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7/17/2019 Philippe Ariès [=] Apprivoiser la mort http://slidepdf.com/reader/full/philippe-aries-apprivoiser-la-mort 1/26  hili e Ariès A PPRIVOISER LA MORT  

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Critère, 1975 =

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  hili e Ariès

APPRIVOISER

LA MORT 

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Philippe Ariès n’est pas professeur. C’est

sans doute ce qui explique cette sérénité grâce à

laquelle il peut parler de la mort sans morbidité.En tant qu’historien des mentalités, c’est

toutefois de la vie qu’il a d’abord parlé. Il s’est

beaucoup intéressé au problème de

l’interventionisme rationnel dans lesphénomènes vivants, problème qui s’étend

depuis la limitation artisanale des naissances

 jusqu’à la manipulation génétique. En ce qui

concerne les circonstances historiques entourantla généralisation des techniques contraceptives

en Europe, il a écrit, dans Histoire des

Populations Françaises , des pages du plus haut

intérêt tant pour le spécialiste des sciences

humaines que pour le profane qui veut tout

simplement mieux comprendre sa propre vie.

On a dit de Philippe Ariès qu’il fut le Darwin de

la mort. Il a en effet décrit la façon dont elle a

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[2]

évolué dans les mentalités au cours du second

millénaire.

Extrait

Comme l’acte sexuel, la mort est désormais

de plus en plus considérée comme une

transgression qui arrache l’homme à sa vie

quotidienne, à sa société raisonnable, à son

travail monotone, pour le soumettre à unparoxisme et le jeter alors dans un monde

irrationnel, violent et cruel. Comme l’acte

sexuel chez le marquis de Sade, la mort est

une rupture. Or, notons-le bien, cette idée de

rupture est tout à fait nouvelle. Dans nos

précédents exposés, nous avons voulu aucontraire insister sur la familiarité avec la

mort et avec les morts. Cette familiarité

n’avait pas été affectée, même chez les riches

et les puissants, par la montée de la

conscience individuelle depuis le XIle siècle.

La mort était devenue un événement de plusde conséquence; il convenait d’y penser plus

particulièrement. Mais elle n’était devenue ni

effrayante, ni obsédante. Elle restait

familière, apprivoisée. Désormais, elle est

une rupture. Cette notion de rupture est née

et s’est développée dans le monde des

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phantasmes érotiques. Elle passera dans le

monde des faits réels et agis. Bien sûr, elle

perdra alors ses caractères érotiques, ou du

moins ceux-ci seront sublimés et réduits dans

la Beauté. Le mort ne sera pas désirable,

comme dans les romans noirs, mais il sera

admirable par sa beauté: c’est la mort, que

nous appellerons romantique, de Lamartine

en France, de la famille Brontë en Angleterre,

de Mark Twain aux Etats-Unis. (P. Ariès,

Histoire de la Mort en Occident ).

La mort est à la mode. Mais Philippe Ariès

avait devancé la mode. Il a commencé ses

recherches immédiatement après la guerre. Ilprépare un ouvrage monumental sur l’histoire

des attitudes devant la mort en Occident.

L’ouvrage pourtant remarquable qu’il vient de

faire paraître aux éditions du Seuil, Histoire de

la Mort en Occident , 1975, ne doit être

considéré que comme une introduction à

l’ouvrage principal.

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CRITÈRE. Philippe Ariès, d’où vient, selon vous,

l’intérêt subit des occidentaux pour la mort?

C’est une histoire longue et curieuse. Voiciune anecdote amusante qui la résume assez

bien. Vous avez sans doute entendu parler de

cet éditeur américain tout à fait excentrique,

Mrs Knopf. Elle était couverte de perles, elleavait les ongles longs... Elle venait fréquemment

en France dans les années qui ont suivi la

guerre. J’avais déjà moi-même commencé à

m’intéresser aux attitudes devant la mort. J’ai un jour demandé à Mrs Knopf, que je rencontrais

fréquemment, si un ouvrage sur les attitudes

devant la mort pourrait intéresser les

américains. Elle a paru très étonnée par maquestion et sa réponse a été, bien entendu,

négative. J’ai rencontré la même Mrs Knopf à

New York en 1965. Bien des choses avaient

changé. Je lui ai posé la même question. Elle

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m’a répondu; ça nous intéresse beaucoup.

C’était l’époque du film The Loved One , tiré du

roman de Evelyn Waugh. 1965 a donc étél’année charnière.

Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à

cette question avant tout le monde, avant même

les américains?

