pebarthe, une cité des sociologues. considérations sociologiques sur la politique en grèce...

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Política en Grecia

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  • ISSN 0035-2004REVUE DES TUDES ANCIENNES

    TOME 117, 2015 N1

    SOMMAIRE

    ARTICLES : Antoine Deramaix, La rvolte samienne, une affaire de pre .................................................... 3Mariano ValVerDe Snchez, El mito de la nave Argo y la primera navegacin .......................... 27Josep Antoni clua Serena, Denotations and Connotations of the expression ............................. (Theocritus Id. VI 18) ....................................................................... 55Paola GaGliarDi, Adone nella poesia di Gallo ? .......................................................................... 66Giuseppe PiPitone, Sulle nozze di Nerone con Pitagora/Doriforo: nota a Suet. Nero 29 ................. 77Pedro David coneSa naVarro, Rafael Gonzalez FernanDez, De salvajes a domesticadas: aproximacin a un ensayo sobre la justificacin de la condicin femenina en el mundo romano ..................... 87Jean-Paul thuillier, Circensia 2 De toutes les couleurs .............................................................. 109Martin Szewczyk, Nouveaux lments pour ltude dun portrait de notable phsien .............. du muse du Louvre ...................................................................................................................... 129

    CHRONIQUEMartine Joly, Cramiques romaines en Gaule, (annes 2013-2014) ........................................... 153

    LECTURES CRITIQUESSylviane eStiot, Le rgne des empereurs Carus, Carin et Numerien (282-285 de notre re) ..... 171Christophe Pbarthe, Une cit des sociologues ? Quelques considrations sociologiques sur la politique en Grce ancienne ......................................................................................................... 183

    Comptes rendus ............................................................................................................................. 207Notes de lecture ............................................................................................................................. 291

    Gnralits .......................................................................................................................... 291Littrature / Philologie grecque et latine ............................................................................ 296Archologie grecque et latine ............................................................................................. 313Histoire ancienne ................................................................................................................ 318Histoire grecque et romaine ................................................................................................ 334

    Liste des ouvrages reus ............................................................................................................... 357

  • REA, T. 117, 2015, n1, p. 183 206

    * Bordeaux Montaigne, Ausonius ; [email protected]** Nous remercions Pierre Frhlich, Bruno Karsenti et Pascal Payen pour leurs remarques avises. Les thses

    dfendues ici restent naturellement les ntres.1. Br. Karsenti, Introduction. De lhistoriographie ancienne la science sociale : une nouvelle lecture de La

    cit antique de Fustel de Coulanges dans Fustel de Coulanges, La cit antique, Paris 2009, p. 3.

    leCture CritiQue

    Christophe PBARTHE*

    UNE CIT DES SOCIOLOGUES ? QUELQUES CONSIDRATIONS SOCIOLOGIQUES SUR LA POLITIQUE EN GRCE ANCIENNE**

    propos du dossier Politique en Grce ancienne dans les Annales H.S.S. 69, 2014, p. 605-775.

    Au XIXe sicle, lhistoire ancienne fut un savoir davant-garde, thtre dinnovations dcisives tant du point de vue de la mthode que de la scientificit de ce quon nappelait pas encore les sciences humaines et sociales. Notamment, lexigence sest manifeste trs tt de croiser diffrents regards anthropologique, juridique, sociologique, linguistique dans ltude de la cit athnienne, de la Rome impriale ou de lInde vdique 1. Ce rappel peut apparatre comme la description dun temps rvolu, au point quaujourdhui, lhistoire ancienne aurait se proccuper avant tout de rentrer dans le rang. Ainsi, dans son introduction au dossier Politique en Grce ancienne publi dans la revue Annales en 2014, Vincent Azoulay voque une histoire ancienne en voie de normalisation et dcrit un horizon historiographique partag en ces termes : rflexion sur les marges de libert des acteurs dans un environnement sous contrainte, dans la ligne de la microstoria ; prgnance dune histoire-rseau et dune vision rticulaire des cits grecques ; prise en compte des jeux dchelle spatiaux, se marquant par le refus dune cit polarise autour dun centre unique ; attention nouvelle aux conditions

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    de production des sources leur contexte de performance comme leur horizon de rception ; volont dalterner, dans lcriture de lhistoire, temps et temps court, structure et vnement 2. Dans son dernier ouvrage, Franois Hartog replace cette prise de position dans son contexte historiographique. Il indique en effet quil sagit de mesurer les dplacements oprs depuis les annes 1970-1980 3. Les termes mmes utiliss dans la description de Vincent Azoulay montrent que cette mesure ne sopre pas from nowhere mais bien depuis les Annales, puisquil inscrit le dossier Politique en Grce ancienne dans le prolongement du tournant critique engag partir de la fin des annes 1980.

    Dans deux ditoriaux successifs, en 1988 et 1989, la revue appelait en effet une redfinition de la discipline historique 4. Dans un contexte dincertitudes, les paradigmes dominants, marxismes et structuralismes sentend, sont remis en cause ; une mfiance simpliste envers toutes les idologies se dveloppe ; le consensus implicite associant lunit du social au rel est rompu. Revendiquant sa fidlit la tradition que les Annales incarneraient, lditorial de 1988 proposait deux axes de recherche : les chelles danalyse et lcriture de lhistoire. Linfluence de la microhistoire est revendique et un appel aux marges disciplinaires est lanc pour renouveler les pratiques historiennes. Comme le rsume quelques annes plus tard Bernard Lepetit, il faut viser la multiplication raisonne des commentaires sur les socits tudies, en rcusant tout esperanto dcrit comme une appauvrissante utopie et produire linterdisciplinarit par collationnement de questionnaires, de mthodes, de langages 5. Lditorial de 1989 prolonge le programme dfini lanne prcdente, en particulier sur ce dernier point. La volont collective de marquer sa distance avec la sociologie, du moins celle qui sinscrit dans la perspective durkheimienne, est patente. Il est ainsi affirm que la socit nest pas une chose et que les objets sociaux ne sont pas des choses dotes de proprits, mais des ensembles dinter-relations changeantes, lintrieur de configurations en constante adaptation 6. Entre les chelons individuel et social, cest in fine le premier qui lemporte. Cette consquence dcoule des prsupposs engags, en particulier celui qui concerne les chelles. La complexit des processus sociaux implique den finir avec les catgories conceptuelles disponibles , rductrices, parce qu chaque niveau de lecture, la trame

    2. v. azoulay, Repenser le politique en Grce ancienne , Annales H.S.S. 69, 2014, p. 606. Le contexte gnral a t dcrit par fr. hartog, Partir pour la Grce, Paris 2015, p. 208-210.

    3. fr. hartog, op. cit., p. 276 n. 2.4. Cf. Histoire et sciences sociales. Un tournant critique ? , Annales E.S.C. 43, 1988, p. 291-293 ; Tentons

    lexprience , Annales E.S.C. 44, 1989, p. 1317-1323 ; voir aussi b. lePetit, J. revel, Lexprimentation contre larbitraire , Annales E.S.C. 47, 1992, p. 261-265.

    5. b. lePetit, Histoire des pratiques, pratique de lhistoire dans Id. dir., Les formes de lexprience. Une autre histoire sociale, Paris 2013 (1re d. 1995), p. 19.

    6. Tentons lexprience , art. cit., p. 1319. Il faut lire en creux une opposition laffirmation fondatrice de la sociologie durkheimienne selon laquelle les faits sociaux doivent tre considrs comme des choses.

  • une Cit des soCiologues ? QuelQues Considrations soCiologiQues... 185

    du rel apparat diffrente 7. De ce fait, linterdisciplinarit vaut parce quelle permet une multiplication des regards ; elle ne participe pas la construction dobjets propres toutes les sciences sociales 8. Prive dobjets sociaux, de concepts dambition universelle, lhistoire sociale est rabattue sur une histoire des liens sociaux dont le principe premier est le caractre problmatique de laccord, savoir comment laccord social se fait, choue se faire ou se dfait 9. Cette dfaite de laccord social implique qualors lindividu est mis nu, rvlant son essence a-sociale, puisquil nest inscrit dans le social que par le lien quil choisit de nouer, consciemment ou inconsciemment du reste 10.

    Cette inscription dans le contexte historiographique gnral propre aux Annales est redouble par le parallle que Vincent Azoulay tablit entre le dossier de 2014 et son lointain prdcesseur dirig par Franois Hartog consacr au document. Dans les deux cas, il sagirait dappliquer des objets diffrents des questionnements communs tou-te-s les historien-ne-s. Dans son introduction en effet, Franois Hartog affirmait sous forme de pari que si lAntiquit est un autre monde, lhistoire ancienne, elle, nest pas, fondamentalement une autre discipline 11. La raret de la documentation et ses implications pistmologiques ne devait pas induire une spcificit de nature disciplinaire. Dans le mme esprit, Vincent Azoulay tient pour avrs des manires de faire et des questionnements communs tous les historiens 12. Pourtant, alors mme que ceux-ci informent nombre de dveloppements prsents dans les articles composant ce dossier, les rflexions sont inscrites dans lhistoriographie de lAntiquit grecque, sans pour autant, et cest heureux, que ces considrations historiographiques ne prennent la forme

    7. Ibid., p. 1321. Cf. sur cette question b. lePetit, J. revel, art. cit., p. 264 et J. revel dir., Jeux dchelles. La miocro-analyse lexprience, Paris 1996, notamment larticle du mme auteur Micro-analyse et construction du social , p. 15-36.

    8. La proximit est grande avec le livre de J.-Cl. Passeron, Le raisonnement sociologique, Paris 2006 (1re d. 1991) qui proclame un lexique sociologique infaisable en raison des rapports non stabiliss et [] non stabilisables entre le langage conceptuel de la thorie et les exigences de lobservation lorsque celle-ci porte sur une ralit historique (p. 90).

    9. b. lePetit, art. cit., p. 22. Il faut regretter loubli des rflexions menes par H.-I. marrou, De la connaissance historique, Paris 1954, notamment le chapitre 6 Lusage du concept (p. 141-160) dans lequel celui-ci rappelle quil ny a pas dhistoire sans recours des concepts dambition universelle.

    10. Dans lditorial de 1989, les deux possibilits sont envisages : Lexercice du pouvoir est la rcompense de ceux qui savent exploiter les ressources dune situation et tirer parti des ambiguts et des tensions qui caractrisent le jeu social ; et sont voqus des processus par lesquels les acteurs redfinissent en permanence, suivant ce quil pensent faire et ce quils ignorent quils font, lorganisation du social (p. 1320 ; nous soulignons).

