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Passion à Madrid

FIONA HOOD-STEWART

COLLECTION AZUR

éditions Harlequin

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Si vous achetez ce livre privé de tout ou partie de sa couverture, nous vous signalons qu’il est en vente irrégulière. Il est considéré comme « invendu » et l’éditeur comme l’auteur n’ont reçu aucun paiement pour ce livre « détérioré ».

Cet ouvrage a été publié en langue anglaise sous le titre :

AT THE SPANISH DUKE’S COMMAND

HARLEQUIN®

est une marque déposée du Groupe Harlequin et Azur® est une marque déposée d’Harlequin S. A.

Toute représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, cons-tituerait une contrefaçon sanctionnée pur les articles 425 et suivants du Code pénal. © 2005, Fiona Hood-Stewart. © 2007, Traduction française : Harle-quin S.A. 83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75013 PARTS – Tél : 01 42 16 63 63

Service Lectrices – Tél. : 01 45 82 47 47 ISBN 978-2-2802-0587-0 – ISSN 0993-4448

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Résumé

A son arrivée dans la demeure madrilène des Caniza, où elle devait être hébergée pendant son année universitaire, Georgiana était loin d'imaginer qu'elle allait tomber amoureuse du duc Juan Felipe, et succomber au désir insensé qui avait flambé entre eux au premier regard. A présent, elle se retrouvait enceinte d'un homme qui allait se marier avec une autre dans quelques semaines...

Désormais, il ne lui restait plus qu'à quitter Madrid pour tou-jours et cacher sa grossesse, afin de laisser Juan accomplir son destin et épouser Letitia, une jeune aristocrate madrilène. Et es-sayer de l'oublier, même si elle savait déjà que c'était impossible...

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1.

Juan Felipe Monsanto, duc de la Caniza, était de retour à Ma-drid. Après des vacances passées entre son yacht et sa villa de Marbella, il retrouvait la capitale espagnole, l’esprit déjà absorbé par ses affaires. Mais dans l’immédiat, cependant, il allait devoir régler un problème resté trop longtemps en suspens : son mariage avec doña Leticia de Sandoval.

Au volant de sa Ferrari, Juan s’engagea sur l’Avenida Castella-na. C’était ici qu’il habitait, dans l’un des beaux immeubles cossus en pierre de taille de ce quartier bourgeois de la ville.

Il adressa un salut amical à Pedro, le portier en livrée, qui allait garer sa voiture.

— Hola, Pedro.

— Hola, Excellencia. Avez-vous passé de bonnes vacances ?

— Oui, Pedro, merci. La condessa est-elle à la maison ?

— Oui, monsieur, votre tante vous attend.

— Parfait… Vous ferez monter mes bagages, s’il vous plaît.

— Bien, monsieur.

Juan franchit d’un pas leste la lourde porte de ter forgé, traver-sa le hall de marbre et monta dans l’ascenseur.

La vie reprenait son cours normal, se dit-il. Mais cela ne le dé-rangeait pas. C’était dans l’ordre des choses, tout comme ce ma-riage de convenance qui l’attendait depuis que son frère aîné avait trouvé la mort dans un accident d’avion, cinq ans plus tôt, le lais-sant seul héritier du duché. Juan avait le sens du devoir, il ne répugnait pas à l’assumer. Aussi cette union avec Leticia de San-doval, sans être idéale, représentait-elle pour lui un compromis

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tout à fait acceptable. Il lui fallait des héritiers pour perpétuer le nom de la famille, et ce, avec une épouse de haute lignée.

En fait, la situation aurait pu être bien pire. Leticia était une vieille amie de la famille, rompue comme lui aux codes qui régis-saient leur milieu. C’était une femme de trente ans, d’une grande intelligence qu’elle mettait au service de son métier d’avocate spécialisée dans les causes politiques et humanitaires. Bref, elle avait sa propre vie, et ce n’était pas pour déplaire à Juan.

Au moins serait-il plus libre de mener la sienne ; et finalement, chacun d’eux trouverait certainement son compte dans ce ma-riage, songea-t-il comme l’ascenseur s’arrêtait au dernier étage, où Juan occupait un luxueux appartement de quinze pièces.

Fernando, le maître d’hôtel, l’accueillit avec un sourire.

— Bienvenue, monsieur le duc. La condessa vous attend dans le petit salon.

Après lui avoir confié son veston, Juan se rendit dans cette pièce qu’affectionnait particulièrement la condessa de Murta. Juan l’appelait tia – tante –, mais elle était en réalité une cousine par alliance de son père. Juan l’avait recueillie sous son toit quand, au décès de son mari, la condessa s’était retrouvée quasiment ruinée.

— Juan, que je suis contente de te voir ! s’exclama-t-elle. Tu es tout bronzé. As-tu passé de bonnes vacances ?

Il déposa un baiser sur le front de la condessa qui, à soixante-cinq ans, était encore une belle femme, à la mise toujours impec-cable et soignée.

— Excellentes, tia. Mais il est temps de se remettre au travail.

Il s’assit face à la comtesse sur le sofa tendu de brocart.

— Au fait, dit-elle, Leticia a téléphoné. Elle m’a chargée de te rappeler que vous aviez une cérémonie officielle demain soir au palais de la Zarzuela. Le roi et la reine y assisteront.

— Donc, ma présence est indispensable, conclut Juan avec une grimace. TU sais que Leticia et moi allons nous fiancer cet au-tomne, tia ?

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— Et je m’en réjouis ! C’est une femme intelligente, et elle fera une excellente épouse. Elle est venue hier m’apporter gentiment des livres dont je lui avais parlé. Elle m’a d’ailleurs paru un peu fatiguée… Tu devrais lui dire de travailler moins.

Cela fit rire Juan.

— Ce serait peine perdue ! Leticia est folle de son métier.

— Tout de même, il faudra bien quelle fasse quelques conces-sions le jour où elle aura des enfants.

— Oui… Mais nous ne nous marierons qu’au printemps, nous avons bien le temps d’y réfléchir, répondit Juan en se levant. Je vais me doucher, tia, et passer quelques coups de téléphone. Est-ce que nous nous verrons au dîner ?

— Oui. Au fait, Georgiana Cavendish est arrivée.

— Georgiana Cavendish ? répéta Juan d’un air interrogateur.

— Enfin, c’est la filleule de ta mère ! Nous lui avons proposé de la loger pendant ses études à l’université. Nous en avions discuté, il y a quelques mois.

— Dios mio, la fille de Lord et Lady Cavendish, dit-il. J’avais complètement oublié.

— Georgiana a commencé ses cours d’espagnol lundi dernier. Je l’ai installée dans la chambre bleue. Avec le grand bureau pour travailler, elle y sera à l’aise.

— Tu as très bien fait. Je suis content que nous puissions lui rendre service.

Georgiana Cavendish, fille unique de feu Lord Cavendish et de son épouse Selina, découvrait l’Espagne. A dix-neuf ans, ses études au lycée enfin terminées, elle se sentait pousser des ailes. Faire une première expérience de l’indépendance dans une ville comme Madrid était pour elle l’aboutissement d’un rêve. Seul bémol, sa mère lui avait imposé de loger chez le fils de sa marraine. Pas question pour elle de partager un appartement en colocation avec d’autres étudiants, comme elle l’eût préféré.

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Toutefois, vu que sa mère avait, au départ, été opposée à ce sé-jour en Espagne, elle devait sans doute s’estimer heureuse. D’autant que la condessa était une femme charmante. Et ne pas avoir à se préoccuper des questions matérielles n’était pas un mince avantage, pensa-t-elle, en voyant Fernando lui apporter son petit déjeuner à table.

Cela faisait déjà une semaine qu’elle était à Madrid, et trois jours qu’elle avait commencé ses cours d’espagnol à l’université. D’ailleurs, elle avait intérêt à se presser si elle ne voulait pas arri-ver en retard à ses cours !

Elle se beurra un toast, se servit du café puis, repoussant en ar-rière ses longs cheveux blonds, attaqua de bon cœur son petit déjeuner. Soudain, l’impression d’une présence la fit se retourner. Un homme l’observait depuis le seuil : grand, séduisant, il portait un complet gris perle et une cravate club.

— Bonjour, dit-il, en entrant. Vous devez être Georgiana ?

Il lui adressa un bref sourire et lui tendit la main.

— En effet, oui. Et vous, monsieur le duc, sans doute ? répon-dit-elle en soutenant son regard.

Il était bien plus jeune qu’elle n’imaginait. Dans son esprit, un duc ressemblait plutôt à un monsieur d’un certain âge à l’allure austère et empesée. Alors que celui-ci possédait un charme rava-geur. Un frisson bizarre la parcourut pendant qu’ils se serraient la main. Elle fut si déconcertée par cette réaction inhabituelle qu’elle retira rapidement la sienne.

— Appelez-moi Juan, dit-il.

Il s’assit en tête de table et fit signe à Fernando de lui apporter son petit déjeuner.

— Alors, j’espère que vous vous plaisez à Madrid ? demanda-t-il ensuite à la jeune femme.

— Oui, beaucoup. Je vous remercie.

Georgiana restait avec son toast à la main. Son bel appétit sem-blait s’être envolé… Était-ce à cause de cet homme ? Il n’était

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pourtant que le fils de sa marraine. Mais elle se rappela qu’il était aussi son hôte et déclara poliment :

— C’est très gentil d’avoir bien voulu m’accueillir chez vous. J’espère malgré tout qu’au prochain trimestre, je ne vous dérange-rai plus. Je vais essayer de me trouver un appartement.

Le duc haussa les sourcils avec étonnement.

— Et votre mère serait d’accord ?

— Je ne vois pas pourquoi elle refuserait. Tous mes amis vivent en colocation à Londres.

— Madrid, ce n’est pas Londres !

— Je sais, répondit-elle un peu sèchement.

— Dans ce cas, je n’ai pas à vous expliquer pourquoi il vaut mieux que vous habitiez ici durant votre séjour.

Sur cette réplique péremptoire, il prit le journal que lui appor-tait le maître d’hôtel et commença à lire.

Pendant qu’il parcourait les titres, Georgiana pestait intérieu-rement contre les manières autoritaires du duc. S’il s’imaginait que son titre lui donnait le droit de se mêler de ses affaires, il se trompait.

— Ah, tu as fait la connaissance de Juan, je vois.

La condessa venait d’entrer, très élégante dans un peignoir de soie ivoire. Elle était déjà parée de ses bijoux.

— Bonjour, condessa. Oui, nous avons fait connaissance, ac-quiesça Georgiana avec un sourire poli avant de se tourner vers Juan en lui jetant un regard noir. Justement, je remerciais le duc pour son hospitalité et je lui disais que, d’ici peu, je ne le dérange-rai sans doute plus.

Qu’il ne croie pas que parce qu’elle logeait sous son toit, il pou-vait lui dicter sa conduite !

Juan fit mine d’ignorer la surprise de sa tante et poursuivit la lecture de son journal. En réalité, il étudiait du coin de l’œil leur invitée qu’il trouvait absolument ravissante. Elle avait de longs

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cheveux dorés, un joli visage aux traits purs et délicats. Quant à la silhouette, le peu qu’il en voyait était superbe.

Il avait remarqué le regard assassin que venait de lui lancer la jeune femme. Ainsi, elle avait du caractère, de surcroît. Une fille aussi belle dans les rues de Madrid, habillée comme elle l’était – jean à taille basse et T-shirt qui découvrait le nombril – ferait assurément des ravages !

Soudain, le téléphone sonna.

Le maître d’hôtel vint répondre puis tendit le combiné à Juan.

— C’est pour vous, monsieur. Dona Leticia.

— Merci… Bonjour, Ticia. Comment vas-tu ?

— Très bien, Juan, je te remercie.

— Ma tante m’a dit que nous avions un dîner, ce soir ?

Il se leva et s’éloigna de la table avant d’ajouter :

— Dis-moi, il faudrait aussi que nous nous voyions en privé pour l’organisation de nos fiançailles.

— Oui, bien sûr. Euh… disons, après-demain ? Un instant, je vérifie juste mon agenda… Malheureusement, non, ce ne sera pas possible, j’ai un sit-in à l’université. Il y a des mouvements de protestation à la fac de droit, et j’ai promis à Pablito de l’aider. Ça t’ennuie si nous reportons à dimanche ?

— Pas du tout. En fait, si tes parents sont à Madrid, j’envisageais de passer les voir pour leur annoncer nos intentions.

— Oui… D’accord, répondit Leticia. Il faut que les choses avan-cent.

— C’est aussi mon avis. Nous n’avons que trop attendu. Écoute, je te propose de discuter de tout cela dimanche avec tes parents. Nous déciderons à cette occasion à quel moment annoncer officiel-lement nos fiançailles.

— Parfait. Eh bien, rendez-vous chez eux vers midi pour l’apéritif.

— A dimanche, Ticia.

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Georgiana, qui maîtrisait mieux l’espagnol que ne le supposait son entourage, s’efforça de cacher sa surprise à la façon dont Juan parlait de ses fiançailles. On aurait dit un homme d’affaires réglant quelque transaction commerciale avec un client ! Pourtant, Geor-giana avait fait connaissance de Leticia lors de sa récente visite à la condessa, et l’avait trouvée gentille. Pas franchement jolie, mais très aimable.

Enfin, les relations de Juan avec sa future fiancée ne la regar-daient pas, se dit-elle en se levant de table.

D’autant qu’avec tout cela, elle s’était mise en retard !

— Je me dépêche, sinon je risque de manquer mon bus. A plus tard ! Oh, et merci pour les livres, condessa !

— De rien, mon enfant. Passe une bonne journée.

— Merci.

Sur le point de filer, Georgiana eut une hésitation en voyant Juan abaisser son journal pour la détailler des pieds à la tête.

— Puisque vous êtes en retard, dit-il, Jacobo peut vous con-duire à l’université.

Il se tourna ensuite vers le maître d’hôtel.

— Fernando, ajouta-t-il, vous veillerez à ce qu’on emmène la señorita à l’université tous les matins. Il n’est pas souhaitable qu’elle prenne les transports en commun.

Après un bref instant de stupeur, Georgiana rétorqua :

— C’est très gentil de me proposer une voiture, mais je préfère prendre le bus, figurez-vous. Je…

Face aux yeux noirs qui la transperçaient, la jeune femme se troubla.

— Je… je trouve les transports en commun plus amusants, ten-ta-t-elle d’expliquer. Je m’y imprègne de l’atmosphère de la ville, j’observe le mode de vie des Madrilènes…

— Écoutez, Georgiana, vous avez déjà eu amplement l’occasion ces jours-ci de vous mêler à nos compatriotes. Dorénavant, vous

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vous déplacerez en voiture. Je ne tiens pas à m’inquiéter cons-tamment pour vous, j’ai mieux à faire.

— Vous inquiéter pour moi ? C’est absurde. J’ai dix-neuf ans, je ne suis plus une gamine.

Vexée, elle se tourna vers la comtesse dans l’espoir d’un soutien de sa part.

— J’avoue que je partage l’avis de ce cher Juan. La ville est dangereuse, et si l’on peut éviter de se déplacer en bus…

— C’est ridicule ! protesta Georgiana. Il n’y a aucun risque à prendre le bus, surtout de jour. Tout le monde le fait.

— Vous n’êtes pas « tout le monde », fit sèchement remarquer Juan. Et dans votre tenue, je préfère ne pas imaginer ce qui pour-rait vous arriver.

— Comment ça ? Qu’avez-vous à reprocher à ma tenue ?

— Ce n’est pas celle d’une étudiante qui va à l’université.

Georgiana serra les dents.

— Écoutez, dit-elle. Jusqu’alors, tout se passait bien ! Pourquoi faut-il absolument que vous vous mêliez de ça ?

— Tant que vous résiderez sous mon toit, vous m’obéirez. Nous sommes en Espagne, pas à Londres. Et il y a certains codes, dans notre société, auxquels on est tenu de se plier.

— Quel discours vieux jeu, c’est insensé ! s’écria-t-elle, débor-dée par la colère. Je prendrai le bus si je veux. Au revoir.

Sur ces mots, elle tourna les talons et se dirigea vers la sortie, ramassant au vol ses livres de cours sur un meuble.

Juan bondit de sa chaise et, avant même quelle ait atteint la porte, arrêta net Georgiana en l’immobilisant contre le mur, un bras de part et d’autre d’elle.

— Je vous le déconseille, señorita, dit-il d’un ton dangereuse-ment suave. Je suis tolérant, mais je n’aime pas les enfantillages.

Ils s’affrontèrent du regard en silence, chacun cherchant à im-poser à l’autre sa volonté. Le visage de Juan était tout près de celui

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de Georgiana, ses yeux noirs, étincelants, qui la transperçaient, faisaient naître en elle d’étranges frissons… Un instant – un ins-tant de pure folie – elle imagina que leurs lèvres s’unissaient. Puis sa colère reprit le dessus.

— Qu’est-ce qui vous prend ? siffla-t-elle, consciente que la condessa et Fernando suivaient cette petite scène avec intérêt. Comment osez-vous me traiter comme une gamine ?

— Si c’était le cas, ma chère, vous seriez déjà dans votre chambre en train de vous calmer. Mais que ce soit bien clair : sous mon toit, vous êtes sous mon autorité.

Il s’écarta d’elle.

La fureur suffoquait Georgiana. Mais les tremblements qui l’agitaient étaient dus aussi à une autre émotion, plus ambiguë, dont elle soupçonnait Juan d’être la cause.

Sans un mot, elle quitta la pièce et dévala quatre à quatre l’escalier, sans avoir la patience d’attendre l’ascenseur. Sur le per-ron, cependant, elle hésita. Une Rolls Royce approchait et Pedro s’avançait pour ouvrir la portière. Que faire ? Prendre le bus et s’engager dans une épreuve de force avec Juan ? Ou bien se sou-mettre en essayant de ne pas trop perdre la face ?

Georgiana décida de temporiser. Plus tard, à son retour, elle s’expliquerait avec Juan. Pour l’heure, mieux valait ne pas faire davantage de vagues.

Juan, qui l’observait de la fenêtre, esquissa un sourire en la voyant monter dans la limousine. Cette demoiselle pourrait bien lui donner du fil à retordre… Enfin, ce ne serait l’affaire que de quelques mois, et ils ne feraient sans doute que se croiser. Mais il tiendrait bon ! Il avait des principes et ne souffrirait pas que son autorité soit contestée sous son propre toit.

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2.

— Ah, vous vous êtes enfin décidés !

Don Alvaro de Sandoval, marquis de Cabrai, arborait sous sa moustache un large sourire de satisfaction.

— Oui, don Alvaro. Cette fois, c’est chose faite, répondit Juan.

Il prit le xérès que lui tendait doña Elvira, la mère de Leticia.

— Pour le mariage, bien sûr, la date n’est pas encore fixée, pré-cisa cette dernière. Nous sommes tellement occupés, l’un et l’autre… Ce ne sera pas facile de caser une telle cérémonie dans notre emploi du temps.

Cette réflexion ne fut pas du goût de sa mère.

— Enfin, Leticia ! Vous devez pouvoir trouver un moment pour votre propre mariage !

— Bien sûr. Ne crois pas que je le prenne à la légère.

Elle adressa discrètement un coup d’œil complice à Juan qui lui sourit en retour, amusé.

Il appréciait la franchise de leurs relations. Ni l’un ni l’autre ne feignait d’être amoureux. Ainsi, ils n’avaient pas à se prêter à une ridicule comédie des sentiments. Ce mariage était un pur arran-gement, une obligation inhérente à leur statut social. Et chacun s’en accommodait.

Juan intervint à son tour pour rassurer sa future belle-mère.

— Ne vous inquiétez pas, doña Elvira Leticia et moi y réfléchi-rons sérieusement en temps voulu. Sans trop m’avancer, je pense cependant que nous devrions nous marier au printemps prochain.

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— C’est ça, au printemps, approuva Leticia, l’air soulagé. Ça nous laisse amplement le temps de songer aux préparatifs.

— Oh, tu es bien optimiste, répliqua sa mère. Un mariage né-cessite quantité de démarches et de formalités… Souviens-toi de celui de ta sœur.

— Eh bien, tu m’aideras, maman. Tu es déjà rodée, tu me seras très utile… En tout cas, nous essaierons de décider rapidement d’une date, conclut-elle dans un sourire, espérant visiblement avoir dissipé les inquiétudes maternelles.

Leticia et Juan sortirent sur la terrasse avec leurs verres pour mieux goûter la douceur de cette belle journée et admirer le spec-tacle du jardin, paré des premières couleurs automnales. A cette saison, le parc de la maison familiale, dans le quartier résidentiel de la Puerta de Hierro, était plus somptueux que jamais. Ils s’installèrent dans les fauteuils en osier pour finir de déguster leur apéritif.

— Comment s’est passée la reprise du travail ? demanda la jeune femme.

— Oh, j’ai déjà repris un rythme assez soutenu. J’allais dire, comme d’habitude… Au fait, les Mondragal t’adressent leurs ami-tiés. Nous avons pris un verre ensemble avant mon départ de Marbella. Ils devraient rentrer bientôt à Madrid.

— Ce sont des gens adorables… Et le genre de relation qui pourrait t’être très utile pour tes projets dans le commerce du bois, ajouta-t-elle avec un sourire entendu.

Juan acquiesça et songea que Leticia ferait décidément une précieuse épouse.

— Tu me feras penser à les inviter pour dîner, quand ils seront rentrés… Au fait, tout se passe bien avec votre invitée ? Nous avons fait connaissance l’autre jour. Elle a l’air charmante.

— Georgiana, charmante ? Une vraie peste, oui ! Je me de-mande comment la condessa a pu accepter de l’héberger.

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— Je te fais remarquer qu’elle t’a consulté, querido, et que tu étais d’accord. Je m’en souviens, j’étais présente… Et puis, ta mère y tenait, lui rappela Leticia d’une voix douce.

— Je sais. C’est d’ailleurs pour cela que je ne l’ai pas encore renvoyée dans ses foyers. Je suis effaré que Lady Cavendish ait donné une éducation aussi laxiste à sa fille.

— Que veux-tu dire ?

— Apparemment, cette demoiselle a beaucoup de libertés. Elle va et vient pour ainsi dire à sa guise.

— Juan, ce n’est plus une enfant ! En plus, elle est majeure, non ? Elle a dix-huit ans si je me souviens bien.

— Ce n’est pas une raison pour sortir dans Madrid avec un jean qui lui couvre à peine le postérieur et… Enfin, je préfère ne pas épiloguer.

— Toutes les filles s’habillent comme ça de nos jours. Si tu voyais certaines étudiantes de Pablito à la fac… En comparaison, Georgiana doit être un modèle de décence, dit Leticia dans un éclat de rire.

Cela fit sourire Juan.

— Tu as peut-être raison. Il n’empêche que ça ne me plaît pas. Je ne dois plus être dans le coup.

— Tu ne l’es plus du tout, querido ! Espérons que plus tard, avec tes propres enfants, tu auras fait des progrès, se moqua gen-timent Leticia.

Ses propres enfants… Pour une raison mal définie, cette idée mit Juan vaguement mal à l’aise.

Heureusement, doña Elvira les appela pour déjeuner, et il ne fut pas mécontent d’abandonner ce sujet.

— Au fait, cela s’est plutôt bien passé avec tes parents, dit-il, comme ils se levaient pour regagner la maison.

— Très bien, même. Maman sera ravie que je lui délègue l’organisation du mariage, j’en suis sûre. Et franchement, ça me soulagera : je n’avais pas trop de temps à y consacrer.

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— Je comprends.

Pourtant, Juan ne put s’empêcher d’éprouver un petit pince-ment au cœur. Sans être fleur bleue, il lui semblait qu’une femme devait manifester un minimum d’intérêt pour son propre ma-riage…

Mais de quoi se plaignait-il ? Celle qu’il allait épouser avait d’autres qualités, et pas des moindres. C’était une femme brillante, cultivée, pleine d’humour.

— Ce qu’il peut être déplaisant ! Je ne comprends pas que vous le laissiez se comporter de la sorte.

Georgiana buvait le thé dans le salon avec la comtesse.

— Mais comment reprocher à quelqu’un de tant se soucier du bien-être d’autrui ? fit remarquer celle-ci. Personnellement, je me félicite que Juan soit si attentionné. Tu sais, c’est grâce à lui que je peux, vivre si confortablement. Il est adorable.

La vielle dame poussa un soupir de gratitude attendrie.

Georgiana ravala la réplique cinglante qu’elle avait aux lèvres. Critiquer davantage son hôte eût été impoli. Et puis, ne venait-elle pas de se disputer avec sa mère au téléphone sur ce même sujet ? Lady Cavendish refusait catégoriquement que sa fille s’installe avec deux Américaines fraîchement débarquées de San Francisco. Si elle voulait rester en Espagne, elle logerait chez le duc de la Caniza et nulle part ailleurs. Georgiana était encore sous le coup de la colère causée par cette conversation qu’elle venait de rappor-ter à la comtesse.

Enfin, mieux valait voir le bon côté des choses, se raisonna Georgiana. Ce soir, elle sortait avec un garçon qu’elle avait rencon-tré à la cafétéria de l’université, un étudiant en arts plastiques. Il en avait le look : cheveux longs et piercing à la langue. Elle le trou-vait sympathique, ainsi que la bande de jeunes qu’il fréquentait.

— Juan rentrera tard ce soir, dit la condessa. Il revient d’un voyage d’affaires à Séville.

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Tant mieux, se dit en elle-même Georgiana. La seule présence de cet homme avait le don de la crisper. Ce qui prouvait sans doute à quel point l’homme l’horripilait. Pour quelle autre raison, sinon, eût-elle réagi ainsi ?

A 20 heures, la sonnette retentit.

— C’est pour vous, señorita, annonça le maître d’hôtel à Geor-giana. Il y a quelqu’un qui vous attend en bas.

— Merci, Fernando… Et inutile de veiller pour m’attendre. J’ai mes clés, lança-t-elle gaiement.

Vêtue d’un pantalon de satin noir à taille basse surmonté d’un top blanc moulant, la jeune femme s’élança vers l’ascenseur. Quand la porte de la cabine s’ouvrit au rez-de-chaussée, Georgiana eut un sursaut de stupeur. Juan ! Ils étaient presque nez à nez.

— Bonsoir, dit-elle, la bouche sèche soudain.

Le beau visage du duc avait cette expression sévère qui l’impressionnait tant.

— Bonsoir, Georgiana. Vous sortez, si je comprends bien ?

— Oui. Avec des amis de la fac.

C’était stupide, elle se sentait gênée comme un enfant pris en faute !

— A quelle heure comptez-vous rentrer ?

— Oh, je ne sais pas… Je verrai.

— Eh bien, passez une bonne soirée.

Sur un bref salut de la tête et sans un sourire, il s’effaça pour la laisser passer. Georgiana sentit son regard posé sur elle, l’espace d’une ou deux secondes, pas plus, mais il lui sembla qu’il la désha-billait. C’était très… déstabilisant. Elle se ressaisit cependant et traversa le hall d’une démarche assurée pour monter dans la Porsche qui l’attendait juste devant l’entrée.

Juan regarda la puissante voiture démarrer. Il resta quelques secondes immobile, les lèvres pincées, se demandant pourquoi il était si contrarié d’avoir vu partir Georgiana avec ce garçon.

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Dans l’ascenseur, il n’eut qu’à se remémorer la tenue de la jeune femme pour ressentir un émoi qui acheva de le troubler. Bon sang, il n’avait pas le droit de désirer cette fille ! On la lui avait confiée, elle était sous sa protection. Pourtant, comment nier la folle envie qui l’avait saisi de la prendre dans ses bras, un instant plus tôt, de l’étreindre, l’embrasser ?

Juan serra les dents. S’il voulait des aventures, il devait se tourner vers des femmes plus âgées, et non des jeunes filles à peine sorties de l’adolescence, bien trop vulnérables !

Certes, Georgiana avait éveillé en lui une tentation bien réelle.

Et quoi de plus légitime face à une aussi ravissante créature ? Mais cela en resterait là, Juan se le jura.

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3.

A la troisième ou quatrième sonnerie du téléphone, bien réveil-lé cette fois, Juan alluma à tâtons la lampe de chevet. La pendule indiquait 4 heures ! Une sourde angoisse fit s’accélérer son pouls. Un appel à cette heure de la nuit était rarement porteur de bonne nouvelle…

Il décrocha.

— Êtes-vous bien le duc de la Caniza ? demanda une voix mas-culine.

— Lui-même, répondit Juan.

— Ici, la police, monsieur le duc.

— La police ?

— Oui. Nous avons dans nos locaux une jeune Anglaise du nom de Georgiana Cavendish, expliqua l’agent, prononçant avec diffi-culté ce nom à consonance étrangère. Cette demoiselle habite chez vous, apparemment ?

— C’est exact. Que fait-elle au commissariat ?

— Elle a été impliquée dans un accident de la circulation. Rien de grave, je vous rassure. Juste de la tôle froissée. Le jeune homme avec qui elle se trouvait conduisait à vive allure sur l’Avenida Ge-neralissimo. Il a été arrêté et soumis à un Alcootest.

— Mais il n’y a pas de blessé ? demanda Juan avec anxiété.

— Non. Tous deux sont indemnes.

— Pourquoi la retenez-vous au commissariat, alors ?

— Nous ne la retenons pas. Simplement, j’ai cru comprendre que Mlle Cavendish était sous votre protection et…

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— Elle a dix-neuf ans, coupa Juan. Elle est majeure.

— Certes, mais c’est un peu jeune pour sortir la nuit avec des jeunes gens irresponsables qui ont une conduite dangereuse. Je me permets cette remarque, monsieur le duc, parce que je suis moi-même père de deux adolescentes, et j’ai préféré vous alerter.

— Vous avez très bien fait, monsieur l’agent, je vous en remer-cie, répondit Juan d’un ton bref. Je vais venir la chercher. Dites à Mlle Cavendish, s’il vous plaît, que je serai là d’ici une demi-heure.

Juan raccrocha et alla se rafraîchir le visage dans la salle de bains.

Il se doutait que cette fille lui attirerait des ennuis ! Il enfila un jean et une chemise, se saisit d’une veste en passant dans le vesti-bule et descendit prendre sa voiture au sous-sol.

Sa colère ne se calmait pas, au contraire. Cette Georgiana était une vraie calamité. Tout compte fait, si elle voulait partir, bon débarras !

Il ne s’en porterait que mieux.

La circulation était fluide à cette heure, dans les rues de Ma-drid, et Juan parvint rapidement au commissariat dont l’agent lui avait donné l’adresse.

Dans l’entrée, il trouva Georgiana assise sur un banc. Elle arbo-rait une moue boudeuse, ce qui eut le don de raviver sa contrarié-té.

Juan l’ignora et s’adressa directement à l’agent de service.

— Je suis vraiment navré pour tous ces problèmes.

— Oh, ce n’est pas très grave, monsieur le duc. Du moins, en ce qui concerne Mlle Cavendish. Je suis plus inquiet pour son compa-gnon. Ces très jeunes gens au volant de voitures de sport sont de vrais dangers publics… En tout cas, je vous conseille de tenir à l’œil cette demoiselle, ajouta-t-il plus bas sur un ton de confidence. Une si jolie fille, seule dans Madrid, ce n’est pas très prudent.

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— Je suis tout à fait d’accord, affirma Juan. Et maintenant, si vous permettez, je vais vous en débarrasser. Elle vous a suffisam-ment ennuyé.

Furieuse, Georgiana rongeait son frein en silence. Si, dans un premier temps, elle s’était réjouie d’apprendre que Juan venait la chercher, à présent, elle déchantait ! Quand il se tourna vers elle avec cet air arrogant qu’elle détestait, elle lui renvoya un regard hostile. Elle aurait préféré passer la nuit en prison plutôt que d’avoir affaire à lui !

— Allez, venez, lui ordonna-t-il.

En quittant le commissariat, elle se sentit aussi ridicule et pe-naude qu’une élève indisciplinée sortant du bureau du proviseur entre ses parents. Mais elle n’avait pas le choix.

Elle leva la tête pour donner le change et monta dans la Ferrari, garée devant le commissariat. Le regard rivé devant elle, Georgia-na se prépara à recevoir une pluie de reproches.