 Je me suis d’abord intéressé aux cimetières

et au culte des tombes. Je me suis posé une

question très simple. Dans ma jeunesse, je

faisais fréquemment le pèlerinage de novembreau cimetière. Nous allions, à la Toussaint

surtout, fleurir les tombes de nos parents

décédés. Je me suis demandé d’où venait ce

culte. On a souvent, à tort, l’impression que leschoses de ce genre sont éternelles, qu’il y a dans

ce domaine une espèce d’immobilité. Or je me

suis vite rendu compte que le culte des

tombeaux que nous pratiquons en France est

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très récent. A la Toussaint, dans l’ancienne

société, il n’y avait pas de visite au cimetière,

comme il y en a encore maintenant. Mais il yavait, par exemple, des capucins qui se

promenaient dans les rues, en faisant la quête, et

qui chantaient des De Profundis   pour les

parents décédés de ceux qui leur faisaientl’aumône. C’est seulement au XIX e  siècle que

tout a commencé. Et le phénomène n’était pas

limité à ceux qui avaient la foi. Au XIX e siècle,

on va au tombeau même si on ne croit à rien. Vous comprenez facilement pourquoi mon

intérêt s’est étendu à tout ce qui concerne les

attitudes devant la mort. J’ai été en quelque

sorte piégé par la mort.

N’avez-vous pas été influencé à cette époque par

le grand ouvrage de Huizinga, L’automne du

Moyen-Age, dont vous parlez fréquemment?

Oui, j’ai beaucoup admiré l’ouvrage de

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Huizinga. Il a eu beaucoup d’influence sur les

historiens de ma génération. Mais en ce qui

concerne la mort, ce livre ne contient que desétudes partielles. Au moment où j’ai commencé

mes recherches, il n’existait d’ailleurs que des

études partielles et ponctuelles du même genre.

 J’ai voulu contester les préjugés concernantl’immobilité, faire apparaître la continuité.

Vous êtes en quelque sorte le Darwin de la mort.

 A l’heure actuelle, le plus grand ouvrage surla question est celui de Louis-Vincent Thomas.

Cet ouvrage est aride par certains côtés, mais

extrêmement sérieux, fondamental. Jean Ziegler,

dont on parle beaucoup à l’heure actuelle, a été

très influencé par les travaux de Louis-Vincent

Thomas. Mais revenons à la question des

préjugés concernant l’immobilité, je veux

préciser ma pensée. Comment restituer la

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continuité? Il fallait d’abord que je fasse

apparaître le fond d’immobilité.

Quel est ce fond d’immobilité, ce fond commun à

toutes les époques?

C’est, incontestablement, la mort

apprivoisée. Pendant plus d’un millénaire,

depuis le VIe siècle après Jésus-Christ jusqu’à la

Renaissance, on peut dire que la mort ne faisait

pas peur aux gens. Elle était l’un des grands

moments de la vie.

Comment mouraient les chevaliers de la

chanson de geste ou des plus anciens romans

médiévaux? D’abord, ils sont avertis. On ne

meurt pas sans avoir eu le temps de savoir

qu’on allait mourir. Ou alors c’était la mort

terrible, comme la peste ou la mort subite, etil fallait bien la présenter comme

exceptionnelle, n’en pas parler.

Normalement donc, l’homme était averti. [...]

A Roncevaux, Roland “sent que la mort le

prend tout. De sa tête, elle descend vers le

coeur.” Il “sent que son temps est fini”.

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Tristan “sentit que sa vie se perdait, il comprit

qu’il allait mourir.” (...) “Quand lseult retrouve

Tristan mort, elle sait qu’elle aussi va mourir.

Alors elle se couche près de lui, elle se tourne

vers l’Orient.” (P. Ariès, Histoire de la Mort en

Occident )

Les cas que vous citez ne sont-ils pas

exceptionnels? Les gens avaient-ils tous le temps

et le bonheur de prendre la position du gisant etde se tourner vers l’Orient?

Non, il ne s’agit pas de cas exceptionnels.

Les exemples que je vous donne illustrent une

attitude générale. Pensez à la fin tragique dugénéral Franco. A une autre époque, il serait

mort à la suite de sa première attaque, quelques

heures ou, au plus, quelques jours plus tard. Il

aurait sûrement considéré cette première attaquecomme une prémonition. L’archevêque de

Saragosse serait alors venu avec le manteau de

Notre-Dame del Pilar. Franco serait mort,

comme la nature le voulait sans doute, et on

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aurait assisté à une cérémonie traditionnelle.

