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ENTRETIEN AVEC P AUL VIRILIO. JEAN-LUC EVARD. L ENTRETIEN dont on publie ici la version revue et corrigée de concert avec Paul Virilio remonte au mois de juin de cette année. Puisque Conférence médite les ruses et l’erre de la technè depuis quelques années, comment ne pas demander à ce polymathe — architecte, maître-verrier, photo- graphe, écrivain ferré en polémologie et découvreur de la « dromologie » (un néologisme à lui), éditeur —, comment ne pas demander à Paul Virilio d’inaugurer les entretiens dont nous enrichissons nos prochains cahiers ? Qui veut comprendre à quel point la pensée de la technè s’est approfondie (enhardie, apaisée, poétisée et systématisée tout à la fois) depuis les récents débuts de la déception prométhéenne, peut le mesurer en fré- quentant les écrits de G. Anders, de G. Simondon et de Paul Virilio. Anders et Virilio, entre autres points communs, sont des lecteurs assidus de Husserl, et leur formation phénoménolo- gique se signale, pour chacun selon sa manière dans son inven- tion et son œuvre propres, par leur art de discerner et de dévi- sager celles de ces situations-limites du contemporain dont le trait plus significatif se donne et se cèle dans leur allure de banalité. Comment soutenir l’étrangeté du « mode d’existence des objets techniques », eux qui, contre toute attente, ont fini

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ENTRETIEN AVEC PAUL VIRILIO.

JEAN-LUC EVARD.

L’ENTRETIEN dont on publie ici la version revue et corrigéede concert avec Paul Virilio remonte au mois de juin decette année. Puisque Conférence médite les ruses et

l’erre de la technè depuis quelques années, comment ne pasdemander à ce polymathe — architecte, maître-verrier, photo-graphe, écrivain ferré en polémologie et découvreur de la « dromologie » (un néologisme à lui), éditeur —, comment nepas demander à Paul Virilio d’inaugurer les entretiens dontnous enrichissons nos prochains cahiers ? Qui veut comprendreà quel point la pensée de la technè s’est approfondie (enhardie,apaisée, poétisée et systématisée tout à la fois) depuis les récentsdébuts de la déception prométhéenne, peut le mesurer en fré-quentant les écrits de G. Anders, de G. Simondon et de PaulVirilio. Anders et Virilio, entre autres points communs, sont deslecteurs assidus de Husserl, et leur formation phénoménolo-gique se signale, pour chacun selon sa manière dans son inven-tion et son œuvre propres, par leur art de discerner et de dévi-sager celles de ces situations-limites du contemporain dont letrait plus significatif se donne et se cèle dans leur allure debanalité. Comment soutenir l’étrangeté du « mode d’existencedes objets techniques », eux qui, contre toute attente, ont fini

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par pouvoir prétendre à ceci justement — l’existence — et parrendre manifeste leur inquiétant excès de sens dans la massiveinsignifiance de l’utilité — quand, de l’autre côté de cet hori-zon de fausse familiarité, il y a, de plus en plus fréquentes, lesirruptions de la surnature comme technè ?

Pour finir d’introduire à cet entretien dans l’esprit même depolyphonie qui fut le sien aussi bien que celui de toutes lescauses les plus communes, qu’il suffise de faire entendrequelques voix, enregistrées au sillon qu’avant nous déjà ellesavaient elles aussi à leur tour continué de creuser :

Il roulait assez lentement. Jamais d’ailleurs il n’avait pus’arranger avec la vitesse ; jusqu’ici il n’était jamais arrivé àprendre en marche le train de la vitesse. Les rares fois où ilavait été assis dans un avion, il avait cru périr de vitesse, sur-tout au décollage, quand elle était particulièrement sensible.Dès la première expérience, il avait évité toute place fenêtre— encore que cela ne l’aidât guère : la rapidité n’agissait passeulement sur ses yeux mais sur le corps tout entier. Elleallait là, à l’instant même, l’anéantir. Et cela lui était arrivétrès tôt, longtemps avant son premier vol. À partir d’unecertaine vitesse, il en perdait l’ouïe, la vue et plus encore.Même en vélo, d’un moment à l’autre, il perdait le contrôlede son corps et la chute était inévitable. Il avait falluquelques commotions cérébrales pour remarquer que cesaccidents qui littéralement lui tombaient dessus ne venaientpas du vélo, du trajet ou de sa maladresse. Comme d’autresétaient claustrophobes ou agoraphobes, lui avait à lutterpour ainsi dire avec une tachophobie ou peur de la vitesse,une panique plutôt qui le prenait brusquement et qui, à undegré de vitesse précis ou plutôt impossible à préciser, luifaisait instantanément perdre l’équilibre (Peter Handke,Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, trad.G.-A. Goldschmidt, Paris, Gallimard/folio, 2001 [1997], p. 94 sq).