Contre toute attente, Juan démarra et descendit le Paseo de la Castellana sans desserrer les dents. Ce qui l’horripila davantage encore. A tout prendre, elle aurait préféré une explosion de colère qui lui aurait permis de s’exprimer, plutôt que ce mutisme.

Subitement, Juan s’arrêta devant un café, déjà ouvert malgré l’heure matinale.

— Descendez.

— Non. Je suis fatiguée, je veux rentrer.

— Georgiana, je vous ai demandé de descendre…

Une intonation si menaçante perçait dans sa voix qu’elle re-nonça instinctivement à s’entêter et lui obéit.

Quelques minutes plus tard, ils se retrouvèrent assis à une table du café, et Juan passa la commande. Georgiana levait le menton en signe de défi, mais elle devait admettre en son for inté-rieur qu’elle était plus affectée qu’elle ne voulait le paraître par ses mésaventures de la nuit. En plus, elle avait froid et faim. En défini-tive, un bon chocolat chaud et des churros seraient les bienvenus. Elle se sentit soudain envahie par un sentiment d’accablement, et

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les larmes lui montèrent aux yeux. Elle s’efforça vaillamment de les refouler.

Juan, qui s’apprêtait à lui adresser un sermon en règle, vit trembler légèrement les mains de Georgiana sur la table. Et bien qu’elle eût le visage en partie dissimulé par ses cheveux, il surprit une larme sur sa joue. Sans savoir pourquoi, il en fut bouleversé, et sa colère retomba aussi vite qu’elle était montée.

Georgiana était encore si jeune… Ne s’était-il pas montré trop sévère à son égard ? Après tout, elle n’avait commis rien de pire que ce que faisaient tous les jeunes de son âge, et cela lui servirait de leçon. Dans un élan de tendresse, il couvrit de sa main les doigts tremblants de Georgiana.

— Allons, querida, ne vous tracassez pas. Ce qui s’est passé est regrettable, mais c’est fini maintenant.

Il sortit de sa veste un grand mouchoir blanc. Puis, la prenant par le menton, il leva vers lui son visage et fut comme frappé en plein cœur par sa beauté, par la grâce émouvante de son visage baigné de larmes… Il se leva et vint s’asseoir près d’elle sur la ban-quette pour essuyer délicatement ses joues avec le mouchoir.

— C’est oublié maintenant, carina… Ne pleurez plus…

Il la prit par les épaules et l’attira contre lui.

Georgiana était stupéfaite de cette soudaine bienveillance, et plus encore du sentiment de bien-être que lui procurait l’étreinte de Juan. Cela lui donnait encore plus envie de pleurer. Comment imaginer que c’était là le même homme qui s’était montré si odieux au commissariat ?

Maladroitement, elle bredouilla contre son épaule, la voix en-trecoupée :

— Je suis désolée de… de vous avoir causé tant de dérange-ment… Je vous ai réveillé en pleine nuit et…

— Calmez-vous, Georgiana. Tenez, voilà les churros et le choco-lat… Mangez, ça vous fera du bien.

Doucement, il l’aida à se redresser et lui tendit un beignet.

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Après quelques bouchées, en effet, Georgiana se sentit déjà un peu mieux. Elle tourna vers lui un regard noyé de larmes.

— Merci… Je suis vraiment navrée, murmura-t-elle.

Il lui sourit.

— Je sais, vous me l’avez déjà dit. Buvez votre chocolat et ces-sez de vous tracasser. L’incident est clos… Simplement, il faudra veiller à ce que de telles choses ne se reproduisent plus, ajouta-t-il, affectant un air sévère que démentait le pétillement malicieux de ses prunelles.

Georgiana s’en aperçut et lui rendit son sourire.

— Vous avez été vraiment très gentil… Dites-moi, vous ne direz rien de tout ça à la condessa ? Ni à mère ?

Les beaux yeux de la jeune femme exprimaient soudain l’inquiétude.

— Cela dépendra de votre attitude à l’avenir, répondit Juan sans se démonter, avec un petit sourire.

— Mais c’est du chantage ! protesta-t-elle, outrée. Vous n’avez pas le droit !

— Ah bon ? murmura-t-il, secrètement amusé.

— Absolument pas ! C’est… c’est odieux !

Et elle, n’était-elle pas outrageusement provocante quand elle se mettait en colère ? Irrésistiblement ensorcelante ? Juan ne se posa pas longtemps la question. Il prit Georgiana par le cou et l’attira vers lui.

Georgiana eut à peine le temps d’exprimer un bref « oh » de surprise. Les bras de Juan s’étaient refermés sur elle et sa bouche fondait sur la sienne, forçant le barrage de ses lèvres. Et à partir de ce moment-là, tout bascula…

D’autres garçons l’avaient déjà embrassée par le passé, bien sûr. Mais ces baisers furtifs d’adolescents ne lui avaient fait qu’entrevoir ce qu’était le royaume de la sensualité. Avec Juan, rien de comparable ! Dans un premier temps, elle voulut résister à son assaut, mais très vite, Georgiana dut s’avouer vaincue. La

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chaleur de ses lèvres éveillait en elle des ondes brûlantes qui sem-blaient la dépouiller de toute volonté. Et bientôt, elle s’abandonna à la volupté de son premier vrai baiser…

Soudain, Juan s’écarta.

— Dios mio ! s’exclama-t-il entre ses dents.

Et il fit signe au serveur d’apporter l’addition.

Encore étourdie, Georgiana resta sans réaction pendant qu’il payait. Et avant qu’elle ait eu le temps de se ressaisir, il l’avait prise sans douceur par le bras pour sortir.

— Juan… Juan, que s’est-il passé ? Je…

— Quelque chose qui n’aurait jamais dû se produire !

Il s’arrêta net sur le trottoir et la fit pivoter vers lui.

— Tenez-vous à l’écart de moi, dorénavant !

— Mais…

— Je ne vous reproche rien. Tout est ma faute, Georgiana. Je n’aurais jamais dû agir ainsi.

Sur ces mots, il lui ouvrit la portière de la Ferrari. La suite du trajet s’effectua dans un silence de plomb.

Juan était furieux contre lui-même. Furieux de n’avoir pas su résister à la tentation. C’était de la folie d’avoir embrassé cette fille ! Il allait se fiancer, bon sang ! Et elle vivait sous son toit, il en avait la garde !

Ils arrivèrent à l’appartement de la Castellana. Juan gara la Ferrari au sous-sol et ils montèrent dans l’ascenseur, sans un mot.

— Allez vite dans votre chambre, lui dit-il simplement quand ils entrèrent.

— Juan, nous ne pouvons pas parler de ce qui s’est passé ? murmura Georgiana, la voix étranglée.

— Il n’y a rien à en dire. J’ai commis une erreur et je le regrette, c’est tout. Et maintenant, allez vous coucher.

Georgiana se rendit dans sa chambre où elle se laissa tomber sur le lit avec un long soupir. Là, elle essaya de se remémorer le

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film de cette soirée riche en émotions. Mais un événement occul-tait tous les autres : le baiser de Juan, les sensations qu’il lui avait fait découvrir…

Elle ferma les yeux, consciente qu’un profond bouleversement s’était produit en elle, ce soir. Et ce n’était pas pour lui déplaire…

* * *

Juan était aux prises avec les tourments de sa conscience. Que lui était-il passé par la tête pour embrasser ainsi Georgiana ? Affa-lé dans l’antique fauteuil club qui avait appartenu à son père, il essayait de comprendre. Il y avait bien longtemps qu’il n’avait pas ressenti cette émotion en embrassant une femme.

Pourtant, il en avait connu beaucoup.

Mais aucune, jusqu’alors, n’avait réussi à éclipser le souvenir de Leonora, son amour de jeunesse, celle qu’un stupide accident de bateau à Ibiza lui avait cruellement ravie. Il avait encore le cœur serré quand il pensait à elle… Pourtant, le drame remontait à une douzaine d’années. Et voilà que ce soir, en embrassant Geor-giana, il avait senti vibrer en lui une corde qu’il croyait devenue à jamais silencieuse…

Ridicule !

Il secoua la tête, agacé par ces égarements dignes d’un gamin et non d’un homme de trente ans. Demain, il appellerait Leticia et lui proposerait d’avancer la date du mariage. Plus tôt ils devien-draient mari et femme, mieux cela vaudrait.

Comment un homme tel que lui, loin d’être un novice en amour, avait-il pu se laisser troubler à ce point par un simple bai-ser ? Juan ferma les yeux et se laissa submerger malgré lui par ce délicieux souvenir – la douceur des lèvres de Georgiana, la sensa-tion affolante de ses seins pressés contre son torse…

Assez !

Il se leva d’un bond, éteignit la lumière et gagna sa chambre. Demain, il prendrait toutes les dispositions utiles pour régler au

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mieux le problème. Mais pour l’heure, c’était d’une bonne douche froide qu’il avait le plus besoin !

Le lendemain, samedi, Georgiana dormit jusqu’à près de midi.

Dès sa première lueur de conscience, le souvenir de ses aven-tures de la veille l’envahit. En même temps, une désagréable sen-sation de malaise la fît s’agiter dans le lit. Elle se sentait compri-mée. Et pour cause : elle s’était endormie tout habillée, et son pantalon la serrait à la taille !

Elle se leva aussitôt et gagna d’un pas un peu titubant la salle de bains. La vue de son reflet dans le miroir lui réserva une autre surprise : traits tirés, cheveux en bataille, yeux cernés et noircis par le rimmel qui avait coulé…

Après un démaquillage express, elle se déshabilla et se glissa sous la douche. Tandis que l’eau chaude réveillait peu à peu son corps encore engourdi, Georgiana se rappela la soirée de la veille et son épilogue inattendu.

Comment avait-elle pu finir dans les bras de Juan ? Plus éton-nant encore, comment avait-elle pu s’y sentir aussi bien ? Elle qui croyait le détester, qui jusqu’alors ne voyait en lui qu’un odieux despote. Pourtant, le seul fait de penser à Juan faisait renaître en elle d’irrésistibles et délicieux frissons.

Georgiana ferma brusquement le robinet et sortit de la douche. Comme elle s’enveloppait dans son peignoir, une pensée soudain la pétrifia. Leticia !

Mon Dieu… Leticia ne méritait pas cela !

Un affreux sentiment de culpabilité accabla alors la jeune femme. Quitter cet appartement devenait plus que jamais une nécessité. Elle ne pouvait rester plus longtemps sous le toit de Juan après ce qui venait de se passer. Il fallait qu’elle essaie par tous les moyens de persuader sa mère de lui donner plus d’indépendance ! En attendant, elle allait sortir et passer la jour-née dehors.

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Sur cette ferme résolution, Georgiana retourna dans la chambre s’habiller.

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4.

Juan monta à l’arrière de la Rolls Royce avec Leticia et le chauffeur démarra.

— Eh bien, voilà, cela ne s’est pas trop mal passé, observa la jeune femme.

Juan grimaça un sourire.

— Pour un cocktail avec discours officiels, on ne pouvait guère espérer que ce soit follement drôle, dit-il, desserrant son nœud papillon avant de prendre la main de la jeune femme. Tu feras une excellente duchesse, Ticia. J’admire la façon dont tu écoutes les gens qui, en réalité, t’ennuient à mourir.

Elle rit et lui étreignit la main.

— C’est le rôle d’un avocat d’écouter, non ?

— Sans doute… Au fait, quand est prévu ce débat auquel tu dois participer, sur la maltraitance des femmes ?

— Mardi prochain, à l’université. Tu viendras ?

— Je ferai mon possible, en tout cas. Le sujet m’intéresse.

Ils en discutaient encore quand la voiture s’arrêta quelques mi-nutes plus tard devant l’immeuble moderne dans la Calle Velas-quez, où habitait la jeune femme.

Elle se pencha et embrassa Juan sur la joue.

— Je ne te propose pas d’entrer boire un verre, je dois être de-main à 8 heures au palais de justice.

Après une hésitation, Juan lui enlaça la taille et murmura :

— Boire un verre… Nous aurions peut-être mieux à faire, non ? Après tout, dans quelques mois, nous serons mariés…

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Il la sentit se raidir imperceptiblement, et l’ombre qui traversa son regard lui confirma que sa proposition n’était peut-être pas la bienvenue.

Juan s’écarta.

— Excuse-moi. Je ne voulais pas te heurter.

— Il n’y a pas de mal, Juan, dit-elle, l’air embarrassé. C’est sim-plement que je dois me lever tôt et…

— Je comprends, interrompit-il avec un sourire pincé.

Puis il descendit pour l’accompagner jusqu’à sa porte.

— Je t’appellerai demain, lui dit-il. Nous pourrions peut-être nous voir ce week-end ?

— Volontiers, répondit-elle avec un évident soulagement. Nous pourrions faire une partie de golf puis dîner ensemble au club ?

— Parfait.

Il déposa un chaste baiser sur son front et ils se séparèrent.

Dans la voiture qui l’emmenait maintenant à son appartement de la Castellana, Juan repensa à ce qui venait de se passer. Qu’y avait-il donc chez Leticia qui n’allait pas ? Ils s’appréciaient mu-tuellement, se sentaient bien ensemble ; pourtant elle s’était déro-bée quand il avait voulu l’embrasser… Soudain, il pensa à Geor-giana, qu’il n’avait pas revue depuis le regrettable incident de la semaine dernière. Et un sourd malaise envahit Juan.

Avec irritation, il demanda au chauffeur de le déposer à quelques centaines de mètres de chez lui. La marche lui remettrait les idées en place !

Une fois chez lui, il se dirigea tout droit vers sa chambre. Le large couloir moquetté de beige était éclairé par de petites lampes de bronze, disposées pour mettre en valeur les peintures ornant les murs. A hauteur de la chambre de Georgiana, il aperçut un rai de lumière sous la porte. Machinalement, il s’arrêta quelques se-condes. Comme il s’apprêtait à repartir, le battant s’ouvrit.

En le voyant, Georgiana sursauta.

— Excusez-moi, dit-il, opérant aussitôt un mouvement de recul.

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— Je… j’allais me chercher un verre d’eau dans la cuisine, bre-douilla-t-elle, troublée par cette rencontre inattendue.

— Et moi, j’allais dans ma chambre, déclara-t-il avec raideur.

Elle hocha la tête et esquissa un pâle sourire, incapable de dé-tacher ses yeux de lui. Comme il était beau, les cheveux un peu ébouriffés, le nœud papillon négligemment défait, la veste de smoking ouverte…

Comme s’il percevait son embarras, Juan lui adressa soudain un grand sourire.

— Venez ! lui dit-il malicieusement. Je vous accompagne dans la cuisine. Moi aussi, je boirais volontiers quelque chose. Quoique ce sera plutôt un cognac que de l’eau.

Pendant qu’elle prenait un verre dans le placard, Juan lui sortit une bouteille d’eau fraîche du réfrigérateur.

— Voilà ! Maintenant, nous n’avons plus qu’à aller nous instal-ler dans le salon.

Sur ces mots, il l’invita d’un signe à la précéder hors de la pièce. Pour cela, Georgiana dut passer tout près de lui. Et à son grand désespoir, le furieux tumulte qui l’agitait déjà s’en trouva accru. Soudain, elle se surprit à regretter de n’avoir pas mis une chemise de nuit plus flatteuse que ce modèle en pilou à impressions naïves. Quelle idée absurde ! Elle n’avait pas à lui plaire, il allait bientôt se marier !

Dans le salon, Juan alla au bar se servir un cognac et Georgiana prit place sur le canapé de velours grenat près de la cheminée, les jambes repliées sous elle.

— Salud, dit Juan, en levant son verre.

Il s’assit ensuite dans le fauteuil opposé.

— Salud, répondit-elle avec un sourire.

— Nous pourrions faire du feu.

Il y avait déjà des bûches et du petit bois dans la cheminée : Juan n’eut plus qu’à y jeter une allumette. De hautes flammes s’élevèrent bientôt et le joyeux crépitement du feu emplit la pièce.

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Peu à peu, Georgiana se détendait. Elle se sentait de nouveau à l’aise avec Juan, comme s’il n’y avait pas eu ce baiser entre eux, quelques jours plus tôt. Sauf qu’il avait bel et bien existé ! se dit-elle, tout en essayant de se convaincre qu’elle ne souhaitait pas renouveler l’expérience.

— Alors, comment se passent vos cours ? s’enquit-il aimable-ment, après avoir repris place dans le fauteuil.

Juan songea que Georgiana offrait vraiment un tableau char-mant avec sa chemise de nuit sagement boutonnée jusqu’au cou, ses longs cheveux soyeux répandus sur les épaules. Pour lutter contre l’envie soudaine de la prendre dans ses bras et de l’embrasser, il but une gorgée de cognac.

— Très bien, répondit-elle. Nous avons commencé l’étude d’un texte littéraire : Romancero Gitano.

— Ah ! Federico Garcia Lorca. L’un de nos plus grands poètes, exécuté par les fascistes pendant la guerre civile.

— Oui… Ses textes sont magnifiques.

Juan approuva d’un sourire et récita quelques vers.

— Vous connaissez beaucoup de ses poèmes par cœur ?

— Quelques-uns. J’aime beaucoup la poésie.

— Moi aussi, dit Georgiana.

Tout à coup, une muette complicité s’établit dans le regard qu’ils échangeaient. Troublée, la jeune femme détourna les yeux et acheva son verre d’eau.

— Il est tard, je vais peut-être retourner me coucher, dit-elle d’une voix peu assurée.

— Déjà ? Vous voulez un autre verre d’eau ?

— Non, je…

Ils se levèrent presque en même temps et se retrouvèrent face à face, à moins de deux pas l’un de l’autre.

Juan s’avança pour lui enlever le verre des mains.

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Bien sûr, il entendait les appels impérieux de sa conscience, il savait qu’il n’avait pas le droit… mais ce fut plus fort que lui. Sa main se tendit pour effleurer la joue de Georgiana.

— Que linda…, chuchota-t-il.

Au-delà même de sa beauté, il était bouleversé par la créature sensible qu’il percevait en elle à fleur de peau. Incapable de se retenir davantage, il l’enlaça.

Au mépris de ses belles résolutions, Georgiana n’opposa pas de résistance. Une force invincible l’attirait, tel un aimant, et elle ne pouvait qu’y succomber. Juan avait pris sa bouche avec une mer-veilleuse sensualité, ses mains la caressaient dans le dos, le creux des reins… Quand soudain il la pressa contre lui, elle sentit l’évidence de son désir, et un torrent d’émotions déferla en elle, lui coupant le souffle. Elle aussi était la proie d’une irrésistible fièvre. Leurs bouches se mêlaient avec une ardeur de plus en plus pas-sionnée, et elle laissa échapper involontairement un gémissement sourd.

— Oh, mi linda…, souffla Juan, l’entraînant avec lui sur le ca-napé pour l’allonger parmi les coussins.

Pas plus qu’elle n’avait résisté à son baiser, la jeune femme ne songea à se dérober à ses tendres assauts. Comment en eût-elle été capable ? Un feu incontrôlé la consumait. Quand Juan se mit à explorer ses seins à travers sa chemise de nuit, elle renversa la tête en arrière et se cambra, l’encourageant inconsciemment.

En la regardant se pâmer ainsi dans ses bras, Juan sut d’instinct qu’il était le premier, que ces caresses étaient pour elle inédites. Mais il était trop tard pour revenir en arrière, trop tard pour s’arrêter. Même s’il l’avait voulu, il n’aurait pas pu… Douce-ment, il fit remonter la chemise de flanelle le long de sa cuisse. L’instant d’après, il l’avait déshabillée et il resta quelques instants, ébloui, à contempler son corps laiteux, enveloppé par la douce lumière des flammes.

— Georgiana… Mon Dieu, que tu es belle…

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De ses lèvres, il effleura les seins ronds et frémissants tout en lui caressant les jambes, remontant sensuellement des chevilles jusqu’à l’intérieur de ses cuisses.

Soudain, il hésita, rappelé de nouveau à l’ordre par sa cons-cience. Mais il était trop tard… Sa main découvrait la chaude moi-teur entre les cuisses de Georgiana, et ce fut comme un vertige. D’elle-même, sa main se mit en mouvement, explorant lentement, savamment le cœur de sa féminité. Il voulait lui offrir des voluptés qu’elle ne pourrait oublier. Lui-même sentait s’éveiller en lui une exaltation inouïe en la voyant vibrer, haleter sous l’assaut du plai-sir qui montait en elle. La jouissance lui arracha un cri rauque que Juan étouffa de ses lèvres avant qu’elle ne retombe, comme terras-sée, sur les coussins de velours.

Alors, l’enveloppant de ses bras, il la tint serrée contre lui et ils goûtèrent un long moment de bonheur où ne comptait que la dou-ceur du plaisir partagé.

Puis, peu à peu, Georgiana revint sur terre. Elle n’avait jamais rien vécu d’aussi intense. Et maintenant, nue dans les bras de Juan, blottie contre son épaule, il lui semblait qu’elle était à un tournant de son existence et qu’un nouvel horizon s’ouvrait devant elle… Bouleversée, elle lui caressa le visage.

Ce geste plein de tendresse permit à Juan de reprendre ses es-prits. C’était de la folie d’avoir laissé les choses aller aussi loin ! Il ne fallait pas que Georgiana tombe amoureuse de lui, comme le laissait craindre son geste. Il n’avait pas le droit de lui voler son innocence et de trahir du même coup celle qu’il allait épouser.

Il écarta doucement sa main puis ramassa la chemise de nuit pour rhabiller la jeune femme. Comme elle bataillait pour glisser ses bras dans les manches, il sourit, ému par tant de candeur. Délicieuse femme-enfant, elle était infiniment belle et désirable. Mais il n’avait pas le droit de la toucher… Pour ne rien arranger, elle lui adressa un sourire qui raviva son sentiment de culpabilité.

— Georgiana, ce n’est pas bien, ce qui vient de se passer, lui dit-il.

— Je sais, murmura-t-elle. Que pouvons-nous faire ?

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— Il n’y a rien à faire, malheureusement, répondit Juan avec une certaine rudesse.

Il se leva et se mit à arpenter la pièce avant d’ajouter :

— Je suis désolé d’avoir profité de votre innocence et… Il faut m’oublier. J’ai eu tort de chercher à vous séduire : je vais bientôt me marier, vous le savez.

— Il n’empêche que c’est arrivé, rétorqua-t-elle dans un sursaut d’orgueil blessé. Et si malgré tout… une telle chose s’est produite, c’est parce que nous en avions envie l’un et l’autre. Est-ce que ça n’entre pas en ligne de compte ?

Touché par la véracité de ces paroles, il s’arrêta pour la regar-der.

— Cela devrait, carina. Malheureusement, il n’en sera rien. Il faut que nous résistions à la tentation. De toute façon, il n’y a qu’un coupable : moi. Vous n’avez rien à vous reprocher. Je suis de onze ans votre aîné, je n’aurais pas dû profiter de vous. Et ce d’autant plus que vous vivez sous mon toit, acheva-t-il avec une grimace.

— Ah, non, assez de cette rengaine ! s’écria-t-elle. Nous savons que nous n’aurions pas dû faire ça, mais nous l’avons fait. Peut-être est-ce un tort. Mais est-ce un mal que deux personnes soient tellement attirées l’une par l’autre ?

Juan se passa la main dans les cheveux avec lassitude.

— Oui. Enfin… non. Il n’y a rien de répréhensible à ce que nous éprouvons. Ce sont les circonstances qui rendent les choses com-pliquées.

Cette réponse rassura Georgiana : il avait ressenti les mêmes émotions qu’elle, c’était tout ce qui lui importait.

— C’est aussi mon avis. Je vais donc faire en sorte de quitter cet appartement le plus tôt possible.

— Sûrement pas ! C’est moi qui partirai. De toute manière, j’ai plusieurs déplacements de prévus dans mon planning. Et je pos-sède un autre logement à Madrid où m’installer. Une garçon-

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nière… Je dirai à la condessa que je suis très occupé. Elle com-prendra, dit-il avec un petit sourire éloquent.

— Et Leticia ? Est-ce qu’elle comprendra ?

— Oh, elle ne soupçonnera jamais qu’il puisse y avoir quelque chose entre nous. Elle pensera que j’ai quelque nouvelle aventure et fermera les yeux.

— Je suis effarée par votre conception du mariage. Comment pouvez-vous épouser une femme que vous n’aimez pas et qui ne vous aime pas ? Car si elle vous aimait, elle ne tolérerait jamais ce genre d’attitude !

Il eut un petit rire.

— Que savez-vous du mariage, du haut de vos dix-neuf ans ? Il n’est pas question de sentiments, mais de contrat.

— Un contrat ? répéta-t-elle, abasourdie.

— Oui. C’est ce que sera mon union avec Leticia. Comme l’exige notre statut social à tous deux.

— Eh bien, quelle belle hypocrisie ! Je vous souhaite bien du plaisir dans ce mariage sans amour, Juan Monsanto !

Sur ce, elle sortit, tête haute, et claqua la porte.

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5.

— Juan, tu n’es pas concentré sur la partie, lui reprocha genti-ment Leticia, en voyant sa balle de golf disparaître dans un bun-ker. Je ne t’ai jamais vu jouer aussi mal.

— Zut, marmonna-t-il, face à la piteuse trajectoire de la balle.

— Si tu veux, nous pouvons nous arrêter là, proposa Leticia. De toute façon, il est presque l’heure de déjeuner. Et j’ai un rapport à faire cet après-midi.

— Un dimanche ?

— Eh oui. Je ne sais plus où donner de la tête en ce moment. Pablito est surchargé de travail à l’université, et je lui ai promis de l’aider. C’est au sujet de la préparation de ce débat sur la maltrai-tance des femmes. Souviens-toi, je t’en ai parlé.

— Oui. Mais il me semble que tu pourrais t’octroyer un jour en-tier de repos dans la semaine, non ?

— Si je pouvais, je le ferais, répondit-elle sur un ton de regret. Mais il faut que je case dans mon planning la cérémonie de fian-çailles et que j’accorde un minimum de temps à ma mère pour l’organisation de ce fichu mar…

Leticia s’interrompit brusquement, mais trop tard.

— Je ne me doutais pas que la préparation de notre mariage te pesait à ce point, remarqua Juan avec raideur.

Il commença à ranger les clubs dans son sac.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire, répliqua-t-elle, gênée.

Simplement, maman voudrait que je m’intéresse aux plus me-nus détails et… tu sais bien, ce n’est pas dans ma nature. Mais il me tarde qu’on se marie, bien sûr.

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— Ça tombe bien, je comptais te proposer d’avancer la date.

— Avancer la date ? Mais…

— L’idée de m’épouser te répugne donc à ce point ? Parce que, si tel est le cas, c’est le moment de le dire.

Appuyé contre son caddie, Juan étudiait Leticia avec attention.

— Non. Bien sûr que non, protesta-t-elle en riant et balayant ses craintes d’un geste. Simplement, comme je te disais, je suis moins à l’aise pour organiser ce genre d’événement que pour mon-ter une plaidoirie.

Juan s’efforça d’ignorer la déception que lui causa cette ré-ponse. Il lui avait offert la possibilité de renoncer à leur mariage… et elle ne l’avait pas saisie.

— Viens, Ticia, fit-il, résigné. Allons voir où peut bien se cacher cette balle. Pour ma part, j’ai plutôt hâte que nous soyons mariés. J’ai beaucoup de problèmes en ce moment.

— Ah bon ?

Elle l’observa, intriguée. Mais Juan n’épilogua pas, et elle se contenta de l’accompagner en silence jusqu’au bunker.

Là, ils découvrirent en même temps la balle coincée dans le sable et éclatèrent de rire.

Quelques jours plus tard, alors que Georgiana partageait le café avec la condessa dans le petit salon, celle-ci s’étonna que Juan fût si souvent absent depuis quelque temps.

— J’ai essayé de savoir pourquoi, expliqua-t-elle. Il me répond que son travail le retient très tard au bureau. Mais je m’interroge… Enfin, j’espère qu’il n’a pas une aventure, si près de son mariage…

La comtesse s’interrompit, se rappelant à qui elle s’adressait.

— Mais assez parlé de Juan, déclara-t-elle. Leticia devrait arri-ver d’un moment à l’autre pour m’apporter une première liste d’invités, et je dois lui donner celle concernant notre famille afin qu’elle puisse envoyer les cartons. Juan avait envisagé d’avancer la

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date du mariage, mais Ticia a préféré s’en tenir à ce qui était pré-vu. Elle a raison, je trouve. C’est tellement charmant de se marier au mois de mai, non ?

Georgiana acquiesça d’une voix éteinte puis termina d’une seule traite son café.

— Je ne m’attarde pas, dit-elle. J’ai un cours cet après-midi.

— Mais tu n’attends pas Leticia ? Elle sera déçue ! Encore ré-cemment, elle me disait combien elle te trouvait charmante.

La condessa se pencha vers elle pour ajouter sur un ton de con-fidence :

— En fait, je crois savoir qu’elle compte te demander d’être une de ses demoiselles d’honneur.

— Ah, non !

Sur ce cri du cœur, Georgiana se laissa retomber sur le canapé. Cela virait au cauchemar…

— Je pense que tu devrais attendre sa visite. De toute façon, il est sans doute trop tard pour ton cours.

Il n’y avait aucune issue : Georgiana acquiesça avec un pâle sourire.

Cinq minutes plus tard, on sonnait à la porte. Son pouls s’accéléra. Comment pourrait-elle regarder Leticia dans les yeux, sachant qu’elle avait connu les moments les plus exaltants de sa vie dans les bras de son futur mari ?

Peu après, Leticia entrait dans la pièce. Elle embrassa affec-tueusement la comtesse.

— Hola, tia… Hola, Georgiana. Quelle agréable surprise ! Jus-tement, j’avais quelque chose à te demander, dit-elle d’un ton enjoué, en s’asseyant à ses côtés sur le canapé. Veux-tu bien être une de mes demoiselles d’honneur ?

— C’est très gentil à toi, mais… Tu ne préférerais pas réserver ce rôle à une personne de ta famille ?

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— Pas du tout. Je serais ravie que ce soit toi. De toute façon, la mère de Juan était ta marraine, tu es loin d’être une étrangère. N’est-ce pas une bonne idée, tia ?

— Bien sûr, il est normal que tu sois associée à la fête, approuva avec chaleur la condessa. As-tu déjà décidé du modèle des robes ?

— Maman a pensé à une réplique de celles de Las Meninas, le célèbre tableau de Velázquez.

— Quelle bonne idée ! Je vois que ta mère prend très à cœur ce mariage, s’exclama la condessa. En tout cas, nous sommes tous très heureux que toi et Juan deveniez bientôt mari et femme !

— Merci, murmura Leticia.

La jeune femme se tourna vers Georgiana.

— Je peux compter sur toi, donc ?

— Euh… oui, bien sûr. Avec plaisir, répondit-elle, en s’efforçant de paraître la plus convaincante possible.

Elle était piégée. Bel et bien piégée !

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6.

Après avoir vainement tenté, à plusieurs reprises, de con-vaincre sa mère de la laisser déménager, Georgiana fut forcée de renoncer. Mais elle vécut dès lors dans la hantise de voir surgir à tout moment Juan et de devoir feindre l’indifférence face à un homme dont elle craignait d’être tombée amoureuse. Une telle situation lui mettait les nerfs à fleur de peau. Son appétit s’en ressentit et elle commençait à perdre du poids, ce qui n’échappa pas à la condessa.

— Georgiana, tu n’as pas l’air très en forme. Y a-t-il quelque chose qui te tracasse ?

— Non, non, affirma-t-elle, tout en beurrant une biscotte qu’elle n’avait pas vraiment envie de manger.

— Alors, c’est que tu travailles trop.

— Je vous assure, condessa, vais bien.

A peine achevait-elle sa phrase que la porte s’ouvrit.

Juan…

Sous l’émotion, elle fut prise d’un léger tremblement, et un peu de son café se renversa dans la sous-tasse. Heureusement, trop absorbée à saluer Juan, la condessa n’en remarqua rien.

Georgiana s’efforça de dominer le battement effréné de son cœur et, à son tour, le salua poliment.

— Bonjour, répondit-il. Tout va bien ?

