?

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—Oh,jenesaisplus,s’agaçaLorna.DrHiggins,jecrois.—Vousrappelez-voussonprénom?Lornaétaitvisiblementdeplusenplusirritée.—ÇacommenceparE,quelquechose…Emma,peut-être?OuEleanor.Ilsn’ontrienpupour

elle,entoutcas.Aucund’entreeux.

Lanuitavaitétémauvaise.Ellesluienvoulaient,unchœurdevoixfâchées,perçantes,criardes,aiguës,basses,stridentes,etellenesavaitpascommentlesfairetaire.C’étaientlesmotsd’Edward,leschosesqu’illuiavaitdites,maisellesavaientprisviedanssatêteetnevoulaientpluss’arrêter…luinevoulaitplussetaire.Bethsavaitqu’elledevaitpartir.Pouvait-onfuircegenredemanifestations?Elleavaitl’impressiond’avoirl’undespiresmauxdetêtequel’onpuisseavoir,celuiquidonnelasensation d’avoir des insectes sous le crâne, en train de grignoter, de ramper, de grouiller, et ellevoulait s’enfuir, histoire de semer la douleur. Elle envisagea demettre le feu à sa personne, pourgrillerlesinsectesàmort,commequandonmetlefeuàunefourmilièreetquelesfourmissemettentà courir en rond frénétiquement dans le vain espoir que ça arrange leur situation. Ou alors, ellepouvaitsemettreaucongélateur,danslecoffrequesesparentsavaientdansleurarrière-cuisineparexemple. Ce serait un tel soulagement que de se glisser dedans, dans le froid mordant, tranchantcommeunelame,derabattrelecouvercle,des’allongerdanslenoiretdesentirlesinsectessombrerdanslesommeil.

Maisnon.Cen’étaitpaspermis.Voilàcequ’avaitditEdward,cequ’avaientrépétélesvoix.ToutallaitdetraversquandelleprêtaitattentionauxdésirsdeBeth.Toutavait toujoursmal tourné.Bethétaituneméchantefille.C’étaitBeth,laméchante,danssatête.Cequicomptait,c’étaitdepenserauxautres.ÀEdward.Tous les autres étaient des ennemis.SurtoutBeth.Elle s’occuperait deBethplustard.Maistoutd’abord,ellesentitledistantbesoindemanger,deremettredufueldansleréservoird’unecertainefaçon.Ilfallaitjustequ’elleyaille,qu’ellefassecequevoulaitEdward,etçasuffirait.Elledénichadesrestesdepoulet,secsetdurs.Ellelesmastiqua.Ellepritlederniermorceaudepain,dur comme la pierre à présent, étala dessus une épaisse couche de beurre et l’enfourna sansménagement, mâchant le tout jusqu’à obtenir une pâte épaisse difficile à avaler. Elle dut fairedescendrelapâteavecdel’eau.Verred’eauaprèsverred’eau.Lelaitsentaitlefromagemaisellelebutquandmême.Cettesensationdepesanteur,deventreplein,étaitunréconfortquil’arrimaitàterre,l’empêchaitdepartiràladérive.

Ellesortitsurlepontpuissurlesentier.Ilfaisaitbeauetfroid.Lalumièredusoleill’éblouissait.Ellepouvaitmêmel’entendre.Lesvoixrefusaientdes’arrêter,mêmeenpleinjour.Ellesn’arrêtaientpasdelanarguer,sansfin.

— Laissez-moi tranquille, mais laissez-moi ! disait-elle. Je vous entends. Je vais le faire.Laissez-moitranquille,c’esttoutcequejevousdemande.Onmel’adéjàdit,d’accord?

Voilà qu’elle entendait une nouvelle voix à présent, et que celle-ci était stupide, pire que lesautres.Cettevoixémanaitd’unevraiepersonne,deboutsurlechemindehalageàcôtéd’elle.Ilavaitdescheveuxlongsetunesorted’horriblebarbepleinedetrous,commes’ilétaitmalade,ouDieusaitquoi.L’hommetendait lebraspour la toucher,etellepercevaitmêmesonodeur, ilétait siproche,mais elle n’arrivait pas à le voir correctement avec ce soleil aveuglant. Il n’était qu’une silhouettesombre,avecdeslueurstoutautour,commequandlesoleilseréverbéraitsurlesvaguelettesducanal.Et là,ellesesouvint.Elle l’avaitemporté.Elle l’avaitaiguisé toute lanuit,aussibienquesonpèreautrefois.Elle le sortit et le brandit devant elle, et le trucmarrant, c’est que soudain elledistinguaclairementl’hommedevantelle,etqu’ilavaitl’airsurpris.

Maisçan’avaitguèred’importance,franchement,parcequeleprincipal,c’estqu’ellesavaitoùaller.Ellesedétournadelui,delàoùilgisaitassis,commeunimbécile,ets’éloignaencourantle

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longduchemin,tournantledosausoleil.

Àl’instardenombreusescoordonnéesdemédecins,cellesdeEmmaHigginsnefiguraientpasdans l’annuaire, ce qui voulait dire que Frieda dut passer trois coups de fil, nourrir deuxconversationsrelativementlongues,s’engageràallerboireunverre,prendrelemétroetmarcherunpeuavantdeseretrouverdevantuneélégantemaisonmitoyenneduquartierd’Islington,justeàcôtéd’UpperStreet.Elle n’avait pasosé téléphoner.Elle n’avait qu’une seule chance et ce seraitmieuxfaceàface.

La femme qui ouvrit la porte était vêtue d’une robe violette qui lui arrivait au genou et degrandes boucles d’oreilles. Elle avait appliqué le maquillage des grands soirs : yeux fortementsoulignés et lèvres rouges, blush sur les joues. Frieda percevait un brouhaha derrière elle et unelumièredouces’échappaitdecequidevaitêtrelacuisineàl’arrièredelamaison.Elleinterrompaitundîner,apparemment.

—Êtes-vousledocteurHiggins?—Oui,répondit-elle,perplexeetirritée.—Jetravailleentantqueconsultanteaveclapoliceetj’aimeraisvousparlerunmoment.Jen’en

aiquepourdeuxminutes.—Pardon?rétorqualeDrHiggins.Àcetteheure-ci?Nousavonsdesinvités.—Uninstant,ceseratout.L’unedevospatientes,Beth–ouplutôt,Elizabeth–Kersey,adisparu

voiciunan.Ellen’atoujourspasétéretrouvéemaiselleavaituneliaisonavecunhommequiaétéassassinéparlasuite.

—BethKersey?Disparue?—C’estbiença.Jemedemandaissivouspourriezmedirequoiquecesoitàsonsujet.Unsilences’installa.LeDrHigginssemblaitseremémorerquelquechose.—Jenepeuxpas, de toute évidence, répondit-elle enfin, avecune expressionquasi dégoûtée.

C’était l’unedemespatientes.Vous le savez.Vousvouscroyezoùpourdébarquercommeçachezmoitardlesoir,etmeposerdesquestionsd’ordreprivé?

— Je n’ai pas besoin de connaître les détails d’ordremédical, expliqua Frieda. J’aimerais laretrouveretj’aimeraissavoir,mêmeentermestrèsgénéraux,quelsrisquesétaientassociésàsonétat.

—Jenevous répondraicertainementpas, répliqua leDrHiggins.Et,de fait, j’aimeraisavoirvotrenom,defaçonàpouvoirporterplaintecontrevous.

—Vousserezobligéedefairelaqueue.—Maisdequoiparlez-vous?Etsivouscollaborezaveclapolice,oùest-elle?Commentavez-

vousobtenumonadresse?Unhommesurgitàsescôtés,vêtud’unechemiseencotonbleue,portéepar-dessussonjean.—Quesepasse-t-il,Emma?—Cettefemmeprétendêtremédecin…—Psychothérapeute,corrigeaFrieda.—Pireencore,elleseprétendpsychothérapeuteetchercheàobtenirdesinformationssurBeth

Kersey.L’hommeeutl’airsurpris,puisencolère.—BethKersey?Vouslaconnaissez?—Non.L’hommesaisitlamaingauched’Emmaetlabrandit.—Vousvoyezça?Àvotreavis,c’estquoi?Ondistinguaituntraitpâle,deseptàdixcentimètresdelong,surl’avant-brasduDrHiggins.—Ondiraitunecicatrice,ditFrieda.

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—Uneblessurededéfense,ças’appelle,corrigeal’homme.Savez-vousdequoiils’agit?—Oui,jelesais.SonregardseportasurleDrHiggins.—C’estBethKerseyquivousafaitça?—Àvotreavis?rétorqual’homme.—J’aibesoindevotreopinion,ditFrieda.Elledoitêtreprivéedemédicamentsdepuisunbon

moment.Quelssontlesrisques?—Laréponseest:«Nocomment»,déclaraleDrHiggins.Commevouslesavezbien,sivous

voulez accéder à son dossier médical, il vous faut une ordonnance du tribunal. Et j’entends bienégalementdéposerplainte.

