pdf demonstration frege de gandt

19
Skepsis La démonstration Frege François De Gandt.doc © Delagrave Éditions 2001 1 La démonstration Deux études sur Frege : entre mathématiques et linguistique François De Gandt Philopsis : Revue numérique http://www.philopsis.fr Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d'auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l'objet d'une demande d'autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance. I. L’explicitation totale des démonstrations L'œuvre de Frege est très brève, incisive, quasi minérale en sa sobriété, comme une sorte d'aérolithe d'abord méconnu puis admiré, enfin commenté minutieusement et religieusement dans la deuxième moitié du XXe siècle. Pour lui faire droit, en manifester la force, l'originalité et la fécondité aux yeux de philosophes moins rompus aux exercices de la philosophie analytique, il paraît utile de retracer les liens étroits qui l'unissent aux mathématiques de son temps d'une part, et à la réflexion traditionnelle sur les langues d'autre part, entre mathématiques et linguistique. Les contours de la logique, ce territoire bien difficile à dessiner, en ressortiront peut-être plus nets. Dans le vaste mouvement qui à la fin du XIXe siècle ébranle les bases mêmes des sciences mathématiques et oblige les penseurs à chercher un sol stable par delà les traditionnelles assurances de la géométrie euclidienne et de l'échafaudage des nombres, Frege occupe une place à part, très novateur et très archaïque à la fois. Attaché aux certitudes de l'intuition géométrique - pas question d'admettre une géométrie non-euclidienne à titre provisoire ou hypothétique, car « nul ne peut servir deux maîtres » 1 -, soucieux inlassablement de garantir une référence à toutes les expressions - pas question de jouer en irresponsable avec des écritures, comme une monnaie 1 Gottlob Frege, Nachgelassene Schriften, ed. H. Hermes, F. Kambartel, F. Kaulbach, Hambourg, Felix Meiner Verlag 1969, p. 183.

Upload: lesabendio7

Post on 20-Oct-2015

9 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

  • Skepsis La dmonstration Frege Franois De Gandt.doc Delagrave ditions 2001

    1

    La dmonstration Deux tudes sur Frege : entre mathmatiques et linguistique

    Franois De Gandt

    Philopsis : Revue numrique http://www.philopsis.fr

    Les articles publis sur Philopsis sont protgs par le droit d'auteur. Toute reproduction intgrale ou partielle doit faire l'objet d'une demande d'autorisation auprs des diteurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant lauteur et la provenance.

    I. Lexplicitation totale des dmonstrations

    L'uvre de Frege est trs brve, incisive, quasi minrale en sa sobrit,

    comme une sorte d'arolithe d'abord mconnu puis admir, enfin comment minutieusement et religieusement dans la deuxime moiti du XXe sicle. Pour lui faire droit, en manifester la force, l'originalit et la fcondit aux yeux de philosophes moins rompus aux exercices de la philosophie analytique, il parat utile de retracer les liens troits qui l'unissent aux mathmatiques de son temps d'une part, et la rflexion traditionnelle sur les langues d'autre part, entre mathmatiques et linguistique. Les contours de la logique, ce territoire bien difficile dessiner, en ressortiront peut-tre plus nets. Dans le vaste mouvement qui la fin du XIXe sicle branle les bases mmes des sciences mathmatiques et oblige les penseurs chercher un sol stable par del les traditionnelles assurances de la gomtrie euclidienne et de l'chafaudage des nombres, Frege occupe une place part, trs novateur et trs archaque la fois. Attach aux certitudes de l'intuition gomtrique - pas question d'admettre une gomtrie non-euclidienne titre provisoire ou hypothtique, car nul ne peut servir deux matres 1-, soucieux inlassablement de garantir une rfrence toutes les expressions - pas question de jouer en irresponsable avec des critures, comme une monnaie

    1 Gottlob Frege, Nachgelassene Schriften, ed. H. Hermes, F. Kambartel, F. Kaulbach, Hambourg, Felix Meiner Verlag 1969, p. 183.

  • Skepsis La dmonstration Frege Franois De Gandt.doc Delagrave ditions 2001

    2

    sans talon or -, il creuse patiemment pour atteindre le sol logique, ce qu'il pense tre le roc : les lois de la pense pure, sur lesquelles pourraient se btir une part des constructions mathmatiques. Sur quoi repose la notion de nombre et comment peut-on justifier les oprations qu'on effectue sur eux ? L'objectif premier de Frege est l'arithmtique2. Dcomposant les concepts de l'arithmtique et cherchant en assurer les fondements, il se demande quelles catgories de vrits appartient cette science :

    Nous sparons toutes les vrits qui ont besoin de fondement en deux sortes : pour les unes la dmonstration peut procder de manire purement logique, pour les autres la dmonstration doit s'appuyer sur des faits d'exprience 3.

    L'entreprise est d'abord, si l'on peut dire, gnalogique : quel titre une thorie est-elle recevable ? La dmonstration doit permettre d'tablir les titres d'une thorie, en remontant de proche en proche jusqu'au sol qui la fonde. Dmontrer, c'est exposer la transmission de la vrit d'une proposition une autre plus loigne, d'un principe une consquence. La consquence est alors toute aussi vraie que le principe, et si le principe est fond son tour sur l'exprience, la consquence partagera son statut de fait d'exprience. La dmonstration permet de voir clairement les liens de dpendance entre des vrits (elle offre, crit Frege, une Einsicht in die Abhngigkeit der Wahrheiten

    4). Le mathmaticien, lui, va de l'avant, il recherche des thormes nouveaux, sa dmonstration avance en direction de vrits nouvelles; ici on s'intresse plutt la rgression, la dmonstration est un outil de mise l'preuve. On poursuit la preuve rgressivement jusqu'aux vrits originelles (den Beweis [...] bis auf die Urwahrheiten zurck zu verfolgen)5 . La russite de l'entreprise exige que l'on ait des dmonstrations absolument sans rupture, que tout pas effectu soit entirement explicite, que chaque passage d'une ligne de raisonnement la suivante soit parfaitement justifi :

    2 La thse d'habilitation de Frege est intitule "Mthodes de calcul bases sur une extension du concept de grandeur", et il raconte qu'il a tudi, avant la Begriffschrift, le concept de suite ordonne, en tentant de le rduire au concept de conscution logique. 3 Frege, Begriffschrift, eine der arithmetischen nachgebildete Formelsprache des reinen Denkens, Halle, Louis Nebert 1879, p. IX. On trouvera une traduction des premires pages dans Logique et fondements des mathmatiques, Anthologie 1850-1914, Institut d'histoire et de philosophie des sciences et des techniques, sous la dir. de F. Rivenc et Ph. de Rouilhan, Paris Payot 1992, pp. 98-129. 4 Gottlob Frege, Die Grundlagen der Arithmetik, Stuttgart, Ph. Reklam, 1987, 2 p. 26. Voir la trad. de C. Imbert, Paris Le Seuil, 1969. 5 Ib., 3, p. 27, trad. p. 127.

