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PAULINE ALPHEN

SalicandeLes éveilleurs *

HACHETTE

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Chapitre I

Les aventures n’arrivent jamais aux filles

Y croire

Les aventures n’arrivent jamais aux filles, pensaitClaris avec rage. Jamais ! se répéta-t-elle en évitantde justesse la pointe mouchetée de l’arme, qui luifrôla l’épaule. Son adversaire ne lui faisait pas decadeau. Bien sûr, les garçons sont plus forts. C’était laréalité, c’était indéniable, c’était énervant.

Elle porta le fleuret violemment en avant, mais legarçon esquiva sans peine. Emportée par son élan,Claris tomba en roulant sur le tapis d’exercice, sousles rires des autres élèves et du maître d’armes.

— C’était bien essayé, mais…Ugh lui tendit la main pour l’aider à se relever.

Il avait transpiré sous le masque, et ses cheveuxroux étaient collés à son crâne, découvrant desyeux noisette perpétuellement étonnés. Étonnés desa force, de son corps dégingandé, de la vie engénéral et, en l’occurrence, du regard transparentde Claris qui lui allait droit au cœur avec beaucoupplus de précision que son épée.

— Mais quoi ? le défia la fillette, ignorant lamain tendue.

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— Heu… Tu n’étais pas concentrée, je crois, bal-butia Ugh, désarçonné par le ton agressif.

Claris ouvrait la bouche pour rétorquer lorsqueDag, le maître d’armes, intervint sèchement :

— Il a raison, Claris. On ne peut pas croiser lefer et penser à autre chose en même temps. Tu n’aspas vraiment essayé de vaincre Ugh. Ton espritvagabondait ailleurs, dans les livres sûrement. Tume rappelles ta mère.

— Ne me parlez pas de ma mère ! Je ne suis pasma mère !

Claris se mordit les lèvres, elle aurait sûrementune réprimande pour insolence, une de plus…Mais Dag avait perçu la détresse dans la voix del’enfant et regrettait sa comparaison malheureuse.Il ajouta d’un ton plus amène :

— La force n’est pas tout, et tu es rapide et agile.Un défaut cache souvent une qualité. Il suffit d’ycroire ! Mais ça, personne ne peut le faire à taplace. Maintenant, saluez vos adversaires, le coursest fini.

Y croire ? Claris défit masque et plastron, les jetadans les paniers et glissa son fleuret dans le râtelieren tâchant de reprendre son souffle, rendu hachépar la colère.

Y croire ? Alors que tous les livres, toutes leschansons le clamaient : les héros étaient toujoursdes hommes, au mieux des garçons dont l’impla-cable destin était de devenir des hommes. Elle gri-maça : elle n’avait aucune envie d’être un garçon.Elle voulait seulement faire certaines des chosesinjustement réservées aux garçons. Y croire, pff !

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Elle n’était simplement pas assez forte pour maî-triser les épées. Elle avait essayé toutes celles quiornaient la salle des gardes de son père, mais ellene pouvait en porter aucune plus de cinq minutessans s’essouffler. Dag affirmait tout bonnementque les armes n’avaient pas été conçues pour lesfemmes. Une idée lui traversa soudain l’esprit.Oh ! C’est tellement simple !

Elle inspira profondément, savourant sa décou-verte et l’odeur piquante de la salle d’armes,mélange de sueur, d’huile pour le cuir et de sciure.Sa colère envolée, elle sortit d’un pas sautillant.

Une tour qui n’est pas une tour

Claris n’est pas un garçon, elle finira bien par se faireune raison, pensa son père, qui l’observait depuis ledôme de la Tour des Livres, en la voyant surgir surun balcon puis emprunter une passerelle bancalepour disparaître derrière un autre balcon.

La longue silhouette d’Eben, dit le Duc, s’enca-drait dans l’embrasure de la fenêtre de la tour,dont les multiples vitraux encastrés dans les mursconcaves irisaient son costume invariablementsombre. C’était la plus belle vue du château, avecla frange moutonneuse de la forêt de Salicandebordant le haut plateau et, tout autour, les mon-tagnes qui dressaient leur masse ébréchée, enser-rant la petite vallée dans un écrin sombre.

Quand le temps était clair, on apercevait le gla-cier de la Licorne comme une déchirure blanche.Mais pas aujourd’hui. Ce jour, comme les décadeset les lunaisons précédentes, le temps était maus-

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sade et brumeux. Techniquement, c’était le débutdu Temps Vert que l’on appelait jadis le prin-temps… Le Duc soupira. Verte, Salicande l’était.Les pluies fines et incessantes avaient gorgé la val-lée, mais le soleil n’était qu’un souvenir plombépar les bancs de nuages qui se superposaient,ombres sur ombres.

De la Tour des Livres, le Duc ne distinguait quela cour du château, les dépendances et une partiedu parc cinglé d’écharpes de brume opaque. Lechâteau n’était pas vraiment un château et la tourn’était pas vraiment une tour. Et je ne suis pas vrai-ment un Duc… C’était plutôt une grosse bâtisseflanquée d’un vieux phare, ruine anachroniqued’un temps reculé où la mer recouvrait le relief.

La mer ! Difficile d’imaginer que ces hauteursfigées aient un jour plongé leurs racines dansl’écume tourbillonnante. Et pourtant, la preuveétait là : l’océan s’était retiré, mais le phare étaitresté. Il se dressait aujourd’hui comme un mât aucentre du château. On avait colmaté les brèches,appareillé les vieilles pierres et élevé un invraisem-blable escalier en colimaçon. Les parois circulairesdu phare étaient désormais tapissées de centainesde livres.

La lecture, activité d’apparence passive, étaitainsi précédée d’un substantiel effort physique caril fallait sans cesse monter et descendre lesmarches lorsque l’on cherchait un ouvrage. L’esca-lier tournait sept fois sur lui-même, desservant despièces toujours fermées pour déboucher enfin surla vaste chambre située sous le dôme, où se tenaitEben. Une rangée de claires-voies y déversait la

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lumière grise de cette matinée pluvieuse commedans une nef. Le papier et le cuir capitonnaient lephare d’une ouate d’idées et de mots, l’isolant toutautant que s’il était encore planté au milieu de lamer.

