minimalisme et musique rÉpÉtitive -...

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Sébastien JEAN Mémoire de maîtrise de musicologie Université de POITIERS - 1994 MINIMALISME ET MUSIQUE RÉPÉTITIVE : Des origines esthétiques aux particularismes chez Steve REICH, entre 1960-1970

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Sébastien JEAN Mémoire de maîtrise de musicologie

Université de POITIERS - 1994

MINIMALISME ET MUSIQUE RÉPÉTITIVE :Des origines esthétiques

aux particularismes chez Steve REICH,entre 1960-1970

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Avertissement

Bon ! voilà, c’est fait ! Personne ne me demandait rien mais j’ai fini parexhumer mon copieux T.U. (Travail Universitaire !) pour en proposer une version On-line.Avec quelques années de recul, je réalise combien la forme de ce mémoire étaitconvenue et scolaire : la prose y est souvent pâteuse, le style parfois ampoulé etabscons, rempli de néologismes, de formules ou de termes ronflants… Et encore !Vous avez échappé à la terrible mise en page imposée par les normes AFNOR (lamarge à 4,5 cm, interligne double…)Pour le reste, je pense que le contenu est présentable et suffisamment bien documenté.J’avais réalisé une bande-son d’exemples et d’extraits musicaux maismalheureusement, je n’arrive pas à remettre la main dessus.

Les afficionados des musiques présentées, des courants de pensée ou desphilosophies que j’évoque jugeront sûrement certains passages superficiels, ou tropintellos, ou trop ceci, ou pas assez cela … Durant une rapide re-lecture, j’ai parfois euenvie de changer des phrases ou de rajouter un commentaire qui reflète mieux mafaçon actuelle de voir les choses… en fait, cela m’aurait obligé à revoir la Maîtriseentière … ce qui aurait été un vrai pensum. Ce type de travail ne m’intéresse plus tropmaintenant ; le plus grand mérite de mes quelques années d’études universitaires auraété de me faire prendre conscience des limites (je n’ai pas dit de l’inutilité) du bla-blasur l’Art et sur la Vie.

Comme me disait un de mes premiers profs :

« La musicologie est à la Musique ce que la gynécologie est à l’Amour »

Après cette courte anti-pub, je vous souhaite bonne lecture !

Sébastien JEAN, Novembre 2000

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"MINIMALISME ET MUSIQUE RÉPÉTITIVE : Des origines esthétiques aux particularismes chez Steve REICH, entre 1960-1970."

a été élu "Mémoire universitaire au titre le plus long" pour l'année 1994

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SOMMAIRE

Introduction………………………………………………………………… 6

Première partie.Arrière-plan culturel et musical

1. Pensée américaine et Contre-culture…………………………………… 11

2. La musique américaine…………………………………………………… 20

2.1. Derrière l'Europe……………………………………………………… 20

2.2. A coté de l'Europe……………………………………………………... 22

2.2.1. L'influence française………………………………………………... 22

2.2.2. Le Jazz comme nouveau folklore…………………………………… 24

2.2.3. L'Europe en Amérique……………………………………………… 25

2.3. Sans l'Europe………………………………………………………….. 27

2.3.1. C. Ives……………………………………………………………… 27

2.3.2. H. Cowell…………………………………………………………… 28

2.3.3. E. Varèse…………………………………………………………… 29

2.3.4. J. Cage……………………………………………………………… 30

2.4. Caractéristiques de la musique américaine…………………………….. 35

Deuxième partie.Aux orgines du minimalisme.

3. L'Apport de J. Cage……………………………………………………….. 41

3.1.Le Bouddhisme zen……………………………………………………….. 42

3.1.1. Une conception occidentale………………………………………… 44

3.1.2. Une conception orientale…………………………………………... 48

3.2. Vers l'œuvre-processus……………………………………………… 54

3.2.1. L'appropriation du sonore : l'œuvre-objet…………………………… 55

3.2.2. Réalisation et perception de l'œuvre-processus…………………… 61

4. Depuis l'acte compositionnel minimal : L.M. Young………………… 69

4.1. La complémentarité Cage - Young…………………………………….. 69

4.2. Les premiers pas de la musique minimale……………………………… 74

4.2.1. Vers une déconstruction de l'œuvre…………………………………. 74

4.2.2. La période Fluxus : performances et events………………………… 79

4.3. Le Théâtre de la musique éternelle……………………………………... 86

4.3.1. "Créer des états psychologiques précis……………………………… 87

4.3.2. La répétition chez L.M. Young………………………………………. 92

5. L'émergence de la musique répétitive : T. Riley……………………… 96

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Troisième partie.Steve Reich : Une interprétation du minimalisme.

6. De New York à NewYork. Un apprentissage original……………………. 106

6.1. Son séjour à San Francisco…………………………………………… 109

6.2. Retour à New York…………………………………………………… 112

7. La formation d'une technique musicale……………………………….. 118

7.1. La technique de déphasage…………………………………………… 119

7.2. Le principe d'augmentation…………………………………………… 124

8. Fondements esthétiques de la musique de Reich (1964-1973)…….. 136

8.1. La musique comme processus graduel………………………………… 136

8.2. Tonalité……………………………………………………………….. 144

8.3. De la répétition………………………………………………………... 146

9. Synthèse et prolongement……………………………………………… 159

9.1. Drumming…………………………………………………………… 160

9.2. Clapping music……………………………………………………… 163

9.3. Six pianos…………………………………………………………… 164

9.4. Music for mallet instr... ……………………………………………... 166

9.5. Quelques données sur la musique africaine………………………….. 170

Conclusion………………………………………………………………… 174

Documents annexes …………………………………………………… 187

- Bibliographie générale

- Index général

- S. Reich, biographie résumée ( de 1936 à 1975 )- Techniques et matériaux dans l'œuvre de Reich ( 1965 à 1976 )

- Discographie ( Reich, Riley, Young, Cage, divers )

- Principaux compositeurs cités ( chap. 2 )

- Table des illustrations

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INTRODUCTION.

La découverte de la Minimal-music, et plus spécifiquement de la musique ducompositeur américain Steve Reich, est pour nous chose récente. En fait, elle est à peine

antérieure au thème de ce mémoire. Il faut dire que jusqu'alors, les diverses étiquettes dont onaffuble cette musique (Minimal-, repetitive-, systemic-, New-, etc.) n'avaient pour nous aucun

attrait. Si les courants picturaux ou sculpturaux qui y sont historiquement et stylistiquementapparentés nous étaient connus (principalement le Minimal-art, l'Op'art, le Process'art et l'art

conceptuel), nous évitions en revanche de fouiller dans les bacs de disques regroupant cesmouvements, persuadé que de telles musiques ne pouvaient que présenter un intérêt ...

minimal. Nous contentant de préjugés indigents, nous nous conformions au dicton allemand(cité par Schönberg dans son traité d'harmonie) : "Ce que le paysan ne connaît pas, il ne le

mange pas."

C'est une anthologie1 qui nous a permis, à l'automne 1993, de découvrir la Minimal-

music, présentant sur un même disque des compositeurs parmi les plus représentatifs de cecourant (P. Glass, S. Reich, J. Adams, D. Heath). La première écoute ne manqua pas de nous

surprendre : à l'image du melting-pot de leur pays, ces trois compositeurs américains offraientune musique dont les références étaient nombreuses. Mais de la multitude des sources qui

nous venait immédiatement à l'esprit (musique baroque, classique, impressionniste, extra-européenne, jazz, pop-music...) ressortait pourtant une forte impression de cohésion

stylistique : quelles que soient les références que nous devinions chez l'un ou l'autre, lamusique de chacun obéissait à un développement extrêmement lent, voir imperceptible, à la

prégnance d'une pulsation, à des formes de répétitions rythmiques obstinées et à des cyclesharmoniques affirmant sans ambiguïté une tonalité ou un mode. Bien que bâtie sur des

éléments qui nous soient parfaitement familiers, cette musique américaine, claire, consonante,semblait renoncer aux structurations temporelles auxquelles la tonalité nous avait habitués,

nous proposant, à travers la quasi-immobilité de ces éléments, un rapport au temps inédit.

De ces constatations émergeaient nos premières interrogations : selon quelle logiqueune telle musique, baptisée "Nouvelle" par ses promoteurs, et a priori contemporaine (15 ans

tout au plus dans le disque en question), pouvait-elle réintégrer avec autant de force et desimplicité des éléments (tonalité et pulsation) qui, dans la logique progressiste de nos avant-

gardes européennes, appartenaient résolument au passé ? Pourquoi le compositeur renonçait-ilsoudain à tout "secret de fabrication" et à toute complexité, pour affectionner des états sonores

proches du statisme ? Par rapport à la division musique "savante" - musique "populaire"

1 Disque Minimalist.- Ensemble LCO 8 - Virgin 7777-59610-2.

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qu'entretenaient encore de récentes créations contemporaines occidentales, où se situait

désormais cette New-music ? Les motivations qui semblaient l'animer ainsi que le Patchworkstylistique qui la composait ne rendaient-ils pas nos dichotomies traditionnelles obsolètes ?

Si l'ensemble de ces questions esquissait une problématique plus générale quant au

pourquoi-comment d'une telle musique dans l'histoire esthétique du XXème siècle, il nous

fallait maintenant préciser un domaine d'investigation propre à satisfaire au mieux nosinterrogations. Il était évidemment impossible de considérer la "Nouvelle musique" dans sa

globalité tant celle-ci comptait de représentants ; la production américaine et européenne desannées 80 suffisait à nous convaincre de l'ampleur du développement de cette esthétique :

sans parler des U.S.A., le Vieux continent comprenait déjà de nombreux compositeurs séduitsdepuis les années 70 par la Minimal-music. (l'Estonien A. Pärt, l'Anglais M. Nyman, le

Hollandais L. Andriessen, le Hongrois L. Vldovszky, etc.). Afin d'éviter toute superficialité ilfallait renoncer à entamer une étude aux prétentions exhaustives, convaincu qu'un survol de

cette diversité risquait de masquer les véritables fondements de cette musique. Par ailleurs,ces mêmes compositeurs étant actuellement en pleine activité, il nous semblait vain de tirer un

bilan d'un mouvement artistique encore en pleine expansion.

Convaincu de la nécessité d'écarter les manifestations les plus récentes de cetteesthétique pour mieux nous concentrer sur ses origines, notre choix s'est donc orienté vers les

fondateurs de la Minimal-music, plaçant de fait notre recherche dans l'Amérique des années60.

Deux des américains présents sur l'enregistrement cité (P. Glass et S. Reich, cf. supra)

apparaissaient clairement - ne serait-ce que par leur âge2 - comme les principaux initiateurs decette musique ; devant la relative disponibilité de documents (disques, écrits, entretiens,

analyses, études...) concernant ces compositeurs, nous avons pu choisir celui dont la musique

nous séduisait et nous étonnait - personnellement - le plus. Des cinq pièces contenues dansMinimalist, nous retenions surtout celle de S. Reich, autant pour sa valeur musicale que pour

son caractère excessif, dont nous pressentions qu'il était une des composantes essentielles duminimalisme (: Eight Lines, véritable "bloc sonore", est en effet construit sur un ostinato de

près de 20 min., duquel s'échappent lentement des variations de timbre, de motifs mélodiques,d'harmonie).

Établir la contribution de Steve Reich à la formation du mouvement minimaliste, tel

était désormais l'objet de notre recherche.

De fait, notre préoccupation était double puisqu'il s'agissait d'examiner, à la fois lagenèse de la Minimal-music (son projet esthétique, les conditions et les raisons de son

apparition dans la musique américaine des années 60), et la place qu'occupait la musique deS. Reich (dite "répétitive") au sein du courant minimaliste, ainsi que l'apport que

représentaient son œuvre et la singularité de celle-ci.

2 Reich est né en 1936, Glass en 1937, Adams en 1947, D. Health probablement une décennie plus tard.

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Afin de préciser au mieux les antécédents techniques et esthétiques de la musique de Reich,

nous devions donc remonter aux origines du minimalisme américain.

De nos premières recherches émergeaient deux musiciens dont notre étude pouvaitdifficilement se passer. Si J. Cage, personnage incontournable de l'avant-garde américaine des

années 50-60, n'était pas à proprement parler un minimaliste, il avait cependant préparé trèsefficacement, par la nouveauté de ses conceptions artistiques, le terrain aux minimalistes des

années 60, dont L.M. Young était - historiquement - le premier représentant. Cherchant toutd'abord à établir cette filiation, nous avons ensuite tenté de définir toute l'originalité de ce

nouveau courant, à partir de l'activité musicale de Young. Un troisième musicien - T. Riley -nous a permis de constater, à l'instar de Reich, que les particularismes techniques de chaque

compositeur pouvaient s'accorder à des conceptions artistiques communes.

C'est ce même souci de cohérence esthétique qui nous a poussé à restreindre lesrecherches consacrées à S. Reich, dès lors que ses œuvres ne correspondaient plus exactement

aux premiers principes minimalistes.3 Non sans avoir souligné les raisons et lesmanifestations de ce changement d'orientation, nous avons ainsi pris le parti de limiter nos

investigations au début des années 1970.

Ces deux objectifs (les origines du minimalisme et l'interprétation que Reich nousdonne de cette esthétique) ne pouvaient cependant se suffire à eux-mêmes. Si l'œuvre de

Reich nécessitait d'être évaluée par rapport à son "entourage" direct (Young, Riley et, dansune certaine mesure, Cage), il nous était impossible d'isoler ces musiciens de leur époque,

dans la mesure où l'émergence du minimaliste est un phénomène né d'une situation culturellepropre aux États-Unis.

Afin d'accéder à une compréhension plus globale du fait artistique des années 60, nous noussommes donc efforcé de mettre en avant les éléments musicaux ou simplement culturels,

passés ou présents, qui avaient une part de responsabilité dans l'avènement du minimalisme,ou qui marquaient de manière évidente le comportement ou les orientations des musiciens

étudiés. Ainsi avons-nous tenté de légitimer une relative communauté d'attitude enconsidérant l'activité américaine à la fois d'après la notion de pragmatisme et en fonction de la

"crise" culturelle spécifique aux U.S.A. des années 50-60.

3 Nous verrons que les créations dites minimales de ces 15 ou 20 dernières années mériteraient, pour être néesd'un minimalisme nettement plus radical (celui des années 60), d'être appelées Post-minimales.

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Examiner tour à tour l'état de la culture américaine et la conjoncture artistique qui

précède la Minimal-music ne nous permettrait-il pas d'aborder le phénomène minimaliste, enrespectant les précautions de recherche qu'appelle cette affirmation de S. Reich : "Toute

musique est une musique ethnique."4 ?

4 S. Reich Écrits et entretiens sur la musique.- Paris : Bourgois, 1981.

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PREMIÈRE PARTIE.

ARRIÈRE-PLANCULTUREL ET MUSICAL.

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1

PENSÉE AMÉRICAINE ET CONTRE-CULTURE.

Deux points méritent d’être abordés pour ouvrir cette étude, tous deux destinés à relier

l’activité artistique de nos principaux protagonistes à son contexte culturel immédiat, maisaussi à des traits inscrits plus profondément dans l’esprit américain. Au-delà de la singularité

des démarches de chacun - ce que notre analyse ne manquera pas de souligner - il paraîtcomplémentaire de spécifier dès maintenant certaines “prédispositions” qui nous laisseront

constater a posteriori du caractère spécifiquement américain de leurs attitudes.Avant d’examiner brièvement les causes et les manifestations de la Contre-culture -

mouvement né au cours des années 50 d’une situation sociale, politique et artistique quin’appartient qu’aux États-Unis et auquel Reich, Cage ou Young vont participer activement - il

convient, dans un premier temps, d’axer notre recherche sur un des thèmes centraux de laphilosophie américaine qui - par la nature même de ses principes - se trouve être au cœur des

mentalités américaines.Le Français peut posséder un esprit cartésien sans avoir jamais lu une ligne de Descartes ; de

la même façon, le comportement américain est imprégné de pragmatisme, par le simple faitque cette théorie n’a fait qu’expliciter et développer une qualité qui était déjà au cœur du

comportement et des vocations américaines. Comme le remarque G. Deledalle, la penséeaméricaine, bien moins qu’une philosophie à caractère dogmatique, sortie d’une quelconque

tour d’ivoire, est avant tout “l’expression de la civilisation américaine, scientifique etdémocratique.”5

Le pragmatisme - idée développée par James, Peirce et Dewey6 à partir de la seconde

moitié du XIXème siècle - apparaît comme une confirmation de l’émancipation des États-Unis.

Tout comme la nation s’était constituée dans le désir d’oublier le vieux continent et lesmodèles sociaux ou idéologiques multi-séculaires dont il était prisonnier7, la philosophie

américaine se fait le miroir de l’expérience de son pays en s’inspirant des signes tangibles deréussite qu’offre la fin du siècle (cohérence nationale, industrialisation, etc.) ; elle en vient

donc à se constituer “contre l’Europe, et plus précisément contre Descartes.”8

Soucieux d’accorder la philosophie aux nouvelles perceptions du monde qu’offre lascience, les penseurs américains reprennent très tôt les principes transformistes que Darwin

tirait de l’observation biologique, pour les appliquer aux différents domaines de l’esprit, de la

5 G. Deledalle art. "États-Unis - 6.la pensée américaine".- in Encyclopedia Universalis.6 Ch. S. Peirce (1839-1914) ; W. James (1842-1910) ; J. Dewey (1859- 1952)7 Nous renvoyons à l'ouvrage d'A. Mayer La persistance de l’ancien régime - l’Europe de 1848 à la GrandeGuerre.- Paris : Flammarion, 1983.8 G. Deledalle, art. cit.

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morale ou de la politique (l’impopularité de Darwin en Europe s’explique précisément par le

fait qu’il substitue le Changement à la Permanence, remise en cause qui - dans son principe -dépasse largement du simple fait biologique. Inversement ses théories connaissent un bien

meilleur accueil aux U.S.A.). La réflexion de Dewey résume parfaitement les changementsd’appréhension et de compréhension du monde vers lesquels la science moderne nous

pousse :“Le monde de la science moderne est un monde ouvert, un monde indéfiniment varié

sans limite assignable possible dans sa constitution interne, un monde qui s’étend au delà detoute borne externe. D’autre part, le monde dans lequel les hommes les plus intelligents destemps anciens croyaient vivre, était un monde fixe, un royaume où les changements ne seproduisaient que dans des limites immuables du repos et de la permanence, un monde où lefixe et l’immobile étaient […] qualitativement supérieurs au mobile et au changeant. Et entroisième lieu, le monde qu’autrefois les hommes voyaient de leurs propres yeux, sereprésentaient en imagination et répétaient dans leurs plans de conduite, était un mondecomprenant un nombre limité de classes, de genres, de formes qualitativement distincts […] etarrangés selon un ordre hiérarchisé de supériorité et d’infériorité.”9

Alors que pendant des siècles, l’Occident a désigné la vérité comme la correspondance

entre l’idée et la chose hors du temps, le pragmatisme considère - sous l’impulsion desthéories évolutionnistes et de la méthode expérimentale scientifique - que “la vérité […]

évolue avec les choses, [qu’] elle est toute entière tournée vers l’avenir.”10 Désormais laperception d’une chose ne dépend plus seulement d’un concept qui préexisterait à cette chose

mais de la place que celle-ci occupe dans un ensemble ou une structure, et des relations

changeantes qu’elle entretient avec son entourage (y compris de l’usage que chacun faitd’elle). D’une conception absolutiste nous passons maintenant à une conception plus

relativiste de l’objet, puisqu’il nous apparaît différemment selon sa propre situation (et lafluctuation des influences externes qu’il subit) et selon ce qu’il produit sur nous-mêmes (les

effets que nous lui accordons). Peirce a énoncé en 1878 un des principes fondamentaux dupragmatisme :

“Considérer les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produit par l’objet denotre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l’objet.”11

C’est donc les “effets pratiques” de l’objet, dans leur diversités et leurs variations, quiforment notre connaissance de celui-ci et non pas les intuitions qu’il provoquait en nous. D’où

la nécessité de placer l’action et l’expérience (tant d’un point de vue scientifique quepersonnel) en amont de la connaissance et de juger de l’idée en fonction des résultats qu’offre

sa mise à l’épreuve. C’est de ces postulats que Deledalle tire les trois thèmes fondamentauxde la pensée pragmatique :

“1 - Le pragmatisme est une philosophie biocentrique : la vie vécue en son évolutionest la catégorie essentielle du pragmatisme..

2 - La connaissance, pour le pragmatisme, n’est pas ce qui est connu, mais l’acte deconnaître : l’idée est ce qu’elle fait.

3 - La vérité est un attribut de l’idée : “une idée est vraie quand elle marche ; […] quand

9 J. Dewey Reconstruction in philosophy.- cité par G. Deledalle Le pragmatisme.- Paris : Bordas, 1971,chap. 1.10 G. Deledalle in Encycl.Univers. art. cit.11 Peirce, cité par G. Deledalle Histoire de la philosophie américaine.- Paris : P.U.F, 1959, p. 27.

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elle accomplit sa fonction.” (Perry). Le succès est le critère de vérité de l’idée.”12

Ces trois points soulignent ce qui sépare la pensée américaine de la philosophie

occidentale qui prévaut jusqu’à Hegel. Elle est tout d’abord anti-dualiste dans la mesure oùelle renonce à considérer les choses par leur substance13 et préfère les envisager comme

des événements : l’objet n’est pas un élément isolé mais participe aux interactions d’unensemble mobile et temporel ; il reste donc sujet à des transformations qui valorisent sa nature

changeante et non permanente et font de lui un événement. Pour les mêmes motifs, lepragmatisme récuse l’idéalisme européen (philosophique ou religieux) qui attend une

concordance entre l’homme et sa substance - l’Être. Ici, le philosophe n’a pas le statut d’unidéologue ; sa tâche n’est pas de dessiner ce que l’homme doit être, tant d’un point de vue

social qu’individuel. L’homme étant lui-même événement - au sens où nous venons de le voir- sa connaissance appelant l’action et la création, “tout proclame sa liberté, ce qui conduit les

philosophes américains à prôner la démocratie comme système politique idéal puisqu’elle est

'la reconstruction continue de l’expérience.' (Dewey).”14

L’acte de connaître dont parlait Deledalle - c’est à dire l’expérience - est au centre dupragmatisme. Dans l’esprit de Dewey l’expérience dépasse largement du seul cadre

scientifique et se constitue de toutes les choses auxquelles l’homme est sensible et quifaçonnent son ego ; il la juge continue puisque “l’interaction de la créature vivante et des

conditions environnantes est inhérente au processus même de la vie.”15 Elle peut aussi êtreplus ponctuelle et acquérir une qualité unique malgré les divers éléments qui la composent ;

en parvenant à son terme elle sera alors “consommée” (Dewey).

Nous retiendrons ici deux idées dominantes. Tout d’abord, de par sa “qualitéindividualisante”16, l’expérience semble devenir le lieu de toutes les légitimations ; en

valorisant son principe, le philosophe américain s’attache moins à en orienter le contenu qu’àpermettre à l’individu d’appréhender la réalité en toute liberté.

“Il est intéressant de mener une expérience à bonne fin. Elle peut être nuisible au mondeet sa consommation indésirable. Mais elle a une qualité esthétique.”17

Ensuite, il apparaît que le pragmatisme attribut à l’expérience une priorité sur leconcept dans la mesure où l’activité intellectuelle, par sa nature abstraite, ne peut rendrecompte que de façon parcellaire et imparfaite de la réalité, incapable de restituer le caractère

organique et global de l’expérience vécue.

“L’intellectualisme ne peut qu’approximer la réalité et sa logique est inapplicable ànotre vie intérieure qui méprise ses vétos et se moque de ses impossibilités. […] Tant qu’on

12 G. Deledalle, ibid.13 “Substance : Ce qui est en soi ; réalité permanente qui sert de support aux attributs changeants.” inA. Cuvillier Vocabulaire philosophique.- Paris : Colin, 1956.14 G. Deledalle, art. cit.15 Dewey, cité par Deledalle Le Pragmatisme-, (op.cit.), chap. "La réalité comme expérience".16 Ibid.17 Ibid.

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continue de parler, l’intellectualisme demeure sans conteste maître du terrain : aussi n’est-cepoint en parlant que l’on peut nous remettre en présence de la vie. Il faut l’action : pour vousfaire 'revenir à la vie'.”18

Suspicion à l’égard des modèles théoriques et valorisation de l’action et de

l’expérimentation représentent donc deux traits du pragmatisme américain qui ressortentsouvent des comportements américains.

Sans prétendre cerner toutes les qualités de l’esprit américain à partir de ce survol du

pragmatisme, ce courant nous permet néanmoins de constater que la liberté individuelle et laliberté d’agir sont au cœur des préoccupations philosophiques. On peut ainsi comprendre la

réticence que provoquent les discours européens (théoriques, politiques ou esthétiques) auxU.S.A. par le danger de coercition que fait courir leur caractère dogmatique, intemporel et

universel sur la liberté individuelle - valeur souveraine du pays.

Le chapitre suivant nous donnera l’occasion de constater que la liberté d’entreprendre

qui, d’un point de vue économique, reste la base du système libéral américain, trouve unecorrespondance culturelle dans l’éclectisme et le pluralisme des tendances musicales. De

même, l’esprit du self-made-man19 ressort chez le compositeur américain du XXème siècle, quipréfère trouver son propre langage par tâtonnement et expérimentation plutôt que de se référer

entièrement aux systèmes musicaux européens, porteurs de leurs propres traditions et deraisons-d’être historiques étrangères à la culture des États-Unis.

Si une majorité d'entre eux reste longtemps complexée devant l’héritage européen, il

appartient surtout aux avant-gardistes comme Cowell, Cage ou à l’avant-garde des années 50-60, de réaliser une musique qui soit la pleine expression d’une mentalité américaine. Selon

nous, Cage est le premier à avoir placé sa création artistique entièrement sous les principes dupragmatisme. L’analyse de son œuvre montre à quel point l’œuvre musicale est conçue

comme expérience, tant au niveau de sa réalisation proprement dite (les “bricolages”successifs de Reich pour parvenir à une technique musicale stable en sont un autre exemple)

qu’au niveau de sa destination : libre d’y attribuer tous les sens, l’auditeur vit l’œuvre commeune expérience entièrement au service de son seul ego.

“J’estime, nous dit J. Cage, que les arts du XXème siècle tendent vers la réalisation pourchacun de sa propre expérience du temps et de l’espace.”20

Par ailleurs, l’anti-intellectualisme de James ou la conception “ouverte” du monde (le

fait de concevoir les choses et les êtres in progress - en évolution) dont parle Dewey (cf.supra note 5) n’est pas sans faire écho à la pensée Zen, dans laquelle Cage puise largement

pour justifier l’œuvre-processus aléatoire.

“L’intelligence française cherche les lois, tente de préciser, de définir, d’analyser les 18 James (1909), cité par Deledalle, ibid.19 Littéralement “celui qui s’est fait lui-même”. Formule qui symbolise parfaitement la condition américaine(néant culturel, économique et social de ses origines) et son désir de réussite.20 J. Cage "Entretien avec J.-Y. Bosseur", 1970, in J.-Y. Bosseur John Cage.- Paris : Minerve, 1993.

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choses le plus exactement possible. Cette tendance serait un obstacle à franchir, car noussommes dans une époque de changements perpétuels, de mouvance. L’intelligence allemande,elle, se tiendrait dans le désir, la volonté de contrôler le monde (la seule pensée selon laquelle ilnous faut avoir ce dont nous avons besoin est la pensée germanique). Aux U.S.A. ce seraitl’esprit d’anarchie.”21

Là encore, la critique pragmatique de la pensée européenne fait surface dans lespropos de Cage. Mais le fait que celui-ci emploie le terme d’anarchie pour caractériser l’esprit

américain, montre la force et l’efficacité avec laquelle la dynamique individualiste a travaillé.Cette déclaration arrive - et ce n’est pas un hasard - en 1970, c’est à dire au moment où les

U.S.A. sont en passe de sortir d’une période d’intense activité contre-culturelle, aux traitseffectivement anarchiques, et dont la caractéristique première est d’avoir voulu appliquer

cette liberté individuelle à toutes les dimensions de l’activité humaine, sans mesure nirestriction.

Globalement, la stratégie de la Contre-culture se reconnaît à sa volonté de destituer les

symboles, les codes et les objectifs de la culture dominante, suspectée d’asservir l’homme auprogrès et au bien être matériel, en occultant des pans entiers de ses ressources. Alors même

que se développe, avec les années 50, une société d’abondance, intellectuels et artistescommencent à contester, par leurs propos ou par leurs œuvres, le fait que la prétendue liberté

de l’homme ne concerne que le principe économique de libre entreprise et ne desservefinalement que la ploutocratie. Frappés du peu d’usage - ou du moins de l'usage restrictif -

que l’américain fait de celle-ci, les principaux acteurs de la Contre-culture des années 50

(écrivains, poètes, musiciens, peintres, etc.) s’attaquent à toutes les barrières de l’esprit (codesesthétiques, moraux) et invitent la jeunesse à rejeter les carcans qui entravent la libreexpression de leur subjectivité.On cherche alors à échapper à l’emprise du système capitaliste et à l’aliénation qu’il génère

(la culture de masse apparaît ici comme un corollaire du capitalisme), en bousculant lesnormes périmées, “en proclamant l’égalité dans la création artistique et l’innovationintellectuelle, et sa confiance dans une éthique spontanéiste.”22

D’une manière générale ce sont non seulement les “grandes valeurs” de la sociétéaméricaine, génératrices des inhibitions du sujet, qui sont remises en cause, mais toute ladynamique occidentale de la modernité. Beaucoup accusent l’Occident de s’être engagé,par la voie du progrès, dans l’édification d’une nouvelle Babylone, et constatent que l’homme

moderne, en adoration devant les idoles du “money-théisme” (Royot), s’est coupé ducaractère sacré de la vie et des liens authentiques qui l’unissaient à la nature. Afin de retrouver

un rapport plus profond avec lui-même et avec l’univers - rapport brisé par la civilisation - laContre-culture entend vivre, à l’image des Cyniques de la Grèce antique, en marge de la

société, et considère toute expérience individuelle (expressive ou introspective) commel’affirmation légitime de sa subjectivité et comme la source d’un enrichissement personnel.

21 Ibid.22 Royot, Bourget, Martin La culture américaine.- Paris : P.U.F, 1992, chap. “L’explosion culturelle àaujourd’hui” par Royot.

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Plusieurs voies sont explorées par les acteurs de la Contre-culture ; elles se recoupentfréquemment. Dans le domaine artistique, par exemple, des musiciens comme Cage ou des

peintres comme Rauschenberg s’emploient à détruire les hiérarchies esthétiques et à dissoudretout langage ; l’écoute ou le regard sont désormais “créatifs”, l’œuvre appelant une

“expérience esthétique” qui n’appartient qu’au spectateur (quand ce n’est pas le spectateurlui-même qui, comme dans le happening, fait l’œuvre au sens propre) ; par ailleurs les artistes

des années 50, en dénonçant les hiérarchies et les codes esthétiques, préparent le terrain àl’explosion artistique des années 60 en montrant ou en déclarant, comme le fait Cage, que

“tout est possible”.

Au cours des années 50 se développe, à l’initiative de poètes ou d’écrivains un thème

au caractère quelque peu romantique : celui de l’errance et du voyage. J. Kerouac (On theroad -1957) ou A. Ginsberg (Howl - 1956), persuadés de vivre sur les décombres d’une

civilisation déshumanisée et déshumanisante, invitent l’individu à entrer dans lamarginalité, à renoncer à tout conformisme pour partir à la quête de ses origines. La

“révolution du sac à dos” devient ainsi le mot d’ordre de la beat-generation qui préfère sedégager de toute activité sociale pour “faire la route”.

Outre “faire la route”, la drogue est perçue comme une autre façon de voyager ; beaucoupvoient dans l’expérience psychédélique que proposent les substances hallucinogènes un

moyen d’introspection et de découverte de soi, une possibilité d’exacerber nos sens etd'accéder directement à l’imaginaire et au rêve. Le festin nu (1959) de W. Burroughs, où sont

décrit les hallucinations de l’écrivain sous l’emprise du L.S.D., va largement dans ce sens,tout comme T. Leary qui fonde la League for Spiritual Discovery -L.S.D.- et place

l’expérience psychédélique dans un contexte religieux mâtiné d’hindouisme.

Avec l’amplification du phénomène beatnik, nombreux sont ceux qui se regroupent endes lieux précis - termes ou étapes de leur vagabondage - où l’on partage un désir

d’alternative culturelle et sociale. Après le Greenwich Village de New York, où se retrouventbon nombre des artistes et marginaux new-yorkais des années 50, la Californie devient

particulièrement attrayante pour une jeunesse soucieuse d’échapper aux effets et auxmanifestations du modernisme ; son éloignement des mégalopoles de l’est, l’omniprésence de

la nature, et surtout, le fait que la côte ouest soit tournée vers l’Orient et non vers l’Occident,font de la Californie le lieu d'élection du mouvement hippie.

A la recherche de solutions qui répondent au désarroi et au vide que créent la

modernité et son rationalisme desséchant, la Contre-culture se tourne volontiers vers desmodes de pensée ou des croyances inaltérés par les concepts occidentaux. Les principesphilosophiques ou religieux orientaux ont alors un impact considérable et fournissent unediscipline spirituelle et de nouveaux points de repères à une jeunesse qui “préfère la pratique

du yoga aux exercices de rationalisation et de conceptualisation qu’impose le systèmeéducatif américain.”23 Souvent interprétés et mal compris, ces principes, d’abord diffusés par

23 Ibid.

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l’enseignement de Suzuki ou les publications de Watts (dès l’après-guerre), peuvent donner

lieu à de véritables syncrétismes qu’exploite volontiers la multitude de gourous qui fleurissentaux États-Unis dans les années 60.

La Contre-culture stigmatise aussi les méfaits des sociétés occidentales en défendant

la cause des minorités ethniques et en premier lieu la culture indienne (Amérique du nord),dont l’extinction progressive reflète l’hypocrisie et l’action sans scrupule de l’homme blanc,

qui a fondé une civilisation aux principes de liberté et de démocratie sur l’éradication despopulations autochtones. Selon des vues idylliques et souvent teintées de rousseauisme, on

loue le modèle indien (non-sédentaire, non-cumulatif, fondé sur l’oralité) pour son rapport àla nature et à l’histoire fondamentalement différent du nôtre, et l’on tente de ramener à la

conscience collective américaine un génocide qu’elle a refoulé.

Outre la cause indienne, défendue par le Red Power, celle des Noirs américains, des

Portoricains ou des Hispano-américains reste aussi à faire valoir.Ainsi la Contre-culture n’est pas seulement le mouvement confus et parfois frénétique de

l’activité artistique ou intellectuelle des années 50-60 ; elle se constitue aussi de tous lesproblèmes sociaux et politiques qui viennent ternir l’image de la “réussite” américaine de

l'après-guerre, “réussite” toute destinée à la middle-class et au White Anglo-Saxon Protestant(WASP).

La situation des Noirs américains, et d’une manière générale des groupes culturels laissés-

pour-compte de la société, victimes d’une ségrégation plus ou moins déclarée, se pose donccomme le démenti d’une l’Amérique riche et démocratique. La contestation des Afro-

américains est - à cause de leur nombre important - l’une des plus fortes. Son évolution estsymptomatique et s’accorde dans les années 60 à une critique plus systématique et plus

virulente de la société. La plupart cherchent d’abord une reconnaissance et une assimilationau sein de la société américaine et espèrent toucher les consciences par un activisme non-

violent ; d’autres (et l’assassinat de M. Luther King ne fait qu’attiser cette tendance)s’opposent plus brutalement à l’oppression par l’affirmation de traits culturels opposés à la

culture blanche (naissance du Black Power), voire même par une lutte armée.

Au début des années 60, la menace nucléaire soviétique, l’assassinat de Kennedy(président qui offrait l’image d’une Amérique rajeunie, prête aux réformes et au changement),

ainsi que l’engagement des U.S.A. dans la guerre du Viêt-nam, marquent définitivement la findu consensus politique et idéologique entretenu dans les années 50. La contestation se fait

plus radicale et marque l’hostilité d’une partie de l’Amérique envers ses dirigeants (grandsrassemblements contre la guerre du Viêt-nam) ; bien plus qu’une simple critique sociale et

culturelle, elle peut parfois devenir très violente comme le prouvent les émeutes des ghettosnoirs24 ou celles des étudiants de l’université de Berkeley (1964).

La Contre-culture devient alors un enchevêtrement complexe de “revendications à la fois

24 1964 Haarlem ; Los Angeles 1965 ; Newark 1967.

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individualistes et égalitaires”25 et offre alternativement les images d’une jeunesse éprise de

grands rassemblements (manifestations, concerts), d’alternative sociale (vie communautaire)ou d’engagement politique, et à la fois profondément narcissique, préoccupée par

l’exploration ou l’expression de son ego à travers l’extase mystique (Hindouisme, tantrisme,spiritisme, occultisme) ou psychédélique. Par ailleurs, si le souffle libertaire de la Contre-

culture incite chacun à partir à la recherche d’un nouvel Eden, les espoirs de voir émerger del’euphorie générale un monde utopique se doublent souvent de vues plus nihilistes. Ainsi,

devant les troubles culturels et sociaux que connaissent les États-Unis, mais aussi au regard del’évolution du monde contemporain, on prophétise volontiers - vers la fin des années 60 -

l’avènement d’un nouvel âge (naissance du New Age) ou l’imminence d’une l’apocalypse.

Après plus de quinze ans d’activité contestataire et subversive, la Contre-culture

commence à perdre la force et l’élan qu’elle avait acquis. Fragmentée en une multitude detendances, groupuscules, communautés, sectes et mouvements en tous genres (politiques,

religieux, esthétiques, etc.), elle se trouve, pour avoir érigé l’individualisme en valeursuprême, dans l’impossibilité de proposer un langage commun ou un projet collectif ;

l’impression qui se dégage à la fin des années 60 est que "les motivations sont trop différentespour maintenir l’élan. C’est l’image de stase qui devient obsédante.”26

Cependant son travail de sape semble avoir été particulièrement efficace puisqu’il crée unprofond désarroi au sein de la classe moyenne qui reproche à ses dirigeants de n’avoir su

parer le doute dans les valeurs sacrées de l’Amérique que la Contre-culture a introduit dansles esprits. Après les débordements et les excès des années 60, “la majorité silencieuse

éprouve le besoin de se ressourcer dans le souvenir roboratif d’une époque où […] il faisaitbon vivre”27 et exprime le désir de s’en remettre à l’autorité politique, morale et religieuse

américaine du passé. Les années 70 voient donc décroître l’activité contre-culturelle tout enpréparant le terrain au néo-conservatisme reaganien des années 80.

L’Amérique reste néanmoins marquée par les grands thèmes et par les symboles de la

Contre-culture qui subsistent, adoucis et débarrassés de leurs caractères excessifs et corrosifs,réenvisagés dans le cadre d’une vie sociale plus conventionnelle. A l’agitation et aux utopies

de la décennie précédente succèdent les désillusions où l’on renonce au radicalisme de sesattitudes pour reconsidérer le culte de l’esprit, du corps, de la nature, la libération des mœurs,

etc., en fonction de leur valeur pratique par rapport aux impératifs de la société américainecontemporaine (Royot nous cite entre autre la relaxation ou l’aerobic pour tout un chacun,

l’astrologie au service du manager, la vulgarisation de l’ésotérisme oriental, les simulacres decontestations de la musique rock - elle même asservie à l’industrie musicale- les single-bars

pour favoriser les rencontres entre célibataires, etc., comme autant de sous-produits généréspar la Contre-culture).

Dans ce contexte, l’art américain cesse d’être conçu selon les seuls critères de libreexpression, se purge de son rigorisme ou de son exubérance et tente de retrouver une certaine

communication (S. Reich nous en donnera l’exemple).

25 Royot, op.cit.26 Ibid.

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Nous terminerons ce présent chapitre par un poème du musicien “répétitif” T. Riley(sur lequel nous reviendrons - chap.5) destiné à accompagner l’œuvre A Rainbow in a curved

air28 lors de ses performances.29 Il rend compte - en partie - de l’état d’esprit de la Contre-culture qui règne sur les années 60 et nous montre les liens qui unissent la pensée et la

musique de cette époque.

“Toutes les guerres avaient pris fin.Toutes les armes furent mises hors-la-loi,les humains les amenèrent dans des fonderies géantes où elles furent fondues,le métal retourna à la terre.Le Pentagone fut renversé sur le côté et peint en violet, jaune et vert.Toutes les frontières furent supprimées.Le massacre des animaux fut interdit.Tout le bas de Manhattan devint une prairie où les malheureux de Bowery purent donner libre coursà leurs fantaisies, au soleil et être guéris.On pouvait nager dans les rivières scintillantes, sous le ciel bleu, rayé seulement par les fuméesd’encens des nouvelles usines.L’énergie des armes nucléaires démontées fournit gratuitement le chauffage et l’éclairage.La santé du monde fut rétablie.Le long des autoroutes désaffectées poussa une abondance de légumes, de fruits et de graines.On rassembla les drapeaux nationaux pour en faire des chapiteaux colorés, sous lesquels lespoliticiens eurent la permission de représenter des jeux théâtraux inoffensifs.Le concept de travail fut oublié.”

Terry Riley.

27 Ibid..28 T. Riley, disque CBS S.34.61180 Poppy Nogood & the Phantom Band - A rainbow in a curved air.- 1969.Texte de la pochette trad. par D. Lemery.29 Nous reviendrons sur la notion de Performance en 4.2.2.

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LA MUSIQUE AMÉRICAINE.

Si l'objet du précédent chapitre était d'éclairer l'arrière plan culturel sur lequel se place

l'activité des minimalistes, il nous faut maintenant aborder le domaine qui leur est propre enexaminant la place de la Minimal-music dans l'histoire de la musique américaine. Afin de bien

évaluer ce qui, dans la création musicale des années 60, perdure ou se renouvelle, il importe,d'une part, d'isoler tous les éléments que l'on pourrait reconnaître comme spécifiquement

américains, d'autre part, d'insister sur les compositeurs qui préparent le mieux le terrain à lacréation minimaliste.

De plus, suivre, à travers quelques courants ou quelques personnages, près d'un siècled'évolution de la musique des États-Unis (jusqu'à la fin des années 40) devrait nous

convaincre des difficultés d'existence de cette musique (d'indépendance et d'identitéculturelle) et de la diversité des solutions que chacun tente d'y apporter. Il nous faut donc pour

l'instant rechercher une partie des sources et la raison d'être de la musique minimale dans lefil de l'histoire musicale des États-Unis.

Comme le suggère le petit ouvrage d'A. Gauthier, trois étapes semblent marquer cette

histoire, désignant à chaque fois une situation culturelle nouvelle où le compositeur américainporte un regard différent sur ses propres ressources et sur l'héritage européen.

“- la première étape, derrière l’Europe, où la musique américaine n’est guère qu’une

somme d’emprunts.

- la seconde, à côté de l’Europe, et avec tous les compromis que semblable attitude

comporte.

- la troisième sans l’Europe, dans une dimension de l’acoustique qui est strictement

américaine.”30

2.1. “DERRIÈRE L'EUROPE”

L’évolution de la musique américaine est étroitement liée à la formation du pays. Il va

30 A. Gauthier La musique Américaine.- Paris : P.U.F, 1972, Coll. "Que sais-je ? ", n° 1058. p. 9. Le plan deGauthier, qui est aussi le nôtre, correspond à celui d'autres études telles que celles de N. Slonimsky art. "ÉtatsUnis".- in Sciences de la musique.- Paris : Bordas, 1976. (cf. aussi art."United States".- in The New GroveDictionary of Music & Musicians (Londres : Macmillan, 1979).

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de soi qu’une musique spécifiquement américaine ne naît pas au lendemain de la déclaration

d’indépendance. En fait, ce désir s’affirme au fur et à mesure que l’on perçoit une cohésionnationale. Après de nombreux troubles, chaque état, chaque individu réalise lentement son

appartenance à une nation, à des lois et à un idéal commun. Ainsi, c’est lorsque les États-Unisprennent pleinement conscience d’eux-mêmes qu'apparaît la nécessité d’une musique

américaine.

Avant la seconde moitié du XIXème siècle, on peut estimer que cette préoccupation estinexistante, étant donné la précarité de la vie musicale. Dans les rares villes pourvues d’un

orchestre symphonique ou d’un opéra, on est avant tout soucieux de retrouver ses points derepère en reconstituant la vie musicale européenne. Mais la distance et l’isolement par rapport

au vieux continent font de Philadelphie, New York ou Boston, des “villes de province” qui neconnaissent pas le même dynamisme artistique que les grandes capitales d’Europe.

Jusque tard dans le XVIIIème siècle on publie des pièces pour clavecin ou des airs

fugués ; la première institution musicale de Boston est la “Handel and Haydn Society”, crééeen 1815. Aussi bien pour le public que pour les quelques compositeurs de ces villes, on reste

fortement attaché à l’idiome classique, et l’on assimile, tout au long du XIXème siècle,

chaque évolution stylistique de la musique européenne lorsqu’elle est devenueconventionnelle.

Les innovations (enrichissement harmonique, complexité formelle) sont laissées auRomantique européen, investit d’un devoir de nouveauté, obligé de tirer le public vers lui. On

conçoit facilement, que la nouveauté des institutions musicales, le désir d’une stabilité etd’une cohérence culturelle ne permettent pas une telle attitude. Bien au contraire, le

compositeur américain cherche à s’exprimer dans un langage reconnu de tous ; conjugué àune formation parfois précaire (le compositeur est souvent autodidacte) ou très académique,

on obtient des œuvres où abondent des formules stéréotypées et les clichés classiques etromantiques.

Le musicien américain semble cependant prédisposé à suivre un aspect important du

romantisme. Le mélange des différents degrés de culture, savante et populaire, est pour

l’américain une solution qu’il adopte très tôt dans le XIXème siècle pour conférer à sa musique

un caractère spécifiquement national. Dès 1830, des compositeurs comme A.P. Heinrich ouL.M. Gottschalk reprennent non seulement des airs populaires pour des pièces vocales ou

instrumentales mais aussi des mélodies indiennes, afro-cubaines... Par ailleurs, tout comme denombreux peintres ou poètes, la fascination qu’exercent l’immensité et la diversité de la

nature leur inspirent une musique symphonique à programme, largement descriptive.L’exemple de W.H. Fry et de G.F. Bistrow est lui aussi significatif : appelant l’art et la

musique américaine à leur “déclaration d’indépendance”, ils produisent les premiers opérasdont paroles et sujets sont spécifiquement américains (la construction et la musique restant

influencées par Rossini et Bellini).

Dans la seconde moitié du XIXème siècle, les œuvres vocales ou symphoniques

continuent de porter la trace d’influences européennes, et principalement Liszt, Wagner,

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Tchaïkovsky. E.Mc Dowel et J.K. Paine, auteurs de concerti, de sonates, poèmes

symphoniques - tous deux formés en Allemagne31 - sont les premiers à inaugurer le double

statut de compositeur-professeur, qui sera au XXème siècle le lot de nombreux compositeurs.Là encore, leur renom est dû, en tant que musiciens américains, aux éléments littéraires ou

aux thèmes de leurs évocations d’une part, et aux nombreux emprunts aux musiquesvernaculaires et populaires d’autre part. Mais pour cette génération de compositeurs

l’admiration et l’identification à l’œuvre européenne rend sacrilège toute recherche d’uneautre formule artistique.

Bien avant le célèbre exemple de Dvorak (Symphonie du Nouveau Monde, 1893), qui

ne fait que conforter les américains dans leur choix, ceux-ci se saisissent des musiques anglo-celtiques (d’origines irlandaise principalement), indiennes, nègres ou hispaniques. Par

ailleurs, toujours en quête d’une clarté et d’une beauté “classique”, on cultive la forme sonate,les préludes et fugues, la suite instrumentale, etc.

Jusque dans les premières décennies du XXème siècle, une multitude de pièces telles laRhapsodie nègre (1918) ou les Virginia Country-Dances (1932) de Powell et la Shawnewis

(Suite “indienne”, 1918) de Cadman, The dance in the place of Congo (1908) de Gilbert32,

s’appuient sur un modèle formel classique et associent le folklore national au langage deGrieg, Tchaikovsky, Liszt...

2.2. “A CÔTÉ DE L'EUROPE"

2.2.1. L’influence française.

Peu à peu l’Allemagne, qui, à travers le post-romantisme, s’acharne à poursuivre la

“grande tradition” dont elle est dépositaire, perd l’exclusivité de son influence au profit de laRussie et surtout de la France. Dans l’esprit de beaucoup, il s’agissait jusque là de faire “aussi

bien” que ses modèles européens, mais on réalise à partir des années 1910 que “défier Brahms

et Wagner sur leur propre terrain, c’est à coup sûr arriver second.” (A. Copland).33

Dans un premier temps on incorpore simplement aux influences allemandes le langage

de Ravel, Debussy, Moussorsky ou Scryabine. Ch. Griffes34 est probablement celui chez qui

ce type d’influence est le plus apparent (son Poème pour flûte et orchestre de 1918 rappellede toute évidence le Faune de Debussy). Les idées nouvelles et les techniques qu’apporte

31 De par le nombre d’instrumentistes, de chefs, et le monopole de l’édition qu’elle détient, l’Allemagne est trèsprésente dans la vie musicale des États-Unis et reste responsable, jusqu’à la première guerre mondiale de laformation de nombreux compositeurs.32 Mais aussi auteur de Indian scenes, Celtic Suite...33 A. Copland Le compositeur en Amérique industrielle.- in "Contrechamps" n°6. Paris, Lausanne : L'Aged'Homme, 1986.34 Nous donnons en annexe les dates des principaux compositeurs américains cités (nommés en gras dans cechapitre).

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l'impressionnisme musical français enrichissent considérablement le vocabulaire américain et,

peu avant la première guerre mondiale, font de Paris le lieu obligé de tout apprentissagesérieux.

Mais en plus de la formation que leur procure leur pèlerinage, c’est toute une

orientation esthétique que viennent recevoir les jeunes musiciens américains, qui comme V.Thomson (auteur de suites, sonates, tangos, ou encore d'une Fugue et choral sur Yankee

Dooddle -1937) fréquentent le milieu artistique parisien au cours des années 20.35 L’activité

du Groupe des six, d’un Cocteau ou d’un Satie ainsi que les nouveaux principes esthétiquesdes domaines littéraire, pictural, théâtral confortent les musiciens américains devant

l'éclectisme de leur propre musique et transforment en vertu ce que certains jugeaient commefaiblesse.

La propension de l’Amérique au néoclassicisme, aux emprunts, à mêler le savant et levulgaire... était déjà évidente ; ici, l’Europe agit comme révélateur et pour plusieurs

générations, la figure emblématique d’E. Satie36 devient la justification esthétique de

l’éclectisme américain.37 Pour le compositeur c’est désormais, en plus des éléments de son

folklore national, l’Europe entière qui devient un immense “réservoir stylistique” où chacun

pioche selon son goûts et ses nécessités.

Outre E. Satie, N. Boulanger est probablement une des personnalités les plusimportantes aux yeux des jeunes compositeurs qui viennent étudier à Paris. E. Carter

remarque que pour eux, “elle était la seule personne qui, dans les années 20-30, enseignait la

musique contemporaine.”38 Elle les met donc au contact des œuvres les plus avancées des

“grands maîtres modernes” (Stravinsky principalement), mais son intérêt pour la musicologiel’amène aussi à leur faire découvrir plusieurs siècles de l’Histoire de la musique. Après plus

de 50 ans, elle apparaît aux américains qui ont fréquenté ses cours comme “la mère de la

musique américaine.”39

Les œuvres de Satie ou les propos de Cocteau40 nous ont montré à quel pointl’esthétique d’alors est attachée à un idéal de dépouillement, de limpidité et de simplicité

mélodique ; l’hégémonie germanique, même dans ses influences les moins perceptibles estrejetée et l’on réclame désormais une musique dépourvue de grandiloquence, sans mythe, ni

35 Virgile Thomson en 1922, mais aussi A. Copland en 1921, W. Piston en 1924, R. Harris en 1925, E. Carteren 1934.36 Sur l'influence d'E. Satie sur les musiciens américaine Dickinson "Stein, Cummings, Thomson, Berners,Cage : Toward a Context for the Music of Virgil Thomson".- Musical Quaterly, lx xii / 3. 1986.37 “Les États-Unis sont le seul pays du monde qui produise tous les genres de musiques. Il n’y a que là que lescompositeurs écrivent dans tous les styles possibles et que le public ait vraiment accès à chaque style.” V.Thomson cité par A. Gauthier, op.cit. in Introduction.38 Émission enregistrée à la Radio municipale de New-York, diffusé par France-Musique le 19/04/1994,regroupant E. Carter, N. Roren, D. Nox et D. Brough.39 Ibid. ; nous pouvons, dans le même esprit, citer Copland (op. cit.) qui déclarait “Nous découvrions tousl’Amérique à Paris.”40 J. Cocteau Le Coq et l’Arlequin.- Paris : Stock-Musique, 1979.

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pathos, mais “simple et authentique”, en phase avec la vie.41 Ces deux points - simplicité et

authenticité - séduisent particulièrement l’Américain, pour qui le désir de créer une musiquecomprise de tous, qui soit le reflet de son époque, et de son pays, a toujours été une

préoccupation primordiale.

Être en accord avec son époque amène, dès le début du siècle, certains artistes

américains à s’inspirer - dans la ligné des futuristes italiens - non plus de la puissance de lanature mais des effets du modernisme (industrie et urbanisme ont ici des dimensions

méconnues des européens). Souvent descriptives (Skyscrapers (1923) de Carpenter, TheAeroplane (1921) ou New York Day and Night (1922) de Whitehorne, le Ballet mécanique

(1923) de G. Antheil) ces œuvres témoignent d’un véritable réalisme musical, intégrantfréquemment les musiques les plus communes à des bruits de Klaxon, sirène, hélice d’avion,

etc.

2.2.2. Le Jazz comme nouveau folklore.

Si le compositeur continue bien sûr d’emprunter à d’autres les thèmes et la syntaxe de

sa musique, c’est désormais vers le “folklore de la ville” qu’il cherche son inspiration. Le jazzqui, à partir des années 20, gagne en popularité, ne manque évidemment pas de séduire de

nombreux musiciens blancs. La plupart y voient une fois de plus l’occasion d’exprimer un“américanisme” et intègrent à leur vocabulaire les traits de ce nouveau style. Se sachant

parfaitement indépendant de toute règle, chacun pousse comme il l’entend l’imitation oula synthèse. Schématiquement, deux tendances se dessinent : beaucoup reprennent les

éléments les plus caractéristiques du jazz d’alors (les timbres, la syncope et la “blue note”) etles combinent à un langage plus traditionnel. Jusque dans les années 50, on produit ainsi

quantité de ballets (Filling station (1937) de V. Thomson, Frankie & Johnny (1937) deMoross, la Fancy free de L. Bernstein) et de pièces symphoniques d’allure “jazz” (la Jazz

symphonietta (1923) de G. Antheil ou la Jazz suite (1925) de Gruenberg). L’exemple le pluscélèbre est évidemment celui de G. Gershwin dont les œuvres (Rhapsodie in blue, concerto

in F (1924) ou Un Américain à Paris (1928)), connaissent immédiatement le succès. Cedernier parvient à conjuguer son goût pour le jazz avec les outils que lui offre la “grande

tradition”; La structure de ses œuvres ne présente aucune innovation formelle mais rythme,harmonie et orchestration résultent d’un mélange qui tient aussi bien de D. Ellington ou de

F. Henderson que de Ravel ou Malher.

D’autres comme A. Copland, moins nombreux mais tout aussi préoccupés de produire

“une musique qu’on reconnaisse immédiatement comme étant américaine”, ne cèdent pas aujazz ni par intuition, ni par goût pour l’éclectisme, mais tentent de manière plus intellectuelle

d’en tirer des principes de composition (notamment sur le plan rythmique, nous y reviendronsplus loin).

41 “On réclame du pain musical”, “Le music-hall, le cirque les orchestres nègres américains, tout cela fécondeles artistes au même titre que la vie” : J. Cocteau, op. cit.

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Jusque dans les années 60, on conserve cet intérêt pour la synthèse jazz / classique. S’adaptant

aux nouvelles formes du jazz, G. Schuller lance vers 1950, le “third stream”, un “troisièmecourant” qui reprend musique européenne et musique afro-américaine dans leurs formes les

plus modernes (musique sérielle et jazz), et prêtant à une alternative stylistique. Mais le jazzn’est pas la seule musique que l’on associe à la musique “savante” ; que ce soit pour la

comédie musicale, les musiques de films ou de variétés, l’industrie du spectacle suscite desmélanges stylistiques bien particuliers à l’Amérique.

Si le jazz apporte du sang neuf à la musique américaine et propose aux compositeurs

de nouvelles directions à explorer, beaucoup d’entre eux restent fermement attachés à la“grande tradition européenne” ; A. Copland, R. Harris, W. Schuman, W. Piston et R.Sessions, dont la formation est parfaitement académique, produisent à partir des années 30 de

nombreuses symphonies, ayant aussi pour but de “former le goût” de leur concitoyens. Néo-romantisme, impressionnisme, néoclassicisme voir néo-baroquisme : voilà quelques-unes des

étiquettes qui pourraient schématiquement nous aider à classer la majorité des nombreuxcompositeurs américains de l’entre-deux-guerres.

2.2.3. L’Europe en Amérique.

Durant cette période arrivent d’Europe et surtout d’Allemagne de nombreux artistes

fuyant le nazisme. On pourrait croire que l'accueil est enthousiaste au moins du côtéaméricain ; hors, c’est davantage une période de confrontation qui débute. Les chauvinismes

s'exercent dans les deux sens; l’Allemand reconnaît à l’Amérique de “grands” compositeurs(Ives ou Gershwin) mais ne les prend pas vraiment au sérieux.

A l’inverse, les développements ultimes de la musique européenne n'intéressent guère

les Américains. Pour la plupart, le dodécaphonisme n’a rien d’un prolongement inévitable dela musique occidentale. De plus on reproche aux théories esthétiques allemandes d'avoir un

ton qui ne correspond en rien à l’anti-dogmatisme américain.42 Peu d’élèves de Schönbergvont voir dans la technique de 12 sons un intérêt réel et produire des œuvres de qualité. On

perçoit souvent la musique sérielle comme un “style” supplémentaire que l’on rajoute à sa

panoplie pour créer éventuellement un “ambiance dodécaphoniste”43 ; en aucun cas onconsidère le sérialisme comme la voie unique et obligée de la musique. Parmi les rares

compositeurs s’étant intéressés sérieusement à la technique sérielle, il faut nommer lessymphonistes R. Sessions et W. Riegger.

42 Les justifications historiques du langage musical de Schönberg, mais aussi les fondements politiques ouphilosophiques que H. Eisler, P. Dessau et T.W. Adorno (eux aussi émigrés) lui attribuent, n’ont jamais eud’écho favorable en Amérique. Cf. Création d’une culture musicale : M. Babbitt se souvient.- in "Contrechamps"n°6, op. cit.43 Les premiers élèves de Schönberg en Californie - les musiciens d’Hollywood - venaient avant tout parcuriosité, dans l’espoir de découvrir “un nouveau truc épatant” (M. Babbitt, op. cit.)

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L’attitude envers les autres musiciens venus d’Europe44 est généralement moins

hostile, mais reste assez curieuse, comme si le compositeur américain se sentait gêné desupporter la présence de ses propres modèles : d’un côté, on puise chez eux tout ce dont on a

besoin, tout ce qui peut se révéler utile à l’élaboration d’une musique américaine ; d’un autre

côté, on reproche aux compositeurs européens de “faire de l’ombre” à l’artiste américain45, etde ne pas prendre sa musique en considération.

Pour les “éclectiques” ou les “symphonistes” américains, la situation est en effet des

plus ambiguës. Malgré leur volonté d’émancipation culturelle, ils ont toujours gardénostalgie et admiration pour l’Europe ; cet attachement est d’autant plus compromettant

qu’il vient ternir la force et l’indépendance du “Nouveau Monde”. Si les compositeursfrançais, allemands, italiens, entretiennent un rapport à la tradition (de rupture ou de

continuité, peu importe) qui leur permet de justifier leurs styles et leurs évolutions, lescompositeurs américains, eux, sont en porte-à-faux vis à vis de leurs homologues européens :

ils conservent le langage de ces derniers mais ne peuvent néanmoins revendiquer leurappartenance à la tradition européenne sous peine de reconnaitre ouvertement leur incapacité

à une quelconque autonomie artistique. Ainsi, parmi les américains qui regardent encore versl’Europe, nombreux sont ceux qui, lucides, constatent amèrement cette dépendance. (En

contrepartie, l’assimilation souvent superficielle de la musique européenne les laissent libresd’embrasser toutes sortes de styles et ne les contraint à aucune règle précise).

Quels que soient les avis et les sentiments que suscite la présence européenne, celle-ci

reste salutaire pour le pays. Tout d’abord, elle permet d’enrichir la vie musicale américaine,mettant directement en contact le public et le musicien américains avec les “nouveautés”

européennes. Les européens se voient souvent proposer des postes d’enseignement, ce qui metleur théorie, leurs conceptions et leur musique à la portée des étudiants ; de plus, leurs œuvres

(pour les plus connus d’entre-eux) sont jouées volontiers par les formations américaines.

Enfin, cette présence est l’occasion, pour les nouvelles générations de compositeursaméricains des années 40, de se positionner de manière définitive par rapport à l’Europe et à

la dépendance culturelle qu’elle produit.

Nous pouvons résumer - très schématiquement - les acquis de la musique “savante”

américaine, depuis la fin du XIXème siècle jusqu’à cette décennie, à :

- l’influence allemande (romantisme), puis française (impressionnisme); emprunts auxrythmes et aux mélodies “locales” (indiennes, nègres, populaires).

- vers les années 20, l’intégration du jazz, une nouvelle influence française (Satie etnéoclassicisme).

- au cours des années 30, la persistance des influences européennes (de Schönberg àStravinsky en passant par Bartòk ou Hindemith).

44 Outre Schönberg, Krenek, Stravinsky, Rachmaninov, Bartòk, Hindemith, Milhaud, Martinu ... entre autrestrouvent refuge aux U.S.A.45 M. Babbitt (op. cit.) rapporte que “W.Riegger ne voulait pas serrer la main à Stravinsky car, comme il disait: 's’il n’y avait pas Stravinsky, mon ami J.J. Becker serait reconnu comme le grand compositeur qu’il est' . ”

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2.3. "SANS L'EUROPE".

Partagées entre le désir de produire une musique américaine et la nécessité de rester en

contact avec le public, les œuvres d’un artiste comme Copland reflètent bien ces compromiset ces hésitations entre l’innovation et le conventionnel. Si beaucoup de ses contemporains

cherchent comme lui à concilier ces deux pôles, d’autres, par la nouveauté de leursconceptions, de leurs matériaux et de leurs techniques prennent la place “d’expérimentalistes”

et s’isolent des courants artistiques dominants.

Notre panorama serait donc incomplet si nous omettions ces personnalités qui, desurcroît, influencent ou constituent l’avant-garde musicale des années 40-50.

2.3.1 Ch. Ives46 est celui qui, le plus tôt dans l’histoire de la musique

américaine, prend ses distances par rapport à la tradition européenne.47 Bien que formé par

H. Parker ;(de la même école que McDowell), Ives, “curieux de tout ce qui peut entraînerl’expression musicale hors de l’académisme et de la sentimentalité, tourne bruyamment le dos

aux règles du goût et de la correction importées d’Europe.”48

P. Griffiths note qu’ “avant même d’avoir entendu une note de Schönberg ou de Stravinsky,avant de connaître une musique plus récente que celle de Brahms, Ives [avait exploré]

virtuellement toutes les techniques nouvelles pratiquées par les musiciens du XXème

siècle”.49

La citation musicale est, nous l’avons dit, une composante essentielle de la musique

américaine et Ives n’y échappe pas50 ; cependant la superposition de ses thèmes, dans des

mètres ou des tons différents, devient très tôt une caractéristique technique de son style. SesVariations on America (1891), composées à 17 ans, opposent deux voix intrumentales, l’une

en Fa majeur, l’autre en Ré b majeur. Son quatuor à cordes Halloween (1906) avec piano etpercussions (ad lib.) fait de lui un des pionniers de la polytonalité ; ici, chaque voix est

clairement diatonique, mais leurs tonalités sont éloignées les unes des autres (Si, Do, Réb etRé).

D’une manière générale, l’indépendance des différentes voix témoigne d’une penséenettement plus contrapuntique qu’harmonique ; cette indépendance est telle que dans des

46 L’Académisme étouffant des écoles comme celle de Boston rend évidemment difficile voire impossiblel’expression (à travers l’édition ou les concerts) de toute réelle originalité. Ainsi, l’intérêt porté à Ives estuniquement rétrospectif ; sa musique est “découverte” dans les années 30-40 par les quelques musiciens que sesprincipes intéressent et il faut attendre les années 60 pour que les États-Unis le considèrent comme un grandcompositeur national.47 Devant l’hostilité du public, Ives décide très tôt de renoncer à la carrière musicale pour préserver sonautonomie artistique.48 A. Gauthier, op. cit.49 P. Griffiths Brève histoire de la musique moderne.- Paris : Fayard, 1978, 1992, chap. 5.50 Tout comme les pièces atonales de Schönberg sont souvent justifiées par un argument poétique, les oeuvresd’Ives ont un caractère anecdotique ou descriptif (Three places in the New England, Thanksgiving, The 4thJuly...) qui légitime peut-être ses trouvailles techniques. (cf. C. Corre "Ives selon Cage".- in Revue d'Esthétiquen°13-15. Paris : Privat, 1988, p. 143).

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œuvres symphoniques telles The Unanswered Question et Central Park in the Dark (1906), ce

sont non seulement des tonalités mais aussi des rythmes, des timbres qui forment en sesuperposant de véritables plans musicaux. La complexité de “mise en place” dans

l’agencement de ces différentes strates musicales nécessitent, dans le cas de ses dernièresœuvres - la Quatrième symphonie (1911) par exemple - l’intervention de plusieurs chefs.