Ellefermalaportesansplusajouterunmot.Friedarestaunmomentdevantlagrilleet,tandisqu’ellecomposaitlenumérodeKarlsson,elleentenditdesvoixs’éleveràl’intérieur,l’hommedirequelquechoseetleDrHigginsrépondreavecvéhémence.

Karlssonsemblaitfatigué.QuandelleluiparladuDrHiggins,elles’attendaitàcequ’ilsoitirritéde ce qu’elle ait agi sans lui en parler, mais intéressé par ce qu’elle avait trouvé. À son grandétonnement,ilrestasansréaction,aucune.

—Vousnevoyezpas?dit-elle.Elleestviolente.—J’aileschosesenmain,assura-t-il.—Comment ça ? Vous devez lancer des recherches et vous devez établir qui est susceptible

d’êtreendanger.—J’aidit:j’aileschosesenmain.Etilfautqu’onparle.—Jevousretrouveaucommissariat?demandaFrieda.J’aidespatientstoutelamatinée,maisje

peuxveniraprès.—C’estmoiquiviendraivoustrouver.Àquelleheurecommencez-vous?—8heures.—Jeseraidevantchezvousà7h45.—Ilsepassequelquechose,Karlsson?—Jevousvoisdemain.

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Chapitrecinquante

—Voulez-vousentrerprendreuncafé?proposaFrieda.—Nonmerci,réponditKarlsson.Vousaimezmarcher,non?Allonsmarcher.Ilpritendirectiondunord,lesmainsplongéesaufonddespochesdesonmanteausombre.Son

visageparaissaitboursouflépar leventd’un froidmordant.Quand ilsatteignirentEustonRoad, larueétaitdéjàrempliedanslesdeuxsensdelacirculationbanlieusarde,àl’arrêt,pourlaplupartdesvéhicules.

—Fautaimerça,hein?dit-ilenprenantbrusquementàgauche,d’unpassivifqueFriedadutpresquecourirpournepasselaisserdistancer.

Ellel’attrapaparlebras,l’obligeantàs’arrêter.—Karlsson,dit-elle.Jesaisdequoiils’agit.—Quoi?—Hier, au poste, j’ai vu Jake Newton. Il ne voulait pas croiser mon regard. Il a rendu son

rapport,c’estbiença?Karlssongardauninstantlesilence,exhalantdesnuéesdevapeur.—Ceconnarddemesdeux,siffla-t-il.Jen’arrivepasàcroirequ’onaittrimballépartoutavec

nouscepetitdandy,cedadaistoutsourire,ceglandeuravecsonputaindenumérode«mouchesurlemur»:«Faitescommesijen’étaispaslà!»,qu’ildisait…

— Et donc, il n’est pas très chaud pour le recours aux collaborateurs indépendants, devinaFrieda.

—Oh, il n’a rien contre ce genre de contrats. Pour le travail de bureau, la bureaucratie, lagestiondupersonnel,onauradescontratsfree-lancetoutpleinlecul.

—Karlsson, coupa Frieda.Vous n’êtes pas obligé deme sortir toute la batterie de jurons dupolicier.Çava.End’autrestermes,jesuisvirée.

—Oui,Frieda.Vousêtesvirée.—Non pas que j’aie jamais réellement été des vôtres.Après tout ce qui s’est passé, vous ne

m’avezjamaisprésentédecontratàsigner.—Ehbien,c’est tout l’intérêtdesmesuresd’économie,réponditKarlsson.Vousn’espérezpas

d’euxqu’ilsréalisentdeséconomies,si?«Systèmesd’exploitationdysfonctionnels.»Voilàsesmots.«Organisationd’équipeimpropreaubutrecherché.»Envoilàd’autres.Voussavezcequirendleschosesencorepires?C’estquej’aitentédel’impressionner.Jemesenscommeunadoquiaessayéd’épaterunefilledontiln’étaitpasréellementamoureux,pourcommencer,laquelles’estfoutuedeluienprime.Vousn’êtespaslaseuleconcernée.Ilvayavoirdescoupesdansbeaucoupdeservices.

Friedaposadenouveausamainsursonbras,doucementcettefois-ci.—Toutvabien,redit-elle.—Etaprèstoutcequevousavezfaitpourcetteenquête,aprèsavoircoincélesWelles,jen’en

revienspas.—Toutbaigne.Ilenfonçasesmainsencoreplusprofondémentdanssespoches,l’airgêné.—Etmêmesijepeuxmemontrercaustiqueenversvous,etgrandegueule,c’était…enfin,vous

voyez…vousavoirdanslesparages…jeveuxdire,toutvautmieuxquequelqu’uncommeMunster.—Oui,réponditFrieda.Pourmoiaussi.—Commentsetire-t-ond’ici?—Parlà,enprenantversl’est.Maisquefaites-vouspourBethKersey?—Jevousl’aidit,réponditKarlsson.Ons’enoccupe.

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Ilébauchaunsourire.—VousvousrappelezSallyLea,cenomdanslecarnetdePoole?—Cellequ’onn’ajamaisretrouvée.— Ce n’est pas une femme, expliqua Karlsson. C’est une péniche sur la rivière Lea, près

d’Enfield.—Commentlesavez-vous?—Ilyaeuunincidenthier.Unrésidentdelapéniched’àcôtéaappelélesurgences.Ilvenaitde

se fairepoignarderparune jeune femme.Elle luiavaitdérobéde lanourriture.Ellesecomportaitbizarrement,parlaittouteseule,etquandill’aabordée,elleasortiuncouteau.

—BethKersey,complétaFrieda.Ilsl’ontretrouvée?—Non.Maisilsonttrouvéoùellevivaitetaussitoutuntasd’affairesdePoole,desdocuments,

desphotos, latotale.Certainsagentsvontyalleraujourd’huiafindepasserl’endroitaupeignefin.Pourcequeçavaut…

—Dansquelétatétaitcettepéniche?—Qu’est-cequejepeuxvousdire?Unbateau,c’estunbateau.—Jeveuxdire:dedans,làoùellevivait.—Jenel’aipasvuemoi-même.Maisd’aprèslespremierséléments,c’étaitassezimmonde.Il

semble qu’elle s’y soit retrouvée coincée toute seule, à s’alimenter par elle-même, et ce depuis lamortdePoole.

—C’esttout?insistaFrieda.Assezimmonde?—Jesaiscequevouscherchezàdire.Vousvoulezvousrendresurplaceetvoirparvous-même.

Jesuisdésolé,Frieda.Écoutez, jesaisqueçafaitdésordre.Nousnesauronssansdoute jamaisquiétaitvraimentPoole.Nousnesavonspasoùilaététué.Apparemment,l’argentquelesWellesluiontdérobéestauchaudquelquepart,ethorsdenotreportée.C’étaitlàl’undestalentsdeHarry.

Ils’arrêtaetregardaautourdelui.—Maisonlesaeus.Etlereste,ongère.OnadétachéuneunitédeprotectionauprèsdesKersey

jusqu’àcequ’onretrouveleurfille,cequinesauraittarder.D’aprèscequej’aientendusurl’étatdecette péniche, elle ne devrait pas être capable de s’en sortir seule longtemps, lâchée dans le grandbain…

Ils’interrompitsoudain.—Surce,jedoisretournerauboulot.Maisoùsommes-nous,bordel?Friedaindiqua,enl’air,laBTTower.Ilssetrouvaientpratiquementendessous.—Ahça, je reconnais, s’exclamaKarlsson.Est-cequ’iln’yavaitpas làun restau,autrefois?

Quitournaitsurlui-même?—Jusqu’àcequequelqu’unydéclencheunebombe,oui,réponditFrieda.C’estdésolant.Çame

diraitassezdemonterlà-haut.C’estleseulendroitdeLondresd’oùl’onnevoitpaslaBTTower.Karlssontenditlebras,etFriedaluiserralamain.—Jeferaissansdoutemieuxd’émigrerenEspagne,dit-il.—Onabesoindevousici.Alorsqu’ilspartaientchacundeleurcôté,Karlssonajouta:—Aumoinsvouspouvezreprendrevotrevienormale,maintenant,Frieda.Vouspouvezlaisser

toutcebordelderrièrevous.EtDeanReeve,oubliez-le,d’accord?Friedagarda le silence.Quand ileut tournéaucoin,prenant ladirectiond’OxfordStreet,elle

s’arrêta et s’appuya à un lampadaire. Elle sentait le métal froid contre son front, tandis qu’elleinspiraitprofondément,avecapplication.

—Toutvabien,dit-elle.Toutvabien.Ellesortitletéléphonedesapocheetl’alluma.Ilyavaitunmessage,etellerappelaaussitôt.

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—Désolée. Il s’est passé des trucs un peu bizarres, mais ça va, maintenant…Oui, ce seraitbien…Non.Tun’asqu’àvenirchezmoi.

Friedas’éveilladans lenoir,uneprésence inhabituelleàsescôtés.Unaffaissementdans le lit,unerespiration,uncontactcontresacuisse.Elleremua,pours’asseoir,sortirdulit,s’habiller,partir.