Les pensées du Duc flottèrent un moment sansbut avant de se fixer sur le souvenir de sa femme,comme un yoyo revient se nicher dans la main decelui qui le lance. Sierra passait tout son tempslibre dans le vieux phare, dévorant livre aprèslivre, s’abreuvant de poèmes, se nourrissantd’idées. Lorsqu’elle avait disparu, Eben, quin’aimait que les activités au grand air, s’était mis àhanter le phare-bibliothèque parce que tout dansce lieu lui parlait d’elle. Au fil des années, il étaitdevenu captif lui aussi du silencieux murmure deslivres.

Le Duc regarda Claris traverser la cour en cou-rant sous la pluie battante, échapper en riant àChandra, la nourrice, qui essayait de la retenir ets’engouffrer dans les communs du château. Ohnon, ce n’était pas un garçon. Le garçon, lui, necourait pas, ne ferraillait pas, ne montait pas lesétalons en cachette. Le cœur du Duc se serra enpensant à son fils. Claris dit que les migraines de Jadont recommencé, plus puissantes. Pourquoi mainte-nant ? Si longtemps après…

Eben fit craquer une à une les jointures de sesdoigts en un geste qui lui était familier, comme s’ilpouvait par la même occasion défaire les nœudsqui entravaient l’écheveau de sa vie. Blaise y voit unsigne et me presse de dévoiler le passé aux jumeaux. Unsigne de quoi ? Il ne le sait pas lui-même ! Le Mandarin

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affirmait qu’à vouloir trop protéger les enfants onles mettait en danger, mais Eben répugnait à lesexposer aux souvenirs amers de la Grande Catas-trophe. L’image de centaines d’adolescents s’effon-drant les uns après les autres comme des dominospassa au ralenti sur l’écran de sa mémoire, et il seraidit.

Un rayon de soleil fugitif vint lui lécher la main,enluminant les parchemins alignés sur les étagères.Le Duc passa ses doigts écartés dans ses cheveuxnoirs, les hérissant un peu plus, et retourna à sonmanuscrit. Les livres le consolaient toujours.

Inverses et identiques

Claris entra comme une flèche dans la serre oùelle savait trouver son frère. Elle s’arrêta net enl’apercevant au bout de l’étroit couloir encombréde plantes. Affalé dans un vieux fauteuil, la tête enarrière, les yeux clos, il se massait le front entre lessourcils. La crise devait être aiguë pour qu’il selaisse aller ainsi. La fillette ressortit doucement etentra à nouveau en prenant soin de claquer laporte.

— Jad ! J’ai réussi à convaincre Sem ! Tu es là ?— Au fond, avec les bonsaïs !Le garçon s’était levé et, avec de la ficelle de

chanvre, ligaturait un minuscule érable trident surune petite roche à la forme tortueuse. Fascinée,Claris observait les gestes à la fois précis et tendresde son frère. Encore un qui finira dans sa chambre.

Les appartements de Jad étaient envahis par lesbonsaïs. Des dizaines d’arbres nains imprégnaient

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les deux petites pièces, et même la salle d’eau, deleur présence impassible. Le garçon passait beau-coup de temps en leur compagnie. Il les observait,les soignait, les taillait, les greffait, sculptant uneforêt splendide et fragile qui exigeait des soinsconstants. Exactement comme lui.

— Tu mets de l’eau partout, Claris !Tout en se débarrassant de sa cape dégoulinante

et de ses bottines de cuir souple, Claris examinaitson frère du coin de l’œil. Jad s’était ressaisi, sesyeux brillaient d’une volonté opiniâtre, mais elleconnaissait bien ce pincement à la commissure deslèvres, cette raideur dans la nuque, les cernes quisoulignaient ses yeux déjà si noirs.

— Tu vois, expliqua le garçon, les racines vontenserrer progressivement la roche pour ne fairequ’un avec elle. Si tout va bien, au prochain TempsVert, l’arbre donnera des feuilles dorées en formede cœur. Mais il faut le surveiller de près, le bridersans l’étouffer.

Son jumeau lui sourit et une boule de bonheuret de peine mêlés serra la gorge de Claris. Elle posason front contre le sien, reprenant le geste de leursjeux télépathiques, mais Jad avait barricadé sonesprit et Claris ne frôla qu’une peau légèrementmoite.

Jad était aussi blond que Claris était brune, sesyeux étaient d’un noir aussi profond que ceux desa sœur étaient clairs, presque transparents.Cependant, ils avaient les mêmes traits, les mêmesexpressions, le même sourire : les traits délicats deleur mère, dont l’hologramme pendait au cou duDuc. Comme un caprice de peintre qui, satisfait

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des formes mais indécis quant aux couleurs, auraitdécidé de ne pas choisir, de garder toutes lesoptions en les inversant.

Inverses et identiques, pensa Claris. Si ce n’étaitcette petite lésion au cœur de son frère. Un hiatus,un soupir du muscle, une hésitation du ventriculedroit, qui lui interdisait de courir, de monter à che-val, qui le gardait à l’intérieur des murs. Et mainte-nant, en plus, il y a ces migraines.

Elle se détourna, faisant mine de s’intéresser àune rangée de cactus, pour cacher les larmes quilui montaient aux yeux.

— Alors, que se passe-t-il avec Sem ? s’enquitJad, toujours à son érable.

— Eh bien… Il est d’accord, répondit Clarisd’une voix étouffée.

Elle toussota et reprit d’un ton plus enjoué :— Dag dit que les épées ne sont pas faites pour

les femmes. Alors, je me suis dit qu’il suffisait d’enfaire une ! J’en ai parlé à Sem, et il va me fabriquerune épée plus légère et un arc plus souple. Il apromis.

Comme Jad la regardait d’un air sceptique, elleprécisa :

— Enfin, tu connais Sem, il ne l’a pas dit exac-tement comme ça.

Jad eut un grand sourire.— Tu veux dire qu’il a vaguement grogné.— Mais il n’a pas dit non !Le garçon avait fini de fixer le tronc et les lon-

gues racines de l’érable à la roche. Il remitl’ensemble dans son pot et recouvrit les racines deterreau et de mousse.

