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  • 8/8/2019 PapyrusenLigne

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    Chrisan Vandendorpe

    Du papyrus lhypertexte

    Essai sur les mutaons

    du texte et de la lecture

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    Cet ouvrage a t publi grce une subvenon de la Fdraon

    canadienne des sciences humaines et sociales, dont les fonds

    proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du

    Canada.

    Lauteur remercie les Collecons spciales des bibliothques de

    lUniversit dOawa et de Queens University (Kingston), qui lui

    ont gnreusement ouvert leurs trsors.

    Boral (Montral)

    La Dcouverte (Paris)

    1999

    ISBN 2-89052-979-7

    Cee dion lectronique reproduit presque exactement ldion

    originale.

    Licence GFDL pour la version lectronique seulement.

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    Table des mares

    Prsentaon 9

    Aucommencementtaitlcoute 13

    critetxaondelapense 17

    Puissancedusignecrit 19

    critureetoralit 23

    Normesdelisibilit 27

    Linaritettabularit 39Verslatabularitdutexte 49

    Contexte,senseteet 69

    Filtresdelecture 83

    Textualit:formeetsubstance 87

    Arculaonstextuelles 93

    Instancesnonciaves 97

    Delinteracvitaulangagehorsjeu 103

    Varitsdelhypertexte 113

    Contexteethypertexte 123

    Deslimitesdelaliste 127

    Versunesyntaxedelhypercon 131Lecturedelimage 139

    Lcrivainetlesimages 149

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    Monteduvisuel 153

    Dupointetdessoupirs 157Op.cit. 163

    Lectureintensiveetextensiveoulesdroitsdulecteur 167

    Reprsentaonsdulivre 173

    Stabilitdelcrit 179

    Spaalitdelcritetcontrledulecteur 181

    LeCD-ROM:unnouveaupapyrus? 189

    Retourlapage 193

    Nouvellesdimensionsdutexte 199

    Mtaphoresdelalecture 203

    Mieuxgrerleshyperliens 209

    Fronresdulivre 211Lecteur,usagerouconsommateurdesignes? 217

    Jeclique,doncjelis 223

    Entrecodexethypertexte 231

    Bibliographie 249

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    Pourquoi premier chapitre? Il serait aussi bien

    partout ailleurs. Dailleurs, je dois avouer que jai

    crit le huime chapitre avant le cinquime, quiest devenu ici le troisime.

    Charles Nodier, Moi-mme

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    Prsentaon

    Jusque vers la n des annes soixante-dix, on pouvait encorecroire que lordinateur naurait deet que sur les domainesscienque et technique. On se rend compte aujourdhui que cet

    appareil et les technologies qui laccompagnent sont en train de

    rvoluonner la faon mme dont notre civilisaon cre, emma-

    gasine et transmet le savoir. terme, cee mutaon transforme-

    ra loul le plus prcieux que lhomme ait invent pour construire

    ses connaissances et laborer son image de soi et du monde: le

    texte. Et comme celui-ci nexiste quen foncon de la lecture, les

    mutaons du premier auront des rpercussions sur la seconde,

    de mme que celles de la seconde entraneront ncessairement

    la mise en place dautres modes de textualit. On ne lit pas unhypertexte comme on lit un roman, et la navigaon sur le Web

    procure une exprience dirente de la lecture dun livre ou du

    journal.

    Cest ces bouleversements qui touchent tous les plans

    de notre civilisaon quest consacr cet ouvrage. Celui-ci sinscrit

    au croisement de travaux de plus en plus nombreux qui portent

    sur lhistoire de la lecture (Charer, Cavallo, Manguel, Quignard,

    etc.), lhypertexte (Aarseth, Bolter, Landow, Laufer, etc.), lordrede lcrit (Chrisn, Ong, Derrida), la n du livre et la mdiolo-

    gie (Debray).

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    CHRISTIAN VANDENDORPE

    La problmaque aborde posait invitablement la ques-

    on du format ou, si lon prfre, du mdia. Fallait-il opter pour

    un livre ou pour un hypertexte? Mme si labsence de maturit

    de ce dernier juse en dernire analyse le recours au support

    papier pour cet ouvrage, il pouvait paratre inconsquent de r-

    chir laide douls anciens sur un phnomne aussi important

    pour notre civilisaon que la rvoluon numrique et hypertex-

    tuelle. Quelle serait la valeur dun point de vue qui ne serait tay

    par aucune exprimentaon? Le lecteur ne pourrait-il pas soup-

    onner lessayiste dtre biais lgard du nouveau mdia, demener un combat darrire-garde ou de prcher pour sa chapel-

    le? Par honntet intellectuelle, autant que par esprit de recher-

    che, lessenel de la prsente rexion a donc t dabord rdig

    laide dun oul ddion hypertextuelle dvelopp cee n

    et dont les foncons se sont ranes au fur et mesure que se

    prcisaient les besoins. Ce nest qu ltape nale de la rdacon

    que les pages ainsi cres ont t intgres dans un traitement

    de texte et retravailles en vue dune publicaon imprime. Une

    telle dmarche tait ncessaire pour prouver de premire main

    les consquences du choix dun mdia sur lorganisaon interne

    et sur le contenu mme de la rexion propose ici.

    Si le livre a demble une foncon totalisante et vise

    saturer un domaine de connaissances, lhypertexte, au contraire,

    invite la mulplicaon des hyperliens dans une volont de sa-

    turer les associaons dides, de faire tache dhuile plutt quede creuser , dans lespoir de retenir un lecteur dont les intrts

    sont mobiles et en drive associave constante. Chaque concept

    convoqu lintrieur dun hypertexte est ainsi suscepble de

    constuer une entre disncte qui, son tour, pourra engen-

    drer de nouvelles ramicaons ou, plus justement, de nouveaux

    rhizomes. Il faut ajouter cela que, par sa nature, un hypertexte

    est normalement opaque, la dirence du livre qui prsente

    des repres mulples et constamment accessibles. Il en dcouleque la dynamique de lecture est trs dirente dun mdia un

    autre. Alors que la lecture du livre est place sous le signe de

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    DU PAPYRUS LHYPERTEXTE

    la dure et dune certaine connuit, celle de lhypertexte est

    caractrise par un senment durgence, de disconnuit et de

    choix eectuer constamment. En fait, chaque lien hypertextuel

    remet en queson lphmre contrat de lecture pass avec le

    lecteur : celui-ci poursuivra-t-il sa qute en cliquant sur lhyper-

    mot ou abandonnera-t-il?

    Cee dynamique de la lecture entrane forcment des

    rpercussions sur la mise en texte, tant le scripteur a tendance

    moduler sa rexion sur la forme ancipe daenon qui lui

    sera accorde. Dans le cas qui nous occupe, le passage du formathypertexte au format livre a engendr des regroupements consi-

    drables et une plus grande cohrence des points de vue, lli-

    minaon dun bon nombre de redondances et des modicaons

    dordre nonciaf dans les renvois internes. Toutefois, louvrage

    est sans doute encore fortement marqu par la forme premire

    sous laquelle il a t conu. Au lieu dtre organis selon une

    structure arborescente, il se prsente sous la forme de blocs de

    texte, quon peut aussi voir comme des chapitres, ou mieux en-

    core comme des entres oertes la rexion ce qui rappro-

    che cee entreprise du genre de lessai. La version hypertextuelle

    contenait de nombreux liens dune page une autre, ce qui per-

    meait au lecteur de suivre le l associaf le plus appropri. Pour

    la version papier, il a videmment fallu renoncer cee logique

    associave, ce qui a rendu plus aigu le problme de lagencement

    des entres. Lordre chronologique ne convenait pas, du fait que laplupart de celles-ci ne relvent pas dune perspecve historique.

    Un ordre logique ntait pas plus vident, car plusieurs points de

    vue sentrelacent ici. Fallait-il alors choisir lordre alphabque?

    Depuis plus de huit sicles, cest celui qui indique au lecteur quil

    ny a pas dordre impos, comme dans les diconnaires. Mais il

    serait inexact de croire que les chapitres de ce livre sont indpen-

    dants les uns des autres. En fait, il a t possible de les regrouper

    en diverses grappes en foncon des thmaques abordes, entrelesquelles on dcouvrira une connuit certaine et quil est donc

    recommand de lire de faon squenelle.

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    10 CHRISTIAN VANDENDORPE

    Le lecteur pourrait aussi choisir de naviguer parr de

    lindex, en explorant dabord les entres les plus denses. De

    mme, sous la forme de lhypertexte, les pages qui prsentent le

    plus danits entre elles sont celles qui possdent le plus dhy-

    permots pointant rciproquement de lune lautre. On verra

    ainsi que lentre tabularit est la plus importante. Sil y a un

    l conducteur dans cet ouvrage, cest bien l quil faut le cher-

    cher, et dans le concept oppos quest la linarit. En spaalisant

    linformaon, le texte tabulaire permet lil de se poser o il

    veut et au lecteur daller directement au point qui lintresse. ce concept sont troitement lies les noons de codex et de

    volumen, et naturellement celle dhypertexte. Lensemble de cet

    ouvrage est videmment domin par la queson de la lecture,

    qui est aborde sous les divers angles du sens et de leet, du

    contexte, de la lisibilit, des ltres cognifs et des automasmes.

    La faon dont on conoit la lecture dtermine aussi, en derni-

    re analyse, la mise en forme du texte et la part de contrle que

    lauteur accepte de donner au lecteur ou quil choisit de se rser-

    ver. Sur ce plan, lordinateur a le pouvoir de bouleverser radicale-

    ment la donne tablie par des millnaires de culture crite.

    Un cueil auquel se heurte le projet poursuivi ici, et qui

    explique aussi la forme clate de cet ouvrage, est limpossibi-

    lit de catgoriser les mulples incarnaons que peut prendre le

    texte, den embrasser linnie diversit. Voil dj plus de deux

    sicles, les auteurs de lEncyclopdie, tchant de dnir cet objetinforme quest le livre, croyaient pouvoir en proposer les catgo-

    ries suivantes.

    Par rapport leurs qualits, les livres peuvent tre disngus en:

    - livres clairs et dtaills, qui sont ceux du genre dogmaque

    [...]

    - livres obscurs, cest--dire dont tous les mots sont trop gn-

    riques et qui ne sont point dnis [...]

    - livres prolixes [...]

    - livres ules [...]

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    11DU PAPYRUS LHYPERTEXTE

    - livres complets, qui conennent tout ce qui regarde le sujet

    trait. Relavement complets [...]

