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PAULINE ou les temps romanesques Un jour, ce roman peindra les temps antiques, comme ceux de Walter Scott. STENDHAL. (Appendice sur le Rouge et Noir.) I Levée à sept heures et demie, Pauline enfila sur sa chemise de nuit un peignoir de pilou, s'agenouilla au pied de son lit, récita sa prière, puis, sous prétexte de ne pas faire attendre ses parents, se rendit quinze bonnes minutes d'avance dans la salle à manger donnant sur la rue de Babylone et en souleva un des rideaux de guipure. Ce petit manège se reproduisait tous les matins. — Qu'est-ce que tu fais là ? lui avait demandé un jour son père, intrigué de l'avoir surprise ainsi deux fois en faction. — Mais rien, papa, rien du tout ! L'appartement des Du Breuil occupait le second étage d'une des maisons, encore toutes blanches, qui avaient été construites l'année d'avant rue de Babylone, entre la rue de la Chaise et la rue Chomel, le long de l'ancien jardin des Ménages, appelé tantôt le square du Bon Marché, tantôt le square Aristide Bouricaut. Pendant l'investissement de 1870, des bestiaux y avaient été parqués et en avaient rongé les arbres qu'il avait fallu rempla- cer. Le père Allard, concierge des Du Breuil, qui avait eu son heure de prospérité avant la guerre comme fabricant de seapu- laires et de coeurs en satin repoussé, au 29 de la rue de Sèvres, de

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PAULINE ou les temps romanesques

Un jour, ce roman peindra les temps antiques, comme ceux de Walter Scott.

STENDHAL.

(Appendice sur le Rouge et Noir.)

I

Levée à sept heures et demie, Pauline enfila sur sa chemise de nuit un peignoir de pilou, s'agenouilla au pied de son lit, récita sa prière, puis, sous prétexte de ne pas faire attendre ses parents, se rendit quinze bonnes minutes d'avance dans la salle à manger donnant sur la rue de Babylone et en souleva un des rideaux de guipure. Ce petit manège se reproduisait tous les matins.

— Qu'est-ce que tu fais là ? lui avait demandé un jour son père, intrigué de l'avoir surprise ainsi deux fois en faction.

— Mais rien, papa, rien du tout ! L'appartement des Du Breuil occupait le second étage d'une

des maisons, encore toutes blanches, qui avaient été construites l'année d'avant rue de Babylone, entre la rue de la Chaise et la rue Chomel, le long de l'ancien jardin des Ménages, appelé tantôt le square du Bon Marché, tantôt le square Aristide Bouricaut. Pendant l'investissement de 1870, des bestiaux y avaient été parqués et en avaient rongé les arbres qu'il avait fallu rempla­cer. Le père Allard, concierge des Du Breuil, qui avait eu son heure de prospérité avant la guerre comme fabricant de seapu-laires et de cœurs en satin repoussé, au 29 de la rue de Sèvres, de

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l'autre côté du square, racontait souvent cet incident du siège à ses locataires, parmi d'autres souvenirs qui le faisaient soupçon­ner d'avoir été communard.

Au bout de quelques minutes, Pauline ressentit le choc attendu : le vendeur du Bon Marché venait d'apparaître, coiffé comme d'habitude d'un chapeau haut de forme et vêtu d'une courte redingote. Il suivait le trottoir du square et se dirigeait d'un pas lent vers le grand magasin où Pauline supposait qu'il pénétrait par une des portes de la rue de Babylone.

Leur rencontre, si ce terme peut s'appliquer au peu de mots échangés entre en vendeur et une jeune demoiselle à l'occasion de l'achat d'une paire de gants, n'avait eu rien de particulière­ment romanesque. M"" Du Breuil y assistait, c'est tout dire. Pau­line ne sortait jamais seule. Le vendeur avait simplement essayé, en présence de la mère, une paire de gants de Suède à la jeune fille, mais il l'avait fait avec tant de douceur précautionneuse et tendre qu'elle en avait été troublée. Ce n'était pas la première fois qu'un vendeur lui pressait, lui caressait les doigts, mais jamais on ne l'avait fait de celle façon. Jamais non plus elle n'avait eu affaire à un vendeur d'une aussi jolie figure, pourvu d'une aussi fine barbe et d'un regard aussi bleu. Peut-être, il est vrai, l'im­pression que Pauline avait remportée de sa visite au rayon de gants se serait-elle dissipée comme elle était venue si, une heure après, l'un des gants tout neufs n'avait craqué à la couture du pouce, obligeant la jeune fille et sa mère à retourner au Bon Marché. Au sourire du vendeur blond, Pauline avait cru com­prendre qu'il était content de la revoir. L'accident qui la lui ramenait et lui fournissait l'occasion de lui pétrir les doigts une seconde fois, ne lui était évidemment pas plus désagréable qu'à elle. Une mystérieuse entente en résultait, à laquelle elle s'aban­donnait délicieusement. Leurs rapports étant fatalement destinés à en rester là, pourquoi se serait-elle défendue contre l'attrait que le jeune homme exerçait sur elle ?

Le don qu'elle avait fait de son cœur à l'anonyme vendeur du rayon de gants avait été total le soir où, rentrant chez elle avec sa mère, elle s'était trouvée nez à nez, sur le trottoir, avec celui à qui elle n'avait guère cessé de penser depuis qu'il lui avait, en l'espace d'une heure, caressé à deux reprises et si tendrement les doigts. Cette troisième rencontre rendait manifeste qu'elle n'échapperait pas à la force inconnue dont elle se sentait envahie. Dès lors, elle connut un bonheur qui, lui donnant un avant-goût de ce que serait plus tard les joies célestes du paradis, éveillait en elle une soif

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d'anéantissement, un désir de mourir pour s'absorber dans une \ ie moins limitée et moins imparfaite.

Sans doute, le jeune boni me blond en redingote et chapeau de soie était-il ce matin-là un peu en avance. Il marchait à petits pas en fumant une cigarette. Un autre vendeur, exactement vêtu de la même façon, le rattrapa. Ils échangèrent quelques mots, et les deux chapeaux de soie, les deux redingotes s'éloignèrent ensemble.

Bien qu'il fît une belle matinée de juin, le pavé était gras, car il avait plu durant la nuit. De l'autre côté du square, rue de Sèvres, devant le couvent des Jésuites, un des trois chevaux de l'omnibus de l'avenue du Maine à la gare du chemin de fer du Nord, s'abattit, les quatre fers en l'air. Pauline vit les voyageurs de l'impériale se lever comme un seul homme, tandis que le cocher en petite veste à revers de postillon et chapau de cuir bouilli galonné d'argent, rejetait, pour descendre de son siège, la couver­ture qui lui protégeait les jambes. Un attroupement où dominaient les vendeurs et vendeuses du grand magasin s'était déjà formé sur le trottoir. La scène était classique et Pauline ne l'observait que machinalement. A ce moment, sa mère entra dans la salle à manger. Elle courut à elle pour l'embrasser.

M°" Du Breuil était une épaisse personne de quarante ans, dont un déshabillé de mousseline à larges plis et à nœuds de velours grenat dissimulait mal les formes abondantes. Un reste de fraîcheur brillait sur ses joues molles. Trois petites frisettes châtain auxquelles elle était, sur la prière de son mari, demeurée fidèle depuis son mariage, lui caressait la nuque comme à vingt ans. C'était à cause de ses trois frisettes que M. Du Breuil était tombé amoureux d'elle, mais elle l'ignorait : elle croyait avair été épousée pour sa dot.

M"" Du Breuil prit place sous la suspension à gaz en même temps que paraissait son mari. Celui-ci se faisait rarement atten­dre. Malgré son front dégarni et les fils d'argent dont était striée sa barbe brune en éventail, cet homme austère, en tenue noire et chemise amidonnée dès huit heures du matin, portait encore beau. Il se dégageait de lui une impression d'autorité réfléchie sous laquelle tremblaient sa femme et sa fille.

— Qu'est-ce que vous faites toutes les deux ce matin ? demanda-t-il en beurrant soigneusement sa tartine.

Cette phrase rituelle, il ne la prononçait que du bout des lèvres et, eût-on dit, par acquit de conscience, mais sa femme ne s'y irompaU pas ; elle çava't son attent :on toujours en éveil et qu'il ne manquerait pas à midi de lui demander un compte rendu

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détaillé de ses courses. Si un peu d'imprévu dérangeait l'emploi de son temps, gare ! Il lui en ferait sévèrement la remarque.

Mmc Du Breuil énuméra les quatre ou cinq courses qu'elle avait inscrites à son carnet.

— Vous me ferez plaisir, lui dit-il, si vous trouvez le moyen d'aller rue Chaptal jeter un coup d'œil sur les tableaux militaires exclus de l'Exposition. Un ami de cercle m'en a dit du bien, et je voudrais avoir l'air de m'y être intéressé. Mon ami a combattu aux côtés de M. Alphonse de Neuville et il fait le plus grand cas de ce peintre. Pauline me dira ce qu'il convient d'en penser.

C'était une allusion au talent d'aquarelliste de la jeune fille. Celle-ci excellait dans les fleurs et les petits oiseaux, ce qui flat­tait secrètement l'orgueil de son père.

— Vous pourrez prendre la Victoria, ajouta-t-il. Signe d'une particulière bienveillance. M. Du Breuil se réser­

vait ordinairement la voiture, obligeant ainsi sa femme et sa fille à prendre l'omnibus ou, en cas de grande urgence, un fiacre.

Il replia sa serviette et sortit de la pièce pour passer dans son cabinet où un coup de sonnette donné la minute d'avant à la porte d'entrée venait de l'avertir que son secrétaire l'avait précédé et décachetait déjà le courrier.

