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Photo de la jaquette : © JillFerry

Tous droits de traduction,de reproduction et

d’adaptationréservés pour tous pays.© Éditions Grasset &

Fasquelle, 2012.ISBN : 978-2-246-79828-6

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DU MÊME AUTEUR

Aux éditions Grasset

Le i siècle après Béatrice, 1992.Le Rocher de Tanios, 1993 (Prix

Goncourt).Les Échelles du Levant, 1996.Les Identités meurtrières, 1998.Le Périple de Baldassare, 2000.L’Amour de loin (livret), 2001.Origines, 2004.Adriana Mater (livret), 2006.Le Dérèglement du monde, 2009.

er

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Aux éditions Jean-ClaudeLattès

Les Croisades vues par les Arabes,1983.

Léon l’Africain, 1986.Samarcande, 1988.Les Jardins de lumière, 1991.

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Pour Jacqueline de Romilly1913-2010

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Tout ce qui est soumis au contact de laforce

est avili, quel que soit le contact.Frapper ou être frappé, c’est une seule

et même souillure.

Simone Weil (1909-1943)

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Je porte dans mon prénoml’humanité naissante, maisj’appartiens à une humanité quis’éteint, notera Adam dans soncarnet deux jours avant le drame.

Jamais je n’ai su pourquoi mesparents m’ont appelé ainsi. Dansmon pays natal, ce prénom étaitrare, et personne dans ma famillene l’avait porté avant moi. Je mesouviens d’avoir posé un jour laquestion à mon père, il m’avaitsimplement répondu : “C’est notreancêtre à tous !”, comme si jepouvais l’ignorer. J’avais dix ans,et je m’étais contenté de cetteexplication. J’aurais peut-être dû

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lui demander, tant qu’il était envie, s’il y avait derrière ce choixune intention, un rêve.

Il me semble que oui. Dans son

esprit, j’étais censé appartenir à lacohorte des fondateurs.Aujourd’hui, à quarante-sept ans,je suis contraint d’admettre que mamission ne sera pas remplie. Je neserai pas le premier d’une lignée,je serai le dernier, le tout dernierdes miens, le dépositaire de leurstristesses accumulées, de leursdésillusions ainsi que de leurshontes. A moi incombe la détestabletâche de reconnaître les traits de

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ceux que j’ai aimés, puis de hocherla tête pour qu’on rabatte lescouvertures.

Je suis le préposé auxextinctions. Et quand viendra montour, je tomberai comme un tronc,sans avoir plié, et en répétant à quivoudra l’entendre : “C’est moi quiai raison, et c’est l’Histoire qui atort !”

Ce cri orgueilleux et absurderésonne constamment dans ma tête.Il pourrait d’ailleurs servird’exergue à l’inutile pèlerinageque j’effectue depuis dix jours.

En retournant vers ma terreinondée, je pensais sauver quelques

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vestiges de mon passé et de celuides miens. Sur ce chapitre, jen’attends plus grand-chose. Quandon cherche à retarderl’engloutissement, on court lerisque de le hâter… Cela dit, je neregrette pas d’avoir entrepris cevoyage. Il est vrai que chaque soirje redécouvre pour quelle raison jeme suis éloigné de ma patrienatale ; mais je redécouvre aussi,chaque matin, pour quelle raison jene m’en suis jamais détaché. Magrande joie est d’avoir retrouvé, aumilieu des eaux, quelques îlots dedélicatesse levantine et de sereinetendresse. Ce qui me redonne, pourl’instant du moins, un nouvel

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appétit de vivre, de nouvellesraisons de me battre, peut-êtremême un frémissement d’espoir.

Et à plus long terme ?A long terme, tous les fils

d’Adam et d’Eve sont des enfantsperdus.

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Le premier jour

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1

Jeudi, en s’endormant, Adam nepensait pas que le lendemain même ils’envolerait vers le pays de ses origines,après des lustres d’éloignementvolontaire, et pour se rendre auprès d’unhomme à qui il s’était promis de ne plusadresser la parole.

Mais l’épouse de Mourad avait sutrouver les mots imparables :

“Ton ami va mourir. Il demande à tevoir.”

La sonnerie avait retenti à cinq

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heures. Adam avait saisi son téléphone àl’aveuglette, appuyé sur l’une destouches éclairées, répondu “Non, jet’assure, je ne dormais pas”, ou quelqueautre mensonge de cet ordre.

Son interlocutrice lui avait ditensuite : “Je te le passe.”

Il avait dû retenir son souffle pourécouter celui du mourant. Et, mêmeainsi, il avait deviné ses paroles plusqu’il ne les avait entendues. La voixlointaine était comme un bruissementd’étoffes. Adam avait dû répéter deux outrois fois “Bien sûr” et “Je comprends”,sans rien comprendre ni être sûr de rien.Quand l’autre s’était tu, il lui avaitadressé un prudent “Au revoir !” ; il

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avait prêté l’oreille quelques secondesde plus pour vérifier que l’épousen’avait pas repris l’appareil ; puis ilavait raccroché.

Il s’était tourné alors vers Dolorès, sacompagne, qui avait allumé la lumière ets’était assise dans le lit, adossée au mur.Elle donnait l’impression de peser lepour et le contre, mais son opinion étaitfaite.

“Ton ami va mourir, il t’appelle, tu nepeux pas hésiter, tu y vas.”

“Mon ami ? Quel ami ? Cela fait vingtans qu’on ne se parle plus !”

De fait, depuis tant d’années, chaquefois qu’on mentionnait devant lui le nomde Mourad et qu’on lui demandait s’il le

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connaissait, il répondaitinvariablement : “C’est un ancien ami.”Souvent ses interlocuteurs supposaientqu’il avait voulu dire un “vieil ami”.Mais Adam ne choisissait pas ses mots àla légère. Mourad et lui avaient été amis,puis avaient cessé de l’être. “Ancienami” était donc, de son point de vue, laseule formulation adéquate.

D’ordinaire, lorsqu’il employait cettetournure devant elle, Dolorès secontentait d’un sourire compatissant.Mais ce matin-là, elle n’avait pas souri.

“Si je me brouillais demain avec masœur, est-ce qu’elle deviendrait mon‘ancienne’ sœur ? Et mon frère, mon‘ancien’ frère ?”

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“Avec la famille, c’est différent, onn’a pas le choix…”

“Là non plus tu n’as pas le choix. Unami de jeunesse, c’est un frère adoptif.Tu peux regretter de l’avoir adopté,mais tu ne peux plus le désadopter.”

Adam aurait pu lui expliquerlonguement en quoi les liens du sangétaient d’une autre nature. Mais il seserait aventuré ainsi sur un terrainboueux. Entre sa compagne et lui, il n’yavait, après tout, pas de sang commun.Cela voulait-il dire que, si prochesqu’ils soient devenus, ils pourraient unjour se retrouver étrangers l’un àl’autre ? Et que si l’un d’eux réclamaitl’autre sur son lit de mort, il pourrait

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essuyer un refus ? Le seul fait d’évoquerune telle éventualité eût été dégradant. Ilpréféra se taire.

De toute manière, il ne servait à riend’argumenter. Tôt ou tard, il allaitdevoir céder. Sans doute avait-il milleraisons d’en vouloir à Mourad, de luiretirer son amitié, et même, quoi qu’endise sa compagne, de le “désadopter” ;mais ces mille raisons ne valaient plusrien à l’approche de la mort. S’ilrefusait de se rendre au chevet de sonancien ami, il en aurait du remordsjusqu’à son dernier jour.

Il avait donc appelé l’agence devoyages pour réserver une place sur lepremier vol direct – le jour même, dans

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l’après-midi, à dix-sept heures trente ;arrivée sur place à vingt-trois heures. Ilaurait difficilement pu faire plus vite.

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Certaines personnes ne réfléchissentqu’en écrivant. C’était le cas d’Adam.Ce qui représentait pour lui à la fois unprivilège et une infirmité.

Tant que ses mains étaient au repos,son esprit voguait, incapable de dompterles idées ou de construire unraisonnement. Il fallait qu’il se mette àécrire pour que ses pensées s’ordonnent.Réfléchir était pour lui une activitémanuelle.

Il avait, en quelque sorte, les neuronesau bout des doigts. Fort heureusementpour lui, ces derniers étaient versatiles.

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Ils passaient sans états d’âme de laplume au clavier, de la feuille à l’écran.De ce fait, il avait toujours dans sapoche un épais carnet à couverturesouple, et dans son cartable d’enseignantun ordinateur portable. Selonl’environnement où il se trouvait et lanature de ce qu’il envisageait d’écrire, ilouvrait l’un ou l’autre.

Ce jour-là, au commencement duvoyage, ce fut le carnet. Il le sortit ; il ychercha la première page blanche ; puisil attendit que le signal lumineux fûtéteint avant de rabattre sa tablette.

Vendredi 20 avrilDepuis que l’avion a décollé,

j’essaie de me préparer à l’épreuve

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qui m’attend, imaginant ce queMourad pourrait me dire pour sejustifier, et comment je devrais luirépondre ; ce que je lui aurais diten temps normal, et ce que jepourrais encore lui dire dans sonétat ; comment lui permettre des’en aller en paix sans lui mentirexagérément ; comment leréconforter sans me déjuger.

Je ne suis pas certain qu’il faillepardonner à ceux qui meurent. Ceserait trop simple si, au soir dechaque vie humaine, on remettaitles compteurs à zéro ; si la cruautéet l’avidité des uns, la compassionet l’abnégation des autres, étaient

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benoîtement passées par profits etpertes. Ainsi, les meurtriers et leursvictimes, les persécuteurs et lespersécutés, se retrouveraientégalement innocents à l’heure de lamort ? Pas pour moi, en tout cas.L’impunité est, de mon point devue, aussi perverse que l’injustice ;à vrai dire, ce sont les deux facesd’une même monnaie.

On raconte qu’aux premierssiècles de l’ère chrétienne, quandla nouvelle religion se répandaitdans l’Empire romain, certainspatriciens s’arrangeaient pourretarder autant que possible leurconversion. Ne leur avait-on pas

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expliqué qu’au moment dubaptême, tous leurs péchés seraienteffacés ? Alors ils poursuivaientleur vie de débauche, pour ne sefaire baptiser que sur leur lit demort.

Je ne sais si ces repentirs tardifsont quelque valeur aux yeux de lareligion. A mes yeux, ils n’en ontaucune. Ni ceux des Romainsantiques, ni ceux de mescontemporains.

Cependant il y a, à l’heure de lamort, une obligation de décence.Cet instant de basculement doitconserver une dignité si l’on veutdemeurer humain. Quel que soit,

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par ailleurs, le jugement qu’onporte sur le mourant et ses actes.Oui, même s’il s’agit du pire descriminels.

Ce qui, je m’empresse de le dire,n’est pas le cas de Mourad.J’aurais bien des choses à luireprocher, dont certainess’apparentent pour moi à descrimes. Mais il faut se garder desexcès de langage. Il arrive qu’unhomme commette un crime sansmériter pour cela d’être appelécriminel. Autant je m’insurgecontre l’impunité, autant je merefuse à mettre tous les méfaits surle même plan, en faisant

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abstraction des intentions, del’ampleur ou des circonstances.Sans être absolvantes, celles-cipeuvent être, comme disent les lois,“atténuantes”.

Que le comportement de monancien ami pendant les années deguerre constitue une trahison desvaleurs qui nous étaient communes,je n’en doute pas un instant, etj’espère qu’il ne va pas chercher àle nier. Mais n’est-ce pas safidélité qui l’a amené à trahir ?Par attachement au pays, il arefusé de partir au commencementdu conflit ; étant resté, il a dûtrouver des arrangements, accepter

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au fil des événements certainescompromissions qui allaient leconduire jusqu’à l’inacceptable. Sij’étais resté au pays, je me seraispeut-être comporté comme lui. Deloin, on peut impunément dire non ;sur place, on n’a pas toujours cetteliberté.

Ses vertus, en somme, l’ontperdu ; mes manquements m’ontsauvé. Pour protéger les siens,pour préserver ce que ses pères luiont légué, il s’est battu comme unfauve. Pas moi. Dans la familled’artistes où j’ai grandi, on ne m’apas inculqué les mêmes vertus. Nice courage physique, ni ce sens du

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devoir, ni cette fidélité. Dès lespremières tueries, je suis parti, jeme suis sauvé ; j’ai gardé les mainspropres. Mon lâche privilège dedéserteur honnête.

A l’approche de l’atterrissage,

mon esprit est encore plus confusqu’au décollage. Mouradm’apparaît à présent comme unpersonnage mineur et déconfit,pitoyable, égaré dans une tragédiequi le dépasse. Si je ne suistoujours pas d’humeur à luipardonner ses fautes, j’en veux toutautant au reste de l’univers, etaussi à moi-même.

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Je me rendrai donc à son chevetsans ressentiment manifeste, jeremplirai auprès de lui mon rôle deconfesseur laïque, je l’écouterai, jelui tiendrai la main, je luimurmurerai des parolesd’absolution pour qu’il meure laconscience calme.

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A l’aéroport, personne ne l’attendait.Et cette incommodité banale, qu’Adamaurait certainement dû prévoir puisqu’iln’avait averti personne de sa venue,suscita en lui un débordement detristesse et une confusion mentalepassagère. Il dut faire un effort pour serappeler que c’était dans sa ville natalequ’il venait d’atterrir, dans son proprepays.

Le 20 avril, suiteJe franchis la douane, je tends

mon passeport, je le récupère et jesors en promenant sur la foule un

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regard d’enfant abandonné.Personne. Personne ne me parle,personne ne m’attend. Personne neme reconnaît. Je suis venu à larencontre d’un fantôme d’ami, et jesuis déjà un fantôme moi-même.

Un chauffeur me propose sesservices. Je consens du regard et lelaisse emporter mon bagage vers savoiture, une vieille Dodge garéetrès à l’écart de la fileréglementaire. C’est manifestementun taxi sauvage, sans plaque rougeni compteur. Je ne proteste pas.D’ordinaire, de telles pratiquesm’irritent, mais ce soir, j’en souris.Elles ramènent à ma mémoire un

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environnement familier, desréflexes de précaution. Jem’entends demander à l’homme, enarabe et avec l’accent du pays,combien me coûtera la course.Juste pour éviter l’indignité d’êtreconfondu avec un touriste.

En chemin, j’étais tentéd’appeler des cousins, des amis. Ilétait déjà minuit, à cinq minutesprès, mais j’en connais plus d’unqui ne s’en serait pas formalisé, etqui m’aurait invité avec insistanceà venir habiter chez lui.Finalement, je n’ai appelépersonne. J’éprouvais soudainl’envie de me retrouver seul,

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anonyme, et comme clandestin.Cette sensation nouvelle

commence à me plaire. Incognitochez moi, parmi les miens, dans laville où j’ai grandi.

Ma chambre d’hôtel est

spacieuse, les draps sont propres,mais la rue se révèle bruyante,même à cette heure-ci. Il y a aussile ronronnement entêtant d’un airconditionné que je n’ai pas osééteindre par crainte de me réveillercomplètement moite. Je ne pensepas que le bruit m’empêchera dedormir. La journée a été longue,

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mon corps ne va pas tarder às’engourdir, et mon esprit demême.

Assis dans mon lit, sans autrelumière que celle de ma lampe dechevet, je songe sans arrêt àMourad. Je m’efforce de l’imaginertel qu’il devrait être à présent. Ladernière fois que nous étionsensemble, il avait vingt-quatre ans,et moi vingt-deux. Dans monsouvenir il était prospère,carnassier, tonitruant. Depuis, lamaladie l’aura certainement flétri.Je l’imagine à présent dans savieille maison familiale, au village,dans un fauteuil d’infirme, le

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visage livide, une laine sur lesgenoux. Mais peut-être est-il plutôtà l’hôpital, dans un lit métallique,entouré de tuyaux de perfusion,d’appareils qui clignotent, debandages ; avec, tout à côté, lachaise où il me demandera dem’asseoir.

Demain, je le saurai.

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Le deuxièmejour

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1

L’épouse de Mourad appela Adam aupetit matin sur son téléphone portable.Le croyant encore à Paris, elle lui ditsèchement, sans aucun préambule, sansmême l’allô initial :

“Il n’a pas pu t’attendre.”Dans la chambre, il faisait encore

sombre. Adam laissa échapper lesifflement d’un juron. Puis il informa soninterlocutrice qu’il était déjà sur place,depuis la veille, accouru à sa demandepour le voir.

Cependant elle répéta, sur sa lancée :

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“Il n’a pas pu t’attendre.”La même phrase, mot pour mot. Mais

sur un ton différent. Pas de reproche,cette fois. De la tristesse, de la rage, etpeut-être, à l’endroit d’Adam, unsoupçon de gratitude. Il marmonna uneformule convenue.

Suivirent, aux deux bouts de la ligne,quelques secondes de silence. Aprèsquoi la veuve lui dit simplement“Merci !”, comme si elle répondaitpoliment à ses condoléances. Puis elles’enquit de l’endroit où il étaitdescendu.

“Je t’envoie une voiture. Tu ne sauraspas arriver tout seul.”

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Adam ne protesta pas. Il avaitconscience de ne plus savoir s’orienterdans cette ville aux rues sans plaques,s a ns numéros, sans trottoirs, où lesquartiers portaient des nomsd’immeubles, et les immeubles les nomsde leurs propriétaires…

Samedi 21 avrilTania est déjà en noir. Mourad

repose sagement sous des drapssans plis, de l’ouate dans lesnarines. Il a pour lui seul toute uneaile – deux chambres contiguës, unsalon, un balcon. La clinique est demarbre et de camphre. L’endroitpour mourir comme un chien derace.

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Je me tiens debout au pied du litet je ne pleure pas. J’incline la têtedevant la dépouille, je ferme lesyeux, je m’immobilise, je patiente.Je suis censé méditer, mais j’ail’esprit vide. Plus tard, jeméditerai, je convoquerai messouvenirs de notre amitié défunte,plus tard je m’efforceraid’imaginer le Mourad d’avant.Mais là, devant la dépouille, rien.

Dès que je sens des pas derrièremoi, j’en profite pour céder laplace. Je me dirige vers Tania, je laserre brièvement contre moi. Puisje vais m’asseoir au salon. Quin’est pas vraiment un salon. Trois

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fauteuils en cuir brun, trois chaisespliantes, une machine à café, desbouteilles d’eau minérale, untéléviseur au son coupé. Mais, dansune clinique, un luxe. Sont déjà làquatre femmes en noir et un vieilhomme mal rasé. Je ne les connaispas. Les saluant d’un hochement detête, je me laisse tomber dansl’unique siège vide. Je ne méditetoujours pas, et je ne pense à rien.J’essaie seulement de me composerune mine de circonstance.

Quand je vois d’autrespersonnes arriver, comme endélégation, je me lève, je repassedevant la dépouille, j’embrasse de

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nouveau Tania en lui murmurant :“A plus tard !” Je sors de laclinique en pressant le pas, commesi j’avais une meute à mes trousses.

C’est lorsque je me retrouve

dans la rue, solitaire au milieu despassants, paisible dans le tumulte,que mes pensées refluent enfin verscelui que j’ai abandonné sur son litde mort.

Des bribes de conversations mereviennent, des rires, des images.Marchant droit devant moi, jesonge à mille choses éparses sansm’arrêter à aucune. Le klaxon d’un

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taxi me ramène à la réalité. Je faisoui de la tête, j’ouvre la portière,je lui donne le nom de mon hôtel.L’homme s’adresse à moi enanglais, ce qui me fait sourire etm’irrite à la fois. Je lui répondsdans sa langue, qui est ma languenatale, mais avec, sans doute, unbrin d’accent. Pour s’excuserd’avoir blessé mon amour-propred’émigré, il se met à pester contrele pays et ses dirigeants, et se lancedans un vibrant éloge de ceux quiont eu l’intelligence de s’en aller.Adam se contente de hocher poliment

la tête. En d’autres circonstances, ilaurait pris part à la conversation, le

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thème ne lui étant pas indifférent. Maislà, il a hâte de se retrouver seul, seuldans sa chambre, seul avec sesréminiscences de celui qui ne parleraplus.

A peine rentré, il s’étend sur le lit etdemeure un long moment sur le dos.Ensuite il se redresse, prend son carnet,y griffonne quelques lignes, puis leretourne, comme pour inaugurer, parl’autre bout, un second carnet tout neuf.

Sur la nouvelle page blanche, tout enhaut, à l’endroit où, d’ordinaire, il notela date, il inscrit “In memoriam” , enguise d’exergue, ou peut-être en guise deprière. Rien d’autre. Il passe à la pagesuivante.

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Mourad, l’ami désadopté.Nous avons été séparés par la

mort avant d’avoir pu nousréconcilier. C’est un peu ma faute,un peu la sienne, et c’est aussi lafaute de la mort. Nous avions toutjuste commencé à renouer nos lienslorsqu’elle l’a brusquement faittaire.

Mais, en un sens, laréconciliation a eu lieu. Il asouhaité me revoir, j’ai pris lepremier avion, la mort est arrivéeavant moi. A la réflexion, c’estpeut-être mieux ainsi. La mort a sapropre sagesse, il faut parfois s’enremettre à elle plus qu’à soi-même.

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Qu’aurait pu me dire l’ancienami ? Des mensonges, des véritéstravesties. Et moi, pour ne pas memontrer impitoyable envers unmoribond, j’aurais fait mine de lecroire et de lui pardonner.

Quelle valeur auraient eue, dansces conditions, nos retrouvaillestardives et nos absolutionsréciproques ? A vrai dire, aucune.Ce qui s’est passé me paraît plusdécent, plus digne. Mourad aéprouvé, en ses dernières heures, lebesoin de me voir ; je me suisdépêché de venir ; il s’est dépêchéde mourir. Il y a là un brind’élégance morale qui fait honneur

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à notre amitié révolue. Je mesatisfais de cet épilogue.

Plus tard, s’il existe une vie au-delà de la tombe, nous aurons letemps de nous expliquer d’homme àhomme. Et s’il n’y a que le néant,nos disputes de mortels n’auront,de toute manière, plus beaucoupd’importance.

En cette journée qui l’a vumourir, que puis-je faire pour lui ?Seulement ce que la décence mecommande : que j’évoquesereinement son souvenir, sans lecondamner ni l’absoudre.

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Lui et moi, nous n’étions pas desamis d’enfance. Nous avions grandidans le même pays, dans le mêmedistrict, mais pas dans le mêmemilieu. Nous nous étions seulementconnus à l’université – très vite,cependant, dès les premiers joursde la première année.

Au commencement de notreamitié, il y avait eu cette soirée.Nous étions, je crois, unequinzaine, un peu plus de garçonsque de filles. Si je devais en dresserla liste de mémoire, j’en oublieraissûrement quelques-uns. Il y avaitlui et moi ; et Tania, bien sûr, déjàTania, qui n’était pas encore sa

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femme mais qui n’allait pas tarderà le devenir ; il y avait Albert,Naïm, Bilal, et la belle Sémi ; il yavait Ramzi et Ramez, qu’onappelait “les associés”, “lesinséparables”, ou tout simplement“les deux Ramz”… Nous entrionsdans la vie étudiante, un verre à lamain, la rébellion au cœur, et nouscroyions entrer dans la vie adulte.Le plus vieux d’entre nous allaitsur ses vingt-trois ans ; à dix-septans et demi, j’étais le plus jeune ;Mourad avait deux ans de plus.

C’était en octobre soixante etonze, sur la terrasse de sa maison,une immense terrasse d’où l’on

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voyait la mer dans la journée, et lanuit les scintillements de la ville.Je me souviens encore du regardqu’il avait ce soir-là – ébloui,comblé. Cette maison luiappartenait, avant lui elle avaitappartenu à son père, à son grand-père, à son arrière-grand-père, etmême à des ancêtres antérieurspuisque la construction remontaitau début du dix-huitième siècle.

Ma famille aussi possédaitautrefois dans la montagne unebelle maison. Mais pour les miens,c’était un foyer, et un manifestearchitectural ; pour les siens,c’était une patrie. Mourad y avait

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toujours éprouvé une sorte deplénitude, celle des hommes quisavent qu’un pays est à eux.

Moi, depuis l’âge de treize ans,je me suis toujours senti, partout,un invité. Souvent accueilli à brasouverts, parfois tout juste toléré,mais nulle part habitant de pleindroit. Constamment dissemblable,mal ajusté – mon nom, mon regard,mon allure, mon accent, mesappartenances réelles ousupposées. Incurablement étranger.Sur la terre natale comme plus tardsur les terres d’exil.

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A un moment, ce soir-là, Mouradavait haussé la voix, tout encontinuant à regarder au loin.

“Vous êtes mes meilleurs amis.Cette maison est désormais lavôtre. Pour la vie !”

Des plaisanteries avaient fusé,des rires, mais seulement pourcacher l’émotion. Il avait ensuitelevé son verre, et fait tinter sesglaçons. Nous avions répété, enécho : “Pour la vie !” Les uns àpleine voix, les autres dans unmurmure. Puis nous avions siroténos boissons ensemble.

J’avais les yeux embués. Et en yrepensant aujourd’hui, je ne peux

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les empêcher de s’embuer encore.D’émotion, de nostalgie, detristesse, de rage. Cet instant defraternité aura été le plus beau dema vie. Depuis, la guerre estpassée par là. Aucune maison niaucune réminiscence n’est restéeindemne. Tout s’est corrompu– l’amitié, l’amour, le dévouement,la parenté, la foi, comme la fidélité.Et aussi la mort. Oui, aujourd’hui,la mort elle-même me semblesouillée, dénaturée.

Je ne cesse de dire “ce soir-là”.

C’est juste un raccourci commode.Il y a eu, à l’époque où nous nous

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sommes connus, d’innombrablessoirées, qui se confondent à présentdans ma mémoire en une seule. Ilme semble parfois que nous étionsconstamment ensemble, comme unehorde chevelue, ne faisant que debrèves stations chez nos famillesrespectives. Ce n’était pasréellement le cas, mais c’estl’impression qui me reste. Sansdoute parce que nous vivionsensemble les moments intenses, lesévénements majeurs. Pour nous enréjouir, pour nous en indigner, etsurtout pour nous disputer à leurpropos. Dieu que nous aimionsdébattre, argumenter ! Que dehurlements ! Que d’empoignades !

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Mais c’étaient des empoignadesnobles. Nous croyions sincèrementque nos idées pouvaient peser surle cours des choses.

A l’université, pour railler nosincessantes pinailleries, on nousavait accolé l’épithète de“Byzantins”, qui se voulaitdésobligeante ; et nous, parcrânerie, nous l’avions adoptée. Ilfut même question de fonder une“fraternité” portant ce nom. Nousen avions discutéinterminablement, au point qu’ellen’a jamais vu le jour, victime,justement, de notre“byzantinisme”. Certains, parmi

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nous, rêvaient de transformer notrebande en un cénacle littéraire ;d’autres songeaient à unmouvement politique, qui auraitcommencé parmi les étudiantsavant de s’étendre à la société toutentière ; d’autres encorenourrissaient cette idée séduisanteque Balzac avait illustrée à samanière dans son “Histoire desTreize”, et selon laquelle des amispeu nombreux mais dévoués à descauses communes, mais porteursd’une ambition commune, unepoignée d’amis courageux,compétents, et surtoutindissociablement soudés,pouvaient changer la face du

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monde. Moi-même, je n’étais pasloin de le penser. A vrai dire, mêmeaujourd’hui, il m’arrive parfois decaresser cette illusion d’enfant.Mais où diable trouver une telleescouade ? On a beau chercher,cette planète est vide.

Finalement, notre bande d’amis

ne s’est muée ni en fraternité, ni encénacle, ni en parti, ni en sociétésecrète. Nos rencontres sontdemeurées informelles, ouvertes,arrosées, enfumées, tapageuses. Etsans hiérarchie aucune, même sinous nous retrouvions presquetoujours à l’initiative de Mourad.

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D’ordinaire chez lui, au village,sur la terrasse de sa vieille maison.

De ce lieu suspendu entre lelittoral et la haute montagne, nousallions assister à la fin du monde.“Du monde” ? De notre monde, entout cas, de notre pays tel que nousl’avions connu. Et j’ose dire : denotre civilisation. La civilisationlevantine. Une expression qui faitsourire les ignorants et grincer lesdents aux tenants des barbariestriomphantes, aux adeptes destribus arrogantes qui s’affrontentau nom du Dieu unique, et qui neconnaissent pas de pire adversaireque nos identités subtiles.

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Mes amis appartenaient à toutesles confessions, et chacun se faisaitun devoir, une coquetterie, derailler la sienne – puis, gentiment,celle des autres. Nous étionsl’ébauche de l’avenir, maisl’avenir sera resté à l’étatd’ébauche. Chacun de nous allaitse laisser reconduire, sous bonnegarde, dans l’enclos de sa foiobligée. Nous nous proclamionsvoltairiens, camusiens, sartriens,nietzschéens ou surréalistes, noussommes redevenus chrétiens,musulmans ou juifs, suivant desdénominations précises, unmartyrologe abondant, et les

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pieuses détestations qui vont avec.

Nous étions jeunes, c’était

l’aube de notre vie, et c’était déjàle crépuscule. La guerres’approchait. Elle rampait versnous, comme un nuage radioactif ;on ne pouvait plus l’arrêter, onpouvait tout juste s’enfuir. Certainsd’entre nous n’ont jamais voulul’appeler par son nom, mais c’étaitbien une guerre, “notre” guerre,celle qui, dans les livres d’histoire,porterait notre nom. Pour le restedu monde, un énième conflit local ;pour nous, le déluge. Notre pays aumécanisme fragile prenait l’eau, il

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commençait à se détraquer ; nousallions découvrir, au fil desinondations, qu’il étaitdifficilement réparable.

Désormais, les années seraientliées dans notre mémoire à destragédies. Et, pour notre cercled’amis, aux défections successives.

Le premier à s’en aller fut Naïm,

avec toute sa famille – son père, samère, ses deux sœurs, sa grand-mère. Ce n’étaient pas les derniersjuifs du pays, mais ils faisaientpartie de l’infime minorité qui,jusque-là, avait voulu rester. Les

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années cinquante et soixanteavaient connu une hémorragiesourde. Goutte à goutte, sanstapage, la communauté avait fondu.Certains étaient partis pour Israël,via Paris, Istanbul, Athènes ouNicosie ; d’autres avaient choisi des’établir au Canada, aux Etats-Unis, en Angleterre ou en France.Naïm et sa famille avaient optépour le Brésil. Mais relativementtard, en soixante-treize.

Ses parents lui avaient faitpromettre de ne rien dévoiler deleurs plans, même aux amis les plusproches, et il avait tenu parole. Pasune confidence, pas la moindre

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allusion.La veille encore, notre bande

s’était réunie, comme chaque soirou presque, chez Mourad et Tania,au village, pour boire du vin chaud.C’était fin janvier, ou débutfévrier. La vieille maison étaitglaciale. Nous nous étions serrésles uns contre les autres dans lepetit salon, autour d’un brasero.

Nous avions discuté de millechoses, j’imagine, comme àchacune de nos rencontres ; desgens que nous aimions ou que nousn’aimions pas, des événementspolitiques, de quelques faits divers,d’un cinéaste ou d’un romancier

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récemment disparu… Je ne mesouviens évidemment plus de ce quiavait alimenté notre conversation.Ce dont je suis certain, enrevanche, parce que la chosem’avait frappé à l’époque et quej’y ai souvent repensé depuis, c’estqu’à aucun moment il ne futquestion d’émigration, d’exode, nide séparation. C’est seulement lelendemain soir, quand nous avonsappris le départ de Naïm, que lasoirée nous est apparue, aposteriori, comme une veilléed’adieu.

Il y avait eu cependant unincident étrange. Nous étions en

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train de parler de choses etd’autres, quand Tania s’était miseà pleurer. Rien de ce que nousvenions de dire ne semblaitexpliquer ces larmes ; si bien quetout le monde, y compris sonfiancé, Mourad, était désemparé.Je lui avais demandé ce qu’elleavait, et elle n’avait pas pu merépondre, tant elle sanglotait.Quand elle eut retrouvé son calme,elle dit : “Plus jamais nous neserons réunis tous ensemble.”Pourquoi ? Elle ne le savait pas.“Ce sentiment s’est subitementimposé à moi comme une certitude,et je me suis mise à pleurer.”

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Pour la rassurer, et briser enquelque sorte le sortilège, Mouradproposa alors que nous nousretrouvions tous le lendemainmême, à la même heure, au mêmeendroit. Personne ne souleva lamoindre objection. Je ne jureraispas que tous, sans exception, sedirent “à demain”, mais la choseétait entendue.

Nous nous sommes quittés àl’aube. Je venais d’acheter mapremière voiture, une Coccinelle decouleur havane, et c’est moi qui airaccompagné Naïm chez lui. Il nem’a rien dit de ses projets. Mêmequand nous nous sommes retrouvés

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seuls, à rouler sur des routes peuéclairées et vides, il ne m’a riendit.

Plus tard, des années plus tard,il me raconterait dans une lettreque ses parents l’avaient attenducette nuit-là avec angoisse. Ilscraignaient qu’il n’ait renoncé àles accompagner pour resterauprès de sa bande d’amis, et ils sedemandaient s’ils devaient partirsans lui ou bien remettre leurdépart à une autre date. Lorsqu’ilétait rentré chez lui, personne danssa famille ne lui avait adressé laparole.

Mais il s’en était finalement allé

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avec les siens, pour toujours. Lapremière défection dans nos rangs.

Après lui, ce fut Bilal. Une tout

autre manière de partir : la mort.Lorsque l’envie me prend de

maudire ceux qui ont pris lesarmes, le souvenir de Bilal merevient, et je suis tenté de faire uneou deux exceptions.

C’était un être pur.Nul ne peut savoir avec certitude

ce qui se niche au fond d’une âme,mais j’ai connu Bilal de près, et jene pense pas me tromper. C’étaitun être perturbé, mais pur, oui, et

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sans mesquinerie.Il y avait entre nous de l’amitié,

de l’affection, et une certainecomplicité ; il fut même, pendantquelque mois, mon compagnon leplus proche – une période brève,mais intense, au cours de laquellenous nous retrouvions chaquejour ; soit il passait me prendre,soit il me donnait rendez-vous dansun café du centre-ville ; puis nousallions marcher dans les rues,pendant des heures, à refaire lemonde.

Nous parlions du Vietnam, dumaquis bolivien, de la guerred’Espagne, de la Longue Marche ;

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nous parlions, non sans envie, despoètes maudits, des poètesassassinés, de García Lorca, d’al-Moutanabbi, de Pouchkine, ainsique de Nerval et de Maïakovskibien qu’ils se soient assassinéseux-mêmes ; et nous parlions ausside nos amours.

Un jour, pendant que nousmarchions, une averse nous avaitsurpris. Au début, par jeu, parbravade enfantine, nous avionsvoulu feindre l’indifférence, etcontinuer à marcher à la mêmeallure, le buste droit. Mais enquelques secondes, nous étionstrempés. Alors nous avions couru,

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toute honte bue, nous réfugier sousun auvent. Nous nous étions assissur une frise en pierre. Le nomd’une jeune fille avait surgi dansnotre conversation – une amiecommune. Nous en avions parléavec une complicité et une nuditéd’âme qui, aujourd’hui encore, metroublent et font trembler mesdoigts. Ensuite, nous étionsdemeurés silencieux quelqueslongues minutes, comme pourlaisser s’apaiser notre agitationintérieure. Puis Bilal m’avaitdemandé :

“Tu ne crois pas que noussommes nés à la mauvaise

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époque ?”“Quand est-ce que tu aurais

voulu naître ?”“Dans cent ans, deux cents ans.

L’humanité se métamorphose, j’aienvie de savoir ce qu’elle vadevenir.”

Son impatience de gamin m’avaitdonné le sentiment d’être, quant àmoi, un vieux sage.

“Parce que tu crois qu’il y a uneligne d’arrivée où tu pourrais allernous attendre ? Détrompe-toi !Dans la marche du temps, il y auratoujours, où que tu te places, unavant et un après, des choses quiseront derrière toi, et d’autres qui

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seront à l’horizon, et qui neviendront à toi que lentement, jouraprès jour. Tu ne peux jamais toutembrasser d’un même regard. Amoins que tu ne sois Dieu…”

En entendant ces mots, Bilalavait sauté de sa place, puis il étaitallé se mettre droit sous la pluiebattante en criant comme undément :

“Dieu ! Dieu ! Voilà un beaumétier !”

Huit jours après cette

conversation, il s’était éclipsé. Ilne m’appelait plus, et aucun de nos

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amis n’avait de ses nouvelles. Nousétions tous persuadés qu’il étaitauprès de sa bien-aimée.

Une seule fois je l’ai croisé à labibliothèque de l’université. Il étaitvenu faire des photocopies.

“On ne te voit plus”, lui avais-jereproché à mi-voix.

Il avait posé un doigt devant seslèvres.

“Chut ! Je m’entraîne ! Si l’onveut être Dieu, il faut devenirinvisible.”

Nous avions ri ensemble unedernière fois.

Il était venu photocopier un tract

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ou une affiche. Quand je m’étaisapproché, il avait tout dissimulé. Jen’avais pas insisté. Je lui avaisproposé de sortir prendre un café.Il s’était esquivé, sous quelqueprétexte. Je n’allais plus le revoirvivant.

Un jour – c’était fin novembre,

le 30 ou le 29 –, je reçois un appelde Mourad, tôt le matin.

“J’ai une mauvaise nouvelle.Une très mauvaise nouvelle.”

La veille, il y avait eu, dans unfaubourg de la capitale, unéchange de tirs entre deux groupes

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armés. Ces incidents devenaient deplus en plus fréquents, nouscommencions à ne plus leuraccorder une grande importance,sauf lorsqu’il y avait denombreuses victimes. Dans cetincident-là, un seul combattantavait été blessé. J’avais entenducela à la radio, sans m’y arrêter.Une nouvelle parmi d’autres.

Le combattant est mort de sesblessures, et c’était Bilal.

“Tu savais qu’il avait pris lesarmes ?” avais-je demandé.

“Non”, m’avait réponduMourad, “il ne l’avait dit àpersonne. Mais la chose ne m’a pas

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surpris. Toi non plus, jesuppose…”

J’ai dû lui avouer que, pour mapart, je n’avais rien su, riensoupçonné, rien pressenti. Que l’unde mes amis proches, un poète, unidéaliste, un séducteur, ait puvouloir rejoindre les miliciens dela nuit, une mitraillette à la main,pour tirer des salves contre lequartier d’en face – non,sincèrement, la chose ne m’avaitpas effleuré.

Six mois après la mort de Bilal,

il allait y avoir dans nos rangs une

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nouvelle défection : la mienne.

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2

Adam était absorbé dans sesréminiscences, quand le téléphone de sachambre se mit à sonner. C’était unneveu de Tania, qui l’appelait de sa partpour lui demander s’il voulait bienprononcer une allocution aux funéraillesde Mourad, “au nom de ses amisd’enfance”.

Comme il se montrait hésitant, l’autrejugea utile d’énumérer les personnalitésqui se succéderaient à la tribune. Achaque nom ou presque, Adamgrimaçait. Mais, étant donné lescirconstances, il ne trouvait pas en lui

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l’effronterie de refuser net. Il cherchaitencore ses mots lorsque le jeune hommeajouta : “Ce sera mercredi à onzeheures !” Adam s’empara aussitôt decette précision banale comme d’unebouée salvatrice pour rétorquer qu’il luiétait malheureusement impossible derester au pays jusqu’à cette date vu qu’ildevait faire passer des examens à sesétudiants justement ce jour-là.

Un pur mensonge ! avouera-t-ille soir même dans son carnet.Depuis février je suis en semestresabbatique, je n’ai ni cours niséminaires ni examens avant lemois d’octobre. Mais pour rien aumonde je n’aurais voulu prendre la

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parole aux obsèques de Mourad.Pour quelle raison ? Sur le

moment, je n’aurais pas su dire. Lademande m’ayant pris de court,j’avais donné la première réponsequi me soit venue aux lèvres.

D’ordinaire, je fais confiance àmon impulsion ; non qu’elle soitinfaillible, mais j’ai constaté, au fildes années, que je me trompaisbien plus souvent quand jeréfléchissais longtemps, quand jecherchais à prendre en compte tousles tenants et les aboutissants, ou,pire, quand j’alignais mentalement,en deux colonnes rivales, lesarguments pour et les arguments

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contre.De ce fait, je distingue à présent

deux manières de cogiter. Dansl’une, ma tête fonctionne comme unchaudron ; elle embrasse tous lesfacteurs à la fois, les “compute” àmon insu, pour me livrer en unebouchée le résultat final. Dansl’autre, ma tête agit comme unvulgaire couteau de cuisine ; elles’emploie à découper le réel àl’aide de notions aussi grossièresque les “avantages” et les“inconvénients”, l’“affectif” et le“rationnel”, sans autre résultatque de m’embrouiller davantage.

Que de fois ai-je pris des

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décisions désastreuses pourd’excellentes raisons ! Ou, àl’inverse, les meilleures décisionsau mépris du bon sens !

J’en suis donc arrivé à me direqu’il valait mieux que je décided’abord, en un clin d’œil ; puis queje me plonge patiemment en moi-même pour comprendre ce choix.

S’agissant des funérailles, il nem’a pas fallu beaucoup de tempspour justifier, du moins à mespropres yeux, mon refus spontané ;et, de ce fait, atténuer mes remords.

Vu la manière dont Mourad s’estcomporté au cours des dernièresannées, je n’ai aucune raison de

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m’associer aux hommages qui luiseront rendus, fût-ce à titreposthume. Une chose est deprésenter poliment sescondoléances au décès d’unepersonne qu’on a connue ; autrechose de donner l’impressiond’être venu exprès de Paris pourparler à ses funérailles, entouré deses alliés politiques, de sespartenaires d’affaires, de sesparrains comme de ses obligés.Tous ces personnages que monancien ami a dû fréquenter dans lecloaque de la guerre, je sais tropbien par quels moyens ils sontdevenus puissants et riches. Je nevoudrais ni les suivre ni les

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précéder à la tribune, et je n’aimême pas envie de leur serrer lamain.

Si j’ai quitté le pays, c’estjustement pour ne pas avoir àserrer ces mains-là !Quelques minutes plus tard, ce fut la

veuve elle-même qui l’appela. Pourinsister. Ne pourrait-il pas retarder sondépart jusqu’à la fin de la semaine ? Ilréitéra son refus, en répétant le mêmemensonge, de façon nette, quelque peuabrupte, histoire d’éviter toutmarchandage sentimentaliste.

“Désolé ! Il faut que je m’en aille.Mes étudiants m’attendent.”

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Un silence pesant s’installa, Tania netrouvant pas les mots pour leconvaincre, et lui ne trouvant pas lesmots pour s’excuser. A la fin elle dit,apparemment résignée :

“Je comprends… En tout cas, jamaisje n’oublierai que tu as pris l’avion pourvenir le voir.”

Cette attitude gracieuse ranimaaussitôt chez Adam la brûlure duremords. Pas au point de le faire changerd’avis, mais suffisamment pour qu’iléprouvât le besoin de compenser sonabsence des funérailles par quelquegeste d’affection.

“J’ai l’intention d’écrire à nos amiscommuns pour leur apprendre ce qui est

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arrivé. Je suis sûr qu’ils voudrontt’envoyer des messages d’amitié. Albert,Naïm, et quelques autres…”

“Oui, écris-leur !” approuva la veuvede Mourad. “Cela fait des années que jen’ai pas de leurs nouvelles. Je pensequ’ils seront tristes.”

“Certainement !”“Ce serait bien si l’on pouvait réunir,

à sa mémoire, tous les amis d’autrefois.Par exemple en avril prochain, pour lacérémonie de l’anniversaire. Tu croisqu’ils viendraient ?”

“Pourquoi pas ?”“Ça pourrait même se passer plus tôt.

Pour le ‘quarantième’, par exemple.”

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Conformément à une vieille traditionconservée par diverses communautéslevantines, une commémoration a lieuquarante jours après le décès. Aux yeuxd’Adam, cela semblait trop proche pourbattre le rappel des amis. Mais il nevoulait pas contrarier la veuve.

“Si c’est ce que tu souhaites, je peuxle leur suggérer.”

“Et toi, est-ce que tu reviendrais ?”“Nous aurons encore l’occasion d’en

parler.”“Tu te défiles !”“Non, Tania, je ne me défile pas.

Mais nous n’allons pas tout décider àl’instant. Je vais d’abord écrire aux amis

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pour les sonder. Après, nous aviserons.”“Tu te défiles !” répéta-t-elle.

“Demain, tu t’en iras, et le projet seraoublié. Ton ami aurait tellement aiméque…”

Sa voix s’étrangla.“Si tu veux, je passerai te voir ce

soir, et nous parlerons tranquillement deces retrouvailles, pour que je puissefaire aux amis des suggestions précises.Ça te convient ?”

Pour Adam, ce n’était pas seulementune manière d’écourter un échange qui lemettait mal à l’aise. Il tenait réellement àla revoir avant de repartir. Il avait lesentiment d’être resté trop peu de tempsavec elle. Après tout, c’est à la demande

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de Tania qu’il avait fait ce voyage, et ilne lui avait presque pas parlé. Justecette visite furtive à la clinique, cetteaccolade quasiment muette. Il se ditqu’il faudrait au moins qu’il passequelque temps en sa compagnie, surtouts’il comptait s’éclipser avant lesfunérailles.

“Dis-moi vers quelle heure tu serasseule, dans la soirée ! Je viendrai tevoir.”

Un très long silence. S’il n’y avait eules bruits de fond, on aurait pensé que laligne avait été coupée.

Lorsque la veuve de Mourad finit parlui répondre, son interlocuteur perçutdans sa voix comme un enrouement

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sardonique.“Mon pauvre Adam, tu es vraiment

devenu un émigré. Tu me demandes àquel moment je serai seule ? Seule, dansce pays, un jour comme celui-ci ? Sacheque je suis au village, dans la vieillemaison, et qu’il doit y avoir autour demoi une centaine de personnes, peut-êtremême deux cents. Des voisins, descousins, de vagues connaissances, etaussi des gens que je n’avais jamais vus.Ils sont partout, dans les salons, à lacuisine, dans les couloirs, dans leschambres, et sur la grande terrasse, et ilsseront là toute la nuit et dans lesprochains jours. Seule ? Tu croyais quej’allais me retrouver seule ? Va, va-t’en,

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sans remords, reprends l’avion, rentrechez toi, à Paris, nous nous reverronsplus tard, dans d’autres circonstances.”

Adam ne pouvait répondre sur lemême ton, le jour même où Tania venaitde perdre son mari. Bien qu’exaspérépar tant d’agressivité, il dut se contenterde dire :

“C’est ça ! Nous nous reverrons plustard. Porte-toi bien !”

Avant de raccrocher.Je n’ai vraiment pas mérité un

tel assaut ! J’essayais de memontrer amical, attentif. Jem’efforçais d’aller dans le sens dece qu’elle souhaitait. Rien nejustifiait qu’elle m’agresse de la

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sorte.J’ai peut-être eu tort de lui

demander si elle allait se retrouverseule. Elle a pu y voir un signe dedénigrement, ou de pitié. Tout ceque j’avais voulu dire, c’est quej’attendrais, avant de me rendrechez elle, que ses visiteurs soientpartis, et qu’elle se retrouve seuleavec ses familiers. Mais ce que jelui ai dit ne lui a servi que deprétexte. La vraie raison de sarage, c’est mon refus de prendre laparole aux funérailles de Mourad.Et peut-être, plus en amont, malongue brouille avec lui, à laquellej’aurais pu mettre définitivement

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un terme si, justement, j’avaisaccepté de faire son éloge funèbre.Mais cela, personne ne m’obligeraà le faire. Ni par des flatteries, nipar des exhortations, et encoremoins par un tel déchaînementd’agressivité.

J’ai beau me raisonner, je ne

parviens pas à me calmer ! Je suisoutré !

Ce qui m’a blessé plus que toutdans la charge de Tania, c’estqu’elle m’ait demandé de “rentrerchez moi”. Peut-être bien que jeconsidère désormais Paris comme

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un “chez-moi”. Mais est-ce quecela m’interdit de me direégalement chez moi dans ma villenatale ? Rien, en tout cas,n’autorise une tierce personne,amie ou pas, endeuillée ou pas, àme renvoyer de cette manière à macondition d’étranger.

Puisqu’on veut me chasser, je nem’en irai pas ! C’est moi seul quichoisirai, à ma convenance, lemoment de partir.

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3

A dire vrai, Adam n’avait nulle enviede quitter le pays aussi vite.

Quand il avait dû prétexter sesengagements universitaires pour éviterde participer au concert d’élogesfunèbres, il s’était senti piégé. Rien nel’obligeait à reprendre l’avion dès lelendemain, ni les jours suivants. Ilcommençait tout juste à retrouver sesrepères, et il n’éprouvait encore aucunelassitude.

En un sens, l’agressivité de Taniavenait de le libérer. Si elle s’en étaittenue à une attitude amicale, il aurait

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probablement eu des scrupules à resterau pays sans assister aux funérailles, etil serait parti. Malgré lui, certes, mais iln’aurait pu faire autrement.

A présent, il était déterminé à rester.

Un plan s’était formé dans son esprit,

et il avait aussitôt téléphoné à Dolorès,sa compagne, pour la mettre dans laconfidence. Il allait prolonger son séjourau pays, mais en brouillant ses traces.

Dès que sa décision fut arrêtée, ilcommença à s’activer. Il appela laréception pour demander qu’on luiprépare sa note, et s’enquit par la mêmeoccasion du temps qu’il faudrait pour

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arriver à l’aéroport. Il voulait être sûrque si quelqu’un cherchait à le joindre,on lui réponde qu’il avait déjà reprisl’avion.

Pour la même raison, en sortant del’hôtel, il évita de prendre l’un desnombreux taxis qui attendaient. Quand lepremier de la file lui ouvrit sa portière,il prétendit qu’il avait besoin de fairequelques achats dans les magasins duquartier, et s’éloigna à pied, tirant savalise derrière lui.

Il marcha quelques minutes, prit untournant, puis un autre, avant d’arrêter untaxi qui rôdait. Il lui donna le nom d’unvillage, Bertayel, et celui d’un hôtel,l’Auberge Sémiramis.

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C’est seulement quand la voiture finitpar quitter les embouteillages urbainspour s’engager sur une route demontagne qu’Adam appela lapropriétaire. Prénommée justementSémiramis, elle avait fait partie de leurcercle d’amis du temps de l’université.Il l’avait perdue de vue dans la périodequi avait suivi son départ pour laFrance. Mais ils avaient renoué lecontact depuis ; dans les dernièresannées, elle s’était rendue par deux foisà Paris, elle avait dîné chez lui ; il luiavait présenté Dolorès, et “la belleSémi” lui avait fait promettre de passerla voir le jour où il reviendrait au pays.

Il composa donc son numéro et lui dit,

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sans même se présenter :“Je suis dans un taxi. Dans une demi-

heure, je serai chez toi.”“Adam !”C’était presque un hurlement.“Je ne savais même pas que tu étais

au pays.”“Je suis arrivé hier. Tu aurais une

chambre pour moi ?”“Sache que tu peux arriver chez moi à

n’importe quel moment, même en pleinété, il y aura toujours une chambre pourtoi. Cela dit, pour être sincère, je ne tefais aucune faveur en t’accueillantaujourd’hui, l’hôtel est presque vide.”

“Tant mieux !”

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“Tu trouves ? Mon comptable n’estpas du même avis.”

Elle rit, et Adam éprouva le besoin des’excuser, en riant lui aussi.

“Je voulais juste dire que latranquillité est exactement ce que jecherche. Je n’ai dit à personne que jevenais, et je n’ai vu personne. SaufTania, mais elle me croit sur le point dereprendre l’avion. Je suppose que tusais…”

“Pour Mourad ? Oui, je sais, biensûr.”

“Tu l’avais vu, ces derniers temps ?”“Quelquefois. Et toi ? Je sais que tu

étais brouillé avec lui. Est-ce que vous

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vous êtes réconciliés ?”“Oui et non… Je te raconterai. Tu

penses aller aux funérailles ?”“Oui, forcément. Pas toi ?”“Je ne crois pas.”“Tu as tort. On ne boude pas un

enterrement.”“J’ai mes raisons. Je t’expliquerai. Je

préfère qu’on ne sache pas que je suis aupays. J’aimerais me cacher pendantquelques jours. J’en ai vraiment besoin.A part toi, je ne veux voir personne.”

“Tu ne verras personne, soistranquille ! Et personne ne devinera quetu es à l’hôtel. Je t’enfermerai dans tachambre et je garderai la clef.”

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“N’allons pas jusque-là !”Deux rires brefs. Un silence. Puis elle

lui demanda, par simple courtoisie :“Dolorès n’est pas avec toi ?”“Elle n’a pas pu venir. La chose s’est

décidée au dernier moment. Elletravaille. Tu me reçois quand même ?”

“J’ai hâte de te voir…”

Quand le taxi s’engagea dans le petit

chemin arboré qui menait jusqu’àl’hôtel, Sémiramis attendait déjà près dela grille ouverte, flanquée de trois de sesemployés, un vieux gardien, unréceptionniste en livrée et un tout jeuneporteur qui, à l’instant même où la

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voiture s’immobilisait, souleva lecouvercle du coffre pour s’emparervigoureusement de la valise.

“La chambre huit”, lui ordonna sapatronne.

Adam avait sorti son portefeuille pourrégler la course, mais le chauffeur refusason argent pour prendre plutôt le billetque l’hôtelière lui tendait par la vitreouverte.

“Tu es à l’étranger depuis troplongtemps, tu ne connais plus leshabitudes d’ici”, lança-t-elle avecassurance, pour étouffer chez le visiteurtoute velléité de protestation.

Est-ce vraiment ainsi que les chosesdevaient se passer dans son pays natal ?

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Adam n’en était pas sûr. Maisl’argument était paralysant. Toutémigrant redoute de commettre unimpair, et il est facile pour ceux qui sontrestés de susciter chez lui la peur duridicule et la honte d’être devenu unvulgaire touriste. Il remit son argent danssa poche.

Pour la même raison, lorsqu’il posapied à terre, il hésita à prendre son amiedans ses bras, comme il l’auraitnaturellement fait en France. Sous leregard du chauffeur et des employés del’hôtel, ne devait-il pas plutôt lui serrerla main ? Et ce fut elle qui l’entoura deses bras et qui le serra contre elle,brièvement, avant de l’emmener vers la

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porte d’entrée, qu’abritait un auvent enverreries colorées dans le style BelleEpoque.

Une heure plus tard, ils étaientattablés, Sémiramis et lui, au dernierétage de l’hôtel, sur une vérandaencadrée de trois baies vitrées qui, dansla nuit, faisaient miroir, leur renvoyantleurs reflets et ceux des chandelles.

On leur apporta une dizaine de petitsplats, puis dix autres, et encore dix ouquinze, mezzés chauds ou froids quiauraient aisément rassasié une horde devacanciers.

“Tu es sûre que ça va nous suffire ?”“C’est seulement pour toi ; moi j’ai

déjà dîné”, dit-elle sans sourire.

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“Je disais ça au second degré”, sedépêcha de préciser Adam, de peur queson observation n’ait été mal comprise.

“Et moi, je répondais au troisièmedegré”, dit son hôtesse avec un sourirede pirate. Avant d’ajouter : “Autrefois tudisais que j’avais de l’humour,souviens-toi. On se comprenait à demi-mot, toi et moi, et on échangeait desclins d’œil. Ne te sens pas obligé dem’indiquer à quel moment de l’anecdoteje suis censée rire.”

“Il ne faut pas m’en vouloir, Sémi !Ce n’est pas facile de revenir au paysaprès tant d’années. Je me dois d’êtreprudent, retenu, circonspect. Sans douteparce que je n’ai plus mes repères. J’ai

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constamment peur de heurter lessusceptibilités de mes interlocuteurs.Même quand il s’agit d’amis de longuedate. Je ne sais plus si je peux leurparler sur le même ton qu’autrefois. Lesgens changent, tu sais.”

“Moi, je n’ai pas changé, Adam. Jesuis moins jeune, un peu moins svelte,mais de l’intérieur, je n’ai pas changé.Je ne suis pas une quelconque dame, etpour moi tu ne seras jamais unquelconque monsieur. Dieu que jedéteste le temps qui passe et qui nouschange tous en pathétiques pingouins !Moi qui dois jouer à la patronne d’hôtel,et toi qui dois jouer à l’éminentprofesseur !

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“Mais pas ce soir”, dit-elle en levantsa coupe de champagne.

“Pas ce soir”, répéta Adam commes’il s’agissait d’un serment.

Ils firent tinter leurs verres, qu’ilsportèrent lentement à leurs lèvres. “Labelle Sémi” avait effectivement peuchangé – encore moins qu’elle ne ledisait. Sa peau hâlée n’était trahie paraucune ride apparente et ses yeuxémeraude avaient toujours la mêmeprofondeur marine ; peut-être n’était-ellepas svelte, comme elle le reconnaissait,mais dans le souvenir de son ami elle nel’avait jamais vraiment été. Elle étaitplus grande que la plupart des femmesdu pays, et plutôt “bien portante”, et

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même “bien en chair”, ce qui n’avaitjamais rien ôté à son charme, ni par lepassé, ni ce jour-là.

Le maître d’hôtel s’approcha de leurtable sans bruit, une bouteille à la main,entourée d’une serviette. Il remplit lescoupes, puis demanda à sa patronne :

“Un peu plus de lumière ?”“Non, Francis, les chandelles

suffisent.”L’homme hocha la tête et regagna sa

place.“Cette époque-là me manque”, reprit

Sémiramis. “Plus qu’à toi, sans doute.Tu me diras que c’est d’une grandebanalité, une femme de quarante-huit ans

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qui regrette le temps où elle en avaitdix-huit… Mais dans ce pays, dans cetterégion du monde, il y a autre chose. J’ail’impression d’être sur une route, etchaque fois que j’avance d’un pas,l’endroit où se trouvait mon pieds’effrite. Quelquefois même, la routecommence à s’effondrer sous mon pied,et je dois me dépêcher de bouger pourne pas tomber avec l’éboulement.”

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Le troisième jour

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1

Au réveil, Adam nota dans son carnet,en date du 22 avril :

Ce dimanche matin j’ai compris,en une bouffée d’air, combien j’aiété sevré de ma montagne, toutesces années, et combien j’ai envie dem’y laisser materner.

Sémi, bénie soit-elle, m’ainstallé dans une chambre quidonne sur la vallée. J’ai une petitetable tout près de la fenêtre ; oùque je regarde, je ne vois que lespins d’Alep, je respire la brise quiles a caressés, et j’aimerais ne plus

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bouger d’ici jusqu’à la fin destemps. A lire, à écrire, à rêvasser,suspendu entre les sommetsarrondis et l’étendue marine.

Une voix dans ma tête ne cessede murmurer que bientôt je melasserai. Que demain ma crânerieme commandera de partir commeaujourd’hui elle me commande derester. Et que j’éprouverai alorsl’urgence de m’échapper commeaujourd’hui j’éprouve celle dem’immerger. Mais je me dois defaire taire ma Cassandre intime.Sortant lentement de son doux

engourdissement, il se mit à feuilleterson carnet à la recherche du récit

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commencé la veille, avant que lesappels téléphoniques de Tania et de sonneveu ne soient venus l’interrompre et lecontraindre à fuir la capitale pourchercher refuge chez Sémiramis. Ladernière phrase disait : “Six mois aprèsla mort de Bilal, il allait y avoir dansnos rangs une nouvelle défection : lamienne.”

Il recopia ces mots sur une nouvelle

page, comme pour mieux reprendre dansses doigts le fil de ses réminiscences.

Mes amis ont toujours cru quej’étais parti sur un coup de tête.Rien n’est plus faux. Moi-même,

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j’ai longtemps accrédité cettethèse, pour ne pas avoir àm’expliquer. Lorsqu’on me pressaitde questions, je racontais qu’unsoir, j’avais tranquillementannoncé à ma grand-mère, chez quije vivais en ce temps-là, quej’allais prendre le bateau pour l’îlede Paphos dès le lendemain, et quede là je m’envolerais pour Paris.Disant cela, je ne mentais pas, jene disais rien de faux, maisj’omettais de dire l’essentiel. Asavoir que la décision annoncée cejour-là avait été longtemps mûrie.Souvent je m’enfermais dans machambre pendant des heures avecun livre, puis je le lâchais, je

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m’allongeais sur mon lit, les yeuxgrands ouverts, et j’essayaisd’imaginer ce qui allait advenir denotre pays et de sa région après lesannées de guerre, me projetantmentalement vers cette ligned’arrivée où Bilal aurait voulu seplacer pour connaître “le fin motde l’Histoire”.

Ce “fin mot” ne m’enchantaitpas. J’avais beau tourner etretourner la chose dans ma tête, jene voyais autour de moi queviolence et régression. Dans cetunivers levantin qui ne cessait des’obscurcir, je n’avais plus maplace, et je ne tenais plus à m’en

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tailler une.C’est au bout de plusieurs mois

de méditation muette, deprospective froide et de rêveéveillé, que ma décision s’est faite.Un jour, elle a jailli, mais elles’était formée lentement. Et magrand-mère n’en a été d’ailleurs nisurprise, ni attristée. Elle n’avaitque moi au monde, mais ellem’aimait pour moi, pas pour elle,et elle voulait me savoir à l’abri,pas seulement terré. Elle m’adonné sa bénédiction pour que jem’en aille l’esprit quiet, sansremords.

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Une fois débarqué sur l’île, jem’étais présenté au consulat deFrance, qui avait requis, pourm’accorder un visa, un mot derecommandation de mon propreconsulat. Eh oui, c’était encore uneépoque civilisée ! Je n’avais pas euà tremper le pouce dans l’encrepour laisser sur le registre unesignature de pachyderme, la lettrede mon consul avait suffi. Il l’avaitrédigée de sa plus belle plumependant que je sirotais un café aucoin de son bureau ; je l’avaisapportée aussitôt chez le consul deFrance, où l’on m’avait proposé unautre café.

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Peut-être bien que j’embellis leschoses, je ne me souviens plus desdétails ; mais je me souviens dessentiments que j’avais, et del’arrière-goût que cet épisode m’alaissé. Aucune amertume. Quitterson pays est dans l’ordre deschoses ; quelquefois, lesévénements l’imposent ; sinon, ilfaut s’inventer un prétexte. Je suisné sur une planète, pas dans unpays. Si, bien sûr, je suis né aussidans un pays, dans une ville, dansune communauté, dans une famille,dans une maternité, dans un lit…Mais la seule chose importante,pour moi comme pour tous les

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humains, c’est d’être venu aumonde. Au monde ! Naître, c’estvenir au monde, pas dans tel ou telpays, pas dans telle ou tellemaison.

Cela, Mourad n’a jamais pu lecomprendre. Il voulait bienadmettre que l’on doive s’éloignerquelque temps de sa terre natalepour se mettre à l’abri quand lescombats font rage. Mais que l’onveuille vivre année après année enpays étranger, dans l’anonymatd’une vaste métropole, ce n’étaitpas seulement pour lui un abandonde la mère patrie, c’était uneinsulte aux ancêtres, et en quelque

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sorte une mutilation de l’âme.

Si j’ai continué à suivre de près

tout ce qui se passait au pays, jen’ai plus songé à y retourner. Je nedisais jamais : “Je n’y reviendraipas” ; je disais : “Plus tard”, “Pascet été”, “Peut-être l’annéeprochaine”. En moi-même je mepromettais, avec un brin d’orgueil,de ne revenir m’installer au paysque lorsqu’il serait redevenu celuique j’avais connu. Je savais lachose impossible, mais cetteexigence n’était pas négociable.Elle ne l’est toujours pas.

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C’est ma manière d’être fidèle etje n’ai jamais voulu en adopter uneautre.

Mes amis ont compris peu à peuque je ne reviendrais pas. Etcertains d’entre eux m’ont écrit.Les uns pour me donner raison, lesautres pour me sermonner.

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2

Adam quitta sa table pour allerprendre dans sa valise un épais dossierbleu ciel qu’il avait apporté avec lui deParis. Il était marqué, dans une écriturenoire au feutre large, “Courrier amis”. Ille posa sur le lit, s’étendit à côté, défitl’élastique, en sortit une piled’enveloppes et se mit à lire.

C’est seulement au bout d’une heurequ’il se releva, des feuilles à la main,pour aller recopier certains passages surson carnet.

“La rumeur, au pays, c’est que tues parti pour ne plus revenir…”

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Extrait d’une lettre de Mourad,

datée du 30 juillet 78, et qui m’estparvenue à Paris grâce à ladiligence d’un voyageur.

“Chaque fois qu’on le répète

devant moi, je fais mine de memettre en colère. Ce qui me dispensed’argumenter. Vu que, de moi à toi,je ne sais plus quoi dire. L’annéedernière, on t’a attendu tout l’été, tun’es pas venu. Tu travaillais, paraît-il. Je croyais qu’en France, l’été, onprenait des vacances. Soit en août,soit en juillet. Ou alors en

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septembre. Non, pas toi ! Tutravaillais ! J’ai engueulé nos amis :‘Vous croyiez qu’il allait devenircomme les gens de là-bas, qui toutel’année font mine de s’activer alorsqu’ils lorgnent sans arrêt lecalendrier des vacances ? Rassurez-vous, Adam n’a pas changé, et il nechangera pas ! Il trime comme unémigré, jour et nuit, comme un vraiémigré de chez nous, au soleil, sousla pluie, en toute saison…’

Mais la laisse du mensonge estcourte, comme dit le proverbe. Cematin, ta grand-mère a annoncé àtout le monde que tu prenais un moisde congé et que tu avais loué une

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maison dans les Alpes. Elleparaissait fière, Dieu lui pardonne,et elle m’a montré la lettre que tu luiavais envoyée. Ce qui m’adéterminé à t’écrire sur-le-champ.

Je ne cherche pas à faire pressionsur toi, mais s’il est vrai que tu neveux plus mettre les pieds ici, aumoins dis-le-moi, chacal, pour quej’arrête de me ridiculiser enessayant de te défendre ! Si tupréfères les Alpes à la montagned’ici, aie au moins le courage de mel’écrire !

Notre montagne était déjà chantéedans la Bible quand vos Alpesn’étaient encore qu’un accident

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géologique, un vulgaire‘plissement’. Les Alpes ne sontentrées dans l’Histoire que lorsquenotre ancêtre Hannibal les afranchies avec ses éléphants pourattaquer Rome. C’est d’ailleurs cequ’il aurait dû faire, foncerdirectement sur la ville, et l’occuperavant qu’elle-même ne vienne nousoccuper. Mais tout cela net’intéresse plus, je suppose, tu nedois même plus savoir qui étaitHannibal.

Une maison dans les Alpes,traître ? Alors que tant de maisonsici t’attendent, à commencer parla mienne ? Tu devrais avoir honte !

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[…]Tania me dit qu’elle t’embrasse.

Elle, peut-être, mais pas moi ! Je nete connais plus !”

Il y avait, dans la même

enveloppe, une seconde lettre.Au début, quand j’avais aperçu

cette feuille rosâtre, quasimenttransparente, pliée en quatre, etreconnu l’écriture fine de Tania,j’avais supposé qu’elle l’y avaitglissée à l’insu de Mourad. Mais jen’avais pas tardé à comprendreque ce dernier avait manifestementconsenti à ce que sa femme joigne

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sa parole à la sienne. Parce que, àla vérité, tout en ayant l’air derectifier le tir, c’est elle quim’adressait les reproches les plusacerbes.

“Mon si cher Adam,Je suis sûre que tu sauras voir

dans la lettre que t’adresse Mouradun geste d’affection dissimulé, parpudeur masculine, sous unegronderie rêche.

Ai-je besoin de te dire que tu aslaissé, dans l’existence de tes amis,un vide que rien ni personne n’estvenu combler ? Et que ton absence

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est ressentie plus durement encoreen ces années d’égarement ? Si tuétais en face de moi, tu aurais feintl’étonnement, mais je ne t’aurais pascru. J’ai toujours vu dans tamodestie apparente un signe debonne éducation plutôt qu’unehumilité authentique. Sous desdehors affables, courtois, timides, tues l’être le plus orgueilleux que jeconnaisse.

Ne proteste pas ! Tu sais quec’est vrai, et tu sais que je le discomme une sœur aimante. Tu esl’être le plus orgueilleux, oui, etaussi – tu vas protester encore plusfort – le plus intolérant. Un ami te

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déçoit ? Il cesse d’être ton ami. Lepays te déçoit ? Il cesse d’être tonpays. Et comme tu as la déceptionfacile, tu finiras par te retrouversans amis, sans patrie.

J’aimerais tant que mes parolesaient un quelconque effet sur toi.Qu’elles puissent te persuader de temontrer tolérant avec ce pays, del’accepter comme il est. Ce seratoujours un pays de factions, dedésordre, de passe-droits, denépotisme, de corruption. Mais c’estaussi le pays de la douceur de vivre,de la chaleur humaine, de lagénérosité. Et de tes amis les plusvrais.

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Une autre qualité de notre pays,c’est qu’on peut s’y ménager uneoasis d’insouciance. Même quandtous les quartiers de la villes’embrasent, notre village, notrevieille maison et sa grande terrassedemeurent tels que tu les as connus.Quelques amis nous y rejoignent detemps en temps, comme autrefois.D’autres ne viennent plus ; ilscontinueront à nous manquer, et j’aila faiblesse de croire que nous leurmanquons un peu, nous aussi.

Mourad ne cesse de me répéterque tu n’es plus rien pour lui, ce quiveut dire exactement le contraire. Ilme dit aussi que tu es devenu un

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étranger et qu’à l’avenir tu le serasencore davantage, ce en quoi il n’aprobablement pas tort. Mais jet’embrasse quand même, avec toutemon affection…”

J’ai précieusement conservé ceslettres, mais je n’ai pas le souvenird’y avoir répondu.

S’il était compliqué, à l’époque,de recevoir le courrier du pays, ilétait bien plus hasardeux encore del’y faire parvenir. La poste ayantcessé de fonctionner, il fallaitrecourir aux services d’un

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voyageur, afin qu’il le transmettede la main à la main. Une missionqui pouvait se révéler périlleuse.Le porteur devait parfois se rendredans une zone de combats ; et s’ilne voulait pas courir de risques, etqu’il demandait au destinataire devenir chercher son enveloppe lui-même, c’est ce dernier qui setrouvait en danger de mort.

Pour cette raison, on n’écrivaitplus à ceux qui étaient restés. Onleur téléphonait. Ou, tout au moins,on essayait. Neuf fois sur dix, sansrésultat, mais quelquefois, l’appelpassait. On se dépêchait alors dedire l’essentiel, dès les premières

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secondes, parce que la lignepouvait soudain redevenir muette.On se rassurait donc sur la santédes proches ; on notait quelquesdemandes urgentes – en priorité,les médicaments qu’on ne trouvaitplus sur place ; on se disait un motdes lettres qu’on avait reçues, ouqu’on avait envoyées ; onmentionnait les proches qui étaientpartis, ou qui s’apprêtaient àpartir. Ensuite, si les Parques dutéléphone se montraient clémenteset que la ligne n’était pas coupée,on se payait le luxe de parlerd’autre chose.

Mourad prétendait que, dans

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l’une de nos conversations, je luiaurais dit, pour répondre à sesreproches : “Moi je ne suis allénulle part, c’est le pays qui estparti.” Peut-être bien que je l’aidit. A l’époque, je le disais parfois,la formule me plaisait. Mais cen’était qu’une boutade. Bien sûrque c’est moi qui suis parti. J’aipris la décision de partir commej’aurais pu prendre la décision derester.

Ce qui ne veut pas dire que cesoit ma faute, si faute il y a. Touthomme a le droit de partir, c’estson pays qui doit le persuader derester – quoi qu’en disent les

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politiques grandiloquents. “Ne tedemande pas ce que ton pays peutfaire pour toi, demande-toi ce quetu peux faire pour ton pays.”Facile à dire quand tu esmilliardaire, et que tu viens d’êtreélu, à quarante-trois ans, présidentdes Etats-Unis d’Amérique ! Maislorsque, dans ton pays, tu ne peuxni travailler, ni te soigner, ni teloger, ni t’instruire, ni voterlibrement, ni exprimer ton opinion,ni même circuler dans les rues à taguise, que vaut l’adage de John F.Kennedy ? Pas grand-chose !

C’est d’abord à ton pays detenir, envers toi, un certain nombre

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d’engagements. Que tu y soisconsidéré comme un citoyen à partentière, que tu n’y subisses nioppression, ni discrimination, niprivations indues. Ton pays et sesdirigeants ont l’obligation det’assurer cela ; sinon, tu ne leurdois rien. Ni attachement au sol, nisalut au drapeau. Le pays où tupeux vivre la tête haute, tu luidonnes tout, tu lui sacrifies tout,même ta propre vie ; celui où tudois vivre la tête basse, tu ne luidonnes rien. Qu’il s’agisse de tonpays d’accueil ou de ton paysd’origine. La magnanimité appellela magnanimité, l’indifférenceappelle l’indifférence, et le mépris

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appelle le mépris. Telle est lacharte des êtres libres et, pour mapart, je n’en reconnais aucuneautre.

C’est donc moi qui suis parti, de

mon plein gré ou presque. Mais jen’avais pas tort en disant àMourad que le pays était parti, luiaussi, beaucoup plus loin que moi.A Paris, je ne suis, après tout, qu’àcinq heures d’avion de ma villenatale. Ce que j’ai fait avant-hier,j’aurais pu le faire n’importe queljour au cours des dernièresannées : prendre, au matin, ladécision de revenir au pays, et me

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retrouver ici le soir même.L’ancien appartement de magrand-mère a longtemps été à madisposition, je m’y seraisréinstallé, je n’en serais plusreparti. Ni le lendemain, ni le moissuivant, ni même l’année suivante.

Pourquoi n’ai-je jamais sauté lepas ? Parce que le paysage de monenfance s’est transformé ? Non, cen’est pas cela, pas du tout. Que lemonde d’hier s’estompe est dansl’ordre des choses. Que l’onéprouve à son endroit une certainenostalgie est également dansl’ordre des choses. De ladisparition du passé, on se console

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facilement ; c’est de la disparitionde l’avenir qu’on ne se remet pas.Le pays dont l’absence m’attriste etm’obsède, ce n’est pas celui quej’ai connu dans ma jeunesse, c’estcelui dont j’ai rêvé, et qui n’ajamais pu voir le jour.

On ne cesse de me répéter quenotre Levant est ainsi, qu’il nechangera pas, qu’il y aura toujoursdes factions, des passe-droits, desdessous-de-table, du népotismeobscène, et que nous n’avons pasd’autre choix que de faire avec.Comme je refuse tout cela, on metaxe d’orgueil, et mêmed’intolérance. Est-ce de l’orgueil

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que de vouloir que son paysdevienne moins archaïque, moinscorrompu et moins violent ? Est-cede l’orgueil ou de l’intolérance quede ne pas vouloir se contenterd’une démocratie approximative etd’une paix civile intermittente ? Sic’est le cas, je revendique monpéché d’orgueil, et je maudis leurvertueuse résignation.

Mais ce matin, chez Sémi, je

redécouvre la joie charnelle de mesentir sur ma terre natale.

J’écris ces derniers mots commesi j’avais besoin de les

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réapprendre. Ma terre natale. Monpays. Ma patrie. Je n’ignore riende ses travers, mais en ces journéesde retrouvailles, je n’ai pas enviede me rappeler sans arrêt que j’ysuis seulement de passage, et quej’ai dans la poche mon billetd’avion pour le retour. J’ai besoinde croire que j’y réside pour unepériode indéterminée, que monhorizon n’est pas encombré dedates ni de contraintes, et que jedemeurerai dans cette chambre,dans cette pension de montagne,tout le temps qu’il faudra.

Je sais qu’un moment viendra– dans deux jours, dans deux

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semaines, dans deux mois – où jeme sentirai de nouveau poussé versla sortie ; soit par le comportementdes autres, soit par mes propresimpatiences. Pour l’heure,cependant, je m’interdis d’ypenser. Je vis, je respire, je mesouviens.

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3

Adam vida sur le lit le contenu de sondossier bleu ciel en s’étonnant de tout cequ’il avait pu y rassembler au cours desannées. Pas seulement des lettres,comme l’annonçait son inscription sur lacouverture, mais également des coupuresde presse, des photos d’identité, desphotos de groupe, et aussi sa premièrecarte de séjour.

Par quel cheminement de penséeavait-il pu ranger un tel document dansune chemise intitulée “Courrier amis” ?Il n’en avait plus la moindre idée ;c’était comme s’il découvrait là un autre

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lui-même dont la rationalité lui étaitdésormais difficile à appréhender.

Il faut croire que, pour lemigrant que j’étais en ces années-là, devenir résident d’un autre paysque le mien n’était pas une simpledémarche administrative, c’était unchoix existentiel ; et que lesparoles de mes amis n’étaient paspour moi de simples opinions, maisdes voix intérieures. Aujourd’hui,malgré mes efforts, je ne parviensplus à retrouver mes sentiments del’époque, ni à me remettre dans lapeau du jeune émigré que j’étais.

Un historien est censé savoir quela rationalité est affaire de dates.

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Je me contente donc de signaler lachose, sans insister. Avant d’enrevenir à mes réminiscences.

Que de fois Tania m’a écrit

qu’elle était pour moi “une sœur”,“une sœur aînée”, ou “une sœuraimante” ! C’était sa manière deme témoigner sa tendresse tout enévitant les ambiguïtés. Je parleévidemment du passé lointain.Depuis la brouille entre son mari etmoi, nous nous sommes parlé trèsrarement, et sans grande chaleur.Surtout ces derniers jours…

C’était inévitable, mais je le

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regrette un peu. Elle et moi, dèsnotre toute première rencontre – àla cantine de l’université – nousavions éprouvé de l’amitié l’unpour l’autre. Plus que de l’amitié ?Peut-être, je ne sais pas… Il m’estdifficile de le dire tant d’annéesplus tard. Je pourrais toujours mecreuser la mémoire pour merappeler si, à dix-sept ans, dans leregard que je lui portais, il y avaitaussi autre chose. Je ne vois pasl’utilité d’une telle introspection.L’amour n’est pas un fil rougequ’il faudrait séparer des filsblancs, ou noirs, ou dorés, ourosâtres, qui auraient pour noms“amitié”, “désir”, “passion”, ou

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Dieu sait quoi d’autre. Il y avaitforcément mille sentimentsindémêlables dans le cœur del’adolescent que j’étais. Mais j’aitoujours connu Tania avec Mourad,je ne me suis jamais vu “avec elle”,et je n’en ai jamais conçu lemoindre ressentiment.

Cela dit, j’éprouvais à l’époquepour elle une affection profondeque je n’ai pas voulu remettre enquestion, malgré tout ce qui s’estpassé avec son mari. Parce que jel’estime innocente ? Pas vraiment.On n’est jamais complètementinnocent des agissements de ceuxqu’on aime. Mais doit-on les renier

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pour autant ? Est-ce que Taniaaurait dû s’éloigner de Mouradlorsqu’il a commencé à secomporter d’une manière indigne ?Je ne le crois pas. Elle se devait derester auprès de lui. Pourtant, cettefidélité à son homme l’a forcémentrendue complice. Eh oui, les fils dela conscience sont aussi difficiles àdémêler que ceux des sentiments.

Ce serait simple si, sur leschemins de la vie, on avait juste àchoisir entre la trahison et lafidélité. Bien souvent on se trouvecontraint de choisir plutôt entredeux fidélités inconciliables ; ou,ce qui revient au même, entre deux

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trahisons. Moi, un jour, sous le feudes événements, j’ai dû faire monchoix, Mourad a dû faire le sien, etTania de même. Bilan de nostrahisons : un exilé, un coupable,une complice. Mais c’est aussi,bien entendu, le bilan de nosfidélités.

En demeurant aux côtés deMourad, Tania est devenue sacomplice, mais elle aurait étéméprisable si elle l’avait lâché.C’est ainsi. Parfois lesengagements que l’on prend à vingtans ne peuvent plus être reniés, leplus honorable est encore de lesassumer. Je ne la condamne pas, et

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je ne l’acquitte pas non plus. Detoute manière, je ne suis pas untribunal.

Je ne juge pas ? Si, je juge, jepasse mon temps à juger. Ilsm’irritent profondément ceux quivous demandent, les yeuxfaussement horrifiés : “Ne seriez-vous pas en train de me juger ?” Si,bien sûr, je vous juge, je n’arrêtepas de vous juger. Tout être dotéd’une conscience a l’obligation dejuger. Mais les sentences que jeprononce n’affectent pasl’existence des “prévenus”.J’accorde mon estime ou je laretire, je dose mon affabilité, je

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suspends mon amitié en attendantun complément de preuves, jem’éloigne, je me rapproche, je medétourne, j’accorde un sursis, jepasse l’éponge – ou je faissemblant. La plupart des intéressésne s’en rendent même pas compte.Je ne communique pas mesjugements, je ne suis pas undonneur de leçons, l’observationdu monde ne suscite chez moi qu’undialogue intérieur, un interminabledialogue avec moi-même.

S’agissant de Tania, je l’aurais

jugée bien plus sévèrement si sonchoix initial avait été effectué pour

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de mauvaises raisons. Je veux diresi, à vingt ans, elle était tombéeamoureuse d’un homme détestable– conquise par sa fortune, sonpatronyme, ou, pire, par sa poigne,son caractère “mâle”. Pour cegenre d’égarement, je n’ai pasbeaucoup de complaisance, jel’avoue. Mais ce ne fut pas le cas.Le Mourad que j’ai connu dans majeunesse, je comprends aisémentqu’elle ait pu l’aimer. C’était unhomme chaleureux, sa maison étaitconstamment ouverte, il avaitplaisir à y accueillir ses amis et àleur faire sentir qu’ils y étaientchez eux.

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Il avait donc de la générosité,ainsi que de l’humour, et uneintelligence subtile, même si celane se remarquait pas du premiercoup d’œil. Il aimait à se donnerdes allures de montagnard maldégrossi, mais ce n’était qu’un jeu.Cela lui permettait d’exprimer sansretenue tout ce qu’il pensait. Quede fois sont sorties de sa bouchedes vérités crues qui, venant dequelqu’un d’autre – de moi, parexemple –, seraient apparuesbrutales ou pernicieuses, au pointde démolir des années d’amitié. Delui, on les acceptait, on ne lui entenait pas rigueur, on se disait

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“C’est Mourad !”, et la faute étaitaux deux tiers pardonnée.

Le personnage qu’il s’étaitconstruit lui donnait ainsi unegrande liberté. En disant“construit”, je semble insinuer queson comportement résultait d’uncalcul habile. Oui et non. C’étaitson naturel, mais il en jouait avectalent. Comme ces grands acteursqui se servent de leur tempéramentréel pour donner de la consistanceau personnage qu’ils doiventincarner sur scène.

Je comprends que Tania soittombée sous son charme, nousl’étions tous, et moi peut-être un

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peu plus encore que les autres.

Ce qui me fascinait chez Mourad

lorsque je l’ai connu à l’université,c’est qu’il donnait le sentimentd’avoir déjà beaucoup vécu. Dansnotre petit groupe, certains étaientplus jeunes que lui, d’autres plusâgés, mais pour nous tous il était lefrère aîné, c’était lui qui prenait ennotre nom les décisionsquotidiennes. Un chef ? Non, nousne voulions pas de chef, nousrefusions les autorités et leshiérarchies. Mais il avait unecertaine primauté.

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Il avait dû assumer très tôt desresponsabilités d’homme, ce quil’avait mûri. Son père était mort àquarante-quatre ans d’une crisecardiaque. Mourad avait alors septans, il était fils unique, sa mèreavait vingt-huit ans, et elle ne s’estjamais remariée. Elle vivait jusque-là dans l’ombre de son mari, et elleavait voulu vivre désormais dansl’ombre de son fils.

Elle le consultait sur tout, et s’enremettait à lui pour chaquedécision. Qu’il s’agisse du choix deson école, de l’achat d’une voiture,du salaire du jardinier, de la vented’un terrain, de la réfection d’un

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toit ou d’un muret, elle exposait àson enfant les avantages et lesinconvénients, elle lui faisaitrencontrer les personnesconcernées, puis elle lui demandaitde prendre les décisions lui-même.

Il était comme ces fils de rois quiaccédaient au trône dans leurenfance, et qu’on obligeait à secomporter en adultes. Sa mère étaiten quelque sorte la régente.

Lorsque j’ai connu Mourad, ilavait dix-neuf ans, et laconsidération que sa mère luitémoignait pouvait passer pour unemanifestation de modernité. Onsortait tout juste des années

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soixante, et certains parentsjouaient à être les copains de leursenfants. Très vite j’ai comprisqu’avec la mère de Mourad, cen’était pas du tout le cas. C’étaitmême l’inverse – un archaïsmepersistant plutôt qu’une modernitéprécoce. Si son enfant unique avaitété une fille, je pense qu’ellel’aurait tyrannisée. Devant son fils,son bout d’homme, elle était enadoration. Ce n’est pas en“copain” qu’elle le traitait, maisen seigneur, et elle était persuadéede remplir ainsi le rôle qui, detoute éternité, lui avait été assigné.

En se comportant de la sorte,

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elle lui a donné très tôt del’aplomb, de la fierté pour ce qu’ilétait et pour ce qu’il possédait, etun indéniable sens du devoir – dumoins envers les siens. Elle a aussi,sans le savoir, contribué à sonmalheur.

Elle se prénommait Aïda. Elleétait constamment vêtue de noircomme si son mari venait tout justede mourir. Mais elle était affable,souvent même joviale, et nondénuée d’humour. Je crois qu’ellem’aimait bien – du moins tant quej’étais encore le meilleur ami deson fils.

Mourad m’a dit un jour que

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lorsqu’il avait un différend avecquelqu’un, il évitait de le dire à samère, parce qu’elle se déchaînaitaussitôt contre l’autre, au pointque toute réconciliation devenaitimpossible. Je suppose qu’elle m’adétesté ces dernières années.

Est-elle encore en vie ? Jel’ignore. Probablement pas. Sinon,je l’aurais vue hier à la clinique.

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4

Sémiramis vint frapper à la ported’Adam pour lui apporter une assiette defruits – des cerises sanguines, desabricots, des prunes blanches et unemangue d’Egypte. Il la remercia etdéposa un baiser sur son front, sanschercher à la retenir.

Pour bien montrer qu’elle respectaitson désir de n’être pas dérangé, elle secontenta de chuchoter :

“Quand tu voudras dîner, fais-moisigne !”

Il acquiesça de la tête et des yeux ;

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puis, sans attendre qu’elle ait refermé laporte derrière elle, il se replongea dansses vieux papiers.

En août soixante-dix-huit,quelques jours seulement après ladouble lettre de Mourad et de sonépouse, j’ai reçu celle d’un autreami, Albert, également apportée àParis par un voyageur de passage,et qui prenait le contre-pied de lapremière. Je les avais rangéesensemble depuis ce temps-là,réunies par un gros trombone.Mais celui-ci a rouillé ; sonempreinte sépia se dessine àprésent sur la face de l’une et surle dos de l’autre.

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“Mon très cher Adam,Ce demi-fou de Mourad claironne

qu’il t’a écrit hier ‘des choses que tudevrais entendre avant que tu soisdevenu complètement sourd’. Je nesais pas ce qu’il a pu te raconter,mais je le devine un peu, et j’estimede mon devoir de te faire écouter unautre son de cloche.

Je commencerai par te demanderde ne pas en vouloir à notre amicommun, quoi qu’il ait pu t’écrire.Toi et moi, nous ne l’avons jamaisfréquenté pour sa subtilité, n’est-cepas ?, ni pour sa culture – les rares

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choses qu’il sait, il les a apprises detravers, si tu vois ce que je veuxdire. Nous l’aimons bien parce quec’est un bon bougre de montagnardmal léché, qui parle plus haut qu’ilne pense, et parce que ses gros motssont farcis de bonhomie. Et nousl’aimons aussi à cause de Tania…Cela dit, si tu décides de luirépondre, ne le ménage pas !

Voici maintenant la vérité surnotre vie quotidienne, vérité quenotre ami commun aura pris soin dete dissimuler.

Ces quelques lignes, je suis entrain de te les écrire à la lumièred’une bougie. L’électricité nous est

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accordée deux heures sur vingt-quatre, et pour cette nuit il ne faudraplus l’espérer. De toute manière, jene sais pas encore commentt’envoyer la lettre lorsque je l’auraiterminée. L’un de mes voisins,Khalil, compte partir pour la Francedans quelques jours, c’est à lui queje confierai ces pages ; à moins qu’ilne change d’avis, auquel cas jedevrai guetter quelque autrevoyageur…

Dans un pays normal, tu écris, tucolles un timbre, tu glissesl’enveloppe dans une boîte auxlettres. Ici, ce scénario banal, qui serépète des millions de fois par jour

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dans tous les coins de la planète, estdevenu impensable.

Nous en sommes là ! Pour laposte, pour l’électricité, commepour tout le reste. Le trafic aérienfonctionne par à-coups, quand aucunenlèvement n’a eu lieu sur la routede l’aéroport. Les immeubles sontdes barricades, les rues sont descouloirs de tir, les gratte-ciel desmiradors en béton armé. Leparlement n’est plus un parlement, legouvernement n’est plus ungouvernement, l’armée n’est plusune armée, les religions ne sont plusdes religions, mais des factions, despartis, des milices…

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Il y a des gens qui s’ébahissentdevant ce pays si atypique. Pour mapart, je ne vois rien d’admirable àcela, rien d’amusant, et rien qui merende fier. Je rêve bêtement d’unpays comme les autres. Tu appuiessur un interrupteur et, clic !, lalumière s’allume. Tu ouvres lerobinet bleu, l’eau froide s’écoule ;tu ouvres le robinet rouge, c’estl’eau chaude. Tu soulèves lecombiné et, prodige !, tu entends unetonalité. Mes voisins me disent quesi j’étais plus patient, si je collais letéléphone à mon oreille et que jeretenais mon souffle, je finirais parentendre un faible déclic, signe que

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la ligne est en route.Je ne serai jamais assez patient…

Il est vrai que mes ancêtres ont vécupendant des siècles sans poste, sanstéléphone, sans eau courante, sansélectricité, et que rien nem’empêche, en théorie, de fairepareil. Sauf qu’ils n’avaient pasd’ascenseurs, eux, et qu’ilsn’habitaient pas, comme moi, ausixième étage – vue imprenable surles feux d’artifice !