    Cee classicaon vaut assurment celle quune ency-

    clopdie chinoise aurait dresse des animaux, selon ce que rap-

    porte Borges:

    Ces catgories ambigus, superftatoires, dcientes rappel-

    lent celles que le docteur Franz Kuhn aribue certaine ency-

    clopdie chinoise intule Le march cleste des connaissan-ces bnvoles. Dans les pages lointaines de ce livre, il est crit

    que les animaux se divisent en (a) appartenant lempereur,

    (b) embaums, (c) apprivoiss, (d) cochons de lait, (e) sirnes,

    (f) fabuleux, (g) chiens en libert, (h) inclus dans la prsente

    classicaon, (i) qui sagitent comme des fous, (j) innombra-

    bles, (k) dessins avec un trs n pinceau de poils de chameau,

    (l) et ctera, (m) qui viennent de casser la cruche, (n) qui de

    loin semblent des mouches. (1967, p.141)*

    Lapproche prsente ici, est-il besoin de le prciser, nest

    ni classicatrice, ni historique, ni encyclopdique et ne prtend

    surtout pas lexhausvit. Elle vise seulement orir une r-

    exion sur un bouleversement culturel qui se produit sous nos

    yeux et tenter den saisir quelques-uns des enjeux.

    ___________

    * Pour ne pas alourdir le texte, les renvois sont incorpors sous la forme

    dun chire correspondant la page du livre de lauteur dont il a t

    queson dans les lignes qui prcdent immdiatement. Si plusieurs tex-

    tes du mme auteur sont uliss, louvrage est iden par lanne de

    publicaon. Lorsque le renvoi conent aussi le nom de lauteur, il fait

    gnralement lobjet dune note. Les notes et la liste des ouvrages cits

    se trouvent en n de volume.

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    Au commencement

    tait lcoute

    Lexprience liraire et le rapport au langage sont longtemps

    passs par loreille, qui est aussi notre premire voie daccs aulangage. Pendant des millnaires, cest oralement que conteurs,

    ades et troubadours ont fait leurs rcitals devant des publics ve-

    nus les couter. De ce fonds doralit premire, la lirature ne se

    dlivrera que tardivement, et peut-tre jamais totalement.

    La situaon dcoute se caractrise par un triple niveau

    de contraintes: (a) lauditeur na pas la possibilit de dterminer

    le moment de la communicaon; (b) il nen matrise pas le dbit,

    prisonnier quil est du rythme choisi par le conteur; (c) en mare

    daccs au contenu, il na aucune possibilit de retourner en ar-

    rire an de sleconner, dans un rcit dj connu, la squence

    qui lintresse parculirement: il doit suivre le l, irrmdiable-

    ment linaire parce quinscrit dans le temps, de la rcitaon qui

    en est faite.

    Linvenon de lcriture va modier cee situaon en

    transformant la relaon du rcepteur lgard de luvre. Devantle texte crit, en eet, le lecteur a toujours le choix du moment

    de la lecture et celui de la vitesse laquelle assimiler les informa-

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    14 CHRISTIAN VANDENDORPE

    ons. Il a galement, dans une mesure variable selon les types

    de textes, la possibilit de sleconner des segments du texte

    chapitres, pages, paragraphes et d'en aborder la lecture

    dans l'ordre qui lui convient. En somme, l'crit permet au lec-

    teur dchapper, en tout ou en pare, aux trois contraintes fon-

    damentales qui caractrisent l'oral. Mais cee libraon ne sest

    pas faite du jour au lendemain. Longtemps asservi aux normes

    de la producon orale, quil seorait de calquer, le texte ne sen

    est que progressivement dtach, au fur et mesure que se per-

    feconnait son support matriel en passant de la tablee aurouleau, puis au codex et que se meaient en place les repres

    desns faciliter les rapports entre criture et lecture, faisant

    ainsi accder le langage lordre du visuel.

    En se plaant sous le rgne de lil, toutefois, lcrit fait

    disparatre toute la dimension inme que vhicule la voix, avec

    ses phnomnes de vibr, ses frmissements, ses hsitaons, ses

    silences, ses faux dparts, ses reprises, ses tensions. Il prive aussi

    le lecteur dune quant dinformaons accessoires, car en plus

    dtre sexues les voix sont gographiquement et socialement

    marques : elles rvlent lge, la culture, voire les atudes, des

    personnes qui parlent. Un texte lu haute voix nous arrive ainsi

    charg de toutes sortes dalluvions aaches une personnalit

    donne.

    Si toute voix est signature, autant que peut ltre une em-

    preinte digitale ou une molcule dADN, le texte, au contraire,peut se faire parfaitement neutre et dpouill de toute rfrence

    la personne qui la port et conu. Il semble mme que ce soit

    l un idal dont le texte scienque se rapproche de plus en plus,

    et nous verrons plus loin pourquoi. Cee neutralit tendancielle

    de lcrit exacerbera paradoxalement la recherche du style, dont

    Buon a mis en valeur la composante individuelle avec sa for-

    mule clbre: le style, cest lhomme mme . Tentave dses-

    pre pour restuer dans le texte la signature de la voix, telle quelidalise lcrivain, le style trouve sa juscaon ulme dans la

    phrase qui se lit bien , cest--dire qui se dit bien. On sait que,

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    15DU PAPYRUS LHYPERTEXTE

    pour Flaubert, une phrase ntait considre comme acheve que

    lorsquelle tait passe avec succs par le gueuloir. Et, cent ans

    plus tard, Michel Tournier renchrira : Quand jcris, je mcoute

    crire, et cest encore haute voix que jessaie ensuite mon texte

    crit1. Ce nest pas un hasard si le quesonnement stylisque

    sest accentu dans la deuxime moi du XIXe sicle, au moment

    prcisment o la mcanisaon de limprimerie devait assurer

    lcrit une prpondrance absolue. Aujourdhui, par un curieux

    retour des choses, cee recherche liraire du style semble de

    plus en plus tourne vers une redcouverte de loralit, commepour compenser le goure toujours plus profond qui se creuse

    entre la parole et une criture de plus en plus mcanise et stan-

    dardise.

    Certes, il a fallu longtemps avant que le texte cesse de

    passer principalement par la voix. La faon de lire qui nous pa-

    rat aujourdhui normale ne ltait pas chez les Grecs ni chez les

    Romains, qui concevaient la lecture comme le moyen de rendre

    le texte travers la voix. Les gens assez fortuns, dailleurs, ne

    lisaient pas eux-mmes, mais se faisaient lire le rouleau par un

    esclave spcialis. Ce nest qu une priode tardive que la lecture

    est devenue visuelle. Ainsi, vers 400, Augusn, vque dHippone,

    raconte-t-il son merveillement davoir vu lire Ambroise unique-

    ment avec les yeux. Le vieil rudit, en eet, dans sa qute du sens

    allgorique des textes bibliques, avait appris lire sans remuer

    les lvres : vox autem et lingua quiescebant2

    . En fait, ce nestquaux environs du XIIe sicle, selon les historiens de la lecture,

    que les livres seront vritablement conus en vue dune lecture

    silencieuse. Il aura fallu pour cela que lon mee en place diverses

    innovaons dordre tabulaire propres au codex et, surtout, que

    lon renonce lcriture connue des Romains, la scripo con-

    nua, pour introduire une sparaon entre les mots, opraon qui

    fait son apparion vers le VIIe sicle mais qui ne deviendra vrai-

    ment courante quau XIe sicle.

    1 Cit par Drillon, 1991, p.83.

    2 Sa voix et sa langue taient tranquilles , Confessions, 6.3.

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    16 CHRISTIAN VANDENDORPE

    Il faudra encore longtemps avant que les mthodes dap-

    prenssage prennent en compte cee rvoluon. Jusque vers le

    milieu du XXe sicle, lcole visait dabord inculquer lenfant

    un mcanisme de lecture haute voix. Cela se traduisait, chez

    ladulte, par des habitudes de subvocalisaon dont des spcia-

    listes comme F. Richaudeau ont dnonc les inconvnients sur

    la vitesse de lecture. Cee forme de lecture oralise tait cer-

    tes parfaitement adapte la posie, longtemps domine par

    les phnomnes de rythme et de sonorits; elle convenait dj

    beaucoup moins au roman et elle est totalement inadquate lalecture de journaux, de dossiers ou de pages Web.

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    crit et xaon de la pense

    L

    crit a t la premire grande rvoluon dans lordre intel-

    lectuel. Selon la judicieuse expression de W. Ong (1982), il a

    permis la technologisaon du mot et entran ltablissement

    dun nouveau rapport au langage et la pense.

    Aussi longtemps que lexprience du langage tait ex-

    clusivement orale, la ralit ntait jamais trs loin derrire les

    mots. Les changes entre les tres se faisaient en leur prsence

    physique et la subjecvit du langage concidait avec la situaon

    de communicaon : le je correspondait une personne relle,

    le ici et le maintenant saccordaient avec le lieu et le mo-ment de lchange. Avec lapparion de lcrit, on saranchira

    de la situaon relle et des donnes immdiates qui entourent

    la communicaon, que lon deviendra progressivement capable

    de traduire textuellement et de recrer volont. Pour une part

    importante des changes, dsormais, le texte endra lieu de

    contexte.

    En permeant de xer la pense, lcriture en dmulplie

    la puissance et en modie le rgime. Elle introduit une possibilitdordre, de connuit et de cohrence l o rgnaient la uidit

    et le chaos. ltat naturel, en eet, rien nest plus labile que

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    1 CHRISTIAN VANDENDORPE

    la pense : les associaons se font et se dfont constamment,

    emportes par des percepons sans cesse nouvelles et la pr-

    gnance des rseaux dassociaons. chaque minute, une nouvel-

    le constellaon mentale est ainsi suscepble de se former, aussi

    dirente que les vagues qui dferlent sur un lioral, dont cha-

    cune recombine les goues deau dans une structure dirente

    dote dune nergie propre. Place sous le signe de lphmre

    et du mouvant, la pense apparat comme aussi insaisissable que

    la fume, aussi mulple et ondoyante que le scinllement de la

    lumire sur la mer. Ainsi que lexprime Maurice Blanchot en unn paradoxe:

    De la pense, il faut dire dabord quelle est limpossibilit de

    sarrter rien de dni, donc de penser rien de dtermin et

    quainsi elle est la neutralisaon permanente de toute pense

    prsente, en mme temps que la rpudiaon de toute absence

    de pense. (p.57)

    Lcriture introduira un nouvel ordre dans lhistoire de

    lhumanit en ce quelle permet denregistrer les traces dune

    conguraon mentale et de les rorganiser volont. Grce

    elle, une pense peut tre ane et travaille inlassablement,

    connatre des modicaons contrles et des expansions illimi-

    tes, tout en chappant la rpon qui caractrise la trans-

    mission orale. Ce qui tait uide et mouvant peut devenir prciset organis comme le cristal, la confusion peut cder la place au

    systme. Bref, avec lcrit, les producons de lesprit entrent dans

    lordre objecf du visible.

