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Paul Virilio CYBERMONDE, LA POLITIQUE DU PIRE De la révolution des transports à la révolution des transmissions

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  • Paul Virilio

    CYBERMONDE, LA POLITIQUE DU PIRE

    De la rvolution des transports la rvolution des transmissions

  • Vous tes vous seul un observatoire des rvolutions technologiques. Depuis Bunker archologie, votre premier livre paru en 1975, vous n'avez de cesse de dnoncer les prils de la technique et les dgts du progrs tant dans le domaine militaire que civil. N'avez-vous pas peur de passer pour un intellectuel critique un peu vieux jeu? Car enfin, le progrs technologique n'apporte pas que des maux.

    Sans la libert de blmer il n'y a pas d'loge flatteur, disait Beaumarchais. Mais sans la libert de critiquer la technique, il n'y a pas non plus de progrs technique, mais seulement un conditionnement... et lorsque ce conditionnement devient cyberntique, comme c'est le cas aujourd'hui avec les nouvelles technologies, la menace se fait considrable.

    Nous ne sommes plus au xixe sicle mais la fin du xxesicle, et le dbat sur les nouvelles technologies semble faire aujourd'hui l'impasse sur ce que nous avons vcu tout au long du xxe sicle propos du progrs. Au xixe, il pouvait y avoir une navet vis--vis du progrs technique et mme du progrs social. On pouvait excuser une pense qui n'envisageait pas la dimension totalitaire des technologies nouvelles : le chemin de fer, la radio, l'utilisation ngative et la pollution, tant psychologique que gologique et atmosphrique, des nouvelles technologies. Je crois qu'aujourd'hui, l'aube du xxie sicle, il faut tirer la leon de la ngativit d'un progrs qui reste un progrs, mais qui n'est plus un progrs tout-puissant, un progrs idalis par une pense que je dirais sans recul vis--vis de la face cache du positivisme.

    Les nouvelles technologies sont des technologies de la cyberntique. Les nouvelles technologies de l'information sont des technologies de la mise en rseaux des relations et de l'information et, en tant que telles, elles vhiculent bien videmment la perspective d'une humanit unie, mais aussi d'une humanit rduite une uniformit. Je crois que la question de l'accident, la question de la pollution, la question des

  • dgts du progrs sans cesse rpte au cours du xxe sicle, sont de nouveau l'ordre du jour. Vanter les mrites des nouvelles technologies, c'est certainement utile la publicit des nouveaux produits, je ne pense pas que ce soit utile la politique des nouvelles technologies. Il faut dsormais essayer de reprer ce qui est ngatif dans ce qui semble positif. Nous le savons, nous ne progressons travers une technologie qu'en reconnaissant son accident spcifique, sa ngativit spcifique...

    Or, aujourd'hui, les nouvelles technologies vhiculent un certain type d'accident, et un accident qui n'est plus local et prcisment situ, comme le naufrage du Titanic ou le draillement d'un train, mais un accident gnral, un accident qui intresse immdiatement la totalit du monde. Quand on nous dit que le rseau Internet a une vocation mondialiste, c'est bien vident. Mais l'accident d'Internet, ou l'accident d'autres technologies de mme nature, est aussi l'mergence d'un accident total, pour ne pas dire intgral. Or cette situation-l est sans rfrence. Nous n'avons encore jamais connu, part, peut-tre, le krach boursier, ce que pourrait tre un accident intgral, un accident qui concernerait tout le monde au mme instant.

    La mise en oeuvre du temps rel par les nouvelles technologies est, qu'on le veuille ou non, la mise en oeuvre d'un temps sans rapport avec le temps historique, c'est--dire un temps mondial. Le temps rel est un temps mondial. Or toute l'histoire s'est faite dans un temps local, le temps local de la France, celui de l'Amrique, celui de l'Italie, celui de Paris, ou celui de je ne sais o. Et les capacits d'interaction et d'interactivit instantanes dbouchent sur la possibilit de mise en oeuvre d'un temps unique, d'un temps qui par l mme ne rfre qu'au temps universel de l'astronomie. C'est un vnement sans pareil. C'est un vnement positif, et en mme temps c'est un vnement lourd de potentialits ngatives, et je le dis parce que je suis un enfant du xxe sicle et non du xxie.

  • Je ne joue donc pas les cassandres, je suis seulement un vritable amateur des nouvelles technologies... Je vous rappelle d'ailleurs qu'il y a dix ans le ministre de l'quipement, du Logement, de l'Amnagement du territoire et des Transports me dcernait l'unanimit de son jury le Grand Prix national de la critique!

    Il y a dans votre travail une continuit entre vos analyses ayant trait la rvolution des transports du xixe sicle et celles portant sur les technologies du virtuel de notre fin de sicle. Le rapprochement que vous faites entre les deux passe par la notion de vitesse. Pourquoi

    accordez-vous tant d'importance celle-ci?

