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entretien 72 projet 289 – 2005, pp. 72-75, 4 rue de la Croix-Faron, 93217 La Plaine Saint-Denis P asser des épreuves Projet – Face à l’injustice, faut-il soutenir les individus ou reconstruire des collectifs ? Luc Boltanski – Ces questions relèvent d’une sociologie de la justice. On peut y entrer de deux manières, soit à partir du sentiment d’injustice que les personnes développent dans le fil de leur expérience, soit à partir du jugement général qu’elles peuvent porter sur le caractère juste ou injuste de l’ordre social. Les deux approches réagissent l’une sur l’autre. C’est pourquoi, pour parler de la justice, je préfère commencer par la notion d’épreuve qui montre comment s’articulent ces deux entrées. L’épreuve est une prétention, une revendication ou une contestation sou- mise à un jugement par d’autres personnes ou une institution, qui suppose la rencontre avec un certain réalisme. Par exemple, quand un nouvel ordi- nateur arrive dans un bureau, à qui est-il attribué ? Au cousin du patron ? Au plus ancien dans le grade le plus élevé ? À celui qui a davantage besoin d’un outil de travail ? À celui qui est le plus compétent en informatique ? Avant l’arrivée de l’ordinateur, plusieurs schémas de la justice peuvent être développés par les acteurs. En situation, un choix doit être fait. Les épreuves peuvent être plus ou moins instituées, suivre un format préétabli, ou bien se construire dans le feu de l’action. Les élections poli- tiques, par exemple, sont des épreuves qui doivent se dérouler selon une procédure et des règles. Aux élections municipales, deux personnes de la même famille ne peuvent pas figurer sur la même liste. D’autres épreuves sont plus floues : ce collègue que je croise dans l’ascenseur tous les jours Luc Boltanski Luc Boltanski est l’auteur, entre autres ouvrages, de De la justification, avec L. Thévenot (Gallimard, 1991), et du Nouvel esprit du capitalisme, avec Eve Chiapello (Gallimard, 1999).

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entretien

72

projet 289 – 2005, pp. 72-75, 4 rue de la Croix-Faron, 93217 La Plaine Saint-Denis

Passer des épreuves

Projet – Face à l’injustice, faut-il soutenir les individus ou reconstruire descollectifs ?

Luc Boltanski – Ces questions relèvent d’une sociologie de la justice. Onpeut y entrer de deux manières, soit à partir du sentiment d’injustice queles personnes développent dans le fil de leur expérience, soit à partir dujugement général qu’elles peuvent porter sur le caractère juste ou injustede l’ordre social. Les deux approches réagissent l’une sur l’autre.

C’est pourquoi, pour parler de la justice, je préfère commencer par lanotion d’épreuve qui montre comment s’articulent ces deux entrées.L’épreuve est une prétention, une revendication ou une contestation sou-mise à un jugement par d’autres personnes ou une institution, qui supposela rencontre avec un certain réalisme. Par exemple, quand un nouvel ordi-nateur arrive dans un bureau, à qui est-il attribué ? Au cousin du patron ?Au plus ancien dans le grade le plus élevé ? À celui qui a davantage besoind’un outil de travail ? À celui qui est le plus compétent en informatique ?Avant l’arrivée de l’ordinateur, plusieurs schémas de la justice peuvent êtredéveloppés par les acteurs. En situation, un choix doit être fait.

Les épreuves peuvent être plus ou moins instituées, suivre un formatpréétabli, ou bien se construire dans le feu de l’action. Les élections poli-tiques, par exemple, sont des épreuves qui doivent se dérouler selon uneprocédure et des règles. Aux élections municipales, deux personnes de lamême famille ne peuvent pas figurer sur la même liste. D’autres épreuvessont plus floues : ce collègue que je croise dans l’ascenseur tous les jours

Luc Boltanski

Luc Boltanski est l’auteur, entre autres ouvrages, de De lajustification, avec L. Thévenot (Gallimard, 1991), et du Nouvelesprit du capitalisme, avec Eve Chiapello (Gallimard, 1999).

