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Où est passé l’avenir ?

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Marc Augé

Où est passé

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Éditions du Seuil

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CET OUVRAGE EST PUBLIÉ SOUS LA DIRECTION DE MAURICE OLENDER.

Une première édition de cet ouvrage a été publiée aux Éditions du Panama en 2008.

© Éditions du Seuil, janvier 2011

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisationcollective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé quece soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue unecontrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

isbn 978-2-0213-0472-5

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Sommaire

IntroductionLes paradoxes du temps . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

I. Les cultures de l’immanence. . . . . . . . . . . . 17

II. Changement d’échelle, état des questionset état des lieux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29

III. Globalisation, urbanisation, communication, instantanéité. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39

IV. Contemporanéité et conscience historique 53

V. Aliénation, modernité, démocratie, progrès 73

VI. Le passé, la mémoire, l’exil. . . . . . . . . . . . . 89

VII. L’avenir et l’utopie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97

VIII. Le monde de demain, l’individu, la science, l’éducation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113

ConclusionPour une utopie de l’éducation . . . . . . . . . . . . . . . 125

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Introduction

Les paradoxes du temps

Le premier paradoxe du temps est inhérent à laconscience que prend l’individu d’exister dans un tempsqui a précédé sa naissance et qui continuera après samort. Cette prise de conscience individuelle du fini et del’infini vaut simultanément pour l’individu et pour lasociété. Car l’individu qui se transforme, qui grandit,puis vieillit avant de disparaître un jour, assiste entre-temps à la naissance et à la croissance des uns, auvieillissement et à la mort des autres. Il vieillit dans unmonde qui change, ne serait-ce que parce que les indi-vidus qui le composent vieillissent aussi et voient desgénérations plus jeunes les remplacer progressivement.

Il existe des réponses d’ordre intellectuel à ce premierparadoxe : ce sont toutes les théories qui, sous une formeou sous une autre, mettent en scène le retour du même.Dans la plupart des sociétés étudiées par l’ethnologietraditionnelle existent des représentations très élaboréesde l’hérédité qui tendent à suggérer que la mort des indi-vidus n’est pas une fin en soi, mais l’occasion d’uneredistribution et d’un recyclage des éléments qui lescomposent. Les théories de la métempsycose ne sontqu’un exemple particulier de ces représentations. En

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Afrique, par exemple, l’idée du retour des éléments libé-rés par la mort n’est pas associée à celle du retour desindividus comme tels, même si, dans les grandes chef-feries et dans les royaumes, la logique dynastique poussedans ce sens. D’autres institutions, comme les classesd’âge, ou des phénomènes religieux ritualisés, comme lapossession, s’inscrivent dans cette vision immanente dumonde qui tend à relativiser l’opposition entre la vie etla mort en vertu d’une intuition assez proche du principescientifique selon lequel rien ne se perd, rien ne se crée,mais tout se transforme.

Le deuxième paradoxe du temps est presque l’inversedu premier : il tient à la difficulté, pour des hommesmortels, c’est-à-dire tributaires du temps et des idées decommencement et de fin, de penser le monde sans luiimaginer une naissance et lui assigner un terme. Lescosmogonies et les apocalypses, sous diverses modali-tés, sont une solution imaginaire à cette difficulté.

Le troisième paradoxe du temps a trait à son contenuou, si l’on veut, à l’histoire. C’est le paradoxe de l’évé-nement, de l’événement toujours attendu et toujoursredouté. D’un côté, ce sont les événements qui rendentsensible le passage du temps et qui servent même à ledater, à l’ordonner dans une autre perspective que celledu simple recommencement des saisons. Mais, d’un autrecôté, l’événement entraîne le risque d’une rupture, d’unecoupure irréversible avec le passé, d’une intrusion irré-médiable de la nouveauté sous ses formes les plus péril-leuses. Les catastrophes climatologiques, météorologiques,épidémiologiques, politiques ou militaires ont pu, pendantune longue période de l’humanité, menacer l’existencedu groupe lui-même, et le développement des sociétésn’a pas fait disparaître la conscience de ces périls : il lesa situés à une autre échelle. La maîtrise intellectuelle etsymbolique de l’événement a toujours été la préoccu-

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Introduction 11

pation essentielle des groupes humains. Elle le resteaujourd’hui ; seuls les mots et les solutions changent.C’est peut-être même aujourd’hui que le paradoxe del’événement est à son comble : alors que, sous la pres-sion des événements de toutes sortes, l’histoire s’accélère,nous prétendons, comme aux époques les plus archaïques,pouvoir en dénier l’existence, par exemple en célébrantsa fin.