— Très bien, je vous remercie, fit-elle sur un ton enjoué.

— Parfait. Je regrette, tia, je ne peux pas m’attarder. J’ai une réunion dans moins d’une heure.

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— Toujours sur ta brèche, soupira la vieille femme.

Pour sa part, Georgiana se réjouit en secret qu’il soit appelé ail-leurs. Mais c’était crier trop tôt victoire…

— Georgiana, il y a quelque chose dont j’aimerais vous parler en privé, déclara Juan.

Il avait parlé avec une certaine sévérité, comme si elle devait s’attendre à quelque réprimande. Mais elle était résolue à ne plus se trouver seule avec lui.

— Je ne vois pas ce dont nous pourrions parler qui ne puisse être dit devant la condessa.

— Cela, c’est à moi seul d’en juger, répondit-il avec calme.

— Ah, oui ? Eh bien, je n’ai rien à vous dire.

Sur ce, elle se leva brusquement de sa chaise.

— Enfin, Georgiana, tu peux bien accorder quelques instants à Juan, intervint la condessa, médusée.

Georgiana soupira avec résignation.

— Soit. Mais j’ai un cours à l’université dans une heure.

— Ce n’est pas un problème, dit Juan. Je vous y déposerai en passant.

— Mais Jacobo m’attend, il…

— Jacobo est au courant, coupa-t-il d’un ton sans réplique. Si vous voulez bien vous donner la peine…

Il ouvrit la porte et, d’un geste, lui fit signe de sortir.

Elle s’engagea dans le couloir, les dents serrées, la tête haute, avec l’impression de se rendre à son exécution. De quoi Juan vou-lait-il l’entretenir sans témoin ? Pourtant, il savait qu’il valait mieux éviter tout tête-à-tête ! Mais peut-être ne voyait-il pas les choses ainsi…

Cette idée la glaça. Était-il possible qu’elle n’ait été pour lui qu’un divertissement ? Une sorte de jouet sexuel qu’il se plaisait à initier ? Une colère froide la submergea soudain.

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— Ah, vous en avez, du toupet ! s’écria-t-elle, frémissante, dès qu’il eut refermé sur eux la porte du salon.

— Du toupet ?

— Parfaitement ! Comment osez-vous me faire venir ici avec vous comme si… comme si…

— Comme s’il ne s’était rien passé entre nous ? acheva-t-il.

Nonchalamment appuyé au dossier du canapé, Juan regardait les éclairs de colère dans les yeux de la jeune femme, sa poitrine qui se soulevait au rythme de sa respiration saccadée. Dieu, qu’elle était belle ! Il n’en fallait pas plus pour éveiller en lui un coupable désir.

— J’apprends que vous allez être demoiselle d’honneur à mon mariage.

— Ce n’est pas moi qui l’ai voulu, siffla-t-elle, lui tournant le dos pour regarder par la fenêtre.

— Georgiana, peut-être est-il possible de parvenir à un com-promis ?

Elle fit volte-face.

— Quoi ? Que dites-vous ?

— Trouver un arrangement satisfaisant qui nous permette l’un et l’autre de…

Juan ne termina pas sa phrase. La jeune femme fondait vers lui, et il saisit in extremis la main qui allait le gifler.

— Que croyez-vous que j’allais vous proposer ? s’exclama-t-il, vrillant son regard au sien.

— Oh, je ne suis pas si naïve ! Les hommes comme vous se croient tout permis. Vous voulez avoir Leticia pour épouse et moi pour maîtresse.

— Vous pensez ça, vraiment ?

— Oui. Et je pense aussi que vous ne méritez que le mépris.

— Ah, oui ? C’est ce que nous allons voir…

En un éclair, il l’emprisonna dans ses bras.

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Georgiana se débattit de toutes ses forces. Mais dès qu’il l’embrassa, une exquise et familière volupté l’envahit, et elle se retrouva comme liquéfiée, sans force. Sans plus aucune animosi-té… Elle ne pouvait que se plier à la volonté de Juan.

Comment lutter ? Sa raison n’avait plus de prise sur le tumulte de ses sens. Elle ne pouvait résister à la sensualité de ses baisers, à la chaleur de ses mains caressant ses seins à travers le T-shirt.

L’émotion lui arracha un involontaire gémissement quand Juan l’écrasa soudain contre lui et qu’elle sentit, comme un écho à sa propre fièvre, la force de son désir. La tête renversée en arrière, elle s’offrit au plaisir délicieux de ses lèvres errant sur son cou, sur sa gorge, tandis que ses mains la pressaient, la caressaient. Sans trop savoir comment, elle se retrouva bientôt le buste à demi dé-nudé.

— Juan… Non, arrêtez…, supplia-t-elle dans un sursaut de luci-dité.

Mais Juan n’en fit rien et, comme la fois précédente, allongea la jeune femme sur le canapé pour mieux la couvrir de baisers. C’était plus fort que lui… D’autant qu’elle avait apparemment renoncé à toute velléité de résistance, s’offrant sans réserve à ses caresses les plus intimes.

Georgiana avait succombé à la magie des sensations qui la cha-viraient. C’est à peine si elle prit conscience que Juan faisait glisser son jean le long de ses jambes. Déjà, prenant le relais de ses mains, ses lèvres l’entraînaient dans une spirale insensée qui la conduisit à une explosion de volupté.

Juan serra alors dans ses bras le corps tremblant de la jeune femme, agité par les derniers frissons de l’extase.

— Georgiana… Oh, mi linda, ma belle Georgiana…

Comme si le son de sa voix la foudroyait, elle se leva et rajusta fébrilement ses vêtements, effarée de n’avoir pas su lui résister, une fois de plus. Pourtant, elle savait bien que ces caresses n’étaient qu’un jeu pour lui.

— Juan, allez vous-en. C’est affreux, ce qui vient de se passer. C’est sordide et dégradant !

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— Vous n’aviez pas l’air de le penser, il y a un instant.

Lui aussi s’était relevé.

— C’est vrai, admit-elle, le regardant en face. Je n’aurais jamais dû vous laisser faire… Mais après tout, c’est toujours la femme qui est en faute, n’est-ce pas ?

Il y avait une telle amertume dans le ton de Georgiana… Juan eut honte, soudain. Non seulement il avait profité d’elle, mais il lui donnait une piètre image des hommes, de la vie.

— Pardonnez-moi si je vous ai blessée, dit-il d’une voix sourde.

— Oh, rassurez-vous, vous n’avez rien fait de tel, répondit-elle, faussement désinvolte. Mais vous conviendrez maintenant qu’après ce qui vient de se passer, il vaut mieux que je m’en aille. Je me vois mal être la demoiselle d’honneur de Leticia. Ce serait odieux.

— Vous ne pouvez pas partir.

— Pourquoi ?

— Parce que je m’y oppose.

— Franchement, Juan, votre opinion importe peu ! Nous de-vons tout faire pour que cesse cette situation. Vous n’espérez quand même pas que nous nous ébattions en catimini pendant que votre tante boit le thé dans le petit salon ?

— Je resterai à l’écart.

— Vous me l’aviez déjà dit.

— Cette fois, je tiendrai parole. Je ne vous importunerai plus par ma présence.

Sur un bref salut, il tourna les talons et sortit, la laissant seule, toujours en proie à la plus vive agitation, et ne sachant trop si elle se sentait triste ou soulagée.

Rageusement, elle alla chercher ses affaires de cours et partit pour l’université. Il fallait qu’elle trouve au plus tôt une issue !

A son arrivée à la faculté, pendant qu’elle gravissait l’antique escalier de marbre, toujours absorbée dans ses pensées, on

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l’appela de l’étage au-dessus. C’était Sven, un étudiant suédois avec qui elle avait sympathisé.

— Georgiana ! Enfin, te voilà ! Nous avons décidé de partir en week-end. Ça te dirait de te joindre à nous ?

— Ah, oui ? Et qui est-ce, « nous » ? demanda-t-elle avec un sourire.

Sven était un grand blond à la carrure athlétique que toutes les filles à la fac trouvaient irrésistible. Et Georgiana aussi, au début. Jusqu’à ce qu’un bel Espagnol au charme ténébreux vienne éclip-ser tous les autres hommes à ses yeux.

Sven lui énuméra les différents participants, garçons et filles, en tout six étudiants de nationalités diverses.

— Nous comptons faire un petit périple en Andalousie, expli-qua-t-il. Nous louerons un minibus.

Georgiana n’hésita pas longtemps.

— Bonne idée ! approuva-t-elle pendant qu’ils se dirigeaient vers leur salle de cours. Eh bien, d’accord, je viendrai ! Merci d’avoir pensé à moi, Sven.

Cette invitation n’aurait pu mieux tomber ! Quelques jours en Andalousie devraient l’aider à oublier tout ce qui s’était passé entre elle et Juan.

— Mais pourquoi faudrait-il avancer la date du mariage ? s’étonna Leticia.

Elle et Juan discutaient devant un assortiment de tapas au bar de leur taberna préférée, Calle Don Ramon de la Cruz.

— Je pense que ce serait beaucoup mieux, voilà, répondit-il, exaspéré de la voir si réticente. Ça nous permettrait d’aller faire du ski pour notre voyage de noces. Quand nous en avions parlé, nous étions convenus que passer un mois en tête à tête sous les coco-tiers nous rendrait fous.

— J’ai dit ça, moi ?

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— Peut-être pas formulé de la sorte. Mais je me rappelle très bien cette conversation.

— Quel couple romantique nous faisons, soupira-t-elle, en con-sidérant pensivement son verre.

— Ticia, que se passe-t-il ? Ni toi ni moi n’avons jamais préten-du faire un mariage d’amour. Mais tu sais l’affection que j’ai pour toi, dit-il en lui étreignant la main.

— Oui… Moi aussi, j’ai beaucoup d’affection pour toi, répondit-elle en le regardant dans les yeux. C’est simplement que…

— Écoute, si tu n’es pas sûre de toi, que tu as le moindre regret, il faut le dire.

Elle hésita.

— Non, je n’ai aucun regret, Juan… Quand voudrais-tu que le mariage ait lieu ? ajouta-t-elle avec un grand sourire.

— Crois-tu qu’il serait possible d’envisager une cérémonie dis-crète quelque part ?

— Tu veux dire, s’envoler pour un pays lointain et se marier en toute simplicité ? J’aimerais bien, moi aussi… Mais il me semble entendre déjà les récriminations de ma mère. Elle mettra des années à me pardonner.

— C’est probable, dut convenir Juan.

— Pour ma mère, ce mariage est un événement d’une impor-tance capitale, reprit Leticia après un silence. Songe que sa fille épouse un duc ! Alors que mon père n’est que simple marquis.

Elle eut un petit rire.

— C’est stupide. Ta famille est bien plus ancienne que la mienne.

— Je sais, je plaisantais. Il n’empêche que, dans leur monde, ces choses-là comptent.

— Et ce n’est pas ton monde ?

— Si, bien sûr. Simplement, dans mon travail, j’ai découvert d’autres gens, d’autres mondes. Des problèmes dont ma mère ne

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soupçonne même pas l’existence. Ou de façon très lointaine. Et je considère cela comme une richesse.

— Ticia, tu es intelligente. Tu sais qu’il ne me viendrait pas à l’idée de te priver de tout cela ?

— Je sais, Juan. Mais dans la pratique, je vais devoir faire de nombreuses concessions sur le plan professionnel.

— Pourquoi ? Je n’attends rien de tel !

— Peut-être. Mais le seul fait d’être ton épouse constitue presque un métier en soi… Tu auras besoin d’une hôtesse pour recevoir du monde, de quelqu’un de disponible. Pas d’une femme qui court les réunions à l’université pour conseiller les étudiants dans leurs revendications. L’autre jour, j’ai même participé à une manifestation. Imagine les titres que cela ferait dans les journaux. « La duchesse de la Caniza milite contre telle ou telle mesure… » Non, Juan, il me faudra choisir, conclut-elle dans un sourire mé-lancolique.

— Et le plus tard sera le mieux, c’est ça ? dit-il, jouant avec le bracelet qu’elle avait au poignet.

Leticia acquiesça silencieusement d’un signe de tête.

— Dans ce cas, nous nous en tiendrons à ce qui était prévu, querida… Et si nous passions à table ?

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7.

Il était bien agréable de quitter la ville.

Assise à l’arrière du minibus entre Greg, le Canadien, et Lucy, une Australienne qui avait décidé de se joindre à eux au dernier moment, Georgiana regardait par la fenêtre se dérouler à perte de vue les vastes étendues ocre de la meseta. De loin en loin, la pré-sence de quelques moulins à vent lui rappelait que c’était là que Cervantès avait situé l’intrigue de son célèbre Don Quichotte.

Ses compagnons de voyage étaient d’humeur joyeuse. Tous se réjouissaient de pouvoir s’évader de la capitale pour ce long week-end et découvrir du même coup d’autres facettes de l’Espagne.

Au bout d’un moment, Georgiana s’assoupit. Mais le souvenir de Juan, de ses mains sur son corps, la poursuivit jusque dans ses rêves…

Tout à coup, le minibus s’arrêta.

— Hé, beauté, réveille-toi !

Sven la secouait doucement et elle lui adressa un sourire en-sommeillé.

Ils étaient garés en bord de route devant une auberge aux murs blanchis à la chaux.

Georgiana suivit ses compagnons à l’intérieur, en direction du bar. Dans un angle, un groupe d’hommes, attablés devant une bière, suivaient un match de football à la télévision sur le mur opposé, encourageant bruyamment les joueurs de leur équipe.

Georgiana s’assit au bar près de Sven et commanda un jus d’orange frais. Le barman opérait sous un impressionnant dé-ploiement de jambons de Serrano suspendus aux poutres du pla-

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fond, au-dessus de lui. Ils décidèrent d’y goûter, et l’homme aigui-sa un grand couteau avant de couper quelques tranches avec un art consommé.

— Je suis content que tu sois venue, lui confia Sven, qui avait rapproché son tabouret du sien. Cela faisait quelques jours qu’on ne t’avait pas vue. Tout va bien ? Tu as l’air un peu fatigué.

— J’avais, attrapé un petit rhume. Rien de grave.

— Ça te fera du bien d’aller dans le Sud, dit-il, son beau visage éclairé d’un grand sourire. Un jour, il faudra que tu viennes visiter la Suède. C’est un beau pays, aussi.

— Certainement, répondit-elle de façon automatique.

Comment aurait-elle pu lui avouer que découvrir la Suède était la dernière de ses préoccupations, et qu’elle n’avait qu’une pensée en tête : Juan. Que faisait-il en ce moment ?

Autour d’elle, toute la bande riait et plaisantait. Georgiana ne voulait pas se distinguer en jouant les trouble-fêtes, mais leurs divertissements lui semblaient si puérils. Pourquoi se sentait-elle ainsi en décalage par rapport aux jeunes de son âge ? Qu’est-ce qui avait changé en elle ? Au diable Juan ! C’était lui qui en était la cause, évidemment. Mais elle ne le laisserait pas, même absent, influer à ce point sur son existence. D’autant qu’elle avait accepté cette petite escapade en Andalousie pour le fuir. En plus, elle avait la chance d’avoir en la personne de Sven un compagnon charmant. Le type même de garçon avec qui elle aurait dû sortir.

Georgiana décida d’oublier le duc de la Caniza et de bien s’amuser.

Juan se promenait parmi les orangers de sa finca, près de Sé-ville, où il était venu régler une affaire en suspens. Mais deux su-jets de préoccupation ne quittaient pas son esprit. Le premier était Georgiana, qu’il s’était promis de ne plus jamais toucher, et l’autre, sa récente conversation avec Leticia.

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En faisant le choix d’épouser cette dernière, il avait omis de prendre en compte tout ce à quoi Leticia devrait renoncer. Pour une autre qu’elle, devenir duchesse eût sans doute été un accom-plissement suffisant en soi. Mais pas pour Leticia. Elle aimait trop son métier…

Escorté des deux chiens qui s’étaient joints à sa promenade, Juan s’enfonça plus profondément dans l’orangeraie. Il aimait cette propriété familiale. La maison, une belle ferme du XVIIe siècle, avait appartenu à sa mère et à ses ancêtres avant elle, depuis de longues générations. C’était un lieu magique, très diffé-rent de cette Navarre d’où était originaire son père, une âpre ré-gion montagneuse du Nord, à la frontière avec la France. Ici, tout lui rappelait sa mère, son enfance, les étés brûlants et les longues balades à cheval…

Sa mère aussi était très attachée à ce lieu, elle s’y était retirée pendant les dernières années de sa vie. Juan n’y était retourné que rarement depuis son décès, un an auparavant. Mais aujourd’hui, il avait éprouvé le besoin de s’y réfugier, ce havre de paix et de soli-tude lui offrant plus que tout autre endroit la possibilité de réflé-chir.

L’après-midi touchait à sa fin lorsqu’il regagna la maison et foula le sol de terre cuite de l’entrée. Le mobilier de la ferme se composait de véritables pièces d’antiquité de bois de palissandre, probablement aussi anciennes que la maison elle-même. Sa mère y avait réalisé d’importants travaux de rénovation, mais, dans son essence, l’habitation était demeurée telle qu’aux premiers jours.

Juan se rappela que tout le personnel avait eu congé pour assis-ter à la fête annuelle du village voisin. Il décida donc d’aller se restaurer en ville.

Une demi-heure plus tard, après une bonne douche, Juan enfi-la un vieux jean, une chemise blanche et jeta un pull léger sur ses épaules. Et bientôt, la Ferrari quitta la plantation par le chemin de terre battue, soulevant dans son sillage un nuage de poussière. Puis, ce fut l’autoroute où il prit la direction de Séville.

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A quelques kilomètres de la ville, son attention fut soudain atti-rée par un groupe de jeunes gens montant dans un minibus devant un restaurant. Ou plutôt, par la présence parmi eux d’une jeune femme en qui il crut reconnaître Georgiana ! Stupéfait, il relâcha d’instinct la pédale d’accélérateur. Avait-il eu une vision ? Cette blonde qu’il avait vue grimper dans le véhicule, aidée par un solide gaillard, pouvait-elle vraiment être Georgiana ?

Il en aurait le cœur net ! Restant sur la file de droite, il roula doucement jusqu’à se faire dépasser par le minibus. Ce qui ne tarda pas. La vision du ravissant profil de Georgiana, entrevu derrière l’une des vitres arrière, balaya alors ses derniers doutes.

Laissant échapper un juron, il suivit à distance le véhicule jusque dans le centre de Séville, où il effectua plusieurs tours en quête d’une place de stationnement. Pendant tout ce temps, la stupeur et la colère grandissaient en Juan. Mais que faisait donc Georgiana en Andalousie ?

Le minibus finit par trouver un endroit où se garer. Une joyeuse bande en descendit. Juan, atterré, vit un beau garçon blond entourer d’un bras possessif les épaules de Georgiana. Quel culot ! pensa-t-il, s’empressant de se glisser dans une place de parking qui se libérait. A son tour, il descendit de voiture, résolu à ne pas perdre de vue le groupe qui se dirigeait vers les ruelles étroites de la vieille ville.

Georgiana riait. De toute évidence, elle s’amusait bien. Mais au lieu de s’en réjouir pour elle, comme il aurait dû le faire, Juan ressentait une jalousie aiguë.

A l’angle d’une rue, tout à coup, elle se retourna comme si elle se sentait suivie, et Juan se réfugia prestement sous un porche. Il y avait là, recroquevillée sur les marches, une vieille mendiante vêtue d’une robe rouge à pois blancs, un châle de soie sur les épaules. Levant vers Juan un visage parcheminé, elle lui tendit la main pour demander l’aumône.

— Por favor, señor, ayùdame.

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Sans quitter des yeux Georgiana, Juan fouilla dans une de ses poches et en sortit de la menue monnaie qu’il déposa dans la paume de la vieille Gitane.

— Espera ! s’exclama-t-elle, le retenant par la manche.

— Quoi ? Qu’y a-t-il ? Je t’ai donné toute ma monnaie.

— Ce n’est pas de l’argent que je veux. Churumbel !

Par cette formule gitane, elle demandait à lui lire les lignes de la main.

En bon Andalou qu’il était, Juan ne lui fit pas l’affront de refu-ser. Il lui présenta distraitement sa paume, prenant son mal en patience, le regard rivé sur les deux têtes blondes qui lui servaient de repère dans la foule descendant la rue.

— Alors, Gitana, que vois-tu ? Dépêche-toi. J’ai un rendez-vous important.

— Je sais. Tu as rendez-vous avec ton destin… Un destin que tu n’avais pas prévu, ajouta-t-elle en secouant la tête. Je vois que tu as séduit une jeune vierge ou que tu vas le faire. Attention, toi qui es de naissance noble… Parfois, le cœur se laisse aussi entraîner dans les égarements de la chair…

Il la regarda, interloqué.

— Ah, mais tu es un sacré numéro ! s’exclama-t-elle, dévoilant un sourire édenté avant de se replonger dans l’examen de sa main.

Il y a une autre femme. Elle est là qui attend, mais n’est pas sûre de ses sentiments. Vas-tu quand même l’épouser, bien qu’elle ne t’aime pas ? Ou plutôt écouter ce que ta conscience te dit ?

— Tu racontes des sottises, Gitana, répliqua-t-il, retirant sa main.

Après lui avoir rapidement glissé un billet, il repartit. Le groupe de Georgiana devenait de plus en plus imprécis dans son champ de vision.

— Rappelle-toi ce que je t’ai dit ! Et attends-toi à quelques sur-prises ! lui cria la vieille mendiante.

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Sans plus lui prêter attention, Juan pressa le pas et manqua renverser deux touristes qui lui décochèrent des regards noirs. Au même instant, il vit Georgiana et ses amis obliquer dans une rue adjacente au loin sur la droite.

Il ignorait ce qu’il allait faire. Mais une chose était sûre : l’idée qu’elle pût connaître dans les bras d’un autre les plaisirs qu’il lui avait fait découvrir lui était insupportable. Et sa raison avait beau lui dire qu’il n’avait pas le droit de l’en empêcher, il savait au plus profond de lui de Georgiana était sienne.

Fort de cette certitude, il suivit à distance le groupe et échafau-da un plan d’action.

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8.

Georgiana s’était arrêtée devant la devanture d’une boutique d’artisanat andalou pour contempler les mille et un objets colorés qui se trouvaient là. Une cruche de céramique ornée de motifs peints attira plus particulièrement son attention. Cela pourrait faire un joli cadeau pour sa mère, songea-t-elle. Mais comme elle s’apprêtait à entrer dans le magasin, une main l’agrippa à l’épaule.

Surprise, elle se retourna, prête à houspiller l’importun. Mais les mots s’étranglèrent dans sa gorge.

Juan !

— Le monde est petit, n’est-ce pas ? s’exclama-t-il, dardant sur elle un regard étincelant.

— Que… que faites-vous ici ? balbutia Georgiana, quand elle put enfin articuler un mot.

— Ce serait à moi de vous poser la question, non ?

Elle recouvra un peu d’assurance.

— Pourquoi ça ? répliqua-t-elle. Et vous êtes prié de ne pas me brutaliser !

Juan la relâcha de mauvaise grâce, et, pendant un instant, ils se fixèrent dans un silence hostile.

— Il n’est pas prudent pour quelqu’un de votre âge de voyager seule en Andalousie.

— Je ne suis pas venue seule, rétorqua-t-elle sèchement.

— Ah ? Et avec qui êtes-vous ?

— Cela ne vous regarde pas !

— Vous croyez ?

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Soudain, une voix masculine s’éleva derrière lui.

— Hé, que se passe-t-il ?

Juan se retourna et reconnut le jeune homme blond qui ac-compagnait Georgiana.

— Tout va bien ? demanda-t-il, s’adressant à la jeune femme.

— Oui, répondit Georgiana, gênée. Sven, je te présente Juan Monsanto, le fils de ma marraine, chez qui je loge à Madrid. Juan… voici Sven. Nous sommes venus passer quelques jours ici, en Andalousie, avec d’autres amis étudiants.

Les deux hommes échangèrent un bref salut de la tête. Ils avaient une façon de se regarder en chiens de faïence qui était presque comique.

— Bon, fit-elle sur un ton guilleret, cela m’a fait plaisir de vous revoir, Juan, mais je dois aller retrouver les autres.

— Un petit instant, dit-il. Nous pourrions dîner ensemble, ce soir ? J’aimerais vous emmener à la Casa Rufino, ce restaurant où allait souvent ma mère.

Ce fut son sourire qui acheva de convaincre Georgiana.

Que possédait donc cet homme pour mettre ainsi à bas, en l’espace d’une seconde, ses plus solides résolutions ? se désespéra Georgiana. Car elle aurait voulu pouvoir refuser…

— Bon. D’accord, murmura-t-elle.

— Dites-moi à quel hôtel vous logez et je passerai vous cher-cher… Et j’ai une idée ! dit-il, s’adressant aussi à Sven avec un grand sourire. Vous n’avez qu’à venir tous chez moi, demain ! Je suis à la campagne, dans une finca typiquement andalouse. Vous devriez aimer.

Sven consulta Georgiana du regard.

— C’est sympa, dit-il, mais nous ne voudrions pas vous déran-ger.

— Vous ne me dérangez pas. Au contraire, j’aurai plaisir à vous recevoir. Vous pourrez monter à cheval si ça vous tente. Et nous ferons un barbecue. Ou mieux, une vraie paella andalouse.

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Juan prit affectueusement la jeune femme par les épaules avant d’enchaîner :

— En fait, Georgiana, vous pourriez peut-être venir dès ce soir après dîner, et vos amis vous rejoindraient demain. Ainsi, nous pourrions tout préparer pour leur visite. Je manque de personnel en ce moment.

Georgiana soupira, consciente d’être dépassée par les événe-ments. A ce petit jeu, Juan était le plus fort, hélas, il en connaissait trop bien les règles… Bien sûr, elle savait qu’il n’était pas raison-nable d’accepter sa proposition. Mais le charisme de Juan, la cha-leur de son regard, la fascination que sa seule présence exerçait sur elle, tout concourait à lui faire dire oui… Afin de se donner bonne conscience peut-être, elle pensa que ce serait également l’occasion pour ses amis de découvrir une authentique finca anda-louse. Et puis, si Juan était à court de personnel, n’était-il pas normal qu’elle l’aide dans les préparatifs ?

— Si ça peut vous rendre service, s’entendit-elle répondre. J’ai mes affaires dans le minibus. Sven, ça ne te dérange pas que nous allions les chercher ?

— Pas du tout.

Tous trois s’en retournèrent à l’endroit où était garé le véhicule. Sven confia à Juan le sac à dos de Georgiana, puis les deux hommes se serrèrent la main.

— Et merci encore pour l’invitation, dit Sven.

— Avec plaisir… Au fait, je vais vous donner mon numéro de portable. Avant de venir, demain, vous n’aurez qu’à m’appeler, je vous guiderai.

Sven entra le numéro dans son propre téléphone, après quoi ils se séparèrent.

* * *

Si Georgiana éprouva quelques remords quand elle monta dans la Ferrari près de Juan, ils furent oubliés dès qu’ils atteignirent

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Tres Marias, la propriété qu’il tenait de sa mère dans la campagne sévillane.

— Que c’est beau ! s’exclama-t-elle à la vue de la grande maison blanche dominant la plantation d’orangers.

La jeune femme fut séduite par l’impression d’harmonie que la demeure dégageait, avec ses volumes parfaitement équilibrés, ses murs uniformément blancs sous les vieux toits de tuiles que le soleil andalou semblait avoir patinées au fil du temps. Même maintenant, en automne, la façade se parait d’une éclatante florai-son de bougainvillées et de clématites dont les couleurs claquaient sur la blancheur immaculée du mur.

Georgiana descendit de voiture, enchantée par le charme du lieu. Ils avaient décidé de venir déposer ses affaires ici, avant d’aller au restaurant. Comme elle regardait alentour, une femme d’un certain âge, toute vêtue de noir, sortit de la maison et vint vers eux.

— Don Juan… Je croyais que vous dîniez en ville.

— Rassurez-vous, Conchita, il n’y a rien de changé au pro-gramme. Et vous, vous n’allez pas à la fête au village ?

— Oh, ce n’est plus de mon âge… Je laisse ça aux jeunes.

Comme elle regardait Georgiana d’un air interrogateur, Juan la présenta.

— Cette jeune femme est la fille de Lady Cavendish. Vous vous souvenez, la grande amie de ma mère, qui est venue plusieurs fois ici ?

— Bien sûr, je m’en souviens ! répondit-elle, l’œil pétillant. Bienvenida, señorita. La duchesse appréciait beaucoup votre maman. Quelle tristesse…

La vieille femme soupira en se signant avant de précéder Juan et Georgiana à l’intérieur de la maison.

— Don Juan, nous pourrions installer la señorita dans la chambre qu’occupait sa mère ?

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— Oui, très bonne idée. Georgiana, Conchita va vous conduire à l’étage. Installez-vous, faites comme chez vous.

— Merci, dit-elle avec un bref sourire.

Il n’y avait rien de charmeur dans l’attitude de Juan, et Geor-giana se sentait en confiance. Ce fut d’un cœur léger qu’elle suivit la vieille domestique à l’étage. Sa mère lui avait souvent vanté les attraits de la finca Tres Marias, où l’avait invitée plusieurs fois son amie, la duchesse.

Les deux femmes s’étaient rencontrées alors qu’elles n’avaient que dix-sept ans, à l’école d’art décoratif que toutes deux fréquen-taient en Suisse, et leur amitié avait résisté au temps.

— Necesita algo màs ? lui demanda Conchita après l’avoir con-duite à la chambre.

— Merci, j’ai tout ce qu’il me faut, répondit aimablement Geor-giana. Je vais me doucher puis j’irai retrouver le duc.

— Très bien, señorita. Je le lui dirai.

Une fois seule, Georgiana poussa les volets qu’on avait laissés entrebâillés. Sous ses yeux, les orangeraies quadrillaient le pay-sage jusqu’à perte de vue. Elle s’assit sur le rebord de la fenêtre pour les contempler. Avait-elle eu raison de venir ici ? s’interrogea-t-elle, saisie d’un doute. N’eût-il pas mieux valu rester avec les autres à l’auberge de jeunesse de Séville ?

De toute façon, il était un peu tard pour s’en inquiéter ! Quit-tant la fenêtre, elle s’intéressa au décor de sa chambre qui, malgré l’austérité du lourd mobilier de palissandre, était loin d’être dé-nuée de charme. Le linge de lit blanc s’ornait de fines broderies et de dentelles tandis qu’un volumineux bouquet de fleurs séchées trônait sur le marbre de la commode. Et quand Georgiana ouvrit l’armoire, il s’en dégagea le délicieux parfum caractéristique de la lavande.

Elle retira son T-shirt puis son jean, se demandant comment elle pourrait bien s’habiller pour dîner. Non qu’elle eût un choix de tenues très large, mais elle avait eu la bonne idée d’emporter une robe qui, même tassée au fond d’un sac à dos, présentait le pré-cieux avantage de ne pas se froisser.

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Georgiana l’étala sur le lit avant de se glisser sous la douche. Là, elle savoura le plaisir de laisser couler un moment l’eau chaude sur son corps, de se décontracter. Et de se préparer mentalement à la soirée à venir… Comment réagirait-elle, en effet, si Juan l’embrassait de nouveau ?

Cette pensée, loin de lui répugner, fit sourdre en elle un déli-cieux frisson d’excitation, qu’elle voulut ignorer. Cette soirée de-vrait être au contraire l’occasion de recadrer leur relation. Il n’était pas question qu’elle laisse se reproduire ce qui s’était passé entre eux. Et si Juan avait d’autres intentions, elle tiendrait bon !

Forte de cette résolution, Georgiana sortit de la douche et s’enveloppa dans l’un des grands draps d’éponge blancs, sans perdre le fil de ses pensées. Juan devait être juste un ami, ou rede-venir l’homme qui lui offrait l’hospitalité le temps de ses études à Madrid. Rien d’autre !

Rien d’autre ? Difficile, cependant, de faire abstraction du reste, d’oublier la magie de ses caresses, les mille délices qu’il lui avait fait découvrir…

De plus, sans vraiment s’ennuyer avec eux, Georgiana trouvait que ses amis d’université manquaient un peu de relief. Sven, au début si séduisant à ses yeux, lui paraissait bien insipide comparé à Juan. Et ce dernier, bien malgré elle, en venait à ne plus quitter ses pensées.