—Toutdoux,ditlavoix,etFriedaserallongea.Ellesentitqu’onramenaitledrapsurelle,unemaineffleurantsoncorps,etsonvisagecontrele

sien,lecontactdeseslèvressursajoue,soncou,sesépaules.— Un de mes amis était à un dîner, commença Sandy. C’était un garçon plutôt bagarreur,

toujoursprêtàchercherquerelle.Ils’estprisdebecavecl’unedesconvives,l’aengueulée,luiaditd’allersefairefoutre,aquittélapièceenfaisanttoutunfoin,aclaquélaported’entrée,s’estretrouvédanslarueets’estrenducomptealorsqu’ils’étaitfoutuàlaportedechezlui.

—OK,réponditFrieda.Pigé.—C’estcommesituétaistoutletempssurledépart.Prêteàteleveretàpartirn’importeoù.—C’estcequejefais,quandj’aipeur.Quandjen’arrivepasàdormir,c’est-à-direlaplupartdu

temps,quandlespenséessebousculentdansmatête,quandjemesensperdue,quandj’ail’impressiondenepaspouvoirtenirenplace,jesorsetjemarche.Jemarche.

—Ettuteperds?—Non.Jenemeperdspas.Jesaisoùjevais.Deuxmainsseposaientsurelle,àprésent,safiguretoutcontrelasienne.—Tusensbon,dit-il.Friedanesavaitpascequ’elleressentait.Soudain,elleserevittoutepetite,danslesbrasdeson

pèrequilalançaitenl’airpourmieuxlarattraper:ellecriait,etn’auraitsudiresic’étaitdeplaisiroudepeur.EllepassasesdoigtsdanslescheveuxhumidesdeSandy.Elleétaitmoite,elleaussi.

—C’estsansdoutetonodeurquetuperçois,répondit-elle.Ilsrestèrentainsiallongésunmomentensilence,leurscorpsentremêlés.—C’estcedonttuasenvie?demandaSandy.Televeretallermarcherquelquepart?—Laplupartdutemps,oui.—Tumarchestoujourstouteseule?—Pastoujours.—Etalors,situdevaism’emmenerenpromenade,oùirions-nous?—Lelongdesrivières,répondit-elle.Parfois,jemarchelelongdesancienscoursd’eau.—TuveuxparlerdelaTamise?—Non.Certes,laTamiseestuncoursd’eau.Maiscen’estpasàçaquejepense.Jepenseaux

anciennesrivièresquisedéversentdanslaTamise.Ellessontsouterraines,maintenant.—Souterraines?Maispourquoienterrerunerivière?—C’estbienlaquestionquejemepose.Parfois,jemedisquelesgensinvententdesraisonsen

tous genres. Il y a un risque sanitaire, ou alors, elles gênent le passage, ou encore, elles sontdangereuses.Parfois,jemedisquelesrivièresetlescoursd’eaumettentlesgensmalàl’aise.Ellesmouillent, elles sont mouvantes, elles surgissent du sol en bouillonnant, elles débordent, elless’assèchent.Mieuxvautlesmettrehorsdevue.

—Alors,quellerivièredisparueallons-nouslonger?—LaTyburn,réponditFrieda.Tuveuxfaireçaceweek-end?—Jeveuxquetumeladécrivesmaintenant,dit-il.Oùcommence-t-elle?— Elle doit démarrer à Hampstead, se lança Frieda. La source de cette rivière se trouve à

Haverstock Hill, sur la colline. Il y a une plaque, là-bas. Même si la plaque n’indique l’endroitqu’approximativement.Lavraiesourceestperdue.C’estlaseuleplaquequej’aiejamaisvuequime

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metteencolère.Peux-tuimaginerperdrelasourced’unerivière?Onacettesourcequifaitjailliruneeau pure du sol, pour rejoindre ensuite la Tamise. Et après, non seulement quelqu’un décide deconstruirepar-dessus,maisiloublieenprimeoùsetrouvaitlasource.

—Cen’estpasuntrèsbondébut,pourunevisiteguidée.—Jen’airiend’unguidetouristique.Jenevoudraispasquetuendéduisesquej’adoreLondres,

sans réserves. En fait, je déteste cette ville la plupart du temps. Il y a des coins que je hais enpermanence.Enfinbref,mettonsquetutraversesBelsizeParkendirectiondeSwissCottage.Tusenslapentesurlaquellecouraitlarivière.Ensuite,tucontinuesversRegent’sPark,enlongeantlecôtédulacoùl’onpeutfaireducanoë.

—Toutenmarchant,tupeuxmefairepartdecequeturessens,suggéraSandy.Tudoistesentirunpeublessée,j’imagine,surtoutavectoutecettevilainecouverturemédiatique.

Friedatrouvaitétrangementfaciledeparleràlavoixsurgiedel’obscurité,sansvoirSandy,justeensentantsaprésence.

—Depuisquejesuistoutepetite,dit-elle,j’ainourrilefantasmed’êtreinvisible.Passeulementde temps en temps,mais tout le temps, et ce que je veux dire, c’est que jeme croyais réellementinvisible.Maisils’avèrequelavéritéestautre.Engros,lesentimentquej’ai,c’estd’avoirététraînéesurlaplacepublique,fustigée,puisétrilléeàl’acidesulfurique.

—Maistut’enremettras.—Jem’ensuisdéjàremise.—Donc,oùenétions-nous?—Larivièretraversesansdoutelelac.—Sansdoute?—C’estdifficileàsavoir.Ensuite,onsortduparcetondescendBakerStreet.—EnpassantdevantMadameTussauds.—Toutjuste.—Çavautlecoupd’yaller?—Jenel’aijamaisfait.—Vraiment?As-tuvisitélaTourdeLondres?—Non,avouaFrieda.—J’ysuisalléquandj’étaisgosse.—C’étaitbien?—Jenemesouvienspastrop,répondit-il.Bon,onenétaitoù?—C’est là que la balade devient sympa.On traverse les jardins de Paddington Street, qui se

trouventàuneminutedemarchedumuséedecirealorsquepersonnen’enaentenduparler,puisonpoursuit de l’autre côté deMaryleboneHigh Street, en continuant parMarylebone Lane. L’espaced’un instant, tu as l’impression de longer la rive d’un courant qui traverserait un petit village àl’extérieurdeLondres.Sicen’estqu’iln’yaplusdecourant.Enfin,pasquetupuissesvoir.Ilestlà-dessous,quelquepart.

—Tulesaseus,coupaSandy.—Ilslesonteus,corrigea-t-elle.—Ilfautquandmêmeadmettrequetesméritesn’ontguèreétéreconnus.—Peut-êtrequej’aimebienagirdansl’ombre.—Ah,tongoûtpourl’invisibilité,encore.Etalors,cefrèreetcettesœur,ilsontfaittoutçarien

quepourl’argent?Torturécetypeavantdeletuer?—Là,onarriveaupassagedelapromenadequejedéteste,repritFrieda.Soudain,onquittele

petitvillageetonseretrouveenpleinmilieuduquartierdeWestEnd.Larivièreestdevenuelalimiteentre deux propriétés somptueuses et tout ce qu’il en reste, ce sont ces énormes immeubles, ces

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hôtels, ces bureaux, ces garages. Robert Poole comprenait tout lemondemais il n’a pas comprisTessaetHarryWelles.Iln’apasréussiàs’entirer,cecoup-ci.Ilsn’envoulaientqu’àsonfric.Ilaurasuffid’undoigtpourqu’illeurconfietouslesdétails.

—Sympa.—Maisilsontprisgoûtàlachose.C’estmarrant…(Friedasetutuninstant.)Tuessûrquetune

veuxpasdormir?Denouveau,ellesentitsoncontact.—Jenevoudraispasdormircettenuit,mêmesij’yarrivais.—Ehbien,poursuivit-elle,ilyaunedifférenceentrefairequelquechoseetêtrequelquechose,

mais lesdeuxserecoupent.Jeveuxdire,on joueunpeuaupiano,puisdeplusenplus,etunbeaujour,onseretrouvepianiste.Voilàcequetuesdevenu.C’esttonidentité.IlsonttuéRobertPoolerienque pour l’argent. Ils se sont retrouvés acculés à tuer cette pauvre femme, Janet Ferris, et à unmomentdonné,ilssesontdit :«Finalement,onpeut.»Dèslors, iln’aplusétéseulementquestiond’argent,maisdepuissance.Ilsontprisleurpiedenfaisantça.C’estpourçaqu’ilssesontmêlésdel’enquête.Questiond’emprisesurlasituation,histoirededémontrerqu’ilsétaientplusfortsquenous.Harryamêmepousséleschosesplusloin.S’ilavaitpum’avoir,s’ilavaitpumesauter,là,ilauraitvraimentfaitmontredesonpouvoir.

