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Pieds-à-terre Juliette Rahban

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Juliette Rahban - ESAL Epinal - Studio edition 2012

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Page 1: Pieds-a-terre

Pieds-à-terre Juliette Rahban

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Mon p’tit gars, si tu crois que tu es le seul à t’habiter, t’es bien loin du compte. Ce serait bien égoïste de penser que ton corps n’est fait que pour toi tout seul. Comme les autres, tu en as du monde à porter.Je ne sais pas qui tu héberges toi, mais même si j’avais encore une bonne vue et mes lunettes sur moi, j’aurais beau plisser mes yeux comme impossible que je ne les discernerais pas.

Nos habitants, on ne les voit pas comme ça.

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Ah gamin, on en a du peuple à héberger.On est tous proprio, même toi à ton p’tit âge.

Il y a un sacré paquet de vies dispersées chez nous tous. Elles nous logent, avec chacune leurs histoires,

leurs couleurs, leurs caractères. Leurs différences. C’est ça qu’est riche, mais quelques fois c’est vrai que ça chatouille.

Ça peut même sacrément gratter, dans la gorge par exemple: parfois elle est trop serrée pour faire vivre quelqu’un.

Viens, assieds toi à côté de moi en haut des marches, juste là. On voit bien d’ici. Regarde...

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Tiens, la p’tite gosse qui doit avoir à peu près ton âge et qui tient la main de sa mère. ..

Elle, toute fluette, c’est une petite maisonnette. On les devine bien ses intérieurs aux papiers peints pleins de couleurs.

Celle-là c’est presque sûr, on est bien dans sa peau, et ça durera.

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Écoute la dame avec qui discute sa mère.

Aucun doute, elle c’est un moulin, un moulin à paroles.

Tu vois le meunier à l’intérieur?

Même lui a la tête qui tourne.

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Puis, la maigrelette qui vient de passer en vitesse, juste derrière elles.

Cette jeunette, c’est une chambre de bonne. Chez elle, on vit seulement à l’étage, sous les combles, tout serré contre ses os.

Ça se sent, le reste de son corps est juste un escalier qu’on monte et qu’on descend, toujours en courant. Elle a l’air d’en vouloir et d’être drôlement courageuse cette petite, mais elle se fatigue trop.

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Ah tiens même, la concierge de ton immeuble, tu m’as déjà fait la remarque: c’est une vrai « peau de vache », que tu m’as dit. Oui on l’entend, elle meugle, ça meugle de l’intérieur, c’est une... - « Ferme? »Bien vu, mon p’tit gars.

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Oh oh, ça j’aime bien: regarde le type sur sa moto, là, au feu, avec son gros blouson bleu.

Lui, c’est une baraque, une vraie. Grosse charpente là-dedans

Ça tient chaud mais je sais que c’est assez oppressant

de vivre dans une maison pareille. Trop lourd comme batisse.

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Et le petit mec là-bas, tout seul sur son banc. Il est peut-être jeune mais c’est déjà un vieux manoir.

Je sais pas qui lui a refilé ça ,mais y a pas grand monde qui vit dans son corps tout maigre.

Ça se sent, il y en a eu des générations qui ont vécu ici. Ça s’est succédé et ça a sacrément usé la maison, toutes ces histoires de famille. Ça a vécu, et sans doute bien vécu par moments, mais maintenant il tombe en ruine.

Il doit bien y avoir quelqu’un qui vit en lui, mais qui n’a plus l’air vraiment là.

C’est vide. Laissé. Poussiéreux.

C’est une maison déjà abandonnée avec sa porte d’entrée qui grince des dents, mais remarque elle s’ouvre déjà plus beaucoup.

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Les cahutes, les gourbis par exemple.

Ces bric à brac bordéliques sans queue ni tête qui ont le sous-sol dans le crâne

et le grenier dans les orteils.

Ceux-là sont de vrais casse-tête qui se font souvent des trous dans le toit

à force de trop se la creuser.

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Tiens, pendant que j’y pense, un jour j’ai croisé une nana toile de tente. Exclusive, passionnelle celle-là. Juste la place pour deux en elle. Mais chez elle on s’y pèle facilement, au moindre coup de vent.

Il y a aussi les cabanes qui sont particulièrement à fleur de peau comme personnes parce que leurs cloisons sont fines comme du carton. C’est du bricolage, là-dedans.

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Dans un autre genre, il y ceux qui sont restés à l’état d’échafaudage, qui sont pas finis de construire. Ceux qui ne sont que des façades et qui sont vides à l’intérieur.

Puis, ceux qui sont squattés. C’est important de loger ceux qui n’ont rien, même si on sait pas d’où ils viennent.

Ça donne des lunatiques, les squattés sont changeants

et instables parce qu’on y campe et décampe sans arrêt. Mais au moins, ils sont bien vivants eux.

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Il y a aussi ces grands immeubles, souvent des hlm,

qui hébergent beaucoup trop de monde dans leur corps.

C’est trop plein, et les plafonds qui menacent de céder

ça donne la nausée.

C’est le boucan et le bordel là-dedans,

j’te dis pas les acouphènes dans leurs pauvres oreilles.

Ceux-là sont jamais seuls et n’entendent jamais le silence.

Ils évitent, car si un jour y a plus personne pour vivre en eux,

peut-être que c’est plus léger, qu’ils peuvent mieux respirer,

mais c’est à ce moment que les grosses pelleteuses

débarquent avec leurs grosses mains.

Quelqu’un qui est un immeuble comme ça est toujours,

toujours occupé. Toujours pris, préoccupé.

Plus de place, toujours complet.

Et quand il est vidé on voit comme c’est insalubre

de vivre là-dedans et plus personne ne supporte.

Ça tient plus debout, de toute façon.

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Et toi, tu es quoi toi?J’ai bien vu ton beau potager sur ta tête, ça pousse bien par là, mais j’ai l’impression que dans ton crâne c’est un grenier particulièrement farfelu au plancher drôlement décousu. Il y en a, du bric à brac chez toi. Mon p’tit gars, mon p’tit mec. Et ton regard tout écarquillé, tes lucarnes dans les yeux.

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Et c’est quelle pièce, dans tes mains? J’ai remarqué que tu as la tremblotte, quelques fois.

Mais remarque, tu peux pas t’empêcher toi, t’as la bougeotte, tu gigotes sans arrêt comme une petite roulotte.

Et juste, au passage, fais gaffe où tu mets les pieds, il faut en prendre soin de ceux qui nous habitent,

ne pas les piétiner.

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Quant à moi, regarde mon dos bien trop plié, j’ai la voute qui s’affaisse, petit à petit.

Chez moi, le grenier s’étale et commence à prendre toute la place, dans mon corps entier.

Puis elles sont lourdes, toutes ces malles qui débordent de souvenirs qu’on ne peut presque plus lire.

Voilà, j’ai déjà fermé presque tous les volets.J’te laisse la clé.

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Mon p’tit gars, si tu crois que tu es le seul à t’habiter, t’es bien loin du compte.

Je ne sais pas qui tu héberges toi, mais même si j’avais encore une bonne vue et mes lunettes sur moi, j’aurais beau plisser mes yeux comme impossible que je ne les discernerais pas.

Nos habitants, on ne les voit pas comme ça...