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  • 1I

    Dans la chaleur de lardente aprs-midi de juillet, la salle, aux voletssoigneusement clos, tait pleine dun grand calme. Il ne venait, des troisfentres, que de minces flches de lumire, par les fentes des vieillesboiseries ; et ctait, au milieu de lombre, une clart trs douce, baignantles objets dune lueur diffuse et tendre. Il faisait l relativement frais, danslcrasement torride quon sentait au-dehors, sous le coup de soleil quiincendiait la faade.

    Debout devant larmoire, en face des fentres, le docteur Pascal cherchaitune note, quil y tait venu prendre. Grande ouverte, cette immense armoirede chne sculpt, aux fortes et belles ferrures, datant du dernier sicle,montrait sur ses planches, dans la profondeur de ses flancs, un amasextraordinaire de papiers, de dossiers, de manuscrits, sentassant, dbordant,ple-mle. Il y avait plus de trente ans que le docteur y jetait toutes lespages quil crivait, depuis les notes brves jusquaux textes complets deses grands travaux sur lhrdit. Aussi les recherches ny taient-elles pastoujours faciles. Plein de patience, il fouillait, et il eut un sourire, quand iltrouva enfin.

    Un instant encore, il demeura prs de larmoire, lisant la note, sous unrayon dor qui tombait de la fentre du milieu. Lui-mme, dans cette clartdaube, apparaissait avec sa barbe et ses cheveux de neige, dune soliditvigoureuse bien quil approcht de la soixantaine, la face si frache, les traitssi fins, les yeux rests limpides, dune telle enfance, quon laurait pris,serr dans son veston de velours marron, pour un jeune homme aux bouclespoudres.

    Tiens ! Clotilde, finit-il par dire, tu recopieras cette note. JamaisRamond ne dchiffrerait ma satane criture.

    Et il vint poser le papier prs de la jeune fille, qui travaillait debout devantun haut pupitre, dans lembrasure de la fentre de droite.

    Bien, matre ! rpondit-elle.Elle ne stait pas mme retourne, tout entire au pastel quelle sabrait

    en ce moment de larges coups de crayon. Prs delle, dans un vase, fleurissaitune tige de roses trmires, dun violet singulier, zbr de jaune. Mais onvoyait nettement le profil de sa petite tte ronde, aux cheveux blonds etcoups court, un exquis et srieux profil, le front droit, pliss par lattention,lil bleu ciel, le nez fin, le menton ferme. Sa nuque penche avait surtoutune adorable jeunesse, dune fracheur de lait, sous lor des frisures folles.

  • 2Dans sa longue blouse noire, elle tait trs grande, la taille mince, la gorgemenue, le corps souple, de cette souplesse allonge des divines figures de laRenaissance. Malgr ses vingt-cinq ans, elle restait enfantine et en paraissait peine dix-huit.

    Et, reprit le docteur, tu remettras un peu dordre dans larmoire. On nesy retrouve plus.

    Bien, matre ! rpta-t-elle sans lever la tte. Tout lheure !Pascal tait revenu sasseoir son bureau, lautre bout de la salle,

    devant la fentre de gauche. Ctait une simple table de bois noir, encombre,telle aussi, de papiers, de brochures de toutes sortes. Et le silence retomba,cette grande paix demi obscure, dans lcrasante chaleur du dehors. Lavaste pice, longue dune dizaine de mtres, large de six, navait dautresmeubles, avec larmoire, que deux corps de bibliothque, bonds de livres.Des chaises et des fauteuils antiques tranaient la dbandade ; tandis que,pour tout ornement, le long des murs, tapisss dun ancien papier de salonempire, rosaces, se trouvaient dous des pastels de fleurs, aux colorationstranges, quon distinguait mal. Les boiseries des trois portes, doublebattant, celle de lentre, sur le palier, et les deux autres, celle de la chambredu docteur et celle de la chambre de la jeune fille, aux deux extrmits de lapice, dataient de Louis XV, ainsi que la corniche du plafond enfum.

    Une heure se passa, sans un bruit, sans un souffle. Puis, comme Pascal,par distraction son travail, venait de rompre la bande dun journal oublisur sa table, le Temps, il eut une lgre exclamation.

    Tiens ! ton pre qui est nomm directeur de lpoque, le journalrpublicain grand succs, o lon publie les papiers des Tuileries !

    Cette nouvelle devait tre pour lui inattendue, car il riait dun bon rire, la fois satisfait et attrist ; et, demi voix, il continuait :

    Ma parole ! on inventerait les choses, quelles seraient moins bellesLa vie est extraordinaire Il y a l un article trs intressant.

    Clotilde navait pas rpondu, comme cent lieues de ce que disait sononcle. Et il ne parla plus, il prit des ciseaux, aprs avoir lu larticle, ledcoupa, le colla sur une feuille de papier, o il lannota de sa grosse critureirrgulire. Puis, il revint vers larmoire, pour y classer cette note nouvelle.Mais il dut prendre une chaise, la planche du haut tant si haute quil nepouvait latteindre, malgr sa grande taille.

    Sur cette planche leve, toute une srie dnormes dossiers salignaienten bon ordre, classs mthodiquement. Ctaient des documents divers,feuilles manuscrites, pices sur papier timbr, articles de journaux dcoups,runis dans des chemises de fort papier bleu, qui chacune portait un nom criten gros caractres. On sentait ces documents tenus jour avec tendresse,

  • 3repris sans cesse et remis soigneusement en place ; car, de toute larmoire,ce coin-l seul tait en ordre.

    Lorsque Pascal, mont sur la chaise, eut trouv le dossier quil cherchait,une des chemises les plus bourres, o tait inscrit le nom de Saccard ,il y ajouta la note nouvelle, puis replaa le tout sa lettre alphabtique.Un instant encore, il soublia, redressa complaisamment une pile quiseffondrait. Et, comme il sautait enfin de la chaise :

    Tu entends ? Clotilde, quand tu rangeras, ne touche pas aux dossiers,l-haut.

    Bien, matre ! rpondit-elle pour la troisime fois, docilement.Il stait remis rire, de son air de gaiet naturelle. Cest dfendu. Je le sais, matre !Et il referma larmoire dun vigoureux tour de clef, puis il jeta la clef

    au fond dun tiroir de sa table de travail. La jeune fille tait assez aucourant de ses recherches pour mettre un peu dordre dans ses manuscrits ;et il lemployait volontiers aussi titre de secrtaire, il lui faisait recopierses notes, lorsquun confrre et un ami, comme le docteur Ramond, luidemandait la communication dun document. Mais elle ntait point unesavante, il lui dfendait simplement de lire ce quil jugeait inutile quelleconnt.

    Cependant, lattention profonde o il la sentait absorbe, finissait par lesurprendre.

    Quas-tu donc ne plus desserrer les lvres ? La copie de ces fleurs tepassionne ce point !

    Ctait encore l un des travaux quil lui confiait souvent, des dessins,des aquarelles, des pastels, quil joignait ensuite comme planches sesouvrages. Ainsi, depuis cinq ans, il faisait des expriences trs curieuses surune collection de roses trmires, toute une srie de nouvelles colorations,obtenues par des fcondations artificielles. Elle apportait, dans ces sortes decopies, une minutie, une exactitude de dessin et de couleur extraordinaire ; ce point quil smerveillait toujours dune telle honntet, en lui disantquelle avait une bonne petite caboche ronde, nette et solide .

    Mais, cette fois, comme il sapprochait pour regarder par-dessus sonpaule, il eut un cri de comique fureur.

    Ah ! va te faire fiche ! te voil partie pour linconnu ! Veux-tu bienme dchirer a tout de suite !

    Elle stait redresse, le sang aux joues, les yeux flambants de la passionde son uvre, ses doigts minces tachs de pastel, du rouge et du bleu quelleavait crass.

    Oh ! matre !

  • 4Et dans ce matre , si tendre, dune soumission si caressante, ce termede complet abandon dont elle rappelait pour ne pas employer les motsdoncle ou de parrain, quelle trouvait btes, passait pour la premire fois uneflamme de rvolte, la revendication dun tre qui se reprend et qui saffirme.

    Depuis prs de deux heures, elle avait repouss la copie exacte et sage desroses trmires, et elle venait de jeter, sur une autre feuille, toute une grappede fleurs imaginaires, des fleurs de rve, extravagantes et superbes. Ctaitainsi parfois, chez elle, des sautes brusques, un besoin de schapper enfantaisies folles, au milieu de la plus prcise des reproductions. Tout de suiteelle se satisfaisait, retombait toujours dans cette floraison extraordinaire,dune fougue, dune fantaisie telles que jamais elle ne se rptait, crant desroses au cur saignant, pleurant des larmes de soufre, des lis pareils desurnes de cristal, des fleurs mme sans forme connue, largissant des rayonsdastre, laissant flotter des corolles ainsi que des nues. Ce jour-l, sur lafeuille sabre grands coups de crayon noir, ctait une pluie dtoiles ples,tout un ruissellement de ptales infiniment doux ; tandis que, dans un coin,un panouissement innom, un bouton aux chastes voiles, souvrait.

    Encore un que tu vas me clouer l ! reprit le docteur en montrant le mur,o salignaient dj des pastels aussi tranges. Mais quest-ce que a peutbien reprsenter, je te le demande ?

    Elle resta trs grave, se recula pour mieux voir son uvre. Je nen sais rien, cest beau. ce moment, Martine entra, lunique servante, devenue la vraie

    matresse de la maison, depuis prs de trente ans quelle tait au service dudocteur. Bien quelle et dpass la soixantaine, elle gardait un air jeune,elle aussi, active et silencieuse, dans son ternelle robe noire et sa coiffeblanche, qui la faisait ressembler une religieuse, avec sa petite figure blmeet repose, o semblaient stre teints ses yeux couleur de cendre.

    Elle ne parla pas, alla sasseoir terre devant un fauteuil, dont la vieilletapisserie laissait passer le crin par une dchirure ; et, tirant de sa pocheune aiguille et un cheveau de laine, elle se mit la raccommoder. Depuistrois jours, elle attendait davoir une heure, pour faire cette rparation quila hantait.

    Pendant que vous y tes, Martine, scria Pascal plaisamment, enprenant dans ses deux mains la tte rvolte de Clotilde, recousez-moi doncaussi cette caboche-l, qui a des fuites.

    Martine leva ses yeux ples, regarda son matre de son air habitueldadoration.

    Pourquoi monsieur me dit-il cela ?

  • 5 Parce que, ma brave fille, je crois bien que cest vous qui avez fourrl-dedans, dans cette bonne petite caboche ronde, nette et solide, des idesde lautre monde, avec toute votre dvotion.

    Les deux femmes changrent un regard dintelligence. Oh ! monsieur, la religion na jamais fait de mal personne Et, quand

    on na pas les mmes ides, il vaut mieux nen pas causer, bien sr.Il se fit un silence gn. Ctait la seule divergence qui, parfois, amenait

    des brouilles, entre ces trois tres si unis, vivant dune vie si troite. Martinenavait que vingt-neuf ans, un an de plus que le docteur, quand elle taitentre chez lui, lpoque o il dbutait Plassans comme mdecin, dansune petite maison claire de la ville neuve. Et, treize annes plus tard, lorsqueSaccard, un frre de Pascal, lui envoya de Paris sa fille Clotilde, ge de septans, la mort de sa femme et au moment de se remarier, ce fut elle qui levalenfant, la menant lglise, lui communiquant un peu de la flamme dvotedont elle avait toujours brl ; tandis que le docteur, desprit large, les laissaitaller leur joie de croire, car il ne se sentait pas le droit dinterdire personnele bonheur de la foi. Il se contenta ensuite de veiller sur linstruction de lajeune fille, de lui donner en toutes choses des ides prcises et saines. Depuisprs de dix-huit ans quils vivaient ainsi tous les trois, retirs la Souleiade,une proprit situe dans un faubourg de la ville, un quart dheure de Saint-Saturnin, la cathdrale, la vie avait coul heureuse, occupe de grandstravaux cachs, un peu trouble pourtant par un malaise qui grandissait, leheurt de plus en plus violent de leurs croyances.

