pratiques quotidiennes des communautés populaires...

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44 Dossier INTRODUCTION Dans le processus d’urbanisation brésilien, les infrastructures d’eau et d’assainissement en réseau se caractérisent par de fortes inégalités socio-spatiales tant aux niveaux régionaux et interurbains qu’à l’intérieur même des villes entre classes les plus aisées et communautés populaires. D’un côté, il existe des réseaux modernes, régulièrement étendus et qui offrent un ser- vice de qualité dans les espaces résidentiels de haut standing déjà bien équipés. Ces zones dites « rentables » deviennent ainsi de plus en plus attractives pour le capital immobilier, au contraire des quartiers populaires considérés comme non valo- risables. Abritant les populations à faibles revenus, ces espaces, principalement favelas et lotissements périphériques, sont tota- lement ou partiellement dépourvus de réseaux. Ils souffrent du manque ou de la mauvaise qualité de services d’eau et d’assai- nissement : discontinuité de la desserte, pannes, mauvaise maintenance, etc. (Vetter et al., 1979 ; Santos, 1980 ; Smolka, 1987 ; Jacobi, 1989 ; Oliveira et al., 1991 ; Kleiman, 1997, 2002). Après des décennies d’oubli, ces quartiers ont fait l’ob- jet, depuis le début des années 1990, de programmes publics visant à les approvisionner en services de base et, par là, à les insérer socialement à la « ville formelle ». Ce travail porte sur les pratiques quotidiennes développées dans les communautés populaires pour faire face aux situations de non branchement ou de « mal branchement » aux réseaux d’eau et d’égouts. Il s’appuie sur des cas étudiés à Rio de Janeiro et Salvador, exemplaires des trois types de situations rencon- trées dans les quartiers populaires : absence totale de réseau, présence de réseaux alternatifs construits par les communautés et de petits réseaux officiels précaires, sites d’implantation des « Programmes Spéciaux d’Eau et d’Assainissement » (1). Il s’agit de montrer comment la précarité dans l’accès aux services de base conduit à l’émergence d’une sociabilité particulière. Malgré plusieurs études sur les inégalités socio-spatiales dans l’accès aux services urbains (Vetter, 1981 ; Rocha, 1994 ; Kleiman, 2002), les habitudes quotidiennes en matière d’eau et Pratiques quotidiennes des communautés populaires mal branchées aux réseaux d’eau et d’assainissement dans les métropoles brésiliennes : les cas de Rio de Janeiro et Salvador Mauro Kleiman Flux n° 56/57 Avril - Septembre 2004 pp. 44-56

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44 Dossier

INTRODUCTION

Dans le processus d’urbanisation brésilien, les infrastructuresd’eau et d’assainissement en réseau se caractérisent par defortes inégalités socio-spatiales tant aux niveaux régionaux etinterurbains qu’à l’intérieur même des villes entre classes lesplus aisées et communautés populaires. D’un côté, il existe desréseaux modernes, régulièrement étendus et qui offrent un ser-vice de qualité dans les espaces résidentiels de haut standingdéjà bien équipés. Ces zones dites « rentables » deviennentainsi de plus en plus attractives pour le capital immobilier, aucontraire des quartiers populaires considérés comme non valo-risables. Abritant les populations à faibles revenus, ces espaces,principalement favelas et lotissements périphériques, sont tota-lement ou partiellement dépourvus de réseaux. Ils souffrent dumanque ou de la mauvaise qualité de services d’eau et d’assai-nissement : discontinuité de la desserte, pannes, mauvaisemaintenance, etc. (Vetter et al., 1979 ; Santos, 1980 ; Smolka,1987 ; Jacobi, 1989 ; Oliveira et al., 1991 ; Kleiman, 1997,

2002). Après des décennies d’oubli, ces quartiers ont fait l’ob-jet, depuis le début des années 1990, de programmes publicsvisant à les approvisionner en services de base et, par là, à lesinsérer socialement à la « ville formelle ».

Ce travail porte sur les pratiques quotidiennes développéesdans les communautés populaires pour faire face aux situationsde non branchement ou de « mal branchement » aux réseauxd’eau et d’égouts. Il s’appuie sur des cas étudiés à Rio de Janeiroet Salvador, exemplaires des trois types de situations rencon-trées dans les quartiers populaires : absence totale de réseau,présence de réseaux alternatifs construits par les communautéset de petits réseaux officiels précaires, sites d’implantation des« Programmes Spéciaux d’Eau et d’Assainissement » (1). Il s’agitde montrer comment la précarité dans l’accès aux services debase conduit à l’émergence d’une sociabilité particulière.

Malgré plusieurs études sur les inégalités socio-spatialesdans l’accès aux services urbains (Vetter, 1981 ; Rocha, 1994 ;Kleiman, 2002), les habitudes quotidiennes en matière d’eau et

Pratiques quotidiennes des communautéspopulaires mal branchées

aux réseaux d’eau et d’assainissementdans les métropoles brésiliennes :

les cas de Rio de Janeiro et Salvador

Mauro Kleiman

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d’assainissement dans les favelas et lotissements périphériquesrestent encore mal connues (2). Elles relèvent du champ d’étu-de constitué par l’analyse des modes de vie urbains comme« systèmes d’habitudes quotidiennes » et des significations quileur sont associées afin d’articuler, dans la pensée sur la ville,les processus socio-économiques à leur dimension culturelle.Complémentaire des études macro-économiques et politiquessur la ségrégation socio-spatiale, une telle approche permetd’observer l’ensemble des pratiques et processus par lesquelsles individus organisent leurs réponses aux contraintes quoti-diennes. Elle ouvre aussi la question de la temporalité de cesprocessus. Le développement technologique et l’introductionde nouvelles méthodes d’hygiène au milieu du XIXe siècle ontpermis l’équipement en réseaux des quartiers riches et l’appari-tion de changements culturels : valorisation de l’espace privatifet de l’intimité, libération de temps quotidien pour profiter deces améliorations. Pour les pauvres au contraire, l’organisationjournalière reste déterminée par les activités de collecte puisd’évacuation de l’eau.

La méthode d’analyse des pratiques quotidiennes s’appuiesur l’identification et la connivence avec le milieu social, néesde l’immersion dans les lieux de vie des pauvres — avec cequ’elle implique comme préliminaires d’approche des popula-tions et de précautions (3). La transcription des observations(visites, entretiens, etc.) permet de resituer un fait micro-locali-sé, une micro-situation et ses micro-routines dans une investi-gation urbaine plus générale. En outre, nous avons cherché àapprécier l’efficacité sociale des services. Les indicateurs quan-titatifs classiques ont un haut degré d’agrégation et signalentseulement l’existence physique de canalisations. Pour pallier cemanque d’indicateurs, plusieurs critères ont été retenus (carac-téristiques des réseaux, entretien des infrastructures, qualité desprestations, etc.) (4), (Kleiman, 1997).

L’article comporte trois parties. La première montre, à partirdes taux de desserte en eau et d’équipement en assainissement,les inégalités socio-spatiales dans ce domaine au Brésil etnotamment à Rio de Janeiro et Salvador. La deuxième s’appuiesur des exemples et témoignages concrets d’habitants pourmettre en évidence les pratiques développées dans les commu-nautés populaires pour faire face aux problèmes d’eau et d’as-sainissement. La dernière propose une réflexion sur les modesde sociabilité développés dans ces situations de mauvaise arti-culation aux réseaux, et questionne les récents programmesd’eau et d’assainissement réalisés dans les quartiers populaires.