  • Skepsis La dmonstration Frege Franois De Gandt.doc Delagrave ditions 2001

    3

    Si l'on a russi viter scrupuleusement toute rupture dans la chane des raisonnements (jede Lcke in der Schlusskette), alors et alors seulement on peut dire en toute certitude sur quelles vrits originelles repose cette preuve 6 .

    On peut ainsi prciser quel est le socle premier d'une thorie, son droit la validit, son fondement , comme Frege l'expose dans la prsentation de ses Grundgesetze de 1893 :

    Grce l'absence de lacunes dans les chanes dductives (durch die Lckenlosigkeit der Schlussketten) on parvient ce que chaque axiome, chaque prsuppos ou hypothse ou comme on voudra les appeler, sur lesquels repose une dmonstration, se trouvent amens la lumire; ainsi obtient-on un terrain solide pour dcider de la nature pistmologique (erkenntnistheoretisch) de la loi dmontre. On a bien dclar souvent que l'arithmtique n'est que de la logique un peu plus developpe (nur weiter entwickelte Logik); mais cette affirmation restait contestable tant qu'il subsistait dans les dmonstrations des passages qui ne se produisaient pas selon des lois logiques reconnues, mais semblaient reposer sur une connaissance intuitive. C'est seulement une fois qu'on a dcompos ces passages en tapes logiques simples (in einfache logische Schritte zerlegt) que l'on peut se persuader qu'il n'y a rien d'autre au fondement que de la logique. J'ai assembl (zusammengestellt) tout ce qui peut rendre plus facile de juger de la cohsion des chanes dductives et de la solidit des assises de l'difice (Widerlager). Si donc quelqu'un devait trouver un dfaut (etwas fehlerhaft), il faut qu'il puisse indiquer prcisment o se trouve son avis la faute (Fehler) : dans les lois fondamentales, dans les dfinitions, dans les rgles ou dans leur application un endroit dtermin. Et si on trouve que tout est en ordre, alors on connat ainsi prcisment les fondements sur lesquels repose chaque thorme (Lehrsatz) particulier 7.

    Ce projet n'est pas nouveau, c'est celui mme d'Euclide et de tous les mathmaticiens :

    L'idal d'une mthode scientifique rigoureuse pour les mathmatiques, idal que je me suis efforc de raliser ici et auquel on peut attacher le nom d'Euclide, voici comment j'aimerais le dcrire. Que tout soit dmontr, on ne peut l'exiger parce que c'est impossible; mais on peut demander que toutes les propositions (Stze) dont on a besoin sans les dmontrer soient expressment nonces comme

    6 Ib., 4, p. 28, trad. p. 128. 7 Gottlob Frege, Die Grundgesetze der Arithmetik, Hildesheim, Olms, 1966, p. VII (il n'existe pas de trad. franaise, on peut se reporter la trad. anglaise de M. Furth, The basic laws of artihmetic, Berkeley, Univ. of California Press, 1967).

  • Skepsis La dmonstration Frege Franois De Gandt.doc Delagrave ditions 2001

    4

    telles, afin que l'on puisse clairement reconnatre sur quoi repose l'difice entier. Il faut ensuite s'efforcer de rduire le plus possible le nombre de ces lois fondamentales, en dmontrant tout ce qui est dmontrable. De plus, et en cela je vais au-del d'Euclide, je demande que tous les modes de dduction et de conscution (alle Schluss- und Folgerungsweisen) qui sont utiliss soient introduits par avance (vorher aufgefhrt). Sinon on ne peut tre assur d'avoir rempli la premire exigence. Cet idal je crois l'avoir atteint pour l'essentiel 8 .

    D'autres mathmaticiens la mme poque ont un souci analogue d'exhaustivit dans la preuve, en particulier ceux qui s'occupent de gomtrie. La discussion des gomtries non-euclidiennes forait prciser, rendre plus rigoureuses les dmonstrations, et obligeait expliciter les tapes les plus lmentaires. Jusqu'alors l'intuition spatiale, l'habitude quotidienne des concepts autorisaient des sauts de raisonnement dont on ne s'tait mme pas aperu. Moritz Pasch, dans ses Leons de gomtrie de 1882, revendique cette explicitation totale des preuves :

    Selon la conception gnrale, les thormes (Lehrstze) doivent tre des consquences logiques des propositions prises comme noyau initial (Kernstze). Mais on ne se rend pas toujours clairement conscients et explicites tous les moyens de dmonstration que l'on utilise (nicht immer bringt man sich alle benutzten Beweismittel ausdrcklich zum Bewusstsein). Cela tient en partie l'usage des figures, comme on l'a dit au 6. Mais mme quand on n'autorise aucune image sensible, ft-ce la reprsentation interne et consciente d'une image, mme alors l'emploi de beaucoup de mots, ceux par lesquels sont dsigns les concepts gomtriques les plus simples, exerce dj une certaine influence. Une partie des expressions avec lesquelles nous sommes familiariss trs tt par les manipulations de la vie quotidienne se rencontrent aussi dans la science; lorsque nous employons ces expressions dans la vie quotidienne nous entremlons avec nos penses toutes sortes de relations entre ces concepts, sans que nous nous en rendions compte chaque fois, de mme il n'est pas facile dans une science rigoureuse d'carter totalement les contaminations inconscientes (unbewussten Beimischungen). Ce sont justement ces contaminations qu'il faut porter en pleine lumire si l'on veut connatre l'tendue vritable des fondements sur lesquels repose l'difice de la gomtrie 9.

    C'est seulement ce prix que le statut des diverses gomtries pourra tre clarifi :

    8 Grundgesetze, ib. p. VI. 9 Moritz Pasch, Vorlesungen ber neuere Geometrie, Berlin 1976, 1re d. 1882, 12, p. 91

  • Skepsis La dmonstration Frege Franois De Gandt.doc Delagrave ditions 2001

    5

    Quel rle joue dans l'difice thorique chacun des concepts et des relations, jusqu' quel point ils sont ncessaires ou superflus pour l'ensemble, cela ne peut apparatre clairement que dans une prsentation absolument rigoureuse. C'est seulement lorsque l'on a assembl de cette manire les constituants essentiels, lorsque ceux qui sont superflus ont t carts, que l'on conquiert le sol appropri des discussions gnrales sur la gomtrie 10.

