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Daniela Ventura Un apport espagnol à la théorie du genre de la nouvelle In: Bulletin de l'Association d'étude sur l'humanisme, la réforme et la renaissance. N°49, 1999. pp. 7-20. Citer ce document / Cite this document : Ventura Daniela. Un apport espagnol à la théorie du genre de la nouvelle. In: Bulletin de l'Association d'étude sur l'humanisme, la réforme et la renaissance. N°49, 1999. pp. 7-20. doi : 10.3406/rhren.1999.2288 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhren_0181-6799_1999_num_49_1_2288

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Daniela Ventura

Un apport espagnol à la théorie du genre de la nouvelleIn: Bulletin de l'Association d'étude sur l'humanisme, la réforme et la renaissance. N°49, 1999. pp. 7-20.

Citer ce document / Cite this document :

Ventura Daniela. Un apport espagnol à la théorie du genre de la nouvelle. In: Bulletin de l'Association d'étude sur l'humanisme,la réforme et la renaissance. N°49, 1999. pp. 7-20.

doi : 10.3406/rhren.1999.2288

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhren_0181-6799_1999_num_49_1_2288

Un apport espagnol à la théorie du genre de la nouvelle

Lorsque la nouvelle commence à acquérir une valeur et une dignité en tant qu'exercice littéraire1, le problème qui se pose est de savoir où la placer parmi les genres traditionnellement admis. Parmi les théoriciens de la Renaissance, Bernardo Segni estime que les récits de Boccace, en tant que poèmes en prose, ne peuvent pas être considérés comme un vrai genre2. Lionardo Salviati, traducteur de la Poétique d'Aristote, semble entrevoir la nécessité de considérer la nouvelle comme un genre à part. Tout en estimant que les ouvrages en vers sont nettement supérieurs à la prose, il concède néanmoins un privilège au Décaméron en fonction de son originalité par rapport aux genres traditionnels3. Les opinions les plus éclairées sur la nouvelle nous viennent, sans doute, de Francesco Bonciani qui publie, en 1574, une véritable leçon à son sujet4. Dans cette étude, il essaye d'établir une

1. Il va sans dire que le Décaméron est décisif en ce sens. Avec Boccace, le concept de « nouvelle » change : de narration orale, normalement facétieuse, racontée en bonne compagnie (voir à ce sujet le Livre du Courtisan de B. Castiglione), elle passe à l'écrit s'inscrivant dans un ensemble plus complexe (cf. les journées du Décaméron). 2. Bernardo Segni, Rettorica et poetica d'Aristotile , Florence, L. Torrentino, p. 281. Cité par R. J. Clements et J. Gibaldi in Anatomy of Novella, New York, New York University Press, 1977, p. 6. 3. Lionardo Salviati, Poetica d'Aristotile parafrasata e comentata, Florence, 1586. Cité par R. J. Clements et J. Gibaldi, op. cit., p. 6-7. 4 Francesco Bonciani, Lezione sopra il comporre délie novelle, in La Novella del Rinascimento, Turin, Giappichelli éd., 1985. Les théoriciens transalpins du Cinquecento sentaient le besoin de développer une théorie des genres littéraires. En ce qui concerne les genres traditionnels, Aristote et Horace servaient comme référence rigoureuse, mais pour les genres modernes il fallait chercher de nouvelles règles de composition ou bien appliquer aux nouveaux genres certaines normes valables pour les genres reconnus. Bonciani, cherchant à théoriser sur la nouvelle, emploie les deux méthodes à la fois, ayant recours, d'un côté, à la Poétique d'Aristote pour les règles de l'imitation et pour les détails de la composition (notamment pour les nouvelles tragiques), et de l'autre décelant les traits distinctifs du genre et donnant Boccace comme modèle à suivre.

RHR 49 - Décembre 1999

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théorie de ce nouveau genre en prose. Il en cherche les origines, en expose les principales caractéristiques formelles, arrivant à la conclusion que la nouvelle, primo, est un récit vraisemblable, jamais mensonger, qui imite les actions populaires ; secundo, qu'elle inclut différentes sortes de narrations aussi bien tragiques que comiques ; tertio, que son but est essentiellement récréatif bien qu'elle puisse produire un effet cathartique sur le lecteur.

Si, à première vue, on peut être tenté de croire que la Lezione de Bonciani et son apport théorique tranche enfin sur la question du genre, dans la pratique, c'est-à-dire chez les différents conteurs, la confusion concernant à la fois l'étymologie et le contenu de la nouvelle est encore considérable. A la Renaissance, aussi bien en Italie qu'en France, les opinions à ce sujet sont en effet discordantes. Les Transalpins (Bandello et Cademosto entre autres) conçoivent la nouvelle comme un genre véridique et affirment raconter des faits qui ont eu lieu. En France, si Marguerite de Navarre aussi ne veut (dit-elle) écrire que de « véritables histoires », Philippe d'Alcripe, lui, semble faire fi de la vérité. Au-delà des Pyrénées, à la fin du XVIe siècle, Timoneda semble convaincu que la novela est un genre mensonger de fait, tout en admettant, néanmoins, qu'il s'agit d'une composition ayant une « certaine apparence » de vérité.