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La pensée de la mort, en nous contraignant à mesurernotre vitesse, nous facilite et adoucit nos mutations (R. Char, « Moulin premier », LXIX, in : le Marteau sansmaître, Pléiade, 1983, p. 79 — écrit en 1935-1936).

C’est précisément parce que le temps vital de l’hommeest limité, c’est précisément parce qu’il est mortel, qu’il luifaut triompher de la distance et de la lenteur. Pour un Dieudont l’existence serait immortelle, l’automobile n’aurait pas de sens (J. Ortega y Gasset, la Révolte des masses, trad.Louis Parrot, Idées/Gallimard, 1967, p. 78 ; Stock, 1961).

Walter Laqueur l’a montré : une vie accélérée remplacel’atmosphère calme et recueillie de l’avant-guerre. De centmille voitures particulières au sortir de la guerre, l’Alle-magne passe à un million deux cent mille dix ans plus tard.Les techniciens allemands sont aspirés par une seule ambi-tion : les records de vitesse : le « Ruban Bleu » avec le Bre-men, la première auto-fusée chez Opel, les trains ultra-rapides, le développement de la radio avec ses informationshachées et renouvelées. Agitation, fébrilité, impatience don-nent le sentiment de perdre la tête ; un poète trouveral’image résumant l’époque : « Le temps roule en auto etaucun homme ne peut tenir le volant » (F. Rohman, Hitler, lejuif et le troisième homme, PUF, 1983, p. 73) [le livre deW. Laqueur est Weimar : a Cultural History, de 1974, traduiten 1978 par G. Liébert aux Éditions Robert Laffont ; le poèteévoqué est Erich Kästner].

Nous créons la nouvelle esthétique de la vitesse, nousavons presque détruit la notion d’espace et singulièrementdiminué la notion de temps. Nous préparons ainsi l’ubiquitéde l’homme multiplié. Nous aboutirons ainsi à l’abolition de l’année, du jour et de l’heure (Marinetti, trad. Danielle

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Nuiaouët-Scialino, première partie de « La guerre électrique »,11e chap. de Le Futurisme, Paris, 1911, in G. Lista, Marinetti et lefuturisme, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1977, p. 40).

*Jean-Luc Evard. Pour commencer, j’aimerais taquiner

le goujon. En juin 2007, sur le point de publier L’Univer-sité du désastre, tu déclares, à propos du TGV et de la« prochaine grande rupture », le moment où il va « fran-chir le mur du son au ras du sol » : « La vitesse est uneviolence acceptée comme un progrès […] Je ne condamnepas la vitesse mais, comme le distingue Bossuet, il fautmesurer la “ grandeur de puissance ” et la “ grandeur depauvreté ” de cette puissance. Cela intéresse les chrétiens.Je ne suis pas théologien et j’aimerais qu’on réfléchisse àune théologie de la vitesse » (« théologie » que tu dis-tingues, semble-t-il, d’une « économie politique de lavitesse1 »). Ma première réaction, quand j’ai trouvé cetteformule, « je ne suis pas théologien », fut de la lire commeune superbe boutade. Car je t’ai toujours lu, précisément,comme un théologien aventuré en terre étrangère.

Paul Virilio. Je ne l’ai pas fait exprès… mais la questionde la théologie de la vitesse est en effet, à mon avis, unedes très grandes questions. Pourquoi ? Parce qu’il y a unethéologie de la richesse. Le pauvre et le riche font partiede l’histoire chrétienne, par excellence. Sous toutes sesformes. Pas seulement au niveau de l’acquis, de l’avoir,mais aussi au niveau de l’être — de l’être riche et de l’êtrepauvre. Dans le christianisme, la prééminence du pauvrefait partie d’une théologie de la richesse, au sens large.

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1 Cf. La Croix, 8 juin 2007, entretien avec S. Maillard.

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Pour moi, on ne peut pas séparer une théologie de larichesse d’une théologie de la vitesse, c’est-à-dire du pou-voir. Quand on dit que « le temps, c’est de l’argent », ondit immédiatement : « La vitesse, c’est le pouvoir. » Il y a làune relation absolue, qui s’explique dans la course. S’il ya un endroit où la vitesse, c’est le pouvoir, c’est dans lacourse. Dans toute course, depuis le monde animal jus-qu’au monde concurrentiel des finances. Donc, le pou-voir de la vitesse est en phase avec l’importance de larichesse. Je ne crois pas qu’on puisse comprendre l’his-toire, y compris l’histoire sainte, sans l’accélération, sansles phénomènes d’accélération, qui sont rarement mis enlumière. Je donne un petit exemple, un tout petit : celuidu Christ entrant à Jérusalem sur un âne. Il y a là un dénidu cheval, manifeste. Le cheval, la chevalerie font partiede la puissance de la richesse — le chevalier, l’être montéest un être supérieur. À partir du moment où on a déve-loppé la vitesse — en gros : à partir de la marine à voile età partir de la chevalerie et de son développement dansl’Occident, sans parler de la révolution des transports etde la situation qui est la nôtre —, il y a quelque chose quin’a pas suivi, au niveau de la théologie. Je pense ici à unami prêtre qui m’avait offert l’Histoire de l’Église, parueau Seuil, cinq ou six volumes2. J’étais très étonné : pasquestion de la guerre, dans ce livre. Or la guerre et lavitesse sont liées, la guerre et la puissance sont liées.Comme par hasard, la chevalerie est aristocratique :c’est elle qui dispose de la vitesse. Ceux qui passent pos-sèdent ceux qui ne passent pas. Le chevalier est le maîtredu territoire parce qu’il passe plus vite que les autres.Ce n’est pas le château fort qui est le symbole de la