    L'effort de Pasch, qui sera poursuivi par Hilbert en 1899, a consist en une explicitation des relations d'ordre entre les points d'une droite (le point A est "entre" les points B et C, etc.) ou entre les droites d'un faisceau issues d'un mme point, des relations d'incidence entre droites et points (le point A est sur la droite g; les droites f et h ont un point commun ou se coupent , etc.). Il formule notamment un axiome qui portera son nom : si une droite coupe un ct d'un triangle, elle doit couper aussi un deuxime ct du triangle. Cette sorte de fait tait jusqu'alors admise sans justification et mme sans discussion. Lorsqu'au cours d'un raisonnement on ressent le besoin d'un recours l'intuition spatiale, c'est prcisment le signe que la dmonstration est lacunaire, ou que les principes sont insuffisants11. Pour dcrire cette limination systmatique de l'intuition, Pasch formule ses exigences d'une manire que Frege n'aurait pas accepte, en demandant que la dmonstration soit indpendante du sens des concepts :

    Si la gomtrie doit tre vritablement dductive, il faut que la dduction soit partout indpendante du sens des concepts gomtriques, comme il faut qu'elle soit indpendante des figures ; on n'a le droit de prendre en considration que les relations entre les concepts gomtriques qui ont t stipules (niedergelegt) dans les propositions et les dfinitions que l'on utilise. Certes au cours de la dduction il est permis et il est utile, mais nullement ncessaire, de penser ce que dnotent les concepts gomtriques dont on parle ; par suite, lorsque cela s'avre ncessaire, il en rsulte que la dduction est lacunaire (die Lckenhaftigeit der Deduktion) ou mme dans certains cas, que les propositions poses au dpart comme moyens de preuve sont insuffisantes 12.

    Tout dpend de ce que l'on entend par le sens des concepts et par penser ce que dnotent les concepts . S'il s'agit des associations intuitives automatiques suggres par les mots ou les penses, alors il faut les carter. Mais, aurait dit ici Frege - et il le dira Hilbert- ce serait absurde

    10 Pasch, ib., p. 92. 11 Pasch nomme ces principes Kernstze, propositions-noyaux, et il y voit l'nonc de faits d'exprience lmentaires. 12 Pasch, ib., p. 90.

  • Skepsis La dmonstration Frege Franois De Gandt.doc Delagrave ditions 2001

    6

    de tenter d'utiliser des signes sans rien qui leur corresponde. La gomtrie n'est pas un jeu avec des signes. Une autre divergence essentielle apparat entre Frege et les mathmaticiens de son temps (dont Pasch est un reprsentant clair) : Pasch propose d'expliciter tous les Beweismittel, les moyens de preuve, mais il pense d'abord aux tapes de nature topologique et ne dit rien des modes d'infrence, des rgles, principes ou lois qui permettent la progression des dmonstrations13. Frege, lui, se fait gloire d'aller au del d'Euclide - et au del des mathmatiques de son temps - : mme les lois logiques doivent tre formules au dbut, et leur usage rgl, pour qu'on sache prcisment quand et comment on les applique, et que le fil de la dmonstration soit prsent sans coupure14. Est-ce la premire fois que quelqu'un se propose de prsenter des raisonnements mathmatiques en explicitant totalement les tapes successives, y compris les passages que justifient les lois logiques les plus fondamentales ? Il y eut au Moyen Age des Euclides syllogizatus , des gomtries rduites en syllogismes, etc. et Aristote lui-mme a tent d'exposer certains raisonnements mathmatiques sous forme de syllogismes dmonstratifs (par ex. en Sec. Analytiques, II, 11). Mais l'outil logique d'Aristote est trop rigide et grossier : la relation d'appartenance par soi entre deux termes, qui est le ressort fondamental des dmonstrations selon les Seconds Analytiques, est inapte transcrire les relations entre noncs mathmatiques au cours d'une dmonstration15. En ce sens on peut dire qu'avec Frege c'est la premire fois que des raisonnements mathmatiques sont prsents de manire totalement explicite, les moyens purement

    13 Dans son appendice aux Vorlesungen de Pasch, Max Dehn voque un paralllisme entre l'intuition gomtrique et l'intuition logique. Les Anciens ont ressenti les tapes de raisonnement topologiques comme aussi ncessaires pour la pense que les rgles logiques - et donc requrant aussi peu une formulation expresse - : La formulation des prsupposs topologiques manque compltement chez Euclide, surtout ceux que l'on dsigne aujourd'hui comme axiomes d'ordre. On y utilise aussi tacitement le fait qu'un cercle de mme rayon qu'un autre, avec son centre situ sur la circonfrence de l'autre, possde un point commun avec lui. Toutes ces propositions sont utilises inconsciemment, ou plutt ressenties comme tout aussi ncessaires pour la pense que ce qu'on appelle le mode de raisonnement logique (als ebenso denknotwendig empfunden, wie die sogenannte Schlussweise) . (Max Dehn, Die Grundlegung der Geometrie in historischer Entwicklung, Anhang Pasch Vorlesungen ber neuere Geometrie, Berlin 1976, 1re d. 1926, p. 250). En somme : les rgles logiques vont de soi, elles vont sans dire , on a cru longtemps qu'il en allait de mme des axiomes topologiques. 14 Mme Peano, dans ses Arithmetices principia de 1889, ne formule pas les lois logiques qu'il utilise (voir les commentaires introductifs de J. van Heijenoort in From Frege to Gdel, Cambridge, Harvard Univ. Press, 1967, p. 84). 15 Voir F. De Gandt, "La mathesis d'Aristote, Introduction aux Analytiques Seconds", Revue des Sciences Philosophiques et Thologiques, 1975-1976, en particulier 1976 tome 60 n1, pp. 74-80.

  • Skepsis La dmonstration Frege Franois De Gandt.doc Delagrave ditions 2001

    7

    logiques de preuve mis sur le mme plan que les hypothses de nature mathmatique (si cet adjectif a encore un sens). Une fois exposes les lois logiques, on prsentera des raisonnements qui indiquent expressment leur utilisation dans chaque cas. A cet endroit les langues naturelles s'avrent inadquates, aux yeux de Frege :

    La langue n'est pas rgie par des lois logiques telles que l'observance de la grammaire puisse suffire garantir la rigueur formelle du cours de la pense. Les formes o s'exprime la dduction sont si diverses, si lches, si mal dfinies, que des hypothses peuvent tre introduites sans qu'on y prenne garde, et on omet de les compter quand on rcapitule les conditions ncessaires la validit de la conclusion 16.

    Pasch reconnaissait lui aussi que le mathmaticien se heurte l'imperfection des langues:

    La science puise une partie de ses matriaux directement dans la langue de la vie quotidienne. A partir de cette source se sont introduits jusque dans les mathmatiques des modes d'expression et des intuitions qui ne devraient pas servir la formulation de propositions scientifiques 17.