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vesne veut pas me parler. Notre rencontre est aussi une épreuve. Dans chaque

cas, il y a souvent sélection. Un choix positif, celui d’un maire, a aussi uneconséquence négative : tous les autres ne seront pas élus. Dans lesconcours, une barrière s’inscrit entre le dernier reçu, qui sera normalientoute sa vie, et le premier recalé. À travers les épreuves, et la manière dontelles s’articulent entre elles, se dit aussi quelque chose de l’ordre social.

À y regarder de près, les épreuves comportent toujours de la force, maiscertaines peuvent être dites « correctes », parce qu’elles satisfont à descontraintes de légitimité, alors que d’autres ne le sont pas. Dans le premiercas, la force est spécifiée. Dans une épreuve de sociologie, on va s’efforcerde ne hiérarchiser les personnes qu’en fonction de leurs connaissances aca-démiques et en éliminant les autres aspects de leur personnalité, de leurhistoire, qui ne doivent pas interférer. Une épreuve correcte ne fait pasacception des personnes, comme aurait dit saint Thomas. À l’inverse,quand la condamnation politique entraîne la perte du travail, la mise enpéril de la vie familiale effective, la société devient totalitaire ou tyrannique.

Projet – Quel est le rôle de la politique dans ce contexte ?

Luc Boltanski – Là aussi, il faut partir des épreuves. Il n’est pas rare quecertaines personnes se retrouvent « mauvaises partout ». Elles peuventprendre sur elles, « ce jour là n’était pas mon jour ». Elles peuvent aussi serendre compte que durant l’épreuve d’électronique, Ahmed et Ali ont faitmoins bien que Pierre-Bertrand, et soupçonner que la couleur de peau aeu davantage d’importance que la compétence. C’est le travail politique demettre en cause les épreuves, de les comparer, de les contester. Ce fut laforce du mouvement ouvrier que de faire le lien entre des situations,une vieille femme qui meurt dans son galetas, un ouvrier qui se trouve àla rue après un accident du travail, une famille trop nombreuse qui n’a pasassez à manger, et de rapporter ces situations à une culpabilité générale, àune construction plus globale d’un ordre de la société. Ce travail de miseen forme pacifie les esprits : il permet à chacun d’isoler sa propre respon-sabilité, de se reconnaître victime et de formuler des revendications.

Dans ce contexte, il est très important de distinguer les questionsmorales de l’action politique. La gauche devrait y être plus sensible. Elle atrop souvent tenté d’articuler la demande de reconnaissance sociale quivenait du mouvement ouvrier et la demande de libération de l’autonomiedes moeurs, demande connectée à la critique artiste que nous avons déve-loppée dans Le nouvel esprit du capitalisme, et dont Baudelaire fut sansdoute un des inventeurs. Le mouvement ouvrier était très moraliste, les

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74biens acquis ont certes été le fait des grèves mais aussi du ricochet de cesdernières sur les mouvements philanthropiques. J’ai dans l’idée que la dis-tance à l’égard de la morale est un luxe. Plus les conditions sont précaires,plus la drogue a des effets dévastateurs. À l’inverse, il faut noter combienil est important pour les Sans Terre du Brésil, qui posent des actes trans-gressifs en montant des coopératives, de montrer qu’ils sont aussi des tra-vailleurs dignes. Cela me semble tout à fait injuste de prêter au mouve-ment ouvrier une position qui irait dans le sens d’une extension indéfiniede l’entreprise de libération, au sens d’une autonomie individuelle sanslimites, ce qui est, par contre, une tentation du libéralisme.

Projet – Mais, aujourd’hui, l’action politique, au sens où vous l’entendez, nesemble pas avoir prise sur la situation ?

Luc Boltanski – En effet, nous venons après deux lames de fond qui sesont succédé. La première a sans doute contribué à davantage de justicedans la société française ; elle partait d’une critique des institutions. Maisà la fin des années 70, il y eut un phénomène impressionnant qui aconduit à l’abandon par les gens les mieux dotés des grandes épreuves ins-tituées. Ceux qui bénéficiaient de la justice des épreuves vont s’en détour-ner ou les contourner. Le mouvement de la globalisation et de la com-plexification du monde a nourri cette disqualification des épreuvesclassiques.