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— Et le Duc, qu’en dit-il ?— Heu, bredouilla Claris, je ne lui en ai pas

encore parlé.Elle changea de sujet.— Pourquoi recouvres-tu les racines ? N’est-ce

pas précisément ce qu’il faut voir ?— Si, mais plus tard. D’abord, les racines doi-

vent grossir en embrassant la roche. Si je les lais-sais à l’air libre maintenant, elles sécheraient. L’artdes bonsaïs est un art de patience, petite sœur.Cela explique peut-être pourquoi tu ne t’y inté-resses pas !

— Oh, je trouve ça plutôt fascinant, en fait. Maistrop… comment dire… trop incertain. La plupartdes arbres meurent sans que tu saches pourquoi.Et puis tu sais bien ce que je pense de ces torturesque tu leur fais subir.

Il s’agissait d’une vieille querelle. Claris disaitque Jad faisait aux arbres ce que les anciensChinois faisaient aux pieds de leurs femmes. Elleavait vu des estampes dans un vieux livre de latour et avait mené une campagne véhémentecontre les bonsaïs. Jad n’avait aucune envie dereprendre cette discussion. Il s’essuya les mainssur son tablier et vint la rejoindre près des cactus.

— Ainsi, tu as fini par convaincre l’ours Sem ?Comment as-tu fait ? demanda-t-il d’un ton conci-liant.

— Heu… Je n’ai rien fait.Jad lui souleva le menton pour qu’elle le regarde

en face. Noir sur bleu, profondeur et transparence,les deux regards se heurtèrent un instant puis se

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reconnurent et fusionnèrent, retrouvant le cheminrassurant de leur gémellité.

— Rien ? demanda le garçon d’un ton mali-cieux.

— Oh, ça va… J’ai pleuré. Devant Sem, je veuxdire, grommela Claris.

— Toi, Claris de Salicande, pleurer ? Tu t’es ser-vie de ce truc de fille ? Tu n’as pas honte ?

Jad était hilare.— Et alors ? Il faut bien que ça serve à quelque

chose d’être une fille ! affirma sa jumelle avec uneparfaite mauvaise foi.

Une pendule sonna, égrenant un chant d’oiseau.Une invention de Blaise, leur précepteur, pour lesintéresser à l’ornithologie : au lieu de sonner descoups comme une pendule ordinaire, elle carillon-nait des chants d’oiseaux. Mésange à huit heures,rouge-gorge à neuf heures, etc.

— Le rossignol, déjà ! Je vais être en retard,s’exclama Claris en saisissant sa cape et ses bot-tillons.

— Mais nous n’avons pas de cours avant ledéjeuner, s’étonna Jad.

— Blaise a demandé à me voir en salle d’étude.Il paraît que, depuis que je suis les cours d’armes,mes notes ont légèrement baissé.

Son jumeau éclata de rire.— Tu veux dire que, depuis que tu suis les

cours d’armes, tu ne fiches plus rien ! Tu es com-plètement obnubilée par les épées, les arcs et leshistoires de chevaliers. Je parie que même en dor-mant tu parles de dragons, de tournois…

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— Bah, tant que je ne parle pas de sauver desdemoiselles en détresse… rigola Claris. Bon, je vaislivrer cette bataille… À tout à l’heure !

La crête du Dragon

La salle d’étude était une pièce voûtée et touten longueur. De hautes fenêtres dormantescontribuaient à lui donner une mine allongée.Pas de vitraux, pas de tapis ni de coussins, pasd’alcôves pour rêver comme dans la Tour desLivres, mais un parquet foncé, des tables et desfauteuils aux lignes sobres. Même les livres sem-blaient s’ennuyer dans leurs habits de cuir sombre.Les torches généreusement disséminées et labelle flambée qui crépitait dans la cheminéen’effaçaient pas le ciel bas, la pluie implacablequi fustigeait le toit.

Après avoir donné une tape affectueuse sur lecrâne jaune de Qfwfq, le squelette, qui cliquetaamicalement, Claris se mit à arpenter la pièce,sourcils froncés.

Blaise était en retard et elle était inquiète pourJad. Les migraines de son frère empiraient. Ellesavait qu’elles étaient provoquées par des cauche-mars de plus en plus fréquents. Elle en ressentaitles échos dans ses propres rêves, même s’ils nepartageaient plus la même chambre. Ni les mêmesrêves. Son frère devenait de plus en plus secret,s’enfermant dans sa souffrance pour la protéger.Comment pouvait-il croire qu’elle ne sentait rien ?

Elle interrompit sa déambulation pour regarderl’eau dégouliner sans discontinuer sur les carreaux

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qui fragmentaient le paysage. Le parc ployait etgémissait sous l’ondée. Claris grinça des dents. Elledétestait la pluie. C’était stupide, elle en étaitconsciente. « Un truc de fille », dirait Ugh. Jad nedirait jamais quelque chose d’aussi désobligeant,mais le penserait tout bas. Et Père le penseraitaussi, puis aurait un sourire triste en pensant à Jad.Par la Licorne, les choses ne pouvaient-elles pasêtre simples ?

Mais plus rien n’était simple depuis long-temps. Depuis le troisième anniversaire desjumeaux, exactement. Pourtant, la journée avaitbien commencé. Comme à chaque anniversaire,leurs parents avaient préparé une surprise.

Ce jour-là, Sierra et le Duc étaient venus lesréveiller alors qu’il faisait encore noir. Leur pèreportait des harnais d’escalade et un sac à dos bienrempli. Leur mère, une brassée flamboyante defleurs rouges et jaunes, aux couleurs de Salicande,qu’elle venait de cueillir. Les draps et les pyjamasdes jumeaux s’étaient parés de rosée fraîche et par-fumée. Sierra les avait habillés chaudement, tandisqu’Eben se défendait en riant de l’assaut de ques-tions des enfants surexcités.

À l’écurie les attendaient deux sizyfs au beauregard liquide, harnachés et prêts à prendre laroute. Bien calés sur la selle, adossés à leursparents, les jumeaux avaient chevauché au pasplacide des sizyfs en comptant les étoiles quis’éteignaient une à une.