Au début du XVIIe siècle on continue de s'interroger à ce sujet. Tirso de Molina s'inquiète toujours à propos de l'étiquette à attribuer à un récit de choses véritables ; le terme « novela » ne lui semblant pas très approprié, il préfère celui d'« historia ». Cervantes, pour sa part, très attentif à cette problématique, suivant de très près la Poétique d'Aristote, à travers l'étude et les réflexions de Lopez Pinciano, oppose la nouvelle au roman, considérant ce dernier comme un genre mensonger5. La question reste irrésolue à une époque où, fort curieusement, on assiste au grand essor de la novela corta, l'« historiette espagnole », très appréciée par Scarron6.

5. Voir à ce sujet Don Quichotte, 1.31 et 1.32. Chez les conteurs qui suivent directement ou indirectement l'exemple de Boccace, l'on prend de plus en plus conscience de la problématique de la vérité et du besoin d'établir une distinction entre l'imagination créative (fiction) et le mensonge, la vérité historique et la vraisemblance poétique. 6. Paul Scarron, Le Roman Comique, publié par J. Serroy, Paris, Gallimard, « Coll. Folio », 1985, p. 309.

UN APPORT ESPAGNOL A LA THÉORIE DE LA NOUVELLE 9

Aujourd'hui, les avis sont encore incompatibles. Bloch et Von Wartburg conçoivent la nouvelle comme une « sorte de roman très court7 ». Eikhenbaum, en revanche, fait dériver la nouvelle du conte, de l'anecdote et l'oppose au roman8.

Les apports de la narratologie moderne n'ont pas encore tranché d'une manière définitive sur la question. Et pourtant, nous semble-t-il, la réponse à cette question se trouve chez nos conteurs, et cela en dépit de l'apparente confusion des étiquettes narratives attribuées à un même contenu.

Dans cet article, nous essayerons d'appuyer, à l'aide de nos conteurs et notamment grâce à l'apport de l'un d'entre eux, la théorie d'Eikhenbaum9. En faveur de cette théorie de la nouvelle10, nous proposerions quelques points qui nous semblent décisifs.

1. Si la nouvelle est une forme fondamentale ou élémentaire c'est avant tout à cause des sujets traités. Tout en appartenant au domaine du quotidien, les récits sont si « nouveaux » que le narrateur (auteur ou devisant) se sent dans l'obligation d'accréditer ses sources. Scarron remarquait - en faisant notamment référence à la nouvelle espagnole - que ce genre était « bien plus à notre usage et plus selon la portée de l'humanité que ces héros imaginaires de l'antiquité qui sont quelquefois incommodes à force d'être trop honnêtes gens »n. Et pourtant ce genre,

7. Passage cité par Roger Dubuis, « Le mot nouvelle au Moyen Age : de la nébuleuse au terme générique », in La Nouvelle, textes recueillis par B. Alluin et F. Suard, Presses Universitaires de Lille, 1990, p. 13. 8 « Le roman est une forme syncrétique [...], la nouvelle est une forme fondamentale, élémentaire. Le roman vient de l'histoire, du récit de voyages; la nouvelle vient du conte, de l'anecdote », « Sur la théorie de la prose », in Théories de la littérature, textes des formalistes russes réunis et traduits par T. Todorov, Paris, Seuil (Coll. Tel Quel), 1965," p. 202. G.-A. Pérouse partage cet avis lorsqu'il affirme que : « les modalités d'introduction et de présentation des nouvelles, au XVIe siècle n'étaient ni arbitraires ni sans signification; (...) elles s'inscrivaient dans un système extrêmement cohérent, qui nous renvoie à un genre littéraire assurément différent du roman », « Des nouvelles 'vrayes comme Evangile' », in La Nouvelle, op. cit., p. 95. 9. Nous nous limiterons ici à l'analyse de la nouvelle. 10. Nous renvoyons aussi le lecteur à l'article de G.-A. Pérouse, cité ci-dessus, où il distingue huit points essentiels dans la présentation des nouvelles du XVIe siècle. 11. Paul Scarron, op. cit., p. 165-6. La nouvelle idéale, selon Scarron, est l'espagnole, car elle a su réaliser le juste équilibre entre la fiction et la réalité.

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si « humain » décrivant les actions populaires12, peint aussi des faits nouveaux, curieux, voire surprenants. Ce n'est pas le fruit du hasard, si Maria de Zayas nomme ses récits Maravillas13 (Merveilles). Loin d'être antinomiques, les termes « novela » et « maravilla » renferment, nous semble-t-il, les deux significations essentielles du récit bref. L'effet de surprise peut être si grand que le lecteur doute de la véracité des faits narrés, comme il arrive, chez Cervantes, au curé après avoir lu la nouvelle du Curieux malavisé14. C'est donc aussi à cause de cette dimension imprévisible, qui s'instaure subrepticement dans la réalité la plus banale, que la nouvelle ébranle (à différents degrés) notre croyance, car, comme le disait Aristote « il est en effet vraisemblable qu'il se produise de l'invraisemblable15 ».