    11. fr. hartog, Introduction : histoire ancienne et histoire , Annales E.S.C., 37, 1982, p. 687 ou bien aussi p. 688 dans lequel il remarque, pour le contester, que certains classicistes ont tendance concevoir lhistoire ancienne comme une autre discipline ou encore p. 696 n. 31. Ce texte a t republi dans fr. hartog, op. cit., 2015, p. 221-237 qui en modifie toutefois le titre, ajoutant la fin lanthropologie historique , marquant ainsi, semble-t-il, une inflexion, avec la teneur du propos de 1982 quant linscription de lhistoire ancienne dans la discipline historique. Significativement, les trois cercles envisags par Franois Hartog (op. cit., p. 689) ne disaient mot de lanthropologie historique, celle-ci ntant aborde que comme un certain regard sur la socit , comme mise en uvre dune approche et dun questionnaire .

    12. V. azoulay, art. cit., p. 606. Cf. supra.

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    dune pure et simple rudition. Vincent Azoulay cherche avant tout tracer les contours dune certaine pratique de lhistoire grecque 13. Pour ce faire, il reprend la modlisation propose en 2007 avec Paulin Ismard dont lorigine est une expression de Nicole Loraux, la cit des anthropologues 14. Trois cits se dgageraient de lhistoriographie : la cit des anthropologues, la cit des philologues et des philosophes et la cit des pigraphistes. Cette division recouperait largement le dcoupage chronologique traditionnel entre les priodes archaque, classique et hellnistique. Elle est loin toutefois de rendre compte de la diversit des historiennes et des historiens de lAntiquit grecque 15. Plus gnralement, elle est sans doute force en ce sens quelle exagre des diffrences partir de critres non homognes, la nature des sources et le recours des disciplines plus ou moins proches. Il semble prfrable de chercher dterminer quelle ontologie du social les fonde. Une telle clarification semble mme de rendre efficient le recours dautres disciplines, en particulier aux sciences sociales 16. Une autre cit pourra alors tre envisage, une cit des sociologues, cest--dire une cit conue comme un tout social non rductible aux individus qui la composent.

    Quoi quil en soi, il sagit surtout de rvler les faiblesses de chacune dentre elles et, partant, de frayer de nouvelles voies pour les dpasser 17. Concernant les biais induits par le modle de la cit des anthropologues, quatre lments sont mis en avant : le caractre problmatique du rituel auquel serait prte une importance trop grande ; le dpassement de lopposition centre/priphrie au profit dune cit dcentralise, ouverte sur lextrieur 18 ; la sous-estimation, quand ce nest pas lignorance, du droit ; la non prise en considration du conflit ou sa surestimation. Concernant la cit des philosophes et des philologues, Vincent Azoulay pointe le caractre thorique de cette approche de la politeia quil propose denrichir dune part par lanthropologie en voquant la faon dont les pratiques communautaires contribuaient crer un habitus propre chaque cit 19 et dautre part par lpigraphie qui met au jour la politieia individuelle. Le biais de la cit des pigraphistes semble tre lpigraphie, notamment en raison de la longue initiation quelle suppose pour matriser son langage et

    13. Ibid., p. 610 avec n. 20. Il faut souligner que toutes les figures de cette histoire grecque la franaise ne bnficient pas du mme traitement. La quasi absence de Marcel Detienne est cet gard significative (cit dans une note seulement, p. 620 n. 49). De ce point de vue, la volont de saisir les renouvellements de cette Grce la franaise (Ibid., p. 625) constitue aussi une prise de position sur cette historiographie depuis les annes 1960.

    14. V. azoulay, P. ismard, Les lieux du politique dans lAthnes classique. Entre structures institutionnelles, idologie civique et pratiques sociales dans P. sChmitt Pantel, fr. de PolignaC dir., Athnes et le politique. Dans le sillage de Claude Moss, Paris 2007, p. 271-309 et N. loraux, Loubli dans la cit , Le temps de la rflexion 1, 1980, p. 213-242 (repris dans N. loraux, La cit divise, Paris 1997, p. 11-40).

    15. Citons ici seulement Pierre Vidal-Naquet qui se dfinissait dans ses Mmoires comme un polymorphe souple (P. vidal-naQuet, Mmoires. 2. Le trouble et la lumire (1955-1998), Paris 1998, p. 216-217).

    16. Cf. Chr. Pbarthe, Linnovation disciplinaire en question ou la criminologie au prisme de lindiscipline dans A. gorga, J.-Ph. leresChe dir., Disciplines acadmiques en transformation. Entre innovation et rsistance, Paris 2015, p. 229-241.

    17. V. azoulay, art. cit., p. 610.18. Ibid., p. 611.19. Ibid., p. 612.

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    ses codes , et les pigraphistes, longtemps rests impermables aux questionnements issus des sciences sociales 20, avec pour consquence la production dune citoyennet pigraphique quil conviendrait de dconstruire. partir de cette analyse, Vincent Azoulay dduit les lignes de force du dossier Politique en Grce ancienne : circuler entre les priodes, transgresser les partages documentaires consacrs, alterner temps long et temps court, varier les chelles et croiser les mthodes danalyse 21. Cinq contributions le composent. Dans une premire partie, Construire la communaut , Alain Duplouy revient sur la rforme censitaire de Solon, Arnaud Mac analyse la notion de commun pour penser la politique dans la Grce archaque et Vincent Azoulay propose de distinguer et darticuler le et la politique notamment en tudiant lvnement athnien de 404. Dans une seconde partie Redfinir la cit , Paulin Ismard tudie le phnomne de lesclavage public pour montrer que la cit nest pas un tat et Christel Mller analyse la citoyennet lpoque hellnistique dans la perspective dun dpassement de lapproche juridique et statutaire. Ces rflexions sur la notion de cit grecque et la dfinition de ce que peut tre le et la politique en Grce ancienne partagent un soubassement commun, une certaine description de lhistoriographie, donnant notamment une importance singulire un article de Nicole Loraux.

    UN PAV DANS LA MARE DES HISTORIENS DE LANTIQUIT 22 ? NICOLE LORAUX ET LA REPOLITISATION DE LA CIT

    Dans le dossier Lanthropologie : tat des lieux dun numro de la revue LHomme, Nicole Loraux interrogeait et sinterrogeait sur la psychologie historique devenue approche anthropologique de la Grce 23. Pour bien saisir son propos, il importe de saisir en quoi il est une prise de position dans le champ scientifique du moment 24. Il convient au pralable de rappeler quelle sinscrit dans la rflexion de Cl. Lvi-Strauss qui venait de proclamer peu de temps auparavant que lhistoire et lethnologie/anthropologie staient trs fortement rapproches 25. Pour celui-ci, le rapprochement de la premire vers les secondes stait effectu avec lanthropologie historique. Lanthropologue invitait prsent un voyage dans la direction inverse. Lethnologie stait pendant longtemps concentre sur ltude des petites socits dont la caractristique premire tait dtre organise par des structures lmentaires, en particulier de parent. Elle nignorait pas compltement des socits plus complexes mais elle

    20. Ibid., p. 612-613.21. Ibid., p. 613.22. V. azoulay, Repolitiser la cit grecque, trente ans aprs , Annales H.S.S. 69, 2014, p. 689.23. N. loraux, Repolitiser la cit , LHomme 26, n97-98 Lanthropologie : tat des lieux , p. 239-255

    (repris dans N. loraux, op. cit., 1997, p. 41-58).24. Sur cette approche en terme de champ, cf. Chr. Pbarthe, Linquitante familiarit ou comment tenir

    les anciens Grecs distance , Essais hors srie 1: Lestrangement : Retour sur un thme de Carlo Ginzburg, textes runis par s. landi, 2013, en particulier p. 121-127.

    25. Cl. lvi-strauss, Histoire et ethnologie , Annales E.S.C. 38, 1983, p. 1217-1231. Sur la relation quentretient lanthropologue franais avec lhistoire, cf. fr. hartog, Le regard loign : Lvi-Strauss et lhistoire dans Id., vidence de lhistoire, Paris 2005, p. 216-235.

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    sen tenait alors des lments considrs comme prennes, ce que Claude Lvi-Strauss dcrit comme des plages relativements abrites, que les bouleversements de lhistoire ont ignores ou contournes . Celui-ci encourageait les ethnologues aller sur le terrain des historiennes et des historiens. Le temps est venu pour lethnologie de sattaquer aux turbulences 26. Ce nest srement pas un hasard si en 1994 Nicole Loraux ouvrait lE.H.E.S.S. un centre de recherches dont le nom tait Histoires, Temporalits, Turbulences 27. En 1986, cest bien de turbulences quil sagit lorsque lhistorienne sen prend ce quelle nomme la cit des anthropologues.

    Mais cette agrge de Lettres classiques, ayant soutenu un mmoire sous la direction de Jacqueline de Romilly puis un doctorat dtat devant un jury compos notamment de Philippe Gauthier, Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, devenue directrice dtudes lE.H.E.S.S. sur la chaire Histoire et anthropologie de la cit grecque ntait pas enferme dans une cit. La proccupation quelle exprimait dans Repolitiser la cit portait sur la ncessaire articulation entre la cit des historiens et la cit des anthropologues. Elle tait conue comme le prolongement du combat men contre la Grce des humanits , plus prcisment son dpassement, en pointant les consquences historiographiques de cette option : ils ont voulu dcentrer lobjet cit de lui-mme, et ils se sont mis en qute de ce qui, dans les cits de la Grce archaque et classique, occupe la place de lautre : le temps suspendu du rite, cet autre du temps politique, mais surtout ces autres du citoyen que sont jeunes, femmes, esclaves, voire artisans, en attendant quarchers et peltastes, ces autres de lhoplite, viennent grossir le bataillon de laltrit 28. Lentre en anthropologie de la Grce ancienne supposait darrter le temps de la cit, et de lui substituer les gestes cycliques des rites. En vacuant lhistoire, il devenait possible de gnraliser et disoler des singularits (type dindividus ou pratique sociale) ou des couples dopposs. Lensemble de ces catgories sinscrivait dans la catgorie des catgories, la cit, dont Nicole Loraux voyait le paradigme dans louvrage La Cit des images, une cit qui est tout sauf politique : nulle assemble, nulle guerre autre que mythique. Les contacts troits quelle entretient avec des psychanalystes, chercheurs et praticiens, ne pouvaient que lencourager donner du sens cet oubli, cette ellipse du politique 29. Labsent, affirme-t-elle, cest le conflit, ce que la notion de meson (i.e. milieu) comme espace de partage du logos amne nier 30. Ce temps de la division est souvent rabattu

    26. Cl. lvi-strauss, art. cit., p. 1230-1231.27. Sur le parcours de Nicole Loraux, cf. Cl. leduC, Dans les pas de Nicole Loraux , Espaces Temps Les

    Cahiers 87-88 / Clio hors srie, 2005, p. 8-28.28. N. loraux, art. cit., p. 241. Un peu plus loin, elle rappelle le caractre politique quimpliquait ladoption

    du regard anthropologique pour scruter la cit grecque : Car, au dbut, la cit des anthropologues est bel et bien politique, dabord politique, et cest sans doute ce titre quelle a sduit plus dun hellniste de ma gnration, en qute dune autre grille que celle des humanits, en qute surtout dun modle de vie civique plus civique que tous ceux, passablement dsenchants, que prsentait la France des annes 60 (Ibid., p. 245).