    Mais il n'en tire pas la consquence radicale qu'en tire Frege, et la langue naturelle lui suffit pour l'exposition des fondements de la gomtrie. Pour rpondre la question du statut de l'arithmtique, Frege en vient donc laborer un outil nouveau, son "criture conceptuelle" (Begriffschrift). prsente en 1879. Cet instrument n'est pas destin remplacer les modes de prsentation usuels, il n'est pas question de prtendre qu'on pourrait ou devrait se servir de l'idographie dans la vie quotidienne ou dans l'ordinaire des sciences - en cela le projet idographique est bien distinct des projets de langue universelle dont on dira un mot plus loin et qui ont fleuri galement autour de 1900 -. L'idographie est la langue usuelle ce qu'un outil est aux organes du corps humain, ce que le couteau ou le tournevis est la main. Un outil est en gnral propre un seul usage, alors que la main est adaptable et habile trs diversement. L'exemple, dans l'avant propos de la Begriffschrift, n'est pas celui du tournevis et de la main, mais du microscope et de l'oeil. L'idographie, crit Frege, est comme un microscope18. Comme il est curieux qu'une langue puisse tre compare un microscope 19 ! Le microscope ne cre rien, il

    16 "Que la science justifie le recours une idographie", in Ecrits logiques et philosophiques, p. 64-65 17 Moritz Pasch, Vorlesungen ber neuere Geometrie, 1976, p. 92. 18 Begriffschrift, p. XI (trad. p. 100). 19 La remarque est de Pierre Wagner, dans La machine en logique, Paris PUF 1998, p. 104.

  • Skepsis La dmonstration Frege Franois De Gandt.doc Delagrave ditions 2001

    8

    observe. La langue artificielle devrait donc simplement aider discerner jusque dans le dtail les articulations logiques, elle permettra de voir enfin tous les ressorts et les rouages de la dmonstration. Frege la dsigne comme Formelsprache des reinen Denkens, langue formulaire de la pense pure (dans le titre de la Begriffschrift). Le microscope de l'idographie doit servir contrler (prfen) de la manire la plus infaillible la validit d'une dduction, et dbusquer toute hypothse qui se glisserait furtivement afin de l'examiner quant sa provenance 20. Dans la langue idographique se retrouvent exprims (grossis au microscope pourrait-on dire) uniquement les traits qui sont pertinents pour la dmonstration. Les nuances, les penses annexes, qui n'affectent pas la vrit et sa transmission d'une proposition l'autre, ne sont pas prserves, par exemple la diffrence entre et et mais , ou la nuance qui spare pas de pas encore 21. Naturellement on carte tous les emplois du langage qui expriment un ordre, une prire, une exclamation, tout ce qui n'a pas trait au vrai ou au faux22. Puisqu'il s'agit de mettre l'preuve les dmonstrations, on renonce exprimer tout ce qui est sans importance pour la suite dductive (alles was fr die Schlussfolge ohne Bedeutung ist) 23. Le logique est ainsi dgag comme ce qui est essentiel la preuve, la transmission du vrai :

    La tche de la logique est l'tablissement des lois selon lesquelles un jugement est justifi par d'autres [] 24.

    Prenant son point de dpart et son terrain d'preuve dans les dmonstrations mathmatiques, l'entreprise de Frege doit pourtant venir converger avec une analyse des tournures de la langue naturelle, au moins dans ses emplois qui visent le vrai. Ainsi la distinction entre sens et dnotation (ou rfrence) dans Sinn und Bedeutung est-elle mise l'preuve sur l'analyse des subordonnes et des formes de discours indirectes25. L'tude se conclut sur une note pessimiste : il est difficile d'puiser toutes les possibilits offertes par la langue 26. En principe une autre dmarche serait possible, et complmentaire : partir des langues et dgager un squelette essentiel. L'oeuvre de Couturat par exemple tmoigne de cette complmentarit. Il prsenta notamment devant

    20 Begriffschrift, trad. H. Sinaceur p. 99 (texte allemand p. X). Le mot "validit" traduit ici Bndigkeit, qui comporte une nuance de liaison, l'ide que la chane est d'une seule pice.. 21 Voir "La pense", trad. p. 177. 22 Ibidem, pp.174-175. 23 Begriffschrift, p. X. 24 Nachgelassenen Schriften, p. 190 25 "Sens et dnotation", trad. p. 111-125. 26 Ib. p. 125.

  • Skepsis La dmonstration Frege Franois De Gandt.doc Delagrave ditions 2001

    9

    la Socit Franaise de Philosophie, en 1912, un expos relatif son projet de langue universelle, sous le titre Sur la structure logique du langage , et qui s'ouvre par une dclaration assez ambitieuse : M. Couturat "dsire appeler l'attention de la Socit [Franaise de Philosophie] sur la concordance des rsultats obtenus 1 par l'tude compare des langues humaines, au point de vue de leur morphologie et des catgories grammaticales (cours de M. Meillet au Collge de France) 2 par les recherches de logique moderne ou logistique sur les formes des propositions; 3 par les travaux pratiques effectus en vue de l'laboration d'une langue internationale auxiliaire (l'IDO) rpondant aux besoins de la la science et de la logique." Il existe pour Couturat une grammaire gnrale, dont les catgories correspondent en quelque mesure aux catgories logiques, de sorte que toute recherche positive de celles-ci doit dsormais s'appuyer sur les donnes de la linguistique 27. La discussion qui eut lieu, rapporte dans le Bulletin de la Socit, donne une ide des difficults de cette stratgie : de quel droit carter les distinctions de genre comme trangres la grammaire gnrale ? y a-t-il des substantifs et des verbes dans toutes les langues ? comment tre certain qu'une catgorie grammaticale est vraiment universelle ? le caractre potique d'une langue est-il inessentiel ? Le lecteur a finalement le sentiment que la voie frgenne d'accs au logique est plus rigoureuse et plus fconde.

    27 Bulletin de la Soc. Fr. de Philosophie, , Fvrier 1912.

  • Skepsis La dmonstration Frege Franois De Gandt.doc Delagrave ditions 2001

    10

    II. L'insaturation de la fonction et l'unit de la phrase.

    La logique dans l'entreprise de Frege n'est pas seulement l'outil de la transmission de la vrit d'une proposition l'autre, c'est aussi le noyau initial partir duquel se construisent les nombres. Il faut dcider quels sont les concepts logiques fondamentaux et et quelles lois ils obissent. Le dbut de la Begriffschift voque assez discrtement les ttonnements de Frege :

    Comme je me posais la question de savoir laquelle de ces deux sortes appartiennent les jugements de l'arithmtique, je dus d'abord essayer de voir jusqu'o on pouvait aller dans l'arithmtique en s'appuyant seulement sur les lois de la pense, ces lois situes au-dessus de toutes les particularits 28.