A peine la porte refermée, il la rouvrit : — Vous n'avez pas oublié, j 'espère, que nous avons les Ance-

leau à déjeuner. — Rassurez-vous, lui répondit sa femme qui avait une bonne

raison, encore inconnue de lui, de se rappeler ce déjeuner. — Quelle robe mettrai-je, maman ? demanda Pauline après

le départ de son père. — Puisque nous avons les Anceleau à déjeuner, lui dit sa

mère, tu mettras ta robe en barège beige. Fais-toi belle, ma chérie. Pauline, qui préférait de beaucoup cette robe à l'autre en

cachemire de l'Inde vert, eut un sourire de joie. Lorsqu'une demi-heure après, elle rejoignit sa mère dans la

chambre où celle-ci achevait de s'habiller, M"1" Du Breuil ne put s'empêcher de l'embrasser, tant elle la trouvait jolie dans sa tunique princesse, moulant étroitement sa jeune gorge. Autour de la jupe courte s'enroulait un volant plissé à dents et à grelots de soie. Les bottines étaient de chevreau mordoré. Sous le chapeau de paille de riz orné d'une touffe de boules de neige, les cheveux blonds formaient un cadre vaporeux au visage court et pointu, naïf et fin, éclairé de deux grands yeux noisette à l'expression Innt ensemble vide et secrète.

— Si ce monsieur ne tombe pas éperdument amoureux d'elle

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au premier coup d'œil, c'est qu'il n'a aucun goût, se dit la mère en nouant les brides de son chapeau marron à guirlandes de bruyères et d'herbes.

Sa robe était de cachemire bronze et à traîne, avec des plissés de faille sous de la dentelle. Mme Du Breuil aussi avait soigné sa toilette.

Son mari s'en étonna un peu quand il reparut pour leur adresser une dernière recommandation concernant les tableaux de M. Alphonse de Neuville.

— Vous voilà bien belle, ma chère Berthe, lui dit-il. — C'est à cause de ce déjeuner, fit-elle, et parce que, si

vous le permettez, je voudrais emmener Pauline, cet après-midi, â l'Exposition. Je le lui ai promis, sous réserve de votre consente­ment, bien entendu.

M. Du Breuil fit observer pour la forme que M"° Du Breuil et Pauline étaient allées à l'Exposition trois jours auparavant et qu'une fois par semaine suffisait bien, mais il adorait sa fille, au fond ; il n'insista pas.

Dans la Victoria qui attendait devant la porte, attelée de Négresse, la jument noire, la mère et la fille s'installèrent.

— D'abord 43, rue Richer, dit Mm° Du Breuil à Auguste, le cocher.

C'était l'adresse de M"" Sarah Félix, propriétaire de l'Eau de Fées, le puissant régénérateur de la chevelure. On passerait ensuite faubourg Montmartre chez M°* Legrain, la corsetière, puis rue Chaptal.

Il était un peu plus de onze heures quand elles pénétrèrent dans la galerie Goupil où tout de suite on leur indiqua les tableaux de M. de Neuville. Il y en avait deux. L'un, la Surprise au petii jour, montrait, dans la blême clarté de l'aube une place de vil­lage sous la neige, l'église dans le fond, une auberge à gauche et à droite un charriot dételé derrière lequel, se glissaient des cas­ques à pointe. De l'auberge et des communs, des officiers et des soldats français surpris en plein sommeil, sortaient précipitam­ment. Du haut d'une charrette, un turco agenouillé déchargeait son chassepot sur la masse sombre des ennemis. L'autre tableau, le Bourget, 30 octobre 1S70, représentait la tin de la bataille. De l'église, deux Français prisonniers sortaient, transportant sur une chaise leur officier blessé à mort. Par la porte ouverte, l'œil plon­geait dans le sanctuaire. Partout des Prussiens, des centaines de Prussiens pour quelques Français seulement. Ceux-ci n'avaient évidemment succombé que sous l'écrasante supériorité du nombre.

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— Comment trouves-tu cela ? demanda M'"8 Du Breuil à la jeune aquarelliste.

— Très beau, maman. — C'est l'uniforme que portait ton père, fit observer la mère

en indiquant l'un des officiers du premier tableau. M. Du Breuil avait fait la guerre comme capitaine de « mo-

blots >, dans le Nord. — Retiens bien tous les détails des deux tableaux pour pou­

voir lui en parler. — Oui, maman. Et Pauline de froncer pour faciliter son attention, ses jolis

sourcils sur son petit nez. Elles ne s'attardèrent pas devant les Berne-Bellecourt et les

Détaille. Toutes ces scènes de guerre leur causaient un vague malaise.

A midi moins le quart, le Victoria les déposa sur le trottoir de la rue de Babylone. A midi précis, les Anceleau sonnèrent. A midi dix, on se mit à table.

Les Anceleau formaient comme les Du Breuil un groupe de trois personnes, le père, la mère et la fille, avec cette différence toutefois que, chez eux, le trio familial s'augmentait, le dimanche, d'un fils, le jeune Julien, élève de troisième à Stanislas.

M. Anceleau était l'ami de M. Du Breuil depuis le collège, le collège Stanislas précisément, mais alors que l'un entrait au Conseil d'Etat, l'autre prenait à côté de son père une place d'asso­cié dans la grande et antique maison de bronzes d'art créée au Marais en 1783 par Népomucène Anceleau, le fondateur de la dynastie. Le David qui ornait la cheminée dans la salle à manger des Du Breuil, leur avait été donné comme cadeau de mariage par Anceleau.

Claire Anceleau avait été, au pensionnat des Dames de la Foi, la grande amie de Pauline. Elle appréciait en celle-ci la dou­ceur, l'égalité et la docilité du caractère, tempérées d'un brin de malice et de dissimulation. La satisfaction vaniteuse que Claire ressentait à s'entendre dire par Pauline qu'elle était tout pour elle, n'allait pas sans quelque soupçon sur la sincérité de pareilles déclarations. En dépit de sa transparence et de sa quiétude, l'âme de Pauline gardait un fond obscur pour Claire comme pour Pau­line elle-même. Pauline vivait dans la plus complète ignorance de sa propre nature. Les examens de conscience auxquels elle s'était

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livrée quotidiennement depuis son entrée au couvent ne lui avait à cet égard rien appris. En ce temps lointain, la pédagogie reli-religieuse faisait porter tout son effort sur la culture des vertus, la répression des défauts, l'accumulation des mérites et la recher­che des péchés ; mais elle laissait de côté la mise en valeur de tout coefficient personnel.

Un instant avant qu'on se mît à table, Claire Anceleau avait réussi à prendre Pauline à part derrière une plante verte du salon :

— Il y a du nouveau pour toi. A tout à l'heure ! Pauline admirait Claire pour sa beauté, son élégance, son

entrain, son impertinence, son « toupet », la pointe de folie qui perçait çà et là dans ses actes et ses propos, et l'aptitude qu'elle témoignait à réduire l'univers en esclavage, mais la raison de Pauline restait toujours vigilante et l'empêchait de s'aveugler, surtout quand elle était elle-même en cause, sur le goût de la mystification dont était possédée Claire et qui avait fait chez les Dames de la Foi tant de victimes, sans épargner les religieuses elles-mêmes. De ce travers, Pauline ne se rappelait pas sans effroi un trait atroce. La vieille supérieure, M™ Got, sœur du célèbre acteur de la Comédie Française, était à quatre-vingts ans retom­bée en enfance et, durant la belle saison, passait la majeure par­tie de son temps dans le jardin, tenant sur ses genoux une poupée revêtue de l'uniforme des pensionnaires, à qui elle adressait de longs discours. Or, Claire avait eu un jour l'idée diabolique de substituer, pendant la sieste que la vieille religieuse faisait l'après-midi, une poupée habillée en soldat, tunique bleue et pantalon rouge, à la poupée en robe de serge. Le scandale avait été si grand qu'on avait renoncé à en découvrir l'auteur.

Au cours du déjeuner, il fut naturellement question des tableaux militaires de l'exposition Goupil et Pauline fut invitée à en dire son mot que M. Anceleau affecta d'écouter avec une considération particulière. C'était un homme d'une exquise cour­toisie. Il plaisait encore aux femmes, le savait et ne craignait pas de raffiner sur la galanterie avec les jeunes filles. Il passait malgré son âge pour un séducteur. Sa femme en souffrait le martyre, mais le charme de ce père mettait Claire dans le ravissement.

Quand Mme Du Breuil dit son intention d'aller à l'Exposition universelle l'après-midi :

— Nous permettez-vous de vous y accompagner, chère amie ? lui demanda M""' Anceleau. Nous avons grande envie, Claire et moi, de monter dans la tête de la statue de l'Amérique.

— Avec plaisir ! Nous y monterons ensemble.

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— Sans compter, ajouta Mrae Anceleau, que mon mari sera. bien content que je passe à la classe 25 et lui en rapporte les propos entendus devant les bronzes de la maison.

La classe 25 était, au palais du Champ de Mars dont elle occupait quatre salons, celle des bronzes, des fontes d'art et des métaux repoussés. Elle constituait un véritable petit musée de statuettes, garnitures de cheminées, appliques et objets divers en fer, en cuivre, en zinc, en plomb et en galvanoplastie. Sa faveur était grande auprès du public et ses exposants se répétaient avec complaisance que, dans l'industrie parisienne du luxe, l'opinion leur avait décerné la palme.

Sous les réserves que la politesse et l'amitié lui imposaient en présence de son labadens. M. Du Breuil contestait le succès de l'Exposition. Une pareille entreprise dépassait, disait-il, les moyens d'un régime aussi faible et mesquin que la République. Néan­moins, l'évidence des faits lui donnait tort et M. Anceleau qui, en sa qualité d'industriel, considérait un peu l'Exposition comme son affaire personnelle, n'avait pas de peine à prendre son ami en flagrant délit de mauvaise fois. L'inauguration avait été grandiose. Le 1" mai, Paris avait pavoisé avec un enthous'asme qu'on n'avait jamais vu sous l'Empire. L'afflux quotidien du publie au Trocadéro et au Champ de Mars éclipsait les plus beaux jours de 1867.