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2 Il s’agit de la Nouvelle Histoire de l’Église parue en 5 volumes à partir de1975 sous la direction de R. Auber, L. Jacobus Rogier et D. Knowles.

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puissance féodale, c’est le cheval. « Mon royaume pour un cheval. »

Il y a là, je crois, un manque dans la théologie, concer-nant la vitesse. Et la vitesse, elle va jusqu’à la vitesse de lalumière. Quand Josué dispose ses troupes face au soleil,c’est pour la capter dans ses boucliers, c’est déjà l’arme-lumière, il anticipe l’invention du laser. À mon avis, on estlà dans la théologie de la vitesse. On ne peut pas com-prendre la critique des media aujourd’hui, c’est-à-dire lamise en œuvre de la vitesse de la lumière, sans cetteconnaissance du pouvoir de la vitesse dans l’histoire.

Jean-Luc Evard. Va pour la théologie… Tu en dilatesfortement les acceptions. Et pour en revenir au Christ surson âne et à son règne de quelques semaines : il faudraitalors admettre qu’il y a, comme pour Varron en sontemps, plusieurs théologies, une pour les dieux rapides,une pour les sédentaires, une autre pour les vitessesvariables ou autorégulées — car les Sommes que tuévoques, l’Ancien et le Nouveau Testament, mentionnentdes épisodes on ne peut plus divers, tantôt ceux d’unedécélération faustienne, tantôt leur contraire.

Paul Virilio. Autrement dit : une dromologie3, puisquetelle est ma discipline. La dromologie est une musicolo-gie. S’il y a une mise en lumière du pouvoir de la vitesse,c’est bien par la musique. Le sous-titre de Vitesse et Politique 4 aurait pu être : « La musicologie inexistante ».

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3 Le « drome » de la dromologie est le même que dans « hippodrome »,« dromadaire » ou « vélodrome » : le verbe grec à leur racine désigne lacourse, le courir, la piste de cette course.4 Publié par P. Virilio en 1977 aux Éditions Galilée, dans la collectionqu’il y a créée, « L’espace critique ». Sous-titre de cet ouvrage : Essai dedromologie.

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La musicologie est le modèle de la dromologie. On n’yfreine pas : on accélère ou on décélère. La décélérationest une vitesse. Quand les adeptes de la décroissancem’invitent et que je les entends me dire : « Vous êtes pourla décélération », je réplique : « Non, je suis pour la musi-cologie ». Pour cette sagesse et cette intelligence de l’accé-lération et de la décélération, qui sont les deux aspects dumême mouvement. Il n’y a pas de dromologie si on estamené à accélérer ou à freiner. Le mot frein n’a aucunsens, ce qui compte c’est la décélération. Ce qui est encause dans le progrès, c’est une accélération sans décélé-ration, c’est-à-dire une hybris, une démesure. Mon objec-tion ne porte pas sur l’accélération, d’abord de l’histoire,ensuite de la réalité — puisque aujourd’hui on est passédu futurisme de l’histoire au futurisme de l’instant, del’instant réel, de l’instantanéité ; on ne peut pas dévelop-per l’intelligence d’une telle complexité sans une intelli-gence du phénomène vitesse : accélération et décéléra-tion sont sur le même plan, comme dans la musique. Larythmique musicale est un modèle de la politique de lavitesse, quelle qu’elle soit. (On retrouve là mon intérêtpour mon cher Vladimir Jankélévitch : pas le plus « grand» philosophe, mais un philosophe musicologue5.)

Jean-Luc Evard. Pour rester à portée du rapproche-ment : pas de frein, soit — mais les soupirs, les silences, letempo. Les coups d’arrêt. Comment construirais-tu la dif-férence du coup de frein et du coup d’arrêt ?

Paul Virilio. La vitesse a lieu dans la matière, la décélé-ration ne déstructure pas la matière, alors que le coup de

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5 Auteur de livres mémorables consacrés entre autres à Ravel, Debussy,Franck — et grand pianiste lui-même.