    29. Ibid., p. 245 et 246.30. J.-P. vernant, Les origines de la pense grecque, Paris 1990 (1re d. 1962), p. 44-64 et M. detienne, Les

    matres de vrit dans la Grce archaque, Paris 1994 (1re d. 1967), p. 131-157.

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    sur lunanimit du vote, mme si les sources savent souligner la propension des assembles prendre la mauvaise dcision. Une autre caractristique du meson est dtre le lieu de lgalit entre les citoyens, ceux-ci devenant les semblables des autres, interchangeables les uns avec les autres. Le politique tend alors devenir un rituel et se fondre dans un politico-religieux sur fond de partage sacrificiel. Si ce modle semble en cohrence avec le grec en ce sens, il y a bien un retour au grec il nest pas sr que celui-ci produise un retour aux Grecs, sauf rduire les choses aux choses. Pour Nicole Loraux, rabattre le discours sur la pratique revient refroidir la cit selon la terminologie lvi-strausienne.

    ce geste initial dont elle ne mconnat pas les effets positifs, lhistorienne propose dassocier le geste inverse 31. Pour ce faire, elle dfinit le meson, le partage, comme une idologie, en mettant laccent sur ce qui est cach, plutt que sur ce qui est dit, le kratos, plutt que larch ; ce qui implique de concevoir le conflit, non pas comme dpass par la polis mais bien comme menace intrinsque la polis. Ce geste inverse nimplique pas un retour la cit des historiens. Elle dfinit ainsi ce quelle nomme son dsir : penser historiquement la cit des anthropologues, mais surtout penser en anthropologue la cit des historiens 32. Il faut donc prendre le risque de ne plus en rester aux sparations grecques, celles de leur division catgorielle du monde social et de ses articulations, et tout remettre en circulation . Elle propose alors de traiter la cit comme un sujet, une cit qui pense, nonc quelle reconnat problmatique et quil reviendrait aux anthropologues dexpliciter. Elle identifie deux problmes, prendre les discours pour la cit, puisque les sources sont des discours, et lobjet cit lui-mme qui risque toujours dimposer son unit. Elle en nonce ensuite un troisime qui est aussi une piste de recherche. Ltude du dni du conflit impose tout le moins denvisager lhypothse dun inconscient de la cit, ce qui ne serait pas si loign de limaginaire ou du symbolique que les anthropologues de la cit nhsitent pas mettre en avant 33. Et elle conclut en dessinant les contours de la dmarche que son article nonce : Penser en anthropologue le politique grec : faire penser la cit, en sinterdisant disoler un discours, en prtant loreille la multiplicit des voix, en respectant le feuilletage des instances dnonciation. Mais, pour cela, il aura fallu traiter en historien le modle trop parfait : inquiter les certitudes du mson, exposer la cit ce quelle refuse sur le terrain de lidologie, mais vit dans le temps de lvnement 34.

    Si ce rappel permet de faire apparatre lcart sensible entre lapproche de Nicole Loraux et celle des contributeurs et contributrice du dossier des Annales de 2014, au-del des effets lis ltat du champ de lhistoire ancienne en 1986, il dessine surtout les axes dune rflexion sur la politique dans les cits du monde grec ancien. Un premier enjeu apparat, celui de la

    31. N. loraux, art. cit., p. 249.32. Ibid., p. 251. En 1997, elle voque un protocole de travail pour soi-mme et parle de quelques

    souhaits (op. cit., p. 54).33. En 1997, op. cit., p. 58, elle semble nanmoins convenir quelle nest pas parvenue donner un rel

    contenu cette hypothse par rapport lannonce de 1986, art. cit., p. 253.34. N. loraux, art. cit., p. 253.

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    dfinition de la pratique historienne, dun faire de lhistoire ancienne. Cest lanthropologie que cette mission fut confie dans les annes 1960 et 1970, dans la ligne de lanthropologie historique quincarnait le Centre de recherches compares sur les socits anciennes devenu centre Louis Gernet et qui avait initi un certain regard sur les socits 35. Il ne sagissait donc pas de dessiner les contours dune autre cit, une cit des anthropologues, mais de recourir un oprateur daltrit, le regard anthropologique, pour briser la familiarit que la Grce des humanits induisait 36. Une nouvelle image de la cit tait alors apparue, une cit tout entire qui tait tout sauf le politique 37. Le deuxime enjeu est donc celui de la dfinition de la cit que lanthropologie historique aurait tendance prsenter comme une cit au repos dans laquelle le politique est neutralis 38. Enfin, en entreprenant de repolitiser la cit, Nicole Loraux bauchait un autre politique. Ce troisime enjeu, cest la prise en compte du conflit, de la stasis, du deux dans lun, du spectre de la division dans lunit. Sous la cit au repos donc, elle discernait comme en pointill une cit en turbulences. Il sagissait donc bien dnoncer ce qutait la polis grecque.

    DE LA CIT COMME TOUT SOCIALTout en esprant de nombreuses cits grecques revisites , Franois Hartog, lecteur

    du dossier Politique en Grce ancienne , dlimite ainsi lentreprise de redfinition de la cit quil appelle de ses vux : une cit revisite, qui nest plus durkheimienne 39. qui veut bien ne pas rduire cette affirmation un simple constat chronologique, la formule pose question. Que serait une cit non ou post durkheimienne ? Une cit revisite selon la leon de Fustel, corrige par Durkheim et reformule par Vernant 40 ? Il nest pourtant pas certain que lanthropologie de la Grce ancienne, fille de la psychologie historique, ncessite un abandon, sous la forme dun dpassement ou non, de la sociologie durkheimienne, mme sil est vrai que cette dernire semble souvent seffacer devant lanthropologie dans un volutionnisme disciplinaire quil conviendrait a minima dinterroger 41. Un cas limite de ce type de relecture est reprsent par lintroduction quvelyne Scheid-Tissinier donne au volume Anthropologie de lAntiquit. Anciens objets, nouvelles approches 42. La phrase introductive nonce : La relation que lhistoire de lAntiquit a noue avec lanthropologie est plus que centenaire puisque lune de ses manifestations les plus anciennes est fournie par le livre bien des gards prcurseur de Gustave Glotz : La solidarit de la famille dans le droit criminel en Grce, paru

    35. fr. hartog, art. cit., 1982, p. 692.36. Sur ce point, cf. Chr. Pbarthe, Linquitante familiarit , art. cit., p. 111-118.37. N. loraux, art. cit., p. 243 ; nous soulignons.38. N. loraux, op. cit., 1997, p. 14.39. fr. hartog, op. cit., 2015, p. 48 et p. 276 n. 2.40. Ibid., p. 274.41. Cf. fr. fruteau de laClos, Vernant et Meyerson. Le mental, le social et le structural, Cahiers

    philosophiques 112, 2007, p. 9-25.42. . sCheid-tissinier, Introduction dans P. Payen, . sCheid-tissinier d., Anthropologie de lAntiquit.

    Anciens objets, nouvelles approches, Turnhout 2012, p. 7-14.

  • une Cit des soCiologues ? QuelQues Considrations soCiologiQues... 191

    en 1904 . Quil suffise ici de rappeler ce que Henri Berr crivait en 1907, commentant la leon douverture du cours dhistoire grecque de Gustave Glotz la Sorbonne prononce le 12 novembre de la mme anne : Sans doute, lcole sociologique de Durkheim a bien mis en lumire et efficacement pratiqu la mthode comparative. M. Glotz essaye de lappliquer en chappant certains parti-pris que nous avons parfois reproch la sociologie durkheimienne. Il veut tre sociologue sans cesser dtre historien 43.

    Or, cet effacement de la sociologie au profit de lanthropologie ne traduit pas un simple changement terminologique. Il ne saurait se comprendre hors de lentreprise de relecture de la sociologie dmile Durkheim laquelle sest livr Claude Lvi-Strauss 44. Si dans sa leon inaugurale au Collge de France prononce le 5 janvier 1960 lanthropologue sinscrit dans la filiation de la sociologie durkheimienne, dans le mme geste il fait de Durkheim lun des fondateurs de lanthropologie franaise 45. Il sagit avant tout pour lui de prsenter sa chaire danthropologie sociale comme une restauration de celle de Marcel Mauss, pourtant titulaire de la chaire de sociologie entre 1931 et 1942 46. Claude Lvi-Strauss se revendique donc dun durkheimisme singulier, et singulirement critique en creux. Sil reconnat la fidlit de Mauss la ligne durkheimienne, il souligne aussitt que celui-ci a su simplifier et assouplir la doctrine de son grand devancier . Et il prcise : Il fallait exorciser quelques fantmes mtaphysiques qui y tranaient encore leurs chanes 47. Il oppose alors le fait social total maussien au social durkheimien. Quand ce dernier se conoit comme une catgorie indpendante, la totalit selon Mauss snonce feuillete, pourrait-on dire, et forme dune multitude de plans distincts et accols 48. In fine, cest bien le social qui se dissout dans lintersection de deux subjectivits, lordre de vrit le plus approch auquel les sciences de lhomme puissent prtendre quand elles affrontent lintgralit de leur objet 49.

    Cette dissolution du social comme catgorie indpendante est une caractristique forte de cette cit grecque revisite par les contributions du dossier Politique en Grce ancienne . Du reste, dans son ouvrage de 2010, La cit des rseaux, Paulin Ismard se plaait dj dans

    43. H. berr, Le but et la mthode de lhistoire daprs M. Gustave Glotz , Revue de Synthse 15, 1907, p. 361 (nous soulignons). La leon de Gustave Glotz a t publie dans la Revue internationale de lenseignement, 15 dcembre 1907, p. 481-493 ; republie par l. muCChielli, 1907 : la leon dhistoire compare de Gustave Glotz , EspacesTemps.net, 1er mai 2002 (en ligne).