EAU ET ASSAINISSEMENT AU BRÉSILET DANS LES COMMUNAUTÉS POPULAIRES

DE RIO DE JANEIRO ET SALVADOR

Les données officielles les plus récentes (recensement de lapopulation, 2000) montrent la non universalisation des servicesd’eau et d’assainissement au Brésil et les fortes inégalités dansleur distribution socio-spatiale, ainsi qu’un décalage manifesteentre la situation de l’alimentation en eau et celle de l’évacua-tion des eaux usées.

Globalement, 78 % des logements sont équipés de l’eau àdomicile tandis que moins de la moitié (44 %) sont raccordés àun réseau d’égout — parmi ceux-là, près de 65 % ne subissentaucun traitement des eaux usées collectées. Significativement,plus de 15 % des ménages utilisent des latrines, dont un quartfonctionne avec une fosse rudimentaire (24 %) et une partiemineure (15 %) avec une fosse septique. 8 % des maisons n’ontpas de salle de bains. Au niveau régional, les différences sontnettement marquées. Ainsi entre le Sud-Est, région la plus déve-loppée du pays, et le Nord-Est, la plus pauvre, dont relèvent lescas analysés ici (respectivement Rio et Salvador) : 88 % deslogements sont raccordés au réseau d’eau potable dans le Sud-Est contre 66 % dans le Nord-Est, tandis que 73 % sont bran-chés au réseau d’égout dans le Sud-Est pour seulement 25 %dans le Nord-Est — où 34 % des habitations disposent d’unefosse rudimentaire et 24 % n’ont même pas de salle de bains.

Ce constat d’asymétrie s’accentue encore si l’on observe lesdifférences entre niveaux de revenus. 80 % de la populationbrésilienne se situent dans les tranches de faibles à très faiblesrevenus (au plus deux salaires minimum, sachant qu’un salaireminimum est d’environ 60 Euros). Dans ces tranches, 38 % dela population n’ont pas l’eau à domicile et 59 % ne disposentpas du tout-à-l’égout (recensement de 1991). Mais c’est lors-qu’on se place à une échelle micro-locale qu’on peut réelle-ment appréhender combien la situation des quartiers populairesest dramatique, avec ses légions de « sans services » et de « malservis ». L’une des explications est que dans les favelas et leslotissements périphériques, ceux de Rio de Janeiro et deSalvador notamment, l’habitat est auto-construit et qu’il n’exis-te donc aucune infrastructure officielle, tant pour amener quepour évacuer l’eau (Santos, 1980 ; Kleiman, 1978). Depuis prèsde soixante ans, l’État a utilisé cet argument juridique, soit pourdéclarer illégales les occupations de terres et les habitations quiy étaient construites (dans le cas des favelas), soit en considé-

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rant comme clandestins ou irréguliers les lotissements péri-urbains. Ce faisant, il a pratiqué une politique de l’absence, pré-férant ne pas raccorder ces zones d’habitat populaire auxréseaux d’eau et d’assainissement et les laissant de fait commede droit en dehors de la ville officielle.

Dans la région métropolitaine de Rio de Janeiro85 % des domiciles sont branchés au réseau d’eau, mais seule-ment 64 % au réseau d’égout — pour 22% qui utilisent unefosse septique, 10 % un simple caniveau et 3 % une fosse rudi-mentaire. D’après les données du recensement de l’IBGE(2000), la desserte en eau dans les municipalités de la « BaixadaFluminense » (voir note 1) s’est accrue : 70 % des logements àDuque de Caxias ; 81 % à Nova Iguaçu et 95 % à São João deMeriti, mais elle est limitée aux centres-villes et dépend desautres systèmes d’approvisionnement dans les zones plus richesde la métropole.

La situation est en revanche beaucoup moins bonne dansles quartiers populaires étudiés. Dans les lotissements périphé-riques, on estime à moins de 30 % les domiciles desservis régu-lièrement, avec une pression et un volume suffisants pour cou-vrir les besoins journaliers — et encore la qualité de l’eau nedonne pas satisfaction. Quant aux favelas, on y obtient l’eauprincipalement grâce aux branchements clandestins (Parisse,1969 ; Igreja Catolica, 1978 ; Kleiman, 1978, 1997). Pour l’as-sainissement, il n’existe pratiquement pas de réseau d’égout.Certes, dans les lotissements périphériques, le taux de raccor-dement est passé de 21 à 32 % entre 1990 et 2000. Mais celane signifie pas que les eaux collectées sont plus traitéesqu’avant, et les canalisations présentent de graves dysfonction-nements et débordent fréquemment. Aussi, les gens utilisent desfosses rudimentaires et l’écoulement des eaux usées se fait àciel ouvert dans les « vallées nègres » (Kleiman, 2002).

La répartition des investissements par type de zone socio-économique donne à ces informations une portée sensible-ment différente. Ainsi, à peine 5,2 % du total des investisse-ments dans la métropole de Rio ont été affectés à l’extensiondes égouts dans les lotissements périphériques dans laBaixada Fluminense jusqu’à 1990, mais ce chiffre a doublédans la décennie suivante (11,2 %) avec le Programme deDépollution de la Baie de Guanabara. Il en va de même dansles favelas : alors que les investissements pour l’eau et pour leségouts y ont été limités et ponctuels jusqu’à 1974 (6,5 % pourchaque secteur), elles ont reçu au cours de la dernière décen-

nie (1991-2001), grâce au Programme Favela Bairro, plus de10 % du total des investissements en égouts (Kleiman, 1997,2002).

Dans la région métropolitaine de SalvadorL’amélioration de la desserte en eau a été sensible : 89 % desménages en bénéficient. La collecte des eaux usées, enrevanche, concerne à peine 61 % des domiciles (et 26 % pourla seule ville de Salvador). Seulement 21 % des eaux collectéessont effectivement évacuées vers le réseau d’égout principal. Lereste est directement déversé, via le réseau pluvial, dans la Baiede tous les Saints. Une grande proportion d’habitants utilise unefosse rudimentaire ou plus rarement septique (14 et 10 % res-pectivement) ou encore jette ses eaux usées directement dansdes fossés ou d’autres types de canaux (Recensement, 2000).

Dans les palafittes des Alagados de la Péninsule deItapagipe (voir note 1), la situation est encore moins bonne :même les fosses septiques ou rudimentaires sont relativementfréquentes, 11 % des logements ne possèdent aucun équipe-ment d’assainissement et 30 % des ménages utilisent la moda-lité dite du « ballon d’excréments », jeté à la mer par-dessus lestoits. Pour l’alimentation en eau, il est relativement aisé d’ins-taller un branchement clandestin à partir des canalisations offi-cielles les plus proches.

À part quelques cas isolés dans les favelas et lotissementspériphériques (5), c’est seulement à partir de 1995 qu’on com-mence à formuler et à appliquer une politique visant à implan-ter, de manière systématique et en quantité suffisante, desréseaux d’eau et d’assainissement dans les communautés popu-laires. Imposée et financée par des organismes multilatéraux(BID, OCDE), soutenue par le gouvernement de l’État de Rio deJaneiro et les gouvernements locaux, cette politique propose ledéveloppement conjoint des deux types de réseaux commesupports nécessaires à l’émergence de véritables servicesurbains de base susceptibles de favoriser l’insertion des com-munautés populaires dans la ville légale. À cet effet sont mis enplace des « Programmes Spéciaux ». Ils portent des noms diffé-rents selon les lieux (à Rio de Janeiro : Programmes deDépollution de la Baie de Guanabara, Nova Baixada, Favela-Bairro ; à Salvador : Programmes Bahia Azul et Ribeira Azul),mais sont conçus selon un même schéma : très grand dimen-sionnement et sophistication technique, avec en référence desparamètres et normes identiques à ceux des réseaux équipantles quartiers de haut standing.