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frein est une destruction. D’où le frein-moteur. Les pro-blèmes de vitesse sont liés au territoire. Je suis un territo-rialiste. C’est pourquoi je suis un urbaniste. Un hommede la géopolitique. Mon premier livre s’appelait L’Insécu-rité du territoire6.

Jean-Luc Evard. Il y a quelques années, pour dérou-ter les philosophes trop pressés, tu avais lancé une boutade. Tu disais : « Fin de l’histoire ? — Non, fin de la géographie. »

Paul Virilio. Oui, cela est très important, c’est ce quej’ai appelé « l’écologie grise » (faisant écho à « ontologiegrise »). À côté de la pollution des substances (dont traitel’écologie « verte »), il y a une pollution des distances : leprogrès réduit à rien l’étendue du monde. Il y a là uneperte insupportable, qui sera bien plus rapide que la pol-lution des substances. Et qui aura des conséquencesautrement plus drastiques que celles relevées par Fou-cault à la suite du grand enfermement — la réalisation dugrand enfermement, de l’incarcération du monde, dansun monde réduit par l’accélération des transports et destransmissions. Pour moi, l’écologie grise remet en causela grandeur nature. La terre n’est pas seulement unesphère, une biosphère, mais aussi une proportion (et làc’est l’architecte qui parle). Projetons-nous en imagina-tion deux générations devant nous : vivre sur terre serainsupportable, de par le phénomène d’incarcération dansun espace réduit à rien.

Quant à la « fin » (de la géographie, ou de l’histoire),il s’y agit de la finitude — non d’un terminal. Y est visél’accident intégral, l’accident qui est plus qu’un « suracci-

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6 Paris, Stock, coll. « Le monde ouvert », 1976.

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dent », comme dit Lucien, l’accident qui produit des acci-dents — non, là, c’est l’accident qui les produit tous.

Jean-Luc Evard. Au point que, lors de ton exposition àla Fondation Cartier7, tu proposais même qu’on permutâtla fameuse formule, en énonçant : la substance, c’estl’accident. Et pour en revenir à ton analyse de la destruc-tion de l’étendue…

Paul Virilio. … de l’extermination de l’étendue. Et j’emprunte aussi à Michel Deguy le terme de « géocide ».

Jean-Luc Evard. … de l’étendue comme surface et à ton analyse de la fragmentation de la durée via l’accé-lération…

Paul Virilio. …avec une formulation post-cartésienne :« Je pense mais où suis-je ? »

Jean-Luc Evard. … avec cette analyse de deux processusnégativement infinis (moins de surface, moins de conti-nuité), on sort de la prémisse ordinaire de nos percepts,lesquels présupposent toujours une sorte d’homéostasede l’infini positif et de l’infini négatif (plus de temps pourmoins d’espace, ou l’inverse). Qu’en penses-tu ?

Paul Virilio. Bien vu. À ceci près que je parle pas defragmentation mais de fractalisation. Point que j’abordedans L’Espace critique. Il se trouve que j’ai eu quelqu’unde la famille de Mandelbrot parmi mes élèves, quandj’enseignais à l’Université. Thèse de ce livre (dont le titreest aussi le nom de la collection que je dirige) : rien n’est

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7 « Ce qui arrive », en 2002 — catalogue paru aux Éditions Galilée.

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jamais entier, hormis Dieu. Donc, chaque fois qu’onatteint la globalité, la fin, la finitude, l’accomplissement— eh bien, la fractalisation est là. Je dirais même que lecommunautarisme actuel, l’éclatement actuel des grandsensembles sont des indices, des confirmations du proces-sus de la fractalisation de l’entier. Je rappelle : la finitudecela signifie qu’une pomme n’est qu’une pomme, qu’unhomme n’est qu’un homme. Ce n’est pas triste, ce n’estpas apocalyptique. Au moment où nous atteignons cetétat global, l’échéance, la menace de la fractalisation, dela fragmentation est là. On le voit d’ailleurs avec l’indivi-dualisme de masse en cours d’expansion.

Jean-Luc Evard. Ce que disait déjà ton précurseurRiesman8. Et pour rester dans les harmoniques com-munes aux différentes facultés (la géographie, la géomé-trie, la géopolitique, la géophysique, la dromologie, tonenfant, et la sociologie de Riesman), pour rechercher desanalogies fécondes entre ces différentes constructions duréel et du possible — j’essaie de m’arrêter encore sur leschéma qui me rend perplexe. Il y aurait, donc, une sorted’infinitisation négative de l’étendue…

Paul Virilio. … oui — et c’est sans retour. il va falloirvivre la restriction de l’étendue.

Jean-Luc Evard. Sous la forme de l’entassement suicidal ?

Paul Virilio. Sous la forme de la mise en question de

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8 David Riesman, l’auteur d’un ouvrage qui fait date dans l’histoire dela sociologie des sociétés de masse, The Lonely Crowd, a Study of theChanging American Character, paru en 1950 (traduction française :la Foule solitaire, parue en 1964, chez Arthaud, préfacée par E. Morin).