Néanmoins, comme toujours et dans tous les champs, il doit y avoir des exceptions. Basile, dont la fantaisie débouche sur le merveilleux, ne se soucie ni d'authentifier le narré ni de garder la bienséance ou la vraisemblance dans le dénouement de l'histoire. Son but de parodier le genre narratif bref à la mode, lui permet de sauter toute règle préétablie, déroutant, ainsi, le lecteur. Alcripe, qui affirme parler vrai16, s'amuse à garantir l'authenticité de récits abracadabrants, se moquant ouvertement de la « bonne foi » de son lecteur. Or cela entraîne une série de conséquences : pour aller contre l'esthétique du récit bref, il est nécessaire, primo, qu'elle existe et secundo, qu'elle soit reconnue et suivie par un bon nombre d'auteurs. Ce qui nous prouve l'existence de « règles » de composition du récit bref17 qui étaient largement assumées par tous les conteurs. Basile et, dans le sillage de Rabelais, Alcripe (à sa façon), constituent un écart à un code sous-entendu. Des exceptions qui, à notre sens, ne font que confirmer la règle.

12. Bonciani écrivait que la nouvelle doit décrire les azioni popolari (actions populaires). Francesco Bonciani, op. cit., p. 346. 13. « Laura [...] ordonna [qu'elles] racontent deux merveilles. C'est par ce nom qu'elle voulut donner bonne bouche au peuple habitué à celui de 'nouvelles1, titre si fâcheux qu'on le déteste partout. », Novelas amorosas y ejemplares, Barcelone, Orbis éd., 1988, p. 6. La traduction des passages cités est de nous. 14. Miguel de Cervantes, L'Ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche, I, 33, 34, 35. 15. Aristote, Poétique, XXV, 61 b 11, Paris, Seuil (Coll. Poétique), 1980. 16. Philippe d'Alcripe, La Nouvelle Fabrique, Paris-Genève, Droz, 1983, Aux bénévoles lecteurs (pp. 9-12). 17. Nous ne faisons pas référence à la théorie de la novella de Bonciani, mais à un « code » non-écrit.

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2. S'il est vrai que toute œuvre de fiction énonce une vérité (la « vérité » de la fiction18) indiscutable, puisqu'elle représente la seule référence (à un univers de fiction) dont le lecteur dispose lorsqu'il lit un texte, la nouvelle à la Renaissance ne se limite pas à l'énoncer ; elle va bien plus loin en l'affirmant par le biais de tout un appareil de formules de vérité. Après l'analyse d'un corpus assez important d'ouvrages français, italiens et espagnols, nous avons pu en effet constater la présence constante voire insistante des serments de vérité prononcés, soit directement par l'auteur, soit par les devisants inscrits dans un cadre fictif. Aussi avons-nous observé que ce qui paraissait être une manière, parmi bien d'autres, de présenter certains ouvrages, bref une captatio benevolentiae, se transforme, après l'exemple boccacien et notamment à la Renaissance, en une tendance généralisée, une véritable modalité du récit bref. Nous pouvons même affirmer qu'il est essentiel au récit bref de se présenter comme la transcription fidèle d'événements que le narrateur aurait vus de ses propres yeux ou reçus d'une personne digne de foi. Reste, néanmoins, que toute protestation de vérité doit être lue et comprise dans le contexte spécifique du genre littéraire dans lequel elle s'inscrit. Si le besoin de légitimer la narration a affaire à l'origine événementielle des récits, nous ne devons pas prendre les déclarations des auteurs comme un serment auquel faire nécessairement foi. Nous partageons l'avis de G.-A. Pérouse qui souligne que « lorsque, tout au long du XVIe siècle comme au Moyen Age, nous voyons les auteurs de narrations brèves s'épuiser à affirmer l'authenticité de leurs récits (car c'est ce qu'ils veulent dire en affirmant leur nouveauté), nous devons comprendre que leurs déclarations ne portent pas sur la teneur même de l'histoire mais sur le fait qu'ils empruntent aujourd'hui cette histoire à un bon garant, auteur ou premier narrateur qui accrédite le récit19. » Si Bandello, Marguerite de Navarre, Erizzo, Cademosto et bien d'autres affirment l'authenticité de leurs récits, il faut entendre qu'ils ne racontent « rien qui ne soit tiré

18. Toute oeuvre énonce des faits comme s'ils étaient certains. La phrase « Aujourd'hui, maman est morte » (Albert Camus, L'Etranger, Paris, Gallimard, 1957, p. 9) énonce une vérité dans la fiction à laquelle nous devons croire si notre intention est de continuer la lecture jusqu'au bout. 19. Gabriel-A. Pérouse, « Le Parangon dans la nouvellistique du XVIe siècle », in Le Parangon de Nouvelles, Paris-Genève, Droz, 1979, p. LXXXIII.

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d'auteur receu » ou bien entendu « d'homme digne de foi », comme le disait fort à propos B. Poissenot20.