    44. Cf. Chr. Pbarthe, Une conomie antique en version franaise , Anabases 19, 2014, p. 65-66.45. Cl. lvi-strauss, Le champ de lanthropologie [1960] dans Id., Anthropologie structurale deux,

    Paris 1996, p. 11-44 ; cf. aussi dans le mme volume Ce que lethnologie doit Durkheim [1960], Ibid., p. 57-62.

    46. Cf. Ibid., p. 13 le rapide dveloppement expliquant pourquoi cette chaire de sociologie annonait dj celle danthropologie sociale. En contrepoint, il convient de lire la partie retrouve de la leon inaugurale de Marcel Mauss du 23 fvrier 1931 (cf. J.-fr. bert, Un indit : la leon inaugurale de Marcel Mauss au Collge de France , Terrain 59, 2012, p. 138-151).

    47. Ibid., p. 13-14.48. Ibid., p. 14.49. Ibid., p. 16-17 ; nous soulignons.

  • 192 ChristoPhe Pbarthe

    le prolongement des rflexions de Jacques Revel sur la structure feuillete du social 50. Selon cette conception, larticulation entre les diffrentes feuilles nimplique pas un social unifi, puisque les conclusions qui rsultent dune analyse mene une chelle particulire ne peuvent tre opposes aux conclusions obtenues une autre chelle 51. La consquence ontologique en a t tire par Bruno Latour : lpithte social ne dsigne plus une chose parmi dautres, comme un mouton noir au milieu de moutons blancs, mais un type de connexion entre des choses qui ne sont pas elles-mmes sociales 52. Ainsi, ce mille-feuille social, ne parvient jamais tre un tout, une socit, le social devenant un mouvement trs particulier de rassociation ou de rassemblage 53. Il induit donc une approche constructionniste, puisque nulle cit, lpoque archaque du moins, ne constituerait une structure surplombante 54. Ce constructionnisme apparat dans le traitement de deux thmes, les statuts et les communs. Concernant ces derniers, disons au pralable quil nest pas certain que limportation dun questionnement politique actuel, sans explication vritable de larticulation entre monde ancien et monde contemporain, tmoigne dun anachronisme contrl 55. des Communs sans tout ? 56

    Dans ce que le grec qualifie de koinos, Arnaud Mac distingue deux sortes de commun, le commun exclusif et le commun inclusif : dun ct, le commun qui se constitue au centre comme part distincte des parts individuelles et, de lautre, le commun distribu, constitutif du fait pour chacun davoir pris part la mme chose 57. Le commun du premier type, exclusif, est analys partir de deux extraits de lIliade : la querelle entre Achille et Agamemnon et la description du partage de lhritage entre les trois Cronides. Dans les deux cas, une mme conclusion est tire : le commun dsigne ce qui est mis part de la distribution, ce qui est retir avant le partage. Elle procde dune approche fonctionnaliste, elle-mme fonde sur un individualisme ontologique, cest--dire sur le principe dun individu prcdant toute construction sociale : La mise part semble ainsi avoir plusieurs fonctions pratiques conjointes : distinguer et honorer les personnages qui doivent ltre, constituer une rserve permettant danticiper dautres dpenses, dautres distributions, mais aussi faciliter la division en tombant sur un compte juste entre gaux. Prsent ainsi, ce qui est mis part dans les pratiques distributives, cest--dire non distribu, peut aussi bien tre individuel que commun et, dans ce dernier cas, il sagit aussi bien dune rserve de biens que le collectif concern

    50. P. ismard, La cit des rseaux. Athnes et ses associations VIe-Ier sicle av. J.-C., Paris 2010, p. 33 avec J. revel, op. cit., 1996, p. 13.

    51. B. lePetit, De lchelle en histoire dans J. revel, op. cit., 1996, p. 93. Cf. aussi J. revel, Micro-analyse , art. cit., 1996, p. 26.

    52. br. latour, Changer de socit, refaire de la sociologie, Paris 2007, p. 13, lauteur souligne.53. Ibid., p. 14.54. V. azoulay, art. cit., p. 614.55. A. maC, Deux formes du commun en Grce ancienne , AHSS 69, 2014, p. 666 n. 21.56. Ibid., p. 659-688.57. Ibid., p. 661.

  • une Cit des soCiologues ? QuelQues Considrations soCiologiQues... 193

    peut dcider dutiliser pour tirer de nouveaux lots que dun bien qui pourrait tre offert tous en jouissance indivise 58. Outre que ce nest pas stricto sensu le collectif qui dcide mais un ou plusieurs individus appartenant ce collectif, cette remarque fait apparatre la dimension politique du commun. Ce qui est commun ne lest pas par nature, mme sil peut tre dfini comme naturel par les agents sociaux, il lest jusqu ce quune dcision le redfinisse. Le commun implique donc un consensus pralable sur le principe de vision et de division du monde social, partir duquel les dbats son sujet sont possibles. Ce niveau meta ne saurait tre ignor, mais il implique de rcuser le postulat initial, consquence des jeux dchelle, selon lequel chaque niveau dobservation rvle une version diffrente des ralits macro-sociales, lontologie de ces dernires se dissolvant 59. Les deux exemples extraits des pomes homriques cits ci-dessus viennent le confirmer 60.

    Un premier exemple est la description faite par Poseidon du partage ralis avec ses deux frres : Nous sommes trois frres, issus de Cronos, [] Zeus, moi et, en troisime, Hads, matre des morts. Le monde a t partag en trois ; chacun a reu sa part dhonneur. Moi-mme jai obtenu dhabiter la blanche mer jamais, aprs tirage au sort ; Hads a eu pour lot lombre brumeuse et Zeus a reu le vaste ciel 61. Poseidon dduit de sa moira (i.e. part) compare celle de son frre Zeus leur galit au regard de lhonneur (tim). Isomoros, cest--dire du fait de ces parts gales, il se proclame homotimos (i.e. une mme tim) de Zeus 62. Mais cette dmonstration est une revendication. Elle intervient au moment dun conflit entre Poseidon et Zeus, ce dernier affirmant au sujet de son frre : Je prtends, pour la force, lemporter de beaucoup sur lui, tout aussi bien que je suis son an pour la naissance 63. Lgalit par la moira nannule pas lingalit devant la tim. Ds lors, le rappel de Poseidon qui intervient peu aprs concernant la Terre, commune tous, et lOlympe, demeurs hors partage, na dautre finalit que dempcher Zeus de se prvaloir de son autorit sur les humains et sur lOlympe pour justifier de sa tim suprieure 64. Le partage est donc un enjeu politique qui implique un ordre social dans lequel la reconnaissance de communs sinscrit, ce qui ninterdit pas les dbats. Au contraire, seule la prise en compte de ces derniers permet dviter duniversaliser le point de vue dun basileus (i.e. roi) homrique, oubliant que son inscription dans un univers social informe tout autant sa position que sa prise de position.

    58. Ibid., p. 671.59. Cf. en contrepoint B. lahire, Monde pluriel. Penser lunit des sciences sociales, Paris 2012, p. 289 :

    chaque niveau de ralit sociale considr, ce ne sont pas les mmes lments qui composent la trame de cette ralit (nous soulignons ; cf. plus gnralement Ibid., p. 225-317).

    60. Cf. V. du sablon, Le systme conceptuel de lordre du monde dans la pense grecque lpoque archaque. , , , et chez Homre et Hsiode, Namur 2014 (avec Chr. Pbarthe, compte rendu, R.E.A. 116, 2014, p. 801-805).

    61. Il., 15.187-192 (trad. V. du sablon, op. cit., p. 70).62. Il., 15.186.63. Il., 15.165-166 (trad. Mazon). Sur la force suprieure de Zeus, cf. aussi Il., 8.10-27. Nous reprenons ici

    v. du sablon, op. cit., p. 79-82.64. Pour la comprhension de Il., 15.193, nous suivons V. du sablon, op. cit., p. 72.

  • 194 ChristoPhe Pbarthe

    La querelle entre Achille et Agamemnon, deuxime exemple, le montre. Arnaud Mac part dune remarque du fils de Ple pour fonder son refus de la solution propose par le roi de Mycnes pour compenser la perte que reprsenterait la restitution de Chrysis son pre : Nous ne voyons nulle part de nombreuses richesses dposes en commun ! Au contraire, celle des cits que nous avons dvastes ont t distribues. Il ne se peut que les hommes les ramnent, aprs les avoir de nouveau collectes ! 65. Il conclut de ce passage quAchille dirait Agamemnon que labsence de rserves, i.e. de communs, tout a t distribu interdirait toute nouvelle distribution 66. La prise en considration du dbat qui oppose les deux basileis permet de comprendre autrement cette discussion. Il sagit de savoir qui est le meilleur des Achens 67. Achille qui convoque sa supriorit guerrire, Agamemnon oppose sa supriorit sociale. Celle-ci est dcrite dans le Catalogue des Vaisseaux : il a sous ses ordres les guerriers de beaucoup les plus nombreux et les plus braves ; il est le meneur du plus grand nombre dhommes 68. Mais la guerre contre les Troyens pourrait autoriser une estimation nouvelle de la hirarchie sociale. Achille considre que sa tim sest accrue du fait de sa vaillance au combat. Autrement dit, le conflit entre les deux hommes portait sur la dfinition de la tim 69. Cest ici quintervient le problme de la restitution de la captive. La tim dAgamemnon lui permet de prlever sur le butin son geras, la part qui reprsente sa tim 70. Puis, il prlve un geras pour chaque basileus et le leur distribue. Le partage final se produit ensuite. Dans cette rpartition qui est la traduction de lordre social, Agamemnon a reu Chrysis et Achille, Brisis. En rendant sa captive, lAtride perdait son geras, cest--dire la part spcifique qui correspondait son minence sociale et mme sa basileia (i.e. ce qui faisait de lui un roi, un basileus), laissant celui qui contestait son autorit le geras qui traduisait son excellence au combat, donc sa possible prminence sur les Achens, possible car elle requiert un accord collectif 71. La rconciliation ne peut intervenir que kata moiran, selon la part de chacun, cest--dire en respectant la tim de lun et de lautre, signe que lordre social (en loccurence

    65. Il., 1.124-126 (trad. A. maC, art. cit., p. 663).66. A. maC, art. cit., p. 665.67. Le livre de gr. nagy, Le meilleur des Achens. La fabrique du hros dans la posie grecque archaque,

    Paris 1994 (pour la traduction franaise) est cet gard lumineux.68. Il., 2.577-578 et 580 (trad. Mazon).69. V. du sablon, op. cit., p. 70-71 n. 29 tablit juste un titre un parallle entre dune part le conflit opposant

    Zeus et Poseidon et dautre part laffrontement entre Achille et Agamemnon. Plus loin, il affirme : La querelle entre Zeus et Poseidon se prsente comme une rptition divine de celle entre Achille et Agamemnon (p. 206).