    La question de la vitesse est une question centrale qui fait partie de la question de l'conomie. La vitesse est la fois une menace, dans la mesure o elle est capitalise, tyrannique et, en mme temps, elle est la vie mme. On ne peut pas sparer la vitesse de la richesse. Si l'on donne une dfinition philosophique de la vitesse, on peut dire qu'elle n'est pas un phnomne, mais la relation entre les phnomnes. Autrement dit, la relativit mme. On peut mme aller plus loin et dire que la vitesse est un milieu. Elle n'est pas simplement un problme de temps entre deux points, elle est un milieu qui est provoqu par le vhicule. Ce vhicule peut tre mtabolique : voir le rle de la cavalerie dans l'histoire; ou technique : le rle du navire dans la conqute maritime, les chemins de fer ou les avions transatlantiques - et conditionne les socits. Le cheval a conditionn l'histoire travers les grands conqurants, la marine, elle, a conditionn la colonisation. Comme le disait Michelet, qui dit grande colonie dit grande marine. La marine, c'est une vitesse. Donc, pour moi, la vitesse, c'est mon

    milieu.

  • Pourquoi?

    Parce que je suis un enfant de la Blitzkrieg. Je suis n en 1932 et, ds les premires annes de ma jeunesse, je me suis trouv confront la vitesse de la guerre et la vitesse des transmissions grce au rle de la radio - y compris celle de la France libre.

    Quel lien faites-vous entre la vitesse et le pouvoir?

    Le pouvoir est insparable de la richesse et la richesse est insparable de la vitesse. Qui dit pouvoir dit, avant tout, pouvoir dromocratique - dromos vient du grec et veut dire course -, et toute socit est une socit de course. Que ce soit dans les socits anciennes travers le rle de la chevalerie (les premiers banquiers romains taient des chevaliers) ou que ce soit dans la puissance maritime travers la conqute des mers, le pouvoir est toujours le pouvoir de contrler un territoire par des messagers, des moyens de transport et de transmission. Indpendamment de l'conomie de la richesse, une approche du politique ne peut se faire sans une approche de l'conomie de la vitesse. Le rle de la vitesse est diffrent selon la socit considre. Le Moyen ge connat les pigeons voyageurs avec Jacques Coeur, le grand financier de l'poque. La socit coloniale connat la puissance maritime de l'Angleterre et de la France. La socit d'aprs-guerre connat la puissance arienne avec la capacit des avions supersoniques qui franchissent le mur du son dans les annes 50. Aujourd'hui, la socit mondiale est en gestation et ne peut tre comprise sans la vitesse de la lumire, sans les cotations automatiques des bourses de Wall Street, de Tokyo ou de Londres.

    Le pouvoir est au fond ce qui redonne du mouvement...

    La vitesse est le pouvoir mme. La figure du pharaon, image

  • classique et curieusement oublie, est loquente. Tout le monde a en tte l'image du pharaon Toutankhamon avec ses deux mains croises sur la poitrine. On voit cette image dans le sarcophage. Il a dans une main un fouet et dans l'autre un crochet. Certains archologues ont affirm que le fouet tait un chasse-mouches - un chasse-mouches comme signe du pouvoir pharaonique, c'est vraiment d'une imbcillit crasse. Le fouet sert en fait faire acclrer le char de combat et le crochet le freiner, retenir les rnes. Donc, le pouvoir pharaonique, comme tout pouvoir, est la fois

    retenue, frein, sagesse et acclration. C'est vrai du pontife, du grand Conducator Ceausescu et du grand timonier. L'image de Mao Ts-toung, de Ceausescu ou du pharaon est toujours la mme. Tous conduisent, guident les nergies et donnent un rythme la socit qu'ils contrlent.

    Vous dites : Le pouvoir est toujours pouvoir de saisir. Ne peut-on pas imaginer un pouvoir qui aurait pour fonction de faciliter

    l'mancipation des citoyens? Ne seriez-vous pas du par l'idal des Lumires?

    Je suis bien sr un dmocrate. Je l'ai toujours t, mais selon moi il n'y a pas de pouvoir sans loi et sans rgulation. La rgulation d'un livre, d'une constitution et donc d'une justice. Il y a une justice de la richesse et de l'conomie, donc du partage. Il y a aussi une conomie et une justice de la vitesse. Dans le pass, la noblesse tait d'abord une classe de vitesse tout comme la chevalerie. Le manant, lui, n'a que ses vaches! La question de la vitesse, c'est en fait celle de sa dmocratisation. Les socits anciennes ne mettaient en oeuvre que des vitesses relatives : celles du cheval, du navire ou bien celle de vhicules tels que le train ou la voiture. Or ces vitesses tant relatives, elles pouvaient encore tre dmocratises. Ce n'est pas un hasard si la premire dmocratie antique, la dmocratie grecque, est une dmocratie de la trire, le navire le plus rapide de l'poque. Comme le dit la

  • Constitution des Athniens: Ceux qui gouvernent les navires gouvernent la Cit. Dans la socit dmocratique des origines, la vitesse tant relative, il fallait beaucoup d'hommes pour manoeuvrer la trire, pour ramer. Et le besoin de force de travail permettait un partage quitable.

    Cela a t vrai de toutes les vitesses relatives jusqu' l'avion. Par contre, partir du moment o on change d'poque et o l'on met en oeuvre la vitesse absolue des ondes lectromagntiques, le temps rel, la question de la dmocratisation de la vitesse absolue se pose.

    Vous voulez dire du mouvement absolu...