3. Cela dit, la question qui se pose est la suivante : pourquoi faut-il que la nouvelle soit racontée par une personne (dite, ou qui se veut) digne de foi ? D'où vient ce besoin d'affirmer qu'on dit vrai ? Y aurait-il un rapport direct entre les protestations de vérité et les origines de ce genre si controversé ? Il y a certainement une raison importante qui entraîne nos conteurs (auteurs et/ou devisants) à se déclarer véridiques et à authentifier le narré : l'intention exemplaire ou didactico- moralisatrice du récit bref. A notre avis, la finalité didactico- moralisatrice est étroitement (nous dirions même indissolublement) liée à la véridicité des narrateurs, car de celui qui veut transmettre des messages moraux on exige du moins une qualité : être honnête, garantie sous-entendue de sincérité21. Il est pourtant vrai que la finalité ludique est intrinsèque au genre ; c'est avant tout pour faire passer le temps agréablement que, lors des veillées et des fêtes, l'on écoutait ou lisait des récits. Néanmoins, les intentions des conteurs, surtout à partir de la deuxième moitié du XVIe siècle, ne se limitent pas à divertir le lecteur car au Moyen Age et à la Renaissance, nul n'est censé écrire de nouvelles pour le seul plaisir de raconter.

On serait tenté de diviser nos conteurs schématiquement en deux groupes : les aristotéliciens et cicéroniens d'un côté, les horatiens de l'autre. Giraldi Cinthio, Marguerite de Navarre, Erizzo, Eslava, Céspedes y Meneses, Maria de Zayas et surtout Tirso de Molina respectent les préceptes de YArs Poetica cherchant dans la nouvelle une double utilité : le plaisir de la narration et les enseignements que celle- ci apporte au lecteur22. En revanche, Straparola, Grazzini, Jacques

20. Les deux citations sont tirées de l'Esté (1583), Genève, Droz, 1987, p. 54. 21. A vrai dire, pour certains auteurs, les caractéristiques sont deux; à la véridicité du conteur, Lope de Vega ajoute la connaissance des cas de la vie, connaissance qu'on ne peut acquérir qu'en ayant atteint un certain âge. Le conteur doit réunir, en somme, les mêmes qualités que le bon orateur. Aristote distingue, en effet, trois caractéristiques de l'orateur : la bienveillance, la sagesse et la vertu. La bienveillance est la qualité de celui qui dit l'utile par rapport au nuisible; la sagesse est la vertu de celui qui ne trompe pas; et la vertu correspond à celui qui dit le bien par rapport au mal. 22. Une seule citation suffira à exemplifîer ce que nous venons d'affirmer. Il s'agit d'un passage tiré des Desenganos amorosos (Désillusions amoureuses) de Maria de Zayas. En voici le texte : « On ne peut pas comparer une nouvelle inventée, où l'on raconte des faits qui ne sont pas arrivés et qui n'ont pas pu arriver, avec une

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Yver, Joan Timoneda, Des Périers assument la nouvelle comme une narration ayant une finalité essentiellement récréative. Peu ou prou sur cette dernière ligne de pensée, nous situons Boccace et ses imitateurs les plus fidèles. Bonciani, théoricien aristotélicien, soulignait dans sa Lezione que la lecture du Décaméron faisait oublier les ennuis et les malheurs. Bien que l'on sente une propension plus ou moins marquée de certains auteurs à chercher plutôt à divertir ou à enseigner, les deux groupes n'en font qu'un dans la mesure où, en général, les auteurs que nous avons cités ci-dessus, cicéroniens ou horatiens, déclarent, dans le prologue de leur ouvrage, leur intention d'écrire des récits respectant le double précepte de l'art : docere et delectare. Principe que Tirso de Molina illustre parfaitement lorsqu'il affirme que « mériteront la louange les nouvelles qui, par l'exemplarité des faits et l'honnêteté des mots, satisfont le goût sans dépraver les mœurs23 ». D'ailleurs, même ceux qui ne cherchent apparemment pas à moraliser, par le contenu de leurs récits induisent à la réflexion. D'une certaine manière, la nouvelle apporte toujours quelque chose au lecteur, même lorsqu'elle se déclare exclusivement ludique. En effet, « la nouvelle proposée n'est jamais (en principe) relatée pour elle-même. Elle peut être, souvent, grosse de conséquences pour celui qui l'écoute, car elle n'existe pas sans sa signification exemplaire, sans ce que le langage des bonnes gens appelle justement « la morale de l'histoire24 ».

4. Mais c'est chez Lope de Vega, l'un des plus grands écrivains de l'Age d'Or espagnol, que nous trouvons la raison essentielle permettant

nouvelle qui raconte un fait vrai : l'une sert d'amusement sans détromper, l'autre sert d'avertissement tout en amusant. », Très Novelas amorosas y très Desenganos amorosos, Madrid, Castalia, 1989, p. 264-5. 23. Gabriel Tirso de Molina, El deleytar aprovechando (Joindre l'utile à l'agréable) \ cité par A. Nougué (éditeur), El Bandolero, Madrid, Castalia (Clâsicos Castalia), 1979, p. 40. Tirso pense notamment à un nouveau type de nouvelle, récit hagiographique sous forme de nouvelle. Il s'agit à proprement parler et en empruntant le terme employé par Nougué, d'une nouvelle « ascétique » qui trouve son expression la plus claire dans la formule de Tirso « novelemos a lo santo », c'est-à- dire « racontons des nouvelles saintement » (op. cit., p. 41). 24. Gabriel-A. Pérouse, « Des nouvelles 'vrayes comme Evangile1 », op. cit., p. 93. Et cela est vrai même chez les conteurs qui ne sont pas aussi explicites que Marguerite de Navarre ou Erizzo.