    Pascal se promena un instant, assombri. Puis, en homme qui ne mchaitpas ses mots :

    Vois-tu, chrie, toute cette fantasmagorie du mystre a gt ta joliecervelle Ton bon Dieu navait pas besoin de toi, jaurais d te garder pourmoi tout seul, et tu ne ten porterais que mieux.

    Mais Clotilde, frmissante, ses clairs regards hardiment fixs sur lessiens, lui tenait tte.

    Cest toi, matre, qui te porterais mieux, si tu ne tenfermais pas danstes yeux de chair Il y a autre chose, pourquoi ne veux-tu pas voir ?

    Et Martine vint son aide, en son langage. Cest bien vrai, monsieur, que vous qui tes un saint, comme je le dis

    partout, vous devriez nous accompagner lglise Srement, Dieu voussauvera. Mais, lide que vous pourriez ne pas aller droit en paradis, jenai tout le corps qui tremble.

    Il stait arrt, il les avait devant lui toutes deux, en pleine rbellion,elles si dociles, ses pieds dhabitude, dune tendresse de femmes conquisespar sa gaiet et sa bont. Dj, il ouvrait la bouche, il allait rpondre rudement, lorsque linutilit de la discussion lui apparut.

  • 6 Tenez ! fichez-moi la paix. Je ferai mieux daller travailler Et, surtout,quon ne me drange pas !

    Dun pas leste, il gagna sa chambre, o il avait install une sorte delaboratoire, et il sy enferma. La dfense dy entrer tait formelle. Ctaitl quil se livrait des prparations spciales, dont il ne parlait personne.Presque tout de suite, on entendit le bruit rgulier et lent dun pilon dansun mortier.

    Allons, dit Clotilde en souriant, le voil sa cuisine du diable, commedit grand-mre.

    Et elle se remit posment copier la tige de roses trmires. Elle en serraitle dessin avec une prcision mathmatique, elle trouvait le ton juste desptales violets, zbrs de jaune, jusque dans la dcoloration la plus dlicatedes nuances.

    Ah ! murmura au bout dun moment Martine, de nouveau par terre, entrain de raccommoder le fauteuil, quel malheur quun saint homme pareilperde son me plaisir ! Car, il ny a pas dire, voici trente ans que je leconnais, et jamais il na fait seulement de la peine personne. Un vrai curdor, qui sterait les morceaux de la bouche Et gentil avec a, et toujoursbien portant, et toujours gai, une vraie bndiction ! Cest un meurtre quilne veuille pas faire sa paix avec le bon Dieu. Nest-ce pas ? mademoiselle,il faudra le forcer.

    Clotilde, surprise de lui en entendre dire si long la fois, donna sa parole,lair grave.

    Certainement, Martine, cest jur. Nous le forcerons.Le silence recommenait, lorsquon entendit le tintement de la sonnette

    fixe, en bas, la porte dentre. On lavait mise l, afin dtre averti, danscette maison trop vaste pour les trois personnes qui lhabitaient. La servantesembla tonne et grommela des paroles sourdes : qui pouvait venir par unechaleur pareille ? Elle stait leve, elle ouvrit la porte, se pencha au-dessusde la rampe, puis reparut en disant :

    Cest madame Flicit.Vivement, la vieille madame Rougon entra. Malgr ses quatre-vingts ans,

    elle venait de monter lescalier avec une lgret de jeune fille ; et elle restaitla cigale brune, maigre et stridente dautrefois. Trs lgante maintenant,vtue de soie noire, elle pouvait encore tre prise, par derrire, grce lafinesse de sa taille, pour quelque amoureuse, quelque ambitieuse courant sa passion. De face, dans son visage sch, ses yeux gardaient leur flamme,et elle souriait dun joli sourire, quand elle le voulait bien.

    Comment, cest toi, grand-mre ! scria Clotilde, en marchant sarencontre. Mais il y a de quoi tre cuit, par ce terrible soleil !

    Flicit, qui la baisait au front, se mit rire.

  • 7 Oh ! le soleil, cest mon ami !Puis, trottant petits pas rapides, elle alla tourner lespagnolette dun des

    volets. Ouvrez donc un peu cest trop triste, de vivre ainsi dans le noir Chez

    moi, je laisse le soleil entrer.Par lentrebillement, un jet dardente lumire, un flot de braises

    dansantes pntra. Et lon aperut, sous le ciel dun bleu violtredincendie, la vaste campagne brle, comme endormie et morte dans cetanantissement de fournaise ; tandis que, sur la droite, au-dessus des toituresroses, se dressait le clocher de Saint-Saturnin, une tour dore, aux artes dosblanchis, dans laveuglante clart.

    Oui, continuait Flicit, jirai sans doute tout lheure aux Tulettes, etje voulais savoir si vous aviez Charles, afin de ly mener avec moi Il nestpas ici, je vois a. Ce sera pour un autre jour.

    Mais, tandis quelle donnait ce prtexte sa visite, ses yeux fureteursfaisaient le tour de la pice : Dailleurs, elle ninsista pas, parla tout de suitede son fils Pascal, en entendant le bruit rythmique du pilon qui navait pascess dans la chambre voisine.

    Ah ! il est encore sa cuisine du diable ! Ne le drangez pas, je nairien lui dire.

    Martine, qui stait remise son fauteuil, hocha la tte, pour dclarerquelle navait nulle envie de dranger son matre ; et il y eut un nouveausilence, tandis que Clotilde essuyait un linge ses doigts tachs de pastel, etque Flicit reprenait sa marche petits pas, dun air denqute.

    Depuis bientt deux ans, la vieille madame Rougon tait veuve. Son mari,devenu si gros, quil ne se remuait plus, avait succomb, touff par uneindigestion, le 3 septembre 1870, dans la nuit du jour o il avait appris lacatastrophe de Sedan. Lcroulement du rgime, dont il se flattait dtre undes fondateurs, semblait lavoir foudroy. Aussi Flicit affectait-elle de neplus soccuper de politique, vivant, dsormais comme une reine retire dutrne. Personne nignorait que les Rougon, en 1851, avaient sauv Plassansde lanarchie, en y faisant triompher le coup dtat du 2 dcembre, et que,quelques annes plus tard, ils lavaient conquis de nouveau, sur les candidatslgitimistes et rpublicains, pour le donner un dput bonapartiste. Jusqula guerre, lempire y tait rest tout-puissant, si acclam, quil y avait obtenu,au plbiscite, une majorit crasante. Mais, depuis les dsastres, la villedevenait rpublicaine, le quartier Saint-Marc tait retomb dans ses sourdesintrigues royalistes, tandis que le vieux quartier et la ville neuve avaientenvoy la Chambre un reprsentant libral, vaguement teint dorlanisme,tout prt se ranger du ct de la Rpublique, si elle triomphait. Et ctait

  • 8pourquoi Flicit, en femme intelligente, se dsintressait et consentait ntre plus que la reine dtrne dun rgime dchu.

    Mais il y avait encore l une haute position, environne de touteune posie mlancolique. Pendant dix-huit annes, elle avait rgn. Lalgende de ses deux salons, le salon jaune o avait mri le coup dtat,le salon vert, plus tard, le terrain neutre o la conqute de Plassansstait acheve, sembellissait du recul des poques disparues. Elle tait,dailleurs, trs riche. Puis, on la trouvait trs digne dans la chute, sans unregret ni une plainte, promenant, avec ses quatre-vingts ans, une si longuesuite de furieux apptits, dabominables manuvres et dassouvissementsdmesurs, quelle en devenait auguste. La seule de ses joies, maintenant,tait de jouir en paix de sa grande fortune et de sa royaut passe, et ellenavait plus quune passion, celle de dfendre son histoire, en cartant tout cequi, dans la suite des ges, pourrait la salir. Son orgueil, qui vivait du doubleexploit dont les habitants parlaient encore, veillait avec un soin jaloux, rsolu ne laisser debout que les beaux documents, cette lgende qui la faisaitsaluer comme une majest tombe, quand elle traversait la ville.

    Elle tait alle jusqu la porte de la chambre, elle couta le bruit du pilon.Puis, le front soucieux, elle revint vers Clotilde.

    Que fabrique-t-il donc, mon Dieu ! Tu sais quil se fait le plus grand tort,avec sa drogue nouvelle. On ma racont que, lautre jour, il avait encorefailli tuer un de ses malades.

    Oh ! grand-mre ! scria la jeune fille.Mais elle tait lance. Oui, parfaitement ! les bonnes femmes en disent bien dautres Va les

    questionner, au fond du faubourg. Elles te diront quil pile des os de mortdans du sang de nouveau-n.

    Cette fois, pendant que Martine protestait elle-mme, Clotilde se fcha,blesse dans sa tendresse.

    Oh ! grand-mre, ne rpte pas ces abominations ! Matre qui a un sigrand cur, qui ne songe quau bonheur de tous !

    Alors, quand elle les vit lune et lautre sindigner, Flicit, comprenantquelle brusquait trop les choses, redevint trs cline.

    Mais, mon petit chat, ce nest pas moi qui dis ces choses affreuses. Jete rpte les btises quon fait courir, pour que tu comprennes que Pascala tort de ne pas tenir compte de lopinion publique Il croit avoir trouvun nouveau remde, rien de mieux ! et je veux mme admettre quil vagurir tout le monde, comme il lespre. Seulement, pourquoi affecter cesallures mystrieuses, pourquoi nen pas parler tout haut, pourquoi surtout nelessayer que sur cette racaille du vieux quartier et de la campagne, au lieude tenter, parmi les gens comme il faut de la ville, des cures clatantes qui

  • 9lui feraient honneur ? Non, vois-tu, mon petit chat, ton oncle na jamaisrien pu faire comme les autres.

    Elle avait pris un ton pein, baissant la voix pour taler cette plaie secrtede son cur.

    Dieu merci ! ce ne sont pas les hommes de valeur qui manquent dansnotre famille, mes autres fils mont donn assez de satisfaction ! Nest-cepas ? ton oncle Eugne est mont assez haut, ministre pendant douze ans,presque empereur ! et ton pre lui-mme a remu assez de millions, a tml dassez grands travaux qui ont refait Paris ! Je ne parle pas de tonfrre Maxime, si riche, si distingu, ni de tes cousins, Octave Mouret, undes conqurants du nouveau commerce, et notre cher abb Mouret, un saintcelui-l ! Eh bien ! pourquoi Pascal, qui aurait pu marcher sur leurs traces tous, vit-il obstinment dans son trou, en vieil original demi fl ?

    Et, la jeune fille stant rvolte encore, elle lui ferma la bouche dungeste caressant de la main.

    Non, non ! laisse-moi finir Je sais bien que Pascal nest pas unebte, quil a fait des travaux remarquables, que ses envois lAcadmie demdecine lui ont mme acquis une rputation parmi les savants Mais celapeut-il compter, ct de ce que javais rv pour lui ? oui ! toute la belleclientle de la ville, une grosse fortune, la dcoration, enfin des honneurs,une position digne de la famille Ah ! vois-tu, mon petit chat, cest de celaque je me plains : il nen est pas, il na pas voulu en tre, de la famille. Maparole ! je le lui disais, quand il tait enfant : Mais do sors-tu ? Tu nespas nous ! Moi, jai tout sacrifi la famille, je me ferais hacher pourque la famille ft jamais grande, et glorieuse !