Kleiman - Pratiques quotidiennes des mal branchés dans les métropoles brésiliennes

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LES PRATIQUES QUOTIDIENNES DESCOMMUNAUTÉS POPULAIRES NON RACCORDÉES

À L’EAU ET À L’ASSAINISSEMENT

Soixante ans d’absence de politique publique d’eau et d’assai-nissement ont, dans les communautés défavorisées, suscitél’émergence de pratiques individuelles (familiales) et collectivesd’adaptation aux carences en services de base, parce que« vivre sans eau ce n’est pas vivre ». Or cette culture locale estméconnue, voire contrecarrée par les nouveaux modèles expé-rimentés au travers des récentes politiques d’implantation deréseaux d’eau et d’égout dans les quartiers populaires.

Pratiques quotidiennes individuellesLes solutions alternatives pour l’approvisionnement en eau

sont celles que les habitants créent et/ou utilisent pour eux-mêmes : réservoirs d’eau de pluie, puits, collecte d’eau à larivière ou à un point d’eau hors du domicile : pompe manuel-le, fontaine publique ou encore chez un voisin raccordé, ainsique celles pour lesquelles ils paient un prestataire, comme dansle cas des camions citernes. Toutes imposent une organisationquotidienne mobilisant le temps et l’énergie d’une partie desmembres du ménage, qu’il s’agisse de remplir les récipientsaffectés aux différents usages domestiques (cuisine, bain, toi-lettes, etc.), ou encore de stocker l’eau dans des citernes, qu’ilfaut alors réapprovisionner périodiquement :

« Tous les jours, tôt le matin, je porte des seaux d’eaujusqu’à la maison. Je tire l’eau d’un puits qui est toutprès. Je fais cela plus de dix fois par jour » Stella, 11 ans,ne va pas à l’école (Belford Roxo, Baixada Fluminense,Rio de Janeiro).

« Quand il pleut le réservoir est plein, c’est la joie. Je tirel’eau avec un seau, je le passe à mon fils qui monte l’es-calier avec et le père est sur le toit qui remplit le réser-voir » Madame Maria, 60 ans (São João de Meriti,Baixada Fluminense, Rio de Janeiro).

« Dans la “Maré“ il n’y a pas moyen de creuser depuits : ou nous prenons de l’eau dans la boue ou nousmarchons jusqu’à trouver le point d’eau de quelqu’un »Monsieur Aluisio, 69 ans (Alagados IV, Península deItapagipe,Salvador).

S’approvisionner en eau est donc d’abord vécu comme unelutte quotidienne, d’autant plus que l’eau — en particulier auxpuits, rivières et sources — est souvent saumâtre et éventuelle-ment polluée par les déchets solides et liquides répandus àmême le sol. Les maladies hydriques sont fréquentes : diarrhées

(principalement chez les enfants), verminose, hépatite, etc. Leshabitants interrogés font vite le lien entre le manque de réseauxd’eau et les problèmes sanitaires qui en découlent :

« Nous descendons la montagne, mes enfants et moi,plus de cinq fois par jour pour aller chercher de l’eau àla pompe et même comme ça ce n’est pas assez et ellevient sale » Elizeth, 40 ans, maîtresse de maison (favelade la Serrinha, Rio de Janeiro).

« Nous n’avons aucun doute au sujet de notre souffran-ce. Notre fille de quatre ans est morte de diarrhée etvomissements à cause de l’eau de puits qui n’était pasfiltrée » Monsieur Francisco, 32 ans, bricoleur(Península de Itapagipe, Salvador).

Outre la difficulté du puisage de l’eau et de son transport, ilfaut constamment sortir de la maison pour aller s’approvision-ner. Cette nécessité est de fait aussi un acte de sociabilité :toutes les familles ayant cette même préoccupation, elles serencontrent les unes les autres aux points d’eau, qui deviennentun lieu d’échange où se partagent histoires personnelles, opi-nions et racontars divers. Parler de la collecte de l’eau, c’estaussi parler de sa propre vie tant les deux sont intimementliées :

« Ici en haut de la montagne il y a une source d’eau, lematin on va chercher de l’eau et après on lave le linge,toutes les mères vont avec leurs enfants. C’est dur, maison bavarde » Madame Solange, 40 ans, mère de cinqenfants (Favela de la Serrinha, Madureira, Rio deJaneiro).

Seule une petite minorité dispose des ressources financièressuffisantes pour faire livrer de l’eau par un camion-citerne etremplir les réservoirs. Outre qu’elle évite d’aller chercher l’eauà l’extérieur, la livraison est surtout un moyen d’obtenir une eaude meilleure qualité. Mais le fait de devoir payer est bien sûr unfacteur limitant :

« Pour boire ou faire à manger il faut acheter l’eau d’uncamion-citerne à R$ 80,00 par semaine. Cela est supé-rieur à ce que rapporte le travail de ramasser les boîtesvides de bière dans la rue pour le recyclage » MonsieurJosé, 58 ans, ramasseur d’ordures (Favela de Sapucaia,Ilha do Governador, Rio de Janeiro).

Une autre solution mise en œuvre est le branchement clan-destin ou « chat », qui consiste à percer un trou dans la canali-sation d’eau la plus proche pour s’y connecter. Elle est particu-lièrement fréquente dans les palaffites de la Péninsule deItapagipe à Salvador :

« Ici dans les Palafittes tout est «chat », les tuyaux pas-

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sent par dessus les ponts ou en dessous des maisons.Quand la marée monte et qu’il y a un trou, la boueentre, l’égout aussi et les rats passent » Wilson, 28 ans,vendeur de « sacolé » (boisson glacée).

Parfois un même « chat» se ramifie pour desservir plusieursmaisons, formant un enchevêtrement de tuyaux de plastique, laplupart du temps posés à même le sol — au risque que l’eausoit contaminée en se mélangeant aux égouts à ciel ouvert etautres résidus, notamment les urines animales :

« J’ai relié un tuyau à celui du voisin, qui à son tour avaitrelié le sien à une personne connue qui habite plus hautet tout le monde tire sur le “chat“ qui a été fait dans unerue qui passe en haut de la montagne » Monsieur Silva,55 ans, cinq enfants, peintre à son compte (favela duBorel, Rio de Janeiro).

Celui qui possède un « chat » voit son quotidien facilité,mais est en retour soumis aux aléas de la desserte par lesréseaux officiels : irrégularité du service, variations de pression,etc. Il faut alors compléter son approvisionnement en recourantégalement à d’autres points d’eau ou en installant un réservoirde stockage.

Dans les quartiers populaires, les réseaux de collecte deseaux usées sont encore moins développés que les réseauxd’eau : les pratiques alternatives en assainissement y sont d’au-tant plus cruciales, mais aussi significatives de la dureté desconditions de vie. Les logements sont souvent de simplesbaraques en bois où n’existe pas l’équivalent d’une salle debains. Rares sont les maisons équipées de tuyaux d’évacuation.Certains ne disposent que d’une fosse rudimentaire, un simpletrou dans le sol où s’accumulent les excréments. Son usage estencore très commun dans les espaces densément peupléscomme les lotissements périphériques et favelas de Rio deJaneiro :

« J’ai fait un parc avec de la paille hors de la maison etj’ai mis un vase en bois, c’est notre vase sanitaire » JoseAraujo, 73 ans, retraité (lotissement Jardim Primaveira,Baixada Fluminense, Rio de Janeiro).

Même lorsqu’il y a des latrines, eaux usées et excretass’écoulent dans des rigoles à ciel ouvert, les « vallées nègres »,traversent les impasses et ruelles longeant les habitations puiss’éparpillent et créent des bourbiers en cas de pluie. Il arriveaussi que les gens aillent uriner et déféquer à l’extérieur, hors deleur maison, avec les mêmes effets sur l’environnement. Dansles palafittes de Salvador, « le lieu d’aisance » n’est souventqu’un trou qui s’évacue directement dans la mer. Les excré-

ments sont emballés dans des « ballons » de vieux journaux oudes sacs en plastique et jetés dans des bourbiers, à la rivière ouà la mer :

« En faisant dans le ballon c’est plus facile de le jeterplus loin » Silvio, 45 ans, maçon, sans revenu fixe(Belford Roxo, Baixada Fluminense, Rio de Janeiro).