    Ce nest pas seulement le rapport dun individu ses

    propres penses qui est modi par lcriture, mais le rapport

    aux penses dautrui, telles quelles sont objecves par le texte

    et sous lempire desquelles on accepte de se placer temporaire-

    ment ds que lon se met lire.

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    Puissance du signe crit

    Comme le note le smiocien Jean Molino : Le texte ninscrit

    que ce qui est important, il a un rapport parculier avec la

    vrit (p.22). Dans limaginaire des hommes et la mmoire des

    cultures, lcriture est eecvement invese dune formidable va-

    leur symbolique. Chez les Assyriens et les Babyloniens, les scribes

    constuaient une caste aristocraque qui prtendait voir dans

    larrangement des toiles lcriture du ciel . Pour les anciens

    gypens, lcriture tait la craon du dieu Thot, qui en avait

    fait don aux hommes. Le mot hiroglyphe signie dailleurs criture sacre et la plume du scribe tait aussi le symbole de

    la vrit3. Dans la culture hbraque, le Livre est sacr en tant que

    dpositaire de la parole de Dieu.

    Les Grecs de lpoque classique nont pas connu de caste

    charge de prserver le secret de lcriture et ont ainsi t moins

    ports sacraliser le livre. Crique lgard de lcriture, Platon

    sest inquit des transformaons que cee invenon risquait

    dapporter la culture tradionnelle. Considrant quelle cons-tuait une extension de la mmoire de lhomme, tant la mmoire

    3 Jackson, 1982, p.23.

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    20 CHRISTIAN VANDENDORPE

    individuelle que la mmoire sociale, il pressentait que lcriture

    allait transformer la faon dont la tradion stait transmise jus-

    qualors. Cest sans doute par aachement la tradion orale,

    encore vivace chez son matre Socrate, que le philosophe a com-

    pos une grande pare de son uvre sous forme de dialogues :

    Pour Socrate, les textes crits ne sont rien dautre quun adju-

    vant de la mmoire pour celui qui sait dj ce dont il est trait

    dans ces crits, mais ils ne peuvent jamais dispenser la sagesse;

    cest l le privilge du discours oral. (Curus, p.371).

    De mme, la Rome anque na gure magni le livre.

    Mais la situaon changera radicalement avec lavnement du

    chrisanisme. Peut-tre en raison de ses racines judaques, la

    religion chrenne est profondment pntre de la pense du

    livre et de lcriture, et cest elle qui sera lorigine de la diusion

    du codex. Ds les premiers sicles de notre re, elle accordera

    une place de choix la reprsentaon du livre, tel point que lon

    a pu dire quelle tait une religion du livre4.

    Issue de la double source judo-chrenne, cee valori-

    saon du livre se mainendra longtemps. Elle culminera chez un

    pote comme Mallarm, qui est extrmement sensible lespace

    visuel du livre : [...] tout, au monde, existe pour abour un

    livre (p.378). La mme exaltaon se retrouve chez des crivains

    inspirs de la tradion juive, tel Edmond Jabs. tre hypothque, on peut se demander si cet extraor-

    dinaire presge de lcrit, qui dpasse les seuls aspects foncon-

    nels dune invenon majeure, ne reposerait pas sur le fait que la

    lecture du texte combine deux sens majeurs, savoir la vue, qui

    est le sens noble par excellence, et loue, qui est le sens associ

    notre premire exprience du matriau linguisque. Ces deux

    instruments de saisie des donnes extrieures se sont longtemps

    combins dans le mouvement de la lecture du moins aussilongtemps que celui-ci a t accompagn de phnomnes de vo-

    4 Parkes, 1993, p. 14.

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    21DU PAPYRUS LHYPERTEXTE

    calisaon ou de subvocalisaon. Et cee fructueuse combinaison

    qui se produit dans lesprit du lecteur tend placer le texte sous

    le sceau de la vrit, la vocalisaon apportant la conrmaon de

    ce qui avait dabord t peru par lil, et vice-versa.

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    criture et oralit

    Longtemps lcrit a t peru comme une pure transcripon dela parole ou, la rigueur, comme un simple supplment celle-ci, selon la posion classique dveloppe par Rousseau dans

    lmile:

    Les langues sont faites pour tre parles, lcriture ne sert que

    de supplment la parole; sil y a quelques langues qui ne

    soient qucrites et quon ne puisse parler, propres seulement

    aux sciences, elles ne sont daucun usage dans la vie civile.5

    Loin de rompre avec cee posion, la linguisque mo-

    derne qui se constue avec Saussure posera la primaut de loralcomme principe mthodologique de base :

    Langue et criture sont deux systmes de signes disncts;

    lunique raison dtre du second est de reprsenter le premier;

    lobjet linguisque nest pas dni par la combinaison du mot

    crit et du mot parl; ce dernier constue lui seul cet objet.

    Mais le mot crit se mle si inmement au mot parl dont il

    est limage quil nit par usurper le rle principal; on en vient

    donner autant et plus dimportance la reprsentaon du

    5 Cit par Derrida, 1967, p. 429.

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    24 CHRISTIAN VANDENDORPE

    signe vocal qu ce signe lui-mme. Cest comme si lon croyait

    que, pour connatre quelquun, il vaut mieux regarder sa pho-

    tographie que son visage. (p.45)

    Derrida saaquera de front ces posions tradionnelles et

    se fera le tenant dune grammatologie dans laquelle lcrit serait

    inves dune autorit et dune lgimit gales celles dont jouit

    loral. Dans ce dbat, chacune des pares peut juste tre se r-

    clamer de la modernit. Dune part, en eet, la linguisque a d

    renverser le mpris dans lequel ltre alphabs ent gnrale-

    ment ltat doralit primaire, lequel renvoie, dans lexprienceindividuelle, des souvenirs de la pete enfance. En se fondant

    sur une mthodologie rigoureuse, cee discipline a pu se cons-

    tuer en science et obtenir des rsultats remarquables, ne serait-

    ce que dans le champ de la phonologie. Dautre part, la concep-

    on drive de Hjelmslev, qui voit dans lcrit un code autonome,

    est galement moderne et peut sappuyer, entre autres, sur les

    dveloppements de la smioque et, au point de vue historique,

    sur le lent mouvement par lequel le texte et la lecture se sontdgags de leur gangue primordiale doralit. Il ne fait gure de

    doute aujourdhui quune langue crite peut fonconner sans

    rfrence une langue maternelle orale apprise dans la pete

    enfance. Toutefois, mme si la forme de lecture socialement va-

    lorise tend viter le canal de loralisaon, la queson de lim-

    bricaon entre mcanismes oculaires et phonologiques est plus

    mystrieuse que jamais. Alors que dans les annes quatre-vington considrait la lecture comme un phnomne purement visuel

    et indpendant de la voix, des tudes psychologiques rcentes

    semblent indiquer que loralit serait toujours prsente dans la

    lecture sur le plan des mcanismes crbraux et que les codes

    phonologiques seraient acvs ds quil y a xaon oculaire sur

    des textes6.

    Sans chercher trancher autrement la queson de la pri-

    maut entre code oral et code crit, rappelons-en brivement lesprincipales dirences.

    6 Voir notamment larcle de Rayner et al., 1998.

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    25DU PAPYRUS LHYPERTEXTE

    Le discours oral se droule dans un ux temporel irr-

    mdiablement linaire. Lauditeur ne peut donc pas se er aux

    diverses secons dun discours; il ne peut pas faire dler celui-ci

    en acclr pour ne sarrter quaux grandes arculaons ou y

    retrouver aisment une phrase. Mme avec des moyens denre-

    gistrement modernes, loral reste essenellement prisonnier du

    l temporel et installe son auditeur sous la dpendance de celui-

    ci. Cee situaon entrane des consquences mulples.

    Les tudes danthropologie culturelle, comme celle de W.

    Ong (1977), ont montr que les socits orales ont en communun certain nombre de caractrisques dans leur ulisaon du

    langage.

    La plus importante de celles-ci, que relvent toutes les

    tudes sur les liratures orales, est un got marqu pour les

    expressions strotypes et les formules. Ce trait est probable-

    ment le plus tranger notre concepon moderne du liraire,

    place depuis la rvoluon romanque sous le sceau de lorigi-

    nalit. Dans son tude sur les hain-tenyspomes improviss

    par deux rcitants rivaux au cours de joutes poques quorgani-

    sait la socit malgache tradionnelle, Jean Paulhan avait dj

    montr que la connaissance des expressions et des formules,

    ainsi que leur gloricaon, constuaient le mof mme de cee

    acvit7. Cest ce mme got de la formule quil faut raacher

    le genre des kenningar dans la posie islandaise des alentours

    de lan 1000, dans lesquels les auteurs de sagas accumulaientforce mtaphores ges : tempte dpes pour bataille ,

    nourriture de corbeaux pour cadavre . nigmaques pour

    nous qui ne faisons pas pare de la communaut interprtave

    laquelle ils taient desns, ces jeux poques ont t qualis

    par Borges d une des plus froides aberraons consignes dans

    les histoires de la lirature (1951, p.171).

    7 On trouvera dautres exemples doralit malgache, et notammentdes kabary, qui se rapprochent des kenningar, dans louvrage de Jean-

    Louis Joubert consacr aux Liratures de lOcan indien (hp://www.

    refer.org/texnte/litoi/1-1.htm).

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    Laspect formulaire a aussi des consquences sur le choix

    des thmes, qui se limitent un noyau de situaons rcurren-

    tes et standardises. Cee pauvret thmaque va de pair avec

    une tendance du locuteur privilgier labondance plutt que la

    concision et recourir des pithtes pour idener des person-

    nages ou des ralits. un niveau plus profond, certains anthro-

    pologues esment que la situaon doralit primaire, qui caract-

    rise toutes les socits primives, avait aussi des consquences

    sur la pense elle-mme. Pour W. Ong, les cultures orales ne

    sexpriment pas seulement en formules, mais pensent en formu-les (1977, p.103).

    Indpendamment du type de socit ou dpoque, un

    examen des noncs oraux fait apparatre chez les interlocuteurs

    une grande tolrance envers les problmes de structuraon et

    dorganisaon du discours. La drive thmaque y est presque

    invitable, du fait quun locuteur est souvent incapable de rsis-

    ter larait dun nouveau cours de penses surgi par associaon

    avec ce quil tait en train de dire. En outre, le discours oral va

    laisser dans linformul quant de donnes relaves la situa-

    on et au contexte global, tant donn que les interlocuteurs

    sont en prsence lun de lautre et quils peuvent se contenter le

    plus souvent de faire une rfrence implicite la situaon parta-

    ge.

    Alors que loral spontan est ainsi marqu par les insuf-

    sances nonciaves lies une producon place sous le signede lurgence et qui charrie invitablement les sgmates de sa ge-

    nse, lcrit apparat comme la face idalise du langage, le lieu

    o celui-ci peut prtendre la perfecon.