En un mot, tu as bien fait departir, et tu as mille fois raison depasser tes vacances dans les Alpes.Bi e n sûr, tes amis aimeraient terevoir, mais la seule personne qui se

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soucie vraiment de ton sort, c’est tagrand-mère. Et elle me dit, chaquefois que je lui rends visite, qu’elleest heureuse de te savoir loin, àl’abri, même si elle ne te voit plus.

Je te dirai, pour ma part,exactement la même chose : Reste làoù tu es ! Porte-toi bien ! Profite dela vie ! Et bois quelquefois à lasanté de ton fidèle ami,

Albert”

Adam remit la lettre dans sonenveloppe, qu’il posa sur la table.Elle portait son nom, soigneusement

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calligraphié, et son adresse del’époque.

Puis il s’en fut prendre sur le litune autre enveloppe qu’il avait déjàsortie du dossier, et il la plaça àcôté de la première. La mêmeécriture, le même destinataire, lamême adresse. Identiques, à unedifférence près : la première n’avaitpas de timbre, la seconde en portaitun, à l’effigie de Marianne, oblitéréà l’aéroport parisien d’Orly, où elleavait été postée en décembresoixante-dix-neuf.

Entre les deux missives, seizemois à peine. Mais un univers dedifférence. Autant la première était

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enjouée, révoltée, batailleuse, autantla seconde était muette et résignée ;elle ne contenait qu’une carte bristold’un blanc glacé, avec, au centre,sur cinq petites lignes :

“Albert N. Kitharnous a quittés hierde son plein gré.

Que ses amis lui pardonnent,et qu’ils se souviennent de lui

vivant.”En recopiant sur son carnet ces mots

écrits et imprimés vingt ans plus tôt,Adam prit soin de les disposer de la

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même manière. Il les relut, et les relutencore. Puis il s’étira, mais pours’interrompre à mi-parcours, et pourdemeurer ainsi, le geste suspendu,comme un oiseau figé qui ne parvientplus à prendre son envol.

C’est seulement au bout d’une longueminute qu’il reposa les coudes sur satable pour recommencer à écrire.

Tenir dans ses doigts une lettreannonçant qu’un être cher vient demettre fin à ses jours est l’une despires épreuves qu’un homme puissevivre. J’avais lu la chose dans leslivres, et je l’avais vue au cinéma,mais c’est tout autre chose deconnaître cette épreuve soi-même.

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Je me rappelle que mes mainsn’arrêtaient pas de trembler.J’essayais de les apaiser, je n’yarrivais pas. J’essayais d’appelerma compagne, qui était alorsPatricia. Elle se trouvait tout près,dans la salle de bains, mais mavoix ne parvenait pas jusqu’à elle.A la fin j’avais simplement réussi àpousser un hululement étranglé.Elle avait accouru, affolée, croyantque je venais d’avoir un malaise.Je lui avais simplement tendu lefaire-part. Et c’est seulementlorsqu’elle me l’a retiré des mainsque celles-ci ont cessé de trembler.

L’autre souvenir qui me reste de

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ce détestable épisode, c’est celuid’une extrême impuissance. Passeulement l’impuissance quis’attache toujours à l’acteirréparable et à l’éloignement. Il yavait aussi ce jour-là uneimpuissance supplémentaire, liéeaux événements que vivait le pays.

J’avais essayé d’appeler Taniaet Mourad, puis d’autres amis, puisma grand-mère, sans résultat. Lesappels ne passaient pas. Nous nousétions relayés, Patricia et moi,pendant des heures, la journéeentière et jusqu’au soir. La liaisontéléphonique n’existait toutsimplement plus. Au mieux, nous

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avions un lointain déclic, suivid’un silence bruissant, auquelsuccédait le “tut tut tut” des lignesoccupées ; sinon c’était la voixféminine enregistrée qui ne pouvaitdonner suite à notre appel, et quinous demandait de bien vouloirrappeler ultérieurement, rappelerultérieurement, ultérieurement…

Quand la ligne s’est rétablieenfin, pour quelque mystérieuseraison, et que la voix de Tania s’estfait entendre, il était déjà minuitpassé.

“J’espère que je ne te réveillepas. J’ai essayé d’appeler plustôt…”

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“Ne t’excuse pas, nous nedormons jamais avant deux heuresdu matin. Je suis heureuse de teparler. Je te passe Mourad.”

Les premiers mots de son mari sevoulaient sarcastiques :

“Laisse-moi deviner, Adam. Tum’appelles pour m’annoncer que tureviens vivre parmi nous, c’estça ?”

D’ordinaire, je lui répondais surle même mode. Mais ce jour-là,j’étais resté sérieux, et un peufroid.

“Pas tout de suite, Mourad… Jevoulais seulement savoir si tout

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allait bien.”“Ici, au village, ça va. En ville,

le soir, il y a encore quelques tirs,quelques explosions. Desaccrochages mineurs entre telquartier et tel autre. La routine,quoi. Rien de grave…”

“Tu as des nouvelles d’Albert ?”“Non, et je ne tiens pas à en

avoir.”Je m’apprêtais à lui parler du

faire-part, mais en entendant saréaction je me suis retenu.Manifestement, il n’avait pas reçule même courrier que moi. Alorsj’ai préféré le laisser parler avantde lui annoncer la nouvelle.

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“Si je te comprends bien, vousvous êtes disputés…”

“Il devenait insupportable ! Iln’arrêtait pas de se plaindre, ‘Monélectricité est coupée’, ‘Montéléphone ne marche pas’, ‘Je n’aiplus d’eau chaude’, ‘Je ne dorsplus à cause des explosions’,comme s’il était le seul dans ce cas,comme si la guerre était dirigéecontre lui personnellement…Chaque fois qu’il venait chez nous,il se mettait à gémir, ‘Pourquoi onreste ici ?’, ‘Comment peut-onvivre dans un tel pays ?’, – ildevenait pénible. Tant qu’il étaitavec nous, Tania n’arrêtait pas de

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pleurer. La situation estsuffisamment déprimante commeça, les amis sont censés teréconforter, te distraire, pas tedéprimer encore plus. L’autre jour,j’en ai eu assez, je lui ai dit que jene voulais plus le voir ici !”

“Tu as eu tort, Mourad ! Tun’aurais jamais dû faire ça !”

“Il l’a mérité !”Je lui lus alors le texte du faire-

part. Il murmura trois, quatre foisde suite : “Mon Dieu ! Mon Dieu !”Sa voix n’était plus la même. Jesentais qu’il avait blêmi.J’entendais Tania à côté de lui, quilui demandait ce qui était arrivé.

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Mourad me la passa. Je lui lus lescinq lignes fatidiques. A son tour,elle murmura : “Mon Dieu !”,puis : “Dieu nous pardonne !”

Eprouvant le besoin d’atténuerun peu l’effet de ce que je venais deleur assener au milieu de la nuit, jeleur dis, en n’y croyant qu’àmoitié :

“Tout n’est peut-être pas perdu.Quand Albert m’a envoyé cemessage, il était encore en vie, etce n’est pas certain qu’il soit passéà l’acte. Il n’est pas facile de setuer, c’est un geste brutal, unhomme peut hésiter au derniermoment. Moi je vous appelais pour

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présenter mes condoléances, jepensais que vous seriez au courantde sa disparition, et que vous enseriez dévastés l’un et l’autre. Lefait que vous n’ayez rien entendujusqu’ici me rassure un peu. Peut-être qu’il ne s’est rien passéencore, peut-être qu’il a changéd’avis.”

“Oui, peut-être”, me dit Tania,qui ne semblait pas y croire plusque moi.

Mourad m’appela le lendemain

matin pour m’annoncer qu’il avaitforcé la porte de l’appartement

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d’Albert, et que ce dernier n’y étaitpas. Ni vivant, ni à l’état dedépouille. Depuis des jours, sesvoisins ne l’avaient pas vu, etpersonne ne savait où il se trouvait.

Ma grand-mère non plus n’avaitaucune nouvelle de lui. Je l’avaissondée avec d’infinies précautions,évitant toute allusion à sadisparition, prétendant que j’avaisun message pour lui, que jen’arrivais pas à le joindre pour lelui communiquer. J’espéraisqu’elle me répondrait que,justement, il était passé la voir. Jesavais que, depuis mon départ,Albert lui rendait visite très

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régulièrement. Il était, de tous mesamis, le plus prévenant avec elle, etcelui qu’elle préférait. Depuistoujours, lorsqu’elle le voyaitarriver avec moi, son visages’éclairait ; et si deux semainess’écoulaient sans qu’il vienne, elleme demandait pourquoi on ne levoyait plus. “Ce garçon est seul aumonde”, me disait-elle parfoiscomme pour s’excuser de cettetendresse maternelle envers unétranger.

De fait, Albert n’avait pas defamille. Aussi loin que remontentmes souvenirs – et nous nousconnaissons depuis l’enfance ! – il

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a toujours été seul. Son pèretravaillait en Afrique, et sa mèreétait internée dans un sanatoriumen Suisse ; puis ils étaient morts,l’un et l’autre, elle de satuberculose, disait-on, et lui,assassiné. Si je voulais êtrerigoureux, je devrais insérer “dit-on” ou “disait-on” à chaque boutde phrase, vu qu’Albert ne parlaitjamais des siens, sauf par devagues allusions. Même quandnous étions devenus des amisproches, jamais je n’ai senti que jepouvais aborder ce sujet librementavec lui.

Tout ce que je savais, ou croyais

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savoir, avait pour origine leschuchotements de l’école. Nousavions fait toutes nos étudesensemble, chez les pères jésuites.J’ai dû le croiser pour la premièrefois lorsque j’avais six ans, et luisept. Ce qui ne veut pas dire quenous étions amis depuis l’enfance.Il était pensionnaire, j’étaisexterne, et ces deux “tribus” sefréquentaient peu. Nous, à la findes cours, montions dans lesautocars qui ramenaient chacunvers sa propre famille. Eux, lespensionnaires, restaient sur place,ensemble.

En un sens, le cas d’Albert ne

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sortait pas de l’ordinaire.Lorsqu’un élève vivait à l’école,c’est parce que ses parents étaientabsents. Mais, bien entendu, il yavait absence et absence, et leschuchotements n’étaient pasidentiques. Les mères absentesn’étaient pas toutes réputéespoitrinaires, et tous les pèresabsents ne finissaient pasassassinés. Un trafiquant ? Al’école, c’est le bruit qui courait.Peut-être était-il un bravenégociant, un commissionnaireimprudent, un constructeur deroutes, ou même un fonctionnairede l’administration coloniale. Maisdans les chuchotements des élèves

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revenait sans cesse ce mot levantin,mi-arabe mi-turc, de “meharrebji”,qui signifie contrebandier. Pour mapart, je n’ai jamais vouluembarrasser le fils par desquestions. En y réfléchissant, jecrois bien que c’est ma discrétionqui nous a rapprochés, et qui aconforté ensuite notre amitié. Avecmoi, il n’avait pas besoin d’être surses gardes.

Ce qui est sûr, c’est qu’Albertn’a jamais vécu avec ses parents, etque son père est mort de mortviolente du temps où nous étions enclasse de septième.

D’ordinaire, lorsqu’un élève

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perdait un proche, il partait danssa famille pour quelques jours.Albert n’était allé nulle part. Aupays, il n’avait apparemmentpersonne. Il était resté à l’école.On l’avait seulement dispenséd’assister aux cours pendant unejournée ou deux.

Une messe avait été dédiée à lamémoire du parent disparu. “Ayezune pensée pour votre camaradeAlbert qui vient de perdre sonpapa !” avait dit le célébrant, quiavait également adjuré l’élève dene pas laisser la haine envahir sonâme, mais de confier à la justice deDieu et à celle des hommes le soin

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de punir les coupables. C’est ainsique nous avions appris qu’il y avaiteu meurtre.

Tous les regards s’étaientnaturellement tournés versl’intéressé, qui n’était pas ensanglots comme je m’attendais à levoir. Il est vrai que ce père, il nevenait pas tout juste de le perdre, ill’avait perdu depuis longtemps– on pourrait même dire depuistoujours.

Notre amitié avait grandi avec

nous, lentement. Au début, Albertn’était pour moi qu’un camarade

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parmi des centaines d’autres, etmême quand nous nous retrouvions,certaines années, dans la mêmeclasse, nous n’étions jamais assiscôte à côte.

Je me souviens de la toutepremière fois où mon attentions’était fixée sur lui. Un jeuneprofesseur sans expérience venaitd’annoncer qu’il organisait uneexcursion, et il avaitimprudemment demandé aux élèvesde venir s’inscrire sur une feuilleposée sur son pupitre, en précisantqu’il ne pourrait retenir que les dixpremiers. Tous nos camaradesavaient couru en même temps, ce

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qui avait provoqué sur-le-champune cohue, des bousculades, desdisputes, des hurlements. Moij’étais resté à ma place, et j’avaisdistinctement entendu murmurer,derrière moi : “Les barbares !” Jem’étais retourné, nos regardss’étaient croisés, nous avionssouri. C’est à cet instant-là qu’estnée notre amitié.

Je suppose qu’Albert avait eu lemême mot à la bouche le jour où onlui avait appris la mort violente deson père ; et aussi, bien plus tard,lorsqu’il avait dû contempler, parla fenêtre de son appartement dusixième étage, les “feux d’artifice”

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de la guerre.“Les barbares !”

Il faisait nuit, ce dimanche-là, lorsqueSémiramis revint frapper à la ported’Adam, moins discrète que dans lajournée.

“Je pourrais t’apporter un plateau situ me le demandes, mais je croissincèrement que tu devrais t’arrêter unpeu. Tu travailles depuis l’aube. Tu nevoudrais pas me rejoindre dans la salleà manger ?”

“Comme hier ?”“Comme hier. Les mêmes mezzés, le

même champagne, à la mêmetempérature. Et la même hôtesse, bien

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entendu…”Elle accompagna ses mots d’un

sourire tentateur, auquel il eût été inutilede résister.

Dix minutes plus tard, ils étaient

attablés au même endroit que la veille.L’hôtelière aurait pu ajouter : mêmeserveur, mêmes chandelles.

Elle laissa son ami prendre quelquesbouchées, quelques gorgées, avant de luilancer, l’air de rien :

“Je suppose qu’il serait déplacé pourla tenancière de l’auberge de demanderau client quel travail l’absorbe à cepoint. Tu ne sors jamais, tu parles à

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peine, et si je ne t’y avais pas obligé, tune serais même pas venu manger. Deplus, tu es tout décoiffé, et tu paraisépuisé, comme si tu sortais d’unebagarre…”

Adam se contenta de lui adresser unsourire, accompagné d’une tapebienveillante sur le bras. Puis il passases doigts dans ses propres cheveux,comme un peigne grossier. Elle attendit.Le silence se prolongea. Au bout dedeux interminables minutes, alors que la“tenancière”, désespérant d’obtenir uneréponse, s’apprêtait à lancer une toutautre conversation, son “client” lui dit,sur un ton faussement contrit :

“J’ai un défaut très répandu parmi les

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historiens : je m’intéresse aux sièclesrévolus plus qu’à ma propre époque, et àla vie de mes personnages bien plusqu’à la mienne. Interroge-moi sur lesguerres puniques, sur la guerre desGaules ou sur les invasions barbares, tune pourras plus me faire taire. Parle-moides guerres que j’ai moi-même vécues,dans mon pays, dans ma région, descombats dont j’ai été parfois un témoinoculaire, où j’ai perdu des amis, où j’aifailli être moi-même au nombre desvictimes, tu ne tireras de moi que deuxou trois bouts de phrases. Interroge-moisur Cicéron, ou sur Attila, je deviensvolubile. Parle-moi de ma propre vie,de celle de mes amis, je redeviensmuet.”

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“Pourquoi ?”“La première raison est liée à mon

métier, comme je te l’ai dit. Quand unhistorien dit ‘mon époque’, celle àlaquelle il songe spontanément n’est pascelle où il est né et qu’il n’a pas choisie,mais celle à laquelle il a décidé deconsacrer sa vie – dans mon casl’époque romaine. Cela dit, je ne suispas dupe, et je ne voudrais pas ‘mecacher derrière mon petit doigt’ commel’on dit. Aucun ‘serment d’Hérodote’n’impose à l’historien de s’enfermerdans les limites de sa spécialité. Lavérité, c’est que je me suis senti mal àl’aise, maladivement mal à l’aise,chaque fois que j’ai voulu parler de moi,

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de mon pays, de mes amis, de mesguerres. Mais depuis deux jours, depuisque je suis ici, je m’efforce desurmonter cette difficulté, pour ne pasdire cette infirmité.”

“Et tu y arrives ?”“Pas complètement. Quelquefois, je

parviens à rassembler mes souvenirspour raconter un épisode. Mais le plussouvent, je m’égare dans des rêveries,des réminiscences, des remords…”

Comme pour illustrer ce qu’il venaitde dire, il se tut, et son regard partit auloin. Son amie le laissa dériver quelqueslongues secondes avant de le ramenersur terre en lui posant une autrequestion :

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“Et ça fait longtemps que tu ypenses ?”

“A cette infirmité mentale ? Oui,depuis des années. Mais je vivais avec,je ne cherchais pas à la surmonter.J’avais des projets précis pour ma petiteannée sabbatique. Puis les fantômes dema jeunesse ont refait irruption dans mavie. A l’improviste ! Il y a soixante-douze heures, je ne songeais pas encoreà faire ce voyage. Et même hier, enarrivant ici…”

A nouveau, il se tut, et à nouveau sonregard se perdit dans le lointain.Manifestement, il s’expliquait encore,mais seulement en lui-même, et soninterlocutrice avait le sentiment qu’il ne

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se rendait même pas compte qu’il ne luiparlait plus.

Il ne revint vers elle que pour dire,d’un air accablé :

“Je suis censé avancer sur ma grossebiographie d’Attila que mon éditeurattend depuis quinze ans.”

Ce fut au tour de Sémiramis de posersur le bras de son ami une mainprotectrice.

“Tu as l’air de nouveau épuisé. Nedis plus rien ! Nous reparlerons de çaplus tard, plus tard !”

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Le quatrièmejour

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1

A l’instant où il ouvrit les yeux, Adamrecommença à écrire.

Le serveur qui lui apporta son petit-déjeuner le trouva déjà à sa table,penché au-dessus de son carnet. Son litétait défait ; mais, à en juger par samine, il n’avait pas beaucoup dormi.

Lundi 23 avrilTout au long de la nuit, des

noms, des voix, des ombres, desvisages voletaient dans ma têtecomme des lucioles irritantes.

Dans l’état de semi-veille où

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j’étais, les authentiquesréminiscences se sont mêlées auxfantasmes et aux songes. Si bienqu’au lever, j’avais l’esprit toutembrouillé et le jugement fragile.

Je ne devrais pas me mettre àécrire tout de suite, mais jen’arrive pas à m’en empêcher. Jecompte sur le café fort pour meredonner la mesure des choses.En toile de fond de son agitation

nocturne, il y avait ce drame survenuvingt ans plus tôt, et qu’il avait entreprisde relater la veille.

Le reconstituer de manière fidèle etcohérente exigeait de lui un grand effortde mémoire, ainsi qu’une mise en

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perspective. Car si la disparition de sonami d’enfance était, à l’évidence, l’undes épisodes de la guerre où était plongéle pays, le sort d’Albert ne pouvait êtrecomplètement assimilé à celui de tousces malheureux égorgés par desmiliciens sanguinaires, déchiquetés pardes bombardements aveugles, ou abattusà distance par les tireurs d’éliteembusqués sur les toits des immeubles.Puisqu’il avait clairement exprimé sonintention de mettre fin à ses jours, songeste revêtait un tout autre sens – celuid’une rébellion contre la foliemeurtrière.

Nous, cependant, ses amis, nousnous préoccupions surtout de

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savoir ce qu’il était devenu, et s’ils’était réellement suicidé comme lesuggérait l’étrange faire-part.Ceux d’entre nous qui étaientencore au pays, notamment Mouradet Tania, jouaient un rôle actifdans les recherches. Il faut direqu’on ne pouvait plus du toutcompter sur les pouvoirs publics,qui avaient perdu toute autorité surle territoire ; ni, bien sûr, sur lafamille du “disparu”, puisqu’iln’en avait aucune.

En dépit des efforts, on étaitchaque jour un peu plus dans lenoir. Ne l’ayant pas retrouvé dansson appartement, ayant interrogé

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tous ses voisins sans obtenir lemoindre renseignement utile, onétait incapables de dire en quellieu il avait pu commettre son actedésespéré, de quelle manière ilavait procédé, et pour quelle raisonon n’avait toujours pas la moindretrace de sa dépouille.

C’était la période des fêtes de find’année, et il y avait eu entre tousceux qui connaissaient Albert,notamment ses camarades d’écoleet d’université, d’interminablesconsultations. Chacun avait sapropre interprétation del’événement, qui reflétait engénéral ses propres préoccupations

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et ses propres angoisses plutôt quela réalité des choses. J’ai moi-même reçu de nombreux appelstéléphoniques, ainsi qu’un courrierabondant, que j’ai dûmentconservé. Dont cette lettre d’un denos anciens professeurs d’histoire,le père François-Xavier, quidirigeait alors un établissementscolaire à Mulhouse, en Alsace.

“Très cher Adam,J’espère que ces quelques lignes

vous trouveront en bonne santé, ainsique tous les vôtres.

Les nouvelles en provenance de

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votre pays sont toujours aussipénibles à entendre pour ceux qui,comme moi, l’ont connu et aimé. Etce matin me parviennent les bruitsd’un drame d’un autre ordre, ladisparition de mon ancien élèveAlbert Kithar, dont on m’assurequ’elle n’a rien à voir, directementdu moins, avec les violencespolitiques. […]

Albert était, du temps oùj’enseignais au Collège, un garçondifficile mais attachant. Je ne croispas qu’il ait beaucoup écouté ce queje m’efforçais d’expliquer à sescamarades. Je le revois encore, aufond de la classe, les yeux baissés,

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plongé dans un livre – généralementun roman d’anticipation, si messouvenirs ne me trahissent pas.Pourtant, il était moins indifférent,moins absent qu’il n’en avait l’air.Lorsqu’il m’arrivait d’aborder unthème qui l’intéressait, je rentraisinstantanément dans son champ devision.

J’ai le souvenir d’une leçon où jeparlais de Benjamin Franklin.J’avais longuement évoqué sesidées, son rôle dans le combat pourl’indépendance des Etats-Unis, sonséjour en France à la veille de laRévolution. Tout au long, Albertétait manifestement ailleurs. Je le

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surveillais constamment du coin del’œil, comme un berger est censégarder un œil sur les brebisfugueuses. A un moment, jecommence à parler de la découvertede l’électricité. L’élève seredresse ; son regard, d’habitudefuyant, devient direct et intense.J’avais prévu de passer trèsrapidement sur cet aspect del’activité de Benjamin Franklin.Mais, trop heureux d’avoir su, pourune fois, capter l’attention d’Albert,j’avais fini par consacrer plusieursminutes à raconter dans le détaill’expérience de la foudre etl’invention du paratonnerre. Je croismême me souvenir d’avoir, dans

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mon enthousiasme, élaboré unethéorie instantanée sur le lien entreles découvertes de Franklin dans ledomaine de l’électricité et sonadhésion à la philosophie desLumières.

Je conserve, comme vous levoyez, un souvenir ému de cetteépoque déjà lointaine. Jamais plusje ne pourrai être indifférent au sortde votre pays, ni surtout au destindes jeunes gens prometteurs que j’yai connus.

Je vous serais reconnaissant sivous pouviez me tenir informé dessuites de cette affaire préoccupantequi, j’ose encore le croire, pourrait

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ne pas se terminer dans la douleur.[…]

Fidèlement à vous,François-Xavier W., s. j.”

Une semaine plus tard, la véritéétait enfin connue.

Les événements se seraientdéroulés à peu près comme suit. Lemardi 11 décembre, dans l’après-midi, Albert se rend à pied chez unancien camarade de classe quipartait pour la France lelendemain. Il lui confie troisenveloppes, contenant

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vraisemblablement les fameux“faire-part” – dont celui quim’était adressé –, le priant de lesposter dès son arrivée à Orly. Bienqu’invité à entrer, il reste à laporte et s’éclipse au bout d’uneminute, affirmant qu’il doit rentrerchez lui avant qu’il ne commence àfaire sombre. L’autre n’insiste pas.La situation dans la capitale étaittrès tendue. Il y avait eu quelquesaccrochages la veille, et l’onentendait encore, de temps à autre,des coups de feu épars. Les rarespersonnes qui s’aventuraient dansles rues évitaient de s’y attarder.

Albert avait prévu de s’enfermer

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dans son appartement, d’y mettreun peu d’ordre, d’ajouter peut-êtreun post-scriptum à la lettre d’adieuqu’il avait écrite à l’intention desamis qui le retrouveraient, d’avalerune dose massive de barbituriques,puis de s’étendre sur son lit, encostume sombre, les bras le long ducorps. Il se souciait peu de lasécurité des rues, il avait surtouthâte de mettre à exécution ce qu’ilavait prévu et ne cessait de répétermentalement les gestes qu’ilcomptait accomplir.

Quand, à l’angle de deux ruesdésertes, des jeunes gens en armessautent brusquement d’une voiture

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qui vient de freiner, il ne lesgratifie d’aucun regard, secontentant de s’écarter vers sagauche pour marcher un peu plusprès du mur. Absorbé dans sespensées, il n’avait pas compris quec’était lui que ces miliciensvoulaient. Non pas lui, AlbertKithar, en personne, mais lepassant anonyme qu’il était. Ceshommes armés cherchaient àmettre la main sur un habitant duquartier, n’importe lequel, et il n’yavait, dans les rues, aucun autrepiéton à capturer.

Ses ravisseurs l’empoignentdonc par les bras pour l’entraîner

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vers leur voiture, qui redémarre entrombe. Croyant l’effrayer, ilsl’avertissent que s’il crie, s’il sedébat ou tente de s’échapper, ils luilogeront une balle dans la tempe.

Lorsqu’il répond à leursmenaces par un râlement rigolard,comme s’il venait d’entendre unebonne plaisanterie, ils se disentqu’ils sont tombés soit sur unsimplet, soit sur l’homme le pluscourageux du pays.

Parvenus à leur repaire, ilsenferment leur proie dans ungarage, les mains attachéesderrière le dos et les yeux bandés.Albert continue à sourire comme un

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benêt. Un homme trapu vients’asseoir face à lui, pour lui dire,sur un ton en apparence hargneux,mais qui sonne comme une excuse :

“Ils ont enlevé mon fils.”Le captif arrête de sourire. Il dit

simplement, d’une voix neutre :“J’espère qu’il reviendra sain et

sauf !”“Tu as intérêt à l’espérer”, dit

l’autre. “Si mon fils ne revient pas,je prendrai ta propre vie !”

Albert répond que, de sa proprevie, il n’a que faire. Pour le dire, ilemploie une expression familièresignifiant “Je m’en tape !”

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“Comment ça, tu t’en tapes ? Deta propre vie ? Arrête donc decrâner ! Arrête de sourire auxoiseaux comme un demeuré ! Tuferais mieux de prier pour que monfils revienne, si tu tiens à sauver tapeau !”

“Je ne tiens pas à sauver mapeau !” insiste l’otage.

Il demande alors à son geôlierde glisser la main dans la pocheintérieure de sa veste, où setrouvent sa carte d’identité, unfaire-part identique à celui qu’ilm’avait envoyé, ainsi que ledernier brouillon de sa lettred’adieu, qui contient des phrases

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explicites : “Quand vousdécouvrirez ce message, j’auraidéjà fait ce que j’ai décidé defaire… Que personne d’entre vousne se sente responsable de mamort, que personne ne s’imaginequ’en intervenant un peu plus tôt ilaurait pu l’empêcher. Ma décisionne date pas d’hier. Il est trop tarddepuis longtemps…”

L’homme prend le temps de lire,de relire, en remuant parfois leslèvres. Avant de constater,incrédule :

“Tu rentrais chez toi pour…pour te tuer, c’est ça ?”

Albert confirme de la tête.

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“Et nous sommes venus t’enempêcher ?”

Albert confirme encore.Un bref silence. Puis l’homme

est pris d’un fou rire interminable,et l’otage, après quelquessecondes, en dépit des cordes quil’attachent et du bandeau sur sesyeux, se met à rire à son tour, latête renversée en arrière.

C’est le geôlier qui reprendrason sérieux en premier, pourdemander, sur un ton inquisiteur,mais dénué d’hostilité :

“Pourquoi ?”Lui qui, une minute plus tôt,

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menaçait l’otage de l’abattre sanssourciller, semblait à présentsecoué par l’idée que cet hommejeune, convenablement habillé,apparemment sain d’esprit,s’apprêtait à se donner la mort.

“Pourquoi ?”Albert n’était pas porté sur les

confidences. Surtout à l’oreilled’un parfait inconnu. Mais ce jour-là, peut-être parce que, à l’heureoù on l’a enlevé, il était en train derepasser dans sa tête les phrases desa lettre d’adieu ; peut-être parceque, après avoir tout préparé, toutmis en scène, tout réglé en unmécanisme infaillible, il avait

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soudain perdu le contrôle de sondestin, et qu’il s’en trouvaitdéstabilisé ; peut-être parce qu’ilavait pour interlocuteur ultime ungeôlier malheureux, et que c’étaitlà un épilogue conforme àl’absurdité des choses d’ici-bas – ils’était mis à parler.

Oh, ce ne fut pas un flot verbal,ni une confession. Albert étaitd’ailleurs incapable d’éclairer parles mots les ondes opaques quil’avaient conduit au seuil dusuicide ; il ne dit à l’improbableconfesseur que les choses tropprévisibles que l’on dit en cescirconstances-là, à savoir que la

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vie avait perdu sa saveur, qu’il sesentait exilé en ce monde, que laguerre ambiante l’étouffait… Maisl’homme ne le lâchait pas.Adoptant un ton ferme, posant lesdeux mains sur les épaules de sonprisonnier – sans toutefois songerà défaire ses liens ni à lui libérerles yeux –, il entreprit de lesermonner avec les phrases toutesfaites des pères éplorés.

“Pense à tes parents, qui t’ontnourri, qui t’ont regardé grandir,qui ont rêvé de te voir diplômé, quiont rêvé de te voir marié !Maintenant que tu es devenu unbeau jeune homme, au lieu de te

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trouver une jolie fiancée, tu nepenses qu’à te démolir ? Quellehonte ! Quel gâchis ! Quelleabomination ! Alors que tu asencore toute la vie devant toi !”

“Toute la vie devant moi,hein ?”

Le ton d’Albert était à peineironique, mais il l’accompagnad’un gigotement burlesque de tousses membres sanglés et de sa têtebandée, ce qui suffit à les faireretomber, d’abord son ravisseurpuis lui-même, dans leur fou rired’avant.

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Plus d’une fois il est arrivé, en cesannées-là, que des familles dont unmembre venait d’être enlevé réagissenten capturant elles-mêmes une ouplusieurs personnes censées appartenir àl’autre camp, pour s’en servir commemonnaie d’échange.

Mais la procédure la plus habituelleen cas de rapt n’était pas celle-là.D’ordinaire, lorsqu’un homme nerentrait pas chez lui et que l’onsoupçonnait un enlèvement, ses prochesse tournaient vers une notabilité localequi, à son tour, prenait langue avec un

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médiateur. Ce dernier cherchait alors àsavoir qui étaient les ravisseurs, quelsétaient leurs mobiles et leurs exigences,et qui était en mesure de leur faireentendre raison ; il s’assurait que l’otageétait en vie, correctement traité ; puis ils’employait à négocier sa libération.Ces médiateurs, toujours bénévoles,étaient généralement désintéressés, etfort efficaces lorsqu’ils n’étaient passollicités trop tard.

Vus de loin, tous les enlèvementspouvaient paraître similaires ; de près,pour un œil averti, aucun n’étaitidentique aux autres. Parfois, maisc’était rare, le mobile était l’argent. Onenlevait une personne, généralement

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fortunée, et l’on exigeait de la famille lepaiement d’une rançon. Crime qu’onavait pris l’habitude d’appeler“crapuleux”, un qualificatifpassablement pervers, puisqu’il donne àentendre que les autres crimes possèdentune certaine noblesse. Ainsi, lemassacre d’innocents pour des raisonspolitiques ou religieuses ne serait pascrapuleux, sous prétexte qu’il ne visepas à extorquer de l’argent ? Ainsi, lecrime qui consiste à enlever un homme,à le torturer, à l’abattre, puis à jeter soncadavre dans la rue, ne mériterait pasd’être appelé “crapuleux” s’il relèved’une stratégie d’escalade oud’intimidation ? Une telle complaisancen’est-elle pas intolérable, et

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dégradante ? Tout homme qui enséquestre un autre, qui le torture etl’humilie, mérite d’être qualifié decrapule, qu’il soit un brigand, unmilitant, un représentant de la loi ou ledirigeant d’un Etat.

Cependant, l’enlèvement de l’amid’Adam n’était motivé ni par le cynismepolitique, semble-t-il, ni par lefanatisme, ni par l’appât du gain.

L’individu qui retenait Albertdans son atelier n’avait, a priori,rien d’un preneur d’otages. Entemps de paix, il n’aurait commisaucun crime ; il aurait même pudemeurer un citoyen modèle.C’était un garagiste qui avait passé

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sa vie à trimer, les mains dans lecambouis, son unique rêve étant devoir un jour son fils avec undiplôme d’ingénieur. Un rêve quis’était réalisé, trois ans plus tôt.Afin de célébrer l’événement, ilavait offert au jeune lauréat unegrosse cylindrée toute neuve pourqu’il puisse la garer fièrementdevant l’entreprise où il avait étéembauché, de l’autre côté de laville ; le père lui-même n’avaitjamais possédé que des voituresrafistolées de ses propres mains.

La belle automobile avait étéretrouvée vide, un matin dedécembre, dans une rue proche de

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celle où vivait Albert. Avant qu’onait pu déterminer l’identité desravisseurs, des miliciensappartenant à la parentèle dugaragiste avaient procédé à unenlèvement dans le quartierincriminé, s’emparant du premierpassant qu’ils avaient croisé. Lesproches de notre ami auraient dû,selon les règles de ce jeu abject,prendre langue avec desintermédiaires, pour que toutfinisse par un troc et que chaqueotage retrouve les siens.

Mais cette fois l’otage n’avaitaucune famille, et peu d’amis.Ceux-ci n’avaient d’ailleurs

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aucune raison de suivre une telleprocédure. Pourquoi auraient-ilssongé à un rapt, alors qu’ilsavaient la preuve écrite qu’Albertavait décidé de mettre fin à sesjours ?

C’est seulement trois semaines

après la disparition de leur amique Tania et Mourad, intrigués toutde même que l’on n’ait pas encoreretrouvé sa dépouille, avaient priscontact avec un médiateur potentiel– un ancien député. Ils lui avaientdonné le nom de l’infortuné, sonsignalement, et la date aprèslaquelle on ne l’avait plus revu.

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Deux jours plus tard, letéléphone sonnait à mon domicileparisien pour m’annoncersimplement :

“Il est en vie.”Mourad m’avait dit cela sans le

moindre enthousiasme, pas du toutcomme aurait dû être annoncée unenouvelle aussi inespérée. Jen’avais même pas senti que jepouvais manifester un quelconquesoulagement. J’avais doncrépliqué, d’un ton méfiant, et justepour enclencher la deuxièmephrase :

“Mais… ?”

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“Mais il est retenu en otage parun garagiste dont le fils a étéenlevé.”

“Pour faire un échange ?”“Oui, c’est ça. Sauf que le fils

est mort.”“Dieu du Ciel !”“Pour le moment, le père croit

encore que son fils pourrait être envie. Il espère toujours un échange.”

Aux deux bouts du fil, un longsilence, et de longs soupirsbruyants, pendant que nousimaginions, Mourad et moi,comment l’homme pourrait réagirs’il apprenait la vérité.

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Après quoi je dis, énonçant uneévidence :

“Il faudrait que notre ami soitlibéré avant.”

“Des tractations sont en cours.Il faut espérer qu’elles aboutirontà temps.”

De nouveau, une longue plage desilence.

“Et comment se fait-il que toi etmoi nous sachions que le fils estmort, et que le père l’ignore ?”

“Je suppose”, me dit Mourad,“que l’homme a dû entendre, cesderniers jours, des rumeurscontradictoires, alors il s’accroche

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encore à l’idée que son fils estvivant et qu’il va revenir. J’espèreque les médiateurs sauront s’yprendre. Sinon, le jour où ildécouvrira la vérité, il deviendrafou, et il s’acharnera sur sonprisonnier.”

“Ce pauvre Albert ! Tu imaginesle cocasse de la situation ? Ildécide de se supprimerdiscrètement, proprement, sansfaire de vagues, et sans douleurexcessive. Au lieu de quoi, il se faitenlever, il risque d’être torturé,mutilé, son cadavre jeté dans unefosse à ordures. On lui aura volé sapropre mort !”

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Une pause. Puis je repris :“Quand je pense que, de tous nos

anciens camarades, Albert est leseul à ne s’être jamais intéressé àcette guerre !”

Mourad confirma :“Lorsque je suis entré dans son

appartement, je n’ai pas trouvé unseul quotidien, ni récent ni vieux.Rien que des livres de science-fiction, des murs entiers,soigneusement rangés par ordrealphabétique d’auteurs. Et puis desvitrines de boîtes à musique. Tusavais qu’il les collectionnait ?”

“Oui, il me les a montrées un

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jour. Il les achetait chez lesbrocanteurs, il les repeignait etréparait les mécanismes. Il luisuffisait d’en voir une pour savoirqui l’avait fabriquée, et à quelleépoque.”

“Il en a des dizaines. Certainesdoivent valoir cher, je suppose, s’ilvoulait les revendre.”

“Ce n’était pas son but. Etd’ailleurs, à qui les aurait-ilvendues ? Qui d’autre que luipourrait songer, en pleine guerre, àacheter des boîtes à musique ?”

Nous avions ri. Puis nous avionscessé de rire. Mourad se sentaitcoupable.

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“Dire que je l’ai chassé de chezmoi ! J’y pense sans arrêt ! J’ail’impression de l’avoir poussé dansle vide. Je m’en veux !”

“Moi aussi je m’en veux d’êtreparti sans me soucier de ceux quisont restés”, je renchéris, voulantatténuer ses remords.

“S’il s’en sort vivant, je vaisl’encourager à partir, lui aussi. Iln’a pas sa place dans ce pays…”

“Et toi, Mourad ? Tu croisvraiment que tu y as encore taplace ?”

“Moi je n’ai pas ma placeailleurs”, répliqua-t-il sur un ton

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qui mit un terme à la discussion.Un autre silence. Puis il me

demanda :“Ce n’est pas toi qui m’as dit un

jour : ‘Même si tu ne t’occupes pasde politique, la politique s’occupede toi’?”

“La phrase n’est pas de moi. J’aidû la lire quelque part. Je ne mesouviens plus de l’auteur…”

En matière de citations, j’aitoujours pris très au sérieux lesrecherches en paternité. Mes amisde jeunesse le savaient, quis’amusaient parfois à me lancer,comme à un lévrier, la ballederrière laquelle je ne pouvais

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m’empêcher de courir : “Tu nesaurais pas qui a dit…” Autrefois iln’y avait pas ces “moteurs”prodigieux qui vous apportent lerésultat en un battement de cils. Jen’avais pas d’autre choix que defouiller, fouiller encore, notammentdans les innombrables recueils decitations qui occupaient – etoccupent toujours – plusieursrayons de ma bibliothèque. Jefinissais par trouver une réponse,mais elle était rarementconcluante. En règle générale,aucun mot célèbre n’a été dit telquel par la personne à laquelle onl’attribue. Jules César n’a jamais

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dit à Brutus : “Toi aussi, monfils ?” ; Henri IV n’a jamais dit :“Paris vaut bien une messe !”– même s’il l’a indéniablementpensé ; son petit-fils Louis XIV n’ajamais dit : “L’Etat, c’est moi !”

S’agissant de la citation évoquéepar Mourad, je n’avais pas tardé àdécouvrir qu’elle était formuléecomme suit : “Prenez garde : sivous ne vous occupez pas depolitique, la politique s’occupe devous.” Bien entendu, elle étaitattribuée, au gré des sources, àdeux auteurs différents,contemporains de la Révolutionfrançaise : l’un étant Royer-

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Collard, l’autre l’abbé Sieyès.La formulation d’origine est

d’ailleurs bien plus pertinente quecelle qu’avait retenue Mourad. Elledit : “Si vous ne vous occupez pasde politique”, et non pas “Mêmesi…”. En d’autres termes, il nes’agit pas de constater banalementque la politique affecte tout unchacun, même ceux qui ne s’yintéressent pas ; ce que ditl’auteur, c’est que les remouspolitiques affectent en priorité ceuxqui ne s’en préoccupent pas.

Rien de plus juste ! Albertn’avait pas été enlevé en dépit dufait qu’il ne s’intéressait pas à

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cette maudite guerre, mais enraison de ce fait. Un paradoxe ? Enapparence seulement.

Lorsqu’un règlement de comptesse produisait entre deux milices,entre deux quartiers, entre deuxcommunautés, les militants de tousbords se terraient. Ceux quiavaient participé à des combats ouà des massacres ne se hasardaientplus hors de “leur” zone ; et sicelle-ci courait le risque d’êtreenvahie, ils allaient se poster plusloin.

Qui, à l’inverse, n’éprouvait pasdu tout le besoin de se cacher, ni des’enfuir ? Qui continuait à

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traverser candidement les lignes dedémarcation ? Qui refusait dequitter son quartier ou son villagemalgré l’incursion des “autres” ?Uniquement ceux qui n’avaient rienà se reprocher, ceux qui n’avaientparticipé à aucun combat, à aucunenlèvement, à aucune tuerie. Etc’est justement sur ces innocentsqu’on finissait par s’acharner !

Oui, c’est dans le vaste troupeaudes apolitiques que les Minotauresde la guerre civile choisissaientchaque jour leurs proies !L’enlèvement d’Albert ne résultaitpas d’un malheureux concours decirconstances, c’était l’illustration

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tragi-burlesque d’un paradoxeétabli.

Ce furent ensuite de pénibles

semaines de tractations. Grâce auxcomptes rendus quotidiens deMourad, j’en suivais les péripétiesde très près.

“Nous arrivons à une impasse”,me dit-il un jour. “Je n’ose plusavancer d’un pas, de peur deprovoquer un désastre.”

Puis il m’expose ses dilemmes :“A présent, le ravisseur sait avec

certitude que son fils ne reviendraplus. Il continue à dire qu’il a

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l’intention d’exécuter notre ami,mais il n’est pas passé à l’acte, etil me semble que, plus le tempspasse, plus il lui sera difficile de letuer à froid. Il le gardeconstamment ligoté, mais il ne letorture pas, et il ne l’affame pas.Certaines personnes m’ontconseillé de proposer le paiementd’une rançon. Je ne l’ai pas fait. Ilest possible qu’à un moment je lefasse, mais pour l’instant je nepense pas que ce soit la bonnesolution. J’ai peur que le garagistene réagisse mal. Le médiateur m’adonné le numéro de téléphone de cepauvre homme. Tous les deux outrois jours je l’appelle, je le fais

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parler, je l’écoute patiemment, jelui témoigne sympathie etconsidération. J’ai établi avec luiune relation de confiance et je nevoudrais pas la détruire par unfaux pas. Mais on ne peut pas nonplus prendre le risque de laisserAlbert indéfiniment à la merci decet individu et de ses proches. J’ail’impression de me trouver entredeux précipices, ne pouvant plusavancer ni reculer. Combien detemps ça va encore durer ? Je n’enai pas la moindre idée.”

Tandis que je me creuse la têtepour trouver une solution, Mouradme soumet un deuxième problème,

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plus épineux encore.“Et, pour ne rien te cacher, il y a

autre chose qui me taraude. Je t’enparle parce que tu dois avoir lemême sentiment que moi. L’épisodede l’enlèvement ne m’a pas faitoublier l’épisode du suicide. Notreami étant comme il est, quelquechose me dit que sa vie serait plusmenacée encore s’il était libre ques’il restait en captivité.

“Pour n’importe qui d’autre,mon unique souci aurait été de lefaire libérer, et de le ramenertranquillement chez lui. S’agissantd’Albert, je suis moins sûr. Jen’arrive pas à ôter de mon esprit la

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suite logique : on l’emmène chezlui, et le lendemain, on le trouvemort dans son lit avec, sur sa table,une nouvelle lettre d’adieu.”Epuisé par cet effort de mémoire,

Adam éprouva le besoin d’une pause.Pour reposer sa tête et ses yeux, et aussipour organiser ses idées.

Il travaillait depuis le matin, sans lamoindre interruption, et il n’était plus enétat d’écrire. Mais il était égalementincapable de s’arrêter, tant il était noyédans ses souvenirs. Il finit par allers’étendre sur le lit, en se promettant dese relever cinq minutes plus tard.

Le soleil était bas, mais comme sachambre était tournée vers la mer, c’est-

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à-dire vers le ponant, elle baignaitencore dans une lumière rosâtre, douceet cependant intense. L’envie des’assoupir commença à le gagner, et iln’avait plus la force d’y résister.

Il fut réveillé quelques heures plustard par une main amie qui se posaitdoucement sur son épaule, sur sonvisage, sur son front. En ouvrant lesyeux, il constata qu’il faisait déjà nuit.

“Pur esprit, je suis ta consciencecharnelle”, disait la voix rieuse deSémiramis.

Il sourit et referma les yeux.

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“Le dîner est prêt”, reprit-elle.“Non merci, j’ai trop sommeil, je

crois que je vais continuer à dormir.”Mais sa visiteuse ne se laissa pas

attendrir.“Non, Adam. Tu n’as rien mangé à

midi, tu as passé la journée à écrire, jen’ai pas envie que tu tombes maladesous mon toit. Tu vas te lever, tu es déjàhabillé, tu te débarbouilles et tudescends.”

Ce n’était manifestement pas la peined’argumenter.

“Bon, vas-y, châtelaine, je te suis.Donne-moi seulement dix minutes !”

Si le titre que son ami venait de lui

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conférer dans sa demi-veille la fit rire,il n’entama en rien sa détermination.Elle sortit et referma la porte, mais nonsans avoir allumé, au préalable, toutesles lumières du plafond.

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La table était déjà mise, et les platsétaient couverts d’assiettes retournéespour éviter qu’ils ne refroidissent.

N’étant pas encore bien réveillé,Adam mangeait peu, et parlait encoremoins. Après quelques longues minutes,il se sentit obligé de dire :

“Je n’ai jamais été loquace, mais cesoir, je frôle la goujaterie… Pardonne-moi ! Ma seule excuse, c’est quel’environnement où je me trouve depuisdeux jours est propice à laconcentration. Quand j’arrête d’écriresur une feuille, je continue dans ma

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tête.”“Le silence, la montagne, la lumière,

la mer à l’horizon, l’air purifié par lespins parasols…”

“… et le sentiment d’être leprisonnier d’une divinité bienveillante.”

Elle posa sa main sur la sienne.“Tu n’imagines pas le bonheur que tu

me fais en disant ça !”“Que je me sens prisonnier ?”“Oui, même ça ! J’ai tout fait pour que

cet endroit soit un îlot de sérénité etd’eau fraîche, et tu m’annonces que j’yai réussi.”

“En guise d’eau fraîche, c’est plutôtdu champagne.”

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“C’est ma conception de l’eaufraîche.”

Leurs coupes se levèrent, setouchèrent tout près du bord, puis sevidèrent à l’unisson. Dès qu’elles furentreposées sur la table, le serveur vint lesremplir. Sémiramis consulta sa montre.

“Francis, tu peux rentrer, il est déjàminuit, c’est moi qui éteindrai leslumières. Mais laisse-nous lechampagne à côté !”

L’homme rapprocha la bouteille avecson seau à pied, puis salua sa patronneet son invité d’une courbette avant des’éclipser.

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“Mon premier souvenir de toi”, ditl’hôtesse dès qu’ils se retrouvèrentseuls, “c’est quand tu as proposé de meraccompagner chez moi, à la fin d’unefameuse soirée. Tu t’en souviensencore ?”

“Comme si c’était hier.”Ce soir-là, leur groupe d’amis avait

dîné dans un petit restaurant d’étudiants,tout près de la faculté de droit,adéquatement baptisé Le Code civil. Ala fin du repas, Sémiramis avaitdemandé si quelqu’un pouvait laraccompagner chez elle. A l’instant,Adam s’était proposé. Ils étaient sortisensemble dans la rue. Puis ils avaientmarché, marché.

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“Les cinq premières minutes, j’étaispersuadée que nous allions vers tavoiture. Je me demandais seulementpourquoi tu t’étais garé si loin. J’ai misdu temps à comprendre que tu voulaisme raccompagner à pied.”

“Pendant tout le repas, je t’avaiscontemplée, j’étais sous le charme. Etlorsque tu as demandé si quelqu’unvoulait te raccompagner, je n’ai pasréfléchi une seconde, je n’ai pensé ni àla voiture ni à rien d’autre, je me suisinstantanément proposé, comme cesenfants qui, dès qu’ils entendent : ‘Quiveut…’ se dépêchent de hurler avant lesautres : ‘Moi !’ sans même savoir dequoi il s’agit. En l’occurrence, je savais

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de quoi il s’agissait, et j’avais peur quequelqu’un d’autre ne se propose avantmoi.”

“Au début, j’étais furieuse. Mouradavait certainement sa voiture, Taniaavait la sienne, et je ne sais plus quid’autre. Ils m’auraient raccompagnée encinq minutes. Il était tard, mes parentsm’attendaient, et par ta faute j’allais mefaire gronder. Mais, peu à peu, j’avaispris plaisir à la promenade. La soiréeétait agréablement fraîche, je découvraisla ville sous un éclairage inconnu, et ceque tu racontais m’amusait. Plus tard j’aidécouvert que tu parlais peu, mais cettenuit-là, tu étais volubile. Tu devais êtrenerveux…”

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“J’avais honte ! Je me souviensencore de ce sentiment comme si c’étaithier. Quand nous sommes sortis durestaurant, j’ai compris qu’il y avait euun malentendu. Manifestement, tucroyais que je t’emmenais vers mavoiture, et moi je n’en avais pas, pasencore. Mais que faire ? M’excuserauprès de toi, puis courir pour essayerde rattraper quelqu’un d’autre qui soit‘motorisé’? Je me serais senti humilié.Alors j’ai fait comme si j’avais toujoursvoulu te raccompagner à pied.”

“A Paris, la chose aurait semblénaturelle, je suppose. Mais ici, c’étaittellement incongru. Personne n’allait àpied d’un quartier à l’autre…”

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“Surtout la nuit ! Presque pas detrottoirs, et même lorsqu’il n’y avait pasencore les miliciens en armes, lesbarrages de contrôle et les voiturespiégées, il y avait déjà tout bêtement lescrevasses dans la chaussée, où l’onpouvait se casser une jambe.”

“J’étais persuadée qu’en arrivant aubas de l’immeuble de mes parents,quand nous serions dans le recoinsombre qui précède les escaliers, tu medirais au revoir et tu m’embrasserais.”

“C’était exactement ce que j’avaisenvie de faire ! Mais je n’ai pas osé. Il yavait dans ma tête une voix misérablequi me susurrait : ‘Ne gâche pas ce beaumoment par un geste déplacé ! Cette

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jeune fille t’a fait confiance, n’en profitepas ! Comporte-toi en gentleman !’ Tousles arguments de ma prétendue bonneéducation s’étaient rassemblés pour meparalyser. Pourtant, à un moment, j’avaisdécidé de passer outre. Il y avait un troubéant dans la chaussée, je t’avais prisepar la main pour t’aider à le contourner.Puis j’avais ‘oublié’ de te lâcher. Nousavions fait quelques pas, la main dans lamain, et c’est toi qui t’étais dégagée.”

“Ça, je ne m’en souviens plus dutout !”

“Moi, je m’en souviens encore, parceque je l’ai longtemps ressassé. Quand tum’as lâché la main, j’en avais concluque tu voulais me dire de ne pas aller

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trop loin trop vite. Tu l’avais faitdiscrètement, sans brusquerie, sans meheurter, mais c’était pour moi unmessage.”

“Si tu as pensé une chose pareille, tut’es trompé. Je ne me souviens pas detous ces détails, mais je suis sûre d’unechose, c’est que je ne cherchais pas dutout à te décourager. Je voulais, aucontraire, que tu m’embrasses à l’entréede l’immeuble, j’étais persuadée que tuallais le faire, et j’ai été déçue quand tune l’as pas fait. Ça, je ne l’ai pasoublié.”

“Je sens dans ma poitrine lepincement du regret. Tu te rendscompte ? Combien d’années plus tard ?”

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“Evitons de compter ! Il n’y a pas euque des années, il y a eu des vies, desvies successives…”

Ce que les deux amis ne se disaientpas, et qui était cependant présent dansl’esprit de l’un comme de l’autre, c’estque cette chance de s’embrasser nes’était plus jamais offerte. Ils étaientpourtant au tout début de leur premièreannée d’université, ils suivaient lesmêmes cours et appartenaient au mêmecercle d’étudiants, Adam aurait dû avoirencore des dizaines de fois l’occasionde raccompagner Sémiramis chez elle, etde lui dire au revoir à l’endroit même oùil avait omis de l’embrasser la premièrefois. Mais cette première fois avait été

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la dernière.Quand, quelques jours plus tard, leur

bande s’était réunie à nouveau,Sémiramis était arrivée avec l’un deleurs amis. Tous leurs gestesproclamaient qu’ils étaient “ensemble”.Adam n’arrivait pas à détacher les yeuxde leurs mains imbriquées. Pour éviterde souffrir, il chercha sur le moment à sepersuader qu’elle était avec “l’autre”depuis un certain temps, et que lui-mêmeavait donc eu raison de ne pas tenter del’embrasser puisqu’il aurait forcémentété repoussé. Mais ce n’était pas le cas.La vérité, c’est que “l’autre” avait eu lecourage de la prendre dans ses bras,alors que lui-même n’avait pas osé.

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Même après tant d’années, tant de“vies successives”, Adam en éprouvaitencore du remords, et de la honte. Cequi l’amena à dire, un peu pours’excuser auprès de sa “châtelaine”, unpeu pour se consoler lui-même :

“J’ai toujours été d’une timiditéparalysante. Et si, avec l’âge, avec lesannées d’enseignement, j’ai réussi àmasquer la chose, je n’ai jamais sul’extirper. Dans les congrès d’historiens,par exemple, je prends rarement laparole, je la demande sans insistance, etje suis bêtement soulagé quand on oubliede me la donner. Pour peu que je sois encompagnie d’un bavard, je peux resterdes heures entières sans desserrer les

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lèvres. Dans ma jeunesse, c’était pireencore. J’étais constamment paralysépar la terreur d’être humilié, et deperdre la face. Et j’essayais de meconvaincre que ce manque de confianceen moi était une posture d’extrêmefierté : si je ne demandais rien, c’estparce que je ne supportais pas qu’on medise non ; plutôt que de prendre un telrisque, je préférais m’abstenir.”

“Et tu t’es donc abstenu dem’embrasser”, explicita Sémiramis avecun sourire triste.

“Eh oui”, dit Adam, avec le mêmesourire. “Et j’en aurai du remordsjusqu’à mon dernier jour.”

Ils rirent de bon cœur, mais sans

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bruit. Puis elle partagea entre leurscoupes le fond de la bouteille dechampagne, qu’elle remit dans le seau,le goulot vers le bas.

“On fait quelques pas à l’air libre ?”proposa-t-elle.

“Ça me paraît raisonnable. Ensuite, jete raccompagne.”

“A pied, comme l’autre fois ?”“Oui, c’est ça, comme l’autre fois”,

répéta Adam, ravi de cette abolition desannées et des décennies.

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4

Sémiramis ne résidait pas à l’aubergequi portait son nom ; du moins pas dansle bâtiment principal, mais à quelquespas de là, dans une maison annexeentourée d’arbres denses.

“Ces quelques mètres me protègent.Sinon, on aurait frappé à ma portechaque fois qu’il y avait une réservation,une annulation ou une fuite d’eau. Dansma petite maison, je peux lire, comme tuvois”, dit-elle en introduisant son invitéchez elle, et en allumant les lumières,révélant des murs de livres.

“Elle n’est pas si petite, ta petite

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maison.”“Il n’y a rien d’autre que ce que tu

vois. Ici, ma bibliothèque ; à l’étage machambre, ma salle de bains, et unevéranda.”

“Où tu prends tes bains de soleil, enété, couverte d’une feuille de vigne…”

“Je fais mieux que ça, en guise defantasme. J’ai fait installer un monte-platélectrique. Tous les matins, on vientm’apporter mon petit-déjeuner, on ledépose dans une niche, j’appuie sur unbouton, et le plateau se retrouve sur lavéranda. C’est un bonheur dont je ne melasserai jamais.”

Il y eut un silence. Ils étaient encoredebout dans l’entrée, son hôtesse ne lui

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avait pas proposé de s’asseoir. Ilregarda sa montre et fit un pas vers laporte, qui n’avait pas été refermée.

“Si tu m’embrasses avant de partir, jen’appellerai pas au secours.”

Il se retourna. Sémiramis avait lesyeux clos, les bras le long du corps, etsur les lèvres entrouvertes un sourireespiègle. Il revint vers elle et déposa unbaiser sur sa joue droite, un autre sur sajoue gauche, puis, après quelquesinstants d’hésitation, un troisième, plusfurtif, sur ses lèvres. Rien d’elle nebougea, ni les bras, ni les paupières, niaucun muscle du visage. Adam fit un pasen arrière, prêt à s’en aller ; mais, lavoyant encore immobile, il refit un pas

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vers elle, l’entoura de ses bras, et laserra doucement contre lui en uneaccolade fraternelle. Elle ne bougeaittoujours pas. Il serra un peu plus fort, etelle se blottit contre lui, ou se laissablottir.

Ils demeurèrent ainsi unis, corps àcorps, sans un mot, sans fougueapparente, chacun se contentant derespirer la chaleur de l’autre et sasenteur. Puis Sémiramis s’écarta de luipour dire, d’un ton neutre :

“Il faudra vérifier que la porte estbien refermée.”

Ayant dit cela, elle se baissa, ôta seschaussures, les prit dans les mains, etcommença à monter l’escalier vers sa

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chambre sans plus regarder en arrière.Arrivé à la porte, Adam fut saisi par

le doute, “comme l’autre fois”. Devait-ilrefermer la porte de l’intérieur, ou biende l’extérieur ? Il demeura perplexe, etquelque peu honteux. Mais égalementamusé de constater qu’il avait, à sonâge, les mêmes scrupules qu’àl’adolescence, et les mêmesinterrogations. Son amie serait-elleétonnée de le voir monter dans sachambre ? Ou serait-elle, au contraire,déçue et vexée de ne pas le voirarriver ?

Finalement, il referma la porte, tournale loquet, appuya sur l’interrupteur, et sedirigea vers l’escalier en se laissant

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guider par la lumière du premier étage.Parvenu au seuil de la chambre de “la

belle Sémi”, il ne put s’empêcherd’annoncer, d’une voix mal assurée : “Jene suis pas parti…” Il n’entendit, pourtoute réponse, que le martèlement d’unedouche.

Trois minutes plus tard, son amieréapparaissait, enveloppée dans une trèsample serviette blanche.

“Ne compte pas sur moi pour techasser”, lui dit-elle.

Leurs regards se croisèrent, et chacund’eux perçut chez l’autre l’étincelle del’attente.

“Tu as une autre serviette comme

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celle-ci ?”“Toute une pile ! Et je t’ai même

laissé un peu d’eau chaude.”

Quand Adam revint de la salle de

bains, les lumières étaient éteintes, maisil y avait dans la chambre une clartévenue du dehors. Il déroula sa servietteet la projeta vers la silhouette noire d’unfauteuil. Puis il rentra vite sous lacouverture. Sémiramis frissonna aupremier contact avec la peau froide del’“intrus” ; mais plutôt que de s’écarterde lui, elle le serra fort contre sapoitrine pour lui faire partager sachaleur.

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Ils restèrent longtemps collés l’un àl’autre, immobiles, comme s’ilsattendaient que leurs corps deviennentchauds et secs, et qu’ils se familiarisentl’un avec l’autre. Puis, écartant lescouvertures, l’homme se souleva sur sonbras gauche, pour passer lentement lapaume de sa main droite sur la peau dela femme. D’abord sur les épaules, puissur le front, puis de nouveau sur lesépaules, sur les hanches, sur les seins,doucement, patiemment, minutieusement,comme s’il effectuait un relevétopographique.

Tout en s’appliquant à sa tâche, ilmurmurait, à voix très basse :

“Prendre le temps de visiter les

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paysages de ton corps. Les collines, lesplaines, les bosquets, les ravins…”

Sémiramis ne bougeait pas. Les yeuxfermés, elle semblait suivre de toute sonattention et de tous ses sens la main amiequi découvrait sa peau, qui laredessinait et lui rendait hommage.

Puis Adam se pencha au-dessus d’ellepour poser ses lèvres sur les surfacesque sa paume venait de lisser. Sur lefront, les épaules, les seins, et aussi surles joues, les lèvres, les paupières, maissans insister, sans appuyer, sans tropdonner l’impression qu’il s’agissait d’unprélude érotique. Comme s’il effectuait,là encore, un relevé. Avec soin, avecsérieux, avec recueillement, son souffle

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s’accompagnant de paroles chuchotéesque son amie n’entendait pasdistinctement, mais qu’elle comprenait.

Puis ce fut elle qui se redressa, et lui

qui s’étendit, immobile. Elle reproduisitles mêmes gestes que lui comme si sapeau les avait mémorisés. D’abord avecla paume, ensuite avec les lèvres.

Après quoi elle s’enroula de tous sesmembres autour de lui, le faisantbasculer d’un côté, de l’autre, seretrouvant au-dessus de lui, au-dessous,jusqu’à lui faire perdre toute notiond’espace. Le lit, dépouillé de sacouverture comme des oreillers, n’était

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plus alors qu’une aire blanche et nue oùleurs corps tournaient dans tous les senscomme les aiguilles d’une horlogedésaccordée.

Ils n’avaient envie, ni l’un ni l’autre,d’une nuit brève, vite emballée, viteconclue. Ils voulaient, au contraire, queleur nuit d’amour s’étire et dure, commepour prendre une revanche sur tout letemps passé, comme si l’avenir n’étaitqu’un leurre, et comme s’ils n’avaientpour eux deux qu’une nuit, dans leur vieentière une nuit, rien qu’une, cette nuit-là. A eux de faire en sorte que le soleilse lève le plus tard possible. A eux detrouver la juste mesure entre la fougue etla persistance.

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Au milieu de la nuit, il ne put

s’empêcher de demander à l’amante, touten lui caressant encore le front et lesépaules :

“Quand je t’ai embrassée, au rez-de-chaussée, tu ne m’as même pas entouréde tes bras. Tu étais si raide, siimmobile, que je me suis demandé s’ilne valait pas mieux que je m’en aille.”

“C’est exactement ce que je voulais.”“Que je m’en aille ?”“No, stupid !” lui dit Sémiramis.

“Mais je voulais que tu te poses laquestion, et que tu prennes toi-même tadécision.”

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“Au risque que je m’en aille ?”“Oui, au risque que tu t’en ailles. Je

t’aurais détesté si tu étais parti, et jem’en serais voulu. Mais j’étais déjàallée trop loin…”

“Trop loin ?”“Je t’avais entraîné vers ma maison,

en pleine nuit. Je t’avais dit que jen’appellerais pas au secours. Je n’allaispas, en plus, te prendre par la main pourte tirer jusqu’à mon lit. La balle étaitdans ton camp ; c’était à toi de décidersi tu voulais me tenir dans tes bras,m’embrasser, puis monter ces quelquesmarches jusqu’à ma chambre. Ou si tupréférais t’enfuir comme l’autre fois.”

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“Comme l’autre fois”, répéta-t-il ensouriant, et en essayant d’imiter la voixde son amante.

Et ils se retrouvèrent enlacés, plustendrement encore, et animés d’uneardeur nouvelle.

Quand ils finirent par s’assoupir,apaisés, épuisés, le ciel commençait àblanchir.

La nuit avait été à eux deux, rien qu’àeux, jusqu’à l’aube.

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Le cinquièmejour

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1

Au réveil des amants, c’était déjà,dans les arbres du voisinage, une gaiesymphonie d’oiseaux. Mais on entendaitaussi, de plus loin, les klaxons desautomobiles, et de l’auberge lescliquetis d’assiettes.

“Le plateau doit être déjà dans laniche. On prend du café, ou bien on serendort ?”

“Café”, marmonna l’homme, qui nesemblait pas encore en état de construireune phrase.

Une poignée de minutes plus tard, il

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était assis sur la véranda, habillé d’uneserviette de bain. Bien réveillé, et déjàaffamé. Sémiramis avait enfilé une robelégère. La lumière était violente, etAdam se fit prêter des lunettes teintées.

“Paris est une ville merveilleuse”, ditsoudain son amie, sans raison apparente.

Il se tourna vers elle, intrigué. Ellecontinua sa phrase :

“… mais on ne peut jamais y prendreson petit-déjeuner sur une véranda.”

Adam approuva de la tête. Ellerenchérit :

“Et on n’a jamais ce soleil franc.”Il approuva encore. Mais la simple

mention de sa ville adoptive avait fait

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naître dans son esprit le pincement duremords.

“Cette nuit, j’ai lâchement éteint montéléphone. Dolorès a sûrement cherché àme joindre.”

Un silence. Puis il ajouta, comme àlui-même :

“Ne me trouvant pas, elle a dûappeler la réception.”

“Non, je ne pense pas”, dit Sémiramisen avalant une gorgée de café au lait.

“Ah bon ? Le réceptionniste te fait unrapport sur les communications desclients, c’est ça ?”

“Pas du tout, les clients font ce qu’ilsveulent. Mais pour Dolorès, je sais

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qu’elle n’avait pas l’intention det’appeler cette nuit.”

“Et comment le savez-vous, chèreMiss Marple ?”

“Ce n’est pas une déduction, elle mel’a dit hier, quand je l’ai appelée.”

“Quand tu l’as appelée”, répéta Adamsans donner à ses mots la moindreintonation interrogative.

“Hier je l’ai appelée pour luidemander si nous pouvions dormirensemble.”

“Oui, c’est ça.”L’homme s’efforça de rire, mais il ne

parvint à émettre qu’un ricanement.“Tu es toujours aussi badine au saut

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du lit ? Je t’admire ! Moi, mon sens del’humour ne se réveille que deux heuresaprès moi.”

“Quand il sera réveillé, fais-moisigne, que je puisse te raconter…”

“Me raconter quoi ?”“Ma conversation avec ta compagne.”Il posa sa tasse de café pour scruter le

visage de Sémiramis. Son sourire étaitdifficile à lire. Il n’eut d’autre choix quede lui demander explicitement s’il étaitvrai qu’elle avait appelé Dolorès. Ellehocha la tête.

“Nous nous sommes liées d’amitié,comme tu le sais, lorsque je suis alléedîner chez vous. Depuis, nous nous

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parlons quelquefois au téléphone. Jel’apprécie beaucoup. Je ne voulais pasqu’il y ait une ombre entre nous.”

Il l’observa d’un regard soupçonneux,s’attendant à la voir éclater d’un rire depirate. Mais après une pause, elle reprit,d’un ton soudain très sérieux :

“Je me suis dit que si j’avais uneaventure avec toi, tu finirais par le luiavouer, elle m’en voudrait à mort, et toi,tu n’oserais plus jamais me parler. Jen’avais pas envie de perdre deux amisprécieux pour une nuit d’amour. Alors,je l’ai appelée.”

A présent, l’amant était blême. Ilrespirait pesamment, et il ne parvenaitplus à avaler sa salive. Cependant que

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Sémiramis continuait, sur le même ton,et sans se tourner vers lui.

“Dolorès connaissait l’histoire decette promenade nocturne, du temps oùnous étions gamins. Je lui ai dit : ‘Cesoir-là, j’espérais qu’Adamm’embrasserait, et il ne l’a pas fait.Quand je l’ai revu, j’ai soudain eu enviequ’il me raccompagne chez moi, à pied,et que cette fois il ose m’embrasser.’Elle a ri, puis elle m’a dit : ‘Vous êtes,toi et lui, sous le même toit, alors quemoi je suis à cinq mille kilomètres dedistance, vous pourriez faire tout ce quevous voulez, je ne pourrais pas vous enempêcher.’ Je lui ai répondu : ‘Ça, cen’est que l’apparence des choses. La

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réalité, telle que je la sens, c’est que jesuis dans ta maison, devant ton armoire,et il y a un ensemble qui me plaît. Soit jele pique, comme une voleuse, soit jet’appelle pour te demander si tu veuxbien me le prêter.’ Dolorès est restée unmoment silencieuse. Puis elle ademandé : ‘Il se porte bien, monensemble ?’ J’ai répondu : ‘Comme uncharme ! Bien entendu, il ne sait pas queje t’appelle, et il ne se doute pas de ceque je complote. Si tu me dis de laissertomber, il ne saura jamais rien de toutça.’ Il y a eu de nouveau à l’autre boutde la ligne un petit rire tendu, suivi d’unlong silence. Alors j’ai dit : ‘Dolorès,oublions tout ça ! C’était juste une enviepassagère. Depuis qu’il est ici, je l’ai

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materné, il semblait perdu sans toi,comme un oisillon tombé du nid, et quise serait laissé mourir de faim sipersonne n’était venu le nourrir. Ça aréveillé en moi une tendressematernelle, et quelques vieilles envies…Finalement, c’est trop compliqué,laissons tomber, d’accord ?’ Il y a euencore un silence, puis Dolorès m’a dit :‘Si je te le prête, tu me le rends ?’ J’airépondu : ‘Promis, sur la tombe de monpère ! Je te le rends dans l’état où je l’aitrouvé.’ Voilà, Adam, tu sais toutmaintenant !”

Quand elle eut fini de raconter,Sémiramis regarda son ami du coin del’œil. Allait-il se montrer scandalisé,

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amusé, incrédule ? Avant même qu’il nedise le premier mot, elle comprit qu’ilétait surtout vexé.

“Et tout ça s’est passé derrière mondos, comme si la chose ne me concernaitpas ! Tu ne crois pas que tu aurais dû medemander mon avis avant d’appeler macompagne ?”

“Certainement pas ! Si Dolorès avaitdit non, je ne t’aurais même pas montréma maison. Après dîner, je t’aurais justeembrassé sur les deux joues, comme laveille, puis je t’aurais laissé rentrerdans ta chambre.”

“Bravo ! Vous disposez de moi, elleet toi, et je n’ai même pas mon mot àdire !”

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“Ah si, bien sûr que tu as ton mot àdire. Je n’ai pas le sentiment de t’avoirforcé la main. Je me suis discrètementofferte, je t’ai laissé littéralement uneporte de sortie honorable, pour que tusois libre de t’en aller, même au toutdernier moment. Mais tu as choisi derester auprès de moi…”

Ce n’était pas faux. Adam posa sur legenou de son amie une main conciliante.

“Pour ça, oui ! J’ai librement choiside monter dans ta chambre, je l’assume,et je m’en serais voulu jusqu’à mondernier jour si je ne l’avais pas fait.Mais vos manigances de femmes memettent mal à l’aise. ‘Tu me le passes, jete le rends…’ J’ai l’impression d’être

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un jouet, ou, pour reprendre tacomparaison, un ensemble suspendu surun cintre.”

“J’ai simplement voulu être honnête.Avec Dolorès comme avec toi. Tu croisque ça aurait été honnête que je profitede la présence de son homme sous montoit pour satisfaire une vieille envied’adolescente ? Tu crois que j’aurais puencore lui parler, ou l’embrasser commeune sœur, si j’avais installé entre nous lemensonge et la duplicité ? Et toi, est-ceque ça aurait été honnête que je t’ouvremon lit, et que je te laisse ensuite tedébattre avec ta mauvaise conscience ?Que je te laisse porter le poids de notrenuit d’amour comme si c’était le péché

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originel ? Que j’introduise la méfianceet la tromperie pour des années entre tacompagne et toi ? Non, je ne suis pascomme ça. Je suis l’amante au cœurd’amie, je tiens à ce que cet instant deplaisir intense soit constamment unepetite lumière dans nos vies, plutôtqu’une ombre. Et j’attends de toi que tul’apprécies.”

Adam demeura silencieux, sa maintoujours posée sur le genou deSémiramis comme s’il l’y avait oubliée.Et sur ses lèvres un sourire perplexe.Son amante reprit :

“Cela dit, si mes arguments ne teconvainquent pas, tu peux encore dire àDolorès que je t’ai fait des avances et

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que tu m’as vaillamment repoussée. Jene te démentirai pas.”

Il se tourna vers elle, en ayant l’air depeser le pour et le contre. Avant deconclure :

“Je ne pense pas qu’elle me croirait.”“Non, elle ne te croirait pas.

D’ailleurs, si elle te croyait, j’en seraistrès vexée.”

Un moment de silence passa entre eux.Mais ce n’était pas le même silence.Celui de Sémiramis était serein etespiègle, alors que celui d’Adamparaissait alourdi et confus.

“Surtout”, lui dit son amie, “ne te senspas obligé d’appeler Dolorès tout de

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suite pour lui parler de ta nuit d’amour.Ce serait du plus mauvais goût, aucunepersonne saine n’a envie d’entendre ça.Ce que j’ai fait, ce n’est pas pour teforcer à en parler, mais au contrairepour te l’éviter. Elle sait, tu sais qu’ellesait, et elle sait que tu sais qu’elle sait…Aucun besoin de raconter, d’expliquer,de justifier, ou quoi que ce soit d’autre.Surtout au téléphone. Plus tard, dansquelques semaines, dans quelques mois,vous éprouverez le besoin d’en parler,au milieu de la nuit, toutes lumièreséteintes. Et chacun de vous deux dira àl’autre pourquoi il a choisi de me direoui… Je peux déjà te dire que, cettenuit-là, c’est l’explication de Dolorèsqui sera la plus longue et la plus

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laborieuse. Toi, tu auras une excuseparfaite : moi.”

En prononçant ces derniers mots, elleferma les yeux et entrouvrit sa robe. Puiselle tendit ses lèvres vers Adam, pourqu’il y dépose le baiser de leurréconciliation et de leur tardiveconnivence.

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2

Ayant réintégré sa chambre, Adam eutquand même la tentation d’appeler sacompagne. Non pour lui parler de la nuitpassée, ce qui aurait effectivement étéd’un absolu mauvais goût, mais parcequ’il avait l’habitude de l’appelerchaque matin, et qu’il n’avait aucuneraison de ne pas le faire ce matin-là.

Il composa donc le numéro, non sansappréhension.

“Tu es déjà au bureau ?”“J’arrive à l’instant, je ne me suis

même pas assise.”

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“Tu n’es donc pas en réunion…”“Pas encore, nous pouvons parler.

Mais attends vingt secondes, que je posemes affaires !”

Elle lâcha un moment son téléphone,puis le reprit.

“Voilà, je suis à toi. Sémi m’a dit quetu travaillais bien. Un peu trop peut-être.”

“C’est vrai, je travaille bien.”“Sur la biographie ?”“Non, j’ai laissé Attila de côté, je

suis sur autre chose.”“Si tu travailles constamment sur

autre chose, tu ne la finiras jamais, cettebiographie.”

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“Replongé dans l’atmosphère du pays,j’ai eu d’autres envies, tu comprends ?”

“De cela aussi, j’ai eu quelqueséchos…”

Elle rit, et Adam s’en voulut d’avoirutilisé, sans réfléchir, un terme siambigu. Il se dépêcha d’expliciter :

“Avec la mort de Mourad, j’ai euenvie de raconter l’histoire de mes amis,de ma jeunesse, de ce que les tempsprésents ont fait de nous.”

“Je comprends, il est normal que lesnostalgies remontent à la surface à unmoment pareil. Mais il me semble que tut’égares… Je te connais, Adam. Tu vasnoircir des centaines de pages sur tes

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amis, mais tout ça restera indéfinimentdans les tiroirs… Comprends-moi bien,je ne te dis pas de ne pas le faire. C’estune catharsis, utile pour ta santé mentale.Parce que la mort de ton ‘ancien ami’t’affecte plus que tu ne voudraisl’admettre. Mais ne te leurre pas, jamaistu ne publieras ça. Ne serait-ce qu’àcause de tes collègues…”

“Mes collègues ?”L’étonnement d’Adam n’était pas

sincère. Ce que lui disait Dolorès étaitl’exacte vérité. Il possédait, dans lacommunauté des historiens, uneréputation à préserver, construite surplusieurs décennies. On appréciait sarigueur dans l’argumentation, sa

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minutieuse critique des sources, sonobjectivité de ton, son souci permanentd’être inattaquable, même par les plusteigneux de ses pairs… Commentpourrait-il concilier ces qualités, quifaisaient de lui un historien respecté,avec son désir de raconter lestribulations existentielles d’une banded’étudiants ? Comment réagiraient sesvénérables collègues ? Il les entendaitdéjà se gausser…

“Tu me conseilles d’arrêter net, et derevenir plancher sur mon bon vieilAttila ?”

“Non, honnêtement, je ne te leconseille pas. Là où tu es, dans lescirconstances où tu te trouves, tu ne

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pourrais pas continuer à travailler sur labiographie d’un conquérant ducinquième siècle comme si de rienn’était. Ecris ce que tu sens que tu doisécrire, avec sincérité, comme si c’étaitun aide-mémoire intime. Mais dis-toibien que c’est une parenthèse, et dès tonretour à Paris replonge-toi dans ton‘Attila’, termine-le, et publie-le, pourpouvoir passer à autre chose. End’autres termes, égare-toi un peu, maispas trop, et ne perds pas de vuel’essentiel…”

Adam s’apprêtait à dire qu’il étaitentièrement de son avis, mais sacompagne ne lui en laissa pas le temps.

“On frappe à ma porte”, dit-elle à mi-

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voix. “Ils arrivent.”Elle raccrocha instantanément. Il

consulta sa montre, il était pile onzeheures trente, neuf heures trente à Paris.L’heure à laquelle sa compagneréunissait, chaque jour, sescollaborateurs.

Engagée par un groupe de presseeuropéen pour diriger un mensuel devulgarisation scientifique, Dolorès avaitfait le pari risqué de le transformer enhebdomadaire. Elle avait si bien plaidésa cause que ses patrons l’avaientsuivie, en mettant à sa disposition desmoyens substantiels. Mais il était clair,pour elle comme pour eux, que si leprojet ne tenait pas ses promesses, c’est

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elle qui en porterait la responsabilité.Depuis, elle passait l’essentiel de sontemps au journal ; et quand elle n’y étaitpas, elle ne cessait d’y penser, et d’enparler avec son compagnon. Lequel nes’en agaçait pas, bien au contraire ; ilappréciait même de jouer auprès d’ellele rôle de Candide, à savoir celui d’unconseiller amical, sans arrière-pensées,extérieur au journal comme à l’universscientifique.

Après leur conversation téléphonique,Adam ouvrit son calepin pour réfléchir,un crayon entre les doigts, à l’étrangesituation où il s’était mis.

Mardi 24 avrilMon inquiétude persiste, même

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si Dolorès s’est montrée étonnante,exemplaire, dans son élégancemorale comme dans sa subtilité.

Pas un mot de ce qui s’est passéla nuit dernière, mais pas un motnon plus qui s’en écartecomplètement. Je ne sais si chaquesous-entendu avait été mûri aupréalable ; et j’ai peut-être vu desallusions là où il n’y en avait pas.Le message n’en est pas moinslimpide : la parenthèse estacceptable tant qu’elle demeureune parenthèse.

Cette règle de conduite meconvient, et le fait que Dolorèsl’énonce devrait me rassurer. Mais

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mon appréhension vient d’ailleurs– de cette sagesse vulgaire,tyrannique, qui m’impose de croireque j’ai commis une transgression,que celle-ci se paiera,inévitablement, pour des raisonsliées à la nature humaine commeaux lois célestes.

Ma génération, celle des femmeset des hommes qui ont eu vingt ansdans les années soixante-dix,plaçait au centre de sespréoccupations la libération descorps. Aux Etats-Unis, en France,comme dans bien d’autres pays,dont le mien. Avec le recul, je suispersuadé que nous avions mille fois

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raison. C’est d’abord en nousligotant le corps que les tyranniesmorales nous ligotent l’esprit. Cen’est pas leur unique instrument decontrôle et de domination, mais ils’est révélé, tout au long del’histoire, l’un des plus efficaces.Pour cela, l’affranchissement descorps demeure, dans l’ensemble, unacte libérateur. A condition,toutefois, que l’on ne s’en servepas pour justifier toutes lesvulgarités de comportement.

Ce que je viens de vivre avecSémi a un sens parce qu’ilreprésente une rébellion tardivecontre mes timidités d’adolescent.

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De ce fait, notre étreinte étaitlégitime. Mais elle deviendrait trèsvite pathétique si, au lieu de laconsidérer comme un clin d’œil endirection de notre adolescence,nous nous mettions à la vivre, macomplice et moi, comme une liaisonbanale, au ras des édredons.

Parenthèse, donc, ma nuit avecSémi ? Sans doute. Elle-mêmen’envisage pas les chosesdifféremment. Le mot de Dolorèsn’est, de ce fait, ni désobligeant, niindigne.

Et parenthèse, aussi, tout ce quej’éprouve le besoin de raconter surma jeunesse, sur mes amis ? Oui,

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sans doute, c’est le mot quiconvient. Néanmoins, cetteparenthèse, je n’ai pas l’intentionde la refermer tout de suite. Mêmesi elles devaient finir dans untiroir, dans une oubliette, ces pagesque je consacre à la mémoire demes amis dispersés ont encore pourmoi une raison d’être. Ma vie, ainsique celle des personnes que j’aiconnues, ne représente peut-êtrepas grand-chose, comparée à celled’un conquérant célèbre. Maisc’est ma vie, et si je considèrequ’elle ne mérite que l’oubli, c’estque je n’ai pas mérité de vivre.

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3

Lorsque Sémi est venue“m’enlever” hier soir, j’étaisjustement en train de raconterl’enlèvement d’Albert et lesmultiples angoisses de ceux quis’employaient à le délivrer.

Le rapt et la séquestrationavaient-ils pu constituer pour notreami un choc salutaire ? Avaient-ilspu lui redonner l’envie de vivre ?Rien ne permettait de l’affirmer.

“Est-ce qu’il ne serait pas plussage de le laisser quelque tempsencore dans son trou ?”

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s’interrogeait Mourad autéléphone. “A dire vrai, tant qu’iln’est pas maltraité, je ne suis paspressé de le voir sortir.”

Je comprenais parfaitement sescraintes. J’y avais moi-mêmesongé, d’ailleurs, à l’instant oùj’avais appris qu’Albert étaitretenu en otage. Se pourrait-ilqu’en le libérant, on le livre à lamort, de même qu’en l’enlevant, onl’avait sauvé ? Le cocasse de lasituation prêtait à sourire, maispour nous, l’angoisse était réelle.

Pendant que nous parlions, unesolution s’était dessinée dans monesprit, que j’avais aussitôt

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suggérée à Mourad.“Si tu arrives à le faire libérer,

il ne faudra surtout pas le ramenerchez lui. Tu l’installes deux outrois jours chez toi, à la montagne.Puis tu me l’envoies ici, à Paris.Après, je m’en occupe. Tu croisqu’il acceptera ?”

“Il faut qu’il accepte ! C’est laseule solution raisonnable. S’ilrefuse, c’est moi qui le kidnappe.Je le ficelle et je te l’expédie.”

“Entendu, je le réceptionne.”Je crois me souvenir que notre

conversation s’est achevée dans unfou rire peu respectueux dutragique de la situation.

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S’il faut en croire les notes d’Adamainsi que les réminiscences de Tania, cescénario allait être appliqué dans sesgrandes lignes. Mais non sans quelquesaccrocs de dernière minute.

Une fois libéré par son infortunéravisseur, Albert fut déposé à la lisièrede son quartier ; Mourad et son épouse,qui l’attendaient dans leur voiture àquelques mètres de là, le recueillirentaussitôt, pour l’emmener directementchez eux, au village. Le rescapéparaissait serein, comme s’il n’avaitjamais songé au suicide, jamais étéretenu en otage. Il était laconique, maissouriant.

Les jours suivants, Mourad lui fit

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faire des photos d’identité, lui obtint unpasseport à la Sûreté générale, et un visaau consulat de France. Puis il lui achetaun billet d’avion pour Paris, un allersimple.

Il y eut, cependant, deux momentsdélicats. Le premier quand, aulendemain de sa libération, l’ancienotage demanda à se rendre dans sonappartement. Ses amis craignaient qu’iln’ait conservé le désir de mettre fin àses jours, mais ils ne pouvaient lui direnon. Mourad lui donna les nouvellesclefs, parce qu’on avait dû changer laserrure après l’avoir forcée. Tania leconduisit en ville et exprima le souhaitde monter avec lui ; il répondit

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fermement qu’il préférait y aller seul, etelle n’insista pas ; l’idée de grimper àpied les six étages ne l’enchantait pas ;et de toute manière, se dit-elle, si Albertétait décidé à mettre fin à ses jours, onne pourrait l’en empêcher indéfiniment.Elle l’attendit donc au bas del’immeuble pendant trois quarts d’heure,en égrenant un chapelet, et en imaginantle pire. Mais il finit par revenir, la mineassombrie, et à la main une petite valise.

L’autre moment de frayeur eut lieu lejour même où l’ancien otage devaitprendre l’avion, rapporte Adam dansson carnet.

Albert annonça calmementqu’avant d’aller à l’aéroport, il

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voulait absolument passer voir sonravisseur pour lui dire adieu. Il lelui avait promis, et il n’était pasquestion de ne pas tenir sapromesse. Ne parvenant pas à l’endissuader, Mourad et Taniadécidèrent de l’accompagner.

La maison du garagiste setrouvait au fond d’une impasse ; ony accédait par un chemin de terreque les pluies de la veille avaientrendu boueux. Les murs avaientencore la couleur du béton, commesi l’on n’avait jamais songé à lespeindre. La petite cour étaitencombrée de vieux pneus.

“L’homme et son épouse nous

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attendaient là. Ce sont de bravesgens dont la vie tournemanifestement autour de l’atelier.Et aussi, bien entendu, autour dufils unique, dont les images sontpartout, certaines encadrées,d’autres sur des affiches récentesqui avaient servi d’avis derecherche lorsqu’on avait encorede l’espoir. Leur salon est commeun sanctuaire à la mémoire del’enfant perdu.

“Nous leur avons présenté noscondoléances, Tania et moi. Ilsnous ont répondu poliment,dignement, comme il sied à desendeuillés. Puis le père a murmuré,

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d’une lèvre tremblante : ‘Vous,vous n’y êtes pour rien !’ Et quandAlbert s’est approché… Il fallaitvoir ! L’homme l’a pris par unbras, sa femme par l’autre, etensemble ils l’ont serré contre eux.‘Fais attention à toi !’, ‘Promets-nous que tu ne feras plus debêtises !’, ‘La vie est précieuse !’Ils se sont mis à pleurer. Albert aéclaté en sanglots. Puis Tania etmoi.

“Quand nous nous sommes levéspour partir, ils ont recommencé.‘Ne tarde pas à revenir nous voir !’Et, de nouveau, ‘Fais attention àtoi !’ Albert promettait et jurait. Il

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était le plus ému de nous tous, etdans la voiture, sur la route del’aéroport, il a continué à essuyerses larmes.”

“Et il est parti ?”“Oui, il est bien parti, Dieu

merci ! Nous sommes restés àl’aéroport jusqu’à ce que l’avionait décollé. Puis nous sommesvenus t’appeler. Il devrait arriver àParis vers trois heures et demie.”

“Parfait. Je déjeune en vitesse etje vais l’accueillir.”

Je me souviens d’avoir entendu,du bout levantin de la ligne, unlong, un très long soupir desoulagement.

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“Nous ne sommes pasmécontents de te le refiler. Bonnechance !”

En me remémorant les propos de

Mourad, sa voix, son rire, sondévouement pour sauver Albert,l’étendue de notre connivence, jene puis m’empêcher de songer qu’ilgît en ce moment même dans soncercueil, en attendant d’être mis enterre. Consigner par écrit notreconversation m’apparaît soudaincomme un hommage à l’ami perdu.

Cet hommage discret, évoquédans l’intimité de ces pages,

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devrait-il atténuer mon sentimentde culpabilité ou, au contraire, leraviver, au point de m’inciter àchanger d’attitude par rapport auxobsèques ?

Non, je ne me sens nullementl’envie d’y aller. S’il doit y avoirentre lui et moi une réconciliationposthume, elle ne se fera pas enpublic, un micro sous le nez, maisdans le recueillement et dans lechuchotement des âmes.

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4

Ayant renouvelé sa décision de ne passe rendre le lendemain aux funéraillesde son ancien ami, Adam reprit aussitôtle fil de son récit.

Le “colis” m’arriva en parfaitétat. En vain je cherchais dans sesyeux comme dans ses paroles lesstigmates de l’enlèvement et de latentative de suicide. Rien. Albertétait revenu à lui-même,pleinement. C’est en tout casl’impression que je garde de sonséjour à Paris en février quatre-vingts.

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Au début, au tout début, dans lespremières heures, j’étais mal àl’aise. Je l’avais installé chez moi,dans la chambre d’amis, je lesurveillais constamment du coin del’œil, et je m’abstenais de direcertaines choses. Puis je me suislâché, de plus en plus, au point deplaisanter sur tout, à commencerpar la coïncidence cocasse quil’avait fait enlever au moment où ils’apprêtait à prendre sa propre vie.De temps à autre, ma compagned’alors, Patricia, qui étaitpsychanalyste, m’adressait unreproche : “Prends garde, il estfragile, ne te laisse pas abuser par

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sa bonne humeur apparente !” Jen’étais pas d’accord avec elle ; jesentais, d’instinct, que la meilleureattitude était de ne pas le ménager,de ne pas le traiter comme unrescapé, ni même comme unconvalescent, mais comme l’amisubtil qu’il avait toujours été,capable de rire de tout, y comprisde ses propres travers. Je nem’étais pas trompé. Dès lesurlendemain de son arrivée, j’aisu que la bataille était gagnée.