Ces solutions présentent toutes le risque de contaminer lesnappes phréatiques et les puits utilisés pour l’eau potable. Parailleurs elles ne règlent que bien imparfaitement la question del’évacuation des produits de l’assainissement :

« Quand il pleut l’eau arrive aux genoux des adultes. Àce moment-là elle se mélange avec les égouts, lesordures, les rats ». José Silva, 48 ans, bricoleur sansrevenu fixe (Belford Roxo, Baixada Fluminense, Rio deJaneiro).

« Quand la marée monte elle emmène tout, elle empor-te les égouts, les ordures, les gravas et tout ce qui gêneon le jette au moment de la marée ». Aluisio, 68 ans,retraité (Palafittes, Península de Itapagipe, Salvador).

À l’instar du « chat » pour l’eau, il existe des branchementsclandestins au réseau d’égout appelés « broches » : un habitantgreffe le conduit d’évacuation des eaux usées de son domicilesur le réseau d’eau pluvial voisin — plus rarement sur un col-lecteur d’égout car il y en a peu dans ce type de quartier.Comme pour l’eau, la multiplication de ces bricolages indivi-duels avec des tuyaux de diamètres insuffisants pour lesvolumes à évacuer provoque des obstructions néfastes au bonfonctionnement des réseaux officiels.

Pratiques quotidiennes collectivesComme dans le domaine du logement, où l’auto-constructionreste la solution face au manque d’intérêt manifesté par l’État,les couches populaires doivent assumer elles-mêmes laconstruction des infrastructures d’eau et d’assainissement. Leurprise en charge collective, en tant qu’action sociale participati-ve, ouvre la voie à plus d’initiatives individuelles. Ce processusde prise de conscience s’inscrit dans une longue histoire demouvements populaires revendiquant un meilleur accès auxservices urbains et la participation des citoyens aux décisionsgouvernementales, notamment dans le secteur de l’assainisse-ment (6) (Cordeiro, 1995 ; Bastos, 1993 ; Oliveira et al., 1993).Ces actions ont contribué à l’apprentissage et à la diffusion depratiques socio-politiques constituant des alternatives collec-tives aux carences en service de base —même si l’État continued’être sollicité.

Kleiman - Pratiques quotidiennes des mal branchés dans les métropoles brésiliennes

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Dans le domaine de l’approvisionnement en eau, les tra-vaux collectifs « en coup de main » se traduisent par des chan-gements significatifs dans la vie quotidienne et démontrent lerôle social joué par les réseaux qui, même alternatifs, permet-tent d’avoir l’eau à domicile :

« Tout le monde ensemble, nous avons réussi à mettrede l’eau dans les maisons. Les enfants ont plus de tempspour aller à l’école, le bain est un plaisir. Nous habitonsdans un endroit pauvre mais nous avons de l’eau »Dona Regina, 35 ans, employée domestique (Nilopolis,Baixada Fluminense, Rio de Janeiro).

« Avant c’étaient des récipients d’eau sur la tête plu-sieurs fois par jour. Maintenant il suffit d’ouvrir le robi-net » Josinaldo, 48 ans, maçon (favela Vila Sapé, Rio deJaneiro).

Ces réseaux sont conçus grâce aux conseils d’ouvriers spé-cialisés (maçons, plombiers, menuisiers, électriciens, etc.) issusde la communauté, et les travaux sont exécutés par eux avec leconcours de la population. En général totalement clandestins,qu’il s’agisse du « chat » pour l’eau ou de la « broche » pourl’assainissement, il sont parfois soutenus par les politicienslocaux qui fournissent tuyaux et petit matériel. La configurationdu réseau est la suivante : à partir d’une première canalisationconnectée sur le réseau officiel, part une multitude de tuyauxenchevêtrés allant vers chaque domicile en suivant le courssinueux des ruelles et impasses. La plupart des maisons ont desréservoirs perchés sur le toit, souvent de grand diamètre.

Dans certaines favelas (comme à Santa Marta à Botafogo,Rio de Janeiro), le réseau de distribution est aérien pour facili-ter l’arrivée des tuyaux jusqu’au centre très dense du quartier oùles domiciles sont agglutinés les uns sur les autres. Dans lesquartiers situés sur des hauteurs, les réalisations dépendentaussi des cotisations des habitants pour l’achat d’une pompeélectrique assez puissante pour amener l’eau directement jus-qu’à chaque maison. Quand l’arrivée d’eau est irrégulière dansle réseau principal, l’eau est pompée par intermittence etenvoyée d’abord vers les zones les plus élevées. LesAssociations d’habitants des lotissements de la BaixadaFluminense s’arrangent, au minimum, pour en louer une : trans-portée sur une camionnette, elle permet de fournir les quartiersà tour de rôle, selon le principe du « booster volant » :

« On était fatigué d’attendre que l’État résolve le pro-blème de l’eau. Nous avons fait une “quête“ (cotisation)et nous avons acheté une pompe puissante. Commecela nous arrivons à monter l’eau pour la semaine »

Jorge Otavio, 23 ans, étudiant, membre de l’Associationdes habitants (Lot XV, Baixada Fluminense, Rio deJaneiro).

À Salvador, dans les palafittes, les habitants ont aussi crééun réseau alternatif, dont les tuyaux reposent en équilibre surles pilotis qui supportent les maisons au-dessus de l’eau. Raressont ceux qui ont des réservoirs de stockage : ils dépendentalors de la régularité de l’alimentation du réseau officiel et sont,par conséquent, quelquefois privés d’eau. Malgré une amélio-ration certaine, l’efficacité de ce système ne fait pas l’unanimi-té :

« Ici il n’y a pas de problème d’eau, elle rentre tou-jours » Gurgel fils, 46 ans, patron d’un petit commerce.

« Pendant l’été il y a manque d’eau, elle ne vient que lesoir » Luis Carlos, 42 ans, sans emploi (Palafittes).

Les opinions sont également partagées au sujet de la quali-té de l’eau, pourtant traitée, dans le réseau officiel, au chlorepour diminuer l’incidence de germes:

« Il paraît que l’eau est traitée, mais pour ceux qui viventdans la marée, l’eau est très bonne, même pas boueu-se » Amaral 49 ans, sans emploi (Palafittes).

« Ces démangeaisons qu’on appelle la gale viennent duchlore qui est mis en grande quantité, il suffit de se laverqu’elles commencent » Madame Lindalva, 36 ans,employée domestique (Santa Luzia).

Si de nombreux réseaux d’eau ont ainsi été construits, lesréseaux d’assainissement alternatifs sont beaucoup moins nom-breux, ce qui rend la situation encore plus critique car plus il ya d’eau consommée, plus il y a d’eau à évacuer. Or il sembleplus difficile de faire prendre conscience aux communautés dela nécessité de collecter les eaux usées : les produits de l’assai-nissement sont considérés comme des ordures, quelque chosequi « sort », qui doit être rejeté et non rassemblé. Les discus-sions au sein des Associations d’habitants ont permis de tra-vailler à cette mauvaise compréhension de l’articulation entreeau et assainissement, notamment en termes de prévention desmaladies. Plusieurs communautés ont alors décidé de construi-re des réseaux d’égouts alternatifs.