    D'autres mathmaticiens sont sur la mme voie, en particulier Richard Dedekind. Il avait publi en 1872 une construction des nombres irrationnels partir des rationnels29, et gard longtemps dans ses tiroirs un essai de construction des nombres entiers, qui parat finalement en 1887 30. Voici l'entre en matire de Dedekind:

    Dans la science, rien de ce qui est dmontrable ne doit tre admis (geglaubt) sans dmonstration. Malgr la clart de cette exigence, on est bien loin de pouvoir la considrer comme remplie, me semble-t-il, mme pour le fondement de la plus simple des sciences, cette partie de la logique qui traite de la thorie des nombres, y compris dans les plus rcentes expositions. En dsignant l'arithmtique (algbre, analyse) comme une simple partie de la logique, j'affirme dj que je tiens le concept de nombre pour entirement indpendant des reprsentations ou intuitions de l'espace et du temps, et pour un produit immdiat des lois pures de la pense (als einen unmittelbaren Ausfluss der reinen Denkgezsetze) 31.

    Que faut-il entendre ici par les lois de la pense ? Dedekind n'carte pas la pense comme activit, comme opration, et la plus fondamentale des notions qu'il utilise, celle d'Abbildung (reprsentation) est ses yeux un acte mental :

    Si l'on retrace prcisment ce que nous faisons lorsque nous comptons un agrgat ou une multiplicit de choses (beim Zhlen der

    28 Begriffschrift, p. X. 29 Richard Dedekind, Stetigkeit und Irrationnale Zahlen, Vieweg, Braunschweig, 1969 (1re d. 1872) 30 Richard Dedekind, Was sind und was sollen die Zahlen ? Vieweg, Braunschweig, 1969 (mme volume que le prcdent). 31 Ib. p. III.

  • Skepsis La dmonstration Frege Franois De Gandt.doc Delagrave ditions 2001

    11

    Menge oder Anzahl der Dinge), on sera conduit considrer cette capacit qu'a l'esprit de mettre en relation des choses avec des choses, de faire correspondre une chose avec une autre, de reprsenter une chose par une autre, cette capacit sans laquelle tout simplement aucune pense ne serait possible. C'est mon avis sur cette unique base, tout fait indispensable, qu'il faut difier l'ensemble de la science des nombres [] 32.

    Dedekind propose plusieurs expressions pour la mme activit de l'esprit: relater, faire correspondre, reprsenter (beziehen, entsprechen lassen, abbilden). Cette opration est prsente de manire plus prcise dans le 2 de l'ouvrage :

    Par reprsentation (Abbildung) d'un systme on entend une loi selon laquelle chaque lment dtermin s de S appartient une chose dtermine, qui s'appelle l'image de s (Bild von s) et est dsign par phi(s); nous disons aussi que phi(s) correspond (entspricht) l'lment s, ou que phi(s) nit (entsteht) ou est cr (erzeugt) par la reprsentation phi, ou que s passe (bergeht) en phi(s) par la reprsentation phi 33.

    Sur quoi opre l'Abbildung, quels sont ces choses ou ces systmes que l'on s'est donn avant mme d'agir sur eux par une Abbildung ? La notion de systme a t prsente au paragraphe prcdent : lorsque l'on considre diverses choses comme rassembles dans l'esprit sous un point de vue commun, on dit qu'elles forment un systme 34. A la construction de Dedekind Frege adresse un loge majeur : c'est l'oeuvre la plus pntrante (grndlichste) que l'on puisse trouver; mais la critique est tranchante35 : 1. Dedekind ne dmontre rien finalement, il dit seulement que la preuve s'ensuit de telle ou telle proposition, il laisse des expressions ouvertes et indtermines, avec des points de suspension, et surtout il ne donne aucun inventaire (Zusammenstellung) des lois logiques ou autres qu'il prend comme fondement; on n'a donc aucun moyen de contrler (prfen) s'il n'en emploie pas d'autres; pour cela il faudrait que les preuves ne soient pas seulement indiques, mais conduites sans lacune (lckenlos) ; 2. Les notions de base qu'il admet, celles de systme et d'appartenance un systme, ne sont nullement admises communment en logique ou rduites

    32 Ib. III-IV. 33 Ib. p. 5. 34 Es kommt hufig vor, dass verschiedene Dinge a,b,c, ...aus irgendeiner Veranlassung unter einen gemeinsamen Gesichtspunkt aufgefasst, im Geiste

    zusammengestellet werden, und man sagt dann, dass sie ein System S bilden , Was sind und was sollen die Zahlen, p. 1. 35 Grundgesetze, p. VII-VIII.

  • Skepsis La dmonstration Frege Franois De Gandt.doc Delagrave ditions 2001

    12

    quelque chose qui soit reconnu comme logique (in der Logik nicht blich sind und nicht auf anerkannt Logisches zurckgefhrt werden). La premire critique nous ramne l'tude prcdente il faut expliciter les tapes logiques, sinon le contrle est impossible. La seconde critique va plus loin : que faut-il prendre pour point de dpart si l'on veut tout fonder sur du logique ? Aux yeux d'un mathmaticien praticien, Frege ne fait finalement pas autre chose que Dedekind : pour lui aussi le point de dpart est la mise en liaison, qu'on peut appeller aussi application ou mise en relation ou reprsentation, et qu'il nomme fonction. Mais il la caractrise beaucoup plus strictement (il ne faut pas dire qu'il la dfinit, comme on verra). La fonction n'est pas une entit psychologique, un acte de l'esprit, c'est une ralit logique lmentaire indpendante de notre connaissance - une ralit assez nigmatique -. Quant au systme , il rsulte de la fonction (on pourrait dire avec le vocabulaire de Dedekind, que cette fois le systme drive de l'Abbildung, les 1 et 2 de l'opuscule de Dedekind tant intervertis). Comment est-il possible de passer de la fonction au systme d'objets ? Un systme pour Frege, ce n'est rien d'autre que des objets tombant sous un concept36. Pour cela nul besoin de s'imaginer un acte mental, ou de se demander : mais dans l'esprit de qui s'est effectu le rassemblement sous un certain point de vue 37 ? etc. Le systme est simplement la runion ou collection des objets qui satisfont au concept. Enfin le concept son tour est une certaine sorte de fonction, ce qu'il nous faut expliquer maintenant. Lorsqu'on insre le nombre quatre la place de la variable dans la combinaison 3 x + 4 , on obtient le nombre 16. L'expression devient un nom du nombre 16. La combinaison 3x + 4 ou 3( ) + 4 , ou trois fois quelque chose plus quatre , met en relation les nombres avec d'autres nombres (on multiplie par trois et ajoute quatre). Si l'on insre un nom de nombre la place du signe x, ou dans la place vide entre les parenthses, ou la place du mot quelque chose , on obtient un autre nom de nombre. Frege gnralise cette situation pour les cas o le rsultat final est non pas la dsignation d'un nombre, mais l'expression d'une proposition comme une quation 3x = x+ 3 ou une relation x est plus petit que cinq . Que se passe-t-il si on met le nombre trois la place de la variable dans 3 x = x + 6 ? L'quation devient vrifie, alors qu'elle ne l'est pas pour 0 ou 1 ou 72. On fait ainsi correspondre des nombres les deux valeurs vrai ou faux. Frege dclare que l'expression ainsi obtenue, aprs remplissement des noms de variable ou des places vides, est un nom du vrai ou du faux. L'expression 3 . 3 = 3 + 6 est un nom du vrai, l'expression douze est plus petit que cinq est un nom du faux. Il reste admettre comme valeur d'argument des objets autres que des nombres, et on pourra traiter les concepts comme des