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    2 CHRISTIAN VANDENDORPE

    de lespacement entre les mots, ainsi que de linterligne et de la

    juscaon. Tous ces procds, loin davoir une simple foncon

    ornementale, visent assurer la rgularit du matriau visuel de

    faon faciliter lacte de lecture, en permeant den coner la

    plus grande part des procdures cognives automases et en

    vitant la producon deets parasites. Une typographie soigne

    est ainsi la premire allie du lecteur. Elle contribue aussi ren-

    dre le livre agrable lire, et crer une impression favorable

    la rcepon du message. Le format joue galement un rle et

    on en a longtemps cherch un qui ore la vue des proporonsharmonieuses :

    Dans les proporons de dimensions de pages, les diteurs

    ont aussi cherch se rapprocher du nombre dor, cest--dire

    1:1,618, nombre irraonnel dont la premire approximaon

    est la proporon 5:8. Cest sur ces bases quon sest eorc de

    calculer les formats de papier, de faon ce quils donnent de

    belles pages8.

    Au l des sicles, il sest ainsi dvelopp dans les milieux

    de ldion une smioque de lobjet texte qui ne laisse au ha-

    sard aucun des aspects du livre. Il peut certes y avoir un conit

    entre les exigences de mise en pages et les contraintes conomi-

    ques, comme le montre la tendance de ldion populaire ro-

    gner sur les marges. cet gard, la lecture dun ouvrage largesmarges, comme on en publiait couramment au XVIIIe ou au dbut

    du XIXe sicle, ore un confort de lecture que ne peut galer une

    maquee troite o le texte ne respire pas. Cest pour viter

    toute confusion entre la colonne de texte et des lments voisins

    que le livre en est venu abandonner la maquee sur deux co-

    lonnes, facilement ressene comme tant trop dense, trop tas-

    se, mais qui pourtant, sur une page assez large, ore lavantage

    dorir une troite ligne de texte, en soi beaucoup plus facile lire quune ligne plus longue.

    8 Druet et Grgoire, 1976, p.182.

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    2DU PAPYRUS LHYPERTEXTE

    Mme si les crivains ont t le plus souvent tenus

    lcart des dcisions relaves lhabillage du texte, il en est, tels

    Mallarm ou Valry, qui y prtaient une grande aenon. Comme

    le relve non sans ert Charles Peignot, spcialiste contempo-

    rain de la typographie et de ldion :

    Croyez-moi, Paul Valry, regardant les caractres, les jugeait

    plus ou moins lisibles et considrait que leurs dessins craient

    autour de son message un climat suscepble de lui tre favo-

    rable ou non. (p.XI)

    Cest cee mme volont de lisibilit opmale quil faut rap-

    porter la norme de lorthographe, dont les imprimeurs niront

    par devenir objecvement les plus dles garants. Cee prise en

    charge de la normalisaon orthographique se fera progressive-

    ment, au fur et mesure que sanera une conscience graphique

    collecve. Sait-on encore, par exemple, que Montaigne crivait le

    verbe connatre de huit faons direntes (cognoistre, con-

    tre, conotre, etc.)? Mme au dbut du XVIIe sicle, lide dune

    graphie unique ne stait pas encore impose. Dans lusage du

    nom propre, un mme individu pouvait ainsi orthographier in-

    diremment son nom en Sarasin ou Sarazin , comme le

    note M. Serres. Durant ce sicle, le dbat se t de plus en plus

    vif entre les tenants dune graphie qui serait aussi proche que

    possible de la prononciaon et ceux qui plaidaient pour que laforme du mot garde la trace de parcularits systmiques dordre

    morphologique, historique ou tymologiquemme si celles-ci

    taient parfois discutables, voire purement errones, tel le dque

    lon a rajout au mot poids parce quon le croyait driv du

    lanpondus, alors que ce mot provient depensum. Vivant une

    poque o lorthographe est depuis longtemps normalise, on a

    peine aujourdhui imaginer le ralenssement que les variaons

    graphmiques imposaient la lecture du texte, quelles contri-buaient maintenir dans la sujon de loralit. En eet, seules

    des habitudes doralisaon permeaient chacun de retrouver le

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    30 CHRISTIAN VANDENDORPE

    mme contenu smanque sous des graphies direntes. Le lec-

    teur contemporain ne peut prouver ce genre dexprience que

    lorsquil est plac devant des orthographes aberrantes, voire des

    cacographies volontairement dlirantes comme celle de Charles

    Fourier :

    Geai ressue mt chair lor, lin vite sion queue tu mats dres-

    ser pourras lair dix nez rats sein ment ds, dix manches doeufs

    sept ambre. Croix jeant sue plie allant presse men deux tond

    couse ain as eux rang drap dz somme ah scions scie en gagehante.9

    Comme les disparits orthographiques nuisaient la

    vitesse de lecture et par voie de consquence lexpansion de

    lcrit, on ne doit pas stonner que lapplicaon dune norme

    dans ce domaine ait nalement t prise en charge par les ate-

    liers dimprimerie et que, en mare de majuscules, dabrvia-

    ons et autres sublits, le code typographique soit devenu un

    modle de prcision, voire la norme ulme en ce qui a trait lor-

    thographe. Dans le monde anglo-saxon, qui est, comme on sait,

    dpourvu dAcadmie, ce sont les grandes entreprises de presse

    et ddion qui, par leur manuel de style, imposent une graphie

    uniforme dans une aire gographique donne. Mme en France,

    les dcrets de lAcadmie franaise ont t condamns rester

    lere morte chaque fois quils se sont heurts aux puissants syn-dicats du livre et de ldion.

    En mare de ponctuaon, le dbat a t moins vif que

    pour lorthographe, et la responsabilit en a t cone assez tt

    aux imprimeurs. Cest sans doute pour cee raison que, mme

    dans une dion crique, on considre gnralement quil est

    lgime de modier la ponctuaon dun texte ancien en foncon

    des normes actuelles de lecture. Il sut de comparer les dions

    rcentes de textes datant du XVIIe ou du XVIIIe sicle pour voircombien les dialogues gagnent en lisibilit tre prsents de

    9 Fourier, Lere sa cousine Laure, 1827, Ed. Anthropos.

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    31DU PAPYRUS LHYPERTEXTE

    faon moderne, avec le recours lalina ou des guillemets pour

    chacune des rpliques.

    Les normes de lisibilit jouent aussi, bien videmment,

    sur le plan de la syntaxe, dont les dveloppements, loin dtre dic-

    ts par larbitraire des grammairiens, visent rendre les construc-

    ons aussi univoques que possible. Ainsi, pour recommander ou

    condamner une construcon, Vaugelas se rglait sur les parcours

    de comprhension du lecteur, en faisant le plus grand cas des

    maldonnes ventuelles et des fausses hypothses que pouvait

    entraner lemploi dune tournure donne. Dans ses Remarquessur la langue franaise, publies en 1647, il crique ainsi comme

    lousche la structure Germanicus a gal sa vertu, & son bon-

    heur na jamais eu de pareil parce quelle semble premire lec-

    ture mere sur le mme plan les mots vertu et bonheur :

    Lors quen deux membres dvne periode qui sont joints par la

    conjoncon et, le premier membre nit par un nom, qui est

    laccusaf, & lautre membre commence par vn nom, qui est au

    nominaf, on croit dabord que le nom qui suit la conjoncon,

    est au mesme cas que celuy qui precede, parce que le nomi-

    naf et laccusaf sont tousjours semblables, & ainsi lon est

    tromp, & on lentend tout autrement que ne le veut dire celuy

    qui lescrit10.

    Aujourdhui, cependant, une telle structure ne creraitaucune dicult, en raison de la valeur logique acquise par la

    virgule qui spare ici les deux noms en queson, phnomne

    dont nous reparlerons plus loin. Le mme principe de clart

    que Boileau tendra malencontreusement tout le domaine de

    la pense avec son fameux Ce qui se conoit bien snonce clai-

    rement tmoigne en ralit dune conscience et dun respect

    extrmes de lacvit cognive du lecteur. Ce principe sera raf-

    rm constamment par les grammairiens de lpoque :

    10 Cit par Seguin dans Chaurand et al., 1999, p.286.

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    32 CHRISTIAN VANDENDORPE

    Pour ce qui est de larrangement des paroles, celuy qui est bon

    contribue beaucoup la clart, au lieu que celuy qui est mau-

    vais produit lobscurit11.

    Le statut mouvant de lanacoluthe fournit un autre exem-

    ple de cee voluon du franais vers une liminaon des ambi-

    guts syntaxiques. Si, aujourdhui, une phrase du type puis,

    son mdecin lui avait prescrit trois semaines de repos semble

    humorisque et serait dconseille dans un crit ayant une vi-

    se informave ou argumentave, on trouvait encore chez LaFontaine, pourtant fru de beau langage, les vers suivants :

    Et pleurs du vieillard, il grava sur leur marbre

    Ce que je viens de raconter. (XI, 8)

    Depuis, la grammaire a adopt le principe selon lequel un

    parcipe plac en tte de phrase doit normalement se rapporter

    au sujet du verbe principal. Cela restreint certainement les pos-sibilits syntaxiques et amne condamner une phrase comme

    celle de Crbillon, o la corfrenalit du parcipe et du sujet

    met pourtant le lecteur labri de toute ambigut12 :

    Reste veuve dans un ge o il ntait pas dengagement quelle

    ne pt former, sa tendresse pour moi ne lui t envisager dautre

    plaisir que celui de mlever []

    Mais la rgle et la praque modernes ont pour avantage

    dviter au lecteur toute hsitaon lorsquil rencontre un par-

    cipe en tte de phrase, ce qui permet la fabrique du sens au fur

    et mesure que les mots sont traits, sans aucunement direr.

    Chaque microseconde ainsi gagne se traduit pour le lecteur par

    une ecacit accrue.

    11 Le Gras, Rhtorique franaise (1673). Cit par Seguin dans Chaurand

    et al, 1999, p.286.

    12 Cit par Seguin dans Chaurand et al., 1999, p.332.

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    33DU PAPYRUS LHYPERTEXTE

    Le mme mouvement dliminaon des ambiguts est

    observable sur le plan de la grammaire textuelle. Mme si, com-

    me la montr Roman Jakobson, la libert du locuteur saccrot

    mesure quon slve dans la hirarchie des ralisaons lan-

    gagires, le texte nest pas le lieu de la libert absolue. Diverses

    contraintes dordre textuel, dictes elles aussi par le respect du

    lecteur et le dsir de faciliter son travail, se sont imposes pro-

    gressivement au rdacteur.