Ils avaient abandonné leurs montures au borddes hauts plateaux pour entamer, sur le dos de

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leurs parents, la longue montée jusqu’à la crête duDragon. Dans l’aube incertaine, bercée par les fou-lées régulières de sa mère, Claris somnolait debien-être en écoutant le babil de Jad qui racontait àleur père tout ce qui lui passait par la tête.

Ils étaient arrivés au sommet au point du jour,pour le lever du soleil. Bouche bée, les jumeauxavaient vu le ciel flamber d’oranges et de rougesau-dessus des montagnes, formant comme unecrête : la crête du Dragon. L’effet était saisissant, labête était de belle humeur et lançait des flammesd’un rouge sanglant. C’était un fabuleux cadeaud’anniversaire, car il était rare que toutes les condi-tions météorologiques fussent réunies pour unspectacle aussi réussi.

Le Duc avait longuement détaillé le relief, nom-mant les sommets l’un après l’autre : le pic del’Aigle, la dent du Narval, le glacier de la Licorne,le gouffre de l’Ennui, la trouée de Saphir. Le tempss’annonçait magnifique, le ciel était d’un bleu sou-verain, sans nuages.

Ils avaient passé la journée à guetter les mar-mottes, la soirée à griller des saucisses. Puis,couchés dans l’herbe et enroulés dans des couver-tures, ils avaient vu le ciel s’embraser d’étoilesfilantes. Le lendemain, après avoir salué une der-nière fois le dragon de roche et de feu, ils avaientpris le chemin du retour. La journée était lumi-neuse, l’horizon dégagé. Rien ne laissait présagerle violent orage qui n’allait pas tarder à éclater.

Aujourd’hui encore, Claris pouvait fermer lesyeux et revoir la scène ancrée dans sa mémoire :

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son père et sa mère côte à côte, désignant au loinune ligne bleue tremblotante, la mer… Ellerevoyait tout, elle re-sentait tout, le balancementdes hanches de sa mère, l’odeur de camomille deses cheveux bouclés qui lui chatouillaient le visagetandis qu’ils redescendaient vers le château. Elle sesouvenait aussi du frisson que le mot « mer » avaitfait naître en elle, une émotion inconnue, le désirdouloureux d’aller vers cette ligne liquide qui déli-mitait le monde, de s’y poser comme une hiron-delle sur une corde à linge.

Ainsi, le jour de ses trois lunées, Claris avait pourla première fois pris conscience du bonheur. Troppetite pour le nommer, elle éprouvait une langueur,un picotement, une fulgurance qui la remplissaitcomme le chococaf se coule dans le moule, s’infil-trant dans les moindres plis de son âme et de soncorps. Jad et elle n’en avaient pas parlé. Ce n’étaitpas nécessaire, leurs esprits fusionnaient, parta-geaient le même éblouissement, marée indistinctede bien-être où surnageaient quelques mots : mer…maman… rouge… dragon… papa…

Oui, si elle le voulait, Claris pouvait tout revivre.Mais elle s’en gardait bien. Cet anniversaire étaitenfoui, enseveli sous l’amas de chagrin qui s’étaitabattu sur elle quelques heures plus tard. Pasquestion de se souvenir, cela faisait trop mal.Lorsque la tentation était forte, le soir surtout,une fois soufflée la chandelle, il fallait ruser, nepas tomber dans le piège gluant des réminis-cences. Déjouer les anniversaires comme s’ils’agissait de jours quelconques, désamorcer les

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souvenirs de soleil, ignorer la pluie qui dégouli-nait sur leur vie depuis ce jour-là.

Le monde changé

Le soir de la promenade à la crête du Dragon,il y avait eu bal au château. Sierra était venue lesembrasser, précédée par les froufrous de sa robeet son parfum de camomille. Claris avait sombrédans le sommeil, tanguant parmi les mots rieursque murmurait sa mère, les mots d’amour bêtes,« ma plume mon petit caillou mon bébé licorne ».

L’orage l’avait réveillée. L’orage et les cris. Jadétait à terre, entouré de Blaise et Chandra, soncorps tout entier pris de spasmes. Comme un asti-cot… s’était dit la petite fille, qui adorait les com-paraisons.

Dans son demi-sommeil, elle avait vu le Ducfaire irruption dans la pièce, botté et armé. Ils’était penché sur le garçon, avait échangéquelques mots avec Blaise puis avait tourné lestalons, son épée claquant le long des hautesbottes de cuir. Sa cape avait eu un joli mouve-ment, virevoltant dans la lumière fortuite desbougies. Comme, comme… Elle n’avait jamaistrouvé l’image et s’était rendormie.

À son réveil, le monde tout entier avait changé.La pendule aux oiseaux n’avait pas sonné le réveilet son frère n’était plus dans leur chambre.

La petite fille avait erré au hasard dans les cou-loirs du château sens dessus dessous. Les adultesaffolés qu’elle croisait l’embrassaient en pleurant etlui enjoignaient de rejoindre Chandra ou Blaise.

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Ne les trouvant pas, elle s’était réfugiée dans lasalle de jeux où elle aurait dû passer la matinéeavec son frère et elle avait attendu. Attendu queJad vienne la rejoindre, que Blaise arrive avec sapile de livres sous le bras, que sa mère passe sursa jument pommelée en lui faisant un signe de lamain. Attendu que la vie reprenne son cours nor-mal.

L’enfant avait fini par s’endormir, pour seréveiller en proie aux cauchemars. Elle avait alorsquitté la salle de jeux, petite ombre menue dans lemanoir sillonné d’éclairs, à la recherche de Jad,guidée par la souffrance de son frère que parta-geait son esprit jumeau.

L’immense orage qui avait éclaté au milieu de lanuit grondait toujours au loin. Personne ne la vittraverser la cour, emprunter les escaliers de la tour,dont elle gravit les dizaines de marches pénible-ment, de ses petites jambes mues par le sentimentque quelque chose de terrible était arrivé.

Lorsqu’elle parvint au sommet, la pluie couvraitle chemin de garde d’un interminable rideauoblique. Se réfugiant sur une passerelle couverte,recroquevillée, le menton sur les genoux, elleregarda en bas, dans la cour, s’agiter de minus-cules silhouettes. La cape de son père virait àgauche, virait à droite. Les cris des hommes, le cli-quetis des mors, le claquement des sabots impa-tients lui parvenaient assourdis et entrecoupés parla pluie. Puis tous s’engouffrèrent au galop sur lepont-levis et disparurent.