    Oui, car le propre de la vitesse absolue, c'est d'tre aussi le pouvoir absolu, le contrle absolu, instantan, c'est--dire un pouvoir quasi divin. Aujourd'hui, nous avons mis en oeuvre les trois attributs du divin : l'ubiquit, l'instantanit, l'immdiatet; l'omnivoyance et l'omnipuissance. a n'a plus rien voir avec la dmocratie, c'est une tyrannie.

    Les multimdias nous mettent face une question : pourrons-nous trouver une dmocratie du temps rel, du live, de l'immdiatet et de l'ubiquit? Je ne le pense pas, et ceux qui s'empressent de dire oui ne sont pas trs srieux.

    La rvolution industrielle au xixe sicle prfigure-t-elle cet espace-temps technologique que nous connaissons aujourd'hui?

    Il va de soi que la rvolution industrielle a inaugur la rvolution des transports. C'est d'ailleurs curieux de constater quel point la rvolution industrielle domine le terme mme de rvolution des transports, alors qu' mon avis cette dernire est plus importante, par ses consquences sociopolitiques, gopolitiques et gostratgiques, que la premire. Mais toutes deux sont contemporaines et produites l'une par l'autre. La rvolution

  • des transports a modifi le milieu de nos socits d'une manire considrable. La rvolution des chemins de fer, la rvolution de la machine vapeur, qui donnera naissance aux grands navires et la puissance maritime, ralisent une rvolution de l'espace-temps. partir du moment o la socit est entrane vers la mise en oeuvre d'une vitesse industrielle, on passe trs insensiblement de la gopolitique la chronopolitique.

    Quand on lance les chemins de fer au xixe sicle, Audibert, l'ingnieur des chemins de fer, dit: Si nous parvenons faire arriver les trains la seconde prs, nous aurons dot l'humanit de l'instrument le plus efficace pour la construction du monde nouveau. Et ce moyen s'appelle chronopolitique. Ce n'est pas encore la cyberntique, mais c'est dj la chronopolitique. partir de l, il y a une dsaffection du terroir, pour ne pas dire du territoire, d'o le commencement de la fin du paysannat et de l'opposition ville/campagne au profit de la ville, d'o le grand drainage des populations rurales vers les villes industrielles. En consquence, une mutation considrable du lieu de peuplement s'opre. Les hommes vont s'entasser dans les villes autour des grandes entreprises et le paysannat va devenir proltariat.

    Le mythe saint-simonien du rapprochement entre les peuples qui a accompagn la rvolution des transports se retrouve aujourd'hui chez des auteurs qui voient dans l'informatique un moyen de dvelopper l'change et la communication entre les citoyens. Je pense, par exemple, La Plante relationnelle d'Albert Bressand et Catherine Distler, paru chez Flammarion en 1995. Comment expliquez-vous la persistance de ce mythe communicationnel?

    Au xixe sicle, on pense que le chemin de fer va faire la dmocratie mondiale et runir les peuples d'Europe en une seule agora. L'ide est que les chemins de fer vont favoriser la convivialit et la solidarit. Je rappelle

  • qu'il y a les trains balnaires, des express qui cotent cher et qui ne vont pas trs loin, Deauville, par exemple; il y aura par la suite des premires, des deuximes et des troisimes classes. L, nous avons donc de vraies classes de vitesse. Il faut tre riche pour prendre l'express, alors que l'omnibus est rserv aux plus pauvres, qui vont se tremper les pieds dans la Manche. Autour des loisirs balnaires s'organise dj une dmocratisation des chemins de fer, qui ne sont plus simplement le moyen du drainage des paysans vers la ville, mais aussi celui de la dcouverte de la mer, de l'tranger - beaucoup d'Anglais viennent Houlgate ou dans d'autres ports de France. On se trouve donc face une dimension ludique de la dmocratisation des transports.

    L'ide que le cyberespace puisse servir la dmocratie vous parat donc absurde?

    Plutt! Car chaque fois qu'il y a un progrs de vitesse, on nous dit : la dmocratie suivrai; or on sait bien que ce n'est pas le cas. Pour reprendre l'exemple de la rvolution des chemins de fer, je rappelle que c'est en utilisant ces derniers que les Allemands nous ont attaqus en 1914. Il y a l'illusion d'une vitesse salvatrice, l'illusion que le rapprochement exagr des populations ne va pas amener des conflits mais l'amour, qu'il faut aimer son lointain comme soi-mme. Je crois que c'est aujourd'hui une vritable illusion. Au xixe sicle, cet aveuglement tait comprhensible. Le progrs est alors encore un mythe parce qu'on n'a pas pu vrifier les dgts qu'il entrane. Ce qui est normal l'poque, c'est de croire au caractre totalement bienfaisant de la science et de la technique; au xxie sicle, ce serait impensable. Le xxe sicle a vu les dgts du progrs, ce qui ne veut pas dire que l'on doive revenir en arrire et nier les acquis de la rvolution industrielle et de la rvolution des transports.