    Elle redressait sa petite taille, elle devenait trs haute, dans luniquepassion de jouissance et dorgueil qui avait empli sa vie. Mais ellerecommenait sa promenade, lorsquelle eut un saisissement, en apercevantsoudain, par terre, le numro du Temps, que le docteur avait jet, aprs yavoir dcoup larticle, pour le joindre au dossier de Saccard ; et la vue dela fentre, ouverte au milieu, de la feuille, la renseigna sans doute, car, ducoup, elle ne marcha plus, elle se laissa tomber sur une chaise, comme sielle savait enfin ce quelle tait venue apprendre.

    Ton pre a t nomm directeur de lpoque reprit-elle brusquement. Oui, dit Clotilde avec tranquillit, matre me la dit, ctait dans le

    journal.Dun air attentif et inquiet, Flicit la regardait car cette nomination de

    Saccard, ce ralliement la Rpublique, tait une chose norme. Aprs lachute de lempire, il avait os rentrer en France, malgr sa condamnationcomme directeur de la Banque Universelle, dont leffondrement colossalavait prcd celui du rgime. Des influences nouvelles, toute une intrigue

  • 10

    extraordinaire devait lavoir remis sur pied. Non seulement il avait eu sagrce, mais encore il tait une fois de plus en train de brasser des affairesconsidrables, lanc dans le grand journalisme, retrouvant sa part dans tousles pots-de-vin. Et le souvenir svoqut des brouilles de jadis, entre luiet son frre Eugne Rougon, quil avait compromis si souvent, et que, parun retour ironique des choses, il allait peut-tre protger, maintenant quelancien ministre de lempire ntait plus quun simple dput, rsign auseul rle de dfendre son matre dchu, avec lenttement que sa mremettait dfendre sa famille. Elle obissait encore docilement aux ordresde son fils an, laigle, mme foudroy ; mais Saccard, quoi quil fit, luitenait aussi au cur, par son indomptable besoin du succs ; et elle taiten outre fire de Maxime, le frre de Clotilde, qui stait rinstall, aprsla guerre, dans son htel de lavenue du Bois-de-Boulogne, o il mangeaitla fortune que lui avait laisse sa femme, devenu prudent, dune sagessedhomme atteint dans ses moelles, rusant avec la paralysie menaante.

    Directeur de lpoque, rpta-t-elle, cest une vraie situation deministre que ton pre a conquise Et joubliais de te dire, jai encore crit ton frre, pour le dterminer venir nous voir. Cela le distrairait, lui feraitdu bien. Puis, il y a cet enfant, ce pauvre Charles

    Elle ninsista pas, ctait l une autre des plaies dont saignait sonorgueil : un fils que Maxime avait eu, dix-sept ans, dune servante et qui,maintenant, g dune quinzaine dannes, de tte faible, vivait Plassans,passant de lun chez lautre, la charge de tous.

    Un instant encore, elle attendit, esprant une rflexion de Clotilde, unetransition qui lui permettrait darriver o elle voulait en venir. Lorsquellevit que la jeune fille se dsintressait, occupe ranger des papiers surson pupitre, elle se dcida, aprs avoir jet un coup dil sur Martine, quicontinuait raccommoder le fauteuil, comme muette et sourde.

    Alors, ton oncle a dcoup larticle du Temps ?Trs calme, Clotilde souriait. Oui, matre la mis dans les dossiers. Ah ! ce quil enterre de notes, l-

    dedans ! Les naissances, les morts, les moindres incidents de la vie, tout ypasse. Et il y a aussi lArbre gnalogique, tu sais bien, notre fameux Arbregnalogique, quil tient au courant !

    Les yeux de la vieille madame Rougon avaient flamb. Elle regardaitfixement la jeune fille.

    Tu les connais, ces dossiers ? Oh ! non, grand-mre ! Jamais matre ne men parle, et il me dfend

    de les toucher.Mais elle ne la croyait pas. Voyons ! tu les as sous la main, tu as d les lire.

  • 11

    Trs simple, avec sa tranquille droiture, Clotilde rpondit, en souriant denouveau.

    Non ! quand matre me dfend une chose, cest quil a ses raisons, etje ne la fais pas.

    Eh bien ! mon enfant, scria violemment Flicit, cdant sa passion,toi que Pascal aime bien, et quil couterait peut-tre, tu devrais le supplierde brler tout a, car, sil venait mourir et quon trouvt les affreuses chosesquil y a l-dedans, nous serions tous dshonors !

    Ah ! ces dossiers abominables, elle les voyait, la nuit, dans sescauchemars, taler en lettres de feu les histoires vraies, les taresphysiologiques de la famille, tout cet envers de sa gloire quelle aurait voulu jamais enfouir, avec les anctres dj morts ! Elle savait comment ledocteur avait eu lide de runir ces documents, ds le dbut de ses grandestudes sur lhrdit, comment il stait trouv conduit prendre sa proprefamille en exemple, frapp des cas typiques quil y constatait et qui venaient lappui des lois dcouvertes par lui. Ntait-ce pas un champ tout natureldobservation, porte de sa main, quil connaissait fond ? Et, avec unebelle carrure insoucieuse de savant, il accumulait sur les siens, depuis trenteannes, les renseignements les plus intimes, recueillant et classant tout,dressant cet Arbre gnalogique des Rougon-Macquart, dont les volumineuxdossiers ntaient que le commentaire, bourr de preuves.

    Ah ! oui, continuait la vieille madame Rougon ardemment, au feu, aufeu, toutes ces paperasses qui nous saliraient !

    ce moment, comme la servante se relevait pour sortir, en voyant le tourque prenait lentretien, elle larrta dun geste prompt.

    Non, non ! Martine, restez ! vous ntes pas de trop, puisque vous tesde la famille maintenant.

    Puis, dune voix sifflante : Un ramas de faussets, de commrages, tous les mensonges que nos

    ennemis ont lancs autrefois contre nous, enrags par notre triomphe !Songe un peu cela, mon enfant. Sur nous tous, sur ton pre, sur ta mre,sur ton frre, sur moi, tant dhorreurs !

    Des horreurs, grand-mre, mais comment le sais-tu ?Elle se troubla un instant. Oh ! je men doute, va ! Quelle est la famille qui na pas eu des

    malheurs, quon peut mal interprter ? Ainsi, notre mre tous, cette chreet vnrable Tante Dide, ton arrire-grand-mre, nest-elle pas depuis vingtet un ans lAsile des Alins, aux Tulettes ? Si Dieu lui a fait la grce dela laisser vivre jusqu lge de cent quatre ans, il la cruellement frappeen lui tant la raison. Certes, il ny a pas de honte cela ; seulement, ce quimexaspre, ce quil ne faut pas, quon dise ensuite que nous sommes tous

  • 12

    fous Et, tiens ! sur ton grand-oncle Macquart, lui aussi, en a-t-on fait courirdes bruits dplorables ! Macquart a eu autrefois des torts, je ne le dfendspas. Mais, aujourdhui, ne vit-il pas bien sagement, dans sa petite propritdes Tulettes, deux pas de notre malheureuse mre, sur laquelle il veille enbon fils ? Enfin, coute ! un dernier exemple. Ton frre Maxime a commisune grosse faute, lorsquil a eu, dune servante, ce pauvre petit Charles, et ilest dautre part certain que le triste enfant na pas la tte solide. Nimporte !cela te fera-t-il plaisir, si lon te raconte que ton neveu est un dgnr, quilreproduit, trois gnrations de distance, sa trisaeule, la chre femme prsde laquelle nous le menons parfois, et avec qui il se plat tant ? Non ! ilny a plus de famille possible, si lon se met tout plucher, les nerfs decelui-ci, les muscles de cet autre. Cest dgoter de vivre !

    Clotilde lavait coute attentivement, debout dans sa longue blousenoire. Elle tait redevenue grave, les bras tombs, les yeux terre. Un silencergna, puis elle dit avec lenteur :

    Cest la science, grand-mre. La science ! sexclama Flicit, en pitinant de nouveau, elle est jolie,

    leur science, qui va contre tout ce quil y a de sacr au monde ! Quand ilsauront tout dmoli, ils seront bien avancs ! Ils tuent le respect, ils tuentla famille, ils tuent le bon Dieu

    Oh ! ne dites pas a, madame ! interrompit douloureusement Martine,dont la dvotion troite saignait. Ne dites pas que monsieur tue le bon Dieu !

    Si, ma pauvre fille, il le tue Et, voyez-vous, cest un crime, au pointde vue de la religion, que de le laisser se damner ainsi. Vous ne laimezpas, ma parole dhonneur ! non, vous ne laimez pas, vous deux qui avez lebonheur de croire, puisque vous ne faites rien pour quil rentre dans la vraieroute Ah ! moi, votre place, je fendrais plutt cette armoire coups dehache, je ferais un fameux feu de joie avec toutes les insultes au bon Dieuquelle contient !

    Elle stait plante devant limmense armoire, elle la mesurait de sonregard de feu, comme pour la prendre dassaut, la saccager, lanantir,malgr la maigreur dessche de ses quatre-vingts ans. Puis, avec un gestedironique ddain :

    Encore, avec sa science, sil pouvait tout savoir !Clotilde tait reste absorbe, les yeux perdus. Elle reprit demi-voix,

    oubliant les deux autres, se parlant, elle-mme : Cest vrai, il ne peut tout savoir Toujours, il y a autre chose, l-bas

    Cest ce qui me fche, cest ce qui nous fait nous quereller parfois ; car jene puis pas, comme lui, mettre le mystre part : je men inquite, jusquen tre torture L-bas, tout ce qui veut et agit dans le frisson de dombre,toutes les forces inconnues

  • 13

    Sa voix stait ralentie peu peu, tombe un murmure indistinct.Alors, Martine, lair sombre depuis un moment, intervint son tour. Si ctait vrai pourtant, mademoiselle, que monsieur se damnt avec

    tous ces vilains papiers ! Dites, est-ce que nous le laisserions faire ? Moi,voyez-vous, il me dirait de me jeter en bas de la terrasse, je fermerais lesyeux et je me jetterais, parce que je sais quil a toujours raison, Mais, sonsalut, oh ! si je le pouvais, jy travaillerais malgr lui. Par tous les moyens,oui ! je le forcerais, a mest trop cruel de penser quil ne sera pas dans leciel avec nous.

    Voil qui est trs bien, ma fille, approuva Flicit. Vous aimez au moinsvotre matre dune faon intelligente.

    Entre elles deux, Clotilde semblait encore irrsolue. Chez elle, lacroyance ne se pliait pas la rgle stricte du dogme, le sentiment religieuxne se matrialisait pas dans lespoir dun paradis, dun lieu de dlices, olon devait retrouver les siens. Ctait simplement, en elle, un besoin dau-del, une certitude que le vaste monde ne sarrte point la sensation, quily a tout un autre monde inconnu, dont il faut tenir compte. Mais sa grand-mre si vieille, cette servante si dvoue, lbranlaient, dans sa tendresseinquite pour son oncle. Ne laimaient-elles pas davantage, dune faonplus claire et plus droite, elles qui le voulaient sans tache, dgag de sesmanies de savant, assez pur pour tre parmi les lus ? Des phrases de livresdvots lui revenaient, la continuelle bataille livre lesprit du mal, la gloiredes conversions emportes de haute lutte. Si elle se mettait cette besognesainte, si pourtant, malgr lui, elle le sauvait ! Et une exaltation, peu peu,gagnait son esprit, tourn volontiers aux entreprises aventureuses.

    Certainement, finit-elle par dire, je serais trs heureuse quil ne se casstpas la tte, entasser ces bouts de papier, et quil vint avec nous lglise.