Dans un soupir, Georgiana regagna la chambre. Au lieu de s’adonner à de stériles rêveries, elle ferait mieux de se rappeler qu’il allait bientôt épouser Leticia !

Elle s’habilla puis se brossa les cheveux. Quand elle eut fini, elle se posta devant le grand miroir en pied. Elle aimait cette robe fluide à petits mancherons qui soulignait subtilement sa silhouette et accompagnait les mouvements de son corps. Elle s’y sentait… plutôt sexy. Non que ce fût là son objectif ! se rappela aussitôt Georgiana.

Après avoir posé une touche de brillant sur ses lèvres, un peu de mascara sur les cils, elle descendit retrouver Juan, bien décidée à ne pas dévier de la ligne de conduite qu’elle s’était fixée.

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Installé sous la véranda, Juan attendait avec impatience la jeune femme. Pourquoi avait-il fait cela ? Pourquoi l’avoir invitée à Tres Marias alors qu’il savait les risques que cela comportait et que, de toute façon, c’était encourager une situation impossible ? Que ferait Leticia si elle apprenait la chose ?

Rien, se dit-il après réflexion. Leticia verrait là l’exacte situa-tion qu’il avait décrite plus tôt à Conchita : Georgiana était la fil-leule de sa mère, il l’avait rencontrée par hasard à Séville et lui avait naturellement offert l’hospitalité.

Soudain, Juan eut honte de lui-même. Pourquoi ne pas profiter de cette occasion pour donner un tour différent à ses rapports avec Georgiana ? Il en parlerait avec elle au dîner. Calmement, posé-ment, il lui expliquerait qu’il n’y avait rien de possible entre eux, et leur relation repartirait sur des bases saines.

Il commençait à s’habituer à l’idée quand Georgiana parut dans l’encadrement de la porte. Et toutes ses bonnes résolutions s’en allèrent à vau-l’eau…

Elle était si belle. Si charmante.

Reprenant à grand-peine ses esprits, il se leva pour l’accueillir.

— Asseyez-vous. Nous allons boire un verre. J’ai mis du cham-pagne au frais.

— Merci, murmura-t-elle.

Pendant qu’il faisait le service, Georgiana alla s’installer dans le fauteuil en osier le plus éloigné de Juan.

— Salud, dit-il, levant sa flûte remplie du vin pétillant. C’est un heureux hasard que nous nous soyons trouvés à Séville le même week-end. J’espère que la ville vous plaira.

— Je n’en doute pas. J’ai beaucoup aimé le peu que j’en ai vu.

Juan lui parla des nombreux attraits touristiques de la capitale andalouse. Elle l’écoutait, fascinée par son aisance et sa décontrac-tion, par l’impression de séduction qu’il dégageait avec sa chemise blanche ouverte au col, son pull négligemment jeté sur les épaules.

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Conchita parut avec un plateau d’amuse-gueules qu’elle posa sur la petite table entre eux.

— Vous allez attraper froid ! dit-elle à Georgiana en la voyant les bras nus. Je vais vous chercher de quoi vous couvrir.

Elle revint un instant plus tard avec un châle de soie.

— Mettez ça sur vos épaules, señorita. Il peut faire très frais, le soir.

— Merci. C’est très gentil.

Comme elle admirait le beau châle ivoire richement brodé, Conchita murmura avec un sourire mélancolique :

— Il était à la duchesse.

— Dans ce cas, je ne devrais peut-être pas le porter.

— Au contraire, intervint Juan en lui souriant, les yeux emplis d’émotion. Cela lui aurait fait plaisir de le voir sur vous. J’aimerais même que vous le gardiez, en souvenir d’elle.

Georgiana sentit à son tour l’émotion l’étreindre. C’était comme si l’évocation de la duchesse établissait entre eux un lien invisible, mystérieux… Mais après tout, n’était-ce pas à elle qu’ils devaient de s’être rencontrés ?

Elle ajusta le châle sur ses épaules.

— Merci. Je le garderai toute ma vie, murmura-t-elle en lui rendant son sourire. Votre mère était une femme formidable. Je me rappelle quand elle venait en Angleterre. Nous allions souvent prendre le thé au Ritz.

— Et moi, je me souviens qu’elle me parlait de la fille de son amie, Lady Cavendish, dont elle était la marraine, répondit Juan, malicieux. Je n’aurais jamais pensé que cette fillette deviendrait un jour aussi…

C’était le mot « belle » qu’il avait aux lèvres, mais Juan lui pré-féra un autre qualificatif :

— … aussi charmante.

— Merci, fit-elle avec une gêne visible.

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Le soir tombait sur la finca. Dans le bleu sombre et velouté du ciel, les premières étoiles pointaient, tels des diamants, et la lune dessinait un croissant parfait. Autour deux, le chant des grillons emplissait la nuit de ses vibrations et des effluves de jasmin les enveloppaient.

— Quel lieu paisible… Vous venez souvent, ici ?

— Chaque fois que j’en ai la possibilité, répondit Juan. J’adore cet endroit, je viens m’y ressourcer. Le contact avec la nature m’apaise. C’est ici que j’ai trouvé refuge après que Léo…

Il s’interrompit brusquement.

— Qu’alliez-vous dire ?

L’expression de Juan s’était assombrie. Il paraissait si triste, soudain.

— Oh, rien. Rien d’important.

— Je ne vous crois pas, répliqua Georgiana, qui alla le rejoindre sur la banquette où il était assis. Vous alliez dire quelque chose d’important et vous vous êtes ravisé. Pourquoi ?

— Parce que ce quelque chose appartient au passé, querida… Et que la page est tournée. Définitivement tournée.

Sur les traits de Juan, durcis par l’éclairage de la véranda, elle reconnut l’ombre de quelque douloureux souvenir refoulé et n’insista pas. Mais son cœur s’emplit d’une vive compassion. Elle posa une main sur le bras de Juan.

Une fois de plus, la tendresse de ce geste toucha Juan d’une étrange façon, et le désir que sa proximité éveillait immanquable-ment en lui se ralluma. Mais il le réfréna et, pour mieux échapper au sortilège, se leva.

— Nous y allons ? dit-il, lui prenant le verre des mains. J’ai pensé que nous poumons nous promener un peu dans Séville avant d’aller au restaurant. De toute façon, comme vous savez, nous dînons toujours très tard ici, en Espagne.

Georgiana acquiesça d’un sourire, mais non sans un bizarre pincement au cœur. Juan se comportait à présent en parfait gen-

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tleman et – pour être tout à fait honnête – elle n’aurait su dire si elle en était heureuse… ou déçue.

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9.

Le dîner à la Casa Rufino, un ancien cellier à vin, fut particuliè-rement réussi. Depuis le patron jusqu’au garçon de salle, tout le personnel se montra aux petits soins avec eux. De toute évidence, Juan jouissait d’une haute considération à Séville. Toute la soirée, ce furent des don Juan par-ci, des don Juan par-là. Il semblait n’en tirer aucune vanité – il riait et plaisantait avec le naître d’hôtel –, mais n’en imposait pas moins son incontestable autori-té.

C’était lui qui avait décidé du menu – un délicieux assortiment de fruits de mer et de spécialités locales. Loin de s’en indigner, Georgiana ne put que se réjouir de son choix. Il savait exactement quel vin commander, quel dessert se marierait le mieux avec les autres plats. Et lorsqu’ils en furent au café, elle était sous le charme de ces saveurs exotiques et de l’atmosphère détendue dans laquelle se déroulait leur dîner.

Une tuna – une petite formation musicale d’étudiants – s’arrêta à leur table pour leur chanter une chanson et jouer quelques airs du folklore andalou à la guitare. Georgiana était aux anges.

— Quelle merveilleuse soirée j’ai passée. Merci, Juan, dit-elle, tandis que s’envolaient les dernières notes de la ritournelle.

Il sortit quelques billets de banque et félicita chaleureusement les jeunes gens pour leur talent. Puis il sourit à Georgiana et prit sa main sur la table, ce qui la fit frissonner.

— Et maintenant, que diriez-vous d’une petite promenade ? J’aimerais vous montrer l’Alcazar éclairé. C’est magnifique.

Dehors, glissant un bras sous le sien, Juan l’entraîna dans le dédale des rues de la vieille ville, et la magie se poursuivit.

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L’architecture de Séville, très riche, témoignait de la diversité des influences qui avaient forgé la cité au fil des siècles. Maures et chrétiens, anciens et modernes, tous les styles cohabitaient dans une singulière harmonie.

Georgiana se sentait étonnamment bien en compagnie de Juan. Tous les scrupules qui la tourmentaient encore un peu plus tôt s’envolaient à mesure qu’ils parcouraient les rues animées. La musique était omniprésente, elle s’échappait des maisons, des restaurants, des bars. En passant devant l’un d’eux où se don-naient des spectacles de flamenco, ils croisèrent trois belles Gita-nas en robes à pois traditionnelles qui bavardaient gaiement en attendant sans doute l’heure de leur numéro. L’une d’elles lança un regard hardi à Juan puis glissa une remarque à ses compagnes qui les fit rire.

Elle avait parlé trop vite pour que Georgiana pût comprendre.

— Qu’est-ce qu’elles se sont dit ?

Un sourire malicieux se peignit sur les lèvres de Juan.

— Peut-être vaut-il mieux que vous ne compreniez pas encore trop bien l’espagnol.

— Ah bon ? C’étaient des propos désagréables ?

— Pas du tout. Au contraire… Mais un peu lestes.

Déconcertée, Georgiana se repentit d’avoir posé sa question.

— Voulez-vous vraiment savoir ce qu’elle a dit ?

Sans attendre son assentiment, il enchaîna :

— D’après elle, un couple comme nous, au lit, ça doit faire des étincelles… Je vous rapporte textuellement ses paroles.

Georgiana en resta muette de confusion. Elle qui commençait à se sentir plus détendue avec Juan… De surcroît, ces mots provo-quaient au fond de son être un violent émoi qui n’arrangeait guère les choses.

Devinant son trouble, Juan ajouta avec douceur :

— Querida, il va bien falloir admettre que nous sommes très at-tirés l’un par l’autre.

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— Peut-être, mais vous allez bientôt vous marier, répondit-elle sans le regarder.

— Je sais. Et je m’en veux de vous trouver tant de charme.

Il lui caressa doucement la joue et soupira.

Georgiana s’efforçait de garder la tête froide, convaincue que le moindre fléchissement de sa part la précipiterait dans les bras de Juan. Elle avait tant envie de retrouver sa chaleur, de revivre les plaisirs qu’il lui avait offerts… Et elle se sentait si vulnérable, si mal armée face au pouvoir qu’il exerçait sur ses sens. Mais si elle se donnait à lui ce soir, les larmes et le chagrin suivraient sans aucun doute, car Juan appartenait à une autre femme. Elle ne devait pas l’oublier.

— Il vaudrait mieux rentrer, dit-elle en guise de conclusion.

— Oui. Mais réfléchissez, Georgiana. Je ne peux pas vous offrir le mariage, mais je peux faire de vos premiers pas dans l’amour un souvenir inoubliable.

Ils étaient arrivés à la voiture et Juan lui omit la portière. Geor-giana se laissa tomber sur le siège, comme vidée de son énergie. Quand il eut pris place au volant, elle répliqua avec aigreur :

— Pour vous, c’est facile. Après, vous tourneriez la page et vous passeriez à autre chose. Mais moi ?

— Je ne veux pas vous forcer, Georgiana. Si vous ne souhaitez pas aller jusqu’au bout de ce désir qui nous consume, je respecte-rai votre volonté. En tout état de cause, je ne ferais jamais rien qui puisse vous blesser.

— Eh bien, sachez que le seul fait de m’avoir proposé cela me blesse, dit-elle, en serrant convulsivement ses mains l’une contre l’autre.

— Pardonnez-moi, querida… Mais comme vous l’avez fait re-marquer plusieurs fois, nous sommes adultes l’un et l’autre. Et nous sentons bien que cet élan entre nous n’a rien d’ordinaire ni de vulgaire. C’est quelque chose de très fort.

— Peut-être, murmura-t-elle. Mais il y a Leticia.

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— Leticia n’a rien à voir là-dedans, rétorqua-t-il sèchement. Nous allons faire un mariage de raison. Elle n’espère pas de moi que je lui sois fidèle. Et dans la mesure où je ne l’humilie pas pu-bliquement, elle fermera les yeux sur mes aventures.

En clair, Juan ne lui offrait rien d’autre que cela : une aventure.

— Voyez-vous, je regrette d’avoir consenti à loger chez vous, ce soir, déclara-t-elle sans ambages, irritée d’avoir envisagé – ne fût-ce qu’un instant – d’accepter sa scandaleuse proposition.

— Pourquoi ? Parce que vous êtes tentée ? répliqua-t-il, lui je-tant un bref regard scrutateur avant de reporter son attention sur la route.

Georgiana préféra ne pas relever. Et tout le temps que dura le trajet jusqu’à Très Marias, elle s’emmura dans un silence glacial.

A peine entrée dans la maison, elle lança :

— Bonne nuit, Juan. Et merci pour cette soirée. Maintenant, si vous permettez, je monte me…

La suite s’étrangla dans sa gorge. Juan l’avait prise par les épaules et l’attirait vers lui.

— Êtes-vous sûre de vouloir vous débarrasser si vite de moi ?

Il la fixait intensément et ses mains couraient le long de son dos jusqu’au creux de ses reins.

Elle s’efforça stoïquement de faire front… tout en sachant que c’était inutile. Que, tôt ou tard, elle succomberait. Quand ensuite il prit sa bouche et la pressa plus étroitement contre lui, elle laissa échapper un gémissement sourd.

— Tu vois, murmura-t-il. Nous en avons envie tous les deux, querida. N’essaie pas de lutter contre l’inéluctable… Et sois sans crainte, je prendrai soin de toi, quoi qu’il arrive.

Ce qui restait en elle de lucidité se rebella contre un tel dis-cours. La vérité, c’était qu’il appartenait à une autre ! Elle n’avait pas le droit de faire cela, ni à Leticia ni à elle-même.

Mais sa raison vacilla quand elle sentit le pouce de Juan lui ef-fleurer la pointe d’un sein. Comment lutter ? Il était impossible de

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ne pas succomber au sortilège délicieux de ces caresses, à la magie des mains de Juan sur son corps, ses bras puissants qui la soule-vaient…

Georgiana ne broncha pas quand il l’emporta dans le vieil esca-lier jusqu’à sa chambre.

Là, dans la pièce à peine éclairée par les deux lampes de chevet, Juan déposa sa captive docile sur le couvre-lit de piqué blanc. Il enveloppa la jeune femme d’un regard possessif, ému par la grâce et l’innocence que lui conférait sa jeunesse. Sans hâte, il entreprit de dévêtir l’ensorcelante créature qui le troublait tant. Quand elle fut nue, il admira son corps laiteux, baigné par la lumière tamisée, les seins ronds et fermes, les hanches doucement galbées, les jambes longues, élancées.

— Que tu es belle…

Comme face à quelque fragile trésor, il suivit d’un doigt délicat la ligne de son cou jusqu’à la naissance de sa gorge.

Il allait lui enseigner ce qu’était l’amour, éveiller ses sens à la volupté, l’initier au plaisir…

De ses lèvres, il dessina de savantes arabesques sur sa poitrine tandis que ses mains entreprenaient une exploration sensuelle de son corps. Sa peau avait la douceur d’un pétale. Il sentit le souffle de Georgiana s’accélérer. Elle se cambrait pour mieux s’offrir, à la fois pudique et provocante, lui laissant toute liberté dans ses ini-tiatives.

Il l’enveloppa ainsi de longues et sensuelles caresses. La plus intime d’entre toutes lui arracha de violents frissons, des gémis-sements qui emplirent en retour Juan d’une étrange émotion, d’une exaltation inouïe née de la certitude qu’il était le premier. Jamais aucun homme ne lui avait offert une telle ivresse. Seigneur, comme il aurait aimé qu’il n’y en eût aucun autre après lui…

Elle vibrait sous ses mains, sous ses lèvres, elle creusait les reins, murmurait son prénom. Mais il continua de la caresser, encore et encore, jusqu’à ce que le désir la jette finalement contre lui, toute tremblante.

— Juan… Oh, Juan…

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Alors seulement, il se déshabilla et la rejoignit sur le lit.

Avait-il le droit de faire l’amour à Georgiana ?

Soudain, il hésita, pris de scrupules. Il était encore temps d’arrêter, de mettre un terme à cette délicieuse folie.

Alors même qu’il allait s’y résoudre, Georgiana l’enlaça avec un soupir éloquent. La sensation de ses seins lui effleurant le torse acheva de le chavirer. Déjà, elle laissait courir les mains sur sa peau et il frissonna. A son ravissement, elle s’aventura bientôt jusqu’à prendre son sexe entre ses mains. Timidement, elle se mit à le caresser et il laissa échapper une plainte sourde.

Puis, l’attirant plus près, il l’embrassa, bouleversé de la sentir prendre de l’assurance. Ils se donnèrent ainsi mutuellement du plaisir, lui avec l’expérience de ses trente ans, et elle, mue par un instinct vieux comme le monde qui s’était soudain réveillé au plus profond de son être.

Mais bientôt vint le moment où Juan ne put différer davantage l’union suprême que tous deux désiraient. Il se positionna au-dessus de Georgiana.

— Je vais essayer de ne pas te faire mal, souffla-t-il, plongeant son regard dans le sien.

Puis, tout doucement, il se glissa en elle.

Dans les yeux de la jeune femme, il vit passer un éclair d’inquiétude, aussitôt suivi par l’émerveillement de le sentir en elle. Ensuite, comme s’ils avaient fait l’amour ensemble depuis toujours, elle s’arqua contre lui.

Alors, n’y tenant plus, Juan se mit en mouvement. Elle l’accompagna dans sa danse amoureuse, se donnant sans réserve, et il connut la joie ineffable de la posséder, corps et âme.

Georgiana n’avait jamais rien vécu d’aussi bouleversant. Éper-due, elle se laissait emporter par le rythme exalté de leurs corps unis. Le plaisir montait en elle, sublimé par le bonheur d’être possédée par un homme…

… Qu’elle aimait.

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Soudain, l’extase suprême les submergea. Juan s’effondra sur elle dans un ultime frisson. Elle se retrouva immobilisée sous son poids, sidérée, émue. Mais convaincue également qu’elle venait de s’exposer ce soir au chagrin et aux larmes…

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10.

Un rayon de soleil dans l’entrebâillement des volets tombait comme une caresse sur le lit. Georgiana finit par se réveiller et ouvrit les yeux. Aussitôt, prenant conscience de l’endroit où elle se trouvait, elle tourna la tête. La vue de Juan, endormi près d’elle, l’emplit d’une indicible émotion.

Elle contempla son amant dans l’abandon du sommeil, son corps nu en partie recouvert par le drap, et un élan de tendresse lui gonfla le cœur. Ce qu’ils avaient partagé était si beau, si fort… Mais aujourd’hui était un nouveau jour. Quel allait être son sort désormais ? Quelle serait sa place dans la vie de Juan ? Allait-il la chasser maintenant qu’il avait assouvi son désir d’elle ?

Juan se réveilla à son tour, et Georgiana reçut avec ravissement le sourire de l’homme qu’elle aimait. Comme par enchantement, ses craintes s’estompèrent.

— Viens dans mes bras, mi amor, chuchota-t-il, la voix encore rauque de sommeil.

Elle alla immédiatement s’y blottir, et ils échangèrent de tendres baisers et des caresses languides dans la douceur du petit matin.

Cette fois, Juan la fit sienne avec lenteur et volupté, et elle s’abandonna au bonheur de ces sensations nouvelles. Comme la veille, en maître absolu de son corps, il la guida toujours plus haut dans le plaisir, lui arrachant d’involontaires gémissements. Et quand l’extase la ravit, il recueillit contre lui son corps frissonnant et la tint étroitement enlacée, comme s’il voulait ne jamais la lais-ser échapper.

— Rendors-toi, ordonna-t-il dans un murmure.

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Comblée, elle ferma les paupières et sombra de nouveau dans le sommeil.

— J’ai réfléchi à ta proposition, dit Leticia.

— Quelle proposition ? demanda Juan, déconcerté.

Sans lâcher le combiné du téléphone, il tendit à sa secrétaire les lettres qu’il venait de signer et lui fit signe de fermer la porte du bureau.

— Au sujet de notre mariage.

Juan essaya de fixer son attention sur les propos de Leticia. Il avait un mal fou à se concentrer depuis son retour de Séville et les deux nuits qu’il avait passées dans les bras de Georgiana.

— Tu étais d’avis d’avancer la date de la cérémonie, poursuivit Leticia.

— Ah bon ?

— Oui, et je trouve que c’est une bonne idée. En fait, le plus tôt sera le mieux, déclara-t-elle dans la foulée. J’en ai parlé à ma mère. Et bien qu’elle ait été réticente au début, elle est d’accord pour se lancer immédiatement dans les préparatifs.

Il resta silencieux.

— Juan ? Tu es toujours là ?

— Oui, oui… Euh… c’est une bonne nouvelle, Ticia.

— Ça n’a pas l’air de t’enchanter, querido.

— Mais si ! Tu te trompes. D’ailleurs, c’est moi qui ai eu cette idée, non ? répliqua-t-il, un pli amer aux lèvres.

Funeste idée que d’avoir voulu avancer la date du mariage ! Ce-la lui semblait ridicule à présent. Pourtant, il n’y avait pas si long-temps, il voulait épouser Leticia le plus tôt possible… afin d’éviter tout risque avec Georgiana !

— A quelle date songes-tu ? demanda finalement Juan.

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— Eh bien, la première semaine de novembre. Si ça te convient, bien sûr. Mon emploi du temps est un peu moins chargé à ce mo-ment-là. Tu n’envisages pas un long voyage de noces ?

— Euh… non. Je ne voudrais pas perturber ton travail, répon-dit-il de façon automatique.

Mais la seule idée de cette lune de miel le révulsait. Comment pourrait-il partir en voyage avec Leticia – lui faire l’amour ! – alors qu’il n’avait que Georgiana en tête ?

Il était dans une situation impossible !

Après avoir raccroché, Juan se leva impatiemment du fauteuil et regarda d’un air absent par la fenêtre de son bureau, au cœur du quartier chic de Salamanque. Comment aurait-il pu se douter que Georgiana le bouleverserait à ce point ? Qu’elle réveillerait en lui des émotions qu’il croyait à jamais perdues depuis Leonora ?

Pourtant, c’était bel et bien le cas…

Et maintenant, il lui fallait assumer les conséquences de ce coup de folie. Il n’avait pas revu Georgiana depuis leur retour à Madrid : il évitait sa résidence de la Castellana et logeait dans sa garçonnière. Mais elle ne cessait de hanter ses pensées. Que fai-sait-elle ? Et dans quel état d’esprit se trouvait-elle ?

Il fut tenté de lui téléphoner. Mais comme tant d’autres fois auparavant, un reste de raison l’en dissuada. Il devait la laisser en paix, voilà… Sinon, ce serait non seulement sa vie qui serait gâ-chée, mais aussi celle de Georgiana.

Le cours de littérature espagnole s’étirait en longueur. Il est vrai que Georgiana n’était pas très attentive… Sans cesse, ses pen-sées vagabondaient vers Juan. Comment ne pas se rappeler les moments merveilleux qu’ils avaient passés ensemble à la finca ? Même l’arrivée de ses amis, venus partager avec eux la paella, n’avait pu la faire redescendre du nuage de bonheur sur lequel elle flottait…

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Puis il y avait eu le retour à Madrid, et la réalité avait repris ses droits. Le rêve était fini. Ce week-end idyllique n’aurait été que cela : une parenthèse irréelle.

Juan n’était pas pour elle, il était destiné à une autre. Et si jus-qu’alors elle ne l’avait que confusément imaginé dans les bras de Leticia, désormais, cette idée la poursuivait et la rendait toile de jalousie.

Ce matin, une nouvelle épreuve s’était ajoutée au reste. Ils avaient eu la visite de Leticia à l’appartement de la Castellana, et Georgiana avait dû se montrer souriante et affable. Bref, jouer la parfaite hypocrite. Naturellement, il avait été question du mariage dans la conversation. Et Leticia avait annoncé que ce dernier au-rait lieu, non pas au printemps comme prévu initialement, mais dans un mois, en novembre.

Cela avait été le coup de grâce pour Georgiana !

A ce souvenir, sa gorge se serra. A la fin du cours, elle rentrerait à l’appartement, se dit-elle. Il lui était impossible de se concentrer sur les aventures de Don Quichotte et de sa Dulcinée, alors qu’elle n’avait qu’une envie : se terrer au fond de son lit et disparaître de la surface de la terre.

En effet, elle était agitée par une multitude de sentiments nou-veaux, si complexes qu’il lui était difficile de les démêler. Cela allait de l’exaltation née de la découverte de l’amour physique à la honte que lui inspirait son comportement sur le plan moral. Geor-giana en avait pris la pleine mesure ce matin, lors de la visite de Leticia. En sa présence, elle s’était sentie si vile, si fourbe, si mé-prisable… Maintenant, ces sentiments contraires alternaient en elle – dégoût d’elle-même suivi d’euphorie – et la laissaient épui-sée émotionnellement.

Depuis leur retour d’Andalousie, Juan désertait l’appartement. Preuve que son intuition ne l’avait pas trompée. Maintenant qu’il avait couché avec elle, Juan l’évitait. Bref, elle n’avait été pour lui qu’un objet. Bien sûr, il ne lui avait jamais fait aucune promesse, mais elle ne pouvait s’empêcher de lui en vouloir.

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Enfin, la cloche sonna la fin du cours et Georgiana rassembla ses affaires. Dehors brillait un beau soleil d’automne. La jeune femme s’en fut, repoussant en arrière ses cheveux que la brise faisait voler autour de son visage. Soudain, une Ferrari rouge s’arrêta à sa hauteur.

Juan !

Il en descendit et vint vers elle, indifférent à la curiosité que suscitait sa voiture de sport parmi les étudiants alentour.

— Georgiana, viens, je te raccompagne, dit-il de ce ton autori-taire qui lui était coutumier.

— Non, merci, je rentrerai seule, je connais mon chemin.

— Écoute, maintenant que je suis là, autant que tu profites de l’occasion, répondit-il, lui ouvrant grand la portière.

Comment refuser sans avoir l’air mal élevé ? Georgiana se rési-gna à monter à bord, horrifiée de sentir ses mains trembler. Le seul fait de voir Juan la mettait dans tous ses états. La façon dont ses yeux noirs la transperçaient, comme pour lui signifier qu’elle était sienne, n’y était sans doute pas étrangère.

— Il faut que nous parlions, dit-il après avoir démarré.

— Nous n’avons rien à nous dire.

— Si.

— Et quoi donc ? Tu veux m’entretenir de ton mariage, peut-être ? Ta fiancée est venue à l’appartement aujourd’hui. Ainsi, vous avez avancé la date de la cérémonie. Tu dois être ravi.

— Ne sois pas sarcastique. Ça ne te ressemble pas.

— En tout cas, cela reflète bien ce que je ressens.

— Je suis désolé, déclara-t-il avec raideur.

— Vraiment ? Je ne m’en étais pas rendu compte, répliqua-t-elle.

Que cet homme, à qui elle avait tant donné, fût sur le point de l’abandonner pour une autre l’emplissait d’amertume.

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— Je me demande comment tu peux avoir le culot de jouer ain-si la comédie avec Leticia, renchérit-elle. J’ai pitié d’elle.

— Laissons Leticia en dehors de cela, veux-tu.

Elle lui jeta un regard étincelant.

— Ah, oui ? Pour toi, donc, elle ne mérite même pas une expli-cation honnête ? Pauvre Leticia… Si elle savait le mariage qui l’attend.

— Elle le sait très bien, répondit-il sèchement sans quitter la route des yeux.

— Cela m’étonnerait ! Je ne peux pas croire qu’une femme ac-cepte d’épouser un homme prêt à lui infliger le genre d’humiliation que manifestement tu lui réserves. D’ailleurs, ça me rappelle que j’ai quelque chose à te dire.

Ils s’étaient arrêtés à un feu rouge et Juan la regarda enfin.

— Je m’en vais, annonça-t-elle, la voix agitée d’un irrésistible tremblement. Je rentre en Angleterre.

— C’est ridicule !

— Non. J’en ai assez. Je ne veux pas rester plus longtemps ici. Je pars ce soir si j’arrive à obtenir un billet.

— Je m’y oppose !

A la consternation de Georgiana, il effectua un virage à droite, dans la direction opposée à l’Avenida Castellana.

— Juan, où vas-tu ? bredouilla-t-elle.

— Tu verras bien.

— J’exige que tu me ramènes immédiatement à la maison.

— Chaque chose en son temps.

— Je veux rentrer tout de suite, protesta-t-elle.

— Ah, oui ?

Il lui adressa un long regard de biais avant d’enchaîner :

— Peux-tu m’affirmer, les yeux dans les yeux, que tu n’as pas envie d’être dans mes bras, autant que moi dans les tiens ?

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Leurs regards se rivèrent l’un à l’autre et la jeune femme, mal-gré elle, se sentit fondre. Comment pouvait-elle prétendre vouloir partir, alors que la seule présence de cet homme remplissait d’un désir fiévreux ?

Sans un mot, Juan poursuivit sa route. Ils atteignirent bientôt la banlieue huppée de La Moraleja, où il s’arrêta devant une haute grille de fer forgé. Puis il s’engagea sur l’allée qui traversait un jardin impeccablement entretenu.

— Où sommes-nous ? s’enquit Georgiana.

— C’est là qu’habitait ma mère. Je ne sais pas encore si je vais vendre cette maison ou la garder. J’ai envisagé la possibilité de…

Il ne termina pas sa phrase.

— Tu envisageais de t’y installer avec Leticia, c’est ça ? deman-da Georgiana d’un ton suave. Pour y vivre avec femme et enfants, c’est le nid idéal. Je t’imagine très bien là avec ta petite famille… Ils en auront de la chance ! Quoique, un père à temps partiel, ce n’est peut-être pas si enviable pour les enfants… Et maintenant que tu m’as si gentiment montré ton futur logis, je te prie de me ramener à l’appartement.

Il se raidit. Plus loin, on apercevait la maison à travers les arbres.

— Veux-tu bien cesser ce flot d’idioties ? dit enfin Juan. Tu ne comprends donc pas que je dois épouser Leticia ? Que j’ai certains devoirs à remplir ? C’est tout à fait indépendant de ce que je res-sens pour toi.

Lui prenant les mains, il l’attira résolument vers lui.

— Ah, Georgiana. Mi linda…

L’instant d’après, d’un même mouvement, il referma les bras sur elle et s’empara de ses lèvres, puis l’embrassa comme il ne l’avait jamais fait auparavant, avec une passion sauvage, débridée, qui lui coupa le souffle. Un désir brûlant s’était répandu dans ses veines, telle la lave d’un volcan sur le point d’exploser.

Elle sentait maintenant ses mains chercher ses seins sous son T-shirt.

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Non. Non, il ne fallait pas. Elle ne pouvait pas le laisser pour-suivre !

Mais le bonheur retrouvé de ses caresses fut plus fort que tout. Plus fort que les appels de sa raison…

Elle gémit, incapable de feindre plus longtemps l’indifférence et s’abandonna à cette ivresse, laissant même Juan lui dégrafer son jean. Bientôt, allongée dans l’herbe, la tête renversée en ar-rière, elle se tordait de volupté sous la magie de ses caresses. En-fin, laissant échapper un petit cri, elle s’effondra dans ses bras.

Déjà, sa conscience l’accablait de reproches.

— Juan, gémit-elle, un sanglot dans la voix, nous n’aurions pas dû… Tu ne dois pas agir ainsi avec moi. Ce n’est pas bien, ni pour toi, ni pour moi, ni pour Leticia.

— Je sais, murmura-t-il, en lui caressant les cheveux. Mais je ne peux pas m’en empêcher.