Unsilences’abattit,quiseprolongea.—Ilteplaisait?demandaSandy.Çan’allaitpasarriver,si?—Iln’ajamaisétémontype.Celuiquim’intéressaitvraiment,danstoutça,c’étaitRobertPoole.—C’esttongenre?—Non,non,protestaFrieda.Cequimehante,c’estqu’ilétaitunpeucommemoi.Àmoinsque

jenesoisunpeucommelui.Mais ilétaitplusfortquemoi.Entoutcas, tropbonpoursonproprebien.Cen’étaitqu’unescroc.Volerleurargentauraitdûluisuffire,maisilavaittropd’empathie.Etsuscitaittropd’intérêt.Cequiaprécipitésachute.

—Tun’auraispaspulesauver,réponditSandy.Samortaétécomme,jenesaispas,moi…lacondition,lepointdedépartdetoutça.Enfinbref,oùsommes-nous,àprésent?

—Leschoses s’améliorent, repritFrieda.Nous traversonsPiccadillyetnousnous retrouvonsdansGreen Park. Tu en admires l’étendue et tu peux presque deviner le lit de la rivière, là où ildevrait être. Nous traversons le parc, si ce n’est qu’il est sans doute fermé à l’heure qu’il est, enraisondespréparatifsdumariage.

—Dumariage?—Lemariage,hé!Lemariageprincier.—Ah,celui-là.—Maisnousarrivonsà l’autrebout,puis contournons l’extrémitédeBuckinghamPalace.La

rivièreenquestioncoulesouslepalais.QuandjeseraidictateuretquetouteslesrivièrescachéesdeLondresserontdenouveauàl’airlibre,cepalaisdevraêtredémoli…

—Unfaibleprixàpayer.—Etensuite,nousarrivonsàVictoria,cequiestencorepirequelecoinautourdeGrosvenor

Square.C’est comme un îlot fasciste de régulation du trafic au beaumilieu d’une autoroute, suivid’uneruehorriblequiressembleàl’arrièred’unhôtel,oùontlieuleslivraisonsetd’oùl’onemportelespoubelles.Maisaprèsça,onredescendAylesfordStreetjusqu’aufleuve,etc’estplutôtagréable.

—Est-cequ’onfinitparvoirlaTyburn?—Normalement,non.Ellepassedansuneconduitesousunemaisondelarive.Maisj’enaifait

le tour, une fois : j’ai enjambé la grille, descenduune volée demarchesmétalliques, pour atterrirdanslabouelelongdufleuve,àmaréebasse.Jemesuisassiseprèsdelasortie.Aprèstoutcecheminparcouru,ilnerestaitqu’unfiletd’eau.Çavalaitàpeinelecoup.

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—Jen’enrevienspas.Tuterappellestoutça.—Jerefaisleparcoursdansmatêteparfois.Pouressayerdem’endormir.Çanemarchepas.—Tudevraisêtrechauffeurdetaxi,suggéraSandy.—Merci.—Non,jesuissérieux.—Maismoiaussi.—Maisest-cequ’ilsnepassentpascetexamenquis’appelle…commentdéjà?Theknowledge

ofLondon?Laconnaissancedesruesdelacapitale.L’examinateurleurdemandecommentserendre,jenesaispas,moi,deBanburyCrossjusqu’àl’EmiratesStadium,etilsdoiventdécrireleurparcoursrueparrue.

—JenecroispasqueBanburyCrossexistevraiment.— Mais tu en serais capable. Et ils ont un cerveau particulièrement développé, non, ces

chauffeurs?—Ceuxquejerencontren’ontpasl’aird’avoiruncerveauparticulier.—Maissi,insistaSandy.— Ils ont la partie postérieure de l’hippocampe surdéveloppée, expliquaFrieda, en raison du

surcroît d’activité neuronale dans cette partie du cerveau. Là-dessus, nous avons terminé. Nouspouvonsrentrer.

—Voilàlegenredebaladequimeplaît.Legenrequinevousobligepasàsortirdulit.Ettun’esplusconcernéeparcetteaffaire.

—Sicen’estquelapauvreBethKerseyetDeanReevesonttoujoursdanslanature,quelquepart.Nous,onestauchauddansnotrelit,eteux,quelquepart,onnesaitoù.

—Cen’estpasnotreproblème,conclutSandy.D’autress’enoccupent.

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Chapitrecinquanteetun

Durantlamatinéesuivante,Friedafutparfaitementàmêmedejouersonrôledethérapeute.Ellesepenchaenavant,posalesquestionsappropriées,sortitunmouchoirenpapierdesaboîtepourletendre à une femme en pleurs. Ellemodifia quelques rendez-vous.À la fin de chaque séance, elleconsignaitsoigneusementsesnotes,ainsique,sommairement,lespointsàvoirparlasuite.

Maistoutcetemps,elleeutl’espritailleurs.Elleavaitlasensation,quilasubmergeaitpresque,que quelque chose n’allait pas. Sa première pensée fut que c’était dans sa tête. Travailler avecKarlssonetlapoliceavaitconstituépourelleunesortededrogue,etmaintenantquecelaluiavaitétébrutalement ôté, elle souffrait des symptômes de privation. Simple question de vanité ? Étaient-cel’excitationetl’attentionquiluimanquaient?ElleserappelaThelmaScott,venuelatrouverpourluioffrir son aide, et qui lui avait laissé sa carte. Frieda se dit que l’heure était peut-être venue derecommenceràvoirunthérapeute.

Et elle pensait à Sandy. Il était à Londres pour son travail, mais pour quelques semaines,seulement.Dansunmois,ilseraitrepartidansleNewJersey.Pourquellesraisons,aujuste,s’était-elleconvaincuequ’illuiétaitimpossibledelesuivre?«Onatouspeurdeprendrelamesuredelalibertédontondispose réellement. »Quelqu’un lui avait dit çaun jour.Était-ceReuben?Oubienl’avait-elleluquelquepart?Redoutait-elledeseconfronteràsapropreliberté?

Par-dessustout,d’autreschoseslatravaillaient.Ou,plutôt,elleenavaitconscience.Ellesétaientsemblables à des bruits étranges, dehors, la nuit venue. Elle ne savait pas s’ils l’appelaient, ouvenaient la trouver. Elle ressentait une urgence qu’elle parvenait à peine à identifier mais quil’enjoignaitàficherlecamp,àfuirn’importeoù.Àmidi,aprèsladernièreséancedelajournée,ellese rendit dans lapetite salled’eau adjacente à son cabinetde consultation, seversaunverred’eauqu’elle descendit d’un trait, puis un autre. Ensuite, elle s’assit et finit de prendre ses notes sur ladernièreséance.

Ellerentrachezelled’unpaslent.Ellen’avaitpasfaim.Elleavaitsurtoutenviedes’allonger,dedormirunpeu.Enpoussantsaported’entrée,elletombasurlapiledecourrier,qu’elleramassa.Delapublicité,pour l’essentiel ;ainsiqu’unefacturedegaz,uneinvitationàuneconférenceet,enfin,une lettre non timbrée, vraisemblablement déposée en main propre. Il n’y avait rien d’écrit surl’enveloppesicen’estsonnom,d’uneécriturequi luiétaitvaguementfamilière.Ah,Josef.Ellesedemandaquelleraisonilpouvaitbienavoirdeglisserunelettredanslafentedesaporteplutôtquedeluiparlerfaceàface.EllesesouvintdesmotséchangésenvitesseàlafêtedeSasha.Ilvoulaitluidirequelquechoseetellel’avaitrepoussé.Elledéchiral’enveloppeetpritconnaissancedelalettre.

ChèreFrieda,Désolé. Vous êtes fâchée, je sais. Désolé pour ça. J’essaie de vous parler. Voici

documentdelapartdeMrsOrton.Elleveutlebrûler.Jeluidisdevouslemontrer.Désolé.Jevousvoisbientôt,peut-être.

Votredévoué,Josef

FriedajetaunœilautestamentdeMaryOrton.L’espacedequelquessecondes,ellerestaplongéedanssespensées,réfléchissantàtoutevitesse,leregardfixésurlemur.

—Oh,monDieu!s’exclama-t-ellesoudain.Elleseprécipitadanslesalonpourdénichersoncarnetetlefeuilleteràtouteallure.Elletrouva

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lenumérodeMaryOrtonetlecomposa.Lasonnerieretentitdixfois,quinzefois.Elleraccrochaetrestadeboutdanslapiècependantpresqueuneminute,paralyséeparl’indécision,avantdefourrerlecarnet dans sa poche et de se ruer dehors. Elle héla un taxi dansCavendishStreet et communiqual’adressedeMaryOrtonauchauffeur.Ilfitlagrimace.