C’était un samedi. Nous nousétions levés l’un comme l’autre trèstôt, vers cinq heures du matin, etpour ne pas réveiller ma compagne,

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nous nous étions réfugiés dans lacuisine, à l’autre bout del’appartement. J’avais commencé àpréparer du café, mais mon invitéavait d’autres envies.

“Viens, habille-toi et sortons”,me dit-il. “Depuis longtemps jerêve de prendre le petit-déjeunerdans un bistrot parisien. C’estl’occasion, allons-y, c’est moi quiinvite. Et puis, j’ai des choses à tedire.”

Dehors, il pleuvait, il faisaitfroid, et presque nuit encore. Maisnous étions si heureux dedéambuler à Paris ensemble.

Une brasserie nous avait attirés,

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nous y avions pris table au milieudes commerçants du marché, pourcommander un festin matinal – duchocolat chaud, des viennoiseries,des confitures, des fromages, desœufs, des jus, des fruits, descéréales, et même des pancakes ausirop d’érable…

“J’ai une annonce à te faire”,me dit Albert. “Une annonce enquatre points…”

Le ton était solennel, quasimentofficiel, bien qu’atténué par unsourire ironique et, entre lesdoigts, un croissant entamé.

“Primo, ce que je m’apprêtais àfaire il y a quelques semaines, je ne

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le ferai plus, la page estdéfinitivement tournée. Je n’iraipas jusqu’à dire que je regrettequoi que ce soit. Disons plutôt queje ne regrette pas que les choses sesoient passées comme elles se sontpassées. Ni d’en être sortiindemne.”

Je hoche plusieurs fois la tête,sans l’interrompre. Une ombrepasse dans ses yeux.

“Secundo, je ne reviendrai plusau pays. A la réflexion – et tu vastrouver la chose stupide mais ne tesens pas obligé de me le dire ! –, àla réflexion, ce n’est pas la vie quime pesait, il me semble que je

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cherchais tout simplement uneporte de sortie. Je ne pouvais plusvivre dans ce pays, et je neparvenais pas non plus à le quitter.Je ne trouvais pas en moi la forcede m’extraire de mon appartement,et j’en étais arrivé à me dire que lemieux serait que je m’endorme unedernière fois dans mes meubles,entouré de mes livres et de mesboîtes à musique, pour ne plus meréveiller, ou pour me réveiller…ailleurs. Le destin en a décidéautrement, j’en prends acte, et jem’incline.”

Il avait un tremblement dans lavoix, qu’il s’est empressé de

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dissimuler sous un toussotement,avant de poursuivre :

“Tant que j’étais là-bas, je mesentais incapable de partir.Maintenant que je suis loin, je mesens totalement incapable derevenir. Je suis comme le rescapéd’un naufrage. J’avais du mal àsauter du navire qui prenait l’eau,mais maintenant que je n’y suisplus, il ne me viendrait pas àl’esprit de remonter à son bord.Pour moi, cette page aussi estdéfinitivement tournée. Passeulement pour moi, d’ailleurs…Ce n’est pas à toi que j’apprendraique notre Levant est perdu,

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irrémédiablement.”Je n’étais effectivement pas le

mieux placé pour argumenter, moiqui avais quitté avant lui la terrenatale. Mais la sentence d’Albertétait trop brutale, trop définitive ;je me suis senti obligé demanifester une vague objection, enprenant soin, cependant, de ne pasdétourner la conversation, afin quemon ami puisse continuer.

“Tertio, je ne reste pas enFrance non plus. Je pars pour lesEtats-Unis. J’aime Paris, pourtant,et je m’y sens bien. Grâce auxannées passées chez les bons pères,rien de ce qu’il y a en France ne

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m’est complètement étranger. A toinon plus, j’imagine… Mais pour ceque j’ai l’intention de faire, c’estlà-bas, en Amérique, que je doisêtre. J’hésite seulement entre NewYork et la Californie. Je décideraisur place…”

Il y a eu chez lui un silence,comme une délibération intérieure,que j’ai moi-même fini parinterrompre.

“Et quarto ?”“Quarto, je crois que, justement,

pour la première fois depuis manaissance, je sais ce que je veuxfaire de ma vie. Il aura fallu… toutça.”

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J’attends. Il n’ajoute rien. Je luidemande alors, comme lorsquenous étions adolescents :

“Et c’est quoi ? Qu’est-ce que tuveux faire de ta vie ?”

“Ça, je ne te le dirai pasaujourd’hui. Tu le sauras quand jel’aurai fait.”

J’ai failli insister, mais j’y airenoncé. Je ne voulais pasqu’Albert s’engage devant moi àaccomplir des chosesextraordinaires, et qu’après il aitle sentiment de n’avoir pas été à lahauteur. Il valait mieux le laisserremonter la pente sereinement,sans pression, à son rythme.

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Adam referma son carnet et consultasa montre. Dix-neuf heures déjà, à deuxminutes près. Il décida d’appelerSémiramis. Elle lui avait dit qu’elleserait en ville toute la journée et qu’ellel’appellerait à son retour, mais il tenait àl’appeler lui-même en premier.

La joignant sur son téléphoneportable, il lui demanda si elle était déjàde retour chez elle.

“Pas encore. Je suis en route. Maisnous pouvons parler, ce n’est pas moiqui conduis. Tu as bien travaillé ?”

“Moins bien que les jours précédents,j’étais moins concentré…”

“C’est ma faute, je t’ai dissipé.”

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C’était probablement vrai, mais il eûtété inconvenant qu’il l’admette.

“Non, pas du tout”, protesta-t-il.Mais elle ajouta, comme si elle ne

l’avait pas entendu :“Tu travaillais si bien, et il a fallu que

je te perturbe. Tu dois m’en vouloir.”“A mort !”Il rit, et il laissa à son amante le

temps de rire à son tour avant d’ajouter :“Nous avons vécu un moment

superbe, que nous n’oublierons pas.C’est la seule chose qui compte.”

“Malgré les remords ?”“Oui, malgré les remords…”

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“Alors, on dîne ensemble, ce soirencore ?”

“Ce soir encore.”“Juste après, on se quitte ?”“Non. Après, on ne se quitte pas.”“On tient une seconde réunion ?”Elle avait manifestement utilisé ce

terme parce qu’elle n’était pas seule envoiture et qu’elle ne pouvait dire “uneseconde nuit”. Pour sa part, Adamn’avait pas à prendre des précautionssimilaires puisqu’il était seul, dans sachambre, à l’abri des oreillesindiscrètes ; mais il choisit de s’en tenirau même langage codé.

“Non, pas une seconde réunion, on

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reconvoque la première. La séance n’apas été levée, que je sache…”

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Le sixième jour

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1

Au matin, les deux amants seretrouvèrent, comme la veille, sur lavéranda.

Adam s’était levé le premier, mais ilavait attendu que Sémiramis le rejoigneet qu’elle-même appuie sur le bouton quifaisait monter à l’étage le plateau dupetit-déjeuner.

“C’est aujourd’hui l’enterrement deMourad”, observa-t-elle, s’apprêtant àinsister encore auprès de lui pour qu’ilrenonçât à bouder la cérémonie. Maiselle comprit, à son regard, que ladémarche ne servirait à rien. Elle

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préféra lui demander s’il avait déjà écrità leurs amis d’autrefois pour leurannoncer la triste nouvelle.

“C’est ce que j’ai prévu de faireaujourd’hui. Pendant que tu seras auxobsèques, je rédigerai une sorte defaire-part à l’intention de nosconnaissances communes, ainsi que deslettres plus personnelles à deux ou troisamis proches, où je parlerai de laréunion souhaitée par Tania.”

La main de l’amante appuyatendrement sur la sienne.

“C’est bien. De cette manière, tu teseras associé aux funérailles, àdistance.”

Un silence.

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“Et tu sais par qui tu vascommencer ?”

Adam ferma les yeux en hochantlégèrement la tête, renouant ainsi, aprèstant d’années d’éloignement, avec lagestuelle levantine.

“Oui, je sais.”Sémiramis attendait manifestement un

prénom, elle n’obtint de lui qu’unsourire énigmatique. Bonne fille, elleleva sa tasse de café pour trinquer aveclui comme si c’était déjà le soir et qu’ilsbuvaient à nouveau du champagne.

“A la santé des amis dispersés !” luidit-elle.

“A la santé des survivants !” répondit

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Adam.Sa formule n’était pas heureuse. Les

yeux de son amie se couvrirent d’unvoile. Mais aussitôt elle se ressaisit, etleva à nouveau sa tasse pour dire, avecun mélange de crânerie et de tendresse :

“A ceux qui sont partis !”

Rentré dans sa chambre, Adam ouvritgrande la fenêtre donnant sur la vallée. Ilprit le temps de respirer longuementl’air poivré de la pinède, avant des’asseoir à sa table et de relever lecapot de son ordinateur pour commencersa première lettre.

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“Mon si cher Albert,C’est une mauvaise nouvelle que

je viens t’apporter par ce mail. Ils’agit de Mourad. Il est décédésamedi, ‘des suites d’une longuemaladie’ comme l’on a coutume dedire. Il n’avait que quarante-neufans. Aujourd’hui auront lieu sesobsèques.

Les dernières fois que nousavions parlé de lui, ce n’était paspour en dire du bien. Sa mort nenous fera pas changer d’opinion, jesuppose ; mais elle nous contraintà changer d’attitude. […]

Tania serait heureuse derecevoir un mot de toi. Elle

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aimerait aussi que les amisd’autrefois se réunissent dansquelque temps pour évoquer sonsouvenir. Il me semble qu’unecérémonie avec des discours enl’honneur du défunt serait déplacéeet embarrassante ; en revanche,l’idée de réunir après tantd’années notre vieux cercle d’amisne me déplaît pas du tout. Penses-y ! Nous en reparlerons…

Bien à toi,Adam”

Ayant expédié ce message, il entrepritde parcourir son carnet d’adressesélectroniques, où il repéra un certainnombre de personnes avec lesquelles il

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avait été en contact au cours desdernières années, ces “connaissancescommunes” dont il venait de parler àSémiramis. Elles étaient toutes “dansl’émigration”, comme disaientlaconiquement ceux qui étaient restés aupays.

Il mit du temps à rédiger le faire-partqu’il leur destinait. Il cherchait le tonadéquat, à mi-chemin entre le murmureintime et le communiqué. Finalement,par épuisement, par paresse, il secontenta de reprendre tel quel le premierparagraphe du message à Albert, puis lapremière phrase du troisièmeparagraphe, “Tania serait heureuse derecevoir un mot de toi.” Avant de

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conclure : “J’espère que notre prochainéchange se fera dans des circonstancesmoins tristes.” Rien de plus. Envoi !

Il regarda sa montre, il était onzeheures pile, l’heure fixée pour lesfunérailles. Il observa quelquessecondes de recueillement ; puis, pouréviter de donner libre cours à samauvaise conscience, il revint à soncourrier. Pour découvrir, à sa grandesurprise, qu’Albert lui avait déjàrépondu. Dans l’Indiana, il devaitpourtant être trois heures du matin, ouquelque chose de cet ordre.

“Bien cher Adam,Levé du lit à cause d’une

insomnie, je viens de trouver ton

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message.La nouvelle que tu m’apprends

m’attriste, et je vais envoyer dans lajournée une lettre à Tania. Pour elle,je n’ai jamais eu que de l’affectionet de l’amitié ; quant à Mourad, si jeporte le même jugement que toi surson comportement public, jen’oublierai jamais ce qu’il a faitpour moi lors de l’épreuve que tusais. S’il n’avait pas su agir avectact, je ne m’en serais pas sortivivant. Ne serait-ce que pour cetteraison, il serait approprié que jem’incline – en pensée, s’entend –devant sa dépouille. De toutemanière, dans mon cœur, je ne lui en

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veux pas ; je regrette seulement sadérive morale, dont il a finalementsouffert bien plus que toi ou moi.

S’agissant de l’idée de réunir lesamis d’autrefois, j’en suis toutsimplement enchanté. Lescirconstances et les prétextesimportent peu. Je medemande d’ailleurs pourquoi nousn’y avions jamais songé avant cejour… Pendant que je t’écris cesmots, la réponse me saute aux yeux.C’était à cause de Mourad. Se réuniravec lui était devenu impensable, seréunir sans lui n’aurait eu aucunsens. En poursuivant monraisonnement, je me dis que sa

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disparition est la circonstance idéalequi nous permettra enfin de nousretrouver. Sois tranquille, je ne dirairien de tel à Tania. Si elle a besoinde croire que c’est le souvenir deMourad qui nous rassemblera,laissons-lui ses illusions et sesconsolations !

D’accord, donc, pour cesretrouvailles, et avec enthousiasme.Mais elles ne pourraient avoir lieudans notre ‘vieux pays’. En tant quecitoyen américain, je ne suis pascensé m’y rendre, comme tu le sais.De plus, vu que mon institut a desliens avec le Pentagone, une visite àtitre privé ne m’est pas seulement

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déconseillée, elle m’est strictementprohibée. Désolé ! Si tu veux que jesois des vôtres, il faudra que laréunion se passe ailleurs. Lemeilleur choix me semble être Paris,mais je suis ouvert à d’autressuggestions.

Pour ce qui est des dates, je suis,en revanche, très souple. Je meconformerai à celles que tuchoisiras, à condition que j’en soisprévenu quelques semaines àl’avance.

Fais-le sans tarder, j’ai hâte deretrouver nos amis d’autrefois. Avecla plupart d’entre eux, je n’ai plus eude contacts depuis d’innombrables

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années…Fidèlement à toi,A.”

Adam lui répondit sur-le-champ, en

un paragraphe lapidaire :“Merci, Albert, d’avoir réagi si

vite ! Je comprends tes contraintes.Et puisqu’il n’est pas question quel’on se réunisse sans toi, ce seradonc Paris ! Une solution quim’arrange parfaitement, comme tul’imagines. Je vais en parler auxautres, et suggérer quelquesdates… Amitiés, A.”Il expédia le message, rabattit le

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capot de son ordinateur et ouvrit soncarnet à la page où il s’était arrêté laveille.

Que l’institut où travaille Albert

ait été, depuis des décennies, unimportant “think tank” pour lesmilitaires américains, je l’aitoujours su, bien que lui-même nem’en ait jamais parlé aussicandidement avant ce jour. Pour lapersonne apolitique qu’avait étémon ami, c’est là, indéniablement,un paradoxe, pour ne pas dire unebizarrerie. Il n’y est arrivé que parun détour, mais c’était un détourlogique.

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Lorsqu’il m’avait dit, à Paris, ily a plus de vingt ans, au cours denotre petit-déjeunerpantagruélique, qu’il savaitdésormais ce qu’il allait faire de savie, il venait d’apprendrel’existence d’une nouvellediscipline dont il avait toujoursrêvé : la futurologie. Non pas lavoyance, l’astrologie ou lachiromancie, auxquelles il ne s’estjamais intéressé ; ni seulement lascience-fiction, qu’il appréciait entant que lecteur, et à laquelle iln’excluait d’ailleurs pas des’essayer un jour en tantqu’auteur ; mais une véritable

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discipline, confiée à “deschercheurs ayant à la fois la têtedans les étoiles et les pieds surterre”, comme il devait me l’écrirelui-même.

Pendant les premiers temps deson séjour aux Etats-Unis, j’avaiseu peu de nouvelles de lui. Ilm’avait envoyé un mot à sonarrivée ; je l’avais appelé à unnuméro new-yorkais qu’il m’avaitindiqué ; ensuite, le silence.J’avais repris le cours de ma vie, etil s’était occupé de construire lasienne.

Ce n’est qu’en quatre-vingt-septque j’ai su ce qu’il était devenu.

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J’étais en train de lire un articlesur “l’avenir du pétrole” dans uneprestigieuse revue de politiqueinternationale lorsque j’aidécouvert, dans une note de bas depage, une référence élogieuse aux“travaux novateurs d’AlbertN. Kithar sur la notion de ‘blindspot’ ”. Fort heureusement, la notementionnait l’institut qui avaitpublié lesdits travaux, et qui avaitson siège dans l’Indiana. Je mesuis dépêché d’envoyer, à l’adresseindiquée, une lettre pour mon ami,sans être sûr qu’elle luiparviendrait. Mais il l’a reçueassez vite, il faut croire, puisque saréponse m’est parvenue deux

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semaines plus tard.“Mon très cher Adam,Tu ne peux imaginer avec quelle

hâte j’ai décacheté ta lettre, et avecquelle émotion j’ai appris que tuavais eu quelques échos de mesrecherches.

Détrompe-toi, je ne suisl’inventeur d’aucune théoriemajeure, et je ne suis pas devenu unecélébrité. La notion de ‘pointaveugle’, ou ‘blind spot’, estsimplement un instrument deréflexion, je l’appelle dans notrejargon ‘a digging tool’, un outil pourcreuser. Ce n’est rien de plus, et cen’est pas sorcier, comme tu vas t’en

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rendre compte.L’idée m’est venue quand nous

étions encore au collège. On parlaiten classe de la ‘Déclaration desdroits de l’homme et du citoyen’édictée du temps de la Révolutionfrançaise. Un élève avait demandé siles femmes y étaient incluses ; et,dans ce cas, comment expliquerqu’elles n’aient obtenu le droit devote en France qu’au lendemain dela Seconde Guerre mondiale ? Leprofesseur avait répondu qu’à vraidire elles n’étaient pas incluses danscette affirmation d’égalité devant laloi, mais qu’on ne pouvait pas enconclure qu’on avait décidé

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sciemment de les écarter. Cet aspectde la réalité, nous avait-il dit, étaittout simplement inconcevable,‘invisible’, pour les hommes de cetemps-là.

Cette question m’avait intrigué, etlorsque j’ai commencé àm’intéresser de plus près à laprospective et à la futurologie, j’aicompris combien il étaitfondamental de se rappelerconstamment qu’à chaque époque,les hommes se révèlent incapablesde voir certaines choses. Y compris,bien entendu, à notre propre époque.Nous voyons des choses que nosancêtres ne voyaient pas ; mais il y a

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des choses qu’ils voyaient et quenous ne voyons plus ; et il y a surtoutd’innombrables choses que nosdescendants verront et que nous nevoyons pas encore, étant donné quenous avons, nous aussi, nos ‘pointsaveugles’.

Un exemple parmi cent autres,pour illustrer mon idée : lapollution. Depuis le début de larévolution industrielle, on a ététotalement incapables de voir que laprésence d’usines au voisinage desagglomérations urbaines pouvaitconstituer un risque grave pour lasanté ; on avait d’autrespréoccupations, d’autres priorités.

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C’est seulement depuis unequarantaine d’années que cettequestion est entrée dans notre champde vision. Un autre exemple, dans lemême domaine, c’est l’idée selonlaquelle les ressources de la mer nesont pas infinies, qu’elles pourraients’épuiser, et qu’il est nécessaire deles préserver. Il y a quelques annéesencore, une telle idée était‘invisible’, sauf pour une très petiteminorité de ‘visionnaires’,justement ; ces derniers étant, de cefait, inaudibles pour leurscontemporains.

Je me dépêche d’ajouter que cen’est pas moi qui ai inventé cette

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notion de ‘blind spot’. Deshistoriens, des psychologues et dessociologues en parlent depuislongtemps. La contribution de tonami Albert est extrêmementponctuelle, et modeste. Il y a quatreans – notre institut n’avait pasencore déménagé à Indianapolis –,une université de l’Etat de NewYork m’avait demandé d’animer unséminaire d’introduction à lafuturologie. A la fin du semestre,j’avais posé aux étudiants une seulequestion, qui devait être le thème deleur mémoire. Je l’avais formulée àpeu près comme ceci : Toutes lesépoques ont leurs points aveugles, lanôtre ne fait pas exception. Il y a des

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aspects de la réalité que noussommes incapables de voir, et il estinévitable que chacun d’entre nous,dans quelques années, se dise :‘Comment ai-je pu ne pas voir ça ?’Justement, je vais vous demander devous projeter dans l’avenir, et de meparler d’un ‘blind spot’ qu’il nousest extrêmement difficile de voiraujourd’hui, et qui, dans trente ans,nous paraîtra évident.

Les réponses des étudiantsn’étaient pas inintéressantes ; l’unede celles dont je me souviens disaitque les prochaines générationsseront sûrement outrées d’apprendrequ’à notre époque des millions

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d’animaux étaient massacrés dansles abattoirs et que la plupart de noscongénères trouvaient la choseparfaitement normale – une visiontrop optimiste, je crois, de l’avenirde notre espèce…

Toujours est-il que la méthode aséduit certains dirigeants de notreinstitut. C’est même devenu unpassage obligé lors des entretiens derecrutement des nouveauxchercheurs. ‘Dites-moi, Kim ! Jesuis sûr qu’il y a là, sous mon nez,quelque chose d’essentielconcernant l’avenir de l’Asie – oude l’Europe, ou du pétrole, ou dunucléaire, etc. – et que je n’arrive

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pas à voir. Pourriez-vous me dire ceque c’est ?’ Impossible de répondresur-le-champ, il faut nécessairementse creuser la tête pour se projeterau-delà de ce que nous sommescapables de voir au premier coupd’œil. D’où l’expression de‘digging tool’, outil à creuser…

Voilà donc à quoi je m’amusedepuis quelques années, alors quetout le monde s’imagine que jetravaille !

Et toi, que deviens-tu ? Tu ne medis pas grand-chose sur ta vie, tontravail, tes projets, etc. Ce qui vat’obliger à m’écrire une deuxièmelettre.

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Fidèlement à toi,Albert”Depuis cet échange, nous

n’avons plus perdu le contact. Autemps des enveloppes timbrées,nous nous écrivions au moins unefois par an ; puis, avec l’avènementdu courrier électronique, le rythmes’est considérablement accéléré. Ilest rare à présent que plusieurssemaines s’écoulent sans que desmessages circulent entre nosordinateurs. Quelquefois, c’est trèslapidaire, juste un article que l’unde nous vient de lire, et qu’il veutsignaler à l’autre. Accompagnéd’un mot – oui, un seul,

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“fascinant”, ou “inquiétant”, outout simplement “amitiés” ; etsigné d’une lettre unique, “A”,notre initiale commune.

J’ai gardé la trace de notrecorrespondance sur papier ; demanière systématique s’agissantdes lettres que j’ai reçues, moinsrigoureusement pour mes propreslettres, que je n’ai pas toutesphotocopiées avant de les mettre àla poste. S’agissant du courrierélectronique, sa conservation estplus aléatoire. En principe, leséchanges sont sauvegardéssystématiquement ; en réalité,chaque fois qu’un de mes

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ordinateurs a rendu l’âme, etchaque fois que j’ai dû changer de“messagerie”, de nombreuxdocuments se sont volatilisés.

Mais de cela je ne m’angoissepas. Ne suis-je pas constammentforcé, en tant qu’historien del’Antiquité, de travailler sur desfragments, des vestiges ? Encomparaison, ce dont je disposepour reconstituer mon propre passéest d’une abondance inouïe, aussibien mes souvenirs personnels queles documents conservés. Mondrame est ailleurs – dans cetteinfirmité mentale qui écarte monunivers intime de mon écriture

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publique comme s’il ne pouvait quela discréditer.

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2

Ayant dûment recopié dans son carnetde larges extraits de la vieille lettre deson ami, Adam revint s’étendre sur sonlit pour se replonger dans sacorrespondance d’autrefois, passantd’une enveloppe à l’autre. Il se délectaitde cette lecture, il était tenté de s’ynoyer en oubliant le temps. Mais, chezlui, la mauvaise conscience finissaittoujours par prendre le dessus. Dès qu’ils’écartait un peu du travail qu’il étaitcensé accomplir, il commençait à sesermonner.

Ce jour-là, il s’arracha bien vite, bien

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trop vite, à son délicieuxengourdissement, pour revenir s’asseoirdevant son écran et pour entamer l’autrelettre importante qu’il s’était promisd’écrire en cette journée decondoléances.

“Mon si cher Naïm,Je t’écris pour t’annoncer une

nouvelle bien triste : Mourad vientde mourir d’un cancer. Aujourd’huiont lieu ses obsèques. […]

Je ne sais pas si tu avais gardéle contact avec lui. Pour ma part,je ne lui parlais plus depuis desannées, comme j’ai déjà eul’occasion de te le dire ; maisvendredi dernier, sa femme et lui

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m’ont appelé pour m’apprendrequ’il était mourant et qu’ilsouhaitait me voir. Je suis venu lesoir même, mais il est décédé dansla nuit sans que nous ayons puavoir une conversation.

Je pense que Tania seraitheureuse de recevoir un mot de toi.Elle souhaiterait aussi que les amisd’autrefois se réunissent à cetteoccasion. Ce qui est, en soi, uneexcellente idée, indépendammentdes circonstances. Qu’en penses-tu ? Et est-ce que tu aurais despropositions concernant le lieu etla date ? Ma préférence va à Paris,mais je reste ouvert à toutes les

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suggestions.Bien à toi,Adam”

Comme avec Albert, mes contactsavec Naïm s’étaient renoués unjour de manière fortuite ; pendantquelques années, nos échangesétaient demeurés épisodiques ;puis, grâce au courrierélectronique, le flux est devenucontinu.

Mais, dans son cas, c’est arrivéplus tardivement, il y a dix ans àpeine ; à peu près de la même

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manière, sauf que ce n’est pas moiqui ai retrouvé sa trace, c’est luiqui a retrouvé la mienne.

Je venais de publier un articlesur Attila dans un petit mensueld’histoire qui avait consacré unnuméro spécial aux “Invasionsbarbares”, et je ne m’attendais pasà être lu hors des limites de laFrance. J’avais donc étéagréablement surpris lorsquel’éditeur de la revue m’avait faitsuivre une lettre de lecteur portantun timbre brésilien. Le revers del’enveloppe ne portait que lesinitiales de l’expéditeur, etl’entame de la lettre ne trahissait

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rien non plus.

“Monsieur le Professeur,J’écris d’abord pour vous

remercier de ce que votre articlem’a appris sur le personnaged’Attila. On croit connaître unefigure historique, on a deux ou troisidées reçues à son sujet, et ons’autorise même quelquefois à seservir de son exemple pour illustrerses propres opinions. Et soudain, àla faveur d’une lecture, on découvrequ’on ne savait pas grand-chose duHun ni de son époque. Pis encore,on apprend que le peu qu’on savait

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était tellement approximatif,tellement nébuleux, qu’il fallait bienle considérer comme toutsimplement erroné.

N’avez-vous jamais envisagé,Monsieur le Professeur, d’écrire unebiographie de ce personnage ? Entant que lecteur, je vous y incitefortement. Si mon humble suggestionavait l’heur de vous plaire et quevous consentiez à écrire ce livre, jevous serais reconnaissant dem’envoyer une copie dédicacée àl’adresse suivante :

Naïm E., […] Avenida Ipiranga,São Paulo, Brasil.

N.B. – Non, ce n’est pas

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simplement un homonyme.”

J’étais évidemment tenté de lui

sauter au cou, pour lui dire ma joiede l’avoir retrouvé, et pour luidemander ce qu’il était devenu.Mais je m’étais retenu. Afin derespecter l’esprit de notre vieuxcercle d’amis, je me devais de luirépondre sur le ton qu’il avait lui-même adopté. Quand l’un de nouss’engageait dans une mise en scèneélaborée, il lui fallait garder sonsérieux le plus longtemps possible,cultiver patiemment l’équivoque,laisser fleurir l’ambiguïté, et nesurtout pas éclater de rire au

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premier échange. Dans ce jeu, legagnant était celui d’entre nous quipouffait en dernier.

Ma réponse fut donc rédigéeainsi :

“Ami lecteur,Votre message m’a fait grand

plaisir. Attila est probablementl’une des figures historiques lesplus méconnues. Et lorsqu’ilm’arrive de dire, dans un séminaire– un peu par provocation, jel’avoue –, qu’il est le grand-pèrede l’Europe moderne, certains demes auditeurs s’imaginent que leLevantin que je suis cherche à lesoffenser.

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Etrange que vous ayez suggéréque j’écrive sa biographie ! Jevenais d’en parler à un éditeurparisien, une semaine avant derecevoir votre lettre, et il m’avaitdonné son accord. J’ai déjà toutela documentation, mon plan estprêt, et je devrais pouvoir rédigerle livre en quelques mois. Je meferai un devoir de vous adresser unexemplaire dès qu’il sera paru.

Une autre solution serait quevous veniez vous-même le retirerchez moi, à l’adresse suivante :

Adam W., […] rue du Cherche-Midi, Paris VI .

N.B. – A l’occasion de votre

e

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visite, et même si le livre n’est pasencore publié, un repas vous seraoffert, suivi d’un café turc.”

En choisissant de renouer le

contact sur ce mode après seize ansd’éloignement, nous avionsd’emblée rétabli notre complicitéau niveau où elle se trouvait dutemps de l’université, avant lesquatre ou cinq dernières guerreslocales, avant notre mauditedispersion.

Par la suite, nous nous sommestrès peu écrit sur papier. Enéchangeant nos adresses, nous

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avions également laissé nosnuméros de téléphone, et nous noussommes parlé quelquefois. Letéléphone est insidieux, ettrompeur. Il installe entre lesinterlocuteurs une fausseproximité ; il favorisel’immédiateté et la superficialité ;et, ce qui est plus grave pourl’historien que je suis, il ne laisseaucune trace.

Fort heureusement, au cours destrois dernières années, nous noussommes mis, Naïm et moi, aucourrier électronique. Depuis,comme avec Albert, nous nousécrivons assez régulièrement.

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Une ou deux fois, il m’a demandéoù en était ma biographie d’Attila.J’ai dû répondre qu’elle en étaittoujours au même point – enchantier, ce qui veut dire en panne.

Etait-ce, dès l’origine, unemauvaise idée ? Je ne le crois pas.Lorsque j’avais écrit l’articleauquel Naïm avait fait référence,j’avais réellement le sentimentd’avoir le livre au bout des doigts.Je me sentais capable de raconterla vie d’Attila de sa naissance à samort sans même consulter mesnotes. Je connaissais le prénom deses épouses et la trajectoire de sesdifférents conseillers. Je ne devrais

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d’ailleurs pas en parler au passé,je n’ai rien oublié de tout cela.Mais le passage du texte court autexte long s’est révélé compliqué.

Pour un article, il suffit d’avoirquelques idées fortes ; pour unebiographie, il faut se montrerexhaustif, et ne pas prêter le flancaux critiques des spécialistes.Lorsque je dis, par exemple, que leprincipal adversaire d’Attila, lecommandant des troupes romaines,Flavius Aetius, n’était pas uninconnu pour lui, mais un amid’enfance, et cela pour la bonneraison que le “fléau de Dieu” avaitpassé son adolescence en Italie

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même, à la cour impériale, et nondans les steppes d’Asie centrale ;ou lorsque je prétends que sonhésitation à attaquer Rome étaitdue au fait que son rêve n’était pasde détruire la Ville ni de la mettreà sac, c’était d’y être couronnéempereur, comme allait l’être,quatre cents ans plus tard, un autrechef issu des invasions barbares :Charlemagne – tout cela peut avoirun effet bœuf dans un article, oudans une conférence. Mais pourécrire une biographie digne de cenom, il faudrait étayer chacune deces affirmations par desdocuments, par une argumentationconvaincante, par des témoignages

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contemporains, ce qui n’est pasfacile un millénaire et demi aprèsles faits.

Cela dit, je ne renonce pas àcette biographie, j’ai toujoursl’intention de l’écrire !

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3

Comme Albert, Naïm répondit trèsvite au faire-part qui lui annonçait ladisparition de Mourad. Vivant tous lesdeux dans les Amériques, l’un aux Etats-Unis, l’autre au Brésil, ils avaient reçule message tôt le matin, avant de serendre au travail ; mais il est vrai qu’iln’y a plus dans la journée beaucoupd’heures où l’on n’a pas son courriersous les yeux, ou dans les poches.

“Bien cher Adam,Ton message m’a plongé dans une

tristesse inattendue. Je ne pensaispas que je pourrais être aussi affecté

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par la disparition d’un hommeauquel je n’avais plus pensé depuisde nombreuses années. Mais jesuppose qu’il s’agit moins de lui quede l’époque à laquelle la mention deson nom me ramène, l’une des plusheureuses de ma vie.

Je garde encore en mémoire madernière soirée au pays – tous cesamis rassemblés dans la vieillemaison de Mourad, autour dubrasero, et qui se promettaient de nejamais se quitter, alors que leurschemins avaient déjà divergé, et queles événements avaient déjàcommencé à les disperser aux quatrecoins de la terre… En écrivant ces

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mots, je crois revoir leurs visages,un à un. […] Et je revis aussi monpropre dilemme de cette nuit-là :est-ce que je devais vous dire que jem’en allais le lendemain, pour neplus revenir, alors que j’avaispromis à mes parents de ne rienrévéler de leurs plans ? Mais je t’aidéjà raconté tout cela…

Je vais écrire à Tania aujourd’huimême. Tu as bien fait de m’envoyerson adresse. Depuis mon départ dupays, je n’ai plus eu aucun contactavec elle, ni avec Mourad. Sansqu’il y ait jamais eu de conflit, ni debrouille. Le contact s’est toutsimplement interrompu, du jour au

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lendemain. On a coutume de direque la vie a séparé nos routes. Fauted’une meilleure formulation, je diraidonc cela…

Pour toi, c’était différent, je lesais. Tu m’as dit un jour que tun’avais plus de leurs nouvelles, quetu n’envisageais pas de les revoir, etj’en ai naturellement conclu quevous étiez fâchés. Mais tu ne m’asrien dit de plus… Si, maintenant quej’y pense, tu as évoqué une ou deuxfois les ‘agissements’ de Mourad,sans plus de précisions. J’aimeraisbien que tu m’expliques un jour cequi s’est passé entre vous, et ce quetu lui reproches ? Rien ne presse,

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mais je serais curieux de savoir ;dans mon souvenir, vous étiezinséparables ! Il est vrai que c’étaitil y a… je fais mes comptes… vingt-sept ans. Dieu que c’est déprimant !Mais bon, nous sommes encore envie, encore capables de noussouvenir, et de nous émouvoir. […]

Je t’embrasse fraternellement,Naïm”

Ayant lu, puis relu, le message, Adamentreprit d’y répondre sur-le-champ, nonsans une certaine fébrilité.

“Mille fois merci, Naïm, pour taréponse immédiate ! Ce que tu disde la vieille maison ranime tant dechoses en moi aussi. Le brasero, le

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vin chaud, et aussi la terrasse,rappelle-toi !, oui, surtout laterrasse, d’où nous avions lesentiment de surplomber la terreentière, et de maîtriser l’avenir. Jevais donc répondre sans délai à toninterrogation fort légitimeconcernant Mourad, mon attitudeenvers lui, et les raisons de notrebrouille.

Depuis si longtemps j’ai prisl’habitude de parler de ses‘agissements’, de ses‘comportements’, de ses ‘fautesimpardonnables’, sans jamaisprendre le temps de faire ce quej’aurais fait, en tant qu’historien,

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s’il s’était agi d’un personnage de‘mon’ époque romaine, à savoir :formuler mes éventuellesaccusations avec équité, avecsérénité, même quand, dans moncœur, mon opinion est faite.

Je commence donc par lecommencement, et pardon d’avancesi je m’attarde sur des choses quetu sais déjà.

Ainsi, tu n’ignores pas, jesuppose, que cette grande et vieilledemeure familiale dont nouscontinuons à parler, toi et moi,avec des larmes dans les yeux, atoujours fait l’objet de nombreuxlitiges, dont certains remontaient à

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l’époque ottomane. L’arrière-grand-père de Mourad, puis songrand-père, puis son père, avaientpassé leur vie de procès en procès.Je ne vais pas entrer dans lesdétails, ce serait fastidieux et j’enserais, de toute manière, incapable.Je me contenterai donc de te direceci : ils avaient acquis, au fil desannées et des générations,d’immenses terrains, dans leurvillage et tout autour ; et plusd’une fois ils avaient découvert,après coup, que la personne aveclaquelle ils avaient fait affairen’était pas habilitée à vendre, quela parcelle appartenait en fait à unvoisin, ou que le vendeur n’était

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pas le seul propriétaire, qu’il avaitdes frères, des sœurs, des cousins,parfois nombreux, qui auraient dûavoir leurs parts du produit de latransaction, et dont certainsn’avaient aucunement l’intentionde vendre. S’ensuivaientd’interminables procès…

De tous les litiges dont notre amiavait hérité, il y en avait un quil’affectait plus que tous les autres :c’était celui qui concernait lavieille maison, justement. Jet’épargne les détails pour aller àl’essentiel, à ce qui empoisonnaitsa vie depuis que je l’ai connu :une famille du village affirmait

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qu’une aile de la demeure – celle-là même où se trouvait ‘notre’terrasse – avait été construiteillégalement sur ses terres, et elleavait même obtenu une décision dejustice en ce sens.

Te souviens-tu, Naïm, de cettehorrible bâtisse bariolée à l’entréedu village, fer forgé vert pistacheet guirlandes de lampes de toutesles couleurs, avec des gamins auxyeux soupçonneux qui jouaient auballon au milieu de la route, et nes’écartaient qu’avec une extrêmelenteur pour laisser passer nosvoitures ? C’étaient eux, lesennemis jurés qui convoitaient la

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vieille maison !Sur le papier, ils avaient le

même patronyme que Mourad, maisleur clan avait un surnom, les‘Znoud’, ‘les bras’ – une allusion,je suppose, à leur force physique ;notre ami se plaisait à les appeler,en français, ‘les fiers-à-bras’.

Il avait, d’ailleurs, à leurendroit, une attitude dédaigneuse,qu’il faut bien considérer commeun sentiment de caste. Au village,tout le monde était plus ou moinscousin, mais le rameau auquelappartenait Mourad s’estimaitsupérieur. La chose m’avaittoujours choqué. Même du temps

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où notre ami se disait de gauche etoù il parlait d’égalité, il ne segênait pas pour manifester sonmépris envers ces parents pauvres.

Non, ‘pauvres’ n’estprobablement pas le qualificatifqui convient. Certains parmi lesZnoud avaient fait de l’argent,mais leur statut n’en avait pas étéradicalement transformé – parcequ’ils ne s’étaient pas établis enville ; parce que, chez eux, lespères n’étaient pas avocats, nimédecins, ni ingénieurs, nibanquiers ; parce que les filsn’allaient pas à l’université ; etc.Mais Mourad n’aurait jamais

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voulu reconnaître que c’était là laprincipale différence. Il justifiaitson aversion pour eux par le faitqu’ils mariaient leurs filles à seizeans ; qu’aux élections ils vendaientleurs votes au plus offrant ; etqu’ils vivaient de chapardages etde larcins.

En relisant ce que je viens de

t’écrire, je souris. Je me suispermis de ricaner contre lamauvaise foi de notre ami et sonesprit de caste, alors que dans mapropre description de ces gens, jedonne libre cours à des préjugéssimilaires. Ayant eu un père

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architecte et une mère décoratrice,j’exprime mon dédain pour cesgens en termes esthétiques, raillantleur bâtisse bariolée et leur ferforgé vert pistache, pour dissimulerune réalité qui m’a toujours mismal à l’aise. A savoir que j’ai, moiaussi, quoi que j’en dise, monpropre esprit de caste. J’aitoujours eu de l’aversion à la foispour les riches et pour les pauvres.Ma patrie sociale, c’est l’entre-deux. Ni les possédants, ni lesrevendicateurs. J’appartiens àcette frange médiane qui, n’ayantni la myopie des nantis nil’aveuglement des affamés, peut sepermettre de poser sur le monde un

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regard lucide.”Perturbé sans doute par sa propre

digression, Adam arrêta d’écrire etferma les yeux, pour se transporter parla pensée au village de Mourad en cettejournée des funérailles, et pour imaginerle cercueil, les couronnes de fleurs, lafoule, le cimetière, le sol creusé, labousculade, les femmes en noir. Puis ilbalaya ces images pour se rappeler desscènes plus anciennes, sur la grandeterrasse, ou dans le petit salon, autour dubrasero, jadis, en une vie antérieure,révolue.

Ce qui le ramena vers son écran, versle message qu’il était en train d’écrire.

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“Mais j’arrête là mes

confessions honteuses pour enrevenir à notre malheureux ami, età ce litige qui ne quittait jamaiscomplètement son esprit.

Pour ma part, je me gardais biende lui demander où il en était. Jesavais que, si je posais la moindrequestion, il passerait le reste de lajournée à ressasser. Et je savaisaussi que toute conversation à cesujet était superflue, et quasimentcruelle. Où il en était ? Nulle part,forcément. Chez nous, comme tu lesais, dans de telles affaires, jamaisrien ne se règle pour de bon ; les

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choses ne cessent de s’embrouiller,les documents se multiplient et secontredisent, les dossierss’épaississent, s’épaississentencore. Puis l’on meurt, laissant lelitige aux héritiers…

Mourad était persuadé que si lecœur de son père avait lâché àquarante-quatre ans, c’était àcause de ce poids constant sur sapoitrine. Un poids qu’il avait étélui-même contraint de porter à sontour, dès l’enfance. Et même s’ilavait voulu s’en dégager, iln’aurait pas su comment s’yprendre. La vieille maison étaitpour lui bien plus qu’une propriété,

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elle représentait son statut, sonprestige, son honneur, et sa fidélitéaux siens – en un mot, sa raisond’être. Il ne pouvait se résigner àla perdre. Mais il ne pouvait lagarder qu’au prix d’un combatépuisant.

Ce litige était, à l’évidence, etdepuis toujours, le défaut de sacuirasse. Et c’est effectivement parcette faille qu’allaient s’insinuer lemalheur et la honte.

Il est vrai que, dans l’intervalle,il y a eu la guerre. Sans elle, letemps aurait continué à s’écouleravec la même lenteur ottomane, etla querelle villageoise serait restée

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querelle villageoise.Au lieu de quoi, dès le

commencement du conflit, le litigelocal s’est imbriqué, si j’ose dire,dans des litiges plus vastes. Lesadversaires de Mourad se sontarmés, ils se sont affiliés à unmouvement politique ayant le venten poupe, et un jour, profitant duchaos qui régnait dans le pays, ilssont venus occuper la vieillemaison.

Le meneur du clan était un jeunehomme de vingt-cinq ans, têtebrûlée, querelleur, et cependantlicencié en droit. PrénomméChamel, si mes souvenirs sont

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bons, il se faisait appeler ‘Jaguar’,par référence, non pas au fauve,mais à l’automobile qu’il avaitachetée – ou peut-être‘réquisitionnée’.

Comme tu l’imagines aisément,Mourad est devenu fou. Il s’est misà dire à qui voulait l’entendre qu’ilallait tuer cet énergumène de samain. Pour lui, c’était toutsimplement la fin du monde. Pasquestion de prendre du recul, derelativiser, ni même de temporiser.Je l’ai eu quelquefois au téléphoneen cette période-là, pour essayer dele calmer, pour le dissuader decommettre une folie. Peine perdue.

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Quand il a vu que j’insistais, il m’atout simplement dit, avec lamuflerie dont il était parfoiscapable, que tout cela ne meregardait pas, qu’il s’agissait de samaison à lui, de son héritage à lui,de sa propriété familiale, et quemoi je n’étais qu’un émigré,déconnecté des réalités du terrain.J’ai cessé de discuter. Je lui ai ditque je ne l’ennuierais plus.

Ce que Mourad projetait de fairepour récupérer sa maison, je l’aiappris – ”Adam fut interrompu par la sonnerie

de son téléphone portable. C’étaitSémiramis, qui l’appelait justement de

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la vieille maison.“Les obsèques sont terminées, mais il

y a beaucoup de monde encore. Tanian’arrête pas de serrer les mains, et moide même. Les gens me voient à côtéd’elle, et ils s’imaginent que je suis dela famille. C’est maintenant seulementque j’ai pu m’éloigner un peu, pourt’appeler. A cet instant, je suis appuyéesur la balustrade, au coin de la terrasseoù nous avions l’habitude de nousasseoir.”

“Peut-être que j’aurais dût’accompagner, après tout…”

“N’aie aucun remords, Adam ! Tun’aurais pas supporté tout ça. Lecortège, la cérémonie, les discours, les

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mensonges, l’interminable queue de ceuxqui veulent présenter leurscondoléances, l’enterrement aucimetière sous le soleil de midi… C’estun calvaire ! Je suis arrivée il y a plusde cinq heures, et je ne suis pas encoreau bout de mes peines. En venant, je medisais : j’embrasserai Tania, puis jem’éclipserai à la première occasion.Mais dès qu’elle m’a vue, elle m’a prisepar le bras, elle ne m’a plus lâchée. Jesuppose que je lui rappelle l’époque laplus heureuse de sa vie. Quand ellevenait de connaître Mourad, quand toutenotre bande était enthousiaste, naïve etsolidaire. Quand nous allions dîner etdiscuter au Code civil. Quand tous lesrêves étaient autorisés… Bien entendu,

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elle ne s’est accrochée à moi que parceque toi et tous les autres, vous n’étiezpas là. C’est d’ailleurs pour cela que jet’appelle. Tu as eu raison d’esquiver lesfunérailles, mais ce serait bien que tufasses une brève apparition.”

“Maintenant ?”“Non, pas tout de suite, la maison est

encore pleine. Viens plutôt vers huitheures et demie, il n’y aura presque pluspersonne. Tania sera heureuse de tevoir.”

“Elle ne sera pas épuisée, tu crois,après une telle journée ?”

“Si, elle sera épuisée, vannée. Ellel’est déjà. Mais elle serait quand même

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réconfortée si elle te voyait.”“Je vais réfléchir.”“Non, ne réfléchis pas. Le frère de

Francis, mon maître d’hôtel, a unevoiture. Il fait taxi à ses heures perdues,quand l’un de nos clients veut allerquelque part. Je vais l’appeler, il seprénomme Kiwan, il passera te prendre.Disons vers huit heures, ça te va ?”

Ce n’était plus vraiment une question.Adam réagit par un long soupir, maisc’était un soupir de capitulation.

Il revint aussitôt s’asseoir en face deson écran.

“Alors que j’étais en train det’écrire, mon cher Naïm, cette si

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longue lettre, Sémi, qui assiste auxfunérailles de Mourad, m’a appelé– de la terrasse, oui, de ‘notre’terrasse ! – pour me demanderd’aller rester quelques minutes cesoir avec Tania. Une voiture vapasser me prendre.

Je me sens drôle de te raconterl’histoire de ce litige autour de lavieille maison au moment même oùje m’apprête à y remettre les piedspour la première fois depuis unquart de siècle, et alors que notrepauvre ami vient juste d’êtreinhumé… Mais je fais abstractiondes tristes circonstances pour enrevenir au récit, et te l’expédier

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avant de partir.

Ce que Mourad projetait de faire

pour récupérer sa maison, je nel’ai appris que lorsqu’il était déjàtrop tard.

A l’époque, le pays n’avaitpratiquement plus d’autoritécentrale. On avait vu émerger, dansles quartiers de la capitale commedans les districts de montagne, descaïds locaux, souvent affublés despseudonymes les plus cocasses ;outre le dénommé Jaguar, je mesouviens d’avoir entendu parlerd’un ‘Rambo’, d’un ‘Zorro’, d’un

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‘Killer’, d’un ‘Terminator’, etaussi d’un ‘Klashenn’, – undiminutif affectueux pour‘Kalachnikov’… Ces petits chefs, ily en avait des dizaines à cetteépoque-là, mais très peu d’entreeux avaient la moindre influencehors de leur quartier, de leur clanou de leur bourgade natale. D’unautre calibre était ce personnagetrouble qu’on surnommait ‘le Haut-Commissaire’ – tu en as peut-êtreentendu parler, vu qu’il a eu sonquart d’heure de célébrité […]

Cette appellation, héritée del’époque coloniale, sous-entendaitun lien organique avec une

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puissance étrangère, et cet hommeavait effectivement réussi à serendre utile, et mêmeponctuellement indispensable, auxpuissances régionales qui, à unmoment ou à un autre, avaientenvoyé leurs troupes dans notremalheureux pays.

Ce n’est pas à toi que jel’apprendrai, chaque fois que notreterritoire a été envahi, il s’esttrouvé des gens, parmi noscompatriotes, pour courir au-devant de l’envahisseur, pour luibaliser la route, pour se mettre àson service, et pour tenter del’utiliser contre leurs propres

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adversaires locaux. Tu me dirasqu’il y a forcément, dans tous lespays brisés, des traîtres et descollabos. Sans doute. Mais il mesemble que chez nous, on pactisetrop volontiers avec le vainqueurdu moment comme si la chosen’avait absolument rien derépréhensible.

L’excuse, depuis toujours, c’estque ‘l’œil ne peut pas résister àune perceuse’ comme dit leproverbe imagé. Les diversescommunautés du pays ont toujourseu pour première préoccupation lasurvie, la survie à tout prix, ce quia servi d’excuse à toutes les

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compromissions. Ayant choisi dem’éloigner, de me mettre à l’abri,je suis mal placé pour donner desleçons à ceux qui sont restés. Cequi ne m’empêche pas d’êtreindigné, et quelquefois révulsé. Toiaussi, j’imagine…

Toujours est-il que dans cet artde la collaboration, ledit ‘Haut-Commissaire’ était indéniablementun virtuose. Il a pu se mettre auservice de trois occupantssuccessifs, en persuadant chacund’eux qu’il était un allié fiable eten obtenant de tous autorité etinfluence.

Ta formation intellectuelle étant

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similaire à la mienne, tu devinerasaisément quels mots me viennent àl’esprit lorsqu’on évoque de telspersonnages… Et tu comprendrasma colère, ma rage, le jour où j’aiappris que Mourad s’était renduchez notre ‘Quisling’ local pour luidemander d’intervenir contre ceuxqui avaient occupé sa maison.

L’autre était évidemment ravi.Lui qui passait son temps à susciterdes conflits entre les factions afinde jouer les arbitres, voilà qu’unnotable respecté, héritier d’unegrande famille de la montagne,venait à lui de son propre chef pourle prier de lui restituer son bien. Il

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s’est dit heureux et flatté derecevoir Mourad, et il a promis delui donner satisfaction dans lesplus brefs délais. ‘Dites-moi si jepeux faire quelque chose de moncôté !’ lui a proposémaladroitement notre ami, qui nesavait pas si l’autre voulait del’argent pour prix de sonintervention. L’honorable gredins’en est montré offusqué. Quoi ? Sefaire payer pour rendre justice ?Pour aider un citoyen respectable àrécupérer sa propriété ? Il n’enétait pas question.

La vieille sagesse levantine ditque si un homme qui te rend service

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n’accepte pas ton argent, c’estqu’il espère rentrer dans ses fraisd’une autre manière. Mourad nel’ignorait pas, mais le sort de samaison l’aveuglait au point de luifaire perdre toute sa capacité dediscernement.

Le lendemain même del’entrevue, un détachement del’armée occupante donnait l’assautà la vieille maison, en tirant danstoutes les directions. Pris de court,les miliciens villageois ont capitulésans vrai combat. Mais lesattaquants ne se sont pas contentésde les désarmer et de les déloger.Ils ont aligné le dénommé Jaguar

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contre un mur, et l’ont fusillé ‘pourl’exemple’. Puis, le ‘collabo enchef ’ a appelé Mourad pour luiannoncer triomphalement que samaison avait été libérée, qu’ilpouvait s’y réinstaller avec safamille, et qu’il n’aurait désormaisplus rien à craindre, vu qu’on avaitinculqué à ses adversaires uneleçon qu’ils n’oublieraient pas.

Notre ami m’a juré qu’il nepensait pas un instant qu’il y auraitmort d’homme, et je veux bien luidonner le bénéfice du doute, mêmesi, en sollicitant l’intervention d’untel personnage, il aurait dûsupposer que le sang pourrait

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couler. Il m’a également assuréqu’il n’a su que plus tard dansquelles circonstances avait périJaguar. Au début il pensait qu’ilétait tombé les armes à la mainpendant l’assaut ; ce qui auraitdéjà été assez grave, et aurait suffià susciter chez les ‘Znoud’ unpuissant désir de vengeance. Maisqu’il ait été exécuté de sang-froiddevant ses frères et ses cousins,c’était là une tragédie d’un autreordre. Le combat d’homme àhomme implique un certain degréd’estime mutuelle, même à l’heurede donner la mort ; à l’inverse,dans une exécution, on tue et onhumilie à la fois.

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Lors des obsèques de Jaguar, lesfemmes de son clan s’étaienthabillées en rouge, voulant direpar là qu’elles ne porteraient ledeuil que lorsque leur héros seraitvengé.

Mourad s’était donc réinstallédans sa grande et vieille demeure,mais quelque chose s’étaitdéfinitivement corrompu dansl’atmosphère du village commedans son propre esprit. Il avaitbeau se dire qu’il n’avait pas été lepremier à utiliser la violence, etqu’il n’avait fait que reprendre parles armes ce qui lui avait été prispar les armes, il se sentait

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coupable, et il l’était. Coupabled’avoir eu recours à une forcearmée étrangère au village – etaussi, incidemment, étrangère aupays, mais cela était presque moinsgrave ; et responsable del’abominable mise à mort, bienqu’il ne l’ait ni ordonnée nisouhaitée. Il m’a assuré qu’il avaitadressé à ce propos des reprochesvéhéments au ‘Haut-Commissaire’,lequel aurait rejeté la faute surcertains de ses hommes, enpromettant de les punir. Et ens’engageant à assurer lui-même,jour et nuit, la protection deMourad et de sa propriété.

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Ce geste de ‘réparation’ étaitprobablement ce qui avait motivél’exécution de Jaguar, etl’ensemble de l’expédition. Le butdu ‘Quisling’ local était que notreami dépende de lui pour sasécurité, et qu’il demeure, de cefait, sous sa coupe. Je suppose queMourad s’en est rendu compte,mais c’était déjà trop tard. Lavindicte du clan adverse n’allaitpas s’apaiser de sitôt, et il nepouvait plus prendre le risque de sebrouiller avec son protecteur.

Etant désormais tributaire dudit‘Haut-Commissaire’ pour sasécurité, et même pour sa survie,

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Mourad est apparu de plus en pluscomme son homme de confiance, etmême comme son homme-lige. Auvu des circonstances que je viensde te décrire, tu vas me dire quenotre ami n’avait pas le choix.Peut-être. Quoique, de mon pointde vue, il aurait mieux fait dechoisir l’exil plutôt que de vivre aupays les mains sales. Mais c’est làun tout autre débat… Du temps oùl’on se parlait encore, Mourad neme disait pas : ‘Je n’ai pas lechoix.’ Il faisait l’éloge de sonprotecteur, vantait son intelligence,sa ‘sincérité’, m’assurant qu’ilpensait ‘exactement comme nous’,et insistant pour que je vienne faire

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sa connaissance. Mes réponsesdésobligeantes – Ça veut dire quoi,‘comme nous’? Et de quellesincérité s’agit-il ? – ont fini parl’exaspérer, et nos relations se sontdistendues, avant de s’interromprecomplètement.

Lorsqu’on décida un jour de

former un gouvernement deréconciliation regroupant desreprésentants des principaux chefsde guerre, c’est notre ami que le“Haut-Commissaire” choisit pourle représenter. Oui, c’est de cetteglorieuse manière que Mourads’est retrouvé ministre. Il l’est

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resté pendant de nombreusesannées, survivant d’ungouvernement à l’autre, etchangeant plusieurs fois deportefeuille : les Travaux publics,la Santé, les Télécommunications,la Défense…

Les lois de la société ne sont pascelles de la gravité, souvent l’ontombe vers le haut plutôt que versle bas. L’ascension politique denotre ami fut la conséquencedirecte de la faute grave qu’il avaitcommise. Depuis, il en a commisbien d’autres, par la force deschoses… Les principes sont desattaches, des amarres ; quand on

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les rompt, on se libère, mais à lamanière d’un gros ballon remplid’hélium, et qui monte, monte,monte, donnant l’impression des’élever vers le ciel, alors qu’ils’élève vers le néant. Notre ami estdonc monté, monté ; il est devenupuissant, célèbre, et surtout riche,outrageusement riche.

Bien qu’ayant vécu depuis desdécennies en France, l’un desderniers bastions de la moraleégalitaire, je n’ai développé, crois-moi, aucune hostilité à l’égard desriches. Plusieurs de mes amis ontfait fortune, ces dernières années,comme tu le sais, et mon attitude

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envers eux n’en a pas été affectée– ni dans un sens, ni dans l’autre.Mais le jour où j’ai appris queMourad avait racheté, pourplusieurs centaines de millions dedollars, une banque en difficulté,j’ai été profondément choqué.Parce que je sais parfaitement bienquelle était sa situation financièreavant qu’il ne devienne ministre.Nous étions très proches, il n’étaitpas cachotier, et j’avais une idéeprécise de ce qu’il possédait. Iln’était pas pauvre, mais il avait dumal à entretenir sa propriété, ilavait même dû vendre des terrainspour réparer le toit, dont les tuilesétaient en mauvais état. Par quel

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miracle avait-il pu, après avoir étéau gouvernement pendant quelquesannées, mettre de côté de quoiacheter une banque ? Point n’estbesoin de faire une enquêtepoussée pour savoir que cet argentétait sale. Qu’il provenait, dans lemeilleur des cas, de pots-de-vin, decommissions illégitimes. Et c’est làl’hypothèse la moins dégradante.Pour te livrer le fond de ma pensée,je soupçonne notre ancien amid’avoir été, dans les affairescomme en politique, le prête-nom etle visage présentable du sinistre‘Haut-Commissaire’, et d’avoir eusa part dans les revenus de ses

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multiples trafics : extorsion,pillage, drogue, blanchiment – quesais-je ?

Hélas, nos compatriotes sontcomplaisants, désespérémentcomplaisants, à l’endroit de cespratiques. Parce qu’il en a toujoursété ainsi, te disent-ils. Ils sontpleins d’admiration, même, pourl’habileté de ceux qui ‘arrivent’,quels que soient les moyensemployés. La devise locale sembleêtre – pour paraphraser unproverbe anglais sur Rome :‘Quand tu es dans la jungle, fais ceque font les fauves !’

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Dans notre langue maternelle,pour dire ‘les nouveaux riches’ nedit-on pas ‘les enrichis de laguerre’? Par extension, on devraitparler des ‘notables de guerre’, des‘politiciens de guerre’, et des‘célébrités de guerre’. Les guerresne se contentent pas de révéler nospires instincts, elles les fabriquent,elles les façonnent. Tant de gens setransforment en trafiquants, enpillards, en ravisseurs, en tueurs,en massacreurs, qui auraient étéles meilleurs êtres du monde si leursociété n’avait pas implosé…

L’idée que l’un de nos amisproches ait subi une telle dérive

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m’est insupportable. On me ditparfois, pour sa défense : il n’arien fait de plus que tous ces gensqui ont prospéré pendant lesannées de guerre. Peut-être bienqu’il a fait comme les autres, maislui, c’était l’un des nôtres. Nousavions rêvé ensemble d’un paysdifférent, d’un monde différent. Alui, je ne pardonne rien. Qu’il aitété mon ami ne représentenullement, à mes yeux, unecirconstance atténuante. C’est, aucontraire, une circonstanceaggravante. Les forfaits d’un amite salissent et t’insultent ; il est deton devoir de les jugerimpitoyablement.

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Je n’ai plus jamais adressé laparole à Mourad – jusqu’à la veillede sa mort.

Est-ce que j’ai pu abolir d’untrait de plume nos annéesd’amitié ? Oui, c’est trèsexactement ce que j’ai fait. J’aiaboli d’un trait de plume desannées d’amitié. Quand onmentionnait son nom devant moi, jedisais, d’un ton détaché : ‘C’est unancien ami.’ Je ne lui ai plusjamais parlé, et je n’ai plus guèrepensé à lui. Jusqu’à ce qu’ilm’appelle, vendredi dernier, pourm’annoncer qu’il allait mourir.

Mais j’en ai trop dit, ça suffit, je

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m’arrête. En ce jour où sedéroulent ses funérailles, je nel’accablerai plus. Je mecontenterai de dire : Qu’il reposeen paix ! Et que Dieu l’accueille enSa miséricorde !

Voilà, mon cher Naïm… J’espère

avoir répondu convenablement àton interrogation. Je voudraisseulement ajouter, à ton intention,ce que je me suis souvent dit ensongeant à notre ancien ami : toi etmoi, nous avons dû nous éloignerdu Levant pour essayer de garderles mains propres. Nous n’avonspas à en rougir, mais il serait

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aberrant de prôner l’exil commesolution unique à nos dilemmesmoraux. Il faudra bien qu’ontrouve, un jour ou l’autre, unesolution sur place – s’il en est une,ce dont je ne suis plus tout à faitsûr…

Mais il se fait tard, je te quitte !En t’embrassant fort,Adam”

Il appuya sur le bouton “envoyer”. Asa montre, il était déjà vingt heuresquarante. En vitesse, il noua à son couune cravate sombre, puis il courut versla voiture qui l’attendait.

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C’est aux environs de vingt et uneheure trente qu’Adam arriva au domiciledu défunt. Sémiramis l’attendait près dela porte ouverte, assise au milieu d’unefoule de chaises vides. Elle se leva,l’embrassa sur les deux joues, leremercia d’avoir suivi son conseil, puiselle le prit par le bras pour le conduireauprès de Tania.

La veuve de Mourad se trouvait àl’étage, dans une pièce minusculeattenante à sa chambre à coucher. Elleétait seule, en robe noire, étendue,déchaussée, les pieds posés sur un

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fauteuil. Elle n’avait manifestement pasété avertie de sa venue. Elle fit le gestede se lever, mais il posa la main sur sonépaule pour l’empêcher de bouger, et sepencha lui-même au-dessus d’elle pourl’embrasser sur le front. Elle le prit dansses bras, et ses larmes, qui venaient desécher, recommencèrent à couler.

Lorsqu’elle retrouva sa composition,elle lui dit :

“Je pensais que tu étais déjà retournéen France.”

“Au dernier moment, j’ai changéd’avis.”

“Et tu ne pensais pas venir ici le jourdes funérailles, mais au dernier moment,tu as changé d’avis.”

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Sur son visage, un léger sourire avaitsurgi au milieu des larmes.

“Adam arrive toujours un peu tard”,dit-elle en se tournant vers Sémiramis.

Mais elle ajouta aussitôt, à l’adressedu visiteur, comme pour atténuer sesreproches :

“Je suis contente que tu sois venu. Etsi ton ami te voyait ici, dans sa maison,comme autrefois…”

Elle regarda autour d’elle, et vers lehaut, comme si Mourad pouvait setrouver là, invisible, au-dessus de leurstêtes.

“Il aurait tellement voulu te parler,t’expliquer, dissiper les malentendus. Il

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était persuadé que si tu venais t’asseoirprès de lui, et que tu l’écoutais, tu nepourrais que lui donner raison. Moi, jen’en étais pas aussi sûre. Vous vousétiez tellement éloignés l’un del’autre…”

Elle se tut abruptement, et sembla seplonger dans les réminiscences. Au boutde quelques secondes, elle ajouta :

“Maintenant je peux le dire, chaquejour de sa vie il a souffert de votrebrouille.”

Elle dévisageait Adam intensément,comme pour deviner ses sentiments. Il sesentit obligé de dire :

“Dans tout ce qui nous est arrivé, iln’y a qu’un véritable coupable : la

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guerre.”Mais le regard de Tania se fit plus

insistant, et plus inquisiteur :“Oui, tu as raison, la vraie coupable,

c’est la guerre, mais tout le monde n’y apas réagi de la même manière. N’est-cepas ?”

A ce point de la conversation, Adamse demandait encore si la veuve de sonancien ami cherchait à le provoquer, ousi elle voulait seulement obtenir de luiles paroles réconfortantes que son mariespérait entendre avant de s’en aller. Ilchoisit de demeurer dans le vague, loinde toute polémique.

“Nous n’étions pas tous dans la même

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situation. Si j’étais resté au pays…”“…Tu te serais comporté comme lui.”Ce n’est pas tout à fait ce qu’Adam

comptait dire. Il avait à l’esprit uneformulation plus nuancée, telle que “Sij’étais resté au pays, j’aurais étéconfronté à des choix aussi difficiles queles siens”, ou quelque propos de cetordre. Cependant, il renonça à rectifier,espérant ainsi mettre fin à une discussionqui lui paraissait inopportune sous le toitde Mourad, le jour même de sonenterrement. Il hocha donc la tête,esquissa un sourire triste et ne dit plusrien.

Mais Tania ne voulait plus le lâcher.“Donc, si tu étais resté au pays, tu te

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serais comporté comme lui. Tu asl’honnêteté de l’admettre. Mais est-ceque tu t’es jamais demandé ce qui seraitarrivé si ton ami s’était comportécomme toi ? S’il avait décidé de partir,lui aussi ? Est-ce que tu t’es demandé cequi serait arrivé si ton ami, et moi, etSémi, et l’ensemble de nos parents etamis, nous avions tous jugé que la guerreétait décidément trop sale, et qu’il valaitmieux s’en aller pour garder les mainspropres ?”

Elle se tut pendant quelques instants,ce qui fit espérer à son visiteur qu’elleen avait fini. Mais elle recommençaaussitôt, sur le même ton qu’auparavant.

“La question n’est pas de savoir ce

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que toi tu aurais fait si tu étais resté. Laquestion est de savoir ce que seraitdevenu ce pays si tout le monde étaitparti, comme toi. Nous aurions tousgardé les mains propres, mais à Paris, àMontréal, à Stockholm ou à SanFrancisco. Ceux qui sont restés se sontsali les mains pour vous préserver unpays, pour que vous puissiez y revenirun jour, ou tout au moins le visiter detemps à autre.”

Elle se tut un bref instant, puis ellereprit, comme une rengaine.

“Les plus malins sont ceux qui sontpartis. Tu vas dans de belles contrées, tuvis, tu travailles, tu t’amuses, tudécouvres le monde. Puis tu reviens

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après la guerre. Ton vieux pays t’attend.Tu n’as pas eu besoin de tirer un seulcoup de feu, ni de verser une goutte desang. Et tu peux même te permettre de nepas serrer les mains qui se sont salies.N’est-ce pas, Adam ? Réponds-moi ! Sij’ai tort, dis-le !”

“Aujourd’hui, tu as raison sur tout,Tania. Quoi que tu dises, je ne discuteraipas, ce n’est ni le jour ni l’endroit. QueDieu accorde sa miséricorde à Mourad,comme à nous tous.”

Ayant dit ces mots, il se leva, enconsultant ostensiblement sa montre.

“Il est tard, et tu dois être épuisée. Jevais rentrer à l’hôtel. Nous nousreverrons plus tard, dans d’autres

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circonstances.”Tania se redressa d’un mouvement

brusque, mais pas pour le saluer, ni pourle raccompagner.

“Tu ne vas pas t’en aller comme ça,sans avoir partagé notre repas !” lui dit-elle.

Elle paraissait si sincèrement outréequ’Adam se demanda s’il n’avait pastout compris de travers. Aurait-ilinterprété comme une agression verbalece qui n’était qu’une méditation à voixhaute entre amis de longue date ? Il setourna vers Sémiramis pour vérifierauprès d’elle. Elle lui fit signe de secalmer, de se rasseoir, puis elle ajouta,du ton le plus factuel et le plus définitif :

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“J’ai renvoyé le chauffeur, turentreras avec moi. Nous allons mangerquelque chose avec Tania, puis nous lalaisserons dormir.”

Il ne pouvait qu’obéir. Il reprit saplace. Non, bien sûr, on ne quitte pas lamaison d’un mort en claquant la porte,même si la veuve a prononcé desparoles inconvenantes. Un jour commecelui-ci, il devait prendre sur lui, tolérerquelques outrances, dues à l’épuisement,à la tristesse ; et aussi à ce besoin de sejustifier que Mourad avait manifesté à lafin de sa vie, et dont Tania s’estimait àprésent la dépositaire. De toute manière,l’échange avait eu lieu dans l’intimité,entre trois amis de très longue date.

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Le comportement de la veuve se

modifia d’ailleurs à l’instant où ilsquittèrent la petite pièce pour se rendredans la salle à manger. Elle prit Adampar le bras, et le présenta à tous commele meilleur ami de son époux, affirmantqu’il était venu exprès de Paris pourcette douloureuse circonstance. Ce quel’intéressé confirma d’un hochement detête – que faire d’autre ?

Il y avait bien encore une trentaine depersonnes. Sans doute des membres dela famille élargie, des gens du village,quelques partisans politiques – Adam nereconnaissait aucun visage. A sonarrivée, il avait eu l’impression que la

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demeure était quasiment déserte. Partoutdes chaises vides alignées le long desmurs, dans les salons, dans les corridorset sur les terrasses, des chaises parcentaines, sur lesquelles des visiteursavaient dû se relayer la journée entière,et qui allaient à nouveau servir lelendemain et le surlendemain. Mais il yavait encore des gens dans les recoins,de quoi remplir la vaste salle à manger.Où un repas copieux avait été préparé,que rien ne distinguait des repas de fêtesinon le ton feutré des convives,l’absence de rires, et cette phrase quirevenait constamment sur les lèvres,“Allah yerhamo ! ”, chaque fois qu’onse servait, puis lorsqu’on se levait detable, “Allah yerhamo ! ”, pour appeler

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sur le défunt la miséricorde de Dieu.Tania avait installé Adam à sa droite,

et tenu à le servir elle-même. Laconversation tournait autour despersonnalités qui avaient assisté auxobsèques, et de celles qu’on n’avait pasvues, et qui viendraient peut-être lelendemain, ou le surlendemain. Levisiteur “venu de Paris” écoutait, nonsans intérêt, même s’il ne disait rien.

A un moment, la veuve se pencha àson oreille :

“Pardonne-moi pour tout à l’heure !Les mots sont sortis de ma bouche sansque je réfléchisse. C’est la fatigue, jesuppose, comme tu l’as dit…”

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“Ne t’en fais pas ! Nous étions entreamis !”

“Oui, bien sûr. Si je ne te considéraispas comme un frère, je ne t’aurais pasparlé comme je l’ai fait.”

“Je sais… Mais ne pense plus à ça,repose-toi, et ménage-toi, tu as encoredevant toi des journées difficiles !”

“Tu reviendras me voir, n’est-cepas ? J’aimerais te parler encore decette réunion des amis. Si nous pouvionsnous retrouver tous ensemble, sur laterrasse, comme autrefois. Ton ami…”

Elle semblait avoir de la peine àappeler son mari autrement. Pendantqu’elle parlait, Adam se rendit soudain

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compte que pas une fois depuis samedielle n’avait dit “Mourad”. Sans douteredoutait-elle que sa gorge se noue sielle s’efforçait de prononcer son nom.

“Ton ami m’a dit un jour, vers la fin,quand sa voix s’entendait à peine :‘Comme la vie aurait été belle si nousavions continué à nous retrouver ici, surla terrasse, avec tous nos amis, commeau temps de l’université ! Si rien n’avaitchangé !’ Et ses larmes s’étaient mises àcouler.”

A l’énoncé des dernières paroles, laveuve recommença à pleurer.

L’invité se contenta de répéter enécho :

“Si rien n’avait changé !”

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5

C’est seulement sur le chemin duretour, lorsqu’il se retrouva seul avecSémiramis, dans sa voiture, qu’Adamexprima à voix haute ce qu’il auraitvoulu répondre à l’ami disparu :

“Oui, Mourad, la vie aurait été bellesi aucune guerre n’avait eu lieu, si nousavions encore vingt ans plutôt quecinquante, si aucun d’entre nous n’étaitmort, si aucun d’entre nous n’avait trahi,si aucun d’entre nous ne s’était exilé, sinotre pays était encore la perle del’Orient, si nous n’étions pas devenus larisée du monde et sa hantise et son

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épouvantail et son souffre-douleur, si, si,si, si…”

La conductrice manifesta son accordpar un long soupir. Puis elle laissapasser quelques kilomètres de routesobscures avant de dire :

“Tania tient beaucoup à son idéed’une réunion de retrouvailles. Ellem’en a parlé dix fois depuis ce matin.”

“Elle m’en a parlé aussi à table. Je luiai redit qu’à mon avis, c’était une bonneidée, et que je ferai mon possible pourqu’elle se réalise. Je n’ai pas cherché àla décourager. Elle a manifestementbesoin de s’accrocher à cette idée pouréchapper un peu à son deuil. Mais je nevoudrais pas non plus susciter chez elle

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des espoirs qui pourraient être déçus.”“Tu penses que ça ne se fera pas ? Je

suis sûre que la plupart de nos amisauront envie de se retrouver tousensemble, ne serait-ce qu’une fois avantque nous allions tous rejoindreMourad… Moi, en tout cas, je seraisheureuse si ça pouvait se faire.”

“Moi aussi, j’en serais enchanté. Et jesuis sûr que la même envie existe chezla plupart d’entre eux autant que chez toiou moi. Mais ils sont dispersés auxquatre coins du monde, chacun d’eux ason travail, sa famille, sescontraintes…”

“Tu as pu t’en occuper, aujourd’hui ?”“Oui, j’ai déjà écrit à Albert et à

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Naïm, qui m’ont tous les deux répondudans les minutes qui ont suivi. Lepremier est d’accord pour lesretrouvailles, mais il préfère qu’elles sepassent à Paris. En tant qu’Américain, iln’a pas le droit de venir ici…”

“C’est n’importe quoi ! En été, lamoitié des clients de l’hôtel ont despasseports américains. S’ils sontoriginaires d’ici, il leur suffit d’utiliserleur autre passeport.”

“Pour Albert, c’est plus compliqué.Sa boîte travaille parfois pour lePentagone, ce qui l’oblige à respecterl’interdiction.”

“Ce n’est qu’un prétexte ! Depuisqu’il a quitté le pays, il n’a jamais voulu

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y remettre les pieds. Bien avant que lesautorités américaines n’aient décrétéquoi que ce soit. Il a subi untraumatisme, qu’il n’arrive pas àdépasser. Alors il se cache derrière lesinterdictions. S’il avait vraiment enviede venir, il viendrait.”

“Je veux bien te croire. Mais je nepeux pas lui forcer la main. Si sonenlèvement l’a traumatisé à ce point,pourquoi lui faire vivre un autrecauchemar ?”

Elle haussa les épaules.“Et Naïm ?”“Pour lui, c’est l’inverse.”“C’est-à-dire ?”

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“Lui, il a tout de suite répondu qu’ilviendrait. Mais depuis, j’ai réfléchi, etc’est moi qui hésite.”

“Parce qu’il est juif ?”“Tu ne penses pas qu’il court un

risque ?”“Quel risque ? Ce n’est pas la jungle,

ici ! Des gens de toutes origines viennentdans ce pays, et ça fait quinze ans quepersonne ne s’est fait enlever ! Tu tesens en danger, toi, depuis que tu esarrivé ?”

“Moi, sûrement pas.”“Ni toi, ni personne d’autre. Regarde,

nous roulons la nuit, dans la montagne,sur des routes désertes et mal éclairées.

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Tu as l’impression qu’on va nouségorger ou nous dévaliser ?”

Il dut reconnaître que non, il se sentaitraisonnablement en sécurité, bien plusque dans la plupart des pays du monde.

Ils roulèrent quelques minutes sans un

mot. Puis Sémiramis, apaisée, apprit àson passager qu’il y avait eu, lors desobsèques, un incident :

“Je croyais que quelqu’un allait enparler au cours du dîner, mais Tanian’en a rien dit, et les autres ont préféréle passer sous silence par égard pourelle. Comme tu le sais peut-être, il y a, àl’entrée du village, une famille avec

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laquelle Mourad ne s’entendait pasbien.”

Adam ne put s’empêcher de sourire.“C’est l’euphémisme de l’année,

Sémi ! Je connais bien l’histoire. Notreami et ces gens-là se vouaient une hainemortelle. Ils l’accusaient d’avoir faitfusiller leur fils.”

“Le cortège funèbre devait passerdevant chez eux pour aller vers lecimetière. Au moment où ons’approchait, des femmes sont sorties dela maison, des femmes de tous âges, j’enai compté onze. Je suppose qu’il y avaitlà la mère de celui qui avait été tué, et saveuve, ses sœurs, ses belles-sœurs, sesnièces… Elles étaient toutes habillées

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en noir, mais toutes, sans exception,portaient autour du cou des cache-nezrouge vif, rouge sang. Comme si ellesles avaient tricotés pendant l’hiver pourcette occasion.

“Le cortège est passé devant elles.Nous étions tous horriblement mal àl’aise. Tania m’a serré le bras tellementfort qu’il doit encore y avoir des traces.Il y avait très exactement ce qu’onappelle un silence de mort. Ces femmesétaient alignées là, contre le mur,muettes, le visage impassible, avec peut-être chez l’une ou l’autre un très légersourire moqueur. Elles avaient la tête etle visage découverts, si bien qu’onvoyait seulement d’elles ces écharpes

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rouges, que les robes noires faisaientressortir davantage.

“Dans le cortège non plus on ne disaitrien. Pas un mot. On respirait à peine.Inconsciemment, nous avons tous presséle pas. Mais ces quelques mètressemblaient interminables à franchir.

“Après l’enterrement, le cortège estrepassé par la même route. Ces femmesn’étaient plus là. Mais tous les regardsse sont tournés vers l’endroit où elless’étaient tenues, et l’on s’est senti denouveau mal à l’aise, du fait même deleur disparition.

“Etrangement, après la cérémonie,personne n’a parlé de l’incident. Pasdevant moi, en tout cas. Je suppose qu’il

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a dû y avoir beaucoup deschuchotements à ce sujet, mais devantmoi, qui suis étrangère au village,personne n’en a parlé. Quant à notreamie, elle a fait comme si rien ne s’étaitpassé. Mais je suis sûre qu’elle reverraces femmes dans ses rêves, et passeulement cette nuit.

“Il fallait que je te le raconte, maisn’en parle surtout pas à Tania ! Et, mêmesi elle décide de t’en parler, fais commesi tu ne le savais pas !”

Adam hocha la tête, puis il demanda àla conductrice comment elle interprétaitle geste de ces femmes.

“Leur mise en scène était sinistre,mais leur message était clair : l’homme

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qui avait fait tuer leur ‘martyr’ était mortà son tour ; elles voulaient biens’associer au deuil de Tania ens’habillant de noir, mais ellesn’oubliaient pas leur propre deuil.”

En elle-même, Sémiramis avait lesentiment que l’attitude des femmesprotestataires représentait unavertissement à la veuve, et qu’elleallait être le prélude à un bras de ferrenouvelé entre les deux familles pour lapossession de la vieille maison. Maiselle n’avait aucune envie de s’attardersur cet incident.

“Un peu de musique ?” proposa-t-ellesoudain, avec une gaieté quelque peuforcée.

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Sa question était de pure forme,puisque au même moment son doigtpressait un bouton, libérant une vieillecomplainte irakienne :

Elle sortait de la maison de son pèrePour aller à la maison des voisins.Elle est passée, sans me saluer,La belle doit m’en vouloir…

Elle se mit aussitôt à chanter, àl’unisson avec Nazem el-Ghazali, dontla voix accompagnait souvent leurssoirées d’autrefois.

Après quelques minutes, elle baissa levolume pour demander à son passager :

“Est-ce que tu as établi une liste

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définitive de tous ceux qu’il faudraitinviter à la réunion des amis ?”

“J’ai déjà aligné une dizaine de noms,mais pour certains, j’hésite encore. Parexemple, cet après-midi, j’ai songé àNidal.”

“Nidal… ?” reprit Sémiramis avecétonnement comme si elle ne savait pasde qui il s’agissait.

“Le frère de Bilal…”, lui réponditAdam, sans réfléchir.

“Le frère de Bilal”, reprit-elleencore.

Et sa voix s’étrangla à la dernièresyllabe.

A l’instant même où ce prénom

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franchissait mes lèvres, noteraAdam un peu plus tard dans soncarnet, j’ai compris que je n’auraispas dû le prononcer. Le visage demon amie s’est rembruni. Elle n’aplus dit un seul mot, se contentantde bourdonner, l’air absent, samusique irakienne. Bilal est sablessure, que les années et lesdécennies n’ont jamais pucicatriser. Je n’ai aucune excuse,puisque je le savais. S’il y a un nomque je ne devais pas prononcerdevant elle, c’était celui-là. Maismoi-même j’y songeais sans arrêt,et il était sans doute inévitablequ’à un moment ou à un autre, ilm’échappe.

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Du temps de l’université, aulendemain de ma promenadenocturne avec Sémi, au cours delaquelle nous avions failliéchanger un baiser, le jeunehomme qui avait surgi entre nous,et qui avait osé, lui, la prendredans ses bras, n’était autre queBilal.

Chez moi, cet épisode a laisséune meurtrissure dont j’ai pumesurer, depuis mon retour aupays, à quel point elle est demeuréetenace. Mais ce n’est rien,vraiment rien, en comparaison dutraumatisme durable qu’aprovoqué chez Sémi la mort brutale

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de son premier amant.Quand notre bande d’amis

s’était réunie, deux ou trois joursaprès le risible épisode de lapromenade nocturne, et que j’avaisvu le jeune homme et la jeune fillearriver ensemble, bras dessus brasdessous, j’en avais été affecté,forcément. Mais je ne me sentaispas le droit de réagir, ni d’envouloir aux amants. Après tout,Bilal ne m’avait pas “volé monamie”, c’est moi qui n’avais pas sula conquérir.

Dans ma tête d’adolescent,j’avais bâti autour de la belle Sémitout un scénario galant. Je me

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voyais marcher avec elle, la maindans la main, sur une plage, lespieds nus. J’imaginais millesituations où je la protégerais, oùje la consolerais etl’émerveillerais. Mais tout cela, jene faisais que l’imaginer,justement, et je m’étais persuadé,sur la foi d’un sourire, qu’ellepourrait avoir des rêves similaires.Sémi n’y était pour rien, et Bilalnon plus. Si je devais désigner unresponsable pour mon échec, ce nepouvait être que mon éducation,qui avait fait de moi cet être troppoli, trop soucieux de ne jamaisdéplaire, trop plongé dans seslivres comme dans ses rêveries

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– cet être timoré !Avec le temps, et avec la

pratique de l’enseignement, j’allaisfinir par surmonter mes inhibitionsles plus graves, même si je garde,aujourd’hui encore, un reste detimidité. Mais en ces années-là, jene pouvais m’empêcher decontempler avec envie les deuxcouples qui s’étaient formés ausein de notre petit groupe d’amis– et qui étaient, incidemment, lesplus dissemblables qu’on puisseconcevoir. D’un côté, Tania etMourad – un voilier sur une merd’huile ; de l’autre, Sémi et Bilal –un esquif sur un torrent.

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Les premiers étaient présents àtoutes nos soirées, sans aucuneexception ; c’est mêmeprincipalement autour d’eux quenotre bande s’agglutinait. Lesseconds venaient ou ne venaientpas ; un jour, ils se quittaient enpleurant ; le lendemain on lesrevoyait enlacés. Nul besoin d’êtredevin pour prédire quel équipageallait durer, et lequel allait trèsvite se fracasser.

Je me suis toujours demandé sila décision de Bilal de s’engagerdans un groupe armé avait étémotivée par l’évolution politique,ou par sa relation orageuse avec

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Sémi. Je n’ai jamais su non plus si,au moment où il a trouvé la mort,elle et lui étaient encore ensembleou s’ils étaient dans une phased’éloignement, de rupture. En cetemps-là, il eût été inconvenant despéculer là-dessus, de crainte quel’on ne fasse apparaître la jeunefille comme responsable du dramequi s’était produit. Et, malgré toutle temps qui s’est écoulé depuis, ilest clair qu’un tel sujet ne peuttoujours pas être abordé avec ellesans d’infinies précautions.

Aujourd’hui, j’en ai eu la preuve.Dès que j’ai vu sa réaction, je mesuis tu, je n’ai plus rien dit ni sur

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ce sujet ni sur aucun autre. Jesentais que je ne pouvais nim’excuser, ni poursuivre laconversation, ni changer de sujet.Je ne pouvais qu’attendre. Et, ensilence, évoquer certains dessouvenirs qui expliquent l’attitudede mon amie.

Je me suis rappelé, par exemple,qu’à la mort de Bilal, Sémi avaitporté le deuil. Pendant denombreux mois, elle ne s’étaithabillée que de noir, comme si elleétait sa veuve légitime. Puis elleavait sombré dans un abîme dedépression.Ils roulaient à nouveau en silence

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depuis de longues minutes, tous deuxperdus dans leurs réminiscences deBilal comme dans leurs remords,lorsque Sémiramis demanda soudain àson ami :

“Tu l’as revu, dernièrement ?”Adam sursauta. Il la regarda fixement,

comme si elle était devenue démente.Elle précisa aussitôt, sans sourire, etavec un soupir d’impatience :

“Je te parlais du frère.”“Nidal ? Non, je ne l’ai plus revu.

Depuis des années. Et toi ?”“Moi si, je l’ai revu quelquefois. Il a

énormément changé. Tu ne lereconnaîtrais plus. Maintenant, il porte

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la barbe.”“Si ce n’est que ça…”“Je n’ai pas dit une barbe, j’ai dit la

barbe.”“J’avais compris, Sémi. Des dizaines

de millions d’hommes portentaujourd’hui la barbe, comme tu dis. Onpourrait difficilement considérer lachose comme une curiosité. C’est Nidalqui est dans l’esprit du temps, hélas !, etc’est nous qui sommes devenusanachroniques.”

“La barbe”, reprit-elle comme si ellene l’avait pas entendu, “et tout lediscours qui va avec… Si tu l’invitesaux retrouvailles, certains de nos amispourraient se sentir mal à l’aise.”

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“Ça, ça ne m’effraie pas. Est-ce qu’ilsait discuter sans dégainer une arme ?”

“Pour ça, oui. Il est mêmerelativement courtois. Mais lecontenu…”

“Rétrograde ?”“Plus rétrograde qu’un taliban, et plus

radical qu’un Khmer rouge ! Tout à lafois !”

“A ce point ?”“Non, j’exagère un peu, mais à peine.

Il est maladivement conservateur – ilrefuse, par exemple, de serrer la maind’une femme. Et quand il parle del’Amérique, on dirait un maoïste desannées soixante…”

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“Je vois le genre. Mais ça aussi, c’estdans l’esprit du temps. Je persiste àcroire que ça ne nous ferait pas de malde l’entendre.”

“Même si certains de nos amis sesentaient agressés ?”

Adam ne réfléchit qu’un instant.“Oui. Même si certains d’entre nous

se sentaient agressés. Nous sommes tousadultes, nous avons perdu toutes nosillusions de jeunesse, pourquoi faudrait-il que nous nous retrouvions dans uneatmosphère aseptisée ? Si le frère deBilal a un discours cohérent, et s’il estcapable de laisser parler les autres, moij’ai bien envie de l’écouter, et ensuite delui répondre.”

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“Tu fais ce que tu veux, c’est toi lemaître de cérémonie. Moi, je t’auraiprévenu. Si les retrouvailles sontgâchées, tu ne pourras t’en prendre qu’àtoi-même…”

“Entendu. J’assume.”Ils venaient de s’engager dans le

chemin privé qui menait vers l’hôtel.Adam était persuadé que Sémiramisallait se garer devant sa petite maison.Mais elle s’arrêta plutôt devant la porteprincipale.

Allait-elle le soumettre à une nouvelleépreuve, pour qu’il formule clairementson désir de passer une troisième nuitauprès d’elle ?

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Non. Elle était ailleurs, toujours dansles réminiscences que son passager avaitimprudemment ranimées. Adam étaittenté de s’excuser, mais il renonça à lefaire, estimant sans doute qu’il seraitplus élégant de ne pas rendre les chosestrop explicites.

Il ouvrit la portière ; puis, après s’êtreassuré qu’il n’y avait personne dans lesparages, il se pencha vers elle pourdéposer sur sa joue un baiser furtif. Ellene réagit pas. Ni pour le repousser, nipour s’incliner vers lui. Il n’insista pas.Il descendit de la voiture pour la laisserrepartir. Puis il remonta dans sachambre.

Cette nuit-là, ils ne dormiraient pas

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ensemble.

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Le septième jour

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1

La nuit dernière, j’ai fait un rêveà la fois prévisible et déconcertant,consignera Adam dans son carnet àl’entrée du jeudi 26 avril.

Je me trouvais dans la maison deMourad, noire de monde commeelle avait dû l’être hier. Mais jen’avais fait que traverser la foulepour aller me réfugier dans unesalle où m’attendaient mes amis. Ily avait là Mourad, justement, etTania, et Sémi, ainsi que Bilal,enveloppé dans une ample robe àdorures, trônant majestueusement,

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tel Jupiter sur l’Olympe, son visageorné d’une barbe abondante etrousse. Une voix féminine mechuchote à l’oreille : “Comme il achangé !” Je réponds avecvantardise : “Il me l’avaitannoncé !” Puis je lance à mescompagnons en riant : “Tous cesgens dehors nous croient morts !”

Mon rêve était, bien entendu,infiniment plus chaotique. En leracontant, j’y ai mis de l’ordre, jel’ai rationalisé. D’une certainemanière, je l’ai reconstitué avec lesmatériaux que j’y ai reconnus – leslieux, les visages, les mots et lescouleurs. Ils proviennent tous de

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scènes que j’ai vécues, et qui ontimprégné ma mémoire : ma visitetardive à la maison du mort ; maconversation avec Sémi sur lechemin du retour ; et puis cetteautre conversation, vieille d’unquart de siècle, avec Bilal, autemps où nous étions très proches,peu avant qu’il prenne les armes etqu’il meure.

J’ai déjà évoqué ces longuespromenades loquaces que nousfaisions, et notamment l’uned’elles, la dernière si ma mémoirene me trahit pas, qui s’étaitachevée sous une pluie battante, etau cours de laquelle Bilal s’était

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écrié, à propos de Dieu : “Voilà unbeau métier !”

Un peu plus tôt dans notreconversation avait surgi le nomd’une jeune fille. En l’évoquant, ily a quelques jours, j’avaisseulement écrit “une amiecommune”. Je n’avais pas nomméSémi. Si je l’avais fait, j’aurais dûexpliquer qui elle était et pourquoinous avions parlé d’elle, raconterma promenade nocturne en sacompagnie et mes risiblesinhibitions – ce qui m’apparaissaitalors comme une digressionsuperflue. Au moment où j’écrivaisces lignes-là sur notre cercle

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d’amis, je ne pensais pas à Sémiplus qu’à d’autres, et jen’envisageais pas de la revoirbientôt. J’étais persuadé quej’allais très vite reprendre l’avionpour Paris, dès lundi, ou mercrediau plus tard, puisque le mourantdont j’étais venu recueillir lesultimes paroles ne m’avait pasattendu.