On peut prendre quelques exemples, comme le travail ouvrier où l’ap-titude à communiquer est devenue tout à fait centrale. Jusqu’alors, la com-pétence manuelle était normée par des classifications, elle pouvaitfaire l’objet d’évaluations. La compétence en communication n’était pasnormée. Elle a échappé à la critique. Il y a d’autres cas peut-être aussi fla-grants dans le monde artistique : un metteur en scène est-il aujourd’huijugé sur ses capacités artistiques ou sur sa capacité à se doter d’un réseaufinancier et politique pour mettre en œuvre ses projets ?

Il est devenu très difficile de dresser la carte des injustices. L’ancien sys-tème cartographique était monopolisé par l’interprétation du parti com-muniste. On sait comment celui-ci a été dévalué. Plus radicalementencore, le changement de système d’épreuves a disqualifié les instances oùles institutions qui avaient partie liée avec l’ordre social précédent. Onpense ici à la représentation syndicale, au Conseil économique et social, auPlan. Aujourd’hui, il est clair que les inégalités repartent, que le partage dela valeur ajoutée favorise maintenant davantage les actionnaires que lessalariés, qu’il est de plus en plus difficile d’échapper à l’assignation à uneposition dominée. Cela s’est accompagné d’une sorte de cécité sociale : on

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vesen est venu à dire avec assurance que la classe ouvrière n’existe plus... Il est

aussi très difficile d’identifier les responsabilités en cas d’événementsgraves. Parallèlement, la disparition de l’ancienne cartographie a favoriséla montée de nouvelles revendications de la part de minorités, revendica-tions non contestables, et qui continuent de brouiller les cartes, notam-ment parce qu’elles ne sont sans doute pas toutes compatibles entre elles.

Projet – Alors que peut-on faire ? Est-on dans une impasse ?

Luc Boltanski – On ne peut pas simplement aider les personnes oureconstruire des collectifs, et on doit le faire. Le plus urgent est de recons-truire des tableaux de la société, de façon à donner aux acteurs des outilspour se repérer dans le monde social : sans cartographie, il ne peut pas yavoir d’action collective. C’est ce que nous avions voulu faire en traitantdu capitalisme. Par ailleurs, je ne crois pas à la fin des institutions,un monde sans institutions serait un monde mort. Il faut donc reprendrele travail des épreuves, de leur mise à jour, et de leur formatage.

C’est cela la forme de réformisme à laquelle je crois. Je reviens souventau mouvement des Sans Terre au Brésil. Il est polanyiste 1, au sens où ilmet l’accent sur le fait que la terre et le travail ne peuvent être traitéscomme des marchandises, et qu’il se révèle capable de traduire ces prin-cipes dans une pratique, en occupant en toute légalité des terres laissées enfriche. Je crois au réformisme offensif et radical. Depuis quelques années,des mesures ont été inventées pour limiter le niveau d’injustice, de préca-rité, d’insécurité. Les maquettes existent, mais rien n’a été mis en œuvre.La droite n’a rien fait. La gauche ne les prend pas au sérieux parce qu’ellessont réformistes, elle les disqualifie au nom d’une exigence révolutionnaireà laquelle elle ne croit d’ailleurs plus elle-même.

Il faut cesser de faire comme si la vie de bohème pouvait être donnéeen modèle à toute la société : « Vous changerez dix fois de métier, derégion, de femme,... » On ne peut pas répéter que les institutions sontautoritaires, les collectifs trompeurs, et qu’il n’y a pas lieu de se plaindre,puisque c’est pire ailleurs… C’est de la démoralisation sociale. Je ne com-prends pas pourquoi ne se met pas en place un mouvement social, com-batif, pluraliste, pas dogmatique, marxiste juste ce qu’il faut, et qui repren-drait au sérieux la défense des acteurs en remettant en chantier la questiondes classes sociales. Je ne comprends pas pourquoi dans notre pays nousn’y avons pas droit. Cela nous permettrait de reconstruire une société.

1. Son action est cohérente avec la pensée de Karl Polanyi, économiste d’origine hongroise, auteuren 1944 de La grande transformation, Gallimard, 1983.