    36 Grundgesetze, p. 2. 37 Ich frage : in wessen Geiste ? [...] Bilden denn die Dinge ausser mir nicht Systeme ? [...] Grundgsetze, p. 2.

  • Skepsis La dmonstration Frege Franois De Gandt.doc Delagrave ditions 2001

    13

    fonctions . Un concept est donc une fonction dont la valeur pour un argument est une valeur de vrit. Par exemple ( ) est chauve devient vrai quand on insre le nom Socrate dans la place vide38. Un concept, l'quivalent de ce que les grammairiens appellent un prdicat, est une fonction une place ( tre vert , courir , diviser le nombre 40 ), une relation est une fonction deux places ( tre entre x et y , tuer ). La notion de fonction devient ainsi la notion logique fondamentale, la pierre angulaire de l'difice. En dfinissant le concept comme une certaine sorte de fonction, Frege a conscience de prolonger l'volution et l'largissement de la notion depuis le milieu du XIXe sicle. Progressivement les mathmaticiens ont assoupli et gnralis ce qui tait admissible comme fonction. Hermann Hankel dcrit admirablement cette volution dans un expos de 1870 imprim en 1882, expos que Frege a lu et critiqu39. Le mot fonction apparat explicitement en 1718 sous la plume de Jean Bernoulli, et la dfinition usuelle au XVIIIe sicle est celle donne par Euler en 1748 :

    une fonction d'une quantit variable est une expression analytique compose d'une manire quelconque partir de cette quantit variable et de nombres ou quantits constantes 40.

    Le mode de combinaison entre ces quantits est restreint aux quatre oprations connues de l'arithmtique et quelques oprations en nombre limit (extraction de racines, passage au logarithme, etc.). Peu peu se fait sentir la ncessit d'admettre des modes de combinaison ou d'engendrement des quantits plus souples et plus large. L'tude des cordes vibrantes vers 1750 oblige considrer des fonctions arbitraires . La runion de deux dveloppements distincts sur deux intervalles est considre comme le prolongement de la mme fonction . Riemann en 1851 dfinit globalement des fonctions appliquant un domaine sur un autre par la seule donne de la valeur en certains points. Vers le milieu du XIXe sicle, Dirichlet considre comme fonction des entits encore plus difficiles dterminer, que Hankel caractrise comme suit :

    Y s'appelle fonction de x lorsqu' chaque valeur de la grandeur variable x l'intrieur d'un certain intervalle correspond une valeur dtermine de y; peu importe que y dpende ou non de x selon une

    38 Cette extension de la fonction pour couvrir le cas des concepts est expose en dtail dans l'article "Fonction et concept" de 1891. 39 Hermann Hankel, Untersuchungen ber die unendlich oft oszillierenden und unstetigen Funktionen, Math. Annalen XX, 1882, rimpr. Ostwald Klassiker n153, Leipzig, 1905. 40 L. Euler, Introductio in analysin infinitorum, vol. I, Lausanne, Bousquet, 1748, p.4.

  • Skepsis La dmonstration Frege Franois De Gandt.doc Delagrave ditions 2001

    14

    mme loi pour tout l'intervalle; peu importe que la dpendance soit ou non exprime par des oprations mathmatiques 41.

    Il n'est donc pas ncessaire qu'une loi unique commande le comportement de la fonction dans tout l'intervalle, ni que la dpendance soit exprime par les oprations communment reues. Finalement Hankel tente de donner une dfinition gnrale de la notion :

    f(x) s'appelle fonction de x lorsqu' chaque valeur de x l'intrieur d'un certain intervalle appartient une valeur dtermine unique de f(x). Il est ici indiffrent de savoir d'o et comment on dtermine f(x), que ce soit par des oprations analytiques sur les grandeurs ou d'une autre manire. Il suffit que la valeur de f(x) soit partout univoque et dtermine 42.

    Frege, lui, refuse les dfinitions traditionnelles comme celle d'Euler, parce qu'elle contiennent la mention d'une quantit variable ou indtermine43, ce qui n'a aucun sens, et parce qu'elles voient dans la fonction une expression , un groupe de signes, au lieu de s'occuper de ce qui est dsign par cette expression44. Quant la prtendue dfinition de Hankel, elle est circulaire puisqu'elle contient le dfini f(x) dans son propre nonc45. A vrai dire il est impossible de dfinir la notion de fonction, qui est une notion absolument premire :

    On ne saurait demander que tout soit dfini, pas plus qu'on ne pourrait demander un chimiste qu'il analyse toute matire. Ce qui est simple ne peut pas tre analys, et ce qui est logiquement simple ne peut pas tre vritablement dfini. [...] Il ne reste qu' inviter par quelque signe (Winke) le lecteur, ou l'auditeur, mettre sous le mot ce qu'on veut lui faire entendre (Es bleibt dann nichts anderes brig, als den Leser oder Hrer durch Winke dazu anzuleiten, unter dem Worte

    das Gemeinte zu verstehen) 46. On peut donc seulement caractriser mtaphoriquement ce qu'est une fonction :

    L'expression d'une fonction est en manque d'un complment, insature (ergnzungsbedrftig, ungesttigt) 47.

    41 Hankel, op. cit., p. 49. 42 Hankel, op. cit. p. 53. 43 Voir le dbut de l'article de 1904 Qu'est-ce qu'une fonction ? 44 Grundgesetze, 1, p. 5. 45 Voir la note la fin de l'article Qu'est-ce qu'une fonction ? 46 Concept et objet , trad. fran. p. 128. 47 Grundgesetze, p. 5.