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d'affirmer que la nouvelle est une forme simple, s'opposant par conséquent au roman.

En général, on admire Lope pour ses comédies de mœurs, mais on connaît assez mal ses nouvelles25. On pourrait même dire qu'aujourd'hui les Novelas a Marcia Leonarda intéressent seulement un groupe fort restreint de chercheurs. D'ailleurs, la nouvelle n'est pas « son » genre : dans le prologue de ses Novelas, il avoue en effet que le fait d'écrire des récits selon le goût des Italiens représente pour lui une expérience inédite26. Il ajoute, pourtant, - chose apparemment contradictoire - que le contenu de ce genre, « à la mode » chez les Italiens et les Français, ne lui est pas totalement étranger en affirmant même s'en être déjà servi dans son œuvre Arcadia y Peregrino. Pour faire preuve de ses connaissances en cette matière, l'auteur exprime son avis à propos du contenu des nouvelles et du style à choisir pour les rendre plaisantes à tout lecteur. En ce qui concerne le style, suivant l'opinion de Bonciani, Lope penche pour le narratif mixte et pour la varietas. Genre très complet, la nouvelle, telle que l'auteur semble l'envisager, prévoit des « emprunts » aux histoires, fables et exemples, à la poésie et même aux grands auteurs de l'antiquité27. Aussi décèle-t-il quatre conditions nécessaires à ce genre narratif :

a) pour qu'il y ait « récit » il faut la présence contraignante d'un narrateur28 d'une part et d'un auditoire de l'autre. Marcia Leonarda (à

25. La première nouvelle de Félix Maria Lope de Vega ne fait son apparition qu'en 1621. Elle était dédiée à Marta de Nevares qui l'invite à en écrire davantage. Lope les publiera toutes (quatre au total) seulement trois ans plus tard sous le titre de Novelas a Marcia Leonarda. 26. Cette remarque se trouve dans la nouvelle Las fortunas de Diana (Le sort de Diana). Dans son prologue au lecteur, Lope précise ses intentions narratives exposant sa théorie d'un genre qu'il affirme avoir employé pour la première fois : la nouvelle. On perçoit chez lui, en effet, une certaine réticence à adopter ce nouveau genre venu de l'étranger, « utilisé davantage par les Italiens et les Français que par les Espagnols », Las fortunas de Diana, in Novelas a Marcia Leonarda, éd. cit., p. 13. 27. « dans ce genre d'écriture, il doit y avoir un inventaire de tout ce qui viendra à ma plume [...] parce que je pense me servir soit de choses dignes et élevées, soit de choses humbles, soit d'épisodes et de parenthèses, soit d'histoires, soit de fables, soit de répréhensions et d'exemples, soit de vers et de lieux d'auteurs, afin que le style ne soit ni si grave que les ignares se fatiguent, ni si démuni que ceux qui s'y connaissent le renvoient à la poussière », El desdichado por la honra (Le malheureux à cause de l'honneur), in Novelas a Marcia Leonarda, éd. cit., p. 89. 28. La présence du narrateur n'est pas seulement pertinente mais contraignante dans le sens où cette présence fonctionne comme « une étiquette destinée à signaler

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qui Lope dédie ses nouvelles) n'est plus seulement un lecteur, parmi bien d'autres, mais l'interlocuteur de Lope avec lequel l'auteur/conteur communique constamment tout au long de la narration. Il est, en effet, très fréquent que le narrateur interrompe le cours du récit pour poser à Marcia des questions (souvent rhétoriques) ou pour lui expliquer tel ou tel passage du texte qui pourrait sembler obscur. Marcia Leonarda est le prototype du lecteur moyen, auquel il faut presque tout expliquer sans rien sous-entendre. Bien que la critique ait souvent senti ces parties presque dialoguées entre Lope et Marcia comme des interruptions quelque peu gratuites finissant par égarer le lecteur, nous croyons, en revanche, qu'elles mettent finalement l'accent sur le rapport existant, au sein de la nouvelle, entre le narrateur et son lecteur. Dans les nouvelles de Lope, où la cornice est totalement absente, le lecteur- auditeur (personnage réel) est presque invité à « collaborer » à la narration, le narrateur l'impliquant dans nombre d'occasions par un discours direct. Cette manière de s'adresser au lecteur a un effet sans doute décisif au niveau de la persuasion. Entre auteur et lecteur, la relation revêt un caractère d'interdépendance, le premier demandant d'être lu (et cru) et le second qu'on lui raconte, qu'on le renseigne.