C’est par la mise en forme, le contournement ou l’expli-citation de ces trois paradoxes que passent toutes lestentatives de symbolisation du monde et des sociétésdans les contextes historiques les plus divers. Si, commel’affirme Lévi-Strauss dans son « Introduction à l’œuvrede Marcel Mauss1 », l’apparition du langage a entraînéipso facto la nécessité de rendre le monde signifiant, ilest bien évident que la catégorie du temps, plus encoreque celle de l’espace, fournissait une matière premièreidéale à cette entreprise parce qu’elle était la plus expé-rimentale, la plus immédiatement perceptible et, en cesens, la moins arbitraire des données symboliques. Lamaîtrise du calendrier a été l’une des formes les plusefficaces du contrôle religieux et/ou politique exercé surles sociétés parce que le temps, donnée immédiate de laconscience, apparaissait simultanément comme l’une descomposantes essentielles de la nature et comme l’instru-ment privilégié pour la comprendre et la maîtriser. Lespouvoirs religieux et politiques se sont toujours servisdu temps pour donner à la culture l’apparente évidenced’un fait de nature. Toutes les révolutions ont étéconfrontées à la nécessité de redéfinir l’emploi du tempset de refonder le calendrier pour prétendre changer lasociété.

1. Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF,1950.

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Il reste qu’il n’y aurait aucun sens à dissocier uneréflexion sur le temps d’une réflexion sur l’espace. Tousles systèmes symboliques observables dans le mondetémoignent au contraire de la solidarité toujours intui-tivement perçue entre ces deux « formes a priori de lasensibilité », pour reprendre l’expression kantienne. Lescultures de l’immanence repèrent, balisent et ordonnentles espaces de socialité avec une extrême minutie, aussibien pour les distinguer des espaces non humains quepour y dessiner les lignes de partage qui ordonnent legroupe social lui-même (règles de résidence, systèmesde moitiés, espace public et espace privé, espace sacréet espace profane…). Ces divisions sont étroitementcorrélées aux représentations du temps social. Certainesd’entre elles ne se manifestent qu’à l’occasion de ritessaisonniers. La résidence change avec les âges de la vie(accès à l’âge adulte, mariage…). On pourrait donc par-ler d’un espace-temps social dont le plus ou moinsgrand degré de cohésion correspond à des modes diffé-rents d’organisation.

L’épreuve de l’autre, sous la forme des conquêtes etde la colonisation, a souvent été d’autant plus doulou-reuse qu’elle bouleversait l’ordre spatio-temporel qui luipréexistait, dorénavant considéré comme obsolète. Elleétait donc d’abord, aux yeux des colonisés, un événe-ment non maîtrisable qui instaurait une coupure irrémé-diable entre le présent et le passé. Elle leur imposait uneréinterprétation du passé et une vision de l’avenir, aussibien en termes politiques qu’en termes religieux. Paral-lèlement, elle transformait de fond en comble leur orga-nisation spatiale. L’urbanisation, les nouveaux découpagesadministratifs, la création de cultures industrielles desti-nées à l’exportation, l’intégration forcée à l’espace ducolonisateur – par exemple lors de la guerre de 1914-1918ou des guerres coloniales elles-mêmes – ont constitué

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Introduction 13

une ébauche, à l’échelle régionale, de ce que l’on appelleaujourd’hui la mondialisation.

Or il n’est pas exclu que, par un étrange retournementde situation, l’Occident colonisateur se trouve aujourd’huidevant les mêmes difficultés qu’il a naguère suscitéeschez les colonisés en prétendant leur imposer sa conceptionplus ou moins évolutionniste de l’histoire. En effet,tous les schémas intellectuels sur lesquels s’était bâtieavec plus ou moins d’hésitation, de conviction ou demauvaise foi l’idéologie coloniale et postcoloniale – lesens de l’histoire, le volontarisme à l’égard de l’événe-ment, le refus de la contingence et, héritée des Lumières,la nécessaire solidarité entre progrès scientifique, pro-grès matériel et progrès moral – ont été mis à mal aucours du XXe siècle. On cite souvent, et justement, àce propos l’échec des systèmes communistes, mais ilfaut insister aussi sur le désarroi moral au constat del’ampleur des massacres que le progrès technologique arendus possibles, sur la fin désastreuse des aventurescoloniales, qui ôte tout sens à une partie de l’histoireoccidentale, et sur les incertitudes intellectuelles quiaccompagnent aujourd’hui le mouvement accéléré de lamondialisation.

