peu/un peu le ‘minimalisme’ malade de l'argumentativisme

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Journal of Pragmatics 10 (1986) 44443 North-Holland 441 PEU/UN PEU Le ‘Minimalisme’ Malade de I’Argumentativisme Benoit DE CORNULIER * Pour prouver que d’une man&e gCn&ale les valeurs argumentatives des Cnonds ne dtrivent pas des valeurs quantitatives, Jean-Claude Anscombre et Oswald Ducrot rappellent ci-dessus (pp. 435-440) l’exemple, qu’ils ont souvent citk et comment& de peu et un peu. D’abord ils posent les valeurs argumenta- tives suivantes: (A) Valeur argumentative de peu et un peu: pen et WIpen ne peuvent servir que des conclusions opposkes. Exemple (en supposant que la lecture est une preuve de culture): X a UN PECK lu argumente en faveur de la culture de X; X a PEU lu argumente en faveur de son inculture. Puis ils imaginent une analyse ‘minimaliste’ de cet effet argumentatif: (B) Analyse minimaliste de peu et un peu selon Anscombre et Ducrot: Un peu, mais non peu, est compatible avec beaucoup. Ainsi, si X a UN PEU lu sert a crediter X d’une certaine culture, c’est que cet enonce lake ouverte la possibilite que X ait beaucoup lu. Puis ils produisent un contre-exemple: (C) La suite: D’accord, X a PEU lu, mais quand r&me UN PEU, argumente en faveur de la culture de X, par le un peu final; or le peu initial exclut que X ait lu beaucoup. Ce n’est done pas I’analyse minimaliste (B), comme quoi un peu est compatible avec beaucoup, qui explique sa valeur argumentative. Et maintenant ils ‘soignent’, comme ils disent, ‘le minimalisme’ par l’argumen- tativisme: (D) “D’oti nous conclurons que un peu conserve ainsi sa valeur argumentative lors meme que I’on ferme sa p&endue ouverture vers beaucoup. II nous semble que cette remarque pourrait etre generaliske a tous les cas oti I’on tente de d&river I’argumentatif d’un quantitatif minimalise.” Ceci tendrait a montrer que les valeurs argumentatives - en general - ne derivent pas des valeurs quantitatives. * Author’s address: B. de Cornulier, Pont-Hus, F-44390 Petit-Mars, France. 037%2166j86/83,50 0 1986, Elsevier Science Publishers B.V. (North-Holland)

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Page 1: PEU/UN PEU Le ‘minimalisme’ Malade de l'Argumentativisme

Journal of Pragmatics 10 (1986) 44443 North-Holland

441

PEU/UN PEU

Le ‘Minimalisme’ Malade de I’Argumentativisme

Benoit DE CORNULIER *

Pour prouver que d’une man&e gCn&ale les valeurs argumentatives des Cnonds ne dtrivent pas des valeurs quantitatives, Jean-Claude Anscombre et Oswald Ducrot rappellent ci-dessus (pp. 435-440) l’exemple, qu’ils ont souvent citk et comment& de peu et un peu. D’abord ils posent les valeurs argumenta- tives suivantes:

(A) Valeur argumentative de peu et un peu: pen et WI pen ne peuvent servir que des conclusions opposkes. Exemple (en supposant que la lecture est une preuve de culture): X a UN PECK lu argumente en faveur de la culture de X; X a PEU lu argumente en faveur de son inculture.

Puis ils imaginent une analyse ‘minimaliste’ de cet effet argumentatif:

(B) Analyse minimaliste de peu et un peu selon Anscombre et Ducrot: Un peu, mais non peu, est compatible avec beaucoup. Ainsi, si X a UN PEU lu sert a crediter X d’une certaine culture, c’est que cet enonce lake ouverte la possibilite que X ait beaucoup lu.

Puis ils produisent un contre-exemple:

(C) La suite: D’accord, X a PEU lu, mais quand r&me UN PEU, argumente en faveur de la culture de X, par le un peu final; or le peu initial exclut que X ait lu beaucoup. Ce n’est done pas I’analyse minimaliste (B), comme quoi un peu est compatible avec beaucoup, qui explique sa valeur argumentative.

Et maintenant ils ‘soignent’, comme ils disent, ‘le minimalisme’ par l’argumen- tativisme:

(D) “D’oti nous conclurons que un peu conserve ainsi sa valeur argumentative lors meme que I’on ferme sa p&endue ouverture vers beaucoup. II nous semble que cette remarque pourrait etre generaliske a tous les cas oti I’on tente de d&river I’argumentatif d’un quantitatif minimalise.” Ceci tendrait a montrer que les valeurs argumentatives - en general - ne derivent pas des valeurs quantitatives.

* Author’s address: B. de Cornulier, Pont-Hus, F-44390 Petit-Mars, France.