Outre ces innovations techniques, Ives compose quelques pièces atonales et

expérimente l’emploi des quarts de ton - Largo et Allegro pour deux pianos au quart de ton(1923). De plus, cinquante ans avant que “l’ouverture” ne devienne une des préoccupations

majeures des avant-gardes américaines ou européennes, Ives conçoit des œuvres en laissantaux interprètes une certaine marge de décision : son quatuor n°2 - Halloween - en fournit

encore la preuve ; chacun choisit au gré des reprises la voix instrumentale (donc la tonalité)

qu’il jouera ; Tempo et nuances sont eux aussi ad libitum.

Quelques compositeurs, comme C. Ruggles ou J. Becker, fréquentent Ives etmanifestent le même tempérament individualiste. Leur goût les porte à s’inspirer aussi bien du

modernisme de Ives que du récent sérialisme allemand, marquant par là leur hostilité à l’égarddes courants américains les plus conventionnels.

2.3.2 Si les œuvres d’Ives n’ont qu’un impact sérieux à partir des années 40,

l’activité de H. Cowell porte ses fruits beaucoup plus rapidement et fait de lui - de 1920 audébut de la seconde guerre mondiale - une des personnalités les plus marquantes de l’avant-

garde musicale des États-Unis. Compositeur, enseignant, mais aussi éditeur, critique,organisateur de concerts, il s’implique de manière profonde dans l’activité musicale

américaine (principalement à New York). Il est un des premiers aux U.S.A. à éditer et à fairejouer Ives mais aussi Schönberg ou Webern, et porte dans sa revue New Music Edition (1930

- 1969) un intérêt à toutes les musiques, sans restriction particulière. Il est également l’auteurd’un ouvrage - New Musical Ressources, 1930 - qui rassemble ses découvertes acoustiques,

ses théories et les outils de sa technique musicale.Tout comme Ives, son non-conformisme artistique l’amène à prendre les plus grandes libertés

face aux conventions musicales ; on le tient généralement pour l’inventeur du Tone cluster51 ;dès ses premières œuvres, toutes les propriétés acoustiques du piano sont exploitées, obligeant

l’interprète à jouer directement sur les cordes de l’instrument (en les pinçant ou en lesfrappant). La nouveauté de ces procédés - pour la première fois dans The Tides of Manaunaun

(1912) - montre à quel point Cowell, à l’instar de Varèse, conçoit la musique non plus comme

un travail de “notes” mais de “sonorité”.

A propos de sa pièce Aeolian harp (1924) H. Cowell note :

“Avec cette pièce, j’ai voulu travailler autour de l’idée de la harpe éolienne, qui est une

petite harpe que l’on suspend à une fenêtre et dans laquelle le vent produit des sons. Les sons

51 Le Cluster est un “accord” de notes conjointes joué au piano avec le poing, le plat de la main, l’avant bras ouune baguette de bois.

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produits par les touches du piano me semblaient trop sales, ce qui m’a suggéré l’idée de jouer

les harmonies directement sur les cordes, ce qui donnait cette différence entre le fort et

l’extrêmement doux qu’on obtient sur les harpes éoliennes.”52

Cette composition de 1924, qui tente de reproduire l’action d’un phénomène naturelimmuable sur un objet passif, devance étonnamment l’esthétique minimaliste. Les glissandi

sur les cordes et les résonances harmoniques produisent une ambiance éthérée et aérienne ;l’attention de l’auditeur se porte uniquement sur la qualité de la sonorité. De plus, la répétition

des harmonies jouées dans le piano rend à la “harpe” toute sa passivité, et transforme samusique en “objet à contempler”, comme si l’auteur avait voulu éradiquer toute trace

d’élaboration et d’intervention humaine. Dans cette optique, le “trop sale” de Cowell nedésigne-t-il pas tout ce dont l’esprit occidental a chargé cet instrument ? (éxalter l’harmonie,

susciter la surenchère technique - pianistique ou compositionnelle). Avec son piano préparé,Cage nous donnera un autre exemple du détournement des fonctions initiales de l’instrument

(quel européen, à la même époque, aurait pu porter atteinte à cet instrument sacro-saint de la

musique savante occidentale ?).

Dix ans plus tard, Cowell compose une pièce pour orchestre de percussions - Ostinato

pianissimo (1934)53- qui, là encore, anticipe, selon D.Caux, sur les procédés répétitifs des

années 60. Cette composition trahit indéniablement une influence asiatique. L'orchestre depercussions rappelle, dans ses timbres et dans le rôle de chaque instrument, le gamelan

balinais : un gong sert de bourdon, un tambour grave marque chaque mesure, métal, bois etverre occupent chacun une “couche rythmique et mélodique” différente, en noir, croche ou en

double-croche. Par ailleurs, Cowell est probablement le premier musicien occidental àtravailler, depuis l’avènement du tempérament égal, avec des instruments volontairement non-

tempérés.

Certaines de ses œuvres présentent elles aussi des tentatives d’ouvertures formelles ;c’est le cas du quatuor n°3, Mosaïcs (1935), où les interprètes peuvent agencer librement les

différentes séquences qui constituent la pièce. On y trouve également les premières notations

élastiques54 ; laissant parfois des mesures entièrement ad libitum, il pousse les musiciens àimproviser.

Au cours des années 30, son intérêt porté au rythme l’amène à participer à l’élaboration duRytmicon, appareil électrique, ancêtre de nos boîtes à rythme modernes, capable de réaliser les

rythmes les plus complexes.

2.3.3. Cowell, bien qu’isolé par son experimentalisme musical n’est cependant pas leseul à produire des œuvres dont la conception et la réalisation soient parfaitement nouvelles.

52 H. Cowell dans l’émission de D. Caux Les mots et les notes - La musique de la côte ouest .- France musique20/09/1993.53 Cf. Table des exemples musicaux, ex. 154 L’ expression est de Cowell lui-même : seules les hauteurs sont indiquées précisément ; le rythme est jouéselon l’appréciation de l’interprète, qui traduit approximativement la distance entre chaque note par une duréequi soit propotionnelle.

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Son collègue et ami E.Varèse, émigré depuis 1915 à New York, participe activement à la vie

musicale américaine ; il crée notamment l’ International Composer’s Guild dont la vocationest de promouvoir la musique de Bartòk, Schönberg, Stravinsky ou Webern (entre autres).

Espérant trouver aux U.S.A. un terrain plus favorable à sa musique, il reste cependantconfronté à l’hostilité du public. Néanmoins la puissance des villes, de l’industrie et de la

technologie américaine, le conforte dans ses convictions.

“A New York il y a certainement des gosses qui n’ont jamais vu un ruisseau, qui n’ont

jamais entendu de chants d’oiseaux (...) mais qui sont familiers avec les vrombissements des

avions et les sons industriels ; pour eux c’est peut être ce qui représente les bruits de la nature,

le milieu dans lequel ils vivent et les choses à travers lesquelles ils réagissent.”55

Il est désormais temps pour le compositeur d’assimiler les sons de son époque et de

renoncer à la dichotomie “sons musicaux” - “bruits”. Pour Varèse, la hauteur n’est plus leparamètre capital à partir duquel s’organise la pensée musicale ; rythme et timbre ne sont

donc plus subordonnés, mais sont au centre de ses préoccupations compositionnelles.

Éstimant que “le violon n’exprime pas notre époque” Varèse préfère un instrumentarium oùles instruments à hauteurs indéterminées (percussions) sont prédominants, intégrant aussi

sirènes, Klaxons, etc., ainsi que les premiers instruments électriques, obligé de faire “à lamain” (par l’écriture musicale conventionnelle) ce que la synthèse sonore ou le magnétophone

ne peuvent encore lui offrir.

Mais ce que retient avant tout l’avant-garde américaine des œuvres de Varèse, c’estbien moins son concept d’Art-science à partir duquel il bâtit ses œuvres que le nouvelunivers sonore qu’il propose. Son influence sur Cowell ou Cage est évidente durant lesannées 30 et 40 : l’emploi des percussions, la spatialisation, l’intégration des sons les plus

inattendus les séduisent, particulièrement dans Ionisation (1929) et les confortent dans leurdésir d’échapper à l’héritage tonal ; par contre, la complexité de leur musique n’a rien de

commun avec celle de Varèse qui justifie l’agencement de ses matériaux musicaux encomposant ses œuvres d’après des modèles scientifiques (mathématiques, chimie, physique).

On sait que ce dernier, après avoir constaté l’incapacité des bruitistes italiens à organiser leurnouvel univers sonore, a toujours recherché des principes qui assureraient une cohérence à ses

œuvres. Ce sont ces principes auxquels les américains comme Cage sont le moins sensibles ;même si les Constructions in metal de ce dernier (pour 6 percussions en métal de 1937) sont

organisées rythmiquement et structurellement à partir des nombres - nous allons le voir - ellesrestent cependant éloignées de la “géométrie sonore” de Varèse ; de même, les principes

esthético-philosophiques, sur lesquels Cage va peu à peu fonder sa musique, sont fortétrangers au cartésianisme de notre compositeur franco-américain.

2.3.4. Au cours des années 30, l’évolution de J. Cage n’est évidemment pas due à la

seule influence de Varèse. C’est en fait H. Cowell qui, le premier, l’encourage à se consacrerà la musique ; après un bref séjour à Paris, sa formation est ensuite marquée par les leçons de

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Schönberg, qui enseigne alors en Californie. Un point important que révèle ce contact avec

Schönberg, est l’incapacité de Cage à se former une “oreille harmonique”. Tout comme Ives,il préfère laisser aux différentes voix de ses compositions leurs “individualités”, témoignant

par là d’un réel désintérêt pour tout système qui contraindrait les sons à vivre sous unequelconque législation. Nous reviendrons largement dans les chapitres suivants sur les

implications esthétiques d’une telle position.

Du dodécaphonisme, Cage retient plusieurs idées : la première le rapproche deVarèse ; Cage constate en effet qu’un compositeur “authentiquement atonal” entretient un

rapport négatif vis-à-vis de l’attraction des consonances, attraction “qui demeure très

puissante dans le cas des instruments conventionnels, fortement attachés au langage tonal.”56

Cage estime qu’en maintenant l’instrumentarium traditionnel, forgé par et pour le système

tonal, on reste totalement dépendant d’une référence à ce même système. C’est donc pourCage comme pour Varèse l’emploi d’instruments étrangers ou délaissés par la tradition

musicale occidentale qui permet le mieux “d’engager l’univers musical vers de nouveaux

domaines d’exploration et vers des rapports inusités entre les sons.”57

A partir du milieu des années 30, Cage accueille dans ses œuvres les sonorités lesplus inhabituelles, attribuant une musicalité aux sons considérés jusqu’alors comme bruyantsou banals. Sa Living room music de 1939 requiert par exemple “tous les instruments de

batterie que l’on peut s’attendre à trouver dans une salle de séjour”. La même année il créel’Imaginary landscape n°1, qui intègre des sources sonores électro-acoustiques (des

fréquences pures gravées sur deux 78 t) ; dans les Imaginary landscape n° 2 et 3, Cageemploie, en plus d’un oscillateur de fréquence et d’un électrophone, des microphones de

contact qui donnent par amplification une nouvelle dimension aux sons les moinsperceptibles.Devançant son Imaginary landscape n°4 (1952), il ajoute dans Credo in US (1942) un groupe

de percussions à un électrophone (Cage suggère d’y passer les compositeurs “classiques” lesplus populaires) ou à une radio dont le choix des stations est laissé à l’interprète.

Constamment intéressé par les percussions, et se souvenant probablement des concepts

de Cowell, Cage écrit en 1938 sa première pièce - Bacchanal - pour piano préparé. Nousretrouvons une fois encore une attitude qui lui est propre et qui consiste à détourner un objet

de sa fonction initiale. Cet instrument, jusque-là apprécié et conçu comme “machineharmonique” se trouve désormais transformé en un petit orchestre de percussions ; en plaçant

sur les cordes ou les marteaux des objets divers (bois, fer, caoutchouc...), l’homogénéité detimbre de l’instrument disparaît, chaque corde se singularise et acquiert une sonorité unique.

Son aptitude à “inventer” de nouveaux instruments (tout comme H. Partch et

55 E. Varèse cité par D. Tosi Perspectives nouvelles de 1945 à nos jours.- in "Histoire de la musique". Paris :Bordas, 1988.56 J.-Y. Bosseur John Cage.- Paris : Minerve, 1993. Chap. 1.57 Ibid.

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L. Harrison58), à composer pour des sons d’origines les plus diverses, le rapproche autantd’un Russolo que d’un M. Duchamp, dont la pensée a un impact important sur Cage (à partirdes années 40). Les Ready-made - objets Tout prêts (urinoir, porte bouteille, roue debicyclette...) que Duchamp expose au public sont pour Cage les équivalents plastiques de sesnouvelles sonorités.

Durant les années 30, J. Cage reste distant vis à vis des principes dodécaphoniques,mais les juge cependant valables d’un point vue théorique ; s'il lui arrive de construire uneœuvre avec des notes issues d’une série, il en fait néanmoins un usage différent de sonprofesseur ; il délaisse en effet les possibilités de développement de la série - sa formeinversée, rétrograde ... - et préfère la simple répétition de ces motifs à leurs variations (attitudeen tous points identique à celle de S. Reich quelques décennies plus tard).

Les relations numériques qui, dans la musique sérielle, forment un véritable “cimentstructurel”, inspirent à Cage un principe similaire que celui-ci applique - de façonembryonnaire - non aux hauteurs mais aux durées ; les proportions numériques assurent ainsiun lien entre les petites sections et les plus grandes, créant ce que Cage appelle une structure“micromacroscopique”. La première Construction in metal en fournit un exemple : ses 256mesures sont réparties en 16 groupes (sections) de 16 mesures, chaque groupe agencé en 4 + 3+ 2 + 3 + 4 mesures.

La symétrie et l’homothétie de la structure de cette œuvre ainsi que le schéma 4,3,2,3,4 - nonrétrogradable - rappellent de toute évidence les cycles rythmiques de la musique indiennemais aussi les procédés d’isorythmie du XIVème siècle.

Une autre composition, écrite en 1944, montre à quel point l’organisation des duréesdevient pour Cage la préoccupation primordiale de son travail ; Four walls, pour piano,est entièrement construite sur les nombres 4 et 44 (ou leurs multiples). Dès cette époque ilporte une attention toute particulière aux œuvres et aux principes de Satie dont certaines deses compositions (la musique du ballet Relâche par exemple) comportent un grand nombred’indications purement numériques : durée d’une séquence, nombre de reprises, etc.Nous retrouvons dans Four Walls d’autres éléments qui permettent d’établir une influence de

58 Cf. Table des exemples musicaux. ex. 2. : ces musiciens-luthiers ont spontanément adopté des techniques decomposition ou d'improvisation devançant les minimalistes (résonances, répétitions, modalité, intonation juste).Cf. aussi note 92, chap. 4.

1ère section 2ème section

4 mesures 3 ms 2 ms 3 ms 4 ms

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Satie (dont Cage ne se cache pas) : l’économie des moyens59, le dépouillement si

caractéristique de Satie, l’attention portée aux résonances ou au silence sont autant de pointscommuns aux deux artistes.

Nous pouvons ici mettre en parallèle le jugement que Rollo Myers porte sur Satieavec, d’une part, les conceptions de Cage et, d’autre part, celles des minimalistes des années

60 qui, à travers l’influence de ce dernier, hériterons un peu de l’esprit de Satie :

“Satie fût, on peut dire, le maître, sinon l’inventeur de la musique statique - une

musique qui n’avance pas , ne se développe pas, mais qui tourne, pour ainsi dire autour d’elle

même, créant ainsi une impression semblable à celle produite par une tapisserie où un motif

décoratif se répète à l’infini, produisant un effet quasi hallucinatoire”.60

Toujours dans l’esprit de cette musique “qui n’avance pas”, Cage introduit pour la

première fois des plages de silence particulièrement étendues : 44 mesures successives sontici tacet. Il considère que Satie est le premier à avoir réellement composé avec le silence ; de

par le statisme de son langage, il lui a retiré le rôle suggestif ou suspensif que lui conférait larhétorique traditionnelle et lui a attribué une fonction structurelle. Suivant son exemple, Cage

en vient ainsi à donner au son et au silence une égale importance, chacun pouvant êtreappréhendé en terme de durée.

Bien avant que Cage ne fasse de l’indétermination le point central de son esthétique,

nous pouvons observer que ses créations musicales cherchent déjà, en sollicitant de façonponctuelle le hasard, à effacer toute trace de subjectivité, toute manifestation de la

personnalité du compositeur dans l’œuvre.Cage travaille en 1941 en collaboration avec un autre musicien - Lou Harrison - à la création

de Double music, quatuor de percussions ; après s’être mis d’accord sur la structure globale dela pièce, ils travaillent ensuite indépendamment l’un de l’autre, combinant après coup les

différentes voix instrumentales et proposant de cette façon un résultat final imprévisible. Cette

méthode de “co-production semi-concertée” - qu’il reprend par la suite61 - délivre ainsi la

musique de la tyrannie du sujet - le “moi” du compositeur - et permet à Cage de restituer à lamusique ce que J.-Y.Bosseur nomme son “anonymat”.

La fin des années 40 marque un tournant important dans l’œuvre et la vie de J. Cage ;c’est au cours de cette période qu’il cherche un fondement esthétique solide à

l’expérimentalisme qu’il a toujours cultivé. Mais la musique que Cage propose à l’aube desannées 50 n’est pas le résultat d’une ré-orientation complète ; bien au contraire, elle prolonge

et développe à l’extrême des principes déjà en germe dans des œuvres antérieures.Nous pensons ainsi que silence et indétermination - thèmes qui viennent vers 1948 au centre

59 Four Walls est entièrement en ré dorien ; mais le système teneur / finale (sorte de “proto-tonalité”) est iciinopérant ; la mélodie semble flotter sans direction apparente.60 R. Myers Erik Satie .- "Histoire de la musique". Paris : Gallimard, Encyclopédie de la Pléiade, Tome II, p.965.61 Dans Triple Music avec L. Harrison et M. Brown en 1948, puis avec le danseur M. Cunningham.

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de la pensée cagienne - prennent directement racine dans la nouveauté des matériaux sonores

qu’il utilise depuis 15 ans. Les compositions des années 30-40 nous montrent à quel pointCage se refuse à toute hiérarchisation des sons ; progressivement tous les sons sont

considérés comme ayant la même valeur, “tous différents et pourtant tous égaux”. Cette

conception n’est évidemment pas sans rappeler les qualités “démocratiques”62 que certainsattribuaient au dodécaphonisme. Mais si Schönberg s’est appliqué, avec le sérialisme, à

rendre chaque note - au sein de la série - indépendante de toute polarité, Cage, lui, étend cepostulat non plus à la note, mais au son lui même, quels que soit sa provenance, sa hauteur,

son timbre. Le refus d’adopter ou d’établir soi-même une hiérarchie, c’est-à-dire de seconformer à un code, rend inévitablement les sons indépendants de tout principe causal.

L’emploi fréquent, pour les instruments à hauteurs déterminées, de la modalité, ne

vient pas à notre avis contredire cette impression, dans la mesure où le mode n’est là - avecCage du moins - que pour nous délivrer sa couleur ou son ethos, comme c’est le cas dans ses

Sonates et interludes 63; en aucun cas Cage ne se sert d’une polarité pour ponctuer etconstruire le temps par des tensions / détentes.

Dans ce sens nous pouvons d’ores et déjà poser une question sur laquelle nous aurons

l’occasion de revenir à propos de la musique minimale : quelle différence - sur le planperceptif - peut-on établir entre un univers sonore totalement non-directionnel, aux

mouvements imprévisibles, assimilable au chaos et un autre où la surprise n’aurait aucuneplace ? Il semble que des deux pôles - indéterminés, surdéterminés - Cage tende à se

rapprocher, au fil des années, du premier ; depuis ses premières compositions - Sonata for twovoices, 1933 - où les instruments n’étaient pas spécifiés, à la Double music, ou à la Chess

Pieces de 1944 (le regard de l’interprète se pose au hasard sur les cases/partition d’undamier), Cage introduit peu à peu l’aléa dans sa musique.

Au contraire, les répétitions rythmiques ou mélodiques, les ostinati, ou encorel’univers clos de la modalité, qui sont autant d’éléments aiguillant la perception de l’auditeur

et qui pourraient être la base d’une composition - au sens littéral du terme, restent rarementutilisés de manière exclusive et sont de plus en plus associés à des paramètres aux valeurs

aléatoires, à une sorte de “coefficient d'indétermination”.En tant que compositeur, son attention est davantage retenue, nous l’avons vu, par la durée

des pièces ou de leurs séquences. D. Revill note à ce sujet une évolution dans l’écriture deCage :

“Le rôle de la structure rythmique, sa relation au contenu changent. La musique du

début des années 30 fixe et délimite la structure au moyen d’ostinati et de configurations

rythmiques [ voir par exemple Construction in metal ]. Par la suite, dans les années 40, les

notes remplissent le temps mais ne le déterminent pas et, par conséquent, ne délimitent pas

la structure. Cage explore simplement la possibilité que produire simplement un son, à

62 Le viennois Hanns Eisler est probablement celui qui est allé le plus loin dans ce type d’analogie.63 Cf. Table des exemples musicaux. ex. 3. : Tout comme les gamelans de Cowell, Partch ou Harrison, lessonorités du Piano préparé, combinées à l'emploi d'ostinati ou de pédales, ne manque pas de rappeler la musiquebalinaise, et, dans une certaine mesure, celle des répétitifs américains.

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l’intérieur d’une structure, permet d’articuler le son suivant.”64

Parmi les quatre compositeurs dont nous venons de parler - Ives, Cowell, Varèse etCage - il nous a semblé particulièrement important d’insister sur ce dernier pour deux raisons

: l’originalité de sa musique fait de lui, au même titre qu’Ives et Cowell, un compositeurauthentiquement américain, qui n’a désormais aucun compte à rendre à la tradition

européenne. Mais c’est aussi celui qui, dans les années 40, assume probablement le mieux,grâce à un arrière plan philosophique et une remise en question permanente, la musique dont

il est l’auteur, évitant ainsi de transformer son expérimentalisme en “bricolage” purementgratuit.

Nous aurions pu présenter certains compositeurs de sa génération, à l’œuvre dès les

années 30, comme H. Partch, L. Harrison, dont les conceptions musicales sont très proches

des siennes, ou des sérialistes comme M. Babbitt, E. Kohs, G. Rochberg ou encore l’un despremiers compositeurs de musique électronique V. Ussachevsky ; mais nous avons préféré

nous concentrer sur l’activité et les œuvres de Cage puisque c’est de celles-ci que va émergerdirectement le minimalisme américain. Des divergences notables vont bien sûr apparaître

entre Cage et les différents courants qui - au cours des années 50 - s’inspirent de sonesthétique ; nous les distinguerons dans le chapitre suivant.

2.4. CARACTÉRISTIQUES DE LA MUSIQUE AMÉRICAINE.

Ce tour d’horizon de la musique des États-Unis nous incite pour conclure à rechercher

un dénominateur commun stylistique ou technique aux compositeurs soucieux d’affirmer uneidentité musicale américaine.

Le peu d’intérêt que porte le public aux préoccupations de ses créateurs nationaux

ainsi que le manque de confiance en soi de ces derniers représentent, schématiquement et à derares exceptions près, la situation qui prévaut au moins jusqu’aux années 50; récemment

E. Carter affirmait encore : “Vous savez... l’Amérique a toujours été un peu philistine, de

plus, elle a toujours souffert d’un complexe d’infériorité.”65 Bref, difficultés d’insertions(indifférence) et - comme nous l’avons vu - difficultés d’orientations sont ce que partage lemieux la majorité des compositeurs.

Le simple fait d’avoir assimilé successivement les compositeurs à telle ou telletendance ne doit pas pour autant donner l’impression d’un découpage net et définitif, bien au

contraire. Depuis le début du XXème siècle, rares sont les musiciens qui restent campés sur destechniques ou des esthétiques sans glisser des unes aux autres.

64 D. Revill The roaring silence.- New York : Arcade publishing, 1992.65 E. Carter, in Emission France-Musique du 19/04/1994. (ref. cit.)

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En Europe chaque position est âprement défendue, soutenue par des déclarations

esthétiques ou de véritables législations ; chaque artiste est à même de se justifier par rapportà la culture qui l’entoure. L’artiste entretient donc de cette manière à la fois un rapport avec

son passé (de “profondeur” en quelque sorte), et au moins pour les premières décennies dusiècle, un rapport de “surface”, avec son pays (ainsi n'écrit-on pas à Vienne comme à Paris).

Chez le compositeur américain, on constate au contraire que l’élaboration de sa

musique se fait à partir de sources historiques et géographiques multiples ; mais la diversitédes référents que l’artiste embrasse, l’amène à se saisir (comme le fait un caméléon) plus de la

“surface” des musiques que de leur essence. C’est précisément dans ce mouvement global de

récupération et d’hybridation, à travers ce que G.Scarpetta66 nomme l’ Impureté, que nouspensons pouvoir caractériser la culture et, plus spécifiquement, la musique américaine.

Il serait évidemment possible d’affirmer que cette situation ne concerne pas

exclusivement les U.S.A. ; n’a-t-on pas dit que “le style musical du XXème siècle se définit

par la diversité des styles” ? 67 Cette réflexion est effectivement valable pour l’ensemble du

monde occidental. Mais le point de vue rétrospectif de l’historien ne doit pas niveler les

différentes perceptions que chaque culture peut avoir de la diversité. Les uns peuvent y voirl’éparpillement, la perte de vigueur et la dégénérescence, les autres une source de vitalité.

Ainsi nous pensons que cette diversité est vécue en Europe négativement, davantage

comme une division par les tenants du modernisme culturel et social ; chacun croit possédersa vérité esthétique, ce qui génère bien souvent entre les divers courants des conflits

irréductibles. Pour les États-Unis, cette diversité est avant tout l’expression de ses principessouverains : liberté individuelle, liberté d’entreprendre..., elle est par là même la transposition

exacte - sur un plan culturel - du melting-pot social que l’Amérique entend réaliser. Les

propos de V. Thomson68 vont dans ce sens :

“Tout américain a le droit de composer de la musique comme il lui plaît et comme

il en est capable. Si l’école américaine commence à apparaître aux Européens comme quelque

chose qui n’est plus tout à fait provincial en comparaison avec Vienne ou Paris, comme

quelque chose de nouveau, de frais, de réel et d’un peu changé, cette nouveauté n’est pas,

parmi nous, un monopole ni même la spécialité d’un groupe. Elle n’est pas limitée à

l’Américain né dans le pays, ni à celui qui sort d’une école allemande ou française, ni à

l’autodidacte, ni à l’habitant de New York ou au musicien originaire de Californie. Cette

qualité est dans l’air, elle appartient à nous tous. C’est un ensemble de présomptions

foncières si largement répandues que tout le monde les accepte comme évidentes.”

Si cette liberté artistique représente un dénominateur commun aux compositeursaméricains, l’individualisme qui en résulte limite nos chances d’établir des éléments

66 G. Scarpetta L’Éloge du cosmopolitisme.- Paris : Grasset 1981 et L’Impureté.- Paris : Grasset 1985.67 G. Brelet "Situation de la musique contemporaine".- in Histoire de la musique. Paris : Gallimard,Encyclopédie de la Pléiade, 1963, p. 1093 sq.68 V. Thomson, cité par A. Gauthier (op. cit.). Ce texte a probablement été écrit dans les années 30 ou 40.

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techniques communs à tous.Cependant, le rythme est probablement le paramètre qui retient l’attention du plus grandnombre d’entre eux. On a maintes fois remarqué - en s’appuyant sur les exemples deStravinsky ou de Bartòk - que l’abandon de l’harmonie fonctionnelle avait rendu possible l’“émancipation” du rythme. De la même manière, en détournant les principes trop stricts quirégissent l’agencement des hauteurs ou en les assouplissant à leur convenance, certainsAméricains comme Ives, Harris, Copland ou Sessions accordent au rythme une autonomienouvelle.

La polyrythmie et l’irrégularité métrique peuvent être considérées comme “la base rythmiquede la musique américaine.”69 Une remarque de R. Harris nous renseigne sur cette spécificité :

“Notre sens rythmique est moins symétrique que le sens rythmique européen. Lesmusiciens européens sont entraînés à penser le rythme en terme de plus grand dénominateurcommun, alors que nous sommes nés en ressentant ses plus petites unités.”70

V. Thomson l’exprime dans des termes à peu près identiques :

“Le rythme dans la musique américaine n’est pas un battement, mais plutôt une unité,avec des accents toniques complètements déplaçables. La musique chez nous ne comporte pasde temps fort. Ceci s’applique à toutes les musiques des États-Unis, musiques savantes,musiques populaires, etc.”71

Nous avons déjà mentionné chez Ives la polyrythmie complexe que produisaitl’agencement des “plans sonores” ; l’exemple ci-dessous est tiré de sa Symphonie n°4 de 1916et montre à la fois une superposition d’unités différentes (binaire sur ternaire) et, pour unemême découpe, une métrique différente (de haut en bas : Ternaire, hémiole de 5 croches.Binaire, hémiole de 5 double-croches. Pulsation du ternaire. Binaire, hémiole de6 double-croches. Pulsation du binaire).

69 E. Carter La base rythmique de la musique américaine.- in "Contrechamps" n°6, op. cit.70 Cité par E. Carter, ibid.71 Cité par A. Gauthier (op. cit., introduction) d’après un entretien radiophonique, dans les années 60.

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Le jazz n’est pas étranger - dans une certaine limite - à ces nouveaux outilsrythmiques. Mais l’irrégularité de ces motifs reste cependant toujours liée à la pulsation de lamesure à 4 temps et présente ainsi les décalages rythmiques plus comme des syncopes quecomme une véritable polyrythmie. (exemple de motif rythmique fréquemment employé dansle jazz, ci-dessous).

Copland s’est inspiré de cette polyrythmie élémentaire - à deux étages en quelquesorte - et l’a étendue à des groupes plus complexes (du 5/8 ou du 7/8 sur du 4/4, cf. ci-dessous), conservant ou non la pulsation de base, construction qui n’est pas sans rappeler lesLaykiri de la musique indienne classique72:

On constate aussi dans la musique de R. Harris une empreinte du jazz ; celui-ci sedémarque néanmoins de Copland en supprimant mesure et mètre ; il regroupe les unités de sesmotifs mélodiques en séries irrégulières (en 2, 3, 4, 5 croches par exemple, cf. ci-dessous), cequi produit un “contrepoint d’accents croisés qui n’est pas sans rappeler celui de l’écolemadrigaliste anglaise.”73 (R. Sessions, qui s’est engagé dans une voix similaire est, d’aprèsCarter, celui qui est allé le plus loin dans ce type de contrepoint rythmique).

72 Les Laykiris sont des glissements de tempi qui conservent un lien avec le tempo d’origine du tala.L’instrumentiste qui improvise peut par exemple jouer une phrase en sextolet de double-croches (60 à la noire)en plaçant un accent toutes les cinq notes ; ces accentuations donneront l’impression qu’il a adopté un nouveautempo (72 à la noire).73 E. Carter, op. cit

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Ces quelques exemples, en plus de ceux donnés précédemment suffiront à montrer

que la musique minimale, et la musique répétitive qui en dérive, possèdent des antécédentsdans la musique américaine de la première moitié du siècle.

Les œuvres d’Ives, de Cowell, ou de Cage présagent déjà d’une conception du temps musical(remplir le temps plutôt que de le construire), qui sera reprise par des compositeurs des années

60. Par ailleurs, si le dépouillement et le statisme de Satie sont de mise dans la musiqueaméricaine dès les années 30 - via Cage ou Cowell - nous avons pu remarquer, chez quelques

compositeurs, la volonté d’apporter à l’élaboration rythmique de leurs œuvres un soinparticulier.

La prégnance de la pulsation des musiques répétitives ne sera pas sans nous rappelerl’Ostinato pianissimo de Cowell, des pièces pour piano préparé de Cage ou encore les

constatations d’Harris, Thomson ou Carter concernant l’attrait des Américains pour le travail

rythmique.

Les traits caractéristiques de la musique minimale, en germe dans la musiqueaméricaine près de vingt ou trente ans avant qu’elle ne se développe, attendent donc la double

impulsion du large mouvement contre-culturel qui prend forme au cours des années 50, et del’activité de J. Cage pour démultiplier de manière radicale ou réduire à l’extrême, certaines

tendances des avant-gardes précédentes.

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DEUXIÈME PARTIE.

AUX ORIGINES DU MINIMALISME.

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L’APPORT DE John CAGE.

Les historiens de l'art américain mettent souvent en avant la difficulté à regrouper sous

de mêmes dénominateurs la multitude des artistes américains des années 50-60 tant ceux-cirevendiquent explicitement (par des propos esthétiques) ou implicitement (par leurs œuvres)

leur individualité et leur liberté créatrice74. Il n’est en effet pas rare que l’activité d’un artistedéborde sur plusieurs “catégories” ou que celui-ci participe à divers mouvements rendant de

ce fait une classification d’autant plus délicate.

Si “l'ambiguïté du signifié”75, chère aux avant-gardes, incite chacun à cultiver son“maniérisme”, il reste néanmoins quelques personnalités qui, par la nouveauté de telle ou telle

position esthétique, posent des bases techniques ou théoriques sur lesquelles d’autresviennent, de manière plus ou moins durable, se reposer. Il ne s’agit évidemment pas pour nous

d’établir une hiérarchie simpliste entre “novateurs” et “suivistes”, mais plutôt de mettre enévidence une filiation, avec toutes les influences que celle-ci comporte : influences directes et

parfois réciproques des œuvres et des conceptions artistiques de chacun ; influencesextérieures, émanant de principes ou de doctrines d’autres domaines de la pensée ou d’autres

cultures.

On emploie rarement l’étiquette “minimaliste” à propos de J. Cage bien que certaines

de ses pièces témoignent, nous l’avons vu, d’un dépouillement et d’une économie de moyensqui pourraient lui valoir - comme à d’autres - cette appellation. Ce terme désigne davantage

un mouvement qui se développe à la fin des années 50 et dont on attribue fréquemment lapaternité au compositeur californien La Monte Young. Il semblerait donc légitime de débuter

notre étude sur les origines de la Minimal-music, à la fois sœur et mère de la musiquerépétitive, en fixant toute notre attention sur celui-ci. Cependant si les musiques de Cage, de

Young ;et de Reich laissent entendre, des différences plus ou moins accentuées (dans le choixdes matériaux ou dans la façon de les traiter), elles reposent sur une conception du temps

74 Cf. par exemple D. Avron (L'appareil musical.- Paris : UGE, Coll. 10/18, 1978, chapitre (n°4) "Nouvellesmusiques américaines".) qui reconnaît trois principales tendances musicales dans l'Amérique des années 60(Free-jazz, Musiques indéterminées, Musiques répétitives) mais constate la difficulté d'attacher le pluralismeaméricain à un classement définitif. Voir aussi l'excellente étude de J. Rockwell All-American Music .- NewYork : A.A. Knopf, 1983. regroupant vingt essais sur vingt compositeurs des années 60.75 U. Eco L’œuvre ouverte.- Paris : Seuil, 1965. “Dans l’esthétique contemporaine l’œuvre d’art est un messagefondamentalement ambigu, une pluralité de signifiés qui coexistent dans un seul signifiant.” p. 9.

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musical et de l’œuvre qui est commune à ces trois artistes et dont John Cage, personnage

central de la musique américaine des années 50, est à l’origine.

En ce sens, L.M. Young reconnaît clairement - nous le verrons plus loin - avoir subil’influence de J. Cage et s’être inspiré à la fois de sa poétique et de ses principes. Mais, bien

plus qu’à la diversité des matériaux musicaux de J. Cage, c’est au changement de statut del’œuvre que le “pionnier” du minimalisme est le plus sensible : avec Cage, celle-ci passe en

effet de l’œuvre en tant qu’objet à l’œuvre en tant que processus, impliquant de ce faitune réduction considérable de l’acte compositionnel.Ces principes n’affectent pas de manière fortuite les nouvelles générations de compositeursaméricains qui, avec Young, fondent la Minimal-music ; leur impact s’explique entre autres

par un désir d’alternative à la fois sociale - telle que nous l’avons précédemment évoquée - et

artistique.La pensée orientale ou extrême-orientale est alors particulièrement “dans l’air du temps” et

fournit à beaucoup un remède aux maux de la société moderne occidentale ; le Zen sauve

ainsi Cage, à la fin des années 40, d’une profonde crise morale et artistique76. Bien avant que

minimalistes et répétitifs ne se tournent à leur tour vers les cultures extra-européennes, Cageemprunte au Bouddhisme zen ses principes fondamentaux pour en faire les nouveaux

fondements théoriques de sa musique ; avec quelques autres77, il donne ainsi à la jeune avant-garde américaine l’opportunité de délaisser l’Europe.

Examiner les principes du Zen nous paraît ici prioritaire, dans la mesure où ceux-cidevraient nous permettre d’apprécier ce que recouvre “l’œuvre processus” de J. Cage, et

d’estimer les motivations profondes qui poussent certains à rompre avec les conceptionsoccidentales.

3.1. LE BOUDDHISME ZEN.

Le Zen est une forme de pensée dérivée des traditions des deux cultures dominantes del’Orient : le Bouddhisme indien et, principalement, le Taoïsme chinois. Au cours des siècles,

ces principes ont gagné toute l’Asie soit dans leurs formes originales, soit modifiés parl’action de syncrétismes locaux. Il ne s’agit évidemment pas pour nous d’en retracer ici

76 En 1948, Cage suit pendant deux années les cours du professeur D.T. Suzuki, à l’université de Colombia.77 Dans les années 50, les musiciens de l' "École de New York" (E. Brown, C. Wolff, M. Feldman) partagentavec J. Cage le même intérêt pour la pensée orientale (Wolff fait par exemple découvrir à Cage le Yi King) ;c'est aussi le cas de nombreux musiciens (Harrison, Partch) de la côte ouest où la communauté asiatique est trèsprésente. Par ailleurs les influences de ces doctrines se font sentir dans les arts-plastiques chez des artistescomme Rauschenberg (collaborateur de Cage), Tobey, Reinhardt ou Motherwell, à travers des travauxcalligraphiques, l'entrée du hasard dans la composition ou encore la conception progressive de toilesmonochromes. En Europe, le peintre Yves Klein, très marqué par le Zen, judoka de haut-niveau, peint lui aussi àla fin des années 50 ses premières toiles monochrome (bleues notamment) et organise sa célèbre exposition "Levide". Précisons qu'il est l'auteur d'une composition musicale (Monoton Symphonie jouée en 1961) destinée àillustrer ses toiles : un accord de Ré maj. est joué durant 20 min. par un orchestre de chambre, suivi de 20. min.de silence.

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l’histoire ; mais on peut cependant noter que la diversité de ces manifestations - Bouddhisme

Chinois, Japonais, Indien, Tibétain - est probablement dûe au fait que cette doctrine (le motconvient mal) trouve sa place entre religion et philosophie. Davantage mode de pensée que

dogme, le Zen a laissé à chaque civilisation le soin de lui attribuer un protocole religieux. Demême, nous ne tenterons pas une analyse des différentes branches du Bouddhisme, des

diverses confessions et communautés, ce qui retiendrait davantage notre attention sur lesexpressions de la foi, les cérémoniaux et les cultes. Afin de ne pas nous éloigner de notre

sujet, nous nous en tiendrons donc non pas aux caractères “extérieurs” du Bouddhisme, mais àses principes de base tels qu’ils sont décrits dans l’ouvrage de A.W. Watts Le Bouddhisme

Zen78.

Le premier point sur lequel cet auteur nous met en garde concerne l’approche

théorique qu’effectue le néophyte occidental ; le Bouddhisme zen est, nous dit-il, un mode devie et une conception qui n’appartient à aucune catégorie formelle de la pensée occidentale.

Les ressemblances avec des courants philosophiques connus peuvent venir à l’esprit -panthéisme, naturalisme, stoïcisme, etc. - mais celles-ci sont bien souvent superficielles. Le

Zen n’a aucune prétention à La vérité, contrairement à la philosophie occidentale (véritédémontrée) ; et contrairement au judéo-christianisme, “Bouddha rejette toute vérité révélée : il

ignore Dieu et l’âme qui en serait le reflet.”79

En fait les méthodes de pensée du Zen, son rapport au temps et à la réalité sont

substantiellement différentes des nôtres, c’est la raison pour laquelle les outils rationnels denos sciences humaines ne nous permettent qu’une approche de surface de cette doctrine, nous

laissant bien souvent une impression d’ésotérisme, de mystère et d’irrationnel. Le langage lui-même, dans sa structure et ses significations, résulte des concepts et de la logique de ceux qui

l’utilisent. Pour l’occidental curieux de comprendre, sciences et langage - c’est-à-dire sespropres moyens de connaissance - apparaissent ainsi inadaptés à une telle étude.

C’est précisément à partir de cette double barrière que Watts débute son analyse ;d'après lui, une réflexion directe sur nos modes de pensée est plus apte à nous faire sentirles différences séparant les conceptions occidentales et orientales qu’une approche “del’intérieur”, surchargée d’un jargon oriental et qui se voudrait axée sur la pratique et les

méthodes de cette doctrine. Toute tentative de comprendre le Zen par les voies conceptuellesdu langage est une grossière erreur, dans la mesure où la recherche de ce qu’on nomme le Tao

(la voie, le chemin) est une démarche profondément individuelle et empirique. Une approche“de l’intérieur” aurait donc pour seul précepte une formule telle que “Viens, et trouve toi-

même” ; les enseignants répètent d’ailleurs volontiers que :

Ceux qui savent ne parlent pas,Ceux qui parlent ne savent pas.

78 A.W. Watts Le Bouddhisme Zen.- Paris : Payot, 1982. Coll. "Petite bibliothèque Payot", n° 146.79 H. Arvon Le Bouddhisme.- Paris : P.U.F. Coll. "Que-sais-je ? ", n° 468.

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3.1.1. Une conception occidentale :Représenter, expliquer et donner un sens au monde.

On sait que Freud, dans ses ouvrages sociologiques80, tenait le savoir et le pouvoir del’Homme sur la Nature comme les premières composantes de la Culture humaine. Depuis les

premières formes de savoir scientifique, la compréhension de la nature et de ce qui ceprésente à nos sens, passe par une conceptualisation destinée à coder et donc à rendreintelligible l'expérience et la réalité. Il n’est, en effet, rien qui ne fasse l’objet de notreconnaissance qui ne soit soumis à une réduction et à une abstraction. Ici, connaissance est

indissociablement liée à compréhension.

Représenter la nature - objets, êtres - sous une forme symbolique tel que le langage ouun modèle (mathématique ou autre) le proposent est, pour l’occidental, sa façon de connaître

et, dans une certaine mesure, de contrôler le monde. Tout ce qui est indicible est suspectéd’irrationnel ; seule une appropriation par l’intellect et une verbalisation permettent d’avoir

prise sur la réalité.Watts remarque que les modes de réflexion et de perception fonctionnent dans ce cas selon

une même logique : l’esprit occidental se caractérise par son désir de fractionner l’expérience

en unités, à partir d’une vision nettement plus centrale que périphérique.81

Ainsi ne cherche-t-on pas à percevoir le monde de manière globale, mais à rendre compte decelui-ci de manière atomisée, par une succession de vues fragmentaires.

L’appropriation de la réalité par l’Homme peut s’illustrer de la manière suivante : pour

comprendre ou décrire une courbe, nous prélevons un échantillon de ses points et la réduisons

en une abstraction - une équation, inversement pour la re-présenter, nous recalculons etrelions plusieurs de ces points.

D’autres exemples pris dans notre société contemporaine témoignent, à travers les

nouveaux outils de communication, d’une volonté d’optimiser les principes de perception /restitution fragmentaires et linéaires, selon lesquels notre esprit fonctionne.

Avec l’image sérigraphique ou télévisuelle, nous tirons profit de nos limites perceptives pourcréer, avec le point lumineux comme unité de base, l’illusion d’une image.

L’informatique, la robotique, toutes les nouvelles formes de gestion du savoir scientifique ensont d'autres exemples. Là encore, c’est l’abstraction et la codification du réel qui sont à

l’œuvre (codification extrême puisque la base numérique et la logique y sont élémentaire : 1,0et vrai, faux). Le réel en soi n’existe pas pour la machine ; seule compte pour elle les valeurs

numériques qu’on lui fournit. Le système numérique traduit la qualité de l’objet en quantité

80 S. Freud L’avenir d’une illusion.- Paris : P.U.F, 1971.

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d’informations élémentaires82 ; ainsi, tout objet est “découpé” en divers paramètres,

échantillonné afin d’être traité comme information.

Notre rapport au temps n’est guère différent de notre appréhension du réel. Tout

comme l’esprit reconstruit le réel en additionnant les “flashs” successifs que lui donne unevision centrale, l’identité historique - individuelle ou collective - se façonne à partir de lasomme d’événements et d'expériences vécues, extraits d’un continum temporel :

“Ce que je suis semble éphémère et impalpable, mais ce que je fus est immuable et

définitif ; c’est la base solide d’après laquelle on peut prévoir ce que je serai dans l’avenir. Il se

trouve donc que je suis identifié de façon plus précise par ce qui n’existe plus que par ce qui est

présentement.”83

De la même manière que nous plions le monde aux codes et aux symboles du langage,nous réduisons notre vécu à une sorte de curriculum vitae, à une série d’actes ou d’états

ponctuels, parfaitement conventionnels (place dans la société, dans la famille...).

Watts estime qu’un tel comportement devant la réalité et le temps (dissociersystématiquement l’esprit du corps, l’intellect du sensible) relève d’une attitude propre à

l’homme occidental et qui consiste à . Toutes les créations humaines ou nos propresréflexions révèlent la faculté que possède l’esprit conscient (le cogito) à fonctionner de

manière autonome. Pour F. Nietzsche, c’est Platon qui, le premier, a accordé à l’esprit uneplace si grande qu’elle en déniait le réel et le sensible. A sa suite, toute la pensée

métaphysique a accusé notre corps de donner à l’esprit non l’essence mais l’apparence dumonde, se livrant ainsi à ce que Nietzsche nomme une “calomnie des sens”. L’Être est ainsi

pensé comme un esprit contraint de supporter son corps. De même que le judéo-christianisme,la philosophie - de Platon à Kant - a toujours donné du monde une interprétation se voulant

immuable et univoque, accusant les sens de nous leurrer sur le plan de la connaissance et denous pervertir sur le plan de la conduite.

Afin de maîtriser la mouvance et la bigarrure du réel et d’en déjouer ses apparences

trompeuses, “la pensée métaphysique conçoit au-delà [ de ce réel ] une organisationentièrement différente, où les éléments ici-bas antagonistes [ceux qui dérangent ou

contredisent notre pensée conceptuelle] sont dissociés et regroupés selon leurs “vraies”affinités, pour constituer deux systèmes dont l’un est effectivement réel (celui des valeurs

supérieurs) et l’autre illusion éphémère.”84

81 Nous empruntons cette analogie à l’auteur, qui distingue la vision périphérique - floue mais globale - de lavision centrale, concentrée sur un point, beaucoup plus précise mais incapable de percevoir les objets ou lesmouvements en dehors du champ de son faisceau.82 Cf. J.-F. Lyotard La condition post-moderne.- Paris : Minuit, 1979, chap. 1 : “Le savoir dans les sociétésinformatisées”. L’auteur analyse en particulier le déclin des formes de savoir qui ne peuvent être traitées par lesnouveaux outils médiatiques.83 A.W. Watts, op. cit., p. 10.84 J. Granier Nietzsche.- Paris : P.U.F, 1989. Coll. "Que sais-je ? ". n° 2042, chap. III.

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Nietzsche pense que le dualisme est le corréla inévitable de cette division du réel en valeurs.

“La croyance fondamentale de la métaphysique c’est l’antinomie des valeurs”85.

Cette conception oriente depuis longtemps la perception et le savoir occidental, mêlant

de manière inextricable le Bien, le Beau et le Vrai, soumettant sciences, religion et morale à la

même loi. La volonté de hiérarchiser le monde en accordant à chacun de ses éléments unevaleur, reflète particulièrement bien notre souci de donner un sens à toutes choses. Comme

le fait remarquer Watts, donner ou choisir un sens à une action ou une chose c’est en soiadopter une pensée dualiste dans la mesure où la valeur que nous lui attribuons se définit parrapport à son contraire ; dans une optique dualiste, chaque terme dépend de l’existence deson opposé ; le Bien ne peut triompher que parce que le Mal existe, de même le progrès par

rapport à la régression, la liberté par rapport à l’oppression, etc.Prisonnier de cette logique binaire, l’Occidental n’espère résoudre cette lutte incessante des

contraires que par l’anéantissement de l’un des deux pôles. Ce conflit est source de tensionquasi permanente, puisque sa perception de la réalité (ou de lui-même) ne correspond que

rarement - et en tous cas pas de manière durable - avec ce que les choses devraient êtred’après sa “grille de valeurs” (d'après ce qui est défini comme substance). Selon chacun, la

Foi ou l’Idéal nous laisse espérer un blocage de ce mouvement pendulaire sur l’une de sesasymptotes et nous met dans l’attente de la fin de l’Histoire : attente de l’apocalypse pour les

uns ou avènement d’un monde utopique pour les autres.

Le fait même de donner un sens au monde ou de chercher à en trouver le “pourquoi-comment”, appartient pour Watts à la pensée métaphysique. Le savoir révélé donne sa version

du monde mais nécessite en première instance un acte de foi, acte sur lequel la Raison n’a quepeu de prises. En Occident, Nietzsche est l'un des premiers à s’être insurgé contre l’unicité de

la vision du monde à laquelle prétend la (ou les) métaphysique(s).

“Si le texte du monde conserve une part d’énigme et ne cesse d’opposer à l’effort

d’élucidation le défi du chaos, c’est également parce que la connaissance est toujours

pluraliste, et que la multiplicité des points de vue - le perspectivisme dans le vocabulaire de

Nietzsche - interdit la totalisation qui ferait triompher une interprétation unique. [...] Les

significations déchiffrées sur le texte du monde traduisent ainsi la compréhension, toujours

particulière, et d’ailleurs changeante, que chaque centre se forme de la réalité, si bien que ces

significations s’entrecroisent, se superposent et se mélangent pour produire l’état présent du

texte - avec ce que cela comporte alors d’hétéroclite, de proliférant, de contradictoire.”86

L’autre mode de connaissance est de nature toute rationnelle et vise à établir les lois

qui régissent les “mystères” et le chaos apparent du monde. La logique est pour la penséescientifique le principe qui permet d’établir des liens entre les différentes valeurs du réel ; elle

est le premier outil de la raison qui garantit les causalités d’une démonstration. Elle nousfournit ainsi une “explication” de la réalité et nous permet de la prévoir et - une fois encore -

de la contrôler.

85 F. Nietzsche Par de-là le bien et le mal.- Paris : Gallimard, 1971. Coll. Folio n°70.86 J. Granier, op. cit., p. 62.

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Cuvillier définit la logique comme “l'enchaînement régulier et cohérent des idées ou

des faits [sens vulgaire ]” et comme “l’étude normative des conditions, surtout formelle, de la

vérité [ sens usuel en philosophie ].”87 Pour Hegel elle est la science de l’Idée pure ; chez

Kant, la logique est l’étude “de l’entendement pur et de la connaissance de raison par laquelle

nous pensons les objets entièrement a priori.”88 Ces quelques définitions montrent avant toutque nos opérations logiques, destinées à ordonner les causes et les effets ne manipulent enfait que nos abstractions du réel. Par le fait même que nous fractionnons en concepts leséléments de notre perception nous ne pouvons rendre compte et expliquer la réalité que de

manière tout aussi fragmentaire et limitée. Si les critiques de Nietzsche étaient adressées à lamétaphysique occidentale (philosophique ou religieuse) et à ses dérivés (la morale), d’autres

après lui ont de la même manière reproché à la science “positive”89 de donner des choses une

version unique et définitive. Lyotard remarque que le savoir du XIXème siècle, jusque là de

caractère encyclopédique et universel, s’érode et fait place au XXème siècle à une forme de“perspectivisme” scientifique qui, par la diversité des nouvelles disciplines et la pluralité desinterprétations, cesse de donner du monde une vue univoque et définitive (le texte de Dewey -

chap.1 - va largement dans ce sens.90)

D’autres après Nietzsche, dans les domaines scientifiques et philosophiques, ont

remarqués le caractère illusoire et contradictoire de définir le monde en terme de globalité àpartir de vues séquentielles. La Gestalltheorie a insisté sur le fait qu’un organisme ou qu’un

objet n’est pas la simple somme de ses différentes parties. Ce point de vue rompt évidemmentavec nos conceptions traditionnelles qui affirment que le monde est tel que l’esprit conscient

peut le représenter. Lorsque l’intellect s’empare du réel, il ne peut en résulter qu’undécoupage arbitraire et grossier, similaire à l’activité de la machine numérique qui découpe et

classe celui-ci en valeurs finies ; mais l’assemblage de ces valeurs ne peut en aucun cas rendrecompte avec exactitude de l’infinité des relations entre les différentes parties puisque ce

nombre de parties est par nature illimité. Ainsi, plus nous nous efforçons de connaître lemonde par abstraction, plus nous avons besoin d’informations à son sujet, plus nous

resserrons notre vue - tel un microscope - sur des fragments de celui-ci. Notre impossibilité àreprésenter la réalité dans sa substance vitale et organique nous rend par là même grossiers

dans notre précision.

Notre comportement quotidien devant les nombres irrationnels en est une illustration ;pour utiliser Pi, nous retenons x chiffres après la virgule selon que nous souhaitons être plus

ou moins précis dans notre calcul, mais nous restons malgré tout approximatifs dans lamesure où nous estimons que x chiffres “suffiront bien”. Mais en tenant l’infinitésimal pour

négligeable, n’adoptons-nous pas un comportement arbitraire et - d’une certaine manière -illogique ? Contrairement au calcul littéral des mathématiques qui ne manipule que des

abstractions, les sciences confrontées au réel (physiques, mécaniques, thermiques...) sont

87 A. Cuvillier Vocabulaire philosophique.- Paris : Colin, 1956.88 Cité par Cuvillier ibid.89 D’après A. Comte : “état positif : celui où l’esprit humain, renonçant à découvrir la nature intime des êtres,recherche uniquement les lois des phénomènes” , cité par Cuvillier op. cit.

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concernées directement par l’infinitésimal qui introduit la discontinuité là où des lois

prévoient des déroulements sans failles. C’est précisément ce coefficient d’indétermination(regroupant ce sur quoi la connaissance n’a pas de prise) qui retient l’attention des récentes

“théories du chaos”.

Si l’indéterminé, l’imperceptible peut se glisser dans une expérience et par là, enmodifier le résultat, c’est bien la preuve que - selon l’échelle de grandeur - “tout subit

l’influence de tout”, que le mouvement de la moindre particule est l’effet d’une série infiniede causes. En fait, tout est question de l’échelle employée et c’est justement dans ce choix que

l'arbitraire intervient ; dans ce sens, Watts fait remarquer que “la description parfaite d’unminuscule grain de poussière prendrait un temps infini, car il faudrait rendre compte de

chacun des points de son volume.”91

Ces dernières considérations nous ont moins éloignés du sujet qu’il n’y paraît. Ellesmontrent au contraire que certaines formes de la pensée contemporaine se séparent

résolument des modes de pensée traditionnels qui prétendent de manière absolue au contrôleet à la signification du monde et se rapprochent, sur certains points, de la pensée Zen. Ainsi

caractérisé (peut-être un peu schématiquement), “l’esprit occidental”, tel qu’il est à l’œuvredepuis plusieurs siècles, nous permet de mieux évaluer les principes de la doctrine Zen dans la

mesure où celle-ci prend le contre-pied exact de notre conception du savoir, jugé trop“prosaïque”, comme étant le premier stade de la connaissance dont il convient de se

débarrasser pour atteindre le Tao.

3.1.2. La conception Bouddhiste :Renoncer à se saisir du monde.

Contrairement à l’Occident, ce ne sont pas nos sens qui sont incriminés mais notrepensée consciente qui, d’après le Zen, filtre la réalité et nous empêche de l’accepter dans sa

globalité. On pourrait d’ailleurs résumer la doctrine à cette simple phrase : “Laisser sonesprit en paix”, mettre de côté la raison et le cogito afin de devenir perméable au mondeou, comme l'a formulé Lao Tzu : “l’esprit de l’homme parfait est comme un miroir, il reçoit

mais ne conserve pas, il ne saisit rien mais ne repousse rien”92.

Chuang Tzu estime que l’homme doit appréhender le monde avec les yeux d’unnouveau-né, sans aucune intention de se l’approprier :

90 Cf. note 5.91 A.W. Watts, op. cit., p. 21.92 cité par A.W. Watts, op. cit.

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“Le bébé regarde tout à longueur de journée sans cligner des paupières ; c’est parce que

ses yeux ne fixent aucun objet en particulier. Il va sans voir où il se dirige. Il s’amalgame à

l’entourage et se meut avec lui [...]. Il ne cherche pas le pourquoi."93

L’état que le Taoïste cherche à atteindre (le “Te”) est donc un état de non-activité, oùl’on renonce à toute intention, à tout but, qui désintègre la pensée consciente et l'ego pour

recevoir le réel dans toute sa spontanéité. Pour Lao Tzu, “Le principe du Tao est laspontanéité” et en ce sens le Bouddhisme zen distingue trois traits caractéristiques du “Te”94:

mo chih ch’u : “aller de l’avant sans hésitation”wu-wei : “l’absence d’intention”

wu-shih : “l’absence d’artifice”

Nous verrons plus loin que le Bouddhisme considère le choix conscient commetotalement illusoire. Pour cette raison, il préfère s’abstenir de toute intention réfléchie, libérer

son esprit de tout l’artifice de la connaissance rationnelle et reste persuadé que celle-ci

masque notre vraie nature95 et inhibe notre Être.96 S'entraîner à répondre ou agir “du tac au

tac”, en un instant, sans que la raison ne vienne interférer, constitue une partie del’apprentissage Zen. On comprend que bien des étudiants soient désemparés lorsqu’à la

question “Maître, qu’est-ce que le Zen ? ”, ils s’entendent répondre (par exemple) “Trois kilosde lin” ou “Le cyprès dans la cour”.

Le monde étant lui-même spontanéité, celui qui renonce à le contrôler se doit donc de devenirà son tour spontanéité.

Watts note que le fait de “devenir sans but” est le principal obstacle que rencontre le

disciple bouddhiste dans sa quête du Tao ; anéantir volontairement sa volonté est en soitcontradictoire puisqu’on ne peut préméditer d’être “naturel” sans devenir artificiel. “Vous ne

pouvez y parvenir [ au Tao ] en y songeant. Vous ne pouvez le chercher en n'y songeant

pas.”97 La doctrine est donc spécialement revêche à la spéculation théorique et pour bienmontrer à quel point elle contredit nos modes de pensée, Watts affirme qu’ “il est impossible

d’apprécier ce que signifie le Tao sans devenir, dans un sens spécial, stupide”.

93 Autre “père” du Taoïsme, cité par A.W. Watts, op. cit..94 A.W. Watts, op. cit., p. 164.95 Une fois encore, le Zen ne se charge pas de définir ce que doit être la nature humaine ; il se place au delà del’éthique et ne tente pas d’établir une législation des rapports humains. Yüan-Wu dit “Si vous êtes un hommevéritable, vous avez absolument le droit de partir avec le bœuf du paysan ou de vous emparer de la nourritured’un homme qui meurt de faim” (cité par Watts p.164). Ne pourrait-on faire le lien avec le propos de Deweychap.1 note 13 ?96 Watts rapporte ici la fable célèbre du mille-pattes (p. 41) : “Le mille-pattes était très heureux, jusqu’au jour oùun crapaud facétieux lui demanda ‘ dis-moi, je t’en prie, dans quel ordre meus-tu tes pattes ? ’. Cela le préoccupatant et tant qu’il ne savait plus comment faire et resta immobilisé dans son trou ! ”.97 Poème Zenrin, cité par Watts ; le Zenrin Kushu est une anthologie du XVème siècle d’environ 5000 poèmesde deux vers destinés aux étudiants zen.

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Cet état de dé-saisissement et de non-intention auquel parvient l’homme parfait trouve

sa source dans le refus d’effectuer consciemment des choix. Ce renoncement au choix - c’està dire à la construction, par l’action ou la pensée - n’est pas perçu comme abnégation ; le Zen

le considère comme le début de la sagesse.

D’après la doctrine “choisir est purement illusoire car il n’y a pas de choix possible”.Cette affirmation s’oppose évidemment à notre conception traditionnelle du monde “comme

volonté et comme représentation” ; elle repose sur la conviction que :

- le monde n’a pas de sens.

- notre esprit conscient ne peut se saisir de toute la réalité.

* Le monde n’a pas de sens :

Dans le Bouddhisme, toute représentation et tout sens conférés au monde, sont

forcément une “vue de l’esprit” ; le réel était là bien avant l’Homme et n’a pas besoin de luipour exister. Ce principe est repris par la fameuse métaphore de “ la lune-dans-l’eau”

(phénomène comparé à l'expérience humaine) :

“Lorsqu’il n’y a pas d’eau [le sujet], il n’y a pas de lune-dans-l’eau, et, pareillement,

lorsqu’il n’y a pas de lune [l’objet]. Mais lorsque la lune se lève, l’eau n’attend pas pour

recevoir son image, et la lune n’attend pas pour envoyer son reflet [...] car la lune se reflète

spontanément et l’eau ne réfléchit pas son image dans un but déterminé.”98

Pour le Zen, accorder à l’objet une quelconque signification, c’est décider a prioride ce que doit être le réel, c’est s’enfermer dans la prison conceptuelle de notre intellect et se

couper de toute la subtilité et la diversité de ce que nous offre le monde. En renonçant àdonner une (des) signification(s) on renonce par là-même à la structure paralysante du

dualisme, source permanente de tensions.Le Zen estime ainsi que la vraie vie commence lorsqu’il n’y a plus rien à poursuivre, lorsque

nous cessons de tendre vers l’absolu de nos valeurs. La vie n’offre rien à réussir ou à gagner ;en nous engageant dans la voix du bien ou du mieux, nous nous condamnons toujours à faire

plus dans cette direction, vivant dans la crainte du retour en arrière ou de la stagnation. Deplus, la perception d’une amélioration n'apparaît que dans les moments de contraste “comme

lorsqu’on change de position sur un lit inconfortable : la nouvelle position est “meilleure”aussi longtemps que subsistent le contraste, mais bien vite elle se révèle tout aussi

inconfortable que la précédente.”99 Croire que la vie doit être faite d’une succession de“bons” choix fait de nous des êtres constamment déçus, perpétuellement en attente devant nos

propres espérances.

A l’image du yin-yang, où chacune des deux formes de couleurs révèle et contient la couleuret la forme opposée, le Bouddhisme considère nos valeurs antagonistes comme unies et

98 A.W. Watts, op. cit., p. 133.99 Ibid., p. 130.

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indissociables.100 Ainsi, pourquoi choisir le noir plutôt que le blanc puisque l’un n’existe que

par la présence de l’autre :

“Le principe sur lequel repose la culture extrême-orientale est que les opposés ont des

rapports réciproques et sont fondamentalement harmonieux. Les conflits ne sont que

relativement superficiels car il ne peut y avoir de conflit essentiel lorsque les couples

d’opposés sont interdépendants.”101

M.-M. Davy note que cette interdépendance “confine à la relation totale où, selon le

postulat traditionnel, Tout est dans tout.”102

* L’esprit conscient ne peut saisir toute la réalité :

Nous avons brièvement montré combien certains domaines de la pensée scientifique

ou philosophique contemporaine ont “assoupli” leur regard sur le monde tant les composantesde celui-ci leur semblaient variées et infinies. De même, pour le Bouddhisme, le monde n’est

pas une somme d’atomes, d’êtres ou d’objets.Watts insiste sur le fait qu’en Occident, le judéo-christianisme tient Dieu pour le créateur du

monde, à l’inverse du Bouddhisme qui considère que le Tao n’a pas engendré le monde en le

créant mais en le “faisant devenir”103 ; de ce fait, nous avons des difficultés “à concevoir que

notre monde est plutôt constitué par des processus que par des entités.”104

“Étant donné que l’univers naturel se comporte essentiellement selon des principes de

croissance, il semblerait tout à fait bizarre à l’esprit chinois de se demander comment il fut

créé. Si l’univers avait été créé il existerait évidemment quelqu’un qui saurait comment il le fut

[...].

Mais un univers en croissance dans sa totalité exclut la possibilité de savoir comment il

croît par les moyens de la pensée et du langage, et il ne viendrait jamais à l’esprit d’un taoïste

de chercher si le Tao sait comment il crée l’univers, car il opère spontanément et non pas selon

un plan établi.”105

Il ne faut en aucun cas personnifier le Tao en un être suprême et divin. Le Tao n’est

pas Dieu ; il est à la fois La Voie que cherche le bouddhiste et - d’après Watts -“l’indéfinissable et concret processus du monde”.

100 Le Zenrin regorge de propositions qui peuvent nous sembler entièrement paradoxales :“Le pur est l’impur, et l’impur est le pur”. “Avoir des soucis est avoir de la chance” ; “Être en accord est être enopposition”. etc.101 A.W. Watts, op. cit., p. 193.102 M.-M. Davy Le Yi King.- "Encycl. des Mystiques". Ed.. Seghers, tome iv.103 On sait de quelle manière l'Église a accueilli les thèses de l’héliocentrisme ou de l’évolution des espèces quicontredisaient sa vision définitive de l’univers.104 A.W. Watts, op. cit., p. 18.105 Ibid. p. 30.