Du fait des habitudes et de la culture locales, ces réseauxsont une adaptation du « tout-à-l’égout » à la française : ils sonten effet conçus pour transporter, en même temps que les eauxde pluie, les eaux usées et excretas, mais aussi les vieuxmeubles, les vêtements usagés, les bouteilles en plastique, lesordures ménagères, etc. ! Pour ces installations coûteuses

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(tuyaux de grande dimension, etc.), il n’est pas prévu de maté-riel d’inspection ou d’entretien, ni de visite : outre les coûtsadditionnels, les gens pensent que des tuyaux de ce gabarit nese boucheront pas. Les raccordements avec les maisons sontrudimentaires : rejet direct dans le réseau, sans fosse septique niaucun aménagement de transit comme par exemple un bac dedégraissage pour l’eau de cuisine.

Tout cet ensemble est transporté directement vers la canali-sation la plus proche, en général un réseau pluvial qui se déver-se directement dans les rivières ou la mer. Ce qui compte pourles habitants, c’est que les eaux usées sont éloignées des habi-tations et qu’il n’y a plus de « vallées nègres ». Tous croient fer-mement que le système unitaire ainsi créé vaut mieux qu’unsystème séparatif :

« Nous habitons dans un endroit pauvre, mais nous nesommes pas obligés de vivre au milieu des “valléesnègres“ » Sueli, 43 ans, ramasseuse d’ordures dans lesrues (São João de Meriti, Baixada Fluminense, Rio deJaneiro).

Les Programmes Spéciaux d’Eau et d’Assainissementet leurs impacts sur les pratiques quotidiennesÀ Rio de Janeiro, les travaux des Programmes Spéciaux, qu’ilssoient déjà achevés, en cours de réalisation ou arrêtés, posentde nombreux problèmes. Alors même qu’ils altèrent leurs pra-tiques quotidiennes, ils ne répondent pas aux attentes des com-munautés populaires qui, les témoignages l’illustrent, sontcelles d’une « normalisation ».

Dans les lotissements périphériques de la BaixadaFluminense, le Programme de Dépollution de la Baie deGuanabara (PDBG) et celui de la Nova Baixada présentent descomposantes permettant théoriquement la configuration devéritables réseaux d’eau et d’égout. Ils ont créé chez les habi-tants l’espoir d’avoir bientôt de l’eau traitée à domicile plutôtque d’avoir à aller la chercher quelque part dehors ou de faireun branchement clandestin. Dans les zones où les travaux ontété achevés, les gens perçoivent clairement la transformation deleur vie quotidienne grâce à l’arrivée de l’eau dans les maisons.

« Quand nous restons à la maison, la vie est plus calme.Il y a beaucoup de violence dehors. Si l’eau vient par lacanalisation, on profite mieux de la vie » Jorge Neto, 55ans, ramasseur d’ordures dans une coopérative (BairroParque São Berbardo, Belford Roxo).

Mais à cause des retards ou de l’inachèvement des travaux,la fonction sociale des services aux habitants ne se fait pas

encore sentir, ou seulement de façon ponctuelle et partielle,notamment du fait d’un décalage entre l’apport des servicesd’eau et d’assainissement. Dans certains quartiers, les infra-structures pour l’eau sont là mais pas celles pour la collecte deseaux usées ; ailleurs c’est le contraire, les adductions d’eau nesont que très partielles : grande a été la déception de certainshabitants de constater que les réservoirs étaient prêts, mais quel’eau ne pouvait y arriver et qu’il manquait les canalisations lesreliant aux habitations. Dans d’autres cas encore, les travauxconcernent l’asphaltage et le drainage des rues, mais pas lapose du réseau d’égouts. Les gens se plaignent aussi d’une des-serte intermittente ou de volumes disponibles insuffisants pourles nécessités domestiques journalières, ainsi que de problèmesde variation de pression et de qualité de l’eau. Les témoignagesrecueillis après l’achèvement des travaux laissent ainsi transpa-raître le désir d’une autre vie, déçu par le maintien en l’état dela réalité :

« On pensait qu’une fois les travaux terminés, nousaurions une vie casanière, mais ce n’est pas tous lesjours que l’eau arrive et quand elle vient, elle est trèsfaible et sale, on ne peut pas se doucher avec »Sebastião Silva, 48 ans, participant du comité d’ac-compagnement des travaux (Bairro Xavantes, BelfordRoxo).

Pour les réseaux de collecte des eaux usées, c’est le systè-me unitaire — réunissant les eaux résiduaires et les eaux plu-viales — qui a été adopté, au lieu du réseau séparatif prévudans le projet. Or cette « solution » provoque des problèmesd’engorgement, de fuites et de remontées d’eau dans les mai-sons : bien que des mécanismes d’inspection et d’entretienaient été mis en place, le réseau unitaire est sous-dimensionnéet ne peut absorber à la fois les volumes d’eau de pluie etd’eaux usées. Les habitants signalent aussi les problèmes defonctionnement ou de maintenance : fuites dans le réseaud’eau, ruptures et engorgement dans le réseau d’égouts, longsdélais de réparation. Quand le collecteur a été bien conçu, lequotidien a changé : les mauvaises odeurs ont disparu, les eauxsales ne vont plus à la rue, etc. Reste en revanche le problèmede la destination des eaux usées collectées qui continuent des’écouler dans le réseau pluvial. Sur les deux stations de traite-ment prévues, une seule a été construite et encore les habitantsobservent qu’elle ne fonctionne qu’à moitié, car elle reçoit deseaux mélangées (eaux de pluie et eaux résiduaires) et chargéesde grandes quantités de détritus, alors que les procédés de trai-tement ne sont adaptés ni à ces flux ni à ces types d’effluents.

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Face à ces grands équipements et à leur coût, l’opinion deshabitants est sans appel :

« La rivière ici à côté continue à avoir une mauvaiseodeur, la station n’arrive pas à traiter l’égout » Maria deLourdes, 42 ans, employée domestique (Parque EspiritoSanto Amorim, Lot XV, Belford Roxo).

Dans les favelas, l’extrême précarité des installationsmontre le manque d’intérêt dont elles sont l’objet. Pourtant ellespeuvent être améliorées par des travaux spécifiques. Ceci s’estvérifié dans certaines zones pour l’alimentation en eau, grâce àun système de connexion au réseau du quartier : une petitepompe permet de conduire l’eau jusqu’à un réservoir collectif,à partir duquel des lignes partent en se ramifiant vers un ou plu-sieurs ensembles d’habitations. Après les travaux, la continuitédu service est sensiblement meilleure, la pression s’est nette-ment accrue tout au long de la journée et la desserte serait enoutre satisfaisante en quantité pour couvrir les besoins quoti-diens de la famille. L’installation de l’eau et des égouts — réali-sés ici selon le modèle séparatif, avec équipements pourchaque branchement (fosse, grille de dégraissage) et visitesrégulières d’entretien — a ainsi contribué à d’importantesmodifications de la vie quotidienne :

« Avant, un type arrivait à la maison suant du travail,tapait sur sa femme, criait avec les enfants. Maintenant,il prend son bain et reste calme » Monsieur Sobrinho,42 ans, compositeur, danseur (favela da Serrinha,Madureira).

Bien que ces réseaux aient été construits officiellement, ilsprésentent des problèmes de fonctionnement qui nuisent à laqualité des services fournis. La Compagnie d’Eau etd’Assainissement de l’État de Rio de Janeiro refuse par exempled’assurer l’exploitation d’un réseau mis en place par la Mairiede Rio de Janeiro, ou encore elle est chargée de réaliser lesbranchements, mais pas d’assurer leur maintenance. Les varia-tions de pression demeurent un problème persistant — il fautalors aller chercher de l’eau ailleurs en complément de celle durobinet — et la maintenance des ouvrages laisse particulière-ment à désirer : certaines réparations demandent de dix à qua-torze jours de délais, les égouts engorgés débordent à plusieursendroits. Face au manque de détermination de la Compagnie,les communautés doivent résoudre elles-mêmes les problèmes.Elles dénoncent également le fait que, dans les grandes favelasau moins, les travaux réalisés ne concernent qu’une partie deshabitations, la majorité n’ayant accès qu’aux réseaux précairesou à aucun réseau du tout.