Il me semble à présent qu’aumoment même où je racontais parécrit ces épisodes de ma jeunesse,quelque chose a basculé en moi.Deux heures plus tard, j’avaisreporté mon voyage et quitté lacapitale pour venir m’installer ici,

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à l’Auberge Sémiramis.Lorsqu’on écrit un texte, les

lignes se suivent, avec les mêmesintervalles, et ceux qui les ont sousles yeux ne se rendent pas comptequ’à certains moments la main quiles a tracées a couru sur la feuille,et qu’à d’autres moments elle s’estimmobilisée. Dans la pageimprimée, et même dans la pagemanuscrite, les silences sontabolis, les espaces rabotés.

Si je signale la chose, c’estparce que samedi dernier, aprèsavoir rapidement évoqué ladite“amie commune”, je m’étaisinterrompu, justement, un très long

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moment. J’étais tenté d’en direplus, de mentionner son nom,d’expliquer pourquoi cetteconversation autour d’elle m’avaitsi durablement affecté. Puis j’yavais renoncé pour ne pas dévierde mon récit.

A présent, j’y reviens. La “jeunefille” n’est plus anonyme, manouvelle rencontre avec elleéclaire d’un autre jour ce que nousnous étions dit à l’époque, Bilal etmoi, et le contexte dans lequel nousen étions venus à parler de Dieu.

La mémoire des mots se perd,pas celle des émotions. Ce que jeme rappelle de ma conversation

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avec l’ami disparu sera forcémentapproximatif, mais je ne doute pasun instant de sa teneur affective, nide sa signification.

Bilal m’avait surpris en disant, àpropos de Sémi :

“Toi aussi tu l’as courtiséeautrefois… Elle me l’a dit.”

“C’est vrai qu’elle me plaisait,mais il ne s’est rien passé entrenous.”

“Donc, lorsque je l’ai connue,vous n’étiez pas ensemble…”

“Nous n’avons jamais étéensemble. Elle t’a dit lecontraire ?”

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“Non, mais je suis content que tume le confirmes. Je veux être sûr den’avoir pas volé la fiancée d’unami.”

“Rassure-toi, il n’y avait rienentre nous, ce n’était pas mafiancée et tu ne me l’as donc pas‘volée’. Mais c’est maintenant quetu me le demandes ?”

La chose remontait à près dequatre ans !

“Avant, tu n’étais qu’uneconnaissance, maintenant tu es unami proche, et je voulais être sûrque je ne t’avais pas blessé sans lesavoir.”

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“Non, je te rassure, tu ne m’aspas blessé.”

“Tu ne m’en as jamais voulu ?Tu ne m’as jamais maudit ? Mêmequand tu nous as vus ensemblepour la première fois ?”

J’étais mal à l’aise, et il s’en estaperçu. Ce qui ne l’a rendu queplus insistant.

“Tu n’as pas envie d’en parler…Tu as tort ! Il faut parler de sesamours ! Il faut oser en parlerlibrement avec ses amis proches !Les femmes en parlent parfois entreelles ; les hommes n’en parlentjamais, ou seulement pour sevanter, comme si leurs tendresses

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n’étaient pas dignes d’eux. Moi,j’aimerais vivre à une époque où jepourrais raconter à mes amis madernière nuit d’amour sans quecela paraisse vantard ni indécent.”

Avec Bilal, je me retrouvaissouvent en train de jouer un rôlefort ingrat, celui du porteur de laparole convenue, des idéesapprises. J’avais beau chercher àm’en démarquer, j’y retombaistoujours.

Ce jour-là, je lui avais rétorqué :“Et tu ne crois pas que l’émotion

se perdrait si l’on pouvait aborderces sujets intimes sans aucunsentiment de honte ?”

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Mon ami avait haussé lesépaules.

“Ça, c’est l’éternel prétextepour nous faire taire. Dans unesociété comme la nôtre, la honte estun instrument de la tyrannie. Laculpabilité et la honte, c’est ce queles religions ont inventé pour noustenir en laisse ! Et pour nousempêcher de vivre ! Si les hommeset les femmes pouvaient parlerouvertement de leurs relations, deleurs sentiments, de leurs corps,l’humanité entière serait plusépanouie, plus créatrice. Je suissûr que ça arrivera un jour !”

Nous étions au milieu des années

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soixante-dix, et ce que Bilal disaitétait dans l’air du temps. Mais il yavait dans ses propos une telleintensité, une telle urgence ! Pourma part, j’étais demeuré silencieux.Cette extrême pudeur que mon amidénonçait était si ancrée en moiqu’aucune argumentation, aussipassionnée fût-elle, ne pouvait l’endéloger. Une carapace estprotectrice autant qu’elle estpesante, on ne peut s’en défairesans mettre sa chair à nu. Lui-même parlait, de fait, comme unécorché vif. Et lorsqu’il s’était misà me raconter sa rencontre avecSémi, leurs premiers mots, leurpremier baiser, le premier bouton

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dégrafé, la première étreinte– c’était tout à la fois tendre,tumultueux et embarrassant.

Etrangement, je n’ai pas penséun seul instant que Bilal cherchaità me narguer. J’aurais pu. Aprèstout, ce jeune homme avait fait cedont j’avais rêvé et que je n’avaispas osé faire. Mais je sentais biendans quel esprit il en parlait. Il n’yavait chez lui, à mon endroit, nimoquerie, ni morgue, ni vantardise.Juste le désir d’une amitiécomplice, qui ébranle lesconvenances et les rigidités. Si jeme sentais secoué, c’était par unemain amie.

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A un moment, dans notreconversation, il avait dit :

“Je suis heureux que nous ayonscourtisé la même fille.”

“Oui”, avais-je dit, plus pouraller dans son sens que parce queje le pensais. “C’est une bellecoïncidence…”

“Non”, avait-il rectifié, sur unton soudain grave, “pas unecoïncidence, une communion. C’estcomme si nous venions du mêmevillage et que nous avions bu à lamême source.”

Nous nous étions assis sur unefrise en pierre, à l’entrée d’un

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immeuble, dans un passage voûté.Il pleuvait encore de plus belle,mais je n’avais d’oreilles que pourles paroles de mon ami.

“Tu ne crois pas, Adam, quenous sommes nés à la mauvaiseépoque, toi et moi ?”

“Quand est-ce que tu auraisvoulu naître ?”

“Dans cent ans, deux cents ans.L’humanité se métamorphose, j’aienvie de savoir ce qu’elle vadevenir.”

J’avais rétorqué :“Parce que tu crois qu’il y a une

ligne d’arrivée où tu pourrais aller

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nous attendre ? Détrompe-toi ! Tune peux jamais tout embrasser d’unmême regard. A moins que tu nesois Dieu…”

C’est alors qu’il s’était écrié,debout, les bras tendus vers lapluie :

“Dieu ! Dieu ! Voilà un beaumétier !”

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Parvenu à ce point de sesréminiscences, Adam éprouva le besoind’appeler Sémiramis. Quand ilss’étaient quittés, la veille, il l’avaitsentie fâchée.

“Non, j’étais seulement pensive”, luiassura-t-elle.

“Pardonne-moi ! J’ai manqué de tact.”“En parlant de Bilal, tu veux dire ?

Ne t’en fais pas, c’est de l’histoireancienne.”

Ce n’était pas tout à fait le cas,puisque ses mots furent suivis d’un lourd

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silence. Elle ne tarda pas, d’ailleurs, àadmettre :

“Non, ce n’est pas vrai, je mens, Bilalne sera jamais de l’histoire ancienne, jene serai jamais insensible, jamaisindifférente, quand on prononcera sonnom devant moi. Mais ce n’est pas uneraison pour ne pas en parler. Je ne veuxpas que tu me ménages, je ne veux pasque tu colles sur moi l’étiquette‘fragile’. La seule chose qui meblesserait, c’est justement de sentirqu’un ami comme toi s’estime obligéd’éviter les sujets qui risquent dem’affecter. Même si tu penses que jepourrais souffrir, je te demande de nepas me traiter comme une éternelle

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convalescente. Promis ?”Comme pour montrer qu’il en prenait

acte, Adam lui dit :“Une question me taraude depuis

toujours. Est-ce que tu as jamaiscompris pourquoi Bilal avait pris lesarmes ? La politique n’était pas sapassion, il maudissait la guerre, et iln’avait pas beaucoup d’estime pour lesdifférentes factions.”

Il y eut, à l’autre bout de la ligne, unlong soupir, suivi d’un nouveau silence,au point qu’Adam se demanda s’iln’avait pas eu tort de prendre lesassurances de son amie au pied de lalettre. Elle finit néanmoins par lui dire :

“Tu as eu raison de me poser cette

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question. Mais la réponse n’est passimple…”

“Tu voudrais qu’on en parle à unautre moment ?”

“Non. Tu es dans ta chambre ? Nebouge pas, j’arrive !”

Lorsqu’elle vint frapper à sa porte,

quelques minutes plus tard, elle avait lesyeux rouges, et Adam en éprouva duremords et de la honte.

“Pardonne-moi, Sémi ! Je ne voulaispas…”

Elle le fit taire d’un geste, et allas’asseoir sur un fauteuil en rotin. Puiselle dit, sans le regarder :

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“Nous nous aimions beaucoup, tusais.”

“Oui, je sais, bien sûr.”“De tous ceux qui sont tombés

pendant la guerre, pas un seul n’est mortpour les mêmes raisons que Bilal. Lui,c’est la littérature qui l’a tué. Ses héross’appelaient Orwell, Hemingway,Malraux, les écrivains combattants de laguerre d’Espagne. C’étaient eux sesréférences, ses modèles. Ils avaient prisles armes quelque temps, pour que leurcœur batte au même rythme que le cœurde leur siècle. Puis, le devoir accompli,ils étaient rentrés chez eux pour écrire.Hommage à la Catalogne, Pour quisonne le glas, L’Espoir – nous les

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avions lus ensemble. Je suis sûre qu’ense tenant sur les barrages, sa mitrailletteà l’épaule, Bilal ne songeait pas auxcombats à venir, mais au livre qu’ilallait écrire.

“Moi, j’avais peur. Depuis le début.Mais cela aussi fait partie de l’imageriedu héros. L’épouse, ou la mère, ou lafiancée, qui le supplie de ne pas y aller,et lui qui n’écoute que son devoir…Moi, l’amante moderne, je pensais êtreplus futée que d’autres. Je lisais lesmêmes livres que lui, je m’associais àses rêves, ce qui me permettait de luidire : ‘Ici, ce n’est pas l’Espagne desannées trente. Là-bas, les hommes sebattaient pour des idéaux. Chez nous,

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ceux qui prennent les armes ne sont queles voyous du quartier. Ils se pavanent,ils rançonnent, ils pillent, ilstrafiquent…’ Parfois, il me donnaitraison, mais parfois il disait : ‘On esttoujours méprisant envers sa propreépoque, comme on idéalise les tempspassés. Il m’est facile de m’imaginerrépublicain à Barcelone en 1937, oumaquisard en France en 1942, oucompagnon du Che. Mais c’est ici etmaintenant que se passe ma propre vie,c’est ici et maintenant que je doischoisir : soit j’ose m’engager, soit jereste à l’écart.’

“Il avait peur de passer à côté de sonépoque, et de perdre ainsi le droit

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d’écrire. Il avait peur de ne pas vivreintensément, passionnément, et notreamour ne lui suffisait pas.”

Elle se tut, et avec son mouchoirfroissé en boule elle se tamponna lesyeux puis s’essuya les commissures deslèvres. Adam laissa passer quelquessecondes avant de lui dire :

“Tu viens de répondre à une autrequestion que je me suis toujours posée :ce n’est donc pas à cause d’une disputeentre vous qu’il avait pris les armes.”

A la grande surprise de soninterlocuteur, cette observation suscitachez Sémiramis un large sourire.

“Nos relations étaient orageuses, c’estvrai. Nous nous quittions, nous nous

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retrouvions, mais aucun de nous deuxn’aurait voulu renoncer à l’autre.

“Ce n’était jamais de ma faute… Oui,je sais, c’est un peu facile pour moi dele dire, alors qu’il n’est plus là pour sedéfendre. Mais je crois qu’il l’auraitvolontiers admis. C’était toujours lui quicausait les disputes, et lui qui effectuaitles réconciliations. La faute, là encore,est à la littérature. Il y a ce mythestupide selon lequel un écrivain doitconnaître des amours orageuses pourpouvoir parler d’amour. Le bonheurpaisible émousse les passions etengourdit l’imagination. Bullshit ! Apeuple heureux pas d’histoire, et àcouple heureux pas de littérature.

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N’importe quoi ! Finalement, il n’y auraeu pour nous deux ni couple heureux nilittérature.”

Elle reprit son souffle avantd’ajouter :

“Notre relation était comme cettedanse endiablée où l’on s’écarteviolemment l’un de l’autre, puis l’onrevient tout aussi violemment s’écraserl’un contre l’autre, avant de s’écarter ànouveau. Mais à aucun moment on ne selâche la main.”

Une pause encore, un sourire venu desannées révolues. Puis elle poursuivit sonrécit :

“Il m’avait montré l’arme qu’il venaitd’acheter, il en était fier comme un

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gamin, et il me l’avait tendue pour que jela tienne, pensant peut-être que j’allaisêtre impressionnée. Le métal froid etl’odeur graisseuse m’avaientinstantanément dégoûtée, j’avais jeté lachose sur un canapé ; elle avait rebondiet failli tomber à terre ; il l’avaitrattrapée à temps, et m’avait lancé unregard de rage et de mépris. Je lui avaisdit, sur un ton de défi : ‘Je croyais que tuallais commencer à écrire !’ Il avaitrépondu : ‘D’abord, je dois me battre,ensuite j’écrirai !’ Je ne l’ai plus revu.Nous ne nous sommes plus parlé. Il estmort quatre jours plus tard. Sans avoirécrit, et sans s’être vraiment battu. Lepremier obus venu de l’autre quartier a

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explosé à quelques pas de lui. Il paraîtqu’il était adossé à un mur, en train derêvasser. Je suis persuadée que sonarme, il ne s’en est jamais servi.”

“Du moins, il aura gardé les mainspropres. Il n’a tué personne.”

“Non, personne. A part lui et moi, iln’a tué personne.”

Sémi était manifestementbouleversée par ces réminiscences,nota Adam dès que son amie eutquitté la chambre. Mais, à laréflexion, je ne regrette pas de luiavoir parlé de cet épisode de sonpassé, – de notre passé commun,devrais-je dire, même si, pour moicomme pour les autres amis, le

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traumatisme a été infiniment moinsdévastateur que pour elle. Il étaitimportant que je lui donnel’occasion de me dire, avec desmots limpides et fiers, qu’elle avaittout fait pour empêcher Bilald’aller au-devant de la mort.

Tout cela, je le sais, n’abolirapas chez elle la tristesse, nil’inévitable sentiment deculpabilité qui s’attache à ladisparition de ceux qu’on a aimés.Mais il me semble qu’en faisant delui, en quelque sorte, un martyr dela littérature plutôt que la victimed’une escarmouche vulgaire, elle aennobli sa mort et l’a rendue un

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peu moins absurde.

Ce qu’elle m’a dit de la

fascination de Bilal pour la guerred’Espagne m’a intrigué. Il est vraique nous en parlions souvent, lui etmoi. Mais pas plus que du Vietnam,du Chili, ou de la Longue Marche.Je ne savais pas que cet événementl’obsédait à ce point, ni qu’il rêvaitd’être un autre Hemingway.Ensemble, lui et moi, lors de nospromenades, nous évoquions plutôt,s’agissant de la guerre d’Espagne,le souvenir de García Lorca, qui enavait été, certes, l’une despremières victimes, mais sans avoir

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jamais pris les armes.Cela dit, la discussion ultime

entre Sémi et son bien-aimé n’étaitpas sans rapport avec certainsdébats que nous avions en cetemps-là au sein de notre grouped’amis, autour du même thème. Asavoir : les conflits qui agitaientnotre pays étaient-ils simplementdes affrontements entre tribus,entre clans, pour ne pas dire entredifférentes bandes de voyous, oubien avaient-ils réellement unedimension plus ample, une teneurmorale ? En d’autres termes :valait-il la peine de s’y engager, etde prendre le risque d’y laisser sa

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peau ?Pour nous, à cette étape de notre

vie, il était entendu que la guerred’Espagne, en dépit des exactionsqui y avaient été commises, étaitl’exemple même du conflit qui avaitune vraie cause, une vraiedimension éthique, et qui méritaitdonc qu’on se sacrifie.Aujourd’hui, avec mon regardd’historien bientôt quinquagénaire,j’ai quelques doutes à ce sujet. Al’époque, je n’en avais pas, et mesamis non plus. Le seul autrecombat qui, à nos yeux, méritaitqu’on s’y sacrifie était larésistance au nazisme. Qu’elle soit

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française, italienne, soviétique ouallemande ; à tue-tête nouschantions “Bella ciao” et“l’Affiche rouge” d’Aragon, nousvoulions tous être Stauffenberg ou,mieux encore, Missak Manouchian,menuisier arménien de Jouniehdevenu le chef d’un réseau derésistants en France.

Notre tristesse, notre tragédie,c’est qu’il nous apparaissait queles combats que nous pourrionsmener à notre époque et dans notrepays n’avaient pas la même pureténi la même noblesse.

Je ne pense pas que nous aurionstous été prêts à mourir pour une

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bonne cause, même à dix-huit ans.Mais ce dilemme n’était jamaisabsent de nos pensées, ni de nosdiscussions. Allions-nous passernotre vie entière, et en tout casnotre jeunesse, sans avoir eul’occasion de nous engager à corpsperdu dans un combat qui en vaillela peine ? Y avait-il autour de nousune cause juste, défendue par deshommes purs, ou tout au moinsdignes de confiance ? Pour mapart, j’en doutais.

Bilal avait, j’en suis persuadé,les mêmes doutes que moi. Même siun jour, par extrême impatience, ila décidé de les faire taire. Il a eu

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tort, mais je respecte sa décision,et je ne cesserai jamais de dire,chaque fois que je penserai à lui :“C’était un être pur !”

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Ayant tracé ces derniers mots pour ladeuxième ou la troisième fois, Adamreferma son carnet, puis il souleva lecapot de son ordinateur portable pourécrire un message sur un tout autre sujet,concernant l’avenir immédiat, et qui luiavait également été inspiré par seséchanges de la veille avec Sémiramis.

“Bien cher Naïm,Voilà que je t’écris à nouveau,

comme si ma dernière lettre n’avaitpas été suffisamment longue ! Maistu vas comprendre pourquoi jereviens aussi rapidement vers toi.

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Je me suis donc rendu hier soirau village de Mourad, comme je tel’avais annoncé, pour présentermes condoléances à Tania. Elle estévidemment triste, épuisée, à boutde nerfs, et aussi particulièrementaffectée, comme devait l’être sonmari à la fin de sa vie, parl’éloignement des amis. Elle m’areparlé des retrouvailles que nousavions envisagées. Je crois qu’elleserait profondément meurtrie si leprojet tombait à l’eau. Elle en aparlé avec tellement d’animationque j’ai failli lui annoncer que tum’avais déjà donné ton accord, etque tu souhaitais même que nous

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nous réunissions chez elle, dans lavieille maison. Mais je me suisretenu, je n’ai rien dit, je nevoulais pas susciter une attente quipourrait être déçue. Je voulaisd’abord être sûr que cesretrouvailles auraient bien lieu.

Jusqu’ici, je n’ai écrit qu’à uneseule personne en dehors de toi,c’est Albert. Lequel m’a rappeléque notre pays figurait toujours surla liste de ceux que les citoyensaméricains n’ont pas le droit devisiter – une interdiction que sonstatut professionnel l’oblige àrespecter. Il veut bien que nousnous rencontrions, mais ailleurs, à

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Paris par exemple.Toi, tu m’as immédiatement

donné ton accord, sur le principecomme sur le lieu, sans la moindreréserve, et Tania aurait été raviede l’apprendre. Cependant, jevoudrais être absolument certainque tu as réfléchi aux implications– notamment en matière desécurité. Et c’est pour clarifier cepoint que je t’écris à nouveau.

D’après Sémi – t’ai-je dit quec’est chez elle que j’habite, dans sasublime Auberge Sémiramis ? – jeme fais du souci pour rien, etAlbert de même. Elle affirme queles citoyens américains originaires

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de chez nous contournentrégulièrement l’interdiction, etqu’ils ne sont jamais inquiétés, niici, ni à leur retour aux Etats-Unis.De même, s’agissant de toi, elleestime qu’il n’y a strictementaucun risque.

C’est peut-être elle qui a raison.Je veux bien le croire… Il est fortpossible que ni le passeportd’Albert ni ta confession ne posentle moindre problème. Mais jepréfère te faire part de mesappréhensions, pour que tut’informes, que tu réfléchisses, etque tu prennes ta décision en touteconnaissance de cause. […]”

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Quarante minutes plus tard, parvenaitdu Brésil – où il n’était pourtant pas toutà fait six heures du matin – cette réponsede Naïm :

“Bien cher Adam,Je comprends tes inquiétudes,

mais elles ne me paraissent vraimentpas justifiées. Je ne cours aucunrisque, aucun. Je voyagerai avecmon passeport brésilien, je memêlerai à la foule des émigrés quireviennent respirer l’air de la patrienatale, et personne n’a besoin deconnaître ma religion.

Mon seul problème sera ma mère.Elle vient d’avoir quatre-vingt-sixans, et elle aurait un arrêt cardiaque

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si je lui disais où j’allais. Je devraidonc lui mentir. Je lui ferai croireque je me rends en Grèce, et elle mefera promettre de porter un chapeaupour ne pas attraper uneinsolation…

Non, sincèrement, je ne vois paspourquoi je me priverais d’un telvoyage. Depuis des années j’attendsune occasion comme celle-ci, et jene la laisserai pas passer. Revoirles amis, bien sûr, mais aussi laville, notre vieille maison – si elleest encore debout –, ainsi que celleque nous avions dans la montagne,où nous passions tous nos étés, et oùj’emmenais mes petites amies

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lorsque j’avais besoin d’unechambre tranquille. Aujourd’hui lecopain de ma fille, qui est étudiant àl’université de Rio, vient passer tousses week-ends chez nous, à SãoPaulo ; il dort à la maison, et aumatin il prend son petit-déjeuner ànotre table. C’est tellement entrédans les mœurs que même ma mèretrouve cela parfaitement normal,parfaitement dans l’ordre deschoses, comme s’il en avait toujoursété ainsi – elle qui auraitenguirlandé ma sœur si elle l’avaitvue seulement chuchoter à l’oreilled’un jeune homme. Nous, lesgarçons, nous étions beaucoup moinssurveillés, mais nous devions

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constamment ruser, rappelle-toi !,constamment nous cacher, et cettemaison dans la montagne était monrefuge intime.

Je serais tellement heureux deretrouver ces lieux de ma jeunesse,même s’ils sont devenusméconnaissables ; et aussi, plusgénéralement, de retrouver ce pays,que j’ai quitté à contrecœur en mepromettant de le visiterrégulièrement, et où, finalement, jen’ai plus jamais remis les pieds.

Au début, il y avait la guerre,l’insécurité, les tireurs embusqués,la crainte des enlèvements ; etlorsqu’il y a eu des périodes plus

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calmes, c’est moi qui étais tropoccupé. Plus le temps passait, plusmes angoisses s’épaississaient, et jene me voyais plus débarquer àl’aéroport, monter dans un taxi,m’aventurer dans les diversquartiers. J’en étais arrivé à me direque je ne devais plus y penser, qu’ilfallait savoir tourner la page, et que,de toute manière, les personnes quim’étaient les plus chères étaientpresque toutes parties, soit pourd’autres pays, soit dans l’autremonde.

Cependant, l’envie a persisté. Etlorsque tu m’as proposé cetteréunion des amis d’autrefois, j’ai

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tout de suite senti que c’étaitl’occasion idéale pour briser cettelongue virginité de l’absence. D’oùmon empressement, etl’enthousiasme que tu as perçu.

De mon côté, donc, ma décisionest prise. Et comme je suis à peuprès maître de mon emploi du temps,je te laisse fixer la date, ensouhaitant qu’elle soit proche. Je merends bientôt en Europe et jepourrais peut-être combiner les deuxvoyages…

S’agissant d’Albert, j’aimeraisbeaucoup le revoir, mais je teconseille de ne pas trop lebousculer. Il est vrai qu’il pourrait,

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s’il le désire, contournerl’interdiction, laquelle vise surtout àdégager les autorités américaines detoute responsabilité en cas deproblème. Mais c’est à lui d’évaluerles risques. Transmets-lui lesdifférentes opinions, sansargumenter, et laisse-le réfléchir. Iln’est pas impossible qu’il changed’avis. […]”Pour éviter de “bousculer” l’ami

nord-américain, ou de l’embarrasser,Adam rédigea à son adresse le messagesuivant :

“Bien cher Albert,Je viens d’écrire à Naïm pour lui

dire… à peu près l’inverse de ce

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que je m’apprête à te dire.Quand je lui ai parlé, il y a

quelques jours, de la réunion deretrouvailles souhaitée par Taniaet que je m’efforce d’organiser, il aaussitôt suggéré que nous nousretrouvions comme autrefois dans‘la vieille maison’. Je lui ai doncécrit pour lui demander s’il avaitpris en compte les risques qu’ilpourrait courir, et il vient de merépondre qu’à son avis ces risquesétaient négligeables, et pour meconfirmer son désir de revenirvisiter le pays.

A toi, donc, je demande l’inverse.Tu m’as dit que tu préférerais que

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la réunion se déroule à Paris, et jevoudrais te demander d’y réfléchirà nouveau. Ta réponse est-elledéfinitive ? N’y a-t-il aucun moyende contourner l’interdiction ?

Sache, en tout cas, que jecomprendrai parfaitement tadécision, quelle qu’elle soit.”

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Adam était encore en train de relireson message, avant de presser sur latouche d’envoi, lorsque Sémiramis vintfrapper à sa porte. Il la fit entrer, et luilut le texte à voix haute. Elle ne le trouvapas suffisamment ferme ; elle auraitvoulu qu’il dise plus nettement qu’il n’yavait aucun risque. Adam hésita unmoment, mais il finit par expédier lemessage tel quel, après avoir effectué,pour la forme, une rectification mineure.Puis il rabattit le capot de son ordinateuren disant à sa visiteuse :

“Je t’écoute.”

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“Tu n’as pas l’intention de déjeuner,je suppose.”

Il consulta sa montre. Il était midiquinze.

“Non, il est trop tôt, je n’ai pas dutout faim. Je vais continuer àtravailler…”

“Je vais donc te faire monter deux outrois petites choses que tu pourrasgrignoter sans arrêter d’écrire.”

Mais Sémiramis était venue pour uneautre raison. Elle reprit :

“Plus tard dans l’après-midi, j’auraides projets pour toi. Une visite àeffectuer. Je sais que tu n’as envie devoir personne, mais il me semble que tu

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serais prêt à faire une exception pour lefrère Basile.”

Adam était sur le point de demanderqui était donc ce personnage quand,guidé par le sourire espiègle de sonamie, il se ravisa aussitôt.

“Ramzi !”“Lui-même !”“Je savais qu’en entrant dans les

ordres, il avait pris un pseudonyme…Non, ce n’est pas le mot qui convient.Comment dit-on, au fait ? J’ai unblanc…”

“Ni pseudo, ni alias, ni nom deguerre. On dit seulement, ‘en religion’.Ramzi, virgule, en religion Frère

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Basile.”“Oui, bien sûr. J’ai la tête ailleurs…

Tu as donc retrouvé sa trace ?”“J’ai toujours su où il était.”“Et tu lui as déjà rendu visite ?”“Non, je n’ai pas osé. Une belle

pécheresse qui débarque au milieu desmoines… Je me suis dit que je ne seraispas très bien accueillie.”

“Tu ne l’as donc jamais revu, aprèsce… basculement. Et qu’est-ce qui telaisse croire qu’il acceptera de nousrecevoir ?”

“Rien. Je n’en sais rien. Mais il mesemble que si nous frappons à sa porte,toi et moi ensemble, il nous ouvrira.”

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“Il est loin d’ici ?”“Il faut compter deux heures, ou un

peu moins. Une heure et demie envoiture, puis vingt minutes à pied.”

Adam, manifestement, hésitait.Sémiramis eut de nouveau son rire degamine espiègle.

“Fais-moi confiance ! Je sens que çase passera bien.”

Mais son ami n’était pas convaincu.“On ne débarque pas ainsi chez un

ami qui a décidé de s’éloigner dumonde. Il faut se préparer un peu, pourne pas faire de faux pas. J’aimeraisparler d’abord à quelqu’un…”

“A Ramez, je suppose…”

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Elle sourit, et lui de même. C’esteffectivement à cet ami-là qu’il pensait.Du temps de l’université, Ramez etRamzi étaient inséparables. Et s’ilsappartenaient l’un et l’autre audit“cercle des Byzantins”, ils y formaientun segment à part. Ils faisaient desétudes d’ingénieurs, alors que la plupartdes autres étudiaient les lettres,l’histoire ou la sociologie ; et ils étaientde culture anglaise alors que tous lesautres avaient fréquenté des écolesfrançaises.

Après avoir obtenu leurs diplômes,“les Ramz” avaient fondé ensemble unbureau d’ingénieurs qui portait leursdeux noms.

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“Reste à savoir si le moine etl’ingénieur sont toujours en bonstermes”, observa Sémiramis,manifestement sceptique.

“Même s’ils ne le sont plus, Ramezpourra toujours nous apporter unéclairage précieux. Pourquoi son amis’est retiré du monde, dans quel étatd’esprit il se trouve aujourd’hui, est-cequ’il reçoit des visites, est-ce qu’ilrisque de se sentir agressé s’il nous voitfrapper à la porte du monastère… SeulRamez pourra nous le dire. Tu es restéeen contact avec lui ?”

“Non, mais je sais qu’il vit maintenantà Amman.”

“Tu n’as donc pas son numéro de

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téléphone…”“Je trouverai bien quelqu’un qui l’a.

Donne-moi dix minutes, et je tel’apporte.”

Dès que Sémiramis a quitté machambre, je suis allé ouvrir lachemise intitulée “Courrier amis”pour y chercher une vieille lettre,l’une des toutes premières que j’aiereçues après mon arrivée à Paris ;rédigée en anglais, mais émailléede mots arabes, et agrémentée depetits dessins dans les marges.

“Cher Adam,Nous t’écrivons cette lettre

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ensemble, Ramez et moi…”

Je n’ai pu m’empêcher de

sourire en recopiant ces lignes,comme j’avais souri en les lisantpour la première fois, il y a unquart de siècle. Pourtant, ce queles deux compères me racontaientétait triste.

“Nous avions loué un bureau au

dernier étage d’un superbeimmeuble moderne, avec des baiesvitrées face à la mer. Nous enavions pris possession au début dumois dernier, nous avions reçu nos

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meubles la semaine suivante. Nousavions prévu de donner une petitefête le samedi 12 au soir. En débutd’après-midi, une fusillade a éclatédans le quartier. Les rues ont étébouclées, aucun invité n’a puarriver. Nous avions apporté desplateaux entiers de salaisons et depâtisseries, et toutes les boissonsque tu imagines. Il devait y avoirdeux serveurs, mais ils n’ont pas puarriver, eux non plus.

Vers sept heures, les tirs se sontintensifiés, des obus ont explosé toutprès de nous, et les vitres du bureauont volé en éclats. Nous avons dûnous réfugier au sous-sol en

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attendant que la folie se calme. Etc’est là, dans l’abri, sans lumière,que nous avons passé la nuit, àmême le sol, au milieu des voisinsqui étaient censés assister àl’inauguration. Par correction, nousles avions tous invités à la fête, maisaucun d’eux n’avait jugé raisonnablede s’aventurer jusqu’au huitièmeétage, le plus exposé de l’immeuble.

Au matin, nous sommes remontésau bureau – par les escaliers, bienentendu, puisque l’électricité étaitcoupée. C’était tout simplement uneruine. Il y avait partout des éclatsd’obus, du verre brisé. Le fauxplafond était tombé sur les plateaux

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de pâtisserie, et la moquette étaitimbibée de bière et de boissonsgazeuses. Nous étions incapables deprononcer un seul mot. Nous noussommes écroulés sur des fauteuils encuir, dans ce qui aurait dû être notresalle de réunion, et nous avonspleuré, pleuré. Puis nous noussommes endormis, de tristesse, defatigue, et tout simplement desommeil, vu que la nuit, dans l’abri,nous avions seulement fait semblantde dormir.

Nous avons été réveillés par lescombats, lorsqu’ils ont repris, aulever du jour. J’ai ouvert les yeux lepremier ; Ramez était encore dans

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son fauteuil. Il avait les yeux clos,mais il n’a pas tardé à les ouvrir.Nous nous sommes regardésfixement, sans bouger de nos sièges.Puis nous avons éclaté de rire. Nonpas un ricanement, mais un fou rireque nous ne pouvions plus arrêter.

Quand nous nous sommes enfinressaisis, j’ai demandé : ‘Etmaintenant, qu’est-ce que nousallons faire ?’ Ramez a répondu àl’instant, sans prendre le temps deréfléchir : ‘Maintenant, nous allonsémigrer !’ ‘Et ce bureau ?’ ‘Cebureau, nous allons en sortir dansexactement soixante secondes, etnous n’allons plus y remettre les

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pieds, jamais. Nous nous installonsà Londres.’ Pour ma part, j’auraispréféré Paris, mais le français demon associé est si exécrable qu’ilaurait été cruel de le faire vivre ettravailler dans cette langue. Le mienn’est pas excellent, mais il passe labarre, et il se serait amélioré avec letemps. Celui de Ramez estinaméliorable.

Je t’écris donc pour t’annoncerque nous serons bientôt quasimentvoisins – en principe, dès le moisprochain, et au plus tard en janvier.Pour ma part, je sais déjà que je merendrai à Paris chaque fois qu’il yaura une exposition qui m’intéresse

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– ce qui veut dire très souvent ; et jeserai ravi de te voir. Il faudraégalement que tu viennes nousrendre visite à Londres…

Ton ami qui ne t’oublie pas,Ramzi”

La lettre se concluait par ces

quelques lignes d’une autre main.

“Prends soin de toi, et ne crois

pas tout ce que te raconte monassocié ! Mon français est parfait ;si j’évite de l’employer, c’est justepour ne pas l’abîmer.

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Ton autre frère qui ne t’oubliepas,

Ramez”

Je ne sais plus dans quellescirconstances Ramzi et Ramezavaient rejoint notre bande d’amis.Mais, aussi loin que remontent messouvenirs, ils étaient là, ensemble,côte à côte. On employait lesingulier en s’adressant à euxcomme s’ils n’étaient qu’une seulepersonne. C’était là un sujetintarissable de plaisanterieslégères. “Ramez a trébuché sur une

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pierre, Ramzi est tombé” ; “Ramzivient d’avaler trois bières d’affilée,Ramez a la tête qui tourne”… Ilfallait qu’il y ait, à chaquerencontre, une allusion quelconqueà leur “gémellité”, c’était enquelque sorte un rituel, et les deuxcompères étaient les premiers à ensourire.

Ils faisaient tout, d’ailleurs,pour que le mythe se perpétue.Ainsi, ils nous ont révélé un jourque, lorsqu’ils étaient encore enpremière année de génie, ilsavaient décidé de s’associer. Unepromesse d’adolescents, mais ilsl’avaient tenue. Et lorsque leur

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premier bureau commun avait étédévasté, ils en avaient ouvert unautre. Non pas à Londres, commeils l’avaient décidé, mais à Djedda,en Arabie. Parce que, au momentoù ils s’apprêtaient à partir pourl’Angleterre, un projet leur avaitété proposé, un énorme projet surlequel ils allaient travailler troisannées et demie, et qui allaitassurer leur fortune. Ils finiraientpar ouvrir un bureau à Londres,mais ce ne serait qu’unesuccursale, à l’instar d’autresbranches à Lagos, à Amman, àDubaï ou à Kuala Lumpur.Adam appela Ramez dès que

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Sémiramis eut retrouvé son numéro. Unevoix féminine lui répondit, quis’empressa de le rassurer : non, il nes’était pas trompé, c’était bien le“cellulaire” de Ramez, dont elle étaitl’assistante. Son patron lui avait confiél’appareil parce qu’il se trouvait envisite dans un hôpital, où l’un de sescousins venait de subir une opération.Adam se présenta, et la collaboratrice,prénommée Lina, se dit ravie de l’avoirau bout du fil ; son patron lui avaitsouvent parlé de lui.

Au début de leur conversation, ellepensait qu’il l’appelait de Paris. Quandelle sut où il se trouvait, ce fut presqueun hurlement. Par une heureuse

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coïncidence, Ramez s’y trouvait luiaussi ce jour-là.

“Je suis sûre qu’il ne voudra pasrepartir sans vous avoir rencontré. Ilavait prévu de prendre l’avion pourAmman vers trois heures, mais je suissûre qu’il retardera son départ. Vousn’avez pas encore déjeuné, j’espère.”

“Non, pas encore.”“Si vous êtes libre, je vous envoie

tout de suite une voiture, pour que vouspuissiez passer un moment ensemble.”

Adam était pris de court.“Vous êtes sûre ? Vous ne voulez pas

lui poser la question ?”“Ce n’est pas la peine ! Je suis sûre

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qu’il sera enchanté d’une telle surprise.Et qu’il me remerciera de lui avoirorganisé ce déjeuner impromptu.Donnez-moi simplement l’adresse àlaquelle vous vous trouvez, et jem’occuperai du reste.”

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C’est dans une Mercedes métalliséequ’Adam fut conduit jusqu’à une vieillemaison ottomane du bord de mer,convertie en restaurant italien, etbaptisée Nessun Dorma. La portière futouverte par un employé révérencieux quil’accompagna au second étage sansmême lui demander à quelle table il étaitattendu.

Ramez se leva en voyant s’approcherson ami, et il lui donna une généreuseaccolade, avant de dire, en anglais :

“Oublions la partie du dialogue oùl’on est censés se dire : Tu n’as pas

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changé !”Adam lui répondit dans la même

langue :“Tu as raison, ne commençons pas à

mentir tout de suite !”Ils s’assirent en riant à une table

ronde déjà garnie d’un immense plat decrudités, et commencèrent pars’observer en silence. S’ils avaientchangé, l’un et l’autre, ce n’était pas dela même manière. Adam était devenugrisonnant, tout en restant svelte ; onn’aurait eu aucun mal à l’identifier surune photo des années de jeunesse.Ramez avait grossi, et s’était laissépousser une moustache de colonelbritannique, épaisse, large, et

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élégamment broussailleuse.Curieusement, elle était encore noire,alors que ses cheveux étaient gris clair.Si son ami l’avait croisé par hasard dansla rue, il aurait mis du temps à lereconnaître.

“Ton assistante est charmante, etredoutablement efficace.”

“Lina a toutes les qualités, j’ai de lachance de l’avoir.”

“Il y a une heure, je me demandaisencore comment retrouver ta trace pouréchanger quelques mots avec toi, etvoilà que nous sommes en train dedéjeuner ensemble. C’est quasiment unmiracle.”

“Tu n’imagines pas la joie que j’ai à

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te revoir ! Mais c’est peut-être un peu lemalheureux Mourad qui nous a réunis.Moi je suis venu ce matin même pourprésenter mes condoléances. Hier,j’avais une réunion à Athènes, je n’aipas pu assister aux funérailles. On m’adit qu’il y avait des milliers depersonnes.”

“Je n’ai pas assisté aux funérailles,moi non plus. Pourtant, j’étais un peuvenu pour ça…”

Il raconta en quelques mots sa longuebrouille avec Mourad, l’appel dumoribond reçu vendredi à l’aube, sadécision de faire le voyage pour ne paspeiner son ancien ami à l’heure de samort. Et enfin son hésitation à assister

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aux obsèques… Ramez le rassura :“Tu as fait l’essentiel. Quand il t’a

appelé, tu as laissé de côté votre disputepour venir auprès de lui. Puis tu es alléembrasser Tania après les funérailles.Tu peux être en paix avec taconscience.”

Il se tut un moment, puis reprit, cettefois en arabe :

“J’ai un peu suivi le parcours deMourad, et je comprends que tu aiesdécidé de rompre avec lui. Moi, je n’aipas réagi de la même manière, vu que,dans mon métier, je suis obligé de traiterconstamment avec des gens dont lafortune a été mal acquise ; mais j’aiporté sur lui le même jugement que toi.

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Même si son attitude pendant la guerre aété celle d’un très grand nombre depersonnes, elle était difficilementacceptable de la part d’un des nôtres.Chaque fois que j’entendais décrireMourad comme un politicien corrompu,ou comme le bras droit d’une crapule,j’avais honte, je me sentaispersonnellement humilié.

“Cela dit, je reste persuadé que notreami était, au fond, un homme honnête, etc’est là sa tragédie. Les voyous qui secomportent en voyous sont en paix aveceux-mêmes ; les honnêtes gens que lescirconstances conduisent à se comporteren voyous sont minés de l’intérieur parla mauvaise conscience. Cette maladie

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qui a tué Mourad, je suis persuadé qu’ilse l’est fabriquée lui-même avec saculpabilité, sa honte et son remords.

“Mais je ne devrais pas parler commeje le fais, alors qu’il vient tout justed’être inhumé… Dieu le prenne enmiséricorde ! Allah yerhamo ! Parlonsd’autre chose !”

Leur table était encadrée de planteshautes et épaisses, notamment desbambous, qui faisaient écran et créaientune sensation d’intimité propice auxconfidences. Il y avait aussi, çà et làdans la vaste salle, quelques palmiers enpot. Au pied de l’un d’eux patientait lemaître d’hôtel, avec son calepin. Ramezlui fit signe de s’approcher.

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“Nous prendrons d’abord deuxgrandes assiettes d’antipasti, la miennesans jambon. Et comme plat, Adam, tu aschoisi ?”

“Les ‘rougets sur lit de risotto’ metentent.”

“Excellent choix. Je prendrai la mêmechose. Du vin blanc pour lesaccompagner ?”

“Pas pour moi, merci. A midi, je nebois pas.”

“Tu as raison sur le principe, il vautmieux ne pas boire à midi. Mais cettejournée est spéciale, alors on va quandmême prendre un prosecco de la maisonpour fêter nos retrouvailles.”

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Le maître d’hôtel approuva le choix ets’en alla transmettre la commande. Lesdeux amis revinrent aussitôt à leurconversation, à leurs réminiscences,ponctuées de rires – ceux de Ramezparticulièrement sonores. Jusqu’aumoment où, au détour d’une phrase,Adam mentionna le nom de Ramzi.

L’effet fut immédiat. Le regard del’ingénieur s’assombrit, sa voix faiblit.Lui qui était, une minute plus tôt, sitonitruant, ne trouvait soudain plus sesmots.

Adam l’observa un moment, puis ilposa sa fourchette avant de luidemander :

“Tu sais pourquoi il est parti ?”

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Plusieurs secondes s’écoulèrent.“Est-ce que je sais pourquoi il est

parti ?”Ramez avait répété la question en

fermant les yeux, comme s’il se parlait àlui-même.

“Lorsqu’un homme décide de seretirer du monde, c’est comme unsuicide, sans la violence physique. Il y ades raisons manifestes, et d’autres quisont cachées, même aux plus proches, etdont lui-même n’a pas forcémentconscience.”

Il se tut, espérant peut-être qu’Adamse contenterait de cette réponsesinueuse. Mais son interlocuteur

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continua à le fixer. Alors il reprit :“Si je devais résumer en une phrase,

je dirais qu’il y avait chez lui cesentiment que tout ce qu’il faisait, tout ceà quoi il consacrait sa vie, était inutile,et futile.

“Quelquefois, au milieu d’uneconversation, il s’arrêtait subitementpour me dire : ‘Pourquoi faisons-noustout ça ?’ La première fois, nous venionsd’obtenir un gros projet pour laconstruction d’un palais. Pendant quenous étions penchés au-dessus des plans,il m’a demandé : ‘Pourquoi cet hommea-t-il besoin d’un nouveau palais dedeux mille mètres carrés ? A maconnaissance, il en a déjà trois autres.’

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Il souriait, et j’ai souri aussi avant de luirépondre : ‘Je suis de ton avis, maisc’est un client, il a plus d’argent qu’il nelui en faut. De toute manière il va legaspiller, et je préfère qu’il nous ledonne à nous !’ Il m’avait dit : ‘Tu aspeut-être raison !’, et les chosesn’étaient pas allées plus loin. Mais desobservations de ce genre, il en faisait deplus en plus souvent.”

Ramez se tut, comme pour rassemblerses idées, puis il reprit :

“Notre ami ne pouvait pas s’empêcherde s’interroger constamment sur lafinalité des projets qui nous étaientconfiés. Une entreprise comme la nôtre,qui travaille dans une vingtaine de pays,

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construit forcément mille chosesdifférentes. Un port, une aérogare, uncentre commercial, un complexetouristique, un musée, une prison, unebase militaire, un palais, une université,etc. Tous les projets n’ont pas la mêmeutilité, ni les mêmes implicationsmorales, mais ce n’est pas à nous dejuger, n’est-ce pas ? Je ne suis pas uncynique, et je partage les mêmes valeursque Ramzi, mais je considère que cen’est pas notre rôle. La prison que tuconstruis pour un despote, il va peut-êtres’en servir aujourd’hui pour enfermerses adversaires. Mais demain, c’estpeut-être le despote et sa clique qui yseront bouclés. On ne peut pas refuser,pour le principe, de construire une

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prison. Tous les pays du monde ont desprisons, tout dépend de l’usage qui ensera fait. Notre rôle à nous, lesconstructeurs, c’est d’essayer de rendreles prisons un peu plus humaines – c’esttout ce que nous pouvons faire. Quandon a mille huit cent trente-sept salariés,mille huit cent trente-sept familles à sacharge, on doit trouver chaque mois dequoi les payer, et on ne peut pas sepermettre de jouer les redresseurs detorts. Tu ne penses pas ?”

De la bonne humeur manifestée parRamez à l’arrivée d’Adam, il ne restaitplus grand-chose. Il semblait à présentaccablé par mille pensées qui sebousculaient dans sa tête. Il avala

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quelques bouchées, trop vite. Puis ilreprit :

“Ce que je viens de te dire n’est qu’unaspect des choses. Il y a eu aussi lesfemmes, nos femmes.

“Cela commence comme un conte defées. Un jour, je rencontre une jeunefille, Dunia, dont je tombeinstantanément amoureux. Aussitôt, je laprésente à Ramzi. Elle le trouveintelligent, drôle, cultivé ; et lui, à la finde la première rencontre, il me chuchoteà l’oreille : ‘Tiens-la par la main, et nela lâche plus !’

“Quatre mois plus tard, Ramzi vientm’annoncer qu’il a rencontré, à son tour,l’âme sœur. Coïncidence troublante :

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elle aussi s’appelle Dunia. Comme si ledestin voulait nous faire un clin d’œilappuyé. Tu imagines ? Ramzi et moi,nous avons presque le même prénom,nous sommes inséparables depuis notrepremier jour à la faculté, nous passonsnos journées et nos soirées ensemble, etvoilà que nous tombons sur deux fillesqui portent le même prénom !

“Il nous la présente, donc, à Dunia età moi. Elle est assez belle, elle a l’airaimable, il est visiblement amoureuxd’elle, et nous décidons de nous marierle même jour. Nous ne pouvions pasfaire la même cérémonie, puisque maDunia et moi nous devions passer devantle cheikh, alors que sa Dunia et lui

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devaient se marier à l’église – devantl’évêque de la Montagne, qui n’étaitautre que son oncle maternel. Mais nousavions décidé d’organiser la mêmesoirée de noces. Toi, tu étais déjà enFrance, mais plusieurs de nos amiscommuns y ont assisté, dont Tania etMourad, et Albert, et Sémiramis.

“Malheureusement, nos deux femmesne se ressemblaient que par leur prénom.La mienne a compris tout de suite à quelpoint Ramzi était important pour moi ; lasienne s’est montrée, dès le lendemaindu mariage, jalouse de notre amitié.Quand j’avais des soucis, ma Dunia medemandait avant toute chose : ‘Quepense Ramzi ?’, et elle m’incitait à

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suivre ses conseils. Jamais elle nemanquait l’occasion de me rappeler quec’était un vrai ami, et que j’avais de lachance d’être associé à un être aussiintègre, intelligent, dévoué. A l’encroire, il n’avait que des qualités. C’estmoi qui aurais dû éprouver de lajalousie en entendant ma femme dire tantde bien d’un autre homme, n’est-ce pas ?

“A l’inverse, la femme de Ramzin’arrêtait pas de lui dire de se méfier demoi, et de prendre ses distances. Ilsuffisait que je l’appelle, que nousrestions quelques minutes au téléphone,et qu’elle l’entende rire d’une chose queje lui avais dite, pour qu’elle lui fasseune scène, soit directement à propos de

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moi, soit sous un autre prétexte. C’étaitrisible, et c’était même pathologique.Elle voulait qu’il scrute les comptes deplus près. Elle était persuadée que je nelui donnais pas toute la part qui luirevenait.”

“Et Ramzi a fini par la croire ?”“Pas un instant ! Au début, il ne m’en

parlait pas du tout, il en éprouvait de latristesse, et de la honte. Puis, un jour, ily a eu un incident trivial, qu’il seraitsuperflu de raconter, mais qui nous arévélé, à ma femme et à moi, combiencette personne nous détestait. Lelendemain, Ramzi est venu dans monbureau, il m’a présenté des excuses, et ilm’a parlé des scènes qu’elle lui faisait à

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propos de moi. Pour expliquer lecomportement de sa femme, il a invoquéson histoire familiale, un père qui s’étaitfait escroquer par ses propres frères, unoncle qui avait dépouillé ses propresnièces ; bref, une série de trahisons quiavaient rendu sa femme maladivementsoupçonneuse. Ramzi s’est dit certainqu’avec le temps, elle se sentirait enconfiance et changerait d’attitude. Je luiai dit : ‘Oui, bien sûr.’ Mais je n’ycroyais pas, et lui non plus sans doute.”

“Je suppose qu’il en souffrait.”“Atrocement ! Pour moi, c’était un

désagrément ; pour lui, c’était unetorture quotidienne. Il m’a dit un jour, enpleurant presque, que ce mariage était la

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pire décision de sa vie. Il s’en voulaitde n’avoir pas vu à temps les défauts decette personne. La similitude desprénoms lui était apparue à l’époquecomme un signe du Ciel, mais c’était unpiège tendu par l’Enfer.

“Moi j’essayais de le consoler en luidisant qu’en matière de mariage, laperspicacité ne compte pas pour grand-chose, que c’est une loterie aveugle, etqu’on ne découvre qu’après si l’on a tiréle bon ou le mauvais numéro. Je ne ledisais pas seulement pour le consoler, jele pense sincèrement. Dans les milieuxtraditionnels, où on ne se fréquente pasdu tout avant les noces, où on n’a mêmepas le droit de se parler en tête-à-tête

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avant de se lier à vie, le mariage estcomme ces bonbons chinois qu’ont’offre à la fin des repas. Tu en prendsun au hasard, tu l’ouvres, tu déroules lepapier qui est à l’intérieur, et ilt’annonce ton avenir.

“Dans les milieux plus évolués, on sefréquente ; on a, en théorie, l’occasionde se jauger. Mais en pratique, on setrompe à peu près autant. Parce que lemariage est une institution calamiteuse.

“Je suis mal placé pour le dire, moiqui vis depuis un quart de siècle avecune femme que j’aime, et qui m’aime.Mais je continue à croire que le mariageest une institution calamiteuse. Avant lesnoces, tous les hommes se montrent

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attentionnés, prévenants ; la jeunepersonne qu’ils convoitent, ils la traitentcomme une princesse, jusqu’à ce qu’ellesoit ‘leur’ femme ; à partir de là, trèsvite, ils deviennent des tyrans, ils latraitent comme leur servante, ilschangent du tout au tout, et la société lesy encourage. Avant le mariage, c’était lasaison du jeu ; après, commencent leschoses sérieuses, et sordides, et tristes.

“Pour les femmes, ce n’est pas mieux.Tant qu’elles cherchent à se caser, ellessont tout sucre. Douces, conciliantes,agréables à vivre – tout pour rassurer leprétendant. Jusqu’à ce que celui-ci lesépouse. Alors seulement elles libèrentleur véritable nature, qu’elles s’étaient

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efforcées jusque-là de dissimuler.“A leur décharge, je dirais que chez

elles, la transformation n’est ni aussibrutale ni aussi systématique que chezles hommes. L’amoureux et le mari sontdes créatures différentes, comme lechien et le loup. Avant le mariage, noussommes tous un peu chiens, et aprèsnous sommes tous un peu loups ; à desdegrés divers, mais c’est unemétamorphose à laquelle il est trèsdifficile d’échapper. Dans certainsmilieux, elle semble aussi normale quele passage de l’adolescence à l’âgeadulte.

“Chez les femmes, c’est moinstranché. Il y en a beaucoup qui ne

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changent pas radicalement, soit parcequ’elles sont profondément affectueuses,soit parce qu’elles sont mauvaisescomédiennes, et qu’elles finissent pardévoiler leur vraie nature avant quel’homme ne se soit engagé. La femme deRamzi n’appartenait certainement pas àcette dernière catégorie. Elle a su cacherson jeu jusqu’au mariage, se montrantdouce, docile, prévenante, me traitantcomme un frère et traitant ma Duniacomme une sœur. Puis, dès lelendemain, n’y tenant plus, elle acommencé à lâcher son venin. Quandnotre ami s’en est rendu compte, c’étaittrop tard.”

“Il aurait pu divorcer.”

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“C’est ce qu’il aurait dû faire, et c’estcertainement ce que j’aurais fait sij’avais eu la même mésaventure. Mais,outre que le divorce chez vous, leschrétiens, est bien plus compliqué quechez nous, Ramzi y était opposé parprincipe. Nous en avons parlé plusd’une fois… Il préférait s’accrocher àl’idée que sa femme allait changer. Iln’arrêtait pas de me dire qu’elle avaitbesoin de se sentir en sécurité, enconfiance, et que son devoir à lui étaitde créer autour d’elle un environnementqui l’aiderait à s’améliorer.

“Puis les enfants sont nés, deuxgarçons et une fille. La naissance d’unenfant est censée être une grande joie.

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Ramzi cherchait à se convaincre qu’ilétait heureux. Et il s’accrochait à l’idéeque la maternité allait épanouir en safemme toute la tendresse qu’il avaitperçue quand il l’avait connue. Moi,j’évitais de le contredire – à quoi bon ?Mais je n’attendais plus de cettepersonne que des emmerdements et descoups bas.

“Je ne me suis pas trompé. Le travailde sape s’est poursuivi de plus belle.Les mensonges que son mari ne voulaitpas entendre, elle les faisait avaler auxenfants. ‘Votre père est un naïf, qui selaisse manipuler par son associé.’ Levenin instillé jour après jour, annéeaprès année, a fini par produire l’effet

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désiré. Je m’en rendais compte chaquefois que nos deux familles serencontraient. Ramzi était toujours aussiaffectueux, sa femme jouait la comédie,mais les enfants ne savaient pasdissimuler. Je comprenais, à leurcomportement, ce qu’elle avait dû leurdire à mon propos. Quand j’essayais deles prendre dans mes bras, ils avaient unmouvement de recul. A dix ans comme àquatre ans. C’était à la fois triste etridicule.

“Mais le plus grave, ce sont lesmensonges que cette femme a installésdans leurs esprits à propos del’entreprise créée par leur père et parmoi. Nous avons bâti un empire, et nos

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enfants devaient en être les héritiers.Mais elle leur a tellement seriné queleur père se faisait manipuler, exploiter,voler, qu’ils ont grandi avec une hainetenace pour tout ce que nous faisions.Résultat : aucun d’eux n’a voulu étudierle génie ou l’architecture, et aucun n’avoulu travailler avec nous.

“Ce qui n’a pas arrangé les choses,c’est qu’un jour leur mère est tombéegravement malade. Un cancerparticulièrement virulent, qui devaitl’emporter en un an et demi. Le mall’avait rendue encore plus fielleuse,encore plus hargneuse. Ramzi avait beaus’occuper d’elle avec abnégation, ellen’arrêtait pas de vitupérer contre lui.

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D’après elle, il ne l’avait jamais aimée,il avait toujours donné la priorité à sonentreprise et à moi, son associé, auxdépens de sa femme et de ses enfants.

“Comme elle était très malade, etqu’elle souffrait atrocement, son mari,bien entendu, ne la contredisait pas.Pour la calmer, il lui promettait des’occuper un peu moins de ses affaires,et de consacrer plus de temps à safamille. Les enfants – qui avaient àl’époque treize, seize et dix-sept ans –entendaient tout cela, ils voyaient en leurmère une martyre, et en leur père unmonstre froid.

“Puis la malheureuse est morte. Ellen’avait que quarante ou quarante et un

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ans. Les enfants ont transformé toute leurdouleur en détestation de leur père,comme si c’était l’expression la plusnaturelle de leur fidélité à la mémoire deleur mère. Ils ont fini par quitter lamaison, tous les trois. Ils sont maintenantaux Etats-Unis, la fille dans le NewJersey, l’un des garçons en Caroline duNord, et l’autre je ne sais plus où.Depuis des années, ils n’ont plus aucuncontact avec leur père. Je doute mêmequ’ils lui aient donné leurs adresses,

“Tu voulais savoir pourquoi Ramzis’est extrait du monde ? Voilà monexplication. Il est possible qu’il ait aussitraversé une crise mystique, mais il yavait déjà dans sa tragédie familiale tout

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ce qu’il fallait pour qu’un hommehonnête décide de tout quitter et d’allers’enfermer dans un monastère.”

“Cela fait longtemps qu’il est parti ?”“Il est venu pour la dernière fois au

bureau en février de l’année passée.”“Quatorze mois, donc.”“Pour moi, c’est comme si c’était

quatorze ans.”“Et tu l’as revu, depuis ?”“Une seule fois. C’était…”Ramez se tut abruptement, et regarda

sa montre.“Déjà trois heures et demie ! Je n’ai

pas vu le temps passer. Ce que je peuxêtre bavard quand je parle de lui !”

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“A quelle heure est ton avion ?”“A l’heure que nous voulons. L’avion

est à moi, et l’équipage est en stand-by,il attend mon appel.”

Soudain, son visage s’épanouit en unlarge sourire.

“Je viens d’avoir une excellente idée.Tu m’accompagnes à Amman !”

“Merci de ta proposition, mais cen’est pas possible.”

“Adam, ne jouons pas lesbusinessmen débordés ! Pour lapremière fois en vingt ans, nous sommesensemble, toi et moi, et nous nousparlons comme au temps de notrejeunesse. C’est un moment béni, ne le

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laissons pas s’échapper. Tu as encoremille choses à me dire, et moi aussi.Faisons comme autrefois ! Nousn’avions pas besoin de prendre rendez-vous, d’ouvrir nos agendas. Tu passaissous mon balcon, tu klaxonnais, jedescendais, et nous allions au café, ouau cinéma, ou chez Mourad… Pour unefois, oublions les convenances, oublionsnos âges. Faisons comme en ce temps-là ! Nous sommes en train de déjeuner.A la fin du repas, je te dis : ‘Viens chezmoi, nous passerons la soirée ensemble,je te présenterai ma femme, et demain jete ramènerai ici.’ Je me lève, tu te lèves,et nous voilà partis ! Tu as tonpasseport ?”

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“C’est une habitude, je le garde enpoche.”

“Et il y a des médicaments que tu doisprendre ce soir ?”

Adam vérifia. Il les avait.“Parfait, le reste n’a pas

d’importance”, conclut Ramez. “Nouspouvons partir.”

“Mais je n’ai même pas une chemisede rechange, ni ma trousse de toilette.”

“Pour ça, ne t’en fais pas, je m’enoccupe. On y va.”

Sur ce, il s’appuya des deux mains surla table pour se mettre debout, et Adamfit de même trois secondes plus tard.

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De loin, l’appareil de Ramez pouvaitpasser pour un avion de ligne. LaMercedes métallisée traversa tous lescontrôles de l’aéroport, pour arriver aupied même de la passerelle. Sur lacarlingue, le logo de la compagnie, deuxcroissants de lune parallèles, en fait unereprésentation stylisée de la lettre arabepar laquelle commençaient les prénomsdes deux fondateurs de la Ramzi RamezWorks, l’une des plus grandes sociétésde travaux publics dans cette partie dumonde.

A l’intérieur, n’étaient les hublots, on

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aurait oublié très vite que l’on setrouvait dans un avion. Il y avait unbureau, une chambre à coucher, et unsalon qui pouvait se transformeraisément en salle à manger. La partieréservée aux éventuels passagerscomprenait des fauteuils pour unevingtaine de personnes là où, dans unavion de ligne, on en aurait placé unesoixantaine.

Dès que les deux amis se furentinstallés, un officier de la Sûreté montaà bord. Il vérifia leurs passeports d’unrapide coup d’œil, hocha la tête, et leursouhaita bon voyage. Puis il redescendit,la porte se referma. Un steward vintvérifier que les passagers avaient bien

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attaché leurs ceintures. Ensuite, sur unsigne de son patron, il leur apporta deuxcafés turcs, accompagnés d’unassortiment de douceurs orientales.

“Du sucre, dans ton café ?”Adam fixa avec insistance le plateau

de pâtisseries, avant de répondre :“Non merci, pas de sucre.”Ils échangèrent un sourire de fausse

culpabilité. Chacun d’eux choisit unegâterie qu’il posa délicatement sur salangue ; avant de s’enfoncer dans sonsiège pour la déguster lentement.

“Pas de sucre…” reprit Ramez, enriant de bon cœur.

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Lorsqu’il eut achevé d’avaler ladernière bouchée, Adam demanda à sonami :

“Quel sentiment on éprouve, quand ondevient riche ?”

“Tu n’es pas pauvre, que je sache !”“Non, je ne suis pas pauvre. Mais

mon salaire mensuel de professeurpourrait tout juste m’acheter un billetd’avion Paris-Amman en classe touriste.Je ne m’en plains pas, note bien, je suisà l’abri du besoin et je ne désire rien deplus. Mais, vu la profession que j’aichoisie, je ne serai jamais riche.”

Jusque-là, Ramez s’était contenté desourire, peut-être avec une pointe

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d’embarras. Soudain, son visage serembrunit. Il commença par répéter laquestion de son ami, sans l’intonationinterrogative.

“Quel sentiment on éprouve quand ondevient riche… Le jour où j’ai comprisque notre entreprise avait réussi sonpari, qu’elle gagnait de plus en plusd’argent, et que j’étais effectivementdevenu un homme riche, j’ai eu lesentiment…”

Il semblait hésiter sur le choix de sesmots.

“J’ai eu le sentiment d’avoir recouvréla moitié de ma dignité.”

La phrase était obscure, et inattendue.Adam s’apprêtait à lui demander de

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préciser sa pensée, mais il remarqua queson ami était soudain très ému, et ildécida de lui laisser le temps de seressaisir.

Ramez aspira quelques gorgées decafé, avant de dire :

“Depuis des années, je me réveillechaque matin avec deux sentimentsopposés, l’un de joie et l’autre detristesse. La joie d’avoir réussi dans maprofession, d’avoir gagné beaucoupd’argent, d’avoir une belle maison et unevie familiale heureuse. Mais aussi latristesse de constater que mon peuple estau fond de l’abîme. Ceux qui parlent malangue, ceux qui professent ma religion,sont partout déconsidérés, et souvent

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détestés. J’appartiens, de naissance, àune civilisation vaincue, et si je ne veuxpas me renier, je suis condamné à vivreavec cette tache sur le front.”

Un silence. Adam ne disant toujoursrien, son ami renchérit.

“Il ne s’agit pas seulement desolidarité avec les miens, oud’empathie. Je me sens moi-mêmehumilié, personnellement humilié.

“Quand je voyage en Europe, on metraite avec des égards, comme tous ceuxqui sont riches. Les gens me sourient, ilsm’ouvrent les portes avec descourbettes, ils me vendent tout ce que jedésire acheter. Mais en eux-mêmes, ilsme détestent et ils me méprisent. Pour

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eux je ne suis qu’un barbare enrichi.Même lorsque je porte le plus beaucostume italien, je reste pour eux,moralement, un va-nu-pieds. Pourquoi ?Parce que j’appartiens à un peuplevaincu, à une civilisation vaincue. Je lesens beaucoup moins en Asie, enAfrique ou en Amérique latine, qui ontété elles aussi maltraitées par l’Histoire.Mais en Europe, je le sens. Pas toi ?”

Adam était pris de court.“Peut-être, quelquefois”, dit-il sans

trop se compromettre.“A Paris, quand tu parles l’arabe dans

un lieu public, tu n’as pas spontanémenttendance à baisser la voix ?”

“Sans doute.”

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“Observe les autres étrangers ! LesItaliens, les Espagnols, les Russes, sansmême parler des Anglais ou desAméricains. Eux, ils ne craignent pasd’essuyer un regard hostile, oudésapprobateur. Il est possible que jeme fasse des idées. Mais c’est ce que jeressens. Et même si je devenaisl’homme le plus riche du monde, ça n’ychangerait rien.”

Un long silence encore. Ramezcontemplait les nuages par le hublot.Adam se mit à les contempler à son tour.Le steward s’approcha. Sur un signe deson patron, il emporta le plat depâtisseries, et revint quelques secondesplus tard avec un plateau de fruits.

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“Tu connais ces abricots blancs ?”demanda Ramez, avec une pointe defierté.

Il en choisit un, particulièrementcharnu, et d’un jaune si clair qu’ilparaissait effectivement blanc. Il letendit à Adam, qui y mordit lentement,en fermant les yeux.

“Un délice ! Je n’en avais jamaismangé.”

“La production est si réduite qu’ils nesont jamais commercialisés. On me lesapporte spécialement d’un petit villageprès de Damas.”

“Je ne savais même pas qu’un tel goûtexistait.”

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“Je suis heureux que tu les apprécies.C’est mon fruit préféré. Ramzi aussi enraffolait. J’avais l’habitude de lui enenvoyer deux caisses chaque année.Désormais, c’est à toi que je lesenverrai.”

Ils dégustèrent religieusement un autrefruit juteux. Puis encore un autre. Maisleur plaisir était à présent altéré par lesouvenir de l’ami perdu.

Au bout d’un moment, Adam ditsimplement :

“Tu es donc allé le voir…”Ramez réagit par un long soupir, suivi

de plusieurs hochements de tête.“Oui, je suis allé le voir. J’étais

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persuadé qu’en lui présentant desarguments solides, je pourrais leconvaincre de revenir. Notre amitié n’ajamais été basée, comme tant d’autres,sur le silence, le mensonge oul’aveuglement. Nous avons toujoursbeaucoup discuté, beaucoup argumenté,dans le respect de l’opinion de l’autre.Je pensais qu’il en serait de même cejour-là. Qu’il me dirait ses inquiétudes,que je m’efforcerais de le rassurer, delui donner satisfaction, et qu’à la finj’obtiendrais une date pour son retour,ou tout au moins une promesse.

“Mais très vite j’ai compris que jem’étais trompé. A l’instant où je l’ai vudans son habit de moine, j’ai perdu mes

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moyens. Quels arguments allais-jepouvoir trouver, moi l’ingénieurmusulman, pour convaincre un moinechrétien de revenir à la vie civile ? Je neconnais rien à la théologie, et je trouvaisridicule de lui parler des difficultés denotre entreprise. Ou de quoi que ce soitd’autre. J’avais un blanc, comme unacteur qui aurait subitement oublié sontexte. Alors j’ai commencé par desbanalités maladroites. ‘Tu vas bien,Ramzi ?’ ‘Oui, merci, je vais bien.’ ‘Tune manques de rien ?’ ‘Non, j’ai tout ceque je veux.’ ‘On te traite bien ?’‘Ramez, je ne suis pas en prison, je suisdans un monastère, et de mon plein gré.’Je me suis excusé. C’est vrai que j’avaisle sentiment d’être dans le parloir d’une

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prison. J’ai essayé de rectifier le tir. ‘Jevoulais dire : est-ce que la vie que tumènes ici, parmi les moines, correspondà ce que tu espérais ?’ Il a répondu :‘Oui ! Je voulais une vie simple, où jepuisse prendre le temps de méditer, deprier, et de réfléchir. Et c’est exactementce que j’ai trouvé.’ Je lui ai demandés’il voulait que je le mette au courant dece qui se passait dans notre compagnie,il m’a dit non. Je lui ai demandé s’ilavait des nouvelles de ses enfants, il m’adit non. Je lui ai demandé si cela l’avaitdérangé que je sois venu lui rendrevisite, il m’a dit non – mais après deuxsecondes d’hésitation. Alors j’aicompris que je n’étais pas vraiment le

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bienvenu. Je me suis levé. Il s’est levé.Je lui ai serré la main, comme à unétranger. Il a dit qu’il prierait pour moi.

“Je suis sorti, je suis descendujusqu’à ma voiture, je me suis assis àl’arrière, et je me suis mis à pleurercomme je n’avais pas pleuré depuis lamort de mon père. Mon chauffeur meregardait dans le rétroviseur, mais je memoquais de ce qu’il pouvait penser, jene me suis pas retenu, j’ai laissé coulermes larmes. Ramzi était pour moi plusqu’un frère, et soudain, sans aucuneraison, il était devenu un étranger. Voilàla triste histoire de ceux qu’on appelait‘les inséparables’ !”

“Et tu me déconseillerais d’aller le

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voir ?”“Non, sûrement pas. Il faut maintenir

le contact. Avec moi, il était sur sesgardes, il avait peur que je ne fassepression sur lui pour le ramener à sa vieantérieure. Et puis c’était juste aprèssa… sa transformation, c’était trop tôt,j’aurais mieux fait d’attendre. A présent,une année est passée, il aura peut-êtreenvie de revoir un ami.”

“Je vais essayer d’y aller dans lesjours qui viennent. En fait, j’ai un projeten tête. Je voulais t’en parler, justement,quand notre conversation est partie surd’autres pistes. J’essaie d’organiser uneréunion de retrouvailles entre nos amisd’autrefois.”

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Ramez bondit quasiment de son siège.“Quelle merveilleuse idée ! J’en rêve

depuis si longtemps. Je me sentais sibien dans nos soirées ! Je me rappelleencore nos discussions, nos rires ! Je neme suis jamais consolé de voir le groupes’éparpiller. Rien ne remplace lachaleur d’une bande d’amis. Rien, ni letravail, ni l’argent, ni la vie familiale.Rien ne remplace ces moments où desamis se retrouvent, partagent leurs idées,leurs rêves, leurs repas ! Moi, en toutcas, j’en ai besoin. Je suis peut-être unnostalgique incurable, un adolescentdans l’âme qui n’a jamais accepté lemonde des adultes, mais je suis ainsi.Avec Ramzi, c’est ce que nous

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cherchions : une amitié de jeunesse quise perpétue à tous les âges de la vie, etqui soit présente dans l’activitéprofessionnelle autant que dans lasphère privée. Nous l’avions eue,pendant des années, et cela nous avaitparfaitement réussi. Puis nous l’avonsperdue…”

Son visage recommença à serembrunir, mais il se ressaisit très vite.

“Inutile de te dire que tu peux comptersur moi, tu n’auras qu’à me dire la dateet le lieu de la réunion, je viendrai.Même si je me trouve à l’autre bout dumonde, je viendrai. En revanche, si tuespères convaincre Ramzi de quitter sonmonastère pour se joindre à nous, tu vas

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au devant d’une déception. A moinsqu’il n’ait radicalement changé au coursdes derniers mois.”

“Si je me fonde sur ce que tu viens deme dire, la cause est perdue. Mais j’iraiquand même lui rendre visite. Et jel’inviterai, on verra bien quelle sera saréaction.”

“Qui d’autre penses-tu inviter ?”“J’ai déjà écrit à Albert, qui est aux

Etats-Unis, et à Naïm, qui est au Brésil.Il y aura, bien sûr, toi et moi et Tania etSémi. A part Ramzi, je pensais aussi àNidal, le frère de Bilal.”

Adam guettait une réaction de la partde son interlocuteur, mais celui-ci secontenta d’un hochement de tête ambigu.

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Alors il l’interrogea plus directement :“Tu crois que c’est une bonne idée

d’inviter Nidal ?”Ramez eut l’air d’hésiter avant de

répondre, avec une moue de résignation.“Oui, pourquoi pas, invite-le !”“Tu n’as pas l’air enthousiaste.”“Enthousiaste, non. Mais pas hostile

non plus.”Il réfléchit quelques instants.“Je vais te dire le fond de ma pensée.

Les militants radicaux comme lui, ilsdeviendront forcément un jour desoppresseurs. Mais aujourd’hui ils sontpersécutés dans la plupart de nos pays,et en Occident ils sont diabolisés. Est-ce

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que tu as envie de défendre un oppriméalors que tu sais pertinemment qu’unjour prochain, il se comportera lui-même comme un tyran ? C’est undilemme que je ne sais pas résoudre…Alors, si tu comptes l’inviter, fais-le,pourquoi pas ?”

Il haussa les épaules et se ménageaune pause avant d’ajouter :

“A qui d’autre as-tu pensé ?”“J’aimerais bien que nos amis

viennent avec leurs épouses. Elles vontpeut-être s’ennuyer en écoutant nosrécits d’anciens combattants, mais celaaidera à tisser des liens. J’espère en toutcas que ta femme pourra venir.”

“Je te laisse le soin de l’inviter quand

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nous serons à Amman. Je suis sûrqu’elle en sera ravie.”

“Je suis moins sûr que ma compagne,Dolorès, pourra se joindre à nous. Elletravaille du matin au soir.”

“Elle est française ?”“Non, argentine. Mais elle vit en

France depuis vingt ans.”“Naïm a épousé une Brésilienne, je

suppose.”“Aucune idée. Je sais qu’il est marié,

et qu’il a des enfants en âge d’aller àl’université. Mais je ne sais pas du toutqui est sa femme. S’il a jamaismentionné son prénom, je ne l’ai pasretenu.”

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“Tu te rends compte de ce que tuviens de me dire ? Toi et Naïm, vousétiez comme des frères, et aujourd’hui tune sais même pas comment s’appelle safemme. Pas plus que tu ne connaissais,ce matin, le prénom de la mienne, oumoi celui de la tienne. Ce genre dechoses m’attriste et m’écœure. J’ai lesentiment que nous nous sommes toustrahis les uns les autres.”

“Tu as raison. Mais nous avonsl’excuse de la guerre et de ladispersion.”

“On peut toujours trouver desexcuses. Mais si nous avions la moindreconsidération pour l’amitié, nousaurions quand même cherché, en un quart

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de siècle, quelques occasions pour nousréunir. Ce ne sont pas les autres que jeblâme, c’est d’abord moi-même. Jesillonne le monde sans arrêt, j’auraisparfaitement pu placer sur unplanisphère des épingles portant lesnoms de mes amis, et je les aurais revuslors de mes différents passages. Tiens,je vais faire ça, il n’est jamais trop tard.Toi à Paris, Naïm au Brésil. São Pauloou Rio ?”

“São Paulo.”“Et Albert ?”“A Indianapolis, il travaille pour un

think tank.”“Maintenant que tu mentionnes la

chose, je me souviens qu’on me l’a dit.

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Il est influent, paraît-il.”“C’est possible. En tout cas, il est très

respecté dans les milieux académiques.”“Je n’en suis pas surpris. Du temps de

l’université, c’était déjà un hommeréfléchi, subtil et imaginatif. La plupartdes gens ne s’en rendaient pas compte,parce qu’il était silencieux, et renfermé.Il a fallu qu’il aille jusqu’aux Etats-Unispour pouvoir s’épanouir. Tu es encontact avec lui ?”

“Oui, nous nous écrivons de temps àautre. C’est vrai qu’il dit souvent deschoses intelligentes, et surprenantes. Enrevanche, je ne sais strictement rien desa vie privée. Je ne sais même pas s’il aune femme et des enfants.”

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“Ça, j’en doute.”“Pourquoi dis-tu ça ?”Ramez eut l’air d’hésiter. Mais, sous

le regard insistant et perplexe d’Adam,il finit par parler.

“Un jour, nous étions seuls tous lestrois, Albert, Ramzi et moi. Commed’habitude, il était silencieux, avec sonnez pointu et son petit rictus ironique.Nous parlions d’une fille. Moi je latrouvais séduisante, et Ramzi la trouvaitprétentieuse, ou l’inverse. Desbavardages de gamins… Soudain,Albert nous a dit : ‘Vous deux, il y a desgens qui pensent que vous formez uncouple, et moi, personne ne mesoupçonne. Drôle, n’est-ce pas ?’ Nous

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avons mis quelques secondes avant decomprendre que notre ami venait denous confier son secret le plus intime.Nous nous sommes regardés, avec dessourires complices. Puis Albert a dit, enfrançais : ‘Ne le répétez pas auxbarbares !’ Nous l’avons rassuré d’unsigne de tête.

“Quand nous nous sommes retrouvésseuls, Ramzi et moi, nous nous sommespromis de ne répéter la chose àpersonne, ‘barbare’ ou pas. Tu es lapremière personne à qui j’en parle. Jesais que tu n’as pas de préjugés sur ceplan, et même si tu avais pu en avoir, tuas sûrement dû les perdre depuis que tuvis en Europe. Et lui, je suppose

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qu’après tant d’années en Amérique, ilne doit plus se cacher comme avant.Malgré tout, je te conseillerai de ne pasaborder le sujet toi-même, laisse-lui laliberté d’en parler ou pas.”

“Etrange qu’il ne se soit jamais confiéà moi”, dit Adam, peut-être étonné, etcertainement vexé. “Tu crois qu’il meclassait dans la catégorie ‘barbares’?”

“Non, sûrement pas, il t’aimaitbeaucoup, tu étais probablement son amile plus proche. Je crois simplement qu’ilne révélait son secret à personne, etqu’avec nous deux, à cet instant-là, cettephrase lui avait échappé. Une fois qu’ill’avait prononcée, il ne pouvait plus lareprendre, alors il avait simulé la

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désinvolture. Il souriait, mais c’était unsourire forcé. Il devait s’en vouloir des’être laissé aller. Mais il n’a pas eu às’en mordre les doigts. Nous ne l’avonsjamais trahi, et notre amitié avec luis’est plutôt resserrée.”

Adam regarda par le hublot. On nevoyait plus que la nuit. Tout juste unreste de clarté diffuse. Il consulta samontre.

“Bientôt huit heures.”“Nous atterrissons à Amman dans une

petite demi-heure. Un whisky ?”“Non merci. Plutôt un dernier café.”Le steward s’approcha. Prit la

commande. Puis revint avec une tasse

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fumante, un verre plein de glaçons, etune bouteille de whisky à forte odeur detourbe.

“Donc, pour les retrouvailles, nousserions une dizaine”, constata Ramez,que le projet ne laissait manifestementpas indifférent. “Et ce serait quoi ? Unbanquet ? Une cérémonie ? Unséminaire ?”

“Je n’ai pas encore réfléchi à laformule. Jusqu’ici, je n’ai fait quesuggérer l’idée d’une rencontre, pourvoir si les amis en avaient vraimentenvie, et si ça signifiait quelque chosepour eux, après toutes ces années.Jusqu’ici, les réactions sont positives,mais tout reste à faire.”

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“Tu ne peux pas faire venir les gensdes quatre coins du monde pour un dînerde retrouvailles et un café sans sucre. Ilfaut qu’il y ait autre chose.”

“Tu as raison. Mais quoi ? Pour mapart, je n’ai aucun talent d’organisateur.”

“Ton rôle n’est pas d’organiser,Adam. Tu es un professeur d’université,un intellectuel, ton rôle est de réfléchir,et de nous aider à réfléchir nous aussi.Oublie la logistique ! Oublie le décès deMourad ! Et oublie même lesretrouvailles !”

“C’est tout de même le point dedépart du projet, nos retrouvailles.”

“Oublie le point de départ ! Il faut

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toujours un prétexte pour commencer,mais il ne faut pas s’attacher troplongtemps au prétexte, sinon on oubliel’essentiel.”

“C’est quoi, pour toi, l’essentiel ?”“L’essentiel, c’est qu’un siècle

calamiteux vient de s’achever, qu’unnouveau siècle commence, quis’annonce plus calamiteux encore, et quej’aimerais bien savoir à quelle saucenous allons être mangés.”

“Et tu crois que nos amis d’autrefoisvont pouvoir te le dire ?”

“Peut-être, peut-être pas, mais j’aibesoin d’en parler avec quelqu’un. Depréférence, des personnes aveclesquelles j’éprouve une affinité, qui ont

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de l’empathie, et une certaine capacité àréfléchir. C’est ce qui m’avait séduit,dans notre cercle d’étudiants. Pastellement les idées politiques. Nous nousdisions tous marxistes à l’époque, parceque c’était dans l’air du temps. Mais jen’ai jamais rien compris au matérialismedialectique, à la lutte des classes, ni aucentralisme démocratique. Je répétaiscomme un perroquet les choses que jelisais, ou que j’entendais de la bouchede ceux qui avaient lu. Si je me disais degauche, c’est parce que je n’étais pasinsensible au sort des pauvres et desopprimés. Rien d’autre. Et si jefréquentais notre groupe, c’est parce queles personnes qui étaient là

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s’intéressaient au vaste monde, pasuniquement à leur petite vie. Ils parlaientdu Vietnam, du Chili, de la Grèce et del’Indonésie. Ils se passionnaient pour lalittérature, la musique, la philosophie etles débats d’idées. Sur le moment, onpouvait croire que ces préoccupationsétaient largement partagées parl’ensemble des gens. Mais du temps denotre jeunesse, ce genre de cercle étaitrare, et aujourd’hui il l’est encore plus.Cela fait plus de vingt ans que jen’assiste qu’à des réunions d’affaires,ou à des réunions mondaines. La plupartdes hommes traversent la vie, duberceau jusqu’à la tombe, sans jamaisprendre le temps de se demander où vale monde, et de quoi sera fait l’avenir.

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“Ce que je te dis là, c’est presque motpour mot ce que Ramzi m’a dit un jour.A l’époque, je lui avais donné raison,sans savoir quelle décision il mûrissaitdans son esprit. Moi, jamais je nequitterai le monde de mon plein gré, lesbouleversements me fascinent plusqu’ils ne m’effraient. Mais, sur un pointau moins, je suis entièrement d’accordavec lui : il faut parfois s’élever au-dessus de la vie quotidienne pour seposer des questions essentielles. Je nem’attends pas à ce que nos amis merévèlent des vérités inouïes, mais j’aisoif de les entendre raconter leursparcours, réfléchir à voix haute,exprimer leurs espoirs et leurs

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angoisses. Nous sommes à la frontièrede deux siècles et de deux millénaires.Deux mille un ! Je sais que lanumérotation des années n’est qu’uneconvention humaine, mais une année quiporte un chiffre aussi symboliqueconstitue une bonne occasion des’arrêter et de méditer. Tu ne pensespas ?”

Le visage d’Adam s’éclaira d’unlarge sourire. Son ami lui lança unregard soupçonneux.

“Qu’est-ce qui t’amuse tant dans ceque je viens de dire ?”

“Depuis ce matin, je n’arrête pas deme demander ce que je pourrais biendire à Ramzi lorsque j’irai le voir. Et tu

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viens de me donner la réponse. Je vaislui tenir très exactement le discours queje viens d’entendre de ta bouche. Si jel’invite à un banquet d’amis, il neviendra sûrement pas. Mais s’il s’agitplutôt d’une retraite méditative…”

Ramez sourit à son tour.“Essaie toujours, mais je reste

sceptique.”“C’est en tout cas la seule carte à

jouer.”“Si tu arrives à le convaincre, je

t’offre un avion comme celui-ci.”“Non merci, je ne saurais pas quoi en

faire.”“Une voiture, alors…”

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“C’est déjà plus raisonnable !”“Quelle marque ?”“Non, Ramez, je plaisantais, je n’ai

besoin ni d’un avion personnel, ni d’unevoiture. A Paris, je ne circule qu’à pied,ou en métro, ou en taxi, ou en bus.Quelquefois même à vélo. Enrevanche…”

“Oui, dis-moi !”“En revanche, si tu tiens ta promesse

de m’envoyer chaque année deux caissesd’abricots blancs…”

“Ça, c’est déjà promis.”“Et si tu y ajoutais une caisse de

mangues d’Egypte, de la variété qu’onappelle hindi, allongées, avec une chair

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couleur de rouille…”“Accordé !”“Et une caisse d’anones, et une autre

d’oranges moghrabi…”“Et des dattes, je suppose.”“Non, les dattes, j’en trouve

maintenant à Paris.”“Pas comme celles que je t’enverrai.”Il y avait encore dans le plat deux

abricots. Chacun des deux amis en pritun, pour le déguster avec une extrêmelenteur.

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7

L’avion atterrit en douceur à Amman.Une voiture tout-terrain vint prendrel’entrepreneur et son invité au pied del’appareil, pour les conduire à viveallure vers l’une des vingt collines quiceinturent le site de l’antiquePhiladelphie.

Comme Adam devait s’y attendre, larésidence de Ramez était unesomptueuse bâtisse de pierre blanche,sur trois étages, au milieu d’un jardinluxuriant qui tranchait avec l’ariditéambiante. La grille s’ouvrit à l’approchede la voiture, qui n’eut même pas besoin

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de ralentir avant de pénétrer dans lapropriété.

Lorsque les deux amis posèrent pied àterre, une nuée de gardes, de jardiniers,de domestiques, s’empressa autourd’eux. On leur ouvrit les portières enleur adressant des formules debienvenue.

Bientôt la femme de Ramez, Dunia,vint à leur rencontre, dans une longuerobe d’intérieur, grise et brodée de filsjaunes.

Dès qu’elle eut salué l’invité etembrassé son mari, elle demanda, avecune pointe d’inquiétude.

“Lina n’est pas revenue avec vous ?”

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“Non, elle est restée là-bas, elle avaitun dîner. Quand j’irai raccompagnernotre ami, je la ramènerai avec moi.”

Dunia se tourna vers Adam.“Dans cette famille, on prend l’avion

comme d’autres prennent la voiture. Onse croirait au Texas !”

Mais l’invité était frappé par toutautre chose.

“Si j’ai bien compris, la charmantepersonne qui m’a répondu au téléphone,et qui s’est présentée comme tonassistante, est en fait ta fille, votre fille.”

Les deux parents sourirent.“C’est son habitude”, dit Dunia.

“Quand elle est dans son rôle

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d’assistante, elle ne dit jamais qu’elleest sa fille.”

“Et moi, pour ne pas la trahir, je dissimplement Lina.”

“Puis tu ajoutes qu’elle a toutes lesqualités.”

“C’est mon opinion, en tantqu’employeur”, dit Ramez,manifestement heureux de pouvoir parlerd’elle.

“C’est ton opinion, en touteobjectivité”, le taquina son ami.

“Lina est l’amour de sa vie”, ditDunia d’une voix attendrie.

“Celui qui l’épousera aura intérêt à latraiter comme une reine. Sinon…”

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La menace demeura en suspens.

Adam fut escorté par ses hôtes vers ce

qu’ils appelèrent “sa chambre”, et quiétait en fait un somptueux appartement,avec une salle de bains dotée d’unjacuzzi, un salon plus vaste que celuiqu’il possédait à Paris, un bargénéreusement fourni, un téléviseur, unordinateur, et un balcon dominant laville éclairée.

Sur le lit étaient posés, encore dansleur emballage, un pyjama, troischemises, trois paires de chaussettes,des sous-vêtements, une robe de bainbrodée et des pantoufles assorties.

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“Je crois que je ne vais plus bougerd’ici”, leur dit Adam en guise deremerciement. “Il n’y aurait pas un postevacant à l’Université jordanienne ?”

“Ça peut s’arranger”, dit Ramez avecun rire sonore. “Le recteur est un bonami.”

Puis il ajouta :“Nous t’attendons en bas pour dîner.

Mais prends ton temps, nous avonsl’habitude de dîner très tard. Appelle tafemme pour lui dire où tu es ! Et appelleaussi l’hôtel pour qu’on ne t’attendepas !”

“Voilà de bons conseils”, dit Dunia.“Moi j’aimerais bien que Ramez

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m’appelle de temps en temps pour medire s’il dort à Singapour, à Dubaï ou àKuala Lumpur.”

Son mari la prit par le bras, un peupour l’interrompre, un peu pours’excuser.

“Quelle différence ? A partir d’uncertain nombre de voyages, on ne saitplus dans quelle ville on se trouve,toutes les salles de réunion seressemblent, et aussi toutes les chambresd’hôtel.

“Viens ! Laissons Adam se reposer unpeu.”

De fait, l’invité se sentait soudainexténué. Dès que ses amis le quittèrent,il se déshabilla, prit une longue douche

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très chaude, puis s’enveloppa dans larobe de bain et vint se mettre dans sonlit, sous les couvertures.

Il éprouva alors une sensation debien-être qui, ajoutée à la fatigue duvoyage, le persuada de fermer les yeuxquelques instants.

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Le huitième jour

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1

Quand Adam ouvrit les yeux, sachambre était noire. Il prit sa montre surla commode. Elle marquait six heuresquinze. Il releva les stores, et reçut lesoleil en plein visage.

Il portait encore la robe de bain. Lepyjama neuf était resté dans sa boîte,mais il n’était plus sur le lit ; quelqu’unl’avait posé sur une table, avec leschemises et tous les autres vêtementsemballés.

Ainsi, il n’avait pas bougé de toute lanuit. Il était pourtant censé rejoindre sesamis, en bas, pour le dîner. Ils étaient

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sûrement venus le chercher. Le trouvantprofondément endormi, ils auront décidéde ne pas le réveiller.

Il reprit une douche, se rasa et setapota le visage avec de l’eau deCologne ; puis il s’habilla et sortit del’appartement. Une jeune femme entablier blanc se tenait derrière la portepour le conduire vers la véranda baignéede lumière où ses amis prenaient leurpetit-déjeuner.

“Heureusement que nous ne t’avonspas attendu pour dîner !” dit Ramez enriant de bon cœur.

Adam se confondit en excuses, tandisque Dunia s’employait à le défendrecontre les sarcasmes de son mari :

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“Ce n’est pas une manièred’accueillir notre invité dès le matin.Demande-lui plutôt s’il a bien dormi !”

“Je n’ai pas besoin de le luidemander, j’ai pu vérifier de mespropres yeux,” dit son mari, quicontinuait à rigoler de plus belle. “Ilronflait comme un moteur diesel.”