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la cité. Elle a été le vecteur de la mondialisation (la cos-mopolis est déjà une globalisation, dès la fin de l’Anti-quité). Ce qui s’est passé là va éclater à l’échelle dumonde. D’où la question de la ville-monde. (« Éclater »,je veux dire : se fractaliser, se restructurer.)

Jean-Luc Evard. Quid de la fractalisation au sens pre-mier des mathématiciens, des physiciens, au sens d’unincommensurable par infinitisation négative ?

Paul Virilio. J’emploie le terme de façon géométriquemais sans référence à une négativité. Pour moi c’est unequestion ouverte.

Jean-Luc Evard. Ouverte… mais l’incommensurable,une grandeur philosophique non contestable, est enmême temps une menace mortelle pour l’existencehumaine ?

Paul Virilio. Oui, on en a des exemples du côté del’exobiologie, des exoplanètes, etc. Face à ces phéno-mènes d’incarcération, d’enfermement, on est en train dechercher un outre-monde (des terra-formations, par géo-ingéniérie). Les astrophysiciens sont déjà en train denous préparer une autre Terre promise. En Europe, il y adéjà des gens qui vivent enfermés dans des containerspour expérimenter les voyages vers Mars. La vie en exilaux limites de l’extrême. Toutes ces choses-là sont dessignes pathologiques de l’exil à venir, ou de l’exode. Der-rière l’écologie et la préservation de l’environnement,pour beaucoup de scientifiques, c’est déjà fichu. On estdéjà en train d’anticiper une outre-Terre. Ce qui pourmoi est une pure folie. Qui nous ramène à la question del’accident intégral. Accident intégral qui remet en cause

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l’accident des substances, l’accident des distances et l’accident des connaissances. L’accident qui met en causela science elle-même. Pourquoi ? Parce que la science estnée de la Terre, de la terre, de l’humus. Savoir qui estblessé par la finitude. Extrapoler ce qui se passerait à descentaines d’années-lumière, c’est d’une certaine façoncroire que la science est universelle, définitivement uni-verselle. Comme si elle pouvait se priver de sa matièrepremière, du moment où elle est née. C’est là où je suisterritorialiste. Pour moi, la philosophie, comme la phy-sique ou l’astronomie ou la biologie, est née du corpusterrestre.

Jean-Luc Evard. Si je t’entends bien, pour toi, il y a lànon seulement hybris, mais encore outrage, sacrilège —pour en revenir à la théologie. L’échelle et l’humus donttu parles, c’est la condition de l’homo.

Paul Virilio. Oui, c’est la terre des vivants. Il n’y aaucune autre planète porteuse du vivant. Or, il faut qu’àtout prix on trouve une planète où il y ait du vivant,comme si déjà on n’avait pas perdu la Terre. C’est ça, l’ac-cident des connaissances : la puissance de la scienceexcède l’étendue du monde. Sa puissance, sa réussite,c’est son échec. Il y a là quelque chose de profondémentéthique. La puissance de la réussite, du savoir techno-scientifique (je ne parle pas du savoir scientifique) excèdela matière de la Terre. Et met en crise la science même.

Jean-Luc Evard. C’est-à-dire l’idéal de la science, ausens de Husserl.

Paul Virilio. Oui. Je suis phénoménologue. On ne peutêtre dromologue sans être phénoménologue.

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Jean-Luc Evard. Je saisis l’occasion de répéter maquestion, portant sur le sacrilège. La science échappant àsa finalité, une telle situation relève-t-elle de la théologie,ou bien de l’anthropologie ?

Paul Virilio. L’exo-planète, c’est un nouveau mouve-ment de colonisation. C’est la reprise de l’idéologie colo-niale. Autre exemple de cette recolonisation, de cettequête d’une terre promise, ce sont les cyber-continents,l’espace virtuel. Le sixième continent est une colonie vir-tuelle. On nous dit que les gens s’y amusent, que c’estpour leur bien, pour la communication. En réalité, l’aven-ture coloniale recommence. Aussi bien chez ceux quirecherchent d’autres planètes que chez ceux qui « peu-plent » l’outre-monde du sixième (cyber)continent quivient supplanter — je dis bien : supplanter — les cinqautres, ceux de la géologie et de la géographie. L’idée dela colonie est très importante. Au moment où ondemande aux ex-empires coloniaux de faire leur meaculpa, on ne demande pas aux moyens qui ont favorisé lacolonie de faire leur mea culpa. Par exemple les navirestrès performants. Michelet, je crois, disait : « Qui dit colo-nie dit grande marine. » Les gros porteurs, les grossesfusées ! Il y a là, encore une fois, déni de la responsabilitéde la techno-science, le fait qu’elle produit les instru-ments du pouvoir, du pouvoir de la vitesse. À mon avis,cela n’est pas un hasard si l’on nous dit : « La colonie,c’est affreux » — car on est en train de nous préparer unautre empire. Un empire colonial qui, comme par hasard,a commencé avec la Seconde Guerre mondiale (missiles,gros avions, etc.).