Ainsi, les habitants ressentent très fortement la nécessité deservices d’eau et d’assainissement améliorés, mais se rendentcompte que lorsque les travaux sont achevés — ou inachevésd’ailleurs — ils n’ont pas obtenu ce qu’ils espéraient. Ce dépha-sage suscite, chez les habitants, l’évocation d’un « mauvaismariage » entre la culture des communautés d’une part et lestechnologies implantées de l’autre, bien que celles-ci respec-tent les normes et suivent les procédures officielles. Ils expri-ment par exemple leur préférence pour des réseaux d’égout réa-lisés avec les autres habitants de la communauté et selon lemodèle unitaire, jugé plus pratique. Le réseau construit par leprogramme officiel apparaît, face au réseau alternatif collectif,mal adapté aux pratiques quotidiennes, devenues habitudesculturelles :

« Notre réseau d’égouts ne se bouchait pas. Les genssont habitués à jeter tout dans le vase » Madame Lucia,52 ans, ex-présidente de l’Association d’habitants (fave-la da Serrinha, Madureira).

Ils se rendent également compte, pourtant, que ces amélio-rations valorisent leur lieu de vie et attirent aux alentours denouvelles activités, notamment commerciales, ainsi que despersonnes qui veulent venir y construire leur maison. Cela sup-pose une augmentation des volumes d’eau à fournir et à éva-cuer… Certes, l’amélioration des conditions de vie est nette-ment perceptible avec la mise en place des nouveaux réseaux.Mais le problème est que s’ils permettent de répondre auxnécessités actuelles, ils n’ont pas été conçus pour faire face àune croissance de la population et des besoins dont on peutpourtant déjà observer les signes.

À Salvador, le Programme Baia Azul exécuté par laCONDER (Companhia. de Desenvolvimento Urbano da Bahia)— appelé Ribeira Azul dans la Península de Itapagipe — a luiaussi eu des répercussions importantes sur la vie de la popula-tion. Dès avant l’achèvement des travaux, il a suscité l’inquié-tude de la population, car il prévoit la transformation desbaraques sur pilotis en maisons construites sur des terrains rem-blayés et équipées d’infrastructures de base. Or les habitantsdes palafittes occupent la péninsule depuis 1942 et s’occupenteux-mêmes de l’eau et de l’assainissement par diverses solu-tions individuelles ou collectives alternatives : ils ont construitleur cabane avec des morceaux de bois tenant en équilibre surdes ponceaux précaires, y ont amené l’eau et jettent eaux uséeset ordures à la mer. L’ampleur des travaux en cours perturbel’ordre établi et attise la crainte des habitants d’être délogés.

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Comme il existe déjà un certain niveau d’équipement pourl’alimentation en eau, les travaux les plus importants concer-nent la collecte des eaux usées. Mais ils posent des problèmesd’engorgement car les canalisations sont trop étroites pour lesvolumes déversés par les ménages. Certains reviennent alors àleurs pratiques antérieures :

« Il y a des gens qui cassent le branchement du nouveauréseau et se rebranchent sur l’ancien » Elias, 33 ans,vendeur.

Aussi, quand on interroge les habitants concernés sur lesaméliorations apportées par le réseau d’égout, c’est l’indigna-tion qui ressort, ainsi qu’une appréciation très négative sur laqualité des travaux en cours :

« Je suis déçue, je déteste les fonctionnaires de la BaiaAzul, à cause de tant de problèmes » Vera Silva, 44 ans,travailleuse dans une ONG (Alagados).

« Qu’est-ce qu’il manque ? compétence dans les tra-vaux, entreprises responsables ! » Monsieur Horta, 65ans, retraité, membre de l’association d’habitants (SantaLuzia).

Nous avons pu constater de visu le débordement deségouts sur des chaussées non asphaltées, entraînant la forma-tion d’une boue qui empêche les enfants de jouer et lesadultes de se déplacer. Le canal central de drainage prévun’ayant pas non plus été terminé, les eaux de pluie ne s’écou-lent pas et se mélangent aux eaux usées et à la boue. Le ter-rassement du sol dans la zone des travaux ne permet pas tou-jours de contenir les effets de la marée. Il arrive que quand ellemonte, les eaux usées et les ordures refluent et que l’eau enva-hisse les maisons, ce qui occasionne encore des mécontente-ments :

« L’installation du réseau d’égouts est une aberration dugénie civil, il existe une impasse avec un réservoir quireçoit les déchets de dix-neuf maisons. Il ne supportepas et déborde dans la rue » Livio, 58 ans, retraité (SantaLuzia).

« Après les travaux de l’État, quand il pleut, l’eau arriveà nos genoux car l’égout qui a été construit se boucheet inonde la maison tous les jours » Wilson Souza, 51ans, barbier (Santa Luzia).

« Il y a eu une forte pluie et la mer est montée d’unmètre dans les maisons (…). Quelques personnes ontété à la CONDER réclamer, mais il n’y a eu aucun résul-tat » Cristiana, 47 ans, fait quelques menus travaux decuisine (Palafittes).

Cette situation est aggravée par le manque de balayage desordures dans les rues. À l’extérieur des maisons, les habitantsont pris l’habitude de faire eux-mêmes ce travail théoriquementdévolu aux balayeurs et ils nettoient les rues tous les matins:repoussant les ordures hors des habitations, ils comblent lestrous des voiries avec les gravas des chantiers et tentent de faci-liter l’écoulement des eaux usées et stagnantes en perçant lesbords du canal de drainage ou en creusant à la pelle des rigolesdans les mares de boue. Finalement, avec ces problèmes sup-plémentaires liés au remblaiement des sols, les habitants despalafittes ont plus d’eaux usées et plus de boue qu’avant, plusd’eau de pluie qui ruisselle, ce qui rend leur vie quotidienneencore plus difficile.

« La vie journalière est pire qu’avant. Les nouveauxégouts ne fonctionnent pas » Solange, 24 ans, travaille àl’heure comme domestique (Alagados IV).

« Il est venu beaucoup plus de détritus des égouts et lesordures sont descendues par le canal jusqu’à la marée.La mauvaise odeur a augmenté » Lurdes, 42 ans, ven-deuse de glaces (Santa Luzia).

Les habitants, habitués à jeter leurs eaux usées à la mer, seplaignent également de ne pas avoir reçu plus d’informationssur la façon d’utiliser les nouveaux équipements. Dans les mai-sons où ils seront transférés, il y a une salle de bains séparée dela salle à manger et de la chambre à coucher, une cuisine, touteune disposition de pièces qui n’existent pas dans les maisonsdes palafittes, constituées d’un seul espace simplement divisépar quelques meubles. Lors d’une entrevue, la responsable del’équipe de recherche, percevant les difficultés de ces change-ments de coutumes face à la sociabilité établie, remarque ainsique les habitants:

« Ont besoin d’une demeure digne, en plus de l’eau,des égouts, mais [ont besoin] aussi de ceux qui investis-sent en eux (…), qui leur enseignent à habiter dans lanouvelle civilisation du quartier, à administrer leur mai-son, à diriger leur foyer, les équipement s» Dina, étu-diante en génie civil, conductrice des enquêtes àItapagipe, Salvador.