—Bonsang,pesta-t-il.Onvaparoù,vousavezuneidée?—Jenesuispaschauffeurde taxi, rétorquaFrieda.Quediriez-vousdeParkLane,Victoriaet

ensuiteparlarivedroite?Detoutefaçon,ontomberasurdesembouteillages,àcetteheure-ci.—Trèsbien,monpetit,réponditlechauffeurendémarrant.Friedacomposaunautrenuméro.EllevoulaitparleràKarlsson,maiscefutYvettequidécrocha.—Jesuisdésoléepourcequiestarrivé,ditcettedernière.—Pasdeproblème.Est-cequeKarlssonestlà?—Iln’estpasdisponible.—Ilfautquejeluiparle.C’estvraiment,vraimentimportant.—Jepeuxluitransmettreunmessage.Friedaregardasonappareil.Elleavaitenviedelejeterdetoutessesforcesàsespieds.—Peut-êtrepouvez-vousm’aider,reprit-elle,ens’efforçantdeparlerd’unevoixcalme.Jeviens

de trouver unmessage de Josef,mon ami lemaçon qui a fait quelques travaux chezMaryOrton.MaryOrtonavaitrédigéunautretestament.Ellealéguéuntiersdetoutcequ’ellepossèdeàRobertPoole.(Silence.)Vousêteslà,Yvette?

—Désolée,Frieda,vousn’avezpasreçulanotedeservice?Vousnetravaillezplusavecnous.—Peuimporte.Vousnecomprenezpas?Cetestamentchangetout.Jepensequ’ilyavaittoutes

leschancesquePooles’apprêteàéliminerMaryOrton,unefoisqu’ilasuqu’ilhériteraitdecentainesdemilliersdedollarsàsamort.

—Ehbien,c’estunechancequ’ilsoitmort,danscecas.—MaisBethKerseynel’estpas.—Toutvabien,Frieda.Lesparentssontsousnotregarde.— Les parents n’ont jamais été en danger. J’ai parlé à Lorna Kersey. Beth ne les a jamais

menacés.Elleessaiede fairedeschosespour lesgens,cequ’ellecroitqu’ilsdésirent.C’estquandellefaitça,ouquandlesgensessaientdel’arrêter,qu’elledevientviolente.Trèsviolente.VousdevezprendredesdispositionspourprotégerMaryOrton.

—CetestamentnesignifiaitquelquechosequeduvivantdePoole.—Non.Vousnevoyezpas?Ellevanécessairementtenterdecomblersesvœux.Ets’ilsouhaitait

lamortdeMaryOrton…Yvette,transmettrez-vousàKarlssoncequejevousaidit?Unnouveausilenceluirépondit.—Jeluiferaipartdevotreinquiétude.Mais,Frieda,vousnepouvezpaslaissertomber,là?On

vientdesefairebaiserparceconnarddeNewtonetonessaiederecollerlesmorceaux.L’enquêteestclose.S’ilvousplaît. Je suisdésoléeque leschosesse soientpasséesainsi,maisonanospropresproblèmesàgérer.

—PrévenezKarlsson,c’esttout.Yvette avait raccroché. Elle tenta de joindre Mary Orton une nouvelle fois mais, comme

auparavant,sontéléphonesonnadanslevide.Quid’autrepouvait-ellebienprévenir?Était-ilpossibleque Josef travaille toujours chez elle ? Ou non loin ? Elle l’appela et tomba directement sur sonrépondeur.Sonregardglissaau-dehors.Lacirculationn’étaitpasaussidensequ’elleauraitpul’être.Alorsqu’ilstraversaientlefleuve,ellerappelaYvette.

—Avez-vousappeléKarlsson?demanda-t-elle.—Jevousl’aidit.Jelejoindraiquandjepourrai.Etmaintenant,s’ilvousplaît…On lui raccrocha au nez de nouveau. Frieda contempla l’appareil. Tout d’abord, elle se sentit

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étourdie.Iln’yavaitrienqu’ellepuissefaire.Etensuite,ellesongeaàunechose.Quelleimportancedésormais,detoutefaçon?Ellecomposale999.

—Icilesurgences.Quelservicedois-jevouspasser,s’ilvousplaît?—Police.Unclicsefitentendre,suivid’unbourdonnement,puisuneautrevoixdefemmepritlaparole.—Icilapolice.Dequelleurgences’agit-il?Friedacommuniqual’adressedeMaryOrton.—J’aivuquelqu’uns’introduiredansunemaison.—Quandça?—Ilyaquelquesminutes.—Pouvez-vousnousdécrirecetindividu?—Non…Ahsi,j’aivuuncouteau.C’esttout.—Nousallonsenvoyerunevoitureimmédiatement.Votrenom,s’ilvousplaît.Frieda imagina ce que Karlsson ouYvette penseraient de ce procédé. Elle avait l’impression

d’avoirsectionnéletoutdernierfilamentdufilquilareliaitàeux.Maisc’étaitcequel’onnefaisaitpasquiimportaitplusquecequ’onaccomplissait.

QuandletaxibifurquadanslarueoùhabitaitMaryOrton,Friedas’attendaitpresqueàtombersur des véhicules aux couleurs voyantes, gyrophares allumés,mais il n’y avait rien. Jake Newtonavaitraison,songea-t-elle.Foutusincapables.Elleremitunbilletdevingtlivresauchauffeur.

—Jen’aipaslamonnaie,dit-il.—Gardez-la.Ellesedirigeaverslamaison.Ellen’avaitpasanticipécetinstant.Elles’avançapourpresserla

sonnette,puiss’aperçutquelaporten’étaitpascomplètementfermée.Ellepoussalebattant,quicédasoussamain.Unagentdeproximitéétait-ilarrivé?Joseftravaillait-ilsurleslieux?Elleentra.

—Mary?cria-t-elle.MrsOrton?Nulleréponse.Soncœurbattaittropfort:elleleressentaitdanssoncouetdanssapoitrine.Elle

avaitungoûtamerdanslabouche:l’acidelactique,provoquéparlemanqued’oxygène.Çaarrivaitquand on courait très vite ou bien quand…Elle héla de nouveau.Que faire ? Elle ne pouvait pasrappeler la police.Elle l’avait déjà fait.Mais oùdiable étaient-ils passés ?Ailleurs, probablement,pourunefaussealerte.Sansdoutes’agissait-il iciaussid’unefaussealerte.Elle traversalacuisine,d’unpasqu’elletrouvahorriblementsonore,commes’illaprévenaitqu’elleauraitmieuxfaitdenepassetrouverlà.

Lapièceétaitvide.Ilyavaitunmugsurlatable,àmoitiéremplidethéoudecafé,unjournalouvert.Friedasepenchapourtoucherlachope.Elleétaittiède.Pasbrûlantecommequandlethévientd’êtreversé,maispluschaudeque la températureambiante.MaryOrtonavaitpusortir,oublierdefermer la porte. Elle fit demi-tour et sortit de la cuisine. Cela valait-il bien le coup d’inspecter lamaison?Elleouvritlaportedonnantdanslegrandsalonetpénétradanslapièce.Elleeutaussitôtunchoc, qui lui souleva le cœur, lui coupa le souffle. Mary Orton gisait sur le tapis à côté de labibliothèque. Frieda avait déjà entendu parler de cas semblables et sentit ses facultés cognitives serétrécir,devenirparalysées.EllevoyaitMaryOrtoncommeautraversd’unlongtube.LapremièrepenséedeFriedafutqu’elleétaittombée,celaarrivesisouventauxpersonnesâgées.Ellestombentetsebrisentlahanche,nepeuventpassereleverparfois,etmeurent,fauted’avoirététrouvéesàtemps.Puis,lentement,dansunesortedebrouillard,Friedacompritquecequ’elleavaitprispouruneombreentraversducorpsdeMaryOrtonsurletapiscrèmeétaitenfaitdusang.LesangdeMaryOrton.Elle s’élança vers elle, tâchant de se rappeler les points de compression. Ses cours d’anatomieremontaientàbienlongtemps.

MaryOrtongisaitétaléecommesielleavaitcherchéàseretournersurledos,sanssuccès.

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—Mary,luiditFriedad’unevoixsuppliante.Mary,jesuislà.Friedasondasesyeux.Elleylutcommeuneinfimelueur,unéclatquil’interloqua.—Mary?Elledistinguadenouveauunminusculemouvementdans sesprunelles.Et là,Frieda se rendit

comptedecequ’il signifiait.Tout justevivante,MaryOrtonne regardaitpasFriedamaisderrièreelle,par-dessussonépaule,etellesongea:Ohnon,ohnon…Ellesentituncoup,duretbrûlantdansson dos, sur un côté, et tout ce qui se passa par la suite se déroula dans un formidable ralentibrumeux.Aussieut-elleletempsdepenser:Quetoutestdonclent.Etonlafrappadenouveau,dansl’abdomen,cettefois-ci.Etelleeutletempsdepenser:Pourquoimefrappe-t-on?Aprèsça,elleeutle temps de se rappeler, très calmement, avoir lu qu’un coup de poignard ne faisait pas du toutl’impression d’être poignardé. Cela ne procurait pas la sensation de quelque chose d’acéré. Celafaisaitplutôtl’effetd’uncoupfranc,administréparunobjetcontondant,parunpoingdansungantdeboxe.Friedalevalesbrasenunvaguegestededéfensemaislecoupsuivants’abattitsursajambeettoutd’uncoup,cefutchaud,etmouillé.Friedacompritqu’ellenepouvaitplussetenirdeboutmaisnetombapas.Ellerestasurplace,etletapiscrèmedeMaryOrtonvintàsarencontre.Elleseretrouvacouchée dessus, à plat ventre. Elle sentait la texture rêche des fibres sur ses lèvres et se sentait àprésenttrès,trèsfatiguée.Ellenedésiraitplusqu’unechose,dormir.Ellecompritquec’étaitçaqueçafaisaitdemouriretqu’ellenedevaitpasmourir,aussifit-elleunefforteffroyable,inhumain,pourserelever.