    Aujourd'hui, il y a un illusionnisme qui est li la publicit. Il n'y a

  • pas de rvolution industrielle sans l'innovation de la publicit. D'ailleurs, l'cole dans laquelle nous nous trouvons a t fonde il y a cent trente ans par beaucoup de saint-simoniens, et en particulier par mile de Girardin, le patron de la presse moderne qui a introduit la publicit dans la presse pour soustraire celle-ci au contrle de l'tat. L'industrie connatra donc le dveloppement de la rclame, qui ira de pair avec la propagande du progrs. Le progrs au xixe sicle est appel grand mouvement. Ainsi, l'hrosation du progrs et de la vitesse est un phnomne li aux dbuts de la publicit et aux dbuts des ncessits publicitaires. Les premires affiches du Chemin de fer franais et les peintures dans les gares sont de la publicit pour le transport. Je me souviens de fresques qui montraient un train au dpart avec des plages et des ports l'horizon. Dans certaines gares, il y avait des peintures qui reprsentaient les bains de mer. C'tait une sorte de publicit sociale pour les loisirs.

    Cela signifierait-il qu'il y aurait une connivence entre ce progrs de la vitesse et l'image du monde que l'on se donne? On a l'impression vous lire qu'il y a une rencontre entre la vitesse et ce que vous appelez la machine de vision.

    La vitesse donne voir. Elle ne permet pas simplement d'arriver plus vite destination, mais elle donne voir et concevoir. voir, jadis avec la photographie, le cinma, et concevoir aujourd'hui avec l'lectronique, le calculateur et l'ordinateur. La vitesse change la vision du monde. Au xixe sicle, avec la photographie et le cinma, la vision du monde devient objective. (Le mot objectif apparat non seulement dans l'appareil photographique, mais aussi dans la pense philosophique et politique.) On peut dire qu'aujourd'hui elle devient tlobjective. C'est--dire que la tlvision et le multimdia crasent les plans rapprochs du temps et de l'espace comme une photo au tlobjectif crase l'horizon.

  • Donc, la vitesse donne voir le monde autrement, et c'est partir du xixe sicle que cette vision du monde change et que l'espace public devient une image publique travers la photographie, le cinmatographe et la tlvision.

    Que voulez-vous dire par vision du monde?

    Je reprends le terme allemand Weltanschauung, qui me semble trs important et trs vocateur.

    Le terme vision du monde pourrait aussi bien tre remplac par le terme perception du monde. Pourriez-vous dvelopper cette ide de perception? Les philosophes diraient qu'il y a chez vous un a priori perceptif...

    C'est vrai, j'aurais du mal le nier...

    Ce primat que vous donnez la perception, sur quoi repose-t-il?

    J'ai t adepte de la Gestalttheorie, j'ai t auditeur libre de Merleau-Ponty et j'ai fait de la peinture. Je suis donc un homme du percept tout autant que du concept - sans tre berkeleyen pour autant. La grande rupture du xixe sicle, paralllement la rvolution des transports, c'est la venue d'une esthtique de la disparition qui succde l'esthtique de l'apparition.

    L'esthtique de l'apparition est le propre de la sculpture et de la peinture. Les formes mergent de leurs substrats - le marbre pour une statue de Michel-Ange, la toile pour une peinture de Lonard de Vinci - et la persistance du support est l'essence de la venue de l'image. Celle-l mme qui merge travers l'esquisse et se fixe avec un vernis - de la mme faon qu'on polit le marbre.

  • Avec Niepce et Daguerre va natre une esthtique de la disparition. En passant par l'invention de la photo instantane qui permettra le photogramme cinmatographique, l'esthtique sera mise en mouvement. Les choses existeront d'autant plus qu'elles disparatront. Le film est une esthtique de la disparition mise en scne par les squences. Ce n'est pas simplement un problme de transport, c'est dj la vitesse de prise de vue de l'instantan photographique, puis la vitesse de vingt-quatre images par secondes du film qui rvolutionneront la perception et changeront totalement l'esthtique. Face l'esthtique de la disparition, il n'y a plus qu'une persistance rtinienne. Pour voir s'animer les images de la squence, du photogramme, il faut qu'il y ait persistance rtinienne. Donc, on passe de la persistance d'un substrat matriel - le marbre ou la toile du peintre - la persistance cognitive de la vision. C'est la possibilit de faire des photos instantanes, autrement dit d'acclrer la prise de vue, qui va favoriser l'apparition d'une esthtique de la disparition que la tlvision et la vido prolongent aujourd'hui.

    Si l'on considre d'un ct Czanne, qui disait qu'en peignant des pommes il cherchait traduire l'tre pommesque de la pomme, et de l'autre, une photo de Doisneau, qui donne voir le a a t dont parlait Roland Barthes, quelle diffrence faites-vous entre une peinture du xixe sicle et un clich?

    mon avis, les deux sont lis, on ne peut pas sparer un dessin de Rodin - ses dessins sont anims, c'est dj du cinma -, une photo et une peinture du xixe sicle. Czanne et les impressionnistes auraient t impossibles sans l'apparition de la photo, c'est--dire sans la ngation d'un mode de reprsentation du monde que la photographie s'est accapar. Le ralisme, l'objectivisme, l'objectivit photographique amnent les grands peintres diverger.

  • Vous voulez dire que leur travail sur la peinture est une forme de rsistance la photographie?