b) Les nouvelles ne doivent pas être des copies ou des traductions de celles que l'on aurait « importées » d'Italie. Se référant à ses récits, Lope en souligne, en effet, la nouveauté ; s'adressant à sa lectrice dans la première nouvelle, il déclare ceci : « je suis sûr que vous ne l'avez pas entendue puisqu'il ne s'agit pas d'une traduction29 ». On remarquera que notre auteur, tout comme Cervantes, tient à faire valoir son effort pour créer du nouveau par rapport à la production littéraire venue de l'« étranger ». Il y tient tellement qu'il affirme encore : « Ce que je peux bien t'assurer, c'est que nulle chose de celles que je présente dans ce livre n'est une traduction italienne, mais qu'elles sont toutes filles de mon esprit30. »

c) Tout en soulignant que ce type de récit, au même titre que les comédies, ne vise, en principe, qu'à donner, « contentement et plaisir au peuple31 », Lope remarque que certaines nouvelles (telles que les

le genre « récit » dans un certain système littéraire », G.-A. Pérouse, « Des nouvelles Vrayes comme Evangile' », op. cit., p. 95. 29. Félix Lope de Vega, Las fortunas de Diana, éd. cit., p. 15. 30. Ibidem. 31. Félix Lope de Vega, El desdichado por la honra, éd. cit., p. 90.

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histoires tragiques de Bandello) peuvent être exemplaires. Fort curieusement, bien que le Fénix connaisse parfaitement les Novelas ejemplares de Cervantes32, de toute évidence il ne les considère pas exemplaires, du moins pas au même degré que celles de Bandello. Ce genre de nouvelles, ajoute-t-il encore, devraient être écrites par « des hommes de science, ou du moins par de grands courtisans33 ».

d) La nouvelle doit parler vrai. Lope exclut, en effet, de son contenu le mensonge proclamant que le bon conteur de nouvelles « est obligé à raconter ce qui est arrivé34 », c'est-à-dire l'événement, le mot d'ordre étant le respect rigoureux de la vérité :

Je préviens Votre Grâce que, si je répète à nouveau ce nom, ce n'est pas par amour pour l'arabe, mais pour ne rien ajouter à ce qui a été dit dans cette occasion ; cela faisant, je me pique de la rigueur de la vérité, selon la loi du bon conteur de nouvelles^5.

Afin de convaincre sa lectrice qu'il suit rigoureusement la « loi » de dire vrai, l'auteur met l'accent sur les problèmes pouvant provenir du respect trop strict de cette loi. C'est notamment le cas des nouvelles qui mettent en scène des épisodes tirés de l'actualité. Notre auteur avoue avoir connu personnellement le protagoniste de la nouvelle du Desdichado por la honra, ce qui peut entraîner des conséquences, paraît-il, désagréables :

En avouant que j'écris une histoire des temps présents, j'ai mal agi ; et l'on dit que c'est un risque majeur, car, s'il se trouve quelqu'un qui puisse en connaître le contenu, l'auteur aura beau avoir la meilleure intention, il aura à être blâmé36.

A propos de la vérité en tant que loi que tout conteur doit respecter, il faudra néanmoins remarquer que Lope est parfaitement conscient du

32. La référence à cette lecture se trouve dans la première nouvelle, Las fortunas de Diana, où on lit le passage suivant : « en Espagne [...] il y a aussi des livres de nouvelles, dont certaines traduites de l'italien et d'autres propres, dans lesquelles Miguel de Cervantes n'a pas manqué de grâce et de style. », éd. cit., p. 14. 33. Ibidem. 34. Félix Lope de Vega, La mâs prudente venganza (La vengeance la plus prudente), éd. cit., p. 190-191. 35. Félix Lope de Vega, Guzman el bravo (Guzman le hardi), éd. cit., p. 238. Nous soulignons. 36. Dans cette nouvelle l'auteur affirme : «j'ai parfois partagé sa conversation et sa compagnie. », éd. cit., p. 91. Dans Las fortunas de Diana , Lope déclare aussi avoir déguisé les noms des protagonistes de la nouvelle afin de ne pas les offenser (éd. cit, p. 15).

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partage existant entre la vérité dans la nouvelle, inscrite dans un texte de fiction, et la vérité historique. En effet, au cours de la présentation de la nouvelle de Guzman el bravo à Marcia Leonarda, l'auteur déclare :

celle-ci n'est pas une histoire, mais un certain mélange de choses qui ont pu être, bien que l'on m'ait certifié qu'elles étaient bien certaines37.

Pourtant, toutes les novelas ne sont pas un mélange de choses qui ont pu se passer. Lope semble même se contredire dans la nouvelle La mas prudente venganza, lorsqu'il déclare, à propos de la narration, que « en dépit de son apparence de nouvelle, ce doit être une histoire38 ». Mais, en effet, ces deux propositions comparées, apparemment contradictoires, ne le sont pas pour Lope. Il ne s'agit, en effet, que des deux faces de la même médaille. La nouvelle peut conter les choses comme elles sont ou comme elles devraient être selon la vraisemblance. D'autre part, un fait réellement advenu peut paraître une fiction. Il n'y a pas de contradiction en cela. Les nouvelles peuvent effectivement être tirées de l'Histoire (voir à ce titre la nouvelle du Desdichado por la honra dont le sujet est tiré du Nouveau traité de la Turquie, ouvrage du clerc sicilien Octavio Sapienza) ou d'autres sources souvent appuyées et authentifiées par la connaissance personnelle des protagonistes.