Mais nous sommes en 1975. Les médecins sont

intervenus. Et l’archevêque de Saragosse, demême que Don Juan Carlos, qui avaient été

appelés, ont dû repartir. Ils ne pouvaient pas

rester indéfiniment auprès de Franco. Il y a dans

 votre littérature de très beaux exemples de mortapprivoisée, Je pense au père Didace dans le

roman de Germaine Guévremont intitulé Marie- 

Didace. Il fait sa confession de vive voix! A cette

époque, on attendait la mort, on la sentait venir. Aujourd’hui, sous l’influence de la médecine, on

lutte contre elle.

Que pensez-vous du jugement rendu dans le cas

de la petite américaine, Karen, dont on a prolongél’existence artificiellement? On a donné raison aux

médecins.

En légalisant l’euthanasie dans ce cas, les

 juges auraient ouvert la porte à des abus. En

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tant que médecin cependant mon attitude aurait

été très différente. J’aurais sûrement trouvé le

moyen de débrancher l’appareil. Je pense quedans des cas semblables il faudrait pouvoir s’en

remettre au médecin, à son bon sens et à sa

bonté. Le médecin peut se permettre bien des

choses qui, dans la perspective où se situe le juge, sont impossibles. Vous savez comment les

choses se passaient en France au XIX e  siècle,

quand les gens mouraient encore à la maison?

Le médecin venait. Il donnait au début un peude morphine au patient pour rendre sa

souffrance plus tolérable. Quand il constatait

que le malade risquait de devenir une charge

trop lourde pour sa famille et que, de toute

évidence, son mal était irréversible, le médecin

donnait une dose de morphine un peu plus

forte, sans même le dire à la famille, mais, bien

entendu, avec son consentement tacite. Il

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s’agissait, en quelque sorte, d’une euthanasie

familiale. Une telle euthanasie n’est

malheureusement plus possible dans leshôpitaux. Autour des mourants, dans les

hôpitaux, on se surveille. On n’ose pas donner

une dose de morphine plus forte, ou

l’équivalent, de peur d’être dénoncé.What happens in a changing field of medi-

cine, where we have to ask ourselves whether

medicine Is to remain a humanitarian and re-

spected profession or a new but depersonal-

ized science in the service of prolonging life

rather than diminishing human suffering?

Where the medical students have a choice of

dozens of lectures on RNA and DNA but less

experience in the simple doctor-patient rela-

tionship that used to be the alphabet for eve-

ry successful family physician? What happens

in a society that puts more emphasis on 10and class-standing than on simple matters of

tact, sensitivity, perceptiveness, and good

taste in the management of the suffering? ln

a professional society where the young medi-

cal student is admired for his research and la-

boratory work during the first years of medi-

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cal school while he is at a loss for words when

a patient asks him a simple question? If we

could combine the teaching of the new scien-

tific and technical achievements with equal

emphasis on interpersonal human relation-

ships we would indeed make progress, but

not if the new knowledge is conveyed to the

student et the price of less and less interper-

sonal contact. What is going to become of a

society which puts the emphasis on numbers

and masses, rather than on the Individualwhere medical schools hope to enlarge their

classes, where the trend is away from the

teacher-student contact, which is replaced by

closed-circuit television teaching, recording,

and movies, all of which can teach a greater

number of students in a more depersonalizedmanner? (Elisabeth Kübler-Ross, On death

and dying , pp. 11-12).

La mort dans les hôpitaux serait dont une mort

concentrationnaire? Les équipes soignantes sem-

blent former des petites collectivités traquées.

Mais il faut dire que c’est dans des équipes

soignantes des Etats-Unis que le mouvement

actuel a commencé. On a constaté qu’il y avait

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des situations vraiment intolérables. Il faut citer

à ce sujet l’histoire célèbre d’Elisabeth Kübler-

Ross, américaine d’origine hongroise. Médecin,elle occupait des fonctions importantes dans un

hôpital. Choquée par le silence dont on

entourait la mort, elle a voulu réagir. Elle a eu

beaucoup de peine à parvenir auprès d’unmourant; on lui faisait des difficultés telles

qu’elle aurait dû normalement conclure que

personne ne mourait dans les hôpitaux. Dans

tous les services auxquels elle s’adressait, on luirépondait toujours: mais, madame, il n’y a pas

de mourants ici! Non seulement il ne fallait pas

parler de la mort, mais il fallait dire qu’il n’y

avait pas de mourants. Elisabeth Kübler-Ross a

quand même fini par en rencontrer un. La

première chose que ce mourant lui a dite, d’un

ton méfiant, est la suivante: “Vous êtes sans

doute, vous aussi, de ceux qui ne veulent pas en

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parler.” Le récit qu’elle a fait ensuite de ses

expériences est devenu très célèbre. Aujourd’hui,

la thanatologie est une science importante auxEtats-Unis.