Ce mouvement, à la fois évident et imprévisible,concerne aussi bien l’économie que la science, la techno-logie et la politique ; il entraîne des formes nouvelles,inédites, de violence et de nationalisme, des convulsionsreligieuses et politiques sans précédent qui sanctionnentl’échec de l’entreprise coloniale comme première ébauchede la mondialisation. C’est donc notre passé le plus récentet notre histoire la plus proche (elle peut se mesurer surla durée d’une vie individuelle) qui nous deviennenténigmatiques. Depuis 1989 et la chute du mur de Berlin,une nouvelle histoire s’écrit que nous avons du mal à

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lire et à comprendre parce qu’elle va trop vite et qu’elleconcerne directement et immédiatement toute la planète.

Intellectuellement, ce changement d’échelle nous prendde court. Nous en sommes encore à la phase de dénon-ciation des anciens concepts et des visions du mondequi les sous-tendaient. S’y substitue, aux deux extrêmes,soit une vision pessimiste, nihiliste et apocalyptique pourlaquelle il n’y a plus rien à comprendre, soit une visiontriomphaliste et évangélique pour laquelle tout est accom-pli ou en voie de l’être. Dans les deux cas, le passé n’estplus porteur d’aucune leçon et il n’y a rien à attendre del’avenir. Entre ces deux visions extrêmes il y a placepour une idéologie du présent caractéristique de cequ’il est convenu d’appeler la société de consommation.Sous l’afflux des images et des messages, sous l’effetdes technologies de la communication instantanée etde la marchandisation de tous les biens matériels etculturels, les individus n’ont apparemment plus lechoix qu’entre un consumérisme conformiste et passif,même lorsque leurs possibilités de consommation effec-tive sont réduites, et un refus radical auquel seules desformes religieuses exacerbées sont susceptibles de four-nir l’apparence d’une armature théorique. Encore voit-on, sur le plan idéologique lui-même, se dessiner dessolidarités essentielles entre idéologie religieuse et idéo-logie consumériste, dans le cas de l’évangélisme d’ori-gine nord-américaine plus particulièrement. Pour le reste,les formes nouvelles d’exclusion dont la mondialisa-tion est à la fois le cadre général et l’un des facteursprincipaux engendrent, à travers diverses médiationsdont celle du fondamentalisme religieux, des attitudesde rejet ou de fuite qui ne prennent sens que par rapportà l’ordre dominant. Celui-ci suscite simultanément haineet fascination. La contestation, la révolte ou la protesta-tion semblent ainsi prisonnières des schémas de pensée

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Introduction 15

auxquels elles s’opposent, aussi bien dans la vie poli-tique que sur le plan intellectuel et artistique.

Tout empire a eu la prétention d’arrêter l’histoire et l’ona pu dire aussi que plusieurs mondialisations avaientprécédé l’actuelle. La seule différence, mais elle est detaille, c’est que la mondialisation actuelle est coexten-sive à la planète comme corps physique. Nous prenonschaque jour davantage conscience d’occuper un « can-ton de l’univers », pour reprendre l’expression de Pascal.Dans cet univers, les catégories de temps et d’espace aux-quelles nous sommes habitués ne sont plus opérantes etquelque chose du vertige que nous inspirent les explo-rations de l’astrophysique peut retentir sur notre percep-tion de l’histoire humaine.