    Un exemple de ces contraintes est la rgle qui impose de

    transformer dans un rcit la troisime personne tous les dic-ques, ou termes qui renvoient la situaon dnonciaon, tels

    hier , demain , ici , en leurs quivalents cotextuels: la

    veille , le lendemain , l . Ce jeu de transformaon, qui est

    dapparion relavement rcente en franais, na pas son quiva-

    lent exact en anglais. Il nest pas gratuit cependant, car il vite au

    lecteur le risque, aussi minime soit-il, de confondre la rfrence

    propre la situaon spaotemporelle de la lecture avec celle du

    texte.

    Au l des sicles, le ranement des convenons dcri-

    ture tendra aussi eacer les traits qui renvoient la personne

    de lauteur en encourageant ladopon dune instance dnoncia-

    on historique, dpouille des traces de subjecvit propres au

    discours oral. Le je et le moi cderont ainsi la place soit

    un nous parfois suscepble denglober le lecteur, soit diver-

    ses stratgies dnonciaon impersonnelle du moins dans lescrits de type informaf et scienque. Ce mouvement existait

    bien que Pascal ne dnonce, dans son aphorisme Le moi est

    hassable , la tendance nave du moi se placer demble

    au centre de son discours. En fait, lhistorien grec Denys dHali-

    carnasse tait dj trs conscient de cet impraf dobjecvit,

    comme en tmoigne le dbut des Anquits romaines rdig au

    1er sicle avant notre re :

    Bien que je ne veuille pas le moins du monde donner les ex-

    plicaons qui sont dusage dans les prologues des Histoires,

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    34 CHRISTIAN VANDENDORPE

    je suis nanmoins oblig de parler dabord de moi-mme : ce

    nest pas en vue de me rpandre en ces louanges personnelles

    qui, je le sais, paraissent insupportables aux lecteurs [...] (p.

    76)

    Plutt que de reposer sur des principes moraux, ce mouvement

    dnonciaon impersonnelle procde en fait dune stratgie

    dcriture qui vise faire du texte un espace neutre et dbarrass

    de tout ltre subjecf suscepble de faire cran un parfait in-

    vesssement de la part du lecteur. Tout se passe comme si lidal

    du texte tait implicitement de se donner pour une nonciaonautonome o personne ne parle personne. Sans doute le travail

    intellectuel saccorde-t-il le mieux un dsancrage radical de la

    subjecvit : quand le texte est compltement dtach de son

    nonciateur, il peut en eet tre plus aisment examin de lex-

    trieur et inves par le lecteur, qui ne sent pas peser sur lui le

    regard de lautretel le regard paralysant de la Mduse. Cee

    neutralit du texte facilite son appropriaon par lintellect en

    meant hors jeu le domaine des eets et des moons. On peutcertainement tablir ici un parallle avec le fait bien connu quun

    sujet a tendance dtourner le regard au cours dune tche de

    remmoraon : pour le psychologue, ce regard tourn oblique-

    ment vers le haut vise en fait neutraliser la pression cognive

    exerce par lenvironnement et assurer au sujet une concentra-

    on maximale. De mme, une fois dpouill de la subjecvit in-

    hrente aux changes physiques, le texte peut devenir le lieu ola concentraon intellectuelle du lecteur se dploiera sans entra-

    ve ni pression psychologique daucune sorte : les donnes seront

    alors directement accessibles lintellect comme un pur mat-

    riau smioque, sans aucun eet parasite ni interfrence dordre

    mof. Avec lexpansion de limprimerie, cee neutralit sera de

    plus en plus perue comme une caractrisque fondamentale de

    lcrit que viendra renforcer la sobrit de la maquee.

    Pour la mme raison, le texte scienque et informafvite de sadresser directement au lecteur, car lemploi du tu

    ou du vous exige de la part du rcepteur un degr dimplica-

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    35DU PAPYRUS LHYPERTEXTE

    on quil nest pas toujours prt octroyer en dehors de lchan-

    ge pistolaire. Cela vaut aussi pour le texte de type administraf.

    tre dexemple, il ne fait pas de doute quun panneau o serait

    inscrit Vous ne pouvez pas fumer interpelle le lecteur de faon

    beaucoup plus pressante quun simple Dfense de fumer . Or,

    on sait quune apostrophe trop directe risque de susciter une r-

    ponse antagonique, bien plus srement quune tournure imper-

    sonnelle.

    La nominalisaon, comme on le voit dans lexemple ci-

    dessus, contribue liminer ces diverses traces de subjecvit.Elle a aussi pour eet de renforcer les traits qui placent un discours

    sous la marque de lcrit en accroissant la distance qui lcarte de

    loral courant. En ce sens, elle constue un marqueur de tex-

    tualit propre mere en valeur le travail dcriture13. La prose

    scienque a une anit parculire pour ce mode dexpression.

    Ainsi trouve-t-on par exemple dans lencyclopdie Grolier, sous

    larcle Terre : La noon de la rotondit de la Terre sappuie

    sur des faits irrfutables plutt que La Terre est ronde et on

    en a des preuves . Quoique peu acceptable loral, en raison de

    la densit quelle impose lexpression, la nominalisaon ouvre

    de nombreuses possibilits stylisques, notamment lors de la re-

    prise dun mme l thmaque dune phrase une autre. Elle

    peut mme tre ulise pour le simple jeu de la virtuosit pure,

    comme dans cee phrase de Proust qui avait retenu laenon

    de Barthes:

    Mais il ne me rpondit pas, soit tonnement de mes paroles,

    aenon son travail, souci de lquee, duret de son oue,

    respect du lieu, crainte du danger, paresse dintelligence ou

    consigne du directeur14.

    13 Sur cee queson, consulter Vandendorpe, 1998a.14 Barthes, 1970, p.65. Cee phrase est re de M. Proust,A lom-

    bre des jeunes lles en eurs, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque de la

    Pliade , 1954, I, p.665.

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    36 CHRISTIAN VANDENDORPE

    Le recours des formes nominales permet ici au narra-

    teur dnumrer pas moins de huit hypothses, dune brivet

    remarquable, dans une accumulaon qui ne manque pas de pro-

    duire un eet dironie douce. Mais il faut aussi reconnatre que,

    par le recours massif labstracon, la nominalisaon peut fa-

    cilement dboucher sur un jargon impntrable derrire lequel

    sabriteront les technocrates et les Diafoirus modernes. Aussi ce

    procd doit-il tre ulis dose homopathique et son manie-

    ment exige du scripteur une conscience aigu du public auquel il

    sadresse.Avec son jeu volontaire sur les ambiguts, la rhtorique

    a t expulse depuis longtemps du texte scienque. Dans le

    monde anglophone, son bannissement avait t proclam expli-

    citement ds 1666 par la Royal Society de Londres15. Et, eec-

    vement, il ny a pas lieu daccumuler les eurs de rhtorique si

    celles-ci ont une incidence ngave sur la vitesse de lecture, ainsi

    que le prouvent des tudes scienques16. En outre, les carts

    rhtoriques ont pour eet dintroduire dans le texte une dimen-

    sion aecve qui dtourne de la concentraon sur son objet pro-

    pre. Pour ces raisons, les seuls procds qui survivront sont ceux

    qui ont pour eet de faciliter la tche du lecteur en renforant

    la symtrie des informaons prsentes, tels les jeux de parall-

    lisme et danthse.

    De mme, les brusques variaons de registres de langue

    sont soigneusement vites parce quelles introduisent un jeurhtorique lintrieur du texte et tendent instaurer un rgime

    de familiarit et daecvit suscepble dtre ressen comme

    incongru.

    Enn, cest encore un besoin de lisibilit que rpon-

    dent les exigences de cohrence, qui spulent que tout lment

    convoqu dans un texte doit entretenir un rapport de pernence

    avec le thme central et que les disparits ventuelles entre di-

    vers points de vue doivent tre lisses par des connecteurs ou

    15 Olson, 1997.

    16 Miall, 1994.

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    37DU PAPYRUS LHYPERTEXTE

    des transions. la dirence de loral, qui praque voloners

    le coq--lne, le texte est cens tre centr sur un axe unique,

    comme le recommande notamment Julien Benda :

    Faire un livre consiste essenellement, pour moi, mere la

    main sur une ide matresse, par rapport laquelle une foule

    dides que jai notes depuis longtemps et dans une certaine

    direcon viendront sorganiser. [...] Une fois que je lai, je lcris

    sur ma table, de faon lavoir toujours sous les yeux; ds lors,

    je ncrirai pas un alina sans le confronter avec elle et voir silsy relie bien17.

    Anne-Marie Chrisn aribue au logocentrisme issu de

    lcriture alphabque notre dicult penser lambigu, le ou,

    le oant (p.39). Elle oppose notamment notre tradion celle

    des habitants de lle de Pques, o lcrit a pour foncon de ra-

    nimer entre regard et parole une dualit acve, de susciter de

    lune lautre un transfert qui soit crateur (p.43). On peut cer-

    tes dplorer le fait que lcriture, dans notre tradion, ait voulu

    intgrer dans le texte tous les lments qui en font un lieu de

    signicaons autonome et indpendant du contexte. Mais il faut

    reconnatre que ce rejet du oant constue prcisment une

    condion du fonconnement opmal de la machine textuelle

    dont la force dentranement ent sa linarit.

    mesure que se mulplient les contraintes visant fairedu texte un lieu de non-ambigut absolue, lacvit du lecteur

    est certes facilite et peut devenir de plus en plus rapide et e-

    cace. Elle peut galement tre assiste par des aides informa-

    ses la lecture, rendues ncessaires par une masse croissante

    dinformaons grer quodiennement, quil sagisse douls ca-

    pables de fouiller le Web la recherche dinformaons prcises

    ou de programmes de rsum automaque que des quipes de

    chercheurs sont aussi en train de mere en place.

    17 Cit par Guion, 1957, p.66.

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    3 CHRISTIAN VANDENDORPE

    En contrepare, il faut bien reconnatre que les rapports

    entre la lecture et lcriture relvent de ces jeux somme nulle,

    o les gains eectus par la premire se paient par un alourdis-

    sement correspondant de la seconde. Ainsi lacvit rdacon-

    nelle, qui tait dj extrmement complexe, le deviendra-t-elle

    encore davantage, surtout si lauteur veut que ses textes puissent

    tre lus par des audiences de plus en plus larges et loignes de

    lui, et quils puissent aussi tre pris en charge par les program-

    mes voqus ci-dessus, voire traduits automaquement. Il nest

    pas ncessaire pour aeindre ce niveau de lisibilit suprieureque lon procde dautorit une quelconque informasaon

    du franais, comme le recommandait par exemple le rapport

    Danzin : le simple jeu des exigences de la communicaon dans

    une socit de plus en plus axe sur linformaon devrait ren-

    forcer, pour le texte scienque, le mouvement de neutralit et

    dobjecvit qui est en cours depuis lexpansion de limprimerie.