SOCIABILITÉS POPULAIRES ET MODÈLES IMPOSÉS,PERSPECTIVES SUR LES SITUATIONS

DE MAL BRANCHEMENT AUX RÉSEAUXD’EAU ET D’ASSAINISSEMENT

La description des pratiques quotidiennes dans les quartierspopulaires de Rio de Janeiro et de Salvador nous ramène aupoint central de cet article : les rapports entre les contraintes

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liées au manque ou à la précarité des services d’eau et d’assai-nissement et les modes de sociabilité développés pour y faireface. Il ressort que ces pratiques, aussi répétitives que diversi-fiées, qu’elles relèvent d’initiatives individuelles (familiales) oucollectives, sont toujours sous-tendues par l’objectif de rendrela vie au domicile plus agréable, même s’il faut pour cela yconsacrer une partie non négligeable de la journée.

Dans les contextes d’urbanisation non maîtrisée qui ont étéétudiés, la dimension individuelle de ces initiatives apparaîtprépondérante. Se déplacer pour aller chercher l’eau, la puiser,la transporter dans des récipients métalliques posés sur la têtesont des actes qui se répètent plusieurs fois par jour —même sicurieusement, l’évacuation des déchets, liquides et solidesd’ailleurs, n’est pas perçue comme faisant partie du cycle del’eau et que leur destination semble importer peu aux habitants.Certes, tous ne font pas les mêmes parcours et les modalitéschangent selon les points d’eau choisis. Mais la répétitionmême de l’acte, les trajets parcourus et la cadence qu’imposentces déplacements donnent au fait d’aller chercher l’eau lavaleur d’un rituel rythmant la vie quotidienne.

Ces déplacements pour l’eau ont une dimension socio-cul-turelle forte dans laquelle il est difficile de dissocier le domai-ne privé du domaine public. Sur le plan spatial, les individusdoivent quitter la maison, traverser un espace public — lieu derencontres diffuses avec les autres individus eux aussi en quêted’eau — pour revenir ensuite vers l’espace privatif du domici-le. Ces va-et-vient limitent le temps qu’ils passent effectivementchez eux et les empêchent d’avoir, en quelque sorte, une « vieprivée » car leur intimité est sans cesse déniée. La distinctionpublic/privé est ainsi tout aussi délicate en termes temporels.Le temps personnel est en effet défini par l’obligation impé-rieuse d’aller chercher de l’eau (puis de l’évacuer). En moyen-ne, les habitants font jusqu’à cinq fois par jour le trajet domi-cile-point d’eau-domicile, environ trente à quarante minutes àchaque fois sans compter le temps passé pour jeter les déchets.Il en résulte un rythme temporel discontinu, fragmenté, entre-coupé par les activités domestiques ou rémunératrices (engénéral exercées à domicile), la recherche de petits travauxsporadiques, etc.

Ces servitudes imposent également une organisation fami-liale particulière où chaque membre du ménage collabore pourque les conditions de vie soient meilleures et que la vie suiveson cours. Cette sociabilité est fondée sur le partage des activi-

tés domestiques et des déplacements à faire pour l’eau, danslequel l’emploi du temps de la mère et celui des enfants sontparticulièrement mis à contribution. On croise sur les « che-mins vers l’eau » beaucoup d’enfants chargés de cette corvéeau détriment de l’école, tandis que le rôle des mères est de« réceptionner » l’eau collectée pour préparer les repas, laver lelinge, nettoyer la maison, etc. Cela laisse aux hommes le tempsde travailler ou d’aller chercher du travail, même si quelquefois,pour les tâches qui exigent un gros effort, ils se joignent auxfemmes.

À un autre niveau, on peut considérer que ces intrusionsrépétées dans le domaine public contribuent à renforcer la per-ception que l’on réside hors de l’espace urbain légal et recon-nu comme tel. Autant le branchement aux réseaux implique unrapport social (abonnement à la compagnie des eaux, facture,etc.), autant l’absence de branchement conduit au sentiment de« non appartenance » à la ville officielle. Celle-ci continue des’urbaniser alors que les habitants des quartiers populaires sontmaintenus dans des conditions de vie qui ne changent pas etrappellent les temps anciens où tous les citoyens devaient allerchercher l’eau hors de la maison puis l’évacuer parce que lesréseaux n’existaient pas encore.

Le cas des branchements clandestins illustre, à cet égard,l’existence de situations intermédiaires. Ceux qui parviennent às’équiper de réservoirs de stockage ne sont ainsi plus astreints àces nombreux déplacements quotidiens, ils peuvent profiter deleur logement et d’une certaine forme d’intimité. La perspectivetemporelle de la journée est moins morcelée, et le partage fami-lial des tâches est, au moins transitoirement, réorienté stratégi-quement vers d’autres activités. Les « branchés clandestins »font ainsi l’essai d’un mode de vie s’approchant de celui qu’ilsauraient s’ils étaient insérés à l’espace urbain formel. Mais l’ali-mentation en eau est en général mauvaise et discontinue dansces quartiers, et il arrive que les tuyaux clandestins se rompent :on constate alors immédiatement la reprise des trajets inces-sants vers les points d’eau et la traversée des espaces publics. Etcomme l’extension des réseaux se fait très lentement et que per-siste le retard en réseau d’assainissement, cette forme de « rac-cordement » aux réseaux urbains reste insuffisante pour que lesménages ainsi branchés soient reconnus comme des citadins àpart entière.

Le passage à la dimension collective des stratégies mises enœuvre pour surmonter les contraintes du non branchement aux

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réseaux a lui aussi des répercussions sur les formes de sociabi-lité. La plus remarquable est d’amener les individus à s’insérerdans l’espace public, non plus seulement en allant y chercherde l’eau, mais en se tournant vers la communauté, avec unobjectif commun de participer à des projets collectifs. Cettesociabilité de voisinage, créée par l’auto-construction desréseaux alternatifs, devient le support d’un réseau social dontl’objectif est de favoriser l’évolution vers un accès progressifaux services urbains et, ce faisant, l’insertion au « mondeurbain ».

Cette transition passant par l’amélioration des conditions devie repose d’abord sur la valorisation du domaine public, quiouvre elle-même la voie à une vie plus tournée vers le domai-ne privé. La recherche d’une solidarité externe est une forme destratégie pour ne plus avoir à se déplacer toute la journée pouraller chercher l’eau et s’autoriser une plus grande intimité devie. En effet, une fois les réseaux alternatifs fonctionnels, letemps quotidien est modifié : le rythme journalier, plus continu,laisse le temps pour les activités domestiques pratiquées à lamaison — faire à manger, donner le bain aux enfants, ranger lamaison — mais donne aussi la possibilité d’ouvrir son existen-ce à d’autres activités externes comme l’éducation, le travail, leplaisir.

Malgré tout, les réseaux alternatifs réalisés par les commu-nautés demeurent extra-officiels et les services, de médiocrequalité, sont précarisés par le manque d’entretien et de mainte-nance, que l’État refuse de réaliser justement parce qu’il s’agitde réseaux clandestins. Ils ne suppriment donc ni les pratiquespopulaires de collecte de l’eau, ni la sociabilité entre voisins, niles stratégies de solidarité externe pour faire pression sur l’Étatet lui réclamer de vrais services urbains, officiellement gérés etentretenus. L’auto-construction des réseaux alternatifs participe,en ce sens, au développement d’une conscience politique à tra-vers une perception accrue de la nature collective et du rôlesocial des services de base.

Enfin, nous avons observé l’impact des « ProgrammesSpéciaux d’Eau et d’Assainissement » mis en place à partir de1995 sur les pratiques quotidiennes et l’évolution de la socia-lisation dans les quartiers populaires marqués par l’absence oula précarité des réseaux. Leur prétention d’insertion socialegrâce au raccordement aux réseaux officiels s’appuie sur lavision d’une transition vers une urbanisation plus maîtrisée.Pour l’État, cette insertion dans des zones dotées des fonction-

nalités urbaines doit conduire les individus, s’ils bénéficient deconditions de vie semblables — au moins pour ce qui est del’accès aux services — aux autres parties de l’espace urbain, àintégrer les codes, normes et règles qui ont cours dans la villeofficielle.