    En la voyant prs de cder, madame Rougon scria quil fallait agir,et Martine elle-mme pesa de toute sa relle autorit. Elles staientrapproches, elles endoctrinaient la jeune fille, baissant la voix, comme pourun complot, do sortirait un miraculeux bienfait, une joie divine dont lamaison entire serait parfume. Quel triomphe, si lon rconciliait le docteuravec Dieu ! et quelle douceur ensuite, vivre ensemble, dans la communioncleste dune mme foi !

    Enfin, que dois-je faire ? demanda Clotilde, vaincue, conquise.Mais, ce moment, dans le silence, le pilon du docteur reprit plus haut,

    de son rythme rgulier. Et Flicit victorieuse, qui allait parler, tourna la tteavec inquitude, regarda un instant la porte de la chambre voisine. Puis, demi-voix :

    Tu sais o est la clef de larmoire ?

  • 14

    Clotilde ne rpondit pas, eut un simple geste, pour dire toute sarpugnance trahir ainsi son matre.

    Que tu es enfant ! Je te jure de ne rien prendre, je ne drangerai mmerien Seulement, nest-ce pas ? puisque nous sommes seules, et que jamaisPascal ne reparat avant le dner, nous pourrions nous assurer de ce quil ya l-dedans Oh ! rien quun coup dil, ma parole dhonneur !

    La jeune fille, immobile, ne consentait toujours pas. Et puis, peut-tre que je me trompe, il ny a sans doute l aucune des

    mauvaises choses que je tai dites.Ce fut dcisif, elle courut prendre dans le tiroir la clef, elle ouvrit elle-

    mme larmoire toute grande. Tiens ! grand-mre, les dossiers sont l-haut.Martine, sans une parole, tait alle se planter la porte de la chambre,

    loreille au guet, coutant le pilon, tandis que Flicit, cloue sur place parlmotion, regardait les dossiers. Enfin, ctaient eux, ces dossiers terribles,dont le cauchemar empoisonnait sa vie ! elle les voyait, elle allait les toucher,les emporter ! Et elle se dressait, dans un allongement passionn de sescourtes jambes.

    Cest trop haut, mon petit chat, dit-elle. Aide-moi, donne-les-moi ! Oh ! a, non, grand-mre ! Prends une chaise.Flicit prit une chaise, monta lestement dessus. Mais elle tait encore

    trop petite. Dun effort extraordinaire, elle se haussait, arrivait se grandir,jusqu toucher du bout de ses ongles les chemises de fort papier bleu ;et ses doigts se promenaient, se crispaient, avec des gratignements degriffes. Brusquement, il y eut un fracas : ctait un chantillon gologique,un fragment de marbre, qui se trouvait sur une planche infrieure, et quellevenait de faire tomber.

    Aussitt, le pilon sarrta, et Martine dit dune voix touffe : Mfiez-vous, le voici !Mais Flicit, dsespre, nentendait pas, ne lchait pas, lorsque Pascal

    entra vivement. Il avait cru un malheur, une chute, et il demeura stupfidevant ce quil voyait : sa mre sur la chaise, le bras encore en lair, tandisque Martine stait carte, et que Clotilde debout, trs ple, attendait, sansdtourner les yeux. Quand il eut compris, lui-mme devint dune blancheurde linge. Une colre terrible montait en lui.

    La Vieille madame Rougon, dailleurs, ne se troubla aucunement. Dsquelle vit loccasion perdue, elle sauta de la chaise, ne fit aucune allusion la vilaine besogne dans laquelle il la surprenait.

    Tiens, cest toi ! Je ne voulais pas te dranger Jtais venue embrasserClotilde. Mais voici prs de deux heures que je bavarde, et je file bien vite.

  • 15

    On mattend chez moi, on ne doit plus savoir ce que je suis devenue Aurevoir, dimanche !

    Elle sen alla, trs laise, aprs avoir souri son fils, qui tait rest muetdevant elle, respectueux. Ctait une attitude prise par lui, depuis longtemps,pour viter une explication quil sentait devoir tre cruelle et dont il avaittoujours eu peur. Il la connaissait, il voulait tout lui pardonner, dans salarge tolrance de savant qui faisait la part de lhrdit, du milieu et descirconstances. Puis ntait-elle pas sa mre ? et cela aurait suffi ; car, aumilieu des effroyables coups que ses recherches portaient la famille, ilgardait une grande tendresse de cur pour les siens.

    Lorsque sa mre ne fut plus l, sa colre clata, sabattit sur Clotilde. Ilavait dtourn les yeux de Martine, il les tenait fixs sur la jeune fille, dontles regards ne se baissaient toujours pas, dans une bravoure qui acceptait laresponsabilit de son acte.

    Toi ! toi ! dit-il enfin.Il lui avait saisi le bras, il le serrait, la faire crier. Mais elle continuait

    le regarder en face, sans plier devant lui, avec la volont indomptable desa personnalit de sa pense, elle. Elle tait belle et irritante, si mince, silance, vtue de sa blouse noire ; et son exquise jeunesse blonde, son frontdroit, son nez fin, son menton ferme, prenait un charme guerrier, dans sarvolte.

    Toi que jai faite, toi qui es mon lve, mon amie mon autre pense, qui jai donn un peu de mon cur et de mon cerveau ! Ah ! oui, jauraisd te garder tout entire pour moi, ne pas me laisser prendre le meilleur detoi-mme par ton bte de bon Dieu !

    Oh ! monsieur, vous blasphmez ! cria Martine, qui stait rapproche,pour dtourner sur elle une partie de sa colre.

    Mais il ne la voyait mme pas. Clotilde seule existait. Et il tait commetransfigur, soulev dune telle passion, que, sous ses cheveux blancs, danssa barbe blanche, son beau visage flambait de jeunesse, dune immensetendresse blesse et exaspre. Un instant encore, ils se contemplrent de lasorte, sans se cder, les yeux sur les yeux.

    Toi ! toi ! rptait-il, de sa voix frmissante. Oui, moi ! Pourquoi donc, matre, ne taimerais-je pas autant que

    tu maimes ? et pourquoi, si je te crois en pril, ne tcherais-je pas de tesauver ? Tu tinquites bien de ce que je pense, tu veux bien me forcer penser comme toi !

    Jamais elle ne lui avait ainsi tenu tte. Mais tu es une petite fille, tu ne sais rien ! Non, je suis une me, et tu nen sais pas plus que moi !

  • 16

    Il lui lcha le bras, il eut un grand geste vague vers le ciel, et unextraordinaire silence tomba, plein des choses graves, de linutile discussionquil ne voulait pas engager. Dune rude pousse, il tait all ouvrir le voletde la fentre du milieu ; car le soleil baissait, la salle semplissait dombre.Puis, il revint.

    Mais elle, dans un besoin dair et de libre espace, tait alle cette fentreouverte. Lardente pluie de braise avait cess, il ny avait plus, tombant dehaut, que le dernier frisson du ciel surchauff et plissant ; et, de la terrebrlante encore, montaient des odeurs chaudes, avec la respiration soulagedu soir. Au bas de la terrasse, ctait dabord la voie du chemin de fer, lespremires dpendances de la gare, dont on apercevait les btiments ; puis,traversant la vaste plaine aride, une ligne darbres indiquait le cours de laViorne, au-del duquel montaient les coteaux de Sainte-Marthe, des gradinsde terres rougetres plantes doliviers, soutenues par des murs de pierressches, et que couronnaient des bois sombres de pins : large amphithtredsol, mang de soleil, dun ton de vieille brique cuite, droulant en haut,sur le ciel, cette frange de verdure noire. gauche, souvraient les gorges dela Seille, des amas de pierres jaunes, croules au milieu de terres couleurde sang, domines par une immense barr de rochers, pareille un mur deforteresse gante ; tandis que, vers la droite, lentre mme de la valle ocoulait la Viorne, la ville de Plassans tageait ses toitures de tuiles dcoloreset roses, son fouillis ramass de vieille cit, que peraient des cimes dormesantiques, et sur laquelle rgnait la haute tour de Saint-Saturnin, solitaire etsereine, cette heure, dans lor limpide du couchant.

    Ah ! mon Dieu ! dit lentement Clotilde, faut-il tre orgueilleux, pourcroire quon va tout prendre dans sa main et tout connatre !

    Pascal venait de monter sur la chaise, afin de sassurer que pas un desdossiers ne manquait. Ensuite, il ramassa le fragment de marbre, le replaasur la planche ; et, quand il eut referm larmoire, dune main nergique, ilmit la clef au fond de sa poche.

    Oui, reprit-il, tacher de tout connatre, et surtout ne pas perdre la tteavec ce quon ne connat pas, ce quon ne connatra sans doute jamais !

    Martine, de nouveau, stait rapproche de Clotilde, pour la soutenir, pourmontrer que toutes deux faisaient cause commune. Et, maintenant, le docteurlapercevait, elle aussi, les sentait lune et lautre unies dans la mme volontde conqute. Aprs des annes de sourdes tentatives, ctait enfin la guerreouverte, le savant qui voit les siens se tourner contre sa pense et la menacerde destruction. Il nest point de pire tourment, avoir la trahison chez soi,autour de soi, tre traqu, dpossd, ananti, par ceux que vous aimez etqui vous aiment !

    Brusquement, cette affreuse lui apparut.

  • 17

    Mais vous maimez toutes les deux pourtant !Il vit leurs yeux sobscurcir de larmes, il fut pris dune infinie tristesse,

    dans cette fin si calme dun beau jour. Toute sa gaiet, toute sa bont, quivenaient de sa passion de la vie, en taient bouleverses.

    Ah ! ma chrie, et toi, ma pauvre fille, vous faites a pour mon bonheur,nest-ce pas ? Mais, hlas ! que nous allons tre malheureux !

  • 18

    II

    Le lendemain matin, Clotilde, ds six heures, se rveilla. Elle stait miseau lit fche avec Pascal, ils se boudaient. Et son premier sentiment fut unmalaise, un chagrin sourd, le besoin immdiat de se rconcilier, pour ne pasgarder sur son cur le gros poids quelle y retrouvait.

    Vivement, sautant du lit, elle tait alle entrouvrir les volets des deuxfentres. Dj haut, le soleil entra, coupa la chambre de deux barres dor.Dans cette pice ensommeille, toute moite dune bonne odeur de jeunesse,la claire matine apportait de petits souffles dune gaiet frache ; tandisque, revenue sasseoir au bord du matelas, la jeune fille demeurait un instantsongeuse, simplement vtue de son troite chemise, qui semblait encorelamincir, avec ses jambes longues et fuseles, son torse lanc et fort, la gorge ronde, au cou rond, aux bras ronds et souples ; et sa nuque, sespaules adorables taient un lait pur, une soie blanche, polie, dune infiniedouceur. Longtemps, lge ingrat, de douze dix-huit ans, elle avait parutrop grande, dgingande, montant aux arbres comme un garon. Puis, dugalopin sans sexe, stait dgage cette fine crature de charme et damour.

    Les yeux perdus, elle continuait regarder les murs de la chambre. Bienque la Souleiade datt du sicle dernier, on avait d la remeubler sousle premier empire, car il y avait l, pour tenture, une ancienne indienneimprime, reprsentant des bustes de sphinx, dans des enroulements decouronnes de chne. Autrefois dun rouge vif, cette indienne tait devenuerose, dun vague rose qui tournait lorange. Les rideaux des deux fentreset du lit existaient ; mais il avait fallu les faire nettoyer, ce qui les avait plisencore. Et ctait vraiment exquis, cette pourpre efface, ce ton daurore,si dlicatement doux. Quant au lit, tendu de la mme toffe, il tombaitdune vtust telle, quon lavait remplac par un autre lit, pris dans unepice voisine, un autre lit empire, bas et trs large, en acajou massif, garnide cuivres, dont les quatre colonnes dangle portaient aussi des bustes desphinx, pareils ceux de la tenture. Dailleurs, le reste du mobilier taitappareill, une armoire portes pleines et colonnes, une commode marbre blanc cercl dune galerie, une haute psych monumentale, unechaise longue aux pieds raidis, des siges aux dossiers droits, en forme delyre. Mais un couvre pied, fait dune ancienne jupe de soie Louis XV, gayaitle lit majestueux, tenant le milieu du panneau, en face des fentres ; tout unamas de coussins rendait moelleuse la dure chaise longue ; et il y avait deux

  • 19

    tagres et une table garnies galement de vieilles soies broches de fleurs,dcouvertes au fond dun placard.