Tout contribue ainsi à mettre en cause les catégoriestraditionnelles de l’analyse et de la réflexion. Celles-cinous ont pourtant permis de comprendre le fonction-nement de l’idéologie et, notamment, d’en repérer unecaractéristique essentielle : elle échappe en partie à laconscience non seulement de ceux qui en sont victimes,mais aussi de ceux qui l’utilisent pour dominer les autres.Il peut donc être utile de revenir sur la catégorie du tempspour réinterroger les fausses évidences de l’actuelle idéo-logie du présent. Ces évidences prennent la forme d’untriple paradoxe. Premier paradoxe : l’histoire, entenduecomme source d’idées nouvelles pour la gestion dessociétés humaines, s’arrêterait au moment même où elleconcerne explicitement l’humanité entière. Deuxièmeparadoxe : nous douterions de notre capacité à influer surnotre destin commun au moment même où la scienceprogresse à une vitesse sans cesse accélérée. Troisièmeparadoxe : la surabondance sans précédent de nos moyensnous interdirait la pensée des fins, comme si la timiditépolitique devait être la rançon de l’ambition scientifiqueet de l’arrogance technologique.

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Ces trois paradoxes ne sont que la forme historiqueactuelle des trois paradoxes énoncés en commençant. Ence sens, ils relèvent de l’idéologie. Tous les systèmesd’organisation et de domination du monde, que ce mondeait des limites géographiques plus ou moins étroitesou qu’il se veuille, comme aujourd’hui, coextensif àla planète, ont produit des théories de l’individu, dumonde et de l’événement. Le système de la globalisa-tion n’échappe pas à la règle. L’idéologie qui le sous-tend, l’anime et lui permet de s’imposer aux consciencesindividuelles peut être analysée comme telle, malgréla complexité de ses déterminations et de ses effets. Lesréflexions présentées ici, qui s’inscrivent dans la pers-pective d’une anthropologie comparée des représenta-tions du temps, voudraient contribuer à cette analyse.

Elles prendront successivement pour objet les notionsd’immanence (à propos des sociétés ou des cultures del’immanence), de développement (à propos des théoriesdu développement ou des actions de développement),de globalisation (et, corrélativement, de communicationet d’urbanisation), de contemporanéité, de modernité, demémoire et, finalement, d’utopie, pour tenter de répondreà la question d’apparence naïve qui hante avec chaquejour plus d’insistance nos divers domaines d’activité etde réflexion : où est passé l’avenir ?

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I

Les cultures de l’immanence

L’expression « culture de l’immanence » doit être com-prise comme faisant référence d’une part à une théoriede l’événement qui a pour objet et pour conséquence d’endénier l’existence ou d’en réfuter le caractère contingent,d’autre part à un ensemble de représentations de la per-sonne, de la société, de l’hérédité et de l’héritage qui, nelaissant place à aucun dualisme, sont particulièrementaptes à mettre en œuvre ce déni.

Les sociétés polythéistes, qui ont été l’objet d’étudeprivilégié de la première ethnologie, sont étrangères àtoute idée de transcendance et de salut individuel.L’individu humain y est conçu comme la réunion provi-soire (le temps d’une vie) d’un certain nombre d’élé-ments que la mort libère : certains disparaissent, d’autresentrent dans de nouvelles combinaisons, les unes arbi-traires, les autres déterminées par les règles de la filia-tion. En Afrique, chez les Amérindiens ou en Océanie,les formules peuvent varier à l’infini mais, dans chaquegroupement humain, l’idée des composantes de la per-sonne est présente, liée de façon plus ou moins lâche àcelles de l’hérédité et de la filiation. Ces composantesne sont ni matérielles ni spirituelles, ou plutôt elles sont

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indifféremment et simultanément « matérielles » et « spi-rituelles », si nous entendons en rendre compte dans leslangues occidentales marquées par le dualisme méta-physique.

Ces composantes sont aussi bien des marques iden-titaires que des principes d’action, des vecteurs d’éner-gie. Les unes sont strictement individuelles, d’autress’héritent. Les unes sont relationnelles et susceptiblesd’entrer en contact, éventuellement de façon agressive,avec les composantes d’autres individus ; les autres sontplus attachées au corps propre et éventuellement vul-nérables à l’agression des composantes d’autres indi-vidus. Toutes ces possibilités d’attaque et de défense,auxquelles on a parfois fait référence en les englobantsous l’intitulé « croyances à la sorcellerie », sont autantd’expressions de ce que l’on appelle « structure sociale ».La structure sociale, c’est l’ensemble du réseau des rela-tions possibles et pensables entre les individus appar-tenant à cet ensemble. La plupart des événements,notamment biologiques (la maladie, la mort), sont inter-prétés comme le résultat de ce jeu de relations – rela-tions qui sont à la fois des relations de force et desrelations structurales, des relations de sens social.