“Quel malappris j’ai épousé, n’est-cepas ?”

Elle rit, et son mari aussi. Adamrenchérit :

“Si tu m’avais demandé mon avis, jet’aurais prévenue. Il a reçu uneéducation exécrable. Maintenant, c’esttrop tard. Tu n’as pas eu de chance !”

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Ramez paraissait enchanté de se faireattaquer de la sorte.

“C’était comme ça, autrefois, dansnotre groupe. On se traitait constammentd’analphabète, de sans-cervelle, et dechacal. Mais c’était juste un rituel deconnivence. On s’aimait beaucoup, et ons’estimait. N’est-ce pas ?”

Adam confirma de la tête. Puis lajeune femme en tablier qui l’avaitaccompagné revint avec une cafetièrefumante, pour les servir l’un aprèsl’autre. Dès qu’elle fut repartie, Ramezdit à sa femme :

“Dans l’avion, nous avons parlé deRamzi. Adam envisage d’aller le voir.”

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Depuis son arrivée, la veille, l’invitén’avait vu Dunia que souriante. Unsourire doux, naturel, aucunementaffecté. Mais à la mention de l’amiperdu, le sourire s’évanouitinstantanément.

“Nous ne nous sommes toujours pasremis de son départ. Je devrais mêmedire de sa ‘désertion’. C’est perturbant,un homme qui décide, du jour aulendemain, de quitter son travail, samaison, ses amis, pour aller s’enfermeravec des inconnus dans une cabane demontagne.

“Pour Ramez, et pour moi aussi, ilétait comme un frère. Quand il est parti,nous étions tous les deux abasourdis. Tu

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as un ami, tu le vois chaque jour, tu luiconfies tes secrets, tu as l’impression dele connaître comme toi-même, et un jourtu découvres que tu ne le connaissaispas. Tu découvres qu’il y avait en lui unautre personnage, que tu n’avais jamaissoupçonné. Ramez lui cherche encoredes excuses, mais moi je lui en veux. Unhomme n’a pas le droit de s’en allercomme ça, sur un coup de tête.”

“Ce n’était sûrement pas un coup detête”, observa pensivement Ramez.

“Si ce n’était pas un coup de tête,c’est pire. Cela veut dire qu’il a mûri sadécision en secret, sans nous en parler,sans jamais la discuter avec nous. Celaveut dire que dix fois, vingt fois, nous

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étions assis à cette table, lui et nous,comme nous sommes assis ce matin, etnous lui parlions à cœur ouvert, tandisque lui, il concoctait déjà dans sonesprit la décision de nous quitter, et dene plus jamais nous revoir.

“On me demande de l’excuser parcequ’il a été saisi par la foi. Quelle estdonc cette foi qui dit à un homme qu’ildoit quitter ses amis les plus proches,les plus sincères, pour pouvoir allervers Dieu ? Parce que Dieu est là-bas,dans la montagne, et pas ici, en ville ?Parce que Dieu est au monastère, et passur les chantiers, ni dans les bureaux ?Si l’on croit en Dieu, on doit croire qu’ilest partout !

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“Excuse-moi, Adam. Ce n’est pas lareligion que je critique. Je ne sais pasquelles sont tes croyances, et je nevoudrais pas te heurter.”

“Sois à l’aise, Dunia”, dit l’invité.“Devant moi tu peux critiquer toutes lesreligions du monde. La mienne commecelles des autres. Ne crois pas que je mesentirai offensé !”

“De toute manière, ce ne sont pas tescoreligionnaires que je critique, lesmiens sont pires. Quand ils vont dans lesmontagnes, ce n’est pas seulement pourprier et méditer… Ce qui m’exaspère,c’est cette manière que l’on aaujourd’hui d’introduire la religionpartout, et de tout justifier par elle. Si je

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m’habille comme ça, c’est pour mareligion. Si je mange ceci ou cela, c’estpour ma religion. On quitte ses amis, eton n’a pas besoin de s’expliquer, c’estma religion qui m’appelle. On la met àtoutes les sauces, et on croit la servir,alors qu’on est en train de la mettre auservice de ses propres ambitions, ou deses propres lubies.

“La religion, c’est important, mais pasplus que la famille, pas plus quel’amitié, et pas plus que la loyauté. Il y ade plus en plus de gens pour qui lareligion remplace la morale. Ils teparlent du licite et de l’illicite, du pur etde l’impur, avec des citations à l’appui.Moi j’aimerais qu’on se préoccupe

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plutôt de ce qui est honnête, et de ce quiest décent. Parce qu’ils ont une religion,ils se croient dispensés d’avoir unemorale.

“Moi je viens d’une famille croyante,et pieuse. Mon arrière-grand-père étaitcheikh-el-islam du temps des sultansottomans. Chez les miens, on a toujoursjeûné le ramadan. C’était naturel, çaallait de soi, on n’en faisait pas toute unehistoire. De nos jours, il ne suffit plus dejeûner, il faut aussi montrer à tout lemonde que l’on jeûne, et il fautsurveiller de près ceux qui ne jeûnentpas.

“Un jour, les gens vont en avoir assezd’une religion trop envahissante, et ils

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vont tout rejeter, le meilleur avec lepire.”

Dunia s’était enflammée. Ramez posasa main sur la sienne.

“Calme-toi, ma chérie. Ce n’est pas lareligion qui a ordonné à Ramzi de seretirer du monde. Et ce ne sont pas lesmoines qui sont venus l’enlever. Il atraversé une crise, et c’était peut-être ànous, ses amis, de nous en rendrecompte, et d’en anticiper lesconséquences.”

“Non, Ramez ! Arrête de t’accusertoi-même ! Arrête de culpabiliser ! Cen’était pas à toi de deviner ce qui sepassait dans l’esprit de Ramzi. Tu étaisson meilleur ami, c’était à lui de s’en

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ouvrir à toi, de te confier sesinquiétudes, pour que vous puissiez endiscuter ensemble. Toi et moi, nousn’avons rien à nous reprocher. Et cen’est pas non plus – tu as raison – lafaute des moines. Si quelqu’un a mal agi,c’est Ramzi. Et c’est cette femme… Onne maudit pas une personne morte, maissi elle était encore de ce monde, je neme serais pas gênée pour la maudire.”

Elle s’interrompit, comme pourchercher ses mots, ou pour s’apaiser, oupeut-être pour se remémorer quelquescène. Les deux hommes se contentèrentde l’attendre en silence.

“Lorsque des gens entrent chez nous”,reprit-elle, “j’observe toujours leurs

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yeux. Et j’essaie de deviner leurspensées. La plupart se disent, jesuppose, qu’ils aimeraient bien posséderune maison comme la nôtre. Mais tousne se le disent pas dans le même esprit.Pour les uns, c’est avec émerveillement ;pour les autres, avec envie. Certains denos visiteurs sont plus riches que nous,la plupart sont beaucoup moins riches, etcertains sont pauvres. Mais leurémerveillement ou leur envie nedépendent pas de leur richesse ou deleur pauvreté. C’est une attitude enversla vie. Haroun el-Rachid était calife, sonempire s’étendait du Maghreb jusqu’auxIndes, mais il enviait son vizir Jaafarpour sa prospérité, et il s’est acharné àle ruiner et à le déposséder. Il y a des

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gens qui sont heureux du bonheur desautres, même s’ils ne le partagent quebrièvement, et très partiellement, et del’extérieur. Et il y en a d’autres qui sesentent agressés par le bonheur desautres.

“Toi, Adam, en arrivant ici, tu as dûte dire : ‘Mon ami Ramez a fait fortune,il s’est fait construire une belle maison,sa femme est accueillante, je vais passerun moment agréable en leur compagnie.’Elle, la femme de Ramzi, dès qu’ellemettait les pieds chez nous, je lisaisl’envie dans ses yeux et sur ses lèvresserrées. Lorsqu’il y avait un nouvelobjet, elle le voyait tout de suite. Ramez,lorsque j’achète un nouveau tapis, il peut

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marcher dessus cinquante fois sans leremarquer. Je dois à chaque fois lui dire‘Regarde !’ pour qu’il le voie. Cettefemme, à l’instant où elle entrait,repérait le nouvel objet, et je la voyaiscalculer dans sa tête le prix que j’avaispu payer.

“Quand nous nous sommes installésici, nous avons eu, par trois fois, desfuites d’eau, et j’avais exprimé devant lafemme de Ramzi ma crainte qu’on seréveille un matin avec toute la maisoninondée, les murs, les meubles, les tapis,les tentures… Je l’ai regardée, et je n’aivu sur son visage que de la joie, une joiedébordante, incontrôlée, comme si je luiavais annoncé le plus heureux

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événement.“Je me souviens d’avoir eu peur

d’elle, ce jour-là, et de m’être dit : ‘Elleva jeter un sort à mon mari !’D’ordinaire, je ne suis passuperstitieuse, mais j’avais constammentpeur, surtout lorsque Ramez prenaitl’avion. Je lui ai même fait jurer de nejamais mentionner l’appareil devantelle.”

L’intéressé confirma d’un sourire, touten haussant les épaules et les sourcilspour bien montrer qu’il ne croyait pas àces histoires de mauvais œil. MaisDunia reprit, sans se soucier de saréaction :

“Ramez et Ramzi ont gravi les

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marches ensemble, la main dans la main,aucun des deux n’est moins riche quel’autre. Sauf que chez Ramzi, la fortunese voyait moins, il a toujours été discretet réservé. Ce qui est, en soi, unequalité. Mais sa femme vivait la chosecomme une punition. Ramez est plusdépensier, plus démonstratif, plus showoff…”

L’intéressé arrondit les yeux.“Moi, show off ?”Dunia passa sa main dans les cheveux

de son mari, avec une tendressematernelle.

“Oui, mon chéri, tu aimes bienmontrer ta maison, ton avion privé, taMercedes.”

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“Tu imagines ce que les gens diraientsi un homme aussi riche que mois’habillait comme un mendiant, et roulaitdans un vieux tacot ?”

“Je ne te critique pas, mon chéri, tume plais comme tu es, j’aurais étémalheureuse si j’avais épousé un avare.Mais c’est un fait que tu ne caches pas tafortune, alors que ton associé préféraitqu’on dise : ‘Il est devenu riche, et il n’arien changé à sa manière de vivre !’ Est-ce que je me trompe ?”

“Ce que dit Dunia est juste”, reconnutson mari. “Ramzi aimait bien que l’ondise qu’il avait beaucoup travaillé pourréussir, mais il devenait timide quand onle disait riche. Il avait presque honte de

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son argent. C’est peut-être pour cetteraison, d’ailleurs, que sa femme secomportait comme elle le faisait. Elledevait avoir envie de dépenser, et luil’en empêchait.”

“Finalement, ceux qu’on avaitsurnommés ‘les inséparables’ étaienttrès différents l’un de l’autre”, observaAdam à voix basse, comme s’il neparlait qu’à lui-même. “Vous avez tousles deux fait fortune, mais vous n’enavez pas tiré les mêmes enseignements.Toi, tu as estimé que le Ciel avait voulute récompenser ; lui, il a estimé que leCiel avait voulu l’éprouver.”

Son hôte confirma avecempressement.

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“Très juste ! C’est exactement commeça qu’il réfléchissait, Ramzi. Il disaitd’ailleurs que le Ciel avait envoyé lepétrole aux Arabes non pour lesrécompenser, mais pour les éprouver,peut-être même pour les punir. Ce enquoi il avait parfaitement raison, je doisdire. Le pétrole, c’est une malédiction.”

“C’est pourtant grâce à l’argent dupétrole que vous avez fait fortune, tousles deux”, lui rappela Adam.

“Oui, c’est vrai. Pour Ramzi et moi,c’était la fortune, mais pour l’ensembledes Arabes, le pétrole aura été unemalédiction. Pas seulement pour lesArabes, d’ailleurs. Est-ce que tu connaisun seul pays que le pétrole a rendu

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heureux ? Passe-les tous en revue.Partout, l’argent du pétrole a provoquédes guerres civiles, des bouleversementssanglants ; il a favorisé l’émergence dedirigeants fantasques et mégalomanes.”

“Pourquoi, à ton avis ?”“Parce que les gens ont eu beaucoup

d’argent du jour au lendemain, et sansavoir eu besoin de travailler pour legagner. Résultat, on a vu se propager uneculture de la paresse. Pourquoi devrais-tu te fatiguer, si tu peux payer quelqu’und’autre pour se fatiguer à ta place ? Onse retrouve avec des populationsentières de rentiers, et à leur service despopulations entières de serviteurs, pourne pas dire d’esclaves. Tu crois qu’on

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peut bâtir des nations avec ça ?”“Tu t’es senti esclave, toi ?” dit

Dunia, quelque peu offensée.“Oui, chaque fois que je suis en

présence d’un émir, je me sens un peuesclave. Un esclave de luxe, un esclaveriche et bien nourri, mais un esclavequand même.”

Il se tut, comme pour se rappeler desscènes précises. Puis il reprit :

“Le fondateur de l’OPEP, unVénézuélien, disait que leshydrocarbures étaient les ‘excréments dudiable’… Il avait raison. Ceux quiécriront l’histoire dans cent ans diront,j’en suis sûr, que le pétrole n’a enrichiles Arabes que pour mieux les ruiner !”

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Des oiseaux s’étaient mis à gazouillerdans le jardin. Les hôtes et l’invité seturent pour mieux les écouter, et pours’imprégner de leur insouciance, de leurapparente gaieté.

Puis Ramez dit à son ami :“Parle à Dunia des retrouvailles que

tu penses organiser !”Adam raconta la genèse du projet. Il

énuméra les personnes qu’il envisageaitde réunir, et dit quelques mots dechacune. Puis il rappela brièvement ceque fut leur cercle d’amis, évoquantleurs querelles, leurs idéaux, et leursvaines promesses de ne jamais se perdrede vue. Avant d’ajouter :

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“Dans l’avion, je disais à Ramez quej’aimerais beaucoup que nos femmessoient avec nous, mais que je craignaisqu’elles s’ennuient à nous entendreraconter nos souvenirs d’anciensmilitants. Après notre conversation dece matin, je suis sûr que deux de nosfemmes au moins devraientimpérativement se joindre à nous : lamienne, Dolorès, et toi, Dunia, si tu veuxbien.”

“Ce sera avec plaisir. Ramez meparle beaucoup de cette époque que jen’ai pas connue, et je serais enchantéed’entendre vos histoires, ça nem’ennuiera pas du tout. Ce seraitquand ?”

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“La date n’est pas encore fixée.J’envisage…”

“Peu importe, je suis une épouseorientale soumise, je n’ai pasd’engagements sans mon mari ; s’il estlibre ce jour-là, je suis libre.”

Ledit mari leva les yeux au ciel, puisbaisa la main de Dunia, avant de dire :

“Avant que je n’oublie, Sémiramis atéléphoné hier soir. Elle s’inquiétait dene pas te voir à l’hôtel, et quand je lui aidit que tu étais venu avec moi à Amman,elle a prononcé des mots crus que je nerépéterai pas.”

“C’est ma faute”, reconnut Adam.“J’avais l’intention de l’appeler, puis je

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me suis assoupi. Elle doit êtrefurieuse…”

“Quand tu rentreras à l’hôtel, tu vast’en rendre compte. A mon avis, tu feraismieux de rester à Amman, je t’accordel’asile.”

Son invité sourit.“Non, il faut que j’aille subir le

châtiment que je mérite. A quelle heuretu penses que nous pourrions partir ?”

“J’ai dit à l’équipage d’être prêt àdécoller vers onze heures. Ça te va ?”

Adam consulta sa montre. Il était huitheures trente.

“C’est parfait. Nous avons le tempsde nous préparer calmement.”

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“Mon épouse soumise a décidé dem’emmener voir sa mère. Nouspasserons la journée chez elle à lamontagne, puis nous rentrerons le soir àAmman en ramenant notre fille avecnous.”

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2

De retour à l’Auberge Sémiramis,Adam monta discrètement dans sachambre. Mais au moment d’ouvrir laporte, il entendit le téléphone sonner. Sa“châtelaine” avait manifestementdemandé qu’on l’informe de son arrivée.Aucun reproche, cependant, aucuneréprimande. Elle voulait seulement luidire qu’elle serait absente jusqu’au soir,et qu’à son retour elle l’appellerait pourqu’ils dînent ensemble.

Il commença par prendre quelquesnotes concernant ses conversations avecRamez et sa femme, notamment sur ce

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qu’ils lui avaient dit à propos de Ramzi,et qui pourrait lui être utile le jour où ilse rendrait chez lui, au monastère. Puisil releva le capot de son ordinateurportable afin de consulter son courrier.Un long message de Naïm lui étaitparvenu en son absence.

“Bien cher Adam,En lisant ton dernier courrier, et

en relisant celui que je t’avais écritmoi-même, il me semble qu’il y a euun petit malentendu que j’aimeraisdissiper.

J’ai bien dit que j’avais quitté lepays “à contrecœur”, et tu en asconclu que mes parents m’y avaientforcé. Je dois à la mémoire de mon

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père de rectifier : il ne m’a pasforcé, il m’a persuadé, au coursd’une longue conversation ‘entrehommes’ que je n’oublierai pas.

Nous avions eu, dans lessemaines précédentes, plusieurséchanges vifs. Chaque fois que l’onévoquait le départ, je manifestais madésapprobation, il me reprenait, jerépondais avec irritation, le tonmontait, et ma mère se mettait àpleurer. L’atmosphère à la maisondevenait détestable pour tous. Unjour, il m’a convoqué dans la petitepièce qui lui servait de bureau. Ilm’a demandé de m’asseoir dans unfauteuil, il a refermé la porte, puis,

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chose exceptionnelle, il a pris danssa poche son paquet de Yenindjipour m’en offrir une. C’était enquelque sorte l’équivalent moral ducalumet de la paix. Il a allumé macigarette, puis la sienne, et déplacéle cendrier pour le mettre à égaledistance de nous deux.

Je me rappelle la scène comme sielle s’était déroulée la semainedernière, alors que cela fait plusd’un quart de siècle ! La piècen’était pas grande, comme tu le sais ;il n’y avait de la place que pour lesdeux fauteuils où nous étions assis.Les murs étaient tapissés de livresen diverses langues, et il y avait un

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secrétaire en bois, incrusté de nacre,avec beaucoup de petits tiroirs. Lalumière venait d’une fenêtre quidonnait sur le jardin de l’immeuble.Il faisait froid, ce jour-là, mais monpère l’avait entrouverte à cause dela fumée.

Je me souviens des mots parlesquels il avait entamé saplaidoirie : ‘Quand j’avais ton âge,j’avais moi aussi des amisestimables, des jeunes genshonnêtes, instruits, talentueux,appartenant à toutes lescommunautés, et qui avaient lesambitions les plus nobles. Pour moi,ils étaient plus importants encore

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que ma famille. Nous rêvionsensemble d’un pays où les citoyensne seraient plus définis en prioritépar leur appartenance religieuse.Nous voulions secouer lesmentalités et bousculer les vieilleshabitudes.’

L’un de leurs chevaux de bataille,me dit-il, concernait les prénoms.Pourquoi fallait-il que les chrétiensportent systématiquement desprénoms chrétiens, les musulmansdes prénoms musulmans, et les juifsdes prénoms juifs ? Pourquoi fallait-il que chacun porte dans son prénommême l’étendard de sa religion ? Aulieu que les uns se prénomment

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Michel ou Georges, les autresMahmoud ou Abderrahman, et nousSalomon ou Moïse, on aurait tousdes prénoms ‘neutres’ – Sélim,Fouad, Amin, Sami, Ramzi, ouNaïm.

‘C’est de là que vient tonprénom’, m’a expliqué mon père.‘Plusieurs de mes amis ont eu, à cesujet, des disputes graves avec leursfamilles. Certains ont dû céder ;moi, j’ai tenu bon. Ton grand-pèreaurait voulu que je t’appelle Ezra,comme lui. Pour me justifier à sesyeux, je lui ai expliqué que pendantdes siècles, les juifs ont étécontraints de porter des habits

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distinctifs pour que les goyim lesreconnaissent du premier coupd’œil, et qu’ils puissent les éviter,ou demeurer sur leurs gardes ; et queles prénoms distinctifs jouaient unrôle similaire. Je ne suis pas sûr del’avoir convaincu, mais il m’a laisséfaire.

‘Si je te raconte cela, c’est pourte dire que j’ai eu, dans ma jeunesse,les mêmes idéaux que toi, les mêmesrêves de coexistence entre toutes lescommunautés, et que ce n’estcertainement pas de gaieté de cœurque j’emmène aujourd’hui mafamille hors d’un pays où mesancêtres ont vécu pendant cinq cents

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ans. Mais pour nous, vivre ici estdevenu impossible, et tout me porteà croire que ce sera pire demain.

‘Ne te fais pas d’illusions, bientôtil n’y aura plus aucune communautéjuive dans tout le monde arabe.Aucune ! Certaines sont déjà en voied’extinction, celles du Caire,d’Alexandrie, de Bagdad, d’Alger,de Tripoli… Et maintenant la nôtre.Bientôt il n’y aura plus dans cetteville dix hommes pour direensemble la prière ! C’est unedérive profondément triste,profondément déprimante. Maisnous n’y pouvons rien, Naïm, ni toi,ni moi.

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‘A qui la faute ? A la création del’Etat d’Israël ? Je sais que vous lepensez, tes amis et toi. Et c’est enpartie vrai. Mais seulement enpartie. Parce que la discrimination,les vexations de toutes sortes,existent depuis des siècles, bienavant l’Etat d’Israël, bien avantqu’il n’y ait ce contentieuxterritorial entre Juifs et Arabes. Est-ce qu’il y a eu un seul moment dansl’histoire du monde arabe où nousayons été traités comme des citoyensà part entière ?

‘Ailleurs non plus, tu me diras.Oui, c’est vrai. En Europe, il y a eupire, mille fois pire. Je n’en doute

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pas. Il a fallu toute l’abominationnazie pour que les mentalitéscommencent à changer de façonradicale, pour que l’antisémitismecommence à être considéré commeune pratique dégradante et unemaladie honteuse.

‘Je suis persuadé que cetteévolution aurait pu s’étendre aumonde arabe. Si, au lendemain del’horreur nazie, il n’y avait pas eu ceconflit autour de la Palestine, le sortdes Juifs dans les sociétés arabes nese serait-il pas amélioré, au lieu dese détériorer ? Je crois que si, j’ensuis même certain. Mais ce n’est pasce qui s’est passé. Ce qui s’est

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passé, c’est l’inverse. Partoutailleurs, la situation des Juifss’améliore, et pour nous seuls ellese détériore. Ailleurs, les pogromssont relégués à la poubelle del’Histoire, et chez nous ilsrecommencent. Ailleurs, lesProtocoles des Sages de Siondisparaissent des bibliothèquesrespectables, et ici, on les imprime àtour de bras.

‘L’autre jour, quand nous avonsparlé de la guerre des Six Jours, tuas comparé l’attaque de l’aviationisraélienne contre les aérodromesmilitaires arabes à l’attaque surprisedes Japonais contre Pearl Harbor.

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Ce parallèle me paraît outrancier,mais il contient une part de vérité– sinon dans les faits historiques, dumoins dans la perception de cesfaits. Il est vrai que beaucoup de noscompatriotes voient maintenant ennous les ressortissants d’unepuissance ennemie, un peu commeces Américains d’origine japonaisequ’on avait enfermés dans descamps après Pearl Harbor pour neles relâcher qu’au lendemain de lavictoire. Que se serait-il passé si leJapon avait gagné la guerre, s’ilavait pu conserver toutes sesconquêtes en Asie et dans lePacifique – la Chine, la Corée, lesPhilippines, Singapour et le reste –,

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s’il avait imposé aux Etats-Unis unarmistice humiliant, avec l’abandonde Hawaii, par exemple, et lepaiement de lourdes réparations ?

‘De ce point de vue, on pourraiteffectivement dire que la guerre desSix Jours, c’est comme un PearlHarbor qui aurait brillammentréussi. Pendant que les Israéliensexultent, les Arabes sont fous derage, et nous, nous devenons leurssouffre-douleur. C’est minable des’attaquer à des populations civilessans défense, mais il ne faut pasattendre des foules humiliéesqu’elles se montrent magnanimes etchevaleresques. Nous sommes

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désignés comme ennemis, et nousserons traités comme tels ; même toi,Naïm, et quelles que soient tesopinions. On en est là ! Que celanous convienne ou pas, il n’y a pasd’échappatoire.’

C’est la première fois que je

consigne par écrit les propos de monpère. Grâce à toi, Adam. Grâce auxquestions que tu m’as posées, auxréminiscences que tu as suscitées enmoi. Et aussi grâce aux explicationsdétaillées que tu m’as fournies hiersur les agissements de Mourad. Jeme suis dit, en les lisant, quel’histoire des nôtres, de nos familles

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et de notre bande d’amis, celle denos illusions et de nos égarements,n’est pas inintéressante à raconter,parce qu’elle est un peu aussil’histoire de notre époque, de sesillusions, justement, comme de seségarements.

Mais je referme la parenthèsepour en revenir à cette conversationcrépusculaire avec mon père, à laveille de notre départ, de notre petitexode – ma mère préfère dire notre‘sortie’. Ce n’était pas vraiment uneconversation, d’ailleurs, c’était uneplaidoirie, comme je te l’ai dit audébut de cette lettre, une plaidoiriequ’il avait longtemps préparée, non

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seulement pour me convaincre, maisd’abord pour se convaincre lui-même, et pouvoir prendre sadécision.

Je l’avais laissé parler. Il avaitl’air si ému, si sincère, si prévenantenvers les idées que je nourrissaismoi-même, que je n’avais pas enviede polémiquer avec lui. Il est vraiqu’en dépit des débats houleux quenous avions en ce temps-là, jel’admirais, je l’aimaisprofondément, je ne doutais pas unseul instant de son intégrité moraleni de son acuité intellectuelle.

Et je n’étais pas le seul àl’admirer. Toute la communauté

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écoutait ses opinions avec respect,et guettait ses gestes. C’estd’ailleurs pour cela que notrefamille a été l’une des dernières àquitter le pays. Mon père savait queson départ serait un signal, et il nevoulait pas le donner à la légère.Tant qu’il y avait encore un espoir,il voulait l’explorer.

A un moment, au cours de cetteconversation, je lui ai demandé sinous aurions été contraints à l’exilmême si Israël avait perdu la guerre.Il a posé sur mon bras une mainconsolatrice. ‘Ne cherche pas,Naïm, c’est inutile, il n’y a aucunesolution, j’ai déjà retourné la chose

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mille fois dans ma tête. Notre sortest scellé depuis longtemps, bienavant ta naissance et même avant lamienne. Si Israël avait perdu ladernière guerre, ça aurait été encorepire, nous aurions été à la foispersécutés et méprisés.

‘De toute manière, jamais mabouche ne souhaitera la défaited’Israël, qui signifie sa destruction.Pour notre petite communauté, lacréation de l’Etat s’est révéléedésastreuse ; pour l’ensemble dupeuple juif, c’est une entreprisehasardeuse ; chacun a le droit d’yêtre favorable ou défavorable, maison ne peut plus en parler comme si

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c’était un vague projet de MonsieurHerzl. C’est à présent une réalité, etnous sommes tous embarqués danscette aventure, que nousl’approuvions ou pas. C’est commesi toi, Naïm, tu avais pris monargent, oui, tout l’argent de notrefamille jusqu’à la dernière piastre,et que tu étais allé le jouer sur uncheval aux courses ; je t’aurais traitéde tous les noms, je t’aurais accuséde nous avoir ruinés, je serais peut-être même allé jusqu’à maudirel’heure où tu es né. Mais est-ce quej’aurais prié pour que ton chevalperde la course ? Non, sûrementpas. J’aurais quand même prié pourque ton cheval sorte gagnant. Si

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Israël sortait perdant de la prochaineguerre, ce serait pour tous les Juifsune tragédie d’ampleurcataclysmique. Nous avons eusuffisamment de tragédies commecela, tu ne trouves pas ?’

A ce point de l’entretien, je luiavais demandé si, pour lui, ladestination ultime de notre familleallait être Israël. Il a pris quelquessecondes avant de répondre : ‘Non,ce sera le Brésil.’ Il avait untremblement dans la voix, ce quim’avait donné à croire que sonopinion n’était pas arrêtée. Pourtant,elle l’était, et il allait s’y tenirjusqu’à la fin de sa vie. Plusieurs

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fois il s’est rendu en Israël, sansjamais songer à s’y établir. Ma mèreétait d’un autre avis. Elle avait deuxde ses sœurs à Tel-Aviv, et elleaurait aimé vivre près d’elles. Maiselle est de la vieille école, celle oùles femmes ne remettent pas encause les décisions de leurs maris.Quand elle avait des doutes, elle lesgardait pour elle. De toute manière,ce n’étaient que des interrogations,fondées sur des attachessentimentales, et qui ne pouvaiententrer en compétition avec lesraisonnements charpentés de monpère. Quand elle l’entendaitcritiquer Israël, elle n’était pascontente, mais elle réagissait par des

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soupirs, ou s’efforçait de détournerla conversation plutôt que derépondre du tac au tac.

Un jour, bien des années aprèsnotre départ, l’une de mes tantesmaternelles, Colette, est venue nousrendre visite à São Paulo. Elle étaitboulotte, futée, rigolote, et mon pèrel’aimait beaucoup. De ce fait, elles’est sentie autorisée à lui lancer, aucours d’un déjeuner familial :‘Alors, Moïse, quand est-ce que tuvas finir par emmener ta petitefamille en Israël pour que nouspuissions vivre les uns à côté desautres ?’ Mon père s’est contenté desourire. Alors ma tante a renchéri :

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‘Le Brésil, c’est très bien, mais là-bas, c’est tout de même chez nous, tune crois pas ?’ Mon père n’a pasrépondu, et il n’a plus rien ditjusqu’à la fin du repas. Ma mères’était dépêchée de parler d’autrechose. Tout en continuant àsurveiller son mari du coin de l’œil,parce qu’elle connaissait son modede fonctionnement. On avait beau letitiller, le provoquer même, il neréagissait jamais de manièreimpulsive. En toutes circonstances,il prenait son temps, il réfléchissait,il évaluait.

On s’était donc levés de tablepour aller s’asseoir sur la véranda.

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Et c’est au moment où l’on servait lecafé que mon père s’est enfin décidéà répondre à ma tante. Sans laregarder, en fixant le fond de satasse, comme si elle contenait unprompteur. ‘La Palestine, nousavons le droit de l’appeler ‘eretzyisrael’, et nous avons le droit d’yvivre, autant que les autres, et mêmeun peu plus. Mais rien ne nousautorise à dire aux Arabes : Allez,ouste, dégagez d’ici, cette terre est ànous, depuis toujours, et vous n’avezrien à y faire ! Ça, pour moi, c’estinadmissible, quelle que soit notreinterprétation des textes, et quellesqu’aient pu être nos souffrances.’

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Il s’est tu, il a pris une gorgée deson café, puis il a ajouté, sur un tonsobre : ‘Mais il est vrai aussi que sion était arrivés timidement, ens’excusant de l’intrusion, et endemandant aux Arabes s’ilsvoulaient bien avoir l’obligeance denous faire un peu de place, onn’aurait rien obtenu, et on se seraitfait chasser.’

Il s’est tu quelques instantsencore, puis, pour la première fois,il a regardé droit dans les yeux sabelle-sœur préférée. ‘A desquestions comme celles-là, Colette,il n’y a aucune réponse satisfaisante.Comment cesser d’être un agneau

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sans devenir un loup ? La voiesuivie par les Israéliens ne meconvainc pas, mais je n’ai pasd’alternative à leur proposer. Alorsje m’éloigne, je me tais et je prie.’

Il s’est tu, comme s’il priaitréellement. Puis il a ajouté, sur unton plus allègre : ‘Les gens d’ici ontl’habitude de dire : Deus éBrasileiro ! Au début, j’en souriais,mais maintenant je pense qu’ils ontraison, bien plus qu’ils ne le croienteux-mêmes. Quand l’Eternelcontemple le monde, quelle est lacontrée qui Le rend le plus fier deSa création et de Ses créatures ? Parquelle contrée se sent-Il glorifié, et

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par laquelle se sent-Il insulté ? Jesuis persuadé que c’est cette terre-ci, la terre du Brésil, qu’Ilcontemple avec joie, avec fierté, etc’est la nôtre, là-bas, au Levant,qu’Il contemple avec tristesse etavec colère. Oui, mes nouveauxcompatriotes ont raison, Deus éBrasileiro. C’est ici la terre sainte,c’est ici la terre promise, etl’humble Moïse que je suis neregrette pas d’y avoir conduit lessiens.’

Pardon, cher Adam, d’avoir

répondu si longuement à ta petitephrase. Mais il le fallait. Pour

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honorer la mémoire de mon père, etaussi pour t’exposer mes propresidées. Car ses paroles, telles que jeviens de te les rapporter demémoire, représentent, pourl’essentiel, ce que je pense moi-même aujourd’hui. Il m’a transmissa vision comme il m’a transmis sesvieux livres, et j’ai le sentimentd’être le légataire d’une sagessedésuète dont nos contemporains neveulent plus. Nous sommes à l’âgede la mauvaise foi et des campsretranchés. Qu’on soit juif ou arabe,on n’a plus le choix qu’entre lahaine de l’autre et la haine de soi. Etsi tu as le malheur d’être né, commemoi, à la fois arabe et juif, alors tu

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n’existes tout simplement pas, tun’as même pas le droit d’avoirexisté ; tu n’es qu’un malentendu,une confusion, une méprise, unefausse rumeur que l’Histoire s’estdéjà chargée de démentir. Et net’avise surtout pas de rappeler auxuns et aux autres que c’est en arabeque Maïmonide a rédigé le ‘Guidedes égarés’ !

Crois-tu que, dans notre cercled’amis, ou dans ce qu’il en reste, onpeut encore parler de ces sujets avecsérénité ? Est-ce que le Juif que jesuis pourra exprimer les nuances desa pensée sans avoir à se proclamer,d’emblée, anti-israélien et

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antisioniste ?Je te pose – et me pose – ces

questions, mais ce n’est pas unecondition que je fixe pour ma venue.J’ai envie de revoir le pays, deretrouver les amis, et s’il estimpossible de discuter sereinement,je ne discuterai pas. Jamais je nem’abaisserai à dire ce que je nepense pas, mais je peux parfaitementm’abstenir de dire tout ce que jepense. Je visiterai le pays, je megaverai de bonnes choses, et jeraconterai mes souvenirs d’enfanceen évitant les sujets qui fâchent.

Fidèlement à toi,Naïm”

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3

Dès qu’il eut fini de lire le longmessage de son ami, et avant de songer àce qu’il pourrait lui répondre, Adamouvrit son carnet pour y consignerquelques réminiscences.

Je n’ai pas bien connu le père deNaïm. Il m’est arrivé de le saluer,d’échanger avec lui deux ou troisformules de politesse, mais je n’aijamais discuté avec lui. Dans monsouvenir, il était grand, avec deslunettes en écaille et des cheveuxchâtains coupés court. Je mesouviens qu’il portait des

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chaussures bicolores, blanc etmarron, qui devaient être à la modeen ce temps-là. L’impression quim’est restée de lui est celle d’unpersonnage strict, sans doute parceque son fils parlait à voix plusbasse quand il le savait à lamaison.

Je me souviens très bien aussi dupetit bureau où ils ont eu leurlongue conversation. A la réflexion,je me dis que l’homme ne devaitpas être si sévère, après tout,puisque Naïm n’hésitait jamais àm’emmener dans cette pièce. Nousy jouions même quelquefois auxéchecs, assis sur les deux grands

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fauteuils. Nous étions effectivemententourés de livres, en diverseslangues, dont certains paraissaienttrès anciens. Mais je n’en voyaisque le dos, je n’en ai jamais ouvertun seul.Il referma son carnet, relut la lettre de

bout en bout, puis il entreprit d’yrépondre.

“Bien cher Naïm,Merci d’avoir pris le temps de

me raconter cet épisode de ta vie.J’ai lu ton récit avec émotion, etavec, tout au long, un mélange detristesse et de fierté.

La fierté, c’est par rapport à mesamis. Du moins à la plupart d’entre

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eux. Depuis que je suis revenu aupays dans les circonstances que tusais, je m’efforce de les retrouver,de les redécouvrir, souvent aprèsde longues années d’éloignement,et je me rends compte que nousétions porteurs des rêves les plusnobles. Si j’avais pu avoir lemoindre doute à ce sujet, la lettreque tu viens de m’écrire auraitsuffi à le dissiper.

La tristesse, c’est par rapport àce que nous sommes devenus.Comment expliques-tu que nousayons eu si peu d’influence sur lamarche de notre pays, de notrerégion, sans même parler de la

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marche du monde ? Commentexpliques-tu que nous nousretrouvions à présent dans le campdes perdants, des vaincus ? Quenous nous soyons ainsi éparpillés àtravers le monde ? Et que la voixsage qui est la nôtre soit devenueaussi inaudible ?

Mais j’en viens sans tarder à ta

si belle lettre, et au thème gravequ’elle traite avec tant de sincérité.

Ce conflit qui a bouleversé nosvies n’est pas une querellerégionale comme les autres, et cen’est pas seulement un

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affrontement entre deux ‘tribuscousines’ malmenées parl’Histoire. C’est infiniment plusque cela. C’est ce conflit, plus quetout autre, qui empêche le mondearabe de s’améliorer, c’est lui quiempêche l’Occident et l’Islam de seréconcilier, c’est lui qui tirel’humanité contemporaine versl’arrière, vers les crispationsidentitaires, vers le fanatismereligieux, vers ce qu’on appelle denos jours ‘l’affrontement descivilisations’. Oui, Naïm, j’en suispersuadé, ce conflit qui a gâché tavie et la mienne est aujourd’hui lenœud douloureux d’une tragédiequi va bien au-delà de nous ou de

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notre génération, bien au-delà denotre pays natal ou de sa région. Jele dis en pesant mes mots : c’estd’abord à cause de ce conflit quel’humanité est entrée dans unephase de régression morale, plutôtque de progrès.

Serais-je en train de tomber dansce travers, si répandu chez lesnôtres, et qui consiste à donner uneimportance très excessive à tout cequi nous touche de près ? Rappelle-toi comme nous nous moquionsautrefois de ceux qui, à chaquedispute entre deux villages de laMontagne, se mettaient à spéculersur ce qu’allaient faire les

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Américains, sur ce qu’allaient direles Français, et sur la manière dontallaient riposter les Russes, commesi le reste du monde n’avait pasd’autres chats à fouetter. Ayant, entant qu’historien, un sens aigu dela relativité des choses, je me suistoujours retenu de dire, et même depenser, que ce conflit au Proche-Orient avait pu détourner lacaravane humaine tout entière versune autre destination.

Mais, à force de vouloir éviter cetravers risible, on risque de tomberdans le travers inverse, celui de labanalisation, que résume ceproverbe bien de chez nous : ‘Ma

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sar chi, ma sar metlo.’ Je le citeparfois à mes étudiants, en letraduisant à ma manière : ‘Tout cequi se passe ressemble forcément àquelque chose qui s’est déjà passé.’Et je le réfute vigoureusement, vuque les réalités d’aujourd’hui nereproduisent jamais celles d’hier,et que les similitudes sont plustrompeuses qu’instructives.

En l’occurrence, on pourraitaffirmer, sans risque d’erreur, quedans l’histoire trois ou quatre foismillénaire du peuple juif, lesannées quarante du vingtièmesiècle, qui ont vu une tentatived’extermination, puis la défaite du

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nazisme, puis la création de l’Etatd’Israël, constituent la décennie laplus dramatique et la plussignificative de toutes.

Ton père te l’a dit à sa manière,et j’en suis tout aussi persuadé quelui : quand nous sommes nés, toi etmoi, un cataclysme venait de seproduire, qui allait avoir desconséquences à la fois régionaleset planétaires, qui allaitinévitablement désintégrer nosexistences, et nous n’y pouvionsstrictement rien.

Dans un monde idéal, les chosesauraient pu se passer autrement.Les Juifs seraient venus en

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Palestine en expliquant que leursancêtres avaient vécu là il y a deuxmille ans, qu’ils en avaient étéchassés par l’empereur Titus, etqu’à présent ils avaient décidé d’yrevenir ; et les Arabes quipeuplaient ce pays leur auraientdit : ‘Mais bien sûr, entrez donc,vous êtes les bienvenus ! Nous vouslaisserons la moitié du pays et nousirons vivre dans la moitié quireste.’

Dans le monde réel, les chosesne pouvaient se passer ainsi.Quand les Arabes ont compris quel’immigration juive n’était pas lefait de quelques groupes de

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réfugiés, mais qu’il s’agissaitd’une entreprise organisée visant às’approprier le pays, ils ont réagicomme l’aurait fait n’importequelle population : en prenant lesarmes pour l’empêcher. Mais ils sesont fait battre. Chaque fois qu’il ya eu un affrontement, ils se sontfait battre. Je n’arrive plus àcompter le nombre des défaitesqu’ils ont déjà subies. Ce qui estcertain, c’est que cette successionde débâcles a progressivementdéséquilibré le monde arabe, puisl’ensemble du monde musulman.Déséquilibré au sens politique, etaussi au sens clinique. On ne sortpas indemne d’une série

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d’humiliations publiques. Tous lesArabes portent les traces d’untraumatisme profond, et je nem’exclus pas du lot. Mais cetraumatisme arabe, lorsqu’on lecontemple à partir de l’autre rive,la rive européenne, ma riveadoptive, ne suscite quel’incompréhension et la suspicion.

Dans la ‘plaidoirie’ que tu m’asrapportée, ton père a mis le doigtsur une vérité capitale : aulendemain de la Seconde Guerremondiale, l’Occident a découvertl’horreur des camps, l’horreur del’antisémitisme ; alors qu’aux yeuxdes Arabes, les Juifs

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n’apparaissaient nullement commedes civils désarmés, humiliés,décharnés, mais comme une arméed’invasion, bien équipée, bienorganisée, redoutablement efficace.

Et au cours des décenniessuivantes, la différence deperception n’a fait que s’accentuer.En Occident, reconnaître lecaractère monstrueux du massacreperpétré par le nazisme est devenuun élément déterminant de laconscience morale contemporaine,et il s’est traduit par un soutienmatériel et moral à l’Etat où onttrouvé refuge les communautésjuives martyrisées. Tandis que dans

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le monde arabe, où Israëlremportait une victoire aprèsl’autre, contre les Egyptiens, lesSyriens, les Jordaniens, lesLibanais, les Palestiniens, lesIrakiens, et même contre tous lesArabes réunis, on ne pouvaitévidemment pas voir les choses dela même manière.

Le résultat, et c’est à cela que jevoulais en venir, c’est que le conflitavec Israël a déconnecté les Arabesde la conscience du monde, ou toutau moins de la conscience del’Occident, ce qui revient à peuprès au même.

J’ai lu dernièrement ce

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témoignage d’un ambassadeurisraélien sur sa carrière dans lesannées cinquante et soixante :‘Notre mission était délicate, parcequ’il nous fallait à la foispersuader les Arabes qu’Israëlétait invincible, et persuaderl’Occident qu’Israël était endanger de mort.’ Avec le recul, onpeut dire que ce diplomate et sescollègues ont remarquablementréussi dans cette missioncontradictoire. Il ne faut pass’étonner, dès lors, si lesOccidentaux et les Arabes neposent pas le même regard surl’Etat d’Israël ni sur l’itinéraire dupeuple juif.

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Mais ce n’est évidemment pasl’habileté des diplomates quiexplique cette différence deperception. Il y a, objectivement,deux tragédies parallèles. Même sila plupart des gens, chez les Juifscomme chez les Arabes, préfèrentn’en reconnaître qu’une. Les Juifs,qui ont subi tant de persécutions etd’humiliations à travers l’histoire,et qui viennent de connaître, aucœur du vingtième siècle, unetentative d’extermination totale,comment leur expliquer qu’ilsdoivent demeurer attentifs auxsouffrances des autres ? Et lesArabes, qui traversent aujourd’hui

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la période la plus sombre et la plushumiliante de leur histoire, quisubissent défaite sur défaite desmains d’Israël et de ses alliés, quise sentent bafoués et rabaissésdans le monde entier, comment leurexpliquer qu’ils doivent garder àl’esprit la tragédie du peuple juif ?

Ceux qui, comme toi et moi, sontprofondément sensibles à ces deux‘tragédies rivales’ ne sont pas trèsnombreux. Et ils sont – noussommes – de tous les Juifs et detous les Arabes, les plus tristes etles plus désemparés. C’est vrai, ilm’arrive d’envier ceux qui, dans uncamp comme dans l’autre, se

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sentent capables de dire, sans étatsd’âme : Que mon peuple triomphe,et que les autres crèvent !

Mais je m’arrête là. Nous auronsbientôt d’autres occasions de nousraconter nos malheurs. Notammentlors de ces retrouvailles que jem’efforce d’organiser.

A ce propos, les choses seprécisent. Je viens de passer vingt-quatre heures avec notre amiRamez. Nous avons déjeunéensemble, puis il m’a emmené dansson avion privé – oui monsieur ! –à Amman, où il réside dans lamasure que tu imagines… Je teraconterai cette visite plus en

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détail, soit par écrit, soit de vivevoix. Je veux seulement te direqu’il a été enthousiaste lorsque j’aiévoqué l’idée d’une rencontre denotre vieux cercle d’amis. Nouspourrons compter sur sa présencecomme sur celle de sa femme, quise prénomme Dunia, et qui mesemble capable de s’intégrer augroupe comme si elle en avaittoujours fait partie.

En revanche, l’autre ‘Ramz’manquera à l’appel. Je ne sais passi on te l’a appris, mais Ramzi s’estretiré du monde pour se fairemoine. La chose s’est produite il ya un peu plus d’un an. Il avait bâti

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avec son associé un véritableempire, il avait amassé une fortune,et un jour il a décidé de toutabandonner pour aller mener unevie d’ascète dans un monastère dela montagne. Il se fait appeler ‘frère Basile’. Je ne sais s’il fautl’admirer ou le plaindre. Lescyniques parlent de dépression, etils ont peut-être raison. Mais il y atrop de cyniques à travers le monde– et en ce pays un peu plusqu’ailleurs ; pour ma part, jepréfère croire que notre ami s’estposé d’authentiques interrogationsspirituelles et éthiques.

Son ‘alter ego’ ne s’en remet

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pas, il a les larmes aux yeux dèsqu’il en parle. Il est allé le voir uneseule fois, et il s’est fait éconduire.

Je vais quand même faire unetentative moi-même, pour lui parlerde notre projet de rencontre. Jedoute qu’il veuille se joindre ànous, mais s’il accepte de merecevoir et de m’expliquer sadécision, je pourrai rapporter sespropos aux amis. De la sorte, il nesera pas complètement absent denos retrouvailles…”Adam en était là de son message

quand Sémiramis l’appela pour luiapprendre que le restaurant de l’hôtelétait fermé ce soir-là pour une fête

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privée, et qu’elle avait demandé qu’onlui apporte quelques plats chez elle. Ellese trouvait à présent sur la petiteterrasse, la table était mise et elle luiproposait de la rejoindre.

“J’étais en train d’écrire une lettre àNaïm.”

“Tu la termineras plus tard. Jet’attends. Le champagne est ouvert. Si tune viens pas vite, il va perdre sesbulles…”

“Retiens les bulles, Sémi, je terminele message, je l’envoie, puis je terejoins. J’en ai pour cinq minutes…”

Il revint vers l’écran.“La belle Sémi me presse. Et ma

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lettre est déjà trop longue, mais il ya encore deux choses que je tiens àte dire.

La première, c’est que je suisravi que tu veuilles revoir le paysaprès tant d’années, et impatient deme tenir à tes côtés quand turetrouveras tes maisons, celle de lacapitale comme celle de lamontagne – haut lieu de stupre, sije t’ai bien compris. Vu qu’il y aprescription, j’attends de toi desconfessions complètes !

La seconde, c’est qu’il seraitmaintenant utile, et même assezurgent, d’envisager des datesprécises pour nos retrouvailles.

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Que dirais-tu, par exemple, de ladernière semaine de mai, ou de lapremière semaine de juin ?Aujourd’hui nous sommes le27 avril, Mourad est décédé dansla nuit du 20 au 21 ; le‘quarantième’ tombe le 31 mai, etje suggère que l’on se réunisse auxenvirons de cette date, un longweek-end de préférence… Si cela teconvient, dis-le-moi, j’en parleraiaux autres dès demain. Je ne saispas encore avec certitude combiennous serons. Albert n’a pas encorerépondu à mon dernier message,mais j’ai bon espoir. Il y auraévidemment Tania et Sémi, Ramezet sa femme, sans doute aussi

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Nidal, le frère du pauvre Bilal ;ainsi que toi et moi… Au fait, est-ceque tu viendras accompagné– ‘option recommandée’, commedisent les concepteurs delogiciels – ou en célibataire ? Pourma part, je vais insister auprès deDolorès, ma compagne ; j’espèrequ’elle acceptera de s’éloigner deson journal, ne serait-ce que pourquarante-huit heures…

Mais je te laisse, ent’embrassant fort,

Adam”Il appuya sur “envoi”, et courut

retrouver Sémiramis dans la petitemaison.

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Elle avait laissé sa porte ouverte.

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Le neuvièmejour

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1

Adam réintégra sa chambre dans lamatinée, l’esprit agréablement engourdi,et dans les yeux un reste de sommeil. Ilaurait bien voulu paresser, peut-êtremême s’assoupir, sous le léger venttiède. Cependant, par rituel plutôt quepar nécessité, il s’assit devant son écran,et appuya sur une touche pour leréveiller.

Dans son courrier, il trouva unmessage qu’il attendait avec impatience,et un autre qu’il n’attendait pas maisqu’il s’empressa d’ouvrir. Signé“Dolores”, il avait été expédié un peu

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après trois heures du matin.“Mon amour,Cette nuit, j’ai du mal à

m’endormir et la solitude me pèse.Tu es parti il y a une semaine àpeine, mais dans l’angoisse de notreappartement vide, j’ai soudainl’impression que tu es absent depuisdes mois, et pour toujours.

Ce n’est pas la première fois quel’un de nous deux voyage sansl’autre. Mais cette séparation meparaît différente. Je te sens loin. Passeulement loin de Paris, de notremaison ou de notre chambre. Je tesens loin de tout notre universcommun. Je te sens revenu vers un

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univers antérieur, que je n’ai pasconnu, et dans lequel je n’ai pas maplace. Les draps de notre lit mesemblent soudain froids, et lacouverture ne me réchauffe plus. J’aibesoin de poser ma tête sur tonépaule, mais ton épaule n’est pas là.

Tu redoutais manifestement cevoyage. On ne s’abstient pas devisiter son pays natal pendant unquart de siècle pour des questionsd’emploi du temps. A l’évidence, tute méfiais de ce que le contactrenouvelé avec les lieux et lespersonnes de ta vie antérieure allaitremuer en toi. Je sentais tonangoisse, vendredi dernier, après le

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coup de fil matinal de tes amis, maisje t’ai quand même poussé à y aller.

Pour deux raisons. La premièreest celle que je t’ai dite sur lemoment, à savoir que lorsqu’un ami,ou même un ‘ancien ami’, te réclamesur son lit de mort, tu n’as pas ledroit d’hésiter. La seconde raison, jene te l’ai pas dite, mais elle étaitprésente dans mon esprit depuislongtemps, peut-être même depuisque nous nous sommes rencontréspour la première fois, àl’anniversaire de Pancho, il y a huitans, et que nous avions eu cettelongue conversation. Lorsque tum’avais dit que tu n’avais jamais

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remis les pieds dans ton pays natal,j’avais trouvé la chose anormale, etmalsaine. Surtout que tu m’avaisbien précisé que tu n’y étaisaucunement menacé, que tu nerisquais pas de t’y faire tuer, niarrêter, et que c’était juste une‘posture’ de ta part, parce que tonpays t’avait déçu. De mon point devue, ton attitude était malsaine, peut-être même légèrement pathologique,et je m’étais promis de te ‘soigner’.Plus d’une fois, j’ai exprimé le désird’aller passer les vacances là-bas,pour que tu me montres les lieux oùtu as vécu, mais chaque fois tu t’esdérobé, tu as préféré que nousallions ailleurs, et je n’ai pas voulu

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insister – même si j’étais plus quejamais certaine qu’il y avait là uneanomalie.

Puis il y a eu donc ce coup de fil,à l’aube. Tu avais soudain uneraison valable pour effectuer cevoyage ; c’était même, dans cescirconstances, une obligationmorale. De plus, tu étais en annéesabbatique, et ton travail sur Attilapiétinait. C’était le moment oujamais de franchir le pas, et j’ai crubon de te pousser.

A présent, je le regrette. J’ai lesentiment de t’avoir perdu. J’ail’impression d’avoir joué àl’apprentie sorcière, et je m’en

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veux. Je voulais que tu te libèresd’une phobie et que tu retrouves,envers ton pays d’origine commeenvers ton propre passé, une attitudesaine. Mais il me semble que tudérives à présent vers un autremonde, et que bientôt je ne seraipour toi qu’une voix lointaine, etqu’un visage évanescent. Peut-êtremême une figure du passé, d’uneautre de tes vies antérieures.

De surcroît, il y a eu cet épisodeavec Sémi… Je lui ai promis quejamais je ne te le reprocherai, et jetiendrai parole. Parce que je suisaussi responsable que vous deux dece qui s’est passé. Lorsque j’ai reçu

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d’elle cet étrange appel, cetteétrange requête, j’aurais pu dire non.Une femme qui me demande de lui‘prêter’ mon compagnon pour lanuit, je ne pensais pas que celam’arriverait un jour. C’étaitoutrancier et contre nature. En toutcas contre tout ce qui, jusque-là,m’apparaissait comme du bon sens.Mais j’ai choisi de dire oui. J’ailibrement choisi, et c’est pourquoi,je te le répète encore, jamais je ne tereprocherai cet écart, ni directement,ni même par des allusionsinsidieuses.

Pourquoi j’ai dit oui ? Lapremière raison, c’est que Sémi

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aurait pu ne rien me demander, elleaurait pu te séduire à mon insu, et lefait qu’elle m’ait associée à sadécision me donnait le sentiment den’être pas complètement mise àl’écart ; me trouvant, de toutemanière, à des milliers dekilomètres de là, alors qu’elle et toivous trouviez sous le même toit, j’aiconsidéré que ce serait un moindremal de jouer le jeu ; pour que latransgression se fasse sous monégide, en quelque sorte, plutôt quecontre moi.

La deuxième raison, c’est que jevoulais me montrer digne del’époque de ta jeunesse, à laquelle

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tu demeures tellement attaché. Moi,je n’ai pas connu les années soixanteet soixante-dix, quand tant de tabousont été levés en matière de sexualité.Je n’idéalise pas cette époque, maisje sais qu’elle a un sens pour toi, etje voulais démontrer que, moi aussi,qui suis arrivée si tardivement dansta vie, j’étais capable de me prêter àce jeu hasardeux. Plutôt qued’apparaître comme la femme prude,je voulais être ton alliée, tacomplice.

La troisième raison est liée à ceque je te disais au tout début. Il mesemblait que tu avais besoind’exorciser, en quelque sorte, ta

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relation avec ton pays natal, derégler enfin tes comptes avec lesphobies excessives comme avec lesnostalgies excessives, et cet épisodeavec Sémi, revécu après un quart desiècle, m’apparaissait comme unethérapie.

Toutes ces raisons que je viens det’exposer m’apparaissent, à cetinstant, risibles et pathétiques. Cettenuit, j’ai un peu honte, et un peufroid, et peur. Je suis heureuse avectoi comme je ne l’ai jamais été àaucun autre moment de ma vie. Etmême si je consacre du temps à macarrière – un peu trop, je l’avoue,ces derniers mois – c’est notre

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relation, c’est notre amour, qui medonne l’énergie nécessaire. Si tucessais de m’aimer, je n’aurais plusla force de quitter mon lit chaquematin. J’ai besoin de ton regard, quim’admire et me caresse ; j’ai besoinde tes conseils, qui me soutiennent etme rassurent ; et j’ai besoin de tonépaule, pour y reposer ma tête lanuit.

Je n’écris pas cette lettre pour tegâcher la suite de ton voyage. Je nete demande pas de revenird’urgence, je ne suis pas au bord dugouffre. J’ai juste un gros chagrin etune petite angoisse nocturne.Rassure-moi ! Dis-moi que tout ce

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qui s’est passé depuis ton départ n’aen rien affaibli ton amour pour moi,ni ton désir de retrouver notre petitnid parisien. Au besoin, je t’autoriseà me mentir un peu…”Adam était tenté de l’appeler tout de

suite, pour la rassurer. Mais à Paris, iln’était pas encore sept heures du matin.Il préféra lui écrire.

“Dolorès mon amour,Je n’ai pas besoin de mentir

pour te dire les mots qui rassurent.Tu n’es pas une personne quiappelle le mensonge, et c’est pourcela que je t’ai aimée dès notrepremière rencontre. Je t’ai aimée,je t’aime, et je ne cesserai jamais

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de t’aimer. Tu n’es pas la dernièreen date de mes compagnes, tu es lafemme que j’ai constammentcherchée, désespérément cherchée,et que j’ai eu la chance et leprivilège de rencontrer un jour.

Il est rare de trouver chez unepersonne tant de droiture sansaucune trace de pruderie. Et ce‘pacte’ étrange que tu as passéavec Sémi est une puissanteillustration de ce que je viens dedire. Il fallait de l’audace pourprendre une telle décision. Tu esallée à l’encontre de la sagesse‘piétonnière’ qui prévaut de nosjours, et je veux que tu saches que

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jamais je ne te laisserai regrettercette audace.

Ce que tu as expliqué de tesmotivations correspond à ce quej’ai ressenti moi-même, et si monpropre comportement avait quelquechose d’infantile, le tien était nobleet généreux, tu n’as pas à enrougir. Je dis ‘infantile’, parce queles théories qui nous séduisaientdans les années soixante-dix àpropos des couples, qui devaientêtre ‘ouverts’ à toutes lesexpériences, étaient des recettespour le désastre. Moi je n’étaisqu’un gamin qui absorbait commeun buvard les toquades importées

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de France ou des universités nord-américaines, surtout celles quiflattaient mes fantasmesd’adolescent.

Depuis, j’en suis revenu, commetant d’autres. Mais il en restequelque chose, que je ne renie pas.Si je juge infantile l’idée d’uncouple ouvert à tous les courantsd’air, je n’ai pas beaucoupd’estime non plus pour les couplesqui sentent le renfermé ; et je n’aique mépris pour le couple àl’ancienne, fondé sur la soumissionde la femme à l’homme, ou sur lacastration de l’homme par lafemme, ou les deux à la fois. Si je

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devais énoncer mes croyances en lamatière, je dirais : la complicité, latendresse, et le droit à l’erreur.

Sur chacun de ces trois critères,notre couple me paraît exemplaire,et ce qui vient de se passer ne faitque conforter ma foi en sa valeur,en sa beauté, en sa pérennité.Je t’aime, ma belle Argentine, et je te

prends tendrement dans mes bras pourque ton cœur s’apaise. […]”

Il signa du nom affectueux par lequel

Dolorès l’appelait : “Mito”, unraccourci d’Adamito, “petit Adam”.

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2

C’est seulement après avoir rassurésa compagne inquiète qu’il prit la peined’ouvrir l’autre message qu’il avait reçudans la nuit, et qui portait la signatured’Albert.

Il était en anglais, contrairement àtous leurs échanges précédents, ce qui nemanqua pas de l’intriguer. Bien entendu,il était normal que son ami, après plusde vingt ans passés aux Etats-Unis, sesente désormais plus à l’aise dans lalangue du pays. N’empêche ! Il y avait làquelque chose d’inaccoutumé, dedéroutant, même.

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“Cher Adam,Je t’écris pour t’annoncer une

mauvaise et une bonne nouvelle. Lamauvaise, c’est que ma mèreadoptive est très malade, il semblequ’elle n’ait plus longtemps à vivre,et j’en suis extrêmement affecté,comme tu peux l’imaginer. Je vaisdonc devoir me rendre chez elle, aupays, afin de l’embrasser unedernière fois.

La bonne nouvelle, c’est qu’àcette occasion, je pourrai égalementte revoir, ainsi que d’autres amisd’enfance.

Ne voulant pas mettre dansl’embarras l’institut pour lequel je

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travaille, j’ai décidé de faire leschoses dans les règles, en sollicitantune autorisation exceptionnelle, afinque cette obligation familiale nereprésente aucunement un défi auxdirectives auxquelles je dois obéiren tant que chercheur et en tant quecitoyen.

Bien entendu, je te tiendrai aucourant de mes projets dès que jeconnaîtrai les dates exactes de mavisite.

Sincèrement à toi,Albert N. Kithar”

Pourquoi avoir signé de son nomentier, et pas seulement de son prénom,ou de son initiale, comme à

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l’accoutumée ? Et qui était donc cette“mère adoptive” dont Adam n’avaitjamais entendu parler, lui quiconnaissait pourtant Albert depuisl’enfance ? Il est vrai que celui-cin’avait jamais été loquace concernant safamille, mais tout de même !

Il relut le texte une deuxième, puis unetroisième fois. Et il finit parcomprendre. Si l’ami d’Amérique avaitemployé cette langue et ce ton, c’estmanifestement parce que sa prose allaitêtre lue par des tiers. C’était, en quelquesorte, un courrier à deux faces, porteurd’une version officielle et d’un messagecodé. Ce qu’Albert cherchait à lui fairecomprendre, c’est qu’il avait décidé de

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venir, et qu’il avait trouvé un bonprétexte pour contourner l’interdictiongouvernementale.

Pourquoi recourir à un tel subterfugedans un pays de liberté comme les Etats-Unis ? Adam n’en savait rien. Mais ilallait pouvoir le demander de vive voixà son ami, puisque celui-ci avaitmanifestement décidé de venir. Et à unedate forcément très proche, vu que lafantomatique “mère adoptive” n’étaitsûrement pas en mesure de l’attendrelongtemps. Voilà la réjouissantenouvelle que contenait le courrier ! Lereste n’était que maquillage…

Adam se devait, en tout cas, derépondre dans la même langue, et avec

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les mêmes équivoques.“Cher Albert,J’ai été désolé de ce que tu m’as

appris sur ta mère adoptive.J’espère qu’elle pourra se rétablir.

J’espère aussi que la visite quetu comptes lui rendre me donneral’occasion de te revoir. Nous avonstant de souvenirs de jeunesse àévoquer !

J’attends avec impatience que tum’indiques les dates de ton séjour,dès que tu les sauras.

Je te souhaite le meilleur,Adam”

Il appuya sur la touche d’envoi en

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souriant de satisfaction. Il n’imaginaitpas une réunion de leur cercle d’amissans Albert, l’esprit le plus subtil detous, le plus caustique, le plus étincelant.Le plus chagrin aussi, même si cela avaitrarement transparu dans ses lettresdepuis qu’il s’était établi aux Etats-Unis.

A présent, les conditions étaientréunies pour des retrouvaillesmémorables. Adam s’étira comme unchat repu, avant d’aller s’étendre sur sonlit, prêt à s’assoupir.

Sa troisième nuit avec Sémiramisavait été tout aussi délectable que lesdeux premières, mais il n’avait dormique par bribes. Entre deuxconversations, une étreinte ; entre deux

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étreintes, un brin de conversation.Jusqu’au petit matin.

Il fit cependant l’effort de seredresser, et de tendre la main vers lacommode pour saisir son carnet, auquelil éprouvait le besoin de confier sesinterrogations.

Samedi 28 avrilAllons-nous connaître, Sémi et

moi, une quatrième nuit d’amour ?Probablement pas.L’“autorisation” accordée parDolorès nous avait permis de vivrejusqu’ici un moment de grâce, sansl’irritante présence de laculpabilité. Désormais, après lalettre que je viens de recevoir, les

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choses ne pourront plus continuercomme avant.

Il est vrai que ma compagne neme demande pas clairement demettre fin à cette relation ; mais cesouhait est implicite, et je ne puisl’ignorer sans avoir le sentiment dela trahir. Dolorès a fait preuved’une telle noblesse d’âme ! Jeserais indigne de son amour si jeme montrais moins noble qu’elle.

Ainsi donc, la messe est dite ?Dois-je à présent “refermer laparenthèse” d’un geste sec, etbouter Sémi hors de mon périmètred’amour ? Si elle ouvrait soudainla porte de ma chambre et qu’elle

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venait s’étendre près de moi, est-ceque je devrais la repousser, au lieude la prendre affectueusement dansmes bras ?Ayant pris acte de ses dilemmes sans

trop savoir comment les résoudre, Adamreferma son carnet, posa son stylo, ets’assoupit pour de bon.

A son réveil, un autre messagel’attendait sur son ordinateur. Cette foisen provenance du Brésil.

“Bien cher Adam,J’aurais bien des choses à te dire

sur ce conflit levantin dont nous

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avons tous subi les contrecoups, etqui n’est manifestement pas sur lepoint de s’éteindre. Si nos analysesse rejoignent sur l’essentiel, nousavons aussi quelques divergences.Mais ces divergences,paradoxalement, nous rapprochentl’un de l’autre.

Toi, tu déplores que les tiens seretrouvent ‘déconnectés’ de laconscience du monde, ou tout aumoins de celle de l’Occident. Moi jedéplore surtout que les miens soientaujourd’hui déconnectés de ce qui aété, au cours des siècles, leur rôlehistorique le plus significatif, le plusemblématique, le plus

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irremplaçable : celui de fermenthumaniste global. C’est cela notremission universelle, la mission quinous a valu d’être détestés par lesfanatiques, les chauvins, et tous lesêtres obtus. Je comprends que l’onveuille devenir ‘une nation commeles autres’, avec sa propre logiquenationaliste. Mais, dans cettemutation, quelque chose d’essentielest en train de se perdre. On ne peutpas être à la fois farouchementnationaliste et résolumentuniversaliste.

Nous aurons, je suppose,l’occasion de reparler pluslonguement de tout cela, et de

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manière plus approfondie. Pourl’heure, cependant – chez moi, il esttrès exactement cinq heures vingt, etje n’ai pas encore pris mon premiercafé de la journée – je ne me senspas capable d’argumenter demanière cohérente. Si je t’écris dèsl’aube, c’est pour réagir à tasuggestion concernant la date desretrouvailles que nous envisageons.A ce propos, j’ai un problème…mais peut-être aussi une solution.

Je dois me rendre à Milan le8 mai pour une semaine, et l’idéalaurait été que j’effectue mon‘pèlerinage’ dans la foulée, vers lemilieu du mois. Ce qui aurait pu

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coïncider avec la période que tuproposes. Malheureusement, lachose est exclue, car juste aprèsMilan, je dois aller à Mexico pourune importante conférence.

La seule possibilité que je vois,ce serait que je fasse un crochet parnotre vieux pays avant d’aller enItalie. C’est-à-dire, en fait, dans lesjours qui viennent. Seras-tu encorelà ? Et crois-tu que d’autres amispourraient s’y trouver aussi, pourque nous fassions une petiterencontre ?

Je sais que tout cela est trèsprécipité, et je comprendraisparfaitement si toi et les autres aviez

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d’autres projets dans l’immédiat.Mais, en ce qui me concerne, si jene venais pas tout de suite, jedevrais retarder ma visite deplusieurs mois. J’ai même lesentiment que si je ne saisis pascette opportunité, aucune autre ne seprésentera avant très longtemps…

Voilà donc ce qui m’amène de sibon matin… Réfléchis, interroge lesamis, et réponds-moi dès que tu lepourras.

Je t’embrasse,Naïm”

Adam se dépêcha de répondre, sansbeaucoup réfléchir, ni consulter qui quece soit :

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“Je ne trouve qu’un seul mot à tedire, Naïm : Viens ! N’hésitesurtout pas ! Puisqu’uneopportunité se présente, ne lalaisse pas passer ! Viens ! Dieu saitquand nous pourrons nous réunir ànouveau !

Pour ma part, je n’envisage pasde rentrer à Paris dans l’immédiat.J’irai donc t’accueillir àl’aéroport, sans doute avec Sémi,qui te proposera de résider chezelle, à l’auberge qui porte son nom,et qui est ‘hors de ce monde’. Je teconseille d’accepter. Nous auronsdeux chambres contiguës, et nousbavarderons jusqu’à l’aube.

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J’attends de tes nouvelles avecimpatience. Non, je rectifie :j’attends seulement le numéro devol et l’heure d’atterrissage.”Par acquit de conscience, il appela

aussitôt Sémiramis sur son téléphone depoche.

“Naïm vient de me confirmer qu’ilviendra très bientôt, dès la semaineprochaine. Et je lui ai suggéré deréserver une chambre ici.”

“Tu as bien fait, c’est une excellenteadresse.”

“Je lui ai même promis qu’il auraitune chambre contiguë à la mienne.”

“Aucun problème, nous sommes

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encore en basse saison. Ce n’est qu’enjuin que les habitués arrivent. D’ici là,ce sera quasiment vide, comme tu vois.Et ne me dis pas que tu en es ravi !”

“Non, j’ai appris la leçon, toncomptable s’arrache les cheveux, etcaetera.”

“Et il me prévient qu’il faudra bientôtdéposer le bilan. Mais pas cette année,pas encore.”

“Par ailleurs, Albert m’annonce, àmots couverts, qu’il a trouvé un moyende contourner les directives de songouvernement. Mais chut, il vaut mieuxn’en rien dire avant qu’il soit parminous.”

“Rien que des bonnes nouvelles !”

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Puis, baissant le ton, elle ajouta :“La nuit dernière nous a porté

bonheur, apparemment.”“Nous avons fait ce qu’il fallait pour

que la fortune nous sourie.”

Rapportant cette conversation un peuplus tard dans les pages de son carnet,Adam commentera :

J’ai prononcé cette phrase surun ton enjoué, et aussitôt j’en ai euhonte. Parce que la matinéem’avait également apporté une toutautre nouvelle, que je me suis bien

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gardé d’annoncer à celle dont jeviens de partager la nuit. Bienentendu, il va falloir que je lui dise,avant longtemps, que notre“parenthèse” intime doit être àprésent refermée. Mais je ne suispas pressé de le faire ! S’il fautbien s’acquitter des corvéeslorsqu’elles se présentent, il nefaut tout de même pas courir à leurrencontre.

Je ferai donc ce que faisaientjadis les plus sages parmi lesRomains : je temporiserai.

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3

C’est ce samedi-là, en début d’après-midi, qu’Adam se rendit au monastèreoù s’était retiré son ami Ramzi, devenule frère Basile.

“Puisque ton projet de retrouvaillescommence à prendre forme, c’est peut-être le moment d’y aller”, lui avaitsuggéré Sémiramis.

“Tu as raison. Même si Ramez et safemme ne m’ont pas laissé tropd’espoir…”

“Si l’on y va avec des illusionsexcessives, on sera forcément déçu. Dis-

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toi que tu lui rends visite pour l’écouter,pour essayer de comprendre sesmotivations, et pour renouer un peu lesfils de l’amitié. Rien que pour ça, çavaut la peine d’y aller, tu ne crois pas ?”

Il leur fallut plus d’une heure et demie

pour atteindre le village d’El-Maghawer, Les Grottes, où se trouvait lemonastère du même nom. Pour accéder àce dernier, on devait emprunter unsentier étroit, pentu, doté de marchesirrégulières taillées dans la falaise. Onne pouvait y aller qu’à pied, ou bien àdos d’âne ou de mule.

C’est au moment où elle arrêtait sa

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voiture à l’ombre d’un chêne queSémiramis annonça à son passager :

“J’ai réfléchi en chemin, je ne vaispas monter jusqu’au monastère. Seul, tuseras plus à l’aise !”

Adam ne protesta que très mollement.Lui aussi avait réfléchi en chemin, et ilétait arrivé à la même conclusionqu’elle. Il ne savait pas encore commentaborder le frère Basile, chaque paroledevait être subtilement calibrée, et laprésence d’une tierce personne pouvaitrendre la situation plus délicate à gérer.

“Que vas-tu faire pendant ce temps ?”“J’ai de très bons amis au village, ils

seront heureux de me voir.”

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Il n’était pas sûr qu’elle lui disait lavérité, mais cela l’arrangeait de lacroire sur parole.

Se couvrant la tête d’un vieux chapeaude paille emprunté à l’hôtel, il s’engageasur le sentier de pierre.

Adam laissera de sa visite unerelation détaillée.

Le monastère où Ramzi a choiside vivre est manifestement trèsancien, et certaines parties sontencore en ruine. Mais une aile aété remarquablement restaurée,avec des pierres patinées et

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légèrement irrégulières qui neheurtent pas le regard et ne jurentpas avec le paysage.

Je frappe à la porte, un moineafricain vient m’ouvrir, un géant àla barbe poivrée, parlant l’arabeavec un fort accent. Probablementun Ethiopien des hauts plateauxd’Abyssinie. Je demande le frèreBasile. Le moine portier hoche latête, puis il s’écarte pour melaisser entrer dans une petite sallemeublée seulement d’une table nue,d’un fauteuil en cuir fatigué, et dequatre chaises cannées. Sur le mur,un crucifix en bois de dimensionsmodestes. Il s’agit manifestement

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du parloir qu’a visité Ramez. A mesyeux, l’endroit évoque plutôtl’univers scolaire que l’universcarcéral.

Je m’apprête à m’asseoir, quandmon ami arrive. Je suis surpris deson allure, mais pas comme je leprévoyais. La dernière fois que jel’avais vu, c’était à Paris, dans unrestaurant gastronomique ; il étaitvenu négocier un gros contrat, et ilportait le costume sombre indiquéen de telles occasions. Je pensais levoir cette fois en habit de bure,avec une corde en guise deceinture, et des sandales aux pieds.Mais tel n’était pas le cas. S’il a

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quitté l’accoutrement de l’hommed’affaires, il n’a pas endossé celuidu moine tel que je l’imagine. Justeune soutane de couleur crème,ainsi qu’une calvitie prononcée quiressemble à une tonsure, et qu’iln’essaie plus de dissimuler, commeautrefois, sous une mèche.

Il semble heureux de me voir. Jelui demande malgré tout de ne pasm’en vouloir d’être venu àl’improviste. Je lui explique que jesuis seulement de passage dans lepays, pour très peu de temps, etaprès de longues années d’absence.

Il m’invite à m’asseoir, se met del’autre côté de la table, puis, après

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m’avoir fixé un moment d’un œilamusé, il me dit :

“Tu as peu changé.”Ne pouvant honnêtement pas lui

dire la même chose, je préfèrerépondre :

“Toi, tu sembles ragaillardi.”C’est effectivement mon

impression, et elle lui faitmanifestement plaisir. Pastellement, je suppose, pour desraisons de coquetterie ordinaire,mais parce que le compliment porteun sens implicite. Ce qui donnecette impression de rajeunissement,c’est la sérénité, et une certaineinsouciance. Peut-être a-t-il le

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sentiment de porter tous lesmalheurs du monde, mais il estdébarrassé de ses propres soucisfamiliaux et professionnels, et il neperd pas au change, si j’osem’exprimer en termes mercantiles.

“Ici, c’est une oasis”, lui dis-je,faute d’une image moins convenue.

“Non, c’est l’inverse”, rectifiemon ami avec assurance, commes’il avait déjà réfléchi à cettecomparaison. “Le monde est uneoasis, et ici, nous sommes dansl’immensité qui l’entoure. Dans lesoasis, on passe son temps à chargerles caravanes et à les décharger.Vues d’ici, les caravanes ne sont

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que des silhouettes à l’horizon.Rien n’est plus beau qu’unecaravane quand tu la contemplesde loin. Mais quand tu t’enapproches, c’est bruyant, c’estsale, les chameliers se disputent, etles bêtes sont maltraitées.”

Je ne sais s’il s’agit d’uneallégorie ou d’une réminiscence, vuque Ramzi, du temps où iltravaillait dans la péninsuleArabique, a sans doute eul’occasion d’accompagner descaravanes. Alors je me contente deponctuer ses propos par dessourires légers et des hochementsde tête, sans dire un mot.

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Il se tait un moment, puis ilreprend, dans un style moinsimagé.

“Au commencement de ma vie, jerêvais de construire le monde, et aubout du compte, je n’ai pasconstruit grand-chose. Je m’étaispromis de bâtir des universités, deshôpitaux, des laboratoires derecherche, des usines modernes,des logements décents pour lesgens simples, et j’ai passé ma vie àbâtir des palais, des prisons, desbases militaires, des ‘malls’ pourconsommateurs frénétiques, desgratte-ciel inhabitables, et des îlesartificielles pour milliardaires

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fous.”“Tu n’y pouvais rien. C’est

l’argent du pétrole. Tu n’avais paston mot à dire sur la manière de ledépenser.”

“Non, c’est vrai, les gensgaspillent leur argent à leur guise.Mais on n’est pas obligé de flatterleurs lubies, on doit avoir lecourage de leur dire non. Non,Altesse, je ne vous construirai pasun huitième palais, vous en avezdéjà sept autres, que vous utilisez àpeine. Non, messieurs, je ne vousconstruirai pas cette tour avec lessoixante étages qui tournentséparément ; dans un an, les

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mécanismes seront remplis de sablefin, ils seront irrémédiablementgrippés, et vous n’aurez plusqu’une carcasse tordue qui varouiller et pourrir pendant lesquatre prochains siècles.”

Si la sainte indignation dumoine-ingénieur s’accompagned’un sourire, celui-ci cède bien vitela place à une grimace desouffrance.

“J’ai passé ma vie à construire,et quand je fais le bilan, je ne suisfier de rien.”

Je m’apprête à lui rétorquerqu’il est trop dur avec lui-même, età lui rappeler qu’il a bâti dans les

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pays du Golfe un hôpital hautementéquipé, un remarquable muséearchéologique – que j’ai visité, il ya trois ans, avec mes étudiants –,ainsi qu’une cité universitaire quiest souvent décrite comme unmodèle du genre. Mais on nerépond pas à des angoissesexistentielles par un catalogue deréalisations. Je décide de ne riendire, de ne rien demander, mêmelorsqu’il se tait lui-même.Respectant ses silences autant queses paroles, je le laisse suivre sonpropre cheminement mental,persuadé qu’il finira par répondrede lui-même à mes questionsinformulées. Et notamment à la

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plus évidente d’entre elles :pourquoi s’est-il fait moine ?

“Ce qui a changé en moi”, finit-il par me dire, “ce ne sont pas mesconvictions religieuses, ce sont lesconclusions que j’en tire. On m’aappris, depuis l’enfance, ‘Tu nevoleras point’, et il est vrai que jen’ai jamais chapardé, jamais mis lamain dans la caisse, jamais trichésur mes factures, ni ne me suisapproprié une chose qui nem’appartenait pas. Je pourrais, enthéorie, avoir la consciencetranquille. Mais il m’apparaîtaujourd’hui absurde et lâche de secontenter de cette observance

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minimale du commandement divin.“Si des dirigeants se sont

indûment approprié la fortune deleur nation, et qu’ils t’en donnentune partie pour que tu leurconstruises leurs palais, est-ce quetu n’es pas en train de t’associer àune entreprise de pillage ? Si tuconstruis une prison où desinnocents seront internés, et oùcertains d’entre eux mourront sousla torture, est-ce que tu n’es pas entrain d’enfreindre l’interdiction detuer ?

“Je pourrais prendre ainsi un àun les dix commandements et, si jesuis de mauvaise foi, je pourrais

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être en paix avec moi-même enconstatant que je les ai toujoursrespectés. Mais si je suis de bonnefoi, je dois admettre que je ne lesrespecte qu’en apparence,superficiellement, juste de quoi me‘dédouaner’ auprès du Créateur ?Le monde est plein de personnagespitoyables qui s’imaginent queDieu peut être dupé, et qu’il leursuffit de ne pas tuer et de ne pasvoler pour avoir les mainspropres.”

J’ai eu, un bref instant, lesentiment que Ramzi m’adressaitun reproche. Moi qui me vanteparfois de m’être éloigné à temps

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de mon pays en guerre et d’avoir,justement, gardé les mains propres,ses paroles m’incitaient à plusd’humilité et à moins de bonneconscience. Mais il me semble quece n’était pas son intention, et qu’ilfaisait seulement allusion à sespropres comportements passés.D’ailleurs, il a aussitôt ajouté :

“Je suppose que ceux quim’observent de l’extérieur ontl’impression que je traverse unecrise existentielle, due à l’âge, àl’épuisement, et à quelquestragédies intimes. Ma propre visiondes choses est différente. Je penseque c’est ma raison qui m’a

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persuadé de venir vivre ici. Il estvrai cependant que mon choix a étéfacilité par les circonstances de mavie. Ma femme venait de mourir,mes enfants étaient déjà adultes, etils habitaient loin de moi. Leshommes sont souvent attachés àleur quotidien par des filsinvisibles. Dans ma vie, certainsfils venaient de se rompre. Jen’avais plus beaucoup d’attaches,je pouvais m’affranchir, je l’aifait…”

Sans trop me demander si lemoment est bien choisi, je décidealors d’introduire dans laconversation le nom de celui qui fut

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son associé.“Je viens de rencontrer Ramez et

sa femme. Ils m’ont parlé de toi.”Je ne dis rien de plus. Un silence

s’installe. Le regard fixé sur unelucarne au-dessus de nos têtes,Ramzi semble au bord des larmes.Je suis tenté de détourner laconversation, mais je me retiens dele faire, préférant attendre qu’il sesoit apaisé.

Il finit par me dire, d’une voixlourde :

“J’ai été injuste envers…”Puis il se tait, abruptement. Sa

gorge s’est manifestement nouée. Il

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attend un moment encore, commepour reprendre son élan. Maislorsqu’il recommence à parler, aubout de quelques longues secondes,c’est pour dire :

“Il y a un nuage qui adoucit lesoleil. Si nous allions fairequelques pas dehors ?”

Nous nous levons d’un mêmemouvement, nous sortons dubâtiment, et je m’engage derrièrelui sur un sentier caillouteux. Defait, le soleil s’était adouci, et j’aipu garder mon chapeau à la main.

Après une poignée de minutes,nous arrivons sous un grand arbre,un noyer. Mon ami s’assied sur une

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pierre plate et m’en indique uneautre, plus plate encore, où jem’assieds à mon tour.

Pour reprendre la conversation,je dis, sans prononcer à nouveau leprénom de Ramez :

“Il avait l’air perdu sans toi.”Le frère Basile soupire

longuement avant de me répondre,d’un ton rasséréné :

“Pour le travail que nousfaisions, je ne m’inquiète pas, et jen’éprouve aucun remords. Il étaithabitué à m’avoir près de lui aubureau, il s’habituera à se passerde moi. Mais j’aurais dû luiexpliquer ma décision. Le

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problème, c’est qu’au moment leplus crucial, je n’avais aucuneenvie d’argumenter avec qui que cesoit. Je ne me sentais pas capabled’expliquer mes tumultes internes àune personne extérieure, pas mêmeà mon meilleur ami. Un jour, il estvenu ici…”

“Il me l’a dit.”“Je ne l’ai pas reçu comme

j’aurais dû recevoir le frère qu’il atoujours été. C’était beaucoup troptôt, je venais de m’installer aumonastère, et il avaitmanifestement l’intention de meramener avec lui. J’ai dû medéfendre, et je me suis montré

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froid. Il y a des moments où l’on abesoin d’être complètement seulavec ses propres délibérationsintimes, et où la moindreintervention est ressentie commeune agression. Je n’avais pasd’autre choix que de le repousser.J’ai essayé de le faire aussidoucement que possible, mais j’aidû le blesser. Il en a sûrementsouffert, et moi aussi. Est-ce que tuvas le revoir bientôt ?”

“Oui. Nous avons prévu de nousretrouver dans les semaines quiviennent.”

“Alors dis-lui… Rapporte-luitout ce que je viens de te dire. Dis-

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lui aussi que j’aimerais le revoir,et qu’il serait le bienvenu ici. Seul,ou avec sa femme.”

“Ils seront heureux del’entendre, ils ne se sont jamaisconsolés de ton départ, et ils serontréconfortés de savoir que tu leurgardes ton amitié.”

Nous demeurons silencieux unlong moment, l’un comme l’autre.Puis il se lève et me fait signe de lesuivre. Nous nous engageons sur unsentier de pierre qui semble êtredans le prolongement de celui quej’ai emprunté pour monter jusqu’aumonastère. Mais celui-ci estdésormais au-dessous de nous, et

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nous montons plus haut encore.Moi, je commence à m’essouffler,alors que mon ami, en dépit de sacorpulence, continue à sauterallègrement d’un rocher à l’autrecomme un jeune bouc.

Nos pas nous conduisent versune sorte de cavité creusée dans lafalaise.

“Viens voir par ici ! Suis-moi !”La porte est basse, et il y entre le

dos courbé. Je lui emboîte le pas. Al’intérieur, il fait sombre, mais peuà peu nos yeux s’adaptent àl’obscurité. Puis Ramzi écarte unpetit volet en bois, qui obstruaitune lucarne. La grotte s’éclaire.

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Et je reste là, les yeux arrondis,la bouche ouverte, la gorge serrée.Sur les parois sont peintes desfresques représentant de nombreuxpersonnages, leurs têtes entouréesde halos circulaires ou ovales. Ondistingue bien leurs mains,soigneusement dessinées, ettendues en avant, comme pour uneoffrande, avec des yeux biensoulignés, comme fardés, et desvisages barbus et tristes. On y voitégalement des animaux aux têtesentourées de l’auréole des saints,notamment un lion et un aigle quireprésentent les évangélistes.

“Il y a sept salles comme celle-

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ci, mais elles ne sont pas en trèsbon état. L’humidité, levandalisme, l’ignorance,l’abandon. Et puis les siècles, toutsimplement. Celle-ci dateprobablement du treizième. Untrésor, n’est-ce pas ? Et dire que laplupart des gens ne savent mêmepas que ce lieu existe.”

“A ma grande honte, je suis aunombre de ces ignorants. Du moins,je l’étais, jusqu’à cet après-midi.”

“Et moi de même, jusqu’il y atrois ou quatre ans. Un jourl’évêque de la Montagne m’ademandé de venir voir ce vieuxmonastère délabré et de lui dire ce

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qu’il faudrait faire pour éviterqu’il ne tombe complètement enruine. Je suis venu, je me suispromené tout autour, et lorsque j’aivu ces grottes, j’ai décidé de rester.Je ne dirais pas que c’était la seuleraison de mon choix, mais ce fut ledéclic. Ce mélange de beauté, depiété, et de fragilité m’a secoué.J’ai dit à l’évêque que jem’occuperais personnellement dela restauration, que jel’effectuerais à mes frais, et que jeserais heureux d’avoir ici unepetite cellule où je puisse dormirde temps à autre pendant lechantier. C’est comme ça que leschoses ont commencé. J’ai

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consolidé les vieux murs, j’ai faitquelques aménagements, j’ai ferméles grottes pour les protéger desintempéries et de la malveillance.Peux-tu croire que certainsvisiteurs ont gravé leurs noms aucanif sur les peintures murales ?Regarde ici ! Et ici ! Et là !”

Il y avait effectivement desprénoms, des cœurs, et aussi desimples lacérations, vulgaires,gratuites, haineuses.

En sortant de la grotte, Ramzireferme la porte à double tour,glisse le trousseau de clefs dans lapoche profonde de sa soutane, puisil m’emmène, par un sentier, vers

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un terrain plat, une sorted’esplanade nue ; sur le sol, je voisun étrange dallage fait de pierresnoires et blanches, agencées enformes géométriques. Le frèreBasile me dit que c’est unlabyrinthe de méditation, et qu’ill’a réalisé de ses mains, l’étédernier. Il me demande si jeconnais, moi qui vis en France,celui de la cathédrale d’Amiens, oude Chartres. Je lui avoue monignorance. Alors il m’explique quel’objet d’un tel parcours, c’estd’occuper notre intelligence à latâche pratique qui consiste à“rester dans les clous”, pour quenotre esprit, libéré, puisse voguer

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dans d’autres sphères.“La prochaine fois que tu

viendras me voir, tu dormiras aumonastère, et au petit matin, tumonteras avec moi jusqu’à cetteesplanade, tu suivras ce labyrintheen marchant lentement sur lespierres noires, et tu en éprouverasl’effet.”

Je lui réponds, avec une certainesolennité :

“J’accepte ton invitation. Jereviendrai.”

Je consulte ma montre.“Déjà cinq heures et demie. Il

serait temps que je m’en aille.”

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Nous redescendons alors jusqu’àla porte du monastère.

“J’attendrai ta prochaine visite.Tu partageras notre repas, et turesteras jusqu’au lendemain.”

“Oui, je le ferai, c’est promis !”Je tends la main pour le saluer,

mais il m’attire dans ses bras, enme serrant fort, et longuement.

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4

En redescendant du monastère, sonchapeau à la main, Adam trouvaSémiramis dans sa voiture, toujours aumême endroit, à l’attendre, garée sous lemême arbre, et il eut honte de l’avoirainsi abandonnée pendant plus de deuxheures. Elle commença par prétendrequ’elle était allée chez ses amis, etqu’elle venait juste d’arriver. C’était unmensonge, et elle finit par l’admettre.Son passager ne pouvait que seconfondre en excuses.

“Pour te faire pardonner,” le coupa-t-elle, “tu me racontes tout. De la

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première à la dernière minute.”Ce qu’il entreprit de faire sur-le-

champ, en s’efforçant de ne rien oublierni rien taire.

Le compte-rendu qu’il fit était sianimé, si enthousiaste, si ému,notamment lorsqu’il décrivit la beautédes chapelles anciennes, que son amiese montra inquiète.

“Rassure-moi, tu ne vas pas te fairemoine, toi aussi !”

“Je ne dirais pas que, pour moi, lachose est impensable, mais je ne le feraipas. J’ai un métier que j’aime, desétudiants qui m’attendent, une femme…”

“Une maîtresse”, ajouta Sémiramis

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sur le ton neutre de l’énumération.“Ça, ça m’était sorti de l’esprit.”“Voyou !” lui dit-elle, comme si elle

caressait un chat.“De toute manière, sois tranquille,

Ramzi n’a pas essayé de me convertir.”“Il t’a quand même proposé de passer

du temps au monastère !”“Juste une nuit, pour que je me

réveille dans cet environnement…”“A ta place, je me méfierais ! Les

hommes sont plus vulnérables qu’ils nele croient. Surtout à ton âge…”

“Vulnérable ? Oui, peut-être. Ilm’arrive de succomber à certainestentations. Mais pas à toutes.”