    Clotilde enfin mit ses bas, enfila un peignoir de piqu blanc ; et, ramassantdu bout des pieds ses mules de toile grise, elle courut dans son cabinet detoilette, une pice de derrire, qui donnait sur lautre faade. Elle lavaitfait simplement tendre de coutil cru, rayures bleues ; et il ne sy trouvaitque des meubles de sapin verni, la toilette, deux armoires, des chaises.On ly sentait pourtant dune coquetterie naturelle et fine, trs femme.Cela avait pouss chez elle, en mme temps que la beaut. ct dela ttue, de la garonnire quelle restait parfois, elle tait devenue unesoumise, une tendre, aimant tre aime. La vrit tait quelle avait grandilibrement, nayant jamais appris qu lire et crire, stant fait ensuitedelle-mme une instruction assez vaste, en aidant son oncle. Mais il nyavait eu aucun plan arrt entre eux, elle stait seulement passionne pourlhistoire naturelle, ce qui lui avait tout rvl de lhomme et de la femme.Et elle gardait sa pudeur de vierge, comme un fruit que nulle main natouch, sans doute grce son attente ignore et religieuse de lamour, cesentiment profond de femme qui lui faisait rserver le don de tout son tre,son anantissement dans lhomme quelle aimerait.

    Elle releva ses cheveux, se lava grande eau ; puis, cdant sonimpatience, elle revint ouvrir doucement la porte de sa chambre, et se risqua traverser sur la pointe des pieds, sans bruit, la vaste salle de travail. Lesvolets taient ferms encore, mais elle voyait assez clair, pour ne pas seheurter aux meubles. Lorsquelle fut lautre bout, devant la porte de lachambre du docteur, elle se pencha, retenant son haleine. tait-il lev dj ?que pouvait-il faire ? Elle lentendit nettement qui marchait petits pas,shabillant sans doute. Jamais elle nentrait dans cette chambre, o il aimait cacher certains travaux, et qui restait close, ainsi quun tabernacle. Uneanxit lavait prise, celle dtre trouve l par lui, sil poussait la porte ; etctait un grand trouble, une rvolte de son orgueil et un dsir de montrersa soumission. Un instant, son besoin de se rconcilier devint si fort, quellefut sur le point de frapper. Puis, comme le bruit des pas se rapprochait, ellese sauva follement.

    Jusqu huit heures, Clotilde sagita dans une impatience croissante. chaque minute, elle regardait la pendule, sur la chemine de sa chambre,une pendule empire de bronze dor, une borne contre laquelle lAmoursouriant contemplait le Temps endormi. Ctait dhabitude huit heuresquelle descendait faire le premier djeuner, en commun avec le docteur,dans la salle manger. Et, en attendant, elle se livra des soins de toiletteminutieux, se coiffa, se chaussa, passa une robe, de toile blanche poisrouges. Puis, ayant encore un quart dheure tuer, elle contenta un ancien

  • 20

    dsir, elle sassit pour coudre une petite dentelle, une imitation de Chantilly, sa blouse de travail, cette blouse noire quelle finissait par trouver tropgaronnire, pas assez femme. Mais, comme huit heures sonnaient, ellelcha son travail, descendit vivement.

    Vous allez djeuner toute seule, dit tranquillement Martine, dans la salle manger.

    Comment a ? Oui, monsieur ma appele, et je lui ai pass son uf, par

    lentrebillement de la porte. Le voil encore dans son mortier et dans sonfiltre. Nous ne le verrons pas avant midi.

    Clotilde tait reste saisie, les joues ples. Elle but son lait debout,emporta son petit pain et suivit la servante, au fond de la cuisine. Il nexistait,au rez-de-chausse, avec la salle manger et cette cuisine, quun salonabandonn, o lon mettait la provision de pommes de terre. Autrefois,lorsque le docteur recevait des clients chez lui, il donnait ses consultationsl ; mais, depuis des annes, on avait mont, dans sa chambre, le bureau etle fauteuil. Et il ny avait plus, ouvrant sur la cuisine, quune autre petitepice, la chambre de la vieille servante, trs propre, avec une commode denoyer et un lit monacal, garni de rideaux blancs.

    Tu crois quil sest remis fabriquer sa liqueur ? demanda Clotilde. Dame ! a ne peut tre que a. Vous savez bien quil en perd le manger

    et le boire, quand a le prend.Alors, toute la contrarit de la jeune fille sexhala en une plainte basse. Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !Et, tandis que Martine montait faire sa chambre, elle prit une, ombrelle

    au portemanteau du vestibule, elle sortit manger son petit pain dehors,dsespre, ne sachant plus quoi occuper son temps, jusqu midi.

    Il y avait dj prs de dix-sept ans que le docteur Pascal, rsolu quittersa maison de la ville neuve, avait achet la Souleiade, une vingtaine demille francs. Son dsir tait de se mettre lcart, et aussi de donner plusdespace et plus de joie la fillette que son frre venait de lui envoyer deParis. Cette Souleiade, aux portes de la ville, sur un plateau qui dominaitla plaine, tait une ancienne proprit considrable, dont les vastes terres setrouvaient rduites moins de deux hectares, par suite de ventes successives,sans compter que la construction du chemin de ter avait emport les dernierschamps labourables. La maison elle-mme avait t moiti dtruite par unincendie, il ne restait quun seul des deux corps de btiment, une aile carre, quatre pans comme on dit en Provence, de cinq fentres de faade, couverteen grosses tuiles roses. Et le docteur qui lavait achete toute meuble,stait content de faire rparer et complter les murs de lenclos, pour tretranquille chez lui.

  • 21

    Dordinaire, Clotilde aimait passionnment cette solitude, ce royaumetroit quelle pouvait visiter en dix minutes et qui gardait pourtant des coinsde sa grandeur passe. Mais, ce matin-l, elle y apportait une colre sourde.Un moment, elle savana sur la terrasse, aux deux bouts de laquelle taientplants des cyprs centenaires, deux normes cierges sombres, quon voyaitde trois lieues. La pente ensuite dvalait jusquau chemin de fer, des murs depierres sches soutenaient les terres rouges, o les dernires vignes taientmortes ; et, sur ces sortes de marches gantes, il ne poussait plus que des fileschtives doliviers et damandiers, au feuillage grle. La chaleur tait djaccablante, elle regarda de petits lzards qui fuyaient sur les dalles disjointes,entre des touffes chevelues de cpriers.

    Puis, comme irrite du vaste horizon, elle traversa le verger et le potager,que Martine senttait soigner, malgr son ge, ne faisant venir un hommeque deux fois par semaine, pour les gros travaux ; et elle monta, vers la droite,dans une pinde, un petit bois de pins, tout ce quil restait des pins superbesqui avaient jadis couvert le plateau. Mais, une fois encore, elle sy trouvamal laise : les aiguilles sches craquaient sous ses pieds, un touffementrsineux tombait des branches. Et elle fila le long du mur de clture, passadevant la porte dentre, qui ouvrait sur le chemin des Fenouillres, cinqminutes des premires maisons de Plassans, dboucha enfin sur laire, uneaire immense de vingt mtres de rayon, qui aurait suffi prouver lancienneimportance du domaine. Ah ! cette aire antique, pave de cailloux ronds,comme au temps des Romains, cette sorte de vaste esplanade quune herbecourte et sche, pareille de lor, semblait recouvrir dun tapis de hautelaine ! quelles bonnes parties elle y avait faites autrefois, courir, se rouler, rester des heures tendue sur le dos, lorsque naissaient les toiles, au fonddu ciel sans bornes !

    Elle avait rouvert son ombrelle, elle traversa laire dun pas ralenti.Maintenant, elle se trouvait la gauche de la terrasse, elle avait achevle tour de la proprit. Aussi revint-elle derrire la maison, sous lebouquet dnormes platanes qui jetaient, de ce ct, une ombre paisse. L,souvraient les deux fentres de la chambre du docteur. Et elle leva les yeux,car elle ne stait rapproche que dans lespoir brusque de le voir enfin.Mais les fentres restaient closes, elle en fut blesse comme dune duret son gard. Alors seulement, elle saperut quelle tenait toujours son petitpain, oubliant de le manger ; et elle senfona sous les arbres, elle le morditimpatiemment, de ses belles dents de jeunesse.

    Ctait une retraite dlicieuse, cet ancien quinconce de platanes, un resteencore de la splendeur passe de la Souleiade. Sous ces gants, aux troncsmonstrueux, il faisait peine clair, un jour verdtre, dune fracheur exquise,par les jours brlants de lt. Autrefois, un jardin franais tait dessin l,

  • 22

    dont il ne restait que les bordures de buis, des buis qui saccommodaient delombre sans doute, car ils avaient vigoureusement pouss, grands commedes arbustes. Et le charme de ce coin si ombreux tait une fontaine, un simpletuyau de plomb scell dans un ft de colonne, do coulait perptuellement,mme pendant les plus grandes scheresses, un filet deau de la grosseur dupetit doigt, qui allait, plus loin, alimenter un large bassin moussu, dont onne nettoyait les pierres verdies que tous les trois ou quatre ans. Quand tousles puits du voisinage se tarissaient, la Souleiade gardait sa source, de quiles grands platanes taient srement les fils centenaires. Nuit et jour, depuisdes sicles, ce mince filet deau, gal et continu, chantait sa mme chansonpure, dune vibration de cristal.

    Clotilde, aprs avoir err parmi les buis qui lui arrivaient lpaule, rentrachercher une broderie, et revint sasseoir devant une table de pierre, ct dela fontaine. On avait mis l quelques chaises de jardin, on y prenait le caf. Etelle affecta ds lors de ne plus lever la tte, comme absorbe dans son travail.Pourtant, de temps autre, elle semblait jeter un coup dil, entre les troncsdes arbres, vers les lointains ardents, laire aveuglante ainsi quun brasier,o le soleil brlait. Mais, en ralit, son regard se coulait derrire ses longscils, remontait jusquaux fentres du docteur. Rien ny apparaissait, pas uneombre. Et une tristesse, une rancune grandissaient en elle, cet abandon o illa laissait, ce ddain o il semblait la tenir, aprs leur querelle de la veille.Elle qui stait leve avec un si gros dsir de faire tout de suite la paix !Lui, navait donc pas de hte, ne laimait donc pas, puisquil pouvait vivrefch ? Et peu peu elle sassombrissait, elle retournait des penses delutte, rsolue de nouveau ne cder sur rien.

    Vers onze heures, avant de mettre son djeuner au feu, Martine vint larejoindre, avec lternel bas quelle tricotait mme en marchant, quand lamaison ne loccupait pas.

    Vous savez quil est toujours enferm l-haut, comme un loup, fabriquer sa drle de cuisine ?

    Clotilde haussa les paules, sans quitter des yeux sa broderie. Et, mademoiselle, si je vous rptais ce quon raconte ! Madame Flicit

    avait raison, hier, de dire quil y a vraiment de quoi rougir On ma jet la figure, moi qui vous parle, quil avait tu le vieux Boutin, vous voussouvenez, ce pauvre vieux qui tombait du haut mal et qui est mort sur uneroute.