    70. Ibid., p. 28-31. Ce premier prlvement effectu par le roi se rencontre aussi dans lhistoire raconte par Nestor (Il., 11.703-717) ou bien encore dans le geste de Diomde, semparant de son prix la suite de sa victoire dans la course de chars (Il., 23.511).

    71. Agamemnon demande aux Achens de lui confirmer sa supriorit (Il., 1.118-120 et 161-162). Le dsordre provient surtout de la modalit choisie par Agamemnon, semparer lui-mme de Brisis et non de chercher lobtenir par lassemble. La rgle ne ly autorisait du reste pas, comme Achille le lui rappelle (Il., 1.125-126 cf. aussi 1.231).

  • une Cit des soCiologues ? QuelQues Considrations soCiologiQues... 195

    la dik, la justice) est rtabli puisquil fait de nouveau consensus 72. Ds lors, il ne saurait tre question de considrer la cit, ou le groupe, comme un agent de mme nature que les individus. Nulle cit ne protge les biens communs exclusifs, parce que la cit nagit pas. Il faut donc abandonner ce paralogisme et rendre toute sa place la politique, au dbat des agents sociaux sur les catgories avec lesquelles ils pensent le monde social dans lequel ils sont inscrits.

    En consquence, la distinction entre commun exclusif et commun inclusif ne tient pas. Un exemple pris chez Hrodote suffira le montrer 73. La cit de Cyrne connat une situation de stasis, les fils de Battos se sont entre-dchirs et le roi actuel, un petit-fils boiteux nomm Battos, ne semble parvenir simposer. la suite dune consultation de la Pythie, un Mantinen, Dmonax, est charg dlaborer une nouvelle constitution. Il commence par diviser le corps civique en trois tribus. Puis, il mit part pour le roi Battos des domaines et des sacerdoces, mais toutes les autres choses que les rois possdaient auparavant, il les plaa au milieu pour le peuple 74. Le texte est ici clair. Les rois possdaient un certain nombre de biens et de pouvoirs. Mais, refondant lordre social, un nouvel quilibre dans les timai est dcid. La tim royale est affaiblie, correspondant lestimation gnrale de la tim de Battos. Ce que ce dernier ne possde plus est plac es meson, pour le dmos. Ces biens sont-ils partags ou sont-ils considrs comme communs ? Arnaud Mac propose de rpondre cette question laide dun autre texte, pris galement dans les Histoires 75. Vers 510 a.C., Maiandros, rgent de Polycrate de Samos, ayant appris la mort de ce dernier, dcide de poser larch au milieu (es meson), non sans avoir reconnu que la situation prcdente tait conforme la moira de Polycrate. Ce faisant, il dit tablir lisonomie. La lgitimit de sa parole est manifeste par un geras quil reoit, en loccurrence la prtrise hrditaire du sanctuaire de Zeus librateur quil vient dinstituer, geras qui atteste sa lgitimit instituer lisonomie, en loccurrence dire qui est lgitime prtendre exercer larch. Cette dernire nest pas partage, elle est au centre, possession de tous les gaux qui ne reoivent pas une part de pouvoir puisque le pouvoir est collectif, mais qui ont une gale lgitimit lexercer au sein du groupe des gaux 76. De ce point de vue, si la mise es meson peut tre le prlude un partage, elle nen est pas moins la manifestation dun commun, plus prcisment du social qui est constitutif de ce milieu. Il ny a pas de milieu sans frontires, pas plus quil ny a de partage sans un groupe dfini dindividus entre lesquels le dit partage seffectue, selon un principe de vision et de division du monde social partag, partir duquel lgalit et la diffrence sont institues 77.

    72. La rconciliation intervient aprs une tentative de Nestor (Il., 1.254-286 avec V. du sablon, op. cit., p. 105-106) : Il., 19.40-276 avec V. du sablon, op. cit., p. 277-278).

    73. Hdt 4.161 avec A. maC, art. cit., p. 678-680.74. Hdt 4.161.12-14 (trad. A. maC) ; nous soulignons.75. Hdt 3.142.76. Contra A. maC, art. cit., p. 679-680 : Il sagit bien plutt dun rapport qui stablit entre les parts

    individuelles distribues tous ceux qui prennent part la distribution galit []. Lisonomie des citoyens parat ds lors elle aussi comme le fait de stre vu attribuer, au mme titre que les autres, sa part de pouvoir soi .

    77. Cf. Hdt 7.152 : le passage montre que les parts sont diffrentes mais quil faut les considrer comme gales (ou du moins comme le fruit dune rpartition juste).

  • 196 ChristoPhe Pbarthe

    statuts, PerformanCe, Citoyennet et CitUn constructionnisme social similaire est dfendu par Alain Duplouy qui le dcline en

    plusieurs points 78. Il affirme dabord que la dfinition de la citoyennet archaque est possible en dehors de toute conception juridique des statuts . Puis, rcusant le modle de la formation de la cit sous leffet dun accord au sein des lites pour dominer les masses 79, il envisage un processus empirique et laborieux visant esquisser les contours dune communaut humaine qui se considre peu peu comme civique . Curieusement, au moment de dcrire un processus minemment social, il affirme concomitamment quil veut accorder une place dterminante laction de lindividu, lui rendre sa place dans llaboration des communauts et des identits qui sont lies . Un peu plus loin, il indique quil faut aller des individus aux institutions , sans noter quun individu hors institutions est une pure abstraction 80. Il propose alors une conception active de la citoyennet archaque, qui permet denvisager le rle tenu par les individus dans la construction des communauts dont ils contribuent esquisser les contours, mais aussi de souligner limportance des pratiques et institutions sociales qui font vivre ces communauts 81. ces individus agissants, Alain Duplouy ajoute donc des institutions sociales qui semblent extrieures aux individus. Que dire alors de ces pratiques sociales ? Est-ce dire que le rle tenu par les individus doit tre apprhend dans le cadre dactions qui ne seraient pas sociales ? Mais alors, comment ces actions strictement individuelles, si tant est que des actions puissent ltre, peuvent-elles, dune manire ou dune autre, faire sens pour plusieurs individus au point de contribuer la construction dune forme de tout social stable, qui plus est nouveau ? Ainsi, cette approche qui se veut proprement archaque du fonctionnement des socits grecques 82 sinscrit surtout dans une ontologie du social qui rabat celle-ci sur les individus qui le composent.

    Certes, avec Alain Duplouy, il faut rcuser toute conception de lordre social des cits archaques qui en rduirait la composition un seul critre, naissance ou norme conomique. Toutefois, les mondes homriques ne saccordent pas avec un monde archaque compos de multiples lites qui se faisaient et se dfaisaient au gr de leur propre investissement dans de multiples modes de reconnaissance sociale : gnalogies, mariages, funrailles, offrandes, banquets, guerre, etc. 83. Tim, moira, kosmos, themis et dik constituent un systme symbolique permettant de penser le monde, notamment social, den faire apparatre la

    78. A. duPlouy, La formation des cits grecques. Statuts, classes et systmes fonciers , Annales H.S.S. 69, 2014, p. 629-658.

    79. Alain Duplouy critique sur ce point et plus gnralement lapproche dfendue par J. zurbaCh, La formation des cits grecques. Statuts, classes et systmes fonciers , Annales H.S.S. 68, 2013, p. 957-998.

    80. On voit ici comment le fait den rester au dbat individu/socit ne peut que conduire de rguliers renversements, sinscrivant dans la longue tradition du renversement paradoxal qui laisse entire la doxa (P. bourdieu, Leon sur la leon, Paris 1982, p. 35).

    81. Cf. A. duPlouy, art. cit., p. 631-633.82. Ibid., p. 633.83. Ibid., p. 636.

  • une Cit des soCiologues ? QuelQues Considrations soCiologiQues... 197

    cohrence, ce qui nest pas sans effet sur les actions humaines 84. De ce point de vue, la vision comportementale, voire fonctionnaliste que dveloppe Alain Duplouy au sujet des classes censitaires soloniennes semble force. Concernant les cavaliers (hippeis), il affirme : Il nest nullement tonnant que certains individus de lAthnes archaque aient choisi de mettre en avant leur monture pour justifier leur participation sinon pour prtendre participer une communaut civique en pleine construction 85. Or, si certains choisissent de mettre en avant tel critre de distinction, avec succs dans le cas prsent, cest bien parce quils sont inscrits dans un espace social dans lequel gots et dgots dterminent un ordre social, constituent une justification de la domination, comme la Distinction de Pierre Bourdieu la dmontr 86. Opposer les modes de vie aux critres juridiques na pas de sens sociologiquement parlant. Des modes de vie sont reconnus comme critres discriminants, comme des lments lgitimes de division du monde social. Lapproche comportementale ne permet donc nullement dtablir un nouveau paradigme de la citoyennet archaque. Si la citoyennet peut tre conue comme une performance, il faut quelle ait un public sans lequel celle-ci ne saurait avoir defficace, un dmos redfini par Solon 87. Du reste, Alain Duplouy finit par en convenir, dans un reniement implicite : Selon une approche anthropologique du politique, il sagit en effet de valoriser dans la dfinition dune citoyennet grecque proprement archaque la ncessit pour les individus dadopter des comportements spcifiques attendus ou tout le moins reconnus par lensemble de la communaut civique comme dignes du statut de citoyen 88.

    Christel Mller aborde galement la question des statuts dans les dmocraties hellnistiques 89. Elle affirme que les statuts lgaux constituent linfrastructure des socits civiques grecques pour une priode allant du IVe sicle au Ier sicle a.C. Toutefois, pour viter de dboucher sur une vision fixiste des cits hellnistiques , elle ajoute ces considrations sur le statut la notion de flexibilit sociale grce au systme trs labor des privilges qui

    84. Cf. v. du sablon, op. cit. avec Chr. Pbarthe, R.E.A. 116, 2014, notamment p. 803-804 sur la course de chars dcrite dans lIliade (23.257-650).