Il arrive, néanmoins, que l'auteur ne puisse pas certifier certaines données de la narration. Dans ce cas, il renvoie toute responsabilité à la voix indistincte d'un conteur (dont, en général, on ne connaît rien) qui jouit (pourtant), apparemment, de toute sa confiance39.

Mais si Lope montre qu'il connaît et maîtrise le contenu de ce genre nouveau ainsi que les lois qui régissent la narration, d'où vient son embarras au moment de se mettre à rédiger des nouvelles ? De toute évidence, le manque de familiarité avec ce genre venu de l'étranger n'a pas pour origine la méconnaissance de son contenu mais l'apparente

37. Félix Lope de Vega, Guzman el bravo , éd. cit., p. 221. 38. Félix Lope de Vega, La mâs prudente venganza, éd. cit., p. 191. 39. « Je promets à votre Grâce que l'un de ceux qui se trouvaient présents m'a fait savoir [...] » (El desdichado por la honra, éd. cit., p. 128). Sa volonté de respecter la vérité des faits se remarque même dans certains détails de la narration. En effet, si l'auteur ne les connaît pas, il s'empresse de l'avouer: « Sur ce point, j'avoue à Madame votre Grâce, que puisqu'on ne me l'a pas dit, j'ignore comment et par quels moyens Felisardo est devenu rien de moins que Pacha du Turc. » (Ibid, p. 116). Notre auteur ne confond pourtant jamais les éléments corollaires avec les éléments fondamentaux de la narration de la nouvelle qui doivent toujours passer pour véritables (et donc être crus) même au cas où ils seraient difficiles à croire.

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étrangeté (nouveauté ?) de l'étiquette qu'on lui attribue et avec laquelle on l'a « importé » en terre espagnole. On dirait que c'est plutôt le terme « novela » qui l'inquiète lorsqu'il écrit :

A une époque plus turbulente, et pourtant plus savante, que la nôtre, on appelait les nouvelles contes. On les connaissait par cœur, et jamais, autant que je me souvienne, je ne les ai vus écrits40.

Si nous comprenons bien le message de Lope, les récits qu'à l'époque (et nous parlons déjà du début du XVIIe siècle), en Espagne, l'on désignait comme des nouvelles ne sont, en réalité, que la version écrite des contes, c'est-à-dire des narrations orales que les gens connaissaient par cœur et dont la matière est toujours le fait, l'anecdote. La « nouvelle », telle que Lope la conçoit, ne serait alors qu'une étiquette littéraire tout nouvellement attribuée à un genre narratif purement oral, déjà existant et connu populairement sous le nom de « cuento » (conte). Lors des veillées, à l'occasion de fêtes populaires, dans les tavernes, entre amis, l'on raconte des anecdotes de la vie réelle auxquelles le conteur aurait assisté ou qu'il aurait entendues de source certaine41. Sa finalité immédiate, certes, n'est pas (comme le dit d'ailleurs dès le début Lope à sa lectrice) d'admonester ou de sermonner l'auditoire. La narration est récréative, ludique. Raconter c'est un passe-temps comme bien d'autres, mais avec une différence remarquable : le conte est censé transmettre, directement ou indirectement, des messages d'ordre didactique et moral. D'ailleurs, comme le remarque S. Battaglia, « L'exemple [...] à son état initial n'est qu'une anecdote ; et celle-ci, après avoir été acceptée et répandue, atteint le niveau de l'exemplarité, assumant, elle aussi, le caractère emblématique et donnant l'essor à l'anthologie des exemples42. » La figure du conteur (et de ses sources) acquiert, alors et forcément, une importance capitale.

40. Félix Lope de Vega, Las fortunas de Diana, éd. cit., p. 13. Nous soulignons. Le lexicologue espagnol Sebastian Covarrubias, pour sa part, définit le cuento comme « la relation ou nouvelle de quelque chose qui a eu lieu », Tesoro de la lengua Castellana o Espanola (1611), publié par Felipe Maldonado, Madrid, Castalia, (Col. NBEC, 7), 1994. 41. Dans l'hôtellerie où se reposent Don Quichotte et Sancho Panza on se retrouve souvent, notamment « dans le temps de la moisson », pour raconter des histoires ou pour en lire (I, 32). Il en va de même, bien que les histoires soient plus grivoises, lors de longues soirées d'hiver qu'Etienne Tabourot nous décrit dans ses Escraignes. 42. Salvatore Battaglia, « Dall'esempio alla novella », in Filologia romana, 7, 1960, p. 21.