De la statue de l'Amérique on avait passé sans transition à celle de M. Eugène Schneider, dressée au pavillon du Creusot et dont on disait qu'elle avait élé offerte à leur patron par les ouvriers du célèbre établissement métallurgique. M. Anceleau cita des chif­fres : le Creusot produisait 700.000 tonnes de houille par an, 200.000 tonnes de fonte, 160.000 tonnes de fer et d'acier, 70.000 tonnes d'objets de construction... Rien ne paraissait plus beau au fabricant de bronzes d'art que le lingot d'acier de 120 ton­nes, l'arbre porte-hélices, les plaques de blindage épaisses d'un mètre et le moteur de 2.640 chevaux, système Compound, fabri­qués par les usines de Saône-et-Loire.

—- On pourrait chercher en Angleterre et en Amérique... — Cherchez le chat ! lança Claire. Tous les regards la dévisagèrent. — Qu'est-ce que c'est ? fit son père, crispé de surprise et

d'humiliation. Qu'est-ce que c'est ? répéta-t-il d'un ton coupant qui n'était pas dans ses hab'tudes.

Il témoignait généralement envers sa fille une faiblesse où se trahissait l 'admirateur des femmes.

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— Je suis navrée, dit M " Anceleau à M°" Du Breuil, notre fille devient impossible.

— Ne so\'ez pas si sévère, chère amie, intervint M. Du Breuil. Nous connaissons Claire el nous aimons beaucoup la vivacité de son caractère.

— Que disions-nous ? enchaîna M. Anceleau. — Nous parlions du moteur système Compound erposé par

le Creusot.

Mais le valet de chambre servait l'entremets dont la compo­sition fil l'objet d'un échange d'aperçus culinaires entre M"" Du Breuil et M"" Anceleau. Après quoi, l'industrie) aborda un des sujets qui lui étaient le plus chers : la fonte des bronzes à cire perdue.

Dans ses ateliers, comme dans toutes les fonderies d'art parisiennes, tous les groupes étaient fondus de la même manière. Le plâtre fourni par l'artiste était découpé en un certain nombre de morceaux par un contre-maître de moulage qui, à la simple inspection de la figure, savait quelles parties il en faudrait déta­cher pour la commodité du travail. Ces fragments coulés en bronze passaient ensuite entre les mains des ciseleurs qui les ébarbaient, les ciselaient, puis entre celles des répareurs, chargés de faire disparaître les imperfections de la coulée. Les mouleurs arrivaient ensuite qui, assemblant les divers morceaux, reconsti­tuaient le modèle original. Les ouvriers parisiens excellaient dans les travaux de ce genre, mais il leur était très difficile de commu­niquer au bronze le caractère primitif du plâtre. Le métal absor­bait ce je ne sais quoi que l'artiste dispersait dans son œuvre au gré de son tempérament et de sa fantaisie. La ciselure avait pro­gressé ces dernières années et, à part quelques vieux ciseleurs en chambre, les ouvriers avaient fini par comprendre la nécessité de rester les fidèles interprètes de l'artiste. Si l'exécution des bronzes était encore imparfaite, cela ne tenait plus guère qu'à la méthode de fonte au sable. Mais quelle différence avec la fonte à cire per­due, uniformément pratiquée en Italie ! M. Anceleau revenait justement de Florence où il avait pu constater de ses propres yeux la supériorité de cette méthode. Elle avait, il est vrai, ses imperfections : il se produisait alors des soufflures, mais les mouvements n'étaient pas altérés, les surfaces, surtout, en dépit d'une patine épaisse et de mauvais goût, révélaient ces particu­larité si intéressantes pour qui aimait les détails de touche et de style. Des fondeurs florentins, M. Anceleau passa aux fondeurs français du xvif et du XVIII' siècle qui fondaient les grands

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bronzes d'art d'un seul jet. Hélas ! les procédés de Keller étaient perdus !

Une de ces dames ayant reparlé de la tête de la statue de l'Amérique, qu'on appelait aussi la statue de la Liberté, M. Ance-leau fut naturellement porté à dire ce qu'il en savait. Elle devrait être construite tout entière en cuivre repoussé, sur une armature de fer. L'axe de cette armature qu'avait conçue et exécutée un ingénieur nommé Eiffel, serait formé par une sorte de grand pylône ayant quatre points d'attache sur une base de maçonnerie. L'enveloppe de cuivre serait maintenue à l'intérieur par une sorte de treillis métallique reposant directement sur la charpente. M. Anceleau donna aussi des détails sur le travail du sculpteur Bartholdi et de ses collaborateurs. On ne prévoyait pas que la statue pût êlre achevée et envoyée à New York avant quatre ou cinq ans. La dépense totale prévue était de deux millions : cinq cent mille francs pour la statue elle-même, une somme égale pour les autres travaux et le transport, et un million pour le piédestal et la mise en place. Certes, ce serait cher, mais aussi quel témoignage magnifique de l'amitié franco-américaine ! Quel souvenir de la part prise par la France à la guerre de l'Indépen­dance !

Après le café, les dames et les demoiselles allèrent mettre leur chapeau.

— Claire, tu es odieuse ! jeta Mm* Anceleau à sa fille. Cette histoire de chat dépasse les bornes !

— Quelles bornes ? répliqua la jeune fille avec arrogance. — Les bornes d'une chose dont tu parais n'avoir aucune

idée et qui s'appelle la bienséance. C'est à ne plus oser sortir avec toi.

— Je suis en âge de sortir seule. — Vous l'entendez ? s'écria M " Anceleau, prenant M"" Du

Breuil à témoin. On la sentait prête à éclater en sanglots. — Emmène ton amie au salon, dit M"" Du Breuil à Pauline. — Qu'est-ce que c'est que ce chat ? Pourquoi as-tu dit de

chercher le chat ? questionna Pauline à son tour quand elles se trouvèrent côte à côte sur le canapé doré, entre les deux fenêtres.

— Je n'en sais rien. Vas-tu, toi aussi, en faire un drame ? J'ai dit : « Cherchez le chat » comme j 'aurais dit autre chose. Cette phrase n'a aucun sens. Tout le monde la répète sans y atta­cher d'importance. D'où sortez-vous, voyons ? Je savais que In rive gauche était un peu la province, mais à ce point là, non !

— Tes parents, qui habitent la rive droite, n'avaient jamais

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entendu cette phrase, eux non plus, remarqua Pauline, toujours placide et pleine de bon sens.

— Oh ! si tu juges de la rive droite d'après mes parents ! Et puis, le boulevard du Temple n'est pas la rive droite, c'est le Marais, un quartier encore plus perdu que le faubourg Saint-Germain !

— Ton père est pourtant un vrai Parisien, observa encore Pauline qui connaissait l'adoration de son amie pour M. Ance-leau et n'était pas fâchée de la mettre en contradiction avec elle-même.

Claire ne da'gna pas relever l'objection. — Tu n'es pas pressée de savoir ce qui se prépare, reprit-elle.

Tout à l'heure à l'Exposition, devant la statue de l'Amérique, on te présentera un fiancé.

Pauline se sentit défaillir. Un fiancé, quand elle avait voué sa vie au jeune vendeur du Bon Marché ? C'était impossible ! Mais comment l'expliquer à Claire à qui elle n'avait jamais osé avouer son grand amour ? Aimer un simple employé de nouveautés, jamais la terrible Claire ne l'admettrait. Elle ne ferait qu'en rire, et de quel rire sarcastique !

La pensée du suicide avait traversé plusieurs fois Pauline depuis qu'elle aimait le vendeur blond. L'éventualité de toute une existence vécue à l'aimer dans le secret de son cœur ne l'effrayait aucunement et même flattait en elle le goût du mystère et du romanesque, mais l'idée d'une mort que personne ne saurait expliquer et dont elle demeurerait auréolée à jamais, la flattait peut-être davantage.

C'est l'indiscrétion d'une femme de chambre qui avait appris à Claire le projet formé par ses parents de présenter à Pauline le lieutenant Aymar de Châteaumont, le « bel Aymar » comme on l'appelait dans le salon de Mme de Sirbel où les Anceleau l'avait rencontré à plusieurs reprises. Héritier d'une ancienne famille de Bourgogne, le lieutenant de Châteaumont aurait certainement plu à Claire et elle ne l'aurait pas laissé échapper si elle n'avait été promise dès sa quinzième année à Robert Lillot, un cousin pour le moment fixé à Londres où il faisait dans une banque de la Cité l'apprentissage des affaires. Ni lui ni Claire ne semblaient pres­sés de se passer, comme disait la jeune fille, la corde au cou.

— Qu'est-ce que tu as ? demanda-t-elle à Pauline devenue toute pâle. Tu n'es pas contente ? A ta place, je serais follement heureuse. Le lieutenant de Châteaumont est l'homme qui me plaît le plus après Robert.

— Je ne l'ai jamais vu, murmura Pauline.

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— Tu le verras. Il est très beau, il porte l 'uniforme à ravir. — Je n'ai pas envie de nie marier. — Sotte ! De quoi as-tu donc envie ? — De rien. Je me trouve très bien comme je suis. — Quand tu auras vu Aymar, tu changeras d'avis. — Pourquoi ne m'avais-iu jamais parlé de lui ? — Je l'ai vu trois fois en tout. Il est brun, avec une petite

moustache effilée qui ressemble à de la soie et un monocle der­rière lequel il a l'air de se moquer de tout le monde.

— Cela ne me donne pas envie de le connaître. J'ai l'impres­sion qu'il me sera très antipathique.

A ce moment, M1"" Du Breuil les appela. On prit congé de ces messieurs qui s'étaient retirés dans le cabinet de travail de M. Du Breuil, au sein d'un épais nuage de fumée, et l'on alla s'installer, rue de Sèvres, dans un fiacre découvert qui, par la rue de Babylone, la rue d'Estrées, l'avenue Duquesne et l'avenue de la Bourdonnais, transporta mères et filles à celles des portes de l'Exposition qu'on appelait la porte de la Seine.