Elle avait raison, bien sûr. Juan savait qu’il devait respecter sa volonté, qu’il n’y avait pas d’autre solution que de mettre un terme à leur relation. Pourtant, il ne parvenait pas à s’y résigner.

Il dut faire un effort sur lui-même pour se ressaisir.

— Tu as raison, souffla-t-il. Il vaut mieux s’en retourner. Il est tard.

La jeune femme rajusta en silence ses vêtements. Elle n’avait pas envie de parler, persuadée tout au fond d’elle-même que c’était là sa dernière rencontre avec Juan. Elle partirait dès ce soir. Il fallait qu’elle quitte Madrid avant qu’il ne soit trop tard. Elle trou-verait bien quelque prétexte pour la condessa et sa mère. De toute façon, elle n’avait pas le choix. Rester, ce serait s’exposer à de trop cruelles souffrances.

Moins de trois heures plus tard, à l’aéroport de Barajas, Geor-giana attendait que soit appelé son vol pour Londres. Elle avait laissé un message à la condessa l’informant qu’elle devait rentrer

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en Angleterre, où une de ses amies était tombée malade, et qu’elle l’appellerait sitôt arrivée à destination.

Cela lui déchirait le cœur de quitter Madrid, nais elle était sûre d’avoir pris la bonne décision. Et Juan finirait aussi par l’admettre, tôt ou tard.

Quant au mariage, elle trouverait une excuse pour ne pas y as-sister et préviendrait Leticia qu’elle ne pourrait être sa demoiselle d’honneur. La seule idée d’être présente quand elle et Juan uni-raient leurs destins à l’église était pour elle le comble de l’horreur.

Les passagers du vol 2638 à destination de Londres furent en-fin invités à embarquer. Le cœur lourd, Georgiana s’achemina avec eux vers la porte d’embarquement. Elle n’avait pas prévenu sa mère de son arrivée. Avec un peu de chance. Lady Cavendish serait dans leur maison de campagne, ce qui éviterait à Georgiana de devoir justifier ce retour impromptu dès son arrivée à leur appar-tement londonien de Wilton Crescent…

Quand l’avion décolla, sa gorge se serra et elle écrasa furtive-ment une larme sur sa joue. Elle était arrivée là quelques semaines plus tôt, pleine d’enthousiasme et d’illusions, et elle en repartait aujourd’hui, le cœur brisé.

— Comment ça, « elle a tout bonnement disparu » ?

Juan traversa comme une flèche le salon pour prendre le pa-pier que lui tendait la condessa. Il était à la fois inquiet et furieux. Se volatiliser sans même lui dire au revoir. Ah, Georgiana ne man-quait pas d’aplomb !

Il parcourut son message. Une de ses amies était tombée ma-lade…

— Bon… Je suppose qu’elle reviendra dans quelques jours quand cette amie sera guérie, dit Juan, feignant de croire à ce mensonge.

— Sans doute… Tu as l’air contrarié. Quelque chose ne va pas ?

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La condessa avait posé une main sur son bras et l’observait. Un instant, il fut tenté de lui confier ses malheurs, mais se ravisa.

— Non, tout va bien, tia, affirma-t-il avec un sourire.

— Tant mieux. J’ai cru que quelque chose te contrariait. Tu m’as l’air préoccupé depuis quelque temps.

Elle lui fit signe de s’asseoir à côté d’elle.

— Non, tout va très bien, vraiment. Simplement, j’ai beaucoup de travail en ce moment.

— J’ai appris par Leticia que vous aviez avancé la date du ma-riage, dit-elle en prenant son ouvrage de broderie.

— Oui. Plus tôt nous en aurons terminé avec ce mariage, mieux ce sera.

— Juan… en voilà une drôle d’attitude pour un futur marié, murmura-t-elle, l’étudiant du coin de l’œil.

— Je voulais dire que plus tôt nous serons mariés, plus nous se-rons satisfaits, elle et moi.

Cette fois, la condessa le regarda en face.

— Tu en es sûr ? Je sais que ta vie privée ne me regarde pas, querido, mais j’ai parfois l’impression que toi et Leticia, eh bien… comment dire ? Vous n’êtes pas aussi attachés l’un à l’autre qu’un couple devrait l’être.

— Je suis certain que nous nous entendrons très bien.

— Mais ce n’est pas pareil que de s’aimer, insista la condessa. Vois-tu, mon mari et moi étions très amoureux. C’est ce qui nous a aidés à surmonter les épreuves de la vie. Sans ces liens très forts, je ne sais pas si nous y serions parvenus.

C’étaient là des questions auxquelles il avait déjà songé, et plus d’une fois. Mais il était trop tard désormais pour faire marche arrière. Il ne reviendrait pas sur sa décision d’épouser Leticia. A ce stade, une telle attitude eût été le comble de la goujaterie.

— Tu es bien silencieux, Juan. Puis-je te poser une question ?

— Non, tia. Il ne vaut mieux pas.

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Il posa une main sur le bras de sa cousine et la regarda droit dans les yeux pour ajouter avec fermeté :

— Tu n’as aucune crainte à avoir. Leticia et moi allons nous marier, et je vais m’efforcer de la rendre heureuse.

— Je l’espère, murmura la vieille dame dans un soupir. Je l’espère du fond du cœur.

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11.

— Mais pourquoi être rentrée si soudainement ? s’étonna Lady Cavendish après avoir tendrement embrassé sa fille.

— Oh, je m’ennuyais un peu de la maison, éluda Georgiana, se laissant tomber sur le sofa de soie sauvage. Je pense passer quelques jours ici, puis je repartirai.

D’ici là, elle espérait trouver une bonne excuse pour ne pas re-tourner à Madrid. Mais laquelle ? Elle n’y avait pas encore réfléchi, épuisée qu’elle était tant sur le plan physique qu’émotionnel.

Pourquoi fallait-il qu’elle soit tombée amoureuse d’un homme comme Juan Monsanto ? songea-t-elle, refoulant un soupir. De plus, elle n’avait personne à qui se confier, et un tel tumulte de sentiments faisait rage en elle… Au-delà du chagrin, le plus éprou-vant à ses yeux était peut-être le cynisme de Juan. Ne serait-il pas malheureux de vivre avec une femme alors qu’il en aimait une autre ?

Aimer ? Une soudaine pensée ajouta à son désarroi : elle aimait Juan, certes, mais rien ne prouvait que ce fût réciproque ! Peut-être n’était-elle à ses yeux qu’un plaisir passager, une façon de se divertir avant de passer à des choses plus sérieuses : son mariage avec Leticia. Sa gorge se serra. Quelle idiote de ne pas s’en être rendu compte plus tôt. Juan l’avait séduite par jeu, bien sûr, et maintenant, elle payait le prix.

Elle se devait néanmoins de faire bonne figure, sous peine d’éveiller des soupçons chez sa mère. Or, Georgiana ne pouvait lui avouer sa situation. Du moins, pas dans l’immédiat. Lady Caven-dish serait si déçue par Juan que cela risquait de compromettre les liens qui unissaient leurs familles depuis si longtemps. Pour l’heure, Georgiana pouvait simplement espérer parvenir à donner

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le change et, le moment venu, trouver une excuse valable pour ne pas retourner à Madrid…

— Mais pourquoi est-elle partie si précipitamment ?

Le départ inopiné de Georgiana mettait Leticia dans l’embarras. Les essayages des robes des demoiselles d’honneur étaient prévus pour le lendemain, et si Georgiana n’était pas là pour essayer la sienne…

— Je l’ignore, répondit Juan avec un haussement d’épaules im-puissant. Apparemment, une de ses amies en Angleterre est tom-bée malade, et elle s’est rendue à son chevet. Je n’en sais pas da-vantage.

— Il faut que je lui parle. Elle doit bien avoir un téléphone por-table ?

— La condessa a sûrement son numéro, oui.

Le fait d’être à l’origine du départ de Georgiana mettait Juan terriblement mal à l’aise. De plus, ce contretemps venait contrarier Leticia en des circonstances où elle semblait particulièrement nerveuse. Depuis quelques jours, il la sentait presque… malheu-reuse, oui. Mais ses propres problèmes l’avaient tellement accapa-ré qu’il était moins réceptif à tout le reste, il devait bien l’admettre.

— Tout va bien, Ticia ? demanda-t-il avec douceur. Tu n’as pas des soucis, j’espère ?

Il l’avait prise par les épaules et la sentit se raidir.

— Non, non, tout va bien, s’empressa-t-elle de répondre. Juste un peu de fatigue. Entre mon travail et les préparatifs du ma-riage… Une semaine aux Bahamas me fera du bien.

— Nous pouvons rester quinze jours, si tu veux.

Juan ne l’avait jamais vue si sombre et soucieuse Leticia aurait-elle eu vent de son aventure avec Georgiana ?

Cela l’inquiéta. Mais non, il avait tort. D’ailleurs, il avait même informé Leticia qu’il avait eu la visite de Georgiana dans sa finca à

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Séville, et qu’il l’avait invitée avec ses amis d’université à déguster une paella. Elle n’avait même pas sourcillé.

Juan laissa retomber le bras qu’il avait posé sur les épaules de la jeune femme et s’approcha de la fenêtre. Lui aussi se sentait très perturbé. Ses aventures amoureuses n’affectaient guère le cours de sa vie, d’habitude. Depuis la disparition de Leonora, il n’avait que des relations superficielles et dont il était libre de se détacher sans causer de dégâts.

Mais avec Georgiana, c’était différent.

Il savait qu’il l’avait fait souffrir et le regrettait. Et ce d’autant plus qu’il ne pouvait rien pour l’empêcher d’être malheureuse. Cela, il ne se le pardonnait pas.

— Tu me demandes si j’ai des soucis, mais c’est plutôt moi qui devrais te poser la question, j’ai l’impression.

Perdu qu’il était dans ses réflexions, il en avait presque oublié la présence de Leticia derrière lui. Il se retourna et, un instant, faillit tout lui avouer. Mais son bon sens reprit le dessus.

Il lui sourit.

— Je n’ai aucun souci particulier, Ticia. Simplement, l’approche du mariage nous rend un peu nerveux l’un et l’autre, je crois. Rien de plus normal… En attendant, si nous dînions ensemble ce soir ? Et nous pourrions ensuite aller au cinéma si tu veux ?

— Malheureusement, c’est impossible, répondit-elle. Pablito Sanchez m’a promis de jeter un coup d’œil aux dossiers que je dois plaider demain. En plus, il faut que je…

— C’est bon, je comprends, coupa-t-il avec un bref sourire. Tu croules sous le travail et Pablito va te rendre service, une fois de plus. C’est un garçon très dévoué, apparemment.

— Oh, oui. Je ne sais pas comment je me débrouillerais sans lui.

Juan l’observa pensivement.

— Eh bien, tant pis. Nous irons au cinéma une autre fois.

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— Mais pour Georgiana, je ne sais toujours pas quoi faire, con-fia Leticia, perplexe. D’après toi, elle n’aurait pas changé d’avis ? Ce serait ennuyeux.

— Aucune idée. Comme tu le suggérais, le mieux est de lui télé-phoner. Tu verras bien, répondit-il d’un ton neutre.

— Oui, je vais demander son numéro à la condessa.

— Georgiana ? Non, je regrette, elle n’est pas à la maison, ré-pondit Lady Cavendish. C’est de la part de qui ?

— Leticia, la fiancée de Juan Monsanto.

— Ah, bonjour, Leticia. Ravie de vous avoir en ligne. Et merci pour votre invitation ! Je l’ai reçue hier.

— Justement, c’est à propos du mariage que j’appelle. Vous sa-vez sans doute que Georgiana sera demoiselle d’honneur.

— Georgiana ? C’est formidable ! Elle ne m’en avait pas parlé.

— Ah bon ? Je suis un peu ennuyée, voyez-vous, parce qu’il faudrait qu’elle essaie sa robe. Et je me demandais quand elle devait revenir à Madrid.

— D’ici quelques jours, je suppose. Mais je lui dirai de vous ap-peler dès qu’elle sera rentrée à la maison.

— C’est très aimable à vous, Lady Cavendish… Au fait, Juan vous adresse ses amitiés.

— Merci à l’un et à l’autre ! Et à bientôt. J’ai hâte de vous voir à Madrid.

Lady Cavendish reposa le combiné, songeuse. Voilà près de deux semaines que sa fille était rentrée à Londres, et elle ne mani-festait aucune intention de repartir. En fait, chaque fois qu’elle abordait le sujet, sa fille invoquait des excuses plus ou moi ni fan-tasques pour ne pas retourner en Espagne. Que s’était-il donc passé pour lui faire fuir Madrid ? Et pourquoi ne s’était-elle pas confiée à elle ?

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Lady Cavendish avait eu sa fille sur le tard, à quarante-cinq ans, ce qui en faisait une mère plutôt âgée. Mais elle s’enorgueillissait d’avoir toujours su rester proche de Georgiana. Or, celle-ci avait apparemment un problème qu’elle ignorait… A la première occasion, elle l’interrogerait. Car si problème il y avait, elle ne pouvait le laisser s’envenimer davantage.

Georgiana serra contre elle l’enveloppe que lui avait remise le médecin et quitta rapidement la clinique de Harley Street pour héler le premier taxi qui passait par là. Après lui avoir donné l’adresse de Wilton Crescent, elle se laissa tomber sur la banquette arrière et ferma les yeux.

Enceinte ! Elle était enceinte.

Elle aurait dû s’en douter à l’apparition de ces nausées, le ma-tin. Seigneur, comment cela avait-il pu arriver ? Ils n’avaient fait l’amour que durant ces deux jours à Séville. Et maintenant, elle attendait un bébé.

Un sanglot lui noua la gorge. Oh, en d’autres circonstances, cette nouvelle l’aurait ravie, mais dans sa situation, elle la jetait dans le plus total désarroi. Que faire, en effet ? Mille pensées, mille émotions l’assaillaient à mesure qu’elle prenait conscience de l’événement et des incertitudes qui planaient sur son avenir.

En tout cas, il était impensable qu’elle avoue cette grossesse à sa mère.

Et pas davantage à Juan.

A son arrivée à Wilton Crescent, Georgiana trouva Lady Caven-dish dans le salon. Elle lui sourit, essayant plus que jamais de paraître normale. Comme le thé était servi, elle en accepta volon-tiers une tasse et s’assit près de sa mère.

— Un petit biscuit, chérie ? proposa cette dernière.

— Non, ça ne me dit rien, fit-elle avec une grimace.

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— Qu’est-ce qui t’arrive ? Je te trouve bien pâle.

— Mais non, maman, je vais bien. Simplement, je n’ai pas dû bien digérer le poulet au curry de midi, à mon avis.

— Bon… Au fait, j’ai eu un appel de Leticia pendant ton ab-sence. Tu ne m’avais pas dit qu’elle t’avait proposé d’être sa de-moiselle d’honneur ?

Le cœur de Georgiana s’emballa.

— Ah ? J’ai dû oublier. C’est vraiment gentil de sa part, n’est-ce pas ? fit-elle avant de porter sa tasse aux lèvres pour mieux mas-quer son embarras.

— Très gentil. Mais Leticia semblait s’inquiéter pour les es-sayages de ta robe. Il reste peu de temps, apparemment. Je n’avais pas réalisé qu’ils avaient avancé la date du mariage… C’est bizarre. Elle ne serait pas enceinte, d’après toi ?

Georgiana se sentit pâlir. C’était trop cruel. Quel autre supplice devrait-elle encore endurer ?

— Je ne pense pas que ce soit pour cette raison, maman… Dis-moi, ajouta-t-elle après un silence, crois-tu que ce serait mal perçu si je trouvais un prétexte pour ne pas assister au mariage ?

— Comment ? Te décommander alors que tu as été choisie comme demoiselle d’honneur ? Et si près de la date du mariage ? Non, ce serait franchement grossier ! Chérie, y a-t-il quelque chose qui te préoccupe ? Si c’est le cas, il faut me le dire. Sinon, tâche de te ressaisir et retourne à Madrid. On compte sur toi là-bas. Ni Leticia, ni Juan et la condessa n’apprécieraient que tu les laisses tomber au dernier moment.

Vaincue par un sentiment d’accablement, Georgiana acheva en silence son thé, les yeux perdus dans le vague. Elle n’avait pas vraiment le choix. Soit elle avouait tout à sa mère – et s’exposait à Dieu sait quelles foudres –, soit elle faisait front et assumait toutes les conséquences de ses actes.

Elle reposa sa tasse vide sur le plateau avec un soupir.

— Très bien. Tu as raison. Je vais repartir bientôt à Madrid.

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— Je t’y encourage, Georgiana. Tu n’as déjà que trop manqué de cours. J’espère que tu pourras les rattraper.

— Mais oui, murmura-t-elle, évasive.

Ses cours… La littérature espagnole était bien le cadet de ses soucis en ce moment. La perspective de revoir Juan, de devoir continuer à jouer cette cruelle comédie la préoccupait bien davan-tage.

— J’irai la chercher à l’aéroport, déclara Juan, soulagé d’apprendre de la bouche de la condessa l’arrivée imminente de Georgiana à Madrid.

Maintes fois, en effet, il avait été tenté de lui téléphoner et s’était ravisé au dernier moment.

Au moins, c’était elle qui prenait l’initiative de revenir.

Cela lui avait causé un choc d’apprendre qu’elle serait demoi-selle d’honneur de sa future épouse. Pour la première fois de sa vie, il se retrouvait prisonnier d’un piège dont il était lui-même l’artisan. Mais l’idée de revoir Georgiana insufflait en lui une exal-tation capable d’abolir tout le reste.

Mais Georgiana ne venait pas pour lui ! lui rappela la voix de sa conscience.

En fait, la vie l’avait trop gâté, dut-il reconnaître en son for in-térieur. Rien ni personne ne lui avait jamais résisté. Et voilà qu’aujourd’hui, la femme qu’il désirait plus que tout au monde lui était inaccessible.

Cela s’irritait le contrariait au-delà de toute raison. Car il devait bien exister une solution au problème… Oui, il y en avait une ! se dit Juan. Quant à savoir si Georgiana l’accepterait, c’était une autre affaire…

La sensation d’oppression qui ne quittait plus guère Georgiana depuis qu’elle se savait enceinte ne fit que croître lorsque son

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avion se posa à l’aéroport madrilène de Barajas. Comme si la ques-tion qui la hantait depuis lors se posait avec encore plus d’acuité. Qu’allait-elle faire ?

Que pouvait-elle, faire ?

En fait, elle n’avait que deux possibilités. Soit garder le bébé, soit se faire avorter. Or, elle ne pensait pas être capable d’opter pour cette dernière solution : elle se sentirait trop malheureuse, trop coupable si elle devait se débarrasser de son bébé.

De leur bébé.

Alors qu’elle traversait l’aérogare, perdue dans ces réflexions, Georgiana, stupéfaite, vit soudain Juan s’avancer vers elle, en complet gris, un journal calé sous le bras, les yeux dissimulés derrière des lunettes noires. Sous le coup de l’émotion, elle sentit ses jambes se dérober. Non… Elle n’était pas encore prête pour ce face-à-face !

Mais avant quelle ait pu réagir, il était là, près d’elle, et la déles-tait de son sac de voyage pour la prendre par le bras.

— Comment vas-tu, querida ? As-tu eu des problèmes en An-gleterre ?

— Non, répondit-elle sèchement en se dégageant. Et je ne sais pas pourquoi tu es venu me chercher. Ce n’était pas la peine. Je peux très bien prendre un taxi.

— C’est ridicule, répliqua Juan, déconcerté par cet accueil.

— Pas du tout. Pourquoi te soucierais-tu de moi ? Tu ferais mieux de t’inquiéter de ta future épouse.

— Que signifie cet accès d’agressivité puéril, Georgiana ?

— Je te demande de me laisser tranquille, un point, c’est tout, maugréa-t-elle d’un air buté.

Juan soupira. La tâche s’annonçait plus délicate que prévu.

— Viens, dit-il sur un ton conciliant, l’aéroport n’est pas l’endroit idéal pour parler. Je vais t’accompagner à la Castellana et nous discuterons en route.

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— Nous n’avons rien à nous dire, rétorqua Georgiana presque dans un cri de douleur, tant cette confrontation lui était pénible.

Fiche-moi la paix, tu entends ! Je ne veux pas te voir. C’est pour Leticia que je suis venue.

Sur ce, elle lui arracha son sac de voyage, courut vers la sortie et s’engouffra dans le premier taxi qui se trouvait là avant que Juan ait pu l’en empêcher.

D’instinct, Juan s’élança à sa poursuite, puis, conscient que c’était inutile, s’arrêta dans sa course et regarda s’éloigner la voi-ture qui l’emportait. Il était furieux. Non, il ne tolérerait pas long-temps de tels enfantillages !

Il rejoignit sa Ferrari garée non loin de là et démarra rageuse-ment.

Cette fille le rendait fou !

Il n’admettait pas qu’elle se refuse à lui. Depuis Leonora, il n’avait jamais ressenti des sentiments si violents, ce désir de pos-session presque forcené… Il voulait Georgiana. Envers et contre tout. Et ce n’était pas parce qu’il allait faire un mariage d’intérêt qu’il allait se résigner à la perdre !

Mais quelle solution avait-il ? En fait, il lui fallait trouver un compromis qui soit satisfaisant pour eux trois – elle, lui et Leticia.

Peut-être installer Georgiana dans un appartement… Quoique sa résidence de la Castellana ferait tout aussi bien l’affaire, réflé-chit-il. Qui songerait à les soupçonner, en effet, d’avoir une liai-son ? Et parallèlement, il suggérerait à Leticia d’emménager à La Moraleja, la maison de sa mère. Toute la difficulté, bien sûr, serait de convaincre Georgiana d’accepter cet arrangement. Et à cet égard, la partie était loin d’être gagnée…

Qu’à cela ne tienne ! se dit Juan. Un homme de son expérience devait bien pouvoir gérer ce genre de situation, tout de même ! Après tout, ajouta-t-il mentalement pour se justifier, il n’avait d’autre intention que de la rendre heureuse.

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12.

— A donde vamos, señorita ?

La question du chauffeur de taxi laissa Georgiana désemparée. Maintenant qu’elle s’était débarrassée de Juan, pas question d’aller à son appartement de la Castellana. Peut-être chez Gail, son amie canadienne de l’université ? Encore eût-il fallu qu’elle se rappelle précisément son adresse.

Mais le chauffeur montrait des signes d’impatience. Sans plus réfléchir, elle donna l’adresse de Leticia. Une fois installée, cepen-dant, et alors que la voiture filait déjà bon train, Georgiana prit conscience que Leticia était bien la dernière personne auprès de qui elle aurait dû chercher refuge. Mais quelle autre solution avait-elle ? Et après tout, ce pourrait être l’occasion de l’alerter sur les écarts de conduite de son futur mari…

Mais non ! Elle n’avait pas le droit de lui faire de peine. D’autant que Juan disait peut-être vrai : Leticia savait qu’il avait ou était susceptible d’avoir des aventures.

Quand le taxi arriva enfin devant la coquette résidence, Geor-giana avait trouvé l’excuse parfaite à sa visite : sa robe de demoi-selle d’honneur.

— Je voudrais voir la señorita de Sandoval, s’il vous plait, an-nonça-t-elle au concierge dans le hall d’entrée.

— Qui dois-je annoncer ? demanda aimablement l’homme.

Georgiana déclina son identité. Puis elle attendit, un peu ner-veuse, soudain consciente que sa visite inopinée paraîtrait bizarre à Leticia… et qu’elle-même allait se livrer à une comédie des plus hypocrites.

Le concierge la conduisit ensuite jusqu’à l’ascenseur.

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Georgiana n’avait jamais eu aussi honte de sa vie…

Leticia trouvait curieux que Georgiana vienne directement la voir à peine arrivée à Madrid.

Elle qui espérait passer une soirée au calme pour réfléchir, es-sayer d’y voir plus clair dans l’imbroglio qu’était devenue sa vie depuis quelque temps… Tant pis, ce serait partie remise. Elle se composa une expression avenante et alla accueillir en personne sa visiteuse, puisque Lola, sa gouvernante, était en congé pour la soirée.

Mais quand la porte de l’ascenseur s’ouvrit, Leticia eut un sur-saut de stupeur face à la mine de Georgiana. La jeune femme pa-raissait épuisée.

— Georgiana, que je suis contente de te voir !

Après l’avoir chaleureusement embrassée sur les joues, elle la tint à bout de bras pour mieux la dévisager.

— Peut-être est-ce indiscret, querida, mais… quelque chose ne va pas ? demanda-t-elle. Tu es toute pâle, et tu as l’air si fatiguée…

Georgiana faillit lui tomber dans les bras et tout lui raconter. Cela l’aurait tant soulagée. Mais un reste de lucidité l’en dissuada in extremis. Comment se confier à Leticia ? C’était inconcevable.

— Non, ça va, assura-t-elle avec un sourire contraint. Je suis juste un peu fatiguée, effectivement. J’ai trop fait la fête à Londres.

Elle suivit son hôtesse dans l’appartement, notant au passage comme celui-ci était joliment décoré.

Leticia lui indiqua une chaise dans le couloir.

— Pose ton sac ici, et nous allons manger quelque chose. Tu ne vois pas d’inconvénient à ce que nous nous installions dans la cuisine ? Quant au menu, Lola est de congé ce soir, ce sera un repas très simple, du genre omelette ou sandwich.

— Je t’en prie, ne te donne pas tant de peine pour moi, murmu-ra Georgiana, confuse.

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— Quelle peine ? répliqua Leticia en riant. Ce n’est rien du tout… Dis-moi, tu arrives tout droit de l’aéroport si je comprends bien ?

Georgiana se troubla.

— Euh, oui… J’avais mauvaise conscience par rapport à... aux essayages de ma robe de demoiselle d’honneur. Tu as dit à ma mère qu’il y avait déjà du retard, aussi… j’ai préféré venir sans tarder. J’espère que je ne te dérange pas. Je ne m’étais pas rendu compte qu’il était si tard, balbutia-t-elle, de plus en plus gênée.

— Tu as très bien fait de venir, affirma Leticia avec un sourire. D’ailleurs, ma porte t’est toujours grande ouverte… Et puis, nous n’avons pas eu l’occasion de faire vraiment connaissance, toi et moi, dit-elle, la prenant par le bras pour l’entraîner vers la cuisine. Quand nous nous voyons, c’est toujours en présence de la condes-sa – que j’adore, bien sûr – ou de Juan. Là, au moins, nous allons pouvoir bavarder tranquillement.

Georgiana acquiesça avec un pâle sourire.

Dans la cuisine, Leticia l’invita à s’asseoir sur l’un des tabourets du bar.

— Installe-toi, querida ! Je regarde ce qu’il y a de bon dans le réfrigérateur. Mais d’abord, un petit verre de vin !

Bien que guère tentée par de l’alcool, Georgiana n’osa refuser. Elle se jucha sur le haut tabouret laqué et regarda Leticia évoluer avec aisance dans la cuisine.

Elle était frappée par la jeune femme qu’elle découvrait, si dé-contractée dans son vieux jean et son long pull dans lequel elle flottait. Quelle différence avec la Leticia qu’elle connaissait, tou-jours apprêtée, à la mise impeccable. Ici, dans son environnement, en train de s’affairer en chaussettes entre l’évier et le réfrigérateur, on aurait presque dit une étudiante.

Leticia se tourna vers elle en riant.

— Écoute, vu que je suis assez peu douée en cuisine je te pro-pose une valeur sûre, sandwich au jambon de Serrano, accompa-gné d’une salade aux noix. Par contre, ajouta-t-elle en brandissant

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une bouteille, voici un excellent rioja que je réservais pour une grande occasion. Ça me paraît donc tout indiqué de le partager avec ma future demoiselle d’honneur !

Une vive confusion envahit de nouveau Georgiana. Pauvre Le-ticia ! Si elle savait…

— C’est vraiment très gentil à toi, mais est-ce que je ne pourrais pas avoir un peu d’eau, s’il te plaît ? murmura-t-elle.

— Bien sûr.

Leticia sortit une bouteille d’eau minérale puis regarda Geor-giana droit dans les yeux.

— Tu es sûre que tu vas bien ? Je ne t’ai jamais vu les yeux si creusés. J’espère que tu me le dirais si tu avais un problème… Ça resterait entre nous, tu sais.

Sur ces mots, elle lui tendit le verre d’eau puis lui étreignit l’épaule d’un geste affectueux.

Il n’en fallut pas plus pour que s’écroulent les trop fragiles dé-fenses de Georgiana. Les larmes qu’elle s’efforçait depuis si long-temps de refouler la submergèrent.

— Je suis désolée, hoqueta-t-elle entre deux sanglots. Je ne voulais pas, mais… mais…

— Calme-toi, querida. Et ne t’inquiète pas, si tu as un pro-blème, nous allons essayer de le régler. Tout va s’arranger.

Leticia la prit dans ses bras pour la réconforter.

Le désarroi de Georgiana était total. Elle ne s’était jamais sentie aussi coupable, aussi hypocrite. Et pourquoi le sort l’avait-il menée auprès de l’unique personne à qui il lui était impossible de se con-fier ?

Soudain, la sonnette de l’entrée retentit.

— Zut ! De qui peut-il s’agir à cette heure ? pesta Leticia. Déso-lée, querida, mais je suis obligée de répondre. Tu n’as qu’à m’attendre tranquillement ici. Ce doit être une livraison.

Georgiana se tamponna les yeux avec le mouchoir en papier que lui avait gentiment glissé Leticia, puis fit rouler ses épaules

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afin d’en dissiper les contractures. Elle sentait toujours une in-tense fatigue l’accabler, mais au moins, le fait d’avoir pleuré l’avait un peu apaisée. Elle but quelques gorgées d’eau et attendit le re-tour de Leticia, déterminée à se montrer courageuse et ne pas lui faire inutilement de peine. Son problème, elle ne pouvait le parta-ger : elle devrait le régler seule, aussi difficile fût-il à supporter.

— Dios mio, qu’est-ce qui t’amène ici ? s’exclama Leticia.

— Tu n’as pas l’air très contente de me voir, répliqua Juan.

— Bien sûr que si, répondit-elle avec lassitude. Simplement, tu aurais pu choisir un autre moment pour venir.

— Désolé. Si j’avais su que tu recevais du monde, je me serais abstenu, dit-il avec raideur.

Elle leva les yeux au ciel.

— Je ne reçois pas du monde au sens où tu l’entends, Juan ! Il se trouve simplement que j’ai la visite d’une personne qui… qui n’est pas très en forme.

— Ah ? fit-il, haussant les sourcils d’un air interrogateur.

— Non, querido ! s’écria-t-elle. Navrée de te décevoir, mais tu ne trouveras pas un amant caché dans mes placards. C’est Geor-giana… Quelque chose la chagrine, mais je n’ai pas encore réussi à savoir quoi.

— Georgiana ?

— Oui, elle est gentiment venue ici dès son arrivée. Elle savait que j’étais inquiète pour l’essayage de sa robe et…

— Où est-elle ? la coupa-t-il avec brusquerie, entrant dans l’appartement avant même d’y avoir été invité.

— Euh… dans la cuisine. Mais je ne suis pas sûre que tu…

Leticia n’acheva pas sa phrase : Juan n’écoutait plus et se pré-cipitait vers la cuisine.

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— Mais que diable fais-tu donc ici ? dit-il entre ses dents quand il vit Georgiana.

— Ah, bonsoir, Juan, dit celle-ci d’un ton aimable en voyant Le-titia apparaître à son tour dans la pièce. J’espère que tu ne m’en veux pas d’être partie sans prévenir, la dernière fois, j’avais des choses importantes à faire à Londres. Mais comme Leticia a appelé ma mère pour lui dire que ma présence était nécessaire pour les essayages de la robe, je suis aussitôt passée ici et…

Horrifiée, Georgiana sentit qu’elle s’enlisait dans ses men-songes et laissa la suite en suspens. Puis, s’adressant cette fois à Leticia, elle demanda avec un faible sourire :

— Ticia, pourrais-je avoir encore un peu d’eau ?

— Bien sûr.

Leticia alla chercher la bouteille d’eau minérale, puis sortit un verre pour Juan et lui servit du vin. Intriguée, elle les observait l’un et l’autre à la dérobée. Depuis l’arrivée impromptue de Juan, en effet, l’atmosphère semblait s’être chargée d’une tension presque palpable.