    Il y eut un silence. Puis, voyant la jeune fille sassombrir encore, laservante reprit, tout en activant le mouvement rapide de ses doigts :

    Moi, je ny entends rien, mais a me met en rage, ce quil fabriqueEt vous, mademoiselle, est-ce que vous approuvez cette cuisine-l ?

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    Brusquement, Clotilde leva la tte, cdant au flot de passion quilemportait.

    coute, je ne veux pas my entendre plus que toi, mais je crois quilcourt de trs grands soucis Il ne nous aime pas

    Oh ! si, mademoiselle, il nous aime ! Non, non, pas comme nous laimons ! Sil nous aimait, il serait l,

    avec nous, au lieu de perdre l-haut son me, son bonheur et le ntre, vouloir sauver tout le monde !

    Et les deux femmes se regardrent un moment, les yeux brlants detendresse, dans leur colre jalouse. Elles se remirent au travail, elles neparlrent plus, baignes dombre.

    En haut, dans sa chambre, le docteur Pascal travaillait avec une srnitde joie parfaite. Il navait gure exerc la mdecine pendant une douzainedannes, depuis son retour de Paris, jusquau jour o il tait venu se retirer la Souleiade. Satisfait des cent et quelques mille francs quil avait gagns etplacs sagement, il ne stait plus gure consacr qu ses tudes favorites,gardant simplement une clientle damis, ne refusant pas daller au chevetdun malade, sans jamais envoyer sa note. Quand oui le payait, il jetaitlargent au fond dun tiroir de son secrtaire, il regardait cela comme delargent de poche, pour ses expriences et ses caprices, en dehors de sesrentes dont le chiffre lui suffisait. Et il se moquait de la mauvaise rputationdtranget que ses allures lui avaient faite, il ntait heureux quau milieude ses recherches, sur les sujets qui le passionnaient Ctait pour beaucoupune surprise, de voir que ce savant, avec ses parties de gnie gtes par uneimagination trop vive, ft rest Plassans, cette ville perdue, qui semblait nedevais lui offrir aucun des outils ncessaires. Mais il expliquait trs bien lescommodits quil y avait dcouvertes, dabord une retraite de grand calme,ensuite un terrain insouponn denqute continue, au point de vue des faitsde lhrdit, son tude prfre, dans ce coin de province o il connaissaitchaque famille, o il pouvait suivre les phnomnes tenus secrets, pendantdeux et trois gnrations. Dautre part, il tait voisin de la mer, il y tait all,presque chaque belle saison, tudier la vie, le pullulement infini o ellenat et se propage, au fond des vastes eaux. Et il y avait enfin, lhpitalde Plassans, une salle de dissection, quil tait presque le seul frquenter,une grande salle claire et tranquille, dans laquelle, depuis plus de vingt ans,tous les corps non rclams taient passs sous son scalpel. Trs modestedailleurs, dune timidit longtemps ombrageuse, il lui avait suffi de resteren correspondance avec ses anciens professeurs et quelques amis nouveaux,au sujet des trs remarquables mmoires quil envoyait parfois lAcadmiede mdecine. Toute ambition militante lui manquait.

  • 24

    Ce qui avait amen le docteur Pascal soccuper spcialement des lois delhrdit, ctait, au dbut, des travaux sur la gestation. Comme toujours,le hasard avait eu sa part, en lui fournissant toute une srie de cadavresde femmes enceintes, mortes pendant une pidmie cholrique. Plus tard,il avait surveill les dcs, compltant la srie, comblant les lacunes, pourarriver connatre la formation de lembryon, puis le dveloppement duftus, chaque jour de sa vie intra-utrine ; et il avait ainsi dress lecatalogue des observations les plus nettes, les plus dfinitives. partir dece moment, le problme de la conception, au principe de tout, stait pos lui, dans son irritant mystre. Pourquoi et comment un tre nouveau ?Quelles taient les lois de la vie, ce torrent dtres qui faisaient le monde ? Ilne sen tenait pas aux cadavres, il largissait ses dissections sur lhumanitvivante, frapp de certains faits constants parmi sa clientle, mettant surtouten observation sa propre famille, qui tait devenue son principal champdexprience, tellement les cas sy prsentaient prcis et complets. Ds lors, mesure que les faits saccumulaient et se classaient dans ses notes, il avaittent une thorie gnrale de lhrdit, qui pt suffire les expliquer tous.

    Problme ardu, et dont il remaniait la solution depuis des annes. Iltait parti du principe dinvention et du principe dimitation, lhrdit oureproduction des tres sous lempire du semblable, linnit ou reproductiondes tres sous lempire du divers. Pour lhrdit, il navait admis quequatre cas : lhrdit directe, reprsentation du pre et de la mre dans lanature physique et morale de lenfant ; lhrdit indirecte, reprsentationdes collatraux, oncles et tantes, cousins et cousines ; lhrdit en retour,reprsentation des ascendants, une ou plusieurs gnrations de distance ;enfin, lhrdit dinfluence, reprsentation des conjoints antrieurs, parexemple du premier mle qui a comme imprgn la femelle pour saconception future, mme lorsquil nen est plus lauteur. Quant linnit,elle tait ltre nouveau, ou qui parait tel, et chez qui se confondent lescaractres physiques et moraux des parents, sans que rien deux semble syretrouver. Et, ds lors, reprenant les deux termes, lhrdit, linnit, il lesavait subdiviss leur. tour, partageant lhrdit en deux cas, llection dupre ou de la mre chez lenfant, le choix, la prdominance individuelle,ou bien le mlange de lun et de lautre, et un mlange qui pouvait affectertrois formes, soit par soudure, soit par dissmination, soit par fusion, enallant de ltat le moins bon au plus parfait ; tandis que, pour linnit, ilny avait quun cas possible, la combinaison, cette combinaison chimiquequi fait deux corps mis en prsence peuvent constituer un nouveau corps,totalement diffrent de ceux dont il est le produit. Ctait l le rsumdun amas considrable dobservations, non seulement en anthropologie,mais encore en zoologie, en pomologie et en horticulture. Puis, la difficult

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    commenait, lorsquil sagissait, en prsence de ces faits multiples, apportspar lanalyse, den faire la synthse, de formuler la thorie qui les expliquttous. L, il se sentait sur ce terrain mouvant de lhypothse, que chaquenouvelle dcouverte transforme ; et, sil ne pouvait sempcher de donnerune solution, par le besoin que lesprit humain a de conclure, il avaitcependant lesprit assez large pour laisser le problme ouvert. Il tait doncall des gemmules de Darwin, de sa pangense, la prigense de Haeckel,en passant par les stirpes de Galton. Puis, il avait eu lintuition de la thorieque Weismann devait faire triompher plus tard, il stait arrt lide dunesubstance extrmement fine et complexe, le plasma germinatif, dont unepartie reste toujours en rserve dans chaque nouvel tre, pour quelle soitainsi transmise, invariable, immuable, de gnration en gnration. Celaparaissait tout expliquer ; mais quel infini de mystre encore, ce mondede ressemblances que transmettent le spermatozode et lovule, o lilhumain ne distingue absolument rien, sous le grossissement le plus fort dumicroscope ! Et il sattendait bien ce que sa thorie ft caduque un jour,il ne sen contentait que comme dune explication transitoire, satisfaisantepour ltat actuel de la question, dans cette perptuelle enqute sur la vie,dont la source mme, le jaillissement semble devoir jamais nous chapper.

    Ah ! cette hrdit, quel sujet pour lui de mditations sans fin !Linattendu, le prodigieux ntait-ce point que la ressemblance ne ft pascomplte, mathmatique, des parents aux enfants ? Il avait, pour sa famille,dabord dress un arbre logiquement dduit, o les parts dinfluence, degnration en gnration, se distribuaient moiti par moiti, la part du pre etla part de la mre. Mais la ralit vivante, presque chaque coup, dmentaitla thorie. Lhrdit, au lieu dtre la ressemblance, ntait que leffortvers la ressemblance, contrari par les circonstances et le milieu. Et il avaitabouti ce quil nommait lhypothse de lavortement des cellules. La vienest quun mouvement, et lhrdit tant le mouvement communiqu,les cellules, dans leur multiplication les unes des autres, se poussaient,se foulaient, se casaient, en dployant chacune leffort hrditaire ; desorte que si, pendant cette lutte, des cellules plus faibles succombaient,on voyait se produire, au rsultat final, des troubles considrables, desorganes totalement diffrents. Linnit, linvention constante de la nature laquelle il rpugnait, ne venait-elle pas de l ? ntait-il pas, lui, sidiffrent de ses parents, que par suite daccidents pareils, ou encore parleffet de lhrdit larve, laquelle il avait cru un moment ? car tout arbregnalogique a des racines qui plongent dans lhumanit jusquau premierhomme, on ne saurait partir dun anctre unique, on peut toujours ressembler un anctre plus ancien, inconnu. Pourtant, il doutait de latavisme, sonopinion tait, malgr un exemple singulier pris dans sa propre famille, que la

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    ressemblance, au bout de deux ou trois gnrations, doit sombrer, en raisondes accidents, des interventions, des mille combinaisons possibles. Il y avaitdonc l un perptuel devenir, une transformation constante dans cet effortcommuniqu, cette puissance transmise, cet branlement qui souffle la vie la matire et qui est toute la vie. Et des questions multiples se posaientExistait-il un progrs physique et intellectuel travers les ges ? Le cerveau,au contact des sciences grandissantes, samplifiait-il ? Pouvait-on esprer, la longue, une plus grande somme de raison et de bonheur ? Puis, ctaientdes problmes spciaux, un entre autres, dont le mystre lavait longtempsirrit : comment un garon, comment une fille, dans la conception ?narriverait-on jamais prvoir scientifiquement le sexe, ou tout au moins lexpliquer ? Il avait crit, sur cette matire, un trs curieux mmoire, bourrde faits, mais concluant en somme lignorance absolue o lavaient laissles plus tenaces recherches. Sans doute, lhrdit ne le passionnait-elleainsi que parce quelle restait obscure, vaste et insondable, comme toutesles sciences balbutiantes encore, o limagination est matresse. Enfin, unelongue tude quil avait faite sur lhrdit de la phtisie, venait de rveilleren lui la foi chancelante du mdecin gurisseur, en le lanant dans lespoirnoble et fou de rgnrer lhumanit.

    En somme, le docteur Pascal navait quune croyance, la croyance la vie. La vie tait lunique manifestation divine. La vie, ctait Dieu, legrand moteur, lme de lunivers. Et la vie navait dautre instrument quelhrdit, lhrdit faisait le monde ; de sorte que, si lon avait pu laconnatre, la capter pour disposer delle, on aurait fait le monde son gr.Chez lui, qui avait vu de prs la maladie, la souffrance et la mort, unepiti militante de mdecin sveillait. Ah ! ne plus tre malade, ne plussouffrir, mourir le moins possible ! Son rve aboutissait cette pense quonpourrait hter le bonheur universel, la cit future de perfection et de flicit,en intervenant, en assurant de la sant tous. Lorsque tous seraient sains,forts, intelligents, il ny aurait plus quun peuple suprieur, infiniment sageet heureux. Dans lInde, est-ce quen sept gnrations, on ne faisait pasdun soudra un brahmane, haussant ainsi exprimentalement le dernier desmisrables au type humain le plus achev ? Et, comme, dans son tude surla phtisie, il avait conclu quelle ntait pas hrditaire, mais que tout enfantde phtisique apportait un terrain dgnr o la phtisie se dveloppait avecune facilit rare, il ne songeait plus qu enrichir ce terrain appauvri parlhrdit, pour lui donner la force de rsister aux parasites, ou plutt auxferments destructeurs quil souponnait dans lorganisme, longtemps avantla thorie des microbes. Donner de la force, tout le problme tait l ; etdonner de la force, ctait aussi donner de la volont, largir le cerveau enconsolidant les autres organes.