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Le terme de processus nous paraît ici capital, dans la mesure où il désigne le réel non

de manière idéale, c’est à dire figé et transformé par l’esprit en Être, mais désigne plutôt leréel en tant que Devenir, ouvert aux multiples influences du monde, en évolution

permanente.106

Nous désignons communément par processus une suite d’opérations destinées à soumettre unobjet à l’influence d’autres objets comme une chaîne de montage dans le processus de

fabrication industrielle soumet la matière première à l’activité des outils. Mais alors quel’Occidental établira une hiérarchie entre ce qui agit et ce qui subit, donnant à la machine un

rôle actif et concevant l’objet comme passif (oubliant par là l’usure infime qu’il produit surl’outil), le Zen préférera penser l’activité du réel non pas à sens unique, déterminé par une

signification ou par une volonté (un objet contre un autre), mais bien plus comme une sommed’interactions entre ces divers éléments. Par “processus du monde”, Watts désigne donc les

interactions infinies de la multitude d’éléments - à chaque instants modifiés et “modifiants” -de la réalité qui contribuent à donner au monde une existence sans cesse renouvelée.

Cette façon de considérer toute chose comme mue par un processus est si

profondément encrée dans la civilisation orientale que le langage lui-même peut en témoigner.Nous désignons en Occident les actions et les objets par des termes différents ; le bois dans le

feu est tantôt “bûche”, tantôt “cendre” et notre langage ne connaît pas de vocable unique pourdésigner le-bois-qui-brûle. Le chinois, lui, possède fréquemment dans son vocabulaire un seul

mot pour parler d’ “une chose qui devient”.

Persuadé que l’esprit conscient ne peut saisir ce monde en perpétuel devenir, fait dechoses innombrables, le Zen préfère renoncer au choix rationnel qui pour lui n’est qu’illusion.

Le Bouddhisme réfute notre prétention à “bien” choisir de la manière suivante :

- Avant de prendre une décision “raisonnée”, nous regroupons les informations quinous permettront d’effectuer le “bon” choix, afin d’agir avec sûreté ; ces informations sont

aiguillées par le sens que nous leur conférons et par la détermination de notre pensée : “j’agisainsi parce que les choses doivent être comme cela”. Ici encore, la signification du réel est

l’ultime autorité qui préside aux choses. Mais lorsque nous gérons une situation et que notredécision tarde à venir - lorsque nous doutons - c’est que nous hésitons sur le sens d’une

information et/ou que trop d’informations nous parviennent. Si nous étions rigoureux etrationnels, il conviendrait de se demander à quel moment nous avons recueilli suffisamment

d’informations, et si “l’information est vraiment valable, étant donné que nos plans sont

constamment bouleversés par des événements absolument imprévisibles.”107

En fait, nous agissons quotidiennement à partir d’un nombre limité d’informations, sans avoir

en quelque sorte “toutes les données du problème” ; nous cédons ainsi à l’irrationnel soit parun “caprice intuitif”, soit parce que nous sommes fatigués de réfléchir, soit parce que

l’urgence nous pousse à choisir.

106 La racine latine de “processus”, procedere peut se traduire par avancer, progresser. Hegel le définit commele mouvement suivi par la réalité, qui ne reste jamais la même et qui se transforme. (cité par Cuvillier, op. cit.)107 A.W. Watts, op. cit., p. 27.

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Pour l’Asiatique, confier nos choix au pur hasard est tout aussi légitime que de sedonner l’illusion du "bon" choix et de la bonne analyse à partir de nos visions floues et de nos

données incomplètes. Le Yi King est l’outil le plus utilisé pour résoudre les interrogations dubouddhiste taoïste.

- Le Yi King : Le “Livre des changements” ou “des mutations” est pour le bouddhiste

le moyen le plus sûr d’effectuer des choix sans que l’intellect ne soit sollicité. L’apparition de

cet ouvrage remonte au 3ème millénaire avant notre ère et serait en fait à l’origine de la penséechinoise zen.

E. Perrot108 reprend l’étymologie des termes ‘Yi King’ pour en expliquer le principe.

’King’ signifie ‘trame’, comme la trame d’une étoffe qui, quel que soit le motif de la broderiereste inchangée. ‘Yi’ représente un caméléon ; l’ensemble symbolise donc une structure

invariante sur laquelle peuvent se développer des motifs, des couleurs changeantes. M.-M.Davy insiste sur le fait que le Yi King n’est ni une méthode prévisionnelle ni une magie

divinatoire. Ici, l’oracle ne dit pas “ce qui doit arriver [ou] ce que je dois faire, [mais] ilannonce quel répercussion aura sur le monde l’action que je médite et à quelle réaction je dois

m’attendre.”109 Il tente simplement de disposer sur la trame des relations du monde le

moindre événement pour qu’il cesse d'apparaître comme indépendant ; il s’agit de le replacer“dans une chaîne rigoureusement agencée où il n’est plus considéré comme favorable ou

défavorable, bon ou mauvais”.

Cette méthode est destinée à nous faire agir sans que notre propre déterminationn’intervienne, en confiant au hasard le soin de répondre à nos interrogations. L’oracle se sert

pour cela de séries de jets de dés, de pièces de monnaies, mais peut tout aussi “lire” dans lesnervures d’une feuille ou dans les marbrures d’un caillou. Si nous acceptons spontanément

l’interprétation que le Livre donne de cette série aléatoire, nous avons ainsi l’opportunité denous changer nous même, bien plus que si nous avions confié la réponse à notre raison et à

notre obstination. Une fois “l’opération de hasard” effectuée, les valeurs obtenues sont

transcrites en héxagrammes110 destinés à être interprétés ; chaque hexagramme a une

signification générale, ainsi que les trois diagrammes et les deux trigrammes qui le

composent111.Mais les interprétations proprement dites ne peuvent être effectuées que par un esprit libre,

“dans le Tao” pour reprendre l’expression de Watts.

108 E. Perrot Le Yi King.-109 M.-M. Davy, op. cit.110 Un héxagramme est composé de 6 traits (pleins = 1 ou sectionnées =0) qui correspondent au résultat dechaque opération aléatoire (chiffre pair ou impair, pile ou face...) ; le Yi King comprenant 64 hexagrammesdifférents.111 On complétera l’interprétation en déduisant, par exemple, un trigramme d’un autre, selon la dialectique yin-yang qui associe les contraires : Le trigramme 7 (111) dont l’interprétation est “ le créateur, le ciel, le père”appellera le trigramme 0 (000) “le réceptif, la terre, la mère”.Le 5 “l’attachant, le feu, fille cadette” appellera le 2 (la somme est toujours égale à 7) “l’insondable, l’eau, le filscadet” , de même la montagne (1) et le lac (6) ...

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“Toute l’interprétation des héxagrammes est fondée sur interprétation difficile, subtile,

liée au moment, à la question posée et finalement à l’ensemble des circonstances qui entoure la

méditation . [...] Le problème du Yi King n’est autre que celui d’un interdépendance

universelle : toutes les interprétations que l’on peut faire - qu’il s’agisse d’un oracle ou d’une

simple méditation sur les héxagrammes - dépendent de l’Homme et du monde et, en fait, du

corps, de l’âme et de l’esprit de chacun d’eux.”112

Ce survol des grandes lignes de la doctrine - que nous n'espérons pas trop erronée parnotre concision - doit maintenant nous ramener au domaine qui nous intéresse plus

particulièrement.

C’est volontairement que nous avons retiré de notre propos toute allusion artistique ;cela nous a semble-t-il permis de mieux anticiper sur la correspondance artistique et musicale

que nous allons maintenant établir entre l’œuvre musicale telle qu’elle est (a été), conçue parl’esprit occidentale, et l’œuvre telle que J. Cage l’envisage à la lumière de la doctrine Zen.

Aussi remettrons-nous face à face ces conceptions esthétiques antagonistes, comme nousl’avons fait, de manière schématique et générale, avec les pensées occidentale et orientale.

3.2. VERS L'ŒUVRE-PROCESSUS.

C’est à partir des années 50 que Cage défend et consolide ses positions théoriques etesthétiques par des propos directement issus de la doctrine bouddhiste, souvent émaillés de

citations ou de remarques des grands maîtres du Zen.113 Sa volonté de transposer les principesdu Bouddhisme à ceux de sa musique est évidente et dépasse de loin la simple “adoption

d’une philosophie teintée d’orientalisme”114:

“Plutôt que d’emprunter le chemin prescrit par la pratique formelle du Bouddhisme,

c’est à dire s'asseoir dans la position du lotus et respirer, et d’accomplir d’autres choses du

même genre, j’ai décidé que ma discipline propre était celle dans laquelle je m’étais engagé : la

création musicale ; et que je le ferai en utilisant un moyen aussi strict que la position du lotus,

c’est à dire le recours à des opérations de hasard, et le transfert de faire des choix à celui

de poser des questions.”115

Nous retrouvons ici les principes fondamentaux de la doctrine, à savoir : refuser d’agirsur le réel par des choix conscients, être sans intentions et sans artifices ; bref il s’agit

désormais pour Cage de rejeter une quelconque préséance de l’esprit sur le sonore. En fait,

112 M.-M. Davy, op. cit.113 C'est à son ami peintre M. Tobey que Cage doit la découverte de la doctrine. Adepte du Bahaïsme, Tobeyconnaît le Zen depuis les années 20 pour avoir voyagé au Japon (il passe notamment un mois dans un monastèrebouddhiste). Il est très influencé par l'art calligraphique oriental.114 P. Boulez à propos de J. Cage, Relevés d’apprenti.- Paris : Seuil, 1966, chap. "Aléa".115 Cité par J.-Y. Bosseur J. Cage.- Paris : Minerve, 1993, p. 22.

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une telle attitude n’est pas complètement nouvelle pour le musicien. Nous avons déjà constaté

sa propension à accepter les sons de toutes origines, sans restriction aucune, et sans que celane vienne perturber l’élaboration de ses pièces et son système de composition. D’autres, à la

même époque, se montrent beaucoup plus méfiants à l’égard des matériaux sur lesquels leursprincipes théoriques compositionnels n’ont pas de prises (voir les vives critiques des

sérialistes envers la musique concrète ou leur approche prudente de la musique électronique).Le Bouddhisme ne fait donc que conforter Cage dans ses constatations antérieures : les vertus

communicatives de la musique sont purement illusoires, elle ne peut véhiculer ni lesmouvements de l'ego, ni messages, ni concepts. Chez Cage, ce refus de l’action se traduit

par un refus de la composition en tant que telle ; celui-ci cherche maintenant à produire dessons qui ne soient plus directement la conséquence d’une détermination de l’esprit, suspecté

de trop de dirigisme.

Un tel point de vue ne va pas sans remettre en cause toute la conception occidentale de l’Art,

dont le primat est resté durant des siècles la représentation et l’appropriation du réel.116 De

plus, ce rejet de Cage retire à l’esprit la place capitale qu’on lui accorde traditionnellement etqui fait de l’Art un vecteur de l’Idée, un produit à la fois de l’Homo faber et de l’Homo

sapiens :

“L’Homme se constitue pour soi, par son activité pratique parce qu’il est poussé à se

retrouver lui-même [...] dans ce qui s’offre à lui extérieurement. [...] Il y parvient en changeant

les choses extérieurement qu’il marque du sceau de son intériorité et dans lesquelles il

retrouve ses propres déterminations [...]. Le but de l’Art [...], c’est de produire aux regards

une représentation, une conception née de l’esprit et de la manifester comme son œuvre

propre[...], [c’est de] donner aux idées une existence sensible . [...] L’œuvre d’art tient ainsi le

milieu entre le sensible immédiat et la pensée pure.” 117

L’histoire de l’Art occidental confirme l’analyse d’Hegel et montre, jusque dans de

nombreuses branches de l’art moderne, que l’œuvre, qu'elle soit pur jeu formel ou pursymbole, s’adresse autant aux sens qu’à l’intellect du destinataire. Il est aisé de remarquer

combien les arts-plastiques, de Lascaux au cubisme, sont restés attachés à la re-présentationdu réel qui, en soi, est bien un acte d’appropriation, pliant ainsi la réalité aux conceptions et

aux sensibilités d’un artiste et d’une collectivité.

3.2.1. L’appropriation du sonore : l’œuvre-objet occidentale.

Préciser ce que doit être l’Art, aussi bien dans sa fonction que dans ses moyens

d’existence, est une des tâches de l’activité culturelle et artificielle de l’Homme. Le sonn’échappe pas à cette volonté d’appropriation dont l’œuvre est le témoignage. Les deux

facettes de cette appropriation sont la délimitation des matériaux musicaux et l’organisationde ceux-ci.

116 Cf. G. Charbonnier "Entretien avec Claude Lévi-Strauss".- Paris : Julliard et Plon, Coll. Press pocket, 1961,et C. Lévi-Strauss Regarder, Écouter, Lire.- Paris : Plon, 1993.117 Hegel L’Esthétique (Textes choisis).- Paris : P.U.F, 1964. pp. 8-20.

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Comme le remarque H. Dufourt, chaque époque ressent le besoin d’établir une distinction

entre le son-musical et le son-bruit118 : théories et systèmes musicaux définissent nonseulement la palette de timbres disponibles mais légifèrent aussi sur ce que peut être le son

dans ses dimensions horizontale et verticale ; par ailleurs, cette définition dépend étroitement

des valeurs et des fonctions dont on charge la musique : véhicul des sentiments, expression duVrai ou du Bien, simple agencement formel, etc.

Le musicien-compositeur, celui qui organise le sonore musical que l’époque lui

propose, réalise réellement cette appropriation en dirigeant le son à la fois selon les règles enusage et/ou selon sa propre volonté. L’exercice de cette volonté dans l’agencement du

matériau musical, est pour l’Occidental un acte de création qui donne naissance à l’œuvre :réaliser une œuvre, c’est avant tout effectuer des choix, établir des hiérarchies et des

préférences en vue de produire une construction. Mais c’est aussi présenter un ensembleachevé, une construction sonore dont les bornes temporelles - le début et la fin - justifient la

construction elle-même. Mimant le discours parlé, par nature intelligible, l’artiste s’efforce deproduire un “discours musical” orienté, gage de la continuité et de la cohérence de son

propos. En ce sens, il nous est possible de parler d’œuvre-objet puisque, à l’instar del’architecte, le musicien occidental sélectionne son matériau, et le dispose dans le but de

réaliser un édifice parfaitement fini, aussi modeste soit-il.

Ce concept d’œuvre-objet doit son apparition et son développement à l’écriture

musicale119. La musique occidentale se singularise par le fait que le signe musical, d’abord

simple “aide mémoire”, est devenu au cours de ce millénaire une abstraction du sontotalement manipulable par l’esprit, permettant de ce fait une complexité croissante de l’objet

musical. Les causes de cette constante évolution sont pourtant à chercher au-delà de l’écriturequi n’est, en fait, qu’un outil de l’intellect ; il faut les rechercher dans un principe à l’œuvre

depuis plusieurs siècles en Occident.

Nous partageons l’analyse de W. Mertens120, lorsque celui-ci affirme que c’est un

mouvement dialectique qui confère sa forme à l’œuvre-objet traditionnelle. En ce sens, nouspouvons considérer que cet objet est par essence purement conflictuel ; composer revient

donc à gérer cette dialectique, à contrôler puis résoudre la multitude de conflits que l’auteur aprovoqués. Le conflit le plus élémentaire généré par notre musique traditionnelle occidentale

est l’éloignement d’une note d’une quelconque polarité.Ce simple principe de stabilité-instabilité, présenté ici dans une dimension “microscopique”, a

été étendu, selon les styles et les époques à divers degrés : l’histoire de la tonalité - de la

renaissance à la fin du XIXème siècle - n’est faite que d’une surenchère progressive de ce

principe, le compositeur créant des conflits de plus en plus étendus et de plus en pluscomplexes (entre tonalités bien sur, mais aussi entre motifs, thèmes, parties...). Une cadence

118 H. Dufourt Musique, pouvoir et écriture.- Paris : Bourgois, 1992. “Toute civilisation fonde l’art sonore surun état préférentiel du rapport son-bruit.”, p. 118.119 Nous verrons plus loin (8.3) que dans les cultures où le son n’est pas lié au signe, l’œuvre s’apparente plusau processus qu’à l’objet120 W. Mertens Minimal music.- Londres : Kahn & Averill, 1988, part. 3.

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parfaite peut satisfaire l’auditeur d’une tension immédiate, mais cette détente ne sera

qu’imparfaite si une tension plus éloignée encore persiste (si cette cadence n’était pas dans leton initial par exemple) ; de la même façon, la fin d’une œuvre nous apparaît clairement

lorsque nous ressentons la “résolution générale” de tous ses “drames” internes. D. Charles aparticulièrement bien remarqué quelles étaient les implications perceptives de cette

dialectique permanente :

“Ce qui frappe dans toutes les musiques ‘traditionnelles’, c’est la part qu’elles

consentent à la relation. Tout s’y implique mutuellement : nul son qui ne participe à une

tension ou à une détente, qui ne soit l’agent d’une attente ou d’une surprise. [...]

Leur direction peut, à l’audition, n’être pas tout à fait saisie, elle n’en existe pas moins

et c’est une orientation voulue, obligée. Nous ne cessons de présupposer cette polarisation :

l’écoute est active, elle consiste à prévoir et à prédire, à parier sans relâche sur l’évolution

d’une mélodie ou d’une harmonie - quand ce n’est pas sur la répétition d’un rythme. Le jeu

réside bien souvent dans le démenti qu’impose l’inattendu, mais l’auditeur, face à ces

musiques téléologiques, a compris qu’il lui fallait se satisfaire de ses propres méprises.”121

Si cette technique du conflit est un des moteurs du dynamisme et du mouvement del’œuvre, elle reste cependant indissociable du principe de “relation” dont parle D. Charles

(sentir que des éléments sont proches ou antagonistes, c’est bien reconnaître en eux unerelation).

En musique, la relation ne relie que des points éloignés dans le temps et ne peut donc

s’effectuer sans l’activité réelle de la mémoire de l’auditeur. Seul le souvenir d’un événementpeut nous faire prendre conscience du temps passé ; si ces événements n’entretiennent pas

entre eux une quelconque relation, s’ils nous semblent disposés au hasard sur l’axe du temps,ceux-ci nous apparaissent comme pure discontinuité et ne nous laissent aucune prise sur la

fluidité du temps, aucune possibilité d’en mesurer effectivement ou intellectuellement ledéroulement.

C’est pour mieux représenter le continum temporel, que nous le découpons méthodiquement

en segments dont les extrémités sont les termes même d’une relation122 ; c’est cette multitude

de jalons que le compositeur pose pour nous “dans le temps” qui nous permet de sentir le

mouvement du temps, d’apprécier son écoulement.123 Tant qu’un élément du discours n’a pas

“justifié sa place” il est ressenti comme facteur de discontinuité ; comme l’a montré D.Charles le “jeu” du créateur consiste à introduire de la discontinuité, à troubler ou retarder les

relations, tout en gardant la continuité comme principe souverain, garantissant ainsi lacohérence de l’œuvre.

G. Brelet - qui définit la forme musicale comme le résultat d’une dialectique où le continu et

le discontinu s’affrontent - remarque de la même manière que :

121 D. Charles "L’empirisme de J. Cage".- in VH 101, 1970-1971, n°4. Paris : Ed. Esselier.122 Nous pourrions reprendre ici l’expression de “temps strié” de Boulez (Penser la musique aujourd’hui.-Seuil, 1962) bien que P. Boulez n'emploie ce terme qu’à propos de l’effet de la pulsation et du rythmeharmonique.123 “C’est en tant qu’organisateur que le compositeur est maître du temps”. C. Ballif in Revue d’esthétiquemusicalee.- Paris : Ed. Klingsieck, 1968, p. 252.

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“Chacun des instants du devenir musical ne prend son sens que dans la mesure où

par eux se construit la continuité de ce devenir et s’accomplit le développement d’une forme

unique et indivisible. La continuité semble donc jouir, à l’égard du discontinu, d’une sorte

d’ascendant et de privilège. La raison en est qu’elle traduit l’unité de la pensée ainsi que la

présence sous-jacente d’un continum temporel qui jamais ne se laisse briser et dont l’élan

rejaillit au-delà de toutes les incisions qui l’informent.” 124

Si la thématique et le rythme sont des éléments qui laissent à la mémoire des tracesparticulièrement durables, et de fait orientent efficacement l’oreille, ils restent - dans l’œuvre

“classique” occidentale - totalement assujettis et associés à la tonalité dont le principe detension-détente garantit au matériau musical un téléologisme beaucoup plus fort.

C’est précisément ce principe qui, au début du siècle, est remis en question par Schönberg,alors convaincu que la tonalité place le compositeur dans une impasse esthétique. Cependant,

Schönberg reste parfaitement conscient qu’en abandonnant la tonalité, on se prive ipso factodes “relations” constitutives de l’œuvre-objet ; en “inventant” le sérialisme, celui-ci espère

ainsi échapper à la menace que l’autonomie des hauteurs fait peser à la cohérence de l’œuvre :

“Dans la composition traditionnelle, l’ordre cohérent est assuré par l’existence

permanente d’un certain nombre de points de références tonaux. Dans la composition à 12

sons, l’ordre résulte de ce que l’unité de chaque morceau dérive des relations tonales qui

existent entre les éléments d’une série fondamentale de 12 sons : l’assise est aussi cohérente du

fait qu’il y a constante référence à cette série fondamentale.”125

Mais si Schönberg pose les bases d’un nouveau type d’organisation, il refuse

néanmoins de poursuivre cette libération du matériau sonore qu’il a pourtant entamé ; lessérialistes des années 50 vont d’ailleurs lui reprocher cette attitude “frileuse” en soulignant le

fait que Schönberg, une fois sa série établie compose “comme avant” (pour reprendre sapropre expression), c’est à dire en restant attaché à un traitement de la forme et des autres

paramètres qui auparavant dépendait de la tonalité.126

C’est à Webern que l’on doit ce renoncement total et définitif à la continuité, du moins telle

qu’on l’envisageait dans le cadre du système tonal ; celui-ci porte en effet la discontinuité àtous les niveaux du discours musical, témoignant de ce fait d’ “une volonté de purification à

l’égard des cadres a priori, des schémas et de tous les automatismes que l’on avait fini par

considérer comme la condition nécessaire à toute pensée musicale.”127

124 G. Brelet "L’esthétique du discontinu dans musique nouvelle".- in Revue d’esthétique.. Paris :Ed. Klincksieck, 1968, p. 254 sq.125 A. Schönberg Le Style et l'Idée .- Paris : Buchet-Chastel, 1971. Chap. "Comment j’ai évolué". Suivant lamême logique L. Dallapiccola décalre : "La technique sérielle est seulement un moyen pour aider le compositeurà réaliser l’unité du discours musical” (cité par F. Bayer De Schönberg à Cage.- Paris : Klincksieck, 1981, p. 36.126 Cf. “Schönberg est mort” de P. Boulez in Relevés d’apprenti., op. cit. : "La confusion dans les œuvressérielles de Schönberg entre le thème et la série est suffisamment explicite de son impuissance à entrevoirl’univers sonore qu’appelle la série”. p. 268.127 G. Brelet, op. cit., p. 256.

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Ce démantèlement systématique de tous les liens qui, dans l’œuvre tonale, étaient facteurs de

téléologisme, rend désormais le son libre de toute causalité immédiate, indépendant de toutes

ses “vieilles déterminations”.128

Inversement, chez Webern et dans la musique sérielle post-webernienne “règne lesouci de faire vivre la matière sonore dans un état de dispersion, d’éparpillement, les œuvres

paraissant défier toute éventualité de mémorisation, [ paraissant ] se situer en-deçà de tout

effet rhétorique ou psychologique”129 ; avec Webern le son n’est plus l’enjeu des prévisions

auditives de l’auditeur que le compositeur viendrait satisfaire ou contrarier mais devient pointsonore, à la fois phénomène purement acoustique - se laissant entendre “pour lui-même” - et

entretenant en même temps des relations avec “son entourage.”130

Bien que le son ne réponde plus aux anticipations de l’auditeur, cela n’impliquepourtant pas une perte de toute continuité. G. Brelet note au contraire qu’ “[…] à travers la

discontinuité même s’est renouée - autrement - ce dialogue du continu et du discontinu sans

lequel il n’est plus de discours musical.”131

Cette volonté de présenter à l’auditeur un discours apparemment discontinu, mais pourtant

soutenu par un puissant dispositif formel, d’une cohérence sans faille, peut nous semblercontradictoire ; elle révèle pourtant un aspect fondamental des esthétiques de notre siècle.

Tout comme la science et la philosophie, l’art fournissait jusqu’alors à l’œil et à l’oreille desreprésentations univoques, auxquelles chacun attribuait un sens. Créer une (des) tension(s),

comme se le proposait la dialectique tonale, imposait au son une direction unique : celle de sapropre résolution ; elle dirigeait ainsi l’écoute vers un seul but, celui du dénouement des

conflits. Dès lors, en brisant méthodiquement le téléologisme tonale, le sérialisme cherche àentretenir bien plus qu’une discontinuité totale, une continuité “floue” qui autorisedésormais une polysémie de l’œuvre. La densité et la complexité des relations qu’engendrela série (surtout lorsque celle-ci est appliquée à tous les paramètres sonores) est telle que

l’oreille ne peut les saisir toutes. L’auditeur établit donc à chaque écoute un nouveau réseaude relations et donne ainsi à une même œuvre une configuration temporelle constamment

différente.En utilisant les variations de la série initiale - véritable matrice de l’œuvre - le compositeur

nous laisse entrevoir des parentés plus ou moins éloignées entre les divers composantes del’œuvre. L’œuvre sérielle oriente désormais la perception “sans pour autant insuffler unprincipe de finalité unique”132, provoquant ainsi chez l’auditeur “l’impression d’une

imprévisibilité savamment organisée.”133 C’est bien la variation - répétition dans ladifférence comme nous le verrons plus loin - qui, poussée à un degré extrême, nous fournit

128 Id.129 J.-Y. Bosseur Vocabulaire de la musique contemporaine.- Paris : Minerve,1992, p. 149.130 P. Boulez. “A. Webern”.- in Relevés d’apprenti., op. cit. “La plus grande innovation du vocabulairewebernien est de considérer chaque phénomène à la fois comme autonome et comme interdépendant, mode depensée radicalement novateur dans la musique d’Occident”. p. 373.131 G. Brelet, op. cit., p. 254.132 J.-Y. Bosseur Vocabulaire ..., op. cit. , p. 149.133 Ibid.

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cette sensation de téléologisme diffus. La répétition, quel que soit le degré de différence

qu’elle recèle, est un facteur évident de ‘relation’, condition primordiale d’existence del’œuvre ; M. Reverdy estime que :

“nier la répétition revient à nier l’existence du temps, pour ne plus vivre qu’une durée

désespérante, sans aucun jalon”. Celle-ci poursuit : “La répétition la plus intelligente et la plus

passionnante à mettre en œuvre est celle qui se cache sous un vêtement toujours nouveau,

quitte à se rendre tout à fait méconnaissable, et qui agira ainsi, comme une mémoire enfouie,

sur l’inconscient de l’auditeur.”134

Présenter le Même (la série) dans des apparences changeantes et sans cesse

renouvelées, est le but que se fixe le compositeur post-webernien pour parvenir à organiser“un message plurivoque”, destiné à offrir à l’auditeur un grand nombre de “perspective”

d’écoute.135 L’œuvre sérielle, “parce qu’elle constitue un champ de possibilité

interprétatives, […] parce qu'elle propose une série de lectures constamment variables, parcequ'elle est enfin structurée comme une constellation d’éléments qui se prêtent à diverses

relations réciproques”136, s’inscrit ainsi au cœur des projets esthétiques du XXème siècle qui -d’après U. Eco - traitent l'ambiguïté et la plurivocité du message de l’œuvre comme une des

conditions de sa réussite.

Cependant, il ne faut pas confondre, comme le fait remarquer F. Bayer137, lapolysémie, telle qu’elle se manifeste dans l’œuvre des compositeurs européens des années 50,

et l’absence de régulation de sens telle que nous allons maintenant l’observer chez J. Cage.

Nous remarquerons que l’œuvre, quelle que soit la technique ou l’esthétique qui la soutienne,reste pour l’Européen le fruit d’une création de l’esprit qui donne “aux idées leur existence

sensible”, pour reprendre Hegel. Même si le compositeur, après avoir renoncé à “lagravitation et l’attraction” de la tonalité, rêve d’un univers sonore “en perpétuelle

expansion”138, il n’en renonce pas moins à s’approprier le sonore, d’une part en définissant le‘musical’ et les lois qui l’ordonnent, d’autre part en l’agençant effectivement, en produisant

un objet dont les contours soient justifiés par le contenu.

Adorno, à propos de cette avant-garde des années 50, remarquait “le peu d’usage que

la musique a fait de sa liberté.”139 Ce fait témoigne une fois encore d’un trait caractéristique

de notre esprit, qui conçoit difficilement la Liberté (sociale, artistique, etc.) en dehors de toutecontrainte (théorie, système, constitution, etc.).

134 M. Reverdy cité par Bosseur, ibid, p. 142.135 Nous pensons que les principes d’ “ouvertures” qui affectent surtout l’aspect formel de l’œuvre européennedans les 50’ sont en germe dans l’œuvre “close” sérielle de par la multiplicité des “directions d'écoute” qu'ellepropose ; ainsi pouvons-nous la comparer au Labyrinthe dont parlait Boulez (”L’œuvre est un labyrinthe, on doitpouvoir s’y perdre”).136 U. Eco, op. cit., p. 117.137 F. Bayer, op. cit., chap. VIII.138 P. Boulez Relevés d’apprenti, op. cit., p. 297.139 T.W. Adorno Vers une musique informelle.- "Cahiers Renaud-Barrault", n°41, p.262.

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Nous pouvons ici reprendre les propos de Stravinsky pour illustrer cette détermination

constante que l’esprit occidental fait peser sur le réel :

“Le besoin que nous avons de faire prévaloir l’ordre sur le chaos, de dégager la droite

ligne de notre opération de l’enchevêtrement des possibles et des indécisions des idées suppose

la nécessité d’un dogmatisme.”140

3.2.2. Réalisation et perception de l’œuvre-processus.

V. Hugo disait de "l’Art [qu’il] est à l’Homme ce que la nature est à Dieu”.

A travers une telle affirmation et en se souvenant des précédents propos de Hegel,nous pouvons maintenant mesurer ce qui sépare les conceptions de Cage et la doctrine Zen de

l’esprit occidental. Watts nous a montré que le monde n’est pas, pour le Bouddhisme, le fruitd’une ‘création’ mais davantage le résultat d’un processus. De la même manière, Cage

renonce à cette image de l’artiste-démiurge, qui créerait des objets selon sa pensée tout

comme Dieu aurait créé l’Homme et la Nature “à son image”.

Cage abandonne ainsi toute idée de ‘composition’ et propose de réaliser une ‘musique’dont le contenu soit délivré de toutes formes de relations. Organiser un réseau de relations tel

que l’œuvre-objet le réclamait, apparaît à Cage comme une activité des plus artificielles, quicontraint le son à se plier aux exigences des systèmes musicaux. Le compositeur - si tant est

qu’il puisse encore recevoir ce nom ! - doit désormais :

“laisser son désir de contrôler le son, détacher son esprit de la musique, et promouvoir

des moyens de découverte qui permettent aux sons d’être eux-mêmes plutôt que le véhicule de

théories faites par l’homme ou les expressions des sentiments humains”.141

Les principes du Yi King peuvent nous éclairer sur la nouvelle conception de l’œuvre

musicale de J. Cage. Plutôt que d’effectuer une série de choix, de fournir une ‘réponse’(l’œuvre) qui ne soit que le reflet de ses propres déterminations, Cage - à l’instar de celui qui

‘interroge’ le Yi King - préfère se contenter de poser des questions et laisse au hasard le soind’y répondre. On retrouve une fois encore les références au Zen que nous avons déjà

évoquées et l’inversion des valeurs, chère à la doctrine, lorsque Cage affirme que “toute

stratégie de la composition qui est entièrement ‘rationnelle’ est irrationnelle à l’extrême.”142

J. Cage n’est évidemment pas le seul à établir cette nouvelle distinction entre musique

et construction143 ; ses “collègues” de ce que l’on nomme parfois “l’école de New York”

revendiquent eux aussi ce même détachement envers le principe de composition. E. Brownaffirme - tout comme M. Feldman - que le terme de compositeur lui convient mal et qu’il

140 I. Stravinsky Poétique musicale, cité par F. Bayer, op. cit., p. 179.141 J. Cage Silence.- Middleton : Wesleyan Univertsity Press, 1961, p. 10.142 Ibid.143 Dans Silence, op. cit., p.139. à la question “Qu’avez-vous inventé ?”, J. Cage répond : “La musique (pas lacomposition).”

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préfère être appelé “designer de programmes.”144 Cette formule correspond parfaitement aux

nouveaux objectifs que se fixe le musicien ; il s’agit maintenant de formuler des questions,c’est-à-dire de mettre en place des dispositifs pour que le sonore apparaisse dans toute sa

spontanéité.

L’écriture change donc fondamentalement de fonction ; elle n’est plus la représentation de cequi doit arriver précisément à tel ou tel instant de l’œuvre, mais, telle une porte que l’on

ouvrirait sur un espace inconnu, se charge simplement :

“de rendre possible la manifestation d’un événement musical, dont ni l’auteur, ni les

interprètes, ni les auditeurs ne peuvent savoir à l’avance ce qu’il sera. (…) L’œuvre n’est plus

un texte, mais un prétexte à un ou plusieurs événements sonores.”145

En ce sens J. Cage déclare : “J’écris pour entendre ; je n’entend jamais pour écrire

ensuite ce que j’entends.”146 Il s’est exprimé clairement sur cet abandon de l’œuvre-objet au

profit de l’œuvre-processus147. Il s’en explique dans Empty words:

“De nombreux compositeurs ne fabriquent plus de structures musicales. Au lieu de

cela, ils mettent en place des processus. Une structure est comme un élément du mobilier,

tandis qu’un processus est comme le temps atmosphérique . Dans le cas d’une table, le début

et la fin de l’ensemble et chacune de ses parties sont connus. Dans le cas du temps qu’il fait,

bien que nous observions des changements à son propos, nous n’avons pas de conscience claire

de son début et de sa fin. A un moment donné, nous sommes ce que nous sommes. Le moment

présent. [...] Depuis quelques temps déjà, je préfère les processus aux objets pour [l’] unique

raison [que] les processus n’excluent pas les objets. Mais cela ne fonctionne pas en sens

contraire.”148

Ainsi, seules les “règles du jeu” sont fixées définitivement par le compositeur. Cage asouvent comparé ce que Bayer nomme un “dispositif” à un appareil de prise de vues. Avec la

même prétention d’objectivité que nos médias modernes, celui-ci entend nous donner demanière neutre et détachée, tout ce que l’objectif de sa caméra (l’œuvre) peut saisir (à l’instar

du regard du nouveau-né de Chuang-Tzu). Ce que souhaite Cage avec l’œuvre-processuss

c’est nous “montrer” le sonore dans son état naturel, évoluant en toute liberté, au-delà de toutemanipulation compositionnelle. De ce fait, l’œuvre devient processus puisqu’elle entendprésenter (et non plus re-présenter) un univers dont les sources sonores - à la foisautonomes et interdépendantes - obéissent au “grand processus du monde”. L’œuvre

devient le résultat direct de l’activité indépendante des acteurs ou des dispositifs qu’il a misen jeu. La distinction que nous avons précédemment observer entre l'Être occidental et le

Devenir oriental se retrouve ici entre l’œuvre-objet qui est, et l’œuvre-processus qui paressence devient.

144 E. Brown "Sur la forme”.- in Musique en jeu n°3. Paris : Seuil, 1971, p. 36.145 F. Bayer, op. cit., p. 183146 J. Cage, op. cit.147 “D’objet qu’elle était, l’œuvre va devenir chez Cage, un processus”. D. Charles Gloses sur J. Cage .- Paris :UGE, 10/18, p. 98.148 J. Cage Empty words.- Boston : M. Boyards, 1980. p.178

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D. Charles a parfaitement cerné les implications esthétiques du principe Wu-wei (le non-agir)

que nous avons déjà examiné et en tire des conclusions similaires aux nôtres :

“Que serait une musique du non-vouloir ? Précisément une musique indéterminée. Non

pas une musique close, isolée et figée sur elle-même dans la rigidité d’un objet terminé et donc

déterminé, mais un processus ouvrant sur la rumeur du monde et la poésie indéfinie des bruits

de la nature et de l’environnement.”149

Deux œuvres de Cage, du début des années 50 corroborent cette orientation

esthétique ; elles suffisent à montrer de quelle manière celui-ci réalise l’œuvre-processus etmettent en avant les changements perceptifs qu’elles imposent chez l’auditeur.

Créée en 1951, la pièce Imaginary Landscape n°4 requiert 24 exécutants pour 12 postes deradio. Sur la partition figurent des indications qui, bien qu'extrêmement précises, ont été

déterminées par le hasard (jet de monnaies) ; elles indiquent pour chaque récepteur leschangements de fréquence et de volume dans le temps. Cependant, il reste impossible de

prévoir précisément ce que sera le contenu de la pièce puisque le moment et le lieu de

l'exécution proposeront des programmes radiophoniques toujours différents (si les fréquences

imposées par Cage sont actives !). H. Henck150 estime ainsi que chez J. Cage, l’œuvre se

façonne et se recrée à chaque fois devant nous à partir de cette confrontation du connu et del’inconnu. Henck résume son travail de la manière suivante :

“Le travail de composition se divise en trois étapes. Dans une première phase survient le

choix du matériau (médium, instrumentarium, modèle littéraire, matériaux bruts, fonds de son

accumulés…). Dans la deuxième, on formule des règles, on fixe le cadre d’après lequel le

matériaux sera soumis aux opérations de hasard. Ces deux étapes relèvent de décisions

rationnelles et volontaires (…). La troisième phase relie les deux précédentes par des

opérations de hasard (…).”

Dans le cas de notre pièce, toute la bande des fréquences que le poste de radio peut capter

devient le matériau sonore ; le nombre de postes, le choix de certaines longueurs d’ondes etdes volumes représentent les règles. Nous constatons ici que le souci de briser dans l’œuvre

toute sorte de relations incite Cage à introduire le hasard (variables confiées à des jets demonnaies) dans les règles mêmes de l’œuvre. Certaines de ses pièces (Music of change -

1951) sont d’ailleurs entièrement composées à partir des principes du Yi King, de nombreuxparamètres et structures étant définis par tirage au sort. Mais dans Imaginary Landscape n°4

le hasard n’intervient pas seulement dans l’élaboration du cadre de l’œuvre ; le matériau lui-même est par nature indéterminé puisque cet ‘acteur sonore’ - la radio - ignore tout de sa

propre participation à l’œuvre.

La célèbre 4’33’’ (1952) conserve ces mêmes principes et exploitent l'indéterminationdu matériau de manière radicale. Par contre, la seule ‘règle’ que fixe Cage - celle de la durée

de l’œuvre - ne doit cette fois rien au hasard ; au contraire, elle a été soigneusement établie en

149 D. Charles “J. Cage, la question du silence”.- in J. Cage, Maison de la culture de Nevers, 1971 1972, p. 35.

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fonction de la durée standard des musiques commerciales.151 Nous avons vu que la

reconsidération de ce qu’est le son musical152 a progressivement permis à J. Cage d’effacer la

distinction traditionnelle entre son et silence 153 ; estimant par ailleurs que le silence absolun’existe pas il entend maintenant donner au public - en supprimant toute intervention

réellement instrumentale - “une situation dans laquelle toutes les sortes de sonorités soient

admises à entrer.”154 Le matériau est donc parfaitement inconnu puisqu’il s’agit de tous les

bruits que l’auditeur peut, durant ces 4 minutes 33 sec., percevoir ; ce qui jusqu’alors pouvaitinterférer avec l’œuvre-objet, tous ces “bruits parasites” extérieurs ou intérieurs au lieu de

concert constituent maintenant le contenu de la pièce.

Nous pouvons avec 4’33’’ constater clairement ce “détournement” des principes du

Zen à des fins esthétiques. En invitant tous les sons, de quelques origines qu’ils soient, à faire

parti de l’œuvre, Cage attend de nous une “nouvelle attitude d’écoute”155 qui soit plus apte à

nous faire ressentir la multiplicité et la mouvance de l’œuvre (et du monde).Quand Cage affirme qu’il souhaite, devant l’œuvre, être un perpétuel “touriste” et découvrir

sans cesse de nouveaux paysages sonores, il fait écho à Watts qui prétend que pour le Zen “lajoie du voyage est moins dans le fait de parvenir à destination que dans les surprises

inattendues qui surviennent chemin faisant.”156

“J’estime que les arts du XXème siècle tendent vers la réalisation pour chacun de sa

propre expérience du temps et de l’espace.”157

Cette poétique de l’indéterminé, qui fonde l’œuvre-processus de Cage, place

maintenant l’appréhension de l’œuvre à un niveau entièrement expérimental158, tant du

point de vue poïétique que esthésique.159

- Poïétique, puisque le compositeur, nous l’avons vu, ne peut connaître à l’avance ceque sera exactement son œuvre (le hasard décidera en partie pour lui) ; Cage insiste sur le fait

que le mot ‘expérience’ doit être compris “non pas comme descriptif d’un acte destiné à être

150 H. Henck “Le son du silence : 4’33’’ de J. Cage”.- in Contrechamps n°6. Paris, Lausanne : L'Age d'Homme,1986, p. 77.151 Cage avait déjà eu l’idée d’une telle pièce, en 1948, et souhaitait le soumettre à une firme de musiques“d’environnements” (Muzak).152 J. Cage Pour les oiseaux.,op. cit., p. 235 : “Je n’ai jamais entendu un seul son qui fût misérable.”153 Cf. 2.3.4154 Ibid., p. 70.155 J.-J. Nattiez Musicologie générale et sémiologie.- Paris : Bourgois, 1987, p. 80.156 A.W. Watts, op. cit., p. 217 ; De la même manière, au cours d’un séjour au Japon, un artisan-potier déclara àCage que le fait de fabriquer un objet l'intéressait plus que l’objet lui-même.157 J. Cage Entretien avec J.-Y Bosseur, 1970 in J. Cage. (de J.-Y. Bosseur, op. cit.). Loc. cit. chap.1 note 16.158 Cf. D. Charles in VH 101 n°4, op. cit., p. 25.159 Schématiquement, la dimension poïétique de l’œuvre est celle qui se rapporte au compositeur (à sa poétique,ses stratégies compositionnelles, sa formation…) et la dimension esthésique étant du domaine (perceptif,cognitif, sensible...) de l’auditeur, (la trace étant la manifestation physique de l’œuvre). Cf. J.-J. NattiezMusicologie générale et sémiologie, op. cit.

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ultérieurement jugé en terme de succès ou d’échec, mais simplement d’un acte dont l’issue est

inconnue.”160

Contrairement à l’œuvre-objet dont la trace - la dimension immanente - lui confère une sorte

d'en-soi, le texte de l’œuvre expérimentale ne nous renseigne que faiblement sur son contenu

réel ; indéterminée par nature celle-ci ne prend vie que lors d’une réalisation effective :lorsque l'expérience se produit.

- Esthésique enfin, puisque l’œuvre n’acquiert de réalité que lorsqu’elle est éprouvée

par l’auditeur. En cherchant à “laisser le son être”, en le plaçant hors de son propre vouloir ethors du désir de l’auditeur, le compositeur vise ce que Henck appelle “un recueillement

sensoriel”161, un nouvel état, fait de concentration et d’attention extrême :

“Le temps de la musique de Cage n’est pas de la durée au sens où elle est délimitée par

un début et une fin, ce n’est même pas le temps de la vie quotidienne, mais un temps encore

plus intérieur, celui de la concentration.”162

Aussi paradoxal que cela puisse sembler, l’œuvre, pourtant débarrassée de la“tyrannie” du sujet composant et devenue de ce fait parfaitement objective, devient

maintenant, par son statut d’expérience, hyper-subjective, l’auditeur dirigeant son écouteen toute liberté. En fait, nous pensons que l’attitude empirique adoptée par Cage est la

conséquence logique de l’objectivité du son qu’il cultive en permanence. En basant sonesthétique sur une critique radicale du principe de relation, J. Cage fait de l’œuvre, une

succession de purs stimulis sonores qui n’offrent aucune prise à la raison, et qui s’adressentdavantage à l’oreille qu’au cerveau ; la définition que Cuvillier donne de “l’expérience” est

des plus explicites :

“Faculté de connaître par intuition sensible ou psychologique, avec un minimum

d’interprétation ou d’élaboration.[…] Désigne ce que l’on éprouve en soi-même

immédiatement.”163

Envisagée comme une expérience individuelle, l’œuvre doit désormais être vécue pour

exister ; elle se présente alors à nous comme un “objet de consommation.”164

Cette critique de la causalité, et l’abstraction du réel qu’elle nécessite, est probablement l’un

des points le mieux partagé par Cage165 et le Zen et l’on peut ainsi se demander si sonauditeur ou son interprète idéal ne serait pas le bouddhiste parvenu à l’état de Wu-wei

(absence d’intention) ? Cage s’attend effectivement à ce que nous écoutions sa musique sansintentions et sans attentes initiales, “comme un promeneur ramasserait des coquillages sur une

160 J. Cage Silence., op. cit., p. 13.161 H. Henck, op. cit.162 D. Bosseur “Expérience du temps chez Cage”.- in Musique en jeu n°1. Paris : Seuil, 1970, p. 20.163 A. Cuvillier, op. cit., p. 94?164 F. Bayer, op. cit., p. 186.165 J. Cage Silence, op. cit., p. 276. : “Je ne m’intéresse pas plus aux relations entre sons et champignons qu’auxrelations entre des sons et d’autres sons. Ces relations supposeraient l’introduction d’une logique qui nonseulement n’a pas sa place dans le monde, mais fait perdre du temps” [non pas en terme de quantité mais dequalité]

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plage”166 ; il ne s’agit plus de reconstruire le temps qu’a pensé pour nous le compositeur,

mais davantage, de saisir le “pouls” du monde et de s’en imprégner. La relation, en tant que

pure “opération d’abstraction effectuée par l’esprit”167, est suspectée par Cage d’altérer lapureté de nos perceptions ; d’après Cage, chercher à comprendre, à analyser - c’est-à-dire

abstraire le son - ne peut qu’éloigner l’auditeur de l’expérience concrète que chacune de sesœuvres propose de nous faire vivre.

Si, comme nous l’avons souligné plus haut, le principe de relation a toujours été constitutif del’œuvre-objet (à travers la dialectique tonale ou les rémanences auditives de la série), l’œuvre-

processus, en accueillant tout le sonore et en le laissant vivre selon ses lois et ses mouvementspropres, remplace - chez Cage - le principe de causalité par des successions sonores atomisées

qui abolissent définitivement tout concept de finalité. G. Brelet remarque que ce renoncementau déterminisme

“a provoqué l’émergence de l’instant, du présent : un moment n’est plus désormais la

conséquence de ce qui précède, ni la cause de ce qui suit ; il n’est plus justifié par son contexte

mais se justifie par lui-même.”168

De là pouvons-nous établir - comme Brelet ou Bayer le font - une distinction entre un temps

musical construit, tel qu’on le trouve à cette époque chez les compositeurs européens (hormispeut-être Stockhausen) et un temps musical vécu tel qu’il apparaît chez Cage, Brown,

Feldmann… (puis chez les minimalistes). Alors que dans l’œuvre-objet le compositeursoumet constamment son matériaux aux jeux des différences et des répétitions, cachant le

Même “sous un vêtement toujours nouveau” (M. Reverdy), Cage renonce à faire de ses piècesdes terrains de lutte où s’affronteraient continu et discontinu, différence et répétition. En fait,

pour reprendre les aphorismes paradoxaux du Zen, continu et discontinu lui apparaissentcomme une seule et même chose : un objet ou un son est à la fois parfaitement autonome,

possédant “son propre centre” et reste en même temps interdépendant, sujet à une infinitéd’influence. J.Y. Bosseur fait remarquer que “le problème de la continuité ou de la

discontinuité ne se pose pas au niveau de la composition mais à celui de l’écoute.”169

Cependant, même si le Tao - le grand processus du monde - unit toute chose, l’auditeuroccidental ne peut être que frappé par la discontinuité d’un matériau qui ne lui laisse aucun

point de repère ; laissant vivre chaque son selon son propre temps, Cage cultive uneperpétuelle différence et conduit ainsi son matériau sonore à une indifférenciation permanente

qui ne fournit à la mémoire aucune prise affective ou intellectuelle.

“C’est précisément en laissant être physiquement le son, et donc le temps que la

musique de Cage est perçue comme momentanée […]. En permettant la concentration sur

l’événement, elle accomplit l’expérience temporelle. Ce n’est pas une musique dans le temps,

c’est une musique-temps qui ne prend son sens que dans l’évanouissement. Elle est une

166 Ibid.167 Définition de J. Wahl Traité de métaphysique.- Paris : Payot, 1953.168 G. Brelet, op. cit., p. 270.169 D. Bosseur, op. cit., p. 16.

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‘musique présente avec nous’. […] Ce n’est plus du temps qui prend forme […], c’est du

temps vécu.”170

L.B. Meyer a très justement noté, au sujet de Cage, que c’est seulement lorsque que

l’Art cesse d’être téléologique, qu’il devient impersonnel et objectif, c’est à dire Nature.171 De

ce fait, le temps que l’œuvre de Cage nous propose est de même nature que celui du monde.

Au-delà de tous jalons et de toutes traces qui témoigneraient d’un projet humain, le tempsdevient ici a-historique, comme peut l’être celui de la Nature ; “à la fois centre et perspective”

le son n’active plus aucune remémoration, ne suscite plus aucune attente, il ne nous donne ninostalgie, ni anticipation et ne nous laisse d’autre choix que de nous concentrer sur un éternel

instant.L’amnémonie que ce son entretient nous pousse ainsi à ne vivre que le seul moment présent :

elle ouvre sur ce que D. Charles a nommé “un temps oublié”.172

Fort éloignée de l’œuvre-objet, dont nous avons brièvement observé les modalités

d’existences, l’œuvre-processus, que Cage est le premier à élaborer consciemment etméthodiquement, s’appuie sur l’évolution et la vie interne du son. On pourrait bien sûr

objecter que ce principe du devenir qui soutend l’œuvre-processus est aussi partagé parl’œuvre-objet, puisque le son, évoluant dans la dimension temporelle, est par nature pur

devenir. Cependant dans l’œuvre-objet, chaque instant est le fait d’une décision ducompositeur, qui sélectionne et ordonne le sonore dans un souci d’intelligibilité.

D’après nous, la seule qualité immanente du son (le devenir) suffit à conférer à une pièce“non-composée” le titre d’œuvre-processus, œuvre qui reporte désormais notre attention, non

plus sur un son abstrait, vecteur de relations, mais davantage sur un son concret, qui ne livrerien d’autre que lui-même et qui nous force ainsi à “oublier le temps”.

Avant de poursuivre notre recherche et d’envisager les conséquences de cette

“nouvelle donne” esthétique, nous pouvons reprendre les points caractéristiques de l’œuvre-processus que Cage inaugure au cours des années 50.

- Opposée à l’œuvre-objet occidentale, qui abstrait le son pour le mieux le soumettreau jeu dialectique de la différence et de la répétition, l’œuvre-processus rend le son concreten refusant précisément ce combat du discontinu et du continu (la musique devient d’unecertaine manière “non-violente”).

- En brisant les relations, ou en désamorçant tout ce qui pourrait être facteur de

causalités, le son, devenu “concret”, refuse toute activité à la mémoire et au cogito à l’œuvre ;

il place alors l’auditeur dans un "Macro-temps"173, temps sans début ni fin, où importe

seulement le moment présent.

170 Ibid., p. 17.171 Cf. L.B. Meyer Music, Art and Ideas.- Chicago press, 1967.172 D. Charles VH 101 n°4, op. cit., p. 28.173 W. Mertens, op. cit..

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- Ce culte de l’instant ne s’adresse plus qu’à nos sens ; il fait de l’œuvre un terrain

d’expérience, destiné à nous fournir des “données sonores immédiates” qui enrichiront notreÊtre sans subir la médiation de notre raison.

Nous avons pu constater, au cours de ce chapitre, combien l’appréhension du temps et

du monde propre à la doctrine bouddhiste, a pu affermir les positions de Cage. La profondeurdes changements qu'entraînent ces nouvelles conceptions dans l’élaboration et dans l’écoute

de l’œuvre, en plus d’un goût certain pour le scandale, digne de la meilleure traditiondadaïste, font de lui un des personnages les plus actifs et renommé de l’avant-garde

américaine des années 50-60. Son influence est surtout perceptible chez les jeunes générationsde compositeurs qui trouvent dans l’œuvre de Cage des éléments de réponse à des

préoccupations artistiques mais aussi sociales, politiques ou philosophiques.

Cependant on aurait tort de croire que son impact s’exerce dans un respect discipliné de sesprincipes, ou dans des rapports de type “enseignant-enseigné”, “maître-élève”... ; au contraire,

son influence est toute “américaine” et se manifeste sous des traits multiples, parfois mêmeméconnaissables ; en effet, en clamant que “tout est possible”, Cage vise moins à enfermer les

jeunes compositeurs dans ses pas, qu’à leur donner confiance en eux et à les libérer d’uncomplexe d’infériorité que l’artiste américain connaît depuis longtemps. L’un des courants

qui profite le mieux de cette Tabula rasa, dont Cage reste le principal auteur, est leminimalisme ; reprenant les fondements esthétique de ce dernier, le minimalisme, à travers la

personne de L. M. Young, va réenvisager certains de ces principes et acquiérir rapidement uneautonomie qui relativise la responsabilité de Cage.

Convaincu de cette filiation, il nous reste maintenant à évoquer l’émergence du

minimalisme, en commençant par confronter les personnalités et les points de vues de Younget de Cage.

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4

DEPUIS L'ACTE COMPOSITIONNEL MINIMAL :

La Monte YOUNG.

4.1. LA COMPLÉMENTARITÉ CAGE / YOUNG.

“[La fin des années 50] était une periode-charnière et l’on pouvait alors, en simplifiant,

diviser les artistes américains en deux groupes : d’une part ceux qui avaient pris en compte

l’apport révolutionnaire de J. Cage, et, de l’autre, ceux qui n’envisageaient pas de remettre en

question des conceptions héritées du début du siècle ou qui dataient du siècle précédent ; nous

exagérons à peine.”174

Dès le début de son activité artistique, le jeune La Monte Young se place résolument

dans le sillage de Cage et profite du climat culturel dont celui-ci est à l’origine pour

développer ce qui va devenir la Minimal-music. 175

C’est durant la fin des années 50 que Young découvre la musique de Cage notamment sonQuatuor à cordes et ses Sonates et interludes ; mais c’est à Darmstadt, en 1959, au cours d’un

séminaire de K. Stockhausen, qu’il entend le récent Concerto for piano, qui lui laisse uneimpression particulièrement durable. Très rapidement il se fait connaître auprès de Cage en lui

soumettant quelques-unes de ses premières oeuvres : Two sounds et Poeme for Table… (sans

doute recherche-t-il son estime ou son approbation). Ils correspondent un peu au début desannées 60 et participent parfois ensemble à la création d’oeuvres ou à certaines performances.

174 D. Caux "La Monte Young".- 1972. L'origine du texte nous est inconnue (photocopie probablement tirée deL'Art Vivant, après le n°12) - Source : Centre de Documentation de Musique Contemporaine (CDMC - LaVilette). L'article regroupe des propos de D. Caux et un entretien avec L.M. Young (et M. Zazeela) de 1970 parD. Caux175 Les termes minimaliste, minimalisme apparaissent en France dans les années 1970, et sont déjà courammentemployés en Angleterre et aux U.S.A. dans les années 60. On trouve l’adjectif minimal dès les années 30,appliqué aux arts-plastiques ("[…] réduction de l’œuvre peinte à ses ingrédients minimaux.” Graham, 1937, citépar D. Ashton L’école de New York.- Paris : Hazan, p.82).A la fin des années 60 Minimal-art passe dans le vocabulaire esthétique mais ne concerne encore que les arts-plastiques. Devant la similitude des intentions et des réalisations qui traversent tous les arts, minimal passe dansle vocabulaire de la danse, du théâtre et de la musique. Il désigne alors, dans le domaine musicologique (à partirdes années 70) le courant musical qui sévit depuis déjà une décennie outre-Atlantique et qui gagne peu à peul’Europe.

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Pourtant, même s’ils s’estiment et s’avouent une influence réciproque176, ils n’en conservent

pas moins une forte indépendance et se démarquent l’un de l’autre sur des points bien précis.En fait, ils se considèrent comme étant les deux faces d’une seule et même pièce, et rappellent

par là la complémentarité du Yin-yang, principe issu d’une doctrine qu’ils partagent.

“Il est nécessaire que la musique de J. Cage existe pour que la mienne puisse exister et

le fait que ma musique existe rend celle de J. Cage encore plus importante.”177

Leur attachement au bouddhisme Zen est un fait qui permet d’examiner à la fois ce qui les

unit et ce qui les sépare. En effet, Young, près de 10 ans après Cage, s'intéresse à la doctrine ;il lit les textes de Lao-tzu, étudie le Tao et devient très sensible au mode de vie et à la

musique indienne. Cage, parfaitement conscient de leurs positions à la fois proches etopposées, s’en explique ainsi :

“Je crois qu’il [ L.M. Young ] aime aussi le bouddhisme zen mais, pour lui, c’est

Hinayana, alors que pour moi c’est Mahayana.178 Hinayana cela veut dire : la vie monastique

avec des règles (prescrivant le moment où l’on doit dormir et tout cela…), tandis que

Mahayana, ce n’est pas pour les monastères, c’est pour tous les gens.”179

Cage fait ici allusion à deux conceptions du Bouddhisme : le grand véhicule, qu’il

affectionne, contient - très schématiquement - des tendances “humanistes”. Ouverte sur lemonde et les hommes, la doctrine Mahayana tente de tirer chacun vers le Tao, tandis que la

Hinayana ne nous enseigne qu’un seul et sévère travail sur soi. L’un semble vouloir noussoustraire au plaisir et à la souffrance tout en restant ouvert sur le monde, l’autre prétend

parvenir aux mêmes fins mais incite à un repli intérieur.180 Si le propos de Cage amorce uneexplication, il ne faut cependant pas s’en contenter, puisque pour lui comme pour Young,

c’est à travers la musique que se manifeste leur compréhension du Bouddhisme.

Nous avons vu que l’œuvre de Cage vise avant tout à libérer le son des déterminationsque lui imposait le compositeur. En se situant “avant le contrôle de la relation entre les

176 A la question de D. Caux “Avez-vous conscience d’avoir influencer cette nouvelle génération decompositeurs américains à laquelle appartient Young ? ” Cage répond avec sa modestie habituelle, qu’il n’aimepas l’idée d’influence et considère cette apparition comme le fruit des circonstances. Inversement Young, dansses interviews, tend à minimiser cette influence pourtant bien réelle. (in L’Art vivant, mai 1972, reproduit in J.-Y.Bosseur J. Cage.- Paris : Minerve, 1993, p. 147).177 L.M. Young "Entretien avec D. Caux", op. cit. (Cf. note 1).178 Hinayana et Mahayana sont deux des trois véhicules du Bouddhisme. Hinayana, le petit véhicule, s’estsurtout développé en Inde, Thaïlande, Viet-Nam et représente un bouddhisme primitif ; Mahayana, le grandvéhicule, plus récent s’est implanté en Chine. (cf. H. Arvon Le Bouddhisme.- Paris : P.U.F., Coll. Que sais-je ?,n°468).179 J. Cage “Entretien avec D. Caux”, in J.-Y. Bosseur J. Cage (op. cit.)180 “Le but suprême [ du grand véhicule ] n’est plus d’échapper soi-même au cycle infernal des réincarnations,aspiration au fond égoïste, mais d’aider ses semblables à parvenir à cette délivrance. L’idéal, ce n’est pas leArhat (saint) qui n’est préoccupé que par son Nirvana personnel, mais le Bodhisttava [ aspirant à la dignité deBouddha ] qui, parvenu au seuil du Nirvana, refuse d’y entrer pour sauver ceux qu’il a laissé derrière lui et qui sedébattent encore dans les rets de la Maya [ vie de plaisir et de jouissance ]”. H. Arvon, op. cit.

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événements sonores”181, il cherche maintenant à laisser le son brut évoluer sans contraintes.

L’œuvre cesse alors d’être une représentation symbolique du monde, mais devient le monde ;elle se dissout de ce fait dans la nature et amène à confondre l’art et la vie. De cette musique

ainsi livrée au hasard, résulte des œuvres où peuvent régner aussi bien la profusion que la

rareté des sons. Du fait de l’indétermination, l’œuvre repose constamment sur la diversitésonore, quelle que soit la quantité d’événements, que la pièce tende vers la multiplicité ou le

dépouillement le plus complet.

Si Cage cherche dans ses pièces à entretenir cette diversité (foisonnement ou raretélui sont indifférents), Young adopte quant à lui l’attitude inverse et fonde ses œuvres autour

d’événements sonores ou d’actions nettement plus restreintes, qui mettent en jeu unminimum de sons.

Il est possible de résumer leurs différentes approches et leur complémentarité de la manièresuivante : on sait que la théorie des fractales, énoncée par Mendelbrot, considère la nature et

l’univers comme agis par un principe d’homotétie, l’infiniment grand et l’infiniment petitprésentant des symétries dans leurs formes et leurs développements. En conservant cette

image, nous pouvons désigner l’objet d’intérêt de Cage comme étant cet infiniment grand.Rappelons-nous le mot de D. Charles lorsque celui-ci affirme que l’œuvre de Cage ouvre sur

“la rumeur du monde”. Si, comme Cage se plaît à le dire, son œuvre est un “appareil de prisede vues”, celui-ci s’apparente alors à une caméra (avec grand angle), donnant sur l'étendueillimitée du réel.

Tout aussi neutre, l’ “œuvre-objectif” de Young reste un cadre qui “donne à voir” (ouplutôt à entendre) le perpétuel devenir du monde. Cependant, elle est maintenant orientée non

plus vers l’infiniment grand mais, en sens contraire, vers l’infiniment petit, substituant ainsila caméra de Cage au microscope.

Ces positions n’ont, selon nous, rien d’antagoniste et ne prêtent que superficiellement

à la contradiction puisque ce qui compte avant tout chez chacun d’eux c’est, en libérant leson, de libérer le temps et de lui restituer une dimension “naturelle”. Peut-être pouvons-nous

saisir la similitude de leur démarche par l’euphémisme suivant : ce qu’il y a defondamentalement commun à un organisme vivant, une cellule ou un biotope entier c’est

précisément la vie. Quelles différences essentielles existe-t-il entre une unité biologiquemicroscopique et un ensemble quantitativement plus important (une forêt par exemple) ? Ne

répondent-ils pas à un même principe vital, n’obéissent-ils pas à ce que Watts appelait “le

Grand processus du monde : le Tao” ?

Nous pouvons ramener cette métaphore nature / temps aux deux musiciens ; l’œuvrede l’un fixerait notre attention sur une forêt entière, sur l’évolution et les interactions du

minéral-animal-végétal, nous promenant aussi bien dans des clairières ombragées que dansdes marécages vaseux ; l’œuvre de l’autre se contenterait de nous faire observer un simple

être vivant, un arbre ou une unique cellule, dans ses développements les plus infimes. (Pour

181 J.-Y. et D. Bosseur Révolutions musicales depuis 1945.- Paris : Minerve, chap. 14.

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poursuivre dans ce même registre, nous pourrions comparer l’œuvre-objet traditionnelle à un

beau jardin anglais dont l’agrément nous ferait oublier qu’il reste une idéalisation de la nature,fruit d’un labeur et d’une culture).

Ce qui rassemble Cage et Young c’est donc ce désir de laisser être le temps et le son. Il estd’ailleurs significatif que Young, bien après que Cage l’ait lui-même déclaré, affirme avec

force au début des années 60 "[qu’] Il faut laisser les sons être ce qu’ils sont.”182 En

refusant à la musique toute prétention à la signification, Young se rapproche définitivementde son aîné et se place de facto du coté de l’œuvre-processus, témoignant ainsi sa méfiance

envers la composition et la “construction sonore”.

“Le sens ne m’intéresse pas. Avec une musique-processus, il n’y a de ‘sens’ nulle

part.”183

S’ils partagent le même intérêt pour les principes de cette musique-processus, ils sedistinguent cependant dans leurs méthodes : alors que l’un prétend retrouver le flux du temps

en laissant s’exprimer le réel, l’autre souhaite parvenir au même but en se concentrant sur leson lui-même.

Pour Cage, le monde en perpétuel mouvement fournit les sons de l’œuvre et la

constitue ; laisser “parler” le réel permet de saisir son devenir.

Pour Young, inutile d’imposer cette diversité puisqu’un son unique contient larichesse et le devenir du monde.

Les propos de Cage, concernant la pièce Two sounds, reprennent cette image du

microscope184 et insistent sur les intentions de Young : nous faire voyager dans le son, afin de

ressentir la complexité et la vivacité qui s’y cachent.185

“Un son était produit par la friction du métal contre le verre et l’autre du métal contre le

bois et cela à haute amplitude. J’ai été impressionné quand j’ai entendu cette bande : personne

n’avait jamais fait une œuvre à la fois aussi simple et aussi complexe. Si on l’écoutait avec

l’intelligence au lieu des oreilles, on pouvait penser que l’on entendait rien, mais si on

l’écoutait avec les oreilles, on pouvait entendre cette complexité que je viens de mentionner.

L’écoute de ces pièces [ Two sounds et Poeme for table… ] a été une expérience qui a changé

ma façon d’entendre. C’est comme lorsqu’on regarde quelque chose au microscope : après on

voit différemment, même sans microscope. Avec la musique de La Monte Young on peut dire

182 L.M. Young, cité par W. Mertens Minimal music.- Londres : Kahn & Averill, 1988, p. 22.183 J. Cage Pour les oiseaux..- Paris : Belfond, 1976, p. 147.184 Image qu’exploite aussi K. Stockhausen à propos de ses Mikrophonie I et II (1964) : ”De même que toute lessciences de notre époque pénètrent dans l’infiniment petit au moyen de microscopes électroniques, de même lesmusiciens pénètrent dans la structure microscopique du son dans Mikrophonie I et II”. in VH 101 n°4. Paris : Ed.Esselier, 1970, p. 110.185 Young nous laisse tout notre temps pour cela, puisque certaines performances de cette pièce ont durées unevingtaine de minutes.