N’y a-t-il pas eu même quelques excès dans ce

domaine? Il y a quelques années, le Time Magazi-

ne parlait d’un professeur de psychologie améri-cain qui avait apporté un cercueil dans une salle

de cours. Pour aider ses étudiants à vaincre leur

angoisse devant la mort, il les invitait à s’allonger

à tour de rôle dans le cercueil.

La thanatologie ne se réduit pas à cela. Les

gens les plus sérieux s’efforcent tout simplement

de créer des conditions aussi naturelles que

possible pour les mourants. Il y a beaucoup à

faire. Dans les facultés de médecine, c’est là unechose inquiétante, on ne parle pas de la mort

aux étudiants. On ne les prépare en aucune

manière à y faire face. Mais les choses

commencent à changer aussi dans ce domaine.

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 A la faculté de médecine de la Sorbonne, il y a

depuis quelque temps un cours sur la mort.

Quelle est votre position face aux diverses formes

de mort que vous avez étudiées? Que répondriez-

vous si on vous demandait dans quel siècle vous

auriez choisi de mourir?

 Je dois dire que je me sens très près desromantiques. Je suis très préoccupé par ce que

 j’ai appelé dans mon livre la mort de toi , par la

survie des êtres chers qui disparaissent. La mort

romantique aurait été intolérable sansdéfoulement. Mais justement il y avait

défoulement à cette époque.

Peut-on considérer l’intérêt actuel pour la mort

comme un défoulement?

On ne peut pas vraiment dire que nous

assistons à l’heure actuelle à un défoulement

 véritable en Occident. On ne parle de la mort

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que dans les milieux assez restreints de ceux qui

s’intéressent aux sciences humaines. Mais il ne

s’agit pas encore, il s’en faut de beaucoup, d’unintérêt populaire pour la mort.

Dans votre livre, vous insistez sur le fait qu’il y a à

l’heure actuelle une dissociation entre l’échec vi-

tal et l’échec humain. Pourquoi?

L’échec est la loi générale de l’existence, si

l’on peut dire. Quels sont ceux qui peuvent

regarder leur vie sans y voir surtout des échecs?

Mais dans la plupart des cas, l’échec est laconséquence de l’ambition. On a le sentiment

de l’échec dans la mesure où on avait la volonté

de réussir. Un tel échec, toutefois, il faut

souligner ce point, n’est pas, comme la mort, liéà la physiologie et à la biologie; il est lié au

psychologique, au social. On a expulsé la mort

pour jouir de la vie. On a récolté un échec

humain d’un genre nouveau. On constate

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combien les mentalités ont changé à cet égard

quand on songe que les épicuriens avaient des

têtes de morts dans leurs verres à boire. Dansl’ancienne société, la présence de la mort n’était

pas du tout considérée comme étant

incompatible avec le plaisir ou avec le bonheur.

Pensez-vous que l’expulsion de la mort estattribuable à la démesure de l’homme technique,

plus précisément à la démesure médicale?

Le refus de la mort est antérieur à la

médicalisation. Il a commencé par un excès depitié dans la famille. A l’époque romantique, du

moins au début de l’époque romantique, la mort

était une chose dramatique, mais non pas une

chose épouvantable. La famille toutefois va peuà peu retirer au mourant la propriété de sa

propre mort. Auparavant, on n’attendait pas que

le malade soit aux troisquarts mort pour faire

 venir le prêtre. Considérant que ce dernier

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annonçait la mort d’une façon trop violente, on

a retardé de plus en plus le moment de sa

 venue. On a puérilisé les mourants. On peutdire que, par des choses comme la réanimation,

la science médicale a poussé jusqu’à ses

conséquences extrêmes la pitié excessive de la

famille.Peut-on faire un lien entre l’effondrement du

mythe du progrès et l’intérêt actuel pour la mort?

Il faut sans doute faire un lien. Les

médecins sont effectivement très hostiles à la

liberté du mourant et au discours actuel sur la

mort. Ils sont hostiles dans la mesure où ils sont

des hommes du progrès. Bien sûr, ils redoutent,

et non sans raison, qu’on s’empare d’eux pourtuer les gens. L’exemple du nazisme est encore

très proche. Mais par-delà cette crainte légitime,

ils ont une crainte hostile qui résulte du fait

qu’ils sont atteints dans leur sacerdoce de

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savants. La science est un pouvoir absolu. La

liberté du mourant est un phénomène immoral

par rapport à ce pouvoir.