    85. A. duPlouy, art. cit., p. 650 ; nous soulignons.86. Comme le rappellent Philippe Coulangeon et Julien Duval, une thse forte de La Distinction rside dans

    lide que les gots sont indissociables dun dgot pour le got des autres, constituant, de ce fait, lune des plus puissantes barrires entre les classes sociales, et dans la dmonstration que le jugement de got est bien souvent un jugement de classe qui signore ( Introduction dans Ph. Coulangeon, J. duval dir., Trente ans aprs La Distinction de Pierre Bourdieu, Paris 2013, p. 9).

    87. Cf. lanalyse de M.-J. werlings, Le dmos avant la dmocratie. Mots, concepts, ralits historiques, Paris 2010, p. 223-266. Certes, Alain Duplouy (art. cit., p. 637) voque les critiques de certains et certaines philologues sur lauthenticit des pomes soloniens (J. bloK, a. lardinois d., Solon of Athens : New Historical and Philological Approaches, Leyde, 2006) mais, en toute logique, la rcusation de tout le corpus potique solonien qui ne constitue pas la vulgate devrait dboucher sur limpossibilit de tout discours historique au sujet de Solon. Par ailleurs, les analyses de Vincent Du Sablon (op. cit.) sur les pomes homriques et hsiodiques permettent au contraire de mettre en vidence la cohrence entre les diffrentes sources crites relatives lpoque archaque.

    88. A. duPlouy, art. cit., p. 656 ; nous soulignons.89. Chr. mller, La (d)construction de la politeia. Citoyennet et octroi de privilges aux trangers dans

    les dmocraties hellnistiques , Annales H.S.S. 69, 2014, p. 753-775.

  • 198 ChristoPhe Pbarthe

    se trouve au fondement mme du systme vergtique et permet, au moins partiellement, aux individus de transcender les statuts avec laccord de la communaut, sans pour autant les transgresser. On dfinit le privilge la fois comme un avantage juridique accord un individu ou une catgorie en dehors de la loi commune et comme un lment de distinction par rapport une norme 90. Il sagit donc pour Christel Mller de complter linfrastructure juridique, les statuts, par un reste, la performance, qui semble dcouler de lirrductibilit des individus au social quils composent et dont rend compte la notion dagency qualifiant la part libre et intentionnelle, y compris dans le sens philosophique, de laction individuelle laquelle elle assigne la finalit d entretenir une position instable au sein dun monde comptitif 91. La vision statutaire serait quant elle dveloppe par Aristote dans Les Politiques lorsquil cherche dfinir la citoyennet. Aprs avoir dit ce que cette dernire ntait pas, le Stagirite parvient la formule suivante pour rassembler ce que seul le citoyen fait : participer au pouvoir de juger et de dlibrer : magistrature sans limite 92. Faut-il y lire une dfinition volontairement restreinte 93 ? La question se pose en effet car comment concevoir quune dfinition substantielle de la citoyennet soit, dans le mme temps, restreinte ? Faut-il en dduire quune dfinition largie ne prtend plus tre substantielle tout en disant la substance de la citoyennet ? Cette difficult peut tre leve condition dopter pour une approche non plus substantielle mais relationnelle. Si donc le citoyen se dfinit par rapport au non citoyen (ce que fait Aristote du reste), la citoyennet ne saurait tre comprise hors de son articulation avec ce quest une cit, avec sa politeia.

    Il faut alors, avec Christel Mller, en revenir ce que Moses Finley crivait en 1964 pour dfinir la position sociale dun individu, une position sur un spectre ou un continuum de statuts . Il sagissait pour lui de tirer les consquences de lanthropologie qui fondait sa rflexion : Tout homme, moins dtre un Robinson, est un faisceau de droits, de privilges, dimmunits, de devoirs et dobligations vis--vis des autres hommes. Son statut est dfini par la somme de ces lments 94. Il sagit bien de dfinir le cadre (le vis--vis) dans lequel ces obligations prennent sens car les individus ne se sentent pas les obligs de tous les tres humains, pas plus quils ne sont des atomes isols. De ce fait, il convient de ne pas faire de la diffrence entre les statuts et les privilges un mur infranchissable. Dans certaines cits (toutes ?), les privilges sont inscrits dans le droit. Dans ce cas, ltranger honor nest pas hors normes, ne serait-ce quen raison de la loi qui rend les dcrets honorifiques et les honneurs (philanthrpa) quils octroient lgaux. Dans deux cits crtoises au IIIe sicle a.C. et Ilion

    90. Ibid., p. 767 ; nous soulignons.91. Ibid., p. 754 ; nous soulignons. Cf. aussi p. 774.92. Arstt, Pol., 3.1275a (trad. Pellegrin). Une ide similaire est exprime par Philoclon lorsque, rflchissant

    larch des citoyens athniens, il en nonce la particularit, labsence de remise de compte, ce qui revient dire que larch du citoyen na pas de terme (Ar., Vesp., 527).

    93. Chr. mller, art. cit., p. 761.94. M.I. finley, conomie et socit en Grce ancienne, Paris 1984, p. 192 (cit par Chr. mller, art. cit.,

    p. 755).

  • une Cit des soCiologues ? QuelQues Considrations soCiologiQues... 199

    au IIe sicle a.C., un proxenikos nomos est ainsi attest, autrement dit une loi dfinissant les privilges confrs par loctroi du titre de proxne 95. Un dcret athnien de 229/8 voque de mme des lois qui dfinissent des catgories de bienfaiteurs 96. Cest prcisment en raison de ce cadre juridique que la distinction mise au jour par Philippe Gauthier entre dune part dire quun citoyen a t un bienfaiteur et dautre part lui octroyer le titre de bienfaiteur prend tout son sens 97. juste titre, il est possible daffirmer que chacun de ces privilges [] est un fragment de la politeia locale et leur totalit dessine en creux les contours dune citoyennet gomtrie variable selon les cits 98. Le comportement rejoint le statut puisque le premier est une production du second, sans quil soit ncessaire denvisager une relation contractuelle, cest--dire consciente et rationnelle, entre un individu et la cit. La cit apparat donc comme une socit de normes, un concept foucaldien dsignant lensemble des conditions sous lesquelles tous les aspects de lexistence, quils soient privs ou publics, individuels ou collectifs, sont exposs la surveillance, au contrle, lemprise de normes qui, en mettant en uvre des codes appropris, ont pour programme de les unifier et den rguler les manifestations, en leur confrant artificiellement une stabilit, en les rationalisant 99. Le continuum finleyien fait retour et il devient possible de dpasser lopposition socit/tat : cette opposition simple tat/socit civile, je tendrais substituer lide dun continuum qui est une distribution continue de laccs aux ressources collectives, publiques, matrielles ou symboliques, auxquelles on associe le nom dtat 100.

    TAT, POLITIQUE, CITUne autre manire de qualifier le tout social que constitue la cit consiste en effet

    inscrire la polis dans la catgorie dtat. Paulin Ismard pointe ce sujet le risque du recours un objet transhistorique dont on pourrait observer le dploiement continu au mpris des formes ncessairement singulires qui sont chaque fois les siennes 101. Cette formulation indique quel point le problme pos est de nature mtaphysique puisquil sagit de penser un objet, ltat, cest--dire une catgorie, tout en lhistoricisant. Ce problme a t envisag par Michel Foucault : Lhistoricisme part de luniversel et le passe en quelque sorte la rpe de lhistoire. Mon problme est tout inverse. Je pars de la dcision, la fois thorique et mthodologique, qui consiste dire : supposons que les universaux nexistent pas, et je pose ce moment-l la question lhistoire et aux historiens : comment pouvez-vous crire lhistoire si vous nadmettez pas a priori que quelque chose comme ltat, la socit, le souverain, les

    95. Cf. Ph. gauthier, Les cits grecques et leurs bienfaiteurs (IVe-Ier av. J.-C.). Contribution lhistoire des institutions, Paris 1985, p. 23-24 n. 52.

    96. Ibid., p. 104-105.97. Ibid., p. 10.98. Chr. mller, art. cit., p. 772.99. P. maCherey, Le sujet des normes, Paris 2014, p. 10.100. P. bourdieu, Sur ltat. Cours au Collge de France (1989-1992), Paris 2012, p. 66.101. P. ismard, Le simple corps de la cit. Les esclaves publics et la question de ltat grec , Annales

    H.S.S. 69, 2014, p. 726 ; nous soulignons.

  • 200 ChristoPhe Pbarthe

    sujets existe ? 102. Si le risque point est rel, il nen demeure pas moins quun raisonnement historique sans le recours des concepts ambition universelle nest tout simplement pas possible 103. Il reste alors envisager les raisons qui invalident lusage du concept dtat pour penser les cits grecques 104. Paulin Ismard en envisage deux. Un premier problme tiendrait au fait que la polis nest pas une personne juridique. La polis ne pourrait pas contracter des obligations. Le deuxime problme est linexistence suppose dune administration civique en raison de lesclavage public. Sur ce dernier point, il suffira ici de rappeler limportance du dme athnien comme chelon administratif et civique ou bien encore celle des secrtaires, des magistrats, donc citoyens, en charge des archives publiques 105. Le premier lment est dmenti par lachat des esclaves publics 106. Dune manire ou dune autre, il y a bien un contrat avec le vendeur, de manire ce que la cit puisse faire valoir ses droits si le bien achet ne correspond pas aux caractristiques annonces. Si la cit peut ester en justice, elle est une personne juridique.

    Mais le refus de considrer la cit grecque comme une forme singulire dtat repose sur le modle dune opposition entre la socit et ltat qua dvelopp lanthropologue Pierre Clastres, associant ce dernier la domination et lingalit 107. Les Athniens visaient dissimuler, en la projetant dans une figure daltrit absolue, la part bureaucratique ou administrative inhrente au fonctionnement du rgime dmocratique. En dautres termes, le recours aux esclaves permettait de masquer lcart inluctable entre ltat et la socit, ladministration ncessaire de la vie publique et lidal dmocratique 108. Si la formule dune socit contre ltat peut provoquer lintrt, le contenu que lui donne lanthropologue amne en rcuser les fondements. Les socits dcrites par Pierre Clastres ne sauraient tre des socits sans domination ; moins bien sr de considrer la domination masculine comme taken for granted. Pour ne pas lasser, deux citations seront faites ici pour illustrer la ralit de cette civilisation de loisir : on nous reoit, cest--dire quon nous apporte force pure de bananes, chaude, tout fait bienvenue. Dailleurs, pendant les trois jours que nous passons l, toute heure de la journe, la mre de Hebewe, charmante et fine dame sauvage, nous propose de la nourriture, en petite quantit chaque fois []. Ce sont des vacances ; on mange,

    102. M. fouCault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collge de France. 1978-1979, Paris 2004, p. 5. Comme le note lditeur (Ibid., p. 6 n. 5), bien quannonant quil reviendra plus longuement sur cette dmarche, Michel Foucault nen dit rien par la suite

    103. Cf. ici mme n. 9.104. Nous laissons de ct le problme de larticulation dlicate entre lobjet cits grecques et lobjet

    cit athnienne . Comme ladmet Paulin Ismard : La situation athnienne est-elle reprsentative de celle dautres cits du monde grec ? Nous ne le saurons jamais (La dmocratie contre les experts. Les esclaves publics en Grce ancienne Paris 2015, p. 86).