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que l’on entend à l’intérieur du son, à l’intérieur de l’action.”186

Pour conclure sur la complémentarité des deux artistes, et avant d’étudier lespremières manifestations du minimalisme dans l’œuvre de L.M. Young, nous remarqueronsles rapports que chacun d’eux entretient avec la continuité / discontinuité. Il apparaît en faitque l’un et l’autre cultivent exclusivement un domaine, afin de mieux faire vivre son opposé.Tout comme le plein ne prouve son existence que par le vide qui l’entoure (et inversement ;voir la bouteille à moitié remplie...) leur musique ne se concentre que sur l’un de ces deuxpôles en espérant nous faire ressentir l’existence du pôle contraire. Ainsi, de la mêmemanière que Cage tente, à travers la discontinuité de son matériau musical, de renouer avec lacontinuité, Young cherche à nous montrer cette discontinuité infime qui incise la continuitéapparente de ces sons longuement tenus.

De l’univers indifférencié de Young s’échappent des différences imperceptibles.L’univers en perpétuel changement de Cage s’efface dans l’indifférentiation.

Ce qui importe au fond à nos musiciens-bouddhistes n’est pas tant de choisir le “bon”camp (celui du “toujours pareil” ou celui du “toujours différent”), mais avant tout derenoncer au combat des contraires.187

Bien que leurs affinités les aient portés soit vers la diversité soit vers la stase sonore, ilsrestent convaincus qu’un développement radical du Même ou du Différent ne peut annihilerson contraire puisque les extrêmes “s’engendrent mutuellement”.188

186 J. Cage. "Entretien avec D. Caux", 1970, in J.Y. Bosseur J. Cage (op. cit.).187 “ […] Ne vous préoccupez pas du juste et du non-juste. Les conflits entre le juste et le non-juste sont lamaladie de l’esprit” : Seng-ts’an, auteur du plus vieux poème Zen. Cité par A.W. Watts, op. cit.. p. 129.188 “Lorsque la beauté est perçue comme étant belle, il y a déjà la laideur.

Lorsque la bonté est perçue comme bonne, il y a déjà le mal.‘Être’ et ‘ne pas être’ s’engendre mutuellement”.

Tao te Ching, cité par A.W. Watts, op. cit., p. 129.

Materiau musicalDISCONTINU

Valorisation duCONTINU

Materiau musicalCONTINU

Valorisation duDISCONTINU

L'œuvre chez Cage L'œuvre chez Young

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Nous pouvons donc, en empruntant à D. Caux une phrase digne des meilleures

antinomies d’un poème Zenrin, qualifier leur musique comme étant : “ … à la fois toujours la

même et pourtant jamais la même.”189

4.2. LES PREMIERS PAS DE LA MINIMAL MUSIC.

4.2.1. Vers une déconstruction de l’œuvre.

La différence principale qui subsiste entre Cage et Young se situe au niveau du

matériau sonore. Si la discontinuité s'accommode très bien du hasard, les sons tenus surlesquels Young nous invite à nous concentrer nécessitent d’être désirés et entretenus par le

musicien-compositeur. Young, contrairement à Cage, ne refuse donc pas le choix, maisl’exerce de manière minimale, en décidant simplement quel sera le son (ou les sons)

produit(s) et en imposant à l’interprète de le(s) faire durer. En fait, les choix réalisés parYoung ne concernent que la nature et/ou la hauteur des sons à jouer : simple note, accord,

cluster… Il envisage une “situation sonore” dont les modalités d’existence (entrée d’unnouveau son, durée de la pièce...) ne dépendent plus du compositeur mais de celui qui joue la

pièce.Cette conception de l’œuvre apparaît au début des années 60 et résulte d’une maturation

relativement rapide qui mêle son goût pour le dépouillement et les valeurs longues àl’influence de Cage, du groupe Fluxus et de la musique et de la philosophie orientale. Si ces

découvertes successives modifient en partie la musique de Young, son intérêt pour lesenvironnements sonores continus remonte, selon M. Zazeela, à bien plus loin :

“Depuis qu’il a commencé à écrire de la musique, La Monte a toujours trouvé son

inspiration et ses idées dans les expériences qu’il a eues avec le son durant son enfance ou son

adolescence. Elles sont la source la plus importante de sa musique. Par exemple, l’écoute du

vent lorsqu’il était très jeune190, l’écoute des sons produits par les fils téléphoniques, l’écoute

des sons émis par les insectes dans différentes régions… Et quand La Monte a commencé à

écouter de la musique orientale, cela n’a fait que renforcer un élément qu’il avait déjà très fort

en lui. […] On ne peut donc pas parler d’influence au sens de ‘subir l’influence’ car c’est

plutôt d’une reconnaissance qu’il s’agit.”191

A partir de 1959 (date à laquelle il s’intéresse vraiment à Cage), on constate chezYoung une épuration et une simplification progressive de l’œuvre ; les signes commencent

à se faire rares sur la partition et notamment les signes rythmiques puisque les sons tenustendent à dissoudre toute perception d’une pulsation. Nous remarquons en effet qu’au fil des

189 D. Caux "La Monte Young”, op. cit.190 “Le premier son que je me souviens avoir entendu est celui du vent qui passait à travers les interstices de lacabane de bois et j’ai toujours considéré cette expérience comme une des plus importantes de ma petite enfance.C’était très imposant, beau et mystérieux…” : La Monte Young “Entretien avec D. Caux",op. cit. De la mêmemanière, le compositeur H. Partch affirme que ses premières impressions "musicales" (l'écoute des sifflets delocomotive à vapeur) l'ont fortement influencées par la suite.191 Marian Zazeela, femme de Young depuis 1962, participe à sa musique (chant) et y ajoute des“environnements lumineux”, ibid.

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“compositions” de Young, le travail rythmique devient réellement inexistant, au profit d’une

dilatation de plus en plus importante du son lui-même. Cela ne signifie pourtant pas uneabsence de mouvement, car c’est désormais à l’intérieur du son qu’il faut chercher celui-ci :

dans les variations infimes d’intensité ou dans le changement de la qualité de timbre. Nousretrouvons ici ce souci de conserver une œuvre “objective” : le rythme, à l’instar du message

codé en morse, est capable de véhiculer un sens ou d’imprimer en nous une direction ; il restele fait d’une volonté humaine. Or, ce que recherche Young c’est précisément d’éradiquer

toutes traces d’un travail compositionnel pour ne nous laisser qu’un son nu dont lesmouvements internes ne dépendent plus directement du compositeur.

Avant d’examiner les exemples qui retracent cette courte et rapide évolution, nous insisteronssur le fait que l’œuvre de Young connaît globalement une réduction de l’acte compositionnel

inversement proportionnel à la durée qu’exige une exécution “correcte”. Si les consignes que

laisse l’auteur et la composition en tant que telle deviennent peu à peu minimales, elles neprennent cependant corps que dans un étirement “maximal” des sons.

La première composition de Young où l’on pressent l’esthétique minimaliste date de

1956. Il s’agit de Cinq petites pièces pour quatuor à cordes ; elles portent très nettement latrace de Webern, musicien auquel Young voue une grande admiration, et rappellent ses Six

Bagatelles Op.9. Nous y retrouvons un traitement très libre de la dissonance, les grands écartsqui brisent la continuité mélodique ainsi que les pizzicati, harmoniques, trémolos et effets de

sourdine chers au viennois.Néanmoins, Young affectionne déjà les valeurs longues et soumet les cordes à un jeu

beaucoup plus harmonique que contrapuntique (contrairement à Webern qui alterne les deux)

; de plus, les brusques contrastes (de dynamique, de rythme) entendus dans la II, III ou VIème

Bagatelle sont pratiquement inexistantes dans les Cinq petites pièces.. Celles-ci durent enmoyenne deux fois plus longtemps que celles de Webern (40” chaque contre 1’30”) ;

l’absence de climax et la stagnation qu’elles entretiennent, nous donne davantage l’impressiond’entendre les Bagatelles I (Mäßig), IV (Sehr langsam) ou V (Äußer langsam), mais jouées

deux fois moins vite ! Quoi qu’il en soit cette pièce, composée alors que Young suit àBerkeley l’enseignement de L. Session, est probablement la plus “écrite” de ses œuvres, et

celle qui, par rapport à sa durée, contient le plus de notes.192

Le Trio à cordes de 1958 réduit de façon drastique le matériau musical et annonceclairement la raréfaction sonore si caractéristique des œuvres à venir ; cette pièce ne manque

pas d'étonner les auditeurs qui la découvre alors193 et laisse présager de l'émergence d'unnouveau courant musical.

192 Il est intéressant de remarquer que Young - au même titre que Cage avec Varèse (cf. 2.3.3) - s'intéresse plusà l'autonomie du son qu'aux moyens structurels de cohérence (sérialisme) musicale de Webern. Les articles deM. Biguet "École de Vienne : le plus et le moins" et de P.E. Carapezza "Macrocosme - Micrologue. Webern etVarèse" (in "Minimalismes et maximalismes en musique".- in Cahiers du CREM.- n° 8 - 9, 1988) vonteffectivement dans le sens d'une lecture minimaliste (possible) de Webern (lecture propre à l'avant-gardeaméricaine des années 50-60).

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Extrait d’environ 40” de la première pièce A Whisper 194 (durée 1’05”).

Avec le Trio notre rapport ‘nombre de note / durée de la pièce’ devient maintenantparticulièrement faible. Interrogé par D. Caux5 , L.M. Young s’est expliqué sur la directionradicale que prend alors sa musique en évoquant son influence du moment :

“A cette époque, vers 1957, j’avais entendu de la musique indienne et, par conséquent,j’avais entendu des drones (des bourdons). C’est vrai qu’un drone est un son tenu, mais il y atout de même une différence entre l’utilisation du drone dans la musique classique indienne,dans la musique de cornemuse… et dans ma musique. La différence, c’est que dans lesmusiques avec drone, il y a toujours une partie mélodique qui prédomine et le drone demeureen arrière-plan, tout en fournissant un son fondamental […]. Mais dans ma musique la textureest complète du début jusqu’à la fin. Dans mon Trio à cordes par exemple, je n’ai écrit que desnotes longues ; il y avait bien quelques notes brèves ici et là, mais jamais deux notes brèves àla suite qui auraient pu faire une figure rythmique ; ainsi le rythme avait totalement disparu.”

Extrait d’environ 5’ du Trio à cordes (d’après l’interprétation du Trio Basso).

193 “Je suis toujours étonné par l’influence qu’a exercé cette partition. [… à l’époque] mes camarades ont étéparticulièrement marqués par cette pièce, à commencer par Terry Riley. Quand j’ai envoyé le Trio à J. Cage il aété également plein d’enthousiasme”. L.M. Young, cité par P. Olivier in quotidien Libération.- 30/11/1982.194 “Un bruissement”. Transcription personnelle car partition inédite. Cf. Table des exemples musicaux. ex. 4.195 D. Caux Les mots et les notes - La musique de la côte ouest .- France musique 20/09/1993.

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Si nous pouvons apparenter la texture de cette musique aux bourdons de nombreuses

musiques traditionnelles, il nous faut néanmoins considérer la nuance qu’apporte Young :habituellement un drone n’est qu’une “toile de fond”, un décor, éclairé par une ligne

mélodique qui valorise un ton et un mode ; il reste bien souvent prétexte à l’improvisationmonodique. Avec le Trio à cordes, ce qui était jusqu’à présent annexe (mais néanmoins

important), passe au premier plan ; le bourdon est alors écouté pour lui-même.196 Ce qui

ramène la musique de Young à l’effet d’un drone ne tient pas seulement à la longueur et lapermanence du son. Dans la musique indienne, par exemple, les différentes notes émises par

la tambura ou les cordes sympathiques du sitar ne forment qu’un seul et même son : le drone.

Comme l’a très justement remarqué W. Mertens197, les sons de chaque instrument ou de

chaque voix tendent, chez Young, à se fondre de la même façon en un timbre unique, retirantà chacun son individualité au profit d’un son “global” ; c’est du moins l’impression que laisse

le Trio, chaque voix étant jouée avec le plus de neutralité possible, détimbrée, sans vibrato, etdans un registre dynamique qui force notre attention (de pppp à p).

“Se chevauchant, un son peut surgir, et un autre, tandis que le premier son continue, et

un troisième son peut arriver … ces sons ne formant qu’un seul son.”198

Bien que Young ne les mentionne pas, nous pourrions mettre en avant Cage et Cowell pourleur conception de l’agrégat sonore et du tone cluster ; tous deux considèrent en effet la

somme des notes de l’agrégat comme une entité sonore qui dirige l’écoute vers la richessed’une texture. D. Charles, à propos du terme d’agrégat employé par Cage, nous fournit une

définition qui convient parfaitement aux variations de texture que l’on observe chez Young :

“Qu’est-ce qu’un agrégat ? - La coexistence de termes apparemment disparates, mais

qui se trouvent au sein d’un même espace de jeu temporel, en état d'interpénétration - et sans

que celui-ci les conduisent à se faire mutuellement obstruction.”199

Si les quelques œuvres de Young n’utilisent jusqu’ici que des instruments dont les sons sontreconnus comme “musicaux”, les “bourdons-clusters” qu’il compose (voir le cluster do#, ré#,

do dans le début du Trio) l'amènent à reconsidérer son matériau musical ; au lieu de construiredes timbres complexes en conjugant entre eux des sons périodiques simples (cordes, vents),

Young en vient à employer directement des timbres naturellement complexes, que l’onclasserait plus volontiers dans les sons “bruiteux” (Dufourt).

C’est le cas de la pièce Two sounds, mais aussi du Poeme for tables, chairs,benches, etc… composés fin 1959, début 1960. Cette dernière pièce porte la trace d’une

double influence cagienne. D’une certaine manière la découverte des conceptions de Cage luipermet de renouer avec le monde sonore qui a tant impressionné son enfance. Mais le “Tout

est musique” lancé par Cage est interprété par Young afin de s’accorder avec ses propres

196Si les notes tenues que Young affectionne peuvent déjà nous rappeler la musique indienne, nous verrons plusloin (4.3) qu’il se rapproche parfois autant des formes extérieures de celle-ci que de ses intentions (: donner à lamusique un effet).197 W. Mertens op. cit. p. 27198 L.M. Young "Entretien avec J. Donguy".- in Art press n°150.199 D. Charles "L’empirisme de J. Cage".- in VH 101 n°4. Paris : Ed. Esselier, 1970.

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conceptions musicales ; il y substitue en quelque sorte un “Tout peut être musique” qui ne

destitue pas complètement le compositeur mais lui laisse seulement la possibilité d'agir sur unmatériau sonore illimité.

Comme dans la Living room music de Cage, les instruments sont, dans le poème de Young200,

ceux de notre quotidien : tables, bancs, chaises, tabourets... ou tout autre objet suffisammentlourd qui puisse devenir sonore lorsque le performer le traînera au sol (un carrelage ou un bon

parquet seront donc préférable à un sol moquetté !). On obtient ainsi un énorme bruit blancqui occupe de façon anarchique la bande des fréquences audibles, modifié en permanence par

les aspérités du sol, le poids ou la vitesse de l’objet… Selon M. Zazeela, la pièce se rattacheen partie à un projet d’ “esthétisation du quotidien”, à une inversion des valeurs esthétiques

(Beau / Laid) qui étaient déjà à l’œuvre chez Cage (et dont l’origine remonte principalement àDuchamp et Satie).

“Je pense que la chose véritablement intéressante dans la pièce de La Monte est qu’il a

trouvé comment, en développant notre sens de l’écoute des sons, ceux-ci peuvent être

finalement très beau […]. Ce qu’ a apporté La Monte, c’est une écoute particulière qui consiste

à prendre un son, normalement considérée comme irritant ou comme bruit, et d’y faire

découvrir la qualité de son d’un violon ou d’un violoncelle.”201

La seconde influence de Cage est ici plus évidente mais sera aussi plus superficielle etmoins durable. Le poème est en effet l’une des rares pièces de Young qui soit composée

d’après les fameuses chances operations fréquemment utilisées par Cage. Le hasard ne sertcependant qu’à déterminer les limites temporelles des événements sonores : il détermine la

durée de la pièce, les entrées et les sorties de chaque “instrument” et non pas (comme dansMusic of change) une structure qui serait “envisagée comme un réceptacle, capable

d’accueillir des matériaux quels qu’ils soient”.202 Si Young accepte l’indétermination auniveau du “cadre” de l’œuvre, il refuse néanmoins d’aller aussi loin que Cage dans

l’indétermination du matériau ; même si le choix des “instruments” reste relativement ouvertil ne souhaite pas pour autant que “tout puisse arriver”. Ce que souhaite globalement Young

c’est entendre tel type de son ; si “tout arrive", cela doit se passer dans l’univers sonorequ’il a défini pour nous.

Les modifications que Young a ultérieurement apportées à cette pièce reflètent

parfaitement l’ascèse musicale qu’il cherche à atteindre. C’est en effet après être passé par

l'expérience de Fluxus que celui-ci nous livre un Poeme débarrassé des nombreusesindications que comportaient les 3 pages de la partition de 1959 : tous les instruments sont

désormais actifs du début à la fin de la pièce.203 Persuadé que l’agencement du matériaueffectué par le compositeur détourne l’attention de l’auditeur de l’essence de la musique (le

son), il poursuit sa “déconstruction” de l’œuvre et propose, dès le début des années 60, despièces où cette réduction de l’acte compositionnel ne laisse subsister qu’un postulat

200 Cf. Table des exemples musicaux. ex. 5.201 M. Zazeela "Entretien avec J. Donguy".- in Art press n°150202 J.-Y. Bosseur J. Cage, op. cit., p. 32.203 La durée du Poeme doit être, d’après Young, d’au moins 10 à 20 minutes ; il a parfois été joué durant près de3/4 d’heure.

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unique, simple prétexte à l’event. (l’événement). C'est à l'issue de son passage au sein du

groupe Fluxus que les principes minimalistes de Young se cristalisent et que se précise laMinimal-music en tant que courant esthétique.

4.2.2. Performances et events : la période Fluxus.

A partir de 1960, Young quitte la Californie pour habiter New York. Il fréquente R.

Maxfield - compositeur de musique électronique - qui succède au poste que Cage occupaitdepuis 1956 à la New School of Social Research. Depuis 1956-57, l’enseignement de Cage

ne cesse de gagner l’intérêt de la jeune avant-garde et dépasse désormais le cadre restreint descours d’été du Black Mountain College. Ses étudiants recueillent avec conviction le thème

récurent de son enseignement : “tout est possible - au moins potentiellement”.204

Le happening, inauguré avec la Theatre piece n°1 par Cage et quelques autres en 1952 205, estl’une des meilleurs illustrations de la libération artistique qu’il prône. Il est un des corrélats

les plus aboutis des principes fondamentaux d’indétermination, d’objectivation sonore etd’expérimentation. Il est aussi le fruit d’une conjonction inévitable : celle d’artistes qui, dans

leur domaine propre (musique, peinture, danse, poésie...), partagent une même esthétique etun même projet (donner la parole non plus à l’Homme mais à la Nature/hasard, réduire la

frontière Art / Vie, privilégier la spontanéité...).

Avec le happening, l’artiste américain parvient ainsi (selon Cage et Kaprow206) à un art total,non pas en recherchant - comme les romantiques ou les post-romantiques le firent - la

correspondance, mais en mettant simplement les divers médias en présence, sans aucunsouhait de relation, sans aucune tentation kinesthésique, puisque “tout est déjà relié à tout”.

Parce qu’elle transpose les principes cagiens - jusque-là appliqués au son - au domaine visuel,cette nouvelle forme artistique devient l’une de celles qui illustrent le mieux le principe

d’œuvre-processus ; littéralement le happening se traduit par ce qui se réalise sous nos yeux /oreilles, ou pour reprendre A. Kaprow : “Quelque chose de spontané, quelque chose qui sepasse.”207 Le fait que la causalité soit désormais inopérante au sein de l’œuvre rend - auxyeux des américains - le cloisonnement entre catégories artistiques particulièrement artificiel

et est ressenti comme une convention qui n’a plus lieu d’être.

Mais la grande nouveauté du happening ne se trouve pas seulement dans le brassagedes différents médias ; son impact s’explique surtout par le bouleversement des rôles qu’il

implique dans l’élaboration et l’écoute de l’œuvre : c’est dans le happening que semanifestent avec le plus d’évidence la liberté d’action de l’interprète, le changement de

fonction du compositeur et la nouvelle place accordée à l’auditeur.

204 Cité par D. Higgins in T. Kellein “Tendances intermédiaires depuis 1945”.- in Contrechamps n°6. Paris,Lausanne : L'Age d'Homme, 1986, p. 160.205 Effectué au Black Mountain College, le premier happening regroupait autour de Cage, de nombreux artistes.Pendant que celui-ci réalisait une version de Imaginary Landscape n°4, le peintre R. Rauschenberg passait desdisques de son choix, D. Tudor jouait du piano préparé, C. Osen déclamait des poèmes et M. Cunnigham avecses danseurs évoluaient entre les rangs de spectateurs.206 Cf. D. Wheeler L’art du XXème siècle.- Paris : Flammarion, 1992, p. 177.207 A. Kaprow est un des auteurs les plus connus de happenings. Cf. Wheeler, op. cit., p. 179.

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Selon P. Restany la principale caractéristique du happening est de confondre volontairement

interprète et spectateur et de “susciter parmi les assistants une sympathie active, de les fairepasser de la réceptivité à l’action, de créer en eux et autour d’eux les conditions d’une

véritable participation.”208

L’artiste ne se contente plus de donner à voir et à entendre au spectateur une situation donnée,mais implique directement le public dans la création, exploitant en chacun “l’artiste

potentiel”.Très rapidement, le happening se diversifie selon les motivations et la “dominante” artistique

de chacun. Il devient à partir de 1958 209 (et ce jusqu’à 1965-66) une pratique très en vogueaux U.S.A. et l’on parle alors volontiers (lorsqu’il est à dominante musicale) “d’esprit Néo-

Dada dans la musique, d’Action-music, de Musical-environnement... ”210 comme autant devariantes personnelles apportées au concept initial. Cependant beaucoup s’éloignent, comme

Kaprow, de la non-intentionnalité de Cage ; même si leur but reste de faire vivre àl’auditeur-acteur une expérience dont il est l’auteur, les concepteurs de happening font

preuve de bien plus de dirigisme que Cage en prescrivant précisément les conditions deréalisation de l’œuvre. Deux raisons sont à évoquer pour justifier la diffusion et l’impact du

happening ; il représente tout d’abord une réalisation pratique des revendications de la

jeunesse américaine (”à la fois égalitaires et individualistes” pour reprendre D. Royot211),soumettant l’ensemble des participants à un même programme, mais laissant chacun libre

d’agir et de ressentir dans le cadre de ce “projet collectif”.Le happening est aussi un outils particulièrement attrayant et efficace de la contre-culture

(comme bien d’autres formes artistiques de l’époque). Le fait que le public “donne de sontemps” et s’implique personnellement, permet au concepteur de cultiver une dimension

polémique et contestataire dans l’œuvre, en organisant celle-ci autour de thèmes politiques ouencore orientés à l’encontre des conventions morales ou esthétiques.

Le groupe Fluxus - qui se forme à l’initiative de G. Maciunas en 1960 - est résolument

engagé dans cette voie. Son but avoué est de réaliser, avec des moyens sensiblementdifférents de ceux de Cage, un pont entre l’Art et la Vie et de rendre l’Art compréhensibleet accessible à tous. Sous certains aspects, Fluxus s’apparente à un mouvement artistiqueanarchiste ; Maciunas le considère d’ailleurs comme “un catalyseur pour un front socio-

politique révolutionnaire”.212

Les activités du groupe, qui rassemblent des artistes tel L.M. Young, T. Riley, R. Maxfield,

Joseph Beuys, Nam June Paik, George Brecht, Dick Higgins, Allan Kaprow213... suivent de

près les principes du happening et mêlent fréquemment poésie, théâtre, danse et musique.Cependant, si quelques-uns concèdent parfois au public la possibilité d’intervenir et de créer

l’œuvre, la plupart s’éloignent du happening-type tel que Cage l’avait conçu (théâtre multi-

Cf. illustration.208 P. Restany, cité par J.-Y. Bosseur Vocabulaire de la musique contemporaine.- Paris : Minerve, 1992.209 Date du premier grand happening new yorkais de Kaprow : 18 happenings in 6 parts.210 E. Rahn "Musique sans musique”.- in Musique en jeu n°1, Paris : Seuil, 1970, p. 27.211 D. Royot, loc. cit. chap. 1.212 D’après son manifeste de 1963, cité par W. Mertens, op. cit., p. 21.213 La plupart d'entre-eux ont eu des contact avec Cage, notamment au Black Mountain College.

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média et participation du public) et laissent à l’auditeur sa place conventionnelle ; ils fontainsi du happening une simple performance .214

Le recul pris par l’ensemble du groupe vis à vis de Cage est globalement le même quecelui déjà pris par Young. La multiplicité ne semble pas les attirer, bien au contraire puisqueles programmes de chacun se réduisent à quelques lignes d’explications, destinées à orienterla réalisation de l’œuvre. Celle-ci tend davantage vers l’event (événement) unique ou lesimple processus mais peut désormais s’adresser, dans les surprises qu’offrent sa réalisation,aussi bien à l’ouïe qu’à la vue. C’est cette démarche radicale et excessive vers le “minimumartistique” qui confère, selon Maciunas215, un esprit de “pureté” aux œuvres de Fluxus. Les compositions de Young sont à cette époque parfaitement représentatives de l’espritdu groupe et des nouvelles tendances minimalistes qui s’y développent ; elles alternent oucombinent des situations humoristiques, méditatives ou provocatrices. Maciunas aparticulièrement bien résumé les prétentions “poétiques” qui se cachent derrière cette”réduction compositionnelle” latente ; selon lui, les actions de Fluxus dérivent

“des qualités monostructurelles et non-théâtrales d’un simple événement naturel,d’un jeu, ou d’un gag. C’est la fusion de Spike Jones, du vaudeville, du gag, des jeux d’enfantset de Duchamp.”216

A cette époque (1960-1962), de nombreuses pièces de Young s’éloignent du domainestrictement sonore ; elles n’entretiennent plus que de faibles liens avec l’œuvre musicaletraditionnelle et ouvrent sur ce que E. Rahn a appelé “des musiques sans musique”217.Ellesrestent néanmoins fondées sur des activités uniques ou particulièrement restreintes.Certaines ont des vocations humoristiques ; c’est le cas de la première pièce pour piano, touteimprégnée de l’esthétique surréaliste :

Piano piece for D. Tudor n°1 (oct. 1960).

"Apporter une botte de foin et un baquet d’eau sur scène afin dedonner à manger et à boire au piano. Le performer doit ensuitenourrir le piano ou le laisser manger. La pièce est finie lorsque lepiano a fini son repas ou s’il n’a pas faim."

D’autres pièces plus poétiques, mais encore plus conceptuelles, ne s’adressent qu’ànotre imaginaire et incitent à construire en nous un son que l’oreille ne peut percevoir, un son

214 “ […]La performances se situe au confluent de plusieurs modes de communication. [Elle] met en valeurl’identité originale et souvent polyvalente de celui qui la produit et brouille ainsi la distinction entre les fonctionsde l’interprète et du compositeur.” : J.-Y. Bosseur Vocabulaire..., op. cit., p. 127.215 D’après les propos de Maciunas, in W. Mertens, op.cit., p. 21.216 Cité par D. Bosseur Révolutions musicales..., op. cit., p. 131.217 E. Rahn, op. cit., p. 26.

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présent “par-delà la réalité, là où personne ne l’entend plus, où […] lui-même ne dure qu’uninstant.”218

Composition 1960 n°15, pour R. Huelsenbeck. 09h05 (1er Dec. 1960).

“Cette pièce est formée de petits tourbillons sortis du milieu del’océan.”

La Piano piece for D. Tudor n°3 reste elle aussi “musique en pensées”219

“La plupart étaient de très vieilles sauterelles”.(14-11-1960)

La Piano piece for D. Tudor n°2 demeure elle aussi silencieuse et donne à“l’interprète” une activité assez inhabituelle :

Piano piece for D. Tudor n°2

“Ouvre le couvercle du piano sans pour cela n’émettre aucun son quetu puisses entendre. Fais-le aussi souvent que tu peux. Le morceau se

termine, que tu y parviennes ou que tu y renonces.”

Nous pourrions mettre en parallèle de telles œuvres avec celles d’autres membres de Fluxuscomme la Danger music n°6 de D. Higgins qui n’est composée que de son titre, le Violin solode G. Brecht, durant lequel le musicien ne fait que poncer son instrument, ou encore sonQuatuor à cordes dont le texte (”shaking hands”) invite uniquement les quatre instrumentistesà venir se serrer la main sur scène. La question que soulèvent ces pièces “est-ce encore de lamusique ? ” ne semble pas préoccuper leurs auteurs, persuadés comme E. Rahn que “chaqueévénement consciemment organisé ou reconnu avec l’intention de créer de la musique est dela musique.”220 Ce dernier remarque par ailleurs que ces œuvres, dites “musicales”, aussidéroutantes soient-elles, conservent toujours un élément qui les relie, de façon“minimale”, à la musique (ne serait-ce que le mot music dans la pièce de Higgins, parexemple). Après avoir agi sur le matériau sonore ou les principes compositionnels, lacontagion minimaliste affecte maintenant le concept même de musique ; tout est désormaissujet à réduction et le moindre objet ou la moindre idée qui se rattache à la sphère musicalepeut inspirer une composition. Le musicien devient “touche-à-tout” mais en même temps se

218 D. Schnebel “Composition 1960 : La Monte Young”.- in Musique en jeu n°11, 1973, p. 11.219 Ibid..220 E. Rahn, op. cit.

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contente de peu : “ascèse et licence se donnent la main.”221

“[…] d’un coté, l’éclatement total de toutes les frontières jusqu’à présent imposées àla musique ; de l’autre une limitation au minimum indispensable pour transmettre unecertaine dose d’informations.”222

Quelques compositions de Young possèdent la dimension “sociale” que nous avons évoquéeet se situent à mi-chemin entre la performance et le happening. C’est le cas des Compositions1960 n°3 ou n°6, destinées à rendre le spectateur conscient de sa propre attitude d’écoute, desa propre activité, ”attentif à lui-même”223 :

Composition 1960 n°3 (14.5.1960)

“Annoncer à l’auditoire le début et la fin de la pièce, si la durée estdélimitée (elle peut ne pas l’être). Puis préciser que chacun est librede faire ce qu’il souhaite durant la composition”.

Composition 1960 n°6 (2.7.1960)

“Les performers sont assis sur scène (sur des rangées de chaises ou debancs), observent et écoutent l’auditoire de la même manière que lespectateur regarde habituellement le performer. Optionnel : on peutplacer une affiche près de la scène :

Composition 1960 n°6par La Monte Young

Admission et ticket (prix $) vendus à l’entrée desmarches de la scène ; sont admis tout ceux qui

souhaitent se joindre aux performers et observer lereste le l’assistance."

Quelques-unes des Compositions 1960, bien que n’étant pas particulièrement“sonores”, attendent de l’interprète ou du public un état d’attention et de concentrationextrême que nous trouvions déjà dans les pièces pour sons tenus. De plus, elles se présentent

221 Ibid.222 Ibid.223 D. Schnebel, op.cit., p. 13.

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clairement comme des processus dont il importe de suivre les changements les plus subtils. La

Composition 1960 n°2 (5.5.1960) en est un bon exemple puisque Young demande auperformer de préparer face au public un feu de bois, et d’observer, assis avec lui, la

combustion (il est possible de placer un microphone près du feu afin d’en amplifier les

crépitements).224 Ce foyer, cette “chose-qui-devient”, nous apparaît comme l’archétype mêmede l'œuvre-processus : l’artiste met en place un dispositif capable d’évoluer, une fois lancé, en

toute autonomie. Le spectateur n’a plus qu’à assister passivement au déroulement d’uneœuvre dont il connaît à l’avance l’issue.

Il en va de même pour la Composition 1960 n°5 : “laisse voler un (ou plusieurs) papillon(s)dans une salle de concert” ; ici encore, tout est donné d’emblée au spectateur qui, du premier

coup d’œil sait de quoi l’œuvre sera faite ; quelles que soient ses péripéties, le vol silencieuxdu papillon sera l’événement unique qui constitue la pièce. Mais c’est précisément, au-delà de

la monotonie apparente de l’œuvre que Young souhaite nous emmener, en nous montrant quele moindre mouvement est digne d'intérêt.

Il est cependant difficile à l’auditeur “classique” occidental de ne pas sombrer dans l’ennui ;

son écoute, traditionnellement attentive à la proposition et à “l’énoncé musical”225 et sensible

à ses développements, s’accommode mal du statisme de ces œuvres monostructurelles, où“l’énoncé”, donné pour lui-même, se suffit à lui-même. N’oublions pas en effet que

l’abolition du lien et de la relation musicale font qu’il n’y a, pour Young comme pour Cage,“rien à comprendre” dans la musique ; l’action, l’event ou le processus peuvent donc exister

isolément puisqu’ils ne s’adressent qu’à nos sens.

La Composition 1960 n°10, dédiée à son ami, le sculpteur minimaliste Robert

Morris226, pourrait être envisagée comme un exercice de concentration, non pas musical mais

optique : “Trace une ligne droite, et suis-la”227. Young, qui nous conviait jusque-là à suivre le

déroulement d’un processus, conserve ici le même principe mais intervertit le rôle de“l’observant” et de l’observé ; la ligne reste inerte, et c’est nous-mêmes qui contrôlons le

déroulement de la pièce en faisant lentement glisser notre regard sur les moindres irrégularitéset les moindres aspérités de celle-ci.

Nous retrouvons dans la Composition 1960 n°7 cette volonté de “faire coïncider la

224 Notons que Cage avait déjà eu l'idée avec Imaginary Landscape n°1 d'amplifier les sons qui nous échappentou nécessitent habituellement une grande accuité (Cf. chap. 3.2.2).225 Le terme est d’ I. Stoianova.226 R. Morris est, avec Sol Le Witt (cf; chap. 6 et 8), Don Judd, Carl Andre ou Richard Serra (cf. chap. 6), l'undes meilleurs représentant de la sculpture minimale américaine des années 60-70. Affirmant que "La simplicitéde la forme ne signifie pas nécessairement la simplicité de l'expérience" (Morris, cité par Wheeler p 221) ilréalise de véritables monolithes, monochromes, tirés d'un matériau unique (bandes de feutres, polyèdres en acier: cubes, poutrelles, L, formes circulaires...) desquels se dégagent un statisme imposant. Cf. illustration.227 Le statisme de la ligne continue est l'un des éléments qui fascine le plus les minimalistes : L.M. Young vanous en donner musicalement la preuve avec sa Composition n°7.Les arts-plastiques n'y échappent pas non plus, en produisant - comme le fait ici Young - de brèves lignes quel'oeil suit le plus lentement possible ou, au contraire, en dirigeant l'oeil vers l'infiniment grand. C'est par exemplele cas de l'artiste italien - P. Manzoni - qui réalise en 1960 une ligne ininterrompue de 7200 m, ou de l'américainW. de Maria (adepte du Land' art) dont les deux droites parallèles marquent un paysage totalement vierge et seperdent à l'horizon (1968) Cf. illustration

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dimension processive potentiellement infinie de l’œuvre d’art avec un parfait statisme, à undegré tel que l’antinomie entre les deux catégories disparaisse.”228 Elle représente le strictéquivalent sonore de la Composition n°10 :

Composition 1960 n°7 (juillet, 1960) "A tenir très longtemps"

Cette pièce rejoint les dernières compositions musicales (sonores) auxquelles Young nousavait habituées (son Trio à cordes par exemple) ; mais le matériau est ici réduit au strictminimum, à un son primitif et primordial (la quinte), véritable universaux de la musique, nousrenvoyant, selon H. Dufourt229, à “un état archaïque de notre sensibilité”. A propos de cettepièce T. Kellein remarque:

“La simplicité, la consonance et la portée historique de cet intervalle ont poussé lesexégètes à rendre compte de la Composition n°7 de Young comme d’un fait historique de lamusique.”230

Ainsi, de la même manière que les historiens de l’art ont vu dans le Carré noir surfond blanc de Malévich (1915) l’aboutissement d’une déconstruction et d’une simplificationultime de l’objet ou du symbole, D. Schnebel considère la quinte de Young comme l’un des“grands moments de la musique”231, moment qui reprendrait la quintessence de nos chefs-d'œuvre musicaux, comme si la cinquième symphonie de Beethoven232 ou le prélude de l’Ordu Rhin de Wagner se contractaient dans leur motif ou leur formule génératrice, comme s’ilsse condensaient en un son unique.

Nous avons déjà remarqué que Young mettait en avant les qualités “minimales” de samusique en la doublant d’un aspect “maximal”. On retrouve dans la Composition n°7 ceprincipe de disproportion quantitative entre matériau et durée qui donne à Minimal-musictoute sa force. La plupart des “interprétations” respectent en effet scrupuleusement lesindications de Young (”A tenir très longuement”) puisque l’œuvre a parfois été jouée durantplusieurs heures.233

Sa pièce marque ainsi le terme d’une déconstruction de l’œuvre, engagée quelques annéesauparavant ; si Cage a atteint, avec son principe d’indétermination, le “degré zéro” de lacomposition, nous pouvons dire de Young qu’il se place sur le “degré un”, primaire et 228 T. Kellein, op. cit., p. 167.229 H. Dufourt Musique, pouvoir et écriture.- Paris : Bourgois, 1991. Chap. III.230 T. Kellein, op.cit., p. 165.231 D. Schnebel, op.cit.232 D. Schnebel, op.cit. : “Peut-être que la seule exécution valable de la symphonie serait celle où on réduiraitl’œuvre à une formule.[ sol, sol, sol, mi b ]”

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minimum mais pourtant bien réel, de l’acte compositionnel.Alliant le caractère événementiel et élémentaire des Compositions antérieures à unedimension sonore reconnue comme plus "musicale" (produire un son instrumental précis)

L.M. Young, profitant de la véhémence et l’impact de Fluxus234, signe avec sa Composition

1960 n°7 l’acte de naissance de la Minimal-music.

4.3. LE THÉÂTRE DE LA MUSIQUE ÉTERNELLE.

Tel est le nom que Young donne à son propre ensemble en 1967, ensemble regroupant

des musiciens qui travaillent avec lui depuis le début des années 60.235 Le titre qu’il donne àsa troupe résume de manière significative les orientations qui sont les siennes depuis qu’il

s’est séparé de Fluxus. C’est en fait entre 1962 - date à laquelle il quitte l’ensemble - et 1966-1967 que se cristallisent les conceptions et les techniques musicales qui sont depuis restées les

mêmes. Le théâtre de la musique éternelle marque donc la maturité de principes esthétiquesen germe depuis près de dix ans.

Dans ces dix années qui nous préoccupent, le bref passage chez Fluxus nous apparaît commeparticulièrement salutaire puisqu’il permet à Young d’affiner ses conceptions et de poursuivre

dans la voie qui lui est propre. C’est principalement “l’absence de caractéristiques anarchistes,destructives ou agressives […] qui marque des divergences avec les idéaux du

mouvement”.236

Alors que Young attend de l’auditeur qu’il “rentre dans le son” et adopte une écouteméditative, Maciunas ne voit - par exemple - dans la Composition 1960 n°7 qu’un moyen

d’exaspérer et d’irriter le public par la durée de la pièce. Alors que l’un recherche une réactiondu public, l’autre, plus optimiste, se permet d’espérer :

“Si les gens méditaient davantage [par la musique], cela amènerait automatiquement un

changement de la situation politique.”237

Se précise ainsi - dès 1962 - l’idée d’une musique capable de délivrer l’homme de sesexcès de tensions, d’une musique qui puisse avoir en l’auditeur des effets bénéfiques. Youngaffirme encore six ans après, au sujet de sa musique :

“Si les gens ne sont pas transportés au ciel [heaven], j’ai le sentiment d’avoir

échoué.”238

233 “Pendant 3 heures à la galerie de Maciunas le 2/7/1961, et pendant 5 heures sans interruption lors du Yamfestival intermedia dans la ferme à poulet de G. Segal en mai 1963” : T. Kellein, op.cit., p. 165.234 Avant de participer à Fluxus, Young n’avait pas eu l’occasion de trouver une large audience à ses premièrespièces.235 M. Zazeela (chants et environnements lumineux), T. Conrad et J. Cale (cordes), A. Mc Lise percussion,Young (chant et saxophone sop.) et parfois T. Riley (chant).236 W. Mertens, op.cit., p. 26.237 Ibid.238 Cité par D. Caux "La Monte Young", op. cit.

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4.3.1. “Créer des états psychologiques précis.”239

Cet objectif, clairement exprimé en 1972, est déjà présent dans les premières pièces

pour sons longuement tenus, mais plus encore dans les premières expériences qu’il mène avec

T. Riley et la compagnie de danse de A. Halprin vers 1959-1960 en Californie. A cetteépoque, ils commencent à jouer et chanter (parfois pendant deux heures ou plus) de longues

notes improvisées et cherchent à en éprouver psychologiquement les effets.En 1962, impressionné par le statisme de la musique électronique de R. Maxfielf, Young

décide d’utiliser des générateurs de fréquences électroniques pour créer ses “environnementssonores continus” ; ils offrent la possibilité de contrôler très précisément la hauteur de chaque

son et peuvent émettre invariablement pendant des heures.La première œuvre de ce type s’inspire du bourdonnement produit par les lignes électriques

de courant alternatif ; le Second dream of the High-tension line stepdown transformer,reprend le principe du bourdon, exploité dans le Trio ; les quatre fréquences utilisées par

Young (fondamentale, quarte, quarte augmentée et quinte) sont toutes calculées en

“intonations justes”241.

Comme Cowell, H. Partch, G. Crumb, P. Oliveros et bien d’autres américains242,Young ressent au début des années 60 la nécessité de composer ou d’improviser à partir de

drones dont les fréquences sont parfaitement justes, c’est à dire non tempérées (cet actemarque une fois de plus son total détachement vis à vis de la musique occidentale).

“Je crois que l’effet de la musique - surtout en ce qui concerne la mienne et toutes les

musiques modales - est considérablement augmenté lorsqu’on élève le degré de justesse de

l’intonation. ”243

Les accords ou les clusters qu’ils construisent sont alors tous dérivés de la série harmonique

et entretiennent de ce fait une relation avec un son fondamental, entendu ou virtuel. En faitYoung considère que ce son fondamental existe déjà en nous, depuis toujours, riche de tous

ses multiples ; il conçoit donc ses œuvres comme des variations d’une œuvre et d’un sonoriginel, exploitant à chaque fois un nouvel aspect de celui-ci.

239 La Monte Young “Entretien avec D. Caux", op. cit.240 La Monte Young “Entretien avec D. Caux", op. cit.241 En intonation juste, c'est à dire non-tempéré (les notes ont des ratios de fréquences les plus simples possibles: 1/2, 2/3, 3/4...).242 Principalement les musiciens californiens ; cf. l’émission de D. Caux consacrée à l’intonation juste - ("Lamusique de la côte ouest", émission citée.)Le cas de P. Oliveros est très proche de celui de Young. Après avoir passé quelques temps auprès d'un maîtreChinois de Taï-Shi elle décide de créer des musiques qui soient en rapport avec les principes fondamentaux deson apprentissage (elle parle de "transposition" ; les titres de ses œuvres, comme Sonic Méditation sontsignificatifs). Ses musiques sont - d'après elle - des aides ou des compléments à la méditation, destinés à porternotre attention "totalement à l'intérieur de nous" ou bien "totalement à l'extérieur". Certaines performances sedéroulent auprès d'une rivière, les musiciens-auditeurs émettant des sons en harmonie avec les bruissements del'eau (qui prend la fonction du drone de Young).243 La Monte Young “Entretien avec D. Caux", op. cit.

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“Même avant que le premier homme se soit déplacé d’une fréquence à l’autre (mélodie,

si vous voulez), un modèle de ce mouvement, c’est-à-dire une relation de la deuxième

fréquence à la première, était déjà déterminé (harmoniquement) par la structure en sur-ton de

la fondamentale du premier son. Il dure pour toujours et ne peut avoir commencé, mais il est

repris de temps en temps [ par mes propres pièces ].”244

Ainsi, en 1962, il souhaite “condenser ses idées en une seule composition” et décidedésormais de travailler autour de la même performance qu’il baptise du nom étrange de La

tortue, ses rêves et ses voyages, à l’image de cet animal dont la durée de vie estproportionnelle à la lenteur des mouvements. Tout comme cette espèce animale a traversé les

âges, le “son primordial” mais silencieux a traversé le temps et ne prend corps que lorsque leThéâtre de la musique éternelle le fait vivre. Dès lors l’objectif de Young devient simple ; il

s’agit de mettre l’Homme, musicien ou spectateur, en phase avec les combinaisonsharmoniques, dérivées du son fondamental, qu’il a potentiellement en lui.

Pratiquement, lors des réalisations de la Tortue, Young établit un choix de fréquences ou unmode qui forment un drone, confiés à des instruments ou, mieux encore, à des générateurs de

fréquences pures.245 Puis, il invite musiciens et auditeurs à percer l’opacité du cluster, en

isolant chaque ligne sonore, en appréciant leurs relations réciproques et en distinguant les

fréquences résultantes.246

Par ailleurs, il espère porter notre attention sur un autre point : deux sons ne sont jamais -quelle que soit la précision avec laquelle on les accorde - parfaitement en phase. Ce fait nous

échappe bien souvent à cause de la relative brièveté de la résonance de nos instruments (ou leslimites de notre souffle) ou encore à cause de nos limites perceptives. Il est cependant

possible sur les sons électroniques de Young de déceler ces infimes différences de fréquences.A condition d’y prêter une grande attention, nous pouvons par exemple suivre le lent

déphasage de deux notes : 1 min. 40 sec. (100 sec.) seront nécessaires pour observer le cycle

de phase d’une fréquence de 440 hz et d’une autre de 440,01 Hz 247 (ce principe de déphasagesera, nous le verrons, particulièrement exploité par S. Reich).

Il est alors fondamental pour Young, de ne pas se contenter d’observer mais

d’éprouver soi-même “la corporéité du son” en “s'insérant dans l’environnementsonore”248 par le chant ; il devient possible à l’auditeur-chanteur d’entrer à son gré dans le

son et d’accorder sa voix selon son humeur et son inspiration sur l’une des fréquencesgénératrices. Comme une corde qui résonnerait par sympathie, le chanteur devient

“instrument vivant” et se met à vibrer à l’unisson avec la note qui l’affecte.Éprouver et vibrer avec le drone sont les motivations qui poussent Young et ses musiciens à

improviser. Ces improvisations ne sont en aucun cas prétexte à démontrer une habiletétechnique ou intellectuelle, elles ne sont là que pour “magnifier et célébrer le drone” - pour

244 Cité par D. Schnebel, op. cit.245 Là encore, Cage a utilisé bien avant Young des fréquences pures (cf. Imaginary Landscape n°1 en 3.2.2)246 Selon une loi acoustique, lorsque deux fréquences sont émises, il en résulte virtuellement une troisième égaleà la différence des deux premières. (par ex : F1 (440 hz) - F2 (550 hz) = F3 (110 hz))247 440 hz - 440,01 hz = 1/100 de hz. ; 1 hz = 1 pulsation (phase) par sec. donc 0,01 hz = une phase de 100 sec.248 D. Schnebel, op.cit., p. 14.

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reprendre l’expression de D. Caux.249 Les bourdons ne sont pas seulement de nature

électronique, notamment avant que le concept de la Tortue soit clairement défini ; le drone est

joué en 1963 par un gong250 dans la Studies in a bowed disc ; en 1964, Young met au point leWell-tuned piano, piano accordé entièrement en intonation juste (marquant ainsi ce que

signifie pour lui “bien-tempéré”).

La même année, il enregistre B flat Dorian blues251, pièce constituée d’une longueimprovisation au saxophone soprano, sur un bourdon immuable consitué de la fondamentale

et enrichie librement des notes du mode (mode de ré) par les autres musiciens.Superficiellement cette pièce nous rappelle la musique du nord de l'Inde ; elle pourrait se

confondre avec l’alap 252 d’un raga mais n’en possède cependant pas la rigueur et les

impératifs qui s’imposent au musicien indien. Au contraire, tout se passe ici comme si l’alapne voulait pas “démarrer” et évoluer vers les parties suivantes.

Ce qui rapproche davantage Young de l’Inde, et d’une manière générale, de la

musique traditionnelle, se trouve selon nous dans une croyance qui a traversé toutes lescultures musicales. C’est celle qui consiste à accorder à des rapports d’intervalles(mélodiques ou harmoniques) une influence immédiate sur l’état psychologique etphysiologique de l’auditeur.

Young renoue donc d’une certaine façon avec le principe d’ethos253 des modes laissé àl’abandon en Occident depuis la fin du baroque (et l'avènement du tempérament égal), mais

encore bien actif dans les musiques traditionnelles comme celle de l’Inde (avant Young, lescompositeurs américains H. Partch, L. Harrison et même J. Cage, avec ses Sonates et

Interludes se sont intéressés aux modes pour leur ethos).Nous pouvons mettre ici en parallèle une définition de A. Daniélou avec les intentions de

Young :

“Dans l'Inde, les modes sont appelés raga, un mot qui signifie étymologiquement ‘ce

qui plaît’ et que l’on peut très bien traduire par ‘état émotionnel’. Le but de la musique

indienne est de créer un climat émotif qui agit sur l’auditoire et non pas des structures ou ce

que nous appelons des compositions.”254

“De la justesse [ de l’intonation ] dépend largement l’état émotionnel que peut créer la

musique. […]Par ce contrôle précis de la structure harmonique totale de ma musique [le

drone], je peux atteindre le but le plus ultime qui est d’avoir un contrôle plus précis sur la

249 D. Caux in L’Art vivant n°39, p. 25.250 Fabriqué par le sculpteur minimaliste Robert Morris. Cf. supra, note 53251 Cf. Table des exemples musicaux. ex. 6.252 L’alap est l’exposition sans percussion, uniquement instrumentale, du raga. Le soliste se doit de “présenter”selon un ordre rigoureux, les différentes notes du mode, avant d’introduire une pulsation rythmique. Il improviseensuite sur toute l’échelle en développant des formules rythmiques particulièrement complexe. MoutalHindusthani Raga Sangita - Étude de quelques mécanismes de base.- Paris : CEMO, 1987.253 “Les mélodies contiennent effectivement en elles-mêmes les imitations du caractère. […] La nature desharmonies [ c'est à dire des modes ] font que lorsque les gens les entendent, ils en sont affectés différemment”Aristote “La Politique”.- Paris : Vrin, 1970, p. 1340.254 A. Daniélou art. “Inde” in Sciences de la musique.- Paris : Bordas, 1976.

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nature des états psychologiques que la musique produit chez les auditeurs.”255

Le désir de contrôle n’est pas selon Young un but en soi, but qui pourrait s’orienter vers des

fins négatives ; la “manipulation” sonore de l’auditeur n’a comme seul objectif que de

“chasser la haine du cœur de l’homme”256 et recouvre une démarche personnelle beaucoup

plus profonde :

“Je crois que ma musique a des origines spirituelles et dans une certaine mesure, un but

spirituel.”257

Ces propos corroborent ceux de K. Stockhausen dont l’œuvre et la pensée présentent, depuis

la fin des années 50, certaines parentés avec celles de Young.258

“A l’origine de la musique, il y a la religion ; toute musique primitive est

religieuse.[…] On sait que la pratique religieuse de la musique est un médium essentiel, bien

plus fort que l’encens et la parole, parce qu’elle agit directement sur l’âme. On peut agir sur

l’état psychologique d’un homme de la même façon que l’on soumet un appareil à un courant.

Comme sur un appareil, on peut agir sur la sensibilité ‘électrique’ d’un être humain par des

ondes sonores. La nature des ondes sonores déterminera le comportement de

l’homme.”259

Ces positions ramènent la musique à la fonction religieuse ou “magique” qu’elle a

toujours eue dans les sociétés traditionnelles ou primitives, celle qui a pour tâche d’amenerl’homme “à être hors de soi, […] à se propulser dans un autre monde, […] à devenir un autre

que soi”.260 Young attribue ainsi à la musique des qualités transcendantes, propres àtransporter l’auditeur ou le musicien vers un nouvel état de conscience (opinion partagée par

Stockhausen261).

255 L.M. Young "Entretien avec D. Caux", op. cit.256 Cité par P. Olivier op. cit.257 L.M. Young "Entretien avec D. Caux", op. cit.258 Il est délicat d’établir précisément des relations entre les deux musiciens, tant ceux-ci semblent s’abstenir deparler l’un de l’autre (contrairement à Cage et Young). Des recoupements chronologiques nous permettentcependant d’établir entre eux des similitudes techniques ou esthétiques.Les premiers drones de Young apparaissent après son séminaire avec Stockhausen, au moment où ce derniertermine des œuvres aux tempi démesurément étirés (Kontakte et Carré 1959-60) ; basée sur le concept deMomentform, cette musique confine au statisme et invite l’auditeur à “se concentrer sur le moment présent” (K.Stockhausen Cahiers Renauld-Barrault, Julliard, 1963).A propos de la doctrine Zen qu’il découvre au milieu des années 60, Stockhausen déclare : “Je ne connais pasassez le Zen […] mais tout ce que j’ai entendu au sujet du Zen fait partie de ce qui m’a toujours intéressé etm’intéresse toujours davantage”. (VH 101 n°4, 1970, p.115). Ses œuvres Mikrophonie I et II (1964) reposent surle même désir que Young d’explorer le son “de l'intérieur”.La liberté de l’interprète se manifeste par contre très tôt chez Young (et aux U.S.A. en général) ; bien avant leAus den sieben tag de Stockhausen, Young compte sur l’intuition et la sensibilité du musicien pour improviserdans le cadre fixé par le compositeur.D’après Young, son principe d’écoute et d’accord par la voix (dès 1963 chez Young) a inspiré à Stokhausenl’œuvre Stimmung (1968) ( Olivier op. cit.)259 K. Stockhausen “Déclaration de K. Stockhausen”.- in VH 101 n°4, op. cit., p. 117.260 M. Leiris, préface de La musique et la transe.- de G. Rouget. Paris : Gallimard, coll. Tel, 1990.261 “ [La] vocation première [de la musique], c’est la transmutation d’un courant cosmique sur le plan de laconscience supérieure” : Stockhausen cité par F. Bayer "De Schönberg à Cage".- Paris : Klingsieck, 1981.

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Le chant sur drones, tel que le Théâtre de la musique éternelle le pratique, présente,

dans sa réalisation et dans ses objectifs, des liens évidents avec certaines pratiques indiennes,différentes de la musique profane (raga) que nous avons déjà évoquée. Même s’il ne les

mentionne pas directement, Young ne peut selon nous les méconnaître, aux vues de son

intérêt croissant pour la musique et la philosophie indienne.262

Sa musique possède en effet les mêmes prétentions que les fameux Mantras de l’hindouisme

tantrique263 et fonctionne sur des mécanismes similaires. Si les ragass ont le pouvoir - de parles différents rapports harmoniques de chaque mode - de plonger l’auditeur dans un “état de

ravissement”, les mantras sont quant à eux capables d’élever l’âme de celui qui les récite enfonction de leur propre qualité phonique. Chaque mantras, émis en un seul souffle par le yogi,

est composé d’une série de phonèmes dont la signification et l’impact sont très précis.264

Les mots ainsi formés “n’ont pas de sens [dans la langue] mais un effet, une efficacité”265 etsont sensés affecter directement les différents centres nerveux du corps humain (Chakras). Le

mantra monosyllabique le plus répandu - le OM - se compose de trois “formants” principauxque le yogi fait résonner tour à tour dans la poitrine [A], dans la gorge [U], et pour finir dans

la cavité nasale [M], exerçant un contrôle rigoureux de son souffle, ressentant précisément, àtravers les modifications du timbre, les moindres déplacements de la résonance, tout comme

Young ressent les infimes fluctuations de la texture de ses drones et recherche la justesse de

son intonation.266

Le dernier point que nous n’avons pas encore abordé, se rapporte aux conditions

requises par ces musiques pour amener le “musiqué” ou le “musiquant-musiqué”267 à un état

second.Nous n’entrerons pas dans l’immense question que soulèvent les effets soi-disant immanents

aux sons ou aux modes ; L.M. Young lui-même ne nous donne pas d’indications précises sur“les états psychologiques” que ses multiples combinaisons sonores devraient éveiller en nous.

Il ne s’agirait bien sûr pas d’évaluer les effets du sons non par rapport au plaisir esthétique ouintellectuel qu’induit la musique, mais à partir de l’impact réel des ondes sonores sur le

système nerveux ; il serait donc intéressant d’examiner, à la lumière d’études neuro-

psychologiques et neuro-physiologiques268, les matériaux sonores de Young ou les mantras

indiens.Sans nous hasarder, nous pouvons cependant affirmer, aux vues d’études ethno-

262 Ses affinités avec la musique indienne sont si fortes qu’il devient en 1972, le disciple du chanteur indienPandit Pran Nath.263 L’hindouisme tantrique est un dérivé du troisième véhicule du bouddhisme (Vajrayana pour les deux autresvéhicules, cf. infra, note 5).264 par ex. : [A], [Ri], [O]... représente Shiva ; [KA] la terre ; [NA] la parole...265 A. Padoux L’énergie de la parole.- Paris : Ed. le soleil noir, 1980.266 La modalité et l'intonation juste peuvent être considérés comme des composantes essentielles de la musiqueminimale californienne. Dès 1927, H. Partch met au point les premiers instruments de musique à intonation juste(cordes, vents, percussions). A sa suite L. Harrison réalise et compose pour des "gamelans américains", vastesensembles de percussions accordés en intonation juste.267 Nous empruntons à G. Rouget (op. cit.) ces vocables pour désigner celui qui subit l’influence de la musique(le musiqué) et celui qui en est l’auteur (le musiquant) qui peut à la fois agir et subir sa propre action (c’est le casdu chamane cf. p. 33.)

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musicologiques269 et de nos propres exemples, que la durée est un facteur déterminant pour

permettre au son (et non pas à la musique dont l’effet affectif peut être immédiat) d’agir sur le“musiqué”. Si celui-ci est entraîné, il peut ressentir rapidement les effets qu’il recherche ; si

au contraire il ne l’est pas, c’est la fatigue nerveuse et l’épuisement sensoriel qui ont raison

des barrières intellectuelles que l’auditeur peut opposer.Alors que la durée moyenne d’attention continue et soutenue est évaluée à moins d’une heure,

comment ne pas changer “d’état psychologique” en étant soumis avec Young à 5 heures de

Composition n°7, à 24 heures 270 de Tortue, ou à un All-night concert de T. Riley ?

4.3.2 La répétition dans la musique de La Monte Young.

La répétition est pour Young une résultante inévitable de ses environnements sonores.Elle se manifeste sous bien des aspects sans que l’on ait forcément besoin de la créer “de

toutes pièces”, comme vont le faire les musiciens dits “répétitifs”. Young fait très justementremarquer que la moindre note tenue nous met déjà en présence d’une périodicité (celle de

l’onde sonore). Si nous la ressentons à travers la cohérence et la continuité des sons à hauteursdéterminées, la périodicité est nettement plus sensible avec les infra-sons (< 20 hz) ou avec

tous les phénomènes de battement qui apparaissent dans des combinaisons harmoniquescomplexes. La répétition est donc, comme nous l’avons précédemment examiné avec les sons

électroniques, inhérente aux diverses situations sonores créées par Young : battements etdéphasages ne sont ici que des phénomènes purement physiques, dont le musicien n’est à

l’origine qu’indirectement. D’autres formes de répétition existent cependant dans l’œuvre deYoung, et sont cette fois directement le fait du musicien. Elles apparaissent dans toutes les

pièces qui sollicitent l’interprète durant de longs moments ; difficile, par exemple, de jouerComposition n°7 (si, fa#) en un seul coup d’archet, ou de s’accorder finement sur un bourdon

en un unique souffle. L’acte musical est donc contraint de se réitérer sans cesse afin de nourrir

le continum sonore et d’en imprégner l’auditeur, à l’instar du mantra 271 ou des innombrables

formules / musiques sacrées qui ne prennent leur efficacité que dans la répétition.272

Si cette répétition participe, au même titre que l’impassibilité des sons électroniques, à

268 Cf. par exemple J.P. Despins “Le Cerveau et la Musique”.- Paris : Bourgois.269 Cf. G. Rouget, op. cit.270 L.M. Young, afin d'inciter le public à profiter un certain temps de ses pièces, est l’auteur d’une méthodeunique au monde : vous payez votre place à proportion du temps ou vous écoutez ... c’est à dire, de 2500$ pour10 minutes, à 25$ pour 24 heures !271 Traditionnellement, un cycle de mantra s’étend sur 24 heures. cf. A. Padoux, op. cit., p. 218.272 G. Rouget cite de très nombreux exemples où la répétition concourt à mettre le musiqué en transe, en état depossession ou d’hypnose (les n° de pages se rapportent à l’op. cit.) : à propos du Dithyrambe grec Jeanmaire notequ’ “Il s’agit d’arriver progressivement à l’état extatique obtenu précisément par la monotonie des acclamationsrépétées” (p. 169). Chez les Selk’nam de la terre de feu, G. Rouget remarque que le chamane parvient à la transe“en se livrant à une activité physique forcenée [danse…], et en répétant longuement les mêmes parolesincantatoires.” (p. 247) ; L. Marshall attribue en grande partie l’entrée en transe “à l’activité du chant qui assiègeles oreilles pendant des heures, à l’activation de la danse et au caractère répétitif du rythme” (p. 274) de mêmeque dans le dhikr des soufis, elle est obtenue par “des exercices rythmiques, des mouvements coordonnés et desrépétitions verbales” (p. 467).

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l’effet de statisme qui se dégage de la musique de Young, nous pouvons néanmoins noter

qu’elle est parfois sciemment recherchée, comme dans la pièce Arabic numeral for H. Flynt,écrite dès 1960, et dont la seule prescription est de choisir un son suffisamment dense (bruit,

accord, cluster...) et de le répéter longtemps, uniformément et régulièrement.Il nous faut aussi signaler une initiative de Cage qui se rapproche de la répétition et du

minimalisme de Young puisque celui-ci fait jouer en 1963 (par le pianiste D. Tudor) la piècede Satie - Vexation - qui comporte 840 da capo (la durée de la performance fût d'environ 18

heures).

Ce bref exposé sur l’emploi de la répétition chez Young nous montre une fois encorequ’elle n’est pour lui qu’un moyen parmi d’autres, destiné à atteindre les fins esthétiques qui

sont les siennes. Comme les autres exemples que nous avons donnés la répétition que pratique

Young s’insère dans le large cadre du minimalisme.

Ces exemples nous ont permis d’observer globalement, à travers une présentation

chronologique, les multiples facettes d’un mouvement qui selon nous se caractérise moins parune technique musicale sérieuse, rigoureuse et précise, que par une approche générale du son

et un mode de pensée qui ressort de lui-même à l’examen de cette musique.Ainsi le lecteur aura peut-être été frustré de ne trouver jusqu’ici aucune définition nettement

énoncée. Nous inspirant du pragmatisme qui les caractérise, nous avons effectivementrenoncé à débuter une telle étude par une série de définitions, préférant appliquer à ces

musiciens américains - réticents par nature à tout esprit de système et à tout dogmatisme - une“définition par l’exemple”, approche plus souple et plus appropriée, en accord avec la pensée

d’un autre américain - Wittgenstein - pour qui l’usage fait la signification.273

Deux types de définitions peuvent synthétiser les principaux éléments du minimalismeque nous avons rencontrés dans l’œuvre de Young. Les unes sont à caractère musicologique,

les autres sont étrangères au domaine purement musical ; cependant ces dernières noussemblent particulièrement intéressantes dans la mesure où elles s’attardent moins sur ce qui

caractérise techniquement le minimalisme que sur ses objectifs esthétiques. Concernantinitialement les arts plastiques, elles gardent toute leur pertinence devant le fait musical :

“Le minimalisme cherche le sens de l’Art dans ce que ressent le spectateur sur le

moment et d’une manière intime en présence d’une œuvre particulière. Il ne fait pas allusion à

une expérience antérieure (pas de représentation), n’implique pas un niveau plus élevé (pas

d’expérience métaphysique), ne promet pas d’expérience intellectuelle plus profonde (pas de

métaphore). A la place, le Minimalisme propose au spectateur des objets d’une neutralité

chargée, […] objets qui révèlent tout d’eux-mêmes, mais peu de choses sur l’artiste, objets

dont le sujet est le spectateur.”274

273 “La signification c’est l’usage” : Wittgenstein.274 M. Craig-Martin in Introduction d’une exposition minimaliste à la Tate Gallery de Liverpool, cité par P.Avis in Notice du disque Minimalist, ensemble LCO8 - Virgin. (7777 - 59610 - 2).

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“L’esthétique de l’art minimal tend surtout à provoquer chez le spectateur “l’expérience

esthétique” en incitant à concentrer son attention sur des éléments primaires […], et non sur

leur interprétation symbolique. […] Par sa grande économie de moyen, l’art minimal tend à

la recherche de l’essence.”275

Les définitions de la Minimal-music, confrontées à la nature polymorphe de ce mouvement,ne savent se passer d’exemples ou d’éléments historiques. C’est le cas de celle de T. Johnson

- musicien lui-même - dont les exemples ne manquent pas de mettre en avant l’activité depremier ordre de Young :

“La musique minimale est une catégorie étendue et diversifiée qui inclut, par

définition toute musique fonctionnant à partir de matériaux limités ou minimaux ; des œuvres

qui utilisent seulement quelques notes, seulement quelques mots, ou bien des œuvres écrites

pour instruments très limités ; […] des œuvres qui entretiennent un simple grondement

électronique pendant un long moment. Des œuvres constituées d’enregistrements de rivières et

de cours d’eau. Des œuvres qui évoluent dans des cercles sans fins. Des œuvres qui installent

un mur statique de saxophone. Des œuvres qui impliquent un très long moment pour évoluer

[…]. Des œuvres qui comprennent toutes les hauteurs possibles à condition qu’elles soient

comprises entre do et ré. Des œuvres qui ralentissent le tempo jusqu’à deux ou trois notes par

minute.”276

Le point fondamental sur lequel insiste Johnson a trait non pas à la musique elle-même(la musique est ou n’est pas ; bien que nous exercions à son égard des jugements qualitatifs,

elle ne peut être en soi ‘minimale’), mais à sa conception et plus précisément à la faiblequantité d’événements (appliquée aux divers paramètres du son) que le compositeur met en

jeu.