Dès que s'étaient profilés sur le ciel bleu les dômes, les pylô­nes, les minarets et les oriflammes de l'Exposition, Pauline avait été prise d'un tremblement. Ayant mis pied à terre, elle s'aperçut que ses jambes la soutenaient à peine. Lorqu'encadrée par les verdures d'un bosquet lui apparut, énorme et brillante, effrayante et grotesque comme une idole de l'antiquité, cette tête de la sta­tue de l'Amérique que le destin avait choisi pour cadre de son entrée dans une vie nouvelle, elle fut sur le point de s'évanouir. D'instinct, elle jeta les yeux autour d'elle comme pour demander de l'aide, mais elle ne rencontra que. le regard perçant de Claire.

— Quel heureux hasard, chère amie ! fit soudain une voix d'homme à l'adresse de Mmc Anceleau qui simula un mouvement de surprise.

Le lieutenant de Chàteaumont venait de surgir d'un groupe de messieurs en redingote et de dames dont les jupes traînaient sur le gravier.

Claire avait violemment poussé du coude Pauline, mais déjà un rapide coup d'œil apprenait à celle-ci que l'officier était infi­niment plus joli garçon qu'elle n'eût osé l'espérer. Dans la même seconde qu'elle sentait fondre toute résistance à l'idée de devenir sa femme, l'accablante, la désespérante impossibilité lui apparut de se faire aimer d'un homme si séduisant. S'était-elle donc trom­pée en reconnaissant son idéal dans le vendeur blond ? Mais non, voyons, elle devenait folle ? Elle ne trahirait pas pour ce bellâ-

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tre en dolman bleu clair et culotte de satin rouge, qu'elle ignorait la minute d'avant, le grand amour auquel elle avait juré de res­ter fidèle jusqu'à en mourir ! Hélas ! à peine cette pensée avait-elle eu le temps de se foi-mer qu'elle était emportée par un tourbil­lon d'impressions où la pauvre enfant ne se reconnaissait plus. C'était une autre qu'elle qui admirait maintenant l'officier à bottes vernies dont l'œil hautain l'avait tout de suite toisée à la dérobée et certainement jugée insignifiante. La présentation s'était faite sans qu'elle en eût conscience, sa main avait été serrée sans que ce contact lui fût réellement sensible, et à présent elle se trouvait dans l'escalier en colimaçon aménagé à l'intérieur de la tête gigantesque, derrière une dame inconnue et devant le lieutenant de Châteaumont que ni Claire, ni Mme Anceleau, ni Mme Du Breuil, n'avait suivi, le hasard ayant fait les choses de telle sorte que la file avait été coupée par le contrôleur du guichet derrière eux deux, les isolant dans la tête avec les visiteurs qui les y avaient précédés. Elle sut plus tard que cela n'avait pas été prémédité et que sa mère en avait été même un peu effrayée sur le moment. « Bah ! avait dit Mme Anceleau pour calmer l'émoi de son amie, que voulez-vous qu'il lui arrive de fâcheux, à cette petite ? Elle n'y sera pas seule avec Je lieutenant, dans la tête ? > Ce qu'en revanche, elle ne devait jamais savoir, c'est que l'officier s'était de son côté étonné qu'on la lui jetât littéralement dans les bras malgré tous les bons renseignements à lui fournis sur la situation de fortune des Du Breuil.

— Mais où est maman ? Où est maman ? s'alarma Pauline. — Rassurez-vous, Mademoiselle, Madame votre mère n'est

pas loin, dit M .de Châteaumont avec une nuance de protection, En tout cas, je suis là, moi, vous n'avez rien à craindre. Tenez bien la rampe... Approchez-vous de l'ouverture... Quelle belle vue sur la Seine, n'est-ce pas ? Et comme ce bateau-omnibus paraît petit ! Vous aimez les promenades en bateau, je suppose ?

Elle fit signe que oui en rougissant. Puis : — On se croirait dans un garde-manger, s'enhardit-elle à

faire remarquer, étonnée de sa propre audace. Le petit doigt relevé, le lieutenant ôta son monocle pour

rire à l'aise. — Les jeunes filles modernes ont bien de l'esprit, observa-t-il

sans se douter que ce banal compliment lui assurait le cœur de Pauline.

Quand ces dames et Claire vinrent les rejoindre sur la petite plate-forme, afin de contempler à leur tour la perspective de la Seine, elle l'aimait, elle était prise. Dès lors, elle l'évita soigneuse-

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ment et la visite de l'Exposition s'acheva sans qu'elle eût échangé avec lui trois mots de plus.

Au sortir de la classe 25, il avait voulu offrir à goûter au café-glacier tenu par Rey, près du pavillon de la Ville de Paris, mais Mme Du Breui] s'y était opposée, avouant, à court de pré­textes, que sa fille avait pour habitude de se confesser le dernier samedi de chaque mois, à cinq heures.

— Le confesseur de Mademoiselle Pauline attendra un peu, suggéra M. de Châteaumont. Il a d'autres pénitentes...

Mais il eût été malséant d'insister. Il se félicitait d'ailleurs que la jeune fille dont il n'était pas encore tout à fait décidé à faire la mère de ses enfants, mais dont la fraîcheur, les yeux bleus, la bouche en cerise, la taille fine et souple et le lourd chi­gnon natté flattaient déjà son désir, eût été élevée dans d'aussi rigoureux principes.

On se sépara à la porte Tourville, près du restaurant Duval, et un fiacre à quatre places ramena ces dames et ces demoiselles d'abord au faubourg Saint-Germain, où Mme Du Breuil et sa fille se firent déposer devant le Jésus de la rue de Sèvres, en face de chez elles, puis au Marais où Claire, sautant au cou de son père, lui déclara tout de go :

— J'ai l'impression que ça marchera très bien. — Qu'est-ce qui marchera, mon enfant ? Et où as-tu encore

pris ce langage ? fit mine de s'offusquer le fabricant de bronzes en nouant sa cravate devant l'armoire à glace.

Au sortir de ses magasins, et avant de se rendre à ce qu'il appelait son cercle, il ne manquait jamais de rentrer chez lui pour y changer de linge et de vêtements.

— A propos, poursuivit-il, tu ne nous as pas dit de quel chai tu voulais parler.

— Tu le demanderas à la personne que tu vas rejoindre, repartit sa fille.

—- Oh ! Claire ! — Chut ! Voici maman ! M°" Anceleau venait d'entrer dans la chambre. —• Je disais à papa, fit la jeune fille, que le mariage de Pau­

line était en bonne voie. Les deux époux s'entreregardèrent avec gêne. — On ne peut rien lui cacher, fit M. Anceleau, admiratif et

résigné.

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Au même moment, dans un des confessionnaux de l'église du Jésus, rue de Sèvres, non loin de la Vierge, toute flamboyante de cierges, toute parfumée de lys, toute tapissée d'ex-votos où, parmi les cœurs d'argent et d'or, des rubans de la Légion d'hon­neur faisaient penser à de larges taches de sang :

— Mon père, disait Pauline au Père de La Hêtraie qui la confessait depuis sa sortie de pension, je m'accuse d'avoir aimé quelqu'un en cachette de mes parents.

— Vraiment, mon enfant ? Etes-vous bien sûre d'avoir aimé cette personne, ce qui s'appelle « aimé » ?

Pauline se troubla, hésita. Etait-elle sûre d'avoir aimé, ce qui s'appelle aimé, le vendeur blond du rayon des gants ?

— Je l'ai cru, mon Père. — Le croyez-vous encore ? —- Mon Père, je ne sais plus... — Et pourquoi, après avoir clé sûre d'aimer, n'ètes-vous

plus sûre d'avoir aimé ? Pourquoi n'aimez-vous plus ? Tout cela ne me paraît pas sérieux, mon enfant. Donnez-moi quelques détails, je vous écoute. De qui s'agit-il ?

— D'un jeune homme, mon Père...

— Je m'en doutais un peu. Vous êtes évidemment trop jeune vous-même pour vous éprendre l'un homme mûr de trente ou trente-cinq ans. Donc, vous aimiez ce jeune homme. De son côté, il vous aimait aussi, je suppose ?... Vous ne me répondez pas. Pourquoi ? Est-ce parce qu'il ne vous aimait pas ? Allons, mon enfant, expliquez-vous de votre mieux.

— Mon Père, ce jeune homme ne s'est probablement pas douté que je l'aimais.

— J'en conclus que vous ne le lui avez fait comprendre d'aucune manière. Je m'en réjouis pour vous. L'avez-vous ren­contré souvent ? Combien de fois avez-vous causé avec lui ? Etait-ce en tête-à-tête ?

— Non, mon Père, ce n'était pas en tète-à-tête, c'était en présence de maman, et cela ne s'est pas renouvelé plus de deux fois.

— Et ces deux brèves rencontres ont suffi pour que votre cœur se sente attaché à lui ?

— Oui, mon Père. — Vous m'effrayez, mon enfant ! Cette facilité, cette rapi­

dité révèle, j 'en ai bien peur, un trop grand pouvoir pris par

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votre imagination sur votre raison et votre volonté. Mais parlez-moi encore. Ce jeune homme, qui était-il ?

— Mon Père, c'était un vendeur des grands magasins du Bon Marché.

— Un vendeur du Bon Marché ? — Oui, mon Père. — Un vendeur que vous avez rencontré en dehors des

magasins ? —• Non, mon Père, un vendeur qui m'avait essayé une paire

de gants. — Vous étiez donc séparée de lui par toute la largeur du

comptoir ? — Oui, mon Père. — Et madame votre mère était présente à côté de vous,

m'avez-vous dit ? Car vous ne sortez jamais sans elle, évidem­ment.

— Je sors quelquefois avec la femme de chambre. — C'est à éviter autant que possible... Donc, madame votre

mère était là, pendant que ce jeune homme vous essayait une paire de gants par-dessus !e comptoir. A première vue, je ne vois là rien que de parfaitement convenable et innocent, mais vous avez reçu de ce vendeur une si forte impression que vous vous êtes persuadée de l'aimer ?