Prenons un exemple. Dans les sociétés apparentées augroupe akan en Afrique de l’Ouest, des deux côtés de lafrontière entre Côte d’Ivoire et Ghana, la filiation estmatrilinéaire, mais la relation entre le fils et son père (ouson héritier, un parent maternel du père) a ses propresexigences. Le double jeu des relations avec le matri-lignage d’Ego et le matrilignage de son père se met enplace dans le temps. Chez les Alladian, où j’ai travaillédans les années 1960 et 1970, le statut d’un individuétait très largement fonction de son âge. Il s’affranchis-sait progressivement de la tutelle de son père pour s’inté-grer de façon plus marquée à son propre matrilignage et

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acquérir une relative indépendance économique. Lesdifférentes étapes de ce processus se traduisaient par deschangements dans la résidence et dans la redistributiondes produits de son travail. Un « bon fils » obtenait nor-malement de son père, avec l’autorisation de se marier,le droit de construire une case dans la cour paternelle etde faire un champ de manioc sur une terre du matri-lignage de son père. Ce n’est qu’à la naissance de sondeuxième ou de son troisième enfant qu’il obtenait ledroit de construire une cuisine à côté de sa case et defaire venir sa femme chez lui en permanence. Plus tardencore, à la naissance du cinquième ou du sixièmeenfant, il obtenait le droit de redistribuer lui-même lesproduits de sa pêche en mer. Jusque-là, c’était le père(ou l’héritier du père en ligne utérine) qui assurait cetteredistribution. À partir du moment où il avait obtenu cedroit, ses propres parents maternels devenaient les prin-cipaux bénéficiaires de la pêche à la place des parentsmaternels du père. Il acquérait du même coup le droit detravailler sur les terres de son matrilignage et de chasserpour son propre compte.

Un tel système entraînait des tensions entre les diffé-rents partenaires et principalement entre les lignagesalliés, celui du père et celui de l’oncle maternel. Tout évé-nement fâcheux était facilement imputé à ces tensions,soit à une agression en « sorcellerie » de la parentématernelle, soit à une malédiction de la partie paternelle.Les scénarios étaient parfois sujets à de multiples rebon-dissements et ils étaient souvent compliqués, l’inter-vention de tiers étant en outre possible sous certainesconditions. Toujours est-il que l’idée de maladie ou demort « naturelles » (dans notre langage) n’y avait pas saplace parce qu’elle était en toute rigueur dénuée desens : en cas de malheur, il fallait que l’enquête allât àson terme et identifiât un responsable. La finalité de ce

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dispositif était moins de châtier le coupable, encorequ’on s’y entendît à l’occasion, que d’expliquer l’évé-nement en le rabattant sur la structure. Car les poten-tialités agressives ou défensives étaient constitutives dela définition des relations elles-mêmes et ne faisaientéventuellement que les actualiser ; elles étaient dans lanature des choses et le diagnostic ou le verdict avait doncl’effet d’un retour à l’ordre normal. La maladie et la mortn’étaient un scandale que pour autant qu’elles n’étaientpas expliquées. Une fois l’inconnu ou l’imprévu ramenéau connu, le retour à la norme était opéré.

Les sociétés lignagères, les sociétés polythéistes ou« animistes » n’ont pas le monopole du déni de l’événe-ment, mais il joue un rôle central dans leur gestion del’espace-temps social. Des procédures spécifiques, sou-vent désignées dans la littérature ethnologique sous leterme générique de « rites d’inversion », sont mises enroute lorsque l’événement par son ampleur excède lescapacités du diagnostic ordinaire. La sécheresse, l’épi-démie, la mort du chef, événements récurrents mais irré-guliers qui menacent l’équilibre et parfois l’existencedu groupe, déclenchent ce que l’on pourrait appelerdes ritualisations d’urgence. En général, elles mettent enscène, au sens véritablement théâtral du terme, le dramedont elles entendent conjurer les effets. Il s’agit bienalors d’une tentative « ultime », d’une ritualisation « dosau mur ». La colonisation a été l’événement dont aucunrite n’est parvenu à éliminer ou à dénier l’existence. Ellea instauré du même coup ce que tout rite essaie deconjurer : un fossé infranchissable entre le passé et leprésent.