Ainsi les définitions de la Minimal-music sont souvent proches de la tautologie, puisque

‘minimal’ désigne implicitement ce que recouvre tout acte musical : le son et l’intention qui ledirige. Matériau et acte compositionnel, tels sont donc les deux pôles sur lesquels s’exercel’ascèse minimaliste.

La définition de Bosseur souligne, comme celle de Johnson la responsabilité de Youngmais fait aussi participer - à juste titre - les premiers “répétitifs” au développement du

mouvement :

“Les traits les plus marquants de ces musiques [minimales], qui se confondent

généralement avec le courant des “musiques répétitives”, sont une réduction délibérée et

souvent radicale du matériau compositionnel à travers des schémas harmoniques simples,

déduits de l’univers tonal ou modal, des formules rythmiques fondées sur la prégnance d’une

pulsation, et des variations plus ou moins intensives ou progressives à partir d’éléments

sonores de base. Avec le Trio de 1958, La Monte Young peut être une des personnalités

fondatrices de la “musique minimale”, où se sont illustrés également Terry Riley, Steve

275 E. Souriau art. “Minimal-art”.- in Dictionnaire. d'esthétique .- Paris : P.U.F., 1990.276 T. Johnson, cité par J.-Y. Bosseur Vocabulaire..., op. cit., p. 91.277 J.-Y. Bosseur, ibid.., p. 90.

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Reich, Phil Glass, Jon Gibson, Tom Johnson.”277

Comme le souligne Bosseur, la contribution de Young au minimalisme musical estparticulièrement importante ; considérant les dates de ses premières compositions, l’impact de

celles-ci sur l’avant-garde musicale des années 60, ainsi que la constance de ses principesesthétiques (qui n’ont pas changé depuis 35 ans), il est parfaitement concevable de le tenir

pour le “père” de la Minimal -music, étiquette qu’il est loin de rejeter278 :

“[…] s’il existe aujourd’hui [1982] un pareil mouvement minimal, c’est grâce à moi ; je

sais bien que j’ai œuvré de façon partielle, mais tout de même ! Sans le Trio, le Well-tuned

piano, la Dream house,279 […] les jeunes musiciens de 1982 auraient des centres d'intérêts

différents. Ils n’écriraient pas une musique où ma griffe se faufile partout."

La paternité de Young étant acquise, il nous reste maintenant à poursuivre notrerecherche vers les musiques dites “répétitives”. Mais avant de nous consacrer définitivement

au cas de S. Reich, il nous a semblé important de nous attarder sur une personnalité“intermédiaire” entre Young et Reich. Il s’agit du musicien californien Terry Riley, dont

l’esthétique et les techniques musicales se situent à mi-chemin de celles de Reich et deYoung.

Riley assurera ainsi entre nos deux “extrêmes” (Reich et Young), un lien d’autant plusefficace qu’il a, à différentes périodes, travaillé et fréquenté l’un et l’autre.

278 P. Olivier,op. cit.279 La Dream house reprend le principe de la Tortue (bourdons électroniques avec chants intermittents), maisdemeure en activité permanente ; les gens, musiciens, etc. viennent s’y “ressourcer” à loisir. Young avait pourprojet d’en établir un grand nombre ; il en existe une à New York (Harrisson Street).

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L’ÉMERGENCE DE LA MUSIQUE "RÉPETITIVE" :

Terry RILEY.

Même si nous nous sommes précédemment attachés à faire de La Monte Young lepère de la Minimal-music, il ne faudrait pas cependant le tenir pour seul responsable du

développement et de l’impact de cette esthétique dans la musique américaine des années 60-70. Si nous lui avons fait tenir ce rôle, c’est avant tout pour des raisons historiques ; il est en

effet le premier (1958-1960) à fonder une musique sur des principes que vont partager aprèslui de nombreux américains. Mais les compositeurs qui arrivent chronologiquement à sa suite

n’en n’ont pas moins de mérite puisqu’ils contribuent tout comme lui à faire connaître uncourant dont l’unique appellation (la New-music) ne tient pas encore compte des différentes

techniques qui les singularisent. Ce n’est qu’à partir de la fin des années 60 et surtout dudébut des années 70 que les termes de repetitive-music ou de systemic-music vont faire leur

apparition, établissant ainsi un sous-ensemble au sein de la musique minimale, d’après desconsidérations purement techniques.

Le regroupement sous une même “étiquette” de Young, de Riley, de S. Reich et de

Philip Glass, effectué quasi systématiquement par les études portant sur la naissance de laMinimal-music, est pour nous symptomatique ; il signifie, comme beaucoup l’ont

démontré280, que la spécificité des procédés exploités par chacun d’entre eux ne remetpas en cause une esthétique largement partagée.

Ce chapitre est donc conçu comme une transition, destinée à éclairer les antécédentstechniques (Riley) et esthétiques (Young) qui vont - partiellement - influencer S. Reich. De

plus, l’étude des premières œuvres de Riley nous place aux origines précises (là encore, d’unpoint de vue historique) de l’émergence du courant “répétitif” ; véritable pivot entre Young et

Reich, Riley montre par ailleurs comment, à partir de conceptions esthétiques très proches decelles de Young, il élabore une musique d’après des matériaux et une technique sensiblement

différents.

280 Notamment W. Mertens, D. Caux, O. Delaigue, J.-Y. Bosseur (op.cit.) et tous ceux qui ont eu à synthétiser(dans des articles par exemples) les activités de la Minimal-music.

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Comme nous l’avons déjà souligné, il existe plusieurs centres d’intérêts communs aux

deux musiciens. Leur carrière, leur formation musicale et “philosophique” ainsi que leursactivités artistiques se recoupent et se confondent parfois.

Avant de se passionner, dans les années 60, pour la pensée et la musique orientale

(étude du Zen, de la musique indienne, balinaise, indonésienne...), Riley porte tout d’abord unvif intérêt à la musique “européenne”. Ainsi que Young, il étudie le dodécaphonisme (avec

une légère préférence pour Schönberg dont il imite le “style”281) et les œuvres les plus

récentes de Stockhausen. Une œuvre “de jeunesse” de Riley - Spectra, pour six instruments -comporte de nombreux emprunts à Zeimaße (1956).

Poursuivant ses études de composition à Berkeley en 1959, il rencontre Young avec lequel iltravaille (improvisation de sons tenus chez la chorégraphe A. Halprin). Il forme aussi un autre

groupe d’improvisation musicale avec P. Oliveros et L. Rush. A partir de 1960, on le retrouvefréquemment aux cotés de Young pour certaines performances de Fluxus ou du Théâtre de la

musique éternelle ; il devient, avec Young et M. Zazeela, disciple en 1970 de Pandit PranNath.

En 1960, l’écoute des dernières créations de musiques électroniques de Stockhausen, incite T.Riley à réaliser ses premières œuvres de Tape-music (musique créée à partir des

transformations directement effectuées sur la bande ou l’appareil d’enregistrement). Lespremières pièces de Riley, pour magnétophone, sont construites sur le principe de Tape-loop

(boucles de bandes magnétiques) et ressemblent à certaines œuvres de Young où la répétitionétait délibérément exploitée. Le collage ou la copie d’un même fragment enregistré remplace

alors les réitérations infinies de l’interprète que l’on trouvait par exemple dans l’Arabicnuméral de Young. Cependant, l’ “énoncé musical” qu’exploite Riley est d’une autre nature

que celui de Young ; il ne s’agit pas d’un son unique et “rectiligne” mais d’un fragmentsonore qui comporte en lui-même une dimension rythmique (phrase ou motif musical ou

verbal).

Après avoir utilisé quelques temps cette technique (la pièce la plus aboutie estprobablement la bande-son d’un film de K. Devey - The Gift - qui met en boucle des extraits

du quintette de jazz de Chet Baker), Riley cherche à lui donner davantage de souplesse afind’adapter le principe de boucle au mode de création musicale qu’il affecte : l’improvisation.

Selon Mertens, Riley développe ainsi “un aspect marginal de l’œuvre de Young, [reprenant-

combinant] les ingrédients de Arabic numeral et de Dorian blues .282 (si une correspondancepurement technique est à établir entre les deux musiciens, c’est bien à travers ces deux pièces

que nous pouvons la trouver).

La méthode de Tape-delay lui permet d’éviter le fastidieux montage de bande, travailqui rendait l’œuvre inapte à la performance, impropre à stimuler la spontanéité du musicien ;

elle permet aussi au musicien de se “démultiplier” en créant une polyphonie virtuelle qui fait

281 Sa Pièce pour piano à la manière de Schönberg de 1958, ressemble particulièrement aux opus 11 ou 19 deSchönberg.282 W. Mertens Minimal music.- Londres : Kahn & Averill, 1988, p. 36.

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entendre à la fois ce qui se joue, et ce qui s’est joué. Ce procédé vaut la peine d’être détaillépour les raisons suivantes : d’une part, il va devenir un des outils privilégiés de T. Riley pourses performances solo à venir. D’autre part le Tape-delay est en partie responsable detransformations qui surgissent, à la même époque, dans sa technique de composition.

Le principe en est très simple : il s’agit d’inscrire (enregistrement) sur une bande magnétiquesans fin (une boucle), un signal sonore (au moment t). Selon la vitesse de la bande,l’éloignement des têtes (enregistent - lecture) ou la longueur de la boucle, le signal sonore seralu au moment t + n secondes, créant ainsi un effet de retard (delay). Le signal émis par lebaffle à t+n peut être “ré-injecté”, c’est-à-dire repris par le microphone (effet de feed-back)avec une perte dynamique (que l’on peut en partie contrôler) à chaque tour de boucle (effetd’écho).

Riley présente en 1964, à son retour d’Europe283, la pièce Dorian Reeds (pièce quipeut être appelée selon l’instrument qui l’interprète Dorian Winds, Dorian Strings...) ; celle-cirepose essentiellement sur l’utilisation du Tape-delay. A partir d’une simple série mélodique(do4, sol4, fa#, sol, fa#, do, la3), Riley établit plusieurs variantes mélodico-rythmiques très

283 T. Riley séjourne 2 ans en Europe (principalement en France et dans les pays scandinaves) où il participe àde nombreux happenings, concerts de jazz, théâtre de rue... (autant d’activités propres à l’avant-gardeaméricaine).

Instrumentq

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Tête d'écriture Tête de lecture

Pattern à t = 0

Pattern à t + n

Un tour en n secondes

Effet "FeedBack"

microphoneAmpli / haut-parleur

Bande magnétique

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proches les unes des autres (le schéma ci-dessous donne trois patterns rythmiques différentsqui décroissent en intensité - la longueur de la case représente la durée du delay)

Le premier motif est joué / enregistré et se répète en boucle ; puis l’instrumentiste introduit,ad libitum, le second motif, qui se superpose à l’ancien. Ils s’effacent tous deux dans un lentdecrescendo alors qu'apparaît le troisième motif ; puis le troisième, qui s’est joint àl’ensemble, s'atténue jusqu’à l’entrée du quatrième... et ainsi de suite. Nous n’entendons alorsqu’un perpétuel tuillage de pattern qui mêle en permanence l’ancien et le nouveau (ce qui adéjà été joué, et ce qui vient de l’être) et nous laisse ainsi l’impression que le premier et ledernier motif n’en ont formé qu’un seul.

Riley améliore sensiblement ce procédé en 1966 et met au point, le Time-lag-accumulator, dispositif qui permet - en contrôlant précisément le feed-back - de conserver lesignal répété à un niveau dynamique constant . De plus, il étend son système et disposedésormais de plusieurs magnétophones qu’il règle sur des delays différents. Devant lesmultiples possibilités techniques que lui offre son matériel, il décide de se produire dans desAll-night concerts (8 ou 9 heures) au cours desquels il est à la fois instrumentiste (claviers etsaxophone) et ingénieur du son (les répétitions assurées par le magnétophone le laissentintervenir en “temps réel” sur le matériel électronique : déclenchement de l’enregistrement,niveau dynamique d’entrée...).Il existe maintenant, par rapport aux premières tentatives (1964), la possibilité d’orienter lasource sonore - le saxophone, un clavier ou même une séquence déjà en boucle - soit

Premièreentrée

Secondeentrée

Troisièmeentrée

Résultat sonoreglobal

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directement vers l’amplification, soit vers un magnétophone en boucle ; il devient doncpossible de procéder à des surimpressions successives au sein d’une même boucle, de“transvaser” une boucle vers une autre, ou simplement de suspendre l’enregistrement, delaisser tourner les motifs et de jouer librement par dessus.

Nous donnons dans le schéma ci-dessus un résumé des principales techniques que Rileyexploite lors de ses performances ; les trois niveaux (Tape 1, jeu instrumental et Tape 2) sontentendus simultanément ; chaque élément graphique symbolise un motif sonore.Deux magnétophones (Tape 1 et 2), réglés sur des delays différents fonctionnent enpermanence ; un premier motif (a) est orienté vers la boucle du Tape 1 ; un deuxième motifs’y superpose (b). Un troisième est orienté (c) vers le Tape 2 (boucle plus longue). Lemusicien concentre (d) sur le Tape 2 tout ce que l’on peut entendre durant la durée de saboucle. Il peut à tout moment effacer le contenu d’un cycle (f) pour y enregistrer un nouvelélément (et modifier, s’il le souhaite, la durée du retard) ; de tels ostinati peuvent fournir unsupport rythmique et harmonique aux improvisations (e) de l’instrumentiste (improvisationsdont un fragment s’inscrira éventuellement dans une boucle).

De même que dans Dorian Reeds, le “paysage sonore” d’une pièce comme PoppyNogood & the Phantom Band284 évolue imperceptiblement et nous mène lentement de plagesoù prédominent les valeurs longues285, étagées en accords, à d’autres où se contrepointent debrefs motifs. Tout comme Cage évoquait le temps atmosphérique pour parler des œuvres-

284 Premier disque de Riley ; un morceau par face, réalisé avec le Time-lag-accumulator : Poppy Nogood & thePhantom Band et A Rainbow in a Curved Air ; CBS (S.34.61180), 1967. Cf. Table des exemples musicaux. ex.7.285 ” […] le Tape-delay était pour moi un moyen de prolonger le son du saxophone” : T. Riley, entretien avec D.Caux Les mots et les notes - La musique de la côte ouest .- France musique 20/09/1993.

Tape 1

Tape 2

Jeuinstrumental

A B

C D

EF

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processus286, L.Foss fait volontiers référence, au sujet de la musique de Riley, à notre regard

devant certains phénomènes naturels :

“Regardez un jour le ciel bleu, avec quelques nuages ; regardez le cinq minutes plus

tard, vous aurez l’impression qu’il n’a pas changé et pourtant ce n’est plus le même.”287

Nous avons défini plus haut le matériau sonore de Riley comme étant sensiblement

plus rythmé que celui de Young. Il nous faut cependant souligner qu’à quelques exceptionsprès (nous le verrons plus loin), la pulsation est absente des patterns joués par Riley. En fait,

la simplicité et le poids de ce procédé minimal (la répétition systématique) nous apparaissentparticulièrement accentués par l’absence de pulsation commune aux patterns. Aucune unité

rythmique de base n’existe à l'intérieur de la boucle ; les sons sont distribués à l'intérieur decelle-ci sans aucun souci de faire correspondre leur pulsation avec le mètre imposé par le

temps de boucle.Ainsi la répétition est d’autant plus prégnante que les événements sonores sont

rythmiquement irrationnels (aucune relation rythmique entre eux) ; Riley rejoint donc Youngen faisant de nous de simples “machines perceptives” : nous savons que le motif va revenir

mais, à cause de l’incohérence rythmique des patterns qui l’entourent et de la longueur du

delay288, l’intellect est incapable d’anticiper exactement son retour.

D. Caux attribue ce phénomène non seulement à Riley, mais fait de cette “répétition

molle”289 une des caractéristiques des minimalistes californiens, l’opposant à une répétition

plus “rigide” et anguleuse (”à l’image des rues de New York”) que l’on trouve chez lesrépétitifs de la côte est (nous y reviendrons avec S. Reich).

Il est vrai que cette imprécision rythmique, soumise à la répétition se retrouve dans d’autresœuvres de Riley. Il est même possible de l’observer dans des pièces qui ne mettent pas en jeu

de système électronique, comme la Keyboard studies n°2 dont la conception dériveprécisément des procédés de Tape-delay “découverts” par Riley.

Avec la Keyboard studies n°2 qui succède en 1964 à Dorian Reeds, T. Riley confie la

répétition non plus au magnétophone mais directement au performer.Cette étude pour clavier est en fait une transposition de Dorian Reeds puisqu’elle reprend la

technique de superposition. Quinze figures mélodiques (en mode de Ré/La) de 3 à huit notessont déterminées par l’auteur ; chacune doit être jouée en notes égales mais dans un tempo

différent. Le musicien peut l’interpréter seul ; dans ce cas il garde la première cellule et luioppose successivement les motifs de son choix. Mais d’autres performers peuvent se joindre à

lui et augmenter ainsi ce contrepoint de tempi.

Produire des cellules autonomes, en les soumettant à une règle commune - larépétition - reste donc un impératif de son travail compositionnel ; il est évident dans la

286 Chap. 3.2.2. note 75287 Cité par D. Lemery, pochette du disque de Riley (cf. supra).288 Nous savons que plus un tempo est lent, plus il devient difficile de le ressentir sans le décomposer.289 D. Caux émission citée.

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Keyboard studies n°2, mais aussi dans les pièces suivantes, même si celles-ci s’enrichissentparfois d’une pulsation commune. C’est le cas de In C290, écrite et jouée la même année.

Ce morceau conserve le principe de transformation progressive, qui nous habituelonguement à un motif avant de le fondre dans le suivant. Là encore, le rôle de Tape-delay estdonné aux performers qui doivent jouer successivement les 53 cellules écrites par Riley, enrépétant chacune ad libitum.291

...

Les 16 premières des 53 séquences de In C (1964).

Le nombre indéterminé de répétitions, de voix (de musiciens), ainsi que le moment inconnude leur entrée (la pièce fonctionne comme un immense canon) concourent à créer une œuvredont le contenu (la micro-structure) se renouvelle à chaque interprétation. Par ailleurs, si lesmotifs ont désormais une pulsation commune, leurs mètres peuvent être très différents les unsdes autres : les mesures à 3/4 alternent avec des mesures à 4/4 mais aussi avec des 7/2, 8/2, ouencore des 17, 21,24 ou 25/8... La combinaison de ces mesures complexes et del’indétermination dont l’interprète est à l’origine assure ainsi à Riley une texturepolyphonique particulièrement dense et confuse mais nous laisse néanmoins une grandeimpression de cohésion : le canon et la répétition entretiennent une sorte de “fondu-enchaîné”constant et forment - tels les fibres d’un brin de laine - un bloc unique dont les constituantssont indissociables.

Les quelques œuvres que nous venons d’examiner - Dorian Reeds , Poppy Nogood...,In C - suffisent à situer T. Riley par rapport à Young et précisent quels sont - pour les années60 en 70 - les techniques et les outils qu’il emploie le plus fréquemment. Mais au-delà des

290 Cf. Table des exemples musicaux. ex. 8.291 Jouer les 53 patterns d’ In C sans répétition prend un peu plus de 5 min. (noire = 120). En admettant, ce quin’est pas le cas, que tous les interprètes démarrent en même temps, et en répétant chaque pattern en moyenne 5ou 6 fois (par exemple), la pièce durerait près d’ 1/2 heure.

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techniques propres à chacun, l’écoute de leurs musiques révèle certains liens de parenté qui

rattachent clairement Riley à l’esthétique minimale de Young.Le travail de ce dernier sur les drones (dans La Tortue par exemple) est selon nous similaire à

celui qu’effectue - à un autre échelle - Riley. Le premier, nous l’avons dit, agit à un niveaumicroscopique ; il agence des ondes sonores périodiques (de fréquence stable) et les laisse

cœxister dans le même espace ; certes la répétition se manifeste à un niveau élémentaire (celuide l’oscillation propre au son), mais le mélange de ces périodicités est selon nous semblable à

celui que réalise Riley avec ses combinaisons de patterns. L’un travaille avec la périodicitéd’un battement unique, l’autre avec une cellule mélodico-rythmique. De plus, cette

stratification de couches rythmiques ne prend corps que dans la continuité sonore (sonsininterrompus chez Young, répétitions constantes chez Riley) comme le prouve la durée le

leurs performances respectives.

Une autre caractéristique de cette musique, et qui fait de Riley un des piliers de la Minimal-music, découle de la répétition systématique et de la continuité qu’elle engendre : tout comme

les œuvres de Young, l’intellect n’a ici aucune prise sur quoi que se soit ; l’auditeur, ayantrapidement compris le mécanisme qui fonde la “composition” - n’a plus qu’à se laisser

submerger par le flot des répétitions, à appréhender de façon exclusivement sensorielle unemusique dont la seule fin est de se laisser observer. En nous inspirant de la phrase d’un

peintre du Minimal-art292, nous pourrions affirmer de cette musique que : “Ce que l’onentend est ce que l’on entend”.

Enfin, le dernier point qui le rapproche de Young a trait à leurs premières expérimentationssur les effets psycho-physiologique des sons tenus (1959). Par la suite, l’idée d’ “atteindre [ à

partir de la répétition ] des vibrations émotionnelles chez l’auditeur”293 demeure un de sesprincipaux objectifs. La durée de certaines performances en est la preuve ; à propos de ses

292 L'américain Frank Stella : “Ce que l’on voit est ce que l’on voit”, cité par D. Wheeler L’art du XXème

siècle.- Paris : Flammarion, 1992, p. 60.Stella est l'un de ceux qui a rompu le plus brutalement avec l'expressionisme abstrait des années 50 (Pollock, DeKooning), en proposant, dès la fin des années 50, des monochromes aux formats impossants, constitués defigures géométriques élémentaires. La répétition des stries d'aluminium ou de cuivre est l'une des caractéristiquesde son style. Cf. illustration293 Riley, cité par W. Mertens, op. cit., p. 37. Il est ici intéressant de faire le parallèle entre les objectifs (effetshypnotiques, états psychologiques) de Young et de Riley et ceux du peintre américain Bridget Riley,généralement assimilé à l'Op'art. L'homogénéité de texture, la continuité des lignes ainsi que leur répétitionproduisent des effets visuels qui nous confrontent physiquement à cette peinture. Un texte de D. Thompson,destiné à accompagné l'exposition de Bridget Riley à la Biennale de Venise en 1968, semble confirmer que lesintentions du peintre sont proches de celles de Young, Riley et Reich :"La sensation que procure les toiles de B. Riley est étroitement liée à la création d'analogues visuels [ =d'effets ] exprimant l'émotion, ou plus exactement, la création d'analogues visuels pour des états d'espritextrêmement particularisés. L'intensité même de l'agression que sa peinture commet sur l'œil la conduit au-delà d'un simple effet d'optique, pour devenir une sensation physique aiguë, perçue par un senskinesthésique sous forme de tension ou de libération mentale, d'anxiété ou d'euphorie accrue deconscience de soi, ou de conscience accrue d'états d'existence peu familiers ou même étrangés." (in L'Artd'Aujourd'hui.- Lucie-Smith, p. 302.)

Cf. illustration et couverture du mémoire.

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All-night concerts - soutenus par une forte amplification294 - il déclare par exemple vouloir

“remplir nos veines de musique et la faire circuler dans tout notre corps.”295 Cette intention

recoupe l’impression de D. Caux :

“Tout se passe comme si le principe des répétitions n’avait d’autre but que d’hypnotiser

l’auditeur afin de ramener sa perception à un état d’innocence.”296

En ce sens la musique de T. Riley est une musique en phase avec son époque ; elle

reflète les motivations et les aspirations exactes de toute une génération et s’inscritparfaitement dans les orientations de la contre-culture américaine en reprenant deux aspects

de celle-ci : mysticisme et expérience psychédélique. D. Lemery297, passionné par cettemusique, n’hésite d’ailleurs pas à en rapprocher les effets de ceux produits par des substances

hallucinogènes.

“Pureté obsessionnelle qui ne vous quitte plus. “Musique de drogué”, ont dit certains,

alors qu’il s’agit au contraire de “musique-drogue”, à laquelle on revient, malgré soi, qui se

suffit à elle même. Musique chargée d’un magnétisme et d’une puissance d’envoûtement […].

On aboutit ici à une sorte de spiritualisme qui doit beaucoup à la philosophie Zen, à une sorte

de contemplation musicale, prodigieusement calme, souple, “cool”, d’un univers où tout mal

est exclu, par essence.”Ce rapide examen des principales pièces que joue ou compose Terry Riley au cours des

années 60 devrait, selon nous, permettre de clore nos recherches “généalogiques” concernantl’esthétique du minimalisme et son principal “dérivé” technique - la musique répétitive.

294 A propos de la musique pop A. Roux (1973) remarque : “Cette puissance [celle de l’amplification] jouedirectement sur le corps […]. Les mélodies répétitives et les bourdonnements produisent instantanément unelégère hypnose.” Cité par G. Rouget La musique et la transe.- Paris : Gallimard, coll. Tel, 1990, p. 232.295 Riley, cité par W. Mertens, op. cit., p. 42.296 D. Caux, cité par D. Lemery, op. cit.297 D. Lemery, op.cit.

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TROISIÈME PARTIE.

Steve REICH :

UNE INTERPRÉTATION DU MINIMALISME.

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6

De New York à New York.

UN APPRENTISSAGE ORIGINAL.

Steve Reich298 est né le 3 octobre 1936 dans l’état de New York. Issu d’un milieusocial moyen, il est mis très tôt au contact de la musique populaire américaine par les disques

ou la radio mais aussi par son grand-père - pianiste - et surtout par sa mère qui compose etchante dans des spectacles de Broadway. Tout au long de sa jeunesse, il développe ce goût

pour la musique populaire et affectionne les musiques ou les grands chanteurs à la mode.Adolescent, il délaisse un peu Frank Sinatra ou Gershwin et porte peu à peu son attention sur

la musique “classique”. Intéressé par la philosophie (il découvre Platon à 14 ans), il ouvre sonesprit à d'autres découvertes sensibles ou intellectuelles et en vient ainsi à reconsidérer une

musique qui jusque là ne le touchait guère : Le Sacre du printemps de Stravinsky et lamusique de Bach font sur lui une très forte impression et lui offre à un autre univers musical.

Nous pouvons déceler dans sa nouvelle passion pour le jazz une autre trace de

l’évolution de ses goûts musicaux. C’est à cette époque (1950-51) que le jeune Steve Reichcommence à fréquenter les concerts de jazz de New York (au Birdland par exemple) et écoute

volontiers les formes de jazz noir les plus actuelles (Parker, Davis, bientôt Coltrane).Enthousiasmé par cette musique et surtout par le batteur Kenny Clarke (qui joue fréquemment

au Birdland), il décide de se mettre à l’étude de la batterie (il avait abandonné quelquesannées plus tôt ses leçons de solfège et de piano - de 7 à 11 ans) et fonde son premier groupe

de jazz. Il prend durant trois années des leçons avec le jeune percussionniste R. Kohloff et

agrandit sa formation de jazz (du trio au quintette).En 1953, il est admis au collège (Cornel University, au nord de New York) ; il choisit

alors la philosophie comme dominante, discipline à laquelle il s’intéresse depuis ses“grandes” découvertes musicales. Parallèlement à ses études de philosophie (il travaille

principalement sur les Investigations philosophiques de Wittgenstein), il suit les coursd’analyse et d’histoire de la musique auprès d’un professeur qui l’encourage à composer. Par

298Nous avons établi en annexe une biographie résumée de S. Reich (de 1936 à 1975).

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ailleurs, Reich continue de jouer du jazz et paye une grande partie de ses études grâce à ses

talents de batteur. C’est vers 17, 18 ans qu’il prend conscience de sa vocation et s’oriente àl’issue du collège vers une formation définitivement musicale, refusant de poursuivre ses

études de philosophie à Harvard comme le lui permettaient pourtant ses brillants résultats.

Ces données biographiques nous permettent d’ors et déjà de cerner les grands traits desa personnalité et d’anticiper sur certaines caractéristiques de ses oeuvres futures ; le point qui

nous semble le plus important - et qui ne sera pas démenti par la suite - concerne sonouverture d’esprit. Le Jazz, la variété, la musique “classique”... sont par exemple autant de

domaines musicaux différents qui coexistent “pacifiquement” parmi les goûts de Reich.

“L’écoute de Stravinsky, du jazz et de Bach, ainsi que mes premières études de tambour

constituèrent sans doute les influences les plus importantes que je reçus à l’époque.”300

Le fait de pratiquer la musique dans un idiome particulier (le jazz), de s'intéresser au

développement et aux diverses techniques de la musique occidentale ou - nous le verrons -des systèmes musicaux extra-européens, témoigne aussi d’un esprit particulièrement curieux,

soucieux de comprendre et de découvrir, et nous laisse pressentir une synthèse de techniquesmusicales que nous trouverons dès ses premières oeuvres.

Les cours particuliers qu’il suit durant sa dernière année de collège élargissent

davantage son regard sur la musique savante occidentale. Les centres d'intérêts musicaux sontalors les mêmes que ceux de son professeur - Hall Overton - pianiste de jazz, arrangeur

(notamment de T. Monk) mais aussi compositeur de musique contemporaine. Celui-ci faittravailler Reich sur le traité d’harmonie d’Hindemith et sur les oeuvres de B. Bartòk,

compositeur particulièrement utilisé par les enseignants de l’époque, probablement pour le

compromis qu’il représente entre Schönberg et Stravinsky301. Il étudie les Mikrokosmos dont

il retient les procédés d’écriture canonique et l’usage de la modalité.

Inscrit en classe de composition à la Julliard School of Music302 (en 1958), il poursuit

l’analyse des oeuvres de Bartòk qu’il avait entamée avec Overton par l’étude des quatuors à

cordes (notamment les 3, 4 et 5èmes). Il découvre aussi les oeuvres des trois viennois mais se

sent davantage attiré par la musique de Webern, pour les mêmes raisons que La Monte Young(concision, lisibilité et clarté d’exposition).

Sa découverte des musiciens sériels n’est pas le seul point commun qu’il partage à l’époqueavec Young et Riley (d’autant que les procédés dodécaphonistes sont maintenant

fréquemment enseignés dans les études de compositions) ; sa passion pour le jazz se retrouveégalement chez les deux californiens qui admirent surtout E. Dolphy et J. Coltrane. De son

coté, Reich ne perd pas une occasion (de 1958 à 1961) d’aller écouter Coltrane dans clubs dejazz où celui-ci se produit.

300 SR. (Steve Reich) in New York Arts Journal.- n°17, 1980. et Écrits et entretiens sur la musique. (Writingsabout music = "Writings") - Paris : Bourgois, 1981.301 Cf. T.W. Adorno Philosophie de la nouvelle musique.- Paris : Gallimard, 1962, Coll. "Tel", p. 14.302 Il fait à cette occasion la connaissance d’un autre étudiant de la Julliard, Phil Glass, dont la techniquemusicale sera, 10 ans plus tard, très proche de celle de Reich.

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Mais, au-delà de l’écoute, c’est surtout la pratique (à un niveau plus ou moins élevé)de cette musique qui contribue le plus à façonner leur rapport à la création musicale : d’une

part ils conservent, en plus de leur approche théorique et intellectuelle de la musique, un lienconcret avec le son par la pratique d’un instrument, d’autre part leur statut

d’instrumentiste se double toujours de celui d’improvisateur (c’est la caractéristiquefondamentale du jazz) ; de fait, nous l’avons déjà remarqué avec Young et Riley et nous le

constaterons chez Reich, les compositions qui sortent du cadre de leurs études (celles qui sontréalisées selon leurs orientations personnelles) sont d’abord inspirées par un jeu direct avec le

son ; l’oeuvre est ainsi conçue en fonction du plaisir qu’en tire l’interprète (le compositeur seconfondant d’ailleurs avec l’instrumentiste, en jouant ses propres oeuvres ou/et en

improvisant).

L'intérêt porté au jazz n’est certes pas une chose nouvelle dans l’histoire de la musique

américaine ; cependant son influence s’exerce ici d’une autre manière. Même si Young, Rileyou Reich s'imprègnent quelque temps de cet idiome musical, il ne subsiste dans leur musique

ultérieure que très peu de traces techniques ou stylistiques ; le jazz, par le biais de la créationcollective et spontanée dont il se nourrit, leur permet avant tout d’approcher la compositionsans aucune sorte de complexe ou d’inhibition, le plaisir de jouer, de produire etd’éprouver soi-même le son devenant ainsi leur principe souverain de création musicale.

Cette attitude ne les force cependant pas à rejeter tout procédé technique, mais les pousse àconstruire leurs oeuvres directement avec la matière sonore, à partir d’un “bricolage” et d’une

expérimentation musicale, et non pas dans l’abstraction d’un système ou d’une théorie héritésdont il conviendrait de respecter scrupuleusement les règles. S’ils revendiquent une technique

ou une esthétique, celle-ci ne prend donc forme qu’à partir de l’action et de la mise àl’épreuve (ce qui révèle une fois encore un comportement pragmatiste).

Jusqu’en 1961 - date à laquelle il termine ses études new-yorkaises - ses deuxprincipales influences sont le jazz et B. Bartòk. Bien que Reich semble encore indécis quant

aux orientations de sa propre musique, il se positionne très tôt devant l’esthétique d’unmusicien qui gagne peu à peu en notoriété : en 1958, à un concert au Town Hall où il

découvre les oeuvres les plus récentes de J. Cage, Reich quitte le concert avant sa fin.Reich formule alors des critiques beaucoup plus véhémentes que celles de Young à l’égard

des principes d’indétermination de Cage ; en fait Reich - comme instrumentiste et commecompositeur - se sent trop directement concerné par les remises en cause radicales qu’effectue

Cage. Au sujet de l’impression que lui laisse ce concert, il déclare :

“cette musique qui devait libérer les musiciens [interprètes] avait plutôt l’air de les

embarrasser. Je n’aime les compositions de Cage que jusqu’à 1950.”303

Comme il le confirme, les Sonates et interludes ainsi que toutes les pièces qui font

303 SR. introduction Writings.

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entendre une pulsation plaisent particulièrement à Reich. Nous avons vu que Cage utilisait,

bien avant que le hasard ne se substitue au compositeur, un matériau musical déjà très étendu; mais ce que Reich ne semble pas supporter c’est que le hasard remette en cause - bien plus

que le timbre ou la hauteur - la distribution des sons dans le temps.

Désintéressé par l’avant-garde actuelle, qui vit en grande partie sur ces principesd’indétermination (Cage, l’école “de New York”), ressentant les limites de l’enseignement

traditionnel, il décide en 1961 de continuer sa formation musicale sur la côte ouest, au MillsCollege de San Francisco.

6.1. Son séjour à San Francisco.

La Californie est à ce moment très attractive pour la jeunesse ; beaucoup délaissent

New York, pourtant considérée comme capitale intellectuelle et culturelle, pour découvrir une“autre” Amérique qui, avec le développement de la culture hippie et de mouvements

libertaires, fait figure d’alternative sociale ou artistique.Reich y reçoit en partie l’enseignement de D. Milhaud (ce dernier étant assez âgé), mais

surtout de L. Berio, arrivé au Mills la même année après avoir enseigné quelques temps àDarmstadt. En plus des matières “classiques” sur lesquelles le portent ses études de

composition (contrepoint, harmonie), il approfondit avec Berio l’analyse d’oeuvres deWebern ; de plus celui-ci lui fait découvrir les compositeurs européens les plus importants de

l’époque (Boulez, Maderna) ainsi que sa propre musique.

Les compositions qu’il réalise alors dans le cadre de ses études ne le satisfont pasréellement ; Reich ne se sent pas à l’aise avec la technique sérielle et montre même une

certaine méfiance vis à vis du dodécaphonisme. Il concentre au contraire toute son attentionsur un paramètre qui lui semble capital : le rythme.

“La série des douze demi-tons, je ne la transposais pas, ni ne l’inversais, ni ne la mettais

sous forme rétrograde, mais je la répétais un grand nombre de fois en travaillant les sous-

groupes rythmiques.”304

Ainsi, après avoir pris ses distances par rapport à l’indeterminacy américaine, Reich

refuse les fondements techniques de la musique sérielle. Ayant arrêté sa pratique musicale(batterie) depuis son départ de New York, il semble maintenant reporter son activité

instrumentale au niveau de la composition.En ce sens, sa spécialité instrumentale parait déterminer en grande partie sa techniquede composition comme le montre le rôle secondaire qu’il donne aux hauteurs. Bien pluspréoccupé par le rythme que par l’harmonie, il ne ressent nullement la nécessité de

l’atonalisme ; après avoir donné son point de vue à Berio, celui-ci lui aurait d’ailleurs répondu: “Si vous voulez écrire de la musique tonale, rien ne vous en empêche ! ”.

304 SR. interview avec J. Aikin (in Contemporary Keyboard, N.Y. juin 1979.) in Writings.

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Si l’examen des oeuvres post-sérielles renforce l’appréhension de Reich envers une musique

qu’il juge décidément trop complexe pour l’oreille, les récentes oeuvres de Berio ont sur luiun impact beaucoup plus positif.

Après quelques années passées au studio de Milan, Berio a réalisé plusieurs piècespour bandes magnétiques (Mutazioni, 1955 ; Tema : Omaggio a Joyce, 1958 et récemment

Visage, 1961) qui séduisent S. Reich plus pour l’instrument principal qu’elles requièrent - lemagnétophone - que pour elles-mêmes. En effet, Reich est aussitôt séduit par les possibilités

qu’offre cet appareil et réalise rapidement des pièces pour bande magnétique.

Diplômé de Mills en 1963, il découvre peu à peu le milieu underground 305 de San

Francisco et sympathise avec des musiciens, des peintres ou des cinéastes “expérimentaux”.Sa première oeuvre pour Tape est d’ailleurs destinée au film du cinéaste R. Nelson

(The plastic hair-cut) ; bien que sa technique soit encore élémentaire, Reich commence déjà àutiliser le principe des boucles :

“Je me procurais un disque qui s’appelait Les plus grands moments du sport et j’en fis

un collage de la manière la plus primitive qui soit. J’en enregistrai un bout, arrêtai la bande,

changeai l’aiguille de place et recommençai à enregistrer […] Sur le plan formel, le début était

très simple, puis se transformait en un bruit dense, par l’accumulation des boucles, un peu

comme une sorte de rondo surréaliste […].”306

La pièce Livelihood, composée peu de temps après, est de même nature et consiste en

un simple montage d’extraits de bruits de la rue, ou de commentaires des passagers de sontaxi (pour gagner sa vie, Reich fait plusieurs “petits boulots” de ce genre ; il est quelques

temps professeur de musique dans une école du ghetto noir). La même année Reich fonde (àson tour) un groupe d’improvisation ; cette tentative lui permet sans doute de relativiser les

grandes idées “spontanéistes” alors en vogue puisque l’ensemble, après une vingtaine derépétitions se dissout faute de directives communes et de matériaux d’improvisation solides. Il

se mêle par ailleurs aux activités d’une troupe de théâtre d’avant-garde - la Mime Troup - dontles vocations anarchistes et agitatrices font de leurs spectacles un mélange de happening, de

meeting politique et de spectacle de rue. La troupe reprend notamment Ubu Roi de Jarry, ainsi

que des spectacles de “Ministrel show”307 pour en dénoncer le racisme latent.

Son séjour à San Fransisco lui donne aussi l’occasion de rencontrer le peintrecalifornien W. Wiley, un des meilleurs représentants de ce que l’on nomme le “Funk Art”,

courant destiné à “introduire la subversion dans tout ce qui était prisé à New York,notamment le formalisme puriste, les galeries érigées en églises et les grands prêtres de la

critique.”308

305 “Underground” (littéralement “réseau souterrain”) : terme donné au mouvement politique ou artistiqueparallèle et contre-culturel qui se développe en marge de la culture officielle.306 SR. interview avec M. Nyman in Musical Times.- mars 1971.307 Spectacle très populaire au XIXème siècle qui reprenait en satire les traits physiques et culturels des Noirsaméricains (musique, accent, comportement).308 D. Wheeler L’art du XXème siècle.- Paris : Flammarion, 1992, p. 176 ; ses oeuvres ainsi que celles de R.Hudson ou B. Nauman “cultivaient à la fois les matériaux éphémères et bon marché, l'exécution bâclée,

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En 1964, S. Reich rencontre T. Riley à son retour d’Europe, et fréquente avec lui leTape-Music Center de San Fransisco (fondé par R. Sanders, P. Oliveros et M. Subotnik).

L’influence de Riley - et son principe de Tape-Loop - est alors décisive sur Reich (il lereconnait d’ailleurs) et tous deux utilisent à cette époque le magnétophone de manière

similaire. Il prend part en 1964 à la première performance de In C, pièce dont on trouveraquelques réminiscences dans ses oeuvres à venir, mais suggère cependant à Riley d’y

introduire une pulsation en croches régulières au piano (encore une résurgence de son goûtpour le rythme), afin d’accorder les musiciens sur un tempo commun et d’éviter l’effet de

“musique molle”309 obtenu par la fluctuation des tempi. Frappé par cette musique qu’il ne

connaissait pas il devient de plus en plus attentif à la construction rythmique de ses piècespour bandes. Utilisant l’enregistrement d’un spectacle de la Mime Troupe - où les acteurs et le

public reprennent ensemble une chanson noire traditionnelle (Oh dem’ Watermelons) - ilproduit une nouvelle bande son pour un film de R. Nelson, réalisant, à partir des principes

qu’il a pu étudier, un canon à cinq voix sur le mot “Watermelons” (pastèque).

L’emploi que fait Reich du magnétophone est, on le constate, fort différent de ce qu’enfait la musique concrète ; travestir les sons du réel tel que le matériel électronique le permet

ne l’intéresse absolument pas :

“J’ai toujours trouvé décevant que la musique sur bande magnétique, la Musique

Concrète, produisît en général des sons difficiles à reconnaître, alors que ce qui m’intéresse

dans le magnétophone est qu’il enregistre des choses réelles, comme des paroles, de même

manière qu’une caméra enregistre des images réelles.”310

Incapable de trouver un système mélodico-rythmique qui le satisfasse totalement, il setrouve contraint, au début des années 60, d'abandonner l’idée de mettre en musique certains

poètes américains ; le magnétophone lui permet par la suite de conserver toutes les inflexions,la souplesse et le rythme de la voix et lui fournit en même temps un matériau compositionnel

(la bande magnétique). Le fait de travailler sur un même fragment sonore donne, selon Reich,à force de répétition, une nouvelle dimension à la voix, révèle toute la richesse mélodique et

rythmique de ses inflexions et lui confère une force musicale qui renforce l’aspect émotionneldes paroles et intensifie leur signification. Son travail et ses objectifs présentent ainsi de

larges similitudes avec les oeuvres du cinéaste B. Conner qu’il découvre à San Fransisco avecle film Report (1965), film qui met en boucle les images de l’assassinat de Kennedy (qui vient

de traumatiser les U.S.A.).

Peu de temps après, Reich réalise, dans le même esprit, deux oeuvres à partird’enregistrements qui l’ont marqué. La première (It’s gonna rain, 1965) est construite sur

l’extrait du prêche d’un pasteur Noir dont le thème est l’épisode biblique du déluge (extrait

l’excentricité à outrance et la gaieté outrageusement vulgaire contre tout ce qui est sacré […].” Cf.illustration.309 Cf. D. Caux, note 10, chap. 5.310 SR. in Writings, p. 100.

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choisi pour sa valeur “musicale” mais probablement aussi pour sa valeur symbolique, la

contre-culture considérant les troubles actuels comme prémonitoires d’une catastrophemondiale). La pièce Come out (1966) reprend quant à elle le témoignage d’un jeune Noir,

arrêté au cours d’une émeute raciale à Harlem. La police n’évacuant (après les avoir tabassés)que les manifestants dont les blessures saignaient, le jeune homme affirme ici avoir dû ouvrir

une blessure ancienne pour se faire évacuer311 (Reich s’est servi de cette oeuvre pour récolter

des fonds lors d’un concert, afin d’obtenir la révision du procès de six jeunes Noirs).

Après cela (à son retour de Californie), revenant à une musique plus instrumentale,Reich cessera d’utiliser le magnétophone et la parole enregistrée et se dégagera

progressivement de ses implications politiques antérieures (il redonnera de l’importance auchant et à la parole dans son Tehillim de 1981, mais pour donner à sa musique une dimension

religieuse).

Ayant finalement plus d’affinités avec le milieu artistique new yorkais, Reich regagneNew York en automne 1965.

6.2 Retour à New York.

La situation artistique y a sensiblement changé et porte sur le devant de la scène les“retombées” de l’esthétique de Cage, Cunningham ou Rauschenberg. Les jeunes générations

semblent d’ailleurs effacer leurs aînés, d’autant que l’art, de plus en plus suivi par la critiqueet les médias, touchant un public de plus en plus important, est sujet à l’effet de mode.

En musique, T. Riley et Young commence à faire parler d’eux, tout comme chacun desmembres de l’ancien groupe Fluxus (P. Corner, D. Higgins, A. Kaprow, G. Brecht...). La fin

des années 60 voit aussi l’émergence de groupes tels que le Sonic Art Union - groupe

d’improvisation et de musique électronique - ainsi que le ONCE group312 (formationexpérimentale multi-média) qui seront parfois associés aux mêmes concerts que Reich.

Le jazz qu’il appréciait avant son départ a considérablement évolué. Pour des raisons aussibien esthétiques que sociales le jazz traverse depuis 1964 une sorte de période

“expressionniste”, où l’harmonie se dilue dans l’atonalisme, où le jeu instrumental devientarythmique, discontinu et souvent agressif. L’un des concerts de “Free Jazz” qu’il entend

alors marque son détachement définitif avec cette musique.

Son retour à New York lui permet de renouer avec un milieu intellectuel et artistiquequi lui correspond mieux, laissant la Californie s’enfoncer dans le psychédélisme, le

mysticisme ou la dérision. Tout comme il l’avait fait à San Fransisco, il tisse des liens aussibien avec des peintres, qu'avec des danseurs ou des cinéastes. Il se rend volontier aux

spectacles de danse (Y. Rainier, S. Paxton) ou aux projections de films “expérimentaux” de

311 “...to open the bruise up and let some of the bruise blood come out to show them.”312Sur le ONCE group, le Sonic Art Union ou l'ensemble Fluxus, cf. D. Levaillant L'improvisation musicale .-Paris : Lattès, 1981, pp. 74-81 et p. 93 et sq.

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H. Frampton, B. Conner et surtout de M. Snow (ami et voisin) dont il apprécie

particulièrement les oeuvres313.Par ailleurs il fait la connaissance d’artistes peintres ou sculpteurs qui commencent à

se forger une bonne réputation. C’est le cas du sculpteur K. Sonnier314 dont les oeuvres sont

essentiellement constituées d’ampoules et de néons colorés, agencés mollement dans l’espace(les ronronnements du transformateur électrique faisant partie de l’oeuvre).

C’est aussi le cas de B. Nauman315 qu’il rencontre par l’intermédiaire de Wiley (ils se

rattachent tous deux à la même esthétique), et de R. Serra316 qui, à l’époque, entreprend les

premières oeuvres d’un “minimalisme monumental”, faites de plaques d’acier ou de plomb,souvent intégrées - au cours des années 70 - à l’environnement urbain.

Enfin, vers 1970, Reich se lie avec le sculpteur S. Le Witt317, reconnu rapidement

comme l’un des meilleurs représentants du Minimal-art, et reçoit de sa part une aidefinancière qui lui permet d’achever son Drumming de 1971.

C’est à partir de 1967 que S. Reich commence à transposer les principes structurels de

sa musique pour bande vers la composition instrumentale ; si le magnétophone tient encore unrôle à ses côtés, Reich le remplace progressivement par de “vrais” musiciens. Son premier

ensemble est créé fin 1966 et regroupe deux de ses amis : A. Murphy (au piano / clavier) qu’ilfréquentait alors qu’il étudiait à la Julliard et J. Gibson (instruments à vent) dont il a fait la

connaissance à San Francisco ; leur jeu est souvent complété par le son de la bande

magnétique. A partir de 1967, le musicien-compositeur J. Tenney318 se joint régulièrement àeux pour augmenter le nombre de voix instrumentales (Piano phase initialement prévu pour

deux pianos peut ainsi être étendu à 3 voix au lieu de 2).

Le premier concert important qu’il donne avec son ensemble a lieu au Park PlaceGallery de New York, en 1967. Pour l’occasion, P. Corner se joint à eux pour présenter une

version à 4 voix de Piano phase ; d’autres pièces de “déphasage” (nous préciserons plus loince que recouvre ce terme pour Reich) sont jouées instruments contre magnétophones (Reed

phase Sax. sopr. contre Tape).

C’est à cette occasion qu’il rencontre à nouveau P. Glass, de retour à New York aprèsdeux ans d’études auprès de N. Boulanger et un an passé au Tibet et en Inde.

313 Notamment le Wavelength (1968), œuvre de type “processif” qui fixe pendant 3/4 d’heure l’intérieur d’unloft, tout en zoomant lentement sur une photographie affichée sur un mur.314 Cf. illustration315 Cf. illustration316 Cf. illustration. Se rapprochant de R. Morris pour qui le matériau doit être laissé à sa propre forme, Serraexpose le matériau brut, avec un minimum d'intervention dans sa présentation (Tôles, poutrelles, rubbans decaoutchouc...), marquant ainsi un désangagement maximum vis à vis de l'œuvre.317 Cf. illustration.318 Tenney, “l’un des grands méconnus de la musique américaine” (B. Reynaud - Préface de Writings) est uncompositeur très estimé par Reich, “pianiste de talent” qui, par ses activités d’enseignant ou de chef contribue àfaire connaître la musique de Ives, Ruggles, Varèse, Partch, Cage...

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Celui-ci, très intéressé par la musique de Reich, lui montre certains de ses travaux :

“Il pensait que cela pouvait m’intéresser puisque c’était similaire à ma propre musique.

Nous nous rencontrâmes et je vis sa musique : il s’était mis à utiliser des structures répétitives

et des intervalles consonants plutôt que le dodécaphonisme qui régnait alors. J'essayais de lui

apporter des critiques constructives et lui suggérais de travailler de manière plus systématique,

ce à quoi il parvint en 1968, avec un morceau intitulé One plus one qui marque le début de sa

technique de processus additif.”319

Les procédés que Glass développent ne semble pas vraiment attirer Reich, qui cultivemaintenant une technique musicale bien à lui (on pourra cependant voir des similitudes entre

le principe “d’augmentation” de Reich et la technique additive de Glass).

Si le concert de la Park Place Gallery lui permet de mieux faire connaître sa musique,c’est surtout celui de 1969, au Whitney Museum of American Art qui lui donne une bonne

notoriété au sein de l’underground new yorkais. Ce concert intervient dans le cadre d’uneexposition intitulée Anti-illusion où sont présents les artistes les plus actifs des divers courants

artistiques du moment (Minimal-art, Process’ art, Funk-art, Cinéma expérimental,

Performance-art...). Certains d’entre eux320 prennent d’ailleurs part à l’exécution dePendulum Music (1968), pièce qui ne nécessite pas de qualités particulières d’instrumentiste .

Outre des films de Snow, des performances dirigés par M. Monk et une oeuvre de P. GlassTwo pages, le concert comprend une exécution de Violin phase (1967) et de deux pièces -

Pulse Music et Four log drums (1969) - créées en direct à partir du “Phase Shifting PulseGate”, appareil électronique mis au point par Reich et un ingénieur des Laboratoires Bell en

1968.

Bien qu’il ne puisse encore vivre entièrement de sa musique, Reich cesse de travaillerdans des domaines totalement étrangers à sa passion puisqu’il obtient un poste en 1968 à la

New School of Social Research ainsi qu’à la School of Visual Art pour y enseigner lamusique électronique (poste qu’il gardera jusqu’à ce qu’il puisse s’en passer financièrement -

1971).

Depuis 1967, les musiciens qui forment son ensemble ne travaillent avec lui que parintérêt artistique : les répétitions ne leur sont évidemment pas payées, et les cachets de

concerts sont souvent bien maigres). Les musiciens motivés et compétents n’étant pas légion,Reich accepte cependant, à partir de 1969, de "confier" son ensemble (alors constitué

régulièrement de Reich, J. Tenney, A. Murphy, J. Gibson, S. Chambers et P. Corner) pour lesrépétitions et les concerts de P. Glass, situation qui conduit, avec le nombre croissant de

319 SR. entretien avec W. Alpern in Writings. La technique de processus additif est clairement dérivée de lamusique indienne ; elle considère une formule rythmique comme une entité (ex : A = 2 doubles croches, croche ;B = croche) et additionne les motifs qui peuvent être répétés au gré du musicien ou du compositeur (ex : A B AB B A A B A B B B A A ...). Cf. W. Mertens Minimal music.- Londres : Kahn & Averill, 1988. ou "Une lettre deP. Glass",VH 101, n°4, 1970.320 R. Serra, J. Tenney, B. Nauman et M. Snow.

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concerts que l’on propose à l’un et à l’autre, à l’éclatement de l’ensemble de Reich321.Les relations entre les deux compositeurs se détériorent alors, d’autant qu’ils briguentfréquemment les mêmes concerts (rassemblés sous la même étiquette esthétique, lesorganisateurs font indifféremment appel à Reich ou Glass).

Reich forme donc en 1971 un nouvel ensemble - “Steve Reich & Musicians” - quitravaille plusieurs mois à la réalisation de Drumming, pièce particulièrement importante dansl’oeuvre de Reich, présentée en décembre de la même année au Town Hall et au MOMA deNew York. Cette formation rassemble maintenant Murphy, Chambers et Gibson, ainsi que J.Preiss, B. Becker, B. Harms, G. Burke, R. Hartenberger, F. Maefsky, J. Odgen auxpercussions et trois voix féminines J. Sherman, J. Clayton, J. La Barbara ; même si l’ensemblese modifie par la suite au fil des ans, il reste cependant un “noyau dur” de musiciens que nousretrouvons encore dix ou vingt ans après322.

Durant l’été 1970, Reich a l’occasion de parfaire sa formation dans un domaine qui lepassionne depuis près de dix ans et dont l’influence va se révéler capitale quant à l’évolutionde son vocabulaire et de sa technique musicale. Profitant d’une bourse d’étude, il se rend auGhana pour parfaire, au coté d’un maître tambourineur de la tribu Ewe, ses connaissances dela percussion africaine. Son intérêt pour cette musique remonte à ses études au Mills College ;à l’époque, le compositeur G. Schuller, devant l’enthousiasme de Reich pour les problèmesrythmiques, avait conseillé à celui-ci la lecture de l’ouvrage de A.M. Jones323 qui regroupaitde nombreuses transcriptions de musiques d’Afrique occidentale (notamment de la tribuEwe).

“Ce sont les lectures du livre de Jones qui ont été les premières à éveiller mon intérêtpour la musique africaine, et cet intérêt fut accru par l’écoute d’enregistrements, par macorrespondance avec Jones et finalement par deux brèves leçons que je pris avec un maîtretambourineur Ewe à New York. En fin de comptes, je décidai qu’il était important d’aller moi-même en Afrique pour y apprendre le tambour par la pratique.”324

Durant son séjour, il utilise le magnétophone (faute de temps et de mémoire) pourtranscrire et retenir les motifs rythmiques que lui apprend son professeur : en bon occidental,Reich ne peut mémoriser les patterns de cloches ou de tambour “tant qu’[il] ne comprend pascomment ils se combinent exactement […]”325. Ces acquisitions sont donc à la fois pratiqueset théoriques mais n'entraînent sur son oeuvre aucun changement fondamental ; ellesconfortent simplement Reich dans l’utilisation personnelle qu’il fait - depuis quelques tempsdéjà - des techniques rythmiques extra-européennes.

De la même manière, il renouvelle en 1973 et 1974 son intérêt pour la musique

321 Cf. W. Alpern, op. cit.322 ceux dont les noms sont soulignés supra.323 A.M. Jones Studies in Africa music.- London : Oxford Univ. Press., 1959.324 SR (in Source Magazine. 1972), in Wrintings.325 Ibid.

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orientale (balinaise) dont il avait découvert les principes en étudiant (vers 1967) le livre de

C. Mc Phee326 ; il suit durant deux étés à Seattle les cours dispensés dans le cadre de laSociété Américaine pour les Arts Orientaux par le musicien balinais B.I. Sumandhi et se

familiarise avec une musique et des instruments qu’il n’avait approchés jusque là que par les

disques ou les livres.

Nous reviendrons sur l’importance que tiennent les musiques non-occidentales chezReich ainsi que sur les divers emprunts qu’il réalise, mais nous pouvons déjà souligner que

ses motivations s’appuient sur le refus de conférer à la musique occidentale quelquedomination culturelle que ce soit ; bien au contraire, en affirmant que “Toute musique est une

musique ethnique”, Reich reconnaît implicitement que sa culture en vaut bien une autre etqu’il y a autant à apprendre dans son passé musical que dans les civilisations qui l’entourent.

“La connaissance des différents systèmes jette une lumière différente sur le système

occidental, montrant qu’il ne représente qu'une voie parmi bien d’autres.”327

Au terme de la période qui nous intéresse (1973-74), nous pouvons remarquer chez

Reich certains changements d’attitudes qui correspondent à une nouvelle orientationesthétique (l’étude des oeuvres de cette époque marquera la fin de notre recherche). Tout

d’abord nous pouvons noter un désengagement progressif des milieux “avant-gardistes”, unsouci de sortir de l’underground new-yorkais qui corroborent l’épuisement de l’activité

contre-culturelle des années 60. Dès lors, Reich ressent, comme d'autres, la nécessité de créerune musique dont la complexité soit plus en accord avec les réflexes auditifs occidentaux,

musique moins austère, plus accessible mais en même temps de plus en plus éloignée del’esthétique minimale.

Renonçant peu à peu au radicalisme de la Minimal-music, la musique de Reich

acquiert une notoriété internationale à partir de 1975-76, et permet au compositeur d’avoir desliens plus étroits avec des compositeurs américains renommés (E. Carter ou F. Rzewski par

exemple).Ce “retour à l’audible”, si caractéristique du courant post-minimal, est donc marqué au cours

de cette décennie par un regain d’intérêt pour l’étude de la musique tonale occidentale, maisdestiné cette fois à nourrir plus directement sa musique. Après 10 ans de musique répétitive

“pure”, Reich, interrogé en 1976 par M. Nyman, place désormais ses sources d’inspirationdans

“[…] la musique européenne de 1200 à 1750 environ, ce qui reste de la musique

balinaise pour gamelan, ce que l’on peut encore trouver de la musique d’Afrique occidentale,

le jazz américain de 1950 à 1965 environ, la musique de Stravinsky, Bartòk et Webern et les

cantillations traditionnelles des Écritures hébraïques.”328

326 C. Mc Phee Music in Bali .- London : Yale Univ. Press., 1966.327 SR. (in New York Times, 2/09/1973). in Writings.328 SR. Entretien avec M. Nyman 1976 (in Studio international nov. 1976, vol. 192, n°984.) in Writings.

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Par ailleurs, sa rencontre (1974) puis son mariage avec B. Korot correspondent non à

une conversion mais à un retour au judaïsme dont il s’était éloigné depuis son adolescence. Sapratique religieuse le porte à apprendre l’hébreu et à étudier les textes sacrés qui sont

traditionnellement retenus sous forme de cantillation (c’est-à-dire qu’au texte correspond uneligne mélodique indissociable). Il se tourne donc vers musicologues, chantres, rabbins et part

recueillir des cantillations à Jérusalem en 1977, en vue de rédiger une étude à caractèremusicologique (la seule oeuvre où nous trouverons ouvertement des manifestations de sa foi

sera Tehillim (1981), littéralement “psaume / louange”).

Préciser les étapes de la formation musicale de Reich, envisagées sous un angle“scolaire” mais aussi par rapport à la diversité de ses expériences, de ses fréquentations et de

ses propres activités, devrait maintenant nous permettre de mieux saisir les motivations et la

portée de la musique qu’il conçoit au cours de cette période.

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LA FORMATION D’UNE TECHNIQUE MUSICALE.

Si T. Riley nous a donné les premiers exemples de musique répétitive, il appartientsurtout à Reich de développer celle-ci de façon plus méthodique, en élaborant sa musique

d’après une technique compositionnelle élémentaire mais rigoureuse.Son goût pour les instruments percussifs, et pour le rythme en général, ainsi que les influences

qu’il a pu recevoir de la Californie, où la musique minimale est en pleine expansion, ontévidemment leur responsabilité dans la création musicale de Reich des années 60. Si la

fréquentation d’un musicien comme Riley peut laisser quelques traces dans la musique deReich, ce dernier cherche cependant à faire un usage plus personnel de la répétition ; avant

que des éléments techniques des musiques africaines ne viennent, au début des années 70,enrichir son vocabulaire, l’expérimentation à partir du matériel électronique reste la principale

source de ses acquisitions.

Par deux fois, au cours des années 60, l’électronique lui vient en aide et lui suggère, àtravers les “découvertes” du processus de déphasage et du processus d’augmentation,

d’utiliser la répétition musicale dans le cadre du processus graduel, véritable sésame de sacréation musicale (au moins jusqu’en 1973).

L’instrument qui met Reich sur la voie du processus graduel est le magnétophone.

“En regardant en arrière sur les morceaux pour bande magnétique […], je vois bien

qu’ils constituaient, d’un côté la réalisation d’une idée engendrée par les machines, et d’un

autre côté, l’ouverture sur une musique instrumentale à laquelle je ne serais jamais arrivé

par la seule écoute de la musique occidentale, ni même d’aucune musique non-

occidentale.”329

La musique pour bande qu’il réalise à partir de 1963-64 a donc une importancecapitale, puisqu’elle porte les germes de ce que sera par la suite sa musique instrumentale.

Les pièces It’s gonna rain et Come out annoncent un procédé technique qu’il va exploiterpendant près de dix ans.

329 SR. Writings , p. 104.

330 Cf. Table des exemples musicaux. ex. 9.

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7.1. LA TECHNIQUE DE DÉPHASAGE.

De même que Young avait remarqué que deux sons tenus ne sont jamais parfaitementaccordés, Reich remarque, en utilisant simultanément deux magnétophones, que leurs moteursn’ont jamais parfaitement la même vitesse. Les différences infimes qu’il constate l’incite àconstruire des pièces fonctionnant sur un principe similaire.It’s gonna rain 330 (1965), la première de ses oeuvres, superpose deux pistes sur lesquellessont enregistrés des motifs de même longueur, copiés de nombreuses fois mais passés à desvitesses légèrement différentes.Le schéma suivant présente le fragment "It's gonna" mis en boucle et enregistré sur deuxbandes (Tape 1 et 2). Le Tape 1 défile un peu plus rapidement que le 2, se qui produit un lentdéphasage entre chacun d'eux (les deux fragments sonores seront à nouveau en phase lorsquele "It's gonna" du Tape 1 aura gagné une répétition complète sur le Tape 2).

Le morceau est composé de plusieurs sections dans lesquelles Reich met en phase desboucles de longueurs variables issues du fragment d’origine (mise en boucle de “It's gonnarain”, “It’s gonna”, etc.).

Devant l’automatisme d'un tel procédé, peu de décisions sont à prendre ; les plusimportantes selon Reich sont de choisir le fragment à répéter et “de savoir combien de temps[doit] durer la mise en phase (combien de temps pour aller d’un unisson à l’autre).”331

Encore très attiré par les oeuvres “à messages”, Reich nous présente une phrase - à lafois textuelle et musicale - de la façon la plus objective qui soit (enregistrement brut), dont lavaleur émotionnelle est accrue non seulement par sa répétition mais aussi par le peud’interventions du compositeur.Une telle oeuvre trouve son équivalence picturale dans certaines toiles de A. Warhol ; sonDisaster orange (1963) est constitué de 15 reproductions (3 x 5) de la même image initiale :une chaise électrique. La reproduction a été confié à un imprimeur, et les seules interventionspersonnelles de Warhol sont la conception générale du projet, le choix de l’objetphotographié, le nombre de copies et la couleur de la sérigraphie (ici un monochrome orange).Cependant, de même que le Disaster orange - en complément de la connotation de l’objetprésenté - possède une dimension purement plastique et visuelle, la phrase du pasteur Noir, en 331 SR. entretien avec M. Nyman. in Writings

it's gonna it's gonna it's gonna it's gonna it's gonna it's gonna it's gonna it's gonna it's gonna it's go

it's gonna it's gonna it's gonna it's gonna it's gonna it's gonna it's gonna it's gonna it's g

TAPE 1

TAPE 2

Début de phase Nouvelle phase

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plus de la signification littérale qu’elle garde en nous tout au long du morceau, devient avec

les répétitions et le déphasage un simple événement sonore dont la machine valorise lesqualités acoustiques.

Après une seconde pièce inspirée par les mêmes procédés (Come out - 1966), Reich

décide d’enregistrer lui-même une phrase musicale qui servira de “matière première” à sesdéphasages de bandes magnétiques. L’oeuvre - Melodica (1966), du nom de l’instrument -

jouet que Reich utilise - suit exactement le même plan structurel que Come out (longueur desphases, répétitions...) ; elle fonctionne encore à partir du magnétophone et ne laisse, durant sa

réalisation, aucune place au musicien. Cette pièce annonce en fait la transition que Reich vaeffectuer l’année suivante vers la musique instrumentale, frustré de ne pouvoir s'investir

activement dans le déroulement musicale.

“Il me paraissait à l’époque impossible que ce processus de déphasage puisse être

exécuté par deux êtres humains, puisqu’il devait sa découverte et son mode d’existence aux

machines. D’un autre côté, je pensais que rien ne serait plus intéressant à donner à faire à des

musiciens que ce processus de déphasage.