— Oui, mon Père. — Avez-vous essayé de le revoir ? —- Je l'ai vu deux fois à quelques instants d'intervalle. Un

de mes gants avait craqué. Nous sommes retournés au Bon Mar­ché pour en prendre une autre paire.

— C'a été tout ? — Oh ! non, mon Père ! — Eh bien ! d t e s ! — Tous les matins, de la fenêtre de la salle à manger, je

guetta"s son passage. — Vous lui adressiez des signes d'intelligence ? — Oh ' non, mon Père ! — Que faisiez-vous donc à cette fenêtre ? Vous ne vous

contentiez tout de même pas de le regarder passer ? — Si, mon père. — Dites-moi toute la vérité. — Mon Père, je vous la dis. — C'est bien, continuez. — Je vous ai tout dit, mon Père. Penché sur cet abîme de candeur, le prêtre garda le silence.

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— Vous n'avez pas péché gravement, mon enfant, reprit-il. Je suis plus eiTrayé des dispositions excessives de votre nature que de la complaisance avec laquelle vous y avez cédé. C'est le degré de cette complaisance qui fait la gravité de la faute, et, dans votre cas, la complaisance a été faible puisque vous n'avez rien tenté, puisque vous n'avez pas même fait un pas pour revoir le jeune homme que vous croyiez aimer. Que cette petite expé­rience ait au moins l'avantage de nous éclairer, vous et moi, sur le dérèglement de notre vie sensible. Vous allez me promettre, mon enfant, de ne plus vous mettre à la fenêtre pour guetter ce jeune homme au passage.

— Je vous le promets, mon Père. — Eprouvez-vous un sincère repentir de l'avoir fait ? — Oh ! oui, mon Père ! — Qu'avez-vous encore à me dire ? — Mon Père, j 'en aime un autre. — Oh ! laissa échapper le P. de La Hêtraie. — Mon Père, cette fois je crois qu'il n'y a plus de péché.

Il s'agit d'un homme que l'on me destine. — Un fiancé ? — Pas encore, mon Père, mais je sais qu'il est dans l'in­

tention de mes parents de me marier à lui si c'est possible. — Vous le connaissez depuis longtemps ? — Depuis cet après-midi, mon Père. — Et vous l'aimez déjà ? — Oui, mon Père. Le prêtre se tut une seconde. Décidément, cette petite était

exagérément inflammable ; le mieux qu'on pût lui souhaiter était de se marier tout de suite, tout de suite, et d'avoir bien vite un enfant qui absorberait toute s", tendresse.

— Qu'avez-vous encore à me dire ? — Mes petites négligences habituelles, mon Père. — Je vais vous donner l'absolution, mais elle ne vous suffi­

ra pas pour vous préserver. Il faut prier, mon enfant, il faut demander à Dieu de faire de vous un être plus fort, plus raison­nable et tout entier dominé par le sentiment de ses devoirs, Comme pénitence, vous réciterez une dizaine de chapelet. Reve­nez me voir samedi prochain pour me tenir au courant de ce projet de mariage. Vous me le promettez ?

— Oui, mon Père, je vous le promets. M1"* Du Breuil, qui s'était confessée avant Pauline et s'était

étonnée de la voir s'attarder dans le confessionnal de chêne clair,

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n'osa pourtant pas la questionner sur ce qui s'était dit entre son confesseur et elle.

— Tu n'en finissais pas, se contenta-t-elle de remarquer. Dans l'escalier de la rue de Babylone, le secrétaire de M. Du

Breuil s'aplatit contre le mur pour les laisser passer. Elles le connaissaient assez peu, M. Du Breuil ayant posé en principe, le jour où il avait pris Sylvain Beausire à son service, que sa qualité de poète conférait au jeune homme un caractère dange­reux et qu'il serait prudent de ne pas laisser Pauline trop souvent seule avec lui. Sylvain lui était recommandé chaudement par quelqu'un dont il avait intérêt à s'assurer les sympathies. A part son visage rasé qui le faisait ressembler à un acteur, ses che­veux longs et le nœud de sa cravate, la tenue du jeune homme était irréprochable. Il affirmait n'avoir jamais mis les pieds dans les brasseries du Quartier latin et ne sortait le soir que pour aller de temps à autre entendre une pièce en vers à la Comédie-Française. Il habitait, disait-il, dans le haut de la rue d'Assas avec sa mère, et pratiquait, à l'en croire, ses devoirs religieux ponctuellement. S'il n'avait pas été poète, M. Du Breuil n'aurait pas hésité à le retenir parfois à déjeuner, mais il faisait des vers, c'est gênant...

M"" et M"" Du Breuil répondirent imperceptiblement à son salut et il dégringola l'escalier quatre à quatre. Il avait pris le matin même une résolution héroïque : il irait passage Choiseul demander à l'éditeur Lemerre quel sort il réservait à son recueil de sonnets.

Sylvain Beausire, étant pauvre, faisait toutes ses courses a pied, mais il avait de bonnes jambes et il ne lui fallut pas beau­coup plus d'un quart d'heure pour passer le Pont Royal, traver­ser le jardin des Tuileries devant les ruines du palais au-dessus desquelles planait le ballon captif du Carrousel, et atteindre, de l'autre côté de l'avenue de l'Opéra, le Théâtre Ventadour et le passage Choiseul. Là son élan se brisa : la boutique déjà obscure du libraire était pleine de visiteurs. Assis ou debout, ils écou­taient respectueusement l'un d'eux que ses longs cheveux gris, sa face pleine et bronzée, son profil altier, son œil terne et com­me voilé derrière le monocle, désignaient pour un maître. Beau­sire n'eut aucune peine à reconnaître, d'après ses portraits, le poète Leconte de Lisle. Oserait-il entrer ? Oserait-il, en présence du grand homme, demander au libraire des nouvelles de son manuscrit ?

Beausire était timide, il le savait, il en souffrait. D u n e

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injure proférée à voix basse, il se fouetta et se jeta littéralement sur le bec de cane de la porte vitrée. Son entrée fut à peine remarquée. De sa voix grave, Leconte de Lisle continua de dis­courir, cependant que, de derrière la caisse où il avait l'habitude de s'installer à cette heure de la journée pour suivre la conver­sation de ses auteurs, la face d'Alphonse Lemerre, large, débon­naire, malicieuse, encadrée d'une barbe blonde surmontée de che­veux en brosse, se tournait vers le nouvel arrivant.

Sylvain Beausire s'approcha et, à voix basse, rappela qu'il avait, quinze jours auparavant, remis le manuscrit d'un recueil de soixante-quatorze sonnets intitulé : Bronzes et Marbres.

D'un signe, l'éditeur indiqua qu'il s'en souvenait, et, quit­tant sa chaise, se dirigea vers l'un de ceux qui, toujours silen­cieux, continuaient à écouter les tristes et hautains propos de l'auteur des Poèmes barbares :

— M. France, s'il vous plaît. Un homme de haute taille, au nez immense, au front dépri­

mé, au crâne petit et ras, à la barbiche pointue, aux prunelles noires d'une expression étrange, se retouna. Leconte de Lisle s'interrompit comme offensé et, se levant, replaça son chapeau de soie sur sa fête auguste. Les autres dévisagèrent Sylvain Beausire qui, ne pouvant s'empêcher de rougir, s'injuria de nou­veau intérieurement et promena son regard sur l'assistance. On lui tourna le dos. Celui qui avait répondu au nom de M. France causait maintenant avec le libraire de l'autre côté du comptoir. I" ne resta bientôt plus dans la boutique que Beausire et un jeune homme d'aspect songeur et réservé, dont la mous­tache tombante et l'épaisse chevelure prenaient, par le voi­sinage d'un pantalon vert pâle, d'une redingote pincée à la taille et d'une cravate mordorée aux replis profonds, une appa­rence de vague exotisme. Tantôt sur une pile, tantôt sur une autre, il prenait un livre, l'ouvrait, en parcourait une page ou deux, le refermait. Il attendait visiblement que s'achevât le con­ciliabule du libraire et de M. France. Celui-ci lui dit enfin :

— Eh bien ! mon cher Bourget... Dans le même moment, le libraire disait à Beausire : — Voulez-vous, monsieur, passer de ce côté ? Le sourire était engageant. Sylvain Beausire devina que ses

vers avaient plu. Quand il sortit du cabinet du libraire avec la promesse que

Bronzes et Marbres paraîtraient à l'automne suivant, une voie triomphale s'ouvrait devant lui. Il aurait voulu y entraîner à sa suite, non seulement les deux jeunes hommes qui continuaient

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à causer, mais le commis qui ficelait les paquets, les badauds qui s'arrêtaient devant la boutique de la librairie et tous les promeneurs dont les talons fa.saient résonner les dalles du passage.

— M. Beausire, je me présente, lui dit fort courtoisement le personnage au long nez. Je suis M. Anatole France, le lecteur de M. Alphonse Lemerre. C'est moi qui lui ai recommandé vos vers. Ils sont très bons... Mon cher Paul Bourget, poursuivit M. France, tourné vers son compagnon, voici M. Sylvain Beausire de qui je vous parlais et dont la maison publiera bientôt un recueil fort remarquable. Mon ami Bourget, dit-il encore à Beau­sire, est l'auteur d'Edel, un volume paru ici le mois dernier. Vous en avez certainement entendu parler.

-— Je crois bien ! s'icria Beausire. Et l'on échangea d ^ poignées de main et des compliments. Quelques minutes plus tard, Beausire et Bourget, sortis

ensemble du passage Choiseul, regagnaient du même pas la rive gauche.