Si vous étiez ministre de la santé dans un pays où

le ministre de la santé aurait tous les pouvoirs,

chez les Morticoles par exemple, que feriez-vous

pour changer l’attitude des gens devant l’appareil

médical, devant la mort?

Rien. Dans un cas semblable, une politique

autoritaire serait tout à fait inefficace. On meurt

comme on vit.Vous ne voudriez pas qu’on commette l’erreur

d’étatiser la mort après l’avoir médicalisée.

Très juste. On meurt comme on vit. Mais

comment vit-on? On ne voit jamais la mort, on

ne voit jamais mourir les gens. Songez que les

généralistes eux-mêmes ne voient plus mourir

leurs patients, puisque ces derniers meurent à

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l’hôpital. Comment dans de telles conditions

avoir une attitude libre devant la mort?

Nous avons fait précédemment allusion à la

continuité et à Darwin. Peut-on dire qu’il y a un

sens à l’histoire de la mort?

Il y en a sans doute un, mais il n’est pas

facile à analyser. Nous entrons ici dans le

domaine très difficile à explorer de la motivation

psychologique. Nous avons l’habitude d’étudier

surtout les motivations morales et économiques.

Quand nous parlons du sens de l’histoire, noussongeons surtout aux motivations de ce type. Il

 y a pourtant des rythmes de l’histoire

psychologique. Ces rythmes, nous les

connaissons mal. Je crois, par exemple, qu’il y aune relation directe entre la conscience de soi et

la conscience de la mort. A l’intérieur de la

conscience de soi, il y a aussi un rythme, des

oscillations. A travers l’histoire, le quant à soi

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 varie, la sociabilité varie. C’est ce qui fait, par

exemple, que la mort est vécue tantôt comme

une chose individuelle, tantôt comme une chosecommune à tous les grands destins collectifs.

L’interdit, dont la mort est l’objet à l’heure

actuelle, est sans discussion possible le signe

d’une crise de l’individualité.Faut-il croire que le mouvement rythmique de

l’histoire psychologique va nous ramener à un

sentiment collectif plus vivant?

Hélas non! Je crois qu’on ne peut pasaffirmer une chose pareille. L’individualité

disparaît, mais elle n’est pas remplacée par une

sociabilité naïve.

McLuhan, et beaucoup d’autres avec lui,

soutiennent ou ont soutenu que l’humanité

actuelle rappelle le moyen-âge.

 Je n’ai pas beaucoup pratiqué McLuhan. Il

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considère, semble-t-il, l’audio-visuel comme une

forme de l’oralité. L’audio-visuel marquerait

donc selon lui le retour de l’humanité versquelque chose de semblable aux sociétés orales

d’autrefois, Je ne suis pas de cet avis. L’audio-

 visuel relève de techniques avancées. Or l’oralité

est quelque chose d’étranger à la technique. Je dirai en conclusion que tous les

problèmes liés aujourd’hui à la mort marquent

la fin de l’individu. On ne peut pas penser à soi

si on ne pense pas à la mort. Se penser soi-même, c’est penser sa mort. Mais la fin de

l’individu ne coïncide pas avec le retour de la

collectivité. Les phénomènes collectifs nouveaux

ne sont que des prothèses.

Prométhée remarque d’abord qu’en ce qui

concerne les hommes il a des mérites infinis.

Car il a fait en sorte qu’ils ne savent pas

quand ils doivent mourir. Et en cela, Pro-

méthée s’explique: l’ai transformé toute leur

existence en leur apprenant à observer les as-

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[25]

qui pense. Car qu’est-ce que penser? C’est

prendre des distances, être dégagé des traits

instinctifs de la vie naturelle. En ce sens, c’est

une sorte de liberté, non cette liberté, dont

nous jouissons, de pouvoir transformer notre

conduite en arbitraire, mais une liberté que

nous ne pouvons détourner de nous-mêmes,

même si nous le voulions. Notre thèse devi-

ent alors que la liberté de la pensée est la

vraie raison pour laquelle la mort a une in-

compréhensibilité nécessaire. (Sens etExistence , in Hommage à Paul Ricoeur , Paris,

Seuil, 1975).

Propos recueillis par Jacques Dufresne

CRITERE, no 13 (1975)