Ellevitunefigure,unvisagedefille.ElleavaittrouvéBeth;etBethenavaitfaitautant.Toutcecisemblaitsilointain,commedansunrêve.Etpuistouts’accéléra.Sensations,bruits,mouvements,toutseprécipita.Ellesentitunesecousse,qu’onladéplaçait,aprèsquoitoutralentitànouveauetdevintnoir, puis très chaud, avant de devenir très froid, et sa tête tomba en arrière. Quand sa jambecommença de lui faire mal, puis très mal, elle cria et crut presque distinguer quelque chose ouquelqu’un,maisl’effortétaittropgrandetladouleurs’estompa.Ellesombraavecgratitudedansunprofondsommeil.

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Chapitrecinquante-deux

Cen’étaitpaslamêmechosequeseréveiller.C’était tropépars,tropdouloureux,tropconfus.Elleémergeaparfragmentsetparéclairsdelucidité:unplafondblancetsale,desvisagespenchéssur elle, des figures qui disaient des choses qu’elle ne comprenait pas, une odeur de savon, unesensationd’humiditésursoncorps,qu’onretournait,desconversationsassourdies.Certainestêtesluiétaient familières : Sandy, Sasha, Josef, Reuben, Jack, Karlsson, Olivia, Chloë, et même Yvette.Certainspleuraient,d’autressouriaient.Ilss’approchaient,toutprès,etposaientleursmainssursonépaule,sajoue,etellenepouvaitleurdirequ’ellesavaitqu’ilsétaientlà.Ilsluiparlaient.Ilsparlaientd’elleenchuchotant.JosefluichantaitdespetitesberceusesukrainiennesentredeuxsanglotsetSashalui lut de lapoésie.Dehors, dans le couloir, elle entenditChloëhurler quelque chose àquelqu’un,d’une voix rendue rauque par la fureur, et elle regretta de ne pouvoir dire à sa nièce fâchée,maladroite,queçan’avaitguèred’importance,queriennejustifiaitqu’onsemettedansuntelétat,maiselleétaitincapabledebougerleslèvres.Unepartd’elle-mêmetrouvaitlasituationcomique.Unrassemblement en l’honneur de Frieda Klein. Elle ne pouvait pas se retourner. Parfois, elle avaitl’impressiondes’étrangler.Laplupartdutemps,elledormait.

Etpuisunjour,unevoixluidit:—Vousm’entendez,Frieda?Clignezdesyeuxsic’estlecas.Ellecilla.—Jevaiscompterjusqu’àtrois,etaprèsonvousretireletuyauetilfaudratousser,etrespirer.

Onyva,un…deux…trois…Frieda eut l’impression qu’on lui extirpait les entrailles par la bouche, qu’elle les vomissait,

aprèsquoielletoussacommeunedésespérée.—Bravefille,ditlavoix.—Jenesuispasunepetitefille,rétorquaFriedad’unevoixrauque.Elle s’apprêtaitàajouterqu’ellen’avait riendegentil,mais l’effort luiparutdisproportionné.

Elle sombra de nouveau dans le sommeil, entrecoupé de quelques rares et vagues lueurs deconscience.Était-ceSacha,làsurunechaiseàcôtédesonlit,entraindelireunlivre?

Elle encore, unemain posée sur les siennes, en train de la regarder.Cette fois-ci, elle prit laparole,desavoixgraveetdouce:

—Tum’entends,Frieda?Elle ne put entendre la réponse. Elle se pencha encore plus près jusqu’à ce que Frieda lui

murmureàl’oreille:—Del’eau.Sasha lui releva la tête d’un geste infiniment délicat et porta le verre à ses lèvres. L’eau était

tiède,etdélicieuse.—Frieda?Lemédecinpasseratevoirdemain.Situtesensprête.—Tum’avaisditquejepouvaisteparler.—Quoi?Illuiétaitdifficiled’articuler.—Sij’avaisbesoindeparler.Elle s’efforçade trouver lesmots, sans lâcher lamain fineet fraîchede sonamie, tandisque

bipaitl’appareilderrièreelle.—Chut,toutvabien,ditSashaendéposantunbaisersursajoue.Onpourraparlerplustard.—Unjour,ditFrieda,avantdebasculerànouveaueneauxprofondes.

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Lelendemainfutdifférent.Friedasesentitbienréveillée.Elles’assitetvitlasalledanslaquelleellesetrouvait:troislitsenface,deuxentreelleetlafenêtre.Unefemmedel’autrecôtédupassageseplaignaitauprèsd’uneinfirmière,etderrièreunécranàcôtéd’elleretentissaitlavoixd’unevieillefemmerépétantsansfinlemêmemot:«professeur».Lecielétaitgrisetellenesesentaitpasbiendutout.Elleavaitlagorgeenfeu,etmalàpeuprèspartout.Unchariotarrivaaveclepetitdéjeuner–uneespècedeporridge,unthénoyédanslelait,dujusd’orange–quineluiinspiraquedégoût.

Uneinfirmières’approchad’unpasaffairéetannonçaàFrieda:—Ilestlà.Là,eneffet,aupieddulit,setenaitunhommed’âgemoyenetd’alluretrèsdistinguée,dansun

costume rayéavecunnœudpapillon.Mêmedans sonétatvaseux,Frieda réussit à se sentir irritée.Pourquoilesmédecinschefspersistent-ilsàporterdesnœudspapillons,alorsqu’ilssaventtrèsbienquec’estuncliché?

Illuisouritduhautdesastature.—Commentvanotrephénomène?s’enquit-il.Bienquecelaluifûtencoredifficile,Friedapouvaitparler.Mêmeàsespropresoreilles,savoix

parutrauqueethésitante,commecelled’unenfantayanttoutjusteapprisàparler.—Jenecomprendspascequevousvoulezdire.Ils’assitauborddulit,sanssedépartirdesonsourire.—Jemeprésente:MrKhan,dit-il.Lechirurgienquivousaopérée.Jevousaisauvélavie.Mais

vousvousétiezsauvéevous-même,dansunpremiertemps.Jamaisvuquelquechosedesemblabledemavie.Vousavezreçuuneformationmédicale,c’estbiença?

Friedahochalatête.—Quandbienmême…Toutàfaitremarquable.—Excusez-moi.Qu’ya-t-ilderemarquable?—Vousnevousrappelezpas?s’étonnaMrKhan.Friedasecoualatête.—C’est compréhensible, compte tenu des circonstances.L’un des coups de couteau que vous

avezreçusainfligéuntraumaprofondquiatranchél’artèrefémorale.Commevousl’aveztrèsbiensaisi,vousvousseriezvidéedevotresangenuneminuteoudeux.Avantdevousévanouir,vousavezréussiàvousfaireungarrotsurlajambe.

—Maisnon,protestaFrieda.—Vousétiezenétatdechoc,persistaMrKahn.Jedoisdirequelesgarrotsnesontplusguère

recommandés.Onrisquedesnécroses,maispasdanscecasprécis.Vousétiezaublocenmoinsd’uneheure.

Ilfaillitluitapoterlajambemaisseretintdejustesse.—Vousavezeudelachanceaveclesplaiesdansledosetl’abdomen,sil’onpeutdire.Aucun

descoupsn’atouchéd’organe.Commeditl’autre,ilsuffitd’un.Ons’estinquiétépourvotrejambeaudébut,maisvousvousensortirez.Peut-êtreserez-vousobligéedereportervotreentraînementautriplesautauxprochainsJeuxolympiques,maisàpartça…

—MaryOrton,coupaFrieda.—Pardon?—Qu’est-ilarrivéàMaryOrton?demandaFrieda.LesouriredeMrKhans’estompa.Ilesquiva.—L’undevos amis est venuvous rendrevisite. Il répondra àvosquestions.Enfin…sivous

voussentezsuffisammentforte.—Oui,réponditFrieda.Jelesuis.Ellese rallongeasursonoreilleretvit la figuredeKarlssonsurgirau-dessusd’elle.L’image

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d’un nuage flottant au-dessus de la tête lui vint à l’esprit, àmoins qu’il ne s’agisse d’un zeppelin.Peut-êtreétait-cedûauxanalgésiques.