— Puisque tu es là, querido, dit-elle à Juan avec un grand sou-rire, tu n’as qu’à dîner avec nous. Ensuite, tu pourras raccompa-gner Georgiana à la Castellana.

— Je ne voudrais pas troubler votre tête-à-tête, répondit-il d’un ton dangereusement suave.

— Tu ne nous déranges pas. N’est-ce pas Georgiana ?

— Bien sûr que non.

A vrai dire, pensa Georgiana, sa présence lui facilitait plutôt les choses. Elle la dispensait de devoir inventer Dieu sait quel prétexte pour justifier auprès de Leticia sa récente crise de larmes…

— Très bien. Puis-je me rendre utile à quelque chose ? s’enquit Juan.

Le regard aigu qu’il jeta à Georgiana n’échappa pas à Leticia. Décidément, il y avait anguille sous roche… Il lui vint à l’esprit une

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hypothèse qu’elle chassa aussitôt. Impossible. Juan n’était pas homme à séduire une jeune femme qui vivait sous son toit.

Juan s’installa sur un tabouret du bar près de Georgiana.

Rien dans son attitude ne montrait son soulagement de l’avoir retrouvée. Pourtant, quand elle lui avait filé entre les doigts à l’aéroport pour partir Dieu sait où, il n’en menait pas large. Ici, au moins, il recouvrait la maîtrise de la situation. Quoiqu’elle n’aurait pu choisir pire endroit où se réfugier…

Il s’efforçait d’ignorer sa présence à ses côtés. Mais c’était une torture de ne pouvoir l’enlacer, la serrer dans ses bras comme il l’aurait voulu, et essayer de chasser par des baisers l’expression lasse et mélancolique de son visage. D’autant qu’il devait en être le responsable ! pensa-t-il, non sans culpabilité. De quel droit lui infligeait-il ce chagrin alors qu’il allait en épouser une autre ? Et pourquoi n’éprouvait-il pas pour Leticia cette fièvre qui le brûlait dès que ses yeux se posaient sur Georgiana ? Ah, que la vie était cruelle !

Il était 23 heures lorsqu’ils finirent de manger. Malgré les ten-sions initiales, ce repas se révéla un agréable moment. Georgiana se sentait plus calme, mieux armée pour affronter le retour avec Juan. Ils prirent congé ; elle remercia Leticia et promit de l’appeler le lendemain afin de convenir d’une heure pour la séance d’essayage avec Julio, le créateur de sa robe de demoiselle d’honneur.

Elle et Juan montèrent ensuite dans l’ascenseur, où un silence tendu s’installa entre eux. Georgiana songea à dire quelque chose, n’importe quoi, pour alléger l’atmosphère. Mais après tout, non ! Elle était trop fatiguée, elle avait trop de soucis pour s’inquiéter de Juan et de ses états d’âme. S’il n’appréciait pas son humeur taci-turne, tant pis ! Il était autrement plus éprouvant pour elle d’attendre un enfant de lui et de devoir le lui cacher !

A cette pensée, ses yeux s’emplirent de nouveau de larmes qu’elle s’efforça de dissimuler en se détournant.

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Mais elles n’échappèrent pas à Juan qui ne put que serrer les dents de frustration. S’il la consolait comme il en mourait d’envie, il savait ce qui adviendrait.

Cependant, quand ils pénétrèrent dans le parking du sous-sol, ce fut plus fort que lui.

— Pourquoi pleures-tu ? demanda-t-il.

— Qu’est-ce que cela peut bien te faire ?

— Je m’inquiète de ce que tu ressens, répondit Juan d’une voix dont il s’efforça de bannir toute émotion.

— Première nouvelle !

Ravalant un sanglot, Georgiana essaya désespérément d’endiguer le flot de ses larmes.

— Arrête, c’est ridicule, s’exclama-t-il, la prenant par un bras pour l’obliger à lui faire face. Je refuse de te voir dans cet état.

— Tu refuses ? répéta-t-elle, frémissante. Toi, toujours toi. Tu ne penses pas à cette pauvre Leticia, que tu trompes, ni même à moi. Que crois-tu que je ressente ? Tu t’imagines que je suis fière de moi ? Que je n’ai aucun scrupule à abuser à ma manière une femme aussi formidable qu’elle ? As-tu songé à sa réaction si elle savait ce qui s’est passé entre nous un mois avant son mariage ?

Juan hésita, ému malgré lui de la voir si bouleversée.

— Georgiana…, murmura-t-il. Moi non plus, je ne suis pas fier de moi, tu peux me croire. Mais dis-moi, mon ange…

A son corps défendant, il lui effleura la joue.

— … regrettes-tu les moments que nous avons passés dans les bras l’un de l’autre ? Pour ma part, j’en suis incapable. De la même manière, il m’est impossible de me soustraire à ce mariage. Cela non plus, ce ne serait pas bien. Voilà, querida, je suis un homme déchiré. Contraint à une union qui me laisse froid alors que je suis attiré par toi. Il y a très longtemps que je n’avais pas ressenti quelque chose d’aussi fort… Je sais que je ne devrais pas encoura-ger cela, car c’est toi qui en feras les frais au bout du compte.

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— J’en fais déjà les frais, Juan. Bien au-delà de ce que tu peux imaginer, dit-elle avec amertume.

— Mi niña, ça me désespère de te voir malheureuse…

L’attirant contre lui, il la tint serrée dans ses bras et la sentit se détendre peu à peu. Et tandis qu’il la berçait, lui-même se prit à regretter que la situation ne pût être différente.

Mais elle était ainsi, et il ne pouvait rien y changer !

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13.

C’était trop cruel d’être dans les bras de Juan. Georgiana laissa échapper un long soupir.

Il leva vers lui le visage de la jeune femme pour déposer sur ses lèvres un baiser plein de tendresse.

— Viens, souffla-t-il. Il faut rentrer, maintenant.

Juan la conduisit lentement jusqu’à la voiture. Il remmènerait à l’appartement et réfléchirait plus tard à leur situation. Dans l’immédiat, la jeune femme avait besoin de se reposer.

Georgiana resta silencieuse pendant tout le trajet, trop fatiguée pour mettre deux pensées bout à bout. Elle se laissait porter, ap-puyée contre le dossier, les yeux clos.

A leur arrivée à la Castellana, Juan confia la Ferrari au portier de nuit au lieu de descendre lui-même au parking se garer.

Pendant qu’ils traversaient le grand hall de marbre, Georgiana trébucha malgré son soutien.

— Tu ne te sens pas bien ? s’inquiéta Juan.

— Non, ça va. Je suis très fatiguée, c’est tout.

— Demain, il faut que nous parlions.

— Enfin, Juan, soyons lucides. Nous n’avons rien à nous dire. Tu te maries dans deux semaines. Il n’y a rien à ajouter.

— Ce n’est pas si simple.

— Mais si…, murmura-t-elle avec lassitude. Il n’y a qu’à at-tendre que le mariage soit célébré, ensuite je pourrai m’en aller. Et toi, tu pourras commencer ta nouvelle vie.

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— Crois-tu que ce soit si facile ? répliqua-t-il avec force. Que je sois prêt à te laisser partir de gaieté de cœur ?

— Je crains que tu n’aies pas le choix.

— Cela, nous en reparlerons demain. Quand tu auras les idées plus claires, querida, après une bonne nuit de sommeil.

Elle ne releva pas, trop lasse pour épiloguer.

De toute façon, qu’importait ce qu’il pouvait bien penser ? Juan ignorait l’essentiel, il ne se doutait pas quelles conséquences avait eues leur passion en Andalousie.

Un peu plus tard, cependant, alors qu’elle se déshabillait dans la chambre, elle se demanda si elle avait vraiment le droit de ne pas parler de sa grossesse à Juan.

Cette question la hantait, mais le sommeil la ravit avant qu’elle ait trouvé la réponse.

Juan n’avait nullement envie de dormir. Il avait été soulagé de retrouver Georgiana et mesurait après coup combien il avait été inquiet de la voir disparaître à l’aéroport. L’attitude de la jeune femme l’avait certes irrité. Mais plus que la colère, c’était la peur de l’avoir perdue à jamais qui l’avait conduit, pour une raison inexpliquée, jusque chez Leticia.

Juan cessa d’arpenter nerveusement la chambre et s’arrêta de-vant la cheminée. Il ne pouvait pas renoncer à Georgiana ! Le seul fait de l’imaginer dans les bras d’un autre homme le reniait fou.

Pourtant, quelles autres possibilités avait-il ?

Il se laissa tomber dans le vieux fauteuil de cuir et se prit la tête entre les mains. Pourquoi ne pouvait-il se détacher de Georgiana comme il s’était détaché de toutes celles qui l’avaient précédée ?

Il n’était tout de même pas si épris d’elle…

Au même instant, Leticia était aux prises avec ses propres questionnements.

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Plusieurs indices l’avaient alertée – la mine de Georgiana quand Juan avait fait irruption dans la cuisine, l’étrange agitation de ce dernier. Il se passait quelque chose entre ces deux-là. Et si ses soupçons étaient fondés, il fallait réagir, vite. Elle ne pouvait laisser les choses continuer dans cette voie à quelques jours à peine de son mariage.

Quand elle alla se coucher, sa décision était prise. Et plus tôt elle la mettrait en pratique, mieux ce serait pour eux tous.

Le lendemain matin, Georgiana eut d’abominables nausées. Ne se sentant pas la force de se lever, elle chargea une des femmes de chambre de l’excuser auprès de la condessa : elle ne pouvait assis-ter au petit déjeuner. Le temps, se disait-elle, était son pire enne-mi. Il passait beaucoup trop vite, limitant sa marge de manœuvre et l’obligeant à prendre une décision qu’elle aurait voulu n’être pas seule à assumer, mais qui, hélas, n’appartenait qu’à elle.

Pouvait-elle raisonnablement envisager d’élever seule un en-fant ? Au début, sa mère accueillerait mal sa grossesse, certes, mais Georgiana savait pouvoir compter sur son soutien. Mais les incidences sur sa propre vie ? Se sentait-elle prête à sacrifier sa jeunesse pour se consacrer à un bébé ? Quantité de mères au monde faisaient ce choix : pourquoi pas elle ? se dit-elle en posant une main sur son ventre, émue à l’idée du minuscule embryon qui se logeait là, de ce petit être si fort et fragile à la fois dont elle te-nait le sort entre ses mains.

Soudain, des larmes inondèrent ses yeux. Comment avait-elle pu songer un seul instant ne pas garder l’enfant de Juan ? Dans quelques jours, ce bébé serait tout ce qui lui resterait de l’homme qu’elle aimait. Car une fois Juan marié, il n’y aurait plus de place pour elle dans sa vie.

Et peut-être était-ce mieux ainsi.

Tout à coup, une idée émergea des limbes de son cerveau em-brumé.

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Oui, elle allait faire cela ! Pour lui. Pour elle. Et pour leur en-fant.

Georgiana posa prudemment un pied à terre. Ses nausées sem-blaient s’être dissipées.

Vingt minutes après, elle s’était douchée, habillée et se glissait dans le couloir, son sac contenant ses cours sous le bras. Ni Juan ni la condessa n’étaient en vue. Soulagée, elle chargea Fernando de lui appeler un taxi pour se rendre à l’université.

Deux jours plus tard, Georgiana commença à mettre son plan à exécution. Elle savait qu’il n’était pas très moral de se servir de Sven, d’en faire un pion dans son jeu : mais quelle autre solution avait-elle ?

Après s’être assurée que Juan serait bien à la maison ce jour-là, elle demanda à Sven de venir la chercher à la Castellana pour sortir.

Le soir venu, elle se présenta à la condessa dans le salon, faus-sement guillerette. Se demandant si Juan était dans les parages, elle annonça qu’elle allait dîner avec un de ses amis de l’université.

— Très bien ! approuva la condessa. Est-il beau, ce jeune homme ?

— Très beau. Grand, blond, sportif. C’est un Suédois. Nous sommes déjà sortis ensemble plusieurs fois, précisa-t-elle, avec l’espoir que ces détails seraient rapportés à Juan, comme c’était généralement le cas.

A cet instant, on sonna à la porte et Fernando vint annoncer peu après que la señorita Georgiana était attendue dans l’entrée.

— Merci, Fernando. Et inutile de veiller pour moi, ce soir. Je rentrerai sans doute très tard.

— Bien, señorita.

Georgiana embrassa la condessa et sortit, affectant une vive ex-citation, alors qu’en réalité la perspective de ce dîner au restaurant l’ennuyait à mourir.

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Encore quelques soirées comme celle-ci et elle pourrait passer à l’étape suivante de son plan, se dit-elle avec un soupir en mon-tant dans l’ascenseur.

Quand Juan rentra, après une harassante journée de travail, ce fut pour apprendre de la condessa que Georgiana était sortie avec un beau jeune homme dénommé Sven, étudiant comme elle à l’université.

En toute logique, il aurait dû se réjouir qu’elle se détache enfin de lui et ait d’autres centres d’intérêt. Pourtant, il n’en éprouva qu’un vif dépit qu’il s’efforça de ne pas laisser transparaître.

Leticia lui ayant laissé plusieurs messages sur son répondeur, il décida de lui téléphoner.

— Excuse-moi de ne pas t’avoir appelée plus tôt, mais j’ai eu une journée particulièrement chargée.

— Juan, il faut que je te parle en privé.

— A quel sujet ?

— Je ne peux pas te le dire au téléphone.

— Est-ce si urgent ? Je suis éreinté, ce soir. Et demain, j’ai en-core une rude journée en perspective. Ça ne peut pas attendre le week-end ?

— Non, je ne crois pas. Écoute, puisque ce n’est pas possible ce soir, je te propose de passer demain à ton bureau, si tu veux ? Mais il faut absolument que l’on se voie.

— Quelque chose ne va pas, rida ?

— Non. Oui. Enfin, je ne sais pas. Disons que… J’aimerais dis-cuter de quelque chose avec toi, voilà. Quelque chose qui pourrait avoir une incidence sur… notre vie de couple.

Juan fronça les sourcils.

— Ah. Ça a l’air sérieux.

— C’est sérieux.

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— Bien. Je t’appelle demain matin pour convenir d’un moment où nous pourrons nous voir.

— D’accord. Bonne nuit, Juan, dit-elle d’une voix éteinte.

— Bonne nuit, querida.

Il éteignit le téléphone et resta là, pensif, les yeux dans le vague. Letitia avait-elle deviné pour Georgiana ? S’inquiétait-elle pour l’avenir ? Tout de même, quelle situation ! Il s’apprêtait à épouser une femme en qui il ne voyait qu’une simple amie alors qu’il était éperdument amoureux d’une autre.

Juan reçut en plein cœur cette brutale révélation. Il se leva d’un bond de la chaise. Lui, amoureux ? Mais non, c’était impossible. Impensable. Pourtant, comment expliquer les sentiments exaltés que lui inspirait Georgiana ? Jamais, depuis la disparition de Leo-nora, il n’avait ressenti cela.

Autant l’admettre, il était amoureux !

Malheureusement, il était trop tard pour qu’il connaisse le bonheur avec Georgiana.

Plus que quelques jours à jouer un personnage, songea Geor-giana, tandis que Julio et son équipe ajustaient sur elle sa robe de demoiselle d’honneur. Le premier donnait des ordres que les autres s’empressaient d’exécuter, retouchant une pince ou l’ampleur d’un jupon, épinglant un ruban.

Julio, le « maître », prenait son travail très à cœur.

— Ce sera un vrai petit bijou… Ah ! voici la future mariée en personne ! s’exclama-t-il à la vue de Leticia. Comment allez-vous, ma chère ?

Celle-ci arrivait d’un pas pressé dans un élégant tailleur gris, un dossier sous le bras. Julio se porta à sa rencontre et l’embrassa sur les joues.

— Hola, Julio, le salua la jeune femme avant de se tourner vers Georgiana. Tu es absolument ravissante… Mais tu as l’air encore un peu fatigué.

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Leticia la prit par les mains et la regarda en face. Profitant que Julio emmenait ses employés un peu plus loin dans l’atelier, la jeune femme se jeta à l’eau :

— Je sais que ça ne me regarde pas, mais j’ai l’impression que quelque chose te tracasse.

— Mais non, ça va, mentit Georgiana en affectant un air déga-gé.

— Hum, je n’en suis pas si sûre… En tout cas, quel que soit le problème dont il s’agit – et j’insiste sur ce point –, sache que je suis ton amie et que tu peux te confier à moi. Bien sûr, ça resterait entre nous. N’oublie pas que je suis avocate. Dans mon métier, la confidentialité, c’est sacré.

Leticia lui sourit et lui étreignit affectueusement les mains.

— Tout va bien, je t’assure, balbutia Georgiana, la gorge nouée. Je suis juste un peu fatiguée, comme tu l’as remarqué.

— Soit. Je n’insiste pas, soupira Leticia. Mais si tu as besoin de moi, je suis là. A n’importe quelle heure du jour ou de la nuit.

Elle recula d’un pas pour mieux l’admirer dans sa tenue de cé-rémonie.

— Magnifique, cette robe, n’est-ce pas ? Comme elle est blanche, c’est toi qu’on prendra pour la mariée ! ajouta-t-elle en riant de bon cœur. Bravo, Julio ! Vous vous êtes surpassé !

— Merci, ma chère ! J’avoue être parfois surpris par l’étendue de mon talent.

Les deux jeunes femmes échangèrent un regard complice par le biais du miroir et faillirent éclater de rire. Heureusement, le génie s’éloignait déjà, et elles purent donner libre cours à leur hilarité.

Georgiana s’assit avec précaution sur une chaise, en veillant à ne pas malmener les volants de mousseline de soie.

— J’espère que Julio ne me houspillera pas si je m’assieds, dit-elle malicieusement à Leticia. Je ne voudrais pas subir les foudres du maître.

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— Oh, ne t’inquiète pas. Au fond, c’est une crème… J’espère que, de mon côté, je n’aurai pas l’air ridicule avec ma robe, confia Leticia avec une grimace. Je lui ai fait promettre de me faire le modèle le plus simple possible. Jusqu’alors, il ne s’est autorisé aucune fanfreluche… Tous ces tralalas pour un mariage, je trouve ça un peu absurde à vrai dire. Surtout dans notre situation. Juan et moi avons passé l’âge des excentricités.

— Tout de même, tu ne veux pas une belle cérémonie ? Le ma-riage, c’est un grand jour dans la vie d’une femme.

L’émotion submergea Georgiana en prononçant ces paroles. Imaginer Leticia et Juan en tenue de mariés dans l’église lui broyait le cœur.

— Sans doute, oui. Mais tu sais, ni Juan ni moi ne nous faisons d’illusions sur notre couple. Nous nous marions parce que c’est une sage décision pour l’un et l’autre. Rien de plus.

A son étonnement, Georgiana décela une profonde tristesse sur le visage de Leticia, à demi tourné vers la fenêtre.

— Mais tu ne te réjouis pas de l’épouser ?

— Me réjouir ? Non, très honnêtement, je ne peux pas le dire. J’accomplis une obligation.

— Mais c’est affreux !

— Je comprends qu’on puisse le percevoir ainsi, admit Leticia en lui souriant avec douceur. Que veux-tu, à mon âge, on a perdu ses illusions. En d’autres circonstances, peut-être…

Elle parut hésiter, vouloir ajouter quelque chose puis sembla se raviser. Et elle déclara simplement dans un soupir :

— Mais la situation est ce qu’elle est. Juan a besoin d’un héri-tier pour perpétuer la lignée des Caniza. J’espère que je remplirai correctement mon rôle.

— A t’entendre, on croirait qu’il s’agit d’un travail.

— D’une certaine manière, c’en est un, reconnut Leticia, s’asseyant face à elle pour lui prendre les mains. Georgiana, tu ne

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veux toujours pas me dire ce qui te chagrine ? Cela me désole de te voir si maussade.

La tentation était grande pour Georgiana de tout lui avouer. Mais elle se retint. Comment confier son secret à Leticia ? Elle n’en avait pas le droit.

— Tout va bien, ne t’inquiète pas. J’ai juste quelques problèmes avec un garçon de l’université avec qui je sors, dit-elle, se sachant obligée de se justifier d’une façon ou d’une autre.

— Ah… Rien de grave, j’espère ?

— Non. Une petite dispute… Mais nous nous voyons, ce soir. Tout devrait s’arranger.

— Tant mieux. Tu me rassures.

De fait, Leticia semblait soulagée. Se doutait-elle qu’il y avait quelque chose entre elle et Juan ?

— Il faut que j’aille me changer, murmura Georgiana, c’est bientôt l’heure de mon cours de littérature.

Elle se sentait lasse et aspirait à mettre un terme à ce tête-à-tête éprouvant.

Combien de temps encore allait durer ce supplice ? se deman-da-t-elle plus tard en quittant l’atelier. Si une simple séance d’essayage l’affectait tant, qu’en serait-il du mariage lui-même ?

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14.

Il était plus de 22 heures lorsque Juan gara sa Ferrari dans le parking de la résidence de Leticia. Malgré sa fatigue, il était quand même venu la voir, vu son insistance à vouloir le rencontrer au plus tôt.

Ce fut Lola, la gouvernante, qui répondit à son coup de son-nette.

— Don Juan, s’exclama-t-elle en ouvrant des yeux ébahis. La señora ne vous attendait pas.

— Je sais, j’aurais dû prévenir. Est-elle à la maison ?

— Oui, euh… il y a quelqu’un avec elle. Si vous permettez, je vais l’informer de votre visite.

Intrigué, Juan regarda Lola prendre la direction du bureau. Qui Leticia pouvait-elle bien recevoir à une heure pareille – et de sur-croît, dans son bureau ?

Lola reparut bientôt, et l’invita à la suivre.

Il lui emboîta le pas jusqu’au bureau. Là, il eut la surprise de voir un homme se lever du fauteuil qu’il occupait près de la che-minée, un homme qu’il ne connaissait pas.

Leticia, un sourire un peu crispé aux lèvres, vint l’accueillir.

— Juan… Je te présente Pablito Sanchez, mon ami et collègue. Nous travaillons sur un dossier pour l’université.

Les deux hommes se serrèrent la main, murmurant les for-mules d’usage et se jaugeant mutuellement du regard. Pablito Sanchez n’était pas grand et avait les tempes grisonnantes. Panta-lon de velours, pull en V, petites lunettes rondes qui lui tombaient sur le nez, il avait l’air d’un intellectuel.

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— Désolé si je vous dérange, dit Juan sur un ton neutre. Je pas-sais dans le quartier, je me suis permis de m’arrêter.

Ce qui était faux. Il était venu exprès afin d’avoir une discus-sion avec Leticia. Discussion qu’elle-même avait sollicitée. Mais c’était exclu dans la présente situation. Et peut-être cela valait-il mieux ainsi. Car Juan se rendait compte à présent que ce qui l’avait réellement amené ici était absolument impossible. Com-ment, en effet annoncer à Letitia, à quelques jours du mariage, qu’il ne voulait plus l’épouser ? De quoi aurait-elle l’air auprès de ses amis, de ses collègues ? Il eût été indigne de l’humilier de la sorte.

Il s’assit et accepta un whisky. Il se sentait oppressé comme si un étau le comprimait lentement. Chaque heure, chaque jour lui devenaient un enfer. Savoir qu’il avait enfin trouvé la femme de sa vie, mais devait y renoncer au nom du devoir et de l’honneur le désespérait.

Mais que faire ? Il n’y avait pas d’issue.

Une heure s’écoula à deviser aimablement avant que Pablito ne se lève pour prendre congé.

— Eh bien, à demain matin, au bureau, Ticia.

Puis, s’adressant à Juan :

— C’est une grande avocate, vous savez. Elle est la clé de voûte de notre mouvement. J’espère qu’elle le restera après son mariage.

Cela sonnait comme un défi, et Juan ne s’y trompa pas.

— J’espère bien que Ticia ne se sentira en aucun cas entravée par ce mariage. Elle est libre.

Pablito serra la main de Juan qui s’était levé, et sourit.

— Espérons-le, en effet. Trop souvent, j’ai vu changer des femmes brillantes sitôt mariées, et renoncer à ce qui était pour elles une source d’épanouissement.

Pendant que Leticia raccompagnait son ami à la porte, Juan repensa à ses propos et les rapprocha de ceux que lui avait ré-cemment tenus Leticia sur le sujet. Elle aussi craignait que ses

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devoirs d’épouse ne l’obligent à sacrifier beaucoup sur le plan professionnel.

Décidément, quelle singulière situation ! Tout eût été bien plus simple si Leticia avait épousé quelqu’un comme ce Pablito et lui… celle qui hantait désormais ses pensées. Ah, s’il avait pu rencontrer Georgiana quelques mois plus tôt, ou même quelques semaines ! Maintenant, il était trop tard…

Georgiana devait agir finement, et ce n’était pas simple. Com-ment donner l’impression, en effet, que Sven était son petit ami, sans pour autant laisser le pauvre garçon devenir trop proche d’elle ? Il avait déjà essayé de l’embrasser au cinéma et elle s’était dérobée le plus élégamment possible. Mais l’idée de recevoir un baiser d’un autre que Juan lui répugnait.

Ce soir, alors que Sven l’avait raccompagnée à la Castellana, elle vit Juan arriver au volant de la Ferrari et s’arrêter face à eux devant l’immeuble. Son cœur s’emballa. C’était là l’occasion d’en finir une bonne fois pour toutes. De prouver à Juan qu’elle avait d’autres préoccupations que lui dans la vie.

Après s’être assurée qu’il pouvait les voir à la lumière du lam-padaire, elle attendit qu’il descende de voiture puis effleura du bout de l’index la joue de son compagnon.

— Merci. Sven. J’ai passé une très bonne soirée.

Surpris, mais prenant ce geste pour ce qu’il était – une invite manifeste –, l’étudiant se pencha pour l’attirer dans ses bras et l’embrassa.

La main de Juan se crispa sur la poignée de la portière. Il la re-ferma violemment puis, de longues secondes durant, regarda le couple s’embrasser. Une rage comme il n’en avait jamais éprouvé bouillonnait en lui.

Quand Sven fut parti, Juan se rua vers Georgiana.

— Qu’est-ce qui t’a pris ? Comment as-tu osé embrasser ce type ?

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s’écria-t-il, sans se soucier d’être entendu du portier. Je veux des explications, tu entends !

Il l’avait saisie par un bras et la poussait devant lui à travers le hall.

— Je ne te dois aucune explication, répondit Georgiana, im-pressionnée par la violence de sa réaction. Je suis libre de faire ce que je veux de ma vie.

— Certainement pas !

Tant de colère luisait dans ses yeux qu’elle frissonna. Quand ils arrivèrent à l’appartement, il lui indiqua la direction du bureau.

— Par là ! aboya-t-il, si durement qu’elle n’osa refuser.

De toute façon, s’ils devaient s’expliquer, mieux valait éviter le salon où ils risquaient d’être surpris par la condessa, se dit Geor-giana.

Dès que Juan eut refermé la porte sur eux, elle passa résolu-ment à l’offensive.

— Je n’ai pas à me justifier de ma conduite auprès de toi.

— Ah, oui ? C’est ce que nous allons voir !

En deux enjambées, il fut près d’elle et l’attira sans ménage-ment dans ses bras.

— Comment peux-tu laisser un autre homme souiller tes lèvres ? lui reprocha-t-il, l’œil étincelant.

Puis sa bouche fondit sur la sienne en un baiser dévorant. Ses mains couraient partout sur elle de façon possessive. Enlaçant sa taille, il la plaqua contre ses hanches pour lui imposer l’évidence de son désir.

Georgiana ne put qu’émettre une plainte sourde et tenter de le repousser, mais elle finit par se soumettre, incapable de résister à cet assaut.

Juan plongea une main dans la chevelure de Georgiana pour lui renverser la tête en arrière et vrilla son regard au sien, tandis que de l’autre main, il lui déboutonnait son chemisier. Ensuite, dégra-fant son soutien-gorge, il la poussa vers le divan, sans la quitter

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une seconde des yeux. Puis il déposa sur sa gorge une pluie de baisers, jusqu’à la naissance des seins.

Ses mains la maintenaient solidement par les hanches et Geor-giana, étourdie, laissait échapper d’involontaires gémissements. Une passion brûlante couvait en elle. Quand la bouche de Juan captura la pointe durcie d’un de ses seins, elle ne put contenir un cri d’extase et creusa les reins en une invite explicite. Mais Juan poursuivit ses jeux sensuels, allant d’un sein à l’autre, faisant mon-ter en elle l’excitation, comme s’il était résolu à la punir pour ce qu’il estimait être une trahison.

Jamais aucun homme ne lui donnerait autant de plaisir, se promit Juan. Et il userait pour cela de tout son savoir amoureux, l’enivrerait de baisers affolants, des plus intimes caresses, jusqu’à la faire trembler de désir.

Juan sentait qu’en dépit de ses dénégations, elle était de nou-veau sienne. Georgiana lui appartenait, et pour toujours.

L’abandonnant juste le temps d’ôter rapidement ses propres vêtements, il la contempla, allongée sur le divan, magnifique et offerte. Puis il vint sur elle et la pénétra tel un conquérant. Il allait lui montrer qu’il était son maître.

Incapable de toute pensée, Georgiana noua les jambes autour des reins de Juan. Ce fut comme un éblouissement lorsqu’ils se rejoignirent au point culminant du désir. Agrippés comme des forcenés l’un à l’autre, ils se donnèrent pleinement l’un à l’autre dans une danse brève et tumultueuse.

Bien après, toujours enlacés sur les coussins, ils continuèrent de savourer cette communion magique.

A son réveil le lendemain, Georgiana fut étonnée de constater combien elle se sentait détendue. Son anxiété semblait s’être mira-culeusement envolée, et elle savait désormais ce qu’elle avait à faire.

Juan et elle n’avaient pas parlé, ils étaient simplement restés blottis l’un contre l’autre, à savourer la chaleur de leur étreinte.

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Mais elle était sûre d’une chose : Juan l’aimait. Il allait épouser Leticia, mais c’était elle qu’il aimait. Et cette certitude suffisait à la conforter dans la décision qui l’avait tant tourmentée jusque-là : elle garderait son bébé.

Maintenant que la chose était décidée, elle se sentait calme, apaisée. Mais elle savait aussi qu’il lui était désormais impossible d’être demoiselle d’honneur au mariage.

Elle se leva, se doucha puis rassembla ses affaires dans son sac de voyage avant de téléphoner à sa mère. Mais elle tomba sur le répondeur ; elle y laissa un message informant Lady Cavendish qu’elle rentrait et avait quelque chose d’important à lui dire.

Ensuite, Georgiana se mit en quête de la condessa.

— Comment ? Tu t’en vas ? Mais pourquoi ? s’écria la vieille dame, effarée.

— Parce qu’il le faut, condessa. Ce n’est pas que je ne me plaise pas à Madrid, non. Mais malheureusement, je dois partir. C’est mieux ainsi.

La condessa la considéra avec un sourire mélancolique.

— Assieds-toi, Georgiana. J’ai à te parler.

La jeune femme obéit.

— Georgiana, j’ai quelque chose à te demander et j’attends de toi une réponse franche. Êtes-vous amoureux, toi et Juan ?

La brutalité de la question laissa Georgiana pantoise.

— Je ne suis pas née de la dernière pluie, reprit la condessa. Je vous observe tous les deux. J’ai bien vu la façon dont il te regarde, j’ai remarqué comme tu essaies de feindre l’indifférence quand il est là.

Georgiana comprit qu’il eût été vain de mentir.

— Oui, murmura-t-elle, je suis amoureuse de lui. Et c’est pour-quoi je dois partir. Il va se marier dans quelques jours. Ce ne serait pas bien que je reste… C’est absolument hors de question.

La condessa couvrit sa main de la sienne.

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— Ma pauvre enfant… Quel dommage que vous ne vous soyez pas rencontrés plus tôt.

— Oui, mais maintenant il est trop tard, répliqua-t-elle avec amertume. Juan est bien décidé à ce que ce mariage ait lieu.