UN APPORT ESPAGNOL A LA THÉORIE DE LA NOUVELLE 19

La nouvelle se veut par sa nature même exemplaire et instaure un rapport « naturel » de dépendance à l'égard de la vérité. Pour la même raison, la nouvelle ne pourra pas être contée par n'importe qui. D'où la nécessité d'établir avec le lecteur virtuel une relation de confiance mutuelle. Les rappels constants de Lope à sa lectrice comblent ce besoin d'établir un contact avec l'auditoire qui caractérisait le conte. Pour obtenir le contact avec le lecteur, le conteur met en œuvre une stratégie persuasive ayant le but de montrer avant tout sa crédibilité et sa bonne foi. Afin de passer pour des conteurs véridiques, les auteurs ont recours à l'aide inestimable du discours éloquent de la rhétorique et en particulier d'un allié dont aucun écrivain de nouvelle ne saurait se passer : Yéthos rhétorique par lequel l'orateur parle en son propre nom pour obtenir la « bienveillance » et la confiance de l'auditoire. Cet élément nous semble de considérable intérêt dans le récit bref et en particulier chez les conteurs qui, comme Lope, par exemple, refusent le système du cadre fictif, et, par conséquent, des devisants se portant garants de la narration. Cervantes non plus n'a pas recours au cadre dans son recueil de nouvelles (Novelas ejemplares), se portant lui-même garant de l'honnêteté de ses propos. Pourtant, lorsque les nouvelles sont racontées par un narrateur autre que l'auteur, celui-ci fait en sorte que le narrateur soit crédible aux yeux du lecteur. Il suffit de penser à la nouvelle du Malheureux malavisé, insérée dans le Don Quichotte. Si elle ne souffre pas le même sort qu'un grand nombre d'oeuvres qui se trouvent à l'hôtellerie, c'est, entre autres, grâce au fait que ce manuscrit plaît au curé et qu'il décide de le lire en public. Il va sans dire que le curé, détenteur de la Vérité, n'a aucun besoin de garantir son honnêteté : un représentant de l'Église pourrait-il mentir à ses fidèles paroissiens ? Mais, exception faite pour les curés, la confiance doit se mériter : tout le monde n'a pas le droit de la demander. Pour être digne de crédit, le conteur est censé être « honnête homme » car « les honnêtes gens nous inspirent confiance plus grande et plus prompte sur toutes les questions en général, et confiance entière sur celles qui ne comportent point de certitude, et laissent une place au doute43 ». D'autre part, comme le dit fort bien G.-A. Pérouse, « le mensonge est une perversion de la parole, laquelle a été donnée à l'homme pour dire sa pensée : l'honnête homme, le bon chrétien dit la vérité et parle pour

43. Aristote, Rhétorique, I, 2, 1355 b, Paris, Les Belles Lettres, 1967-1989, 3 vol.

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être cru44. » L'image de personne honnête va implicitement avec celle de personne sincère car on donne comme allant de soi que tout bon chrétien sait que le mensonge est un péché, une offense à Dieu ; et cela notamment à une époque où la parole d'une personne digne de foi a la même valeur qu'une déclaration écrite et signée devant des témoins. Une parole qui vaut autant que les actes, et qui veut être crue. Les déclarations de bonne foi inscrites dans ce genre doivent, par conséquent, être considérées comme un argument de poids dans le contexte de la narration brève et non seulement comme de simples ornements conventionnels.

En conclusion, Lope de Vega nous démontre que la nouvelle est encore ancrée à l'anecdote, au fait divers d'où elle vient directement. De là la présence dominante du narrateur tout au long de la narration et le besoin de la part de l'écrivain d'établir avec le lecteur virtuel une relation de confiance mutuelle. L'incipit, fonctionnant comme lieu d'authentification du narré, représente, d'une certaine manière, le passage (heureux) du récit oral (la nouvelle en tant que récit d'un fait nouvellement advenu que les gens se transmettaient de bouche à oreille, autrement dit, le cuento tel que le concevait Lope) à la narration écrite. Dans le récit bref à la Renaissance et au début du XVIIe siècle, on perçoit encore ce besoin de confiance que tout conteur improvisé demandait explicitement à son auditoire.

L'apport de cet auteur permet de prouver que dans la nouvelle, le rapport de dépendance à l'égard de la vérité naît des exigences mêmes du genre, qui n'était à l'origine qu'un « conte », c'est-à-dire le compte rendu oral d'un fait divers.

La relation qui s'instaure entre la nouvelle, la vérité et l'exemplarité est alors très étroite ; on pourrait même avancer que dans la plupart des cas l'une ne va pas sans les autres. Si le roman doit sa force persuasive exclusivement à la vraisemblance interne de sa fiction, sans laquelle il risquerait de confondre le lecteur, il n'en est pas ainsi pour la nouvelle. Foncièrement liée à la dimension événementielle et « hantée » par ses origines orales, la nouvelle ressent encore le besoin de se présenter comme véridique.

Université de Las Palmas de Gran Canaria (Espagne) Daniela VENTURA

44. Gabriel-A. Pérouse, « Des Nouvelles 'vrayes comme Evangile1 », op. cit., p. 93.