Jean-Luc Evard. Quel portrait-robot ferais-tu du colo-nisé de cet empire-là ?

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Paul Virilio. Le colonisé, c’est nous. Autrement dit,on est dans un processus d’endo-colonisation (pour l’instant), et non plus d’exo-colonisation menée par lesempires de jadis.

Jean-Luc Evard. C’était déjà le phénomène visé par lesociologue allemand Peter Bruckner (Essai d’explication dela République Fédérale allemande à l’usage des Allemands etdes autres9), après Monnerot (qui visait, lui, certainsaspects de l’industrialisme et du communisme russes, cet« Islam », disait-il10).

Paul Virilio. Tout à fait. Pour l’instant, la globalisationest un phénomène d’endo-colonisation. Et le colonisa-teur, c’est la vitesse, engendrée par le progrès de la tech-nique (transports, transmissions, etc.). C’est le pouvoir dela vitesse, qui nous enferme, nous conditionne. C’est en cesens que c’est une musicologie, un envoûtement. Commeavec l’alcool, certains produits chimiques. D’où mon sen-timent, depuis une dizaine d’années, que nous sommesoccupés. J’ai été occupé. Je suis un enfant de la Blitzkrieg,j’avais dix-onze ans. Entre la guerre-éclair — 1940 — et lafermeture-éclair — 1945 —, c’est mon monde. Je n’ai plusl’impression d’être libre. « Occupé » ? On peut être occupé

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9 Paris, trad. fr. M.-S. Rollin, F. Maspero, coll. « Cahiers libres », 1979(1978).10 Dans la Sociologie du communisme, Paris, Gallimard, 1949. Il avait étéprécédé, s’agissant de cette analogie, par bien d’autres témoins oucontemporains du soviétisme, dont Bertrand Russell (cf. The Practiceand Theory of Bolshevism, 1921). En fait, dans la tradition de la philoso-phie du politique depuis Joseph de Maistre, « Islam » désigne généri-quement et indistinctement toute théocratie guerrière en expansionterritoriale, et « théocratie », par image, tout régime de pouvoir mono-cratique en la main de prêtres ou de techno-scientifiques.

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physiquement, par une armée. Les Allemands dans la rueet les amis qui nous bombardaient. Eh bien j’ai de nou-veau le sentiment d’être occupé. La mondialisation nousoccupe, elle nous enferme. D’où mon intérêt pour le Murde l’Atlantique (sur lequel j’ai travaillé dix ans). La clôture.La forclusion du monde.

Jean-Luc Evard. Et puis te voilà revenu vivre sur leslieux, La Rochelle, depuis quelques années… Revenir.Moi aussi j’aimerais revenir — sur la complexité de l’idéed’accélération. Toi-même tu soulignais la simultanéité desdeux phénoménalités de la vitesse, accélération et décéléra-tion. Or les exemples que tu invoques à l’appui de ta thèsen’illustrent que la phénoménalité du plus-vite, pas celle duplus-lentement, quand bien même elle est flagrante.

Paul Virilio. Oui : l’inertie. La vitesse maximale mène àl’inertie. Dans l’Inertie polaire11, j’ai essayé de l’expliquer.

Jean-Luc Evard. Et pour aller jusqu’au bout de maquestion : toi-même citant souvent la fameuse formule deHölderlin montrant comment le salut se tient au cœur dupéril, ne peut-on se dire que, dans la menace propre auxpouvoirs de la vitesse, le salut tiendrait à un usage ration-nel et raisonnable des technè ?

Paul Virilio. Si, absolument. Un usage musical. L’harmo-nique des techno-sciences. Les sociétés anciennes étaient« inertes », dans le sédentarisme qui s’est installé dans l’his-toire du monde au détriment du nomadisme. La ville a été lelieu de l’inertie réalisée. Or, aujourd’hui, on assiste à unerupture radicale en la matière. C’est l’urbaniste qui parle.

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11 Paris, Christian Bourgois, 1990.