—Vousavezunesaletête,luidit-elle.—Onpeut peut-être parler de ça un autre jour, répondit-il. L’infirmière a dit que vous aviez

besoindevousreposer.—Maintenant,répliquaFrieda.MaryOrton.Karlssondétournaleregard,commes’ilattendaitqu’uneautrepersonneprennelaparole.—On l’a déclaréemorte sur les lieux du drame.Àmon avis, cela faisait unmoment qu’elle

l’était.—Non,corrigeaFrieda.Elleétaitvivante.Jemesouviensdesesyeux.Ilsbougeaient.—Ilsontditqu’elleavaitperdubeaucoupdesang.Jesuisvraimentdésolé…Friedasentitdeslarmesbrûlantesroulersursesjoues.Karlssonsepenchaenavantpoursesaisir

d’unmouchoirenpapier,etlessécha.—Onl’atrahie,repritFrieda.Onn’apassulaprotéger.—Lessecouristesavaientsuffisammentàfaireavecvous.Onnepouvaitplusrienpourlesdeux

autres.—Lesdeuxautres?—MaryOrtonetBethKersey.—Quoi?s’emballaFrieda,quitentadeseredressersursonoreiller.Commentça?—Toutdoux,onsecalme,murmuraKarlsson,commes’ilapaisaitunenfantagité.Nevousen

faitespas,iln’yaurapasdepoursuites.—Commentça,depoursuites?—Iln’yaabsolumentaucunproblème,insistaKarlsson.Bienaucontraire.Vousrecevrezsans

douteunemédaille.—Maisquevoulez-vousdire?insistaFrieda.Jenemerappellerien.—Vraiment?Friedasecoualatête.Elles’efforçaderéfléchir.Toutsemblaitflouetdistant.—Onm’ad’abordpoignardéepar-derrière,commença-t-elle.Jenel’aimêmepasvue.Ouen

toutcas…jem’ensouviensàpeine.Maisils’estpasséquelquechose.Jeperdaisdusang,beaucoupdesang,etjemesuisévanouie.Jemerappelleavoirentenduquelquechose.C’esttout.

— Je vois ça tout le temps, répondit Karlsson. Vous ne récupérerez sans doute jamais cesouvenir.Mais il a été facile de reconstituer la scène d’après ce que nous avons vu sur les lieux.Seigneur,ilyavaitdusangpartout.Pardon,inutiledevousraconterça.

—Maisques’est-ilpassé?—Onpeutvoirçaplustard,Frieda.—Non,maintenant.Dites-moi.—D’accord,d’accord,concédaKarlsson.Leschosesontdûsepasserainsi:vousavezagimue

parl’instinctdeconservation.Aprèsavoirétépoignardée,vousavezdûvousbattrepourrécupérerlecouteau tout en saignant devotre côté.Vous avez réussi à vous en emparer et l’avezpoignardée àvotretourpourvousdéfendre.

—Comment?—Pardon?—Commentl’ai-jepoignardée?—Elleestmortedespertesdesangconsécutivesaucoupportéentraversdesagorge.—Jeluiaicoupélagorge?—Oui,etensuite,vousvousêtesserviedesaceinturepourlaserrerautourdevotrejambe.Les

médecinsdisentquesansça,vousvousseriezvidéedevotresangenquelquesminutes.

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Frieda indiqua d’un geste qu’elle voulait boire. Karlsson lui approcha le verre des lèvres.Déglutirluiétaitdouloureux.

—Dormez,àprésent,dit-il.Toutirabien.—D’accord.Parlerluidemandaitdeseffortssurhumains,dansl’immédiat.—Unechose,toutefois.Ilsepenchaverselle.—Quoi?—Jen’aipasfaitça.—Jevousl’aidit,répliquaKarlsson.Vousn’aurezaucunennui.Ilnes’agissaitquedelégitime

défense.—Non,plaidaFrieda.Jenel’aipasfait.Jen’auraispaspu.Enplus…Friedas’obligeaàrepenserauxinstantsquiavaientprécédésapertedeconnaissance.Elletenta

delesisolerdetoutcequiavaitsuivi,lenéant,lescauchemars,l’attentedécousue.—J’aientenduquelquechose.Maisjesais,detoutefaçon.C’étaitlui.Karlssoneutl’airperplexe,puisinquiet.—Commentça,«lui»?—Voussaveztrèsbiendequijeparle.—Arrêtezavecça.N’ypensezmêmepas.

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Chapitrecinquante-trois

Sandy gara la voiture à côté de l’entrée ouest duWaterlow Park.Alors qu’ils remontaient lapenteraidedeSwainsLane,Friedaavaiteul’impressiondedécoller,etdelaisserLondresderrièreeux.

—Jepensequeleparcestencoreouvertàcetteheure-ci,déclaraSandy,avecunsourireattristé.Friedagrimaçaensortantduvéhicule.Ellesesentaitencoreendolorie,surtoutquandellevenait

depasserunmomentassise.—Çavaaller?s’enquitSandy.Frieda avait haï la douleur, la rééducation, les traitements, les visites continuelles à l’hôpital,

mais plus encore, la sympathie, l’attention qu’elle recevait, les expressions inquiètes, la lueur quisurgissaitdansleregarddesgensàsavue,lafaçonqu’ilsavaientdes’inquiéterdetrouverlabonnechoseàdire.Ellefranchitleportaild’unpaslentetraide.Untapisjaunedejonquillesoscillaitdanslevent.

—Leprintempsestvraimentlà,maintenant,ditSandy.Friedapritsonbraspoursestabiliser.— Si tu ne parles pas de printemps en expliquant que cela symbolise le renouveau et la

renaissance,jenediraipascommelepoètequecemois-ciestlepluscrueldel’année.—N’est-cepaslemoisd’avril?—Mars,cen’estpasmalnonplus.—D’accord,concédaSandy.Jepasseraisoussilencelefaitqueletempsestmagnifiqueetque

lesjonquillessontsorties,etqueWaterlowParkoffreunevueimprenablesurLondres.Onpeutalleraucimetièred’àcôté,siçacadremieuxavectonhumeur.

—Tume connais : j’aimebien les cimetières.Mais ça ira pour aujourd’hui. J’adore ceparc.J’ignore commentSirThomasWaterlow a fait sa fortune. Sans doute a-t-il dépouillé quelqu’un, àmoinsqu’ilnes’agissed’unhéritageindu.MaisilalaisséceparcàLondres,etpourcetteraison,jeluisuisreconnaissante.Toutcommejelesuisenverstoi.

—Ehbien,lagratituden’estpasexactementcequi…—Chut.Jesaiscequetuasenduré,Sandy,etcequetunepeuxmedire.Tuestropgentleman,

non?Tuesrevenu,nousnoussommesretrouvés,etc’étaitbon.Non,merveilleux.Cemomentauraitdûnouspermettrederéfléchiràcequenoussouhaitonsfairedenosvies,àprendredesdécisions,àprofiterl’undel’autre.Aulieudequoi…bref,tut’esretrouvéassisauchevetd’unlitd’hôpitaljouraprèsjour,àmeregarderboiredubouillondepouleàlapailleoupisserdansunbassin.

—Ensongeantquetupouvaismourir.—Enplus.—Quandj’aicruquetuallaismourir…—Jesais.Ilssedirigèrentversl’étang.Leparcétaitanimé,etdesfamillessepromenaient,çàetlà,surle

sentier.Desenfantsoffraientdesnoixetdupainrassisauxcanards,auxpigeons,etauxécureuils.—Regarde-moiça,s’écriaSandy.Un petit garçon lançait des cacahuètes à un énorme rat surgi dans l’herbe de sous un

rhododendron.—Ondonneàmangerauxpigeons,commentaFrieda,onpeutbiendonneràmangerauxrats

aussi.—Onmonteunpeuplushaut?suggéraSandy.Lavueyserameilleure.—Dansuneminute.

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—Jevoulaisveniricipourdesraisonssymboliques.Jenem’attendaispasàtevoirdébarqueraumariage.Jepensaisquetum’avaisrayédetavie.J’aiététrès,trèsheureuxdetevoir.

—Oui.Oui,çam’arendueheureuse,moiaussi.Çasemblaitremonteràdesannées-lumière.Unecanepassaprèsd’eux,suivied’unefiledecanetonsminuscules.—Normalement,jediraisquec’étaitunmomenttrèsdoux,ditSandy.Maisjem’abstiendrai.Ilsetournaverselleetposasesmainssursesépaules.—Frieda, jenesaispascomment tedirececimais jesaisquetuviensdetraverserdes temps

indiciblementdifficilesetsijamaistuasbesoindeparler…Friedafronçalenez.—Tuveuxm’entendredirequejesuistraumatisée?—Onleseraitàmoins.—Jen’en sais rien.Onverra.Pour l’instant, ceque je ressens surtout, c’estde lapeinepour

MaryOrton.Quandjefermelesyeux,jelavoisencoreleverlessiensversmoi.Ellelevaitlesyeuxversmoidanslestoutderniersinstantsdesavieetj’imaginequ’elledevaitsedire:«Maisvousaviezditquevousveilleriezsurmoi.Vousaviezditquetoutiraitbien.»Jen’arrivepasàimaginercequej’auraispufaired’autre.J’aiprévenulapolice.J’aiappelélesurgences.Jesuisalléechezelle.