    Tout fait. Une divergence s'opre. Seurat et le pointillisme, Signac ensuite; les impressionnistes, Czanne, Monet... sont une premire divergence par rapport l'apparition du clich photographique. Leur ralit, leur faon de peindre est dj conditionne par une rsistance la ralit. La ralit diverge, elle n'est plus exactement ce qu'elle tait.

    On ne peut pas sparer les phnomnes de perception qui se succdent cette poque. Si Rodin fait des dessins anims et non pas simplement des dessins de sculpteur, c'est parce qu'il est un homme du modelage, du pltre. Il se rend trs bien compte que la question de la vitesse de mise en forme d'un volume est plus importante que le volume lui-mme. Le pltre n'est pas une matire noble, ce n'est pas un Michel-Ange. Rodin est aussi efficace dans ces pltres qu'il triture avec ses doigts une vitesse extraordinaire que dans ses dessins de nus qui sont inous et que l'on peut d'ailleurs apparenter des photogrammes - il est dj dans l're de la photo-cinmatographie. On ne peut pas sparer la photographie de la cinmatographie. Des couples se sont nous et la peinture a diverg jusqu' l'abstraction, voire la disparition... En ce moment, la peinture et le dessin sont en voie de disparition, comme l'crit risque de disparatre derrire le multimdia.

    Peut-on toujours diverger?

    Dans l'ordre des vitesses relatives, mon avis, oui. Le propre de l'homme est de rsister. Malraux disait : On est un homme quand on sait dire non. Je crois qu'en ce moment on ferait bien de s'en souvenir. Bref, je trouve que la divergence, la rsistance des peintres du xixe sicle est extraordinaire. Elle est une leon pour les crivains. Joyce, Beckett, Kafka

  • sont dj des hommes de la divergence de l'criture.

    Revenons l'image. Un des points forts de votre rflexion porte sur la seconde guerre mondiale et sur l'cole documentariste. Selon vous, les cinastes de guerre ne sont pas que des tmoins, ils anticipent le monde venir. Pouvez-vous illustrer cette ide?

    La guerre rvle de faon immdiate que toute bataille, tout conflit est un champ de perception. Le champ de bataille est d'abord un champ de perception. Voir venir, savoir que l'autre va attaquer sont des lments dterminants de la survie. la guerre, il ne faut pas tre surpris, car si on est surpris on est mort. La guerre de 1914 puis la seconde guerre mondiale modifieront radicalement le champ de perception. Jusqu' la premire guerre mondiale, la guerre s'est toujours faite avec des cartes. Yves Lacoste disait d'ailleurs : La gographie sert faire la guerre. Il se trouve que les cartes sont dessines l'aide de repres topographiques, de levs topographiques pour rgler les tirs d'artillerie. La guerre de 1914 est dj une guerre, sinon totale, du moins tendance totalitaire, et elle dtruira tous les repres topographiques de l'est de la France. On aura ainsi imprativement besoin de raliser des photos-mosaques, aprs chaque duel d'artillerie pour s'y retrouver et pour ne pas se massacrer inutilement les uns les autres. Les premiers avions ne serviront pas combattre mais observer de haut, comme les premiers ballons serviront photographier les lignes adverses. C'est donc le cinma, la photo-cinma, la photo-mosaque et le film documentaire qui vont servir faire la guerre et favoriser une vision largie du champ de bataille. Dans le pass, pour avoir une vision de l'ennemi, on montait sur un point haut ou une tour de guet et on voyait venir. L, on a pris l'avion et la camra pour essayer de reprer l'adversaire.

    La premire guerre mondiale est donc un bouleversement de la perception, et bien avant Dziga Vertov - je rappelle que L'Homme la

  • camra date de 1929 et que les voitures d'actualit que lancera Dziga Vertov en 1921 sont dj utilises pour faire la guerre cinq ou six ans avant. On refuse aux civils de photographier ou de filmer la guerre - l'exception de Griffith - mais, par contre, on se sert de la photographie invente par Niepce et Daguerre et on utilise les premires camras pour filmer les champs de bataille. Jean Renoir est aviateur et photographe d'observation pendant la guerre de 1914. Ds 1914, la guerre devient un film de guerre; ce ne sont plus les tableaux de batailles ou les cartes surlignes en rouge ou en bleu, mais un film.

    Un film difiant ou un film de propagande?

    Le documentarisme se dveloppera surtout en Angleterre pendant la seconde guerre mondiale, en partie grce Vertov. Mais on ne peut pas comprendre Vertov et L'Homme la camra ou le documentarisme qui nat alors sans remonter la guerre de 1914.

    Il faut aussi parler de l'aspect propagande. Trs vite, la publicit, dont on a parl propos des moyens de transport, devient une vritable propagande. Celle-ci a besoin de s'appuyer sur des photos. Les cinastes de guerre l'alimentent dans les deux camps. Cette leon ne sera pas perdue lors de la seconde guerre mondiale, puisque celle-ci sera une guerre idologique, une guerre d'opinion entre les allis, le fascisme ou le nazisme. On sait trs bien que la guerre de 1939-1945 est une guerre de la radio et du cinma. C'est une guerre de l'aviation et des chars, c'est la Blitzkrieg des chars qui envahissent la France, c'est la destruction de Coventry et de Rotterdam... Mais c'est galement l'utilisation forcene par Goebbels du cinma et de la radio, qu'il contrle intgralement, et aussi l'utilisation de cette dernire pour la Rsistance. Le gnral de Gaulle disait d'ailleurs que, sans la radio, il n'y aurait pas eu de France libre. D'un ct

  • Hitler commande ses gnraux et ses troupes par radiotlphone, de l'autre il dirige son peuple par la radio et les cinmas d'actualit.