Le modèle technique sur lequel reposent ces Programmesest en effet identique à celui qui s’applique aux réseaux desautres quartiers de la ville, et qui exclut les sociabilités fondéessur le partage des tâches, qu’il soit domestique ou communau-taire, au profit d’une revalorisation de l’espace privatif.Cependant, ces Programmes n’ont pour l’instant touché quequelques communautés, voire seulement de petits groupes enleur sein, comme ceux étudiés dans cet article. Ils ont, de fait,créé des « îlots » où l’approvisionnement en eau et l’assainisse-ment sont améliorés au milieu d’un « océan » où les réseauxsont totalement absents. Ce faisant, ils contribuent à créer desinégalités au sein d’un même groupe social —l es uns étant ser-vis, les autres non—, et ainsi à accentuer les problèmes desnon-servis.

Dans les quartiers nouvellement équipés, l’inachèvementdes réseaux, les dysfonctionnements des infrastructures, lemédiocre niveau du service et le décalage entre les équipe-ments de fourniture d’eau potable et ceux d’évacuation deseaux usées restent problématiques. Comme dans les cas deréseaux alternatifs auto-construits, ces problèmes contribuent àla fois au maintien et au développement de la sociabilité dupartage entre voisins, mais aussi à l’exaspération des revendi-cations pour des services d’une qualité équivalente à celle dontbénéficient les quartiers de haut standing, synonymes de l’ac-cession à un statut urbain régularisé et maîtrisé.

L’analyse a également mis en évidence que ce processusd’insertion urbaine exige un apprentissage de l’utilisation deséquipements mis en place. Or la prégnance des pratiquesquotidiennes d’adaptation aux carences en réseaux et ser-vices de base rend difficile l’acquisition de nouveaux usageset habitudes : il manque dans les Programmes un volet édu-catif qui seul pourra progressivement assurer ce processusd’appropriation des installations et services. C’est en effet decette façon que les communautés populaires se libérerontpeu à peu de la corvée d’eau et de l’astreinte de construireelles-mêmes des réseaux alternatifs. C’est ainsi qu’elles pour-ront devenir des sujets politiques actifs impliqués dans lesdécisions et la gestion des actions concernant leurs condi-

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tions de vie. Il s’agit bien là de recréer une société calquéesur la solidarité externe visant une véritable insertion à l’es-pace urbain.

Mauro KleimanDocteur en Architecture et Urbanisme. Professeur à l’Institut de

Recherche et de Planification Urbaine et Régionale de l’Université

Fédérale de Rio de Janeiro (IPPUR-UFRJ). Directeur scientifique duLaboratoire Réseaux Urbains – Réseaux d’infrastructure et

d’Organisation Territoriale. Coordinateur du programme decoopération académique IPPUR-UFRJ/Université Catholique de

Salvador et Université de l’État de BahiaEmail : [email protected]

NOTES

(1) Les cas d’étude relevant de sites où sont mis en place des« Programmes Spéciaux d’Eau et d’Assainissement » sont lessuivants :

- à Rio de Janeiro :favelas de Serrinha, Jacarezinho, Sapucaia (travaux en pro-

jet) ;lotissements périphériques des municipalités de la Baixada

Fluminense aux environs de Rio (Nova Iguaçu, Belford Roxo,São João de Meriti) ;

- à Salvador, trois sites de la Péninsule de Itapagipe, connuesous le nom de « Alagados » et où il existe beaucoup d’habita-tions en « palafittes » (maisons sur pilotis formant une petite citélacustre comprenant environ 150 familles) :

zones des Palafittes, habitats sur pilotis sans aucun réseauformel ou informel ;

Santa Luzia, habitations consolidées (terrassement) avec desréseaux officiels anciens et des réseaux alternatifs ;

Alagados IV et V, cibles du Programme Spécial « RibeiraAzul ».

(2) Il existe de nombreuses recherches traitant de la pauvre-té et des valeurs de vie urbaines pour le cas brésilien (Zaluar,1985 ; Lobo, 1992). Elles sont centrées sur les mécanismesd’adaptation des classes populaires face à l’absence ou à la pré-carité des services d’eaux et d’assainissement, et privilégientune approche par les mouvements sociaux et la violence urbai-ne, entre autres.

(3) La méthodologie est fondée sur plusieurs étapes succes-sives :

a) visite initiale du lieu pour déterminer le type d’infrastruc-ture eau/assainissement ;

b) identification du milieu social, des organisations collec-tives actives ;

c) réunions d’explication des objectifs de la recherche à lacommunauté ;

d) entretiens semi-dirigés avec les habitants : selon les cas etles possibilités d’accès, interview de tous les résidents ou d’unéchantillon de personnes ressources ayant une connaissancegénérale de la situation (de par leur âge, leur ancienneté de rési-dence ou parce qu’elles sont membres d’associations d’habi-tants) ; interview aussi des techniciens du gouvernement etd’entrepreneurs impliqués dans les travaux pour obtenir desdonnées techniques et croiser leurs informations avec cellesdonnées par les habitants.

Ces contacts avec les communautés peuvent être difficilespour des questions de sécurité et d’accessibilité. Ainsi, à causedu trafic de drogues, il faut s’appuyer sur les représentants dugouvernement présents du fait de travaux ou d’actions socialesen cours pour obtenir une autorisation d’entrée dans certainsquartiers. Le recours à des personnes relais, issues de la com-munauté (guides, stagiaires recrutés localement, etc.) et le res-pect des « horaires » (le trafic de drogues commence en milieud’après-midi) sont aussi des procédures utiles pour mener àbien les investigations de terrain.

(4) On distingue notamment : a) les indicateurs liés auxréseaux (types d’équipements) et b) les indicateurs liés à l’habi-tat : régularité, pression et volume de l’approvisionnement eneau, caractéristiques de la tuyauterie, présence d’une salle debains, de toilettes, mode d’évacuation hors de la maison, decollecte et de traitement des eaux usées, etc. Sont alors vérifiésleur adéquation aux normes et paramètres en vigueur (pour laqualité biologique de l’eau pour la consommation humaine,pour le dimensionnement des équipements, la fréquence del’entretien, les types d’inspection, etc.).

(5) Jusqu’à 1975, les travaux de l’État sont ponctuels et selimitent à l’installation de points d’eau et au don de tuyaux,réservoirs d’eau, etc. : il s’agit d’une politique clientéliste dansune visée électoraliste. Après 1975, une adduction d’eau a étéconstruite pour l’approvisionnement des lotissements de laBaixada Fluminense, mais les habitations n’y ont jamais été rac-cordées. Dans certaines favelas, on a implanté après 1982quelques équipements pour l’alimentation en eau et de canali-sations pour les eaux usées : toutes ces réalisations connaissentdes problèmes opérationnels et de maintenance (Oliveira et Al.,1993 ; Bastos, 1993).

(6) À titre d’exemple, on peut mentionner à Rio la« Fédération de Favelas de Rio de Janeiro » (FAFERJ) et dans leslotissements périphériques de la Baixada Fluminense le« Comité Politique d’assainissement de base de la BaixadaFluminense » et les Associations d’habitants de chaque munici-palité ou quartier. À Salvador dans la zone des palafittes, sontactives la Commission de Mobilisation des habitants de laPéninsule de Itapagipe (CAAMPI) et les associations d’habitantsde chaque localité.

Cette étude a reçu l’appui du CNPq/CAPES - Conseil National de Recherche

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