—Tuasfaittoutcequetupouvais.—Elleavaitdeuxfilsquil’ontabandonnée.Onaabuséd’elle,elles’esttournéeversmoipour

quejel’aideetalors,onl’aassassinée.Enfin,sesdeuxfilsontsonargentmaintenant,ilyaaumoinsquelqu’undecontent,commeça.

—Çaneteressemblepasdedireça,Frieda.Tunediraispasçaàl’undetespatients.—Si je disais àmes patients ce que jeme dis àmoi-même, la plupart d’entre eux iraient se

pendre.—Tune tiens pas ce genredepropos à Josef, quand il se sent coupable de lamort deMary

Orton.—Non,eneffet.Sestraitss’adoucirent.—JedisàJosefqu’ilafaitcequ’ilapuetquej’auraisdûl’écouter.—Donc,ilyaunerèglepourlesautres,etuneautrepourtoi.—Oui.—Pourquoiça?—Queveux-tudire?—N’importequiseraitsecouéparcequetuviensdetraverser.Maiscen’estpaslefaitd’avoir

étépoignardée,oud’avoirfaillimourir,quitetracasse,n’est-cepas?Quandtuparlesdecequit’estarrivé,cequineseproduitpassouvent,c’estsurMaryOrtonquetut’attardes,etsurJanetFerris,etmêmeBethKersey,quit’auraittuéesiellel’avaitpu–etquid’ailleursabienfaillilefaire.Etquandcen’estpassurelles,c’estsurAlanDekkeretsurKathyRipon.Touscesdisparus.Etsoudainjemedisquetuprendsleschoses…commentdire…tropàcœur,oudefaçontroppersonnelle.

Sandys’arrêtaetcroisaleregarddeFrieda,scintillantd’unelueurfarouche.—Àquoitupenses?—Uneseconde,dit-elle.Ellesedétourna,regardantauloin,l’étendueduparc.Quandelleseretourna,elleavaitlevisagepluspâlequejamais,etlesyeuxencoreplusbrillants.—J’aiquelquechoseàtedire.—Vas-y.—Jenel’aijamaisracontéàpersonne.

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Elleinspiraprofondément.—Quandj’avaisquinzeans,monpèreamisfinàsesjours.EllelevaunemainavantqueSandyaitpudirequoiquecesoit,ous’approcherd’elle.—Ils’estpendu,danslegrenierdenotremaison.—Jesuisvraimentdésolé,Frieda.—C’estmoiquil’aitrouvé.J’aicoupélacordemaisilétaitdéjàmort,évidemment.Celafaisait

unmomentqu’ilétaittrèsdéprimé,maisjecroyaispouvoirlesauver.Jecroyaisavoirlesmoyensdel’aideràallermieux.Ilm’arrivetoujoursderêverquejeleretrouveàtemps.Çan’ajamaiscessé.

Sesgrandsyeuxétaientposéssurlui.—Maisjenesuispasarrivéeàtemps.PasplusquepourMaryOrton.OuJanetFerris.OuKathy

Ripon.OucepauvreAlan.Desgensquimefaisaientconfianceetquejen’aipassuaider.—Non,machérie.—J’ail’impressiond’êtremaudite.Tunedevraispasm’approcherdetropprès.—Tunem’enempêcheraspas.—Ah.L’espaced’uninstant,Sandycrutqu’elleallaitpleurer.Ellefitunpasenavantetposaunemain

sursajoue,enledévisageantintensément.—Qu’est-cequ’onvafaire,Sandy?—Onvalaisserdutempsautemps.—Ahoui?—Oui.—DoncturetournestoujoursauxÉtats-Unisetmoijeresteici?—Oui.Maisçaneserapluspareil.—Pourquoi?—ÀcausedeWaterlowPark.Àcausedenotrepromenadenocturnelelongdelarivière.Parce

quetum’asdémontréquel’eaupeutcoulersousterresanss’asséchernidisparaître.Parcequejeteconnais.

—Oui,réponditFrieda,àvoixtrèsbasse.Tumeconnais.—Salut!SandyetFriedase retournèrentd’unmêmeélan.Unepetite fillese tenaitàcôtédeFrieda, les

mainsserréessurunpetitbouquetdejonquilles.EllelesoffritàFrieda,entendantlesbrasetensehissantsurlapointedespieds.Friedapritlesfleurs.

—Mercibeaucoup,dit-elle.Mêmesi cemouvement lui faisaitmal, elle sepenchaenavant jusqu’à se retrouvernezànez

avecl’enfant.—Ellessonttrèsbelles.—Votreheuren’étaitpasvenue,ditlapetitefille.—Quoi?Queveux-tudire?—Votreheuren’étaitpasvenue.Lapetitefillefronçalessourcilsd’unairconcentré,commesiellesetenaitdeboutdevanttoute

saclasse.—Votre.Heure.N’était.Pas.Venue.—Qu’est-cequeçaveutdire?Ellesemblaitaffolée.Prêteàdétaler,songeaFrieda.Sandys’agenouillaàcôtéd’elleetluiparla

d’unevoixdouce.—Commentt’appelles-tu?—Ginny.

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—C’estunjolinom.Pourquoias-tuditça,Ginny?—Parcequ’ilmel’ademandé.—Quiça?demandaSandy.—L’homme.SandylevalesyeuxversFrieda,puisreportasonregardsurlapetitefille.—Tupeuxmelemontrerdudoigt?Elleregardaautourd’elle.—Non,répondit-elle.—Qu’a-t-ildit?—Iladit:«Vaportercesfleursàladameetdis-lui…»Ellesetutuneseconde.—J’aioublié.—Ginny!hélaunevoix.Ginny!Lapetitefilles’élançadansl’alléepourrejoindresamère.—Ehbien!…Maisqu’est-cequec’étaitqueça?s’exclamaSandy.—Ilm’épie,lâchaFriedad’unevoixàpeineplusperceptiblequ’unchuchotement.—Quiça?—Dean.DeanReeve.Ilestlà.Depuisledébut.Jel’aisenti.C’étaitlui.J’ensuissûre.EllesetournaversSandyavecuneexpressionféroce.— Jamais je n’aurais pu trancher la gorge de Beth. Ni lui arracher sa ceinture pour me

l’enroulerautourdelacuisse.C’estluiquim’asauvée.DeanReevem’asauvélavie.Elles’attendaitàcequ’illuirépondequ’elleétaitparanoïaque,folle,maisiln’enfitrien.—Pourquoi?demanda-t-il.—Parcequ’ilveutêtreceluiquialepouvoirdemedétruire.—Qu’est-cequ’onvafaire?Ellehaussalesépaules.—Qu’est-cequejepeuxfaire,detoutefaçon?—J’aidit:«on».—Jesais.Merci.Sandyl’enveloppadesesbrasetelleselaissaallercontrelui.L’espaced’uninstant,ilsrestèrent

ainsisansdireunmot.—Bon,etsionmontaitcettecolline,toietmoi?Friedasecoualatête.—Onferaitmieuxd’yaller,dit-elle.Ilcommenceàfairenuit.Onn’yvoitpresqueplus

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Titreoriginal:Tuesday’sGone

Copyright©Joined-UpWriting,2012.Allrightsreserved.carte©MichaelHillatMapsIllustrated,2012

©2013,FleuveNoir,départementd’UniversPoche,pourlatraductionfrançaise.

Illustration:OlivierBalez

EANnumérique:978-2-823-80326-6

«Cetteœuvreestprotégéeparledroitd’auteuretstrictementréservéeàl’usageprivéduclient.Toutereproductionoudiffusionauprofitdetiers,àtitregratuitouonéreux,detoutoupartiedecetteœuvre,eststrictementinterditeetconstitueunecontrefaçonprévueparlesarticlesL335-2et suivantsduCodede laPropriété Intellectuelle.L’éditeurse réserve ledroitdepoursuivre touteatteinteàsesdroitsdepropriétéintellectuelledevantlesjuridictionscivilesoupénales.»

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TableofContentsCouvertureTitrePremierchapitreChapitredeuxChapitretroisChapitrequatreChapitrecinqChapitresixChapitreseptChapitrehuitChapitreneufChapitredixChapitreonzeChapitredouzeChapitretreizeChapitrequatorzeChapitrequinzeChapitreseizeChapitredix-septChapitredix-huitChapitredix-neufChapitrevingtChapitrevingtetunChapitrevingt-deuxChapitrevingt-troisChapitrevingt-quatreChapitrevingt-cinqChapitrevingt-sixChapitrevingt-septChapitrevingt-huitChapitrevingt-neufChapitretrenteChapitretrenteetunChapitretrente-deuxChapitretrente-troisChapitretrente-quatreChapitretrente-cinqChapitretrente-sixChapitretrente-septChapitretrente-huitChapitretrente-neufChapitrequaranteChapitrequaranteetunChapitrequarante-deux

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Chapitrequarante-troisChapitrequarante-quatreChapitrequarante-cinqChapitrequarante-sixChapitrequarante-septChapitrequarante-huitChapitrequarante-neufChapitrecinquanteChapitrecinquanteetunChapitrecinquante-deuxChapitrecinquante-troisDumêmeauteurCopyright