    On ne se rend pas compte quel point les films d'actualit (ceux de Mussolini, le Duce, s'appellent Luce, la lumire du fascisme italien) sont l'quivalent du 20 heures tlvis. C'est l que la politique se joue. Avant le film fictionnel, il y avait les actualits o le grand conducatore, Mussolini, et le Fhrer parlaient. C'est aussi ce qui apparat dans les crmonies politiques thtrales, comme celle de Nuremberg qui, avant mme de devenir un film de propagande, est du thtre film, une manire esthtique de faire de la politique. Je pense au Triomphe de la volont de Leni Riefenstahl et la crmonie nocturne dans le stade clair par des projecteurs de la dfense antiarienne. Le film devient alors le lieu d'un combat et le documentarisme anglais s'opposera cette tyrannie des actualits allemandes en inventant des actualits critiques. D'abord des actualits qui ont une simplicit, une navet voulues, et ensuite des actualits critiques, c'est--dire une sorte d'ethno-cinma que les Anglais dvelopperont avant l'cole documentariste des vidastes amricains.

    On est donc pass de la publicit la propagande et de la propagande l'occupation d'un territoire motionnel. Les populations qui coutent, le soir, les actualits la radio - les Franais parlent aux Franais - habitent un territoire virtuel qui est celui de la France libre. Par contre, ceux qui coutent le Fhrer dglutir dans son micro sont dans un autre pays virtuel.

    Et pourtant, ROME, VILLE OUVERTE annonce une renaissance du cinma. Avec ce film, c'est un monde possible qui se dessine. N'est-ce pas paradoxal de penser que la guerre soit l'origine du nouveau ralisme italien?

    Ce paradoxe me suit depuis ma naissance. Pour moi, la phrase cl

  • est une phrase de Hlderlin : Mais l o est le danger, l aussi crot ce qui sauve. Autrement dit, l o est le plus grand danger, l aussi se trouve le salut. Le salut est au bord du prcipice, et chaque fois qu'on approche du danger on approche du salut. C'est le paradoxe de la socit moderne, et le ralisme italien de Rossellini que j'aime beaucoup est, comme l'cole documentariste anglaise, une approche sociologique ou ethnologique de la ralit. L encore, de la mme manire que les peintres ont diverg, les cinastes divergent. Ils ont vu les dgts du progrs de la propagande - cela a donn la presse moderne et les abus actuels - et ont diverg vers une approche fine, artistique, travers Rossellini jusqu' la nouvelle vague. Hiroshima mon amour a provoqu en 1959 un bouleversement comparable celui engendr par Seurat ou Czanne l'poque de l'impressionnisme. L'art se libre alors de la publicit, d'un message prdigr. Le propre de la publicit est d'avoir un message cach, et le propre de l'art, c'est de ne point en avoir sinon le sien, et c'est un grand mystre.

    L'art se libre ainsi du rcit linaire...

    Et au niveau de la structure, il reprend l'hritage d'Eisenstein, c'est--dire l'art du montage. Il travaille en squences courtes parce que, pendant la guerre, on ne peut pas travailler longtemps. Les visions de la guerre sont menaantes pour le photographe et le cinaste. On dcouvre alors des montages-cut. Maurice Tourneur les a dvelopps aux tats-Unis, mais ils ont t invents par les actualits. On fait des montages-cut dans les actualits parce qu'on ne peut pas faire autrement. Il y a une ncessit du risque encouru qui implique un montage haletant, un montage o les

    changements de temps, le changement de plan et le changement de point de vue vont l'emporter et amener une sorte de cubisme du cinma. C'est l'quivalent de ce qu'a t le cubisme, mais cette fois avec la ralit pour

  • matriau. On aura un oeil de mouche, celui de la peur, celui de je dtourne la tte, je n'ai plus le temps de photographier, etc. Nous sommes devant une divergence, et le grand cinma qui se termine aujourd'hui par les Wiseman, les Godard, les Ken Loach et beaucoup d'autres est sorti de cela.

    On peut dire que la peur sera transfre dans le personnage.

    D'autant plus que les annes 1945-1950 sont les annes de la dissuasion nuclaire, de la grande angoisse qui aura dur quarante ans. J'ai vcu cela et je dois dire que la peur devient l'poque un phnomne de masse. Pendant la guerre, il y a eu des peurs de masse lies aux populations extermines, mais elles n'ont pas dur trs longtemps - souvent le temps d'un bombardement ou d'une prise d'otages. partir de 1945-1950, le monde a peur de la fin du monde. C'est l'poque de la dissuasion nuclaire et du cinma haletant, ce cinma du suspense qui est le cinma de l'angoisse, c'est--dire de la survie. Nous vivons parce que nous survivons encore. Nous sommes entrs dans un autre monde qui n'est plus celui de la vitesse des transports et de la vitesse des transmissions - avec le dveloppement de la tlvision et celui des lignes ariennes - mais celui de l'ge atomique, c'est--dire dans la possibilit d'une fin du monde dcide par l'homme travers une guerre totale entre l'Est et l'Ouest. Hiroshima mon amour est le grand film de cette entre en dissuasion de l'art, il ne ressemble aucun autre. Il n'y a pas que les partis politiques et les armes qui ont t dissuads. L'art aussi a t dissuad.