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    Vers ce temps, le docteur, lisant un vieux livre de mdecine du quinzimesicle, fut trs frapp par une mdication, dite mdecine des signatures .Pour gurir un organe malade, il suffisait de prendre un mouton ou unbuf le mme organe sain, de le faire bouillir, puis den faire avaler lebouillon. La thorie tait de rparer par le semblable, et dans les maladiesde foie surtout, disait le vieil ouvrage, les gurisons ne se comptaient plus.L-dessus, limagination du docteur travailla. Pourquoi ne pas essayer ?Puisquil voulait rgnrer les hrditaires affaiblis, qui la substancenerveuse manquait, il navait qu leur fournir de la substance nerveuse,normale et saine. Seulement, la mthode du bouillon lui parut enfantine, ilinventa de piler dans un mortier de la cervelle et du cervelet de mouton,en mouillant avec de leau distille, puis de dcanter et de filtrer la liqueurainsi obtenue. Il exprimenta ensuite sur ses malades cette liqueur mle du vin de Malaga, sans en tirer aucun rsultat apprciable. Brusquement,comme il se dcourageait, il eut une inspiration, un jour quil faisait une dame atteinte de coliques hpatiques une injection de morphine, avecla petite seringue de Pravaz. Sil essayait, avec sa liqueur, des injectionshypodermiques ? Et tout de suite, ds quil fut rentr, il exprimenta surlui-mme, il se fit une piqre aux reins, quil renouvela matin et soir. Lespremires doses, dun gramme seulement, furent sans effet. Mais, ayantdouble et tripl la dose, il fut ravi, un matin, au lever, de retrouver ses jambesde vingt ans, Il alla de la sorte jusqu cinq grammes, et il respirait pluslargement, il travaillait avec une lucidit, une aisance, quil avait perduedepuis des annes. Tout un bien-tre, toute une joie de vivre linondait. Dslors, quand il eut fait fabriquer Paris une seringue pouvant contenir cinqgrammes, il fut surpris des rsultats heureux obtenus sur ses malades, quilremettait debout en quelques jours, comme dans un nouveau flot de vie,vibrante, agissante. Sa mthode tait bien encore empirique et barbare, ily devinait toutes sortes de dangers, surtout il avait peur de dterminer desembolies, si la liqueur ntait pas dune puret parfaite. Puis, il souponnaitque lnergie de ses convalescents venait en partie de la fivre quil leurdonnait. Mais il ntait quun pionnier, la mthode se perfectionnerait plustard. Ny avait-il pas dj l un prodige, faire marcher les ataxiques, ressusciter les phtisiques, rendre, mme des heures de lucidit aux fous ?Et, devant cette trouvaille de lalchimie du vingtime sicle, un immenseespoir souvrait, il croyait avoir dcouvert la panace universelle, la liqueurde vie destine combattre la dbilit humaine, seule cause relle de tousles maux, une vritable et scientifique fontaine de Jouvence, qui, en donnantde la force, de la sant et de la volont, referait une humanit toute neuveet suprieure.

  • 28

    Ce matin-l, dans sa chambre, une pice au nord, un peu assombriepar le voisinage des platanes, meuble simplement de son lit de fer, dunsecrtaire en acajou et dun grand bureau, o se trouvaient un mortier et unmicroscope, il achevait, avec des soins infinis, la fabrication dune fiole desa liqueur. Aprs avoir pil de la substance nerveuse de mouton, dans deleau distille, il avait d dcanter et filtrer. Et il venait enfin dobtenir unepetite bouteille dun liquide trouble, opalin, iris de reflets bleutres, quilregarda longtemps la lumire, comme sil avait tenu le sang rgnrateuret sauveur du monde.

    Mais des coups lgers contre la porte et une voix pressante le tirrent deson rve.

    Eh bien ! quoi donc ? monsieur, il est midi un quart, vous ne voulezpas djeuner ?

    En bas, en effet, le djeuner attendait, dans la grande salle mangerfrache. On avait laiss les volets ferms, un seul venait dtre entrouvert.Ctait une pice gaie, aux panneaux de boiserie gris perle, relev de filetsbleus. La table, le buffet, les chaises, avaient d complter autrefois lemobilier empire qui garnissait les chambres ; et, sur le fond clair, le vieilacajou senlevait en vigueur, dun rouge intense. Une suspension de cuivrepoli, toujours reluisante, brillait comme un soleil ; tandis que, sur les quatremurs, fleurissaient quatre grands bouquets au pastel, des girofles, desillets des jacinthes, des roses.

    Rayonnant, le docteur Pascal entra. Ah ! fichtre ! je me suis oubli, je voulais finir En voil, de la toute

    neuve et de la trs pure, cette fois, de quoi faire des miracles !Et il montrait la fiole, quil avait descendue, dans son enthousiasme. Mais

    il aperut Clotilde droite et muette, lair srieux. Le sourd dpit de lattentevenait de la rendre toute son hostilit, et elle qui avait brl de se jeter son cou, le matin, restait immobile, comme refroidie et carte de lui.

    Bon ! reprit-il, sans rien perdre de son allgresse, nous boudons encore.Cest a qui est vilain ! Alors, tu ne ladmires pas, ma liqueur de sorcier,qui rveille les morts ?

    Il stait mis table, et la jeune fille, en sasseyant en face de lui, dutenfin rpondre.

    Tu sais bien, matre, que jadmire tout de toi Seulement, mon dsir estque les autres aussi tadmirent. Et il y a cette mort du pauvre vieux Boutin

    Oh ! scria-t-il sans la laisser achever, un pileptique qui a succombdans une crise congestive ! Tiens ! puisque tu es de mchante humeur, necausons plus de cela : tu me ferais de la peine, et a gterait ma journe.

    Il y avait des ufs la coque, des ctelettes, une crme. Et un silence seprolongea, pendant lequel, malgr sa bouderie, elle mangea belles dents,

  • 29

    tant dun apptit solide, quelle navait pas la coquetterie de cacher. Aussifinit-il par reprendre en riant :

    Ce qui me rassure, cest que ton estomac est bon Martine, donnesdonc du pain mademoiselle.

    Comme dhabitude, celle-ci les servait, les regardait manger avec safamiliarit tranquille. Souvent mme, elle causait avec eux.

    Monsieur, dit-elle, quand elle eut coup du pain, le boucher a apportsa note, faut-il la payer ?

    Il leva la tte, la contempla avec surprise. Pourquoi me demandez-vous a ? Dordinaire, ne payez-vous pas sans

    me consulter ?Ctait en effet Martine qui tenait la bourse. Les sommes dposes chez

    M. Grandguillot, notaire Plassans, produisaient une somme ronde de sixmille francs de rente. Chaque trimestre, les quinze cents francs restaiententre les mains de la servante, et elle en disposait au mieux des intrts dela maison, achetait et payait tout, avec la plus stricte conomie, car elle taitavare, ce dont on la plaisantait mme continuellement. Clotilde, trs peudpensire, navait pas de bourse elle. Quant au docteur, il prenait, pour sesexpriences et pour son argent de poche, sur les trois ou quatre mille francsquil gagnait encore par an et quil jetait au fond dun tiroir du secrtaire ;de sorte quil y avait l un petit trsor, de lor et des billets de banque, dontil ne connaissait jamais le chiffre exact.

    Sans doute, monsieur, je paye, reprit la servante, mais lorsque cest moiqui ai pris la marchandise ; et, cette fois, la note est si grosse, cause detoutes ces cervelles que le boucher vous a fournies

    Le docteur linterrompit brusquement. Ah ! dites donc, est-ce que vous allez vous mettre contre moi, vous

    aussi ? Non, non ! ce serait trop ! Hier, vous mavez fait beaucoup dechagrin, toutes les deux, et jtais en colre. Mais il faut que cela cesse, jene veux pas que la maison devienne un enfer Deux femmes contre moi,et les seules qui maiment un peu ! Vous savez, je prfrerais tout de suiteprendre la porte !

    Il ne se fchait pas, il riait, bien quon sentit, au tremblement de sa voix,linquitude de son cur. Et il ajouta, de son air gai de bonhomie :

    Si vous avez peur pour votre fin de mois, ma fille, dites au boucher demenvoyer ma note part Et nayez pas de crainte, on ne vous demandepas dy mettre du vtre, vos sous peuvent dormir.

    Ctait une allusion la petite fortune personnelle de Martine. En trenteans, quatre cents francs de gages, elle avait gagn douze mille francs, surlesquels elle navait prlev que le strict ncessaire de son entretien ; et,engraisse, presque triple par les intrts, la somme de ses conomies tait

  • 30

    aujourdhui dune trentaine de mille francs, quelle navait pas voulu placerchez M. Grandguillot, par un caprice, une volont de mettre son argent lcart. Il tait ailleurs, en rentes solides.

    Les sous qui dorment sont des sous honntes, dit-elle gravement. Maismonsieur a raison, je dirai au boucher denvoyer une note part, puisquetoutes ces cervelles sont pour la cuisine monsieur, et non pour la mienne.

    Cette explication avait fait sourire Clotilde, que les plaisanteries surlavarice de Martine amusaient dordinaire ; et le djeuner sacheva plusgaiement. Le docteur voulut aller prendre le caf sous les platanes, en disantquil avait besoin dair, aprs stre enferm toute la matine. Le caf futdonc servi sur la table de pierre, prs de la fontaine. Et quil faisait bon l,dans lombre, dans la fracheur chantante de leau, tandis que, lentour, lapinde, laire, la proprit entire brlait, au soleil de deux heures !

    Pascal avait complaisamment apport la fiole de substance nerveuse,quil regardait, pose sur la table.

    Ainsi, mademoiselle, reprit-il dun air de plaisanterie bourrue, vous necroyez pas mon lixir de rsurrection, et vous croyez aux miracles !

    Matre, rpondit Clotilde, je crois que nous ne savons pas tout.Il eut un geste dimpatience.Mais il faudra tout savoir Comprends donc, petite ttue, que jamais

    on na constat scientifiquement une seule drogation aux lois invariablesqui rgissent lunivers. Seule, jusqu ce jour, lintelligence humaine estintervenue, je te dfie bien de trouver une volont relle, une intentionquelconque, en dehors de la vie Et tout est l, il ny a, dans le monde, pasdautre volont que cette force qui pousse tout la vie, une vie de plus enplus dveloppe et suprieure.

    Il stait lev, le geste large, et une telle foi le soulevait, que la jeune fillele regardait, surprise de le trouver si jeune, sous ses cheveux blancs.

    Veux-tu que je te dise mon Credo, moi, puisque tu maccuses dene pas vouloir du tien Je crois que lavenir de lhumanit est dans leprogrs de la raison par la science. Je crois que la poursuite de la vrit par lascience est lidal divin que lhomme doit se proposer. Je crois que tout estillusion et vanit, en dehors du trsor des vrits lentement acquises et quine se perdront jamais plus. Je crois que la somme de ces vrits, augmentestoujours, finira pardonner lhomme un pouvoir incalculable, et la srnit,sinon le bonheur Oui, je crois au triomphe final de la vie.

    Et son geste, largi encore, faisait le tour du vaste horizon, comme pourprendre tmoin cette campagne en flammes, o bouillaient les sves detoutes les existences.

    Mais le continuel miracle, mon enfant, cest la vie Ouvre donc lesyeux, regarde !