La fatigue s’abattit sur la petite fille. La fatigueet autre chose, un sentiment mou et pesant… En

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bas, les terres cultivées formaient des figures géo-métriques s’agençant parfaitement. En haut, leséclairs illuminaient les fantastiques sculptures quiornaient les tourelles, éclairant par intermittenceun dragon, une sirène, un troll. Claris eut enviede se laisser tomber. Ce serait comme s’envoler,arrêter de sentir, dormir… Une torpeur l’envahit.Elle ferma ses yeux où l’or avait mangé le bleu.

Alors qu’elle glissait déjà, entraînée par la peinequi l’alourdissait, elle sentit un picotement dans lanuque et le bout des doigts, comme si mille petitesdécharges électriques la chatouillaient, et ils luiapparurent pour la première fois. Des petiteslueurs étincelantes de joie qui prirent la forme desgargouilles que fixait l’enfant : minuscule dragonrouge, petit elfe vert, licorne brillante, et d’autresencore nés de son imagination. Dansant autourd’elle, de plus en plus nombreux, de plus en plusvite, ils la firent rire, la détournèrent de sa peur etde sa peine et l’emportèrent.

Ce jour-là, les élémentaux s’attachèrent à Clarispour toujours car tels étaient leur nature et leurpouvoir. Ils se révélèrent à elle, mais l’enfantignora leur présence délicate. Elle ne les voyait pas.Ce jour-là, alors même qu’ils la sauvaient, elle lesensevelit dans un repli de son cœur, avec sa mèredisparue.

Le lendemain, en ouvrant la porte de la chambreoù elle avait veillé Jad toute la nuit, Chandradécouvrit Claris dormant en boule sur le tapis. Lerempart de ses bras, sa tendresse qui sentait bon le

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savon permirent enfin à la toute petite fille de selaisser aller à son désarroi.

La nourrice la laissa sangloter en la berçant, sanscesser de lui parler. Elle lui dit que sa mère avaitdisparu et que son père la cherchait, que son frèreétait malade mais qu’il allait guérir. Chandra par-lait d’un ton ferme et calme, tenant Claris serréecontre elle, tout en se maudissant d’avoir négligéde s’en inquiéter dans l’urgence de la crise. Elleavait supposé qu’elle était avec Blaise, qui avait cruque l’enfant était avec elle.

La nourrice promit que cela n’arriverait plus.Elles allaient faire ensemble un gros gâteau au cho-cocaf ! Est-ce que Claris se souvenait quand elleavait éternué dans la farine…

Le nez dans le cou de la nourrice, bien caléecontre ses seins, Claris montait et descendait aurythme de la respiration de Chandra, aspirantl’odeur de sa chevelure rousse et sa voix familière.Plus sensible à la musique des mots simples qu’àleur signification, l’enfant s’apaisa.

Alors, Chandra la fit entrer dans la chambre etlui montra son jumeau inconscient. Claris nereconnut pas le compagnon turbulent qui était sondouble dans ce petit garçon pâle aux cheveuxblonds collés par la fièvre.

Cinq jours plus tard, le Duc revenait avec seshommes, épuisé et hagard. Il n’avait pas retrouvéSierra. La vue de son fils eut raison de son courage.Après s’être longuement entretenu avec Blaisedans la Tour des Livres, il s’y était enfermé.

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Dépareillés

Pendant sept jours, Jad demeura inconscient, lecœur comme une montagne russe, et on craignit poursa vie. Le matin du huitième jour, il ouvrit les yeux etréclama à boire, mais ne sortit du coma que pourplonger dans des cauchemars qui le rejetaient, pante-lant, sur les rives d’un sommeil poisseux de fièvre.

Claris partageait ces nuits tourmentées, remuantet criant dans son sommeil en même temps queson frère. Blaise et Chandra, qui se relayaient auchevet du garçon, avaient d’abord cru à une coïn-cidence. Le schéma nocturne se répétant nuit aprèsnuit, ils comprirent que la fille était solidaire descauchemars du garçon. Les jumeaux avaient tou-jours partagé leurs rêves. Seulement, nul ne s’ens’était aperçu jusqu’alors.

Alors que les cauchemars déclenchaient chez Jadde terribles migraines qui le reléguaient au lit et àla pénombre, ils provoquaient chez Claris une tor-peur qui sans être douloureuse n’en était pasmoins effrayante.

Blaise avait suggéré que les jumeaux dormentdans des chambres séparées et proposé à Jad desexercices de relaxation et de concentration que lepetit garçon assimila avec une facilité déconcer-tante. Les cauchemars ne disparurent pas, mais Jadapprit à les endiguer et à calmer son cœur affolé.Le long rituel d’endormissement auquel il se sou-mettait suffisait généralement à lui accorder desnuits convenables.

Sa fragilité cardiaque révélée, Jad dut trouverdes arrangements avec sa maladie. Devant éviter

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toute activité physique dangereuse pour son cœurvulnérable, fatigué par ses nuits difficiles, il neretrouva jamais le rythme de vie d’un petit enfantde son âge, qui s’endort tranquillement au termed’une journée d’activité effrénée.

Pour les jumeaux, rien ne fut plus comme avant.Habituée à une symbiose inconsciente, aussi natu-relle que confortable, Claris ne se rendit comptequ’elle communiquait télépathiquement avec sonfrère que lorsqu’ils furent séparés et que Jad com-mença à ériger des défenses mentales pour proté-ger sa sœur de ses cauchemars. Cette séparationforcée les avait en quelque sorte différenciés.

Plus tard, leurs études prirent également destournures différentes. Si les jumeaux suivaientensemble la plupart des cours avec les autresenfants du château, Jad était exclu des activitésphysiques habituelles. Le repos forcé et laconscience de sa maladie avaient aiguisé son sensde l’observation et de la réflexion, le dotant d’unepatience, d’une longanimité qui n’était pas de sonâge. Il s’intéressait aux échecs, à l’histoire, à labotanique. Il pratiquait quotidiennement l’Unirstatique et l’Unir dansant, deux variantes d’uneantique discipline psychique et corporelle àlaquelle Blaise l’avait initié pour apaiser ses nuits.