  • La rvolution technologique des transports et des transmissions a galement chang notre rapport la machine. Il fut un temps o il tait possible de dmonter et remonter le moteur d'une machine. Or, avec le microprocesseur, on ne peut plus faire ce travail de dcomposition de l'outil technique. Comme disait Gilbert Simondon, le mode d'existence des objets techniques a chang.

    Simondon a crit ce livre en 1957. Par son titre mme, c'est une rvolution Du mode d'existence des objets techniques. On entre dans l're de l'automate, non pas le vieux mythe, mais le robot travailleur. L'ide que Simondon prsente l est un des souhaits de l'ingnierie de l'poque : faire un moteur dont on souderait le capot et qui par l mme s'isolerait totalement de l'tre. Il s'isolerait non seulement de l'homme-mcanicien qui monte ou qui dmonte ce moteur, mais aussi de l'homme-pilote, de l'homme-conducatore. Dans les annes 50, et mme ds 1945, les Allemands utilisent les premiers robots. Les V1 sont des robots qui possdent une centrale d'inertie qui leur permet de se diriger vers Londres. Mais il y a aussi les petits chars Goliath qui sont tlguids par fil et qui vont exploser contre les grands chars Sherman. De leur ct, les Amricains inaugurent, ds 1945, la tlmtrie pour le bombardement. J'ai en mmoire un film d'une forteresse B17 qui dcolle totalement vide, les commandes fonctionnant grce des pilotes qui la guident du sol l'aide d'une tlcommande. L'intrt de Simondon est de dire qu'un tre technique merge ct de l'tre vivant. Il y a un tre inanim ct de l'tre anim.

    Oui, mais cet tre ne fait pas encore peur. Il a l'air relativement matrisable.

    Pas pour longtemps. Norbert Wiener craignait dj, en 1952, que la cyberntique, dont il est l'un des inventeurs avec Alan Turing et Claude Shannon, ne devienne une menace pour la dmocratie. L'atomique est une

  • grande rvolution, l'informatique aussi, et les hommes que je viens de citer sont cependant conscients que l'on peut aller vers un contrle totalitaire des populations en utilisant l'informatique et la robotique, sans la garantie politique qui s'impose. Rappelons que la cyberntique - du grec kubernn : diriger - traite des processus de commande et de communication entre les hommes et les machines. Ces deux populations, celle des tres vivants et celle des objets techniques, peuvent donc entrer en conflit. Et ce sont ceux-l mmes qui mettent en oeuvre les automates de la premire cyberntique qui alertent l'opinion sur les risques politiques encourus! Bel exemple de critique de la technique par ses inventeurs!

    Face aux microprocesseurs et l'informatique naissante, Simondon pensait qu'il fallait absolument rinstaurer une culture technique, repenser les arts et les mtiers dans leur version post moderne. Un meilleur enseignement de la technique ne serait-il pas une manire d'chapper au tout-informatique et au tout-technologique?

    Nous sommes toujours confronts un phnomne de collaboration ou de rsistance. On l'a vu avec les peintres, avec les cinastes qui divergent, et on le voit travers les technosciences. La culture technique est une ncessit, comme la culture artistique l'a t. Malheureusement, cette culture technique n'a pas t dveloppe et reste trs largement litaire. Il n'y a pas de dmocratisation de cette culture technique. Face l'objet technique quel qu'il soit, il faut de nouveau diverger. Il faut devenir critique. L'impressionnisme est une critique de la photographie et le documentarisme une critique de la propagande. Donc, aujourd'hui, il faut inaugurer une critique d'art des technosciences pour faire diverger le rapport la technique. En tant qu'amateur d'art, je ne peux dvelopper mon intrt pour la technique qu' travers la critique. Seule la critique peut faire progresser la culture technique. Il n'y a pas d'acquis sans perte. Quand on

  • invente un objet technique, par exemple l'ascenseur, on perd l'escalier; quand on inaugure les lignes ariennes transatlantiques, on perd le paquebot...

    ... et quand on inaugure le TGV, on perd le paysage!

    Oui. Et ce n'est pas tre ngativiste que d'avancer cette ide. C'est entrer dans une culture technique qui reprendrait ce qui s'est fait de mieux l'poque de l'impressionnisme ou l'poque du documentarisme. Si nous ne voyons pas s'accrotre dans les annes qui viennent le nombre des critiques d'art, il n'y aura pas de libert face aux multimdias et aux technologies nouvelles. Il y aura une tyrannie de la technoscience.

    Cette tyrannie s'applique-t-elle la recherche? N'y a-t-il pas un peu de phobie dans votre position? Cdez-vous par exemple la peur des exprimentations sur l'embryon humain? Les interdire vous parat-il souhaitable? Et que pensez-vous du refus de Jacques Testart de poursuivre ses recherches?