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    Elle hocha la tte. Je les ouvre, et je ne vois pas tout Cest toi, matre, qui es un entt,

    quand tu ne veux pas admettre quil y a, l-bas, un inconnu o tu nentrerasjamais. Oh ! je sais, tu es trop intelligent pour ignorer cela. Seulement, tune veux pas en tenir compte, tu mets linconnu part, parce quil te gneraitdans tes recherches Tu as beau me dire dcarter le mystre, de partir duconnu la conqute de linconnu, je ne puis pas, moi ! le mystre tout desuite me rclame et minquite.

    Il lcoutait en souriant, heureux de la voir sanimer, et il caressa de lamain les boucles de ses cheveux blonds.

    Oui, oui, je sais, tu es comme les autres, tu ne peux vivre sans illusionet sans mensonge Enfin, va, nous nous entendrons quand mme. Porte-toi bien, cest la moiti de la sagesse et du bonheur.

    Puis, changeant de conversation : Voyons, tu vas pourtant maccompagner et maider dans ma tourne de

    miracles Cest jeudi, mon jour de visites. Quand la chaleur sera un peutombe, nous sortirons ensemble.

    Elle refusa dabord, pour paratre ne pas cder ; et elle finit par consentir,en voyant la peine quelle lui faisait. Dhabitude, elle laccompagnait. Ilsrestrent longtemps sous les platanes, jusquau moment o le docteur montashabiller. Lorsquil redescendit, correctement serr dans une redingote,coiff dun chapeau de soie larges bords, il parla datteler Bonhomme, lecheval qui, pendant un quart de sicle, lavait men ses visites. Mais lapauvre vieille bte devenait aveugle, et par reconnaissance pour ses services,par tendresse pour sa personne, on ne le drangeait plus gure. Ce soir-l, iltait tout endormi, lil vague, les jambes perclues de rhumatismes. Aussile docteur et la jeune fille, tant alls le voir dans lcurie, lui mirent-ils ungros baiser gauche et droite des naseaux, en lui disant de se reposer surune botte de bonne paille, que la servante apporta. Et ils dcidrent quilsiraient pied.

    Clotilde, gardant sa robe de toile blanche, pois rouges, avait simplementnou sur ses cheveux un large chapeau de paille, couvert dune touffe delilas ; et elle tait charmante, avec ses grands yeux, son visage de lait etde rose, dans lombre des vastes bords. Quand elle sortait ainsi, au bras dePascal, elle mince, lance et si jeune, lui rayonnant, le visage clair par lablancheur de la barbe, dune vigueur encore qui la lui faisait soulever pourfranchir les ruisseaux, on souriait sur leur passage, on se retournait en lessuivant du regard, tant ils taient beaux et joyeux. Ce jour-l, comme ilsdbouchaient du chemin des Fenouillres, la porte de Plassans, un groupede commres sarrta net de causer. On aurait dit un de ces anciens rois quonvoit dans les tableaux, un de ces rois puissants et doux qui ne vieillissent

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    plus, la main pose sur lpaule dune enfant belle comme le jour, dont lajeunesse clatante et soumise les soutient.

    Ils tournaient sur le cours Sauvaire, pour gagner la rue de la Banne,lorsquun grand garon brun, dune trentaine dannes, les arrta.

    Ah ! matre, vous mavez oubli. Jattends toujours votre note, sur laphtisie.

    Ctait le docteur Ramond, install depuis deux annes Plassans, et quisy faisait une belle clientle. De tte superbe, dans tout lclat dune virilitsouriante, il tait ador des femmes, et il avait heureusement beaucoupdintelligence et beaucoup de sagesse.

    Tiens ! Ramond, bonjour ! Mais pas du tout, cher ami, je ne vousoublie pas. Cest cette petite fille qui jai donn hier la note copier et quinen a encore rien fait.

    Les deux jeunes gens staient serr la main, dun air dintimit cordiale. Bonjour, mademoiselle Clotilde. Bonjour, monsieur Ramond.Pendant une fivre muqueuse, heureusement bnigne, que la jeune fille

    avait eue lanne prcdente, le docteur Pascal stait affol, au point dedouter de lui ; et il avait exig que son jeune confrre laidt, le rassurt.Ctait ainsi quune familiarit, une sorte de camaraderie stait noue entreles trois.

    Vous aurez votre note demain matin, je vous le promets, reprit-elle enriant.

    Mais Ramond les accompagna quelques minutes, jusquau bout de larue de la Banne, lentre du vieux quartier, o ils allaient. Et il y avait ;dans la faon dont il se penchait, en souriant Clotilde, tout un amourdiscret, lentement grandi, attendant avec patience lheure fixe pour leplus raisonnable des dnouements. Dailleurs, il coutait avec dfrence ledocteur Pascal, dont il admirait beaucoup les travaux.

    Tenez ! justement, cher ami, je vais chez Guiraude, vous savez cettefemme dont le mari, un tanneur, est mort phtisique, il y a cinq ans. Deuxenfants lui sont rests : Sophie, une fille de seize ans bientt, que jai puheureusement, quatre ans avant la mort du pre, faire envoyer la campagne,prs dici, chez une de ses tantes ; et un fils, Valentin, qui vient davoir vingtet un ans, et que la mre a voulu garder prs delle, par un enttement detendresse, malgr les affreux rsultats dont je lavais menace. Eh bien !voyez si jai raison de prtendre que la phtisie nest pas hrditaire, mais queles parents phtisiques lguent seulement un terrain dgnr, dans lequel lamaladie se dveloppe, la moindre contagion. Aujourdhui, Valentin, quia vcu dans le contact quotidien du pre, est phtisique, tandis que Sophie,pousse en plein soleil, a une sant superbe.

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    Il triomphait, il ajouta en riant : a nempche pas que je vais peut-tre sauver Valentin, car il renat

    vue dil, il engraisse, depuis que je le pique Ah ! Ramond, vous yviendrez, vous y viendrez, mes piqres !

    Le jeune mdecin leur serra la main tous deux. Mais je ne dis pas non. Vous savez bien que je suis toujours avec vous.Quand ils furent seuls, ils htrent le pas, ils tombrent tout de suite dans

    la rue Canquoin, une des plus troites et des plus noires du vieux quartier.Par cet ardent soleil, il y rgnait un jour livide, une fracheur de cave. Ctaitl, au rez-de-chausse, que Guiraude demeurait, en compagnie de son filsValentin. Elle vint ouvrir, mince, puise, frappe elle-mme dune lentedcomposition du sang. Du matin au soir, elle cassait des amandes avecla tte dun os de mouton, sur un gros pav, serr entre ses genoux ; etcet unique travail les faisait vivre, le fils ayant d cesser toute besogne.Guiraude sourit pourtant, ce jour-l, en apercevant le docteur, car Valentinvenait de manger une ctelette, de grand apptit, vritable dbauche quil nese permettait pas depuis des mois. Lui, chtif, les cheveux et la barbe rares,les pommettes saillantes et roses dans un teint de cire, stait galementlev avec promptitude, pour montrer quil tait gaillard. Aussi Clotilde fut-elle mue de laccueil fait Pascal, comme au sauveur, au messie attendu.Ces pauvres gens lui serraient les mains, lui auraient bais les pieds, leregardaient avec des yeux luisants de gratitude. Il pouvait donc tout, iltait donc le bon Dieu, quil ressuscitait les morts ! Lui-mme eut un rireencourageant, devant cette cure qui sannonait si bien. Sans doute le maladentait pas guri, peut-tre ny avait-il l quun coup de fouet, car il lesentait surtout excit et fivreux. Mais ntait-ce donc rien que de gagnerdes jours ? Il le piqua de nouveau, pendant que Clotilde, debout devant lafentre, tournait le dos ; et, lorsquils partirent, elle le vit qui laissait vingtfrancs sur la table. Souvent, cela lui arrivait, de payer ses malades, au lieuden tre pay.

    Ils firent trois autres visites dans le vieux quartier, puis allrent chez unedame de la ville neuve ; et, comme ils se retrouvaient dans la rue :

    Tu ne sais pas, dit-il, si tu tais une fille courageuse, avant de passerchez Lafouasse, nous irions jusqu la Sguiranne, voir Sophie chez sa tante.a me ferait plaisir.

    Il ny avait gure que trois kilomtres, ce serait une promenadecharmante, par cet admirable temps. Et elle accepta gaiement, ne boudantplus, se serrant contre lui, heureuse dtre son bras. Il tait cinq heures,le soleil oblique emplissait la campagne dune grande nappe dor. Mais,ds quils furent sortis de Plassans, ils durent traverser un coin de la vasteplaine, dessche et nue, droite de la Viorne. Le canal rcent, dont les eaux

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    dirrigation devaient transformer le pays mourant de soif, narrosait pointencore ce quartier ; et les terres rougetres, les terres jauntres stalaient linfini, dans le morne crasement du soleil, plantes seulement damandiersgrles, doliviers nains, continuellement taills et rabattus, dont les branchesse contournent, se djettent, en des attitudes de souffrance et de rvolte. Auloin, sur les coteaux pels, on ne voyait que les taches ples des bastides,que barrait la ligne noire du cyprs rglementaire. Cependant, limmensetendue sans arbres, aux larges plis de terrains dsols, de colorations dureset nettes, gardait de belles courbes classiques, dune svre grandeur. Et ily avait, sur la route, vingt centimtres de poussire, une poussire de neigeque le moindre souffle enlevait en larges fumes volantes, et qui poudrait blanc, aux deux bords, les figuiers et les ronces.

    Clotilde, qui samusait comme une enfant entendre toute cette poussirecraquer sous ses petits pieds, voulait abriter Pascal de son ombrelle.

    Tu as le soleil dans les yeux. Tiens-toi donc gauche.Mais il finit par semparer de lombrelle, pour la porter lui-mme. Cest toi qui ne la tiens pas bien, et puis a te fatigue Dailleurs, nous

    arrivons.Dans la plaine brle, on apercevait dj un lot de feuillages, tout

    un norme bouquet darbres. Ctait la Sguiranne, la proprit o avaitgrandi Sophie, chez sa tante Dieudonn, la femme du mger. la moindresource, au moindre ruisseau, cette terre de flammes clatait en puissantesvgtations, et dpais ombrages slargissaient alors, des alles duneprofondeur, dune fracheur dlicieuse. Les platanes, les marronniers, lesormeaux poussaient vigoureusement. Ils sengagrent dans une avenuedadmirables chnes verts.

    Comme ils approchaient de la ferme, une faneuse, dans un pr, lchasa fourche, accourut. Ctait Sophie, qui avait reconnu le docteur et lademoiselle, ainsi quelle nommait Clotilde. Elle les adorait, elle resta ensuitetoute confuse, les regarder, sans pouvoir dire les bonnes choses dont soncur dbordait. Elle ressemblait son frre Valentin, elle avait sa petitetaille, ses pommettes saillantes, ses cheveux ples ; mais, la campagne, loinde la contagion du milieu paternel, il semblait quelle et pris de la chair,daplomb sur ses fortes jambes, les joues remplies, les cheveux abondants.Et elle avait de trs beaux yeux, qui luisaient de sant et de gratitude. Latante Dieudonn, qui fanait elle aussi, stait avance son tour, criant deloin, plaisantant avec quelque rudesse provenale.

    Ah ! monsieur Pascal, nous navons pas besoin de vous, ici ! Il ny apersonne de malade !

    Le docteur, qui tait simplement venu chercher ce beau spectacle desant, rpondit sur le mme ton :

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    Je lespre bien. Nempche que voil une fillette qui nous doit unfameux cierge, vous et moi !

    a, cest la vrit pure ! Et elle le sait, monsieur Pascal, elle dit tousles jours que, sans vous, elle serait cette heure comme son pauvre frreValentin.

    Bah ! nous le sauverons galement. Il va mieux, Valentin. Je viens dele voir.

    Sophie saisit les mains du docteur, de grosses larmes parure