Les exercices de postures et de respiration deplus en plus raffinés auxquels se livrait son frèren’intéressaient nullement Claris. Vraie bouled’énergie, la fillette ne tenait pas en place, rechi-gnant à se concentrer longtemps sur une seuleactivité. Comme pour compenser le handicap deson frère, elle s’était jetée à corps perdu dans tout

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ce qu’il ne pouvait pas faire : équitation, escrime,athlétisme.

Jad sondait son esprit et son intelligence verti-calement, en profondeur, et émergeait de sesvoyages intérieurs plus secret et plus dense. Cla-ris explorait le monde horizontalement, dans uncorps à corps ardent d’où elle revenait ravie etcouverte de bleus.

Lorsque les jumeaux se retrouvaient à la fin dela journée, Jad montrait à sa sœur la dernière pos-ture qu’il avait apprise ou une bouture particuliè-rement prometteuse, et Claris lui détaillait lesnouvelles parades enseignées par Dag le maîtred’armes. Ne pouvant plus être le reflet exact l’unde l’autre, ils avaient coupé la poire en deux etéchangeaient leurs connaissances dans l’espoir deréunir les deux moitiés. Jad taisait sa frustration etClaris ne lui montrait pas qu’elle s’inquiétait pourlui. Ils apprenaient à se mentir pour mieux s’aimer.

Encore la pluie

L’averse redoubla d’intensité, tambourinant deplus belle sur les ardoises cendrées qui recou-vraient les toits du château. Claris secoua sesboucles brunes et fronça les sourcils, dessinant unesorte d’interrogation au-dessus de ses yeux clairs,signe qu’elle cogitait intensément.

Elle avait beau faire, elle ne parvenait pas à igno-rer la pluie. D’accord, c’était nécessaire aux planta-tions et ça remplissait les citernes, mais ellen’aimait pas ça. La pluie lui donnait envie de seréfugier dans un lieu chaud et lumineux comme le

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phare, et d’attendre que ça passe en se plongeantdans un livre.

Claris eut un sourire ironique envers elle-même.Était-ce pour cela qu’elle lisait autant ? Parce qu’ilpleuvait beaucoup à Salicande ? Le Duc disaitqu’il n’en avait pas toujours été ainsi, qu’autrefoisil pouvait faire beau des lunaisons durant, que leTemps Jaune était vraiment jaune, doré de soleilet de chaleur. Les gens des Temps d’Avant pou-vaient se promener presque nus, dormir fenêtresouvertes, manger dehors…

Claris pouffa. Presque nus ? Son père, Chandrala nourrice, le vieux Sem, Dag avec ses cicatrices,presque nus ? Ce devait être une fable. Une joliefable que Claris poursuivait dans les vieux livresde la Tour, cherchant ceux où pulsaient des imagesde soleil et d’air bleu, de lumière ambrée, de gensriant sans raison…

Claris repoussa d’un geste impatient les che-veux qui lui tombaient sur les yeux. Oh, et puisà quoi cela servait-il de ressasser ces vieilles pen-sées humides ? Dag avait raison : elle pensaittrop. Elle ne pouvait pas s’en empêcher. Ellepensait. À propos de tout, tout le temps. Maisque faisaient donc les gens, dans leur tête,lorsqu’ils ne pensaient pas ? Bon, voilà qu’ellerecommençait…

Princesses passives

— Eh bien, tu en connais beaucoup des hérosqui dépriment à cause d’une petite bruine de riendu tout ?

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La voix éraillée de Blaise fit sursauter Claris, qui seretourna en rougissant. Un petit vieillard sec passaitla porte en poussant énergiquement une brouettechargée de livres. Une multitude de ridules autour deses yeux plissés démentaient le ton sarcastique.

— Tu ne vas pas m’aider ? Ils sont pour toi ! Jeme suis dit que cela ne ferait pas de mal à nosmanuels de cours de fréquenter une compagnie unpeu plus enjouée.

Claris l’aida à poser les ouvrages sur une tablebasse en écarquillant les yeux. Blaise avait dévaliséle phare ! Elle caressa les vieux volumes aux cou-vertures brillantes, aux images glacées, au papierdoux comme du coton, ces livres des tempsanciens qu’on ne savait plus reproduire. Ceux quil’amusaient le plus étaient farcis de robots etd’astronefs, d’androïdes surdoués et d’hommes aucrâne chauve. Alors que les hommes n’ont sûrementjamais été aussi poilus, songea Claris en regardant lalongue tresse blanche de Blaise, sauf peut-être ceuxdes cavernes, et encore ! Elle sourit, les images colo-rées avaient comme réchauffé la pièce.

— Je vois que Chandra a encore sévi. Elle a ciréle parquet ! Quelle merveilleuse odeur ! Voiscomme la lumière fait danser la couleur du bois…Miel, renard, flamme, blondeur, joues d’enfant,fesses de femme !

En riant, Blaise avait opéré une glissade savantesur le parquet de chêne pour atterrir sur l’une deschaises avec un grognement de plaisir. Tant debonne humeur était contagieuse. Finie l’ambiancemélancolique de la salle d’étude, même Qfwfq

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luisait gaiement de tous ses os. Claris rendit sonsourire à son précepteur.

Blaise était âgé, très âgé même puisqu’il avait étéle compagnon du fondateur de Salicande, Jors, legrand-père des jumeaux.

C’est à lui, multi-savant prodige, que Jors avaitconfié le soin d’établir les plans du manoir,construit autour du phare. De son imaginationanarchique avait surgi la bastide de trois étagesentrecoupés de multiples niveaux intermédiaires,de couloirs qui ne menaient jamais là où ils devaientmener, de passerelles reliant des pièces incompa-tibles, d’une ribambelle de balcons inutiles et depassages discrets voire secrets.

Entouré d’un mur d’enceinte, le manoir étaitsurmonté d’un chemin de garde garni de tourellespurement décoratives. Le tout formait un ensemblehétéroclite, mélange de château médiéval et depalais vénitien.