    Je pense que Jacques Testart a eu raison d'arrter ses recherches, et les ingnieurs atomiques qui ont refus de dvelopper le programme nuclaire aux tats-Unis ont galement eu raison. Mais, en se retirant, on ne rsout pas la question. On ne dsinvente ni l'ingnierie gntique ni la bombe atomique, et encore moins l'nergie nuclaire. Le travail consiste, sinon dsinventer, du moins dpasser. On ne combat une invention que par une autre invention. On ne combat une ide que par une autre ide, par un autre concept. Ici, la notion d'information est au centre de la science et de sa militarisation.

  • Voulez-vous dire que la menace de la guerre fait partie int-grante du choix technologique?

    Il ne faut jamais oublier que la fin de la seconde guerre mondiale dbouche sur la dissuasion. On ne se fera plus la guerre, on s'interdira de la faire, mais on se menacera de plus en plus lourdement par la course aux armements, par la course l'espace et par le dveloppement de l'information - les satellites, les capacits de transmissions instantanes, Arpanet, qui donnera naissance Internet. Tout cela est issu de la dissuasion, qui n'a t possible que par la cration d'un complexe militaro-industriel. Eisenhower a mis en place ce complexe militaro-industriel et, en 1961, quand il quitte la prsidence, il affirme que ce complexe est dangereux pour la dmocratie. Spcialiste de logistique, il sait de quoi il parle! On ne peut donc pas comprendre le dveloppement des sciences et des techniques sans voir la menace absolue que veut faire peser l'Est ou l'Ouest sur son adversaire. Et ce premier complexe militaro-industriel dbouchera sur un second bien plus redoutable, le complexe militaro-industriel et scientifique partir de la guerre du Vietnam et partir de l'electronic warfare. partir du Vietnam, la guerre deviendra un phnomne essentiellement lectronique. On utilise des drones, des satellites, des technologies de guidage de missiles, des bombes no-atomiques - comme les bombes dpression que l'on a vues pendant la guerre du Golfe. Paralllement, il se dveloppe une information mondialise. Le National Security Agency (NSA) effectue un contrle de l'information et devient une sorte de ministre de l'Information mondiale. Il recueille des informations sur l'adversaire mais aussi sur le monde. Il s'opre donc non plus une militarisation de la science mais une militarisation de l'information, une militarisation des connaissances.

  • Le complexe militaro-international n'est quand mme pas l'origine d'Internet?

    Les dernires technologies de guerre du Pentagone sont des technologies de guerre virtuelle, des technologies de guerre de l'information. Les premires manoeuvres de cyberwar ont eu lieu Hohenfeld pendant l't 1995. Le lieu de la guerre nuclaire n'est plus tant l'arsenal ou mme un systme d'arme arien ou spatial. C'est le C3i (Contrle, Commande, Communication, Intelligence), c'est--dire la rgie de la guerre o toutes les informations convergent et o l'on essaye de tout savoir sur tout tout instant. C'est le lieu d'une tyrannie de l'information dont la guerre du Golfe travers la manipulation de CNN a t un exemple. Selon Einstein, le dveloppement de la bombe atomique a ncessit la mise en oeuvre de la bombe informatique, de la bombe de l'information totalitaire. La guerre totale de 1939-1945 a dbouch sur une paix totale avec la dissuasion et donc sur un contrle quasi cyberntique de l'adversaire. Internet est le fruit du Pentagone, et toutes les technologies satellitaires ont d'abord t militaires. Elles ont mis en oeuvre la militarisation des connaissances. Ce qui est un phnomne impensable! La militarisation de la science avec le complexe militaro-scientifique et la militarisation de toute information avec le complexe militaro-informationnel nous mettent face un phnomne de totalitarisme comme il n'en a jamais exist.

    Tous les scientifiques ne sont cependant pas soumis ce complexe. Le chercheur qui travaille l'Institut Pasteur ou celui qui travaille sur le cerveau Jussieu n'est soumis aucune pression, mme si sa recherche s'articule sur un pouvoir conomique. Que pensez-vous du statut de l'inventivit scientifique par rapport au technique?

    Le statut de la recherche ne peut pas tre contrari par la

  • militarisation de la science, sinon ce serait couper l'homme de sa source, ce qui est absolument inconcevable. Simplement, il faut inventer une divergence. Cette fois, c'est aux scientifiques d'inventer un impressionnisme, un cubisme et un documentarisme l'chelle de la menace. La menace de ralisme que l'appareil photo ou le film faisaient peser sur le peintre ou sur le cinaste les a amens innover. C'est cette innovation qui a permis de retrouver un quilibre, une culture commune, pour ne pas parler de dmocratisation. Les potes, les peintres, les cinastes ont t des hommes de la divergence. Le problme est de savoir si les scientifiques sauront l'tre. Ils sont mis dans la mme position que les potes face au nazisme, je pense Paul Celan ou Garcia Lorca. Le problme est de savoir s'ils l'ont compris. part Testart, quelques gnticiens et quelques lectroniciens, il me semble qu'ils ne sont pas trs nombreux vouloir diverger. Ils jouent le jeu funeste de la ngativit.