Finalement, à la fin 1966, j’enregistrai un court motif mélodique répétitif que j’avais

joué au piano, mis ce motif sur boucle puis essayai de jouer moi-même contre la boucle,

exactement comme si j’étais un second magnétophone.”332

Bien que les premiers résultats d’une telle expérience soient encore approximatifs,

Reich parvient peu à peu à maîtriser l’augmentation de tempo nécessaire au déphasage. Defait, il se rend compte que le rôle du magnétophone contre lequel il joue (répète le même

motif à un tempo stable) peut être pris par un instrumentiste ; il réalise donc, début 1967, une

version de Piano phase333 avec son ami pianiste A. Murphy. Si le principe reste exactement le

même, il introduit cependant quelques “aménagements” qui renforcent l’effet de déphasage etpermettent au musicien d’avoir des points de repères rythmiques.

Si le magnétophone lui permettait jusque-là de ne pas se préoccuper des différences

métronomiques entre la longueur de chaque boucle et la pulsation propre au motif ou aux

paroles enregistrés334, le fait de confier le déphasage à des instrumentistes oblige à procéder

“par paliers” ; difficile de jouer très longtemps dans des tempi aux relations irrationnelles : uninstrumentiste jouant par exemple un motif de 4 temps à 60 à la noire, doublé du même motif

de 4 tps à 72 à la noire ne poserait guère de problème de synchronisation (en phase toutes les

20 sec.).335

Par contre, un déphasage très lent, comme le souhaite Reich, est impossible à réaliser d’uneseule traite (jouer à 60 à la noire et supporter l’écoute d’un autre tempi à 61 relève de

332 SR. Writings , p. 102.333 Cf. Table des exemples musicaux. ex. 10.334 Nous avons déjà évoqué ce type de situation avec T. Riley.

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l’exploit). Ainsi Reich conçoit ses déphasages instrumentaux par accélérations successives : lepremier pianiste installe l’ostinato, le second rentre “discrètement” (fade in) en se fondantdans le premier motif, puis accroît légèrement son tempo jusqu’à ce qu’il se trouve décaléd’une note en avant (Reich indique qu’il a entre 4 et 16 répétitions pour le faire) ; là, celui-cireprend le tempo initial, ce qui rend la confrontation entre les deux motifs encore plusévidente et renforce l’impression de déphasage.

Après quelques instants (entre 16 et 24 répétitions), le deuxième pianiste renouvellel’opération, se décalant à nouveau d’une note vers l’avant, etc., ainsi de suite jusqu’à ce queles deux voix reviennent à l’unisson (le deuxième pianiste devrait alors gagner une mesure parrapport au premier).L’extrait de la partition (Cf. infra) présente ici la moitié du déphasage(mesure 8, la deuxième partie du motif a pris la place du début du motif). Une fois le cycleaccompli, le morceau ne s’arrête pas là et les musiciens enchaînent directement sur denouveaux cycles, construits sur des motifs déduits du premier (contraction rythmique parexemple, de 12 notes par motifs à 8).

Extrait des 8 premières mesures de Piano phase (1967).

335 Ces deux tempi sont en rapport (1,2) l’un avec l’autre : les 5 premières double-croches d’un sextolet à 60forment une pulsation de 72; I_I_I_I_I_I = 60 , I_I_I_I_I =72 (72÷5 = 6/5 = 1,2)336 Cf. Table des exemples musicaux. ex. 11.

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La pièce Violin phase 336, créée la même année et fondée sur le même procédé,marque l’attachement de Reich à sa récente découverte. L’oeuvre est un peu plus élaboréebien que reposant toujours sur des processus quasi-mécaniques ; elle cesse cependant d’êtreun simple voyage d’unisson à unisson et s’appuie sur un nouvel élément technique issu d’uneobservation de sa propre musique. Reich a en effet remarqué que lorsque plusieurs motifsmélodiques de même timbre sont joués en polyphonie et longuement répétés, ils ont tendanceà saturer l’espace “mélodique” et à perdre leur individualité, conduisant l’oreille de l’auditeurà reconstituer, dans ce “fouillis” sonore, des motifs réels ou virtuels. Ce sont ces motifs,“sous-produits psycho-acoustiques de la répétition, […] déterminés par l’attention del’auditeur”337, que Reich nomme resulting patterns (motifs résultants).

Violin Phase est un quatuor pour quatre violons, dont les différentes parties peuventêtre jouées soit par plusieurs instrumentistes, soit par un seul violoniste qui enregistrepréalablement sur un magnétophone multi-pistes les 3 premières parties et joue - soutenu parla bande-son - la quatrième “live” (dans la partition Reich donne de nombreuses indicationspour exécuter l’œuvre selon ces deux possibilités). L’oeuvre est entièrement construite sur unmotif mélodique unique, à 12 temps :

Elle comprend 5 sections qui alternent constamment le déphasage d’un ou deuxviolons (l’un des quatre ne bouge pas son ostinato et sert de point de repère), avec le“soulignement” de motifs résultants par le quatrième violon.Partant d’un unisson général, les violons 2 et 3 se déphasent par rapport au violon 1 : tour àtour l’un se décale d’une blanche en avant, puis l’autre avance de deux blanches, donnant àcette polyphonie l’allure d’une strette perpétuelle (il y a désormais un départ de motif partemps - mesure à 3/2 - cf. les traits foncés au dessus de chaque "début" de motif dans l'extraitci-dessous). Une fois les déphasages stabilisés, la situation rythmique devient plus claire, maisl’homogénéité de timbre et de dynamique nous donne une texture mélodique extrêmementdense d’où émergent principalement les notes isolées par leur tessiture :

“Quand on écoute la répétition des violons, on entend d’abord les notes les plus gravesformer un ou plusieurs motifs, puis on remarque que les notes les plus aiguës en forment unautre, et enfin que les notes médianes s’attachent aux notes graves pour en former encore unautre.”338

Reich prend alors soin de marquer une portée supplémentaire qui présente une réduction destrois autres parties en ostinato. Elle sert en quelque sorte de guide à l’oeil et à l’oreille pourisoler, croche après croche, des motifs résultants. Reich en a noté quelques-uns (ceux quiressortent de manière évidente), mais il laisse aussi à l’interprète le soin d’en choisir

337 SR. Writings, p. 106 et sq.338 Ibid.

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librement, soit en les construisant à l’aide de la portée-réservoir, soit en se laissant guider parce que son audition lui suggère (il ne s’agit en aucun cas d’une libre improvisation).

Extrait de Violin phase (1967) mesure 16 (à répéter aussi longtemps que le violon 4

intervient avec ses resulting patterns ).

Reich indique en-dessous des trois premières parties (Violons 1, 2 et 3), les motifsrésultants A, B, C (le D étant choisi par le violoniste) que le musicien (Violon 4) amène dump au forte, maintient quelques instants avant de les faire décroître en intensité et de passeraux motifs suivants (le tout en 4 à 8 répétitions par pattern).

“On joue le motif très doucement, puis on accroît progressivement le volume demanière à ce qu’il émerge lentement à la surface de la musique ; ensuite, en rabaissant levolume, on le fait progressivement sombrer au sein de la trame musicale, tout en le maintenantà un niveau audible. L’auditeur prend ainsi conscience de l’un de ces motifs dans la musique,ce qui ouvre son oreille à l’écoute d’un autre, puis d’un autre encore, puis de tous les motifsqui se font entendre à la fois au sein du mouvement incessant de la structure musicale.”339

339 Ibid.

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Ce procédé, dans sa réalisation mais aussi dans ses intentions, rappelle l’usage que La

Monte Young fait du drone dans le Théâtre de la musique éternelle. Il s’agit en effet pour cedernier, d’établir un bourdon à partir duquel chaque auditeur est invité à déceler les multiples

fréquences qui le composent ; le chanteur, de son côté, met tour à tour en relief, par sonpropre chant, non pas des motifs-résultants (puisque la mélodie est ici absente) mais les notes

qui forment le drone.Pour Young comme pour Reich, l’objectif est donc de faire voyager l’auditeur dans un son, de

lui montrer successivement les diverses facettes et les diverses situations engendrées par lepostulat-sonore du compositeur (harmonique pour l’un, polyphonique pour l’autre) et de lui

donner, par la continuité du son ou par le déroulement processif de l’oeuvre, plusieurs visionsd’une même entité sonore.

Cette exploitation des différents aspects d’un même son trouve cependant un

antécédent célèbre avec la Klangfarbenmelodie de Schönberg340. Le terme convient

parfaitement à la musique de Young mais pourrait être appliqué - par extension - à celle deReich (le néologisme “mélodie de dynamiques” paraîtrait un peu trop abstrait). Pour Young

ou Schönberg, le “soulignement” instrumental ou vocal affecte les harmoniques d’un son oud’un accord donné ; pour Reich le principe est identique bien que l’énoncé-sonore initial soit

de nature mélodico-rythmique : comme un hautbois viendrait enrichir une texture en doublantou en triplant une note déjà tenue par d’autres instruments, le quatrième violon de Violin

phase ne fait lui aussi que souligner ce qui est déjà présent dans la trame sonore. (Dans aucunde ses entretiens ou de ses écrits Reich ne fait référence à Schönberg de cette façon).

C’est encore en 1967 - à la suite de Violin phase - que Reich se penche sur un nouvel

élément technique, qui ne viendra compléter sa “boîte à outils” de compositeur que deux ansplus tard, une fois qu’il aura définitivement renoncé à confier ses processus musicaux à

l’électronique. Toujours à partir d’un mélange d’empirisme, d’observation et de réflexion surses propres acquis (théorie musicale occidentale ou extra-européenne), il développe à nouveau

son vocabulaire musical en rajoutant au procédé de déphasage et aux resulting patterns leprincipe “d’augmentation” (c’est ainsi qu’il le nomme).

7.2. LE PRINCIPE "D'AUGMENTATION".

Slow Motion Sound341 (1967) est la première pièce construite autour de ce principe.

L’idée en est fort simple et n’aurait certainement pas déplu à L. M. Young si la pièce n’était

pas “restée sur le papier”.342 Elle rejoint - dans sa présentation - les “Compositions 1960”.

340 Mélodie de timbre, dès 1909, dans l’opus 16 (cf. pièce “Farben”)341 “Lent mouvement sonore” (c’est à dire : son au ralenti)342 Bien que Reich tente en 1968 quelques essais avec des Vocoders, la qualité sonore reste très médiocre ; untechnicien de l’IRCAM lui en proposera - dans les années 80 - une réalisation effectuée à partir de synthèsedigitale.

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“SLOW MOTION SOUND Steve Reich 9 / 67

Ralentir très graduellement un son pré-enregistré jusqu’à ce que sadurée soit égale à plusieurs fois sa durée originale, et sans en changerla hauteur ni le timbre.”

Bien que la bande magnétique soit incapable de réaliser correctement les prescriptionsde Reich (un ralenti du magnétophone baisse proportionnellement la hauteur du son), c’est

encore les possibilités techniques d’appareils électriques qui stimulent son imagination :

“L’origine de cette idée remonte à 1963, quand je commençais à m’intéresser au cinéma

expérimental et que je me mis à considérer la pellicule comme quelque chose d’analogue à la

bande magnétique. Je trouvais particulièrement intéressant le mouvement ralenti à l’extrême,

puisqu’il nous permettait de voir des détails infimes qui nous sont normalement impossibles à

observer. L’image réelle était intacte ; seule la temporalité était ralentie.”343

Ce désir de distordre la temporalité et d’entendre le son “avec une loupe” nous ramèneévidemment ici à la vision “microscopique” dont parlait Cage.

Encore convaincu de l’aide que peut lui apporter la technologie, Reich, s’inspirant de

ce processus de dilatation, décide en 1968 de mettre au point, sous les conseils d’unélectronicien, une machine capable “d’agrandir” artificiellement les espaces qui séparent les

notes d’un motif et de produire ainsi un étirement mélodique.

Le Phase Shifting Pulse Gate344 - achevé en 1969 - a un fonctionnement très proche

de nos boîtes à rythmes et séquenceurs actuels.345 Il ne produit lui-même aucun son et sertuniquement à gérer rythmiquement chacun des 12 sons continus (sons électroniques ou

naturels) injectés dans l’appareil. Une horloge dont on peut régler la vitesse (comme unmétronome) envoie une pulsation commune aux 12 canaux ; chaque cycle d’horloge est divisé

en 120 pulsations. Sur chaque canal le “musicien” active deux réglages : l’un pour fixerprécisément le moment de la fermeture du canal (le son passe) et l’autre pour fixer la durée du

son que le PSPG laissera passer.

Ainsi, en réglant le début de la fermeture du premier canal sur 1 (la première pulsation de

l’horloge), le deuxième canal sur 11 (11ème pulsation), le troisième sur 21 (21ème pulsation)...

ainsi de suite (31, 41, ...) jusqu’au 12ème canal (111ème pulsation), le PSPG débite

impeccablement 12 croches régulières (dans une mesure à 12/8) et reprend l’opération enboucle (l’horloge arrivée à 120 revient à 1), rejouant la même configuration rythmique, à

moins qu’elle n’ait été modifiée entre-temps (toute modification de réglage en cours de cycle

343 SR. (in Soundings n° 7-8 Danville, Calif. hiver 1973-74) in Writings.344 SR. (in Source Magazine n°10. Ed. Davis , Calif. automne 1972) in Writings.345 Il convient de remarquer que Cowell, dont le traitement du rythme et de la modalité annonçait dans lesannées 30 les procédés répétitifs des années 60, devance avec son Rytmicon le PSPG de Reich de près de 40 ans(cf. 2.3.3). Cet intérêt pour les machines rythmiques se retrouve aussi chez l'américain Colon Nancarrow dontl'essentiel de l'oeuvre est destiné au piano mécanique.

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est effective dès le cycle suivant).

Dans le schéma ci-dessous nous avons, à titre d’exemple, pris quatre sources sonorescontinues, réparties sur les 12 entrées du PSPG (Mi sur les canaux 1, 5, 9 ; La : 2, 4, 10, 12 ;Fa : 3, 7, 11 et Do : 6, 8) ; la durée est fixée à 10 (10 / 120) c’est-à-dire que par rapport à ladurée totale du cycle, la “porte” (Gate) s’ouvre le temps d’une croche. Le “résultat sonore”correspond à ce que nous livre un cycle complet d’horloge.

Ce qui se rapprocherait le plus de l’objectif initial de Reich (ralentir un son),consisterait simplement à programmer une cellule mélodique dans le cycle, et à ralentir touraprès tour la vitesse de l’horloge. Cependant, aucune application de ce type n’a été réalisée,probablement parce qu’une telle utilisation du PSPG s'avérait particulièrement pauvre (Reichdevait évidemment être conscient qu’un ralentissement métronomique - contrairement auralenti d’un enregistrement sonore - ne nous permet pas de mieux observer la métamorphosedes transitoires, les variations de textures ou l’évolution des formants).

Exemple d’application du Phase Shifting Pulse Gate (1969).

Même si Slow Motion Sound a inspiré le projet de Reich, c’est donc moins dans uneréalisation impeccable de ses prescriptions que dans le souci de travailler autour d’un mêmeprincipe - l’augmentation - qu’il faut chercher une correspondance (ce qui unit Slow MotionSound et le PSPG est avant tout un lien conceptuel).Le principal avantage que propose “l’invention” de Reich réside dans l’autonomie rythmiquedes sons qu’elle produit. Contrairement à une phrase enregistrée dont toutes les composantesévoluent en un seul et même mouvement, il est possible avec le PSPG de déplacer chaqueélément de la programmation avec une grande précision, et ce de manière parfaitementindépendante. C’est surtout de cette faculté que Reich va tirer profit (là encore, S. Reich ne

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supporte pas l’ “à peu près” rythmique que l’on trouvait chez Riley ; sa machine peut aussibien produire des glissements rythmiques à peine perceptibles346 ou des combinaisonsirrationnelles que des notes parfaitement sur les temps).

La première pièce jouée à l’aide de cette machine s’intitule Pulse music (1969) ; Reichne pouvant - comme nous l’avons dit - nous montrer par l’étirement d’un fragment ce querecèle le son dans sa dimension horizontale, s’attache à réaliser cette dilatation à partir d’unélément “vertical” (un accord dont toutes les parties vont peu à peu circuler librement dans lamesure, avant de se rétracter dans l’accord initial). En fait Reich se propose simplement deréaliser un déphasage non plus automatique mais contrôlé.

La pièce commence sur un accord de 8 sons, conçu par l’activité simultanée des 12canaux (4 des sons continus desservent 2 canaux chacun). Puis graduellement, les uns aprèsles autres, Reich déplace 11 curseurs des 12 canaux (le canal “Mi” grave reste sur le premiertemps) du cran “1” vers le cran “11” pour obtenir la figure rythmique de la mesure 2 ; lamême opération est effectuée pour atteindre la mesure 3 : le Mi reste sur “1”, le La sur “11” etle reste de l’accord est déplacé lentement vers “21”.

Extraits de Pulse music (1969), pour le Phase Shifting Pulse Gate .

(ms.1 à 4 et 14 à 16).

Chaque tour d’horloge (chaque boucle) fait donc entendre une situation sonore trèsproche de la précédente, puisqu’un seul élément (deux tout au plus puisque le “musicien” n'aque deux mains !) est déplacé. De plus, la vitesse métronomique étant assez élevée (à peineplus d’une seconde par cycle), un déplacement de curseur de quelques crans ne modifiequ’imperceptiblement le paysage sonore. 346 L’horloge peut travailler extrêmement rapidement (la "quantification" est très élevée : si 10 pulsations

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La pièce s’achève une fois que le musicien-programmeur a réalisé les 30 patterns (30mesures) prévus par Reich ; il ramène alors chaque note sur le premier temps (cran “1”) pourclore le processus et ramener le son à son point de départ.

La seconde pièce créée à partir du PSPG tient lieu de transition entre la Pulse music,entièrement gérée par la machine, et les oeuvres ultérieures, composées et travailléesuniquement par des instrumentistes. Crée le même jour que Pulse music, Four log drums n’estjouée qu’indirectement par le PSPG ; la machine est toujours contrôlée par Reich mais lessons émis ne sont plus dirigés vers le public. Huit (4 x 2) canaux sur douze sont ici actifs etorientés vers les écouteurs de quatre percussionnistes ; chacun joue sur deux morceaux debois et reçoit dans son casque les deux sons qui correspondent à ses percussions. Le premierjoue sur Mi, Si, le second sur La, mi, le troisième sur do, sol et le quatrième sur ré, la (mêmeaccord que pour Pulse music ). Durant l’exécution, les percussionnistes n’ont qu’à se “caler”et obéir aux impulsions que leur envoie le PSPG.

Les 3 premières mesures de Four log drums (1969), pour PSPG et percussionnistes. Les

flèches indiquent les notes qui changeront de position dans la prochaine mesure (les

progressions se font par pas d’une croche).

Réduction sur deux portées de la fin de Four log drums (ms. 9-14). (l’arabesque, après s’être

contractée en 4 accords - ms. 5-7 - se condense finalement dans l’accord de la mesure 14).

forment une croche la quantification est au quintolet de double-croche).

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La construction de l’œuvre obéit exactement au même principe que Pulse music ; elle

reste fondée sur l’étirement / contraction progressive du motif général (là encore, le fait queles timbres soient homogènes et que chacun reste dans un même mètre nous donne davantage

l’impression d’une arabesque en mutation permanente que d’entendre 4 motifs isolés)

1970 marque la fin de la brève carrière du Phase Shifting Pulse Gate. Deux raisonssont à invoquer concernant l’abandon de cet outil. La première a rapport aux qualités mêmes

de l’appareil. L’extrême précision dont Reich a tirée partie pour Pulse music s’avèrerapidement d’une rigidité rythmique particulièrement “inhumaine” : aucune défaillance,

aucune aspérité... le rythme impeccable confine à la stérilité musicale.Four log drums lui fournit l’autre raison : pour compenser cette monotonie dans les timbres et

les attaques, Reich avait ici confié la réalisation musicale à de vrais instrumentistes ; mais le

fait même que ceux-ci puissent jouer l’oeuvre prouve l’inutilité du PSPG puisque laprogrammation pourrait largement être assumée par leur mémoire ou par une partition.

La privation d’un contact physique avec l’instrument et la musique, ainsi que la

froideur du résultat sonore conduisent donc Reich à renoncer à l’emploi du PSPG.

“Je consacrai presque toute l’année de 1968 et plus de la moitié de 1969 à la conception

et à la construction de ce dispositif. Pendant tout ce temps, je ne me préoccupai que de

technologie et pas du tout de musique instrumentale. Une fois terminé, il s’avéra d’un intérêt

musical médiocre. Je compris alors clairement que je n’avais plus aucun désir d’avoir quelque

rapport que se soit avec la musique électronique.”347

“Dans le cas de toute musique qui dépend d’une pulsation constante […] ce sont les

infimes variations infligées à cette pulsation par des êtres humains […] qui donnent vie à la

musique. Enfin, jouer de la musique en tournant des boutons au lieu de la créer activement en

me servant de mes mains et de mon corps n’était pas une expérience satisfaisante. Au bout du

compte je sentis que les idées musicales qui servaient de point de départ à la construction du

circuit à déclenchement périodique étaient valables, mais qu’un dispositif électronique

n’était pas le meilleur moyen de les réaliser.”348

Ainsi, Reich se trouve dans une situation analogue à celle que nous avons déjà

observée vers 1966-67 ; tout comme il était passé du déphasage “automatique” (Tape contreTape dans It’s gonna rain) à un déphasage “manuel” (instrumentiste contre instrumentiste

dans Piano phase), avec un stade intermédiaire (Tape contre instrumentiste dans la premièreversion de Piano phase), Reich transpose de la machine au musicien son principe

d’augmentation . Si avec le recul le PSPG fait figure aux yeux de Reich de “gadget”, il luireconnaît cependant une grande part de responsabilité dans la mise en évidence d’un nouvel

élément technique, parfaitement adapté à son principe de répétition puisque né dans ce cadre.

Avant de poursuivre sur l’œuvre instrumentale qui illustre immédiatement après lePSPG l’intégration du principe d’augmentation au sein de ses outils compositionnels, il est

347 SR.Writings , p. 107.348 SR. (in Source magazine) in Writings.

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intéressant de clarifier, à la vue de nos exemples précédents, ce que recouvre ce terme pour

Reich.Lorsqu’il l’emploie pour la première fois à propos de sa musique (Slow Motion Sound), l'

“augmentation” garde sa signification traditionnelle ; elle traduit une élongation rythmiquesuivant un coefficient commun à tous les éléments de la phrase. Cependant, si la longueur de

la boucle ne varie pas proportionnellement à l’étirement rythmique de la phrase, on assiste

alors à une déformation qui n’est pas, au sens propre, une augmentation349 ; Reich utilisepourtant le terme pour parler des différentes mutations rythmiques, plus ou moins cohérentes,

qu’il fait subir à ses motifs.Mais au-delà de cette interprétation personnelle du terme d' "augmentation" il est surtout

intéressant de constater que cette deuxième forme d’augmentation laisse apparaître des “tracesde contrôle compositionnel” qui étaient inexistantes dans le simple déphasage. Le fait de

choisir une note dans le cycle, de la faire glisser progressivement vers l’avant ou l’arrière desa position initiale, de la déplacer de n pulsations, plus ou moins rapidement, etc., sont autant

de décisions supplémentaires qui incombent au compositeur et qui s’éloignent légèrement dusystématisme du processus de déphasage.

Four organs (1970) est la première pièce composée et destinée à des instrumentistes

où ce “transfert d’idées”350 dont parlait Reich apparaît ; il y reprend son idée de “musique auralenti” et construit sa composition en pensant au “rallentando” progressif que lui permettait

le PSPG (avec le contrôle du tempo du cycle). Durant les 42 mesures-motifs de l’oeuvre351,

quatre orgues électriques se partagent un unique accord (un mi 7ème, enrichi d’une 9ème et

d’une 11ème, "faux" Vème degré puisque la sensible en est absente) ; la pièce commence (cf.

schéma "Extrait de Four organs") sur deux accords en croche dans une mesure à 11/8 (le

premier sur la 1ère croche, deuxième sur la 4ème) ; la mesure est répétée ad libitum et unelégère modification étant amenée dans la mesure-motif suivante : l’une des voix est prolongée

d’une croche (à l’orgue 1) ; même opération - mesure 3 - sur l’orgue 3. (ce principe n’avaitpas été exploité dans Pulse music, le curseur des “durées” restant fixé durant toute l’œuvre sur

la même valeur). Mais l’augmentation des valeurs rythmiques est ici assez particulièrepuisqu’elle peut produire un étirement de la note aussi bien vers l'avant que vers l'arrière du

temps :

De plus, Reich combine à cette dilatation de l’accord une lente dilatation de la mesurequi permet au son de se répandre dans le temps ; la pièce évolue donc d’un cycle d’à peine 4

sec. (mesure 1 ; la croche est à 200 par min.) à un cycle d’ 1 min. 20 sec (à la dernièremesure). Afin de faciliter la lecture des mesures composées complexes, Reich a préféré

indiquer l’augmentation métrique par des formules telles “3+8”, “4+3+2+2+4”...

349 L’étirement d’un motif de 2 sec. dans une boucle de 6 sec. (rapport d’ 1/3) à un motif de 4 sec. dans la mêmeboucle (rapport 2/3) ne constitue pas une augmentation.350 SR. Writings, p. 107.

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Sur les exemples suivants, il est possible de suivre en partie l’évolution d’un desquatre orgues ; la mesure 4 marque le début d’un glissement de l’accord devant le premiertemps ; entre 4 et 14, Reich “comble” le silence entre les deux accords initiaux et lestransforme en accord unique. L’étirement se prolonge jusqu’à la fin du morceau, comme onpeut l’observer sur les notes qui s’étalent devant le premier temps : les entrées successives desnotes tenues mi, si, la/ré et mi grave - fin de la mesure 16 - ne prennent à peine que 2 sec. (autempo indiqué par Reich) ; la même formule est répartie sur près de 35 sec. à la dernièremesure.

Extrait de Four organs (1970) ; mesure 2 - 4 des orgues 3 et 4 (les orgues 1 et 2 ont un

accord de même nature - autre renversement - et conservent sur les premières mesures le

motifs de la 1ère mesure).

Four organs , Orgue 4, mesure 14-16.

351 Four organs dure un peu plus de trente minutes.

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Four organs , Orgue 4, dernière mesure, présentée sur deux lignes à cause de sa longueur

(toutes les notes de l’accord sont liées, les nombres additionnés expriment la durée en croches).

Il faut par ailleurs signaler que Reich a pris soin, pour cette oeuvre, d’attribuer à uncinquième musicien le rôle de “l’horloge digitale” du PSPG ; afin que tous les organistessoient ensemble durant l’exécution, la croche est battue par une paire de maracas (nousretrouvons ici, de même que dans le In C de Riley pour lequel Reich avait rajouté unepulsation nettement audible, sa suspicion à l’égard des rythmes “flous”).

Si le projet de Reich reste avec Four organs identique à ses pièces précédentes(amener l’énoncé sonore à changer progressivement de configuration), il se révèle néanmoinssensiblement plus riche - dans sa réalisation - qu’il ne l’était dans les premières pièces dedéphasage. Globalement, la pièce nous laisse en effet l’impression d’évoluer selon un planparfaitement clair ; ce n’est qu’en partie le cas : si nous percevons bel et bien un étirement duson, nous sommes cependant incapables (à moins de compter rigoureusement) d’établir selonquel plan il se modifie ; notre mémoire étant surtout sensible aux proportions rythmiques352, ilest par exemple difficile de saisir précisément l’ajout ou le retrait d’une croche (surtout si elleappartient à un son tenu) dans un cycle de 30 croches.Reich profite en fait de nos faiblesses perceptives pour atténuer tout effet d’automatisme ; enaucun cas la composition ne prend l’allure d’un ralentissement général et systématique detype linéaire ; au contraire, il en brise l’effet en introduisant à notre insu des changementsinfimes qui, à force d’accumulations, transforment l’énoncé sonore de manière inattendue etpourtant cohérente.Ainsi, Four organs se présente selon nous comme une “déformation plastique” du son, nonpas homogène, comme pourrait l’être la déformation d’un objet fait d’une seule matière, maisplus hétérogène, comme si chaque note de l’accord, sous l’effet d’un étirement général,s’allongeait selon sa densité et son élasticité propre.

352 Une croche dans un cycle de 4 = 1/4 ; dans un cycle de 10 = 1/10 ; plus on s’approche de 1/1 plus l’absenced’une unité se fera ressentir (cette expérience vaut avant tout pour les sons tenus ou le silence).

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Orgue 4

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Ce principe d’augmentation que nous avons vu à l’œuvre depuis Slow Motion Soundjusqu’à Four organs n’occulte cependant pas dans l’esprit de Reich la technique de déphasagequ’il continue à utiliser dans deux oeuvres de la même période.

L’une d’elles - Phase pattern (1970) - s’inspire directement de la pièce de 1967,Violin phase ; composée à la suite de Four organs, elle utilise le même effectif instrumental(quatre claviers) mais ne marque en fait aucune innovation particulière. Tout comme la piècede 1967, elle alterne les passages de déphasage rythmique, avec le soulignement des resultingpatterns qui apparaissent successivement.

La cellule de base est directement issue de l’apprentissage de Reich, puisqu’il s’agitd’un motif travaillé et utilisé par tous les percussionnistes (nommé paradiddle) qui alternentl’usage de la main droite (D) et de la main gauche (G) de la manière suivante :

Deux orgues jouent cette formule à l’unisson (sur les mêmes notes) ; “après uneminute de jeu confortable”, le second organiste augmente son tempo de manière à se trouver -au bout de 20 à 30 sec. - en avance d’une croche par rapport au premier. De cettesuperposition, Reich a noté six resulting patterns que les troisième et quatrième organisteschoisissent librement ; le nombre de répétitions est lui aussi laissé ad libitum. Puis, la mesure1 épuisée, les organistes décident, sur un signe, de passer à la section suivante (nouveaudéphasage des orgues I et II, nouveaux motifs résultants...).

Phase pattern (1970) ; extrait ms. 1-2 ; Orgue I et II et motifs résultants.

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Phase pattern ; motifs tirés des resulting patterns de la mesure 2, destinés aux orgues III et IV.

La seconde pièce qui, durant cette période, confirme l’attachement de Reich à latechnique de déphasage, a été créée le même jour que Pulse music et Four log drums ; ils’agit de Pendulum music, exécutée en 1969, mais conçue un an auparavant. Si Phase patternreprend sans surprise une technique qui, aux yeux de Reich, semble avoir fait ses preuves,Pendulum music se présente, dans sa réalisation comme dans son résultat sonore, comme uneillustration particulièrement originale du principe de déphasage et d’augmentation.

Le son, d’origine mi-acoustique mi-électronique, est ici constitué par l’effet de“larsen”, si souvent redouté des sonorisateurs (sifflement aiguë produit par les haut-parleurslorsque le micro capte ce qu’il vient d’émettre). Le dispositif comprend une perche de microau bout de laquelle est suspendu un micro, branché à un amplificateur et à un baffle situé justeà la verticale du micro ; le niveau sonore de feed-back (larsen) est réglé avant l’exécution. Cedispositif est multiplié autant de fois qu’on le souhaite (pour 3, 4 “musiciens” ou plus).

"PENDULUM MUSICPour micros, amplificateurs, haut-parleurs et musiciens (8 / 1968).

[…] Le concert commence quand les exécutants prennentchacun un micro, le tirent en arrière pour commencer un mouvementde balancier […] Puis les exécutants relâchent tous les micros aumême moment ; on entend alors une série de “feed-backs” sous forme depulsations, lesquelles peuvent être ou non à l’unisson selon ledéphasage graduel affectant le balancement des micros. Lesexécutants vont s'asseoir avec le reste du public pour regarder etécouter le déroulement du processus . Le morceau se terminelorsque, quelques instants après que les micros se soient immobilisés enémettant un feed-back sous la forme d'un son continu, les exécutantsdébranchent les fils électriques des amplificateurs.” 353

353 Extrait de la notice rédigée par Reich. cf. Writings.

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Motif A B C

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Pendulum music (1968) ; dispositif à multiplier par x participants.

Les deux techniques de Reich sont réunies dans cette oeuvre ; d’une part, le déphasagepuisque des différences infimes - longueurs de fil, poids des micros, moment précis où chacunle lâche... - suffisent à produire des ondulations de périodes différentes ; d’autre partl’augmentation : chaque micro perdant de sa vitesse initiale, les périodes de “larsen” tendent às’étirer au fur et à mesure et produisent ainsi des notes dont la valeur rythmique ne cessed’augmenter.Même si cette œuvre n’a donné lieu à aucune innovation ultérieure de la techniquecompositionnelle de Reich, elle nous apparaît particulièrement importante de par soncaractère “didactique” : c’est en effet la pièce qui, selon nous, exprime le mieux la techniqueet les objectifs esthétiques de son auteur. Son aspect à la fois visuel et sonore nous permetd’associer immédiatement le mode de production sonore avec le caractère impersonnel,processif et graduel de cette musique.

Ainsi, notre perception du processus physique d’ondulation - mis en valeur par lasimplicité déconcertante du dispositif - nous renseigne de façon évidente et directe sur lesobjectifs de Reich.Pendulum music, dans la simplicité extrême de son mécanisme, renvoie a posteriori à près dedix ans de création musicale (1964 - 1973) ; elle est l’oeuvre qui, tant d’un point de vuetechnique qu’esthétique, illustre le plus efficacement - en complément du texte quil’accompagne lors de sa création354 - la conception d’une “musique comme processusgraduel”.

354 Au Whithney Museum, Mai 1969 exposition “Anti-illusion”, cf. chap. 6, note 22.

Micro

Haut-parleuramplificateur

Effet Larsen

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FONDEMENTS ESTHÉTIQUES DE LA MUSIQUE DE REICH (1964-1973).

8.1. "MUSIC AS GRADUAL PROCESS."

Ce n’est pas un hasard si ce texte, écrit en 1968, a été celui dont la critique et les

études consacrées à Reich ou à la musique “répétitive” se sont le plus inspirées. Plusieurs

années après - alors même que sa musique n’obéissait plus exactement au propos de ce texte -celui-ci faisait encore l’objet de traductions et de publications en Europe, chaque fois

destinées à éclairer l’arrière-plan technique et esthétique de la musique de Reich. Sa concisionet sa simplicité en font une parfaite notice de concert - son objectif initial - et renseigne de

manière efficace l’auditeur sur les procédés et les objectifs de son auteur.L’intérêt de ce premier essai “théorique” ne se limite cependant pas à un résumé des bases de

son activité artistique d’alors ; si Reich précise ce qu’est sa musique, il prend par ailleurs soinde nous montrer ce qu’elle n’est pas : “Les partisans de la nouvelle musique mettaient

l’accent sur les processus de hasard et l’improvisation libre, ce par rapport à quoij’essayais de me démarquer.”355

C’est en raison de ces qualités ainsi que de son importance historique (il s’agit dupremier texte “théorique” de la musique minimale répétitive) que nous utilisons à notre tour

ce petit manifeste, écrit non pas à partir d’une spéculation intellectuelle mais fondé sur

quelques années de création musicale.356

“LA MUSIQUE COMME PROCESSUS GRADUEL. (1968)

Je ne veux pas parler du processus de composition, mais plutôt de morceaux de

musique qui sont, littéralement, des processus. Le trait pertinent des processus musicaux,

c’est qu’ils déterminent simultanément l’ensemble des détails note après note et la

355 SR. entretien avec M. Nyman. in Writings. (Écrits et entretiens.- Paris : Bourgois, 1981)356 Nous en avons éludé les digressions et les redites.

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totalité de la forme. Ce qui m’intéresse, ce sont les processus que l’on puisse percevoir. Je

veux être à même d’entendre un processus dans son déroulement sonore. Pour que l’écoute

soit fine et précise, un processus musical devrait se produire très graduellement.

L’exécution et l’écoute d’un processus musical graduel appellent les comparaisons

suivantes :

- Mettre une balançoire en mouvement, la lâcher et observer son retour graduel à

l’immobilité.

- retourner un sablier et observer le sable s’écouler doucement vers le bas.

- mettre ses pieds dans le sable, au bord de l’océan puis regarder, écouter, sentir les

vagues les ensevelir peu à peu.

Je peux certes éprouver le plaisir de découvrir ces processus musicaux et de composer le

matériel qu’ils vont canaliser, mais une fois que le mécanisme est remonté et mis en

marche, il fonctionne tout seul. Il peut arriver que le matériel suggère selon quel processus

il devrait être canalisé, ou que le processus suggère quel sorte de matériel devrait être

canalisé. […] Les processus musicaux sont à mêmes de vous mettre en prise avec

l’impersonnel, ainsi que de nous assurer une sorte de contrôle total (on ne pense pas

toujours que l’impersonnel puisse se conjuguer avec un contrôle total). En écrivant “une

sorte de contrôle total”, je veux dire qu’en canalisant le matériel au sein d’un processus, j’en

contrôle totalement tous les résultats mais aussi j’en accepte tous les résultats sans les

altérer.

John Cage a eu recours aux processus, et il en a certainement accepté tous les résultats, mais

les processus dont il fait usage étaient relatifs à la composition et n’étaient pas audibles au

moment de l’exécution du morceau. […] L’oreille ne peut saisir de relation entre les

processus de composition et le son de la musique. De la même façon, en musique sérielle,

on peut rarement entendre la série elle-même. […] Ce qui m’intéresse c’est une musique

dont le processus de composition et le son soient une seule et même chose. […]

Je n’ai jamais été séduit par l’emploi de structures musicales cachées. Même quand toutes

les cartes sont sur la table et que tout le monde peut entendre ce qui se produit

graduellement au cours du processus musical, il y a encore assez de mystère pour

contenter tout le monde. […]

Je commence à percevoir ces détails infimes dès que j’arrive à concentrer mon attention ; un

processus graduel est une invitation à concentrer mon attention. […]

Certaines musiques modales jouissent actuellement d’une certaine popularité, tels que la

musique indienne classique ou le rock “planant”, et sont à même de nous faire prendre

conscience de détails sonores infimes.[…] Néanmoins elles demeurent plus ou moins de

stricts cadres d’improvisation. Elles ne sont pas des processus. […] Il est impossible

d’improviser à l’intérieur d’un processus musical.

En exécutant ou en écoutant des processus musicaux graduels, on participe à une sorte de

rituel particulier, libérateur et impersonnel qui permet de détourner son attention du

lui, du elle, du toi et du moi, pour la projeter au-delà, à l’intérieur du ça.”357

Music as gradual process, dont nous avons présenté ici plus des deux tiers, contient denombreux éléments qui permettent à la fois d’affilier Reich au courant minimaliste et

d’accentuer la singularité de sa musique. Il nous importe en tout premier lieu d’examiner ce

357 Traduction de B. Reynaud. in SR. Writings ; cf aussi la traduction de B. Devismes in VH 101 n°4.

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que recouvre le terme de processus dont Reich use volontiers, et de le confronter avec les

caractéristiques de l’œuvre-processus telles que nous les avons trouvées chez Cage et chezYoung ; de cette simple comparaison devrait ressortir ce qui les unit et ce qui les distingue. Le

premier parallèle que nous ayons établi entre Cage et Young, semble pouvoir nous éclairer,étant donné la similitude de certaines conceptions propres à Reich et Young.

On se souvient que la caractéristique principale de l’œuvre-processus est de ne

renvoyer à rien d’autre qu’à elle-même. Les constituants de l’œuvre n’offrent à l’auditeur queleur simple présence et - en tant que purs événements sonores - ne sont chargés d’aucune

intention d’aucune sorte puisqu’ils ne sont que les résultats d’un processus. Nous avionsprécédemment indiqué que “la seule qualité immanente du son (le devenir) suffit à conférer à

une pièce non-composée le titre d’œuvre-processus”358. En ce sens, il apparaît effectivement

que toute œuvre dont les éléments constitutifs témoignent d’une absence de relation (doncd’un “désengagement” de l’artiste) est de type processif puisque dans ce cas ses éléments sont

le fait même du mécanisme (du processus, quel qu’il soit) qui les a fait naître (et non desdéterminations ponctuelles du compositeur).

Selon nous la particularité des œuvres de Cage (et de ses “collègues” enclins à utiliser

l’indeterminacy) est qu’elles font appel à un processus dont Cage lui-même n’est pas àl’origine (c’est ici que se situe la grande différence avec Reich et Young). Pour Cage, le

mécanisme qui donne vie à ses œuvres et qui génère l’activité sonore (et parfois visuel) de sespièces s’apparente au “grand processus du monde” : c’est le spontané, l’imprévisible,

l’indéterminé. Les choix minimums qu’impose la conception de l’œuvre doivent ainsis’effacer derrière l’activité de ce processus qu’ils sollicitent ; l’œuvre se crée donc à partir des

confrontations qu’offre une série de postulats minimaux avec les éléments aléatoires qui àchaque instant la traversent.

Lorsque Reich affirme que les processus de Cage ne sont pas audibles au moment del’exécution, il semble oublier que pour celui-ci le cadre de l’œuvre n’est là que pour révéler et

accueillir un processus qui ne relève pas de la volonté du compositeur et qui n’a pas à être“mis en place” puisqu’il agit déjà partout à chaque instant. D’une certaine manière,

s’interroger sur les origines du processus dont Cage nous montre l’activité revient selon nousà s’interroger sur l’origine du Tao.

De la même manière, Reich et Young laissent agir un mécanisme, à la différencequ’ils en sont cette fois les auteurs. Mais si leur attitude à l’égard du son semble plus

“dirigiste” que celle de Cage, elle n'entraîne pas cependant une remise en cause des principesde l’œuvre-processus ; les choix qu’effectue Cage sont dilués par le hasard, et désamorcent en

cela tout liens sonores ; si le choix des postulats minimalistes, qui règlent et déterminent leursprocessus sonores, peut paraître autoritaire et subjectif, les conditions même de leur

développement minimal, ainsi que le renvoi permanent du son à la prescription initiale,finissent par neutraliser toute subjectivité et toutes facultés téléologiques de l’énoncé qui

pourraient faire glisser l’œuvre vers l’œuvre-objet.

358 Cf. notre conclusion en 3.2.2.

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Il paraît donc abusif de parler, comme on le fait parfois à propos de l’œuvre-objettraditionnelle de processus. Il se peut que l’artiste obéisse à un certain nombres de règles en

usage, imposées par un style ou une technique. Hormis dans ses aspects les plus académiques,qui tendent à réduire l’art en une série de formules (une fugue “d’école” ne pourrait-elle pas

se rapprocher d’un processus ?), la musique “camoufle” constamment certaines nécessités(technique / style) sous la subjectivité des choix du compositeur.

Ainsi, lorsqu’ Adorno écrit que “La musique sérielle devient le résultat d’un processus qui ne

se révèle pas lui-même”359, c’est précisément que les impératifs techniques du sérialistes,aussi “automatiques” soient-ils (établir une série, ses renversements...), n’apparaissent

finalement dans l’œuvre qu’après être passés par le filtre de son jugement, de ses choix et desa subjectivité.

La nécessité première du processus sonore minimaliste est d’être d’une grande

évidence, afin de mieux souligner le “désengagement” de l’artiste par rapport à l’œuvre :

“La musique répétitive est conçue comme la démonstration audible de l’idée et du

travail qui l’ont mise en œuvre.” 360

Cette musique renvoie effectivement, et ce dès les premiers instants de l’écoute, à la

prescription (la “composition”) qui est à l’origine du processus ; l’invariance est telle que sicertains paramètres de l’énoncé musical évoluent, la lenteur de leur évolution ainsi que la

stagnation de la valeur des autres paramètres nous laissent sans surprise quant au mouvementgénéral du son. La stase du matériau nous renvoie à chaque instant à la fois à ce qu’il est,ce qu’il va être et ce qu’il a été, nous donnant l’impression (justifiée) d’être issu d’unprincipe générateur unique. Pour Young comme pour Reich, n’importe quel moment de leur

processus musicaux (tenir un accord pour l’un, déphaser deux patterns pour l’autre) nousramène irrémédiablement au processus qui anime l’œuvre. C’est en cela que Reich

compare le processus à un mécanisme qui une fois remonté, fonctionne tout seul ; une fois ledrone “mis en route”, il n’y a rien d’autre à faire que de le laisser sonner et de se rapporter aux

quelques indications de Young ; de même avec Piano phase : une fois le déphasage lancé, iln’y a qu’à le poursuivre jusqu’à son terme.

Conformer en permanence la réalisation de l’œuvre à un concept initial et minimal est aussi

un des objectifs du sculpteur S. Le Witt361. Rapprochant Le Witt de Reich M. Nyman faitremarquer que “tout est [ dans le travail de Le Witt ] planifié, toutes les décisions sont prises à

l’avance.”362

Comme le souligne Reich dès les premières lignes de son essai, le caractère particulier

des processus est en fin de compte de produire une musique de type “monolithique”, qui

359 T.W. Adorno Philosophie de la nouvelle musique.- Paris : Gallimard, 1962, p. 64. sq.360 I. Stoianova “Musique répétitive”.- in Musique en jeu n° 26. Paris : Seuil, 1977, p. 70.361 Cf. illustration362 Extrait du catalogue de l’exposition de Sol Le Witt à Genmeente (La Haye) : “Paragraphes” sur l’artconceptuel.

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détermine à la fois la forme générale et les détails. Reich précise cependant que la richesse de

sa musique tient au fait qu’au delà du contrôle total qu’il exerce sur le processus, se cache uneforme d’aléa capable de capter l’attention de l’auditeur.

Nous avons vu que l’infinité des éléments en jeu dans la globalité du réel rendaitimpossible d’approcher le fonctionnement du Tao. Contrairement à Cage, les processus de

Reich n’ont rien à voir avec l’indétermination ; si les éléments impliqués dans un processusrigoureux n’ont rien d’aléatoire, la “mise en marche” du mécanisme révèle pourtant, à partir

de données sonores connues, des situations sonores inattendues (ou que le compositeur necherche pas à prévoir puisque le processus “se charge de tout”). C’est en quelque sorte

l’équivalent du cluster ou du drone sur lequel Young nous invitait à nous concentrer ; tout yétait déterminé - du moins globalement - mais l'intérieur du son se révélait infiniment plus

riche et varié que ne laissait présager sa surface.

C’est en pensant aux “sous-mélodies logées au sein des motifs répétitifs [ les resultingpatterns ], aux effets stéréophoniques (selon l’endroit ou l’auditeur est placé), aux légères

irrégularités dans l’exécution, aux harmoniques, aux différences de tons [ et d’une manière

générale ] à tous les sous-produits psycho-acoustiques”363 que Reich affirme :

“Il y a plus de choses dans ma musique que ce que j’y ai mis”364.

D’une manière générale, le postulat esthétique de Reich reste sensiblement le même

que celui de Young puisqu’il s’agit pour tous deux d’exploiter un énoncé sonore minimalau maximum de ses ressources ; on retrouve donc la nécessité d’entretenir le Même, soit en

prolongeant le son, soit en réitérant constamment l’énoncé sonore, afin de mieux remarquerles Différences infimes qui l’affectent en permanence ; ainsi, c’est pour mieux profiter de ce

jeu du Différent et du Même que Reich exige du processus musical d’être parfaitement

perceptible, étalé sur une longue période et développé graduellement.365

De plus, ces impératifs permettent à l’auditeur d’apprécier l’objectivité de l’œuvre ; plus lemécanisme fonctionne sur des bases simples et évidentes, plus on perçoit qu’il n’a rien

d’autre à livrer que son simple déroulement. Comme le fait remarquer C. Gottwald, le fait que

le processus produise “une identité entre son et structure prive la musique de toute

perspective”366. En fait l’ “impersonnalité” que recherche sciemment S. Reich le rapproche

plus qu’il ne le croit de Cage367 ; leur démarche reflète effectivement la volonté de “créer un

climat particulièrement propice à l’anti-intellectualisme”368 et prend corps dans des œuvres

363 SR. Writings, p. 105.364 Ibid. Précisons ici que la Différence qui habite la musique de Reich, n’est pas - de par son caractère fortuit -de même nature que celle suscitée et exploitée par la répétition dynamique de l’œuvre-objet ; aussi ne contredit-elle pas tout le poids que nous donnons en 8.3 à la répétition statique qui prévaut dans cette musique.365 ”Plus on répète, plus on fixe son attention sur une partie de la musique qui offrira les meilleurs écarts parrapport à la répétition.” F. Pecquet La répétition comme objet de fascination dans la musique.- Thèse de doct.Paris VIII, 1986. n° THb 2818.366 C. Gottwald “Steve Reich : Signaux entre industrie et exotisme”.- in Contrechamps n°6. Paris, Lausanne :L'Age d'Homme, 1986.367 Cage : “La personnalité est une chose de trop peu de consistance pour servir de fondation à l’œuvre d’art.” inSilence.- Middleton : Wesleyan Univertsity Press, 1961.368 Ibid.

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qui ne cherchent pas à “démontrer” mais simplement à “montrer”.

Contrairement à l’œuvre-objet, où chaque constituant se doit de légitimer - sous peine de“gratuité” - la place que lui a attribuée le compositeur, l’œuvre-processus n’induit aucune

justification ponctuelle puisque la justification de ses éléments est assumée par le processus(le principe processif peut être vu comme un écran qui filtrerait la subjectivité de son créateur

et donnerait finalement à ses choix une parfaite objectivité).

“L’énoncé-processus annule les subjectivités pour se les attribuer et supprime, en

définitive, l’objet pour mettre en valeur le fonctionnement des matières et l’extension illimité

de leurs relations. L'avènement du procès de la signifiance [ du téléologisme ] mène donc

inévitablement à la dissolution du sujet […] dans la pratique des énoncés-processus.”369

De nature discontinue chez Cage, le processus est orienté - avec Young et Reich - ensens inverse, vers la continuité pure ; dans un cas, chaque son n'entretient aucune relation

conceptuelle avec son entourage, dans l’autre, le son est tellement lié au concept qui l’a faitnaître, la relation tellement évidente, qu’elle rend superflue toute activité intellectuelle.

“La répétition par elle-même (le son exploité à partir d’un relation exclusivement

identique) répond au même devenir que les musiques exploitant la différence intrinsèque, c’est-

à-dire en reniant toute forme de répétition.”370

Le cogito n’a donc aucune activité à exercer, la relation n’étant pas - comme dansl’œuvre-objet - cachée, retardée, à rechercher dans notre mémoire ou à espérer : le principe

perceptif de relation reste ici définitivement inactif. Ainsi que le souligne Gottwald :

“Le fait que la musique s’attache à rester à la surface et devienne surface elle-même

constitue sa profondeur”371.

Cette remarque appelle une réflexion de O. Wilde372 selon laquelle une peinture peutêtre observée par son sujet ou par sa surface. De la même manière que la peinture moderne, à

force d’abstraction, s’est délivrée de la “tyrannie de la re-présentation” et de l’illusion de laperspective pour mieux exploiter, par le jeu des formes et des couleurs, le plaisir “rétinien”

que produit sa surface, la musique d’avant-garde américaine s’attache avant tout à cultiver -sous diverses manières - le son pour lui-même, comme pur phénomène sonore, produisant

ainsi une ”musique-surface” (pour reprendre Gottwald), davantage destinée à satisfaire lesplaisirs de l’oreille que ceux de l’esprit. Il en résulte donc une musique qui relève avant tout

de l’expérience, “du domaine de la sensation plutôt que de la compréhension”373, une

musique où “il n’y a rien à découvrir au delà de ce qu’elle nous donne à entendre.”374

369 I. Stoianova Geste, texte, musique.- Paris : UGE, 10/18, 1977, p. 15.370 F. Pecquet,op.cit., p. 370.371 Ibid.372 Cité par M. Feldmann ; M. Feldmann “Entre catégories”.- in Musique en Jeu n°1. Paris : Seuil, 1970. p 22.373 C. Fox “La succession minimaliste”.- in Contrechamps n°6. Paris, Lausanne : L'Age d'Homme, 1986.374 C. Gottwald "S. Reich - Signaux entre exotisme et industrie".- in Contrechamps n°6. Paris, Lausanne : L'Aged'Homme, 1986. Nous pouvons ici repenser à la phrase de Serra "Ce que l'on voit est ce que l'on voit", déjà citéechap. 5, note 13.

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Les propos mêmes de Reich suffisent à montrer que désormais le compositeur est celui“qui donne à entendre”. Les trois exemples dont il se sert pour illustrer le principe de sa

musique reposent tous sur des phénomènes purement physiques (la gravitation, la marée) surlesquels il suggère de focaliser notre perception, et l’attitude qu’il nous propose d’adopter

repose uniquement sur l’observation (”observer, regarder, écouter, sentir”). Selon ses proprestermes, le processus graduel est une “invitation à la concentration” :

“Si vous travaillez avec un matériau musical très mince et que vous le répétez ou que

vous le prolongez dans le temps, ou que vous le modifiez par un procédé ou par un autre, votre

esprit devient attentif à de petits détails qui n’étaient pas perçus, qui étaient presque à

l’extérieur ; maintenant, ils sont au centre et cela suscite en vous une forme d’attention

différente, un état d’esprit différent et une autre activité mentale.”375

Ces propos rappellent à certains égards ceux de Young ou de Cage, relatifs au type d’attention

auditive qu’ils jugent approprié à leur musique.

Par ailleurs, Reich complète l’anti-intellectualisme de sa musique en exigeant d’elle

une qualité qui préoccupe peu Cage et que l’on trouve davantage dans le “cahier des charges”

de la musique occidentale “classique”. La musique doit selon lui rester émouvante.376 Au

même titre que Riley, dont l’un des buts était de créer des états proches de l’hypnose, ou deYoung, qui souhaitait créer à partir du son “des états psychologiques précis”, Reich charge sa

musique d’une fonction pour le moins inattendue, par rapport à l’impersonnalité qu’il chercheà atteindre parallèlement.

“Il est clair que la musique devrait mettre en extase ceux qui passent à sa portée.”377

Si nous avons jusqu’à présent réuni les œuvres des tenants de l’indeterminacy et des

premiers musiciens minimalistes sous le même concept d’œuvre-processus, il existecependant certaines différences qui opposent de manière irréductible ces deux groupes. Nous

avons déjà noté que ce qui séparait Young et Reich de Cage était relatif au contrôle exercé surle son. Il se trouve que le principe de non-vouloir qui soutend le processus auquel Cage a

recours est non seulement anti-intellectuel mais surtout profondément “anti-culturel”, dans lamesure où il s’oppose à toute expression de volonté humaine (c’est là où nous pouvons lire le

reproche de nihilisme si souvent adressé à Cage). Au contraire, l’objectif minimaliste n’estpas de soumettre la musique au chaos et d’assimiler l’Art à l’état de nature, mais de nous

replacer dans “un état archaïque de notre sensibilité”378, de renvoyer le son à sa forme et àsa fonction minimale et primordiale.

"A la vérité, cette musique n'est élémentaire que dans le sens d'une musique des

éléments, comme elle n'est primitive que dans celui d'une musique première. Car le but, la

375 SR. "Entretien avec F. Essellier", in VH 101 n°4, 1970, p. 92.376 SR. introduction des Writings de 1974.377 SR. (in Texte pour les performances du Whitney Museum de 1969) in Writings.378 H. Dufourt Musique, pouvoir et écriture.- Paris : Bourgois, 1991, chap. III.

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fonction, c'est évidemment de renouer avec l'envoûtement, avec la magie des origines que des

siècles de spéculation formelle nous ont fait oublier."379

Ainsi, selon Reich, la “cérébralité” de l’avant-garde européenne et l’inconsistance de

la musique aléatoire américaine ont pour effet de frustrer l’auditeur-musicien d’un rapportsimple, direct et primaire avec le son. Le "rituel particulier, libérateur et impersonnel” auquel

il nous convie, est donc destiné à renouer avec la force quasi-magique que l’on confère à lamusique dans les sociétés traditionnelles. Dans de telles sociétés la musique (tout comme le

mythe) n’est l’œuvre de personne ; sa puissance et ses effets ne sont pas seulement à attribuerà celui qui récite, qui chante ou qui joue, mais sont inhérents au son lui-même (cf. par

exemple le principe d’ethos des modes). Nattiez fait justement remarquer que dans lesmusiques traditionnelles, il n’existe pas d’œuvre (au sens occidental du terme) mais

seulement des modèles ou des processus380 ; se conformant aux règles imposées par la

collectivité, le musicien ou le conteur ne sont finalement que les médiums de celle-ci : si lamusique a une efficacité, ce n’est pas seulement de leur fait mais avant tout parce qu’elle est

intrinsèquement efficace (d’où ses origines souvent divines, magiques ou mystérieuses).La musique de Reich se plie selon nous aux mêmes objectifs puisqu’elle entend, par son

“impersonnalité”, se soustraire à toute subjectivité (”détourner son attention du toi, du

moi ...”) et se propose de nous soumettre, en “projetant [notre] attention intérieur du ça “381, à

la puissance du son. Il est d’ailleurs significatif que le terme de “fascination” revienne sisouvent sous la plume des critiques enthousiasmés par la musique de Reich (et la musique

“répétitive” en général) ; Gottwald lui-même, pourtant réticent à bien des aspects de cette

musique, note que Reich n’a “pas [ l’intention de ] convaincre mais de subjuguer”382, c’està dire de charmer ou de ravir (littéralement, de nous mettre sous l’effet d’un charme ou dans

un état de ravissement).383

“[ A propos de ce que doit être la musique : ] Émouvante. Mais oui absolument ! Je

crois qu’il y a certaines formes, certaines valeurs qui restent les mêmes et qui n’ont jamais

cessé d’être authentiques. Lorsque les gens vont à un concert, ils veulent être remués et ils ont

raison.”384

De même que la musique des sociétés traditionnelles “refuse au musicien toute

379 A propos de S. Reich, M. Fleuret "Des Américains afro-asiatiques".- in Le Monde de la Musique ou l'ArtVivant, 1973 (? origine et date incertaines, provenance CDMC, photocop.)380 “ [...] Il existe à côté d’aspects stables des formes symboliques musicales, des processus”. J. J. NattiezMusicologie générale et sémiologie.- Paris : Bourgois, 1987, p. 118.381 B. Reynaud précise que ce “Ça n’est pas, du moins au sens propre, celui des psychanalystes [ nous verronsen 3.3 qu'il peut selon nous conserver cette signification ] ; c’est un ça impersonnel qui s’exprime à travers lesprocessus musicaux aussi bien qu’à travers la perception du compositeur et de l’auditeur, tout en débordant lecontrôle et la perception qu’on puisse en avoir. Pour un linguiste se serait le langage ; pour Reich c’est lamusique”. in SR. Writings, p. 131.382 C. Gottwald, op. cit.383 L’étymologie de “subjuguer” correspond particulièrement bien à notre propos puisque “sub-” (infériorité),“jugare” (attacher) a longtemps signifié “soumettre”, “mettre qqn dans l’impossibilité de résister” (A. RayDictionnaire de la langue française.)384 SR. "Entretien avec F. Essellier", op. cit.

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revendication moïque”385 et demeure l’expression de la collectivité toute entière (le musicien

ne sait jouer que ce qui est “compris” de son auditeur), l’objectivité de la musique de Reichinvite véritablement à un “rituel” auquel tout le monde est à même de participer, dans la

mesure où celle-ci ne recèle aucun secret particulier. Le fait que le minimalisme ait recours à

des développements musicaux évidents, à des figures sonores élémentaires souvent liés à desuniversaux musicaux (tonalité, pulsation rythmique marquée) résout de manière radicale le

problème aigu des relations public-compositeur qui sévit en occident depuis le romantisme :rien n’est ici caché ou à comprendre, ce qui, de fait, rend inutile l’acquisition de “clefs” delecture.Si sa musique prétend au rituel, c’est justement parce que son caractère “impersonnel” place

l’auditoire sur un même degré de compréhension.386

8.2. TONALITÉ.

Si nous avons jusqu’à présent insisté sur les raisons qui poussent Reich à bâtir ses

œuvres autour de processus graduels, il nous faut à présent mettre en avant les éléments qui -en dehors du mécanisme lui-même dont nous avons déjà analysé le fonctionnement -

contribuent à créer une musique aussi neutre que lisible et “accessible”.

Le premier élément - qui en fait découle du principe de répétition que nousexaminerons plus bas - a trait à l’énoncé musical ; il s’agit de la tonalité, dont l’emploi

constant dans la musique minimale américaine a fourni à ses détracteurs un argument de poids(nous reviendrons sur la “régression” dont l’Europe a accusé les minimalistes). Il ne faut

évidemment pas confondre cette tonalité avec la tonalité “dynamique” telle que la musiqueoccidentale l’exploite depuis quelques siècles ; elle reste fondée sur l’inertie produite par une

tonique mais ne propose aucun mouvement sonore qui puisse la mettre en doute.

Le son, quelles que soient ses directions (du point de vue des hauteurs), ne quitte pas la trameharmonique que l’énoncé sonore a fixée en nous. De plus, la permanence de l’accord ou le

retour incessant de la ligne mélodique enraye la fonction harmonique qu’il aurait pu avoirdans le “système” tonal. L’invariance du matériau harmonique de Reich souligne un usage

de la modalité que nous avons déjà observé chez Young. Ainsi que bon nombre de musiquesmodales extra-européennes, le mode y est déterminé pour l’ensemble de la pièce : pour

Young, le mode prend corps dans le drone ; pour Reich, dans un motif mélodique.

Tous les morceaux instrumentaux composés jusque-là par Reich sont construits - dudébut à la fin - sur un seul mode ; nous notons une nette préférence pour un mode défectif que

l’on retrouve fréquemment dans la musique traditionnelle : Piano phase (en Si), Violin phase(en Fa#), Pulse music et Four log drums (en La) reposent toutes sur un mode mineur sans

sixte dont la particularité est l’absence de triton entre ses degrés (ni le rapport II-VI du modede La, ni le rapport III-VI du mode de Ré). De même Phase pattern est bâtie sur un mode

385 F. Pecquet, op. cit., p. 261.386 Nous reviendrons plus en détail sur ce sujet en 8.3, en le considérant d’après le principe de répétition.

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mineur pentatonique (sans 4te ni 6xte). Aucune combinaison mélodique de pattern ne vient

donc créer de tension susceptible d’orienter l’oreille ; lorsque cet intervalle apparaît (voirFour Organs), le simple fait qu’il soit intégré à un environnement harmonique saturé, répété

constamment, neutralise sa fonction tonale au profit d’une couleur propre au mode employé.

Ainsi l’accord de Four organs ne sonne pas comme une dominante de La majeur, maiscomme un mode de Sol (sur Mi).

Enfin, l’exemple de Pendulum music - dont le “mode” se réduit à des sifflementsélectroniques de même fréquence - suffira à nous convaincre que l’agencement des hauteurs

n’est pas, dans le cadre de cette musique-processus, un problème primordial ; on se doute eneffet que la présence d’un dièse ou d’un bécarre supplémentaire à l’armure ne changera pas

fondamentalement la structure de l’œuvre (puisque l’harmonie n’a aucune incidencestructurelle sur la musique).

Cette constatation nous ramène directement à ce que nous avons pu observé

précédemment au sujet des compositeurs américains de la première moitié du XXème siècle387.On se souvient que le fait de vivre en partie sur l’héritage européen les poussait à adopter

indifféremment et sans grand parti-pris, le langage qui leur soit le plus “naturel” (modalité,(poly-)tonalité, dodécaphonisme pour certains), attitude qui dirigeait souvent leurs

innovations dans le domaine rythmique, laissé en friche par trois siècles de musique tonale.On retrouve chez Reich une telle attitude, bien que portée à un degré extrême ; son usage

élémentaire de la modalité semble être guidé par le désir de reporter son intérêt surl’élaboration rythmique. De plus, il est évident que la répétition, telle que Reich la pratique,

ne peut que conjuguer la périodicité rythmique (la reprise des mesures-motifs) avec une staseharmonique (rythme et hauteur étant musicalement indissociables). De fait, il est possible

d’affirmer que :

“Chez Reich, c’est la répétition qui pose la tonalité, comme c’est le cas chez

Stravinsky.”388

Mises à part les tentatives du sérialisme intégral, il est rare que le compositeur du

XXème siècle réussisse à porter tous les paramètres sonores à un même degré de complexité.Boulez fait justement remarquer, au sujet de Stravinsky, que la relative simplicité du matériau

harmonique lui a permis de reporter son attention sur l’élaboration rythmique.389

Le rôle annexe que Reich attribue à l’harmonie est facile à comprendre lorsqu’on saitque celui-ci est avant tout percussionniste ; de plus ses maigres aptitudes pianistiques ainsi

qu’un relatif désintérêt, au cours de ses études, pour les problèmes harmoniques, lui valentd’aborder l’étude de la musique avant tout sous un angle rythmique et structurel. Son intérêt

pour les procédés d’imitation ou pour les techniques propres au contrepoint (réduction-

387 Cf. 2.2 à 2.4.388 R. Schwartz, cité par B. Reynaud in Introduction de SR. Writings.389 P. Boulez Relevés d’apprenti .- Paris : Seuil, 1966. p. 78 ("Stravinsky demeure”) ; “A l’inverse de ce quis’est passé à Vienne, où l’écriture était en train de subir une transformation radicale à l’intérieur d’une rythmiqueà peine plus que traditionnelle […].”

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augmentation) tient au fait que chacune des voix possède, dans le langage contrapuntique, une

identité et une individualité rythmiques très fortes, que l’on ne retrouve évidemment pas dansla mélodie accompagnée, où les voix, évoluant en homorythmie, ne desservent que le rythme

harmonique (une fugue jouée par des percussions peut rester compréhensible - probablementparce qu'elle n’a aucune prétention à l’expression, une telle transposition reste moins évidente

pour un Lied ou un Allegro de sonate).De fait, la musique cesse d’intéresser Reich dès l’instant où l'appréhention de celle-ci en

termes exclusivement rythmiques lui apparaît décevante ; il limite donc son étude et sonécoute de la musique occidentale de 1200 à la fin du Baroque, c’est-à-dire la période durant

laquelle la pensée contrapuntique s’est développée (de ses analyses, la seule œuvre du XIXème

siècle qui semble avoir retenu son intérêt est un des derniers quatuors de Beethoven,précisément parce que le contrepoint y refait surface).