Beausire avait lu Edi'.l et il avait trouvé fort prosaïque ce petit roman versifié. Alors que dans ses Bronzes et Marbres, son­nets d'une facture rigide, il exaltait les grands hommes de l'an­tiquité depuis Moïse jusqu'à Néron, l'auteur d'Edel se posait en champion de celte sensibilité moderne dont les jeunes disci­ples de M. Leconte de Lisle avaient la platitude en horreur. La poésie historique, Paul Bourget la condamnait au profit de la poésie intime, de la poés.e des âmes aristocratiques et raffinées dont il avait trouvé les prototypes dans Balzac et dans Sten­dhal.

— Je ne suis pas pressé de rentrer, dit Beausire. Si vous le permettez, je vous ferai encore un bout de conduite.

Sur une question ds son compagnon, il avoua qu'il était le secrétaire d'un riche bourgeois et travaillait avec cet homme à la biographie de son père, haut fonctionnaire, directeur général des Mines, qui, avec le même zèle et la même loyauté, avait servi successivement quatre régimes : Louis-Philippe, la République de 48, Napoléon III et M. Thiers. Ce travail et ce milieu l'en­nuyaient énormément. Obligé de jouer auprès de M. Du Breuil la comédie du jeune homme vertueux, il s'en vengeait en répan­dant sur lui e! les siens des flots de bile.

Lorsqu'il eut dit que les Du Breuil avaient une fille et qu'elle était jolie :

— Vous devriez la séduire, lui suggéra Paul Bourget, imper­ceptiblement railleur...

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— La chose est faite, répondit Beausire effrontément. C'est une maîtresse délicieuse.

— Heureux homme ! soupira l'auteur d'Edel.

Il habitait rue Guy-dc-la-Brosse, près du Jardin des Plan­tes, un petit appartement plein de livres et décoré seulement d'un buste de Balzac dont il avait copié le genre de vie, se cou­chant souvent à huit heures du soir et se levant à trois heures du matin pour lire ses auteurs préférés : Spinoza, Balzac, Sten­dhal, Baudelaire, M. Taine, M. Renan, ou écrire des vers, des nouvelles, des essais. Comme Balzac, il se tenait éveillé à force de tasses de café. Avec une pointe d'amusement, il parla de M. Barbey d'Aurevilly que Beausire aurait certainemnt l'occasion de rencontrer chez Lemerre. C'était le type de l'ancien ténébreux de 1830, en ruine, mais splendide moustache de pirate, yeux étincelants, redingote à la Devéria, chapeau tromblon, jabot de dentelle, gants blancs et propos cyniques sur l'amour et sur les femmes. Bourget s'éta!t lié avec lui chez François Coppée et, depuis lors, tous deux dînaient souvent ensemble pour passer la soirée au Cirque d'Eté. D'après la description que Bourget lui lit de l'accoutrement du vieux Barbey, Beausire s'expliqua le pantalon vert pâle de son compagnon, la coupe de sa redingote et la somptuosité de sa cravate, mais plus qu'un romantique de 1830, il croyait reconnaître en l'auteur d'Edel un poète lakiste. L'influence de l'Angleterre était plus sensible encore dans le flegme que dans l'excentricité très surveillée de sa tenue.

Tout en devisant, ils avaient atteint le boulevard Saint-Michel où était située, entre le lycée Saint-Louis et la librairie Derenne, la brasserie du Sherry - Cobler. Beausire avait passé devant elle bien des fois. Il savait le lieu fréquenté par des poètes tapageurs et craignait d'y faire figure d'intrus. Comme il esquis­sait un mouvement de retraite, Bourget le retint.

C'était une brasserie pareille aux autres et qui n'avait vrai­ment d'américain que son enseigne. De onze heures du matin à minuit, l'absinthe et la bière y coul&ient parmi d'énormes volu­tes de tabac issues d'une trentaine de pipes. Tous les consomma­teurs arboraient des barbes et de longs cheveux. Toutefois, h l'heure où Bourget et son nouvel ami y pénétrèrent, accueillis par quelques saluts de la main, un calme relatif y régnait encore. Les nouveaux venus prirent place à une table voisine de la porte, commandèrent des bocks et se mirent, en attendant ceux avec qui Bourget avait dit avoir rendez-vous à observer le va-et-vient des étudiants et des filles sur le boulevard que le beau

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soir d'été commençait d'assombrir et d'où leur parvenaient par bouffées des effluves de crottin et de patchouli.

— Vous verrez, avait dit Bourgel à Beausire, les camarades qui vont arriver ne sont pas des types ordinaires.

Il nomma Raoul Ponchon, qui s'habillait en paysan breton et couchait dans un lavoir ; Jean Richepin, l'auteur de la Chan­son des Gueux, dont l'accoutrement tenait du dompteur, du tzi­gane et du mousquetaire, et qu'accompagnait toujours un énor­me chien danois ; Maurice Bouchor, l 'auteur des Chansons joyeuses, sorte de créole roux au teint rose.

L'heure passait et les trois compères attendus ne venaient pas.

Bourget supposa qu'ils s'étaient oubliés à manger des gâ­teaux bizarres et des confitures de roses au restaurant turco-grec de la rue Monsieur-Ie-Prince.

— Je ne les attends pas davantage, dit-il, je vais me cou­cher. J'ai à travailler, celte nuit. Au revoir, cher monsieur ! A bientôt ici ou chez Lemerre !

— Je m'en vais aussi, fit Beausire déçu. Il regagna seul, à travers le Luxembourg crépusculaire où

résonnait mélancoliquement le tambour de garde, son modeste hôtel de la rue Delambre, perdu parmi les terrains vagues de Montparnasse. Il avait quitté le domicile de sa mère depuis six mois.

Après avoir dîné d'une tasse de café au lait et d'un crois­sant, il rêva longuement, penché sur la barre de la fenêtre, au-dessus des hangars du marché aux chevaux.

Séduire la petite Du Breuil, ce n'était pas une mauvaise idée que Paul Bourget lui avait donnée là.

II

En bordure du Parc du Pâquis, à Bar-le-Duc, le Château des Roses était le café-concert favori de la garnison, en particulier de MM. les officiers du 13" chasseurs à cheval. Tous les soirs, il y avait une table tacitement retenue, à laquelle aucun bour­geois de la ville n'eût osé s'asseoir. Les officiers d'infanterie s'en gardaient également depuis qu'un duel entre l'un d'eux et le lieutenant de Louvreuil, des chasseurs, avait tourné si tragique­ment pour ce dernier, tué d'une balle en plein front. On disait que la belle Louison, la tenancière du bureau de tabac de la rue

2

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de La Rochelle, n 'a \a i t pas été non plus étrangère à la ren­contre.

Un jardin bien ombragé au centre duquel se dressait une sorte de pavillon d'un style à la fois pompéien, chinois et mauresque, tel était le Château des Roses. Un des côtés du pavil­lon s'ouvrait et se fermait à l'aide d'un rideau où des roses avaient été peintes à profusion. Levé, le rideau laissait voir l'in­térieur d'un étrange petit édifice, et c'était une scène de théâtre, avec ceci de particulier que l'éclairage n'en venait pas de la rampe, mais de trois lustres à gaz suspendus au-dessus des artistes et des figurants. Des plantes vertes garnissaient le fond de la scène, encadrant ce qu'on appelait la corbeille. A l'origine de l'établissement, vers la fin du règne de Napoléon III, la cor­beille était formée par de jolies femmes qui se contentaient de s'offrir à la vue du public. De toute la soirée, elles ne quittaient guère leur chaise, et leurs vastes jupes garnies de petits bou­quets, leurs corsages de soie, leurs épaules blanches de poudre, leurs coiffures compliquées faisaient songer en effet à un cor­beille de fleurs humaines. Dans la suite, ces figurantes avaient été remplacées par des chanteuses qui, à tour de rôle, venaient sur le devant de la scène affronter le jugement des amateurs.

Ce samedi-là, trois débutantes étaient annoncées au pro­gramme du Château des Roses : Elisa Morvaire, Mily Kahn et Salty. Elisa Morvaire, qui avait eu ses premiers succès en Algé­rie, portait habituellement l'uniforme de cantinière de spahis, mais comme il eût été malséant de garder cette tenue exotique dans une garnison de Lorraine, elle s'était fait confectionner, pour débuter à Bar-le-Duc, une tenue de cantinière de chasseurs à cheval où le bonnet de police remplaçait la chéchia. A ses côtés, Mily Kahn arborait le chapeau empanaché et la jupe courte des gommeuses.

Pour Salty, estimant n'avoir pas besoin d'artifices vestimen­taires, elle était simplement en robe de bal bleu ciel, ornée de plissés et de dentelle, avec un gilet de satin et une écharpe do gaze entravant les jambes. Ses camarades s'accordaient à trou­ver cette toilette d'une prétention bourgeoise déplacée. Elles étaient, il faut en convenir, d'autant plus portées à la sévérité envers Salty que la direction du Château des Roses avait, les jours précédents, multiplié dans la presse locale les citations d'un chroniqueur parisien, ancien amant de la chanteuse.

Après trois ans de séjour à Pétat-major du gouverneur dt Paris, Châteaumont avait enfin daigné reparaître au dépôt. I! était temps. Ses camarades en avaient assez de dre*ser ses cens-

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crits, de monter ses semaines, de signer ses registres et de faire ses rondes.

Ce soir-là, il occupait avec Ricoy la table de MM. les offi­ciers du 13" chasseur, près de la balustrade fermant l'enceinte réservée au public assis.

La brune Salty occupait la scène. Le petit sous-lieutenant Grimardier vint rejoindre Ricoy et

Châteaumont. Il était tout habillé de drap anglais à carreaux jaunes et verts, avec un chapeau rond couleur tabac incliné sur le devant de la tête, une moustache courte, une pipe et une cra­vate verte à pois rouges étalée entre les deux pointes largement écartées de son faux-col. Son ambition était de passer pour un entraîneur et il y réussissait quelquefois, alors qu'au contraire Ricoy et Châteaumont ne quittaient guère l'uniforme et affec­taient en tous points les façons traditionnelles de la cavalerie légère.