    Aussi les codes de lisibilit tendent-ils invariablement

    accentuer le dcalage entre lcrit et loral. Dans les grandes lan-

    gues de communicaon, la situaon en est arrive au point o la

    lirature, longtemps infode aux formes crites les plus nor-

    mes, tend basculer du ct de loral courant et familier. Sans

    doute faut-il voir l un souci chez certains crivains de combler

    quelque peu lcart entre ces deux grands modes dexpression

    linguisque que sont loral et lcrit, en jouant la carte du langage

    que tout tre parlant a appris en premier et qui, pour cee rai-son, sera toujours ressen comme le plus brut, le plus vrai et le

    plus charg dmoons.

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    Linarit et tabularit

    I

    l est gnralement convenu que la lecture est un processus li-

    naire et que le lecteur prlve des indices sur la page au fur et

    mesure quil avance, en suivant le l du texte ligne aprs ligne.

    En y regardant de plus prs, toutefois, on reconnatra que la no-

    on de linarit ne sapplique pas de nombreux types dacvit

    dploys dans la lecture du livre.

    La linarit se dit dune srie dlments qui se suivent

    dans un ordre intangible ou prtabli. Parfaitement exemplie

    par la succession des heures et des jours, elle relve essenel-

    lement de lordre du temps, mais sapplique aussi un espacerduit aux points dune droite. Ce concept soppose celui de

    tabularit, qui dsigne ici la possibilit pour le lecteur daccder

    des donnes visuelles dans lordre quil choisit, en idenant

    demble les secons qui lintressent, tout comme dans la lec-

    ture dun tableau lil se pose sur nimporte quelle pare, dans

    un ordre dcid par le sujet.

    Sur le plan philosophique, le concept de linarit entre

    en conit ouvert avec les tendances de la science du dbut du XXesicle, qui a t marque par la volont dliminer le Temps, com-

    me le montrent notamment Prigogine et Stengers. Pour Einstein,

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    40 CHRISTIAN VANDENDORPE

    faut-il le rappeler, le temps nest quune illusion qui masque lim-

    muabilit des lois fondamentales. Surtout, la linarit a pare

    lie avec les noons dautorit et de contrainte : qui dit linarit

    dit respect oblig dun certain nombre dtapes par lesquelles

    il faudra passer. En ce sens, la linarit peut certainement tre

    perue comme une intolrable entrave la libert souveraine de

    lindividu. Aussi ne faut-il pas stonner quelle soit devenue le

    repoussoir par excellence de la modernit. Rien de plus ecace

    que de condamner le livre en tant quobjet linaire, le jugement

    est dordinaire sans appel. Pour Derrida :

    [...] la n de lcriture linaire est bien la n du livre, mme

    si aujourdhui encore, cest dans la forme du livre que se lais-

    sent tant bien que mal engainer de nouvelles critures, quelles

    soient liraires ou thoriques. (1967, p.129-130).

    Mais si le livre peut ainsi tout uniment tre dclar li-

    naire, que devrait-on dire alors de la parole? Celle-ci se droule

    invitablement dans la dure, car il est impossible que les mots

    ne soient pas saisis les uns aprs les autres par la personne qui

    coute. Et cee linarit a un prix : cest la frustraon quodien-

    ne que lon peut prouver devoir couter la radio des nou-

    velles donnes dans un ordre qui nest pas le ntre, ou devoir

    recueillir des messages encapsuls chronologiquement dans des

    botes vocales pour la geson desquelles on ne dispose encorele plus souvent que dinstruments primifs. En revanche, lcrit

    nous permet dchapper la linarit, car lil peut embrasser

    la page dun seul regard, tout comme il peut se poser successive-

    ment sur divers points, choisis chaque fois en foncon de critres

    dirents. Une fois segment en divers blocs dinformaon coh-

    rents, le texte forme une mosaque que le lecteur pourra aborder

    son gr. Sous la forme du codex, qui permet une exploitaon

    rane de lespace, le livre a dvelopp de nombreux lmentsde tabularit, contribuant modier la nature du texte et du

    langage lui-mme, comme le manifeste dailleurs lcart qui sest

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    41DU PAPYRUS LHYPERTEXTE

    creus entre langue crite et langue parle.

    Faute de prendre en compte cee ncessaire disncon entre

    crit et oral, une rexion sur la linarit ne saurait que tourner

    court. Nous examinerons donc les concepts de linarit et de ta-

    bularit sur les plans du contenu, du matriau langagieret, dans

    une autre secon, du mdia.

    Un rcit qui suivrait prcisment la trame chronologique

    fournirait un exemple de linarit du contenu, au moins sous las-

    pect vnemenel. Si ce rcit tait donn oralement, il y aurait

    concidence entre linarit du contenu et celle du mdia. Mais,sous sa forme crite, ce rcit pourrait tre dispos sur un mdia

    plus ou moins linaire, allant du volumen en usage dans la Grce

    et la Rome anques, par exemple, jusqu la page de journal, o

    les divers paragraphes peuvent tre prcds dintertres met-

    tant en relief divers lments dinformaon, ce qui permet au

    lecteur de les sleconner et de les lire dans lordre qui lint-

    resse.

    Sur le plan du contenu thmaque et symbolique, les tex-

    tes sont souvent loin dtre linaires. En fait, la noon mme de

    texte, qui vient du lan textus, renvoie originellement lacon

    de sser, entrelacer, tresser , ce qui suppose le jeu de plusieurs

    ls sur une trame donne et, par leur retour priodique, la pos-

    sibilit de crer des mofs. Ainsi la mtaphore visuelle est-elle

    prsente dans lide de texte ds les temps les plus anciens. Cet

    aspect paradigmaque du texte relve de lordre spaal. Le pro-cessus dengendrement de la signicaon au cours de la lecture

    nest donc pas forcment linaire, et des smiociens comme

    Greimas et Courts ont bien montr que lexistence de textes

    pluri-isotopiques contredit, au niveau du contenu, la linarit de

    la signicaon (p. 211).

    En second lieu, il convient de considrer la nature du ma-

    triau langagier, qui peut, lui aussi, tre plus ou moins linaire.

    En eet, tout ce qui interfre, au cours de lopraon de lectureou dcoute, avec le l du droulement textuel est suscepble de

    relever dun jeu volontaire sur la tabularit du matriau langagier,

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    42 CHRISTIAN VANDENDORPE

    dans la mesure o celui-ci fait apparatre des rgularits. Anne-

    Marie Chrisn rappelle ainsi que, chez les Dogons, la mtaphore

    du ssu est applique la parole, vue comme contexture verba-

    le du groupe (p.100). De mme, la posie peut-elle faire lobjet

    dune lecture tabulaire, selon les termes du Groupe , qui a mis

    en vidence dans le texte poque les jeux de rythme, de sonori-

    ts, de paralllismes et d'isotopies. On pourrait voir l une forme

    de tabularit si ce concept ntait pas pour nous essenellement

    li la vue : pour viter toute confusion, nous parlerons de ta-

    bularit audive . Celle-ci, qui se manifeste par la mtrique etles assonances, remonte sans aucun doute une poque trs

    ancienne o la transmission de lexprience humaine reposait

    tout enre sur la voix. La mise en forme tabulaire du matriau

    sonore rpond aux mmes intenons et a la mme foncon que

    la tabularit visuelle : elle vise fournir lauditeur des patrons

    sonores qui laideront traiter mentalement les donnes en leur

    donnant une prgnance mnmonique. Comme le dit fort per-

    nemment W. Ong, qui sest spcialis dans les cultures orales :

    Dans une culture orale primaire, si lon veut rsoudre eca-

    cement le problme consistant retenir et retrouver une

    pense soigneusement arcule, il faut la penser en patrons

    mnmoniques, congurs en foncon de leur facilit de re-

    mmoraon orale. La pense doit alors se prsenter dans un

    rythme fortement scand, des patrons symtriques, compor-tant des rpons ou des anthses, des allitraons ou des

    assonances, des expressions pithques et formulaires, dans

    des organisaons standardises [], des proverbes []. (1982,

    p. 34. Notre traducon)

    tre dexemple, rappelons que la posie grecque an-

    cienne avait dvelopp une mtrique extrmement sophisque,

    qui tenait compte de la longueur des syllabes ainsi que de laccenttonique. Elle avait aussi spcialis dirents types de mtres en

    foncon de divers genres poques. Ces patrons sonores extr-

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    43DU PAPYRUS LHYPERTEXTE

    mement contraignants aidaient les bardes inrants retenir des

    milliers de vers. Aujourdhui encore, la structure des dictons et

    des proverbes Qui se ressemble sassemble , En avril ne te

    dcouvre pas dun l tmoigne de cee troite anit entre

    structure de sens et structure sonore, la premire sappuyant sur

    la seconde la fois pour faciliter la mmorisaon et pour assurer

    la producon dun eet de vrit.

    Aussi longtemps que la posie a t infode la parole,

    la mare sonore occupait donc une place prpondrante. Mais

    lorsque limprim tendra davantage son emprise, annonant letriomphe de la tabularit visuelle sur le domaine audif, un pote

    comme Verlaine se rvoltera contre la dictature de la mtrique.

    La posie empruntera alors de nouvelles voies, et Mallarm fera

    valoir que le mystre du pome ne relve pas seulement des so-

    norits, mais que le support crit doit y avoir sa part, lui aussi :

    Je sais, on veut la Musique, limiter le mystre, quand l'crit y

    prtend (p. 385). Dans Un coup de ds , il saachera ainsi

    scander visuellement le texte du pome, en jouant sur la gros-

    seur des caractres et la disposion des mots sur la page. Depuis,

    lindice matriel de la pocit est confr par le jeu du texte

    sur le blanc de la page, plus que par sa conformit un code de

    versicaon. Mais les sonorits jouent toujours un rle essenel

    en posie, au point que Breton nhsitera pas armer que les

    grands potes ont t des audifs, non des visionnaires 18. Et

    la tabularit audive connue tre trs recherche aussi parcertains langages spcialiss, tels le discours polique et la publi-

    cit, qui ont videmment intrt ce quun message simprime

    durablement dans les mmoires.

    Linarit et tabularit sont troitement lies au genre de

    texte et au type douvrage. Lencyclopdie et le diconnaire tant

    par excellence des ouvrages de consultaon, ils nappellent pas

    une lecture linaire, dans la mesure o lon entend par l une

    lecture qui irait de la premire la dernire page. Dans ce type

    18 Cit par Meschonnic, 1970, p. 103..

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    44 CHRISTIAN VANDENDORPE

    de texte, qui fonconne implicitement sur le modle semi-dialo-

    gique queson / rponse, le contexte na pas tre cr de faon

    labore vu quil est dj prsent dans le besoin de consultaon

    du lecteur, qui apparent la formulaon de la queson.