“Je suppose que si nous parlions de la musique de façon traditionnelle et que vous me

demandiez quels sont les aspects qui m’intéressent le plus, je répondrais que c’est le rythme

[…]. J’ai appris à jouer des drums à quinze ans ; ça m’intéressait à cause du rythme. Le rythme

au sens le plus large est lié à la structure même de la musique. L’analyse de n’importe quel

genre de musique se fait en termes de ce que l’on peut appeler rythme, ou de ce que l’on peut

appeler structure. […] Lorsque vous êtes étudiants et que vous étudiez l’histoire de la musique,

ce que vous étudiez en fait c’est l’histoire des structures.”390

Suivant en partie son exemple, Reich “reconnaît tacitement la validité du dictum de Cage

[ lui-même peu doué pour l’harmonie ] affirmant que la durée, seul paramètre commun au son

et au silence, doit être au coeur de la pensée compositionnelle.”391

L’exploitation “minimale” de l’accord nous amène à examiner plus en profondeur les

éléments corrélatifs de cette “ascèse harmonique”, valorisés par ce statisme tonal. Il nous fautdonc maintenant envisager ces autres formes de répétitions (pulsation et cellule mélodico-

rythmique, que nous pouvons regrouper sous la notion floue de répétition rythmique) etdégager les concepts esthétiques que recouvre cet usage si particulier de la réitération

musicale.

8.3. DE LA RÉPÉTITION.

La répétition - pas seulement dans son acceptation rythmique, mais dans son principemême de réitération, d’entretien du Même - appliquée aux divers paramètres sonores est pour

Reich une garantie d’authenticité musicale dans la mesure où celle-ci lui apparaît capabled’annihiler les manifestations du Moi, ou du moins de les tempérer. Quand il affirme en 1970

que “la pulsation et l’exigence d’un centre d’attraction tonal clairement définis ré-émergeront

390 SR. "Entretien avec F. Essellier", op. cit.391 C. Fox, op. cit., p. 177 ; renvoie à une citation de Cage tirée de Silence.

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comme l’une des sources fondamentales de la nouvelle musique”392, il ne fait que manifester

son attachement à des systèmes de répétition des plus élémentaires : la pulsation, base de lapériodicité, véritable unité de toute structure rythmique et le “centre tonal”, autre point de

référence perceptive, lieu de repos inexorable du mouvement mélodique. S’il nous semble

superflu de souligner le haut degré de répétition qui habite la musique de Reich (la partitionou une simple écoute sont suffisamment explicites), il est cependant intéressant de remarquer

que la réitération (quasi) systématique - de l’ “œuvre” ou / et d’éléments au sein de l’ “œuvre- est vecteur d’une forme d’objectivité musicale qui relève généralement du fait musical

traditionnel ; constater que la Différence est inactive dans de nombreux domaines de lamusique “traditionnelle” et qu’au contraire, elle est un facteur dynamique dans des cultures à

caractère plus progressiste, clarifie notamment les attaches de Reich aux musiques extra-européennes.

La répétition - on l’a souvent remarqué - est un concept qui, paradoxalement, se sépare

difficilement de son opposé : la différence. En musique par exemple, il est difficile d’avoirexclusivement recours à l’une de ces deux notions sans que l’une n’appelle l’autre. Dire d’un

son, entendu deux fois de manière identique, qu’il se répète, est erroné si l’on considère neserait-ce que sa place temporelle ; de même, des éléments de valeurs différentes peuvent

conserver un degré d’identité s’ils sont réunis sous le même concept. Différence et répétitionsont avant tout d’ordre conceptuel et obligent donc, si on désire les rendre opératoires dans le

domaine de l’analyse musicale, à soumettre le son au découpage paramétrique traditionnel.Soucieux d’éviter l’écueil du “tout est différent mais tout se répète” qui condamnerait notre

recherche à l’immobilité, nous prendrons cependant le parti avec D. Charles d’affirmer que“la répétition est l’état naturel de la musique”, dans la mesure où elle est la manifestation de

charges pulsionnelles (plaisir) et d’une volonté de régulation du chaos (pouvoir) qui sontpropres à l’activité humaine (inversement - avec Cage - la différence que gère

l’indétermination prend son origine dans un refus du pouvoir et du plaisir).

Mais il reste que la répétition ne peut s’envisager sans son corrélat - la différence -dont use - à divers degrés, consciemment ou pas - le musicien-compositeur. Ainsi, outre la

différence temporelle engendré par de simples redites de l’énoncé musical (différence dansl’accumulation sonore), il est possible de nuancer la stricte équivalence de la répétition par

une différence d’entourage (l’élément répété n’est plus dans le même contexte), et par une

différence de structuration des paramètres superposés393 (une durée se modifie, un timbrechange...). C’est ce dernier type de répétition qui, de façon non exclusive mais privilégiée, a

contribué au fil des siècles à donner à l’œuvre occidentale toute sa singularité.

Ce mode de répétition, qui contribue à générer de la variété tout en conservant du lien,est de type dynamique ; il est facteur de continuité mais en même temps apporte la différence

et permet ainsi maintes métamorphoses de l’énoncé musical. Ce “processus transformationnel

392 SR. (“Quelques prédictions optimistes sur l’avenir de la musique”. in programme pour le concert auGuggenheim Museum en mai 1970) in Writings.

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multivalent”394, capable de donner au Même des traits changeants et inattendus395 (que l’on

songe aux transformations/variations motiviques chez Beethoven ou au Leitmotiv wagnerien)n’est pas le seul en jeu dans l’œuvre objet traditionnelle ; le contraste - c’est-à-dire la

différence accentuée - y est aussi recherché, au point de faire de l’œuvre un jeu dialectique de

la répétition et de la différence dont l’auteur assume la responsabilité.I. Stoianova note que ce conflit du Même-Différent est soumise à la perspective

“narrative-explicative, finaliste-directionnelle, et fonctionnaliste, c’est à dire conforme à la

structure formelle définie de l’œuvre objet.”396 ; ces interactions répondent donc aux

nécessités de l’œuvre-objet telles que nous les avons précédemment observées, à savoir créerun tissu de relations qui fasse de l’œuvre un tout organique. Dans un tel système, la mémoire

fonctionne sur un mode linéaire qui la force à établir des correspondances à distance afind’apprécier le sens (la direction) du mouvement musical, le doute, la surprise ou l’attente ne

prenant leur valeur qu’à partir d’une participation active de la mémoire.

Une des principales particularités de l’œuvre musicale occidentale est d’être animéepar la subjectivité de son auteur, au point que celui-ci se permette d’amener la différence làoù la norme prévoyait la répétition. Cette attitude trouve sa source dans la déviation del’usage initial de l’écriture musicale : alors que le signe musical ne devait servir que de

médium entre la connaissance d’hier et celle de l’avenir, remédiant par là à la crainte del’oubli, cette abstraction du son (initialement un prolongement de la mémoire collective) était

capable par ailleurs de garder la trace d’une création individuelle. Le fait même de pouvoirnoter, c’est-à-dire de décharger sa mémoire, porte selon nous à la différenciation et dans une

certaine mesure, à l’innovation : inutile de noter ce que l’on sait déjà ; si le compositeurreprend sa plume ou son stylet avec l’intention de faire œuvre, ce n’est pas pour ré-écrire ce

qu’il vient de faire mais pour faire différent (même de manière minime).

Le fait de pouvoir noter “autre chose” que ce qui en usage présente évidemment les

germes d’une subversion ; que l’histoire de la musique occidentale ait été, depuis le XIVème

siècle, chroniquement marquée par les querelles des “anciens” et des “modernes”, de

l’Antiqua et du Nova, ne fait que refléter un mouvement de type “norme - transgression -assimilation” qui découle directement de l’acte compositionnel. Il ne s’agit évidemment pas

d’assimiler chaque compositeur à un innovateur téméraire (d’autant que - jusqu’au XIXème

siècle - les bouleversements techniques ou esthétiques sont rarement le fait d’un seul homme)

; cependant, si composer revient - comme nous le croyons - à exercer sa subjectivité à traversle jeu de la répétition et de la différence, il est clair que cette activité même devient menacée

dès l’instant que l’écriture de la différence se fait difficile (lorsqu’un langage à tout donné).Quand le langage musical s'abîme dans l’objectivité, lorsque ses formules sont connues,

prévisibles et trop réglementées, lorsque la différence s’efface derrière la répétition, la surviede l’acte compositionnel nécessite d’intégrer au langage un nouvel élément, vecteur de

393 Nous empruntons ces trois catégories (différence temporelle, d’entourage et de structuration paramétrique) àI. Stoianova, “Musique répétitive”, op. cit.394 Ibid.395 M. Reverdy, loc. cit. en 3.2.1.396 I. Stoianova op. cit.

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différence (les modifications de l’écriture musicale en témoignent souvent).

L’exemple de l’Ars Nova peut suffire à illustrer ce mécanisme propre à la musique

occidentale. Lorsque Jean XXII, dans sa célèbre décrétale de 1324, condamne ceux qui“inventent de nouvelles notes […], coupent [les mélodies ecclésiastiques] par des hoquets, les

souillent par leur déchant, vont même jusqu’à ajouter des triples et des motets vulgaires”397, il

ne fait que condamner les menaces que font peser des manifestations subjectives sur un ordreétabli. Pour le musicien, les nouvelles possibilités d’élaboration rythmique sont autant

d’occasions d’exercer son choix et son sens de la différence (faculté éminemmentindividuelle) ; elles lui permettent d’échapper à l’inertie d'une répétition dont les modes

rythmiques étaient porteurs, mais remettent par là-même en cause le symbolisme et les raisonsqui motivaient leur fixité. C’est cette remise en cause qui justifie la menace ecclésiastique.

Le propre du sacré est précisément de s’exercer dans une dimension intemporelle, cequi incite l’autorité religieuse à exprimer sa suspicion envers le nouveau, l’instable, le

changement, bref, envers tout ce qui peut ouvrir une brèche dans la permanence de sesprincipes ; les manifestations mêmes de cette permanence s’expriment dans des actes (un

rituel) ou des idées fondés sur la répétition ou la référence au Même (un dogme).Ainsi, refuser son assujettissement au langage commun, refuser d’exercer son art dans les

cadres rigoureusement prévus pour / par la collectivité, revient à troubler la cohésion et lapermanence d’une identité collective.

Si ce principe d’assimilation progressive du nouveau / différent est à même de

justifier, en le portant à bien d’autres niveaux de l’activité humaine, la dynamiqueoccidentale, il nous permet par ailleurs d’évaluer la prégnance de modèles répétitifs au sein

des musiques de sociétés traditionnelles. Contrairement à la musique occidentale le langagemusical des sociétés primitives et traditionnelles, s’il peut engendrer lui aussi à l’usage ses

propres transformations, n’est pas régi par les mêmes nécessités ; comme le fait remarquerBrailoiu : “Le “primitif” n’a pas le souci d’innover […] Son souci est de préserver son bien,

pas de le remplacer.”398

“L’œuvre” obéit en fait aux règles en usage afin de répondre à une compréhensioncollective. La subjectivité du musicien reste sans cesse limitée par les cadres du système

auquel il se soumet et ne peut en aucun cas leur porter atteinte sous peine de s’isoler de sescongénères ; si le Moi ne venait pas finalement “se fondre dans les méandres de la

collectivité”399, il serait irrémédiablement perçu par la communauté comme un corps

exogène. Ainsi, le musicien se conforme “à un système qui n’a pas d’auteur - et ne peut en

avoir”400 mais qui lui fournit cependant les matériaux d’une création.

“La tendance au système définit l’une des propriétés les plus importantes de la musique

397 Trad. A. Gastoue la musique à Avignon.- B.N. Vmc 6162 (4), p. 272.398 C. Brailoiu, cité par Nattiez Le combat de Chronos et d’Orphée.- Paris : Bourgois, 1993, p. 24.399 F. Pecquet, op. cit., p. 230.400 C. Brailoiu, cité par Nattiez, op. cit.

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dite primitive : il faut que ses éléments constitutifs fondamentaux soient assez rigides pour

que, d’une part elle puisse, privée d’écriture, se perpétuer, inaltérée quant à l’essentiel, et, de

l’autre, tolérer l’intervention constante de l’arbitraire, en demeurant une musique ‘de

tous’.”401

De fait, la subjectivité étant inféodée à l’objectivité du système, la Différence soumise

à la Répétition, la création “primitive” acquiert une “intemporalité”402 qui ramène, par la

musique, la collectivité à ses fondements. Les systèmes de répétitions les plus aptes à “brider”

ou plutôt - pour éviter toute connotation eurocentriste - à encadrer le jeu du musicien peuvent

être actifs au niveau structurel, rythmique ou harmonique. Le drone 403 en est un exemple

(songeons aussi à son utilisation dans la musique indienne). La tonique et le mode qu’ildéfinit ont une telle prégnance qu’ils “clouent” littéralement le musicien à une échelle ; quel

que soit le degré de son invention mélodique, il ne pourra en aucun cas altérer la puissance dubourdon.

“Le son du tambura [ : fournit le drone ] qui se fait entendre avant, pendant et après le

chant, c’est l’Absolu, où le temps n’existe pas, qui fut, est, et sera éternellement. Le chant lui-

même, c’est la variété de la nature, surgissant de sa source pour y revenir à la fin de son

cycle.[…] En brisant la continuité de ce fond pour le transformer en accompagnement

organique [ harmonisation ] nous créerions tout simplement un second univers entrant en

lutte avec la liberté du son même, et nous détruirions la paix sur laquelle il repose.”404

Les cycles rythmiques en sont un autre exemple et révèlent une gestion du temps qui

est foncièrement différente de la perception temporelle qu’offre l’œuvre objet occidentale.Dans la musique occidentale, la pulsation et les métriques simples, supportant parfois des

formules particulièrement répétitives (rythmes de danse, ostinato, perpetum mobilæ) sont desagents de structuration temporelle qui restent subordonnés à l’élément capital dont le

compositeur se sert pour “construire” le temps : l’harmonie. Par son jeu classique de tensions-détentes, associé à un jeu motivique (contrapuntique ou thématique) elle laisse au

compositeur le loisir de satisfaire notre l’oreille selon son propre vouloir. En d’autres termes,le contrôle qu’il exerce sur le mouvement harmonique le rend “maître” du temps ; l’œuvre

construite suivant une certaine causalité possède un début, se dirige vers une fin et implique

une écoute linéaire et une remémoration permanente405.

Inversement, la musique traditionnelle ne construit pas le temps mais s’y soumet, dansla mesure où elle s’inscrit dans des modes de structuration rythmique qui imposent un “éternel

retour”. Qu’il s’agisse d’un cycle rythmique africain, d’un tala indien ou de la structure d’unechanson strophique, le musicien est obligé d’obéir à une répétition qu’il peut difficilement

transgresser sans porter atteinte au système lui-même. Par ailleurs, la force de la réitération esttelle qu’elle induit chez l’auditoire une activité mnémonique fondamentalement différente de

celle requise dans l’œuvre-objet. Il ne s’agit plus ici de se souvenir afin d’établir un lien ; il

401 Id402 Id.403 Nous l’avons vu en 8.2.404 A. Coosmaraswamy La danse de Shiva - 14 essais sur l’Inde.- Rennes : Ed. Awac, 1979, p. 151.405 Cf. notre examen du principe de relation dans l'œuvre-objet - chap. 3.2.1.

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n’y a rien à se re-mémorer puisqu’on sait déjà que la musique est animée d’un mouvement qui

renaît, sans cesse égal à ce qu’il était. Kierkegaard établit une nette distinction entre répétitionet ressouvenir qui nous est utile pour départager ces deux types de musique :

“Répétition et ressouvenir sont le même mouvement mais en sens opposé ; ce dont on se

ressouvient a été ; c’est la répétition en arrière ; la répétition proprement dite est un ressouvenir

en avant.”406

Contrairement à la répétition qui fonde la narrativité de l’œuvre-objet et qui active ennous à la fois réminiscence et espérance, la pratique itérative de la musique traditionnelle ne

suscite aucune remémoration puisqu’il n’y a pas lieu de se souvenir de ce que la collectivitéentière connaît déjà ; la répétition, soit au niveau micro-structurel (un cycle), soit au niveau

du retour d’une activité dans la vie de la communauté (une musique, une danse ou un récit)ramène à la surface de la mémoire collective ce qu’elle est et ce qu’elle a toujours été : elle est

à la fois communion et affirmation.

Il n’est donc pas étonnant, nous le disions plus haut, que la répétition s’exerce avec

une grande évidence dans le domaine du sacré ; là encore, que ce soit dans le retour incessantdu rituel, dans la réitération d’une formule verbale ou musicale, ou dans l’observance des

règles d’un système musical inaltérable, la répétition vise à conformer l’individu et/ou lacollectivité au Même et place l’activité humaine dans l’intemporalité.

“L’œuvre [du “primitif”] n’est pas une chose faite, mais une chose que l’on fait et refait

perpétuellement.”407

Alors que l’œuvre occidentale est un objet isolé, clos et se suffisant à lui-même, l’Art primitif

ou traditionnel ne prend son sens que dans la répétition ; la pulsation, le cycle rythmique, lemorceau lui-même appellent inéluctablement leur propre retour et exaltent à traversl’invariance d'une activité ou d'une structure musicale la permanence d’une identitécollective.

Aux vues de ces constatations, on comprend que critiques ou musicologues aient pu

attribuer à la musique de Stravinsky, "apôtre" de l’objectivité musicale, le qualificatif de

“sacrée”.408 En simplifiant quelque peu, on peut affirmer que Stravinsky parvient à construire

une musique où la subjectivité du créateur reste au second plan, en usant précisément d’unmatériau impersonnel, passé ou demeurant depuis toujours “dans le domaine public”. Outre le

sujet même de ses œuvres (mythologie, récits ou contes sacrés - chrétiens ou païens), “la plus

406 S. Kierkegaard La Répétition, cité par I. Stoianova, op. cit.407 C. Brailoiu ref. cit.408 Cf. A. Souris Conditions de la musique.- Bruxelles : Université de Bruxelles, 1976, chap. "Le sens du sacréchez Stravinsky".Tout le monde ne partage évidemment pas cet avis ; Adorno considère par exemple que les "rituels"stravinskiens sont de l'ordre du simulacre et que le sacré que correspond en rien à la nature de la sociétémoderne. Par ailleurs on peut s'interroger sur le paradoxe qu'appelle l' "objectivité" d'un compositeur dont onreconnait si aisément la griffe.

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grande part de sa musique se trouve […] pétrie dans des formules chargées de symbolisme

religieux : choral, hymnes, danses rituelles, psalmodie.”409 Il convient évidemment desouligner que les formes auxquelles fait référence A. Souris sont toutes habitées par des

réitérations structurelles claires qui impliquent traditionnellement - en esprit (suivre le

discours) ou en acte (y participer) - la communauté qui les emploie.En dehors de sa propension à “remettre à flot les vieux navires” (les formes /

techniques musicales du passé), l’autre particularité qui confère à sa musique un caractère“impersonnel” se retrouve dans l’usage qu’il fait du complexe rythmico-harmonique. En

conservant l’exemple du Sacre, on peut s’apercevoir que la tonalité, loin d’être absente de lacomposition, est exploitée d’une manière tellement rudimentaire qu’elle neutralise toute

possibilité dramatique et réduit par là-même les possibilités “expressives” dont étaientchargés les mouvements dissonance-consonance spécifiques à l’harmonie tonale.

Ainsi, les polarités “grossières”, la poly-modalité ou l’usage libre de la dissonance permettentà Stravinsky “de réhabiliter la dimension rythmique étouffée par la pensée mélodico-

harmonique et d'exhumer ainsi [ d’après ses partisans ] les origines de la musique.”410 Un deséléments qui marque le plus l’œuvre d’un caractère “primitif” est incontestablement la

prégnance de la pulsation et des ostinati qui soutiennent les scènes de danses collectives.C’est que “l’idée du sacrifice [ par nature répétitive puisqu’elle obéit ici au cycle annuel ]

façonne la facture musicale elle-même.”411 On voit ici que dans sa volonté de “faireprimitif”, Stravinsky s’est attaché à construire musicalement des états de stases qui nesollicitent aucun développement. Certaines analyses de l’œuvre ont d’ailleurs souligné que

l’inertie rythmique de quelques scènes obligeait Stravinsky à procéder par juxtaposition - parle remplacement d’une image par une autre - plutôt que par développement du matériau.

“On trouve seulement des translations d’éléments toujours identiques et entièrement

statiques, du surplace où l’irrégularité du retour remplace le nouveau […].“412

Le jugement que porte Adorno sur l’objectivation musicale entreprise par Stravinsky

et sur les moyens que celui-ci met en œuvre pour y parvenir, est selon nous l’un de ceux quimet le mieux à jour la différence entre les deux systèmes de différences-répétitions que nous

avons précédemment définis ; sans pour autant nous prononcer sur l'authenticité de cettedémarche (authenticité manipulée d’après Adorno), il nous faut reconnaître que l’usage de la

répétition chez Stravinsky (accentuation de la pulsation, ostinati mais aussi reprise de formes,de thèmes, de motifs traditionnels) dessert de façon efficace l’impersonnalité qu’il cherche a

atteindre et lui permet d’échapper au jeu dialectique de la différence-répétition exigé parl’œuvre-objet ; Adorno, de son côté, assimile évidemment la valeur sacrée à laquelle prétend

Le Sacre à un renoncement de l’exercice de la subjectivité413 (ce qui est le cas comme nous

409 Ibid.410 T.W. Adorno, op. cit., p. 161.411 Ibid., p. 164.412 Ibid., p. 162.413 G. Rosolato note à ce sujet “Quand Adorno ne voit dans l’œuvre de Stravinsky que 'psychose','dépersonnalisation', 'aliénation', 'schizophrénie', 'hébéphrénie', 'catatonie', ce débordement psychiatrique ne faitque refléter la hargne de l’auteur à l’égard d’une musique qui pourrait pour d’aucuns être qualifiée de sacrée,

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l’avons vu plus haut), d’où son aversion envers les manifestations d’une aliénation du Moi :

“Comme toutes les autres danses, c’est une danse collective, une ronde vide de toute

dialectique du général et du particulier. On obtient obrepticement l’authenticité en reniant le

pôle subjectif.”414

A propos du Sacre, un extrait du chapitre au titre significatif d’ “Archaïsme,

modernisme et infantilisme” (in Philosophie de la nouvelle musique), nous paraît mettre enévidence de façon extrêmement pertinente ce qui distingue la conception progressiste et

finaliste de l’esthétique occidentale des conceptions musicales traditionnelles que nous avonssommairement examinées.

Par ailleurs il souligne, comme nous l’avons fait, deux types de construction et de perceptiontemporels fondamentalement opposés :

“Le concept de forme musicale dynamique [œuvre-objet], qui domine la musique

occidentale depuis l’école de Mannheim jusqu’à l’actuelle école de Vienne, suppose justement

un motif maintenu comme identique et nettement dessiné, fût-il infiniment petit. Sa

dissolution et sa variation se constituent dans le seul contraste avec ce que l’on a conservé

identique dans le souvenir. La musique connaît le développement uniquement dans la mesure

où elle contient quelque chose de solide, de coagulé ; la régression stravinskienne qui voudrait

remonter à un stade antérieur, justement en raison de cette tendance substitue la répétition au

progrès. Cela, d’un point de vue philosophique, conduit au noyau de la musique. Dans la

musique comme partout - la théorie kantienne de la connaissance est à cet égard un exemple de

prototype - dynamisme subjectif et réification [transformation en chose] vont de pair comme

pôles de la même constitution d’ensemble. […]

Stravinsky se distingue du principe de dynamisme subjectif de la variation d’un donné

précis, par une technique d’amorces toujours renouvelées. […] Sa musique ignore le

souvenir, donc la continuité temporelle de la durée.”415

Enfin, nous pouvons clore ce détour par Stravinsky par une réflexion d’Adorno, à

nouveau destinée à distinguer l'expérience du temps que propose l’œuvre-objet (durée conçue

et vécue par le sujet) de celle qui prévaut dans la musique de Stravinsky et, finalement, danstoutes les musiques qui parviennent à nous faire “oublier le temps”. Adorno fonde sa

comparaison sur deux types d’audition (et indirectement sur deux approchescompositionnelles) différents :

“Le premier [ : ”expressivo-dynamique” ] prend sa source dans le chant ; il vise à

soumettre le temps en le remplissant et, dans ses suprêmes manifestations, transmue le

discours temporel hétérogène en force du processus musical. Le second [ : “rythmico-

spatial” ] obéit au battement du tambour. Il prend soin d’articuler le temps par une répartition

en quantités égales qui virtuellement abrogent le temps et le spatialise. […] En musique, toute

subjectivité est tombé sous la menace du hasard ; tout ce qui se présente comme objectivité

depuis l'hiératisme du Sacre jusqu’aux souvenirs funèbres […] œuvrant aux grandes célébrations, messes, noces[…].” ; G. Rosolato “Répétition”.- in Musique en jeu n° 9. Paris : Seuil, p.40.414 T.W. Adorno, op. cit., p. 162-165.415 Ibid., p. 170.

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collective, sous la menace de l’aliénation […]. L’idée de la grande musique consistait dans une

compénétration des deux types d’audition et des catégories de la composition conforme à

eux.”416

Ces considérations sur les deux modes de répétition (dynamique-statique) qui - très

schématiquement - départagent musique occidentale et musique traditionnelle ne sont pas àprendre comme une digression ; au contraire, elles nous permettent de mieux comprendre le

sens de l’ “impersonnalité” et du “rituel” auquel prétend la musique de S. Reich.Par ailleurs, l’exemple de Stravinsky nous semble particulièrement approprié dans la mesure

où il reste pour Reich, non seulement le musicien qui l’a éveillé à la musique, un modèled’inspiration (techniquement parlant) mais surtout un modèle d’alternative devant “l’idée de

la grande musique” occidentale dont parle Adorno. Le fait que Stravinsky ait chercher lespremiers thèmes de sa musique (ainsi que son matériau) en dehors de la musique savante

occidentale, renforce la conviction de Reich dans la nécessité d’absorber des éléments venus

d’autres temps ou d’autres cultures, capables de régénérer la musique et de la purger desexcès de la subjectivité causés par plus de deux siècle de “culte” de l’harmonie.

En ce sens, l’étude des musiques extra-européennes conforte Reich dans cette idéed’alternative (nous reviendrons un peu loin sur quelques-uns des “emprunts” techniques

effectués par Reich) :

“C’est la musique non-occidentale en général, et les musiques africaines, indonésiennes

et indiennes en particulier qui fourniront de nouveaux modèles structuraux aux musiciens

occidentaux. Mais elles ne constitueront pas de nouveaux modèles sonores (le vieux fantasme

de l’exotisme).”417

En dehors de la similitude de leurs objectifs esthétiques, la force que Reich etStravinsky donnent chacun à la pulsation - la base même de toute répétition rythmique - les

place l’un comme l’autre du côté de la catégorie “rythmico-spatiale” définie par Adorno (“...qui obéit au son du tambour”). Si l’on garde à l’esprit que le seul instrument d’apprentissage

musical de Reich a été la batterie, on comprend aisément, d’une part que sa musique portelargement la trace de l’usage que l’on fait traditionnellement de cet instrument (marquer la

pulsation et la mesure), et d’autre part qu’il affectionne et étudie les musiques où l'harmonieest inopérante ou du moins n’efface pas derrière elle le mètre et la pulsation.

En se conformant aux cadres traditionnels de la répétition, inspirés par les musiques de

sociétés à caractère stationnaire, la musique du courant répétitif se charge de la plupart desqualités de celles-ci. Prenant le contre-pied exact des principes réitératifs de l’œuvre-objet, la

répétition s’affirme ici comme “non-narrative, non-directionnelle et anti-fonctionnaliste parce

que mono-fonctionnelle”418. Ainsi, elle s’oppose à la répétition dynamique et oblige

l’auditeur à fonctionner sur un mode mnémonique similaire à “l’écoute oublieuse” des

416 Ibid., p. 201.417 SR. (“Quelques prédictions sur l'avenir de la musique”) in Writings.418 I. Stoianova, op. cit.

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musiques primitives.

L’extrême polarité autour d’un schème mnémonique conduit inévitablement à une saturationqui rend impossible (et inutile) toute remémoration (”La mémorisation continue aboutit à

l'oubli.”)419 ; elle place par conséquent l’écoute sur une ligne temporelle (presque) lisse, d’où

ne ressort pratiquement aucune aspérité capable de nous faire ressentir “le temps qui passe” ;

la durée, en tant que “succession de changements qualitatifs”420, devient d’autant plus

difficile à appréhender que les changements sont, dans le retour permanent de l’énoncémusical, inexistants ou infimes.

Notre difficulté à la percevoir fait ainsi du son, malgré la régularité de son retour, un

événement intemporel: “la musique existe entière, sans début ni fin..”421

F. Pecquet, pour qui la fascination se définit comme “la permanence de l’étant dans

l’immobilité temporelle”, associe par sa définition le but avoué du minimalisme (lafascination) à l’effet implicitement recherché par la “coercition répétitive” des systèmes

musicaux traditionnels ; dans les deux cas, le poids de la répétition ou du Même est tel qu’ilneutralise toute manifestation subjective capable de mettre en doute le système qui l’encadre ;

la puissance objective du son pousse l’auditeur vers “un univers de contemplation(fascination) où s’établit une correspondance totale entre l’autre, le son et soi.” 422 Reste qu’il

doit être à même, selon Stoianova, “d’assumer la fonction positive de l’oubli”423, c’est-à-dire

d’adopter un mode d’écoute foncièrement différent de l’écoute “savante, sérieuse, non-oublieuse”, et, incidemment, d’accepter - “au nom d’un vécu concret de l’instant intensif,

déployé, infini” - le son, pour la seule jouissance auditive qu’il procure, et non plus de leconsidérer comme un agent communicatif ou expressif.

“[…] la musique peut alors durer interminablement. L’espace-temps machinique et

statique dans sa motilité répétitive peut être interrompu en un point quelconque : on n'attend

pas la fin parce qu’il n’y a pas de fin, on ne suit plus parce qu’on observe, on ne récapitule plus

parce qu'il n'y a pas de structure à re-construire et parce qu'on ne se souvient pas de ce qu’on

oublie.”424

Cette nécessité (se consacrer au son sans rien en attendre) explique selon nous le fait

que les avis concernant la musique minimale (et la musique répétitive en particulier) soient sinettement départagés ; que cette “nouvelle” conception musicale - antithèse même de

l’œuvre-objet - dérange de nombreux européens pour qui l’œuvre, même “ouverte”, doitrester signifiante, n’est pas pour nous surprendre. Pour ceux-là, la musique de la nouvelle

avant-garde américaine apparaît évidemment comme d’une immense pauvreté, d’unestagnation exaspérante, etc... ; pour d’autres, frustrés ou inintéressés par la complexité, voire

l’ésotérisme qui baigne la musique “contemporaine”, elle montre les qualités d’un musique “à

419 F. Pecquet, op.cit.420 Bergson, cité par Cuvillier Vocabulaire philosophique.- Paris : Colin, 1956.421 P. Glass in VH 101 n°4, op. cit..422 F. Pecquet, op. cit.423 I. Stoianova, op. cit. ; l’expression est de D. Charles424 Ibid.

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dimension humaine”425, c’est à dire, capable d’affecter l’auditeur quel que soit son degréde culture musicale (c’est ici qu’on peut lire l’authenticité que ses partisans confèrent à cettemusique).

Mais en dehors de la lisibilité du “processus graduel” et de l’absence de différentsdegrés de lecture de l’œuvre (musique-surface), responsables d’une objectivité sonore qui

vaut parfois à cette musique le titre d’Acoustical-art426, la séduction qu’opère la répétition netient pas seulement au fait qu’en renonçant à imposer un (le) sujet, elle se laisse “attribuerles sujets”427 (elle laisse l’auditeur “nomadiser à son gré”428) ; cette séduction résulte avanttout du plaisir même que procure la répétition et, à travers celle-ci, des expressions d’une

force psychique élémentaire : la pulsion.

La pulsion, peut être définie comme “force qui pousse le sujet à accomplir des actions

visant à réduire les tensions”429 ; en cela elle dessert entièrement le principe de plaisir et le Ca

sur lequel “le principe de plaisir règne sans limitation.”430 Freud, qui déduit le principe de

plaisir du principe de constance, émet l’hypothèse selon laquelle “l’appareil psychique a unetendance à maintenir aussi bas que possible la quantité d’excitation présente en lui ou du

moins à la maintenir constante.”431

Les charges pulsionnelles ont donc tendance à se conformer à des modèles

homéostatiques, destinés à maintenir aussi bas que possible la quantité d’excitation ; larépétition (la pulsion devenue acte) apparaît donc comme l’expression même d’une recherche

de stabilité de l’appareil psychique : “la pulsion renaît, recommence - affirme G. Rosolato -

son principe même est la répétition.”432

En ce sens, le traitement itératif de l’énoncé musical dans la musique répétitive américaine(nous pouvons ici inclure les sons tenus de Young) obéit exactement au fondement

économique du principe de plaisir, donnant à chaque instant à l’auditeur une situation sonorequasi-identique à la précédente, lui faisant redécouvrir ce qu’il connaît déjà et le mettant ainsi

à l’abri de toute tension qu’occasionnerait l’arrivée d’un événement sonore saillant.(matériaux minimums, acte compositionnel minimal : nous pouvons ajouter aux

caractéristiques de la Minimal-music la quantité d’excitation minimale que celle-ci suscite).

Pour ses auteurs comme pour ceux qu’elle séduit, la musique répétitive offre ainsi “la

425 Remarque formulée par un spectateur à S. Reich après l’un de ses concerts. cf. SR. ("Entretien avecC. Gagne") in Writings.426 Un des synonymes de repetitive music, aux USA début 1970 ; cf. W. Mertens Minimal music.- Londres :Kahn & Averill, 1988, p.15.427 l’expression est de G. Deleuze.428 I. Stoianova, op. cit.429 A. Cuvillier, op. cit.430 S. Freud Essais de psychanalyse.- Paris : Payot, Petite bibliothèque Payot, 1981, p. 237.431 S. Freud, op.cit., p. 45.

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constance jouissive de son homéostase” et valorise, par le mode pulsionnel auquel elle obéit,

l’activité du Ça au dépend du Moi. On sait que la théorie psychanalytique freudiennereconnaît le Ça comme l’ensemble des tendances “instinctuelles” de l’homme, comme la

partie de notre psychisme qui - contrairement au Moi, considéré comme identique à laconscience - ne connaît pas l’influence du monde extérieur et reste inaltérée par l’activité du

conscient et du préconscient ; selon Nietzsche il est “ce qu’il y a de non-personnel et pour

ainsi dire de nécessaire par nature dans notre être.”433 Ces considérations sur le Ça rappellentle texte de Reich (Music as gradual process) avec d’autant plus d’intérêt que la psychanalyse

considère la tendance répétitive comme une des fonctions primordiale du Ça 434 .

Il est donc possible d’attribuer au “flou conceptuel” du Ça de la phrase de Reich(”...projeter son attention à l’intérieur du ça [it]”) une signification qui enrichisse et renforce -

fortuitement - son propos puisque l’impersonnalité de sa musique ainsi que l’absence de toutvecteur intellectuel ou affectif (qui renverrait au sujet donc au Moi) correspond parfaitement

aux qualités du Ça psychanalytique. Le seul objet que le rituel de Reich nous inviterait àcélébrer serait donc la part de nous-mêmes objectivement commune à l’espèce (non-

personnelle, impersonnelle... le Ça), celle qui, acceptant d’être agit par un mécanismecommun à tous mais souvent jugé esthétiquement douteux (le principe de plaisir), recréerait

l’image d’une identité collective.

“La pratique répétitive américaine peut être déduite de cette tendance répétitive qui

définit le Ça comme réservoir premier de l’énergie psychique. […] La pratique

conventionnelle de la répétition en musique peut, par contre, être rapportée fondamentalement

à la tendance restitutive qui définit le Moi, et qui tente par divers moyens de rétablir des

situations antérieures et d’utiliser les éléments répétitifs au bénéfice du Moi.”435

Geste et son apparaissent dans ce contexte à la fois comme la manifestation de la

pulsion et comme résolution de la tension dont elle était porteuse. Le fait que le complexegeste-son provoque la baisse de l’état de tension précédent, tout en suscitant à nouveau cet

état, désigne la répétition de l’acte comme dépendante du principe de plaisir, et plusexactement du plaisir de l’action.

De même que pour les drones de Young, les cellules répétitives de Reich impliquent les

musiciens dans un plaisir vécu dans l’actuel, qui n’existe que par leur propre activité ; le

plaisir esthétique ne dépend plus fondamentalement de l’activité du compositeur mais bienplus de celui de l’instrumentiste qui désormais tire plaisir de sa propre activité. Nous

partageons ainsi l’idée d’I. Stoianova pour qui la force de la musique répétitive américaine

réside “dans son caractère particulièrement actif, affirmatif.”436

432 G. Rosolato, op. cit.433 F. Nietzsche cité par S. Freud, op. cit., p. 236.434 I. Stoianova renvoie à la théorie de Bibring in Laplanche, Pontalis Vocabulaire de la psychanalyse.- p.88435 Id., art. “compulsion de répétition”. p. 86.436 I. Stoianova, op. cit.

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“Les actions productrices répétitives affirment l’importance des joueurs devenus tous

maîtres de la situation […]. L’activité répétitive impose un nouveau statut au musicien - celui

du joueur qui est là pour faire, pour produire, non pas pour interpréter et re-produire.”437

Affirmative, cette musique l’est sans aucun doute (ce qui la rend d’ailleurs autant

attrayante pour les uns qu’insupportable pour les autres).

Tout d’abord par le fait qu’ elle affiche ostensiblement sa vacuité et sa gratuité, récusant avecforce les prétentions expressives et signifiantes qui sont traditionnellement les siennes dans la

musique occidentale (la répétition statique aliène le Moi du compositeur / musicien / auditeurdans sa dimension affective et réflexive).

Affirmative enfin, puisqu’elle place la répétition et l’invariance musicale au seul service d’un

plaisir acoustique sensuel - projet habituellement inavouable (on sait avec quelle nuance

péjorative on emploie le mot “hédonisme”), que la musique américaine minimale retientcomme principe premier de son esthétique.

Refusant d’assumer un héritage technique et esthétique qui n’est pas le sien, lamusique répétitive américaine pose ainsi l’un des thèmes de la post-modernité artistique : “

[…] faire plaisir à son corps avant de faire plaisir à l’histoire.”438

437 Ibid.438P. Garland Americas : essays on American music and culture 1973-80.- 1982, cité par O. Delaigue Lesnouvelles musiques américaines et la France, de 1945 à 1985.- (1986 ?) Thèse soutenue au CNSM de Paris,dirigée par Y. Gérard, déposée au CDMC ; chap. E.

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SYNTHÈSE ET PROLONGEMENT(1971-1973).

La période délimitée par Drumming (1971) et Music for mallet instruments, voices &organ (1973) marque dans l’œuvre de S. Reich une transition à l’issue de laquelle ses

conceptions musicales vont se trouver sensiblement modifiées439. Bien que n'entraînant pasde revirement technique fondamental (les motifs répétés restent au centre de sa technique

musicale, ce qui laisse intacte une grande partie de notre analyse précédente) la musique deReich s'enrichit et se complexifie progressivement, l’amenant ainsi à délaisser le principe de

processus graduel et l’emploi exclusif du déphasage ou de l’augmentation. Selon Reich le butdu processus graduel était de préserver l’auditeur de l’ennui en lui présentant une situation

sonore qui se renouvelle à chaque étape du déphasage. Mais au début des années 70, alorsqu’il a déjà réalisé plusieurs pièces fonctionnant sur cette même technique, Reich, devant le

systématisme du procédé compositionnel, ressent la nécessité de trouver d’autres solutionspour générer de la variété dans le déroulement répétitif de ses œuvres. Alors que le “gradual

process” faisait figure de panacée jusqu’en 1969-70, il apparaît clairement avec Drummingque Reich cherche à intervenir de plus en plus dans le déroulement du processus pour en

briser ou du moins d'en atténuer l’automatisme. Il s’en explique quelques années plus tard(1976) auprès de M. Nyman :

“Quand on découvre une idée nouvelle il est très important de la présenter avec

beaucoup d’énergie et sans trop s’encombrer de détails […]. Mais après avoir fait ça un certain

temps, il faut s’arrêter : on ne peut pas passer sa vie à refaire le même dessin. Il est totalement

inutile de se contenter de reproduire les mêmes principes avec une orchestration différente.

Auriez-vous vraiment voulu que je reste vissé sur ma chaise à torcher l’un après l’autre des

petits chefs-d’œuvre de mise en phase ? ”440

Ces propos marquent de manière évidente un changement d’orientation, ne serait-ceque dans le fait qu’ils contredisent la sûreté de ton avec laquelle Reich défendait, en 1969, le

processus graduel ; ils appellent par ailleurs un examen rapide des principales œuvres quicouvrent cette période “charnière” de son œuvre musicale. C’est à l’issue de cette analyse

439 Résumé de l'évolution des techniques et matériaux de la musique de Reich, en annexe, p.440 SR. entretien avec M. Nyman in Writings (Écrits et entretiens sur la musique.- Paris : Bourgois, 1981).

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qu’il nous sera possible d’évaluer la nature exacte et la profondeur des changements de sa

technique musicale et de confronter ceux-ci avec les “canons” du minimalisme tels que nousles avons définis.

9.1. DRUMMING.

De toute ses œuvres, Drumming est celle qui a nécessité la plus longue gestation

puisque S. Reich y travaille avec son ensemble durant un an, à partir de l'automne 1970. Sadurée est un autre point qui laisse présager d’une œuvre particulièrement riche ; aucune de ses

pièces précédentes n'excédait 30 à 40 minutes. Très préoccupé de ne pas ennuyer son public,Reich ne s’est jamais laissé tenter par des musiques démesurément longues ; aucune de ses

œuvres n’approche dans ce domaine les pièces de Young ou de Riley.

“Si l’on fait durer trois heures une exécution de Piano phase, on crée un scandale et le

morceau n’est pas joué de manière sérieuse. […] Nous sommes des êtres humains, tous

semblables à bien des égards, et à partir d’un moment, la musique devient ennuyeuse même

pour les aficionados. Vient un moment où l’on a écouté une relation musicale pendant

suffisamment longtemps pour être à même de l’apprécier posément, à même d’évaluer la

composition des motifs résultants dans les parties hautes, médianes, basses, et il est temps de

passer à autre chose.”441

Ainsi, le fait que Drumming dépasse largement la durée habituelle de ses pièces trahit

l’utilisation d’un matériau musical et d’une structure propres à soutenir notre attentionpendant près de 80 minutes.

Selon Reich lui-même, cette œuvre est un raffinement des procédés qu’il a employés

jusque là ; elle reste donc un processus et soumet de nombreux passages à des déphasagesgraduels. Elle assimile cependant un nouvel élément technique encore inusité, qu’il nomme

“substitution”. La pièce entière repose sur ces deux procédés, mais gagne surtout encomplexité par le fait qu’elle met en jeu - et ce pour la première fois - des groupes

instrumentaux de timbres différents . Déphasage et substitution, attribués successivement ousimultanément aux divers groupes, permettent ainsi d’obtenir au cours de l’œuvre des

situations rythmiques et des textures de timbre particulièrement variées.

“Drumming montre qu’il est possible de continuer assez longtemps dans la même

tonalité si l’on introduit une certaine variété par des développements rythmiques et par de

complets changements de timbres.”442

Par ailleurss l’œuvre comporte plusieurs sections qui, malgré des enchaînements trèsprogressifs (”fondu-enchaîné” des timbres et des motifs), produit une impression de contraste.

Chaque partie est donc spécifique d’une part, par le(s) groupe(s) instrumental(aux) qu’ellesollicite et d’autre part, par la nature du (des) processus qui régit le pattern (il faut préciser

441 Id.442 SR. Writings, p. 111.

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que la pièce est entièrement construite à partir d’un unique motif rythmique à 12 temps ; lesmotifs différents sont obtenus après déphasage ou par les resulting patterns).

Les quatre sections comprennent respectivement :

I - trois jeux de Bongos accordés (sur 4 notes)- une voix d’homme.

II - trois marimbas - trois voix de femmes.

III - trois Glockenspiels - Sifflet - Flûte piccolo.

IV la quatrième section combine les trois groupes.

Chaque effectif est conçu de manière à pouvoir opposer un ou deux instrumentiste àun troisième, au cours d’un déphasage. Selon Reich, réaliser le déphasage dans un mêmegroupe d’instruments est primordial, puisque c’est le seul moyen d’entendre clairement ceprocessus ; de plus, seules deux voix de même timbre permettent de former à l’oreille desmotifs résultants.

A ce noyau instrumental, chargé dans chaque section des déphasages ou des substitutions,Reich a adjoint des voix (amplifiées, aux attaques percussives) ou des instruments detessitures équivalentes destinés à souligner les motifs résultants de leur groupe respectif.

Drumming (1971) ; mesures 1 à 8. (1ère section pour bongos et voixd’homme) ; le signe “=” indique chaque nouvelle note du cycle.

La première section débute par le procédé de substitution, procédé qui consiste, ausein d’un cycle rythmique, à remplacer progressivement les silences par des notes de valeursrythmiques égales, afin de créer un motif mélodique final (mesure 8). La mise en place de cespremières mesures rappelle les entrées successives de In C (Riley, 1964). Deuxpercussionnistes commencent par jouer la mesure 1 (chaque mesure est répétée au moins 6 à 8fois) ; puis l’un deux passe à la mesure suivante : l’autre est alors libre de le “rattraper”immédiatement ou au contraire de rester quelques instants encore sur la première mesure. Le

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immédiatement ou au contraire de rester quelques instants encore sur la première mesure. Le

troisième rentre sur la mesure 1 ad libitum , et suit “à distance” les deux premiers musiciens.Le motif se construit donc au fur et à mesure, mais garde toujours un contour dynamique

irrégulier, qui ne se stabilise que lorsque le motif est entièrement joué (par ex. : si les mesures3, 4, 5 sont jouées simultanément, la mesure 3 sera particulièrement accentuée puisque

présente à toutes les voix).

Parvenus à la mesure 8, les bongos se déphasent les uns par rapport aux autres : le

premier reste immobile mais les 2 et 3 ème se déplacent respectivement vers la deuxième ettroisième noire. La seconde section débute lorsque le groupe de marimbas se fixe sur les

motifs de bongos (les marimbas conservent le déphasage amorcé par les bongos). Lentement,par tuilage dynamique, le timbre des marimbas émerge pendant que celui des bongos décroît

en intensité ; cette substitution de timbre s’apparente cette fois clairement à la mélodie de

timbre et se retrouve dans toutes les périodes de transition (entre les sections I-II, II-III et III-IV).

Ce même principe apparaît d’ailleurs dans les passages doublés en resulting patterns commec’est le cas dans cette deuxième section : les motifs mélodiques joués aux marimbas glissent

progressivement dans une tessiture plus aiguë, plus appropriée aux voix de femmes ; lorsquedes motifs résultants sont alors chantés, la différence de timbre leur donne bien plus de relief

que si le doublage était uniquement réalisé par d’autres marimbas.

En dehors des transformations mélodiques que permet la substitution (remplacer unsilence par une note, ou l’inverse), Reich obtient de nouveaux motifs, non pas en les imposant

“brutalement” d’une mesure à l’autre, mais toujours par métamorphose, en usantprogressivement du déphasage mais aussi de l’augmentation-diminution rythmique (rajouter

ou retirer des silences entre les notes). Après une série d’alternance du principe désormaisclassique de déphasage-soulignement de motifs résultants, Reich procède à un nouveau

tuilage marimbas-glockenspiels qui ouvre la troisième section. Celle-ci suit la mêmeévolution que la précédente : reprise textuelle de la fin de la seconde section, transformations

rythmiques par déphasage-augmentation et transformations mélodiques (glissement versl’aigu) de manière à évoluer dans une tessiture propre au sifflet et à la flûte piccolo (pour de

nouveaux motifs résultants).

La quatrième section est la plus riche de toutes puisqu’elle ajoute au 3ème groupe déjàen place les deux premiers. Là, Reich rassemble les trois groupes sur un même motif

rythmique (celui de la mesure 8), mais laisse à chaque ensemble le motif mélodique qu’il a

acquis ; puis, deux des trois instruments de chaque ensemble se déphasent tour à tour,auxquels viennent ensuite s’ajouter les voix ou instruments qui leur correspondent (en

resulting patterns), créant ainsi une texture particulièrement dense. La pièce s’achève commeelle a commencé par une substitution, mais qui remplace cette fois les notes par des silences,

ne laissant subsister à la dernière mesure qu’une note du pattern initial.

Si ce survol de Drumming ignore les détails de l’œuvre sur lesquels il n’est pasindispensable de s’étendre (nous avons déjà observé comment fonctionne déphasage,

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augmentation et resulting patterns), il permet cependant de constater que Reich utilise icitoutes les ressources de sa technique (en plus du nouveau procédé de substitution).Jusqu’alors, une pièce se composait d’un processus unique, exploité du début à la fin ;

Drumming, au contraire, repose non pas sur un, mais sur l’ensemble des procédés qui formentmaintenant la “boîte à outils” de Reich, procédés utilisés successivement selon les nécessités

du compositeur.

Par ailleurs, en plus de la diversité des timbres (dans la succession des parties mais aussi àl'intérieur de celles-ci), Reich se permet pour la première fois (grâce au principe de

substitution) d’introduire des notes qui “débordent” de l’énoncé initial. Ainsi l’ambitus desmotifs se déplace de la section I à III vers l’aigu, ce qui renforce les contrastes entre elles.

Enfin, ce double mouvement timbre-hauteur, aboutit au jeu tutti de la dernière section dont la

richesse de timbre, l’ambitus (plus de deux octaves) et l’épaisseur de la polyphonie laissentprésager la fin de l’œuvre.

Cette composition, animée par un souci évident de variété, marque donc le début

d’une période durant laquelle S. Reich s’efforce de trouver des éléments capables de modérerles effets limités du seul déphasage graduel qu’il exploite depuis 1964-65. Il ne faut pas

cependant imaginer que Reich, après avoir travaillé près de 6 ans sur les mêmes techniques,se livre du jour au lendemain à une course effrénée à la nouveauté ; la particularité de cette

période (71-73) est justement de montrer certaines tendances ambivalentes qui le rattachentencore à des pratiques antérieures et annoncent en même temps une nouvelle approche de la

composition qu'il va exploiter tout au long des années 70 (et même au delà). Les piècesClapping music, composées immédiatement après Drumming et Six pianos (1973) en sont des

exemples.

9.2. Bien que fort modeste dans ses proportions, CLAPPING MUSIC 443 est la

première pièce de Reich qui remet en cause le déphasage graduel ; elle est écrite pour deuxmusiciens qui frappent simplement dans leurs mains le pattern rythmique indiqué par Reich.

Le choix de cet effectif rompt avec la multiplicité de timbres engagée dans Drumming, maiss’explique par le désir de montrer qu’une musique rudimentaire mais acoustique, capable

d’être exécutée “dans une caverne comme dans une salle de concert”444, vaut bien toute la

musique générée par électronique (Reich garde encore le “mauvais” souvenir du PSPG).

“Dès qu’on coupe le courant [la musique électronique] est finie, alors que nous, nous

pouvons jouer cette pièce partout dans le monde où il y a des musiciens pour l’interpréter.”445

Hormis la texture élémentaire de cette pièce (aucune variété de timbres, ni de mélodie)qui la rapproche par exemple de Pendulum music, celle-ci a la particularité de renoncer - nous

443Cf. Table des exemples musicaux. ex. 12.444 SR. (1975) correspondance avec C. Gottwald "S. Reich - Signaux entre exotisme et industrie".- inContrechamps n°6. Paris, Lausanne : L'Age d'Homme, 1986.445 Ibid.

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voix n’évolue plus de croche en croche par accélérations successives de tempo, comme c’étaitle cas jusqu’à présent ; le motif est simplement décalé de manière abrupte (après un nombrede répétitions ad lib.) d’une croche vers l’avant du temps.

“La différence entre ces changements soudains [décalage du motif] et les déphasagesgraduels des autres morceaux est que, lorsqu’on joue selon un processus de phase, on entend lemême motif se déplacer par rapport à lui-même, et les premiers temps de l’une et l’autre voixsont de plus en plus éloignés, tandis qu’ici, les changements soudains créent l’impressiond’une série de variations de deux motifs différents dont les premiers temps coïncident. DansClapping music, on peut avoir de la difficulté à percevoir que le second interprète joue enfait le même motif que le premier, bien qu’il ne commence pas au même endroit.”446

La remarque de S. Reich met l’accent sur le fait que désormais, la perception duprocessus qui soutend la composition n’est plus un impératif de son esthétique. En écartantcette nécessité, Reich ne fait que confirmer son recul pris par rapport à un procédé qu’il jugemaintenant trop contraignant et inapte à lui fournir de nouveaux matériaux de composition.En se libérant des obligations qu’imposait un processus “lisible”, il lui est possible d’exercerplus librement des choix dans l’agencement des matériaux. Reich récupère ainsi un peu de laliberté qu’il avait délibérément bloquée sous l’activité du processus.

Clapping music (1971) pour claquements de mains ; mesures 1 à 6 (lestraits foncés permettent de visualiser la progression du motif).

9.3. SIX PIANOS 447, composée entre l’hiver 1972 et mars 1973, atteste de l’abandondu déphasage tel qu’il était pratiqué jusqu’à Drumming. Le choix de l’effectif et del’instrument peut surprendre ; alors que Drumming laissait présager un développement de lavariété instrumentale, la première pièce conséquente qui suit nous ramène à l’univers sonorede Piano phase (parfois réalisé par 4 pianos) de 1967. En fait, Reich souhaitait depuis 446 SR. Writings, p. 118.447 Cf. Table des exemples musicaux. ex. 13.448 Cf. Table des exemples musicaux. ex. 13.

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plusieurs années réaliser un morceau pour tous les pianos d’un magasin de pianos et c’estseulement en 1972 qu’un commerçant met à sa disposition ses instruments pour desrépétitions nocturnes. Son goût pour l’expérimentation musicale le pousse donc à ne pasrenoncer à son projet ; néanmoins, Reich base sa composition sur les derniers acquistechniques qu’il a réalisés.Rapidement, il se rend compte qu’un trop grand nombre de pianos (de surcroît des pianos deconcert) produisent un volume sonore trop épais et inapproprié au caractère percussif de lapièce : il la limite donc à 6 pianos (droits).449

Au déphasage par glissement de tempo succède dans cette œuvre la technique dedéphasage “par à-coups” inaugurée dans Clapping music, en plus des éléments habituelsd’augmentation, de substitution ou de resulting patterns. La pièce contient par ailleurs uneforme d’hybridation du déphasage et de la substitution que l’on retrouve plusieurs foisdans l’œuvre et qui est présente dès les premières mesures : elle consiste à construire parsubstitution sur l’une des voix un motif identique à l’un de ceux tenus en ostinato, maisdirectement déphasé par rapport à celui-ci.

Extrait de Six pianos (1973) ; mesures 1 à 8 ; portées des pianos 3 et 4.Dans cet extrait, les pianos 1, 2 et 6 gardent le même ostinato rythmique que le 3(1 et 6 sur les mêmes notes, 2 et 3 suivent la même courbe mélodique mais àpartir d’autres degrés - dans le médium et dans le grave) ; les pianos 4 et 5jouent à l’unisson.Le pattern que construit le piano 4 est celui du piano 3, décalé d’une noire enarrière (le trait foncé correspond au "départ" du motif). Les numéros indiquentdans quel ordre chaque note apparaît (ex : 4 répétitions avec l'accord do-fa (1),puis entrée du fa grave (2) qui s'ajoute à (1) ; après quelques répétitions de (1) +(2) dans le cycle, on ajoute le (3), et ainsi de suite jusqu'à ce que le motif soitcomplet).

Malgré une variété de timbre sensiblement plus pauvre, on retrouve dans Six pianosdes éléments qui placent cette pièce dans le prolongement de Drumming. De même que dansl’œuvre le 1971, Reich a recours ponctuellement à des modifications du matériau capables demaintenir l’attention de l’auditeur. Introduire un changement à un niveau que n’affectenthabituellement pas les divers processus permet à Reich de “relancer la machine”, d’apporterun renouveau sur lequel les mêmes éléments techniques puissent s’exercer sans craindre de

449 Il en existe une transcription réalisée par Reich pour Six Marimbas (1986).

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un renouveau sur lequel les mêmes éléments techniques puissent s’exercer sans craindre de

stagner. Ici, la pièce (15 à 20 min.) ne dépasse pas la durée moyenne des sections deDrumming ; cependant Reich n’hésite pas à la diviser en trois parties, ce qui, à notre sens, est

encore révélateur de sa volonté d’apporter de plus en plus fréquemment de la diversité au seinde sa musique.

L’homogénéité de timbre implique nécessairement de démarquer chaque section

autrement que par un changement d’instrumentation ; Reich reprend alors les changements detessitures qu’il avait déjà utilisés dans Drumming, mais les renforce surtout par des

changements de modes. Bien que dérivés de la même tonalité, les trois parties (Ré maj., Midorien, Si min.) ont des polarités clairement audibles, ce qui permet d’amorcer timidement

une rupture avec le principe que Reich conservait jusqu’alors (une œuvre = un mode).

9.4. C’est dans l’œuvre suivante que Reich rompt avec ce principe qui participait,depuis Piano phase, au caractère “monolithique” de sa musique. Reich accentue

effectivement dans MUSIC FOR MALLET INSTRUMENTS, VOICES & ORGANS450

l’importance structurelle des mouvements harmoniques de Six pianos en délimitant les

sections de sa nouvelle composition (entreprise début 1973) par de véritables modulations ; deplus Reich “ose” porter atteinte à la régularité métrique qui caractérisait jusque-là ses œuvres,

et renforce les contrastes produits par les changements harmoniques et par deschangements de mesure (ainsi que par la présentation abrupte de nouveaux motifs rythmico-

mélodiques).

I - Fa dorien (3 bémols), à 3/4 3’ 30”

II - La bémol dorien (6 bémols), à 2/4 5’ 30”

III - Si bémol min. (5 bémols), à 3/4 5’

IV - La bémol mixolydien (sans 3ce, 5 bémols), à 3/4 3’

Comme d’habitude, les sections obéissent à la même pulsation et s’enchaînent sans

aucune interruption (les durées sont approximatives, la pièce dure environ 17 min.).Contrairement à Drumming qui délimitait ses sections avant tout par des modifications de

timbres, Music for mallet instr. fait entrer tous les instruments et voix dès les premièresmesures. Chacune des parties fonctionne sur les bases d’un même mécanisme, qui s’inspire en

partie du dernier mouvement de Drumming.

L’œuvre superpose ici plusieurs processus de nature différentes, ce qui représente

pour Reich une autre innovation. Les instruments à percussions sont désignés pour effectuer,par famille, des déphasages (identiques à ceux de Six pianos) sur des ostinati qui leur sont

propres (les glockenspiels sur leurs motifs, les marimbas sur d’autres). Chaque construction

450 Musique pour instruments à mailloches, voix et orgue. Cf. Table des exemples musicaux. ex. 14.

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autre processus - le processus d’augmentation (voir Four organs) - confié à deux des troisvoix de femmes, à l’orgue électrique et au métallophone. Lorsqu’un marimba ou unglockenspiel achève la construction de leur pattern déphasé, les deux accords tenus par lesvoix, orgue, métallophone sont augmentés (augmentation de la durée : multiplication par deuxdu nombre de mesures).

Après plusieurs augmentations successives, ce processus se stabilise (lorsqu’il devientdifficile pour les voix de tenir des notes de l’accord plus longtemps) ; les percussions étant aumaximum de leur activité (plusieurs déphasages superposés), la troisième voix intervient poursouligner par des onomatopées percussives (comme dans Drumming) des motifs résultantsd’après le jeu des glock. et marimbas. Puis les motifs déphasés “regagnent” leur placed’origine et les accords augmentés (rythmiquement) se rétractent en quelque répétition dansleur longueur initiale ; la situation est alors rigoureusement la même à la fin de la section qu’àson début et permet de passer à la section suivante (ce plan est celui adopté par chacune dessections).

En dehors de la structure harmonique de l’œuvre, il est intéressant de constaterqu’apparaissent, au sein même des sections, des mouvements harmoniques qui, dans despièces ultérieures, seront bien plus développés que le modeste pas cadenciel III-I confié auxvoix et orgue (le motif augmenté ms. 1, 2)

Le début de Music for mallet instruments, voices & organ (1973).

L'extrait ci-dessus représente environ 1' 30" de jeu. (Org. = orgue ; Met. = métallophone ; Gl. = glockenspiel ; Ma. = marimba)

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métallophone ; Gl. = glockenspiel ; Ma. = marimba)

Les déphasages sont construits successivement au marimba 4 et au

glockenspiel 2 (cf. les crochets entre Ma.3 et 4 et Gl. 1 et 2). Le Ma.4 reprend le

pattern du Ma.3, mais sur la 4ème croche de la mesure, et le Gl.2 celui du Gl.1sur

la 5ème croche de la mesure. Les numéros indiquent l'ordre d'entrée des notes du

pattern (cf. l'exemple de Six Pianos).

Reich numérote (dans la partition d’origine) les mesures en fonction du

processus d’augmentation (notre extrait présente donc les mesures 1 et 2) et

donne des lettres aux mesures où se construit le motif déphasé (”compressées”

dans notre extrait) ; on a donc pour Ma.4 : ms. 1A (= si), 1B (= si+la), 1C (=

si+la+mi) ... puis lorsque Gl.2 entre à la mesure 2 : ms. 2A, 2B, 2C ...

Cette analyse des éléments les plus caractéristiques de Music for mallet instr. nous

permet maintenant de mieux évaluer l’importance des évolutions de la techniquecompositionnelle de Reich. En près de trois ans, sa musique est passée des processus

monostructurels que l’on trouvait dans Phase pattern (1970) ou Pulse music (1969), (un seultype de processus par œuvre), exploitant un seul timbre, un mètre et un accord / mode par

composition, à des pièces où des processus de différentes natures se mêlent ou se succèdent,où les patterns se différencient - successivement ou simultanément - par leurs timbres ou leur

contours mélodico-rythmiques, à des pièces, enfin, où l’harmonie a un rôle actif à jouer.

Si, comme on peut s’y attendre, les pièces postérieures à cette période montrent untravail toujours plus élaboré du matériau sonore, notamment axé sur les différents timbres

instrumentaux (Reich intègre peu à peu des instruments autres que les percussions : cuivres,

bois, cordes...), il est intéressant de porter succinctement notre analyse au delà de 1973 pourconstater que Reich donne de plus en plus d’importance aux mouvements harmoniques.

D'après les divers procédés de transformation rythmique, inchangés depuis Music for

mallet instr. , Reich construit Music for 18 musicians451 (1976) sur un cycle harmonique oùse succèdent 11 accords oscillants entre les tons de Ré et La majeur.

Les premières et dernières sections (I et XII) laissent entendre le cycle à raison d’un accord

toutes les 20 ou 30 secondes, “tout à fait comme des notes de cantus firmus”452, ce qui fait

dire à S. Reich :

“Il y a plus de mouvements harmoniques dans les cinq premières minutes de Music for

18 musicans que dans n’importe laquelle de mes œuvres précédentes. Bien que le passage d’un

accord à l’autre ne soit le plus souvent qu’un changement de disposition, un renversement ou la

reformulation d’un accord en son relatif mineur ou majeur […] le mouvement harmonique joue

un rôle plus important dans cette composition que dans tout ce que j’ai écrit auparavant.”453

Les accords du cycle servent successivement à batir les dix sections intermédiaires (II

451 Cf. Table des exemples musicaux. ex. 15.452 SR. Extrait de la notice du disque Music for 18 musicians, ECM 1129.453 Ibid.

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troisième de toute la section III ... chaque section appelant des processus, des motifsrythmiques, ou des combinaisons instrumentales différentes.

Music for 18 musicians (1976) ; cycle des 11 accords de l’œuvre (ilsforment les sections I et XII à raison d'un accord toutes les 20-30 sec. ainsi queles sections II à XI à raison d'un accord par section - 4 à 5 min. chaque)

Un dernier point concernant la période 71-73 reste à examiner ; bien qu’ayant déjà étémentionné, il nous faut revenir sur l’intérêt que porte Reich aux musiques extra-européenneset plus précisément à la musique africaine.

Si, comme nous l’avons vu, sa curiosité le pousse très tôt à se documenter sur cettemusique, les principes de ses propres compositions le poussent à découvrir plus en profondeurdes techniques qui viennent finalement enrichir son propre langage. En ce sens, il n’est pasfortuit que l’œuvre qui ouvre la remise en cause du processus graduel (Drumming) ait étécomposée immédiatement au retour d’Afrique de Reich.

“Ce séjour a confirmé l’intuition que j’avais que les instruments acoustiques et les voixpourraient être utilisés pour produire une musique à la sonorité véritablement plus riche quecelle produite par les instruments électroniques, et il a également confirmé mon inclinationpour la percussion.”454

Bien plus qu’une simple confirmation, nous pensons qu’une pratique et une étude plusapprofondie de la musique d’Afrique de l’ouest a permis à Reich de renouveler en partie sonvocabulaire et l’a incité à reconsidérer la technique drastique du processus graduel. Aussi neserons-nous pas étonnés de retrouver dans notre survol de la musique de percussionsafricaines quelques similitudes avec les nouveaux acquis techniques réalisés par Reich à partirde 1971. Ce dernier n’a-t-il pas affirmé que les musiques non occidentales “fourniront denouveaux modèles structuraux aux musiciens occidentaux.”455

454 SR. Notice du disque Drumming, CD 427-428 Deutsche Gram.455 SR. (“Quelques prédictions optimistes sur l'avenir de la musique”) in Writings, loc. cit. Chap. 8.

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9.5. QUELQUES DONNÉES SUR LA MUSIQUE AFRICAINE.

Comme nous l’avons évoqué en 8.3, l'une des spécificités de la musique de percussionafricaine est d’affirmer clairement la pulsation et la métrique à travers la répétition de sesmotifs instrumentaux. Nous pouvons emprunter à S. Arom certaines définitions descaractéristiques de la rythmique africaine en conservant à l’esprit les techniques de Reich.