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Elle lui donna une tape coquine sur lacuisse. Il répondit en caressantfurtivement la main qui l’avait frappé.

“Je connais Ramzi, il n’est pas dugenre à faire du prosélytisme. Il a la foidécente et – comment dire ? – courtoise.Il a toujours été un homme civilisé, et safoi lui ressemble. Ma crainte, en venantici, c’était qu’il ne soit, au contraire,trop réservé, trop absorbé dans saméditation, trop distant, comme il l’avaitété avec Ramez. Et j’ai eu plutôt uneagréable surprise. Pour quelqu’un qui avoulu s’éloigner du monde, je l’aitrouvé, au contraire, plus prochequ’avant, attentionné, réfléchi, allant àl’essentiel.

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“La religion n’a jamais été ma tassede thé, mais j’avoue que j’ai de laconsidération et de l’affection pourl’homme qu’il est devenu. Je suis mêmeréconforté de savoir que j’ai un amidans un monastère. Et je reviendrai levoir, comme je le lui ai promis. Jepasserai la nuit dans une cellule commela sienne, et au matin je monterai aveclui jusqu’à son ‘labyrinthe’ pour méditeren déambulant.”

Sur le chemin du retour, le paysage,

assombri, avait perdu tout attrait. Laroute semblait interminable. A plusieursreprises, Adam fut sur le point des’assoupir, mais il lutta contre le

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sommeil de peur que la conductrice nes’endormît à son tour, et que la voiturene finît sa course dans un ravin.

A un moment, ils se mirent à chanter.Sémiramis avait toujours eu une voixpuissante et mélodieuse, qui envoûtaitdéjà ses amis lors de leurs soiréesd’étudiants, et son répertoire était vaste.Elle passait avec aisance de l’arabed’Egypte à l’arabe d’Irak, de l’anglaisau grec, du français au créole, puis àl’italien. Elle connaissait aussi deschants russes, turcs, syriaques, basqueset même des chants hébreux où revenaitsans cesse le mot “Yeroshalaïm”. Adams’efforçait de l’accompagner du mieuxqu’il pouvait, fredonnant les airs en

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sourdine et haussant parfois la voixquand il se souvenait d’un refrain. Il nechantait pas faux, ni de manièredissonante, mais le timbre de sa voixn’était pas mélodieux. Il le savait ; aussise contenta-t-il, ce soir-là, pour laplupart des chansons, de taper le rythmeavec les doigts. S’il n’avait pas eu lesouci d’éviter une sortie de route, ilserait probablement demeuré tout aulong silencieux, immobile, les yeux clos,pour se laisser bercer par la belle voixde l’amie.

A un moment, il lui demanda :“Tu n’as jamais songé à te lancer dans

une carrière de chanteuse ?”“Si, j’y ai songé”, répondit-elle, sans

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fausse modestie.“Et alors ?”Elle soupira.“Alors mon père a dit : ‘Je ne veux

pas que ma fille aille se trémousser dansun cabaret du Caire.’ ”

“Et ça s’est arrêté là ?”“Ça s’est arrêté là. Mon père avait

passé sa jeunesse dans les cabaretsdu Caire, justement. Il paraît qu’il sesoûlait tous les soirs, qu’il chantait àtue-tête, qu’il offrait du champagne àtout le monde et montait sur les tables. Ilétait même tombé amoureux d’unedanseuse du ventre, au désespoir de mesgrands-parents. Lui-même ne me l’a

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jamais dit, évidemment. Tous nosparents sont censés avoir eu desjeunesses exemplaires, n’est-ce pas ?Mais d’autres membres de la famille mel’ont raconté. C’est seulement lorsqueson propre père est mort qu’il s’estassagi, qu’il a repris l’entreprisefamiliale et qu’il s’est marié. Il a eutrois enfants, et il s’est promis de nelaisser aucun d’eux, et surtout pas moi,sa fille, mener une vie dissolue.”

“Je viens seulement de me rappelerque tu es née au Caire. Je l’ai su, maisça m’était sorti de l’esprit. Sans douteparce que tu n’en as pas l’accent. Ouplutôt si. En prêtant l’oreille, je perçoiseffectivement l’accent égyptien quand tu

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t’exprimes en français. Mais en arabe,pas tellement.”

“En arabe, non, je n’ai pas l’accent.Dans ma famille, on ne parlait presquejamais l’arabe. Mon père était pourtantoriginaire de Byblos, et ma mère étaitdamascène, mais ils ne parlaient que lefrançais. Entre eux, avec leurs frères etsœurs, avec leurs amis, toujours lefrançais, comme les aristocrates russesdans les romans du dix-neuvième siècle.Ils ne parlaient l’arabe qu’avec leurchauffeur, leur cuisinier et leur portier.Dans leur milieu, c’était l’habitude. Pireencore : quand ils parlaient de lapopulation locale, ils disaient ‘lesArabes’, comme s’ils étaient eux-mêmes

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des Britanniques ou des Grecs.”“Mais lorsque ton père allait au

cabaret, dans sa jeunesse, qu’il sesoûlait à mort et montait sur les tables, ilne chantait pas en français, je suppose,ni en anglais, ni en grec.”

“Non, tu as raison, il chantaitsûrement en arabe. Et lorsqu’il prenaitdans ses bras sa danseuse, qui se faisaitappeler Noureleyn, c’est sûrement enarabe qu’il lui murmurait des mots doux.Toi aussi, d’ailleurs.”

Adam se tourna vers elle, intrigué.“Oui, toi aussi”, reprit-elle, “tu ne

sais murmurer qu’en arabe. Nous avionsdiscuté toute la soirée en français, maisau lit…”

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“Sans doute. Je ne m’en rends pasvraiment compte. Mais maintenant que tule dis, c’est vrai que tous les motsaffectueux me viennent en arabe.”

“Même lorsque tu es avec unepersonne qui ne connaît pas cettelangue ?”

“Le problème s’est effectivementposé. Quand j’ai connu Dolorès, elle mereprochait parfois d’être trop muetpendant l’amour. Je lui ai expliqué queles mots tendres me venaientspontanément en arabe, et que je meretenais de les prononcer vu qu’elle neconnaissait pas cette langue. Elle aréfléchi, puis elle m’a dit : ‘Je veux quetu les prononces à mon oreille comme si

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je les comprenais.’ Ce que j’aicommencé à faire. Elle a voulu alors lesmurmurer, elle aussi. Au début, elle lesreprenait tels quels, me parlant commesi j’étais une femme. Et son accent étaitrisible. Mais peu à peu j’ai réussi à luiapprendre les mots justes, et la bonneprononciation. A présent, nous faisonsl’amour en arabe, et cela instaure entrenous une tendresse singulière !”

Sémiramis eut un petit rire, et Adamfut soudain pris d’une sorte de remordspanique.

“Jamais je n’aurais dû te parler de ça.Pour tout le reste, elle ne m’en voudrapas. Mais que j’aie pu te parler de ceque nous murmurons l’un à l’autre quand

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nous sommes au lit, c’est une vraietrahison.”

“Rassure-toi, je n’en parlerai pas.”“Ce n’est pas assez, il faut que tu me

le promettes, solennellement.”“Je te jure, sur la tombe de mon père,

que jamais je ne dévoilerai un seul motde ce que tu viens de me dire. Ni àDolorès, ni à personne d’autre. Ça teva ?”

“Ça me va. Excuse mon insistance,mais je m’en veux d’avoir parlé dechoses aussi intimes. Ce n’est pas dansmes habitudes.”

“Détends-toi, Adam. Je suis Sémi, jesuis ton amie, une amie fiable, tu peux

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baisser la garde quelques instants. Je tedévoile mes secrets, tu me dévoiles lestiens, aucun de nous n’en souffrira, nousnous sentirons seulement un peu plusproches l’un de l’autre.”

Elle posa la main sur le genou de sonpassager, lequel demeura un momentsongeur, avant de demander :

“Quel âge tu avais quand tu as quittél’Egypte ?”

“Un an à peine. C’était juste après larévolution de Nasser. Mon père avaitcommis une grosse imprudence, et il n’aplus osé rester au Caire.”

“Une imprudence ?”“Une très grosse imprudence, oui.”

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Elle sourit et se tut. Adam la laissarassembler ses souvenirs.

“Bien entendu, je ne me rappelle rienmoi-même, mais on m’a si souventraconté l’histoire que j’ai l’impressionde l’avoir pleinement vécue.

“Du temps où mon père était étudiant,c’est-à-dire dans les années quarante, ily avait un grand bouillonnementpolitique. Lui-même n’a jamaisappartenu à aucun parti, mais il y avait,parmi ses amis à l’université, descommunistes, des islamistes, desmonarchistes, des nationalistes. Il meracontait aussi que, certains jours, onvoyait arriver des dizaines d’étudiantstous habillés en jaune, ou en vert, et qui

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s’efforçaient de marcher en rang encriant leurs slogans. On savait alorsqu’un nouveau parti venait d’être fondé.Généralement, ces groupes étaient plusridicules qu’effrayants, et ilsdisparaissaient au bout de quelquesmois.

“Beaucoup plus sérieux était lemouvement des Frères musulmans, lesIkhwan. Les jeunes y adhéraient parmilliers, et lorsqu’il y a eu le coupd’Etat des Officiers libres, en cinquante-deux, tout le monde pensait que Nasser,Sadate et compagnie étaient des Ikhwanen uniforme. D’après mon père, certainsl’étaient ; mais, une fois au pouvoir, ilsont pris leurs distances par rapport au

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mouvement ; ils se sont même employésà réduire son influence dans le pays. Aupoint qu’en cinquante-quatre, l’année dema naissance, des militants islamistesdésabusés ont tiré plusieurs balles endirection de Nasser pendant qu’ilprononçait un discours. Ils l’ont raté depeu, et une répression féroce s’estabattue sur eux. Des milliers de militantsont été arrêtés, et plusieurs de leursdirigeants ont été exécutés après desjugements sommaires.

“L’un des conjurés se prénommaitAbdessalam, il avait dix-neuf ans, etc’était le frère cadet d’un très bon amide mon père. Le jeune homme avaitréussi à s’enfuir après l’attentat, la

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police et l’armée étaient à ses trousses,et il ne faisait pas de doute que s’il étaitappréhendé, il serait pendu sur-le-champ. Alors mon père a décidé de lecacher à la maison.”

“Ne me dis pas qu’il a caché chez luil’homme qui a tenté d’assassinerNasser !”

“Une grosse imprudence, n’est-cepas ?”

“C’est un peu plus qu’une grosseimprudence ! C’est de la folie furieuse !Qu’est-ce qui a pu se passer dans la têted’un bon bourgeois catholique pour qu’ilrisque sa vie et celle de sa famille encachant chez lui un meurtrier, de surcroîtislamiste ?”

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“Justement, son raisonnement, c’étaitque les autorités ne songeraient jamais àchercher Abdessalam chez un bonbourgeois chrétien. De fait, elles ontpassé au peigne fin les quartierspopulaires, les mosquées, mais ça neleur est jamais venu à l’idée de venirfouiller chez nous.”

“Mais pourquoi il l’a fait ? Il avait dela sympathie pour les ‘Frères’?”

“Absolument aucune. Il les détestaitavant cette histoire, et il a continué à lesdétester jusqu’à la fin de sa vie. S’il adonné refuge au dénommé Abdessalam,c’est parce que celui-ci avait dix-neufans, qu’il tremblait de peur, et parce queson meilleur ami l’avait supplié de le

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faire.”“Et ta mère était d’accord ?”“Mon père ne l’a pas consultée. Son

ami est venu un soir avec son frangin.Pour se déguiser, ce dernier s’était raséla barbe, il donnait l’impression d’êtreun adolescent impubère, avec des yeuxde lièvre traqué. Nous habitions au rez-de-chaussée, mon père avait, dans lejardin, un atelier où il peignait à sesmoments perdus. Il faisait de belleschoses, d’ailleurs, je suis sûre que s’ilavait été en Europe, il se serait consacréà la peinture. Bref, il avait cet atelier, lejeune homme s’est caché là, sans jamaissortir. Mon père lui apportait en secretde quoi manger. Ça a duré quelques

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semaines, et personne dans la famillen’a remarqué quoi que ce soit. Pas mêmema mère, qui ne mettait jamais les piedsdans l’atelier de son mari.

“Quand les choses se sont calmées etque les autorités ont désespéré de leretrouver, le fugitif est parti. Mon père asu plus tard qu’il avait réussi à quitter lepays pour l’Allemagne de l’Ouest, quiétait devenue en ces années-là leprincipal lieu de rassemblement desFrères musulmans en exil.

“Mes parents n’ont jamais étéinquiétés. Mais mon père n’était pastranquille. Il se disait qu’un jour oul’autre, la chose finirait par s’ébruiter, etque les autorités lui feraient payer sa

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sollicitude envers leurs ennemis. Alorsil a vendu sa maison, son entreprise, toutce qu’il possédait ; il a pris sa femme,ses enfants, son argent, et il est parti.”

“Et est-ce qu’il a regretté sonimprudence ?”

“Eh bien non, figure-toi, il ne l’ajamais regrettée ! Bien au contraire, ils’en est toujours félicité. A cause de cetincident, il s’était donc dépêché de toutvendre. Quelques mois plus tard, il y aeu les premières nationalisations, puis laguerre de Suez. Les cousins de monpère, les frères de ma mère, et plusgénéralement tous les étrangers ou ceuxqui étaient considérés comme tels ont dûquitter l’Egypte en catastrophe,

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abandonnant leurs biens. Les Grecs, lesItaliens, les juifs, les chrétienslevantins… On a saisi leurs usines, leursterres, leurs magasins, leurs comptes enbanque. Ils ont tout perdu. Mon père, dufait de sa grosse imprudence, avait toutvendu avant ‘le déluge’, et doncpréservé sa fortune. Ce qui lui a permisd’acheter des terrains en arrivant ici, etde construire plusieurs maisons,notamment celle où nous nous trouvons,et que j’ai transformée en hôtel.

“Mille fois j’ai entendu les émigrésd’Egypte féliciter mon père pour saclairvoyance ou pour son flair. Ainsi, àcause de ce que tu as appelé sa ‘foliefurieuse’, il a acquis, jusqu’à la fin de sa

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vie, une réputation de grand sage.”“Je suppose qu’il n’a jamais raconté à

ces gens pourquoi il avait quittél’Egypte si précipitamment.”

“Sûrement pas ! Quand nous sommesarrivés dans ce pays, Nasser y étaitconsidéré comme un demi-dieu, sesphotos étaient partout, on l’adoraitencore plus qu’en Egypte. Tu pensesbien que mon père n’allait pas se vanterd’avoir donné asile à l’homme qui avaitvoulu assassiner le héros de la nationarabe. Il se serait fait écharper ! Il n’acommencé à en parler que dans lesannées quatre-vingt, quand Nasser étaitdéjà mort et oublié.”

“Est-ce que ton père a revu

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l’Egypte ?”“Pas une seule fois il n’y a remis les

pieds. C’était étrange, d’ailleurs.Lorsqu’il en parlait, son visages’illuminait, et il ne se lassait pas derépéter que c’était le plus beau pays dumonde. Mais il n’y est plus jamais allé,et il n’a jamais voulu que ses enfants yaillent.”

“Et tu n’y es donc jamais allée ?”“Si, mais seulement après sa mort. Je

voulais revoir la maison où je suis née,et dont on m’avait tant parlé. Je l’airevue, mais je n’ai rien ressenti. Jecroyais qu’après tout ce qu’on m’avaitraconté pendant mon enfance, j’allaisêtre émue. Rien du tout. Ni larmes, ni

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gorge serrée. Là où j’ai été émue, c’esten Haute-Egypte, à Louxor, dans laVallée des rois, devant les fresquesmurales. Là, oui, j’étais sans voix. J’aisoudain compris pourquoi tantd’hommes ont rêvé de ce pays – lesconquérants, les voyageurs, les poètes…Mais les nostalgies de mes parents melaissent froide. Ils ont vécu en Egyptecomme des étrangers, et on les a traitéscomme des étrangers.”

“Les choses ne sont jamais aussisimples.”

“Si, c’est aussi simple. Quand ondédaigne la population locale et qu’onrefuse de parler sa langue, on finit par sefaire expulser. Si mes parents avaient

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voulu continuer à vivre en Egypte, ilsauraient dû se faire égyptiens, au lieu defraterniser avec les Britanniques et lesFrançais.”

Elle avait dans la voix l’écho d’unevieille colère qui ne s’était jamaiséteinte. Après quelques secondes d’unsilence chargé, elle reprit :

“Pour être honnête, je ne devrais pasmettre mon père et ma mère dans lemême sac. Lui, il me disait exactementce que je viens de te dire, à savoir qu’ilaurait fallu s’intégrer à la populationlocale ; il avait d’ailleurs des amis – etprobablement aussi des amantes – danstous les milieux. Mais il était l’un desseuls à avoir une telle attitude. Dans sa

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famille, et plus encore dans la famille dema mère, la plupart des gens se sentaientétrangers, et ils se comportaient encolons. Quand le temps des colons a étérévolu, ils ont dû plier bagage. On peutdire qu’ils ont récolté ce qu’ils avaientsemé…”

“Ce n’est pas à moi de prendre ladéfense des tiens, mais dans cesquestions, les torts sont toujourspartagés. La formule que tu as employée,on peut parfaitement l’inverser : s’ils sesont comportés comme des étrangers,c’est parce qu’on les a constammentregardés comme des étrangers. Quandles gens refusent de s’intégrer, c’estaussi parce la société où ils vivent est

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incapable de les intégrer. A cause deleur nom, de leur religion, de leur allure,de leur accent…”

Ils demeurèrent un long momentpensifs, l’un et l’autre. Puis Adam reprit,sur un ton plus gai :

“Pour en revenir à toi, tu aurais quandmême pu faire carrière dans la chansonsans avoir à te déhancher dans lescabarets du Caire.”

“Mon père était intraitable, ce n’étaitmême pas la peine d’argumenter. Maisje ne lui en veux pas, il appartenait à sonépoque, et il croyait agir pour mon bien.De toute manière, je n’avais pasréellement l’ambition de faire carrièredans la chanson. J’aime chanter pour

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mes amis, je suis flattée lorsqu’on me ditque j’ai une belle voix, mais je n’auraispas quitté père et mère pour confier mondestin à un imprésario. Dans majeunesse, j’avais une tout autre ambition.Je voulais être chirurgienne.”

A présent, Adam s’en souvenait.Quand il l’avait connue, elle étaiteffectivement en première année demédecine.

“J’avais lu quelque part qu’il n’yavait presque pas de femmeschirurgiennes, et je voulais être unepionnière. A la faculté, les professeurscomme les étudiants cherchaient tous àme décourager, en disant que les patientsqui confiaient leur vie à un chirurgien

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avaient besoin d’une figure rassurante,donc masculine. En d’autres termes, il yavait les carrières qui n’étaient pasdignes de moi – chanteuse ; et lescarrières dont je n’étais pas digne –chirurgienne. Mais ça n’a pas suffi à medissuader, j’étudiais avec acharnement,avec rage, je voulais être la meilleure dema promotion, et jusqu’au deuxièmetrimestre, je l’ai été.”

“Ensuite, tu t’es lassée…”“Non. Ensuite, j’ai rencontré Bilal.

Ensuite, nous nous sommes aiméscomme des forcenés. Ensuite, il est mort.Et je suis restée prostrée pendant troisans. Quand je suis sortie de mon trounoir, c’était déjà la guerre, et il était trop

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tard pour que je reprenne la médecine.J’avais l’impression d’avoir oublié toutce que j’avais appris, et d’êtreincapable de mémoriser quoi que cesoit. Je ne suis plus retournée à mesétudes, et je me retrouve aujourd’huitenancière d’hôtel.”

“Châtelaine”, rectifia Adam.Elle sourit.“Excuse-moi, j’avais oublié le titre

que tu m’as conféré.”“Châtelaine, oui. Ma châtelaine bien-

aimée.”“Ça m’a fait du bien que tu sois

revenu au pays, même pour une périodebrève. Je devrais peut-être remercier

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Mourad de t’avoir appelé auprès de lui.Je me souviendrai longtemps de nosdîners au champagne.”

Sa voix était triste. Son ami se tournavers elle. Elle avait des larmes dans lesyeux.

“Tu ne trouves pas que c’est un peutôt encore pour nous faire nos adieux ?”lui dit-il. “Je ne suis pas sur le point departir. Je garde encore ma chambre pourquelque temps…”

Elle sourit. Attendit un moment. Eutl’air d’hésiter, avant de lui dire :

“Ce matin, j’ai eu une longueconversation avec Dolorès.”

“Tu lui as encore téléphoné ?”

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“Non, cette fois, c’est elle. Tu venaistout juste de me quitter. C’est comme sielle avait senti que nous avions passé lanuit ensemble. Et…”

Elle s’interrompit. Fit une longuepause. Adam dut la relancer :

“Et ?”“Et il a été décidé que, dorénavant, tu

dormirais dans ta chambre et moi dansmienne.”

“Il a été décidé”, reprit son ami enécho, avec un sourire aussi ambigu queles sentiments qui l’agitaient.

“Je n’étais pas censée te le dire”,s’excusa Sémiramis, “et tu feras commesi nous n’avions pas eu cette

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conversation. Mais j’ai besoin que tum’aides à respecter mon engagement.”

Comme Adam demeurait silencieux,elle insista, d’une voix à la fois irritée etcontrite :

“Oublie un moment ta fierté de mâle,et dis-moi simplement : je t’aiderai.”

Il maugréa avant de se résigner à dire,en soupirant bruyamment :

“D’accord, je t’aiderai.”D’un instant à l’autre, la conductrice

reprit, sur un tout autre ton, enjoué,guilleret :

“Ce qui n’exclut aucunement lesenvies, les désirs, les compliments, latendresse, et même un brin de cour. Oui,

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tout, sauf…”Son passager attendait avec

appréhension les mots crus qui allaientsuivre, mais elle ne dit plus rien. Saphrase était finie.

“Tout sauf tout sauf tout sauf”, répéta-t-il alors, en essayant de donner à cesparoles la tonalité la plus risible quisoit.

Lorsqu’il rendra compte de cet

échange dans son carnet, Adamobservera :

Au cours de notre conversation,je me suis bien gardé d’avouer àSémi que j’étais déjà arrivé moi-

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même à une conclusion similaire, àla suite de mon échange épistolaireavec Dolorès. Ma bonne éducationme commandait de feindre ladéception, et de ne surtout pasmontrer que j’étais, en un sens,lâchement soulagé de ne pas avoirà signifier moi-même à mon amantema décision d’interrompre notreidylle. Une fois de plus, laconnivence des deux femmesm’aura évité les affres du remords,comme ceux de la muflerie.

Je me promets de respecter cetengagement d’abstinence ; mais,pour être honnête, je ne suis pasabsolument certain de pouvoir m’y

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tenir en toute heure, en tout lieu, entoute circonstance.

Je me laisserai guider par la vie.

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Le dixième jour

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1

Au matin, Adam était encore touthabillé. La veille, il s’était écroulé surson lit sans avoir dîné, sans s’êtrebrossé les dents, et sans avoir fermé lesstores comme il le faisait tous les soirspour ne pas être réveillé trop tôt par lesoleil cru.

Il n’avait pas eu non plus la force deconsigner par écrit le récit détaillé de sarencontre avec le frère Basile. Il ne le fitqu’en se levant, vers cinq heures. Dèsqu’il en eut terminé, il commanda partéléphone son petit-déjeuner, puis ilconsulta son courrier.

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Un message lui était parvenu dans lanuit, de la part de Naïm. Il lui annonçaiten style télégraphique qu’il allait quitterSão Paulo mercredi matin, et qu’ilarriverait jeudi soir après une brèveescale à Milan. Adam était ravi. Laréunion des amis commençait à prendreforme, et beaucoup plus tôt qu’il nel’avait espéré. Il se dépêcha de répondreà Naïm qu’il serait à l’aéroport à l’heuredite pour l’accueillir.

Puis il appela Sémiramis.“Je te réveille, j’espère !”“Raté !” dit-elle en riant. “Je suis déjà

au milieu du petit-déjeuner. Laprochaine fois, il faudra essayer plustôt !”

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“J’ai encore une bonne nouvelle.”“Laisse-moi deviner ! C’est Albert ou

Naïm qui t’annonce sa décision de venir.Je me trompe ?”

Il était pris de court.“Non, tu ne te trompes pas. Mais tu

m’as gâché mon effet.”Elle rit.“Tu m’as l’air un peu trop réveillée

ce matin.”“Je suis sur ma terrasse, il y a une

petite brise, les oiseaux du printempspépient, et le café est bien dosé. Sij’étais sûre de pouvoir te faireconfiance, je t’inviterais à venir merejoindre.”

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Dix minutes plus tard, il était auprès

d’elle. Tout était conforme au tableauqu’elle avait brossé – la brise, lespépiements, la couleur du café ainsi queson odeur. De plus, la table était garnie,et la chemise de nuit légèremententrouverte. Il eut un pincement au cœuren se rappelant que la “parenthèse” deleurs amours était désormais fermée.

“Naïm arrive donc jeudi soir, verssept heures. Et Albert ne va plus tarder,il me semble ; s’il a dit à ses employeursque sa mère adoptive est à l’article de lamort, c’est qu’il viendra très vite. Notreréunion de retrouvailles va pouvoir setenir dès la semaine prochaine. Je n’en

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reviens pas. Il y a deux jours, je parlaisencore en termes de mois, et maintenantnous en sommes à préciser les heuresd’arrivée de chacun. J’ai l’impressionde vivre dans un rêve. Ça m’enchante,mais ça me fait un peu peur.” Un silence.“Il faudrait peut-être que nousréfléchissions sérieusement à l’aspectpratique.”

“Moi, j’y ai déjà réfléchi”, ditSémiramis. “Tout le monde sera logéici, à l’hôtel.”

C’était la solution qu’Adam préférait,et c’est seulement pour la forme qu’il luidemanda :

“Tu ne crois pas que Tania insisterapour que nous allions chez elle, dans la

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vieille maison ? C’était ça, le projetinitial.”

“Si peu de temps après le décès deMourad ? Non, c’est impensable ! Lafamille est endeuillée, nous serions tenusde parler à voix basse, et de tirer desmines d’enterrement. Pas de rires !Aucun éclat de voix ! Nos retrouvaillesseraient sinistres ! Non, j’ai bienréfléchi à la chose, tout le mondeviendra ici. Y compris Tania. Ça lui feradu bien de s’absenter quelques jours dechez elle, sinon les visiteurscontinueront à défiler sans arrêt. Al’hôtel, nous pourrons discuter, crier,rire, nous pourrons même chanter à tue-tête, si nous en avons envie. Chacun aura

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sa chambre, et nous aurons à notredisposition le grand salon du premierétage, où nous pourrons nous réunir etprendre nos repas. Pour la logistique,laisse-moi faire, c’est mon métier !”

Il leva les bras, dans un geste quivoulait dire “je capitule” ou “je lâche legouvernail”.

“En revanche, c’est à toi de lancer lesinvitations”, ajouta-t-elle.

“C’est pratiquement fait. Dès ce matinj’appellerai Ramez et sa femme.”

“Et Dolorès…”“Et Dolorès, bien sûr, je l’appellerai

cet après-midi.”“Et le frère Basile…”

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“Je doute qu’il accepte de venir. Maisj’irai tout de même l’inviter en bonne etdue forme…”

“Et pour Nidal, tu as déjà pris unedécision ?”

“Oui, je vais lui téléphoner.”“Tu vois ? Tu as encore de quoi

t’occuper. Tu as son numéro ?”“Non, mais tu vas me le donner dans

une minute, je présume.”Sémiramis soupira bruyamment :“Qu’est-ce que tu aurais fait si je

n’étais pas là ?”“J’aurais consulté l’annuaire !”“Mufle !”

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Il lui prit la main, et la porta à seslèvres.

“Si tu n’étais pas là, je serais déjàrentré à Paris, j’aurais renoncé à réunirles amis, je me serais replongé dans mabiographie d’Attila.”

Elle retira la main.“Il t’intéresse à ce point, cet

énergumène ?”“Attila, c’est moi, comme aurait dit

Flaubert.”“Ah bon ? Il faudra que tu

m’expliques un peu mieux, la similitudene saute pas aux yeux.”

“C’est l’archétype de l’immigré. Onlui aurait dit : ‘Tu es désormais un

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citoyen romain !’, il se serait enveloppédans une toge, il se serait mis à parler lelatin et serait devenu le bras armé del’Empire. Mais on lui a dit : ‘Tu n’estqu’un barbare et un infidèle !’, et il n’aplus rêvé que de dévaster le pays.”

“Et c’est ton cas ?”“Ça aurait pu être mon cas, et c’est

certainement celui d’un très grandnombre d’immigrés. L’Europe est pleined’Attilas qui rêvent d’être citoyensromains et qui finiront par se muer enenvahisseurs barbares. Tu m’ouvres lesbras, je suis prêt à mourir pour toi. Tume refermes ta porte au nez, et ça medonne envie de démolir ta porte et tamaison.”

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“En d’autres termes, j’ai bien fait det’ouvrir mes bras.”

Il rit.“L’expression était mal choisie, mais

tu m’as compris.”Il se ménagea un temps, avant

d’ajouter.“S’agissant de toi, je considère que tu

m’as ouvert les bras lorsque je t’aitéléphoné du taxi, et que tu as crié monnom. Ce qui est arrivé entre nous par lasuite, je l’appellerai le ‘divininattendu’…”

Leurs mains se rejoignirent à nouveau,et il y eut entre eux un silence intime.

Ce fut Sémiramis qui parvint à le

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rompre.“Tu voulais donc le portable de

Nidal”, dit-elle en retirant sa main pourse mettre à fouiller dans la mémoire deson téléphone.

Ayant repéré le numéro, elle tenditl’appareil à son ami en lui proposant del’utiliser. Mais il se contenta derecopier les chiffres dans un coin de soncarnet. Il préférait manifestementremettre cet appel à plus tard, quand ilse retrouverait seul dans sa chambre.

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2

Je n’étais pas sûr que le frère deBilal allait se souvenir de moi,consignera Adam dans son carnet ledimanche 29 avril. Je ne l’avais pasvu plus de trois fois dans ma vie, ladernière il y a plus d’un quart desiècle, à l’enterrement de l’amidisparu. Ce jour-là, Nidalparaissait encore plus affligé quesa mère ou ses sœurs. Il sanglotaitsans retenue. Il n’avait pas encoredix-sept ans, et Bilal était sonmodèle, son guide, son idole. Deplus, ils se ressemblaient tellement

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– le même nez cambré, les mêmescheveux très noirs et très courts, lemême regard de cerf traqué –,qu’en observant le frère éploré, onavait l’illusion troublante quec’était l’autre qui était ressuscité,et qui se lamentait sur lui-même.

“Nidal, je suis Adam, je ne saispas si tu te souviens de moi…”

“Je ne connais aucune autrepersonne qui porte ce prénom, àl’exception de notre ancêtre à tous,paix soit sur lui ! Tu es revenuparmi nous ?”

“Je suis effectivement depassage…”

“Pourquoi seulement ‘de

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passage’?”“Je vis actuellement en France.”“Moi aussi j’ai vécu plusieurs

années en France, mais je suisretourné vivre parmi les miens.”

Il y avait là, manifestement, unreproche. Je me devais de riposter.

“Tu es allé vivre en France, et tun’as jamais songé à appeler lemeilleur ami de ton frère ? Honte àtoi !”

Il a émis un petit rire, poursignifier que le jeu des taquineriescoutumières pouvait à présents’arrêter.

“Je suis heureux d’entendre ta

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voix. Dis-moi en quoi je pourraist’être utile !”

“J’essaie d’organiser une petiterencontre. J’aurais voulu t’enparler…”

“Une réunion politique ?”Il y avait dans sa voix autant

d’ironie que d’incrédulité. Je mesuis dépêché de le rassurer.

“Non, une rencontre de vieuxamis. Des amis de Bilal…”

Pas de réponse. Un long silence.Je sentais que Nidal avait la gorgeserrée. De fait, lorsqu’il a fini parparler, sa voix avait changé, et ilavait perdu de son aplomb.

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“Une rencontre de vieuxamis…”

Je ne savais pas si, en reprenantles mêmes mots que moi, lentement,et dans un murmure, moninterlocuteur exprimait de lanostalgie ou de la méfiance. Pourprévenir toute réaction négative, jedevais prendre les devants.

“Cela me ferait plaisir si nouspouvions nous voir, toi et moi. Pourparler de ce petit projet, mais ausside tout ce qui s’est passé depuistant d’années.”

“Oui, bien sûr, pourquoi pas ?Où es-tu maintenant ?”

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Je m’étais dit, avant del’appeler, qu’il valait mieux ne pasmentionner Sémi ; pas tout de suite,en tout cas.

“Je suis à la montagne, mais jepourrais te retrouver en ville,quand tu voudras.”

“Dans ce cas, déjeunonsensemble ! Tu veux que je t’envoieune voiture pour te chercher ?”

J’ai préféré mentir.“Non merci, j’en ai une. Donne-

moi juste l’adresse, et je viendrai.”

Le restaurant populaire où il

m’a donné rendez-vous, je n’y

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aurais jamais mis les pieds de moi-même. Non qu’il soit sinistre ourebutant, mais il fait partie de ceslieux qui semblent réservés auxhabitués, et où un étranger se sentépié à chaque bouchée ;l’“étranger” en question n’étantpas forcément un Européen ou unAsiatique, mais toute personneextérieure au quartier.

Nidal avait l’air de connaîtretoute la clientèle, mais il a traverséla salle avec moi en se contentantde saluer à distance.

Le patron nous avait réservé unepièce intérieure, à l’écart dutumulte, et dotée d’une fenêtre

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donnant sur une petite cour.Manifestement, un traitement defaveur. Notre table était déjàgarnie d’olives, de concombres, denavets au vinaigre et de painsronds découpés en quarts.

“Ici, je prends généralement leplat du jour, et je ne suis jamaisdéçu. Mais il y a aussi desgrillades.”

“Va pour le plat du jour !”“Attends, tu ne sais pas encore

ce que c’est !”“Peu importe ! Quel que soit le

plat, je le prends.”“Dimanche, c’est le jour des

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courgettes farcies.”“Ça me va !”“Tu n’es pas un homme difficile !

Tes femmes doivent être ravies !”“Mes femmes ?”“Je voulais dire : tes femmes

successives, pas simultanées.”“Toi, tu en as, des

‘simultanées’ ?”“Non, une seule. Elle m’a

prévenu, depuis le début : si j’enépouse une autre, elle m’arracheles yeux.”

“Et tu t’es résigné !”“C’est utile, les yeux !”

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Il sourit, et c’était le mêmesourire que Bilal.

“Tu n’as pas tort”, lui dis-je. “Sion aime la lecture, deux yeux sontplus utiles que deux épouses.”

“Je constate que nous sommesdéjà d’accord sur un point. Je nesais pas s’il y en aura d’autres.”

Le patron s’approche aveccrayon et calepin. Il note les deuxplats du jour et s’informe de ce quenous désirons boire. Nidalcommande une limonade gazeuse,et je hoche machinalement la têtepour indiquer que je prendrai lamême chose. Non sans ajouter,cependant, dès que l’homme s’est

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éclipsé :“A midi, je ne bois pas de vin, ça

me donne mal à la tête.”Comme j’avais pris soin de ne

pas sourire, mon hôte jugeanécessaire de préciser :

“Ici, on ne sert pas d’alcool.”“J’avais deviné, figure-toi. Je

plaisantais…”Je souris. Nidal ébaucha lui

aussi un sourire, pour ne pas êtreen reste. Puis il dit, en regardantailleurs, comme s’il commentaitpour des tiers :

“Des plaisanteries d’émigré !”J’évitai de lui demander ce qu’il

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entendait par là, préférantreprendre :

“Je plaisantais…”Avant d’ajouter, sans lui avoir

laissé le temps de me répondre :“Mais il est vrai que je ne bois

jamais à midi. Uniquement le soir.”“Si je t’avais invité à dîner

plutôt qu’à déjeuner, qu’est-ce quetu aurais fait ?”

“Je me serais tout simplementabstenu de boire. J’aime bienprendre un peu de vin le soir, maisje peux parfaitement m’en passer.En revanche, si quelqu’un essayaitde me l’interdire…”

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“Il est interdit d’interdire !”prononce Nidal sur un tonsarcastique, et en français.

Jusque-là, nous n’avions parléqu’en arabe. Et c’est en arabe queje lui rétorque :

“Qu’une personne s’abstiennede consommer telle ou telleboisson, tel ou tel aliment, parceque ses convictions le lui imposent,c’est une attitude que je respecte.Ce que je n’admets pas, c’est qu’ontente de l’imposer aux autres, etsurtout que des gouvernements s’enmêlent.”

“Parce que, d’après toi, il fautlaisser chaque citoyen décider par

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lui-même, les gouvernements n’ontpas pour fonction d’interdire, c’estça ? Est-ce qu’ils n’interdisent pasla consommation de la cocaïne, oudu haschisch ? Mais je supposeque, de ton point de vue, il nefaudrait pas non plus interdire cesdrogues ?”

La conversation prenait, un peutrop vite, l’allure d’un duelconvenu entre le dévot et lelibertin. Mais peut-être fallait-il enpasser par là avant de pouvoir separler d’homme à homme. De toutemanière, je n’allais pas rendre lesarmes du seul fait que je metrouvais sur le terrain de l’autre.

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Tout au contraire. Au Levant, onest censé se plier aux désirs del’invité, non le soumettre à sespropres lois. C’est du moins ainsique l’on se comportait en des tempsmeilleurs.

“Personne ne prétend qu’il nefaut jamais rien interdire. Maiscertains de tes coreligionnaires ontl’interdiction facile. On al’impression qu’ils fouillent lestextes à la recherche d’un interditde plus, qu’ils se dépêchent deproclamer. Quelqu’un a dit un jourdes puritains anglais : ‘Ils ne sontpas vraiment fanatiques, ils veulentseulement être sûrs que personne

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ne s’amuse nulle part.’ ”Nidal grimace un sourire, sans

dire un mot. Je poursuis :“Mais pour répondre plus

directement à ta question, maréponse est : oui, bien sûr,certaines substances sont despoisons, et je comprends qu’ellessoient prohibées. Mais le vin ? Levin qui a été chanté par tant depoètes arabes, persans et turcs ? Levin, qui est la boisson desmystiques ? C’est un plaisir nobleet innocent de retrouver ses amis,le soir ; de rire, de discuter, et derefaire le monde autour d’unebouteille de bon vin. Est-ce que je

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dois accepter qu’une autoritéquelconque m’en prive parce quecertaines personnes boivent trop ?Ou parce que certaines traditionsreligieuses l’interdisent ?”

“Tu ne vois qu’un aspect deschoses !” me lance Nidal.

Il prend quelques bouchées, pourse donner le temps de rassemblerses idées, avant d’ajouter :

“Ce que tu ne veux pas voir,c’est qu’en Occident, tout ce quiémane de nous est regardé avechostilité. Tout le monde s’accordeà dire que l’alcoolisme est unecalamité sociale, mais il suffit quel’islam dénonce l’alcool pour que

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celui-ci soit érigé en symbole de laliberté individuelle. Même pour desgens comme toi.”

Un serveur arriva avec les platsfumants et les bouteillesdécapsulées. Il nous demanda sinous voulions qu’il verse le yaourtau-dessus des courgettes farcies,ou bien à côté. Puis il saupoudra letout avec de la menthe séchée, etcommença à servir la boissongazeuse dans un verre. Mais Nidallui signifia d’un geste qu’il s’enoccuperait lui-même, et dès quel’homme se retira, il reprit sonargumentation là où il l’avaitlaissée.

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“Beaucoup d’Européens ont unefemme et une maîtresse, avec desenfants de l’une et de l’autre ; maissi l’islam dit qu’on peut épouserles deux, c’est l’idée d’un doublemariage qui devient scandaleuse,outrancière, immorale, et c’est laliaison illégitime qui devientrespectable.”

“C’est peut-être parce que, en cequi concerne les femmes, le bilande nos pays laisse à désirer, tu necrois pas ? Si les femmes d’icipouvaient travailler librement,voyager librement, s’habillerlibrement…”

“Tu crois vraiment que c’est ça,

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la raison ? Tu crois vraiment quece qui intéresse l’Occident, c’estl’émancipation de nos femmes ? Tune penses pas qu’il y a, depuis dessiècles, une hostilité systématiqueenvers tout ce qui vient de cheznous ? Autrefois, on reprochait ànos pays d’Orient leurs éphèbes etleurs femmes lascives, etaujourd’hui on nous reproche notreextrême pudeur. A leurs yeux, quoique nous fassions, nous sommestoujours en faute.”

Je pris le temps d’avalerquelques bouchées, avant de dire,sur un ton hésitant :

“Tu n’as pas entièrement tort,

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cette hostilité existe, et elle sembleparfois systématique. Mais ellen’est pas à sens unique. Pour direles choses crûment, ils nousdétestent autant que nous lesdétestons.”

Nidal lâcha aussitôt safourchette et son couteau, pour semettre à me dévisager avecméfiance, peut-être même un brind’hostilité.

“Quand tu dis ‘nous’, tu parlesde qui ?”

La question n’était pas anodine,ni innocente. Pour moi, son invité,elle était même profondémentdiscourtoise. Ce que Nidal me

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disait, en substance, c’est que moi,l’émigré, j’étais “passé àl’ennemi”. Je me suis sentid’autant plus insulté que cetteattaque n’était pas totalementinjustifiée. De quel côté est-ce queje suis, moi, l’Arabe chrétien quivis depuis si longtemps en France ?Du côté de l’Islam, ou bien du côtéde l’Occident ? Et quand je dis“nous”, à qui est-ce que je faisréférence ? Dans la formulationque je venais d’employer – “Ilsnous détestent autant que nous lesdétestons” – transparaissait, à moninsu, toute l’ambiguïté de maposition. A vrai dire, je ne savaisplus moi-même ce que j’entendais

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dans ma phrase par “ils” et“nous”. Pour moi, ces deux universrivaux sont à la fois “ils” et“nous”.

Mon interlocuteur avait viséjuste, il avait mis le doigt sur mafragilité. Mais il n’était pasquestion pour moi de lui donnerraison, ni de tolérer sesinsinuations blessantes. Medrapant dignement dans le silence,je détournai ostensiblement lesyeux, pour regarder tantôt lafenêtre, tantôt mon assiette, et unefois même ma montre.

A mon attitude, Nidal compritqu’il était allé loin. Il biffa

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mentalement sa questiondésobligeante, et entreprit decommenter ma phrase sur un toutautre ton. Ce faisant, il évitait dese déjuger, mais ses propos, bienque polémiques, contenaient desexcuses implicites.

“Peut-être bien qu’ils nousdétestent autant que nous lesdétestons, comme tu dis. Mais, entant qu’historien, tu devraisadmettre que la relation entre euxet nous est aujourd’huiprofondément inégalitaire. Depuisquatre cents ans, nous n’avons pasenvahi un seul pays d’Occident, cesont toujours eux qui nous

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envahissent, eux qui nous imposentleur loi, eux qui nous soumettent etqui nous colonisent, eux qui noushumilient. Nous n’avons fait quesubir, subir, subir… Mais toi,l’historien, soucieux de vérité etd’objectivité, tu nous renvoies dosà dos. ‘Ils nous détestent autantque nous les détestons…’ Les tortssont partagés, c’est ça ?

“Les Français débarquent enAlgérie, ils annexent le pays, ilsmassacrent tous ceux qui leurrésistent, ils font venir unepopulation européenne qui secomporte comme si la terre luiappartenait et comme si la

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population locale n’était faite quepour obéir et servir. Les torts sontpartagés, c’est ça ? Ils emploienttous les moyens pour forcer leshabitants à délaisser la languearabe et à se détourner de l’islam.Puis, au bout de cent trente ans, ilss’en vont en laissant derrière euxun pays meurtri, dévasté, qui n’ajamais pu s’en remettre. Maisd’après toi, les torts sont partagés,n’est-ce pas ?

“Les Juifs émigrent en massevers la Palestine, ils colonisent laterre et chassent les habitants, quideviennent du jour au lendemaindes apatrides, et qui vivent depuis

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plus d’un demi-siècle dans descamps de réfugiés. Mais d’aprèstoi, les torts sont partagés.”

Je me faisais à nouveauattaquer, mais cette fois je nepouvais réagir de la même manière.Ce que Nidal prenait ici pour cible,ce n’était pas ma personne,c’étaient mes opinions d’historien.Sur ce terrain, toute contradictionest légitime. Alors, plutôt que dem’enfermer dans ma postured’invité blessé, je décide de croiserle fer avec mon hôte.

“Est-ce que tu vas me laisserrépondre ?”

Nidal s’interrompt abruptement.

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“Vas-y, je t’écoute.”“Pour commencer, ce n’est pas

moi qui ai dit ‘les torts sontpartagés’. J’ai juste dit : ‘Ils nousdétestent autant que nous lesdétestons.’ Je n’ai pas parlé de‘torts’. Tu m’as attribué cettephrase et tu t’en es servi pourm’attaquer. C’est un procédédouteux.”

“Tu n’as peut-être pas prononcécette phrase aujourd’hui, mais tu laprononces sans arrêt !”

“Parce que tu enregistres mesconversations ?” lui dis-je sur leton de la plaisanterie, histoired’alléger l’atmosphère.

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Mon interlocuteur ne sourit pas.“Non, Adam, je n’enregistre pas

tes conversations, mais il m’estarrivé de t’écouter. Je suis alléplusieurs fois à l’université. Jem’installais dans l’amphithéâtre,tout à l’arrière, pour t’écouter.Cette phrase, je ne l’ai pasinventée, elle est de toi, tu l’asrépétée cent fois. ‘Les torts sontpartagés.’ Qu’ils envahissent nospays, qu’ils nous chassent de nosmaisons, qu’ils nous bombardent,qu’ils s’approprient nos richesses– pour toi, les torts sont toujourspartagés. L’historien doit resterneutre, n’est-ce pas ? Entre

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l’agresseur et l’agressé, entre leprédateur et sa proie, entre lesmassacreurs et leurs victimes, turestes neutre. Il ne faut surtout pasque tu apparaisses comme ledéfenseur des tiens. C’est ça,l’objectivité ? C’est ça, pour toi,l’honnêteté intellectuelle ?”

Je suis resté muet un longmoment, comme si j’étais à courtd’arguments. Je venais soudain decomprendre que cette réunion avecle frère de mon ami n’allait pasêtre une simple reprise de contact,mais bel et bien un règlement decomptes.

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Cela faisait plus d’un quart desiècle que je n’avais pas vu Nidal,alors que lui ne m’avait, pour ainsidire, jamais quitté des yeux. A moninsu, il m’observait, il mesurveillait, il me jaugeait.

J’en étais encore à me demandersi je devais le lui reprocher,lorsqu’il prit lui-même les devants.

“Quand je suis allé àl’amphithéâtre pour la premièrefois, mon intention était de teparler à la fin du cours. Je savais àquel point tu avais été proche de

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mon frère, et j’étais persuadé quetu m’accueillerais à bras ouverts.”

“C’est probablement ce quej’aurais fait ce jour-là”, lui dis-jeavec froideur, ne voulant pasrépondre à ses piques par desmanifestations d’amitié.

Il continua :“Mais en t’écoutant, je me suis

dit : cet Arabe ne veut surtout pasqu’on le prenne pour un Arabe.Pourquoi l’embarrasser ?”

C’en était trop ! Mon hôte avaitdépassé toutes les bornes. Je devaissur-le-champ lui répondre, ou bienme lever et partir. Ce qui meretenait de faire un esclandre, c’est

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que Nidal avait l’air profondémentému. Il semblait même au bord deslarmes. Du coup, ses propos nerelevaient plus du sarcasme froid,c’étaient des reproches sincères.Malhabiles, désobligeants, injustes– et cependant sincères.

Je décide alors de traiter lejeune frère de mon ami disparucomme s’il était mon propre frèrecadet. Avec sévérité, mais unesévérité quasiment paternelle.

“Si l’on croit à l’Au-delà, il estpossible que Bilal soit aujourd’huiavec nous, assis à cette table, entrain de nous observer, et de nousécouter. Certaines choses que tu as

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dites ont dû lui plaire, et d’autrespas. Et quand je vais te répondre,quelquefois il m’approuvera, etquelquefois il froncera les sourcils.Ce témoin invisible et bienveillant,sans lequel nous ne serions pasensemble à cet instant, je ne saispas quelles seraient ses opinionss’il était encore en vie. Mais d’unechose au moins je suis absolumentsûr : il n’aurait pas aimé que jedoute de ta sincérité, ni que tudoutes de la mienne.”

Je me ménage un temps d’arrêt,pour séparer le préambule affectifde l’argumentation. Et pourvérifier d’un regard que mon

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interlocuteur, adouci, estdésormais prêt à m’entendre. Puisje continue :

“Quand je dis que les torts sontpartagés, ça ne veut pas forcémentdire cinquante-cinquante. Ça veutsurtout dire : essayons decomprendre pourquoi les autres ontgagné, et pourquoi nous, nousavons perdu. Tu me dis : ils ontenvahi nos pays, ils les ontoccupés, ils nous ont humiliés. Lapremière question qui me vient àl’esprit, c’est : pourquoi n’avons-nous pas réussi à les en empêcher ?Est-ce que nous serions, parhasard, des adeptes de la non-

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violence ? Non, nous ne le sommespas. Alors pourquoi ont-ils pu nousenvahir, nous soumettre, noushumilier ? Parce que nous sommesfaibles, tu me diras, et divisés, etmal organisés, et mal équipés. Etpourquoi sommes-nous faibles ?Pourquoi sommes-nous incapablesde produire des armes aussipuissantes que celles del’Occident ? Pourquoi nosindustries sont-elles déficientes ?Pourquoi la révolution industrielles’est-elle produite en Europe, etpas chez nous ? Pourquoi sommes-nous restés sous-développés, etvulnérables, et dépendants ? Onpourrait continuer à répéter sans

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arrêt : c’est la faute des autres,c’est la faute des autres. Mais ilfaudra bien que nous finissions parregarder en face nos propresmanquements, nos propres travers,nos propres infirmités. Il faudrabien que nous finissions parregarder en face notre propredéfaite, la gigantesque, laretentissante débâcle historique dela civilisation qui est la nôtre.”

Sans m’en rendre compte, j’avaishaussé la voix. Deux jeunes gensentrent aussitôt dans la pièce, ilss’adossent au mur, quelques pasderrière Nidal. Lequel nes’aperçoit de leur présence que

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lorsque mes yeux se portent verseux ; mon hôte se retourne alors,pour leur adresser un signe de latête voulant dire : “Ce n’est rien,nous discutons, vous pouvez nouslaisser !” Ils se retirent.

Je reprends alors, à voix plusbasse, et en français :

“Les vaincus sont toujours tentésde se présenter comme des victimesinnocentes. Mais ça ne correspondpas à la réalité, ils ne sont pas dutout innocents. Ils sont coupablesd’avoir été vaincus. Coupablesenvers leurs peuples, coupablesenvers leur civilisation. Et je neparle pas seulement des dirigeants,

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je parle de moi, de toi, de noustous. Si nous sommes aujourd’huiles vaincus de l’Histoire, si noussommes humiliés aux yeux dumonde entier comme à nos propresyeux, ce n’est pas seulement lafaute des autres, c’est d’abordnotre faute.”

“Dans trente secondes tu vas medire que c’est la faute de l’islam.”

“Non, Nidal, ce n’est pas ce quej’allais te dire. La religion n’estqu’un élément du dossier. Pourmoi, elle n’est pas le problème, etelle n’est pas la solution non plus.Mais ne compte pas sur moi pour terassurer à bon compte. Je ne suis

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pas à l’aise avec tout ce qui sepasse autour de nous. Tu crois quec’est agréable à contempler, toutesces femmes couvertes de la tête auxpieds, ces gigantesques photos depersonnages enturbannés, et cetteforêt de barbes.”

“En quoi elles te regardent, nosbarbes ?”

“Ce que tu portes dans ton cœurne me regarde pas. Ce que tuportes à l’extérieur est uneaffirmation publique à l’intentiondes tiers, et par conséquent, ça meregarde. J’ai le droit d’approuvercomme de désapprouver. J’ai ledroit d’être réconforté, comme j’ai

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le droit d’être mal à l’aise. Mais jen’ai pas l’intention d’épiloguer surta barbe. Je voulais juste te direque je me réservais le droit deparler de tout, sans exception, etque je t’incitais à faire de même.”

Pendant qu’il m’écoute, Nidalporte instinctivement sa main à sabarbe, qu’il se met à lisser commepour lui renouveler son allégeance.Ce n’est pas vraiment une barbe,d’ailleurs, c’est comme s’il avaitomis de se raser pendant unedizaine de jours.

“A seize ans, quand je t’aiconnu, tu avais déjà un collier debarbe, ou plutôt de duvet…”

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Il sourit à cette évocation. Jepoursuis :

“Mais tu portais aussi un béretde Che, orné d’une étoile rouge.”

“Je n’étais pas le seul !”“Aujourd’hui non plus tu n’es

pas le seul à porter cette barbedrue.”

“Tu veux dire que j’ai toujourssuivi aveuglément la mode dumoment.”

“Je ne te le reproche pas, noussommes tous comme ça. Il y a ceque les Allemands appellent‘Zeitgeist’, ‘l’esprit du temps’,nous le suivons tous, d’une manière

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ou d’une autre. Il n’y a ni honte nifierté à avoir, c’est ainsi quefonctionnent les sociétéshumaines.”

“C’est le professeur quiparle…”, commente Nidal,imperceptiblement sarcastique.

“Oui, tu as raison, c’estl’historien qui parle. A chaqueépoque, les hommes expriment desopinions et adoptent des posturesqu’ils croient issues de leur propreréflexion, alors qu’elles leurviennent en réalité de cet ‘esprit dutemps’. Ce n’est pas tout à fait unefatalité, disons que c’est un ventextrêmement puissant auquel il est

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difficile de ne pas céder.”“Et moi, j’ai tourné avec ce vent,

comme une girouette, c’est ça ?”Je souris.“Tu tiens à me faire apparaître

comme désobligeant à ton égard,alors que j’essaie seulement dedécrire un phénomène commun. Ilétait normal que tu sois guévaristeau début des années soixante-dix,comme il est normal que tu soisaujourd’hui islamiste. Entre lesdeux attitudes, il y a une certainecontinuité.”

“Laquelle ?”“Tu te considères toujours

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comme révolutionnaire.”“Alors que je ne le suis plus, à

tes yeux…”“Disons plutôt que c’est la

révolution qui a changé de sens.Longtemps l’idée de révolutionétait l’apanage des progressistes,et un jour elle a été captée par lesconservateurs. J’ai un collègue quitravaille sur cette question. Nousdéjeunons ensemble de temps àautre pour en parler. Il appelle cephénomène l’‘inversion’. Il prépareun livre sur ce thème, qu’il penseintituler ‘L’Année del’inversion’…”

“Parce que c’est lié à une année

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précise ?”“C’est sa thèse. Il pense que les

choses ont basculé dans le mondetrès rapidement, entre l’étésoixante-dix-huit et le printempssoixante-dix-neuf. L’Iran connaîtcette année-là une ‘révolutionislamique’, socialementconservatrice. En Occidentcommence une autre ‘révolutionconservatrice’, conduite enAngleterre par Margaret Thatcheret que prolongera Ronald Reaganaux Etats-Unis. En Chine, DengXiaoping entame cette année-là unenouvelle révolution chinoise, quis’écarte du socialisme et aboutit à

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un spectaculaire décollageéconomique. A Rome, un nouveaupape est élu, Jean-Paul II, qui serévélera, lui aussi, à sa manière,aussi révolutionnaire queconservateur… Mon collègue arassemblé ainsi des dizainesd’événements de la même période,qui tendent tous à démontrer qu’unbouleversement s’est produit, qui adurablement affecté les mentalités.La droite est devenue conquérante,et la gauche ne s’est pluspréoccupée que de préserver lesacquis. C’est en ayant cela àl’esprit que je t’ai dit…”

“… Que j’avais changé de

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barbe, tout en continuant à meconsidérer comme révolutionnaire.C’est bien ça ?”

“Oui, c’est un peu ça.”“Alors qu’à tes yeux je suis

plutôt devenu un fieffé rétrograde,c’est ça ?”

“Je n’aurais pas exprimé leschoses dans ces termes, mais c’estun peu ce que je pense, oui.”

“Au moins, tu es franc”, me dit-ilavec un très léger sourired’impatience ; avant d’ajouter :“Notre discussion va durer centans.”

“Ce n’est pas grave, nous la

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poursuivrons au paradis.”“Si nous nous retrouvons dans le

même.”“Parce que tu crois qu’il y en a

plusieurs ? Ou qu’on y serarépartis par nations et parreligions ?”

“Je n’en ai pas la moindre idée.Il faudra que tu soumettes leproblème à tes amis les Byzantins.C’est bien comme ça que vous vousappeliez, n’est-ce pas ?”

“Oui, c’était bien ça. Le ‘cercledes Byzantins’. Mais pourquoi dis-tu ‘vous’? Toi aussi tu as participéà nos réunions.”

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“Très peu. Une ou deux fois,avec mon frère.”

“Avec ton frère, oui. Je pensesouvent à lui.”

A peine avais-je prononcé cettephrase que j’ai eu le sentimentd’avoir usurpé un rôle qui nem’appartenait pas, moi qui n’ai étéun ami proche de Bilal qu’à la finde sa vie. Alors j’ai ajouté, en guised’excuse :

“Toi, tu as dû penser à lui millefois plus que moi.”

Comme à chaque fois que j’aimentionné son frère, Nidal estdevenu silencieux, et pensif. Il a bu

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la dernière gorgée de limonade,puis son regard a glissé vers lafenêtre, et au-delà.

“Il avait promis de m’emmeneravec lui sur la barricade. Notremère s’était mise à crier. Elledisait que j’étais trop jeune, et queje devais apprendre mes leçons.Bilal a essayé de la raisonner, luidisant qu’il resterait constammentprès de moi, qu’il me mettrait à unposte où je ne serais pas exposé, etqu’à notre retour il m’aideraitpour mes leçons. Mais elle nevoulait rien entendre. Elle disait :‘Pas tous les deux ! Pas les deux àla fois !’ Comme si elle pressentait

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ce qui allait se passer. Alors Bilalm’a chuchoté qu’il m’emmèneraitla prochaine fois. Il est parti. Uneheure plus tard, on est venu frapperà notre porte pour nous dire qu’ilétait blessé.

“Des milliers de fois j’ai repenséà cette scène, en imaginantd’autres déroulements. Soit quemon frère renonçait lui aussi àpartir, soit que lui et moi nouspartions ensemble, et que je leforçais à s’abriter dans l’entréed’un immeuble. Ou encore que nousétions fauchés tous les deux par lamême bombe. Plusieurs fois j’airêvé que c’était moi le martyr,

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qu’on m’enveloppait dans unlinceul, avec ma mère et mes sœursqui pleuraient, et avec Bilal à côtéde moi, qui me tenait la mainjusqu’au dernier moment, et quisanglotait comme j’ai sangloté àson enterrement.

“Et en me réveillant, je suischaque fois déçu que ce ne soitqu’un rêve mensonger, que monfrère soit toujours dans sa tombe,et moi dehors, malheureux aumilieu des vivants…”

Pendant qu’il parlait, les deuxhommes qui étaient entrésbrièvement dans la pièce quelquesminutes plus tôt s’y sont introduits

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de nouveau, pour se poster desdeux côtés de la tenture qui nousséparait de la grande salle durestaurant. Pourtant, cette fois,c’était Nidal qui parlait, et à voixbasse – rien qui puisse susciterl’inquiétude des militants.

Mon regard se tourne vers eux,et à nouveau le regard de mon hôtesuit le mien. Aussitôt, je le vois selever, et au même moment unpersonnage au turban noir fait sonentrée. Nidal lui adresse un salutdéférent, il nous présentesommairement l’un à l’autre, puisil l’invite à s’asseoir. Ils avaientmanifestement à parler entre eux,

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et je me suis hâté de les quitter enprétendant, pour la forme, que jem’apprêtais de toute manière àpartir.

Ce qui était évidemment faux. Jeserais bien resté une heure de plus,nous avions encore des choses ànous dire, lui et moi.

En quittant le frère de Bilal, sonrestaurant, son quartier, ses amis,j’éprouvais un certain malaise ;mais je n’étais pas mécontent del’avoir revu. Tant de choses nousséparent, et seule nous unit l’un à

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l’autre la mémoire du disparu. Unfil ténu ? Sans doute. Il ne suffirapas à réduire nos divergences, maisje ne prendrai pas l’initiative de lecasser.

Sémi a raison, bien sûr, Nidal achangé. Et même si cettemétamorphose n’est pas de mongoût, je la comprends, en tant quepersonne et surtout en tantqu’historien. Je me suis bien gardéde lui rappeler, par exemple, queson frère ne croyait en son temps nià Dieu ni à Diable, et qu’ilreprésentait, de ce fait, un biensingulier “martyr”. J’ai senti quele souvenir de Bilal était un

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sanctuaire où il ne fallait pas queje pénètre sans d’infiniesprécautions verbales. Tout ce quipouvait ressembler à du sarcasmeou à de la raillerie aurait étédiscourtois, injurieux et quasimentsacrilège. J’ai donc jugé préférablede m’abstenir.

Depuis que je suis revenu aupays, je m’efforce de renouer lesfils, pas de régler des comptes. Dequels comptes s’agirait-il,d’ailleurs ? Pourrais-je vraimentreprocher à Nidal de n’avoir plus,à quarante ans, les mêmes idéesqu’à seize ans ? Il a changé, j’aichangé, le pays a changé, notre

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monde n’est plus le même. L’avant-garde d’hier est au rebut, etl’arrière-garde s’est avancéejusqu’aux premières lignes. Je peuxcontinuer à le déplorer, mais je nepeux plus m’en étonner. Ni lereprocher au frère de Bilal. C’estlui qui est au diapason de sontemps, et c’est moi qui suis d’uneautre époque, prématurémentrévolue. Mais – on a beau raillermon opiniâtreté – je demeurepersuadé que c’est moi qui airaison et que c’est l’humanité quis’égare.

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4

“Et tu l’as quand même invité àvenir ?” demanda Sémiramis, méfiante,après qu’Adam lui eut fait un compte-rendu détaillé de leur déjeuner, et deleurs discussions si vives.

“Je ne lui ai pas adressé uneinvitation en bonne et due forme, mais lachose allait de soi. Si j’ai souhaité lerencontrer, ce n’était pas pour lesoumettre à un examen de passage, àl’issue duquel je l’aurais inclus ouexclu. L’invitation était déjà implicitedans le coup de fil que je lui ai donné cematin. Il n’était pas question qu’en le

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quittant je lui serre la main en luidisant : ‘Merci pour le repas, maisdésolé, tu ne seras pas des nôtres, tu neréponds pas aux critères’…”

“Et tu vas le réunir avec Albert, quitravaille pour le Pentagone ? Et avecNaïm, qui est juif, et qui s’est déjà rendudix fois en Israël ?”

Adam haussa les épaules :“Ils sont tous adultes, ils ne cessent de

parcourir le monde, et s’ils n’ont jamaisrencontré jusqu’ici de gens qui pensentcomme Nidal, ce sera pour euxl’occasion de le faire. L’homme estintelligent, il est rationnel, il paraîtsincère, et il sait exprimer ce qu’ilpense.”

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“Et on ne boira pas de champagne ?”“Si, on boira du champagne. Les

bouteilles seront dans leurs seaux, ceuxqui en ont envie se serviront, ceux quin’en veulent pas s’abstiendront.”

“Et s’il exige qu’on enlève lesbouteilles ?”

“Je lui dirai que ce n’est pas à lui dedécider pour les autres. Je le lui ai déjàdit au moment du déjeuner, et jen’hésiterai pas à le lui redire. S’il resteavec nous, tant mieux. S’il se retire, tantpis. D’autres questions, châtelaine ?”

“Non, professeur, aucune !” lui assuraSémiramis sur un ton faussement apeuré.“Tu sembles avoir réponse à tout, mais

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je reste sceptique. Tu t’imagines que tupourras réunir tes amis d’autrefoiscomme si rien ne s’était passé depuis unquart de siècle ? J’espère que tu ne tetrompes pas.”

“Mieux vaut se tromper dans l’espoir,qu’avoir raison dans le désespoir.”

“C’est ta maxime ?”“Ce n’est pas une règle de vie,

seulement une exigence d’honnêteté. Ilest un peu trop facile d’affirmer quejamais il n’y aura la paix, jamais lesgens ne pourront vivre ensemble, etd’attendre le cataclysme, les brascroisés, avec un sourire moqueur au coinde lèvres, pour pouvoir dire, au momentdu déluge : ‘Je le savais, je l’avais

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prédit.’ Dans cette partie du monde,celui qui se fait prophète de malheur estquasiment sûr que l’avenir lui donneraraison. Tu prédis une guerre dans les dixprochaines années, et tu ne seras pasdémentie. Tu prédis que tel et tel vonts’entretuer, et il est plus que probablequ’ils le feront. Si tu veux prendre desrisques, tu dois prédire l’inverse. Moi,aujourd’hui, à ma petite échelle, j’aijuste l’ambition de réunir nos amisd’autrefois, et que nous puissions avoirtous ensemble un échange courtois etinstructif. Est-ce trop demander ?”

Son amie le contempla longuement,avec amusement, avec tendresse. Puiselle passa la main sur son front, comme

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s’il était un enfant de six ans. Avant delui dire, d’un ton maternel :

“Oui mon chéri, c’est trop demander.Mais ne te décourage pas, tu me plaisquand tu prends cet air indigné.”

Adam était complètement déstabilisé.Il ne savait pas s’il devait s’insurgercontre ce “maternalisme”, ou tenter derelancer une discussion sérieuse.

Il saisit la main qui le caressait,voulant l’éloigner de son visage. Mais,au lieu de la lâcher, il la gardafermement dans sa propre main. Ilsdemeurèrent figés dans cette position,l’un comme l’autre, et ils ne dirent plusrien.

De leurs mains soudées commençait à

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naître le désir d’une étreinte. Mais leursyeux se fuyaient encore, chacun d’euxguettant l’instant où l’autre allaitprononcer les mots raisonnables quimettraient un terme à la tentation.

La certitude de devoir bientôts’écarter l’un de l’autre leur permettaitde vivre cette minute de tendresse avecun sentiment d’innocence. Ne savaient-ils pas, lui comme elle, que la ligneinvisible ne serait pas franchie ? Le toutétait de ne pas l’atteindre trop vite ; letout était d’installer entre leurs corpsune infinie lenteur.

Sémiramis était montée dans la

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chambre d’Adam en fin d’après-midipour qu’il lui livre ses impressions de larencontre avec le frère de Bilal. Ellel’avait trouvé à sa table, en train deprendre des notes, fébrilement. Il avaitcessé d’écrire, et l’avait invitée às’asseoir, mais elle avait préféré resterdebout, adossée à la porte fermée.

Plus tard, dans le feu de l’échange, ils’était levé pour faire quelques pas, ets’était retrouvé tout près d’elle. C’estainsi qu’avait débuté leur étreinte.

Combien de temps sont-ils restés l’uncontre de l’autre, en silence, les yeuxfermés, les mains imbriquées ? A unmoment, leurs lèvres se sont frôlées,puis elles se sont écartées. Lequel des

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deux allait prendre l’initiative de dire àl’autre qu’il était temps d’arrêter, etqu’ils devaient tenir leur promesse ?

Il y eut un deuxième baiser furtif, puisun troisième, moins bref, puis unquatrième qui se prolongea. Leurs deuxcorps se collèrent l’un à l’autre. La mainlibre de Sémiramis cherchal’interrupteur pour éteindre la lumière.

C’est seulement au moment où ilstombaient ensemble sur le lit que lavisiteuse murmura à l’oreille de sonami :

“Tu avais promis de m’aider.”Et lui, dans son égarement, ne trouva

rien à répondre.

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Quand j’ai ouvert les yeux,notera-t-il un peu plus tard, Sémin’était plus près de moi. J’aiallumé ma lampe de chevet, etconsulté ma montre. Il n’était pasencore dix-neuf heures. Je nem’étais assoupi qu’une poignée deminutes. Je me suis assis dans lelit, torse nu, l’esprit perturbé.

Il fallait que cela nous arrive !Qu’après avoir croqué le fruit

offert, nous désirions le fruitdéfendu.

Qu’après nous être aimés dans leconsentement, nous nous aimions

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dans la désobéissance.Cela veut-il dire que ma relation

avec Sémi n’est plus cetteparenthèse dont la fermeture étaitprogrammée à l’instant même oùnous l’avons ouverte ? Si, elle l’estencore, elle ne peut pas être autrechose qu’une parenthèse, ni dansmon esprit ni dans le sien. Maisune liaison, pour demeurer noble,doit vivre son cycle tout entier. Nonseulement son âge adulte, maiségalement son enfance et sonadolescence, fût-ce dans ledésordre. Et elle doit aussi trouverson alchimie propre, son propremélange de raison et de déraison,

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de ferveur et de détachement,d’émotion et d’humour, d’intimitéet de distance, de parole et dechair.

Le tout, pour les amants, est desavoir garder le souvenir de leurliaison comme s’il s’agissait d’unvoyage qu’ils auraient effectuéensemble.

Les voyages ne sont-ils passouvent l’occasion de bâtir desamitiés durables avec les étrangersque l’on a eus pour compagnons ?On devrait pouvoir revenir de sesaventures amoureuses dans unedisposition d’esprit similaire. Jen’irai pas jusqu’à suggérer que les

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amants se retrouvent àl’anniversaire de leur rencontrepour célébrer l’événement et serappeler les moments partagés.Mais ils devraient s’efforcer desurmonter l’amertume de laséparation afin de garder, leur vieentière, un souvenir attendri deleur “voyage”.

Ce mot convient d’ailleursparfaitement à la situation où je metrouve depuis mon retour à materre natale. Je suis en voyageamoureux, avec Sémi pourcompagne. Voyage dans le temps, àdire vrai, bien plus que dansl’espace. En apparence, je suis

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venu renouer avec le pays de majeunesse, mais je ne regarde mêmepas le pays, j’y cherche seulementles traces de ma jeunesse. Jedemeure insensible aux choses etaux personnes que je n’ai pasconnues dans ma vie antérieure. Jene veux rien apprendre, rienréapprendre, rien découvrir. Jecherche seulement à retrouver cequi m’était déjà familier. Oui, jecherche les vestiges, les traces, lessurvivances. Tout ce qui estnouveau m’apparaît comme uneintrusion malvenue dans mon rêve,comme une insulte à ma mémoire etcomme une agression.

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De tout cela, je ne me vante pas,je serais même prêt à reconnaîtrequ’il s’agit d’une infirmité. Maisc’est ainsi que je vis ce voyage, dèsle premier jour. Tout ce que jereconnais, je le vois en couleur ; lereste, tout le reste, je le vois en grispâle.

De ce fait, tant que durera cevoyage, aucune femme ne pourraêtre plus désirable à mes yeux queSémi. Mais je suis persuadé que,dès mon retour à Paris, elle mesemblera soudain extrêmementlointaine. Et que Dolorèsredeviendra omniprésente dans mavie, alors qu’ici je dois faire un

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effort pour penser à elle.

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5

Une heure après leur aventureimpromptue, Sémiramis appela Adampour lui suggérer qu’ils aillent denouveau chez la veuve de Mourad. Ilaccepta avec d’autant plusd’empressement qu’il devait à présentinformer Tania de l’avancement rapidede leurs plans.

Il n’y eut, de la part des amants, pas lamoindre allusion à ce qui venait de sepasser entre eux. Ni au téléphone, ni surla route.

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Cette fois, la veuve était seule. Il n’yavait avec elle qu’une autre femme ennoir, sans doute une voisine, ou uneparente, qui se retira à l’instant où lesdeux amis entraient.

Tania leur expliqua que la maisonn’avait pas désempli, ce jour-là nonplus, et qu’elle avait dû recourir à desruses pour que les derniers visiteurss’en aillent.

“J’ai mis du temps à le comprendre,mais les condoléances, chez nous, c’estune technique d’épuisement. Lespersonnes endeuillées sont tellementvannées qu’elles ne sont même pluscapables de penser à leur malheur.”

“Si ça marche, tant mieux”, observa

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Adam.“Oui, ça marche. Mes émotions sont

anesthésiées. Je vois tout, j’entends tout,mais je ne sens plus rien.”

Peut-être était-elle épuisée, et“anesthésiée”, mais elle donnait plutôtl’impression d’être exaltée, et sousl’effet d’un puissant remontant. Sesgestes étaient un peu brusques, sessourires se dessinaient puis s’effaçaientun peu plus vite que d’ordinaire.

Elle était assise dans le petit salond’hiver où avait eu lieu, jadis, la“veillée d’adieu” en compagnie deNaïm, avant qu’il n’émigre avec lessiens. Elle fit le geste de se lever àl’arrivée de ses amis, mais ils l’en

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empêchèrent, comme lors de leurprécédente visite, et ils s’inclinèrentl’un après l’autre pour l’embrasser.

Puis Adam s’assit à côté d’elle. En ungeste fraternel, il lui entoura les épaulesde son bras. Elle laissa tomber la têtevers l’arrière, ferma les yeux et nebougea plus. Sémiramis s’était assisesur un fauteuil à l’autre bout de la pièce,comme pour les laisser vivre pleinementce moment de proximité et deréconciliation.

“Quand tu voudras te coucher, tu nousdis”, murmura Adam.

“Oui, tu nous dis, nous sommes de lafamille”, renchérit Sémiramis.

“Je n’ai aucune envie de dormir”,

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répondit la veuve en ouvrant les yeux.“Je me sens bien en votre compagnie, jesuis heureuse que vous soyez venus.”

Elle redressa la tête et les regardal’un, puis l’autre.

“Vous avez l’air en forme, tous lesdeux.”

Sémiramis hocha la tête et son visages’éclaira d’un sourire de béatitude.

Son ami sourit de la même manièrepour dire :

“Oui, tout va bien. Je redécouvre lepays, les gens…”

“Tu n’as pas pu converser avec tonami”, lui dit Tania, “mais tu ne regrettespas d’être venu, n’est-ce pas ?”

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“J’aurais dû venir depuis des années,mais je retardais constamment lemoment. Grâce à ton coup de fil, j’aifranchi le pas.”

“Et tu ne le regrettes pas”, insista-t-elle.

Adam échangea un regard furtif avecSémiramis avant de répondre :

“Non, je ne le regrette pas.Absolument pas.”

“Tant mieux !” fit la veuve.Elle reposa de nouveau la tête vers

l’arrière sur le bras du visiteur, puis,aussitôt, elle la redressa ; pour lesdévisager, lui, puis elle, puis lui, puis denouveau elle ; avant de décréter :

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“Vous deux, mes enfants, vous dormezensemble.”

“Qu’est-ce que tu racontes ?” protestaSémiramis en s’efforçant de rire.

Mais Tania la regardait droit dans lesyeux.

“Dis-moi que je me trompe, et je tecroirai.”

Ce n’était pas une promesse, c’étaitun défi. La “châtelaine” ne savait pastrop comment réagir. Mais ses quelquesmoments d’hésitation n’étaient rien demoins qu’un aveu. Elle finit parrépondre par une question :

“Et si tu ne trompais pas ?”“Dans ce cas, je vous dirais : profitez

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bien ! Les instants que vous laisserezfiler, vous ne les reverrez plus. Nous,nous avons passé notre vie à nous dire :un jour, nous irons à Venise, un journous irons à Pékin visiter la Citéinterdite. En fin de compte, nous nesommes allés nulle part. Nous avonspassé notre vie entière à nous dire : Plustard ! Plus tard ! Quand telle affaire seraréglée ! Quand tel paiement sera arrivé !Quand telle date sera passée ! Quandnotre maison aura été évacuée… Puis ila chopé cette saleté de maladie, et nousn’avons plus connu un seul moment dejoie.

“Alors je vous dis : Ne faites pascomme moi ! Profitez de chaque instant !

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Ne vous laissez pas détourner dubonheur sous tel ou tel prétexte !Profitez ! Tenez-vous par la main, et nevous lâchez plus !”

“Sans vouloir te décevoir”, ditSémiramis, “il n’est pas question qu’onse marie, Adam et moi.”

“Qui te parle de mariage ?” dit Tania.Avant de se contredire, en ajoutant :“Et pourquoi pas ? Qu’est-ce qui vous

en empêche ?”“Ce qui nous en empêche, c’est que je

n’ai aucune envie de me marier, et luinon plus. Nous avons juste envie d’êtreensemble et de nous tenir quelquefoispar la main en nous rappelant le temps

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de l’université.”“Que tu es forte, Sémi ! Je t’admire.”“Ne m’admire pas, Tania ! Si j’avais

été forte, j’aurais quitté ma famille,j’aurais suivi la carrière dont je rêvais.C’est à vingt ans que j’aurais dûbousculer les traditions, pasaujourd’hui !”

“Ne sois pas si sévère avec toi-même ! A vingt ans déjà, tu étais la pluscourageuse de nous toutes. Ce que nousfaisions en cachette, tu le faisais augrand jour.”

“Ça ne m’a pas réussi. Il est mort…”“Ça, nous n’y pouvons rien, ni toi ni

moi. Nous les aimons, ils meurent. Nous

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avons beau essayer de les retenir, ilsnous glissent entre les doigts, ils s’envont, ils meurent.”

Quelques minutes plus tard les trois

amis passaient dans la salle à manger.“Il n’y a que les restes du déjeuner”,

s’excusa la maîtresse de maison.Mais ses invités savaient qu’il y

aurait encore bien trop de choses àtable, et ils répondirent aux excusesd’usage par les protestations d’usage.

Dès qu’ils furent attablés, Adamannonça à Tania, non sans fierté, que laréunion qu’elle avait appelée de sesvœux allait effectivement se tenir, et

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bien plus tôt que prévu.“Naïm et Albert sont déjà en route, et

Ramez a promis de nous rejoindre avecsa femme dès que nous seronsrassemblés. C’est-à-dire à la fin de lasemaine prochaine, pas plus tard !”

Elle s’en montra ravie, et elle leremercia chaleureusement. Pour lapremière fois depuis des années, il eut lesentiment de retrouver dans sa voixcomme dans son regard la Taniad’autrefois, l’amie, la “sœur aimante”.Mais ce moment de joie intense et degratitude allait être passager. Très vite,le regard de la veuve s’assombrit.

“Tu crois qu’ils parleront en bien deleur ami ?” s’enquit-elle.

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“Oui, Tania, rassure-toi ! Ils saventque c’est toi qui as souhaité cetterencontre, ils savent que c’est àl’occasion de sa disparition. S’ils ontdécidé de venir, c’est parce qu’ilsgardent la nostalgie de nos rencontresd’autrefois. Tu ne devrais pas êtreanxieuse.”

Mais elle l’était, manifestement. Ellene pouvait s’empêcher de l’être.

“Je voudrais tellement que l’on soitjuste envers lui ! S’il nous observe, s’ilnous écoute, je voudrais qu’il sente queses amis lui gardent leur affection. Il atellement souffert ces dernièresannées !”

Parlait-elle de sa souffrance morale,

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causée par la réprobation des amis – àcommencer par celle d’Adam ? Ou biende sa souffrance physique, due au malqui le rongeait ? Ce n’était pas clairdans ses propos, et ce n’étaitprobablement pas clair dans son espritnon plus. Les deux souffrances serejoignaient, et s’attisaient l’une l’autre.

“Tu n’as rien à craindre, ils viennenttous en amis”, insista le visiteur.“Chacun de nous a ses propres remords,et personne ne jettera la pierre àl’autre.”

“Ou alors les pierres voleront danstoutes les directions à la fois”, préditSémiramis.

Elle paraissait plus amusée que

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troublée par cette perspective.

Sur le chemin du retour, les deux amisroulèrent quelques minutes en silence,avant qu’Adam ne dise, avec un soupirtrop longtemps retenu :

“Tania était un peu insistante, ce soirencore, tu ne trouves pas ?”

Sémiramis approuva de la tête, sansrien dire. Adam reprit :

“Toi qui connais mieux que moi lesrègles de la bienséance, combien detemps encore sommes-nous censéstolérer ses humeurs pour cause dedeuil ?”

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Son amie se contenta de sourire avecun geste d’impuissance. Et ce fut lui quifinit par répondre à sa propre question.

“A mon avis, elle vient d’épuiser toutson crédit. La prochaine fois qu’ellenous parlera comme elle l’a fait ce soir,je ne la ménagerai pas, je lui diraiexactement tout ce que je pense, et d’elleet de son mari.”

“Dieu ait son âme !”“Dieu ait son âme, d’accord ! Mais

c’est sa voix à lui que j’ai eul’impression d’entendre ce soir. Taniaétait autrefois subtile, discrète, mesurée.C’est son mari qui avait l’habitude desortir de telles goujateries.”

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“Au bout de trente ans, il a eu tout letemps de déteindre sur elle.”

“Cela dit, Mourad avait une certainemanière de dire les choses, même lespires… Tu ne pouvais pas trop lui envouloir. Avec elle, c’est différent. Cequ’elle a dit à notre propos était sidéplacé, si lourd ! J’avais envie de lagifler.”

“Bof ! Laisse courir ! Qu’elle nousaccuse de coucher ensemble ; tantqu’elle ne le fait pas sur la placepublique, je m’en moque ! A mon âge, etaprès tout ce que j’ai vécu, je te jure queça ne m’affecte plus. Je ris, comme sij’entendais des ragots sur une inconnue.Une fois, une amie m’a appelée pour me

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dire qu’Unetelle avait dit de moi, dansun salon, que j’avais quantité d’amants.Je lui ai répondu : mieux vaut uneréputation d’abondance qu’uneréputation de pénurie.”

“Tu as probablement raison deprendre les choses comme cela.N’empêche, la transformation de Taniaest l’une de mes grandes déceptionsdepuis que je suis revenu au pays. Jepensais que j’allais retrouver l’amied’autrefois, que nous allions oublier lesrancœurs héritées de la guerre, pourredevenir comme frère et sœur. Surtoutque je suis revenu à sa demande !”

Ils roulèrent quelques dizaines desecondes dans un silence complice,

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jusqu’à ce que Sémiramis dise, enmanière d’explication.

“Pendant toutes ces années, Mouraddevait être absorbé par ses combatspolitiques, par ses affaires, et il nedevait pas souvent penser aux amisd’autrefois. Alors que sa femme, elle, nefaisait que ressasser vos disputes…”

“Et puis”, enchaîna Adam, comme s’ils’associait à la même réflexion,“Mourad savait pertinemment qu’il avaitcommis une transgression, et que j’avaisraison de lui en vouloir. Alors que Taniadevait être persuadée que j’étais injusteenvers lui. Elle devait m’en vouloirencore plus que lui.”

Il se tut un moment, avant de

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reprendre.“J’avais un sentiment étrange, le matin

où ils m’ont appelé pour me demanderde venir. C’était confus et, sur lemoment, je ne m’en rendais pas vraimentcompte. J’avais l’impression queMourad s’estimait en faute, et qu’iléprouvait le besoin de se justifier à mesyeux avant de s’en aller – sinon,pourquoi aurait-il employé son derniersouffle pour me parler ; alors que safemme cherchait surtout à meculpabiliser.”

“Si j’en juge par ce que je sais de l’unet de l’autre, je suis persuadée que tonimpression est juste. Dans notre pays,souvent les femmes prennent à cœur les

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querelles du clan, bien plus que leursmaris.”

“Ou que leurs fils. Mourad m’a dit unjour que lorsqu’il se fâchait avecquelqu’un, il évitait de le dire à sa mère,parce qu’elle se déchaînait tellementcontre cette personne que touteréconciliation devenait impossible.J’imagine que Tania a dû se comporterenvers moi à la façon de sa belle-mère.”

“Tante Aïda…”“Tante Aïda, oui… Elle m’était plutôt

sympathique. Je suppose qu’elle n’estplus de ce monde…”

Pour toute réponse, Sémiramis pouffade rire. Son ami la contempla avecméfiance, avec reproche. Elle mit une

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bonne minute avant de retrouver sonsérieux.

“Excuse-moi ! Je n’ai pas pu m’enempêcher. Pourtant, l’histoire n’est pasdu tout amusante, elle est horrible.”

“Raconte toujours !” lui dit Adam, enfronçant les sourcils.

A l’évidence, il brûlait de curiosité.“La tante Aïda est morte il y a sept ou

huit ans. Elle n’était pas âgée, mais ellesouffrait de sénilité précoce. Lesderniers mois, elle ne reconnaissait pluspersonne, et pour la famille, c’étaitextrêmement éprouvant. On m’a ditqu’elle passait ses journées dans unfauteuil à bascule, à se balancer.

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Physiquement, elle allait plutôt bien,mais sa tête ne fonctionnait plus du tout.A un moment, elle a été prise d’unelubie. Elle disait : ‘Je veux aller à lamontagne.’ Mourad et Tanial’emmenaient là-bas, et le lendemain,elle leur disait : ‘Je veux aller en ville.’Et ils la transportaient à nouveau dansl’autre sens… Au début, ils acceptaientla chose comme on se plie aux dernièresvolontés d’un mourant. Mais la choses’est répétée une dizaine de fois, et ilsétaient tous sur les genoux, alors lemédecin leur a dit : ‘Dans son état, ellene sait absolument plus où elle setrouve, et elle est totalement incapablede faire la différence entre un lieu et unautre. La prochaine fois qu’elle

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demandera à déménager, vous tournez lefauteuil deux trois fois sur lui-même,puis vous lui dites : Nous sommesarrivés.’ Et c’est exactement ce qui s’estpassé. Dès qu’elle demandait à êtredéplacée, on la faisait pivoter, puis onlui disait : ‘Nous sommes en ville’ ou‘Nous sommes à la montagne’. Et elles’en satisfaisait.

“Au bout de quelques mois, lamalheureuse est morte. Je suis alléeprésenter mes condoléances. Je me suisassise au salon, près de Tania, et pourentamer une conversation decirconstance, je lui ai demandé àl’oreille : ‘Est-ce que ta belle-mère estmorte en ville ou à la montagne ?’ Tania

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a explosé de rire, et c’était une honte.Mourad lui en a voulu, et tous les deuxm’en ont voulu. Pourtant, je te jure queje ne connaissais pas l’histoire dufauteuil, et que je ne savais même pas dequoi Aïda souffrait. Je ne les voyaispresque jamais, je n’avais plus derapports avec eux, j’avais seulement lule faire-part dans un journal, et j’étaisallée présenter mes condoléances. MaisMourad est resté persuadé jusqu’à la finde sa vie que j’avais fait uneplaisanterie de très mauvais goût auxfunérailles de sa mère. Je crois qu’il nem’a jamais pardonné.”

Elle se tourna vers son passager. Ilarborait une moue dubitative.

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“Tu ne me crois pas, hein ? Tu croisque je l’ai fait exprès. Tu me croiscapable d’une telle goujaterie ? Tuvoudrais que je te jure, une fois encore,sur la tombe de mon père ?”

“Non, ce ne sera pas nécessaire”,rétorqua énigmatiquement Adam. “Jet’accorde le bénéfice du doute.”

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Le onzième jour

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1

J’ai décidé de me rendreaujourd’hui auprès du frère Basile,consigna Adam dans son carnet lelundi 30 avril, à l’instant où il ouvritles yeux. A partir de demain, mesautres amis vont commencer àarriver, l’un après l’autre, et jen’aurai plus l’occasion d’allerpasser une journée et une nuit ensa compagnie.

Sémi a proposé hier de m’yconduire elle-même, comme ladernière fois. J’ai refusé net. Jem’en veux encore de lui avoir fait

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faire quatre heures de route cejour-là, et surtout de l’avoir faitattendre près de deux heures etdemie, sous le soleil, dans unterrain vague. Elle n’a pas insisté,mais elle a exigé que je fasse letrajet dans sa propre voitureclimatisée, conduite par lechauffeur attitré de l’hôtel, celuiqui m’a emmené chez Tania le soirdes funérailles, et qui est le frèrede Francis, notre préposé auchampagne.Plus tard dans la journée, Adam livra

un compte-rendu détaillé de sa secondevisite au monastère des Grottes.

Le prénommé Kiwan s’est montré

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aussi courtois, aussi aimable que ladernière fois, et sa manière deconduire n’est pas, en elle-même,désagréable. Il négocie les viragesavec douceur, ce qui est d’autantplus appréciable que ceux-ci secomptent par dizaines. Son uniquedéfaut, c’est que, chaque fois qu’ilme parle, il juge nécessaire, parpolitesse, de se tourner vers moi, etdonc de se détourner de la route– brièvement, certes, mais la chosen’est pas rassurante.

Je n’ai apporté avec moi, pourtout bagage, qu’un sac de voyageléger – de ceux que, dans le Parisdes Années folles, on appelait

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“baise-en-ville”, un terme pour lemoins impropre s’agissant d’unenuit dans un lieu de prière et derecueillement. J’ai pu y fourrermon ordinateur portable, matrousse de toilette, deux chemises,des sous-vêtements, un chandail ;et même, en guise de cadeau à meshôtes les moines, une bouteille debénédictine, achetée la veille chezun caviste de la capitale.

Je suis arrivé en début d’après-

midi. Le même géant m’a ouvert.Renseignement pris, je ne m’étaispas trompé, il s’agit bien d’unAbyssinien. Lors de ma visite

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précédente, il avait été tout justepoli, avec un tantinet de méfiancesous sa barbe poivrée. Cette fois, ils’est montré affable.Manifestement, le frère Basile lui adit entre-temps que j’étais un amiproche, et que je reviendrais lesvoir. De plus, le fait que je me soisprésenté avec un bagage m’a donnéà ses yeux un tout autre statut– peut-être celui d’une prochainerecrue.

Mon ami est venu lui-mêmem’accueillir quelques secondesplus tard. Il a insisté pour portermon bagage, en me demandant dele suivre. Il m’a conduit

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directement vers la cellule où jesuis en train d’écrire ces lignes.Bien entendu, elle est minuscule etspartiate – juste un lit étroit, unetable, une chaise, une lampe, unedouche, un placard ; le sol est nu,et l’unique fenêtre est placée trophaut pour qu’on puisse contemplerle paysage.

“Ce n’est pas luxueux”, m’avaitdit Ramzi en manière d’excuse.