— Qu'est-ce que c'est ? fit Grimadier. Comment s'appelle-l-elle ?

— C'est Salty, dit Ricoy. Après une ritournelle, elle débitait un parlé en vers qui fai­

sait cruellement apparaître l'insuffisance de sa diction :

Vous TOUS rappelez la fable, La fable des Deux Pigeons,

Ce récit plein de cœur et de grâce adorable Qu'on apprend aux enfants, fillettes et garçons.

Ces vers fades, récités d'une voix malhabile, déçurent quel­ques auditeurs venus dans l'espoir de couplets plus croustilleux. Des coups de siffllets fusèrent de différents points de la salle.

Déjà, Grimardier était debout et applaudissait à tout rom­pre :

— Bravo ! Continuez ! A bas la cabale ! — Voilà un pékin à qui je tirerais volontiers les oreilles, dit

Châteaumont en assujettissant son monocle. Cependant, Salty avait fini son parlé ; elle chantait la Pigeon­

ne, et comme sa voix n'était pas sans charme, le calme se réta-S>lissait dans la salle.

Cinq minutes après, elle était près d'eux, amenée par le tour de quête qu'elle faisait de table en table, une bourse de velours à la main. Châteaumont y déposa un billet de cinquante francs, Grimardier et Ricoy une pièce de cent sous chacun.

Etonnée, elle ne savait qui remercier le plus, celui qui l'avait

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défendue contre les siftleurs ou celui qui venait de lui fa'.re un cadeau si considérable. Elle se décida pour Grimardier :

— Vous êtes gentil, vous ! Il approcha une chaise. — Asseyez-vous, Mademoiselle. Elle s'assit, et elle tenait fixés sur le généreux Châteaumont

ses yeux de velours noir dont le kohl faisait deux objets comme étrangers au visage, mis là pour l'ornement, comme ses bijoux, comme les fleurs accrochées dans sa chevelure aux reflets de palissandre.

—Eh bien ! mon lieutenant, vous ne parlez pas ? Seriez-vous mue! ?

— Chut ! fit un spectateur, furieux du sans-gêne avec lequel les officiers de chasseurs se considéraient au Château des Roses comme chez eux.

— Qu'est-ce qu'il a, celui-là ? fit Salty. On ne peut plus cau­ser, maintenant ? Quel patelin ! Quelles têtes de pipe ! Fignrez-vous...

Elle se mit à raconter une histoire qui lui était arrivée la veille au soir, à son hôtel. Puis, elle passa à une autre d'où il ressortait que le grand amour de sa vie avait été, deux ans aupa­ravant, un petit sous-lieutenant de chasseurs à cheval, à Rouen. ïl lui écrivait encore de temps à autre.

— Mais il n'y a que moi qui parle ! remarqua-t-elle. Et à l'adresse de Châteaumont, elle répéta sa question :

— Seriez-vous muet, lieutenant ? Elle s'avisa qu'il portait une alliance : — Marié ? Pauvre chou ! Pas heureux en ménage, évidem­

ment ! Marié avec une petite oie qui ne comprend rien à rien. C'était tellement l'avis de Ricoy et de Grimardier qu'ils ne

purent retenir un éclat de rire. — Chut ! — Chut ! Assez ! Sur la scène, Elisa Morvaire, en dolman et bonnet de police

de vivandière, venait de reculer brusquement de trois pas. Son masque prit une expression féroce et, avec un grand mouvement du bras qui évoquait la pureté de l'air et la largeur de la route, elle entonna Le Clairon, de Déroulède. Un silence général se fit. Le plateau chargé de verres au bras, les garçons s'étaient immo­bilisés au garde-à-vous :

Il est là, couché sur l'herbe, Dédaignant, blessé superbe, Tout espoir et tout secours,

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Et sur sa lèvre sanglante, Gardant sa trompette ardente. Il sonne, il sonne toujours.

Pour la septième fois, le piston répéta les notes de la charge, cl ce fut le dernier couplet :

Puis, dans la forêt pressée, Voyant la charge lancée Et les zouaves bondir, Alors le clairon s'arrête, Sa dernière tâche est faite, Il achève de mourir.

Une explosion d'enthousiasme projeta littéralement l'audi­toire vers la chanteuse.

— A tout à l'heure ! lança Salty qui, à la faveur du désor­dre, s'esquiva sans avoir rien pris.

— Croit-elle donc que nous allons l'attendre jusqu'à la fin ? grommela sans se douter qu'en escrime galante il avait à faire à plus forte partie que lui, Ghâteaumont, vexé de ce départ. Allons-nous-en, voulez-vous ?

— Allons-nous-en ! La douceur de la soirée les invitait à faire un tour sous les

marronniers du Pâquis avant d'aller se rasseoir au café des Oiseaux. Châteaumont avait allumé un cigare, Ricoy et Grimar-dier une cigarette. Celui-ci, le plus petit des trois, se dandinait un peu en marchant. Tous les dix pas, Châteaumont rajustait d'un geste automatique son monocle.

Il était revenu la veille de Paris où un accident de grossesse de Pauline avait au bout de sept mois ruiné peut-être pour tou­jours leur espoir d'une descendance. Dès qu'elle s'était vue enceinte, la jeune femme avait exprimé le désir d'avoir sa mère près d'elle et Mme Du Breuil s'était d'abord installée à Bar-le-Duc, mais elle n'avait pas tardé à s'apercevoir que sa présence impor­tunait son gendre, pour ne pas dire plus. Châteaumont négligeait trop visiblement Pauline au profit de la belle Mme de Mande. Afin de ne pas se rendre par son silence, complice de ce scandale, M"1* Du Breuil était donc repartie, emmenant sa fille désolée et qui ne comprenait rien à la nécessité prétextée par sa mère et reconnue par son mari d'être placée jusqu'à ses couches sous la surveillance du docteur Saburot, vieux médecin de la famille. Deux mois après s'était produit l'accident, faisant accourir Châ­teaumont qui, comme c'était à ce moment le Concours hippique, en avait profité pour s'y faire voir et y serrer la main de ses anciens camarades de la garnison de Paris.

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Il fit part à Kicoy et à Grimardier de ses impressions. D'abord, es concurrents ne portaient ni la botte à l'écuyère, ni la botte nolle, ni la botte Chantilly, c'était tantôt la botte haute et dure tes gendarmes, tantôt la botte ordinaire, destinée à se cacher sous le pantalon et que l'on mettait par-dessus. Le dolman des nuîssards et des chasseurs était devenu aussi bref que le gilet f leurie.

L'admiration de Chàteaumont alLrit sans réserve au duc de iuiîec, cavalier de l'ancienne école, dont l'aïeul avait été officier k s gardes du corps sous Charles X, et qui, dans toute sa façon de ij -nter, représentait les purs principes d'autrefois. Il saluait en ^ployant le bras sans incliner la tète. Dans un tout autre genre, :ç petit Ticheville, collé à sa selle, poings serrés, talons relevés, aais parfaitement sûr de son affaire et dont on se rappelait à Sar-le-Duc qu'il montait tous les chevaux vicieux du dépôt, l'était pas à dédaigner. Chàteaumont nomma aussi de Sampeaux, lu Jockey Club, dont le père faisait courir. Un peu trop couché mr l'encolure et trop de cravache, malheureusement. Avec sa femne, dans la Victoria de ses beaux-parents, Chàteaumont avait ''ait un petit tour au Bois, un soir, vers cinq heures, et là, il avait beaucoup souffert. A l'époque où il y était allé la dernière fois, m avril 1870, le lac voyait passer entre cinq et sept tout ce quô ?aris renfermait d'élégances : les grandes daines, les bour-,<eoises et des « cocottes », presque toutes jolies et dans de jolies •-oitiires, et des potentats de la haute finance, des ministres, des cmbassadears et des « petits crevés », comme disait Nestor ioqueplan, l'ancien directeur de l'Opéra. Aujourd'hui, plus une famine du monde, plus de grandes cocottes. Des chevaux boiteux iïtelé3 à des huit ressorts splendides, avec des cochers mal ficelé* 't des harnais en mauvais état.

ils arrivaient au café des Oiseaux dont la terrasse était à peu rces déserte, tout Bar-Ie-Duc s'étant porté au jardin public pour r respirer la fraîcheur du soir. Ils prirent trois chaises et se émirent à boire de la bière. Grimardier parlait du comité dis

deepîe qui venait de se reconstituer. Le comte de Battencourt :a avait été élu président. Quel type ce Battencourt ! D'une for-une à faire éclater de rage tous les maîtres de forge de la pro­vince, il réparait des églises qu'il faisait décorer de fleurs de ys sur tous les piliers, entourait son parc d'une grille armoriée t attelait à la daumont les jours de marché pour ennuyer ïa «anicipalité opportuniste.

Chàteaumont n'écoutait que d'une oreille. Il pensait à îa «ile Salty.

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Un chasseur qui passait fit aux trois officiers un salut ur-peu négligent.

— Pstt ! Chasseur ! appela Châteaumont. L'homme s'arrêta. Sous le shako à plumes de coq, il mon­

trait une physionomie chafouine et pétrie de malice. Son dolmai trop large, son pantalon trop long le faisaient paraître encore plu* petit et chétif qu'il n'était.

— Mais c'est Moineaux ! s'écria Ricoy. Le chasseur Moineaux eut du côté de l'officier un souiiif

de coin exempt de bienveillance. — C'est trop fort ! poursuivit Ricoy. Voilà un gaillard qui,

engagé pour cinq ans, n'a rien eu de plus pressé que de se fairt reconnaître inapte par le major ! Il ne descend jamais à l'exer cice, passe ses journées à faire le lézard sur son lit, et il a le tou pet de sortir le samedi soir ! Moineaux, montrez-moi votre per­mission.

— Laissez-le, intervint Châteaumont, il va me faire un? course. Une seconde, chasseur.