    Au contraire, sil sagit dune pope ou dun roman, il est

    indniable que le mode dapprhension normalement aendu

    de la part du lecteur est de type linaire. Au premier abord, le

    rcit est le prototype dune masse verbale linaire et tabularit

    faible ou nulle. Raconter une histoire, cest dabord dvider un l

    temporel : il y a rcit parr du moment o une situaon don-ne peut tre raache un tat antrieur et rapporte une

    succession dvnements et dacons. Pour susciter lintrt et le

    suspense, on va raconter le plus souvent selon lordre dbut-n :

    cet ordre est aussi celui qui permet au lecteur ou lauditeur de

    bien ordonner les vnements et de percevoir les enchanements

    narrafs. Dans la plupart des histoires racontes par des enfants,

    on ne trouve souvent employs que deux ou trois connecteurs

    puis, et, alors , qui marquent la congut des acons.

    la limite, certains textes ne conennent pas de division en cha-

    pitres ni en paragraphes an de ne pas donner au lecteur dautre

    choix que de suivre le l du texte, de la premire la dernire

    page.

    Il faut rappeler, au crdit de la linarit du texte, que cel-

    le-ci permet une lecture hautement automase. Chaque nou-

    velle phrase lue servant de contexte la comprhension de cellequi suit, le lecteur na qu se laisser emporter par le l du texte

    pour produire du sens. Dans la lecture de textes fortement tabu-

    laires et dans celle du fragment en gnral, les automasmes de

    lecture peuvent devenir moins performants et jouer un moindre

    rle, du fait que le contexte de comprhension doit tre recr

    avec chaque nouveau bloc de texte.

    Dans le cas du rcit canonique, la prgnance du l linai-

    re est telle que les aspects paradigmaques nen seront mis envidence que tardivement, avec les tudes structurales de Propp,

    Barthes et Greimas, notamment. Ces travaux nauront que peu

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    45DU PAPYRUS LHYPERTEXTE

    dincidences sur la producon romanesque courante. Il existe

    toutefois un nombre croissant duvres qui saccommodent

    dune dmarche de lecture tabulaire et mme lencouragent ou

    lexigent. Cest le cas, par exemple, de La Vie mode demploi, de

    Georges Perec, dont lindex trs dtaill permet au lecteur de lire

    la suite tous les chapitres o apparat un mme personnage,

    sil le souhaite. Feu ple, de Vladimir Nabokov, invite le lecteur

    eectuer toutes les relaons possibles entre une introducon

    due un personnage cf, un pome de 999 vers en quatre can-

    tos, un commentaire sur ce pome et un index. De mme, Lediconnaire Khazar, de Milorad Pavic, ore un cas limite de r-

    cit tabulaire o les lments narrafs sont organiss sous forme

    dentres de diconnaire, en ordre alphabque, et qui se vend

    sous deux versions : pour hommes et pour femmes. Dans la veine

    du rcit tabulaire, il faut videmment citer aussi ces matres que

    sont Italo Calvino et Julio Cort

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    46 CHRISTIAN VANDENDORPE

    Mais dautres lments sont en jeu dans un roman.

    Dpassant la mtaphore ancienne du ssu, Proust concevait son

    uvre comme une cathdrale, soit un espace trois dimensions

    o tous les lments sont organiquement relis et se rpondent

    dans des symbolismes complexes. Fondamentalement, tout cri-

    vain vise crer dans lesprit du lecteur un rseau hypertextuel

    avant la lere o se rpondent des dizaines, voire des milliers,

    dlments. Comme le signale Roland Barthes, le texte classique

    est donc bien tabulaire (et non pas linaire), mais sa tabularit

    est vectorise, elle suit un ordre logico-temporel. (1970, p.37).Cee tabularit interne sest accentue chez de nombreux cri-

    vains contemporains, qui juxtaposent les histoires de divers per-

    sonnages et jouent sur lalternance de trames narraves concur-

    rentes construites de faon faire revenir priodiquement des

    lments dtermins. Parfois, le passage dune trame une autre

    se fait avec un minimum de transions, an dobliger le lecteur

    eectuer de soudaines rorganisaons contextuelles.

    Dans cee qute dune tabularit toujours plus appuye

    et plus manifeste, le roman moderne tend emprunter la pein-

    ture ses modes de composion. Dans un entreen avec Philippe

    Sollers, Claude Simon faisait ainsi remarquer que :

    [ parr du moment o] on ne considre plus le roman comme

    un enseignement, comme Balzac, un enseignement social, un

    texte didacque, on arrive [] aux moyens de composion quisont ceux de la peinture, de la musique, ou de larchitecture :

    rpon dun mme lment, variantes, associaons, oppo-

    sions, contrastes, etc. Ou, comme en mathmaques : arran-

    gements, permutaons, combinaisons.21

    Ailleurs, le mme auteur a montr comment il stait

    servi de repres de couleur pour ordonner une srie de tableaux

    narrafs dans La route des Flandres an de produire dans la lec-

    21 Cit par Denis, 1997, p. D 5.

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    47DU PAPYRUS LHYPERTEXTE

    ture de son roman un eet de priodicit22. Force est de recon-

    natre que de tels eets seraient dtruits par un accs alatoire

    aux divers paragraphes de la mme faon quune suite de Bach

    risquerait fort de perdre lessenel de sa beaut si elle tait d-

    bite en squences de quelques notes coutes au hasard ou au

    gr de clics de souris. Mme dans lordre du visuel, o la syntaxe

    est pourtant trs lche, un tableau ne saurait se rsumer un

    agglomrat dlments de base, fournis par le crateur, et qui se-

    raient agencs par le spectateur.

    En dpit des tendances lourdes qui favorisent lmer-gence de la libert du lecteur et des techniques hypertextuelles,

    on ne peut donc pas vacuer du revers de la main lide quune

    uvre dart forme un tout et quelle transcende la somme de

    ses pares, ce qui tait dj un des critres de la tragdie chez

    Aristote :

    Nous avons tabli que la tragdie est une imitaon dune ac-

    on mene jusqu sa n et formant un tout, ayant une cer-

    taine tendue; car il se trouve des choses qui forment un tout,

    mais nont aucune tendue. Forme un tout, ce qui a commen-

    cement, milieu et n. [...] Ainsi les histoires bien agences ne

    doivent ni commencer au hasard ni nir au hasard, mais se

    conformer aux principes que lon vient dnoncer. (Poque,

    1450b)

    Si le rcit au contenu linaire a connu tant de succs jus-

    qu aujourdhui, cest parce quil promet implicitement une pro-

    ducon maximale deets de sens au lecteur qui aurait suivi le

    l du texte : trs jeune, en eet, on dcouvre qualler chercher

    la soluon dune nigme avant davoir lu le livre serait une faon

    sre de se gcher son plaisir.

    Prcisons encore que, si un roman sur papier est loin

    dtre automaquement linaire, un hypertexte nest pas nonplus ncessairement non linaire. Les pages ou segments peu-

    22 Voir Simon, 1993.

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    4 CHRISTIAN VANDENDORPE

    vent sy enchaner de manire rigoureuse, obligeant le lecteur

    lire dans un ordre xe, plus xe encore que les pages dun livre,

    parce quil est toujours possible douvrir celui-ci la page dsire,

    tandis que lon peut programmer celui-l de faon contrler to-

    talement le parcours du lecteur.

    Cela dit, par sa nature, lhypertexte se prte idalement

    des parcours de lecture et de navigaon mulsquenelle. Au

    vu des nombreuses ralisaons permises par ces divers mdias,

    il ne semble donc pas possible de maintenir une dichotomie

    entre mdias de type linaire et mdias non linaires : deplus en plus de thoriciens refusent dailleurs aujourdhui un tel

    clivage.23

    23 Voir notamment Aarseth, 1997, p. 47.

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    Vers la tabularit du texte

    la dirence de lcriture hiroglyphique, qui ent de sa

    composante pictographique un aspect visuel et spectaculai-

    re, lcriture alphabque a t conue comme transcripon de

    la parole et infode ds sa naissance lordre linaire de lora-

    lit. Cee linarit est parfaitement symbolise dans la disposi-

    on adopte par lcrit ses dbuts, o lon alignait les caractres

    de gauche droite pour la premire ligne et de droite gauche

    pour la suivante, et ainsi de suite, en imitant le trajet de la char-

    rue qui laboure un champ, mtaphore qui a donn son nom

    ce type dcriture : le boustrophedon . Le lecteur tait en eetcens suivre des yeux le mouvement ininterrompu que la main

    du scribe avait trac.

    Loralit tendait aussi son emprise sur le support du

    texte. Sur la feuille de papyrus, qui tait en usage depuis 3000,

    le scribe aligne les colonnes de texte en parallle jusqu ce quil

    soit arriv la n du texte. Malgr les qualits du papyrus, qui

    en feront le Livre par excellence pendant trois millnaires, le fait

    que celui-ci soit enroul sur lui-mme en un volumen imposerade srieuses limitaons lexpansion de lcrit et contribuera

    le maintenir sous la tutelle de loral. On tenait pour acquis que le

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    50 CHRISTIAN VANDENDORPE

    lecteur lisait de la premire la dernire ligne et quil navait pas

    dautre choix que de simmerger dans la lecture du texte, drou-

    lant le volumen tout comme le conteur dvide son histoire, selon

    un ordre rigoureusement linaire et connu. En outre, comme le

    note A. Labarre (p. 12), le lecteur avait besoin de ses deux mains

    pour drouler le papyrus, ce qui ne lui permeait pas de prendre

    des notes ou dannoter le texte. Pire encore, comme nous lap-

    prend Maral, le lecteur devait souvent saider du menton pour

    renrouler le volumen, ce qui avait pour eet de laisser sur la

    tranche des marques assez malvenues pour les usagers dune bi-bliothque.24

    Lavnement du codex marquera une rupture radicale

    avec cet ordre ancien. Il consiste en un ouvrage dont les feuilles

    plies et relies forment ce que nous appelons aujourdhui un

    cahier ou un livre. Il est apparu quelques dizaines dannes avant

    notre re dans la Rome classique lpoque dHorace, qui sen

    servait dailleurs comme dun carnet de notes. Plus pet et plus

    maniable que le rouleau, le codex est aussi plus conomique par-

    ce quil permet au scribe dcrire des deux cts, voire de graer

    la surface pour rcrire par-dessus. Mais en raison de son ancien-

    net, le rouleau jouissait dune dignit qui le faisait prfrer par

    llite des lers et que le codex mera plusieurs sicles acqu-

    rir. Le passage de lun lautre ne sera vraiment eectu dans

    lEmpire romain quau IVe sicle. Et il faudra encore longtemps

    avant que le nouveau mdia se libre du modle impos par levolumen de la mme faon que lautomobile a mis plusieurs

    dizaines dannes avant de se dgager compltement du modle

    de la voiture chevaux: inere des reprsentaons culturelles

    dominantes!