“Le mouvement stable et régulier […] indique que l’on se trouve en présence d’unemusique mesurée . La prédominance des formules répétitives ininterrompues, dans lesquellesun matériau semblable réapparaît à intervalles réguliers, atteste d’une périodicité rigoureuse.Les diverses parties instrumentales exécutées simultanément ne s’ordonnent pas véritablementverticalement les unes aux autres, mais plutôt en diagonale, selon des principesd’entrecroisement des rythmes individuels.”456

Contrairement à la musique indienne où le tabliste improvise dans un cycle rythmiquedonné, la musique africaine requiert plusieurs instrumentistes qui n’improvisent pas maisrejouent des motifs appris (à l’exception du maître tambourineur qui peut apporter ad libitumdans le cours du morceau des motifs traditionnels).

De plus, les musiques indiennes ou balinaises construisent leur improvisation ou leurcomposition à partir d’un début de cycle commun à toutes les percussions ; la grandeoriginalité de la musique africaine est de faire exécuter simultanément par plusieursinstruments des formules rythmiques différentes, exprimées par rapport à un mètre commun,mais dont le temps de départ ne correspond pas forcément.

Motifs Hatsyiatsya du Gahu. Tribut Ewe, Ghana.

456 S. Arom “Structuration du temps dans les musiques d’Afrique centrale : périodicité, mètre, rythmique etpolyrythmie”. - in Revue de musicologie. Paris : Société française de musicologie, 1984, tome 70 (1). Voir aussiV. Agawu "the rythmic structure of West African music".- in Journal of Musicologie.- été 1987.

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Un exemple de ce principe (cf. supra) a été transcrit par Reich lui-même au cours deson séjour au Ghana (il correspond parfaitement aux transcriptions déjà réalisées par A.M.

Jones457).

Il s’agit d’une musique de danse (le Gahu) à laquelle correspond également des chants(Hatsyiatsya) ; elle nécessite quatre musiciens : 2 atokés (cloches) et 2 doubles tam-tams.

Les motifs des atokés ne varient pas et conservent leur ostinato jusqu’à la fin du

morceau. Par contre, il existe plusieurs motifs pour les tam-tams (ici 3 x 2 parmi biend’autres, 8 tam-tams pouvant jouer simultanément des motifs différents dans cette danse). Il

faut remarquer que tous les motifs 1, 2 et 3 des tam-tams et des atokés sont de même mètre,ou de mètre proportionnel mais que leurs cycles respectifs n’ont le même point d’entrée : dans

les motifs 1 et 2, le tam-tam 1 entre une noire après les atokés, et le tam-tam 2 une crocheaprès ; pour les motifs 3, le tam-tam 1 entre une croche avant et le tam-tam 2 deux noires

après.Ce simple exemple évoque évidemment bien des ressemblances avec la technique de

Reich. La désynchronisation des premiers temps des différentes voix s’apparente clairementau déphasage des patterns que Reich construit par substitution (Six pianos) ou déphasés par

“à-coups” (Clapping music).Le fait que les musiciens, après un nombre de répétitions ad lib., changent plusieurs fois de

motifs en cours de morceau, rappelle par ailleurs des changements de section de plus en plusfréquents chez Reich après 1971 (Music for mallet instr.).

Le passage d’un motif à l’autre se fait en même temps par les musiciens africains, d’après unsignal sonore émis par le maître tambourineur (une mesure de croches par exemple) ; on

retrouve ce procédé dans la pièce Music for 18 musicans, pièce dans laquelle Reich confie aumétallophone le soin d’ ”avertir” l’ensemble, par un court thème mélodique, d’un changement

de section .Il est courant d’entendre les musiciens africains varier leur ostinato en omettant ou en

étouffant sur leur instrument une ou plusieurs des frappes de leur cycle rythmique,

s’approchant ainsi de la technique que Reich nomme de “substitution” (Drumming).Enfin, nous pensons que la sonorité des percussions africaines (les tambours de toutes tailles,

les hochets, les instruments à frictions, les cloches...) dont la diversité de timbre permetd’accentuer les effets de polyrythmie, a très certainement incité Reich à modifier sa technique

et son instrumentarium de manière concomitante : que l’on repense par exemple à la dernièrepartie de Drumming où l’évolution autonome de chaque couche de la polyrythmie est

considérablement renforcée par les différences de timbre (une “strate” = un processus = untimbre).

Ces similitudes techniques nous semblent non négligeables. Ainsi, le propre jugementde Reich nous paraît considérablement tempéré lorsque celui-ci affirme que “l’influence de

[son] voyage en Afrique sur [sa] manière de composer s’est plus révélé de l’ordre de

457 A.M. Jones Studies in Africa music.- London : Oxford Univ. Press., 1959.

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l’émulation que du changement d’orientation.”458 En effet, l’attention portée aux œuvres

composées entre 71 et 73-74 nous a laissé voir, à défaut d’un “changement d’orientation”, dumoins une très nette évolution de son langage ; de plus, si nous croyons effectivement à

l’émulation provoquée par l’étude et l’apprentissage de la musique africaine, ce bref exposé

nous permet de considérer les “éventuelles” sources d’inspiration qui enrichissent sonvocabulaire musical à partir de 1971.

Une recherche dépassant les limites historiques de notre période d’investigation nedonnerait que plus de poids aux dernières œuvres que nous venons d’étudier, dans la mesure

où elles annoncent une complexité et un enrichissement de l’écriture dont la croissance ne

s’est toujours pas démentie depuis459.

Il n’est qu’à considérer quelques unes des œuvres des années 80 pour s’en convaincre

(Tehillim -1981, Desert Music - 1984 ou Four sections 460- 1986) ; les éléments qui font

oublier la prégnance des bases - toujours présentes - de son langage (pulsation, motifs répétés)sont extrêmement nombreux : mouvements harmoniques de plus en plus serrés, modèles

formels “classiques” à l'intérieur des sections (formes A.B.A, formes en arche

A.B.C.D.C.B.A, chaconnes), résurgences “thématiques”, dessin mélodique plus précis (devéritables mélodies émergent au dessus d’ostinato), orchestration de plus en plus variée

(jusqu’à l’orchestre symphonique et chœur), changements de tempi et/ou de mesures entresections, textes mis en musique (psaumes hébreux, poèmes de William Carlos Williams).

Reich n’est pas le seul à opérer entre 1970 et 1975 un tel revirement ; P. Glass, l’autre

“pionnier” de la musique répétitive, donne à l’issue de cette période sa première œuvre degrande envergure - l’opéra Einstein on the Beach conçu avec R. Wilson - qui marque, avec

Music for 18 musicians, la reconnaissance par la critique et le grand public de la New-Musicet confirme leur volonté de créer une musique dont “la surface [soit] beaucoup plus variée, de

sorte que sa nature répétitive - sa caractéristique potentiellement la plus aliénante - [soit]

également déguisée.”461

L’écoute successive d’un One plus one (1968) et d’une pièce composée une décennie après -Another look at Harmony (le titre est lui aussi significatif) ou encore de Satyagraha (1980),

opéra avec chœur et orchestre symphonique, fait ressortir une évolution du langage de Glasslargement semblable à celle que Reich réalise dans le même temps.

De même, nous retrouvons plus de 10 ans après ses All-night concerts un T. Riley débarrasséde ses dispositifs électroniques générateurs de répétition, écrivant par exemple pour quatuor à

458 SR. “Non western Music and the western composer”.- in Analyse musicale, 2ème trim. 1988, p. 46, trad. A.Ausseur.459 Sur la diversité des tendances minimalistes (Reich, Riley, Glass, principalement) des années 60 et leursévolutions dans les années 70-80 cf. B. Heisinger "American minimalism in the 1980s".- in American Music.Winter 1989. Univ. of Illinois.460 Cf. Table des exemples musicaux. ex. 16 et ex. 17.461 C. Fox “La succession minimaliste”.- in Contrechamps n°6. Paris, Lausanne : L'Age d'Homme, 1986, p.176

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cordes462 dans un style mi-impressioniste, mi-raga, où l’idée de répétition systématique est

quasiment absente.

Si la rigueur et l’unicité du processus ainsi que la simplicité du matériau sonore et desconditions de son existence (répétition) nous avaient permis jusqu’alors de rapprocher Reich

de l’activité de La Monte Young et par là-même des fondements du minimalisme (actecompositionnel minimum, matériau sonore réduit) il devient difficile, au fur et à mesure des

développements que Reich apporte à son langage, de réunir sous le même concept esthétiquedes œuvres aussi différentes que It’s gonna rain (1965) et Musique for 18 musicians (1974-

76).

Aux vues de cette expansion, amorcée entre 1971-73, le terme “minimaliste” nousparaît impropre à qualifier la musique de Reich postérieure à cette période. Ses compositions,

on le constate, n’ont alors plus grand chose de commun avec la mise en place d’un processusgraduel tel qu’on le trouvait dans les années 60. Comme s’accordent à le reconnaître

O. Delaigue et C. Fox, le minimalisme musical ne survit donc pas - du moins dans sa formeinitiale - au développement que lui font subir Reich et Glass.

Ainsi ne s’étonnera-t-on pas de la réponse négative de Reich lorsqu’en 1976, M.

Nyman lui demande : “La musique minimale pure ne vous intéresse donc pas ?”463

La conclusion de notre étude appelle donc, d’une part, un approfondissement desmotifs de la mutation qui s’opère au cours des années 70, et dont la musique de Reich porte

très largement la trace, d’autre part, un examen critique de l’esthétique américaineminimaliste et post-minimaliste destiné à donner la place qui revient de droit à ces courants

artistiques dans le développement de la culture post-moderne.

462 T. Riley, Cadenza on the night plain and other String quartets, disque Gramavision, 1984. Cf. Table desexemples musicaux. ex. 18.463 SR. ("Entretien avec M. Nyman") in Writings.

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CONCLUSION

La période qui a été au centre de notre étude (des années 50 au début des années 70)

est celle durant laquelle la musique et, d’une manière plus générale, l’art américain, se sontexprimés avec le plus de véhémence.

Jusqu’alors, deux tendances coexistaient au sein de la musique “savante” américaine

avec, entre chaque extrême une multitude de positions nuancées.

D’un côté le compositeur, soucieux de créer une musique américaine dans laquellel’auditeur se reconnaisse, conservait les modèles musicaux européens, mâtinés de quelques

traits authentiquement américains (divers folklores) ; cette attitude le plaçait souvent dans unesituation paradoxale : la création musicale cherchait à s’affranchir de la culture européenne

mais, fondée sur des techniques ou des styles importés, réclamait secrètement sonapprobation.

De l’autre, le compositeur considérait l’exercice de sa totale liberté individuelle

comme le meilleur des “américanismes”. Convaincue de la nécessité de mettre fin aucomplexe d’infériorité dont souffrait la musique américaine, l’avant-garde rejetait alors les

modèles théoriques européens, ou du moins se réservait le droit d’en faire libre usage ; lessystèmes musicaux “historiquement justifiés” étaient jugés avec suspicion, d’une part parce

que la coercition qu’imposait l’esprit de système s'accommodait mal avec la mentalitéaméricaine, et d’autre part parce que les compositeurs américains les plus autonomes

considéraient que l’histoire européenne n’était pas (ou plus) la leur. Pour ceux-là, l’éclectismeet l’expérimentation devenaient donc les valeurs qui devaient présider à toute création

authentiquement américaine.

Si cette opinion reste, jusqu’à la fin des années 40, partagée par peu de musiciens, elle

s’affirme cependant avec de plus en plus de force à partir des années 50, s’accordant à unmouvement de pensée naissant qui déborde largement du seul cadre musical et artistique.

Pour la Contre-culture américaine qui émerge au cours de cette décennie, il est clair que leprincipe fondamental des États-Unis - la liberté individuelle - n’est qu’un leurre propre à

légitimer un système économique, et mérite d’être étendu à d’autres domaines de l’activitéhumaine. Les revendications de la Contre-culture, destinées à rendre l’individu à sa “vraie”

nature, s’attaquent donc dans un premier temps à tout ce qui est ressenti comme facteurd’aliénation du sujet : morale, organisation sociale mais aussi conceptions esthétiques et

langages artistiques.

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L’activité de Cage est alors parfaitement significative du combat que mène la Contre-culture ;

sa déconstruction méthodique de l’œuvre-objet, engagée depuis déjà plusieurs années, aboutità la neutralisation du langage musicale ; n’imposant plus le(s) sujet(s, l’artiste laisse l’œuvre

et l’auditeur seul à seul. Dans son “insignifiance”, celle-ci agit comme un miroir et ne renvoiefinalement l’auditeur qu’à lui-même, supprimant de fait les prétentions communicatives de la

musique, faisant d’elle un prétexte à l’expérience (celle menée par le compositeur, mais aussicelle vécue par l’auditeur). L’objectivité du matériau musical, l’absence de codes et de

référents sont donc entièrement au service du sujet, qu’il soit créateur (tout acte est désormaislégitime) ou qu’il soit auditeur (toute interprétation est légitime, l’écoute est elle-même

créative).

Si ces conceptions, dont Cage est un des principaux auteurs, cherchent, à travers une

remise en cause des habitudes d’écoute, à changer notre regard sur nous-mêmes et le monde,elles induisent par ailleurs une reconsidération des conditions de la création artistique qui

donne à la jeune génération de compositeurs, attentive à l’avant-garde des années 50, unegrande confiance en ses potentialités. Le “Anything goes” (: "Tout est possible") lancé par

Cage permet ainsi à la pléiade de compositeurs-artistes-musiciens du début des années 60, deconcevoir le moindre de ses actes artistiques avec la conviction que chacun est un créateur en

puissance.

De l’effervescence de cette période, dont l’activité de Fluxus a pu nous donner un

aperçu, émerge un mouvement artistique - la Minimal-music - qui profite de la table raseréalisée par Cage pour renouer avec le son de manière élémentaire, pour retrouver une

jouissance naïve et primitive des sensations. Si l’indétermination cagienne dénonçait - dansl’absence de toute syntaxe musicale - les interférences du choix entre le son et notre

perception, l’œuvre minimale, tout en conservant ce postulat, se permet de manifesterquelques préférences quant aux modalités d’existence du son. Refusant d’être le fruit d’une

spéculation intellectuelle, l’œuvre est cependant le résultat d’un choix conscient et volontaire(nature du processus - matériau musical) qui préside au déroulement de celle-ci ; l’artiste

cesse donc de confondre art et nature et limite la “déconstruction” du langage musical enlaissant subsister le strict minimum, n'ayant d’autres visées que de servir l’oreille et de

permettre à l’auditeur de “nomadiser” à loisir dans le son.

Invitation à l’observation, à la méditation, voire à l’hypnose, les premières expressionsdu minimalisme américain proposent, malgré leur désir de satisfaire le corps et l’oreille plutôt

que le cogito, des expériences esthétiques radicales qui impliquent - pour être totalementassumées - des conceptions philosophiques ou religieuses ou des choix de vie tout aussi

radicaux par rapport aux valeurs culturelles dominantes. En cela, le courant minimalisteapparaît comme un mouvement d’avant-garde, alors même qu’il prétend nous replonger aux

sources de la création-perception sonore : c’est de ce paradoxe que naissent des avisdiamétralement opposés, considérant la Minimal-music comme une grande nouveauté ou

comme une régression esthétique déplorable.

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D’une manière générale, la contre-culture des années 60 se caractérise d’abord par l’excès et

la démesure, quelles que soient les directions envisagées ; ce qui fait ici la force d’une activitén’est pas tant l’activité elle-même que le désir de l’accomplir de façon immodérée. En ce sens

l’esthétique minimale nous donne la preuve de son appartenance à la contre-culture, à la foisdans le mélange de démesure et de rigueur dont elle témoigne (que l’on songe à la quinte B,

F# de Young jouée quatre heures durant), et dans les multiples éléments non-occidentaux(techniques musicales et modes de pensée) qui forment ses références ou ses inspirations.

Les données biographiques concernant S. Reich nous ont montré que ce dernier reste,

tout au long des années 60, largement impliqué dans l’underground américain (à SanFrancisco ou à New York) ; nous avons également pu constater, dans l’analyse de ses

premières œuvres, que l’usage exclusif et draconien du “gradual process” (déphasage ou

augmentation), façonnant une musique qui ne lance ou ne relève aucun défi mais s’offre ànotre ouïe comme un simple objet de contemplation, permettait d’affilier sans grande

difficulté la musique “répétitive” de S. Reich au courant minimaliste.La période qui nous a principalement préoccupée (1964 - 71) fait cependant ressortir de son

œuvre des éléments qui le singularisent et qui portent en germe les développements ultérieursde sa technique. La rigueur même avec laquelle il exploite le processus graduel, et le fait

d’envisager la composition avant tout sous l’angle rythmique et structurel, le distinguent parexemple de Young ou de Riley qui accordent plus de place à la spontanéité ; cette approche

musicale lui permet de forger les bases d’une technique compositionnelle qui n’attend qu’unrevirement esthétique pour intégrer de nouveaux éléments (timbres, hauteurs, structures). Par

ailleurs, bien que le déroulement des processus n’imposent pas, a priori, de limitestemporelles, se manifeste très tôt chez Reich un désir d’ “acclimater” la nouveauté de sa

musique aux aptitudes et habitudes de l’oreille occidentale, en refusant de donner à sesœuvres des durées exténuantes. Tonalité, pulsation, processus de composition “lisible” et

durée “raisonnable” font de sa musique l’une des plus accessibles des musiques américainesd’avant-garde et la prédestinent au succès qui est le sien à partir des années 70.

A l’issue de cette décennie mouvementée, marquée par une expérimentation débridée

ainsi que par l’absence et le refus de toute directive collective trop astreignante, il est malgrétout possible de regrouper quelques musiciens sous un même label esthétique et de désigner,

comme le fait J. Cage, la musique minimale comme l’un des courants les plus significatifs etles plus novateurs de la musique américaine contemporaine. Conscient de la vitalité de

l’avant-garde des années 60 et plus spécifiquement de l’originalité de l’esthétique quiregroupent Young, Riley et Reich, Cage déclare à leur sujet (1970) :

“Je me réjouis de ce que nous ayons aux Etats Unis tant de musiques qui ne soient pas

dodécaphoniques. […] Je crois que nous autres Américains, avons montré, de manières très

différentes, que nous pouvions faire beaucoup de choses, même celles que nous n’avions

encore jamais faites [rires].”464

Si le minimalisme fait, durant toute cette décennie, la preuve de sa force et de son

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originalité, sa nature excessive le contraint cependant, pour demeurer intact, à refuser toute

évolution. Paradoxalement, ce mouvement d’une totale nouveauté reste voué à la stagnation :une “involution” de son langage le pousserait à remettre en cause l’acte créateur même

(difficile en effet de faire plus minimal que le minimum !), et une évolution cesserait de fairede lui l’art du minima. Si l’adoption de ses positions radicales permet à des compositeurs

comme Reich d’acquérir dans un premier temps une confiance dans leur propre démarchecréatrice, celles-ci se révèlent, au fil des années 70, impropres à suivre les changements de

mentalité qui accompagnent l'essoufflement de la Contre-culture.Même si la tendance n’est pas immédiatement unifiée, la Contre-culture constate amèrement

que l’individualisme exacerbé qui était de mise depuis plusieurs années, conjugué auradicalisme des attitudes de chacun, ne permet pas de remplacer les codes ou les

représentations destitués, ce qui condamne de fait tout projet collectif à l’échec.

Un des thèmes de la Contre-culture était de prétendre que l’homme (l’individu) a en lui seultoutes les ressources et que nos rapports avec autrui ou notre soumission à un langage, quel

qu’il soit, limitent l’accès à nos propres richesses. Mais à la longue, les attitudesd’introspection ou d’expression incontrôlée, légitimées par le culte subjectiviste, conduisent

chacun à l’isolement total dans lequel le lien social se dissout entièrement. Après quelquesannées de défoulement et de catharsis, nombreux sont ceux qui, encore tout imprégnés de

l’utopie, du nihilisme ou de l’hédonisme ambiant des années 60, ressentent l’impérieux besoinde tempérer leurs excès et de reconsidérer leurs revendications ou leurs conceptions

artistiques à la lumière d’un fond culturel véritablement commun.En fait, peu sortent indemnes de cette période et restent fidèles aux conceptions qui étaient

initialement les leurs ; il n’est guère que Cage ou Young, les piliers de l’indeterminacy et dela Minimal-music, pour croire encore, 30 ou 40 ans après, aux vertus de leurs idées, constance

qui leur vaut d’être reconnus, soit comme “la dissidence musicale”465 des années 80-90, soitcomme deux monstres sacrés d’une période révolue. Plus communément, les incertitudes,

voire le désarroi, dans lesquels se trouvent artistes et public, font place à “une nostalgie où

l’individu tente de renouer le fil des rapports entre passé et présent”466.

Le revirement qui s’opère dans les arts plastiques américains de cette nouvelle décadecorrobore les changements qui s’affirment chez S. Reich à la même époque. Alors que

certains critiques affirment “[avoir] besoin d’autre chose que de cubes muets, de toiles nues et

de murs d’un blanc éclatant […]”467, et stigmatisent “l’esthétique de l’ennui”, la peinture et la

sculpture se tournent vers le “néo-réalisme” ou l’ “hyperréalisme” et s’expriment à nouveaupar le biais du symbole, de l’anecdote et de la représentation auxquels l’oeil occidental était

habitué depuis des siècles.

464 J. Cage "Entretien avec D. Caux" in J.-Y Bosseur. J. Cage.- Paris Minerve, 1993.465 D. Caux “J. Cage & La Monte Young - La dissidence musicale d’aujourd’hui”.- in Art Press ,sept. 1990,n°150.466 Royot, Bourget, Martin La culture américaine.- Paris : P.U.F, 1992, chap. “De l’explosion culturelle àaujourd’hui” par Royot.467 J. Perrau, critique d’art, vers 1970, cité par D. Wheeler L’art du XXème siècle.- Paris : Flammarion, 1992.

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Les enrichissements successifs qui ponctuent ses œuvres à partir de 1971 nous ont

montré un S. Reich soucieux de rompre avec le “monolithe” musical que représentaitjusqu’alors l’œuvre minimale ; la “stratégie minimale”, caractérisée par une gestion indirecte

de la Différence, assumée par le processus et non par les propres interventions ducompositeur, cède la place à une stratégie moins "barbare" (pour reprendre W. Madher) qui

renoue lentement mais sûrement avec les habitudes de l’oreille classique.

“S’il est vrai que tout acte civilisé a pour but d’inculquer ou de renforcer le sens de la

différence, de maîtriser le fond en raffinant la surface, la gestion de “fonds” telle que la

pratiquent si bien les répétitifs […] peut apparaître à première vue comme une stratégie

“barbare”. Rassurez-vous, […] depuis quelques années, Reich et Glass élaborent de plus en

plus la mélodie, l’harmonie, le timbre [et] semblent céder tous deux au plaisir civilisé de

différencier et d’enrichir la surface. Ouf, sauvés.”468

Comme le fait remarquer O. Delaigue, il est clair qu’en assimilant de nouveaux

matériaux et en renonçant à “l’efficacité, la pureté, l’agressivité […], bref, à tout ce qui

légitimait [ l’usage exclusif de ] la répétition”469, Reich annonce la fin de la musiqueminimale répétitive.

Art ascétique et impersonnel, le minimalisme réclamait de ses auteurs ou de ses destinatairesune adhésion inconditionnelle ; bien qu’il soit désormais vécu par Reich comme une impasse

esthétique, il nous faut cependant nuancer ou du moins préciser ce que recouvre cette“nouvelle orientation” que nous avons eu l’occasion d’observer (1971-73), confirmée durant

la même période par son retrait progressif de l’underground new-yorkais.Bien moins qu’un abandon total des principes minimalistes, elle nous apparaît surtout comme

une mutation destinée à sauvegarder un de ses aspects essentiels. Un des projets de Reich oude Young était, nous l’avons vu, de créer une musique qui desserve avant tout le corps et les

sens ; mais la démesure minimale, les sons tenus ou les répétitions rigoureuses et quelque peuaustères occultaient bien souvent l’hédonisme latent de leur musique. Le désir de faire de la

musique “une force positive et émotionnelle pour tous ceux qui l’écoutent”470 incite doncReich à sortir d’une logique avant-gardiste, fermée et narcissique, et à ouvrir celle-ci à un plus

large public (non par mercantilisme mais par désir d’effectuer un réel retour à “l’audible”).Finalement, l’impasse que contourne Reich dans la première moitié des années 70 lui permet

de remédier aux vertiges des néants minimalistes en adaptant, mais aussi en atténuant, lesbases de sa technique musicale à des éléments porteurs d’une variété et à des points d’ancrage

mnémonique parfaitement assimilés par l’oreille occidentale. Bref, il s’agit de mieux servir

l’hédonisme en rendant la musique toujours moins déconcertante et toujours plus attrayante.

Le fait qu’il se réjouisse, près de 10 ans après Drumming, que sa musique puisse plaire

“à des musiciens sérieux aussi bien qu’à ceux qui écoutent du jazz et du rock”471 nous amène

468 W. Madher “La musique américaine en 6 pages sans Taxi”.- in Silences n°1, Paris : Ed. de la Différence,1985.469 O. Delaigue Les nouvelles musiques américaines et la France, de 1945 à 1985.- (1986 ?) Thèse soutenue auCNSM de Paris, Dirigé par Yves Gérard, déposée au CDMC ; chap. E.470 SR. ("Entretien avec S. Bergholz" 1980.) in Writings.471 SR. ("Entretien avec W. Alpern") in Writings.

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à considérer S. Reich comme un musicien d’avant-garde pour un public populaire, vocation

toute américaine qui fait écho à celle de Bernstein472.

Nous sommes bien conscients de l’antinomie des termes de cette formule :

“traditionnellement”, l’avant-gardisme s’est toujours montré réfractaire à toute forme depopularité. En fait, sa raison d’être est l’impopularité même ; ainsi que Reszler le souligne,

“l’avant-garde a besoin, pour se maintenir, de l’hostilité de l'État libéral et de l’opinion

publique.”473 Autrement dit, elle redoute par nature l’indifférence ou la bienveillance.

Que l’on ait vu dans l’avènement de la New-music un phénomène artistique nouveau,

alors même que ses fondements empruntaient à l’archaïsme musical, nous révèle uneconception du nouveau placée aux antipodes de la nouveauté conçue dans une logique

progressiste. Ce qui est neuf ici, c’est que l’on puisse, en toute indépendance par rapport àl’Histoire, revendiquer l’emprunt, l’anachronisme, l’impureté, tout ce qu’arborent en fait les

tenants de la modernité : la nouveauté à laquelle nous habituent le minimalisme et sasuccession, c’est de remettre en cause le principe dynamique de progrès tel qu’il est à l’œuvre

en occident depuis plusieurs siècles. En cela, ils se présentent comme deux des mouvementsles plus représentatifs du post-modernisme.

Si Lyotard place les origines de notre condition post-moderne dans le XIXème siècle, laphilosophie ou l'histoire de l'art s'accorde plus généralement à en reconnaître les effets à peu

près à la date à laquelle le vocable entre en usage, c’est-à-dire, à partir des années 70 pourl’Europe, et des années 50 pour les U.S.A.

Le post-modernisme n’est pas une idéologie, ou plutôt, s’il elle en était une, elle serait

ce que Nietzsche appelait “l’idéologie de la fin des idéologies”. Ni projet, ni discours, le post-modernisme ne peut pas être (et ne veut pas être) ce qu’il cherche précisément à renier ; il est

simplement une expérience commune à notre époque, “un état de la réalité sociale et

esthétique”474. J. Habermas en a cerné les principaux enjeux :

“Un courant tend de plus en plus à s’imposer un peu partout en Occident, qui désigne la

situation présente comme l’échec du projet de la modernité, à travers la dérive de ce qu’il

incarnait, qu’il s’agisse de l’universalisme, du progressisme, du rationalisme ou même de

l’humanisme. […] La post-modernité est placée sous le signe de la mort de toute interprétation

du monde qui soit unifiante et régie par des principes ; elle est caractérisée par les traits

anarchistes d’un monde polycentriste dépourvu des différenciations catégoriales qui ont

prévalu jusqu’alors.”475

472 L. Bernstein se disait lui-même “Compositeur de musique savante pour un public populaire” (Cf. A. Copland"Le compositeur en Amérique industrielle".- in Contrechamps n°6). De la même manière, le compositeuraméricain F. Rzewski voit en P. Glass “Un compositeur sérieux qui fait de la musique accessible à un public demasse”. Cf. infra "Postmodernisme".- in Circuit n°1.473 A. Reszler Le marxisme devant la culture.- Paris : P.U.F, 1975.474 J.-J Nattiez “Postmodernisme - dossier de C. Mersy”.- in Circuit n°1 Montréal : Presses Univ. de Montréal,Actes Sud, vol 1, 1990.475 J. Habermas Le discours philosophique de la modernité.- Paris : Gallimard. 1985, Introduction.

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Qu’il soit d’ordre esthétique ou social (politique), le discours moderniste s’est toujours

caractérisé par sa dimension prospective. Sa réalisation, son avènement et sa compréhensionse placent systématiquement dans l’avenir. Le concept de modernité, vu par l’artiste,

implique, par le renouvellement des codes esthétiques ou langagiers que celui-ci propose,l’attente et l’espoir d'une remise en question des modes de perception ou de lecture de l’œuvre

(de la par de l'auditeur-spectateur-lecteur), corrélative d’un nouvel ordre social. Ainsi que lenote Reszler, le moderne “ne fait pas de distinction entre la réorganisation de la société et la

révision la plus radicale de l’Art.”476 Il y a dans sa démarche un désir de devancer la

collectivité pour mieux la tirer à lui, de porter l’œuvre vers un renouveau dans lequel onfinisse par se reconnaître. Assimiler le passé afin de mieux affirmer l’impérieux besoin de le

dépasser, telle est la tâche que s’impose alors l’artiste (pensons à Kafka qui affirmait dans sonJournal intime : “Je suis un terme et un commencement”).

Si nous avons précédemment (8.3) pu désigné l’écriture de la Différence comme l’un

des agents les plus forts de la tendance occidentale au modernisme, il nous est maintenantpossible de rattacher notre affirmation à une définition de Reszler qui ne lui donne que plus de

poids : “Est donc moderne la poursuite des possibles en Art par opposition à la créativitéconçue en termes du seul nécessaire - limitation à laquelle se condamne la cohésion de l’art

traditionnel.”477

Le fait que Schönberg assimile les expressions Art moderne ou Art nouveau à des

pléonasmes478, est parfaitement significatif de l’éthique moderniste qui a présidé aux grands

développements artistiques survenus depuis la seconde moitié du XIXème siècle (”Il faut êtreabsolument moderne” affirmait aussi Baudelaire).

Mais, en plus de l’isolement que leur vaut la “néopathie” (Nattiez) congénitale dont les

avant-gardes européennes de notre siècle ont été atteintes, celles-ci ont toujours été doubléesd’une tendance au dogmatisme, à l’hégémonie (”Occuper tout le terrain” disait Boulez dans

les années 50), à l’universel, légitimée par la nature prétendue progressiste de l’acte créateur.On trouve de nombreuses traces de l’absolutisme moderne dans l’avantgardisme musical de

l’Europe de l’après-guerre, époque où l’on décrétait volontiers l’inutilité des musiciens qui se

situaient hors des préoccupations du sérialisme479. De ce geste, maintenant jugé quelque peu

stalinien par ceux-là mêmes qui s’y étaient plié, s’affirmait la conviction que “l’art est le

ferment d’une transformation sociale”480. Comme le fait remarquer J.-J. Nattiez, il y avait àl’époque de Darmstadt “une communauté d’attitude, une confiance dans l’instauration d’un

ordre nouveau, à la fois esthétique et politique” ; ainsi cherchait-on à instaurer “un systèmemusical à vocation universelle” qui prenne sa place “dans une société plus juste, elle aussi à

476 A. Reszler, op. cit.477 Ibid.478 Cf. Schönberg Traité d'harmonie.- Paris : Lattès, 1983.479 “Tout musicien qui n’a pas ressenti la nécessité du langage dodécaphonique est inutile”. P. Boulez, 1952, inRelevés d'apprenti.- Paris : Seuil, 1966, chap. "Éventuellement”480 T.W. Adorno Philosophie de la nouvelle musique.- Paris : Gallimard, 1962, Coll. "Tel". Introduction.

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caractère universel”481.

C’est précisément l’idéologie et l’esprit de système (notre exposé l’a souligné à

maintes reprises) qui font défaut à l’Amérique des années 50, un manque parfaitement assuméet même bruyamment revendiqué par la contre-culture, qui ne fait que révéler un post-

modernisme que le pays a, selon nous, toujours porté en lui482. Indétermination etminimalisme nous ont largement montré des préoccupations et des conceptions radicalement

différentes de celles de l’avant-garde européenne. Que ce soit dans l’œuvre même (abandondu téléologisme, de toutes formes de narration, et repli sur l’instant grâce au processus), ou

dans sa destination (l’œuvre n’est pas un objet herméneutique et n’attend donc pas uneassimilation-compréhension qui la déploie vers le futur ; elle s’écoute ici-maintenant),

l’œuvre, telle que les américains la conçoivent, se dérobe à toute perspective historique et se

refuse à “tout pari sur l’avenir”483 - qualité éminemment post-moderne.

Si jusqu’ici nous avons indifféremment regroupé le trio Cage, Young, Reich sous

l’étiquette de l’avant-garde, il nous faut pourtant préciser que nous en avons usé par

commodité, plus pour désigner la manière dont il était perçu que pour décrire sa véritablenature. L’avantgardisme relève depuis près d’un siècle de la logique progressiste et ne

s’appliquerait donc pas à ceux dont l’activité stigmatise le principe même de modernité ; laconfusion est donc de mise pour l’auditeur peu informé de la portée réelle de leur musique.

Qu’un critique américain puisse marquer, au dos de la pochette du disque de T. Riley In C :“L’œuvre la plus importante depuis Le marteau sans maître”, nous montre à la fois la prise de

conscience d’une nouveauté au sein de la musique de notre siècle, mais place sur un mêmedegré des œuvres mues par des conceptions totalement opposées. Répétons-le, la nouveauté

de l’esthétique post-moderne c’est le dénie du principe même de la nouveauté esthétique,sorte de point final historique, qui annonce une volonté délibérée d’œuvrer dans ce qu’un

langage progressiste nommerait la décadence.

A cette première phase de l’esthétique post-moderne - dont Cage est l’un des meilleursreprésentants - placée sous le signe du refus des discours, du rejet des modèles théoriques et

finalement de toute hiérarchie (que nous avons placée superficiellement sous le vocable"avant-garde") succède une deuxième phase, marquée aux États Unis par l’expérimentation à

481 J.-J. Nattiez, op. cit ., insiste également sur l’appartenance (à l’époque) de musiciens tels Boulez, Xénakis,Berio, L. Nono à des courants politiques de gauche .482 Le fait que Dhomont (F. Dhomont “Postmodernisme - Aventure néo-baroque ou Nouvelle aventure de lamodernité ? ”.- in Circuit n°1, vol 1, Presses Univ. de Montréal, Actes Sud 1990.) affirme que "Lepostmodernisme n'est plus éthique, il est pragmatique", nous conforte dans notre impression (cf. chap.1 sur lapensée américaine).483 F. Dohmont, op. cit.Nous mettrons ici en parallèle la position américaine avec les remarques que formulait Boulez, inspirées par unescène entre Alberich et Hagen dans le “Crépuscule des Dieux” : “Il s’agit de l’interrogation sur le futur, de cetteinquiétude par rapport aux générations suivantes. Est-ce que mes préoccupations, est-ce que mon oeuvre seraentendue par les siècles à venir ? […] Le futur répondra-t-il a mon attente […] Il me semble que l’interrogation

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tout-va des années 60, où le corps de chacun devient l’instance supérieure de tout jugement

esthétique. Ainsi que le souligne P. Garland484, la relation immédiate de la musique au corpsprime désormais sur la relation de la musique à l’histoire et à la culture.

“Quels que soient les moyens qu’il utilise, même les plus neutres - remarque O.

Delaigue - le résultat sonore tente toujours d’échapper aux contraintes du progrès et de

l’histoire […] : [tout est orienté] au profit de sa propre jouissance et non pas au profit des

mutations et du progrès de l’humanité.”485

Frustré que le combat perpétuel entrepris par la modernité refuse à l’individu de vivrepleinement l’activité esthétique au présent, le post-modernisme révoque les grandes causes, et

les grands projets, et laisse désormais chacun libre de se construire et de s’épanouir en puisantdans le vaste supermarché des cultures mondiales (dans l’histoire comme dans la géographie)

; le “Anything goes” de Cage ou l’affirmation de Reich “toute musique est une musique

ethnique”, marquent le déclin d’une vue sociale et esthétique unifiante et globale et opposent

au processus d’Aufklärung 486 un “tout se vaut” porteur de pluralisme et d’éclectisme487 .

Après la décennie qui nous a principalement intéressée (1960-70), faite d’un mélange

de laxisme et de rigorisme contre-culturel, la pensée post-moderne tempère ses violentesréactions au modernisme et renonce à toute position subversive dans la mesure où celles-ci ne

ferait que nourrir de nouveaux Discours488. On abandonne donc toute critique “au profit d’une

cohabitation simple avec la société post-industrielle”489.Tout comme Reich en a donné l’exemple dans les années 70, la New-music se purge de ses

angoissée que la scène nous présente concerne l’oeuvre elle-même et sa validité pour les siècles à venir.” inPoints de repères.- Paris : Bourgois, 1981. p. 248 sq.484 P. Garland Americas : essays on American music and culture 1973-80.- 1982485 O. Delaigue, op. cit.486 Cf. Adorno Philosophie ..., op. cit., et Théorie esthétique.- Klingsieck, 1974. et La dialectique de la raison.-Paris : Gallimard, Coll. Tel n°82, 1974.

487 Nous complèterons ces antinomies par celles relevées par F. Dhomont, op. cit. :“- Le moderne se situe-t-il dans l’histoire dont il a une vision darwiniste, téléologique, messianique ? Le post-moderne rejette toute finalité, la foi dans le futur, l’évolutionnisme culturel.- Le moderne se veut-il universel ? Le post-moderne retourne au vernaculaire via le cosmopolitisme.- Le premier recherche-t-il la rigueur, la cohérence, l’épure ? Le second revendique la licence, l’impureté, lemaniérisme. […]- L’un est autoritaire, l’autre permissif.- L’un verse dans l’hermétisme, l’autre dans le b.a.-ba.- L’un défend le dogme, l’autre l’éclectisme.- L’un tente de démocratiser l’art d’élite, l’autre récupère l’art populaire […].”

488 J. M. Domenach souligne à quel point le triple échec de l’idéologie marxiste (mai 68, la découverte desréalités de la révolution culturelle chinoise et du communisme russe) a contribué au désarroi politique etphilosophique de l'Europe des années 1970, qui en vient alors à constater que tout est Discours et que toutDiscours (même critique, révolutionnaire) dessert un Maître (d’où la désertion des idéologies ou des systèmes).in Enquête sur les idées contemporaines.- Paris : Seuil, 1981, chap. “Les nouveaux philosophes”.A un niveau esthétique et philosophique, voir l'article d' I. Stoianova "Les années 80 : sans utopies".- in Silencesn°1. Paris : Ed. de la Différence, 1985.489 F. Dhomont, op. cit.

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excès et du radicalisme qui l’habitaient et quitte définitivement l’image avant-gardiste qu’on

lui attribuait jusqu’alors en repensant la musique en terme de communication.

Alors que la musique dite moderne offre - selon D. Caux - “un plaisir à mériter, où ce

qui est susceptible d’émouvoir est bien souvent caché sous des apparences rebutantes”490, lapost-modernité musicale prend le parti de séduire l’auditeur en fondant sa musique sur des

caractéristiques stylistiques ou techniques parfaitement acquises de l’oreille occidentale,

objectif atteint si l’on en juge par l’impact de Reich ou Glass en termes commerciaux491.

Replaçons une nouvelle fois Adorno face à cette musique “au caractère délibérément

aimable” (Caux), affichant un anti-modernisme devenu paisible et satisfait :

“L’art n’a pas pour fonction de plaire, ni d’offrir une promesse de bonheur ou de

sérénité. Celui qui jouit concrètement de l’œuvre d’art est un ignorant. Les expressions “régal

pour l’oreille” lui suffisent.”492

De la même façon nous renverrons dos à dos le compositeur John Adams, dix ans plusjeune que Reich, directement issu de la “succession minimaliste” (C. Fox), et H. Dufourt dont

on devine l’attachement à l’éthique moderniste.

J. Adams : “Le modernisme nous a apporté une

chose redoutable, qui était son obsession de

cohérence logique, son désir absolu de pureté. Or lapureté est la mort de l’art. La Nouvelle musique est

peut-être impure mais elle est vivante. […]Quelque chose d’extraordinairement puissant futperdu lorsque les compositeurs s’éloignèrent de la

tonalité et de la pulsation régulière. Entre autreschoses on perdit le public. Nous venons tous du

modernisme, nous y avons grandi et puis nous ensommes sortis. Et maintenant nous travaillons pour

quelque chose qui a plus de pouvoir spirituel.”493

H. Dufourt : "Dans une telle musique, une sorte

de nihilisme tranquille et fade étale, avec son

manque radical d’ambition, l’exiguïté féroce de ses

vues et une abstinence aux antipodes de toute

intention subversive[…]. Dépourvue de consistance,

sa durée est gratuite et velléitaire, à l’image d’une

classe sociale qui ne revendique aucune prétention à

la totalité et répugne à l’action collective […]. Les

mouvements régressifs du phénomène musical

[minimal et post-minimal] symbolisent pour moi

l’abstension et la débâcle d’une classe moyenne qui

accéda au pouvoir symbolique et politique sans être

capable pour autant de l’assumer en affichant une

volonté et des buts.”494

Les propos respectifs d’Adams et de Dufourt sont particulièrement significatifs des

490 D. Caux “D'autres musiques : les 'post' aux avant-postes...".- in Art press n° 139, sept., 1989.491 Dès le début des années 70, Glass avait un contrat d’exclusivité chez CBS. Reich entrait à la même époquechez Deutsche Grammophone puis chez ECM et Warner Bros, ce qui signifie des ventes internationales deplusieurs milliers de disques (nous regrettons de n’avoir pu obtenir des chiffres précis).492 T.W. Adorno Théorie..., op.cit. Le propos d’Adorno ne désigne évidemment pas explicitement la New music.Nous renvoyons aussi le lecteur au chapitre "La production industrielle de biens culturels" in La dialectique ...(op. cit.)493 J. Adams in Diapason Harmonie, n°377, déc. 1991.494 H. Dufourt Musique, pouvoir et écriture.- Paris : Bourgois, 1992, chap. "L'Œuvre et l'Histoire".

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antagonismes de leur positions esthétiques. Retour au sensible pour le premier, insulte à

l’intelligence pour le second, la musique post-moderne et plus précisément la musiqueaméricaine, ne fait-elle pas renaître, à travers les réactions qu’elle suscite en se développant

sur le sol européen, un peu de la Querelle des bouffons du XVIIIème siècle ?

Raison - sensibilité, culture - nature, connaissance - plaisir..., les Etats Unis ne prendraient-ils

pas aujourd’hui en Europe495 la place qu’occupait l’Italie il y a plus de deux siècles dans les

débats esthétiques français ?

Les questions primordiales qu’appelle selon nous cette confrontation est de savoir sinous sommes prêts à accepter toutes les conséquences du leitmotiv de l’esthétique post-

moderne - le “retour à l’audible” ? Autrement dit, faut-il, sous prétexte de désirer un nouveauclassicisme, "effacer la discrépance entre poïétique et esthésique” (Nattiez) au prix d'une mise

à niveau du compositeur vers le public ? Le souci - fort légitime - de renouer avec l’auditeurne cache-t-il pas finalement un assujettissement à la loi de la “satisfaction générale” ? Enfin,

quelle est la nature de l’audible que le post-moderne cherche à desservir ?

Tenter de répondre à cette dernière question pourrait nous mettre sur la voie desinterrogations précédentes. Une constatation s’impose tout d’abord ; selon nous, il est clair

que les activités artistiques d’hier ont été totalement ré-envisagées, en fonction des attentes duplus grand nombre, en termes de loisir et de consommation. Il n’est qu’à se souvenir de

Tocqueville, pressentant l’ "art de masse", qui déclarait à propos de la littérature américaine:

“La démocratie ne fait pas seulement pénétrer le goûts des lettres dans les classes

industrielles, elle introduit l’esprit industriel au sein de la littérature.”496

Après lui, Adorno n’a pas manqué, toujours à propos des Etats Unis, “de déplorer ladissolution de la Culture - au sens européen du terme - dans l’entertainement (le

divertissement).”497

Dès lors, dans la logique de notre civilisation de loisirs, la valeur esthétique d’un objet oud’un acte ne dépend plus que de la jouissance qu’en tire un public de masse, et,

corrélativement, “du profit qu’ils rapportent”498 à ceux qui en sont les gestionnaires. Ainsi

que le remarque A. Compagnon499, “depuis les années 60, l’art […] se distingue de plus en

plus malaisément de la publicité et du marketing”, en partie à cause du fait qu’il doit sadiffusion et prise en charge aux réseaux médiatiques.

Les “Clubs-Med musicaux” (Dhomont) que le post-modernisme nous offre,

495Signalons à ce propos, l'étude d'O. Delaigue, qui consacre une part de son ouvrage (op. cit.) au relationmusicales franco-américaines et à l'accueils réservé aux diverses musiques américaines par la France (rapportsavec la critique, les institutions musicales, etc., conflits, polémiques...).496 A. Tocqueville De la Démocratie en Amérique.- Paris, 1951.497 G. Scarpetta L’Impureté.- Paris : Grasset 1985.498 J. F. Lyotard Le postmodernisme expliqué au enfants.- Paris :Galilée, 1988.499 A. Compagnon Les cinq paradoxes de la modernité.- Paris : Ed. du Seuil, 1990.

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entièrement au service de notre délassement, ne peuvent - par vocation - que nourrir l’auditeur

de sa suffisance. De la réflexion, des remises en question, des interrogations ou desincertitudes qu’appelait l’art moderne, il n’en est plus question ; la flatterie s’avère bien plus

confortable, bien plus rentable aussi, et s'accommode mieux aux fonctions dont on chargenotre temps-libre.

Le problème que soulève cette attitude est de savoir quelle société prépare un artiste

qui pactise avec l’analphabétisme ou la médiocrité, qui prend délibérément le partid’entretenir l'acculture plutôt que la Culture, sous prétexte de rétablir la communication avec

le public. Immanquablement, se plier aux seules exigences de la moyenne signifie, d’une part,abandonner tout désir d’invention trop marquée, susceptible de mettre le créateur hors-norme,

d’autre part, renoncer à forger chez l’auditeur le sens de la Différence (le goût) ; mais il est

vrai, comme le fait remarquer F. Lyotard500 qu’ “il n’est guère besoin d’être délicat quand onspécule ou quand on se distrait”.

Par ailleurs, si “l’impureté” revendiquée par le post-modernisme reste porteuse de

diversité, elle ne manque pas de provoquer à d’autres niveaux des confusions déplorables. Ilest indéniable que les syncrétismes sont d’un point de vue culturel des facteurs puissants de

régénérescence ; mais au nom de la variété, du brassage, etc., le relativisme global que nousforce à adopter l’absence de toute “différenciation catégoriale” (pour reprendre Habermas)

conduit finalement à un nivellement qualitatif. S’il est vrai, comme l’affirme l’adage post-moderne, que tout se vaut, alors laissons se sédimenter dans nos esprits les tristes simulacres

ou les équivalences détestables que notre culture façonne pour servir le contentement général(Jean-Michel Jarre égal Beethoven ; Jacques Séguéla égal Picasso ; la Pub c’est de l’art...).

Sans glisser trop en dehors du domaine qui est le nôtre, il semble que l’érosion du goût, desfacultés de jugement ou du sens critique (que n’incite pas à aiguiser la majorité de la création

post-moderne) ne soit qu’un des reflets de l’esprit consensuel qui prévaut dans bien dessecteurs de la vie sociale ; en dehors du fait artistique, peut-on laisser la nonchalance post-

moderne remettre en cause, par sa mollesse d’esprit ou par son indécision, les fondementspolitiques ou éthiques des sociétés occidentales modernes ? (A quand Montesquieu égal

Khomeiny ?) : “Décrispé, 'cool', foncièrement allergique à tout projet totalitaire - remarque A.

Finkielkraut - le sujet post-moderne n’est pas non plus disposé à les combattre.”501

Si notre critique de l’activité “artistique” post-moderne nous rapproche sensiblementde Dufourt - dont nous partageons la plupart des analyses - il nous faut reconnaître, au risque

de nous contredire, que la lisibilité, la simplicité, bref, une certaine facilité d’écoute ne sontcertainement pas à rejeter en bloc ; ayant appris à aimer les Beatles autant que Schönberg,

Miles Davis autant que Monteverdi ou Brahms, K. Jarret autant que Webern (éclectisme fort“post-moderne”, nous en conviendrons), nous ne pouvons honnêtement affirmer que la

musique doit en toutes circonstances s’écouter en consommant de l’aspirine.

500 Ibid.501 A. Finkielkraut La défaite de la pensée.- Paris : Gallimard, 1987.

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Nous restons convaincus que les melting-pots musicaux ne mènent pas tous à une

dégénérescence culturelle - bien au contraire502. De même, pulsation ou tonalité ne sont pasforcément synonymes de médiocrité. Selon nous, le problème se situe moins au niveau des

matériaux que dans leur usage ; il semblerait que la musique post-moderne, dans sa grande

majorité, soit tombée dans le piège qui consiste à croire que le simple retour à la pulsation et àla consonance garantirait sa valeur esthétique (inversement, le seul recours à la dissonance et

à l’arythmie n’a jamais été - en soi - un gage de qualité). Très inégale, la production post-minimaliste connaît, selon nous, parfois le meilleur mais souvent le pire. Il n’est qu’à

considérer certaines débilités régressives d’un P. Glass associé à une rock-star sans grandstalents (D. Bowie), les musiques édulcorées à caractères hollywoodien d’un J. Adams, ou

encore les musiques 100% naturelles du "New Age" (bruits de la forêt, sons du cosmos, brain-

wave music503), pour saisir les compromissions dont souffre la création post-moderne, trop

souvent habitée par une amabilité qui confine à la flagornerie.

De toute évidence, nous ne saurions trouver dans ces pièces, ce que leur auteurs sesont refusés d'y mettre - un peu d’esprit ; nous ne pouvons cependant révoquer l’ensemble de

la production post-moderne au nom de la médiocrité de certaines tentatives.Parvenu au terme de notre étude nous ne cacherons pas la difficulté de l’auteur, aux prises

avec deux logiques parfaitement irréductibles (Modernisme, Post-modernisme), à se faire unavis définitif sur la minimal-music et sa succession. Attaché au fait que l’esprit ait sa part

d’activité dans la perception-conception de l’œuvre, mais cependant curieux de suivrel’évolution d’une musique dont la séduction est le premier objectif, nous nourrissons autant

d’espoirs que de craintes envers la New music et estimons que celle-ci mérite notre attentiontout autant que notre vigilance.

Soucieux de prolonger cette réflexion sur l’activité musicale américaine de ces

dernières décennies, nous soumettons au lecteur cette phrase d’A. Finkielkraut:

“Quand la haine de la culture devient elle-même culturelle, la vie de l’esprit perd toute signification.” 504

502 Cf. P. Bussy "Rock, Jazz, Classique, quel accord ?".- in Silences n°1. Paris : Ed. de la Différence, 1985.503Brain-wave music : "musique" générée par les ondes cérébrales.504 A. Finkielkraut, op.cit.

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1 Le signe ( * ) donné à la fin de certains articles, renvoie aux références complètes de la revue, en fin de

bibliographie.

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CONTRECHAMPS "Musiques Nord Américaines".- Contrechamps n°6, Paris : Ed. L'Aged'Homme, 1986.

CIRCUIT "Postmodernisme".- Circuit n°1, vol. 1, Montréal : Press. Univ. de Montréal,1991. ( ou Arles : Actes Sud ).

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Index général

A

Adams 6,183Andriessen 7Antheil 24

B

Babbitt 35Bach 106Baker 97Bartòk 30,37,107,108Bartòk, 107Becker 28,115Beethoven 85,146,148Berio 109Bernstein 24Beuys 80Bistrow 21Boulanger 23,113Boulez 109,145,180Brahms 22,27Brecht 80,112Brecht, 82Brown 61,66Burke 115Burroughs 16

C

Cadman 22Cage

8,11,14,15,16,29,30,31,32,33,34,35,39,41,54,55,60,61,62,66,68,69,70,71,72,74,77,78,79,80,84,89,93,100,108,112,125,137,138,140,142,146,147,175,176,177,181,182Carpenter 24Carter 23,35,39,116Chambers 114,115Clarke 106Clayton 115Cocteau 23Coltrane 106,107Conner 111,113Copland 22,24,25,27,37,38Corner 112,113,114Cowell14,28,29,30,31,35,39,77,87Crumb 87Cunningham 112

D

Davis 106Debussy 22Devey 97Dolphy 107Dowel 22Dowell 27Duchamp 32,78,81Dufourt 183Dvorak 22

E

école de New York 61Ellington 24

F

Feldman 61Feldmann 66Fluxus 86,112,74,78,80,82,175Flynt, 93Frampton 113Fry 21

G

Gershwin 24,25,106Gibson 95,113,114Gilbert 22Ginsberg 16Glass 6,7,95,96,113,114,115,172Gottschalk 21Grieg 22Griffes 22Groupe des six 23

H

Halprin 87,97Harms 115Harris 25,37,39Harrison 32,33,35,89Hartenberger 115Heath 6Heinrich 21Henderson 24Higgins 80,82,112Hindemith 107Huelsenbeck 82

I

Ives 25,27,28,35,37,39

J

Jarry 110Johnson 95

K

Kaprow 79,80,112Kerouac 16Kohloff 106Kohs 35

L

La Barbara 115Le Witt 113,139Leary 16Liszt 22

M

Maciunas 80Maderna 109Maefsky 115Malher 24Maxfield 79,80Milhaud 109Mime Troupe 110, 111Monk 107,114Morris 84Moussorsky 22Murphy 113,114,115,120

N

Nauman 113Nelson 110, 111Nyman 7

O

Odgen 115Oliveros 87,97,111ONCE group 112Overton 107

P

Paik 80Paine 22Parker 106Parker 27Pärt 7

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Partch 31,35,87,89Paxton 112Piston 25Powell 22Preiss 115

R

Rainier 112Rauschenberg 16,112Ravel 22,24Reich

11,14,18,32,41,88,95,96,101,106,118,136,154,157,159,176,178,181

Riegger 25Riley

8,19,80,87,92,94,95,96,97,98,101,102,103,104,107,111,118,127;132,142,172,176,181Riley 99,112Rochberg 35Ruggles 28Rush 97Russolo 32Rzewski 116

S

Sanders 111Satie 23,32,33,78,93Schönberg25,27,28,30,31,34,58,97,107,124Schuller 25,115Schuman 25Scryabine 22Serra 113Session 75Sessions 25,37Sherman 115Sinatra 106Snow 113,114Sonic Art Union 112Sonnier 113Stockhausen 66,90,97Stravinsky23,27,30,37,61,106,107,145,151,152,154Stravinsky 153Subotnik 111Sumandhi 116

T

Tchaikovsky 22Tenney 113,114Thomson 23,24,36,39Tudor 93Tudor 81

U

Ussachevsky 35

V

Varèse 28,30,31,35Vldovszky 7

W

Wagner 22,85,148Warhol 119Webern 28,30,58,75,107,109Whitehorne 24Wiley 110,113Wilson 172

Y

Young8,11,68,69,70,71,72,74,75,76,

77,78,80,83,84,85,86,87,88,89,90,91,92,93,94,95,96,97,102,103,107,112,119,124,138,139,140,142,144,156,160,173,176,177,178,181

Z

Zazeela 74,78

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Steve REICH : éléments biographiques ( de 1936 à 1975 ).

1936 - Naît à New York.

1943 - Leçons de Piano-solfèges ( 3 ans ).

1950 - Découvre Bach et Stravinsky mais aussi le Jazz.

- Cours de batterie ( 3 ans ).

- Forme un groupe de jazz.

1953 - Admis à Cornell University en philosophie.

- Premiers cours d'histoire de la musique et d'analyse.

1957 - Leçons particulières avec H. Overton ( Traité d'Hindemith ; Bartòk ).

1958 - Diplômé à Cornell ; refuse Harvard pour s'inscrire à la Julliard School en classe de

composition.

- Batteur semi-professionnel dans des groupes de jazz.

1961 - Quitte la Julliard et part s'installer à San Francisco pour étudier avec D.Milhaud et L.

Berio au Mills College.

1962 - Découvre la musique africaine par l'ouvrage de A.M. Jones, puis par les

enregistrements.

- Découvre la bande magnétique comme matériau compositionnel.

1963-

1964

- Diplômé de Mills.

- Réalise ses premières pièces pour Tape ( bandes-son de film ).

- Découvre le cinéma expérimental ( B. Corner, R. Nelson ), le peintre W. Wiley et la

Mime troup de R.G. Davis ( théâtre expérimental ) à laquelle il se joint parfois.

- Fonde un groupe d'improvisation musicale ( rapidement dissous ).

- Découvre la musique de T. Riley et fréquente avec lui le Tape Music Center.

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1971 Drumming Voix d'homme, 3 voix de

femme, 4 paires de bongos, 3

marimbas, 3 glockenspiels,

sifflet, piccolo.

déphasage + motifs résultants +

substitution + combinaisons

instrumentales, 4 sections,

superposition de processus.

1971 Clapping music claquements de mains. déphasage par à-coups.

1973 Six pianos 6 pianos. construction de déphasage par

substitution + augmentation + motifs

résultants, 3 sections sur 3 pôlarités

différentes ( même ton ).

1973 Music for mallet

instruments, voices

& organ

4 marimbas, 2 glockenspiels,

métallophone, 3 voix de femme,

orgue.

superposition d'augmentation et de

déphasage + motifs résultants +

substitution ; 4 sections de mètres et

de tons différents.

1973 Music for pieces of

wood

5 paires de claves accordés. 3 sections ( motifs de plus en plus

brefs : mesures à 6/4, 4/4 puis 3/4 ).

1976 Music for 18

musicians

Violon, violoncelle, 2 Cl, 1 Cl

basse, 4 voix de femme, 4

pianos, 3 marimbas, 2

xylophones, 1 métallophone.

2 sections sur une suite harmonique

+ 10 sections avec une harmonie pour

chaque, succession ou superpositions

des techniques de "Music for mallet

instr."

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Évolution des techniques et matériaux

dans les œuvres de Steve REICH ( de 1965 à 1976 ).

Date Titre Matériaux-instruments Technique(s)

1965 It's gonna rain Voix enregistrée, bande

magnétique.

Montage de la bande, déphasage

entre magnétophones.

1966 Come out id. id.

1966 Melodica Instrument enregistré. id.

1967 Piano phase 2 pianos. déphasage entre instruments, par

accélérations de tempo succéssives.

1967 Violin phase 4 violons lives ou 1live et 3

enregistrés.

déphasages + motifs résultants.

1967 Slow motion sound Pièce "conceptuelle". préfigure au principe d'augmentation.

1967 My name is Voix enregistrée. déphasage.

1968 Pendulum music Micros suspendus, système

d'amplification.

déphasage et augmentation

"physiques".

1969 Pulse music Pulse Shifting Pulse Gate. déphasage et augmentation

"mécanique" ( contrôlés par

électronique ).

1969 Four log drums PSPG + 4 percussionnistes. id.

1970 Four organs 4 orgues électriques. augmentation.

1970 Phase patterns 4 claviers. déphasage + motifs résultants.

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1971 Drumming Voix d'homme, 3 voix de

femme, 4 paires de bongos, 3

marimbas, 3 glockenspiels,

sifflet, piccolo.

déphasage + motifs résultants +

substitution + combinaisons

instrumentales, 4 sections,

superposition de processus.

1971 Clapping music claquements de mains. déphasage par à-coups.

1973 Six pianos 6 pianos. construction de déphasage par

substitution + augmentation + motifs

résultants, 3 sections sur 3 pôlarités

différentes ( même ton ).

1973 Music for mallet

instruments, voices

& organ

4 marimbas, 2 glockenspiels,

métallophone, 3 voix de femme,

orgue.

superposition d'augmentation et de

déphasage + motifs résultants +

substitution ; 4 sections de mètres et

de tons différents.

1973 Music for pieces of

wood

5 paires de claves accordés. 3 sections ( motifs de plus en plus

brefs : mesures à 6/4, 4/4 puis 3/4 ).

1976 Music for 18

musicians

Violon, violoncelle, 2 Cl, 1 Cl

basse, 4 voix de femme, 4

pianos, 3 marimbas, 2

xylophones, 1 métallophone.

2 sections sur une suite harmonique

+ 10 sections avec une harmonie pour

chaque, succession ou superpositions

des techniques de "Music for mallet

instr."

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DISCOGRAPHIE :

Bien que certains disques soient désormais introuvables, nous avons tenu à donner une

discographie la plus complète possible de Reich, Young et Riley. A notre connaissance la liste

des œuvre enregistrées par Reich est ici exhaustive, ce qui n'est pas le cas pour Riley et

Young ( tous les CD actuellement disponibles sont donnés, mais il manque trés certainement

de nombreux 33t ).

Nous proposons pour Cage quelques enregistrements ainsi que quelques pistes pour le

lecteur désireux de découvrir d'autres personnalités de la Minimal-music ou de la New-music.

Steve Reich :

Come Out. * in "New Sounds in Electonic Music".- CBS, Odyssey

Rec.

It's gonna rain / Come Out. * in Live electronic music.- Colombia Rec.

For Organs / Phase patterns. * Disques Shandar, Paris.

Drumming. * Multiples Inc. New-York.

Four Organs. * Angels Rec. New-York.

Drumming / Six Pianos / Music for mallet instr., voices & organ Deutsche Gram. (2 CD)

423 428-2

Music for 18 musicians. ECM - 821 417-2

Octet (8 lines) / Music for a large ensemble / Violin phase.ECM - 827 287-2.

Tehillim. ECM - 827 411-2

Sextet / Six Marimbas. Nonesuch. Warner - 7559-79138-2.

The Four sections / Music for mallet instr. Nonesuch. Warner - 7559-79220-2

The Desert music / Electric Counterpoint / Different trains. Nonesuch. Warner - 7558-

79101-2

Early Works ( : Clapping Music, Come Out, It's Gonna Rain , Piano phase ). Nonesuch

Waerner - 7559-79169-2

Vermount Counterpoint (pour 11 flûtes) ADDA - 581-075

* * Disque 33 t.

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Terry Riley :

In C. * CBS - 34.61237.

Keyboard studies n°2. * Actuel - 529 327.

Poppy Nogood & the Phantom Band / A Rainbow in a Curved Air. * CBS - S.34.61180

Persian surgery dervishes. * Disques Shandar.

Cadenza on the night plain and other String quartets. Grammavision

Salome Dances for Peace. Nonesuch. Warner - 7559-79217-2

June Buddhas. (Choeur et orchestre sur poèmes de Kerouac 1991) Music Master Classic -

01612-67089-2

La Monte Young :

Dream house 8' 17". * Disques Shandar.

Ragas * ( avec Pandit Pran Nath ) Disques Shandar.

The Well-tuned Piano Grammavision ( 5 CD )

Cage :

HPSCHD Nonesuch.

Song Book I-II, Empty Words III Wergo.

Sonates et Interludes Etcetera.

String Quartet (1950) Deutsche Gram.

String Quartet (1983 et 1988) Modes 17, Witness.

Music of Changes Wergo.

The New York School (Cage, Brown, Feldman, Wolff) Hat Hut Rec.

Divers :

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John ADAMS : Harmonielehre (Nonesuch) ; Nixon in China (Nonesuch) ; The Death of

Klinghoffer (Nonesuch).

Phil GLASS : Dances n°1-5 (CBS) ; Dances Pieces (CBS).

Michael NYMAN : The Draughtman's Contract (Virgin) ; L'homme qui prenait sa femme

pour un chapeau (CBS).

Arvo PÄRT : Tabula rasa (ECM) ; Arbos (ECM) ; Passio (ECM).

Henryk GOREKI : Symphonie n°3 (Nonesuch).

Louis ANDRIESSEN : De Staat (Nonesuch).

Gavin BRYARS : After the Requiem (ECM).

Anthologies : London Chamber Orcherstra (LCO8) : Adams (Shaker Loops), Reich

(Octet), Glass (Facades, Company) et Heath (The Frontier). (Virgin).

Quatuor Balanescu : Byrne (High Life), Moran (Music for the towers of the moon),

Lurie (Stranger than paradise), Torke (Chalk). (Argo).

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Principaux compositeurs

américains cités ( Chap. 2 ) :

Ives C. ........................................ 1874 -1954

Carpenter J. A. ............................ 1876 - 1951

Varèse E. .................................... 1883 - 1965 1

Griffes C. ................................... 1884 - 1920

Riegger W. ................................. 1885 - 1961

Pistone W. .................................. 1894 -1976

Session R. ................................... 1896 - ? 2

Thomson V. ................................ 1896 - ?

Cowell H.D. ................................ 1897 - 1965

Gershwin G. ............................... 1898 - 1937

Harris R. .................................... 1898 - 1979

Antheil G. .................................. 1900 - 1959

Copland A. ................................. 1900 - 1990

Partch H. .................................... 1901 - 1976

Carter E. .................................... 1908

Schuman W.H. ............................ 1910 - ?

Cage J. .............................. 1912 - 1992

Babbitt M. .................................. 1916

Harrison L. ................................. 1917 - ?

Bernstein L. ................................ 1918 - 1990

Schuller G. ................................. 1925

Riley T. ............................ 1935

Young L.M. ....................... 1935

Reich S. ............................ 1936

Glass P. ...................................... 1937

1 S'installe aux U.S.A. en 1916.2 D'après le New Grove of Music de 1979, les compositeurs auxquels correspond un ? n'étaient pas décédés à

l'époque.