  • Skepsis La dmonstration Frege Franois De Gandt.doc Delagrave ditions 2001

    15

    Remarquons que Frege parle ici des signes et non des ralits dsignes : le signe de fonction est insatur, il comporte une place vide. On reconnat alors la fonction la forme des signes qui la dsignent. Mais les signes ont toujours un caractre arbitraire, inessentiel. On pourrait indiquer une place vide par toutes sortes d'artifices : les dernires lettres de l'alphabet x, y etc., ou un espace entre des parenthses ( ), etc. Il doit bien y correspondre quelque chose au niveau ontologique ou rel, le signe de fonction est une expression qui doit dsigner une ralit. Il y a donc de l'insatur48. Si la fonction est insature, c'est par opposition avec les objets, qui sont complets. On reconnat ce caractre des objets leur mode de dsignation, par des noms sans place vide :

    Un objet est tout ce qui n'est pas fonction, c'est ce dont l'expression ne comporte aucune place vide 49.

    Une proposition, qui dsigne le vrai ou le faux, est la combinaison d'un signe de fonction et d'un ou plusieurs noms d'objet. On compose une expression comme f(x,y) avec des valeurs dtermines pour x et pour y et on obtient une expression complte; on compose courir avec Jean pour obtenir une proposition vraie ou fausse selon que Jean court ou ne court pas. Mais f(x,y) lui seul, ou court lui seul, sont incomplets, en attente de complment. Le surplomb, ou le privilge, de la fonction est tel qu'il est impossible de la dsigner par un nom dans une proposition sans lui faire perdre son caractre de fonction. Si je dis la fonction logarithme , ce n'est plus une fonction, si je dis le concept cheval , ce n'est plus un concept. Tel est le paradoxe auquel est consacr l'article Concept et objet , et qui a engendr tant de discussions et de commentaires50. Comment comprendre cette nigme ? Le texte le plus clairant me semble situ la fin de Concept et objet :

    Il est impossible que toutes les parties d'une pense soient closes sur elles-mmes, l'une d'entre elles au moins doit tre d'une faon quelconque prdicative et insature, sinon elles ne pourraient pas s'enchaner (aneinander haften) 51.

    La mtaphore de l'insaturation est emprunte la chimie, une discipline que Frege invoque volontiers. Ungesttigt en allemand s'applique une solution

    48 Voir par exemple ce passage des Nachgelassene Schriften, p. 275 : Auch einem ergnzungsbedrftigen Teile eines Gedankens [] entspricht etwas im Reich der Bedeutung. 49 Fonction et concept , trad. p. 92. 50 L'une des discussions les plus nourissantes et les plus sobres me semble tre celle de Max Black, Frege on functions in Essays on Frege, d. par E.D. Klemke, Urbana , 1968. 51 Concept et objet , trad. p. 140.

  • Skepsis La dmonstration Frege Franois De Gandt.doc Delagrave ditions 2001

    16

    par exemple, qui peut tre sature ou insature, un radical, etc. De mme qu'un corps peut tre chimiquement neutre et inerte, ou au contraire prt s'unir un autre, de mme la fonction (ou le concept, qui est une fonction) est chimiquement active, elle tend s'unir des objets pour former des propositions compltes. Frege propose ainsi une chimie mtaphorique de la proposition. Aristote exigeait de la proposition qu'elle comporte une connexion, un entrelacement, une sumploch. Des logiciens modernes comme Peter Geach reprochent justement Aristote de n'tre pas rest fidle cette ide de connexion, et d'avoir laiss s'accrditer l'ide que la proposition pourrait tre une juxtaposition de deux noms52. Frege lui aussi refuse la simple juxtaposition de deux termes de mme rang et fait porter le poids de la connexion sur la fonction. La tradition linguistique peut nous venir en aide pour comprendre le problme et la solution propose. Dans l'analyse de la phrase, on distingue des composants qui doivent former une unit et entrer en coalescence. Il doit bien se produire une chimie des termes en prsence, et la phrase ne peut tre faite de noms juxtaposs. La discussion sur ce point est trs ancienne, et remonte aux origines mmes de la grammaire. Pour analyser les mots dans la phrase et leur assigner leur fonction grammaticale , avec les diffrents cas (nominatif, accusatif, etc.53), les auteurs sanscrits, ds avant notre re, organisaient la phrase en une structure unitaire autour d'un acte ou d'une production. Les termes de la phrase se rpartissent en agent , produit , moyen d'action , lieu , etc. autour d'une sorte de cur ou de noyau qui est l'action ou la production elle-mme, porte par le verbe. Chacun des constituants est dclar incomplet, il porte une mutual expectancy, une valeur d'attente, que les grammairiens sanscrits dcrivent selon les thories comme l'attente de l'auditeur ( qu'a-t-il produit en cuisant ? , et avec quoi a-t-il cuit le riz ? ) ou comme un caractre du mot lui-mme 54. Pourquoi traiter le verbe part, pourquoi y a-t-il dissymtrie ? Chacun des constituants de la phrase devrait pouvoir tre dclar incomplet tant que la phrase n'est pas l, pleinement. Sans doute faut-il admettre aussi que le verbe n'est pas du mme ordre. Un commentateur moderne de Panini, le premier des grammairiens sanscrits, dcrit ainsi l'opposition :

    les thoriciens indiens distinguent deux formes d'tre, un tre qui est en train de se produire (bhava) et un tre dont la production est acheve (sattva). Le premier est action, le second substance. Le verbe est caractris par le bhava, le substantif par le sattva. Un verbe

    52 Voir Peter Geach, Logic matters, Berkeley Univ. of California Press, 1980, p. 44 et suiv. 53 Le gnitif est un cas part, comme on verra plus loin. 54 Voir The Philosophy of the Grammarians (Encyclopedia of Indian Philosophy), Harold G. Coward et K. Kunjunni Raja, Princeton Univ. Press, 1990, pp. 8-9, 25, 83-84.

  • Skepsis La dmonstration Frege Franois De Gandt.doc Delagrave ditions 2001

    17

    rfre, en effet, quelque chose qui est en train de se produire, une action qui conduit un rsultat. Un substantif, en revanche, rfre quelque chose qui est totalement produit. Un nom d'action, mme, envisage une action acheve 55.