“Sans doute, mais on y respire lasérénité, et je suis sûr que je vaism’y sentir parfaitement bien.”

Je n’avais pas répondu ainsi quepour lui être agréable. Cedépouillement me convient. Je

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n’irai pas jusqu’à prétendre que jepourrais passer en ce lieu lerestant de mes jours ; je finiraisforcément par éprouver d’autresbesoins, d’autres envies, certainesimpatiences. Mais pour une nuit, etmême pour une ou deux semaines,je ne redoute ni les privations, ni lasolitude.

A dire vrai, j’aurais pu êtremoine. Si je ne l’ai jamaissérieusement envisagé, ce n’est pastant à cause du mode de vie, qui estdifférent du mien mais auquelj’aurais pu m’adapter ; c’est àcause de la religion elle-même.Mon attitude envers elle a toujours

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été confuse et ambivalente, aussiloin que remontent mes souvenirs.

Je n’éprouve, de manièrespontanée, aucune hostilité enversles signes de la foi. Dans macellule, il y a au mur, en face demoi, un petit crucifix en bois poli,noir et sobre. Sa présence estdouce, elle ne me pèse aucunement,elle me réconforte plutôt. Mais ellene m’empêchera pas d’écrire sur cecarnet, en lettres arrondies : je nesuis adepte d’aucune religion, et jen’éprouve pas le besoin de ledevenir.

Ma position sur la question estd’autant plus inconfortable que je

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ne me sens pas athée non plus. Jene parviens pas à croire que le Cielest vide, et qu’au-delà de la mort ily a seulement le néant. Qu’y a-t-ilau-delà ? Je l’ignore. Y a-t-ilquelque chose ? Je l’ignore. Jel’espère, mais je n’en sais rien ; etje me méfie de ceux qui prétendentsavoir, qu’ils aient des certitudesreligieuses ou des certitudesathées.

Je suis entre la croyance etl’incroyance comme je suis entremes deux patries, caressant l’une,caressant l’autre, sans appartenirà aucune. Je ne me sens jamaisaussi incroyant que lorsque

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j’écoute le sermon d’un homme dereligion ; à chaque exhortation, àchaque citation d’un livre saint,mon esprit se rebelle, monattention s’échappe au loin, meslèvres marmonnent desimprécations. Mais lorsqu’ilm’arrive d’assister à desfunérailles laïques, j’ai froid àl’âme, et l’envie me prend defredonner des chants syriaques, oubyzantins, ou même le vieux“Tantum ergo” que l’on ditcomposé par Thomas d’Aquin.

Tel est le sentier erratique où jechemine en matière de religion.Bien entendu, j’y déambule seul,

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sans suivre personne, et sansinviter personne à me suivre.

Le frère Basile est venu ouvrir

timidement la porte de ma cellule,qui n’a ni loquet, ni serrure.

“Excuse-moi, je n’ai pas frappé,je ne voulais pas te réveiller si tut’étais assoupi.”

Je ne dormais pas. J’étais étendusur mon lit étroit, en train deprendre mes notes.

“Nous allons à la chapelle pourun office. Si tu veux, je reviendraite prendre quand nous auronsfini.”

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“Non, je ne suis pas venu aumonastère pour écrire ni pourdormir, mais pour passer du tempsavec toi. Je t’accompagne, j’ytiens.”

Tout en marchant derrière monami, je regardais autour de moipour deviner l’architecture deslieux. Ma cellule donne sur uncouloir où s’alignent de chaquec ô t é huit portes identiques. Uneaile très récente,vraisemblablement construite parRamzi. J’imagine que les moinesd’autrefois avaient des cellulesplus exiguës encore, et bien moinsconfortables. Sans douche, très

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certainement. Et sans priseélectrique.

Au bout du couloir, un autrecouloir, plus sombre, aboutissant àune porte aux dimensionsinhabituelles ; basse mais large,arrondie sur le haut comme sur lescôtés, elle paraît trapue comme untonneau. C’est seulement lorsquenous l’avons franchie, mon ami etmoi, que j’ai compris que nousétions à présent au cœur de lafalaise. Les murs sont taillés dansle roc, grossièrement d’ailleurs,comme si l’on avait voulu creuserune cavité sans chercher àfaçonner des murs. Seul le sol est

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égalisé, et même dallé ; mais ils’agit, à l’évidence, d’unaménagement récent.

Les moines étaient là, sur desbancs sans dossiers. J’en ai comptéhuit, mon ami inclus. Je me suis misau dernier rang. Le frère Basiles’est avancé jusqu’à un pupitreposé à l’avant. Il a pris de sa pocheun missel, qu’il a ouvert pourcommencer à lire. Les autres sesont levés aussitôt pour réciter lesprières avec lui.

Ils sont de tous les âges et detoutes les tailles. A part mon ami,ils sont tous barbus, et tous, sansexception, vus de derrière, ont une

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calvitie, parfois juste au sommet ducrâne, et parfois intégrale.Certaines de leurs voix s’entendentpeu. Moi, je suis resté silencieux.De toute manière, je ne connaissaispas leurs prières ; et quand, plustard, ils ont chanté, je neconnaissais pas leurs chants. Maisje me suis levé chaque fois qu’ils sesont levés.

J’ai toujours eu un faible pourles lieux de culte, tout en étantindifférent au culte. Et dans cettevieille chapelle troglodyte, j’aiéprouvé une affection fraternellepour ces inconnus qui priaient. Jene pense pas qu’un homme, de nos

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jours, s’en irait vivre dans unmonastère s’il n’est animé desentiments honorables.

C’est certainement le cas dufrère Basile. Je l’observe avectendresse en train de feuilleter sonbréviaire à la recherche de la pageadéquate. Ses gestes sont malassurés, mon ami l’ingénieurdevenu moine. Tant d’hommespassent, en grandissant, del’innocence au cynisme ; il est rarequ’on fasse le chemin inverse. Jen’ai que de l’estime pour sonitinéraire, comme pour son choixde vie. Même si j’avais del’influence sur lui, je ne tenterais

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sûrement pas de le ramener vers savie antérieure pour qu’ilrecommence à construire despalais, des tours, des prisons, oudes bases militaires.

A la fin de l’office, je demeurai à

ma place, debout. Les moines, ensortant, me saluèrent l’un aprèsl’autre d’un hochement de tête,accompagné d’un sourire. Mon amifut le dernier à sortir. Il me fitsigne de le suivre.

“Je suis content que tu soisresté, mais ne te sens pas obligéd’assister à tous les offices. Je

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voulais seulement que tu aies uneidée de la manière dont sedéroulent nos journées. La prièreest en quelque sorte notre horloge,elle sonne toutes les trois heures.”

“Même la nuit ?”“En théorie, oui, même en pleine

nuit. Autrefois, c’était la règle, il yavait huit offices par vingt-quatreheures. Mais nous n’en avons plusque sept.”

“On se relâche !” se permit dedire le mécréant que je suis.

Mon ami sourit.“Notre attitude, qui est aussi

celle de l’Eglise, c’est qu’il ne faut

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pas s’infliger des tortures inutiles.‘Oui au monachisme, non aumasochisme’ ”, énonça-t-il enfrançais. Avant de revenir àl’arabe, notre langue commune,pour dire, en posant la mainaffectueusement sur mon épaule :“Tu ne t’es jamais intéressé à cetunivers-là, je suppose.”

Je dus admettre que j’étaiseffectivement, en la matière, unignorant. Enfin non, pas tout à fait.Ayant étudié le monde romain etbyzantin, j’ai forcément appris àquel moment et dans quellescirconstances ont été fondés lespremiers ordres monastiques. Mais

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il est vrai que je ne me suis jamaisintéressé de près à l’évolution deleur règle, ni à leur viequotidienne.

“Depuis longtemps on a renoncéà se torturer”, m’expliqua monami. “On peut mener une vied’ascète sans geler en hiver, etsans se priver du sommeilréparateur. En revanche, les officesqui ponctuent nos journées sontirremplaçables. Il ne s’agit pasd’ânonner des prières apprises,comme s’imaginent les profanes. Ils’agit de se rappeler constammentpourquoi on est ici – ici, aumonastère, et ici sur terre. Et il

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s’agit de découper nos vingt-quatreheures en différentes tranches,ayant chacune sa couleur propre.

“Autrefois, mes journées sepassaient d’une réunion à l’autre,les semaines filaient, puis les mois,les années… Aujourd’hui, il y adans ma journée sept plageshoraires. Toutes les trois heures, jem’arrête, je me recueille, puis jeme plonge dans une activitécomplètement différente– spirituelle, intellectuelle, maiségalement agricole, artistique,sociale, et même culinaire ousportive.”

Je faillis rétorquer que c’était

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parce qu’il avait travaillé toute savie, parce qu’il avait construit despalais et gagné beaucoup d’argent,qu’il pouvait à présent seconsacrer à cette autre manièred’être ; qu’un tel usage du tempsn’est envisageable que si l’on arenoncé à s’occuper d’une famille,et si l’on n’a pas besoin detravailler pour vivre. Mais je nesuis pas venu jusqu’ici pourargumenter avec lui, je suis venupour l’écouter, pour observer savie quotidienne, pour comprendresa métamorphose, et pour renouerles liens qui s’étaient distendus.

Quand son associé, Ramez, lui

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avait rendu visite l’année dernière,Ramzi s’était senti obligé de luirappeler qu’il n’était pas interné,et qu’il était venu vivre aumonastère de son plein gré. Il estvrai que l’on est parfois tenté,lorsqu’un homme s’écarte dessentiers battus, de le traiter commes’il était en détresse, victime d’ungeôlier, d’un manipulateur ou deses propres égarements. Notre amimérite d’être traité différemment.Son cheminement doit êtrerespecté. Ce n’est pas un illuminé,ni un pitoyable naïf. C’est unhomme réfléchi, instruit, intègre ettravailleur. Si, à cinquante ans– après avoir sillonné le monde,

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négocié avec des requins, brassédes fortunes et bâti dans sondomaine d’activité un véritableempire –, il a décidé de tout quitterpour se retirer dans un monastère,la moindre des choses est qu’on sedemande avec humilité pourquoi ila agi de la sorte. Ses motivationsne sont certainement pas sordides.Il mérite qu’on l’écoute, sansdénigrement, sans cynisme.

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2

Le 30 avril, suiteA sept heures précises nous nous

rendons au réfectoire. La salleaurait pu contenir une quarantainede personnes, mais nous n’ysommes que neuf, les huit moines etmoi, tous assis à la même table enbois nu. Deux tables similaires sontrestées vides, et sur une autre,poussée contre le mur, se trouventles couverts, un très grand platovale, une soupière, du vin encarafe, du pain rond découpé etune cruche d’eau.

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“C’est une femme du village quinous prépare à manger”,m’explique Ramzi. “Lorsqu’onvient s’établir dans un village, ilvaut mieux ne pas donnerl’impression de vivre en autarcie,et de n’avoir besoin de personne.Sinon, on se fait tout de suite desennemis, et une mauvaiseréputation.

“Les gens manifestent de lacuriosité, forcément, et unecertaine méfiance, quand ilsapprennent que des étrangers sontvenus s’installer près de chez eux.Dans un village, le moulin àrumeurs se met très vite en branle.

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Le fait que cette brave femme,Olga, possède les clefs dumonastère, qu’elle vienne ici detemps à autre avec son mari, ou safille, ou sa sœur, ou une voisine, çachange tout. C’est également ellequi nous fait les courses. Il faut queles gens des alentours – lesfermiers, l’épicier, le boulanger, leboucher – soient persuadés quenotre présence est une bénédiction,et pas seulement parce que nousprions pour eux.

“Ce principe, je l’appliquaisdéjà du temps où j’exécutais destravaux publics. Quand nousarrivions dans une petite ville, les

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gestionnaires du projet essayaientparfois de m’expliquer qu’il seraitplus pratique et moins coûteux detout apporter avec nous. Je leurdisais à chaque fois : Non ! Vousallez au marché, vous y acheteztout ce dont vous avez besoin, etvous ne discutez pas les prix ! Ilfaut que les gens vous considèrentcomme une aubaine, et qu’ils vousregrettent sincèrement le jour oùvous repartirez.”

“Est-ce que les villageoisviennent parfois assister à lamesse ?”

“Nous ne célébrons pas lamesse, ici, aucun de nous n’est

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prêtre. C’est nous qui allons ledimanche à l’église du village.Mais si quelqu’un souhaite prieravec nous, il peut venir, comme toi,notre porte n’est pas fermée àclef.”

Dans les premières minutes durepas, le frère Basile et moi étionsles seuls à parler. Je lui posais mesquestions, il répondait ; les septautres personnes à notre table secontentaient de manger, d’écouter,et de hocher la tête de temps àautre pour approuver, ou pourconfirmer. La cuisinière avaitpréparé du riz blanc avec unragoût aux cornes grecques. Tous

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les moines avaient copieusementrempli leurs assiettes. Plusieursd’entre eux étaient même allés seresservir.

De longues minutes silencieuses

s’écoulent avant que je ne medécide à leur demander, sansm’adresser plus particulièrement àl’un ou à l’autre :

“Vous êtes tous arrivés aumonastère en même temps ?”

Ma question n’était qu’unprétexte pour les faire parler. Dupremier regard j’avais pu constaterque ces hommes n’étaient pas tous

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originaires du même pays, ni dumême milieu, et qu’ils n’avaientpas atterri en ce lieu pour desraisons identiques. Je neconnaissais que l’histoire d’un seul– et encore, de manière trèsincomplète. Des autres, je ne savaisrien.

Sur un signe de mon ami, ilsentreprirent de se présenter, l’unaprès l’autre, dans l’ordre où ilsétaient assis. Quatre de leursprénoms étaient manifestementempruntés, comme les masques desacteurs dans les tragédies antiques– “Chrysostome”, “Hormisdas”,“Ignatius”, “Nicéphore”. Les

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autres étaient plus courants– Emile, Thomas, Habib et Basile ;mais à en juger par ce que je savaisdu dernier, c’étaient probablementaussi des pseudonymes. Rompreavec leur vie antérieure a dûreprésenter pour ces hommes unsecond baptême, il est normalqu’ils aient voulu, en sortant del’eau, endosser un vêtement neuf.

Mais s’ils ont effectivementvoulu changer de nom, il n’est pascertain qu’ils aient voulu changerd’identité. Bien au contraire. Jedirais même qu’en brouillant leuridentité individuelle, ils ont plutôtcherché à souligner leur identité

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collective – celle d’être deschrétiens d’Orient. Il ne m’avaitpas échappé que mon ami avaitdélaissé un prénom religieusementneutre pour adopter celui,fortement connoté, d’un docteur del’Eglise.

Etrangement, lors de maprécédente visite, quand le frèreBasile m’avait expliqué les raisonspour lesquelles il avait renoncé àla vie civile, il s’était abstenu– consciemment ou pas – d’évoquerles problèmes spécifiques auxquelsil avait dû se confronter du fait deson appartenance à unecommunauté minoritaire.

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Ce silence ne m’étonne pas, je lepratique moi-même. Un minoritairea envie de taire sa différence plutôtque de la mettre en lumière ou dela porter en étendard. Il ne sedévoile que lorsqu’il est poussédans ses retranchements – ce qui,d’ailleurs, finit toujours par seproduire. Il suffit quelquefois d’uneparole ou d’un regard pour qu’il sesente soudain étranger sur uneterre où les siens vivaient pourtantdepuis des siècles, depuis desmillénaires, bien avant que nesoient apparues les communautésaujourd’hui dominantes. Face àcette réalité, chacun réagit en

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fonction de son tempérament – avectimidité, avec rancœur, avecservilité ou avec panache. “Nosancêtres étaient chrétiens quandl’Europe était encore païenne, etils parlaient l’arabe bien avantl’islam”, disais-je un jour à uncoreligionnaire avec un brin devantardise. Il m’a rétorquécruellement : “Ta formule est juste,retiens-la ! Elle ferait sur nostombes une belle épitaphe.”

Bien entendu, les moines, même

s’ils n’en parlaient passpontanément, avaient enpermanence à l’esprit leur

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condition de minoritaires. La choseallait se manifester peu à peu dansla suite de leurs propos.

A l’invitation du frère Basile, ilsavaient donc entrepris de seprésenter, l’un après l’autre, citantleurs noms en religion, leurs lieuxde naissance – de Tyr à Mossoul,de Haïfa à Alep, et jusqu’àGondar ; leurs âges – de vingt-huità soixante-quatre ans ; ainsi queleurs métiers d’origine – outre monami, il y a parmi eux un secondingénieur civil, un géomètre-topographe, un médecin, unagronome, un maçon, un jardinier-paysagiste, et même un ancien

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militaire. Aucun d’eux ne m’araconté spontanément satrajectoire, ni tenté de m’expliquerpour quelle raison il avait atterrilà. Mais quelque chose dans lerécit de chacun trahissaitimplicitement le drame qui l’avaitconduit à se retirer du monde pourprier.

C’est surtout lorsqu’ilsprononçaient le nom de leur lieud’origine que leur drametransparaissait. Ce qui m’a incité àleur demander, dès que le tour detable se fut achevé :

“Et vous pensez qu’il y a unavenir pour les communautés au

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sein desquelles vous êtes nés ?”Ma question n’avait aucun

rapport direct avec ce que les unsou les autres venaient dem’apprendre, mais aucun d’eux nem’a donné l’impression d’en êtresurpris.

“Je prie, mais je n’ai pasd’espoir.”

C’est Chrysostome qui avaitparlé, et ses propos contenaientune révolte. Contre les hommes,mais également contre le Ciel. Lesautres se sont tournés vers lui, plustristes que scandalisés. Ils avaienttous les mêmes reproches àl’endroit de leur Créateur, un

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reproche déjà formulé par celuidont ils se réclament, le Fils, leCrucifié, lui qui, à l’heure de sonsupplice, avait demandé à sonDieu : “Pourquoi m’as-tuabandonné ?”

Pour une raison que je nem’explique pas, j’ai soudainéprouvé l’envie de pousser lescompagnons de Ramzi dans leursretranchements, et je me suisentendu prononcer à voix haute lesparoles du Christ désemparé :

“Eli, Eli, lama shabaqtani ?”Je les ai dites avec une forte

intonation interrogative, comme sije posais véritablement la question,

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sinon au Créateur, du moins à sesmoines. Eux aussi semblaientdésemparés ; le fait d’entendre cesmots de la bouche d’un étranger lesavait replongés, en quelque sorte,d a n s l’atmosphère du Vendredisaint. Ils se sont tous arrêtés demanger. Ils étaient silencieux,accablés et muets.

A les contempler, j’avais un peuhonte. Ce n’était pas mon rôle, moile visiteur profane, le moine d’unsoir, de susciter de telles réactions.Mais je ne jouais pas. Ces parolesde Jésus m’ont toujours sembléétonnantes. Les Evangilescontiennent tant d’éléments qui,

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aux yeux de l’historien sceptiqueque je suis, sont trop convenuspour être vrais. Selon l’esprit dutemps, il fallait que les apôtressoient douze – comme les douzemois de l’année, comme les douzetribus d’Israël, comme les douzedieux de l’Olympe ; et que Jésusmeure à trente-trois ans – l’âgeemblématique auquel était mortAlexandre. Il fallait qu’il n’ait nifrère ni sœur, ni femme ni enfant, etqu’il soit né d’une vierge. Bien desépisodes sont manifestementembellis, et peut-être empruntés àdes légendes antérieures afin quele mythe soit conforme aux attentesdes fidèles… Et soudain, ce cri de

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douleur – “Eli, Eli, lamashabaqtani ?” L’être diviniséredevient homme, un hommefragile, apeuré, tremblant. Unhomme qui doute. Cette phrasesonne vrai. On n’a pas besoind’avoir la foi, il suffit d’être debonne foi pour constater qu’ellen’a été ni inventée, ni empruntée,ni réajustée, ni même embellie.

Pour moi, les miracles ne sontrien, et les paraboles sontsurfaites. La grandeur duchristianisme, c’est qu’il vénère unhomme faible, bafoué, persécuté,supplicié, qui a refusé de lapider lafemme adultère, qui a fait l’éloge

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du Samaritain hérétique, et quin’était pas tout à fait sûr de lamiséricorde du Ciel.

C’est finalement le frère Basile

qui rompra le silence pourrépondre à ma question.

“Si tous les hommes sontmortels, nous, les chrétiensd’Orient, nous le sommes deux fois.Une fois en tant qu’individus – etc’est le Ciel qui l’a décrété ; et unefois en tant que communautés, entant que civilisation, et là, le Cieln’y est pour rien, c’est la faute deshommes.”

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Il s’apprêtait, je crois, à en direbien plus. Il ne l’a pas fait. Il s’esttu, de manière abrupte. J’ai mêmeeu le sentiment qu’il regrettait déjàle peu qui venait de lui échapper. Ils’est levé, pour aller se servir enfruits ; les autres moines l’ontimité, et moi de même.

Fallait-il que je relance le sujetdès ce soir ? Non. Ces hommes ontl’habitude de prendre leurs repasen silence, et mon intrusion dansleur univers les a déjàsuffisamment perturbés. Demainmatin, si l’occasion s’en présente,j’évoquerai de nouveau le sujetavec Ramzi, seul à seul, quand nous

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irons déambuler dans sonlabyrinthe.

Je n’ai plus dit un mot. J’ailentement épluché puis découpé etcroqué une grosse pomme froide.Quand ils se sont levés de tablepour une courte prière deremerciement, je me suis levé aveceux. Puis j’ai réintégré ma cellulepour écrire ces quelques lignesavant de m’endormir.

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Le douzièmejour

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1

Mardi 1 maiAu matin, lorsque le frère Basile

passa me prendre pour que nousmontions ensemble jusqu’aulabyrinthe, le soleil était encorederrière les montagnes, mais saclarté était partout.

“C’est à cette heure-ci que l’ondistingue le mieux les pierresnoires des pierres blanches”,m’expliqua mon ami quand nousnous approchâmes du lieu, meparlant à voix basse comme si nousétions dans une chapelle.

er

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Il se plaça à un endroit précis,en lisière du labyrinthe, puis il fitun pas en avant, comme pourfranchir un seuil, et comme s’il yavait là, de toute évidence, uneporte d’entrée.

Je le suivais des yeux. Ilmarchait d’un pas très lent. Sa tête,au début baissée, se releva peu àpeu pour se tenir droite, luipermettant de regarder au loin.

Il ne m’avait rien dit de ce que jedevais faire moi-même, et il ne m’aadressé aucun signe. Je finiscependant par comprendre que jedevais lui emboîter le pas, et parl’invisible “porte” plutôt qu’en

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enjambant les invisibles “murs”.Le parcours dessiné sur le sol

n’était pas trop sinueux, ni la voietracée par les pierres blanches tropétroite, mais il fallait quand mêmeque j’attache à mes pas une part demon attention de manière à rester“dans les clous”. Ce que j’ai pufaire, d’ailleurs, sans grand effort.Il me semble que l’esprit humain– en tout cas le mien – se plie à cejeu aussi docilement qu’au théâtre,lorsqu’un jeune comédien s’assiedsur une chaise cannée et qu’onnous demande de croire que c’estun vieux roi sur son trône.

Bientôt je n’ai plus pensé au

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labyrinthe où je déambulais, j’aicessé de chercher de mes yeux lefrère Basile, et je n’ai plus senti lafraîcheur de l’air. J’ai décollé dupaysage comme sous l’effet d’unedécoction préparée par sainteMarie-Jeanne. Mes pensées se sontextraites du lieu et de l’heure, pourse fixer sur une question qui m’aparu soudain la seule importante :“Quelle est donc la vraie raison demon retour vers ce pays bien-aimédont je redoute d’écrire le nomcomme Tania redoute de prononcerle nom de l’homme dont elle estmaintenant la veuve ?”

Et une étrange réponse s’imposa

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à moi, aussi limpide dans saformulation qu’opaque dans sasignification : “Je ne suis revenuque pour cueillir des fleurs.” Et ilm’apparut que ce geste qui consisteà cueillir une fleur et à l’ajouter aubouquet que l’on tient déjà dans samain, et que l’on serre mêmecontre son cœur, est le geste le plusbeau et le plus cruel à la fois,parce qu’il rend hommage à lafleur en lui donnant la mort.

Pourquoi cette image ? Sur lemoment, je n’aurais pas étécapable de le dire, et à l’instant oùj’écris ces lignes, sept ou huitheures plus tard, je ne suis encore

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sûr de rien. Y avait-il là del’appréhension, un sentiment deculpabilité, lié au dévoilement detant de choses intimes sur mesamis, sur mon pays et sur moi ? Lemémorialiste est pour les siens untraître, ou tout au moins unfossoyeur. Tous les mots affectueuxqui viennent sous ma plume sontdes baisers de mort.

Mais j’éprouvais aussi, en

déambulant dans le labyrinthe, dela sérénité ; un sentimentd’invincibilité qui, curieusement,s’accompagnait d’humilité plutôtque d’arrogance ; et surtout un

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désir de silence.J’étais monté jusqu’à ce lieu

avec l’intention de poursuivre moninterrogatoire du frère Basile surles chrétiens d’Orient, sur sescroyances, sur sa vision du monde,sur sa vie passée, sur son“basculement”, sur Ramez ; maisau sortir du labyrinthe j’étais dansun tout autre état d’esprit. Si ceparcours favorise la contemplation,c’est au détriment de tout échangeavec ses semblables. Je n’avaisplus envie de parler, et encoremoins d’entendre. Mon ami lesavait, forcément, et il s’est biengardé de s’immiscer dans mon

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recueillement.

C’est bien plus tard, en voyant

approcher l’heure à laquellej’avais donné rendez-vous auchauffeur de l’hôtel pour qu’ilrevienne me prendre, quej’éprouvai la nécessité de parler àRamzi des retrouvailles que je suisen train d’organiser, et de luidemander s’il serait prêt à sejoindre à nous. Je pris le soin delui dire que ce serait un moment deméditation sur ce qu’ont été nosvies, sur ce qu’est devenu le monde,et que je lui demanderaisd’inaugurer la réunion par une

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courte prière œcuménique pour lerepos de l’âme de Mourad. Il hochaénigmatiquement la tête, sans meposer aucune question. Je repris laparole, pour énumérer les noms deceux que nous attendions, et pourdire que la rencontre pourraitavoir lieu samedi prochain, versmi d i . Jusque-là, je n’avais pasenvisagé un rendez-vous aussiprécis ; mais, pendant que jeparlais au frère Basile, il m’estapparu clairement que je ne devaispas le quitter sans lui avoir indiquéle jour et l’heure. Pour touteréponse, il me dit que j’avais prisune bonne initiative, et qu’iln’excluait pas de se joindre à nous.

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J’étais heureux de sa réaction,aussi vague fût-elle, et j’ai sentiqu’il valait mieux en rester là, sansessayer d’obtenir de lui unengagement plus ferme.

Sur le chemin du retour, je suis

resté silencieux, n’ayant avecKiwan que les échanges minimauxqu’exigeait la bienséance. Et à monarrivée à l’hôtel, je n’ai pas appeléSémi. Je me suis enfermé dans machambre pour prendre ces quelquesnotes.Son amie espérait effectivement qu’il

lui raconterait les détails de sa visite au

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monastère, comme il l’avait fait la foisprécédente. Manifestement, il n’enéprouvait pas l’envie. Et elle-même nevoulait pas l’y obliger. Pour éviter de le“bousculer”, elle se garda même del’appeler, comme elle le faisaitd’ordinaire, pour lui demander s’il avaitl’intention de prendre son repas, de peurque cela n’apparaisse comme unesollicitation indirecte.

De ce fait, il omit de déjeuner, cejour-là. Après avoir écrit quelquesparagraphes, et grignoté les fruits qui setrouvaient dans sa chambre, il glissadans le sommeil. Pour ne se réveillerque lorsque Sémiramis vint frapper à saporte vers seize heures pour lui dire

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qu’il était temps de partir pourl’aéroport.

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2

A sa honte, Adam fut incapable dereconnaître Naïm !

Il avait pourtant les yeux braqués surles voyageurs qui sortaient de la douane,il scrutait les hommes un à un, ceux quiétaient seuls comme ceux qui étaientaccompagnés. Et il ne fut pas capable dereconnaître son ami !

Il fallut que Naïm vienne se planterdevant lui, et qu’il lui dise : “Adam !”pour qu’il le prenne dans ses bras.

Sa voix était la même. Mais ses longscheveux frisés étaient plus blancs que

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gris, et les traits de son visage d’il y atrente ans étaient dissimulés à présentsous des joues potelées, une peau hâlée,et une moustache sud-américaine.

“Toi, tu n’as pas changé !” dit lenouvel arrivant.

“Si, je suis devenu myope”, réponditAdam.

C’était sa manière de s’excuser.“Il faut dire que celui qui arrive ne

ressemble pas beaucoup à celui que tuattendais”, dit Naïm.

C’était sa manière de lui retourner sesexcuses.

Le voyageur avait à la main un sac detoile vert pomme, strié de bandes jaunes

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et bleues. Adam s’en saisit, laissant sonami tirer derrière lui, par une lanière,une grosse valise portant les mêmescouleurs brésiliennes.

“Je suis venu avec Sémi, dans savoiture, mais elle n’a pas pu se garer.Elle est sûrement devant la porte.”

Elle y était. Joviale et volubile. Entrain de s’expliquer avec un agent enuniforme, qui voulait se montrer strictmais qui était manifestement sous soncharme. Elle en avait pour une minute,lui disait-elle, une petite minute, pas uneseconde de plus.

“D’ailleurs, les voilà !” l’entendirentcrier ses deux amis.

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Dès qu’ils furent en voiture, Naïm

ouvrit le feu :“Adam était tellement persuadé que

j’allais me faire arrêter qu’il ne m’a pasvu sortir.”

Sémiramis renchérit, sur le mêmeton :

“Toi, tu as pris des kilos ; lui, il a prisdes angoisses.”

Assis à l’arrière, Adam gloussait. Ceséchanges lui rappelaient ceux qu’ilsavaient du temps de l’université, dutemps du cercle des Byzantins. Toujourscette agressivité tendre qui maintenaitleurs esprits en alerte, et qui leur évitait

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les affres du confornisme.Pour respecter leurs coutumes

d’irrévérence, il fallait qu’Adamréponde dans la même veine.

“On revient avec quarante kilos deplus, et on veut être reconnu au premiercoup d’œil !”

A l’hôtel, Naïm eut la chambre sept,

contiguë à celle de son ami. On luilaissa à peine le temps de défaire sesvalises. Il était dix heures du soir, etSémiramis avait prévu, pour fêter savenue, un dîner aux chandelles.

“Ce n’est pas chez toi que je perdraimes kilos de trop”, dit le nouvel arrivant

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à la maîtresse des lieux en désignant latable déjà garnie.

“Ici, c’est tous les soirs mezzés-champagne”, prévint Adam, l’habitué, enmontrant de la main la bouteille déjàouverte dans les mains del’irremplaçable Francis.

“Champagne ? Mezzés-champagne ?Quelle aberration ! Moi, avec votrepermission, ce sera de l’arak.”

Naïm paraissait sincèrement outré. Etquand le maître d’hôtel revint avec laboisson locale dans sa bouteille aplatieet un seau de glaçons, il le prit à témoin.

“Mezzés-champagne ! Dites-leur,monsieur, que c’est une hérésie ! Dites-leur !”

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Francis était manifestement d’accord,mais pour rien au monde il ne se seraithasardé à critiquer sa patronne, fût-cepour plaisanter. Laissant le puriste doserson arak, il versa cérémonieusement lesbulles aux hérétiques.

Après avoir dûment entrechoqué son

verre avec les coupes de ses amis pourboire à leurs retrouvailles, Naïm leurlança :

“Qu’est-ce que vous avez fait, l’un etl’autre, depuis que je suis parti ?”

Il l’avait dit du ton anodin sur lequelil aurait pu s’enquérir, par exemple, dece qu’ils avaient fait cet après-midi-là

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avant de se rendre à l’aéroport. Maisl’étiquette du cercle exigeait qu’on nes’étonnât de rien ; ou, à tout le moins,qu’on évitât de le montrer. La premièreréponse d’Adam fut donc ce qu’elledevait être :

“Deux ans après toi, c’est moi quisuis parti. Sémi est restée, pour nousgarder nos places…”

“Et parce qu’elle était trop indolentepour émigrer où que ce soit”, continual’intéressée.

Mais ce n’étaient que les préambules.La question de Naïm méritait une vraieréponse. Les trois amis s’étaient perdusde vue depuis un quart de siècle, aucund’eux ne connaissait la trajectoire des

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autres, sauf pour quelques raresépisodes. S’ils voulaient que leursretrouvailles aient un sens, il fallaitqu’ils récapitulent le passé.

Ce fut Sémiramis qui commença, surun ton à la fois enjoué et las, sans quel’on sache vraiment lequel des deuxsentiments était feint.

“S’agissant de moi, il n’y a pas grand-chose à dire. Mes vingt dernières annéespeuvent se raconter en moins de vingtsecondes. Mes amis sont partis, laguerre a éclaté, je me suis terrée enattendant que ça finisse. Quand mesparents sont morts, j’ai ouvert cet hôtel.En hiver il est vide, en été il est plein, eten ce mois d’avril deux vieux amis sont

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venus me rendre visite, chambres huit etsept.

“Voilà, c’est fini, à vous deuxmaintenant !”

Elle se tut. Et, pour bien montrerqu’elle en avait fini, elle croisa les bras.

“Il est un peu rapide, ton récit”, ditAdam. “Trop bref pour être honnête.”

“J’aurais pu broder, évidemment,mais je vous ai dit l’essentiel.”

Elle leva son verre, ses amis firent demême. Chacun prit une longue gorgéeméditative. Puis Naïm dit, sur un ton trèslégèrement soupçonneux :

“Tu ne t’es donc pas mariée.”“Non.”

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“Pourquoi ?”“J’ai mes raisons.”“Tes raisons, c’est Bilal ?”“Je préférerais ne pas parler de ça.”“Naïm, ne l’embête pas !” intervint

Adam à mi-voix.“Je ne cherche pas à l’embêter, mais

je ne la lâcherai pas non plus. Si ellenous avait dit : ‘Tous les matins j’écoutele chant des oiseaux, je respire l’air pur,cet hôtel est mon royaume, c’est un îlotde sérénité qui me fait oublier lestumultes de la planète !’, je lui auraisdit : ‘Sémi, je t’envie, tu n’imagines pasla vie que nous menons dans nosmonstrueuses mégalopoles, réserve-moi

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une toute petite place dans ton paradis,et si je ne peux pas venir m’y réfugier,du moins je pourrai en rêver.’ Mais cen’est pas ce qu’elle a dit. Elle a dit :‘Mes amis sont partis, mes parents sontmorts, et moi je me suis enterrée vivanteen attendant d’être vieille.’ ”

“Ce n’est pas ce que j’ai dit.”“En tout cas, c’est ce que j’ai entendu.

‘Mes vingt dernières années, je nepourrais même pas en parler pendantvingt secondes.’ Si j’ai mal compris,Sémi, corrige-moi !”

“Je me suis peut-être mal exprimée.Je ne voulais absolument pas meplaindre. Je voulais juste dire que jen’ai rien fait de remarquable, rien dont

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on puisse se souvenir après moi. Mais jevis à ma guise, personne ne me donned’ordres, tous les matins on m’apportemon petit-déjeuner sur ma terrasse, oùj’entends effectivement le chant desoiseaux ; et tous les soirs je bois duchampagne. Je n’ai pas fait vœu depauvreté, ni – rassure-toi ! – dechasteté.”

“Effectivement, ça me rassure.”“Mais je n’ai pas non plus envie

d’avoir un homme sur le dos.”“On peut imaginer d’autres positions,

tu sais.”“Très drôle !”“Excuse-moi, ce n’était pas très

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subtil, je l’avoue. Je voulais juste direqu’un homme n’est pas nécessairementun fardeau, ou une nuisance. Il peut êtreaussi un allié, un soutien, uncomplice…”

“Non, tu te trompes. Pas dans moncas. Je n’ai pas besoin d’un homme dansma vie.”

“Que ce soit clair : je n’étais pas entrain de proposer mes services.”

“Tais-toi, idiot !”Elle prit la main de Naïm dans la

sienne ; puis, par souci d’équité, elleprit dans l’autre la main d’Adam.

“Que je suis heureuse que vous soyezlà, tous les deux. Même si vous me

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bousculez un peu, je sais dans quelesprit vous le faites, et ça me ramène àla plus belle époque de ma vie.”

Tant que les trois amis se tenaientainsi, Francis, en sommelier avisé,demeura à distance. Il avait l’art et lasagesse de tout voir sans rien regarder.C’est lorsque les mains se lâchèrentqu’il s’approcha pour remplir lescoupes d’Adam et de Sémiramis, et pourproposer à Naïm un deuxième arak dansun verre propre.

“Et pendant la guerre, tu as faitquoi ?” s’enquit le Brésilien.

“J’ai passé mes hivers à Rio, et mesétés dans les Alpes”, rétorqua l’hôtessecomme si elle avait déjà ruminé sa

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réponse.Avant que ses amis n’aient eu le

temps de réagir à cette attaque sur deuxfronts, elle posa de nouveau ses mainssur les leurs, apaisante et affectueuse.Puis elle leur expliqua, comme à desécoliers :

“Ceux qui ont vécu ici pendant toutesces années ne disent jamais ‘la guerre’.Ils disent ‘les événements’. Et passeulement pour éviter le mot qui faitpeur. Essayez donc de poser à quelqu’unune question à propos de la guerre ! Il vavous demander, candidement : quelleguerre ? Parce que les guerres, il y en aeu plusieurs. Ce n’étaient jamais lesmêmes belligérants, ni les mêmes

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alliances, ni les mêmes chefs, ni lesmêmes champs de bataille. Parfois desarmées étrangères étaient impliquées, etparfois uniquement les forces locales ;parfois les conflits se passaient entredeux communautés, et parfois au sein dela même ; parfois les guerres sesuccédaient, et parfois elles sedéroulaient simultanément.

“Moi, il y a eu des périodes où jedevais me terrer ; les obus tombaientautour de moi, et je ne savais pas sij’allais survivre jusqu’au lendemain ;tandis qu’à dix kilomètres de là, toutétait calme, et mes amis se doraient surla plage. Deux mois après, les chosess’inversaient ; mes amis se terraient, et

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moi j’étais sur la plage. Les gens ne sesouciaient que de ce qui se passait toutprès d’eux, dans leur village, dans leurquartier, dans leur rue. Les seuls àconfondre tous ces événements distincts,les seuls à les regrouper sous une mêmeappellation, les seuls à nous tenir desdiscours sur ‘la guerre’, ce sont ceux quiont vécu loin d’ici.”

“L’hiver à Rio, et l’été dans lesAlpes”, ânonna Adam. “Ton message estreçu. Cela dit, je ne suis pas persuadéque l’on voit mieux les choses de prèsque de loin. Sur place, on souffre plus,c’est certain, mais on ne gagne pas enlucidité ni en sérénité. Un jour, Mouradm’a dit, au téléphone : ‘Tu n’es pas ici,

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tu ne subis pas ce que nous subissons, tune peux pas comprendre !’ Je lui airépondu : ‘Tu as raison, je suis loin, jene peux pas comprendre. Alors,explique-moi ! Je t’écoute.’ Bienentendu, il était incapable dem’expliquer quoi que ce soit. Il voulaitseulement que j’admette que c’était luila victime, et qu’en sa qualité devictime, il avait le droit d’agir commebon lui semblait. Même de tuer, s’il lejugeait nécessaire. Je n’avais pas ledroit de le sermonner, puisque j’étaisloin et que je ne souffrais pas.”

“Moi, je n’ai tué personne”, ditSémiramis comme si quelqu’un pouvaitsonger à l’accuser.

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Adam porta la main de l’amie à seslèvres.

“Non, bien sûr, tu n’as tué personne.Ce n’est pas à toi que je répondais, c’està lui, à l’absent. Il m’arrive parfois dedialoguer avec lui dans ma tête.”

“Moi je n’ai tué personne”, répéta-t-elle en retirant très lentement la main.“Mais ce n’est pas l’envie qui m’en amanqué. Si j’avais pu, j’aurais tué tousles chefs, et désarmé tous les gamins.Des fantasmes de veuve !”

Il y eut un silence, que ses amisn’osaient pas rompre. Puis elle ajouta,en ne regardant que son assiette :

“J’aurai été la première veuve de

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guerre. Ce qui n’est même pas glorieux.Avez-vous jamais vu un monument auxveuves de guerre ?”

Encore un silence. Dont le maîtred’hôtel profita pour venir rafraîchir lesverres. Sémiramis redressa la tête.

“Puisque vous voulez vraiment savoirce que j’ai fait pendant ‘la guerre’, jevais vous le raconter, ce ne sera paslong.

“Les premiers temps, j’étais encoreau fin fond de ma dépression. La mort deBilal avait été ensevelie sous desmilliers d’autres morts, mais moi, je nem’en étais pas encore remise. J’étaisbourrée de médicaments, et constammentprostrée. Je ne faisais rien, je ne sortais

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pas de la maison, ni même de machambre. J’avais quelquefois un livresur les genoux, mais il m’arrivait depasser une demi-journée sans tourner lapage.

“Quand il y a eu les premiersbombardements près de chez nous, il afallu me porter jusqu’à l’abri. Mesparents me traitaient comme si j’étais ànouveau une gamine de quatre ans. Ilsont été admirables, pas un mot dereproche, rien que de la tendresse. Ilsdonnaient presque l’impression d’êtrecontents que leur fille soit retombée enenfance, et qu’elle soit constammentprès d’eux. J’étais suivie par un ami dela famille, un vieux psychiatre de quatre-

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vingt-cinq ans, lui aussi un émigréd’Egypte, qui venait me voir un jour surdeux, et qui réconfortait mes parents.‘Elle va s’en tirer, donnez-lui juste unpeu de temps et beaucoup d’affection. Lereste, je m’en charge.’

“Son traitement m’a aidée, jesuppose, et la tendresse aussi. Mais lavraie thérapie, c’étaient lesbombardements sur notre quartier. Il y amême eu un obus bien déterminé qui aopéré un changement en moi. La veilleencore, il avait fallu me traîner jusqu’àl’abri ; et juste après cette explosion-là,c’est moi qui ai emmené mes parents parla main. C’est comme si mon esprit etmes sens étaient enténébrés jusque-là

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par un verre opaque, et que cetteexplosion l’avait fait voler en éclats enune fraction de seconde. De nouveau jem’intéressais à ce qui se passait autourde moi. J’avais retrouvé ma voix, monappétit ; et dans mes yeux, paraît-il, unelueur qui jusque-là paraissait éteinte. Aprésent, j’écoutais la radio pour savoiroù se déroulaient les combats du jour.J’ai recommencé à lire. J’airecommencé à vivre. Tout cela par lavertu d’un obus qui était destiné à tuer.

“Puis mes parents sont morts, à sixmois d’intervalle. Ma mère d’abord,d’un cancer, puis mon père, de chagrin.Mes frères étaient au Canada, tous deuxà Vancouver, ils voulaient que j’aille les

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rejoindre. Mais je n’avais ni l’envie nile courage de recommencer à zéro, j’aipréféré reprendre cette propriété, quiétait à l’abandon, je l’ai aménagée enhôtel.

“Cette fois, vous savez tout. J’airaconté ma guerre. C’est maintenant àvous. Je vous écoute. L’un ou l’autre…”

Comme s’il n’avait pas entendu, Naïmlui demanda, en regardant autour de luiavec un brin de scepticisme :

“Et ça te permet de vivre, ton hôtel ?”“Disons que, depuis cinq ou six ans,

je ne perds plus beaucoup d’argent.Mais je ne vis pas de ça.”

“Tu vis de quoi ?”

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Sémiramis se tourna vers Adam.“Il a toujours été aussi insistant, ton

ami ?”“Oui”, soupira Adam. “J’avais un peu

oublié, mais je crois qu’il a toujours étécomme ça, même quand il avait quarantekilos de moins. Tu peux refuser derépondre si tu as quelque chose àcacher.”

“Vous êtes aussi insupportables l’unque l’autre, mais je n’ai rien à cacher. Jevis de l’argent que m’a laissé mon père.Il a quitté l’Egypte avec une petitefortune.”

“Ah bon ?” s’étonna Naïm. “Il estbien le seul ! Tous les juifs qui sont

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venus d’Egypte dans les annéescinquante et soixante n’avaient puemporter que leurs habits.”

“Les non-juifs aussi”, confirmaSémiramis. “Mais mon père a eu de lachance. Adam connaît l’histoire, je nevais pas l’ennuyer en la racontant unedeuxième fois.”

“Si, tu peux y aller, ça ne m’ennuierapas.”

Elle raconta la “grosse imprudence”commise par son père, et qui l’avaitcontraint à vendre tous ses biens et à fuirl’Egypte avant les nationalisations et lesconfiscations. Naïm paraissait fasciné.Quand elle en eut fini, il lui demanda :

“Est-ce que tu me permets de relater

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cette histoire dans mon journal ?”“Si tu ne publies pas les vrais noms,

je n’y vois pas d’inconvénient.”“Je te rappelle que l’épisode s’est

produit il y a presque un demi-siècle, etque Nasser est mort il y a plus de trenteans. Cela dit, je peux changer les noms,si ça te rassure…”

“La seule fois où mon père a racontécette histoire devant des étrangers, il aprétendu que c’était arrivé à l’un de sesbeaux-frères, pas à lui. J’en déduis qu’iln’aurait pas souhaité que son nomapparaisse. Peut-être bien que s’il étaitencore en vie, il aurait changé d’attitude,mais il est trop tard pour le luidemander.”

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“Pas de problème, je changerai lesnoms…”

“Je déduis de tes propos que tu esjournaliste”, rebondit Sémiramis, tropheureuse de détourner l’interrogatoirevers quelqu’un d’autre.

“Tu ne le savais pas ?”“Si, pour être honnête, je le savais.

Mais je ne sais pas grand-chose de plus.Alors, tu commences dès le début. Tu aspris l’avion avec tes parents, vous êtesarrivés à São Paulo. Ensuite ?”

Le Brésilien leva son verre, trinquaavec ses amis, puis s’humectalonguement la gorge avec sa froideboisson à l’apparence laiteuse.

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“Je ne me sens pas capable deraconter ma vie après deux jours devoyage et deux grands verres d’arak.Mais je vous donne les grandes lignes.En arrivant là-bas, j’ai repris mesétudes, j’ai fait une école dejournalisme, un hebdomadaireéconomique m’a engagé. La mêmeannée, je me suis marié. J’avais vingt-trois ans. Je suis toujours journaliste ettoujours marié.”

“A la même personne ?” demandaSémiramis.

“A la même personne.”“Brésilienne ?”“Brésilienne.”

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“Et juive ?”“C’est ce que ma mère croyait. Elle

m’a demandé : ‘Elle est juive ?’ J’aisimplement répondu : ‘Maman, elles’appelle Rachel.’ De fait, elles’appelle Rachel, ou plutôt ‘Raquel’, àla brésilienne, mais elle est tout ce qu’ily a de plus catholique. Ma mère n’a rienvu venir. J’ai maintenu l’équivoquejusqu’à la veille du mariage.”

“Tu aurais dû l’emmener avec toipour nous la présenter”, dit Adam.

“Raquel ne peut jamais s’absentercomme moi sur un coup de tête. Elle a unrestaurant à São Paulo, Chez Raquel,l’un des meilleurs de la ville. Elle ypasse toutes ses journées et toutes ses

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soirées, et elle est persuadée que si elles’en éloignait pendant une semaine, tousles clients le déserteraient. Elle se croitindispensable, ce qui, à mon avis, esttrès exagéré…”

“Et il t’arrive de lui donner un coupde main ?” s’enquit Sémiramis.

“Au restaurant, tu veux dire ? Oui,bien sûr. A ma manière. Quand elleinvente un nouveau plat, c’est moi qui legoûte en premier. Si je lui dis ‘C’estsublime !’, elle l’ajoute au menu ; si jelui dis ‘Ce n’est pas si mal’, ellel’oublie.”

“Ton rôle est effectivementirremplaçable”, persifla Adam.

“J’espère qu’elle te paie pour ton

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labeur !” renchérit l’hôtesse.“Evidemment qu’elle le paie”, dit

Adam. “Elle le paie en kilos. Regarde-le !”

“C’est vrai que j’ai pris du poids,mais ce n’est pas à cause de Raquel.Tant que nous sommes ensemble, je meretiens. C’est en voyage que je mangetrop. Quand je vais en reportage quelquepart, mon plus grand plaisir, c’est deprendre une table dans un bon restaurant,de commander un repas copieux, uneénorme chope de bière, et d’écrire monarticle en mangeant. Trois lignes, unebouchée, trois autres lignes, une gorgée.Les idées me viennent facilement, et jetravaille dans un sentiment d’extase.”

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“Regarde comme il en parle !”murmura Adam.

“Je suis un incorrigible gourmand, etje n’en ai pas honte”, reconnut Naïm.“Quelle bénédiction du Ciel quand onaime manger ! Le matin tu te laissesréveiller par l’odeur du café torréfié.C’est l’odeur du Brésil, et c’est la plusdélicieuse de la terre. Tu es déjà debonne humeur, et tu te dis que tu vasavoir trois festins avant que la journéene soit finie. Trois grandes fêtesquotidiennes ! Mille cent fêtes par an !Qui a dit que la gourmandise était unvice ? C’est un cadeau du Ciel ! C’estune bénédiction ! Et c’est un art ! Vousne croyez pas ?”

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“Si, bien sûr”, maugréa Adam. “C’estle plus beau mariage entre le raffinementet l’animalité.”

“Je vais vous faire un aveu”, enchaînaNaïm, impénitent. “Je sais que vousallez lâchement retourner ma candeurcontre moi, mais je vous le dis quandmême : je n’ai jamais su m’arrêter demanger. Je ne me sens jamais rassasié.J’arrête quand tous les plats sont vides,ou quand je suis obligé de me lever detable.”

“Attends, Naïm, tu m’inquiètes”,observa Adam en fronçant les sourcils.“Ce que tu nous décris là, c’est unepathologie. Si tu n’éprouves jamais lasensation d’être rassasié…”

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“Rassure-toi”, reprit Naïm. “Je saisexactement de quoi je souffre. D’unsyndrome relativement bénin, quis’appelle ‘une mère juive’. Lorsquej’étais tout petit, elle me gavait,littéralement. Je ne mangeais pas quandj’avais faim, je mangeais quand elle medisait d’ouvrir la bouche. Et je nem’arrêtais pas quand j’étais rassasié, jem’arrêtais quand elle cessait de remplirma cuiller. Pour elle, il y avait deuxcatégories d’enfants, les maigrichons etles bien-portants. Les premiers étaient lahonte de leurs mères, et les secondsétaient leur fierté.

“Ça aurait pu me dégoûter de lanourriture. Ce n’est pas ce qui s’est

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produit. J’adorais chaque bouchée, et jen’avais jamais envie que ça se termine.Quand j’ai grandi, ça a continué. Mamère me disait constamment que j’avaismauvaise mine, et que je ne mangeaispas assez. Je ne voulais pas lacontredire, alors je me servais et meresservais jusqu’à ce que tous les platssoient vides. Résultat, je n’ai jamais sum’arrêter. Je pourrais mangerindéfiniment. A condition que ce soitbon, évidemment.”

“Evidemment”, se moqua Adam.Avant d’ajouter, sa coupe à la main : “Jeretiens de tes propos que tes quarantekilos en trop ne sont pas dus à tonintempérance, mais à la sollicitude de ta

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mère.”“Moque-toi ! Mais c’est l’exacte

vérité. J’ai eu de très sérieux problèmesà cause d’elle. Je l’ai toujours adorée etje continuerai, mais je suis lucide. Ceque je viens de vous raconter à proposde la nourriture s’applique aussi àd’autres domaines.”

“Le sexe !” suggéra Sémiramis, dansun murmure.

“Non, pas le sexe ! C’est bien plusgrave !” fit Naïm.

“Qu’est-ce qui est plus grave que lesexe ?” demanda Adam d’une voixsoudain tonitruante, qui fit se retournerles têtes aux tables voisines.

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Sémiramis se sentit contrainted’adresser aux clients des souriresembarrassés.

Notre ami ne nous a pas expliquéquelles autres déconvenues lui acausées sa mère juive, consignaAdam dans son carnet à la fin de lajournée. Alors que nous étionssuspendus à ses lèvres, Naïm arabattu les paupières et il s’estendormi, le buste droit, comme unemarmotte.Quand le Brésilien commença à

s’affaisser sur sa chaise, Sémiramis luitoucha doucement le revers de la main,deux fois, trois fois. Il rouvrit les yeux.

“Tu te sens bien ?”

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“En pleine forme ! Je n’ai pas raté unmot de votre conversation.”

“Notre conversation ? Nous n’avonspas ouvert la bouche”, lui dit Adam. “Ledernier à parler, c’était toi.”

“Et qu’est-ce que je disais ?”“Tu nous disais que tu aimerais

retourner dans ta chambre”, suggéracharitablement leur hôtesse.

Naïm acquiesça de la tête.“J’ai très peu dormi la nuit dernière”,

s’excusa-t-il.“Moi aussi”, lui dit Adam. Puis il

ajouta, l’air de rien : “Au monastère, onnous réveille à l’aube.”

Naïm m’adressa alors un regard

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de totale incompréhension. Et Sémifronça les sourcils, estimant à justetitre que je profitais de lasomnolence de notre ami poursemer la confusion dans son esprit.Je ne dis plus rien. Il referma lesyeux. Notre “châtelaine” luitoucha de nouveau la main.

“Mon royaume à celui qui meportera jusqu’à mon lit”, noussupplia Naïm avec son derniersouffle shakespearien de lajournée.

Pourtant, dès qu’il se mit debout,il parvint à descendre les marchesvers sa chambre sans notre aide.

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Le treizième jour

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1

Quand Adam ouvrit les yeux, un motavait été glissé sous sa porte. Sémiramislui demandait d’aller prendre le petit-déjeuner sur sa véranda dès qu’il seraitréveillé. Elle avait adressé la mêmeinvitation à Naïm, qui était déjà là,croquant un pain aux figues.

“Lorsque j’ai fermé les yeux, hier, ilmangeait. J’ouvre les yeux, et il mangeencore !” commenta son ami.

Le mangeur s’apprêtait à répondre,mais leur hôtesse prit les devants.

“Plus tard, vos combats de coqs !

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Nous étions en train de faire leprogramme de la matinée. Naïm voudraitvisiter la maison que ses parentslouaient pour l’été. Il ne nous faut qu’unedemi-heure pour y aller. Je vousaccompagne.”

“Je ne vais pas m’éterniser là-bas”,promit le Brésilien. “J’ai juste envie devérifier si mes souvenirs correspondentà la réalité ou si je les ai embellis.”

“Si c’est ça, ton but, prépare-toi déjàà perdre tes illusions”, le prévintSémiramis. “Même si tes souvenirspouvaient correspondre à la réalitéd’hier, ils ne correspondent certainementplus à celle d’aujourd’hui.”

“Ne t’en fais pas, Sémi, je sais à quoi

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m’en tenir. Visiter les lieux de sonenfance, c’est une pratique masochiste.On cherche à être déçu et, pas desurprise, on l’est.”

La fameuse maison était effectivement

décevante. Ses murs extérieursdonnaient l’impression de n’avoirjamais été peints, et ses volets non plus.Son toit était bas et plat. Sa ported’entrée était à deux mètres d’une largeroute, fréquentée par des camionsvrombissants. Il flottait dans l’air uneodeur de mazout et d’huile brûlée.

Dès que Naïm eut reconnu la bâtisse,Sémiramis vint se garer juste devant. Ce

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furent alors quelques minutes deflottement. Le “pèlerin” regardait par lavitre, sans se décider à descendre devoiture. Ses compagnons l’attendaient,en le surveillant du coin de l’œil, dansun silence compatissant. Ce fut lui quifinit par constater, en s’efforçant deparaître plus amusé que triste :

“Elle ne ressemble plus à rien.”Il était difficile de le contredire.“La guerre est passée par là”, soupira

Adam, en guise de consolation.“Le problème, ce n’est pas la guerre,

c’est la route”, dit Naïm. “De montemps, ce n’était qu’un petit chemin deterre. Et devant la maison, il y avait unepetite courette clôturée, avec un

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portillon en fer forgé et une allée deplusieurs mètres qui menait à la porteque vous voyez. Maintenant la route adévoré l’allée, la courette, la clôture etle portillon.

“Chaque année, à notre arrivée, débutjuillet, il y avait un rituel immuable. Lepropriétaire nous attendait. On l’appelaitpo l i ment ustaz Halim. C’était unfonctionnaire des douanes, et il venaittoujours en costume-cravate. On luiconfiait les clefs, pour qu’il ouvre lui-même la porte ; il nous souhaitaitformellement la bienvenue et nousrendait le trousseau. Puis mon père luitendait une enveloppe qui contenait leloyer annuel. L’autre commençait par

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dire ‘Rien ne presse !’ ; puis ‘Un autrejour !’ ; et c’est quand mon père insistaitpour la troisième fois qu’il prenaitl’argent pour le glisser sans le compterdans la poche de sa veste.

“Lorsque le propriétaire s’en allait,ma mère sortait dans le jardin et disaitinvariablement : ‘C’est une forêtvierge !’ Et mon père répondait, toutaussi invariablement : ‘Tant mieux !Naïm va tout débroussailler. Ça lui ferades muscles !’ Mais ce n’était qu’uneboutade. Je n’ai jamais fait grand-chosedans le jardin.”

“Il est où, ton jardin ?”“De l’autre côté. Venez !”

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Le jardin de la maison d’été ne se

distinguait plus de la pinède quil’entourait. Les murs se prolongeaientpar un muret en béton qui faisait officede banquette plutôt que de barrière. Lestrois amis s’assirent dessus, protégés dusoleil par un arbre au feuillage dense. Al’instant, ils oublièrent leur premièreimpression. Hanche contre hanche, lespieds ballants, grisés par la senteur despins, ils éprouvaient à présent ladouceur sauvage de ce lieu d’enfance.

“Deux ou trois fois au cours de l’été,ustaz Halim revenait voir mon père. Ilsprenaient le café ensemble, et ilsouvraient de vieux livres. Notre

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propriétaire disait : ‘Dans ce village, onne sait pas qui est musulman, qui est juifet qui est chrétien. N’est-ce pas ?’ Monpère approuvait de la tête. Bien entendu,c’était faux, et aucun des deux nel’ignorait. Lorsqu’on rencontraitquelqu’un dans la rue, on savaittoujours, comme par instinct, à quellecommunauté il appartenait. Mais çafaisait du bien d’entendre ces propos.Parce que l’intention était généreuse.”

“C’était un mensonge civilisé”,approuva Sémiramis. “Aujourd’hui,vous entendez les gens dire : ‘Moi, entant que chrétien, je pense ceci, et moien tant que musulman je pense cela.’ J’aitout le temps envie de leur dire : ‘Vous

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devriez avoir honte ! Même si vouspensez en fonction de votre communauté,faites au moins semblant de réfléchir parvous-mêmes !’ Qu’ils aient au moins ladécence de mentir !”

“Ces vieux mensonges étaienteffectivement plus décents que le ‘parlervrai’ d’aujourd’hui”, renchérit Adam.“Les gens réfléchissaient déjà enfonction de leurs appartenances, ils nepouvaient s’en empêcher. Mais ilssavaient que c’était un travers, et qu’ilsdevaient en avoir honte. Alors ilsmentaient. Et par leurs mensongestransparents, ils montraient qu’ilspouvaient faire la distinction entre leurcomportement réel et le comportement

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souhaitable. Aujourd’hui, les gensdébitent à voix haute ce qu’il y a dansleurs cœurs, et ce n’est pas très beau àentendre. Ni dans ce pays, ni dans lereste du monde.”

“Ils devraient au moins s’excuser,mais ça ne leur viendrait même pas àl’esprit”, confirma Sémiramis. “Tout lemonde autour d’eux fait la même chose,alors ils s’imaginent que c’est l’attitudenormale. Et ils s’en vantent, au lieu d’enavoir honte.”

“Mes si chers amis”, intervint Naïm,“je ne voudrais pas être celui qui vousapporte les mauvaises nouvelles. Mais àvotre âge, il faut que vous le sachiez : letemps de la décence est révolu. Ou, pour

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dire les choses plus brutalement : ladécence est morte.”

Adam accueillit la phrase tonitruantede son ami par le sourire qu’il fallait,avant de demander :

“A ton avis, quand est-ce qu’elle estmorte ?”

“Mil neuf cent quatorze”, dit Naïmavec assurance, comme s’il s’agissaitd’un fait avéré. “C’est en quatorze quela décence est morte. Il va sans direqu’il n’y a jamais eu, dans l’Histoire,aucune époque ni aucun peupleirréprochable, et il est vrai aussi que ladécence n’est pas la caractéristiquemajeure de notre espèce. Cela dit, demon point de vue, tout ce qui s’est passé

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avant mil neuf cent quatorze entre dansla catégorie des péchés de jeunesse.

“Avant cette date, l’humanité étaitimpuissante. Son pire ennemi, c’étaientles calamités naturelles ; sa médecinetuait plus qu’elle ne soignait, et satechnologie était balbutiante. C’est enquatorze qu’ont débuté les grandescalamités de fabrication humaine : laguerre mondiale, le gaz moutarde, larévolution d’Octobre…”

“Tu n’as pas toujours dit ça sur lecommunisme !” observa Sémiramis.

“Non, c’est vrai, dans ma jeunesse jedisais autre chose. Mais aujourd’hui,avec le recul, je suis persuadé quec’était une calamité de première

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ampleur. Le grand rêve d’égalité entreles hommes, détourné au profit d’uneentreprise cynique et totalitaire ! Nousn’avons pas fini d’en payer le prix !Avec la boucherie des tranchées et letraité de Versailles – l’insidieuxgéniteur de toutes les guerres qui ontsuivi –, en cinq ans à peine, le décorétait planté. Nous n’en sommes plusjamais sortis. Toutes les horreurs quinous sont tombées dessus ont leurorigine là. Au Levant, en Europecentrale, en Extrême-Orient et partoutailleurs. Notre éminent historien n’estpas de cet avis ?”

“Oui et non”, répondit Adam,suscitant chez ses deux amis des clins

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d’œil complices et des ricanements.Mais ils le laissèrent rassembler sesidées. “Je pense qu’il y a eu, au cours dusiècle qui s’achève, deux idéologiesdestructrices : le communisme etl’anticommunisme. La première aperverti, c’est vrai, l’idée d’égalité,l’idée de progrès, l’idée de révolution,et mille autres notions qui auraient dûdemeurer respectables. Mais le bilan dela seconde est encore pire. On atellement dit : ‘Plutôt Mussolini queLénine’, ‘Plutôt Hitler que Staline’,‘Plutôt le national-socialisme que leFront populaire’, qu’on a laissé lemonde entier sombrer dans l’indignité etdans la barbarie.”

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“Tu n’as pas tort”, reconnut Naïm.“Sauf que l’anticommunisme n’a jamaisété ma doctrine, alors que les idéaux ducommunisme, j’y ai cru, nous y avonstous cru. Nous avons épousé cettedoctrine pour des raisons honorables, etnous nous retrouvons cocus.”

Adam avait à l’esprit unecomparaison similaire.

“C’est notre destin d’être trahis”,observa-t-il. “Par nos croyances, parnos amis, par notre corps, par la vie, parl’Histoire…”

Ses deux compagnons observèrentquelques secondes de silence, puis Naïmsauta lourdement à terre en proclamant,avec une gaieté quelque peu forcée :

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“Maintenant, on s’en va ! Je l’ai eu,mon quart d’heure de tristesse. Je suisvenu, j’ai vu, j’ai été déçu. Maintenant,on reprend la route. A tout prendre, jepréfère encore ma cabane au Brésil.”

“Non, attends, pas si vite !” intervintAdam. “Je crois savoir que cette maisonservait jadis à des rencontres trèslicencieuses, c’est de ça que j’aimeraisque tu nous parles. Moi, c’est pour çaque je suis venu avec toi. Tu n’es pas demon avis, Sémi ?”

Le visage de Naïm s’éclaira d’unsourire d’enfant, comme si les images dupassé lui revenaient, et ses amispensèrent qu’avec sa loquacitéproverbiale, il allait entamer un très

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long récit. Mais telle n’était pas sonintention.

“Je veux bien te dévoiler mes secrets,Adam. Mais il y a quelque chose qui mechiffonne depuis hier soir.”

Se tournant vers Sémiramis, il la pritlui aussi à témoin :

“Tu ne trouves pas étrange que notreami ici présent nous fasse raconter notrevie, à toi et à moi, y compris les chosesles plus personnelles, les plus intimes, etque lui-même ne nous raconte rien ?”

“Nous venons à peine de nousretrouver, nous aurons tout le temps”, sedéfendit Adam.

“Sémi et moi, nous avons déjà eu le

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temps, mais pas toi ! Moi je vous aiparlé de mon intempérance, des traversde ma femme et de ceux de ma mère.Sémi nous a parlé de sa dépression, etde la manière dont elle s’en est sortie. Ettoi, tu ne nous as rien dit. Pas une seuleconfidence ! Tout ce que je sais de toi,c’est que tu enseignes l’histoire et que tues censé écrire une biographie d’Attila.Mais de ta vie personnelle, rien ! Je nevais pas te faire un procès, mais c’est undéfaut que j’ai remarqué depuislongtemps. Il faudrait peut-être que tusonges à le corriger avant que noussoyons devenus séniles tous les trois.”

Et Sémiramis renchérit, comme s’ilss’étaient donné le mot.

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“C’est vrai, Adam. Les confidencesdoivent être réciproques. Naïm nous amontré son ancienne maison decampagne, tu devrais nous montrer latienne. Nous savons qu’elle existe, ilfaudra bien que nous la voyions un jour.C’est le moment ou jamais, tu ne pensespas ?”

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2

Mercredi 2 maiJe ne sais si mes deux amis

avaient concocté la chose àl’avance, ou s’ils y ont seulementpensé sur le moment, mais leurdemande était impérieuse, et j’aisenti que je ne pouvais pas m’ysoustraire.

Leurs reproches n’étaient pasinjustifiés. Il est vrai que j’ai,depuis l’enfance, l’habitude defaire raconter aux gens leurshistoires sans leur dire grand-chose en retour. C’est là un défaut

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que je reconnais d’autant plusvolontiers qu’il procède d’unequalité. J’ai plaisir à écouter lesautres, à m’embarquer par lapensée dans leurs récits, à épouserleurs dilemmes. Mais l’écoute, quiest une attitude de générosité, peutdevenir une attitude prédatrice sil’on se nourrit de l’expérience desautres et qu’on les prive de lasienne.

Face à la rébellion de mes vieuxamis, je ne pouvais que céder. Detoute manière, mon comportementn’a jamais eu d’autre cause que latimidité et la pudeur. J’ai toujoursdu mal à croire que mes propres

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histoires puissent intéresserquiconque. Quand on m’assure ducontraire et qu’on me conjure deraconter, je m’exécute volontiers.Je n’ai rien à cacher. Ou plutôt si,j’ai à cacher, mais pas plus auxautres qu’à moi-même.

En l’occurrence, si j’ai toujoursévité de parler de la maison de monenfance, c’est tout simplementparce que je m’efforçais de ne pasy penser.

Mais il a fallu, aujourd’hui, queje me fasse violence. J’ai indiqué àSémi la route du village, puis,après quelques inévitablestâtonnements, j’ai fini par repérer

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la silhouette de “ma” maison.

Quand mes amis l’ont vue, leurs

yeux se sont arrondis. Elle étaitsomptueuse, comme pour menarguer. Sémi n’arrêtait pas dedire : “Mais c’est un palais !” EtNaïm : “C’est de ça que tu avaishonte ? C’est ça la maison que tunous caches depuis trente ans ?”Tout cela est vrai. Elle ressemble àun palais, j’aurais dû en être fier,mais j’en ai honte parce que je l’aiperdue.

Tout a basculé lorsque j’avaisdouze ans et demi. Jusque-là, cette

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maison était pour moi le centre dumonde. Tous mes amis d’enfance laconnaissaient bien, j’avais plaisirà les y inviter. J’avais le sentimentde leur montrer ainsi le meilleur demoi-même. Il y avait là de lavanité, de la vantardise, et sansdoute aussi ce qu’il faut bienappeler de l’orgueil de classe.Mais ce ne sont là, jusqu’àl’adolescence, que des traversvéniels, on en a besoin pour sentirque l’on a sa place dans ce monde,qu’on n’est pas un intrus.

Qu’il est réconfortant de grandiren sentant qu’un pays est à soi, etqu’on a le droit d’y parler à voix

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haute ! Dans cette maison, j’avaisce sentiment, et après, je ne l’aiplus eu. Si cette maison avaitencore été à moi au début de laguerre, je ne sais pas ce quej’aurais été capable de faire pourne pas la perdre. La question nes’est pas posée, le dilemme m’a étéépargné. Après tout ce qui s’estpassé, je devrais m’en féliciter,mais j’ai longtemps vécu la chosecomme une malédiction. J’enviaisMourad, qui avait gardé la maisonde ses pères ; à présent, je devraisle plaindre. Finalement, c’est moique le destin a choyé. Mais j’auraimis très longtemps à m’en rendrecompte.

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Mes parents idolâtraient leur

maison. On pourrait même direqu’ils avaient deux enfants, lamaison et moi.

Mon père ne l’avait passimplement reçue de son père. Elleétait longtemps restée en indivisionentre une vingtaine de cousins dontaucun ne voulait la lâcher, maisdont aucun non plus ne voulait s’enoccuper. Mon père l’avait doncrachetée, un peu comme les âmespieuses rachetaient autrefois leurscoreligionnaires réduits enesclavage par les infidèles. Il

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s’était endetté pour racheter lesparts des cousins, puis il s’étaitendetté encore pour faire lestravaux. Lesquels ne s’arrêtaientjamais. Il était architecte, et ilvoulait faire de sa maison à la foisle chef-d’œuvre de sa carrière etaussi, en quelque sorte, sa carte devisite. Nul doute que les gens qui lavoyaient allaient avoir envie deposséder la même.

Il l’avait conçue en deuxbâtiments similaires, à une dizainede mètres l’un de l’autre, l’unancien et restauré, l’autre refaitsur le même modèle, tous deuxenveloppés par de la vigne vierge.

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Ces deux ailes étaient reliées entreelles de trois manières différentes :au premier étage par un salonsuspendu, avec de grandes baiesvitrées qui donnaient d’un côté surla montagne, et de l’autre sur lavallée ; au sol par une alléefleurie ; et sous terre par un tunnel.Pour mes parents comme pour moi,c’était plus qu’une maison, c’étaitun royaume, et certainement unsujet de fierté.

J’ai parlé d’orgueil de classe ?C’était là, de ma part, uneautoflagellation injustifiée, etquasiment une insulte à la mémoiredes miens. La caractéristique de la

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maison, ce n’était pas songigantisme ni ses ors, c’était sonélégance. Il ne s’agissait nullementd’un étalage obscène, mais d’unmanifeste esthétique. Ma mère etmon père avaient tous les deux ungoût sûr et subtil. Leur maison étaitle produit de leur amour de labeauté, et de leur amour tout court.

Leur vie était joyeuse, j’en étaisle premier témoin, le premieradmirateur et le premierbénéficiaire. La chute n’en a étéque plus dure.

Tout allait se jouer en quelques

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minutes, au-dessus de la merd’Oman. L’avion qui transportaitmes parents s’est abîmé en mer, etma vie s’est abîmée dans sonsillage.

C’était en août soixante-six. Unecompagnie aérienne avait décidéd’inaugurer un vol sans escalejusqu’à Karachi ; et pourpromouvoir l’événement, elle avaitinvité un certain nombre depersonnalités en vue. Mes parentsn’étaient pas peu fiers d’avoir étéchoisis, c’était là unereconnaissance de la place qu’ilsoccupaient à présent dans le pays.Je les revois encore en train de

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faire leurs bagages, joyeux,enchantés, émerveillés à l’avancepar ce qu’ils allaient voir, et sansla moindre appréhension ni lemoindre pressentiment.

C’était un vol de nuit. Parti dansla soirée, il devait arriver àdestination aux premières lueursdu jour. Mon grand-père maternelavait conduit mes parents jusqu’àl’aéroport, et j’étais allé avec lui.Nous étions restés là jusqu’à ceque l’avion eut décollé, puisdisparu à l’horizon. Je n’avais, moinon plus, pas le moindrepressentiment. Je regrettaisseulement de n’avoir pas été invité

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avec eux.De retour à la maison, j’avais

passé une bonne partie de la nuit àlire, comme je le faisais pendantles mois d’été, et peut-être un peuplus tard que d’habitude, puisquemes parents n’étaient pas là pourme surveiller.

En me levant, en fin de matinée,j’avais entendu des bruitsinaccoutumés. La maison semblaitenvahie par une foule quibourdonnait. J’étais sorti de machambre pour voir qui était là, etc’est à la manière dont les gens meregardaient, à la manière, surtout,dont les femmes du village me

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prenaient dans leurs bras, quej’avais compris qu’un drame venaitde se produire.

Comme si ce malheur ne suffisait

pas, il y en a eu aussitôt un autre :j’étais ruiné. On devait mel’apprendre un mois plus tard. Entant qu’héritier unique, j’étaiscertes propriétaire d’une maisonqui valait “une fortune”, maisj’avais également une dette à labanque pour le double de ladite“fortune”. Mon père n’avait pasété prudent. Pourquoi l’aurait-ilété, d’ailleurs ? Son carnet decommandes était plein, il gagnait

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beaucoup d’argent, il était dans laforce de l’âge. Au rythme où iltravaillait, il aurait pu rembourserses dettes en deux ou trois ans.Mais à l’instant où il a disparu,tout s’est écroulé, bien sûr. Plusaucune rentrée, presque pasd’argent sur ses comptes, pasd’assurance-vie…

J’ai beaucoup pesté dans majeunesse contre les banquiers, et àcette époque-là j’étais fou de rage ;c’est même très certainement pourcette raison qu’à l’âge de quatorzeans, j’ai commencé à me diremarxiste. Plus tard, j’allais trouverdes justifications intellectuelles,

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mais sur le moment, c’étaitsimplement la rage. L’avocat de lafamille m’avait expliqué qu’il n’yavait pas d’autre choix que dedonner la maison à la banque pouréteindre la dette. J’ai égalementnourri une rage contre lui et contretous les avocats de la terre, maisaujourd’hui je sais qu’il m’aobtenu le meilleur arrangementpossible. A part la maison, je nepossédais strictement rien. Sansmon père, “notre” bureaud’architecte ne valait plus un sou ;les locaux n’étaient pas à lui, etbientôt je n’allais plus pouvoirpayer le loyer. Mon avocat aobtenu de la banque qu’elle éponge

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une dette d’un million deux centmille livres avec une maison quin’en valait que la moitié. Et en melaissant même une petite sommepour que je ne sois pas dans lebesoin.

Mais à l’époque, je ne voyais pasles choses ainsi. J’étais en colèrecontre les avocats et les banques,contre les architectes, contre lescompagnies aériennes, contre leCiel… Par dépit, en quittant lamaison, je n’avais rien vouluemporter, pas même mes livres. Jesuis allé vivre chez mes grands-parents maternels. Je ne sais pluspendant combien de temps j’ai

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pleuré mes parents, ma maison,mes rêves d’avenir. Je devais êtreinsupportable, et il a fallu toute lapatience, tout le stoïcisme et toutl’amour des deux “vieux” pour queje recommence à vivre.

De tout cela, je n’ai jamais vouluparler. Et pas une fois je n’aicherché à visiter “notre” maison,ni même à passer devant elle. Quede fois j’ai fait des détours justepour éviter de l’apercevoir. Avantque j’accepte d’y revenir, il a falluque Sémi et Naïm me bousculent, ila fallu la guerre et l’exil, il a falluaussi que s’écoule un tiers desiècle, et que l’adolescent rageur

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qui bouillonnait en moi soitlentement dompté par la vie.

Je suis donc revenu aujourd’huivers la maison perdue, enpèlerinage forcé. Quand je l’ai vuede l’extérieur, ma gorge s’estnouée. Sans rien dire, je l’aidésignée de la main. “Celle-ci ?”J’ai hoché la tête. “C’est de ça quetu avais honte ?” m’a dit Naïm.“C’est ça la maison que tu nouscachais…” Je me suis mis àsangloter comme un enfant. Ducoup, c’étaient mes amis quiavaient honte. Ils se sont excusésde m’avoir bousculé. Alors je leurai tout raconté, ou presque : ma vie

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antérieure, l’accident d’avion, labanque, et mon départ de lamaison, qui aura été mon premierexil…

“On ne savait pas”, m’a ditSémi.

Elle a passé la main dans mescheveux. Puis elle s’est penchéevers moi, pour m’embrasser sur lefront. Nous n’étions pas encoredescendus de la voiture. J’étaisassis à côté d’elle, sur le siège dupassager. Naïm était à l’arrière. Ilm’a dit :

“Et tu as pu garder ça dans tonventre pendant toutes cesannées ?”

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J’ai répondu, laconique :“J’ai pu.”Et, sans raison, je me suis mis à

rire. Mes amis de même. Nous enavions tous les trois besoin. Nousnous trouvions à la lisière dusentimentalisme et nous n’avionsaucune envie d’y sombrer. Le rireavait l’avantage de nous mouillerles yeux sans que nous ayonsbesoin de faire le tri entre larmesde tristesse, de joie, de nostalgie,d’empathie ; ou tout simplementd’amitié.

Se sont écoulées alors plusieursminutes tumultueuses, avant que jene dise, en manière de conclusion :

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“Jusqu’ici, les seuls quiconnaissaient mon histoire étaientmes grands-parents, ma vieillegouvernante, mon avocat, lebanquier, et ils sont tous morts.Jamais je ne l’avais racontée avantce jour. C’était la toute premièrefois, et ce sera la dernière.”

“La dernière, je n’en suis pas sisûre”, a dit Sémi, avec une douceurimplacable. “Maintenant que lebarrage s’est effondré, tu nepourras plus empêcher l’eau des’écouler.”

En entendant ces mots, cetteimage, je me suis remis bêtement àpleurer. Mon amie ne savait plus

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comment s’excuser, comment meconsoler. Elle a pris ma tête contresa poitrine, en recommençant àpasser les doigts dans mes cheveux,et sur ma nuque.

“Si je savais que c’était ça larécompense, j’aurais trouvé unprétexte pour pleurer, moi aussi”,a bougonné Naïm, comme à lui-même.

Et à nouveau nous sommespassés des larmes aux rires. Puisj’ai repris :

“Je ne vais pas vous raconterdes histoires de paradis perdu,mais c’est exactement ce sentimentque je garde. Un paradis dont

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j’aurais été chassé, commel’ancêtre, mon homonyme. Maispas à cause d’une faute, à caused’un accident.

“Mes parents faisaient plaisir àvoir. Ils étaient heureux de vivre, etils m’aimaient intelligemment, sij’ose dire. Mon père me parlait depeinture et d’architecture, ma mèrede tissus, de fleurs et de musique ;elle achetait souvent des trente-trois tours, et elle m’appelait pourque je vienne les écouter avecelle.”

“Et tu étais leur fils unique”, aobservé Sémi, qui avait sans doutesouffert d’avoir grandi entre deux

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frères adulés.“Le fait de n’avoir ni frère ni

sœur, je ne l’ai pas vécu comme unprivilège. Je n’avais pas departenaire de jeu, et ça memanquait. Je jouais seul. Jusqu’àdouze ans, j’alignais encore messoldats de plomb. Je ne les aiabandonnés que lorsque j’ai quittéla maison.”

“Ça, Adam, à ta place, je ne lerépéterais pas à voix haute”, ditNaïm.

“Pourquoi ?” intervient Sémi.“Il y a des mecs qui jouent leur vieentière aux soldats de plomb.”

Je ne suis pas sûr qu’elle

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cherchait à me défendre. J’auraisprobablement mieux fait de metaire.

“Et à la puberté, tu t’es achetéun régiment en kilt…”

Cette attaque sauvage de Naïmm’a valu, de la part de Sémi, descaresses renouvelées.

Tout au long de cet échange,nous étions restés en voiture devantla grille fermée de mon anciennemaison. Laquelle semblaitinhabitée, peut-être mêmeabandonnée et délabrée. Les raresvolets que l’on pouvait apercevoirde l’extérieur, ceux du premierétage du bâtiment le plus neuf,

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étaient barricadés, et en piteusepeinture.

“Vous voulez qu’on essaied’entrer ?”

C’est Sémi qui l’a suggéré.“Non !”J’ai hurlé si fort qu’elle s’est

sentie obligée de s’excuser. C’estalors moi qui me suis excuséauprès d’elle d’avoir hurlé. Je luiai pris la main pour la porter à meslèvres. Elle a souri, puis elle aajouté, à voix très basse.

“Tu ne sais pas à qui elleappartient, je suppose ?”

“Non. Pas la moindre idée. Je

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n’ai jamais voulu savoir.”J’avais répondu machinalement.

Une tout autre idée venait detraverser mon esprit.

“Est-ce que tu pourrais avancerla voiture ? Par là, au-delà de lamaison. Encore une vingtaine demètres. Gare-toi sous cet arbre ! Sima mémoire ne me trahit pas, il yavait un chemin par ici.”

Il y était encore, comme dansmon souvenir. Un chemin tapisséde pierres plates irrégulières,comme une version artisanale desanciennes voies romaines.

Dès que je l’ai vu, je suis sortide la voiture, en faisant signe à

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mes deux amis de me suivre.

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Le chemin descendait en pente raide.Par temps de pluie, il serait devenuglissant, mais ce jour-là il faisait chaudet sec.

Les trois amis se retrouvèrent entredeux collines, comme au fond d’unepetite vallée. La végétation était dense.On ne voyait plus aucune routecarrossable, ni aucune maison, ni mêmedes champs cultivés. Rien que desarbres touffus et de la broussaille ; etcette voie dallée sur laquelle les roncesempiétaient des deux côtés, sans pourautant la boucher.

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Ils marchèrent en file indienne, Adamen tête, qui écartait parfois une brancheou enjambait une langue d’épines. Detemps à autre, il se retournait pourvérifier que ses amis étaient encore là.Ils avançaient toujours, Sémiramis surses talons et Naïm derrière elle ; mais illeur lançait quand même : “Suivez-moi !”

A un moment, il s’arrêta, promena sonregard autour de lui, avant de décréteravec assurance :

“On approche !”“Encore heureux !” haleta Naïm, en

s’épongeant le front et la nuque, alorsqu’il marchait depuis cinq minutes àpeine.

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Mais il est vrai que le chemin, quiétait au début en pente descendante,remontait à présent très abruptement. Aubout de quelques dizaines de mètres,Adam, à son tour essoufflé, s’arrêta et seretourna vers ses compagnons pour leurdire :

“C’est ici ! Voyez !”Sa voix était feutrée, presque un

chuchotement, sans doute par respectpour la tranquillité des lieux autant quepour ses propres souvenirs.

Sémiramis et Naïm regardèrent autourd’eux. Il n’y avait pas grand-chose àvoir. Juste un mur percé d’une vieilleporte en bois.

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Mais Adam ne les aurait pas amenésjusque-là s’il n’avait eu une histoire àleur raconter en cet endroit même.

Il l’entama par un préambule.“Ce qui m’a frappé, la première fois

que je suis venu ici, c’est justement lefait que le chemin s’interrompe. Ons’imagine qu’on va descendre jusqu’aufond de la vallée, et soudain on remonte,pour se retrouver au pied d’un mur. Unmur dont les pierres sont identiques àcelles du chemin, et agencées de lamême manière. Sauf que les unes sonthorizontales, les autres verticales.”

“Et qu’est-ce qu’il y a derrière ?” luidemanda Sémiramis.

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“C’est la question que je m’étaisposée, enfant. Mais le mur était si haut,et moi si bas sur pattes, qu’il m’étaitimpossible de voir ce qu’il y avait au-delà.

“J’imaginais toutes sortes de choses,de la Belle au bois dormant jusqu’àBarbe-Bleue, en passant par le docteurMoreau. Et un jour, j’ai eu envie de jeterun coup d’œil.

“Il me fallait une échelle ; ou, mieux,un escabeau pliant. Nous en avionsplusieurs à la maison. J’en ai sorti un, encatimini. C’était toute une expéditionpour le porter jusqu’ici.”

“Vous ne voulez pas vous asseoir ?”suggéra Naïm en s’adossant à un arbre.

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“J’ai l’impression que ça va être long.”Il s’épongeait encore.

Il y avait, à quelques pas d’eux, untronc abattu, sur lequel ils s’installèrenttous les trois, leurs visages à l’ombre.Adam reprit aussitôt son histoire, enindiquant à ses amis un endroit précis aupied du mur.

“J’avais posé mon escabeauexactement là, j’avais vérifié qu’il étaitstable, j’étais monté dessus. Ça suffisaità peine. Le mur m’arrivait encorejusqu’au menton. J’ai dû me hisser sur lapointe des pieds pour voir ce qu’il yavait derrière.

“Ce que j’ai aperçu en premier, c’estune tête enveloppée dans une serviette

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rose. Puis j’ai vu le profil d’une femmedans sa robe de bain, également rose.Elle était assise sur le rebord de safenêtre, le dos à moitié tourné versl’extérieur, et donc vers moi. Elleregardait à la lumière du jour un papierqu’elle tenait dans les mains,apparemment une lettre. Un temps s’estécoulé. Elle était immobile, j’étaisimmobile, retenant mon souffle. Puis ellea posé sa lettre, elle a défait sa serviette,elle a secoué la tête pour ébrouer sachevelure au vent. Elle était blondecomme au cinéma.

“A un moment, elle a fait le gested’ôter sa robe de bain, mais alors,comme par réflexe, elle a regardé à

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l’extérieur, et vers le haut. Et elle m’avu. Nos regards se sont croisés, et ils sesont vissés l’un à l’autre. Vousconnaissez sûrement l’histoire de cesoiseaux qui sont sur une branche, et quisont fixés par un serpent qui se trouve aupied de l’arbre ? Il leur suffirait des’envoler pour lui échapper, mais leursmembres ne leur obéissent plus, et ilstombent droit dans la gueule duprédateur.”

Ce matin-là, j’étais exactementcomme ces oiseaux, relatera Adamdans son carnet, en des termes qui nes’écartaient pas beaucoup de ceuxque ses amis avaient entendus de sabouche. Figé sur place, hypnotisé,

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incapable de bouger le regard oules muscles. Et la “prédatrice” estvenue me cueillir. En un éclair, elleavait ouvert cette porte, elle étaitsortie. Dans sa robe de bain rose,ses cheveux mouillés, sa serviette àprésent sur les épaules.

Elle m’a ordonné de descendrede là, tout de suite. Je lui ai obéi.Je n’avais pas peur comme si jepouvais être jeté dans l’oublietted’un donjon, j’avais juste honte,mais c’est aussi une forme de peur.

Elle m’a fait entrer par la porteen m’indiquant du doigtl’escabeau, pour que je l’apporteavec moi. Je l’ai rabattu, je l’ai

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pris sous le bras. Elle m’a suivi, etelle a refermé derrière elle la portedu jardin avec un loquet.

Et je suis resté bêtement deboutdevant elle, on aurait dit un soldatau garde-à-vous, avec monescabeau sous le bras comme unecarabine grossière, pendant que ladame m’inspectait. Elle prenait sontemps, sans doute parce qu’elle nesavait que faire de moi. Moi jeregardais par terre. Elle avait lespieds nus glissés dans despantoufles également roses, dumême tissu que sa robe de bain,ouvertes à l’avant.

Quand elle finit de me toiser,

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elle me demande : “Tu es fier de ceque tu viens de faire ?” Je fais“non” de la tête. “Tu voudrais quej’en parle à tes parents ?” Je fais“non”. “Tu as l’intention derevenir chez moi tous les matins ?”Je fais encore “non”, sansdesserrer les lèvres, et mon regardcourt toujours au ras du sol, entrele gazon et les pantoufles roses,dont l’ouverture révèle des onglesvernis de la même couleur. “Tu asla langue coupée ?” Je refais“non” de la tête. “Et pourquoi tun’ouvres pas la bouche ?” Et là, jeprends mon courage à deux mainset je lui sors : “Par politesse !”Elle éclate de rire, et elle répète

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mes mots à voix haute sur un ton demoquerie, comme pour prendre àtémoin un public fantomatique.Puis elle me demande : “C’est parpolitesse aussi que tu regardesconstamment par terre, jesuppose ?” Je fais “oui” de la tête,avec empressement, comme si nousnous étions enfin compris. “Tu asraison de baisser la tête enprésence d’une dame. C’est unsigne de bonne éducation.” Jecommence à être rassuré quandelle ajoute : “Et c’est également unsigne de très bonne éducationqu’un jeune homme monte sur unescabeau pour espionner les dames

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par-dessus le mur, n’est-ce pas ?”Là, je ne me hasarde même plus

à répondre. Je lève seulement lesyeux vers elle, comme pourrecevoir la sentence d’un juge. Ladame sourit, je souris. Elle fronceles sourcils, sans arrêter desourire, et elle me demande : “Si cen’est pas par politesse que tum’espionnes, c’est pour quelleraison ?” Ayant retrouvé, grâce àson sourire, un peu d’assurance, jelui réponds : “Par curiosité.” Cequi était, bien entendu, la simplevérité.

Elle se tait, sans me quitter duregard, et en me toisant de la tête

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aux pieds, comme pour déciderquelle peine m’infliger. “Jepourrais, si je le voulais, retenirl’escabeau ici, et demander à tesparents de venir le récupérer eux-mêmes.” Elle attend quelquessecondes avant de me rassurer. “Jene le ferai pas. Je suis sûre que tuvas t’excuser, et que tu vaspromettre de ne plus jamaism’espionner.”