    Les milieux chrens seront les premiers adopter le co-

    dex, surtout pour rpandre le texte des vangiles. On suppose

    que le nouveau format, plus pet, plus compact et plus maniable

    que le rouleau, avait galement lavantage de marquer une rup-ture radicale avec la tradion raache au texte biblique. Selon

    24 Voir Quignard, 1990a, p. 31.

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    51DU PAPYRUS LHYPERTEXTE

    les termes de R. Debray, le chrisanisme a fait au monde an-

    que de lcrit le mme coup que limprimerie lui fera son tour

    mille ans plus tard : le coup du lger, du mprisable, du portaf

    (1991, p. 132).

    Llment nouveau que le codex introduit dans lcono-

    mie du livre est la noon de page. Grce celle-ci, il deviendra

    possible, au cours dune voluon lente mais irrsisble, de mani-

    puler le texte beaucoup plus aisment. En bref, la page permera

    au texte dchapper la connuit et la linarit du rouleau :

    elle le fera entrer dans lordre de la tabularit.Aussi le codex est-il le livre par excellence, sans lequel

    notre civilisaon naurait pu aeindre son plein dveloppement

    dans la qute du savoir et la diusion de la connaissance. Il en-

    trane ltablissement dun nouveau rapport entre le lecteur et le

    texte. Comme le relve Labarre, un historien du livre : Il sagit

    dune mutaon capitale dans lhistoire du livre, plus importante

    peut-tre que celle que lui fera subir Gutenberg, car elle aei-

    gnait le livre dans sa forme et obligeait le lecteur changer com-

    pltement son atude physique (p.12). En librant la main du

    lecteur, le codex lui permet de ntre plus le rcepteur passif du

    texte, mais de sintroduire son tour dans le cycle de lcriture

    par le jeu des annotaons. Le lecteur peut aussi accder directe-

    ment nimporte quel point du texte. Un simple signet lui donne

    la possibilit de reprendre sa lecture l o elle avait t interrom-

    pue, ce qui contribue galement transformer le rapport avec letexte et en modie le statut. Lhistorienne Colee Sirat note fort

    justement:

    Il faudra vingt sicles pour quon se rende compte que lim-

    portance primordiale du codex pour notre civilisaon a t de

    permere la lecture slecve et non pas connue, contribuant

    ainsi llaboraon de structures mentales o le texte est dis-

    soci de la parole et de son rythme. (p.21).

    parr du moment o apparatra le potenel de cee

    unit de forme et de contenu quest la page, on verra lentement

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    se mere en place dans lorganisaon du livre divers types de

    repres conus pour aider le lecteur sorienter plus facilement

    dans la masse textuelle, en faire une lecture plus commode et

    plus ecace, indexe sur lordre du visuel. La page constue en

    eet une unit visuelle dinformaon lie la fois celles qui la

    suivent et celles qui la prcdent. En outre, comme elle peut

    tre numrote et recevoir un tre courant, la page dispose

    dune autonomie que navait pas la colonne de texte du volumen.

    Dsormais, il est possible de feuilleter un livre et den apprhen-

    der rapidement le contenu, au moins pour lessenel.Surtout, la page, qui peut tre expose la vue de tous,

    permet au texte de cohabiter avec des images. Alors que le papy-

    rus se renroulait sur lui-mme, aprs la consultaon du texte,

    le codex peut rester ouvert une double page, tels ces grands

    psauers du Moyen ge exposs dans les glises sur leur lutrin.

    La page devient ainsi le lieu o le texte, jusque-l peru

    comme une simple transcripon de la voix, accde lordre du

    visuel. Elle va ds lors tre travaille de plus en plus comme un

    tableau et senrichir denluminures, chose profondment tran-

    gre au rouleau de papyrus. Le spectacle du codex ouvert devient

    ainsi emblmaque dune religion qui veut tendre tous lidal

    de la lecture des textes sacrs et faire partager au monde ener

    la nouvelle de la Rvlaon. Diverses innovaons favoriseront la

    mutaon du rapport au texte et la lecture. Parmi celles-ci, il faut

    menonner la sparaon entre les mots, apparue au VIIe

    sicle, etqui entranera des amnagements dcisifs dans la mise en forme

    du texte25. Entre le XIe et le XIIIe sicle, on verra se consolider bon

    nombre des praques qui permeent au lecteur dchapper la

    linarit originelle de la parole, grce notamment la table des

    mares, lindex et au tre courant. La marque de paragraphe

    dabord simplement signale dans le texte par le symbole du

    pied de mouche ( )facilitera la geson des units de sens en

    aidant le lecteur suivre les grandes arculaons du texte :

    25 Saenger, 1982, p. 132.

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    53DU PAPYRUS LHYPERTEXTE

    Les innovaons dans la prsentaon des pages manuscrites

    sont certainement les auxiliaires les plus ules dans l'tude au

    XIe sicle : tres courants, ttes de chapitres en rouge, iniales

    alternavement rouges et bleues, iniales de tailles direntes,

    indicaon des paragraphes, renvois, noms des auteurs cits...

    Il est impossible de situer avec prcision le moment auquel

    chacune de ces techniques fut adopte de manire gnrale;

    nanmoins leur emploi tait devenu la norme aux environs de

    1220 et lon retrouve la plupart dentre elles dans les bibles glo-

    ses ou les manuscrits des sentences de la n du XIIe

    sicle26

    .

    Au XVe sicle, la rvoluon de limprimerie sera de nou-

    veau loccasion dune rexion intense sur lorganisaon du livre.

    Febvre et Marn notent ainsi que la page de tre fait son appari-

    onenn!vers 1480. Aprs une premire priode denfan-

    ce du livre moderne caractrise par ce quon appelle aujourdhui

    les incunables et o lon se contentait dimiter aussi dle-

    ment que possible la forme du manuscrit, les imprimeurs vontbientt apercevoir tout le potenel de la page comme espace

    smioque discret:

    Les premiers livres ne connaissaient ni foliotaon ni paginaon.

    La numrotaon des cahiers, avec des leres et non des chif-

    fres, nest pas desne au lecteur mais larsan qui fabrique

    et relie le livre. Pour guider lusager, la n de chaque pagese lit le premier mot de la page suivante, la rclame. Il faudra

    aendre la seconde moi du XVIe sicle pour que, sous lim-

    pulsion des imprimeurs-humanistes, la paginaon devienne

    chose courante.27

    Si la paginaon permet au lecteur de mieux grer la du-

    re et le rythme de sa lecture, elle favorise aussi la discussion sur

    les textes, en rendant possible aux lecteurs dune mme dion

    26 House et House, 1982, p. 78-79.

    27 Hamman, 1985, p. 152.

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    le renvoi un mme passage. Ce pas une fois franchi, le mouve-

    ment de tabularisaon saccentuera et limprimerie gnralisera

    le recours aux procds les plus rans dentres mulples. Il

    est dsormais permis au lecteur de situer prcisment le point

    o il est arriv dans sa lecture, desmer limportance respecve

    dune secon par rapport une autre, bref, de moduler sa pro-

    gression. Il a galement le droit doublier les dtails de ce quil

    a lu plus tt, car il sait pouvoir les retrouver rapidement en se

    reportant une table des mares ou un index. Il peut donc se

    contenter dcrmer les seuls aspects du livre qui lintressent.Dans bien des cas, en eet, le lecteur construit sa com-

    prhension du texte en se basant sur des indices glans divers

    endroits du livre, surtout quand il sagit dun texte tendu. Les

    repres typographiques tels que le gras, les capitales, litalique

    ou la couleur lui fournissent des moyens rapides de catgoriser

    les lments quil est en train de lire et dviter des ambiguts au

    moment de la lecture. tre dexemple, le fait quun mot tran-

    ger soit en italique vitera quil soit confondu avec son homo-

    nyme franais. Enn, lorsque la mare le juse, un index des

    noms propres, un index analyque ou une bibliographie permet-

    tent au lecteur de choisir le mode daccs au texte qui convient le

    mieux ses besoins dinformaon du moment.

    Ces aides la lecture ne se meront pas en place dun

    seul coup, mais se raneront lentement, dans un processus

    qui culminera au XIXe

    sicle28

    . Ainsi, il aura fallu longtemps pourquapparaisse la table des mares (XIIe sicle) ou que la noon

    de paragraphe, dj conceptualise dans les manuscrits du XIe

    sicle sous la forme dun signe parculier, se traduise nalement

    par un alina opraon que lon rapporte au Discours de la

    mthode de Descartes, ouvrage dont la paruon marque aussi,

    en 1637, lavnement du franais comme langue du discours phi-

    losophique et rudit.

    Ainsi organis dans lergonomie du codex, le texte nestplus unllinaireque lon dvide, mais une surface dont on ap-

    28 Voir Marn, 1995, p. 258.

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    Summa theologica. Queens University. Cet incunable de la Sommethologique de Thomas dAquin, imprim en 1477 Venise, suit deprs la tradion manuscrite. Les lerines et marques de paragraphe

    (ou pieds-de-mouche) sont dessines la main. Les premires lignessont en plus gros caractres. Louvrage nest pas pagin. La disposiondu texte sur deux colonnes et son organisaon interne en quesons et

    rponses lui assurent une bonne lisibilit.

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    56 CHRISTIAN VANDENDORPE

    Horae divinae virginis Mariae secum verum usum Romanum cum aliis

    muls folio sequen notas. Queens University. Publi chez ThielmanKerver Paris. Mlange dalmanach et de livre de prires, ce livre dheu-res imprim en 1511 suit encore de prs la tradion manuscrite. La pagese prsente non seulement comme un espace lire, mais surtout com-

    me un espace explorer visuellement dans ses diverses dimensions.Abondamment illustr, le texte est encadr par des frises et ornementde lerines. Les mots importants sont en rouge. Louvrage est foliot et

    conent une table des mares.

    prhende le contenu par des approches croises. Comme ils per-

    meent au lecteur de considrer le texte la faon dun tableau,

    ces divers repres seront ici appels tabulaires , la suite no-

    tamment de M. Bernard.

    Lart de ldion oscillera longtemps, peut-tre toujours,

    entre la tentaon de soumere le texte la norme du connu

    et celle dorir la vue une page compose sur un mode pictu-

    ral. Toute lhistoire du livre alterne entre, dune part, la tentaon

    dune maquee svre et dpouille propre exalter la perfec-

    on mcanique de limprimerie ainsi que la dimension linaire dulangage et de la lecture rgne du texte align inexorablement

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    57DU PAPYRUS LHYPERTEXTE

    Virgile. Universit dOawa. Dans cee dion de Virgile, imprime

    Ble en 1544, le texte est encore entour par les gloses, dues ici Servius et Donat, selon la t