    Les thoriciens plus proches de nous vont dans le mme sens, ainsi Jespersen dans sa Philosophie de la grammaire de 1924:

    Dans la plupart des langues, au moins celles de type arien, smitique et finno-ougrien, les verbes ont des caractres distinctifs si nombreux qu'il est ncessaire de faire du verbe une classe de mots bien spare, mme s'il manque ici ou l l'un ou l'autre des traits distinctifs qu'on donne gnralement pour caractristique des verbes. Ces traits sont la distinction des personnes (premire, deuxime, troisime), de temps, de mode et de voix [...]. Quant leur signification, les verbes sont ce que Sweet appelle des mots de phnomne (phenomenon words) et peuvent tre diviss de manire assez large entre ceux qui dsignent une action (il mange, respire, tue, parle, etc.), ceux qui dsignent un processus (il devient, grandit, perd, meurt etc.), et ceux qui dsignent un tat ou condition (il dort, demeure, attend, vit, souffre etc.), bien qu'il y ait des verbes difficiles inclure dans l'une de ces classes (il rsiste, il mprise, il plat). Il est presque toujours facile de voir si une ide est verbale ou non, et si nous combinons le verbe avec un pronom comme dans les exemples ci-dessus (ou avec un nom comme dans l'homme mange etc.), nous dcouvrons que le verbe confre la combinaison un certain caractre de fini (imparts to the combination a certain character of finish) et en fait (plus ou moins) un morceau de communication complet - ce caractre manque si nous combinons le nom avec un adjectif ou un adverbe. Le verbe est un lment donateur de vie (a life-giving element), ce qui le rend particulirement apte construire des phrases : une phrase contient presque toujours un verbe, et il est exceptionnel que nous trouvions des combinaisons sans verbe que l'on puisse appeler des phrases compltes. Certains grammairiens vont mme jusqu' exiger la prsence d'un verbe pour appeler phrase un morceau de communication. [...] Si maintenant nous comparons les deux combinaisons le chien aboie et le chien aboyant, nous voyons que malgr la parent troit entre aboie et aboyant, qu'on pourrait appeler des formes diffrentes du mme mot, seule la premire combinaison est pleinement construite en forme de morceau de communication complet (is rounded off as a complete piece of communication), alors que le chien aboyant manque de ce caractre de fini et nous pousse demander : et alors ce chien ? (what about that

    55 Pierre-Sylvain Filliozat, La grammaire sanscrite de Panini in La traverse des signes, Julia Kristeva et al., Paris, Le Seuil, 1975, p. 176-177.

  • Skepsis La dmonstration Frege Franois De Gandt.doc Delagrave ditions 2001

    18

    dog ?)56 Le pouvoir constructeur de phrase (the sentence-building power) se retrouve dans toutes les formes que l'on appelle souvent formes de verbe dfinies (finite), mais non dans des formes comme aboyant ou mang (participes), ni dans les infinitifs comme aboyer, manger. Les participes sont en ralit une sorte d'adjectifs forms partir des verbes, et les infinitifs ont quelque chose de commun avec les substantifs, bien que syntactiquement les infinitifs et les participes gardent tous deux beaucoup de caractristiques du verbe 57.

    Jespersen distingue donc deux sortes de combinaisons : celles qui effectuent une communication complte, et les autres. Tant qu'il n'y a pas de verbe, l'nonc est incomplet, en attente, il suggre ou veille des questions de l'interlocuteur. Jespersen dsigne plus loin (p. 97) le premier type de liaison comme un nexus (la phrase complte comme le chien aboie ) et l'autre sorte de combinaison, incomplte, comme une simple jonction (junction). On aura peut-tre remarqu que pour Jespersen un substantif est tout aussi incomplet qu'un verbe laiss tout seul. En entendant les mots a barking dog , nous demandons what about that dog ? , nous sentons, pourrait-on dire, que la communication n'est pas termine. En ce sens le nom est tout aussi incomplet que le verbe. Pourtant Jespersen, comme Frege pour la fonction, accorde au verbe un privilge : c'est lui qui est responsable de l'unit de la phrase, qui lui donne le fini et mme la vie . C'est probablement cette intuition qui fait rserver l'insaturation, la force unifiante, au verbe, ou son homologue logique, la fonction. La proposition, comme la phrase, a une unit qui n'est pas l'unit d'un nom. Si on fait de la phrase un nom, on perd quelque chose d'essentiel. Que se passe-t-il quand on transforme Jean court en la course de Jean ? On perd l'assertion, on perd aussi le temps, moins d'ajouter la prsente course de Jean. Que devient la personne ? de Jean peut signifier aussi bien la course que Jean court, ou celle sur laquelle il a pari, ou celle qu'il a demand de faire, ou celle dont il a parl. Benveniste, dans une analyse du gnitif latin58, a montr comment ce cas, exceptionnel parmi les autres (parce que non li directement un verbe, du moins en apparence) rsulte de la transformation nominale d'une construction verbale; le gnitif est hautement ambigu dans la mesure o il peut provenir d'un nominatif ou d'un accusatif (l'arrive du consul, le dsir du mariage). Tout se passe comme si la phrase tait

    56 On pourrait traduire aussi par "ce chien, qu'est-ce qu'il a ?" ou "ce chien, qu'est-ce qui lui arrive ?" 57 Otto Jespersen, The Philosophy of grammar, London 1968, 1re d. 1924, p. 86-87. Voir les rserves de Benveniste sur ce point dans La phrase nominale in Problmes de linguistique gnrale, Paris NRF, 1966, p. 152 : les catgories de procs et d'objet pourraient bien tre des catgories de langue, propres certaines familles de langues, projetes sur la nature . 58 Problmes de lingusitique gnrale, en part. p. 146-148.

  • Skepsis La dmonstration Frege Franois De Gandt.doc Delagrave ditions 2001

    19

    neutralise, comme si le noyau de sens exprim par la phrase dclarative perdait sa structure et sa force en passant sous forme nominale59. Le verbe apparat comme lien privilgi, porteur du dynamisme de la phrase. Dans la mesure o la fonction de Frege pourrait hriter des proprits mystrieuses du verbe, on comprend mieux qu'il soit impossible de la traiter comme un objet. Le paradoxe des noms de fonction est loin d'tre puis pour autant, on a seulement commenc en percevoir un aspect. Il faudrait le discuter en lien avec la question de l'assertion, et tenir compte des critiques et des dveloppements de Wittgenstein dans le Tractatus , il faudrait aussi prolonger l'tude du ct des parcours de valeur des fonctions et de la catastrophe qui a saisi l'difice de Frege, catastrophe lie intimement au traitement des fonctions comme objets. Tout ceci n'tait qu'un prambule60.

    Franois De Gandt

    59 C'est ce qui fait une grande part des difficults rencontres par les thories du "complexe significabile", o la proposition est vue comme dsignant un fait ou un tat de choses. 60 A ceux qui voudraient aller plus avant on recommandera le livre de Ph. de Rouilhan, Frege, les paradoxes de la reprsentation, Paris, Ed. de Minuit, 1988.