Et au garçon : — De quoi écrire, et au trot ! Le petit homme à mine chafouine était visiblement furîeus

que l'on disposât ainsi de lui. — C'est que..., tenta-t-il d'objecter. — Quoi ? fit distraitement Châteaumont en recevant de;

mains du garçon le buvard et l'encrier, et il se mit en devoir d* griffonner quelques lignes.

Le cavalier Moineaux se tut, mais affecta de détourner h tête d'une manière qui ne manquait pas d'insolence.

— Tenez, reprit l'officier après avoir fermé l'envelcpp* C'est un mot pour M"° Saîty, à lui remettre au Château des Rose? si elle y est encore, et n'importe où ailleurs si elle n'y est plu* Je compte sur vous. Voilà pour vous rafraîchir, vous et vos canu' rades.

A la lettre qu'on lui mettait d'autorité dans ia main, le c&yy Fi«r Moineaux sentit qu'était jointe une pièce de cent sous.

— Non, mon lieutenant, vous vous trompez, fit-il avec vivach*

Il déposa la pièce sur le guéridon, salua et s'éloigna nonebt animent, la lettre fourrée d'un geste désinvolte dans une poci" 1e son. pantalon.

— Vous l'avez désobligé eo lui offrant u s peui-boire, cor.» : rsta Ricoy.

— Désobligé ? «'étonna Châteauwont.

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— C'est un fils de famille. Son père est Jules Moineaux, le vaudevilliste. Vous ne le connaissez pas ?

— Pourquoi connaîtrais-je ce Moineaux ? répondit Château-mont, non sans mauvaise humeur.

Grimardier remit la conversation sur le nouveau comité de steeple. On avait choisi pour starter le baron de Mélilong, un vétéran de la Marche, qui, au passage de l'obstacle, avait l'in­nocente manie de faire tourner sa cravache, s'ôtant ainsi le moyen de soutenir son cheval après le saut.

— Croyez-vous que cet abruti réussira à lui mettre la main dessus ? coupa Châteaumont.

—- Pourquoi pas ? répondit Ricoy. C'est un flemmard, ce n'est pas une bête. S'il veut vous envoyer Salty, il vous l'enverra. Seulement, le voudra-t-il ? Il a un fichu caractère.

Grimardier, qui avaii demandé les illustrés, était maintenant plongé dans la Caricature et les dessins de Draner. L'histoire d'un hausse-col oubiié par un chef de bataillon chez la maîtresse d'un sous-lieutenant le mit en joie. Il passa le journal à Ricoy de qui Châteaumont le reçut à son tour. Un moment s'écoula ainsi.

— Voici Moineaux, annonça Ricoy. Le petit chasseur venait de reparaître, mais sur l 'autre trot­

toir, et il allait passer devant les trois officiers sans les saluer quand Châteaumont, rouge de colère, l'interpella :

— Eh bien ! chasseur ? Moineaux fit la mine d'un homme surpris qui ne devine pas

ce qu'on lui veut. — Approchez donc, puisque je vous appelle ! Moineaux traversa lentement la chaussée, salua, s'immobi­

lisa. — Eh bien ! parlez, nom d'un chien ! Vous l'avez vue ? — Oui, mon lieutenant. — Vous lui avez remis ma lettre ? — Oui, mon lieutenant. — Et qu'est-ce qu'elle vous a dit ? ---- Elle ne m'a rien dit, mon lieutenant. — Mais il y avait une réponse ! —- Je ne sais pas, mon lieutenant. — Vous êtes donc parti sans l'attendre ? — Sans attendre qui, mon lieutenant ? — Mais la réponse ! Ah ! mais, d'tes donc, mon garçon, il

ne faudrait pas vous faire passer pour plus bête que vous n'êtes, vous savez ! Avec moi, ça ne prendrait pas.

Moineaux garda le silence.

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— C'est bien, lança Chàteaumont, f...tez-moi le camp... Sur un dernier salut plus mou encore que les autres, le

chasseur Moineaux s'en fut. Un instant après, deux femmes descendaient devant la ter­

rasse des Oiseaux d'un de ces fiacres antiques, immenses et tout bruyants de ferraille, dont la province française conservait alors jalousement des échantillons datant du règne de Louis-Philippe : M"" Salty et Mily Kahn en personne, et déjà Chàteaumont s'élançait à l'intérieur du café pour s'assurer la disposition de l'unique cabinet particulier.

**

Chez les Du Breuil, à Paris, Claire qu'on avait retenue à dîner, faisait sa profession de foi sur le divorce. M. et M " Du Breuil en étaient épouvantés.

Elle était arrivée la veille de Bordeaux avec son mari qui commençait à suppléer son père dans la direction de la banque Lillot. Rappelé pour quelques jours à Londres, il avait pris ce jour-là le train de Calais. Après l'avoir accompagné à la gare, Claire avait déjeuné chez ses parents, dans le Marais, puis elle était venue voir Pauline. Comme elle pénétrait dans le vestibule de la maison, M. Du Breuil en sortait, accompagné de sa fille. pour se rendre à l'assemblée générale de son cercle. Tous trois montèrent dans la Victoria et Claire se mit aussitôt à décrire la société bordelaise avec un grand luxe de détails. Elle en avait gros sur le cœur. M. Du Breuil ne l'écoutait guère. Il ruminait son discours et supputait pour la millième fois ses chances d'être élu au comité. Il parlerait contre l'augmentation des dépen­ses, le coulage, l'abus de l'eau de Cologne et du papier à lettres, les frais d'achat de livres et de journaux, l'abonnement aux dépêches Havas, en général contre toutes les formes du gaspil­lage qui conduisait le cercle à sa ruine, et il terminerait en com­parant le cercle au radeau de la Méduse, comptant beaucoup sur cette image pour faire impression et lui rallier la majorité des voix.

Après l'avoir déposé rue d'Aguesseau, Pauline devait garder la voiture pour un petit tour au Bois et revenir le prendre ver--cinq heures, à l'issue de l'assemblée. La présence de Claire modi­fia ce projet. Elle avait des courses à faire, elle les ferait avec Pauline, mais à cause de sa faiblesse celle-ci ne bougerait pas de la Victoria.

— Que deviens-tu ? avait questionné Claire lorsqu'elles

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ivaient été en tête-à-tête. Tu n'as pas une mine extraordinaire. Ce iui me surprend davantage c'est que tu aies cru devoir laisser m mari seul, à Bar-le-Duc. On n'est pas plus imprudent !

— Pourquoi ? Je n'ai agi que sur les conseils du docteur. --— Si tu t'en rapportes au docteur pour régler tes rapport»

•îvec ton mari ! L'attaque brusque, inopinée, bouleversait la pauvre petite.

\h ! qu'elle se serait bien passée de la revoir, cette Claire ! A jeine était-elle là depuis cinq minutes que déjà elle se remettait A.la tourmenter comme autrefois, avec cette différence qu'autre­fois Pauline acceptait tout sans se sentir atteinte, tandis qu'au­jourd'hui...

— Ce que je veux dire ? reprit Claire, impitoyable. Tu ne le ievines pas ? Tu n'es pas mieux renseignée que cela sur les lommes ?

Et elle fit entendre le féroce ricanement que Pauline con-ciaissait bien et qui lui parut plus redoutable encore que naguère. Sn devenant femme, Claire n'avait rien abdiqué de son agres­sive pétulance de jeune lille. Tout son caractère, toutes ses façons, au lieu de s'équilibrer dans une harmonie générale, avaient pris une âpreté plus déconcertante.

— Je t'en supplie, Glaire ! Rends-toi compte que j 'ai besoin ie tranquillité, soupira Pauline.

La Victoria s'était arrêtée devant le Comptoir des Indes, ivenue de l'Opéra. Claire sauta de la voiture :

— Je n'en ai pas pour longtemps. Pauline aurait payé cher pour qu'elle ne revînt jamais. Elle fut de retour au bout de vingt minutes, un paquet asser

volumineux à la main. C'était du tulle hindou. Sur un transpa­rent de soie, avec un peu de garniture, il lui ferait une toilette ravissante. En revanche, les visites en cachemire qu'on venait de lui montrer ne lui avaient pas plu, elle irait voir celles du Petit iaint-Thomas.

— Mais que je suis bête ! J'ai oublié de prendre de la velou-fine rue de la Paix, et nous venons d'y passer !

— Cela ne fait rien, murmura Pauline, exténuée. Auguste fouetta Négresse. Sur l'asphalte de la rue des Petits-

Champs, les quatre pieds de la vieille jument firent leur bruit brutal et régulier. Claire appréciait fort la commodité de ce mode de transport. Quand aurait-elle aussi sa voiture ? Presque tous les gens de Bordeaux qu'elle fréquentait avaient la leur. Et aile se remit à parler de cette singulière société bordelaise où elle atait entrée par son mariage et à laquelle elle préférait encore

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!e faubourg Saint-Germain et le Marais. Comme elle regrettai Paris !

— A Bar-le-Duc, tu n'as pas dû t 'amuser beaucoup non plut» — Je n'avais pas le temps de rn'ennuyer, dit Pauline. Ces;

aujourd'hui que je trouve le temps long, loin d'Aymar. Heurei» sèment, je l'ai eu ces jours-ci.

— Qu'est-ce qu'il fait à Bar-le-Duc ? — Ce qu'il fait ? Mais il est officier, i,. s'occupe de l'esca­

dron. — Le soir aussi ? La Victoria venait de s'arrêter devant lia parfumerie yi

Claire avait à acheter de la poudre. Pauline resta seule encore nu* l'ois, l'esprit occupé d'un triste pressentiment.

— Si tu étais gentille, lui dit Claire, son achat fait, Iv. K-» donnerais encore dix minutes, j 'a i envie de regarder les étalage*. Tu ne sais pas ce que cela représente, la rue de la Paix, pour u.vi> Parisienne transplantée à Bordeaux !

— Comme tu voudras. Je t'attendrais, je n'ai pas su*.*» chose à faire.

(La deuxième partie au prochain numéro J

André BILLT.