    105. Cf. notre compte rendu dans ce mme volume (p. 241-247) de louvrage de Paulin Ismard (op. cit.), que larticle rsume.

    106. Cf. P. ismard, art. cit., p. 732-734.107. P. Clastres, La socit contre ltat. Recherches danthropologie politique, Paris 1974 ; cf. aussi Id.,

    Recherches danthropologie politique, Paris 1980.108. Ibid., p. 748.

  • une Cit des soCiologues ? QuelQues Considrations soCiologiQues... 201

    on se balance dans les hamacs, on bavarde, on pte 109. lvidence, la mre de Hebewe ne passe pas les mmes vacances que lanthropologue et ses compagnons Au sujet des Tupi-Guarani, la conclusion nautorise aucune ambigut : Le gros du travail, effectu par les hommes, consistait dfricher, la hache de pierre et par le feu, la superficie ncessaire. Cette tche, accomplie la fin de la saison des pluies, mobilisait les hommes pendant un ou deux mois. Presque tout le reste du processus agricole planter, sarcler, rcolter , conformment la division sexuelle du travail, tait pris en charge par les femmes. Il en rsulte donc cette conclusion joyeuse : les hommes, cest--dire la moiti de la population, travaillaient environ deux mois tous les quatre ans. Quant au reste du temps, ils le vouaient des occupations prouves non comme peine mais comme plaisir 110. Pierre Clastres ne dcrit pas la joie de lautre moiti de la population, celle dont le plaisir consiste viter la peine aux hommes. Il eut t alors amen se demander comment qualifier une socit dans laquelle la moiti de la population vit sur le dos de lautre ; par linterdiction, non formule mais dite cependant, de lingalit 111, vraiment ?

    Plus gnralement, la conception du pouvoir que Pierre Clastres prte aux socits quil tudie nemporte pas ladhsion. Selon lanthropologue, elle est radicalement diffrente de la ntre en ce que tout leffort du groupe tend prcisment sparer chefferie et coercition et donc rendre en un sens le pouvoir impuissant 112. Le refus de ltat trouverait ici son origine : Le pouvoir politique spar est impossible dans la socit primitive, il ny a pas de place, pas de vide que pourrait combler ltat 113. Or, selon Pierre Clastres lui-mme, mme si la socit trouve sa fondation lextrieur delle-mme, dans lensemble des rgles et instructions lgues par les grands anctres ou les hros culturels , cest la voix des leaders et des chamanes qui rappelle au respect des rgles et des normes 114. Sauf croire que ces dernires sont parfaitement inscrites dans les corps, ce qui impliquerait de dissoudre le social dans chaque individu, il faut bien leur reconnatre une certaine extriorit, et donc dadmettre une forme de puissance pour le pouvoir du chef et du chamane 115. Du reste, Pierre Clastres reconnat aux chefs un certain prestige. Certes, il tend lannuler quand il affirme que de la bouche du chef jaillissent non pas les mots qui sanctionneraient la relation de commandement-obissance, mais le discours de la socit elle-mme sur elle-mme, discours au travers duquel elle se proclame elle-mme communaut indivise et volont de persvrer en cet tre indivis 116. Mais cette dernire considration rend incomprhensible le prestige du chef, sauf considrer que celui-ci naurait dautres missions que de dire aux membres

    109. P. Clastres, op. cit., 1980, p. 10 ; nous soulignons.110. P. Clastres, op. cit., 1974, p. 165 ; nous soulignons.111. Ibid., p. 170.112. P. Clastres, op. cit., 1980, p. 38.113. P. Clastres, op. cit., 1974, p. 179.114. P. Clastres, op. cit., 1980, p. 65-67.115. Il est significatif que la dpouille de certains chefs et certains chamanes reoive un traitement diffrent

    (Ibid., p. 69).116. Ibid., p. 106-107.

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    du groupe ce quils savent dj, dire ce que tous pourraient dire sa place. Si prestige il y a, cest au contraire parce que le chef dispose dune lgitimit particulire pour dire ce quil en est de ce qui est, lgitimit qui lui permet de proposer linterprtation lgitime de la tradition lorsquun litige intervient. En outre, lhypothse de linscription de la totalit du social dans les corps implique une extriorit des normes, ce que Pierre Clastres concde sans le dire lorsquil dcrit linitiation des jeunes hommes. Dans le rite initiatique, les jeunes reoivent de la socit reprsente par les ordonnateurs du rituel le savoir de ce quest, en son tre, la socit, de ce qui la constitue, linstitue comme telle : lunivers de ses rgles et de ses normes, lunivers thico-politique de sa loi. Enseignement de la loi et, par suite, prescription de la fidlit cette loi, en tant quelle assure la continuit, la permanence de ltre de la socit 117. Comme la soulign Claude Lefort, lintrusion violente de la loi dans le corps suppose que celle-ci soit extrieure au jeune homme quelle soumet 118.

    Puisque il ny pas lieu denvisager la cit comme une socit sans domination, il convient donc de penser diffremment larticulation entre les citoyens et le reste de la population dune cit grecque. ce propos, Vincent Azoulay rappelle limportance de la mtaphore du tissage 119. Toutefois, il convient dinterroger le lien qui est fait entre cette dernire et le politikos. Dans le cas du dialogue platonicien Le Politique, le problme porte sur la finalit poursuivie par Platon, une enqute aussi bien sur le politikos que sur la tekhn et lepistem politik 120. Le point de dpart est explicitement annonc : dfinir lhomme/citoyen politique (ton politikon andron, 257b9-c1). Trs vite, le politikos est prsent comme un scientifique (258b3-4). Puis, il nest plus question que de technique politique, dont la dfinition semble contenter Socrate le Jeune (311c7-8). Pour ce faire, le dialogue recourt successivement aux trois composantes de la mthode philosophique : la politique par la division (258b2-268d4), par le mythe (268d5-277c8) et par le paradigme du tissage (277d1-311c8). Les trois approches de la science politique se compltent, comme les personnages du dialogue ne cessent den convenir. Le tissage intervient certes la fin mais il nest en rien la mtaphore dfinitive. Quoi quil en soit, notons que le tissu quourdit laction politique , celle quaccomplit lanr politikos, runit les anthrpoi, les tres humains, hommes, femmes et mme esclaves, avec la suppression des individus rtifs lducation 121. Aristophane recourt la mme mtaphore dans Lysistrata 122. Dans ce cas, aprs llimination de citoyens dsormais indsirables, le dmos se trouve pris dans un manteau comportant les mtques, les trangers amis dAthnes, les dbiteurs athniens exils et les clrouques. Influenc par Carl Schmitt, Vincent Azoulay insiste sur la

    117. P. Clastres, op. cit., 1980, p. 78. 118. Cl. lefort, Luvre de Clastres dans m. abensour dir., Lesprit des lois sauvages. Pierre Clastres

    ou une nouvelle anthropologie politique, Paris 1987, p. 199.119. V. azoulay, Repolitiser la cit grecque, trente ans aprs , Annales H.S.S. 69, 2014, p. 692-697.120. Nous renvoyons ici l. brisson, J.-fr. Pradeau, Introduction dans Platon, Le Politique, Paris 2005,

    p. 9-65.121. Plat., Pol., 310e-311c (trad. Brisson, Pradeau) et 308e-309a. Rappelons quen grec, anr, homme,

    signifie aussi citoyen. Anthrpoi dsigne en revanche les tres humains.122. Ar., Lys., 574-586.

  • une Cit des soCiologues ? QuelQues Considrations soCiologiQues... 203

    violence que contient la mtaphore, le degr dintensit devenant le critre permettant de mesurer le caractre politique des actions humaines, en particulier dans la distinction entre amis et ennemis 123. Il nen souligne pas moins limportance excessive accorde par le juriste allemand aux oppositions violentes 124. Cette insistance ne doit toutefois pas surprendre : le politique de Schmitt dsigne avant tout lunit politique 125.

    Or, cette dernire prcde lordre juridique, comme Alain Supiot la soulign : pour tablir un ordre juridique, il ne suffit pas de rtablir lordre, au sens policier ou militaire du terme. tablir un ordre juridique au sens fort de linstauration dun tat durable suppose dinstituer une socit par del la succession des gnrations. Cette institution de la socit a une dimension subjective, car tout gouvernement implique pour durer que ses membres lui fassent crdit, la fois au sens le plus fort et le plus technique du mot crdit 126. ce sujet, Carl Schmitt ne laisse pas place au doute. Lordre prcde la rgle et la rgle ne participe pas la formation de lordre 127. Cette prsance est la consquence de la conception schmittienne du droit qui doit avoir un rapport rel lordre concret , ordre concret qui est celui des peuples, contre celui du droit international 128. La ralit, pour lui, supposerait de faire droit ce que rclame lAllemagne, quand labstraction formaliste juridique masque limposition des imprialismes franais, britannique et amricain. Autrement dit, le droit doit partir des situations concrtes, notamment le droit la vie du peuple allemand, son droit lexistence 129. Sil implique la dfinition dun espace homogne (Grossraum) dans lequel les puissances trangres ne peuvent intervenir, ce qui qualifie le Reich, cest le peuple, la race, lorigine, le sang et le sol 130. Lordre ainsi dlimit, procde de la fidlit au Fhrer, qui, dune part, protge le droit et, dautre part, vite le formalisme et permet ladaptation et les procdures simplifies 131. En rappelant que le droit doit avoir un rapport rel lordre concret , ordre concret qui est celui des peuples, contre celui du droit international, Carl Schmitt rifie la

    123. V. azoulay, art. cit., p. 697-701. 124. Ibid., p. 699. ce sujet, il faut souligner le caractre minemment antismite du concept schmittien de

    politique (cf. . faye, Heidegger. Lintroduction du nazisme dans la philosophie. Autour des sminaires indits de 1933-1935, Paris 2005, en particulier p. 249-281).