Avant de se charger de l’éducation des jumeaux,Blaise avait été le précepteur de leur mère et c’étaitlui qui avait surnommé leur père « le Duc », en rai-son de son allure altière. En contrepartie, Ebenétait le premier à l’avoir appelé « le Mandarin »,une allusion à sa tresse et aux robes de soie jauneset orange dont il aimait se vêtir, mais aussi à sonimmense culture. Comme pour justifier son sur-nom, avec le temps, les paupières de Blaises’étaient bridées (à force de méditer yeux mi-clos ?), nimbant son regard de mystère.

Nul ne connaissait au juste son âge. Lorsqu’ilétait d’humeur joyeuse, il avait des émerveille-ments d’enfant, des grivoiseries de jeune homme.

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Ou bien il disparaissait des jours durant, enfermédans les pièces mystérieuses du phare dont lui seuldétenait les clés, ou reclus dans l’une des cavernesdont la montagne était truffée. On ne savait jamaiss’il serait loquace ou taciturne, intime ou étranger.

Pour Claris et Jad, Blaise était comme un port,plus ou moins lointain, plus ou moins embrumé,mais vers lequel ils pouvaient toujours revenir.

— Voyons, s’écria-t-il avec entrain en ouvrantles livres, où as-tu donc été pêcher l’idée que lesaventures n’arrivent jamais aux filles ?

Autre caractéristique déconcertante de Blaise :en vrai courant d’air, il apparaissait et disparaissaitdu château à sa guise, mais il était toujours au cou-rant de tout. Il prétendait que les oiseaux, lesarbres et le vent lui rapportaient ce qui se passait.

Les jumeaux n’étaient pas persuadés que cela nefût qu’une boutade. Mais, cette fois, le Mandarin nesait pas de quoi il parle… Claris fit résolument faceau vieil homme.

— Ulysse, Achille, Hector, Arthur, Lancelot,Merlin, Robin des Bois, Sindbad, Robinson Crusoé,Gulliver, Angelo, Frodon, Aragorn, Harry Potter,Skywalker, Fitz, Pug, Eragon, ce sont des fillespeut-être ?

Les mains sur les hanches, Claris le fusillait deson regard transparent. Comme elle ressemble àSierra… Un voile passa dans le regard du vieilhomme. Lorsqu’il répondit, le ton était volontaire-ment nonchalant :

— Je vois… Tu veux dire que, dans ton incom-mensurable ignorance, tu n’as lu que des histoiresoù les héros sont de sexe masculin. Et que, même

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dans ces histoires-là, tu as préféré ne pas voir leshéroïnes qui y sont pourtant bel et bien !

— « Belles » peut-être, mais « bien »…Blaise haussa un sourcil étonné. Voilà que la

petite Claris maniait l’ironie, plutôt spécifique àson jumeau. Intéressant. Les jumeaux n’en finis-saient pas d’échanger leurs caractéristiques, commepour mieux brouiller les pistes de leurs personna-lités. Il croisa les bras, provocateur.

— Explique-toi, je ne comprends rien à ce quetu dis.

Claris se mit à marcher en long et en large, irri-tée. Il insista :

— Alors ?— Des héroïnes ? Tu veux parler de Pénélope,

Guenièvre et autres Belles au bois dormant,n’est-ce pas ?

Blaise acquiesça.— Par exemple. Que leur reproches-tu donc ?— Ce sont de vraies PP…— PP ?— PP : princesses passives. Elles passent leur

temps à dormir, attendre, rêver… Elles traînentleur beauté et leurs pâmoisons dans les livres sansjamais être le moteur des événements ! s’emportaClaris.

Le Mandarin eut un sourire oblique. Il commençaità s’amuser.

— Alice ? proposa-t-il.— Pff, ridicule… Courir derrière un lapin, boire

du thé, jouer au croquet… Ce n’est pas ce quej’appelle des aventures.

— Hermione ?

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— Elle est meilleure élève que les garçons,d’accord, mais elle n’AGIT pas. Elle n’a qu’unechose en tête : ses études… Il n’y a pas que ça dansla vie !

— Oh, bien entendu… Galadriel, Arwen ?— Galadriel ne compte pas ! Elle n’est pas

humaine… C’est un elfe, un modèle, une idée,noyée au milieu des héros masculins. Quant àArwen, parlons-en ! Elle renonce à l’immortalitépar amour ! Pour une fois qu’il y a une princesseactive, disposant d’autant de pouvoir qu’unhomme, ses aventures se résument à espérer queson amoureux s’en sorte pour qu’elle puissel’épouser et, du coup, perdre tous ses pouvoirs.Comme si l’amour était l’unique destin des filles !

— Qu’est-ce que tu as contre l’amour ?Claris s’arrêta net, exaspérée.— Mais on s’en fout de l’amour ! Le problème,

c’est que les choses vraiment intéressantes, commeles dragons, les quêtes, les épées, les batailles, lesstratagèmes, tout ça, ce n’est jamais pour les filles.C’est… c’est…

Claris regarda par la fenêtre, cherchant ses mots.Les vitres lui renvoyèrent l’image d’une gamineaux jambes maigres et aux bras fins, surmontéed’une indomptable tignasse de cheveux sombres etbouclés. Berk, n’importe quel bébé dragon n’en feraitqu’une bouchée…

— Ce n’est pas juste, c’est tout, bafouilla-t-elle,soudain au bord des larmes.

Blaise émit un soupir accablé.— Je crois que tu as des idées incroyablement

étriquées au sujet de ce que tu appelles « aventure ».

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Aucune importance. Je t’ai apporté quelquesouvrages qui devraient te faire changer d’avis.Encore faudrait-il, pour les lire, que…

— Quoi ? l’interrompit Claris.— Je terminerai ma phrase si tu m’en laisses le

temps, dit sèchement le précepteur en fronçant lessourcils.

— Désolée… fit Claris.Ce n’était pas la première fois qu’elle était rap-

pelée à l’ordre par un adulte pour son impatience,qui frôlait souvent l’impertinence.

— Je disais donc, encore faut-il que tu par-viennes à dépasser tes préjugés, bien entendu,reprit Blaise d’un ton détaché.