037%2166j86/83,50 0 1986, Elsevier Science Publishers B.V. (North-Holland)

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Or si l’explication ‘minimaliste’ proposee ici par Anscombre et Ducrot est - en effet - malade, la cause en est d’abord dans le fait que leur description argumentative est elle-meme inexacte. I1 est insuffisant, car insuffisamment precis, de poser (suivant (A)) que I’enonce Jean-Claude a UN PEU lu argu- mente en faveur de ‘la culture de Jean-Claude’ (car I’expression ‘la culture’ exprime souvent une culture non petite); il s’agit, plus modestement, d’un peu de culture. Anscombre et Ducrot ont supprime le mot ‘un peu’ de leur description argumentative, mais sans prendre la peine de traduire cette evaluation; je n’en prends pas non plus la peine, mais alors je ne supprime pas I’evaluation ‘(un) peu’. Une transposition assurement maladroite, mais peut- etre Cclaircissante ici, en remplacant ‘peu’ par ‘petit’, pourrait etre du genre suivant: ‘Jean-Claude a UN PEU lu permet d’argumenter en faveur de l’idee que Jean-Claude a une petite culture’ (oti ‘petit’ n’est pas interpretable restric- tivement). Pour la meme cause d’imprkision, il est aussi insuffisant de poser que l’enonce Benoit a PEU fu argumente en faveur de ‘I’inculture de Benoit’; c’est ‘inculture’ ici qui me vexe, et je voudrais bien qu’on distingue le fait d’etre inculte et sans aucune culture du fait d’avoir une culture seulement petite -- d’etre peu cultive; disons fierement que l’enonce Benoit a PEU lu permet d’argumenter, non pas en faveur de mon inculture complete (il presuppose que j’ai lu un tant soit peu), mais en faveur de I’idCe que ma culture n’est pas grande, qu’elle est petite.

Je ne pretend pas que cette description de valeurs argumentatives soit tres revelatrice. Je me suis contente de corriger une imprecision des descriptions d’Anscombre et Ducrot, et ainsi je retombe, de la transposition inexacte, dans la pure et simple paraphrase.’ Mais ca suggere que la valeur argumentative en question ici n’est autre que le sens meme des enoncts (ce qui empeche la vaste generalisation argumentativiste proposee dans (D)). Et ca suftit pour ‘soigner’ l’analyse ‘minimaliste’ (B) invent&e par Anscombre et Ducrot. En effet, a quoi bon aller chercher ici ce que un peu n’exclut PAS (il ne signifie pas: pas heaucoup, et ainsi est compatible avec beaucoup comme le dit (B) mais c’est aussi vrai de un peu ou pas du tout), alors qu’il suffit de tenir compte de ce qui est expresslment implique par le sens de un peu, A savoir la negation de pas du tout. Le contre-exemple d’Anscombre et Ducrot ne pose aucun probleme a une analyse qui commence par tenir compte de ce que un peu signifie, plutot que de se prtoccuper de ce qu’il ne signifie PAS. Dhccord, Oswald a peu lu, mais quand m$me un peu, nie par sa premiere proposition que la culture d’Oswald soit grande, mais maintient par le sens m&me de sa seconde proposition qu’elle n’est pas nulle. Ainsi un ma1 en cachait un autre, et ce n’etait pas seulement le

I L’illusion d’une valeur argumentative distincte du sens tient en partie, dans I’analyse d’Ans- combre et Ducrot, g la substitution de la notion de ‘culture’ g la notion ‘avoir (plus ou moins) lu’; or cet &cart n’apporte rien i la discussion, qui Porte essentiellement sur ‘peu’ et ‘un peu’; il ne peut done que brouiller les pistes.

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‘minimalisme’ de (B), mais d’abord l’argumentativisme de (A) qu’il fallait ‘soigner’.

Resituons tout de meme le debat. Anscombre et Ducrot (1983: 51) presen- tent ainsi leur critique (de ce qu’ils appellent le ‘minimalisme’): “II est amusant de voir certaines theses que I’on a soutenues sans rencontrer grand echo commencer a etre recues avec faveur au moment prtcis ou I’on s’en detache”. On ne peut que les croire quand ils se presentent comme des minimalistes d&us. Mais le point central et essentiel de mon article (Cornulier (1984)) auquel ils rtpondent ici Ctait de montrer qu’ils font un contresens radical sur les travaux de Fauconnier et de ceux qu’ils appelaient ‘minimalistes’ en croyant y reconnaitre leurs anciennes idles a eux, qui seules justifient parfaitement l’ltiquette de ‘minimalisme’. Sur ce point central, leur reponse ci-dessus est (p. 438): “Nous n’avons pas l’intention d’ouvrir une discussion philologique sur ce que les minimalistes ont effectivement dit et sur ce que nous leur avons prit?; ils rectitient cependant leur presentation de ce qu’ils appellent encore - desormais improprement - le ‘minimalisme’, puisque leur analyse ‘minima- liste’ (B) ne dit pas que un pen signifie quelque chose du genre au mains un peu (contresens que je denoncais), mais dit seulement que un peu n’exclut pas en soi beaucoup. Ce que je crois avoir montre ici, c’est done que quand les analyses de Horn, Fauconnier, ou moi-meme, par implicature de restriction, ne sont plus malades de l’interpretation minimaliste qu’en donnent Anscombre et Ducrot, c’est de l’argumentativisme de Ducrot et Anscombre qu’elles tombent malades.

References

Anscombre, J.C. et 0. Ducrot, 1983. L’argumentation dans la langue. Bruxelles: Pierre Mardaga. Anscombre, J.C. et 0. Ducrot, 1986. Pour soigner le minimalisme. Journal of Pragmatics IO, 43%

440. Cornulier, B. de, 1984. Effets de sens. Paris: Editions de Minuit. Cornulier, B. de, 1985. Pour I’analyse minimaliste de certaines expressions de quantitt. Journal of

Pragmatics 8: 661-691.