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Qui sont les sédentaires ? Ceux qui ne quittent jamais leursiège d’avion, d’automobile, ceux qui sont partout chez eux,grâce au téléphone portable. Qui sont les nomades ? Ceuxqui ne sont nulle part chez eux sauf sur les trottoirs, sous lestentes des sans-abri. C’est pourquoi je dis : « Ne me parlezpas de la périphérie. On est à un autre niveau. L’obstacle,c’est le milliard d’individus qui vont bouger dans les qua-rante ans qui viennent.Voilà ce qui est en train de démolir laville. » De même que l’on est en train de chercher un outre-monde par exode astro-physique, on cherche une outre-ville. Après l’exode rural, nous allons vers l’exode urbain,l’exurbanisme. L’outre-ville ? Je veux dire : la gare, le port,l’aéroport — ce qu’on appelle des plateformes logistiques,des lieux de rupture de charge entre un mouvement et unautre, entre une image et une autre, entre un produit et unautre. Des convertisseurs d’intensité. Les gros porteurs,avions (Airbus) ou bateaux à container, en sont des présages.On va là vers une révolution de l’emport, pas du transport,de l’emport, je veux dire : la quantité déplacée. Il y a làquelque chose qui a été vécu dans la déportation et l’exter-mination nazie. Il ne faut jamais oublier — et là je suis d’ac-cord avec R. Hillberg — que la déportation est plus impor-tante que l’extermination. C’est la déportation qui a mené àl’extermination. Le mouvement de déplacement de popula-tion a été l’origine de l’extermination. Là encore, quand onmet l’accent sur les camps et que par ailleurs on demande àla Deutsche Bahn de faire son mea culpa, on a raison. Sur laphoto la plus connue du camp d’Auschwitz, on voit les railset le portail. Il faut la regarder en sens inverse : les rails sontplus importants, sans les rails, il n’y aurait pas eu Auschwitz.Il y a là une réalité de l’emport, du déport, qui est mise encause de la ville elle-même.

Tu comprends que je me sente occupé, et très préoc-cupé !

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L’autre aspect — car je ne suis pas du tout désespéré,sur ce plan, je suis paulinien (« Espérer contre toute espé-rance », ce qui pour est moi le propre du christianisme) :on retrouve l’humilité (ou la modestie, comme tu dis) — comme le dit Jankélévitch, on va vers l’austérité. Il vafalloir emprunter la petite voie. Non pas de l’économie, nimême de l’écologie, mais de l’écologistique. Il y a d’unepart l’humilité écologique (éviter de polluer les sub-stances, décélérer), d’autre part l’humilité écologistique— prendre enfin en compte les distances de temps et lesdélais, pour qu’il y ait une réelle chronopolitique, et passeulement une géopolitique. Pour que l’écologie grisesoit aussi une politique, pas seulement l’écologie verte.Pas seulement les ressources (la biodiversité quis’épuise), mais aussi la géodiversité (prendre le TGV, parexemple, c’est épuiser la géodiversité). Je me sens francis-cain : la pauvreté, « Dame Pauvreté », cela nous ramène àla théologie de la pauvreté. À la théologie de la vitesse.À la théologie de la pauvreté de la vitesse. Quelle est lapauvreté de la décélération par rapport à la richesse de l’accélération ? C’est une des grandes questions del’humilité chrétienne.Thérèse : « L’humilité c’est la vérité. »Phrase théologique, bien sûr, mais aussi scientifique (et que les scientifiques — je ne parle pas des techno-scientifiques — n’ont pas comprise).

Jean-Luc Evard. Quelle différence fais-tu entre scienti-fiques et techno-scientifiques ?

Paul Virilio. Comme disait un scientifique récemment :« Nous appliquons au monde que nous ne connaissonspas la physique que nous connaissons. » Là, de fait, onest devant l’illusionnisme scientifique. Ce qui est grave,c’est que l’accident de la connaissance, c’est le transfert

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de l’expérience de pensée (au sens profond et large) aulogiciel, au programme.

Jean-Luc Evard. Encore que, dans notre histoire, il y aitdeux modes de l’humilité : celle « grecque » (qui se com-prend comme la vertu opposée à l’hybris) et l’autre, incar-née, disons, par Simone Weil : l’humilité école de mortifi-cation (Simone Weil ayant elle-même changé de voie,étant passée de la « petite » à la « grande » humilité).

Paul Virilio. Pas question de mortification ! Il suffit depenser, ici, à ce que la « petite » Thérèse objecte en carmé-lite à la « grande » : pas de mortification. La « petite voie » :c’est la grandeur de notre avenir. Cette humilité pleine etentière, qui n’a rien à voir avec la mortification, est l’avenirmême du monde. C’est la voie royale. L’inétendue recon-nue est l’horizon de l’histoire. Je prends un exemple.Aujourd’hui, l’histoire (événementielle) des courtes duréesest dominée par l’instantanéité des durées ultra-courtes.Autrement dit : l’immédiateté, la simultanéité, l’ubiquité —c’est-à-dire l’apanage du divin. Je dis donc : à côté deslongues durées (impossibles à perdre, pour notre mémoiredes siècles et des civilisations), à côté de l’histoire événe-mentielle (et leurs « anniversaires » : les « événements » demai 1968), nous avons l’histoire accidentelle, c’est-à-direl’instantanéité, dont le World Trade Center a été un signe,de même que les durées ultra-courtes, l’interactivité desBourses inter-connectées. On a là une nouveauté, sans rap-port avec un passé ou un futur. « L’instant réel est-il présent ? », me suis-je demandé (cf. la revue L’Homme 12).