    125. Chr. meier, La naissance du politique, Paris 1995, p. 28. Cf. plus gnralement A. suPiot, La Gouvernance par les nombres. Cours au Collge de France (2012-2014), Paris 2015, p. 295-304.

    126. Ibid., p. 300-301.127. Cf. J. ChaPoutot, La loi du sang. Penser et agir en nazi, Paris 2014, p. 77-78. 128. Cf. Ibid., p. 386-387.129. Ibid., p. 390.130. Ibid., p. 405-408.131. Ibid., p. 236-237 ; cf. aussi p. 385-386. Pour cette raison, Carl Schmitt soutient la loi sur les mesures

    ncessites par la sret de ltat du 3 juillet 1934 qui lgalise a posteriori les violences et les assassinats lis la Nuit des longs couteaux entre le 30 juin et le 2 juillet 1934. Il approuve la dfense quAdolf Hitler a en faite dans un discours devant le Reichstag le 13 juillet 1934 (cf. Ibid., p. 304-307).

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    catgorie de peuple 132. Autrement dit, quand il affirme que le politique nest pas une substance, il ne fait que repousser le problme un autre niveau 133. Dans la pense schmittienne, cest parce que le droit la vie du peuple allemand est dsirable que la violence (i.e. le politique) peut tre revendique pour sa dfense. Comme laffirmait mile Durkheim en 1906, il est impossible que nous accomplissions un acte uniquement parce quil nous est command, et abstraction faite de son contenu. [] Lobligation ou le devoir nexprime donc quun des aspects, et un aspect abstrait, du moral. Une certaine dsirabilit est un autre caractre, non moins essentiel que le premier 134.

    Est-il alors possible de subsumer la coercition et le dsir sous la distinction entre le et la politique ? Tel est lenjeu de larticulation entre ces deux politiques que suggre Vincent Azoulay partir de Cornelius Castoriadis 135. Ce dernier distinguait le politique, dimension prsente dans toute socit relative au maintien/rtablissement de lordre et la prennit de la vie, de la politique, invention des Grecs selon lui, quil dfinissait comme activit lucide et dlibre ayant comme objet linstitution explicite de la socit 136. laune de cette distinction, Vincent Azoulay propose une interprtation du discours de Clocritos 137. Ce dernier, engag auprs des dmocrates pendant la guerre civile de 404, lance un appel la concorde au nom de la participation commune aux ftes, sacrifices, churs, etc., en excluant toutefois les Trente tyrans. Loin dy voir lessence du politique, le rejet de la division, comme laffirmait Nicole Loraux, il faudrait y lire la prsence explicite du conflit, contre les Trente. Toutefois, ce serait ngliger la dimension performative du discours, mme si celui-ci ne parvient pas ses fins. En redessinant le corps civique, Clocritos peut faire disparatre la stasis, la guerre civile, et lui substituer le polemos, la guerre, contre de nouveaux adversaires, exclus de la citoyennet, les Trente. Ce faisant, il fait de la politique si laction politique vise produire et imposer des reprsentations (mentales, verbales, graphiques ou thtrales) du monde social qui soient capables dagir sur ce monde en agissant sur la reprsentation que sen font les agents , suscitant donc contraintes et dsirs 138. Elle fait et dfait les groupes en agissant sur les reprsentations qui les rendent visibles. La politique commence avec la remise en cause de lordre tabli, cest--dire laccord entre les structures objectives et les structures mentales ou schmes de classement. La subversion politique prsuppose une subversion cognitive, une conversion de la vision du monde 139. Celle-ci

    132. Cf. Ibid., p. 386-387.133. C. sChmitt, La notion de politique. Thorie du partisan, Paris 1992, p. 63-66.134. . durKheim, La dtermination du fait moral [1906] dans Id., Sociologie et philosophie,

    Paris 1924, p. 50.135. V. azoulay, art. cit., p. 704-712. 136. C. Castoriadis, Pouvoir, politique, autonomie dans Id., Le monde morcel. Les carrefours du

    labyrinthe 3, Paris 1990, p. 171 ; voir aussi p. 148-158.137. Xn., Hell., 2.4.21-22.138. P. bourdieu, Dcrire et prescrire. Note sur les conditions de possibilit et les limites de lefficacit

    politique , Actes de la recherche en sciences sociales 38, 1981, p. 69.139. Ibid.

  • une Cit des soCiologues ? QuelQues Considrations soCiologiQues... 205

    ne se produit que si lnonciation du discours critique se conjugue avec une crise objective crant les conditions pour une mise en suspens de ladhsion lordre tabli. La subversion politique doit alors faire une pr-vision, noncer ce quelle entend faire advenir. Ds lors, le discours de Clocritos ne met pas en vidence lincapacit des pratiques communautaires (re)tisser le manteau dchir de la communaut mais intervient dans le dbat engag autour de la dfinition du nous les Athniens 140. Il rappelle quil ne peut tout simplement pas y avoir de la politique si le politique ne fait pas consensus. Comment lecclesia pourrait-elle rgler un conflit si celui-ci porte sur qui doit participer lecclesia ? Telle est la limite du paradigme du tissage pour penser le politique sans la politique. La politique fonde le politique puisquelle est lactivit sociale lgitime par laquelle le consensus sur le sens du monde est institu, consensus partir duquel lespace des dsaccords lgitimes est dlimit. Lcart avec Carl Schmitt apparat alors. L o le juriste allemand rifie le peuple, ce qui revient retirer de la politique les catgories constitutives du politique, en loccurrence les naturaliser, la dmocratie athnienne autorise la rflexion sur ce qui la fonde, parce quelle ne connat et ne reconnat que des catgories immanentes elle-mme.

    Cest donc bien in fine la dfinition du tout social qui est lenjeu premier pour faire de la politique (emic) et pour faire de lhistoire politique (etic). Il nest sans doute pas ncessaire de conserver une distinction entre le et la politique, partir du moment o la politique dsigne lactivit sociale par laquelle des agents agissent sur la forme du tout social dans lequel ils sont inscrits avec dautres. De ce point de vue, la concorde des citoyens ne doit pas tre confondue avec celle des habitants de la polis, parce que la totalit politique nquivaut pas la totalit sociale. Ltude de Philippe Gauthier sur le quorum, notamment Athnes, le montre 141. Lorsque le dmos doit prendre des dcisions qui engagent la polis tout entire (rendre la justice, vote de lostracisme, vote de certaines dcisions comme loctroi du droit de cit), il ne peut tre compos de moins de 6 000 citoyens, capacit maximale de la Pnyx, lieu habituel de runion de lecclesia, au cours de la deuxime moiti du Ve sicle. La conclusion de lpigraphiste mrite dtre cite : Ainsi, la procdure du quorum, avec le vote par psphoi [i.e. bulletins], navait pas seulement pour fonction de manifester symboliquement la prsence du corps civique tout entier, elle devait aussi aboutir lexpression dune trs forte majorit et, si possible, de lunanimit des votants 142. La cit des pigraphistes voisine alors avec la cit des anthropologues, parce quil ny a pas dinstitutions sans un tout social qui les accueille 143. La dlibration et le risque de la division quelle implique, ne sopposent donc pas ncessairement lunit, une tension que la sociologie permet de penser. Nest-il

    140. V. azoulay, art. cit., p. 709. Comme le rappelle Cornelius Castoriadis (art. cit., 1990, p. 139), les Athniens ne sont Athniens que par le nomos de la polis .

    141. Ph. gauthier, Quorum et participation civique dans les dmocraties grecques [1990] dans Id., tudes dhistoire et dinstitutions grecques. Choix dcrits, Genve 2011, p. 421-454.

    142. Ph. gauthier, art. cit., p. 452.143. Cf. N. loraux, La majorit, le tout et la moiti. Sur larithmtique athnienne du vote , Le genre

    humain 22, 1990, p. 89-110.

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    pas temps ds lors denvisager une autre cit ? Si cit des sociologues il peut y avoir, ce nest pas pour compliquer un panorama historiographique dj encombr de nombreuses cits. Plutt que de prolonger le dbat entre lhistoire et lanthropologie, puisque telle est lorigine de la cit des anthropologues, le temps ne serait-il pas venu de concevoir la polis comme une forme de tout social, et peut-tre mme comme un tat, et de ltudier avec la sociologie, pour en faire lhistoire ?

  • ISSN 0035-2004REVUE DES TUDES ANCIENNES

    TOME 117, 2015 N1

    SOMMAIRE

    ARTICLES : Antoine Deramaix, La rvolte samienne, une affaire de pre .................................................... 3Mariano ValVerDe Snchez, El mito de la nave Argo y la primera navegacin .......................... 27Josep Antoni clua Serena, Denotations and Connotations of the expression ............................. (Theocritus Id. VI 18) ....................................................................... 55Paola GaGliarDi, Adone nella poesia di Gallo ? .......................................................................... 66Giuseppe PiPitone, Sulle nozze di Nerone con Pitagora/Doriforo: nota a Suet. Nero 29 ................. 77Pedro David coneSa naVarro, Rafael Gonzalez FernanDez, De salvajes a domesticadas: aproximacin a un ensayo sobre la justificacin de la condicin femenina en el mundo romano ..................... 87Jean-Paul thuillier, Circensia 2 De toutes les couleurs .............................................................. 109Martin Szewczyk, Nouveaux lments pour ltude dun portrait de notable phsien .............. du muse du Louvre ...................................................................................................................... 129

    CHRONIQUEMartine Joly, Cramiques romaines en Gaule, (annes 2013-2014) ........................................... 153

    LECTURES CRITIQUESSylviane eStiot, Le rgne des empereurs Carus, Carin et Numerien (282-285 de notre re) ..... 171Christophe Pbarthe, Une cit des sociologues ? Quelques considrations sociologiques sur la politique en Grce ancienne ......................................................................................................... 183

    Comptes rendus ............................................................................................................................. 207Notes de lecture ............................................................................................................................. 291

    Gnralits .......................................................................................................................... 291Littrature / Philologie grecque et latine ............................................................................ 296Archologie grecque et latine ............................................................................................. 313Histoire ancienne ................................................................................................................ 318Histoire grecque et romaine ................................................................................................ 334

    Liste des ouvrages reus ............................................................................................................... 357