— Mes préjugés ? demanda Claris, interloquée.— Tes préjugés absolument dépassés sur les

filles, ma toute belle.Claris était tellement indignée qu’elle en resta

muette. Blaise s’amusait beaucoup. Il sépara troisvolumes et continua :

— Je propose que tu commences par cet ou-vrage. Je veux que tu notes ce qui fait de Lyra unehéroïne, ses qualités et ses défauts, le but de saquête, ses compagnons, le type de pouvoir ou demagie qu’ils possèdent. Je veux que tu réfléchissesà ça. Quelles rencontres fait-elle ? Qu’apprend-elletout au long de l’histoire et avec qui ?

Il fouilla dans les multiples poches de ses robessuperposées et en tira un objet plat et lisse, ayantla taille et l’épaisseur d’une carte à jouer, qu’il ten-dit à sa pupille. En prenant l’objet, Claris vit quedes lettres se dessinaient sous la surface transpa-rente et flexible.

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— Qu’est-ce que c’est ?Blaise pianota sur la plaque, puis la retourna en

souriant pour montrer à Claris la phrase moqueusequi venait de s’inscrire au dos : « Ceci n’est pas unepipe. »

— C’est l’un des objets interdits, n’est-ce pas ?demanda Claris, excitée. Il est… magique ?

Le Mandarin haussa les épaules.— La magie n’existe pas, ce n’est qu’une autre

façon de se servir de son cerveau. Non, c’est unproduit de la science d’autrefois.

— À quoi sert-il ?J’aimerais bien le savoir, songea le vieil homme,

qui répondit, impassible :— Appelons ça… hmm… un enregistreur. Sa

mémoire est infinie et, contrairement à la tienne,cent pour cent fiable ! Tu peux tout y consigner, enparlant ici, en écrivant avec ce stylet ou en tapantsur les lettres. Porte-le toujours sur toi, il serecharge avec l’énergie que tu dégages en inspirantet en expirant.

Il tendit l’objet à Claris. L’enregistreur était tièdeet flexible sous ses doigts. Soudain, il diminua,rétrécit et se transforma en une bague qui étincelaitau creux de sa main. Blaise jura :

— Ramsk ! Tu y es arrivée !Claris ne l’entendit pas, elle regardait, stupé-

faite, le bijou dont le chaton grenat jetait desreflets moirés.

— Que s’est-il passé ? Comment se transforme-t-il ? De quoi est-il fait ?

— Les réponses à tes questions se sont perdueslorsque ces technologies ont disparu, répondit le

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précepteur en se ressaisissant. Il ajouta, plus dou-cement :

— C’est sous cette forme que Sierra le portait.Voyant que Claris avait froncé les sourcils à la

mention de sa mère, il garda pour lui le reste desa phrase : mais la pierre n’apparaissait pas rouge àson doigt, elle était verte. L’objet réagit donc déjà.

— Crois-tu pouvoir le faire revenir à sa formeinitiale ?

— La plaque ?Alors que Claris posait la question, la bague

reprit sa forme plate et lisse. Elle dit « bague » etl’objet se transforma si vite qu’il lui échappa desmains et tomba sur les livres posés sur la table.Blaise avait observé l’opération d’un regard per-çant qui contrastait avec le ton léger sur lequel ildit :

— À propos, tu ferais bien de comparer tesnotes à celles de ton frère. Vous pourrez échangervos préjugés ! Le cours est fini pour aujourd’hui.Princesse, mes hommages…

Avec une révérence moqueuse, il disparut beau-coup plus vite que ne l’aurait laissé supposer sonâge. Faisant tourner le bijou trop grand autour deson doigt, Claris ouvrit le tome 1 de À la croisée desmondes et lut à voix haute : « Lyra et son daemontraversèrent le Réfectoire où grandissait l’obscu-rité, en prenant bien soin de rester hors de vue descuisines… » Elle soupira d’aise et s’enfonça un peuplus dans le fauteuil.

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Une lecture endiablée

Les jours qui suivirent, Claris fut très occupée.Très occupée et de très bonne humeur. Elle passaittout son temps libre dans sa cachette favorite, unlieu déserté par tous et qu’elle affectionnait.

Tout en haut du château, sur le chemin de gardeoù personne n’allait jamais, une passerelle reliaitdeux tourelles. Longue de cinq mètres et large decinquante centimètres, dépourvue de balustrade,elle était merveilleusement dangereuse et parfaite-ment inutile. La fillette avait à peine la place de s’yasseoir en tailleur, les genoux en guise de balan-cier. Au moindre déséquilibre, c’était la chute. Lachute dans les rectangles verts et jaunes des terrescultivées et les rangées bien ordonnées des vignes.

Claris se grisait de la sensation de se trouver sus-pendue dans les airs. Elle aimait le défi de s’absor-ber dans la lecture, de se laisser emporter parl’histoire sans s’y fondre complètement, sansjamais oublier où elle était ni qui elle était – unelectrice –, pour ne pas tomber. Pourtant, se fondreétait délicieux, devenir Lyra ou Ewilan pourquelques heures. Si délicieux que Claris y pressen-tait un danger. Elle avait le sentiment confus queles histoires pouvaient la happer, qu’elle pouvait yentrer et ne plus en sortir. La passerelle était songarde-fou, le risque de tomber la maintenait dansla réalité. Le danger ajoutait à l’ivresse de la lec-ture, et c’est en frissonnant de plaisir anticipé queClaris grimpait les marches vers le chemin deronde dès qu’elle pouvait échapper à ses obliga-tions.

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Le temps était toujours aussi morose. Ugh étaittoujours le plus fort à l’escrime, et Blaise l’avaitencore réprimandée pour son manque de concen-tration en cours. Elle n’en avait cure. Ses héroïnesoccupaient toutes ses pensées. Elle partageait leursaventures, leurs souffrances et leurs victoires, ellesétaient les amies qu’elle avait toujours désirées.

Le soir, elle dînait distraitement et courait dansson lit retrouver ses personnages. Secrètementravi, le précepteur lui avait remis les trois volumesde À la croisée des mondes plus les six de la Quêted’Ewilan et avait annoncé qu’il se retirait dans sesgrottes. Le Duc, plus mélancolique que jamais, nevoyait rien. Jad sculptait ses bonsaïs et, patient,attendait que sa sœur atterrisse.