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12 Incipit de « Une anthropologie du pressentiment », étude publiée parP. Virilio in L’Homme (« L’anthropologue et le contemporain : autour deMarc Augé »), 185-186, janvier-juin 2008.

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L’instant « réel » : l’instant du temps réel de l’immédia-teté, de l’ubiquité, de la simultanéité. Réponse : non.L’instant réel relève d’un nouveau futurisme, le futurismede l’instant. De même qu’il y a eu un futurisme de l’his-toire — que d’ailleurs Daniel Halévy traduit à sa façon,car les futuristes russes ou italiens ont introduit l’idée del’accélération de l’histoire, idée que Halévy développe àtravers des événements comme la Seconde Guerre mon-diale. Aujourd’hui, ce qui est accidenté, c’est le tempo his-torique lui-même : on ne raccorde plus au passé et aufutur. Et même pas au présent. Quand on dit « présen-tisme » (cf. le livre de R. Koselleck13)… Quand on est live,on n’est pas dans le présent.

Jean-Luc Evard. Même brève, la durée fait trace. Ladurée accidentée, « ultra-courte », ne fait pas trace. Elleest faite pour ne pas faire trace.

Paul Virilio. C’est un accident. C’est la chose qui sur-vient, et qui ne reste pas. L’instant de la vitesse de lalumière, l’instant… « divin ».

Jean-Luc Evard. Cet instant est accidentel au sens où il est effaçable. Il survient pour s’effacer. Il n’aura pasd’archive.

Paul Virilio. Ce qui m’inspire, là, c’est la formule — formidable — d’Octavio Paz : « L’instant est inhabi-table, comme le futur. » Épigraphe d’un des chapitres del’Université du désastre.

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13 Par allusion au Futur passé : contribution à la sémantique des temps histo-riques, paru en 1990 (texte allemand original : 1979), aux Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme.

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Jean-Luc Evard. Crois-tu que beaucoup de tes lecteursaient reconnu l’universalité de cette université ?

Paul Virilio. Non, beaucoup ont lu : « Le désastre del’Université » — quand c’est exactement le contraire :apprendre à regarder en face, paisiblement, l’accident,le crash.

Jean-Luc Evard. Il ne tiendrait qu’à eux de lever lepied, de lâcher la pédale. Notre privilège, l’acte de pensée,la pensée en acte, c’est, non pas moins agir, mais chercherà agir au moment juste, « à temps ». La pensée en acte,qu’est-ce que l’acte de la pensée sinon le kairos ?

Paul Virilio. Ce qu’a fait Boenhoffer avec l’hitlérisme.De façon héroïque, on peut le dire. Il est rentré d’Amé-rique, volontairement, pour combattre. Pour moi, c’est unsaint, un modèle. Au Jugement dernier, j’en appelle àDietrich. C’est un frère. Je considère que cette occupa-tion, cette colonisation dont nous avons parlé tout àl’heure est une nouvelle forme de dissuasion. Je consi-dère qu’après la dissuasion militaire (Est-Ouest), qui aduré une quarantaine d’années, nous sommes entrés,avec la mondialisation, dans l’ère d’une dissuasion civile,c’est-à-dire globale. D’où les interdits si nombreux qui semultiplient aujourd’hui (exemples : un des acteurs de LaCage aux folles déclarant qu’aujourd’hui on ne pourraitplus tourner ce film ; ou mon ami Éric Rohmer à qui sonfilm, L’Astrée, a valu un procès, un président de conseilrégional l’attaquant pour avoir déclaré que L’Astrée — lefilm — n’a pu être tourné sur les lieux du récit engloutispar l’urbanisation, tu te rends compte ?). Donc je suis trèssensible au fait que nous sommes des Dissuadés. (Demême pendant le communisme : « Tu parles à partir

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d’où ? » — une question que, d’une certaine façon, nouspose la mondialisation ; d’où la phrase post-moderne du cartésien déjà citée : « Je pense mais où suis-je ? »).J’aimerais avoir contribué à la contre-dissuasion. C’estpeut-être cela, l’espérance ?

Né à Paris en 1932, Paul Virilio vit à La Rochelle.Signalons, parmi ses essais : Bunker archéologie, Éditions du

Demi-cercle, CCI, 1974 ; Vitesse et Politique. Essai de dromologie,Galilée, 1977 ; Guerre et Cinéma. Logistique de la perception, Édi-tions de l’Étoile, coll. « Essais », 1984 ; Esthétique de la disparition,Balland, 1980 et Galilée, 1989 ; la Machine de vision, Galilée, 1992 ;l’Art du moteur, Galilée, 1993 ; Un Paysage d’événements, Galilée,1996 ; la Bombe informatique, Galilée, 1998 ; Ville panique, Galilée,2004 ; l’Accident originel, Galilée, 2005 ; l’Art à perte de vue, Gali-lée, 2006 ; l’Université du désastre, Galilée, 2007.

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