Je me suis empressé de le luipromettre. Mais elle ne m’écoutaitque d’une oreille, elle cherchaitencore la sanction adéquate. “Pourte faire pardonner”, me dit-elleenfin, “tu vas poser

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momentanément ton escabeau ici,contre le mur, et tu vas aller là-bas, à la cuisine. Tu trouveras unedame âgée qui porte un tablierbleu. On l’appelle Oum Maher. Tului dis que je voudrais mon café dumatin. En haussant la voix, parcequ’elle entend très mal. Elle fait lemeilleur café turc du pays, maiselle a du mal à marcher. Toi qui asde si bonnes jambes, tu pourraisl’aider…”

La maison était tout en longueur.De la cuisine jusqu’à l’endroit oùnous nous trouvions, il y avaitfacilement trente mètres. La dameme demande d’attendre à la cuisine

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que le café soit préparé, puis de lelui apporter sur un plateau sans lerenverser. “Tu en prendrais, toiaussi ? Quel âge as-tu ?” “Dix anset demi !” “Et demi ?”, elle me fait,en fronçant les sourcils, comme sicette moitié d’année faisait unedifférence capitale. “Dans ce cas,tu es grand, tu peux en prendre. Tul’aimes avec du sucre ?” Je hochela tête. “Alors, pour ta punition, tule prendras comme moi, amer.” Jehoche encore la tête. “Je constateque tu as de nouveau avalé talangue. Tu n’arrives même plus àdire oui ou non.”

Avec elle, j’avais simultanément

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l’impression d’avoir quatre ans etd’être un adulte. Je réussisfinalement à émettre un timide“Oui !” Aussitôt, elle rectifie :“Oui, Hanum ! Tu m’appellerasHanum !” Jusque-là, je n’avaisjamais eu l’occasion d’entendrecette appellation désuète ; àl’époque ottomane, c’était, paraît-il, la manière polie de s’adresser àune dame, mais de mon temps, etdéjà du temps de mes parents, pluspersonne ne l’employait, à maconnaissance, à l’exception dequelques hommes très âgés et trèscompassés.

Notre voisine me demande

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ensuite comment je m’appelle.“Adam.” Je prononce mon prénomcomme je le faisais en ce temps-là,avant mon départ pour la France,en insistant sur le “A” du début, eten m’attardant sur le “m” final.Elle le répète après moi, comme sielle voulait s’entraîner à le dire :“Adamm. C’est comme ça que jet’appellerai, Adamm, juste Adamm,parce que tu es jeune. Mais toi, tum’appelleras poliment Hanum,comme si je n’avais pas de prénom,parce que j’ai l’âge de ta mère.”

Je réponds : “Oui, Hanum”, leplus poliment et le plus docilementdu monde, puis je me rends aux

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cuisines, où la dénommée OumMaher m’examine de la tête auxpieds, d’un œil torve, comme sij’étais un voleur de figues. Quandje lui annonce à tue-tête que laHanum voudrait deux cafés turcssans sucre, elle me hurle en pleinvisage qu’elle n’est pas sourde.Puis, comme pour me punir à sontour, elle me fait porter un énormeplateau, avec deux verres d’eaufraîche remplis à ras bord, lestasses de café déjà servies, uneassiette de thym à l’huile, une autrede fromage de chèvre, et unecorbeille de pain villageois. Si leplateau n’était pas trop lourd, ilétait tellement large qu’en le

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portant des deux mains devant moije ne pouvais plus voir où jemettais les pieds. Il a fallu quej’avance avec une infinie lenteurpour ne pas trébucher.

Mais ensuite, comme toutetransgression mérite à la fois sonchâtiment et sa récompense, mageôlière me demande d’entrer. Elleétait dans son salon, déjà habillée,maquillée, les cheveux retenus parun serre-tête argenté comme par undiadème. Elle m’indique du doigt latable où poser le plateau, puis lesiège où m’asseoir. Je ne me suispas senti tout de suite à mon aise,mais il était clair que j’avais

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changé de statut. Je n’étais plus legamin braconnier en instanced’être puni, j’étais presque uninvité.

Après avoir pris sa tasse, elle medésigne la mienne. Je trempe leslèvres dans le café amer, enm’efforçant de ne pas grimacer.Elle observe mes gestes, mesmimiques, les sourcils de nouveaufroncés, ce qui me rend maladroit.Je dois faire un effort pour ne pasrenverser ma tasse.

Puis elle me demande : “Et quefait Adam lorsqu’il n’est pas entrain d’escalader les murs ?”

Je lui réponds : “Je lis.”

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On parle souvent del’enchantement des livres. On nedit pas assez qu’il est double. Il y al’enchantement de les lire, et il y acelui d’en parler. Tout le charmed’un Borges, c’est qu’on lit leshistoires contées tout en rêvantd’autres livres encore, inventés,rêvés, fantasmagoriques. Et l’on a,l’espace de quelques pages, lesdeux enchantements à la fois.

Souvent, dans ma vie, j’ai puéprouver cette vertu des livres.Mais c’est ce jour-là que je l’ai

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découverte. Tu es avec uneétrangère, elle te demande ce quetu es en train de lire, ou bien c’esttoi qui le lui demandes, et si vousappartenez l’un et l’autre àl’univers de ceux qui lisent, vousêtes déjà sur le point d’entrer, lamain dans la main, dans un paradispartagé. Un livre appelant l’autre,vous connaîtrez ensemble desexploits, des émotions, des mythes,des idées, des styles, desespérances.

En réponse à mon “Je lis !”, ladame qui me retenait chez elle nem’a pas vaguement demandé ce queje lisais d’ordinaire, question sans

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conséquence, mais dans quel livrej’étais plongé ce jour-là. Ils’agissait, je m’en souviens, d’unroman d’aventures intitulé “LePrisonnier de Zenda”. Pour sapart, elle lisait le livre d’unarchéologue allemand nomméSchliemann, celui qui a découvertle site de la ville de Troie. Nousn’avions pas tout à fait les mêmeslectures, mais elle a pris le tempsde m’interroger sur mon livre, ellem’a longuement parlé du sien, etnous avons découvert entre cesœuvres certaines similitudes. Puiselle m’a suggéré que nous fassionsun échange quand nous aurionsfini.

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Dorénavant, chaque fois que jechoisissais un livre, je pensaisd’abord à elle. Sa passion, c’étaitl’histoire, l’archéologie et lesbiographies. Moi, je lisais surtoutdes bandes dessinées et des romansd’espionnage, je les consommaissans retenue comme je buvais mesboissons gazeuses. Grâce à laHanum, qui n’aurait pas appréciéque j’arrive chez elle avec letrentième épisode des aventures detel ou tel agent secret, j’avais dûcommencer à élargir mes centresd’intérêt. Je voulais l’épater, outout au moins mériter son estime.Pour cela, il fallait que je lui fasse

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découvrir des livres qu’elle neconnaissait pas. Je ne sais pas si jelui ai appris grand-chose ; enrevanche, j’ai énormément apprisgrâce à elle. Sur l’Egypte ancienne,sur la Grèce, sur Byzance, etsurtout sur la Mésopotamie.

Cet été-là, et le suivant, etencore celui d’après, je me suistrès souvent rendu chez elle,quelquefois trois ou quatre joursd’affilée. Nous parlions beaucoup,de choses et d’autres, mais il nousarrivait aussi de nous asseoirchacun dans son coin pour lire noslivres en silence.

Je n’ai pas été surpris

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lorsqu’elle m’a dit un jour qu’elleavait été l’épouse d’unarchéologue. Elle était irakienne,ce que j’avais deviné à son accent,et son mari avait travaillé aumusée de Bagdad. Quand lamonarchie a été renversée lequatorze juillet cinquante-huit, ilsétaient en vacances à l’étranger, cequi leur a peut-être sauvé la vie.Elle était la nièce d’un Premierministre de l’ancien régime, et ilsétaient souvent reçus au Palaisroyal. Plusieurs de leurs prochesavaient été massacrés dans lesjours qui ont suivi le coup d’Etat. Ilaurait été imprudent pour eux, etmême suicidaire, de retourner en

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Irak. Alors ils avaient construitcette maison ; mais son mari estmort peu de temps après. J’ai crucomprendre qu’il était beaucoupplus âgé qu’elle.

Un jour, elle m’a montré sacollection de monnaies anciennes,en m’expliquant l’origine despièces. Sur certaines on voyait destêtes d’empereurs romains, surd’autres des devises ottomanes,“Sultan des deux terres etSouverain des deux mers”. J’étaisimpressionné, et je m’étais promisque plus tard, j’aurais moi aussiune collection de monnaiesanciennes. Bien entendu, je ne l’ai

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pas fait. Je n’ai pas untempérament de collectionneur, ilfaut bien plus de persévérance queje n’en possède. En revanche, jesuis sûr que c’est grâce à la Hanumque j’ai commencé à m’intéresser àl’histoire.

Jusque-là, sous l’influence demes parents, je voulais êtrearchitecte. Nous n’en parlions pas,j’étais trop jeune, mais pour moi lachose allait de soi. L’accidentd’avion, la fermeture du bureau etla perte de notre maison m’ontdétourné de cette voie tracéed’avance. J’ai voulu partir dansune tout autre direction, et ce fut

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l’histoire. En un sens, ma rencontrefortuite avec notre voisine blonde aété à l’origine de la carrière quej’ai choisie.

Mais j’en reviens à la collectionde monnaies, parce qu’elle a été lacause d’un incident que jen’oublierai pas. J’étais si fascinépar ce que la Hanum m’avaitmontré que je ne pouvais plusm’empêcher de regarder par terreen marchant, comme s’il suffisaitd’être vigilant pour trouver sur lesol des pièces anciennes. La chosen’était pas aussi absurde qu’il yparaît, vu que le village possèdedes vestiges romains et byzantins,

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qu’on y a trouvé des statuesenfouies, des chapiteaux sculptés,et sans doute aussi des monnaies.

Et un jour, j’ai effectivementremarqué, entre deux pierres, cequi m’a semblé être une pièceantique. L’ayant ramassée, je lafrotte un peu, faisant apparaître lescontours d’une tête, ainsi que deslettres partiellement effacées. Jecours chez la dame, dévalant lechemin à toute vitesse comme s’il yavait urgence. Il devait être troisou quatre heures de l’après-midi.Je savais bien que la plupart desgens faisaient la sieste, surtout enplein été ; mais dans mon

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enthousiasme, je n’y avais passongé un seul instant.

Je me glisse par la porteextérieure, qui n’était pas fermée ;je traverse le jardin, puis le salon.Personne. Je débouche sur unegrande véranda où nous nousmettions quelquefois, elle et moi,nos livres dans les mains, et quidonnait sur la vallée. Personne.

Au bout de la véranda, il y avaitune porte-fenêtre. Je m’y précipite,et je tombe nez à nez avec laHanum. Dévêtue, toute blanche,quasiment nue. C’était sa chambre,mais je ne le savais pas, je n’y étaisjamais allé. Manifestement, elle

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venait de terminer sa sieste, elleavait pris sa douche, ellecommençait à se rhabiller.

Quand elle me voit débouler, ellepousse un cri de surprise, se couvrela poitrine avec les bras, et fait unpas en arrière. Moi, plus surprisqu’elle, et même terrorisé, jebalbutie quelque chose, je tourneviolemment sur moi-même pour meremettre à courir, je trébuche, et jem’étale par terre.

Je suis tellement embarrassé,tellement désemparé, que je nebouge plus. Je fais le mort. Elle sepenche au-dessus de moi, je neréagis pas. Elle prononce mon nom,

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je ne réponds pas. Elle me tapoteles joues en répétant, inquiète :“Adam ! Adam !” Je desserrelentement les paupières comme sije me réveillais d’un long sommeilet que je ne savais plus où j’étais.Alors elle me dit : “Referme lesyeux, je ne suis pas encorehabillée !” Je m’exécute, mais ellem’avait déjà elle-même couvert lesyeux avec sa main. “Tu me donnesta parole d’homme que tu lesgardes fermés pendant troisminutes ?” Je dis : “Oui”. Elles’éclipse, puis elle revient, vêtued’une robe de chambre. “Ça y est,tu peux les ouvrir.” Ce que je fais.Puis je me redresse. “Tu as mal

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quelque part ?” Je fais “non” de latête. “Tant mieux ! Je suisrassurée. Va m’attendre au salon !Je m’habille et je te rejoins.”

Pendant que je l’attends, et queje prépare mes paroles d’excuses,je me rends compte que je n’ai plusdans la main la pièce qui m’avaitfait courir. J’avais dû la fairetomber sur la véranda. Quand ladame me rejoint au salon, habillée,maquillée, parfumée, je luidemande la permission d’allerchercher la pièce perdue. Je ne laretrouve pas. Est-ce qu’elle étaitpassée par-dessus la balustrade ?Est-ce qu’elle avait roulé jusqu’à

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la gouttière ? Je ne pouvais pas lesavoir. Je la tenais à la main, et entrébuchant je l’avais lâchée. Sur lemoment, j’en étais dévasté. Parceque j’étais fier de ma découverte,mais aussi et surtout parce quec’était la “pièce à conviction” quiexcusait mon comportementgrossier.

Cela dit, la Hanum ne m’en a pasvoulu, et elle n’a plus jamaismentionné l’incident. Il me semblemême que ma gaffe, en introduisantdans notre relation un épisodesecret que personne d’autre aumonde ne devait connaître, a tisséentre elle et moi des liens intimes.

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Il arrive que les adolescentsaient des expériences initiatiquestorrides. La mienne ne l’a pas été.Mais elle m’a marqué par sadouceur même, par sa subtilité.Quand j’y repense quelquefois, lemot qui me vient à l’esprit, c’est laclémence. Je commettais mesbêtises de gamin, et il y avait tout àcôté une belle étrangère quirépondait à ma turbulence par dela bienveillance, et qui m’apprenaitpatiemment, subtilement,tendrement, à devenir un homme.

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4

“Tu sais ce qu’est devenue cettedame ?” demanda Sémiramis quandAdam eut fini de raconter l’histoire de lapièce perdue.

Il lui répondit qu’il n’en avait pas lamoindre idée. Il l’avait vue pour ladernière fois en août soixante-six, lelendemain du jour où ses parents étaientmorts.

“Quand la nouvelle de l’accident s’estrépandue, tout le voisinage s’estretrouvé chez nous. La Hanum était là,parmi les femmes en noir, et elle m’aserré dans ses bras, comme tant d’autres,

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pour me consoler. Juste après, j’ai quittéle village, je n’y ai plus remis lespieds.”

“Tu crois qu’elle pourrait être encorelà ?” s’enquit Naïm.

“Non, sûrement pas !” répondit Adamsans expliquer comment il pouvait enêtre si sûr après ce qu’il venait de dire.

“Si tu me fais la courte échelle, jemonte regarder par-dessus le mur”proposa Sémiramis.

“Non. Et je ne vais pas non plusapporter un escabeau comme l’autrefois. Venez, ça suffit, je vous ai tout dit,on s’en va !”

S’il avait été seul, Adam aurait

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sûrement frappé à la porte. Et s’iln’avait pas raconté la dernière histoire,i l aurait encore pu le faire, même encompagnie de ses amis. Mais après leuravoir révélé qu’il était tombé nez à nezavec la dame dévêtue, il ne s’estimaitplus le droit de l’offrir à leurs regards,il aurait eu le sentiment de trahir sabonté, et de n’être plus digne de saconfiance.

Il murmura donc, comme à lui-même :“Dieu bénisse tes jours, Hanum, dans tajeunesse comme dans ta vieillesse, dansta vie et au-delà !”

Avant de redire à voix haute à sesamis :

“Venez, ça suffit, on s’en va !”

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Mais le hasard des portes et des

routes en avait décidé autrement.Pendant que les trois amis

s’éloignaient, un bruit se fit entendredans leur dos. Se retournant la première,Sémiramis vit la porte s’ouvrir et unedame sortir, sur la tête un large chapeaude paille orné d’un ruban rose.

Elle ! Ce ne pouvait être qu’elle, et ilne servait plus à rien de peser le pour etle contre. Adam revint sur ses pas,comme s’il avait été sommé de le fairepar une volonté supérieure.

“Hanum ?” prononça-t-il avec untremblement d’émotion autant que de

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politesse.“Je vous connais ?”“Je m’appelle Adam. J’habitais…”“Mon enfant !”Honteuse, elle se couvrit la bouche.

Adam lui saisit la main et la porta à seslèvres, avant de la relâcher en disant :

“J’étais effectivement un enfant quandvous m’avez vu pour la dernière fois,Hanum. Mes parents venaient demourir.”

“Oui, je me souviens, mon pauvreenfant !” dit-elle, cette fois sans retenue.

“Puis la maison a été prise par lesdébiteurs, et je ne suis plus jamaisrevenu ici.”

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“Oui, je sais”, dit-elle, comme si elleavait guetté tout ce temps son retour.“Comme tu as grandi !”

“J’ai maintenant quarante-sept ans !”“Je ne t’ai pas demandé ton âge de

peur que tu ne me demandes le mien.”Elle rit, et son rire était jeune.

Sémiramis et Naïm qui, jusque-là,assistaient très discrètement auxretrouvailles, s’associèrent bruyammentaux rires. Adam en profita pour lesprésenter.

“Sémiramis”, répéta mélodieusementla Hanum. “Pour moi, c’est le plus beauprénom, et vous le portez bien.”

L’intéressée rougit.

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“Vos prénoms aussi sont très beaux,messieurs. ‘Naïm’, c’est l’autre nom duParadis, et ‘Adam’ a été choisi par leCréateur lui-même. Mais permettez-moid’avoir un faible pour Sémiramis. Vousaurez deviné à mon accent que je viensde Mésopotamie.”

Un sourire triste se dessina sur seslèvres à l’énoncé du toponyme antique.

“Mon mari disait que c’était pour luila plus belle mélodie de la terrelorsqu’il entendait Mésopotamie,Euphrate, Sumer, Akkad, Assur, Babel,Gilgamesh, Sémiramis. Il étaitarchéologue.”

“Oui”, dit Naïm, “Adam nous l’aappris.”

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“Et qu’est-ce qu’il vous a apprisd’autre à mon sujet ?”

Ils n’étaient pas peu embarrassés, lestrois amis. Mais il y avait des voies desortie élégantes. Ce fut Sémiramis quiles trouva la première.

“Il nous a parlé des livres que vouslui avez fait lire.”

“Il m’impressionnait, dans sonenfance. Tous les deux jours, il revenaitme voir avec un gros livre déjà lu.”

“La vérité, Hanum, c’est que je lisaisvite pour revenir vous voir”, grommelal’ancien enfant.

“Mais venez ! Entrez ! Je devraisavoir honte de bavarder ainsi devant ma

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porte sans vous avoir déjà invités àl’intérieur.”

“Il m’a semblé que vous sortiez,Hanum”, objecta faiblement Adam.

“Je m’apprêtais à faire ma promenadequotidienne, je la ferai plus tard. Cen’est pas souvent que je reçois desvisiteurs de marque.”

Tout en parlant, elle était revenuevers la porte, qu’elle tenait à présentouverte pour que les trois amis puissententrer.

Adam la contemplait, encoreincrédule, comme s’il avait été réadmis,par un miracle, au paradis d’avant lachute.

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Qu’elle avait su demeurer gracieuse !Le rose, sa couleur fétiche, était encorelà, en un rappel subtil, dans le ruban deson chapeau et aussi sur le liseré de sarobe.

Quel âge pouvait-elle avoir ? Adamavait un point de référence, puisque ladame était de la génération de sesparents. S’ils étaient encore en vie, sonpère aurait eu soixante-seize ans, et samère soixante-douze. La Hanum devaitêtre proche de ces âges-là.

La propriété était, étrangement, plus

belle à présent que dans ses souvenirsd’enfance. Si la bâtisse n’avait pas

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changé, toujours ce long mur de pierrebrune qui allait de la porte de la cuisineà celle du séjour, le jardin était mieuxtenu, l’herbe était tondue, et les parterresde fleurs semblaient dessinés àl’équerre. Il n’allait pas tarder àcomprendre la raison de cetteamélioration. L’irascible Oum Maheravait été avantageusement remplacée parune compatriote de la propriétaire, unejoviale réfugiée venue des environs deMossoul.

C’est elle qui apportera le café ausalon, accompagné de gâteries diverses.Puis qui reviendra, quelques minutesplus tard, avec, pour les visiteurs, troisgrands verres de sirop de mûre, et pour

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sa maîtresse un simple verre d’eauaccompagné, dans une petite assiette, detrois pilules colorées.

“Plus tard !” murmura la Hanum,gênée de devoir se livrer, devant sesinvités, à ce rituel de femme âgée.

“Non, pas plus tard, c’est l’heure !”dit fermement l’autre, sans bouger d’unpouce, et en conservant le même sourirelarge.

La dame n’eut d’autre choix qued’avaler ses médicaments, avecquelques gorgées d’eau. Avantd’expliquer :

“Sabah s’occupe de mon jardincomme s’il était le sien, et de moicomme si j’étais un vieux rosier malade.

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Ce que je suis…”Quand son employée se fut éloignée,

elle ajouta :“Dans nos pays, on fait des

révolutions au nom du peuple, et lepeuple se retrouve chassé de chez lui,jeté sur les routes. Je parle de Sabahcomme j’aurais pu parler de moi-même.Depuis notre vaillante révolution, je n’aiplus remis les pieds dans mon paysnatal.”

Adam regarda autour de lui, avant deconstater :

“Dans ce salon, Hanum, nous sommestous des exilés. Moi je me suis retrouvéen France, Naïm au Brésil, et Sémiramis

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a dû quitter l’Egypte avec ses parentsquand elle avait un an à peine.”

“A cause de la révolution ?” s’enquitla Hanum.

L’intéressée confirma, sans expliquerles circonstances de cette fuite précoce.

“Que les révolutions sontcalamiteuses !” soupira la maîtresse demaison, accompagnant ces paroles dugeste de la main dont elle aurait chassédes mouches.

“Dans notre région, en tout cas, ellesl’ont été”, suggéra Adam, qui n’avait pasenvie de la contredire, mais qui, en saqualité d’historien, ne pouvait souscrireà de telles généralisations.

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Mais la dame ne voulait pas de cecompromis.

“Pas seulement dans notre région,Adam ! Regarde la Russie ! Avant lesbolcheviks, elle était en pleinefloraison ! En quelques décennies, il yavait eu Tchekhov, Dostoïevski, Tolstoï,Tourgueniev… Puis la révolution esttombée sur le pays comme uneinterminable nuit d’hiver, et lesbourgeons sont morts.”

“Mais si les gens se sont révoltés,Hanum, c’est qu’il y avait des raisons.Vous oubliez que Dostoïevski a faitpartie d’un mouvement révolutionnaire,qu’il a failli être exécuté, et qu’il apassé des années dans un bagne de

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Sibérie.”“Tu as lu le récit qu’il a écrit à son

retour ?”A sa honte, Adam ne l’avait pas lu. Il

s’en tira par une boutade.“Si vous me l’aviez donné à lire,

Hanum, je l’aurais lu.”“A l’époque, moi non plus je ne

l’avais pas lu. De ce fait, j’avais unehaute idée de la révolution russe, que jecomparais avantageusement à celles denos pays. Je me disais que les dirigeantssoviétiques avaient su bâtir une grandepuissance respectée par toute la planète,et qu’ils étaient sortis victorieux de laguerre mondiale, alors que nosdirigeants arabes n’avaient fait

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qu’accumuler les défaites et les échecs.Sur nos révolutionnaires, nos soi-disant‘progressistes’, je n’ai pas changéd’avis, mais sur les autres, si. Un jour,j’ai lu le livre qu’a écrit Soljenitsyneaprès son internement en Sibérie, Unejournée d’Ivan Denissovitch, et je mesuis rappelé que j’avais dans mabibliothèque le livre de Dostoïevski sursa propre expérience du bagne,Souvenirs de la maison des morts.Alors, tardivement, je l’ai lu. Et je vousconseille sincèrement, à toi et à tes amis,de faire la même expérience. Lisez-les,comme moi, dans l’ordre inverse.D’abord le récit du vingtième siècle,puis celui du dix-neuvième. Entre les

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deux, il y a exactement cent ans. Vousdécouvrirez que le bagne du temps destsars, comparé à celui de l’époquestalinienne, c’était quasiment unecolonie de vacances. Et vous ne pourrezpas ne pas vous demander : c’était ça, lerégime exécrable des tsars, qu’il fallaitabattre coûte que coûte ?”

Elle fronça les sourcils tout ensouriant avec bienveillance, comme elleavait dû le faire le jour où elle avaitattrapé Adam en train de l’espionner.

“Vous êtes sûrement en train de vousdire que je suis une vieille émigréeacariâtre !”

Les trois amis protestèrent àl’unisson.

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“Peut-être bien que je le suis devenue,avec l’âge. Toute ma vie, j’ai voulu quecette région évolue, progresse, et semodernise. Mais je n’ai eu que desdésillusions. Au nom du progrès, de lajustice, de la liberté, de la nation, ou dela religion, on ne cesse de nousembarquer dans des aventures qui seterminent en naufrages. Ceux quiappellent à la révolution devraientdémontrer à l’avance que la sociétéqu’ils vont établir sera plus libre, plusjuste, et moins corrompue que celle quiexiste déjà. Vous ne croyez pas ?”

Les visiteurs hochèrent leurs têtespoliment, puis ils se consultèrent duregard pour savoir s’il était convenable

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de se retirer déjà. Adam leur fitdiscrètement signe d’attendre encore unpeu. Il ne voulait pas qu’en prenantcongé, ils donnent à leur hôtessel’impression de porter un jugement surles propos qu’elle venait de tenir.

Elle semblait à présent plongée dansune méditation soucieuse. Ce fut Naïmqui détendit l’atmosphère.

“Il y a une question que je voulaisvous poser depuis tout à l’heure,Hanum.”

Elle sourit. Parce qu’il arborait unemine rigolarde. Et aussi parce qu’ilvenait de rejoindre la cohorte de ceuxqui l’appelaient de la sorte.

“Je voulais savoir si Adam, dans sa

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jeunesse, était plutôt sage, ou plutôtchenapan.”

La dame sourit de plus belle. Etsembla faire appel à ses réminiscencesavant de répondre :

“Quand il se montrait chenapan,c’était par étourderie. Et quand il semontrait sage, c’était par timidité.”

Les trois amis saluèrent ses propospar des rires polis, avant de se lever.Pour la forme, la maîtresse de maisonleur proposa de rester déjeuner avecelle ; ils s’excusèrent en prétendantqu’ils étaient attendus ailleurs, et enpromettant qu’ils reviendraient la voir.

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Au moment d’ouvrir la porte du jardinpour les laisser sortir, la Hanum eut l’airde se rappeler quelque chose, et elle lespria d’attendre. Ils la virent s’éloigner,puis revenir, deux minutes plus tard, unmouchoir dans la main. Elle le dépliasous le regard d’Adam, que ses amisvirent soudain rougir.

“Un jour tu as fait tomber cette pièce,elle a roulé sous un lit et s’est logéedans une fente”, expliquait la dame, untremblement dans la voix. “Quand je l’airetrouvée, tu n’étais plus là pour que jete la rende. Garde-la précieusement,c’est une authentique pièce byzantine.Elle date de l’époque de Justinien.”

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Adam tendit les deux mains ouvertescomme pour recevoir une offrande. Il neparvenait plus à retenir ses larmes. Sesdeux amis détournèrent leurs regards,puis ils pressèrent le pas pour franchirla porte et s’engager devant lui sur lechemin dallé.

Le 2 mai, suiteLa pièce que la Hanum m’a

“rendue” n’est pas celle quej’avais trouvée entre les pierres,puis égarée. L’autre n’était nibyzantine ni romaine ni ottomane,tout au plus une monnaie localecorrodée par le temps. Bienentendu, je n’ai rien dit, j’ai joué lejeu, pour ne pas trahir ma

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complice, ma bienfaitrice, qui avoulu me faire cet émouvantcadeau.

Soudain il m’apparaît que lesouvenir qu’ont laissé chez elle nosrencontres n’était pas moinsintense que chez moi ; et que si ellea été pour moi un soleil radieux,j’ai peut-être été moi-même pourelle un rayon. Etrangement, je n’yavais jamais pensé. Absorbé parmes propres nostalgies, je prêterarement attention aux nostalgiesdes êtres que j’ai connus. Qu’ilsaient pu laisser des traces dans mamémoire, la chose me semblenaturelle ; que j’aie pu laisser moi

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aussi des traces dans leur mémoireme surprend. Reste à savoir si jefais preuve là de modestie oud’insensibilité.

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Le quatorzièmejour

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1

Jeudi 3 maiC’est aujourd’hui qu’est arrivé

Albert. Notre petite conventiond’amis commence à prendre forme.

Je l’avais appelé hier soir surson téléphone de poche. Il étaitdéjà à Atlanta, en Géorgie, sur lepoint de prendre un avion pourLondres, où il comptait passer lanuit. Il a tellement insisté pour queje n’aille pas l’accueillir àl’aéroport que j’ai fini par le luipromettre.

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Cependant, au dernier moment,j’ai eu un remords, et j’y suis alléquand même. Après tout, c’est à mademande qu’il revient au pays. Etpuis, je garde un arrière-goût amerde ma propre arrivée, il y a deuxsemaines, quand personne n’étaitvenu m’attendre. C’était monsouhait, à moi aussi, de nedéranger personne, mais jen’aurais pas été malheureux sij’avais eu la surprise de trouver, ensortant de la douane, quelquesvisages familiers.

Sémi n’a pas fait le déplacementavec moi. Elle s’est contentée deme prêter sa voiture, conduite par

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Kiwan, le chauffeur attitré del’hôtel.

Sur place, dans la vaste salle des

arrivées, je me suis mis en retrait,de manière à voir les voyageurs quisortaient sans que mon visage soitle premier sur lequel tomberait leregard d’Albert. Il avait pris sesdispositions, m’avait-il assuré ; desgens l’attendraient, qui allaientl’accompagner à son appartementd’autrefois où il avait l’intentionde dormir cette nuit. Je pensaisqu’il l’aurait vendu depuis deslustres, lui qui jurait de ne jamaisplus remettre les pieds dans ce

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pays. Manifestement, il l’a gardé.Il faut même supposer qu’il l’asoigneusement entretenu ; sinon,comment aurait-il pu songer à ypasser la nuit ?

Quand il est apparu, je l’ai

instantanément reconnu. Al’inverse de Naïm, il a peu changé.Ses cheveux sont encore moins grisque les miens. De plus, son nezpointu au milieu de son visagetriangulaire trahit de très loin sonprofil.

Un couple l’attendait. L’hommeétait trapu, sur son crâne ridé un

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buisson de cheveux blancs ; lafemme portait une robe grise et surla tête une écharpe de la mêmecouleur. Dès que le voyageur s’estmontré, ils se sont jetés sur lui,chacun le prenant par un bras, etj’ai soudain compris, en un éclair,qui pouvaient être ces gens-là.Quelque chose dans leurs gestesvenait de me rappeler ladescription que m’avait faiteMourad de sa visite chez legaragiste qui avait séquestréAlbert.

Je n’aurais pas fait le lien si jene m’étais pas remémoré cettehistoire pour la consigner par écrit

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la semaine dernière. Mais là, c’estune certitude intime. L’allure deces personnes, les mouvements deleurs bras, viennent d’un autreunivers que celui où nous avonsgrandi, lui et moi. Je me suissouvenu des adieux de ce couple àleur ancien otage, tels qu’ilsm’avaient été rapportés parMourad, et je me suis dit que la“mère adoptive” mentionnée parAlbert dans son message codé nepouvait être qu’elle.

J’ai souri, et j’ai reculé d’unpas. Voilà donc pourquoi levoyageur ne voulait pas qued’autres personnes viennent

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également l’accueillir ! Si je ne luiavais pas téléphoné moi-même, ilaurait attendu d’être déjà au payspour m’appeler.

J’ai fait encore deux pas enarrière, et me suis dissimulé aumilieu d’un groupe d’inconnus.M’a-t-il aperçu ? Peut-être. Peut-être pas. Il avait l’air accaparé parces improbables parents, qui luiparlaient, qui l’écoutaient, qui luicaressaient les cheveux, les bras,les épaules.

L’homme lui avait déjà arrachédes mains sa malle et son sac. Ilcourait en tête, manifestement verssa voiture. Albert bataillait pour

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reprendre au moins l’un desbagages, tandis que la femmetrottinait derrière eux.

Devais-je essayer de lesrattraper ? Non, je me suis éclipsé.Je suis revenu vers la voiture quim’attendait. A Kiwan, qui medemandait si mon ami était bienarrivé, j’ai répondu que tout allaitbien, et que nous pouvionsremonter à l’hôtel.

En chemin, après avoir laissé

passer une vingtaine de minutes,j’ai composé le numéro américaind’Albert. Une voix féminine

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enregistrée m’a informé que moncorrespondant ne pouvait êtrejoint. Je n’ai pas laissé de message,préférant attendre que lui-mêmem’appelle.

Ce qu’il a fait une heure plustard, au moment où je rentrais dansma chambre. Manifestement, il n’apas su que j’étais allé à l’aéroport.Tant mieux !

Son voyage s’est bien passé,m’a-t-il dit, il est déjà chez lui, ilpense qu’il va dormir tout de suite,vu qu’il est en sévère décalagehoraire, et qu’à Londres il n’a pasfermé les yeux. Il m’a proposé depasser chez lui demain dans la

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matinée. Il m’a demandé si jesaurais encore retrouver sonappartement d’autrefois. Merappelant que, dans notre jeunesse,j’avais l’habitude de railler ladéficience de son sens del’orientation, je lui ai répondu ques’il avait su y arriver lui-même, j’yarriverais certainement moi aussi.Il s’est contenté d’un petit rire,sans commentaire, et nous noussommes dit “à demain”.

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2

Quand ses autres amis l’appelèrent,vers sept heures du soir, pour luidemander des nouvelles du voyageur,Adam évita de leur raconter la scène del’aéroport.

Il leur apprit seulement qu’Albertvenait de lui parler, qu’il était bienarrivé, de bonne humeur mais épuisé, etqu’il était allé se coucher tout de suite.

Ils avaient le projet d’aller ce soir-làchez Tania, à laquelle Naïm n’avait pasencore présenté ses condoléances, et ilslui proposèrent de les accompagner.Mais il déclina l’invitation. Il leur dit

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qu’il était dans un état de fatigueextrême, et qu’il souffrait d’unemigraine, sans doute liée au fait qu’ilavait dû circuler sur les routes auxheures de grands encombrements, dansun nuage d’essence.

Ce n’était probablement qu’unprétexte. Parce qu’il avait suffisammentvu la veuve, et qu’il éprouvait, vis-à-visd’elle, une certaine lassitude ? Peut-êtrebien. Une autre explication plausible,c’est qu’il n’avait envie de voirpersonne avant d’avoir eu une longueconversation avec Albert, en tête-à-tête.

Il décida donc de ne pas quitter sachambre ce soir-là. Il commanda undîner léger, juste une assiette de

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fromages et quelques fruits, et s’occupade mettre de l’ordre dans ses notes et deconsigner par écrit quelques réflexionsgénérales.

Sur le chemin du retour, alorsque nous étions à l’arrêt dans lesembouteillages, le chauffeur del’hôtel m’a avoué, après s’êtreabondamment excusé comme s’ilétait sur le point de commettre lapire des incorrections, qu’il n’avaitjamais, auparavant, rencontré unhomme se prénommant Adam. Jel’ai tranquillisé en lui assurantqu’il ne m’offensait nullement parcette observation, que mon prénométait effectivement inusité dans le

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pays, mais que la chose me flattaitplus qu’elle ne m’embarrassait.Porter le nom du premier deshumains, n’est-ce pas unprivilège ?

Il a hoché poliment la tête, sansparaître convaincu pour autant parmon argumentation. Si j’ai sudécrypter le langage de ses yeux, ilavait l’air de penser que je faisaiscontre mauvaise fortune bon cœur.Il m’était néanmoins reconnaissantde ne pas avoir pris ombrage de sespropos.

Lorsque Kiwan s’est tu, j’aipoursuivi la conversation en moi-même. En répondant à mes propres

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assurances comme il n’aurait paspu le faire. Il est vrai que je portedans mon prénom l’humaniténaissante, mais j’appartiens à unehumanité qui s’éteint.

J’ai toujours été frappé par lefait qu’à Rome, le dernierempereur s’appelait Romulus,comme le fondateur de la ville ; etqu’à Constantinople, le dernierempereur s’appelait Constantin– là encore, comme le fondateur.De ce fait, mon prénom d’Adamm’a constamment inspiré plusd’inquiétude que de fierté.

Jamais je n’ai su pourquoi mesparents m’ont appelé ainsi. […]

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J’avais posé un jour la question àmon père, il m’avait simplementrépondu : “C’est notre ancêtre àtous !”, comme si je pouvaisl’ignorer. J’avais dix ans, et jem’étais contenté de cetteexplication. J’aurais peut-être dûlui demander, tant qu’il était envie, s’il y avait derrière ce choixune intention, un rêve.

Il me semble que oui. Dans sonesprit, j’étais censé appartenir à lacohorte des fondateurs.Aujourd’hui, à quarante-sept ans,je suis contraint d’admettre que mamission ne sera pas remplie. Je neserai pas le premier d’une lignée,

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je serai le dernier, le tout dernierdes miens, le dépositaire de leurstristesses accumulées, de leursdésillusions, ainsi que de leurshontes. A moi incombe la détestabletâche de reconnaître les traits deceux que j’ai aimés, puis de hocherla tête pour qu’on rabatte lescouvertures. […]

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Le quinzièmejour

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1

Vendredi 4 maiJ’ai passé la matinée entière en

compagnie d’Albert, dansl’appartement où, jadis, il avaitprévu de se donner la mort. Il m’aparlé comme si jamais auparavantnous ne nous étions fait deconfidences, et comme si nous nedevions plus jamais nous revoir.

J’avais pris la précautiond’arriver dans son quartier debonne heure, j’avais rassemblé messouvenirs pour retrouver sonimmeuble, qui est demeuré

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reconnaissable. Le vestibuled’entrée, orné de carreaux defaïence à dominante bleue, sembleavoir traversé la guerre sans uneégratignure. On a simplementinstallé, juste avant la caged’ascenseur, une grille en métalépais, d’une laideur proprementcarcérale, ainsi qu’un digicode ;précautions futiles, vu que leclavier numérique est à présentéviscéré, et que la grille a perdu saserrure.

En arrivant au sixième étage,j’ai collé mon oreille à la portepour m’assurer que mon ami étaitdéjà réveillé. Il n’était pas encore

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huit heures, mais il y avait déjà dubruit à l’intérieur. La sonneriemarchait, il m’a ouvert, il étaitdéjà habillé, et nous sommestombés dans les bras l’un del’autre.

Je voulais lui proposer que noussortions prendre le petit-déjeuner,comme nous l’avions fait un jour, àParis, lorsqu’il venait d’être libéréet qu’il partait pour l’Amérique.Mais il avait déjà une tabledressée.

“On croirait que tu vis ici depuistoujours.”

“L’appartement a étéparfaitement entretenu en mon

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absence.”“Par tes parents adoptifs ?”J’ai souri. Il m’a répondu par le

même sourire complice.“Oui, appelons-les ‘mes parents

adoptifs’, puisque ça t’amuse.”“Je n’ai fait que reprendre les

termes que tu as employés dans talettre…”

“Pour obtenir l’autorisation devenir, il fallait que j’invoque descirconstances familiales. Et je nepouvais pas dire qui étaient cespersonnes.”

“ ‘Mes ravisseurs me manquent,Monsieur le directeur, il faut que

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j’aille les revoir.’ ”Il a ri.“Non seulement je n’aurais pas

été autorisé à venir, mais j’auraisprobablement été soumis à uninterrogatoire musclé. Et à uneévaluation de mon état mental…”

“Tu as toujours gardé le contactavec eux ?”

“Oui, depuis le commencement.Lorsqu’ils m’ont relâché, ils m’ontfait promettre de repasser les voir.Et j’ai tenu à le faire. J’ai exigé deMourad et Tania qu’ilsm’emmènent chez eux avant de meconduire à l’aéroport.”

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“Ils me l’ont raconté, autéléphone, pendant que tu étaisdans l’avion. Je ne répéterai pas enquels termes Mourad, Dieu ait sonâme !, a parlé de toi.”

“Dieu ait son âme ! Quoi qu’ilait pu dire, ce jour-là, il aurait euraison. J’étais entêté, insensible audanger. Suicidaire.”

Il a prononcé ce dernier motcomme s’il lui remettait en boucheune amertume familière. Et celam’a fait prendre conscience du faitque nous nous trouvions, Albert etmoi, sur les lieux où le drame avaitfailli se produire, il y a plus devingt ans.

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Plongés sans doute dans desréminiscences parallèles, noussommes demeurés silencieux, lui etmoi, pendant quelques moments,nos yeux dans nos tasses de café aulait. Puis il a repris :

“Quand j’ai commencé àtravailler, j’ai décidé de leurenvoyer chaque mois une part demon salaire. Pourquoi ? Parce queje découvrais soudain à quel pointla vie pouvait être fascinante etdélectable, à quel point elleméritait d’être vécue, et que j’étaishorrifié, tardivement, à l’idée quej’avais failli la perdre. J’étais, et jereste encore, infiniment

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reconnaissant à ces braves gens,qui ont été, par deux fois, lesinstruments de la Providence.D’abord ses instruments aveugles,lorsqu’ils m’ont enlevé, et qu’ilsm’ont empêché ainsi de commettrel’irréparable. Ensuite sesinstruments conscients, généreux,courageux, lorsqu’ils ont appris lamort de leur fils et qu’ils ont quandmême refusé de s’acharner sur moi,leur prisonnier, en dépit de leursouffrance et de leur rage, et alorsque tant de gens autour d’eux lesincitaient à se venger et leurreprochaient leur magnanimité,assimilée à une faiblesse decaractère.

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“J’ai donc décidé de leurtransférer chaque mois une sommecorrespondant au dixième de monsalaire. Oui, la dîme, comme ondisait autrefois… Ça ne les a pasenrichis, mais ça leur a permis devivre à l’abri du besoin, et mêmed’arranger leur maison. Hier, dèsmon arrivée, ils m’ont amené chezeux pour me montrer lesaméliorations qu’ils avaient pufaire grâce à cet argent. Ils se sontégalement occupés de cetappartement. Regarde ! Il est mieuxtenu que lorsque j’y habitais. Cesont des gens foncièrement bons,foncièrement intègres, et le fait

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qu’ils aient pu un jour pratiquer unenlèvement en dit long sur laperversité de la guerre.”

“En somme, tu as joué auprèsd’eux le rôle du fils qu’ils ontperdu, et ils ont joué le rôle…”

“Des parents que j’ai perdus.Oui, c’est un peu ça, ce n’est pas àtoi que je vais l’apprendre. De tousles amis avec qui j’ai gardé lecontact, tu es le seul à connaîtremon passé.”

J’ai souri.“Dans ce cas, les autres sont

complètement dans le noir, parceque moi, je ne sais pas grand-chosenon plus.”

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“Tu sais déjà que mon père a étéassassiné au Liberia.”

“Je savais que c’était en Afriquede l’Ouest, mais je ne savais pasdans quel pays. Nous n’en avionsjamais parlé, je me souviensseulement de ce qui se chuchotait àl’école.”

“Je sais que l’on disait les plushorribles choses. Qu’il était untrafiquant, ou un espion, ou Dieusait quoi d’autre. En réalité, il étaitnégociant à Monrovia, et un jourdes malfrats sont venus le tuer dansses bureaux, près du port. Soit desbrigands qui voulaient le dévaliser,soit des tueurs à la solde d’un

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rival. S’il y a jamais eu uneenquête, ses conclusions ne m’ontpas été communiquées. Voilà, tu ensais autant que moi.”

“Et il venait parfois te voir ?”“Il est venu deux fois, paraît-il.

Mais si je n’avais pas vu quelquesphotos, je ne me souviendrais mêmepas de ses traits. Et il ne m’écrivaitpas non plus. Ma seule relationavec lui consistait en un virementbancaire mensuel.”

“Comme toi avec tes parentsadoptifs…”

Il a souri.“Je n’y avais pas pensé… C’est

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peut-être de là que m’est venuel’idée. Mais la comparaisons’arrête là.”

“Et ta mère, elle était bien dansun sanatorium en Suisse, ou bienc’était une rumeur ?”

“C’était une rumeur, et cette foisc’est moi qui l’avais propagée. Mesparents se sont séparés lorsquej’avais quatre ans. Mon père estparti aussitôt pour le Liberia, oùdeux de ses frères étaient déjàinstallés. Et ma mère s’estremariée avec un homme qui nevoulait pas entendre parler de cefils issu d’un autre lit.”

Il s’est tu. J’ai failli poser des

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questions, quand j’ai remarquéqu’il était au bord des larmes.Alors j’ai plongé mon regard dansma tasse, en attendant qu’il sereprenne.

Il a fini par dire, d’une voixaltérée.

“Elle a accepté l’arrangement.Elle m’a oublié comme si je n’étaisqu’un mauvais souvenir, et commesi le seul fait de se soucier de moipouvait menacer sa nouvelle vie.D’elle, je ne recevais rien, nilettres, ni virements. Quand ellem’a abandonné au pensionnat, j’aidit à mes camarades d’écolequ’elle était très malade et qu’elle

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était allée se soigner dans unsanatorium. Je n’avais rien trouvéd’autre pour expliquer cetabandon, et la chose paraissaitplausible. En réalité, elle vivait àNice, avec son nouveau mari et sesnouveaux enfants.”

“Tes demi-frères et sœurs ?”“Je ne sais même pas comment

ils s’appellent ni combien ils sont.”“Et ta mère, tu l’as revue ?”“Pas une seule fois ! Un jour,

lorsque j’avais dix-neuf ans, ellem’a écrit une lettre pourm’annoncer qu’elle était trèsmalade et qu’elle voulait quej’aille la voir. Je n’y suis pas allé.

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Je l’ai abandonnée dans les bras dela mort comme elle m’avaitabandonné.

“Je n’en suis pas fier, et j’en aieu du remords ma vie entière. Maissur le moment, c’est ce que j’ai euenvie de lui faire. Elle ne m’avaitjamais écrit auparavant, ni à monanniversaire, ni même à la mort demon père. Et même dans cette lettreunique où elle m’apprenait samaladie, elle n’avait pas su trouverles mots qu’il fallait. ‘Tous lesdimanches je prie pour que tu soisheureux.’ J’ai failli lui écrire queje n’avais pas besoin de ses prièresvu que, de ce côté-là, j’étais déjà

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bien servi au pensionnat ; et que,pendant mon enfance, j’auraisplutôt eu besoin d’une mère qui meprenne contre sa poitrine chaude,pas d’une mère qui prie pour moidans une église de la Côte d’Azur.Elle me disait aussi que son maritenait absolument à commenceravec elle une vie neuve, qui ne soitpas ‘entachée’ par les souvenirs dupassé. J’ai failli répondre que sielle n’avait pas voulu que j’entachesa vie, il valait mieux que j’évited’entacher sa mort.

“Finalement, je n’ai rien écrit,je n’ai tout simplement pasrépondu. Deux semaines plus tard,

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je recevais à mon adresse un faire-part à la bordure grise,m’informant de son décès, sansaucun mot d’accompagnement. Ellea probablement mérité que je latraite comme je l’ai fait. Mais cettehistoire m’a miné. Quand jerepense à ma tentative de suicide,et au faire-part macabre quej’avais fait imprimer, je me dis quec’est mon remords qui était entrain de prendre le dessus pour mefaire payer ma basse vengeance.”

Un silence. Je suis demeuré enattente. Il a repris.

“Je ne me suis jamais beaucoupintéressé à la religion. A aucune

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religion. J’ai dû atteindre monpoint de saturation avec toutes lesmesses matinales auxquelles jedevais assister chez les pères. Maisil y a un mot attribué au Prophète,et qui me hante depuis que je l’aientendu. Il dit que tout ce qu’onfait en ce monde aura sarétribution dans l’au-delà, sauf lamanière dont on a traité sesparents, pour laquelle on sera puniou récompensé déjà en ce monde-ci.”

“Tu penses que ce précepte vautégalement pour des ‘parentsadoptifs’?”

“Les intéressés y croient, quant

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à eux. Ils me disent que plus tard,quand je serai vieux, mes enfantss’occuperont de moi comme je mesuis occupé d’eux. Je leur dis ‘oui,mon oncle’, ‘oui, ma tante’. Ilsseraient trop malheureux si je leurdisais que jamais je n’aurai desenfants.”

Albert s’est tu. Je ne lui ai riendemandé. Nous nous sommesregardés. Des paroles muettes ontdû s’échanger entre nous. Puis il adit :

“Tu l’as toujours su, n’est-cepas ?”

La réponse juste, c’était “non”,puisque je ne l’ai su qu’il y a

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quelques jours seulement, par uneconfidence de Ramez. Mais à laquestion, telle qu’il l’avaitformulée, répondre “non” n’auraitété qu’une manière maladroite derépondre “oui”. J’ai préféré dire :

“Nous n’en avions jamaisparlé.”

“Ici, au pays, c’était difficiled’en parler. Aussi proches que l’onsoit l’un de l’autre. Nous avonsgrandi ensemble, notre amitié s’estdéveloppée à un âge où chaqueconfidence pouvait être comprisecomme une invitation. Il était plusprudent de naviguer dans le non-dit…”

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“En Amérique, c’est différent, jesuppose…”

“Les préjugés existent, mais si tuen connais le ‘mode d’emploi’, ilsne transforment pas ta vie en enfer.Tu apprends vite à fréquenter tellepersonne plutôt que telle autre, àdire les choses d’une certainemanière, et les nuisances sontneutralisées. De toute manière, jene suis pas partisan des ‘outings’forcés. Chacun doit pouvoirdécider s’il a envie de se dévoilerou pas, et devant qui, et par quelsmots. Ceux qui veulent te pousseraux déclarations intempestives nesont pas des amis. Les gens décents

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ne te bousculent pas. Qu’ils soientgays ou pas, ils se contentent d’êtretes amis, tes collègues, tesétudiants, tes voisins. Et moi nonplus je ne les bouscule pas. Ni àcause de leur manière de vivre, ni àcause de la mienne.

“Moi je dis à chacun ce qu’il esten mesure d’entendre. Non pas cequ’il a envie d’entendre, mais cequ’il est capable d’entendre. Mes‘parents adoptifs’, jamais je neleur dirai la vérité. Pourquoi lesrendre malheureux ? Chaque foisqu’ils m’écrivent, ils me souhaitentde trouver une bonne fille àépouser. Je ne leur promets rien,

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mais je les laisse souhaiter cequ’ils estiment devoir souhaiter.Ça servirait à quoi que je leurannonce que ma fiancée s’appelleJames ?”

Un silence. Un cliquetis detasses.

“Et toi, au fait ? Je suppose quetu n’es plus avec l’adorablepersonne que j’ai connue à Paris ily a vingt ans. Comme tu ne l’asplus jamais mentionnée dans tesmessages, j’en ai déduit qu’elleétait sortie de ta vie. Elle était psy,n’est-ce pas ?”

“Oui. Patricia.”“Tu ne la vois plus ?”

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“C’est de l’histoire ancienne.”“Vous êtes restés longtemps

ensemble ?”“Sept ans.”“Et l’histoire récente, elle

s’appelle comment ?”“Dolorès. Elle dirige un

journal.”“Et vous êtes ensemble

depuis…”“Six ans, maintenant. Ou un peu

plus.”“Dois-je comprendre que tu es à

la veille d’une nouvelle élection ?”“Absolument pas. Ce n’est pas

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comme ça que ça se passe. Quandje suis avec une femme, j’ai envieque cela dure toute la vie, et je suispersuadé que c’est possible.”

“Mais elles te déçoivent, l’uneaprès l’autre…”

“Le problème n’est pas en elles,il est en moi. Dès que mon bonheursemble parfait, je me dis qu’il ne vapas durer. Alors je fais tout ce qu’ilfaut pour qu’il ne dure pas. C’estpathologique, et j’en ai conscience.Je sais que je suis en train dedémolir la relation, mais je suisincapable de m’arrêter avant quela démolition soit complète.”

Ce que je n’ai pas dit à Albert,

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parce que je n’y ai pas pensé sur lemoment, c’est que l’image qui mehante depuis toujours, c’est cellede mes parents riant aux éclatsquelques heures avant leuraccident d’avion. Que de fois dansma vie, à des moments de grandbonheur, cette image a ressurgidevant moi comme pour meprévenir que toute joie seraitpassagère, et que tous les rires quej’entendrais seraient lesannonciateurs d’un malheur àvenir !

Quand la joie devient l’ennemiede la joie…

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Notre conversation a pris finquand son “père adoptif” est passéle prendre. Apparemment, une fêteallait être donnée en son honneur.J’y ai été dûment invité par legaragiste, mais seulement parceque je me trouvais là, et j’aipoliment décliné l’invitation enprétendant que j’étais attendu.

J’étais désolé de cetteinterruption. Nous avions encoremille choses à nous dire, Albert etmoi – sur son activitéprofessionnelle, sur ses recherchescomme sur les miennes, sur sacollection de boîtes à musique que

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j’ai aperçues sur les étagères.J’ai également regretté d’avoir

parlé si cavalièrement de mesamours. Autant il est noble deparler d’amour, autant il estvulgaire de raconter ses amours. Jeme souviens encore de cetteconversation que j’avais eue avecBilal peu avant sa mort, et où ilcherchait à me persuader ducontraire. Ses propos m’avaientimpressionné par leur audace, parleur impertinence, mais en yrepensant, un quart de siècle plustard, je campe plus que jamais surmes positions. Et ce n’est pas laconversation d’aujourd’hui qui

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pourrait me faire changer d’avis.Comme Albert m’avait fait des

confidences, je devais lui en faire àmon tour. Telle est, paraît-il, lapolitesse des conversations… Maisla manière dont j’ai parlé desfemmes de ma vie est une insulte àl’amour que je leur ai porté. Leseul fait de les nommer l’une aprèsl’autre, dans une même phrase, aquelque chose d’inélégant, sinond’ignoble. Tant que nous étionsensemble, Patricia était ma vieentière, et je répugne à en faireaujourd’hui un chapitre ou unépisode. Et Dolorès n’est pas madernière compagne en date, elle est

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pour moi l’être le plus cher, et jeverserais des larmes de sang si jevenais à la perdre.

Et Sémi ? Est-elle seulementpour moi une parenthèse, commej’ai pu l’écrire ? A y repenser, j’aieu tort d’en parler en ces termes.Une parenthèse qui m’ouvre laporte du paradis n’est pas unevulgaire parenthèse, et je n’ai pasenvie de la refermer. Dansquelques jours nous repartironschacun de son côté, mais ce que jelui voue comme amour ne serajamais effacé, ni trahi.En quittant Albert au bas de son

immeuble, Adam avait l’intention de

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s’installer une petite heure dans un cafédu quartier pour consigner dans soncarnet, avant qu’il ne les oublie,quelques bribes de leur conversation ;puis de flâner en ville, au hasard desenseignes et des étals, comme il aimait àle faire jadis, et comme il ne l’avait pasencore fait depuis son retour.

Mais lorsqu’il finit de prendre sesnotes, il était plus de treize heures, lesrues étaient chaudes, humides,encombrées de travaux. Il n’avait plus laforce de marcher. Il referma son carnetet sauta dans le premier taxi qui passait.

Arrivé à l’Auberge Sémiramis, il nechercha pas à joindre la “châtelaine” niNaïm. En sueur, exténué, il monta

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directement dans sa chambre, quitta tousses habits dès la porte, prit une longuedouche, puis s’endormit dans sonpeignoir.

Il fut réveillé deux heures plus tardpar une main qui lui caressait le front. Ilsourit, mais sans ouvrir les yeux, sansbouger, et sans dire un mot. Fortheureusement pour lui, car s’il avaitprononcé un nom, c’eût été forcémentcelui de Sémiramis.

Or, ce n’était pas elle.

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2

Dolorès ne lui avait pas laisséespérer qu’elle viendrait le rejoindre.

Quand Adam avait insisté pourqu’elle soit présente aux retrouvailles,sa compagne n’avait pas paruenthousiaste. Ces amis qu’il voulaitréunir, elle ne les connaissait pas, ellen’avait pas les mêmes souvenirs, ellen’avait pas sa place parmi eux, lui avait-elle dit ; et comme elle ne comprenaitpas un mot d’arabe, sa présence allaitles empêcher de parler librement leurlangue maternelle. “Tu passeras tontemps à m’expliquer les choses, et tu

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finiras par regretter que je sois là.”Mais tout cela n’était qu’une feinte,

pour que son compagnon demeure dansl’incertitude jusqu’au dernier moment, etpour qu’elle-même, à l’inverse, soitabsolument sûre qu’il désirait sa venue.A vrai dire, elle brûlait d’envie de leretrouver dans le pays où il était né, deconnaître les personnes qu’il avaitconnues, et d’être enfin associée – parune “séance de rattrapage” – à l’une despériodes les plus heureuses de sonpassé. De surcroît, elle ne voulaitcertainement pas qu’il vive ces momentssi importants pour lui en compagnie dela seule Sémiramis.

Dolorès s’efforçait de ne pas tomber

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dans la jalousie vulgaire, et elleéprouvait une certaine fierté à ne pas envouloir à celle qui lui avait “emprunté”son homme. Elle ne l’avait vue que deuxfois dans sa vie, mais, d’instinct, elleavait de la sympathie pour elle, et ellelui faisait même confiance, en dépit dece qui s’était passé, et peut-être mêmeen raison de ce qui s’était passé. C’estd’ailleurs grâce à la complicitésouriante de sa “rivale” qu’elle avait pupréparer son voyage dans la discrétion.Aucune rancœur, donc, à l’endroit de labelle aubergiste… Mais Dolorès savaitaussi qu’il était grand temps de revenirprendre possession de l’homme qui luiappartenait. Et de refermer une certaine“parenthèse”.

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Ce fut Sémiramis qui l’accueillit àl’aéroport. Puis qui l’emmena à l’hôtel.Où le réceptionniste leur appritqu’Adam était dans sa chambre. Dolorèspensait le surprendre devant sonordinateur. Elle ouvrit doucement laporte. La pièce était sombre. Laissantson bagage dehors, elle entra sur lapointe des pieds. Son compagnondormait.

Elle le réveilla donc en lui caressantle front. Avant même d’ouvrir les yeux,il la reconnut à son parfum d’encens. Ilreferma les bras sur elle en murmurant“Querida !”, comme s’il l’attendait. Ellese glissa dans les draps près de lui.

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La tendre sieste des amants fut

interrompue par un appel d’Albert, quivoulait s’excuser d’avoir dû quitter sonami si précipitamment, dans la matinée,et qui suggérait qu’ils se retrouvent lesoir en ville.

“Tu es sûr que tes ravisseurs vont terelâcher ?” se moqua Adam.

“Non”, fit son ami, “mais ils medonnent quartier libre pour la soirée. Tute souviens du restaurant Le Codecivil ?”

“Près de l’université ? Commentpourrais-je l’oublier ? C’était notrecantine…”

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“Je suis passé devant, et j’ai eu lasurprise de découvrir qu’il existaittoujours. Ou, pour être précis, qu’ilexistait à nouveau. Il avait disparu audébut de la guerre, puis quelqu’un a eul’idée de le faire renaître. Je vais inviterégalement Sémi et Naïm. Je pense quece serait un bon prélude à nosretrouvailles.”

Adam était enchanté.“Je vais me mettre à ma place

habituelle, et commander exactement ceque je prenais autrefois.”

Dolorès ne savait pas de quoi ilparlait, mais la joie de son compagnonétait communicative ; elle arbora lemême sourire que lui, et posa la tête sur

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son épaule nue.“Sous tes apparences de révolté, tu as

l’âme désespérément conservatrice”,décréta son ami à l’autre bout du fil.

Adam ne chercha pas à le nier.“Si j’avais plusieurs vies, j’en

passerais une à aller tous les jours dansle même bistrot, pour m’asseoir à lamême table, sur la même chaise, etcommander le même plat.”

“Avec la même compagne”, murmuraDolorès tout près de son oreille.

“Oui, avec toi”, lui dit-il, en éloignantl’appareil de ses lèvres pour pouvoirl’embrasser.

“J’ai pensé dire également à Tania”,

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poursuivait Albert, “mais ce n’est peut-être pas une bonne idée, vu que je nesuis pas encore allé lui présenter mescondoléances.”

“Non, ce serait effectivement une trèsmauvaise idée. Elle ne voudra sûrementpas sortir en public si peu de tempsaprès la mort de son mari, et elle tereprochera d’être devenu un lourdaudd’Américain, ignorant des subtilités deton pays natal. Elle a changé, tu sais.Chaque fois que je lui ai parlé, cesderniers jours, j’en ai gardé un goûtaigre.”

“Dans quarante-huit heures je te diraisi je partage ton diagnostic. Pour ce soir,je renonce à l’inviter.”

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“Mais nous serons quand même cinq”,lui annonça Adam.

Puis, sans crier gare, il posa letéléphone sur la joue de son amie ; qui,interloquée, ne sut rien dire d’autre que :

“Mon nom est Dolorès.”Elle paraissait intimidée, ce qui ne lui

ressemblait guère. Dans le couplequ’elle formait avec Adam, c’était ellequi se montrait, d’ordinaire, la plusloquace, la plus effrontée, la plus àmême de commander et de se faireobéir. Mais il faut croire qu’elle sesentait encore mal assurée, comme uneconquérante au seuil d’une terreinconnue.

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Elle allait conserver quelque tempscette attitude, ce soir-là ; parlant peu,souriant poliment aux plaisanteries,observant les gestes des uns et lesmanies des autres.

L’arrivée à la cantine du temps jadisdonna lieu à un foisonnement deréminiscences triviales où revenaientdes serveurs fournisseurs d’herbe, desrombières lascives en quête d’étudiantsvigoureux, et des bagarres mémorablesau couteau de cuisine.

Dolorès attendait. Elle laissadocilement les vieux habitués choisir ses

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plats pour elle ; leva son verre pourtrinquer avec eux à leurs retrouvailles ;après quoi, profitant d’une seconde desilence où les quatre amis goûtaientensemble au vin choisi, elle leur dit, duton à la fois feutré et ferme dont elledirigeait d’ordinaire ses conseils derédaction :

“Et maintenant, expliquez-moi tout !Comment vous vous êtes connus, ce quivous a réunis, et ce qui vous a séparés silongtemps. Je ne sais presque rien, etj’aimerais tout savoir ! J’ai besoin d’uncours accéléré pour pouvoir suivre cequi va se dire dans les jours quiviennent. Je vous écoute, tous lesquatre.”

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Pour atténuer l’effet de l’ordre qu’elleleur intimait, elle laissa son visages’éclairer du sourire le plus désarmant.Puis elle porta son verre à ses lèvres.

Les vieux amis se consultèrent duregard, chacun invitant les autres àparler avant lui. Finalement, ce futAlbert qui se jeta à l’eau.

“Adam et moi, nous nous sommesconnus à l’école. Il était, dans la hordedes élèves, l’un des moins barbares.”

“Venant d’Albert, c’est un grandcompliment”, murmura Adam àl’adresse de sa compagne. Mais elleposa doucement son index sur seslèvres, pour qu’il laisse son amipoursuivre.

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“Nous sommes entrés ensemble àl’université, et c’est là que nous avonsconnu les autres. Tous en même temps,ou presque. C’est en tout cas le souvenirque je garde.”

“Qu’est-ce qui vous a réunis ?”demanda l’étrangère.

Albert réfléchit.“Il y a plusieurs réponses possible. La

première qui me vienne à l’esprit, c’estqu’aucun d’entre nous ne ressemblaitvraiment à sa communauté.”

“Et le fait d’être tous égalementatypiques, cela vous a rapprochés lesuns des autres…”

“Ce n’est pas tout à fait ce que je

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voulais dire. Je vais essayer d’expliquerles choses autrement.”

Il prit le temps de mettre de l’ordredans ses pensées.

“Mon meilleur ami parmi lesmusulmans, c’était Ramez ; mon meilleurami parmi les juifs, c’était Naïm ; et monmeilleur ami parmi les chrétiens, c’étaitAdam. Bien entendu, tous les chrétiensn’étaient pas comme Adam, ni tous lesmusulmans comme Ramez, ni tous lesjuifs comme Naïm. Mais moi, je voyaisd’abord mes amis. Ils étaient mesœillères, ou, si tu préfères, ils étaient lesarbres qui me cachaient la forêt.”

“Et pour toi, c’était une bonnechose ?”

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“Oui, c’était une excellente chose. Ilfaut cacher la forêt. Et il faut porter desœillères.”

“C’est à ça que servent les amis ?”“Oui, je le crois. Tes amis servent à

te préserver tes illusions le pluslongtemps possible.”

“Mais tu finis quand même par lesperdre, tes illusions.”

“Bien sûr, avec le temps, tu finis parles perdre. Mais il vaut mieux que çan’arrive pas trop tôt. Sinon, tu perdsaussi le courage de vivre.”

Sa gorge se noua, comme si, du seulfait d’avoir retrouvé son pays natal, saville et ses amis, ses angoisses passées

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étaient remontées à la surface. Il y eutalors, autour de la table, un moment degêne, au cours duquel tous les convivesse plongèrent dans leurs assiettes, oudans leurs verres de rouge. Jusqu’à ceque Naïm dise, entre deux bouchées, etsans regarder personne.

“Et tu te fais enlever…”Un moment interloqué, Albert se

reprit très vite.“Oui, tu te fais enlever. Et c’est

encore ce qui peut t’arriver de mieux.”Il y eut soudain, comme pour évacuer

la tension, une explosion de rire chez lesquatre vieux amis, un rire prolongéauquel Dolorès, à qui Adam avaitraconté depuis longtemps l’épisode du

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rapt, finit par s’associer avec un tempsde retard. Et dont elle sortit avec untemps d’avance, pour reprendre son“interrogatoire” :

“Puisque Albert a tout de suite parléde la religion des uns et des autres, ilfaut que je vous pose une question quime taraude depuis longtemps, et àlaquelle Adam n’a jamais pris le tempsde me répondre : Pourquoi la foioccupe-t-elle une telle place dans cetterégion du monde ?”

Les amis se consultèrent du regard, etce fut Naïm qui s’exprima en premier.

“C’est ce qui se dit en Occident, maisn’en crois pas un mot ! Ce n’est qu’unmythe. La vérité, c’est exactement

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l’inverse…”“Ah bon ?”“C’est l’Occident qui est croyant,

jusque dans sa laïcité, et c’estl’Occident qui est religieux, jusque dansl’athéisme. Ici, au Levant, on ne sepréoccupe pas des croyances, mais desappartenances. Nos confessions sont destribus, notre zèle religieux est une formede nationalisme…”

“Et aussi une formed’internationalisme”, ajouta Adam.“C’est les deux à la fois. La communautédes croyants remplace la nation ; et dansla mesure où elle enjambe allègrementles frontières des Etats et des races, ellese substitue aussi aux prolétaires de tous

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les pays qui, paraît-il, devaient s’unir.”“Une rumeur aujourd’hui

formellement démentie”, reprit Naïm,tournant le couteau dans sa plaie commedans celles de ses amis.

“Le vingtième siècle aura été celuides monstruosités laïques, le vingt etunième sera celui du retour de bâton”,décréta l’historien.

“Moi je l’aimais bien, le vingtièmesiècle”, tenta Dolorès, au risque deparaître naïve.

“Parce que tu l’as connu sur la fin”,lui dit son compagnon, qui avait dix ansde plus qu’elle. “C’est surtout lapremière moitié qui a été monstrueuse.Après, ça s’est un peu arrangé, mais

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c’était déjà trop tard, le mal était fait.”“Pourquoi dis-tu ‘trop tard’?”

demanda Sémiramis avec une angoissenon feinte.

Adam s’apprêtait à répondre quandAlbert posa la main sur son bras pourmieux lui ravir la parole :

“Il faut savoir que pour notre ami, quiest plus français que les Français, lavaleur suprême est la laïcité. Si lemonde s’en écarte, s’il revient vers lareligion, c’est qu’il est en régression.”

“Pas pour toi ?” riposta l’intéressé.“Pour moi, les choses ne sont pas

aussi tranchées. Dans un monde dominépar le veau d’or, je ne suis pas sûr que

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la priorité des priorités soit d’expulserDieu. C’est le veau d’or qu’il fautcombattre, c’est lui qui constitue la piremenace pour la démocratie comme pourtoutes les valeurs humaines. Lecommunisme avait asservi les hommesau nom de l’égalité, le capitalisme est entrain de les asservir au nom de la libertééconomique. Hier comme aujourd’hui,Dieu est un refuge pour les vaincus, leurultime recours. Au nom de quoivoudrais-tu les en priver ? Et pour leremplacer par quoi ?”

Ses propos, aussi interrogatifs qu’ilsfussent, avaient une tonalité de sentencefinale. Ils furent suivis d’un long silenceque Sémiramis finit par rompre pour

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tenter, sans grand succès, de relancer ledébat sur une autre piste.

“Adam nous disait l’autre jour qu’il yavait eu, au vingtième siècle, deuxcalamités majeures : le communisme etl’anticommunisme.”

“Et au vingt et unième, il y aura aussideux calamités majeures : l’islamismeradical, et l’anti-islamisme radical”,prédit l’historien. “Ce qui, n’en déplaiseà notre éminent futurologue, nous prometun siècle de régression.”

“Ne les écoute pas, Dolorès !”chuchota Sémiramis à l’oreille del’étrangère, mais assez haut pour quechacun l’entende. “Ils sont déprimants,nos trois compagnons. Ils ont quitté le

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pays au premier coup de feu, etma i n t e na n t ils nous prédisentl’apocalypse pour justifier le fait d’êtrepartis.”

“Moi, ce n’est pas pour ce pays que jeprédis l’apocalypse, c’est pour laplanète entière !” se défendit Adam.

Ce qui lui valut, de la part de sacompagne, un regard ahuri.

“Ah, tu me rassures”, dit-elle, “jecommençais à m’inquiéter.”

Les cinq convives se remirent à rire,un long moment. Plus personne n’avaitenvie de parler. Puis il y eut un silence.Après quoi Naïm, qui ne plaisantait passur les arts de la bouche, demanda à sescompagnons, du ton le plus grave :

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“Vous croyez que le barman d’icisaura faire une caipirinha ?”

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Le seizième jour

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1

Cette journée de mai devait être celledes retrouvailles. Elle aura été celle del’ultime séparation, et de l’ultimedispersion.

Adam avait prévu un déroulementprécis, qu’il avait couché sur papier,sans doute pour se clarifier les idées.

Nous nous retrouverons dans lapetite maison de Sémi vers midi, etpas plus tard que midi trente. SiRamzi se joint à nous, je lelaisserai prononcer quelquesparoles œcuméniques, puis je feraiun discours de bienvenue. Cela

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peut paraître déplacé pour uneréunion d’amis, mais il vaut mieuxprocéder ainsi afin de donner leton, afin que les personnesprésentes se mettent en tête qu’il nes’agit pas d’une occasionordinaire.

Ramez m’a promis d’apporteravec lui une sorte de plaquettequ’il a fait préparer au bureau parsa fille, rassemblant unequarantaine de photos, la plupartanciennes, où l’on voit, m’a-t-il dit,toutes les personnes qui seront là,ainsi que les deux disparus,Mourad et Bilal. Il en offrira unexemplaire à chacun, marqué :

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“Convention des 5 et 6 mai 2001,Auberge Sémiramis.” Cetteappellation pompeuse conférera ànotre réunion encore plus desolennité. Mais pourquoi pas ? Lachose ne me déplaît pas.

Délicate attention, Ramez a tenuà ce que Dolorès ne soit pasabsente de l’album. Je n’avais surmoi aucune photo d’elle, mais Sémien a trouvé une, prise à Paris lejour où elle était venue dîner cheznous. Elle nous représente tous lestrois, bras dessus bras dessous,joues collées ; une proximité quiacquiert pour nous, au regard denos récentes “péripéties” intimes,

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une bien curieuse résonance.Dunia et Ramez vont partir de

chez eux par avion aux aurores. Jeleur fais confiance, ils arriverontici les premiers, bien qu’ilsviennent de plus loin que tous lesautres.

Albert a promis de se fairedéposer ici par son “père adoptif”à midi pile ; je lui fais confiance, àlui aussi.

Nidal m’a encore confirmé qu’ilviendrait, et qu’il ne serait pas enretard. Je n’ai aucune raison d’endouter, les militants arriventtoujours à l’heure. Sémi continue àpenser que j’ai eu tort de

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l’inviter… Elle a tout de mêmeacheté, à son intention, un pack debière sans alcool.

Tania, en revanche, n’est jamaisà l’heure, m’a-t-on dit. Au regardde son comportement de cesderniers jours, je devrais presquem’en réjouir ; mais je ne me voispas prononcer mon allocution debienvenue avant qu’elle ne soit là.C’est elle, après tout, qui est àl’origine de cette réunion. On verrabien…

La personne dont l’absencem’affecterait le plus, ce serait lefrère Basile. Lui, plus que toutautre, pourrait hisser cette

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rencontre vers d’autres altitudes.Pas seulement par les propos qu’iltiendra, et qui ne risquent pas des’égarer dans les futilitésquotidiennes ; mais déjà par le faitde venir, et par l’effet de sa venuesur les autres, notamment surRamez et sa femme. Il y auraforcément entre eux quelquesreproches, quelques repentirs, etaussi quelques larmes, sans doute ;mais je suis persuadé qu’ils sequitteront réconciliés.

La présence du moine nousapporterait donc à la fois unestimulation intellectuelle et uneintensité affective. Encore faut-il

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qu’il vienne… Contrairement auxautres, il ne me l’a pasformellement promis. Il a dit“Peut-être” et “Tu as bien fait deles réunir”, mais je n’ai pas lesentiment qu’on va le voir arriverde lui-même. Et je ne crois pas nonplus que ce serait une bonne idéede l’appeler. Je suis presque sûrqu’au téléphone il trouverait unprétexte pour se défiler.

La seule manière de procéder, ceserait que j’aille moi-même lechercher avec l’irremplaçableKiwan ; sans l’en avertir, et enm’appuyant seulement sur notredernière conversation, au bord du

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labyrinthe. S’il voit que j’ai faittout le trajet pour aller le prendre,il aura honte de me laisser repartirbredouille, il fera taire sesappréhensions, il viendra.

Pour cela, il faudrait prendre laroute très tôt. Que nous soyons aumonastère à neuf heures et demie,et que nous en repartions avant dixheures pour revenir à l’hôtel unpeu avant midi. Ce qui nous obligeà partir d’ici vers sept heures etdemie.

Dolorès m’a dit qu’ellem’accompagnerait.Mais sa compagne allait y renoncer.

Ils étaient rentrés très tard du restaurant,

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vers deux heures du matin. Lorsque leréveil avait sonné, à six heures trente,elle n’avait pas bougé. Lui seul s’étaitlevé. Il lui avait touché l’épaule, deux outrois fois, très doucement. Sans ouvrirles yeux, elle avait demandé quelleheure il était. Il le lui avait dit. Elleavait grogné, puis elle s’était rendormie.

Adam s’était alors rasé, il avait prissa douche, il s’était habillé, puis il étaitrevenu se pencher au-dessus d’elle pourdéposer sur ses lèvres un baiser. Commepar réflexe, elle avait levé les bras pourl’enlacer. Puis elle l’avait lâché. Il étaitparti.

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2

Quand Adam arriva au monastère, lefrère Basile avait ses affaires prêtes. Laveille, il avait dit aux moines qu’il allaitprobablement s’absenter, et qu’ilrentrerait dimanche soir.

Son ami voulait lui prendre sonbagage, mais il insista pour le porter lui-même. De toute manière, ce n’étaitqu’une sacoche en cuir, manifestementtrès légère.

De ce qui s’est passé dans l’heure qui

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a suivi, on ne sait pas grand-chose,aucun témoin n’en a parlé, on en estréduit à comparer les hypothèses.

Les faits bruts, c’est que l’automobileappartenant à Sémiramis a eu unaccident, que le chauffeur et l’un despassagers ont trouvé la mort, et que letroisième occupant a été grièvementblessé – à l’heure où sont écrites ceslignes, il n’a pas encore reprisconnaissance.

On pense que le véhicule a quitté laroute très brusquement, qu’il a fait untonneau ou deux avant de bondir, enquelque sorte, dans le vide. Il est allés’écraser sur un rocher, en contrebas.Ensuite, il a explosé, et le feu s’est

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propagé aux broussailles.Deux corps ont été retrouvés,

calcinés, à l’intérieur de l’épave.“Kiwan Y., chauffeur, 41 ans” et “RamziH., ingénieur, 50 ans”, dira le rapport dela gendarmerie. Aucune mention du frèreBasile. “Adam W., enseignant, 47 ans”gisait inanimé à une quinzaine de mètresde là, éjecté du véhicule ; sans douteavait-il ouvert la portière pour essayerde se sauver.

Personne n’a vu l’accident seproduire, personne n’a entendul’explosion, et l’incendie s’est éteint delui-même sans qu’il ait été signalé. Ilfaut dire que ce coin de la montagne, àdix kilomètres du monastère des Grottes,

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est aride, pierreux, vallonné et peufréquenté.

On ne peut exclure qu’un témoin ait vul’accident, et qu’il ait gardé le silence.Si la voiture a fait une embardée, c’étaitpeut-être pour éviter une autre voiture.Dans ce cas, le chauffeur de celle-ciaurait sa part de responsabilité dans ledrame, et il a pu choisir de ne pas semanifester. Mais ce n’est pas la seulehypothèse possible. Kiwan a pu vouloiréviter un animal – un renard, parexemple, ou un chacal, ou un chien.

Adam ne reprochait-il pas auchauffeur de l’hôtel cette politesse trèsdéplacée qui l’amenait à se retournervers son interlocuteur lorsqu’il lui

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parlait, et de quitter des yeux la route ?On ne peut exclure que le drame se soitdéclenché ainsi. Mais ce n’est là quepure spéculation, et il est fort possibleque l’on ne sache jamais le fin mot del’histoire. “… a quitté la route pour uneraison indéterminée, au lieu dit al-Sanassel”. L’enquête des gendarmesn’ira pas plus loin.

Les amis d’Adam ne s’étaient pas

inquiétés tout de suite.Ils étaient tous arrivés à l’heure, et

même un peu avant. Sémiramis les avaitreçus dans sa maison particulière,décorée dans des tons chaleureux à

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dominante rouge, ocre, et terre deSienne ; et relativement spacieuse, mêmesi sa propriétaire la qualifiait de petitepar opposition à la grande bâtissetransformée en hôtel.

Dans la vaste pièce carrée qui servaitde séjour, les murs étaient habillés delivres, et le sol de tapis persans en deuxou trois épaisseurs. Les fauteuils et lescanapés étaient vieux et dépareillés,mais leurs couleurs étaientharmonieuses, et leurs coussinsmoelleux et accueillants.

Les amis étaient censés se rassemblerlà juste pour un verre de bienvenue,avant de se rendre au dernier étage del’auberge, où Sémiramis avait fait

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préparer à leur intention un somptueuxrepas.

Un peu avant midi trente, Dolorès

avait appelé Adam pour savoir s’il étaitencore loin. Son téléphone ne répondaitpas. Elle avait essayé plusieurs fois ;puis, au bout d’un quart d’heure, elleavait demandé à Sémiramis si elle avaitle numéro du chauffeur. Celui-ci nerépondait pas non plus. Ramez lesrassura en disant que la voiture setrouvait peut-être dans une zone où le“cellulaire” fonctionnait mal. C’étaitplausible, et cela en rassuraeffectivement certains. Mais pasDolorès. Il était déjà une heure trente-

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cinq, et elle connaissait suffisammentson compagnon pour savoir qu’il avaithorreur d’arriver en retard. Surtout pourune occasion comme celle-là, pour cesretrouvailles qu’il avait lui-mêmeorganisées !

Il est vrai qu’au début, Adam necroyait pas trop aux chances de ceprojet. Les premières lettresd’invitation, il les avait surtout écritespour consoler la veuve de Mourad, etpour apaiser ses propres remords. Ilavait été surpris de l’enthousiasme desamis, et de la rapidité avec laquelle ilsavaient pris leurs dispositions pourvenir.

Que ces personnes éparpillées par la

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guerre comme par les aléas de la vie,qui se trouvaient à présent sur quatrecontinents différents, qui évoluaient dansd i v e r s e s sphères professionnelles,politiques ou spirituelles, et qui nes’étaient plus réunies depuis un quart desiècle, se soient toutes montrées prêtes àconverger ainsi, sur un signe de lui, verscet hôtel de montagne – a posteriori, onpeut trouver la chose compréhensible ;mais au moment de rédiger ses lettres, ilne s’y attendait pas.

Il faut croire qu’il y avait, chez euxtous, un puissant désir de renouer les filsavec leurs amis d’autrefois ; et aussi,bien sûr, à travers ces amis, avec leurvie d’avant. Avant la guerre, avant la

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dispersion, avant la décomposition deleur société levantine, avant ladisparition des êtres qu’ils avaientaimés. Peut-être Albert avait-il raisonde dire, comme il l’a fait dans une lettre,que si les amis ne s’étaient plus jamaisréunis depuis l’époque de l’université,c’était à cause de Mourad. “Se réuniravec lui était devenu impensable, seréunir sans lui n’aurait eu aucun sens.[…] sa disparition est la circonstanceidéale qui nous permettra enfin de nousretrouver”, avait-il écrit.

Quelle qu’en soit l’explication, lerêve était en train de se réaliser… maisil était également en train de sefracasser. Au figuré comme au propre.

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Sur les dix personnes prévues, huitétaient là avant l’heure, impatientes devoir arriver l’ “ordonnateur” pour que laséance puisse commencer. OutreSémiramis, Dolorès et Naïm, quirésidaient sur place, le premier arrivéfut Albert, suivi de Ramez et Dunia ;Nidal arriva à midi trente tapant,silencieux, réservé, et se demandantmanifestement encore ce qu’il venaitfaire dans cette galère de mécréants ;Tania arriva vers treize heures, jovialeet volubile dans sa robe de deuil. Nemanquaient plus qu’Adam et le frèreBasile.

C’est vers quatorze heures trente que

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l’inquiétude devint panique. Ramez seleva. “Il faut que nous allions voir où ilssont !” Une minute plus tard, deuxvoitures s’ébranlaient. La sienne, où ilemmena Dunia et Dolorès ; et celle deNidal, qui prit avec lui Albert, ainsi quele maître d’hôtel, Francis, qui étaitinquiet pour son frère et qui était le seulparmi eux à bien connaître la route, vuque Sémiramis devait rester sur place.Tania et Naïm choisirent de demeurer ensa compagnie.

Les deux voitures n’arrivèrent au lieumaudit qu’au bout d’une heure. Un

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attroupement s’était formé – desvéhicules arrêtés au bord de la route,des gens qui gesticulaient en montrant dudoigt le fond de la vallée, d’où s’élevaitune fumée peu épaisse. D’autrespersonnes se trouvaient déjà en bas,certaines en uniforme kaki.

“Je suis venu à la rencontre d’unfantôme d’ami, et je suis déjà unfantôme moi-même”, avait écrit Adamle jour de son arrivée. Il ne croyait passi bien dire, hélas. Ceux qui l’ont vuétendu sur son lit d’hôpital, sans visage,sans regard, raide et tout blanc dans sesbandages, avaient effectivement lesentiment de contempler un fantôme.

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Dans son ultime carnet, que l’onretrouvera sur lui, il avait rempli denombreuses pages en date du vendredi4 mai, et quelques-unes même en date dusamedi 5 – celles-ci écrites sans doute àson retour de la soirée au Code civil.

J’attendrai que la dernièrepersonne soit arrivée, et que noussoyons passés au restaurant, avantde demander le silence pourprendre formellement la parole,debout, mon texte sous les yeux.Comme nous ne serons qu’unepetite dizaine d’amis autour d’unetable garnie, je me sens obligé deprétendre, en guise de préambule,

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que je ne ferai pas tout un discours.C’est pourtant très exactement ceque j’ai l’intention de faire. Ayantécrit aux uns et rencontré lesautres pour les persuader de venir,il serait approprié que je leurredise, avec un brin de solennité,pourquoi il était important quenous nous retrouvions après tantd’années d’éloignement, et de quoinous devrions nous entretenir.

Je parlerai en français, pour queDolorès ne se sente pas exclue. Etaussi parce que c’est dans cettelangue que je m’exprime avec leplus d’aisance après tant d’annéesd’enseignement à Paris.

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Mes premières paroles serontforcément les plus conciliatrices.Plus tard – à l’heure du dîner, oudans la journée de dimanche –j’aborderai, puisqu’il le faut, lessujets qui fâchent.

“Ce qui nous réunit”, je dirai,“c’est d’abord le souvenir de ceuxqui nous ont quittés. La disparitionprématurée de Mourad est venuenous rappeler combien nousaurions dû rester proches les unsdes autres, et combien nous noussommes éparpillés. Aucunepersonne n’a autant contribué ànous rassembler, du temps où nousavions vingt ans, et c’est encore à

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lui que nous devons d’êtrerassemblés aujourd’hui. A lui, et àTania, qui m’a fortement incité àvous convier à ces retrouvailles.Lesquelles me paraissaient, jel’avoue, quasiment impossibles àorganiser, surtout à si brèveéchéance. Je voudrais surtout laremercier d’avoir surmonté sondeuil pour venir partager avecnous non seulement nos larmes denostalgie, mais également nosinévitables rires. D’avance je dédietoutes ces larmes et tous ces rires àceux qui sont partis.

“Le premier étant Bilal. Ceuxd’entre nous qui l’ont connu ne

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pourront jamais l’oublier. Souventje repense à lui, à nos promenades,à nos discussions, à son regard, àsa voix. Jusqu’à ce jour, et malgréle passage des ans, il y a encoredes histoires que j’ai envie de luiraconter, des textes que j’ai enviede lui faire lire, des sujets que j’aienvie de discuter avec lui, que je nepourrais discuter qu’avec lui, et jemaudis les circonstances qui l’ontfait disparaître si tôt. Ce n’est pasNidal qui me contredira. S’il aaccepté de se joindre à nous, c’estparce que j’ai mentionné le prénomde son frère. Bien des choses nousséparent, mais nous seronstoujours liés l’un à l’autre par le

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souvenir d’un futur écrivain fauchépar un obus au commencement dela guerre.

“Je me demande parfois cequ’aurait été son œuvre littéraires’il avait eu le temps de s’y atteler.Avait-il le talent de ces poètes et deces romanciers que nous admirionsensemble ? J’ai envie de le croire.Ce dont je suis absolument certain,c’est qu’il avait le tempéramentd’un écrivain, et qu’il en avaitaussi les lubies.

“L’une de ces lubies serapportait à moi. Quand il avaitentendu mon prénom pour lapremière fois, il ne m’avait pas

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demandé des nouvelles d’Eve,comme tant de personnes nepeuvent s’empêcher de le faire.Mais il s’était apparemment promisde me parler désormais comme sij’étais l’autre Adam, l’ancêtre, etque j’avais en mémoire toutel’histoire des humains.

“J’aurais pu m’agacer de cetteplaisanterie, d’autant qu’il yrevenait inlassablement à chacunede nos rencontres. Mais ce n’estpas ainsi que je réagissais. Cetteattention particulière me flattait.De plus, son insistance m’amenaità méditer sur le sens des noms, etsur le destin qui s’y attache. On

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s’habitue si vite à son prénomqu’on ne songe plus guère à sasignification ni à la raison pourlaquelle on le porte.”Adam évoquait ensuite, sur plusieurs

paragraphes, les prénoms des personnesqui devaient être réunies autour de latable, avec un mélange d’érudition et defantaisie, et non sans quelques sailliesbouffonnes. Il reprenait ainsi la formulede la Hanum, selon laquelle “Naïm estl’autre nom du Paradis”. Il expliquaitque Bilal était un affranchi d’Abyssinie,dont le Prophète appréciait la voix, etdont il avait fait son premier muezzin ;ajoutant qu’à Java, “même de nos jours,tout muezzin est encore appelé Bilal”. Il

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faisait un détour par Sémiramis, “reinemythique de Mésopotamie, et qui était– déjà – vénérée comme une déesse”, etl’on imagine qu’il aurait adressé, au mot“déjà”, un clin d’œil à sa châtelaine ;puis par Mourad, “le Désiré, leConvoité, un nom inventé dans lescercles mystiques pour évoquer le Très-Haut, et que les Européens du MoyenAge prononçaient Amourath”; avant des’étendre sur l’origine mariale deDolorès, et sur l’étymologie germaniqued’Albert – noble et illustre. Sans oublierBasile, qui veut dire “roi” ou“empereur” – “pas le prénom le plushumble à porter pour un moine”.

En arrivant à son propre prénom,

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Adam avait commencé par renvoyerl’orateur qu’il allait être à un texte qu’ilavait écrit deux jours plus tôt.

Voir, en date du 3 mai, lepassage commençant par “Je portedans mon prénom l’humaniténaissante, mais j’appartiens à unehumanité qui s’éteint…” ; il mesemble convenir à l’occasion.Mais, aussitôt, il s’était ravisé.

Ayant parcouru à nouveau ce

texte, je suis moins sûr de vouloirle lire à mes amis. Certainementpas le premier jour, en tout cas. Ilne s’agit pas d’un texte d’ouverture

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et d’accueil, mais de clôture etd’adieu. A quoi cela servirait-il queje leur dise : “A moi incombe ladétestable tâche de reconnaître lestraits de ceux que j’ai aimés, puisde hocher la tête pour qu’onrabatte les couvertures. Je suis lepréposé aux extinctions…” ?

La fin est un peu moins sinistre.“Ma grande joie est d’avoirretrouvé, au milieu des eaux,quelques îlots de délicatesselevantine et de sereine tendresse.Ce qui me redonne, pour l’instantdu moins, un nouvel appétit devivre, de nouvelles raisons de mebattre, peut-être même un

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frémissement d’espoir. Et à pluslong terme ? A long terme, tous lesfils d’Adam et d’Eve sont desenfants perdus.”

Je pourrais m’arrêter à“espoir”, et garder pour moi lespropos qui suivent.

Non ! A la réflexion, il mefaudrait un épilogue plus matinal,plus vigoureux, susceptibled’enclencher les débats. Il faut queje prenne le temps d’y réfléchir, jele trouverai…Cet épilogue différent, Adam ne l’a

écrit nulle part. Peut-être était-il en trainde le composer dans sa tête lorsque lavoiture a quitté la route. On ne le saura

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que le jour où il reprendra connaissance.Cela arrivera-t-il ? Les médecins ne

se prononcent pas. Ils disent qu’ilrestera longtemps entre la vie et la mort,avant de basculer d’un côté ou del’autre.

Dolorès, qui l’a fait transporter paravion médicalisé dans une cliniqueparisienne, et qui est constamment à sonchevet, préfère dire qu’il est en sursis.“Comme son pays, comme cetteplanète”, ajoute-t-elle. “En sursis,comme nous tous.”