— Effectivement, ce serait un scandale de tout annuler à ce stade, soupira la comtesse. Quoique Leticia serait moins blessée dans son cœur que dans son amour-propre…

— J’espère que vous m’aiderez à trouver une excuse pour ne pas être sa demoiselle d’honneur, condessa. Je ne crois pas que… que je pourrais supporter de les voir tous les deux…

Sa voix se brisa, et la condessa l’entoura de ses bras.

— Ma pauvre petite… Ma pauvre petite fille, répétait la vieille dame, bouleversée. Si j’avais pu prévoir une chose pareille, je ne t’aurais jamais proposé de te recevoir à Madrid. Mais comment pouvais-je l’imaginer ?

— Bien sûr, admit Georgiana entre deux sanglots étouffés. C’est ma faute. Je n’aurais pas dû le laisser…

Elle n’alla pas au-delà, mais ce ne fut pas nécessaire.

— Tu veux dire que cela ne s’est pas limité à… à une relation platonique ? demanda la condessa, s’écartant pour mieux scruter son visage. Voilà pourquoi tu étais si peu en train depuis quelque temps. C’est indigne, ce qu’a fait Juan ! Il n’avait pas le droit de te séduire alors qu’il était fiancé.

— Il n’a pas agi seul, condessa, fit remarquer Georgiana en es-quissant un sourire. Juan n’a rien fait sans que je sois consentante. Simplement, nous n’avons pu résister à l’attirance que nous res-sentons l’un pour l’autre. Mais maintenant, c’est à moi de faire cesser cette relation.

— C’est terrible, murmura la vieille dame, laissant retomber les mains sur ses genoux. Mais tu as raison, Georgiana, et ta décision est courageuse. Tu n’avais pas d’autre solution. Je t’aiderai dans cette épreuve, querida. J’essaierai de trouver une excuse pour Leticia. Quant à Juan… il entendra parler de moi quand il rentre-ra, ce soir.

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— S’il vous plaît, ne soyez pas fâchée contre lui, condessa. Ce doit être bien assez dur pour lui de se sacrifier à son devoir. Mais empêchez-le de me suivre, c’est tout ce que je demande. J’ai besoin de prendre un peu de recul. Pour lui, ce sera différent. Il va se trouver pris dans le tourbillon de sa nouvelle vie et il m’oubliera.

— Nous verrons, répondit la condensa. Dans l’immédiat, je vais dire à Fernando que j’ai reçu un coup de téléphone d’Angleterre et que tu dois repartir. Pour le personnel, cette excuse fera l’affaire.

Georgiana remercia la condessa et lui étreignit la main tandis qu’elles échangeaient un long regard. Elle se sentait soulagée, maintenant qu’elle avait enfin épanché son cœur.

Au moins, elle pouvait partir la conscience tranquille.

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15.

— Georgiana, il n’est pas question que tu abandonnes tes cours à l’université ! Il faut que tu retournes à Madrid terminer ton an-née. Quant à refuser d’être demoiselle d’honneur de Leticia, ça me paraît totalement déplacé. Je m’étonne que tu aies pu seulement l’envisager.

— Maman, j’ai déjà expliqué à Ticia qu’elle devrait se passer de moi. Elle a très bien compris.

— Et tout ça, à cause d’une petite brouille avec un jeune homme de ta classe ? Enfin, Georgiana, j’ai peine à croire que pour une pareille vétille, tu veuilles te défausser de ce que je considère comme ton devoir familial.

— Il ne s’agit pas d’une vétille, maman. Ça m’a beaucoup affec-tée et je ne m’en suis pas encore remise.

— Eh bien, je regrette de te voir malheureuse, ma chérie, mais je ne pense pas que la fuite soit la bonne façon de les régler. Il faut te ressaisir et retourner affronter tes responsabilités.

— Je ne retournerai pas à Madrid, maugréa Georgiana face à l’intransigeance de sa mère. Je choisirai peut-être une autre ville, Paris ou Florence…

Seigneur, si seulement sa mère savait la vérité ! Mais comment lui annoncer une nouvelle qu’elle-même avait tant de mal encore à assimiler ? Et puis, dans l’immédiat, elle ne se sentait pas la force de faire face aux récriminations que ne manquerait pas de susciter un tel aveu. Et à l’inévitable question qui s’ensuivrait : qui était le père de l’enfant ?

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Non, décidément, elle allait devoir se débrouiller d’une façon ou d’une autre. Avouer dès maintenant sa grossesse à Lady Caven-dish était exclu.

— Juan, je suis choquée ! Séduire une jeune fille que nous avons accueillie sous notre toit et qui était sous notre protection. C’est là un comportement inqualifiable.

— Tia, je suis impardonnable, je sais, admit Juan d’un ton morne. Ma seule excuse, si tant est que cela en soit une, est que je l’aime.

— C’est bien joli, tout ça.

— Je sais… Je suis seul responsable de ce qui s’est passé. Quand elle a voulu mettre un terme à notre liaison, je m’y suis opposé, j’ai insisté. Je ne voulais pas qu’elle s’en aille, je ne sup-portais pas de l’imaginer dans les bras d’un autre homme…

Il s’interrompit pour aller se servir un whisky puis reprit :

— En fait, tia, quelque chose s’est éteint en moi à la mort de Leonora. Du moins, je le croyais. C’est pourquoi j’ai consenti si volontiers à ce mariage de convenance avec Ticia. Mais Georgiana a surgi dans ma vie, et cette lumière que je croyais éteinte s’est rallumée… Je n’ai pu m’empêcher d’agir comme je l’ai fait. Nous étions attirés l’un par l’autre comme deux aimants.

Il se laissa tomber lourdement sur le canapé.

La condessa considéra avec attendrissement ce Juan si diffé-rent de celui qu’elle connaissait, altier et sûr de lui.

— Je comprends, dit-elle. Vous allez être forcément malheu-reux, toi, Ticia et cette pauvre enfant. Mais s’il y a moyen de l’éviter, je t’en conjure, tente-le. Il serait blessant pour Leticia d’être évincée au dernier moment. Mais vous êtes deux adultes responsables, peut-être existe-t-il une solution ?

— Crois-tu que je ne me sois pas torturé l’esprit à essayer de trouver une issue, tia ? Il n’y en a pas, hélas. Si j’annulais au-

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jourd’hui le mariage, je ferais injure à Leticia, à son nom, et au mien.

— Oui, tu as raison, concéda la vieille dame avec un soupir at-tristé. Mais je penserai quand même à toi dans mes prières. Dieu peut parfois arranger les pires situations.

Sur ce, elle se leva et, après avoir déposé un baiser sur le front de Juan, quitta le salon.

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16.

— Georgiana est repartie ? s’exclama Leticia. Un problème fa-milial, vous dites ? Bizarre… Elle n’en a jamais parlé.

— Oui. Une cousine dont elle est proche, apparemment, répon-dit la condessa, assise face à elle.

Leticia n’épilogua pas, mais elle avait sa petite idée sur la rai-son réelle de ce départ.

— Il faut que je voie Juan immédiatement, déclara-t-elle en se levant. Va-t-il rentrer bientôt ?

— Hélas, je l’ignore. Il est tellement occupé en ce moment.

— Je comprends. Écoutez, fit Ticia avec un sourire un peu trop radieux, pourriez-vous lui dire que je suis chez moi ce soir et que je l’attends ? J’ai quelque chose de très important à lui dire.

— Très bien, querida, je lui transmettrai le message.

— Merci, condessa, dit-elle en souriant.

Elle lui étreignit les mains puis disparut, laissant la vieille dame perplexe. Que se passait-il donc ? Leticia avait un bien curieux comportement…

La condessa s’appuya de nouveau contre le dossier de son fau-teuil en soupirant. Malheureusement, il n’y avait pas grand-chose qu’elle pût faire pour aider ces jeunes gens. Juste demander au Seigneur dans ses prières de veiller sur eux avec la plus grande bienveillance…

* * *

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Juan n’avait pas dormi de la nuit et sa journée était particuliè-rement chargée. Plusieurs fois, il fut tenté d’appeler Georgiana à Londres, mais il y renonça.

Elle était partie, il devait respecter son choix, ne pas chercher à la retenir.

Quand il reçut le message de sa secrétaire l’informant que Leti-cia l’attendait à dîner, ce fut pour lui le coup de grâce de la jour-née.

Il irait, bien sûr. Letitia méritait un minimum d’égards. Et il va-lait mieux qu’il s’habitue à l’idée que dans moins de dix jours, ils seraient mari et femme…

A 21 h 30, Juan sonnait à sa porte. A sa grande surprise, ce fut Leticia en personne qui lui ouvrit.

— Bonsoir, dit-il, effleurant sa joue d’un baiser. Lola est de sor-tie ?

— Je lui ai donné congé pour la soirée.

Il regarda machinalement autour de lui. A l’évidence, elle était seule.

— Entre… Tu veux un verre ?

Derrière son sourire trop éblouissant, Juan la sentait nerveuse. Que lui réserverait encore cette soirée ?

— Je prendrai volontiers un whisky, oui.

Il la suivit dans le salon où il s’assit sur l’un des deux imposants canapés de style contemporain.

De son côté, Leticia lui prépara son whisky, sec, comme il l’aimait.

— Mon invitation à dîner a dû t’étonner, Juan, mais… j’ai quelque chose à te dire.

Il décela de l’anxiété dans le regard qu’elle avait posé sur lui. Pauvre Ticia. A vrai dire, elle donnait toujours l’impression d’être si forte qu’il ne lui était jamais venu à l’esprit qu’elle puisse avoir ses propres problèmes. Quand elle lui tendit son verre, il l’attira près de lui sur le canapé avec un sourire.

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— L’homme que tu vas épouser est bien égoïste, Ticia, murmu-ra-t-il d’un air désenchanté. Pardonne-moi, veux-tu ? J’ai eu quelques soucis ces derniers temps. Dis-moi, querida, en quoi puis-je t’aider ?

— C’est bien là le problème. Tu ne peux pas m’aider, répondit-elle en s’agitant inconfortablement sur le siège. Il s’est passé quelque chose, Juan… quelque chose dont j’estime devoir t’informer. Voilà, je… je…

Elle baissa la tête puis se leva subitement, se tordant les mains, tandis que ses yeux s’embuaient de larmes.

Ce spectacle le laissa interdit.

— Leticia, que se passe-t-il ?

A son tour, il se leva et posa le bras sur les épaules de la jeune femme.

Elle secoua tristement la tête et se dégagea.

— Excuse-moi, Juan. Tu dois me prendre pour une parfaite idiote. Je n’ai pas l’habitude de… de me laisser aller, mais… c’est simplement que…

— Quoi, Ticia ?

Il la fit de nouveau asseoir avec lui sur le canapé et prit sa main dans les siennes en un geste apaisant.

— Eh bien, je n’ai pas été tout à fait franche avec toi, dit-elle dans un souffle, fuyant son regard. En fait, je… comment dire ? Il y a un homme dans ma vie, voilà. Je comptais t’en parler, j’ai essayé plusieurs fois, mais ça ne me paraissait pas vraiment utile parce que mon histoire avec lui n’avait pas dépassé le stade de la simple amitié. Mais dernièrement… Oh, mon Dieu…

Elle pressa son mouchoir contre sa bouche et se détourna, se-couée par un sanglot.

— Je n’ai pas pu m’en empêcher, Juan. Je ne m’étais jamais rendu compte que je l’aimais, je ne voulais pas me l’avouer à moi-même, et maintenant il est trop tard. Je suis vraiment désolée. Cela ne changera en rien nos projets, rassure-toi, mais je ne con-

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cevais pas de t’épouser sans que tu saches pourquoi… comment dire ? Disons que si je ne suis pas très… avenante au début… enfin, tu comprends…

La suite mourut au bord de ses lèvres et elle enfouit dans ses mains son visage cramoisi de honte.

— Ticia, je voudrais être sûr d’avoir bien compris, répliqua Juan, très troublé par cet aveu. Que s’est-il passé au juste ? Dis-le simplement, querida. L’enjeu est trop important pour nous. Tu es amoureuse d’un autre, c’est ça ?

Cette hypothèse le remplissait soudain de joie. Mais à quoi bon ? pensa-t-il aussitôt. Qu’est-ce que cela changerait puisqu’il était impensable d’annuler le mariage ?

— Malheureusement, oui, confessa-t-elle. Je n’ai rien fait pour l’encourager, crois-le bien. Je n’en étais même pas consciente. Sinon, je n’aurais jamais envisagé de me marier, bien sûr. Mais cela a fini par s’imposer à moi…

— Et de qui s’agit-il ? demanda Juan, fronçant les sourcils. Ah, je crois savoir ! Pablito Sanchez, non ? J’aurais dû m’en douter quand je l’ai trouvé ici avec toi, l’autre soir.

Il laissa échapper un petit rire puis secoua la tête.

— Bon sang, quelle paire nous formons, toi et moi, Ticia !

— Comment ? balbutia-t-elle, stupéfaite. Tu n’es pas fâché ?

— Fâché ? répéta-t-il en se levant. C’est la meilleure nouvelle que j’aie entendue depuis bien longtemps. Si tu savais tout ce que j’endure depuis quelques semaines. Comme je suis malheureux… Mais tu n’y es pour rien.

— Je crois savoir, murmura Leticia, esquissant un sourire à travers ses larmes. Tu fais allusion à Georgiana, n’est-ce pas ?

— Comment le sais-tu ? s’étonna Juan.

— J’ai eu des soupçons le soir où elle est venue sonner à ma porte et que tu es arrivé peu après. Vous étiez bizarres, et tu avais l’air contrarié. Mais ensuite, Georgiana m’a parlé d’un petit ami à l’université et je l’ai crue. J’ai conclu que mes doutes n’étaient pas

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fondés… Mon Dieu, est-ce pour cette raison qu’elle est repartie en Angleterre ? Qu’elle a inventé je ne sais quel prétexte pour ne plus être ma demoiselle d’honneur ? Mais c’est affreux, Juan ! Je me sens terriblement coupable. Pauvre Georgiana. Si j’avais su, j’aurais pu vous éviter bien du chagrin.

— Tu n’as pas à t’en vouloir, Ticia. C’est une chance que tu m’aies dit la vérité, affirma Juan en lui serrant les mains. Vu les circonstances, il vaudrait peut-être mieux annuler notre mariage ?

— Ce serait logique, mais… est-ce bien réaliste ? Imagine le scandale. La réaction de ma mère. Dios mio ! Tout est prêt jusque dans les moindres détails. Elle sera furieuse si je lui annonce que je ne veux plus t’épouser.

— Calme-toi, Ticia. Il suffira de leur dire la vérité. Que tu aimes Pablito et que j’aime Georgiana. Ils devraient comprendre tout de même ?

— Tu crois ? J’imagine la mine de ma mère quand je lui dirai que je laisse tomber un des hommes les plus beaux et les plus fortunés du royaume pour un professeur de droit, un simple rotu-rier, dont la principale ambition est d’éveiller la conscience poli-tique de ses étudiants !

— Oui, tu n’as pas tort, concéda Juan. Et si j’essayais de le leur expliquer, moi ?

— Leur expliquer quoi ? Que tu es fou amoureux d’une de mes demoiselles d’honneur ? s’esclaffa Leticia. Enfin, Juan !

— Il faut bien faire quelque chose, pourtant ! Trouver une ex-cuse qu’ils soient susceptibles d’accepter. Mais d’abord, buvons un verre ! dit-il en se levant. Nous l’avons bien mérité.

— Bonne idée !

Soudain, il la serra affectueusement dans ses bras.

— Tu imagines ce qui serait arrivé si tu ne t’étais pas confiée à moi, ce soir ? C’est une chance que nous soyons assez bons amis pour pouvoir nous parler franchement. Tu n’es pas fâchée que je ne t’aie pas mise au courant plus tôt pour Georgiana, j’espère ?

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— Mais non ! assura-t-elle, avant de plaquer un baiser sur sa joue. Tu l’as fait pour la bonne cause. Tu te croyais obligé de sacri-fier l’amour sur l’autel du devoir.

— C’est exactement ça, admit-il avec une grimace. Dis-moi, j’espère que tu as un bon champagne dans ta réserve. Parce qu’un événement pareil, ça se fête !

— Hé, ne mettons pas la charrue avant les bœufs.

Tout à coup, elle éclata de rire.

— Sais-tu à quoi je pense, Juan ? J’imaginais quelle serait la réaction de nos amis s’ils nous voyaient en ce moment, chercher un bon champagne pour fêter notre rupture !

Juan s’associa à son hilarité.

Cinq minutes plus tard, devant deux flûtes d’un excellent champagne, ils échafaudaient ensemble un plan d’action.

Georgiana sortit tout émue de sa première échographie.

Le fait d’avoir vu une image du bébé, aussi confuse fut-elle, lui avait soudain donné une réalité. Le petit embryon qui jusqu’alors n’avait été qu’une abstraction était devenu un être humain, une personne à qui elle allait désormais se dédier tout entière ! Elle avait déjà informé par courrier l’université qu’elle ne reprendrait pas ses cours. Mais où aller ? Tel était son problème dorénavant.

Pour sa mère, Georgiana était censée continuer ses études dans une autre ville européenne. Mais c’était juste une façon de gagner du temps dans la mesure où elle ne se sentait pas encore prête à lui avouer la vérité. Il fallait qu’elle-même s’habitue d’abord à l’idée de devenir une mère célibataire. Qu’elle essaie de panser les blessures de son cœur.

De retour à Wilton Crescent, dans sa chambre, elle étudia le ca-lendrier. Plus qu’une semaine avant que Juan ne se marie. Elle soupira. Pourquoi fallait-il que tant de vies soient gâchées au nom du devoir ?

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Si encore elle avait eu un endroit où vivre en paix, rêver de Juan, penser à lui sans entendre dire quel être ignoble et irrespon-sable il était. Car c’était ainsi que sa mère jugerait l’homme qui avait apparemment séduit puis abandonné sa fille.

Elle s’efforça de réfléchir à la façon dont elle allait s’organiser durant les prochains mois. Il fallait qu’elle gère en priorité ce pro-blème. Le reste, elle s’en inquiéterait plus tard.

Une fois que Juan serait marié.

Georgiana prit soudain conscience que là était le cœur du pro-blème. Quand elle saurait qu’il était marié, qu’il était impossible de revenir en arrière, quand elle aurait lu les comptes rendus dans les journaux, qu’elle aurait vu les photos des deux époux, alors seulement elle serait en mesure d’admettre la terrible réalité. Et elle pourrait faire le deuil de son amour et tourner la page.

Mais dans l’immédiat, savoir qu’elle allait perdre à jamais l’homme de sa vie lui déchirait le cœur.

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17.

— Comment ? Vous renoncez à vous marier ?

Dona Elvira, la mère de Leticia, se laissa tomber sur la chaise la plus proche, comme prête à défaillir.

Dans le salon de la Castellana, l’annonce de Juan avait fait l’effet d’une bombe.

— Mais c’est insensé ! s’exclama don Alvaro, s’étranglant de rage. C’est une folie !

— Papa, je t’en prie… nous l’avons décidé d’un commun accord, intervint Leticia. Nous sommes très attachés l’un à l’autre, Juan et moi, mais en tant qu’amis. Nous ne sommes pas amoureux. Notre couple ne marcherait pas.

— Mais qu’est-ce que l’amour vient faire dans tout cela ? objec-ta faiblement sa mère.

— L’amour est tout.

A la surprise générale, la condessa venait de s’interposer dans ce concert de protestations, s’attirant tous les regards.

— Qu’est-ce que cela signifie ? gémit la marquise. Allons ! Vous savez comme moi que l’amour et le mariage ne vont pas forcément de pair. Quoi qu’il en soit, il est trop tard pour l’annuler. Tout est déjà planifié, on a envoyé les invitations, arrêté les menus, réservé l’orchestre… Je vous laisse imaginer les problèmes que cela pose-rait, sans parler bien évidemment du déshonneur pour nos deux familles.

Elle se tourna vers sa fille.

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— Quant à toi, Ticia, dit-elle en levant un index menaçant, il faut que tu sois bien ingrate et égoïste pour envisager une chose pareille.

— Oh, oui ! approuva don Alvaro. Votre comportement est in-digne, indécent ! Ressaisissez-vous et oubliez vite ce projet sau-grenu.

— Mais papa, il n’a rien de saugrenu, insista Ticia avec assu-rance. J’aimerais que tu écoutes ce que la condessa a à dire.

— Et de quoi s’agit-il ? aboya son père, tournant vers la vieille dame un regard furibond.

— Simplement ceci, répondit la condessa, très digne. Il nous faut admettre que les temps ont changé, don Alvaro. Que les men-talités ont évolué depuis notre jeunesse. Il est inconcevable de nos jours de contraindre deux jeunes gens à un mariage sans amour, au seul nom du devoir.

Comme la marquise ouvrait la bouche pour protester, la con-dessa enchaîna, implacable :

— D’autant que Leticia et Juan sont tous deux amoureux d’autres personnes.

— C’est du délire ! Ma fille n’est pas amoureuse, protesta don Alvaro, sortant un mouchoir pour s’essuyer le front.

— Je crains que vous ne la connaissiez mal, Alvaro. Ne soyez donc pas si suffisant. Et, pour une fois, songez au bonheur de votre fille plutôt qu’au prestige de votre famille.

— Jamais de ma vie je…

— Comme je le disais, poursuivit la comtesse, Leticia est amou-reuse d’un charmant jeune homme qui m’a été présenté il y a quelques jours. Il n’est pas noble, et il n’aura pas le profil du gendre que vous espérez. Mais j’ai la conviction que lui et Ticia seront très heureux ensemble… Et qu’ils vont révolutionner l’université, ajouta-t-elle malicieusement.

— Révolutionner quoi ? Mais c’est encore pire que nous n’imaginions. Quelle catastrophe, gémit doña Elvira.

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— Quant à Juan, conclut la condessa avec un regard affectueux vers son jeune cousin, il trouvera aussi le bonheur de son côté. Mais c’est là une autre histoire.

A bout de nerfs, don Alvaro donna libre cours à sa colère.

— Tu es un déshonneur pour notre famille, tu salis notre répu-tation, lança-t-il à sa fille. Pour moi, tu n’existes plus. Je ne veux plus entendre parler de toi ! Quant à ce… cet individu… ce parve-nu… ce roturier avec qui tu t’es acoquinée dans notre dos, je veille-rai personnellement à ce qu’il perde son emploi et…

— Don Alvaro, désolé de vous interrompre, déclara Juan sur un ton glacial, mais j’ai déjà promis à Leticia qu’elle pouvait être assu-rée de mon soutien, financier ou autre. Si vous reniez votre fille, vous ne ferez que vous ridiculiser. Tout Madrid jasera. Ht de toute façon, Ticia est parfaitement capable de s’assumer. Quant à son futur mari, lui aussi a toute ma considération. Il est prévu de le nommer directeur d’un nouveau service qui se crée à l’université. Cet homme a fait un travail formidable qui lui a valu d’être distin-gué par les plus hautes sommités, tant en Espagne qu’à l’étranger.

— Et si vous voulez mon avis, ma chère Elvira, renchérit la condessa, s’adressant à la marquise, vous avez tout intérêt à lais-ser croire que vous êtes favorable à cette union. Mieux vaut une belle histoire d’amour qu’un scandale, vous ne croyez pas ? Et maintenant, ma chère, vous devriez rentrer chez vous vous repo-ser. Je comprends quel choc cela a dû être pour vous deux, mais il faut évoluer avec son époque. Je suis sûre qu’au fond, ni vous ni votre mari ne souhaitez voir votre fille malheureuse, n’est-ce pas ?

— Viens, ordonna don Alvaro à sa femme. Nous n’avons rien à faire ici. La condessa a raison. Nous devons réfléchir, empêcher que notre nom ne soit traîné dans la boue.

Doña Elvira avait les larmes aux yeux lorsqu’elle quitta la pièce au bras de son mari.

Quand ils furent partis, Ticia se prit la tête entre les mains.

— Mon Dieu, je n’aurais pas dû leur faire ça !

Elle allait s’élancer pour consoler sa mère, mais Juan l’arrêta.

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— Si tu montres la moindre faiblesse, tout est perdu.

— Mais tu as vu dans quel état ils sont ! J’aurais dû…

— Non, Ticia, l’interrompit Juan avec fermeté. Ils étaient bien contents que tu te vendes au plus offrant pour satisfaire leurs ambitions. Maintenant, c’est à toi de réaliser les tiennes ! Au fait, j’ai promis à Pablito que tu lui téléphonerais dès que tout serait terminé. Va dans le bureau pour l’appeler.

Et il la poussa doucement vers la porte.

Il ne restait plus que lui et la condessa dans le salon. Ils se re-gardèrent et la vieille dame sourit.

— Eh bien, cela n’a pas été facile, dit-elle dans un soupir. Pauvre Ticia… Enfin, je reste optimiste. Après réflexion, ses pa-rents se rendront compte qu’ils n’ont rien à gagner à la renier et tout finira par s’arranger. Mais dis-moi, querido, en ce qui te con-cerne, comment comptes-tu procéder ?

Avant qu’il ait pu répondre, Ticia reparut dans la pièce avec Pablito, qui avait attendu devant l’immeuble afin de pouvoir re-mercier personnellement Juan et la condessa.

Ce fut seulement après leur départ que Juan put répondre à la question de sa vieille parente :

— Ne t’inquiète pas, tia. Je vais appeler Georgiana, bien sûr. Et en quelques jours, tout sera réglé.

Puis il embrassa la condessa sur le front.

— Tu as été formidable, tia. Comment te remercier ?

— En mettant de l’ordre dans ta vie, répondit-elle tandis qu’elle l’enveloppait d’un regard bienveillant.

Ah, elle reconnaissait bien là son Juan. Maintenant que tout s’arrangeait selon ses désirs, il s’imaginait que tout le reste suivrait naturellement le même chemin. Elle le regarda quitter le salon, un sourire attendri aux lèvres.

Il n’était pas au bout de ses surprises…

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Ce fut la vitrine d’une agence de voyages qui en donna l’idée à Georgiana : partir dans une maison quelque part où elle serait seule, où elle pourrait se retrouver et cicatriser ses blessures. Et la photo de la villa en Toscane, placardée dans la vitrine, avait de quoi séduire.

Sitôt rentrée chez elle, la jeune femme navigua sur différents sites Internet proposant des villas de vacances à louer. En fin d’après-midi, elle avait déniché la perle rare, une maison de carac-tère à une heure de Florence dans la campagne toscane. Le soir même, elle réservait un billet d’avion. Le lendemain matin, à la stupéfaction et l’indignation de sa mère, Georgiana partait pour l’aéroport, certaine d’avoir fait le bon choix.

Elle avait besoin de la solitude que pouvait offrir une maison dans un petit village de Toscane. D’un lieu vierge de tout souvenir, où rien ne lui rappellerait Juan et leur passé.

Quand l’avion se posa à l’aéroport de Florence, elle ressentit même une sorte d’excitation. Dorénavant, au moins, elle aurait d’autres préoccupations à l’esprit que le compte à rebours des jours restant avant le mariage de Juan.

Sa voiture de location l’attendait, ainsi que les instructions pour se rendre à la villa. Deux heures plus tard, au volant de sa Fiat roulant à travers les collines, Georgiana était plus que jamais convaincue d’avoir pris la bonne décision.

Oliviers, vignes et cyprès composaient les paysages qu’elle tra-versait, baignés par la lumière subtile et dorée de cette fin d’après-midi. Elle finit par arriver à Gianella. Après s’être garée sur la place pavée, elle chercha dans son agenda l’adresse de la signora Bagnoli, la propriétaire de la maison auprès de qui elle devait se procurer les clés.

Le village était minuscule. Georgiana aborda la première per-sonne qu’elle croisa, une femme accompagnés d’un petit garçon très volubile, et lui demanda aimablement comment se rendre chez la signora Bagnoli.

Quelques minutes plus tard, non sans avoir ici miré au passage les vieilles demeures du XVIIe siècle avec leurs balcons de fer

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forgé, Georgiana actionnait le heurtoir de bronze de la maison de sa propriétaire, quelques rues plus loin. Ce fut une jeune femme en jean et en T-shirt qui lui ouvrit.

— Bonjour, dit Georgiana, surprise qu’elle mit pas du tout l’air d’une Italienne. Je suis Georgiana Cavendish.

— Et moi, Patsy Bagnoli. Bonjour. Entrez donc, répondit l’autre dans un anglais parfait.

— Vous êtes anglaise ? s’étonna Georgiana.

— Tout juste, confirma-t-elle avec un rire qui fit pétiller ses yeux bleus. J’ai épousé un Italien, un peintre. Nous habitons ici, au village. La villa appartenait aux parents de Carlo. Nous la louons, cela nous procure quelques revenus. Et nous sommes ravis que vous veniez vous y installer quelque temps. Pour moi, ce sera for-midable d’avoir une Anglaise avec qui bavarder.

En parlant, elle avait entraîné Georgiana dans une magnifique cuisine à poutres apparentes, où étaient suspendus des bouquets d’herbes aromatiques ainsi que des jambons qui lui rappelèrent l’auberge sur la route de Séville.

Refoulant toute nostalgie, Georgiana s’assit à la table tandis que Patsy sortait une bouteille de vin et deux verres.

— Bienvenue en Toscane. Je suis sûre que vous vous plairez à la villa. J’espère simplement que vous ne vous sentirez pas trop iso-lée, là-haut.

Georgiana demanda un verre d’eau, peu désireuse de boire de l’alcool quelle savait nocif pour le bébé.

Elles bavardèrent un moment, et Georgiana se réjouit d’avoir pour propriétaires un jeune couple avec qui elle pourrait se lier.

— Je vais vous conduire à la maison avant que la nuit ne tombe, dit Patsy.

Dix minutes plus tard, elles roulaient sur un chemin de terre à travers vignes.

Au détour d’un virage, Patsy lui désigna plus loin la villa, posée majestueusement sur une petite colline parmi les vignes. Et Geor-

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giana ralentit afin de mieux profiter de cette première image de son nouveau logis.

— C’est charmant, murmura-t-elle, émue aux larmes.

Car elle ne pouvait s’empêcher de penser comme il eût été agréable de venir y séjourner avec Juan au lieu d’y être seule. Une idée qu’elle chassa aussitôt lorsqu’elle se rappela que dans quelques heures, il serait marié.

La maison n’était plus qu’à un kilomètre environ. Patsy parlait avec animation, de la villa, du jardin, de Mariella, la personne qui venait faire le ménage deux fois par semaine.

— Nous avons pensé que vous seriez peut-être un peu perdue le premier jour. Aussi, si vous voulez venir dîner avec nous, vous êtes cordialement invitée.

Georgiana accepta avec plaisir.

Patsy lui fit visiter la maison et Georgiana n’ignora bientôt plus rien des mille et un détails pratiques qui lui permettraient d’y vivre confortablement.

— Vous avez été formidable, dit-elle à la jeune femme, une fois la visite terminée. Je ne sais comment vous remercier.

— Il n’y a pas de quoi, répondit aimablement Patsy. Je vous laisse défaire votre valise et vous doucher, puis nous retournerons ensemble à Gianella. Carlo nous rejoindra pour boire un verre sur la place avant de dîner.

— Merci beaucoup !

Georgiana monta à l’étage avec les larmes aux yeux. Elle ne s’attendait pas à un accueil aussi chaleureux de la part d’étrangers, et cela la touchait infiniment.

— Je regrette, je n’ai pas son adresse, répondit Lady Cavendish. Je connais juste le nom du village. Mais vous devez pouvoir la joindre sur son portable ? Je suis sincèrement désolée qu’elle ait renoncé à être votre demoiselle d’honneur. J’espère que Leticia n’a pas été trop fâchée.

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— Ne soyez pas désolée. Lady Cavendish. Il se trouve que le mariage a été annulé.

— Annulé ? Oh, mon Dieu… Je suis navrée. Je… je l’ignorais. Justement, je m’apprêtais à faire le voyage.

— Je sais. Je suis désolé. Mais c’est une décision que nous avons prise ensemble, Leticia et moi, et nous en sommes ravis.

— Bon…, murmura Lady Cavendish, déconcertée. Si tel était votre souhait… Pour revenir à Georgiana, elle est partie quelque part en Toscane dans un endroit dont je n’avais jamais entendu parler. Je vous conseille de l’appeler sur son portable.