Lorsque Lévi-Strauss a parlé de sociétés « froides » ou« tièdes », il n’entendait évidemment pas suggérer qu’ellesétaient sans histoire, mais qualifier leur rapport à l’his-toire. Celui-ci, justement, varie historiquement, y com-

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pris dans les sociétés occidentales, et la question se poseaujourd’hui, nous y reviendrons, de savoir si les sociétésdites « développées » ne sont pas en train d’aborder, dece point de vue, une période « tiède ».

Le rapport à l’histoire ne résume pas à lui seul toutesles conceptions du temps à l’œuvre dans la vie indivi-duelle et sociale. La première caractéristique des « culturesde l’immanence », on l’a vu, c’est l’étroite solidaritéqu’elles postulent entre corps individuel et corps social,identité et altérité, et par là même entre événement etstructure. Mais cette solidarité s’affirme au sein d’uneconception plus vaste pour laquelle la distinction entrevie et mort, veille et sommeil ou hommes et dieux n’arien d’irrémédiable. Les élaborations anthropologiqueset cosmologiques des divers groupes humains sont évi-demment toutes diverses et singulièrement raffinées,mais on pourrait dire, au prix de quelques simplifications,que les dieux des polythéismes sont d’anciens hommes etqu’ils se manifestent à travers le rêve et les phénomènesde possession : convenablement interprétés par les spé-cialistes, le rêve et la possession sont donc les canauxpar lesquels ces deux mondes solidaires communiquentet n’en font qu’un.

Les rôles respectivement impartis au rêve et à la pos-session varient selon les sociétés. La possession occupetraditionnellement une place importante dans les straté-gies de l’imaginaire africain. Les cultures amérindiennesont été désignées par l’anthropologue Kroeber commedes « cultures du rêve ». Dans tous les cas, c’est la proxi-mité des origines qui se manifeste, la cosmogonie quiest réactivée. Les puissances ancestrales originelless’emparent du corps des possédés africains et le chamanamérindien voyage en rêve vers la ligne d’horizon pouraller y prendre des nouvelles des morts récents qui ontrejoint les dieux ancêtres. Au total, c’est donc la proximité

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spatiale et temporelle du présent et du passé mythiquequi s’affirme, et plus encore la dépendance du premierpar rapport au second.

On comprend que, dans ces conditions, des observa-teurs plus ou moins intéressés à cet aspect des choses(missionnaires, administrateurs, développeurs en tousgenres… et ethnologues) aient été tentés d’attribuer glo-balement aux sociétés non occidentales, non industrielles,sous-développées, un rapport au temps trop fasciné parl’évocation des origines, trop englué dans la répétitionrituelle du retour ancestral et le refus de l’événementnovateur pour leur permettre de se lancer efficacementdans l’aventure de la modernité.

C’était bien évidemment confondre les choses et,notamment dans les années 1960, époque où coexistaientplusieurs modèles épistémologiques, sacrifier à la foisau modèle culturaliste et au modèle évolutionniste. Selonle modèle culturaliste, il y a dans tout ensemble socio-culturel plusieurs niveaux de réalité sociale, mais cha-cun d’entre eux est une expression des autres : si ondécouvre le chiffre de l’une des lectures possibles, on adu même coup la possibilité de comprendre les autreset le tout spécifique qu’ils composent. Selon le modèleévolutionniste, la voie du développement est étroitementbalisée et elle a, notamment, des implications psycholo-giques individuelles et collectives que toutes les sociétésd’études, à l’époque des années 1960, faisaient figurerdans leurs questionnaires à titre d’items pertinents, parexemple : le « sens du progrès » et le « temps commevaleur en soi ».

Le point problématique, c’était évidemment la pré-supposition d’une notion sociale du temps en général,que l’on croyait pouvoir induire de la présence ou del’absence de quelques catégories habituellement consi-dérées comme faisant partie de l’outillage mental des

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RÉALISATION : NORD COMPO À VILLENEUVE-D’ASCQ

IMPRESSION : NORMANDIE ROTO IMPRESSION S.A.S. À LONRAI

DÉPÔT LÉGAL : JANVIER 2011. N° 102493 (00000)Imprimé en France