— J’ai déjà essayé. Je tombe toujours sur son répondeur. Et je n’ai pas l’impression qu’elle interroge sa messagerie.

— Dans ce cas, je ne sais comment vous aider, Juan. Est-ce ur-gent ?

Il hésita, ignorant dans quelle mesure Georgiana s’était confiée à sa mère.

— Pas vraiment, non. J’avais simplement quelque chose à lui dire. Connaissez-vous le nom de ce village où elle est allée ?

— Si vous voulez bien patienter un instant…

Il l’entendit remuer des papiers.

— Ça y est ! Il s’appelle Gianella. C’est à une heure environ de Florence. Si ça peut vous être utile…

— Merci beaucoup, Lady Cavendish. Et si vous l’avez au télé-phone, pourriez-vous lui dire que j’ai appelé et qu’elle prenne contact avec moi le plus tôt possible ?

— Bien sûr. Mais j’ignore quand ce sera. Vous savez, ma fille est un peu bizarre, ces derniers temps.

Juan était irrité quand il raccrocha. Certain de trouver Geor-giana à Londres, il s’était imaginé sauter dans le premier avion et la rejoindre en quelques heures. Cela s’annonçait plus compliqué. Gianella… Qu’est-ce qui avait bien pu l’inciter à aller se perdre au fin fond de la Toscane ? Juste au moment où il aurait tant voulu

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pouvoir la joindre ! Lui annoncer la bonne nouvelle : leurs pro-blèmes étaient résolus, ils allaient enfin pouvoir être ensemble.

En tout cas, si elle s’obstinait à ne pas vouloir répondre au télé-phone, il n’aurait qu’une solution : filer en Toscane !

* * *

Georgiana interrogea sa messagerie et constata avec stupeur qu’elle avait eu plusieurs appels de Juan. Quel toupet ! Lui télé-phoner le jour même de son mariage !

Pourquoi avoir fait cela ? se demanda-t-elle, indignée. Cher-chait-il délibérément à remuer le couteau dans la plaie ?

Elle jeta le téléphone sur la table de la cuisine, résolue à ne plus penser à lui ni au mariage, et décida de vaquer à ses occupations. Après s’être munie d’un des petits paniers d’osier suspendus au mur, elle sortit dans le jardin et se dirigea vers le carré de plantes aromatiques.

Le dîner auquel l’avaient conviée Patsy et Carlo le soir de son arrivée, trois jours plus tôt, s’était révélé très agréable. Pour la première fois depuis de longues semaines, Georgiana s’était vrai-ment détendue et amusée. Et ce soir, elle allait leur rendre la poli-tesse. De plus, faire la cuisine lui éviterait de trop penser au ma-riage, de compter les heures, de regarder constamment sa montre pour savoir à quel stade en était la cérémonie.

17 heures.

Le mariage était prévu à 19 heures.

Et voilà que Juan lui téléphonait, quelques heures à peine avant de prendre pour épouse une autre femme. Georgiana en était folle de rage. Son cynisme n’avait donc pas de limites ?

En définitive, c’était une bonne chose d’être débarrassée de lui, pensa-t-elle, tandis qu’elle regagnait la maison, quelques branches de basilic dans son panier.

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Comme elle ouvrait la porte de service, son téléphone sonna de nouveau. Dans son agitation, elle s’en saisit sans vérifier qui l’appelait.

— Georgiana, querida… Enfin !

Elle se figea, laissa tomber son panier et s’accrocha au rebord de la table comme à une planche de salut. Une tempête d’émotions la submergeait. Stupeur, colère, chagrin, amertume, tous ces sen-timents étaient remontés à la surface et faisaient rage en elle.

— Comment oses-tu me téléphoner ? s’écria-t-elle sans laisser la parole à Juan. Tu as le toupet de m’appeler alors que dans moins de deux heures, tu vas épouser Leticia ? C’est insensé ! Je te déteste. Je ne veux plus entendre parler de toi, tu entends ? Plus jamais.

Elle raccrocha et éclata en sanglots.

Juan était atterré. Qu’avait donc Georgiana ? Lady Cavendish ne l’avait-elle pas informée que le mariage était annulé ? Pour ne rien arranger, Georgiana ne l’avait même pas laissé parler. Bon sang, quelle confusion ! Tout en arpentant anxieusement son bu-reau, il appuya pour la énième fois sur la touche de rappel de son téléphone portable dans l’espoir improbable que Georgiana ré-ponde et le laisse s’exprimer. Il fallait qu’il lui explique qu’elle se trompait, qu’il n’était plus question pour lui de se marier avec Ticia.

Que c’était elle qu’il voulait épouser !

Pour lui, c’était une évidence. Si Georgiana ignorait les derniers rebondissements relatifs au mariage, sa réaction se comprenait, naturellement. Mais dès qu’elle serait informée, bien sûr, tout rentrerait dans l’ordre.

Quand il lui fallut se résigner à l’idée qu’elle ne répondrait pas à ses appels, Juan s’installa au bureau et appela sa secrétaire. Le mieux était d’organiser sans tarder son voyage en Toscane. Là, il lui serait plus facile de dissiper les malentendus et tout s’arrangerait.

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Avec un peu de chance, peut-être consentirait-elle à rentrer avec lui en Espagne. Et enfin – enfin ! – ils pourraient savourer sans entraves leur bonheur.

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18.

Le lendemain, Juan arriva à Gianella fourbu et passablement irrité. Son voyage n’avait pas été de tout repos. Cela avait com-mencé par un lourd retard au départ de Madrid. Et une fois à Rome, nouvelle déconvenue : toutes les compagnies intérieures étaient en grève ce jour-là. Il avait dû recourir aux services d’une compagnie privée pour rallier Florence.

Enfin, il ne lui restait plus qu’à demander à un habitant du vil-lage comment se rendre chez Georgiana, et il serait parvenu à destination… auprès de la femme qu’il aimait.

Il avait déjà une petite idée de la façon dont ils pourraient s’occuper les prochains jours… D’abord et avant tout, passer de longs moments ensemble à s’aimer et rattraper le temps perdu…

Sur la place du village, il gara la pimpante Alfa Romeo louée à l’aéroport et entra dans le bar le plus proche.

— Ah, vous cherchez la signora anglaise ? La belle blonde…, fit le barman avec un sourire gourmand. Eh bien… elle peut être à la villa Collina. Ou chez l’autre Anglaise.

— Quelle autre Anglaise ?

— Signora Patsy, la femme du peintre ! dit l’homme, comme s’il s’agissait là d’une évidence. Elle habite là-bas, dans la maison que vous voyez à gauche. Celle avec les volets fermés.

Il indiquait une petite rue, à l’opposé de la place.

Le temps d’avaler son café, de poser un billet sur le comptoir, et Juan s’en fut dans cette direction, non sans avoir remercié le bar-man pour son aide.

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Une jolie rousse aux yeux bleus répondit à son coup de heurtoir à la porte.

— Bonjour, dit-il avec son plus charmant sourire. Désolé de vous déranger, je cherche Georgiana Cavendish. D’après le bar-man, vous pouvez peut-être me dire où la trouver.

— Et qui êtes-vous ? rétorqua sèchement la jeune femme.

Qu’est-ce que cela pouvait lui faire ? pensa-t-il, agacé.

— Un vieil ami à elle. Juan Monsanto. Je suis venu lui rendre visite.

— Ah ? Et qu’est-ce qui vous dit qu’elle a envie de vous voir ?

Juan s’impatienta.

— Enfin, c’est ridicule. Ayez la gentillesse de me dire où je peux la trouver. C’est très important. J’ai à lui parler.

Il eut droit à un regard impertinent qui eut le don de le hérisser davantage encore.

— Écoutez, monsieur Monsanto, Georgiana est mon amie. Et d’après la façon dont elle m’a parlé de vous, je doute fort qu’elle ait très envie de vous voir.

Là-dessus, elle lui claqua la porte au nez. Le premier instant de surprise passé, Juan s’apprêtait à donner un nouveau coup de heurtoir rageur quand une main s’abattit sur son épaule.

— A votre place, je m’abstiendrais, dit une voix masculine.

Juan fit volte-face et se trouva nez à nez avec un homme qui le fixait, un petit sourire amusé aux lèvres.

— Qu’avez-vous à voir là-dedans ? s’exclama Juan.

— Je suis son mari. Et croyez-moi, quand ma Patsy se met en colère, elle est redoutable… Vous cherchez Georgiana ?

— Oui, acquiesça Juan de mauvaise grâce. J’imagine que vous ne pouvez pas me dire, non plus, où je peux la trouver ?

— Si, si, c’est peut-être possible, répondit Carlo, mais d’abord, je propose d’aller boire un verre. J’ai l’impression que ma bellissi-ma Patsy s’est un peu échauffée. Pour elle, l’amitié, c’est sacré.

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Mais vous connaissez les femmes, elles dépassent les bornes, par-fois.

— Oh, oui, approuva Juan, heureux d’avoir enfin trouvé une bonne âme prête à l’aider. Je me présente, Juan Monsanto.

— Carlo Bagnoli. Piacere.

Les deux hommes traversèrent la place et entrèrent dans le bar. Juan commanda une bière et Carlo, un negroni.

— Donc, c’est vous, l’ignoble personnage qui a laissé tomber Georgiana pour une autre, remarqua Carlo après avoir bu une large rasade.

— Quoi ? Dios mio ! C’est ainsi qu’elle parle de moi ?

— En tout cas, c’est l’impression que j’ai eue quand Patsy m’a raconté l’histoire. Au fait, vous ne devriez pas être marié et en voyage de noces ?

— Oui. Enfin, non, répondit Juan.

— Il doit y avoir méprise, alors. Patsy vous croyait en pleine lune de miel sous les tropiques.

— Écoutez… En vérité, je devais épouser une autre femme, mais nous avons annulé le mariage car nous nous sommes rendu compte que nous étions amoureux d’autres personnes. Je vous en prie, Carlo, il faut que je voie Georgiana et que je dissipe au plus tôt ce terrible malentendu.

— Bon, si vous voulez, je peux vous montrer comment vous rendre à la villa Collina.

Enfin ! pensa Juan, le cœur plus léger. Il commençait à déses-pérer d’arriver au bout de ses peines…

Georgiana fut distraite dans sa lecture par la lueur des phares. Reposant son livre sur la table basse, elle alla jeter un coup d’œil à la fenêtre près de la porte d’entrée.

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Qui pouvait bien lui rendre visite à cette heure ? Carlo et Patsy n’étaient pas censés venir la voir. Elle réprima une bouffée d’anxiété.

se disant qu’il ne se passait jamais rien à Gianella dont le vil-lage ne fût au courant. Incapable de distinguer le véhicule dont les phares l’éblouissaient, elle ouvrit le battant avec méfiance.

Juan l’aperçut dans l’encadrement de la porte, son opulente chevelure blonde répandue sur les épaules, le visage baigné par la lumière des phares, et l’émotion l’étreignit. Il s’immobilisa à quelques mètres d’elle puis, avant quelle ait pu l’identifier, des-cendit de voiture et franchit la courte distance qui les séparait.

— Mi amor, dit-il, la voix rauque. Enfin, je t’ai retrouvée.

Comme il l’enlaçait dans une étreinte possessive, elle se déga-gea.

— Juan ! Mais que fais-tu là ? Comment as-tu osé venir ici troubler ma tranquillité ? Et ne me dis pas que tu as eu le toupet d’abandonner Leticia en pleine lune de miel pour me rejoindre ? Tu n’as donc aucun scrupule ?

— Georgiana, si tu veux bien me laisser t’expliquer, je…

— Non, Juan. Tu ne m’inspires que du mépris !

— De grâce, laisse-moi au moins m’exprimer et tu verras que tu te trompes sur toute la ligne.

— Ah, oui ? fit-elle, rejetant farouchement ses cheveux en ar-rière pour le toiser d’un œil étincelant. N’espère pas m’embobiner avec tes beaux discours. J’en ai assez entendu. Je commence à te connaître, Juan. Tu es marié. Retourne donc auprès de ta femme.

En parlant, elle avait reculé insensiblement. Voyant qu’elle s’apprêtait à lui fermer la porte au nez, il bondit pour l’en empê-cher.

— Je constate que tu as une bien piètre opinion de moi, dit-il avec amertume, avant de saisir in extremis la main qui allait le gifler. Ça suffit, maintenant, il va falloir te calmer ! Et que ça te plaise ou non, tu m’écouteras.

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— Laisse-moi, protesta Georgiana. Je ne veux pas t’écouter. Tu n’avais pas à venir ici…

Soudain, elle s’effondra en larmes. Bouleversé par sa réaction, Juan l’enlaça pour la soutenir.

— Amor mio, s’il te plaît, écoute-moi jusqu’au bout.

Il la souleva dans ses bras et entra dans la maison, où il se diri-gea à l’instinct vers le salon. Un boa feu brûlait dans l’imposante cheminée de pierre. Il s’assit sur le canapé, Georgiana toujours dans ses bras.

— Je ne te lâcherai pas tant que tu n’auras pas entendu ce que j’ai à te dire, insista-t-il, comme elle s’agitait.

Dans la foulée, il l’embrassa sur la bouche et lui caressa les cheveux avec une infinie douceur.

— Mon ange… Crois-tu que j’aurais pu venir à toi juste après avoir quitté les bras d’une autre femme ?

— Tu n’avais aucun scrupule à le faire jusqu’alors, souffla Georgiana, émue malgré elle par ces démonstrations de tendresse.

— Leticia et moi avons rompu.

— Quoi ?

Elle le fixait, abasourdie.

— Nous avons décidé de ne plus nous marier. Il se trouve que nous étions tous deux amoureux de quelqu’un d’autre.

— Leticia ? Amoureuse de quelqu’un d’autre ?

— Oui, de Pablito Sanchez, son collègue d’université. Il n’avait jamais osé lui avouer ses sentiments. Mais quand il a pris cons-cience qu’il était sur le point de la perdre, il s’est déclaré, et elle-même s’est rendu compte qu’elle l’aimait. Pauvre Ticia… Elle se sentait tiraillée entre son devoir, qui lui commandait de m’épouser, et le désir d’écouter son cœur. Et elle a eu bien du mal à m’en parler.

— Mais toi, demanda prudemment Georgiana, tu étais quand même décidé à faire ce mariage, n’est-ce pas ?

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Juan hésita, puis la regarda droit dans les yeux et sut qu’il lui devait la vérité.

— Oui, j’y étais décidé. Mais j’ai failli lui avouer notre relation avant qu’elle-même ne se confie à moi. Mais je n’ai pas pu… J’avais tellement peur de la blesser. Et puis, c’était moi qui lui avais proposé le mariage. Comment pouvais-je revenir surina parole ?

— En somme, tu étais prêt à l’épouser et à poursuivre une liai-son avec moi ?

— Ce n’est pas tout à fait ce que je souhaitais, répondit-il, cons-cient de s’aventurer en terrain glissant.

— Non, mais c’est ainsi que tu aurais agi ? insista-t-elle.

Juan soupira. Convaincre Georgiana se révélait plus difficile qu’il ne l’escomptait. Elle se dégagea de ses bras, se leva et fit quelques pas vers la cheminée.

— Georgiana, j’ai fait ce que j’avais à faire. Essaie de te mettre à ma place. Je suis un homme d’honneur. Je ne pouvais pas man-quer à ma parole.

— Si je ne me trompe pas, dit-elle d’un ton suave que démentait l’éclat étincelant de ses yeux, tu ne concevais pas d’avouer la vérité à Leticia, mais d’avoir une liaison dans son dos ? Je regrette, mais j’ai du mal à comprendre.

Bras croisés, Georgiana fixait Juan. Elle se sentait anéantie par la souffrance et la colère, mais elle brûlait malgré tout de retrouver la chaleur de ses bras.

Mais non, elle ne devait pas céder à cette faiblesse. Elle le re-gretterait toute sa vie. Car elle devait songer au bébé désormais, et non suivre uniquement ses impulsions.

— Je sais qu’il t’est difficile de comprendre l’éducation que j’ai reçue, reprit Juan. Vous avez des conceptions différentes en An-gleterre. Mais, vois-tu, si Leticia m’avait épousé comme prévu, elle n’aurait demandé aucun gage de fidélité de ma part. Ce n’était pas un mariage d’amour, Georgiana ! Entre Ticia et moi, il n’y a eu rien de plus que de petits baisers sur la joue. Et tout cela est ter-

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miné, maintenant. La page est tournée ! Nous allons enfin pouvoir vivre ensemble.

— Vivre ensemble ? Qu’est-ce qui te fait supposer que j’aie en-vie de vivre avec toi ?

— Je croyais…

Il se leva et s’avança vers elle, bras ouverts.

— Non ! s’écria Georgiana, levant la main pour l’arrêter. Je ne t’ai rien demandé. Je suis venue ici pour réfléchir, remettre de l’ordre dans ma vie. Pas pour… pour être contrainte à quelque chose que…

Accablée, elle n’acheva pas sa phrase et lui tourna le dos.

Que son secret était donc lourd à porter ! Mais il valait mieux que Juan n’en sache rien. Car elle tenait à rester maîtresse de son destin et de celui de son bébé. Bien sûr, elle aimait Juan, et rien ne l’aurait davantage comblée que de construire une vraie relation avec lui. Mais si lui-même ne recherchait qu’une simple liaison ? Après tout, il avait juste parlé de « vivre ensemble ».

— Juan, j’aimerais que tu partes maintenant, balbutia-t-elle. J’ai besoin de me retrouver avec moi-même, de réfléchir.

— Je suis effaré que tu me reçoives ainsi, confessa-t-il, faisant un pas de plus vers elle.

— Tu t’attendais à ce que je tombe dans tes bras et que j’acquiesce à tous tes désirs, sans doute ?

— N’avons-nous pas les mêmes désirs, toi et moi ? Je brûle de te serrer contre moi, Georgiana, de te faire l’amour. Tu ne ressens pas la même chose ? murmura-t-il tout en s’approchant d’elle et en la contemplant intensément.

La proximité de son corps exerçait sur Georgiana un charme envoûtant. Quand il lui caressa la joue du bout des doigts, puis le cou, elle demeura comme pétrifiée. Et au lieu d’une protestation, ce fut un soupir éloquent qui s’échappa de ses lèvres.

Sans attendre, Juan referma les bras sur elle. Il couvrit son vi-sage de baisers passionnés tandis que ses mains se réappro-

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priaient son corps avec une fièvre exaltée, arrachant à Georgiana d’irrésistibles gémissements de plaisir.

Alors, il la déshabilla. Non pas avec douceur, mais en lui arra-chant presque ses vêtements, et sans cesser de l’étourdir de baisers et de caresses, jusqu’à ce qu’elle se retrouve allongée sur le tapis devant la cheminée, tremblante de désir. Bientôt, ils furent nus tous les deux, roulant et tanguant dans une étreinte d’une sauvage passion que rien ne pouvait plus endiguer.

Leur union fut à l’image des sentiments qui les submergeaient : violente, tumultueuse, exaltée, couronnée par une jouissance d’une intensité inégalée.

La tempête éloignée, Juan serra éperdument la jeune femme dans ses bras.

— Je ne pourrai jamais renoncer à toi, chuchota-t-il contre sa tempe. Le passé est le passé. Seul l’avenir compte. Et c’est à nous de le construire, de le forger selon nos désirs.

— Crois-tu que nous ayons vraiment le choix ? souffla-t-elle, en promenant amoureusement les doigts sur son torse.

— Bien sûr. Nous pouvons faire ce que nous voulons mainte-nant. Rien ni personne ne peut nous dicter notre conduite. Nous sommes libres, Georgiana !

— A t’entendre, tout paraît facile, soupira-t-elle.

Puis elle s’écarta pour ramasser la chemise de Juan et s’en cou-vrit les épaules.

Devait-elle lui révéler son secret ? Était-ce le bon moment ? Juan serait-il prêt à accueillir cet enfant, à le chérir autant qu’elle ? Ou bien exigerait-il au contraire qu’elle… ? Cette pensée la glaça. En fait, elle n’avait pas vraiment confiance en lui, et encore plus depuis qu’il avait clairement admis qu’il aurait quand même épou-sé Leticia si celle-ci n’avait pas fait marche arrière.

Le simple souvenir de ces paroles la fit frissonner.

Et soudain, elle comprit qu’il ne fallait rien précipiter, qu’elle devait encore réfléchir. Se poser les bonnes questions.

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— Juan, j’ai besoin d’être seule, lui dit-elle sans autre préam-bule. Il y a une chambre de prête à l’étage. Tu peux y dormir pour la nuit et nous discuterons demain.

Sur ce, elle s’élança dans l’escalier sans lui laisser le temps de réagir et alla s’enfermer dans sa chambre. Là, elle se jeta sur le lit, le corps secoué par des sanglots de détresse.

Dans le salon, Juan se leva lentement. L’attitude de Georgiana le médusait. Ils étaient faits l’un pour l’autre, bon sang ! Elle ne pouvait que s’en rendre compte ! Il l’avait sentie vibrer dans ses bras. Il savait qu’elle l’aimait. Pourquoi avait-elle ce comporte-ment absurde ?

Ramassant rageusement son jean et son pull, il se rhabilla. Puis, affalé dans le canapé, fixant sans le voir le feu de bois, il essaya de réfléchir à la situation. C’était peu dire qu’il se sentait blessé, déçu. Il fut tenté de monter la rejoindre… Mais non, mieux valait ne pas forcer les événements. Demain, ils auraient une vraie discussion et, avec un peu de chance, elle se montrerait plus rai-sonnable.

Quelques heures plus tard, Juan s’éveilla, le dos et les membres courbaturés. Le feu était presque éteint dans la cheminée, il n’en restait que quelques braises achevant de se consumer. Sa montre indiquait 2 heures du matin. Il avait intérêt à monter se coucher dans ce lit que lui avait proposé Georgiana et à prendre un peu de repos s’il voulait avoir les idées claires pour leur discussion de demain.

Il monta pesamment le vieil escalier de bois. Il y avait plusieurs portes à l’étage, dont une de fermée qu’il devina intuitivement être celle de la chambre de Georgiana. Il hésita. Et s’il entrait ? S’il la prenait dans ses bras pour tenter de mettre un terme à cette ab-surde situation ? Mais peut-être était-il plus sage d’attendre de-main pour la raisonner.

Il s’était résigné à cette dernière solution quand un gémisse-ment venant de derrière la porte le fit se figer. Il tendit l’oreille.

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Bientôt, une nouvelle plainte lui parvint. Sans hésiter, il poussa le battant et découvrit, horrifié, Georgiana recroquevillée sur le lit, en larmes.

Il se précipita vers elle.

— Mi amor ! Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Je crois que… que je suis en train de le perdre, balbutia-t-elle en tenant son ventre à deux mains.

— De perdre quoi ? Que veux-tu dire ?

Il la prit dans ses bras, effrayé de la voir si pâle, les traits con-vulsés par la souffrance.

— Le bébé, dit enfin Georgiana.

— Le bébé ? répéta-t-il sans comprendre.

Puis, soudain, tout s’éclaira et il la contempla avec un mélange de stupeur et d’émerveillement.

— Tu veux dire que tu es enceinte, c’est ça ? Et tu ne me l’avais pas dit ?

— Oui, souffla-t-elle avec une grimace de douleur. Je dois avoir un problème. Il faut que je voie un médecin.

Sans perdre une seconde, Juan la souleva dans ses bras et se précipita dans l’escalier. En moins d’une minute, il l’avait conduite à la voiture et installée avec précaution sur la banquette arrière. Puis il prit place au volant et démarra.

— Il doit bien y a voir un hôpital dans le secteur, dit-il, désespé-ré.

Savoir que Georgiana portait un enfant de lui et risquait de le perdre le rendait fou d’angoisse.

Dans la voiture qui filait maintenant vers le village, Georgiana était trop anéantie par la souffrance, par le sort du bébé, pour se soucier d’avoir avoué sa grossesse à Juan. Comme ils arrivaient en vue de Gianella, elle se rappela subitement où se trouvait la cli-nique. Elle l’avait demandé à Patsy en prévision des examens qu’elle aurait à subir.

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Elle guida Juan jusque-là, tout au sommet du village.

Lorsqu’il se gara sur le parking de l’établissement, il était plus pâle qu’elle. En un éclair, il descendit de voiture et vint l’aider à en sortir.

Appuyée au capot, Georgiana essaya de faire quelques pas, en vain. La douleur était trop vive. Sans hésiter, Juan la souleva de nouveau dans ses bras et se dirigea rapidement vers l’entrée de la clinique, tout en lui prodiguant des mots de réconfort.

Dans le hall, il arrêta une femme qui semblait être médecin.

— Per favore, nous avons besoin d’aide. Mon épouse est en train de perdre notre bébé.

La femme réagit aussitôt. En quelques instants, Georgiana se retrouva sur un chariot, entourée d’un côté par une infirmière qui lui mettait une perfusion dans le bras et de l’autre par Juan. Mais la seule réalité tangible dans son esprit étaient les mots qu’il venait de prononcer : « mon épouse ».

— Ce n’est pas trop grave, docteur ? demanda anxieusement Juan, sans quitter des yeux Georgiana.

— Il est encore trop tôt pour se prononcer. Votre épouse est très pâle et son rythme cardiaque beaucoup trop rapide. Je vous en dirai davantage quand je l’aurai examinée.

Votre épouse. De nouveau, ces mêmes mots… Georgiana eut vaguement conscience que Juan déposait un baiser sur son front, puis qu’elle entrait dans une petite salle d’examen.

Juan regarda les portes battantes se refermer sur le chariot. Puis il s’appuya contre le mur du couloir et ferma les yeux, accablé. S’il arrivait malheur à Georgiana, il ne se le pardonnerait jamais. Rien détonnant à ce qu’elle lui ait paru si perturbée, si bizarre !

Elle attendait un enfant de lui.

Cette pensée le bouleversait et l’exaltait tout à la fois. Brus-quement, l’idée que leur étreinte passionnée de tout à l’heure pût être à l’origine du problème le submergea d’inquiétude. S’il avait

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su, il aurait été plus doux ! Quel idiot ! Comment ne s’était-il pas doute de quelque chose ? Ah, s’il avait été moins arrogant, moins aveugle… Dire qu’il s’enorgueillissait d’avoir le sens de l’honneur et du devoir. La femme qu’il aimait et leur enfant étaient en dan-ger. Voilà où l’appelait son devoir, auprès d’eux ! Fallait-il qu’il ait été stupide pour ne pas se rendre compte que Georgiana et leur amour comptaient plus que tout.

Maintenant, il n’espérait qu’une chose, que tout irait bien pour elle et le bébé. Le reste, il en faisait son affaire.

Une heure après, il était toujours à se morfondre dans le cou-loir quand les portes de la salle d’examen se rouvrirent enfin, laissant paraître le médecin.

— J’ai le plaisir de vous annoncer que la mère et l’enfant se por-tent bien, lui dit-elle avec un sourire. Mais elle devra néanmoins rester ici en observation quelques jours…

— C’est sûr, elle est tirée d’affaire ? demanda-t-il.

— Sûr et certain. Votre épouse va très bien et le bébé aussi.

— Seigneur…

— Dans quelques jours, elle sera en état de sortir. Mais elle de-vra se ménager et être surveillée de près tout le reste de sa gros-sesse. Naturellement, il se peut qu’elle soit encore fragile psycho-logiquement. Elle a été choquée et aura besoin de votre présence à ses côtés.

— Bien sûr, docteur. Grazie, dit-il, recouvrant ses esprits. Puis-je la voir ?

— Je regrette, mais il faut qu’elle se repose. Si vous voulez, ajouta-t-elle, le voyant prêt à protester, je peux demander qu’on vous installe un lit pliant dans la chambre.

— Une simple chaise fera l’affaire, assura-t-il, tandis que le mé-decin le conduisait vers la chambre où avait été transférée Geor-giana.

Juan y entra sans bruit. Il y faisait sombre. Elle reposait, allon-gée sur le dos, le visage éclairé par la seule clarté de la lune qui filtrait à travers les rideaux entrouverts.

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Juan approcha avec précaution une chaise du lit. Puis, cou-vrant doucement la main de Georgiana de la sienne, il se promit solennellement de veiller sur elle et leur enfant, et de les aimer toute la vie. Et dès qu’elle serait en état de le faire, il l’épouserait, que cela lui plaise ou non.

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19.

Georgiana fut réveillée par la caresse du soleil sur son lit d’hôpital. Elle cligna des paupières. Puis une légère douleur au ventre lui rappela tous les événements de la veille.

Ouvrant grand les yeux, elle découvrit Juan assis à son chevet, endormi, qui lui tenait la main, et sa gorge se serra. Que d’émotions ! Dieu merci, son bébé était sauf !

Elle retira doucement sa main de la sienne, nais le mouvement suffit à le réveiller.

— Mi amor, dit-il en ouvrant les yeux. Tu vas bien, ce matin ?

Elle hocha silencieusement la tête, refoulant es larmes qui, pour une raison inexplicable, la submergeaient.

Juan s’était assis près d’elle sur le lit. Il la prit dans ses bras.

— Tu peux pleurer, tu sais… Je suis tellement heureux que vous soyez en bonne santé, toi et le bébé. Et ce n’est que le premier. Il y en aura d’autres, murmura-t-il avec un sourire malicieux, tout en lui caressant les cheveux.

Alors, Georgiana donna libre cours à ses larmes, évacuant du même coup tout le chagrin et l’angoisse accumulés depuis des semaines.

— J’espère que tu me pardonnes, mon ange ? Tu aurais dû me le dire tout de suite, lui chuchota-t-il à l’oreille.

— Je ne pouvais pas, Juan. Tu allais te marier avec une autre.

— Oui, je comprends… Mais tout est différent maintenant. C’est toi que je vais épouser.

— Mais…

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— Il n’y a pas de mais qui tienne, décréta-t-il en la couvant d’un regard empli d’amour. Dès que tu pourras quitter ce lit, je deman-derai au curé de la paroisse de nous marier. Je suis sûr que Carlo pourra nous aider pour les formalités.

— Mais pour le…

— Chut ! Je n’admettrai aucune contestation.

Et comme pour mieux la réduire au silence, il l’embrassa ten-drement sur la bouche.

A cet instant, un coup frappé à la porte annonça l’arrivée du Dr Savona, le médecin qui avait soigné Georgiana.

— Bonjour. Comment allez-vous ? s’enquit-elle, visiblement amusée de les surprendre enlacés.

— Mieux. Beaucoup mieux, répondit Georgiana avec un pâle sourire. Dites-moi, docteur, êtes-vous sûre que le bébé est hors de danger ?

— Tout à fait sûre. Simplement, vous allez devoir vous ménager durant toute votre grossesse. Mais je ne doute pas que votre mari prendra soin de vous.

— Futur mari, rectifia malicieusement Juan. Docteur, vous pouvez être la première à nous féliciter. Nous allons nous marier dès que Georgiana pourra quitter la clinique.

— Ah ! Toutes mes félicitations ! s’exclama-t-elle en lui serrant la main et en souriant à Georgiana. Vous comptez vous marier ici, au village ?

— Oui, répondit Juan. Et vous êtes invitée.

Georgiana allait protester. Elle aussi avait son mot à dire dans l’organisation du mariage ! Mais elle se rendit compte que l’idée de Juan la séduisait. Oh, elle aurait sûrement d’autres batailles à mener avec son futur mari pour faire entendre sa voix, mais cela aussi faisait partie de leur relation.

— N’est-ce pas une bonne idée ? lui demanda-t-il en posant sur elle un regard adorateur.

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— Excellente, mon amour. Je n’aurais pu en imaginer de meil-leure.

Georgiana croisa le regard amusé du médecin et elles échangè-rent un sourire complice.

Quand ils se retrouvèrent seuls et que Juan l’enlaça de nou-veau, elle songea avec émotion que leur bébé les avait réunis comme rien n’aurait pu le faire.

— Désormais, je veux t’avoir toujours près de moi, déclara Juan avec feu.

— Moi aussi, je te garde près de moi… Qui sait où pourrait te mener ton sens du devoir ? ajouta-t-elle avec un sourire taquin.